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UNIVERSITE PARIS 8 – VINCENNES-SAINT-DENIS

U.F.R. 8 Sciences de l’Education, Psychanalyse et Français Langue Etrangère (S.E.P.F.)

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THESE

pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITE PARIS 8

Discipline : Psychanalyse

présentée et soutenue publiquement


par

VIVIANA MELO SAINT-CYR BRAVO

Titre

ARCHITECTURE ET PSYCHANALYSE
L’art de bâtir dans la théorie lacanienne de la sublimation

Directeur de thèse : Pr. Gérard MILLER


Co-directeur : Gérard WAJCMAN

JURY

Pr. Hervé CASTANET

Pr. Jean STILLEMANS

Pr. Filip GEERARDYN


ARCHITECTURE ET PSYCHANALYSE
L’art de bâtir dans la théorie lacanienne de la sublimation

Viviana M. Saint-Cyr
Remerciements

Je voudrais exprimer toute ma reconnaissance à monsieur Gérard Wajcman


d’avoir bien voulu soutenir mon travail de recherche.

Je suis redevable à madame Nathalie Menier de ses relectures et de son écoute


tout au long de l’écriture de cette thèse.

Mon travail n’aurait pas vu le jour sans la présence d’Ivan Assaël. Il m’a
accompagné dès le début du projet et jusqu’à la fin. C’est notamment grâce à lui que
mon travail est riche en images.

Un grand merci aux messieurs les architectes Jean Stillemans et Marc


Belderbos, leurs conseils et leur soutient m’ont aidé à mener à terme mon étude.

Je remercie également les personnes suivantes : Rodrigo Garcia de la Sienra,


Florence Duquesne, Sarah Viennot, Florence Marguerie et Mme Boulard.

Pour finir, je tiens à souligner que le Consejo Nacional de Ciencia y Tecnologìa du


Mexique a financé les trois premières années de mes études en France, qu’il reçoit
toute ma gratitude.

2
Sommaire

Remerciements……………………………………………………………………... 2

Introduction………………………………………………………………………… 6

1. Introduction aux formules de la sublimation

1.1. De la sublimation définie par rapport à la satisfaction, Befriedigung


(Freud), à la sublimation définie par rapport aux trois registres de la
réalité humaine (Lacan)
…….. …………………………………………………………………………... 20

1.2 De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation……….. 40

1.3 Sublimation et parole. La sublimation lacanienne de 1954………………... 77

1.3.1. De la fonction créatrice de la parole (1954) à la création ex-nihilo


(1960)……………………………………………………………………. 77

1.3.2. De la fonction symbolique (1954) à la sublimation (1960). De


l’élévation du désir à une puissance seconde à l’élévation d’un
objet à la dignité de la Chose…………………………………………. 91

2. Les temps logiques de la sublimation

2. Les temps logiques de la sublimation……………………………………….. 106

2.1. Création ex-nihilo : création du vide…………………………………………. 110

2.2. La Chose………………………………………………………………………… 119

2.2.1. La Chose de Freud……………………………………………………….. 119

2.2.2. La Chose de Heidegger………………………………………………… 129

2.2.3. La Chose de Kant……………………………………………………….. 139

2.2.4. La Chose de Lacan……………………………………………………… 147

3
2.3. Sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme
paradigme de la sublimation………………………………………….. 162

2.4. Elever un objet à la dignité de la Chose….……………………………… 172

2.5. De l’architecture primitive à l’anamorphose……………………………. 190

3. Mettre autre chose à la place du vide : peinture

3.1. La « mise en scène » de la sublimation……………………………………... 200

3.2. Les temps logiques de la sublimation et la « création du monde de la


peinture »……………………………………………………………………... 218

3.3. Sublimation contemplative : montée anagogique et élévation de l’âme


dans l’œuvre de Hugues de Saint-Victor………………………………….. 222

3.4. Sublimation miraculeuse : Images médiévales sublimées……………… . 244

4. Créer un vide : architecture

4.1 Architecture et Corps…………………………………………………………….. 261

4.1.1. Freud et Wölfflin………………………………………………………….. 261

4.1.2. Introduction au stade du miroir de l’architecture……………………… 269

4.1.3. Thèses psychanalytiques sur l’architecture……………………………… 278

4.1.4. Thèse lacanienne sur l’architecture……………………………………… 288

4.1.5. Mettre autre chose à la place du Vide : l’architecture comme corps-tenu 291

4.2. Créer un vide : architecture……………………………………………………….


315

4.2.1. La destruction créatrice du Sujet…………………………………………… 316

4.2.2.Verticalité…………………………………………………………………… 343

4.2.3. L’architecture gothique et les temps logiques de la sublimation……… 361

Conclusion……………………………………………………………………………… 372

4
Bibliographie ……………………………………………………...…………………… 381

Annexes…………………………………………………………………………………. 396

Index des noms…………………………………………………………………………. 427

Index des notions………………………………………………………………………. 430

Index de termes freudiens…………………………………………………………….. 437

Table de matières……………………………………………………………………….. 439

5
INTRODUCTION

Architecture et psychanalyse. Voilà un binôme qui ne va pas de soi. L’art de bâtir


dans la théorie lacanienne de la sublimation, c’est une articulation que nous n’avons pas
l’habitude d’entendre. S’il y a un art sur lequel la psychanalyse lacanienne s’est
appuyée pour comprendre quelque chose à la sublimation, c’est bien la peinture.
Pourquoi donc se servir de l’architecture ? Parce que dans le champ de la
psychanalyse la sublimation pose problème. Jacques Lacan affirme que, dans le
discours de Freud, elle « est inséparable d’une contradiction »1.

La sublimation pose problème. Nous ne nous servirons pas ici de l’architecture


pour tenter de mettre fin au problème posé par la sublimation, mais pour
comprendre la formule lacanienne la plus élaborée de ce concept. Nous nous
proposons ainsi d’accomplir une étude exhaustive, non pas du concept de la
sublimation comme tel, mais de la formule que Lacan en donne dans son séminaire
sur l’éthique de la psychanalyse : la sublimation « élève un objet à la dignité de la
Chose »2. Comment saisir une telle formule ? C’est notre question.

En 1915 Freud travaille sur sa métapsychologie. Parmi les célèbres articles que
nous connaissons, « Pulsions et destins des pulsions », « Le Refoulement »,
« L’inconscient », « Deuil et mélancolie », il avait prévu d’en écrire un sur le concept de
la sublimation. Il l’a écrit et détruit ensuite, ou bien il ne l’a jamais rédigé. Dans tous
les cas, Die Sublimierung reste pour Freud une énigme, un « point d’incertitude
métapsychologique »3.

La première définition freudienne, qui fait de la sublimation un concept


psychanalytique, apparaît dans les « Trois essais sur la théorie de la sexualité ». Freud
affirme que le « processus qui mérite le nom de sublimation » est celui d’un
« détournement des forces pulsionnelles sexuelles loin des buts sexuels (Ablenkung
sexueller Triebkräfte von sexuellen Zielen) » et d’une « orientation vers de nouveaux buts
(Hinlekung auf neue Ziele) »4. Le créateur de la psychanalyse désigne ici la
« sublimation de la sexualité (Sublimierung der Sexualitätvollziehen) »5.

Tout au long de son œuvre Freud met l’accent sur cette relation entre sublimation
et pulsion sexuelle. Pourtant, il considère que cette déviation (ablenkung) du but
pulsionnel ne va pas sans un changement d’objet. La formule lacanienne peut
surprendre du fait que l’on y trouve une définition de la sublimation directement
rapportée à l’objet. Cependant, l’élévation de celui-ci opère avec le réseau des buts
pulsionnels. Nous verrons que malgré cette symétrie, Lacan ne reste pas fidèle à la
conception freudienne de la sublimation.

1
« L’Identification », séminaire inédit, séance du 14 mars 1962.
2
« L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Ed. du Seuil, Paris, 1986, p. 133.
3
Assoun, Paul Laurent. Métapsychologie, P.U.F., Paris, 2000, p. 103
4
« Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie » (1905), in Gesammelte Werke, t. V, Frankfurt, S. Fischer Verlag,
1942, p. 79. Traduction : Trois essais sur la théorie de la sexualité. Ph. Kaeppel (trad.), Ed. Gallimard, Paris,
1987, p. 100.
5
Ibid., p. 107. Trad. : p. 140.

6
Freud évoque le concept dès 1897 et jusqu’à 1933, dans ses Nouvelles conférences,
où il explique que la sublimation est « un certain genre de modification du but et de
changement de l’objet où notre évaluation sociale entre en ligne de compte »1. Le
problème que pose la sublimation est, non seulement celui d’une possible satisfaction
pulsionnelle en dehors de la satisfaction sexuelle, mais aussi celui de l’accord de
toute une collectivité quant à cette satisfaction.

S’il n’y a pas une théorie proprement dite freudienne de la sublimation, nous
pouvons toutefois constater un parcours freudien quant à la conception de
l’opération. La sublimation est, d’une part, l’élévation du but pulsionnel se trouvant
au principe de l’édification de la civilisation, mais d’autre part, il s’agit d’une
opération qui travaille aux côtés de la pulsion de mort. C’est en 1923, dans « Le moi et
le ça », que Freud formalise le danger que comporte toute sublimation du fait de
l’intervention de la mort dans l’opération. Pourtant, en 1930, dans son « Malaise dans
la civilisation », il la conçoit surtout comme une opération capable d’assurer une faible
protection contre la souffrance ; il s’agit d’une « cuirasse » pénétrable par les « flèches
du destin »2.

C’est cette oscillation entre vie et mort, création et destruction, manque et


satisfaction, l’individu et le collectif, l’objet et la pulsion, qui rend l’opération de la
sublimation énigmatique. La formule lacanienne selon laquelle la sublimation « élève
un objet à la dignité de la Chose » est elle-même une énigme.

De prime abord on a l’impression que cette formule ne montre que confusion.


Elever un objet à la dignité de la Chose. En y réfléchissant un peu, on peut pourtant
saisir que l’énigme réside dans cette Chose à la dignité de laquelle un objet sera élevé.
Ceci nous conduit à penser qu’un quelconque objet – article indéfini et minuscule –
est distinct de la Chose – article défini et majuscule. Chez Lacan, il ne s’agit pas à
proprement parler d’une oscillation mais d’une élévation.

Un premier jalon est ainsi posé : la sublimation élève un objet qui n’est pas la
Chose à la dignité de la Chose, paradoxe.

La formule de la sublimation lacanienne des années soixante fait de l’oscillation


freudienne un paradoxe. Notre étude examine et rend compte de ce paradoxe. La vie,
la création, le manque, le collectif et l’objet demeurent du côté de « l’élévation d’un
objet » ; la mort, la destruction, la satisfaction, l’individu et la pulsion logent du côté
de « la dignité de la Chose ».

D’après Freud, le grand problème posé par la sublimation est la transformation


de la pulsion sexuelle et sa possible satisfaction en dehors du sexuel. Mais il n’a pas
manqué de pointer la logique de l’insatisfaction : l’impossibilité d’une complète
déviation de la pulsion aussi bien que d’une complète satisfaction même directement

1
Freud, S. Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, (1933), Ed. Gallimard, Paris, 1984, p. 131.
2
Freud, S. Le malaise dans la culture, Cotet, P. (trad.), Quadrige/P.U.F., Paris, 1995, p.103.

7
sexuelle. Ceci permet à Lacan de souligner que le problème de la sublimation
implique de revoir la notion de la satisfaction en tant que telle.

De 1938, dans « Les complexes familiaux », jusqu’à 1960, Lacan met surtout l’accent
sur le rapport de la sublimation aux trois registres de la réalité humaine :
symbolique, imaginaire, réel. La grande question posée par la sublimation est ici celle
de la possibilité d’un rapport au réel.

Comment, dans le symbolique, loger cette dimension irréductible au symbolique


qu’est le réel ? Comment rendre supportable l’insupportable ? Comment représenter
l’irreprésentable ? En élevant un objet à la dignité de la Chose.

Pour étudier la formule lacanienne, trois questions s’imposent d’emblée :

1) De quelle élévation s’agit-il ?


2) De quelle nature est l’objet qui sera élevé ?
3) Qu’est-ce que cette Chose à la dignité de laquelle il sera élevé ?

Donnons d’abord trois réponses rapides :

1) L’élévation est une élévation symbolique


2) L’objet est un objet imaginaire
3) La Chose est la Chose réelle

Elévation, objet, Chose. Symbolique, imaginaire, réel. Lacan définit l’opération


par rapport aux trois registres de la réalité humaine : dans la sublimation, il y a
l’élévation symbolique d’un objet imaginaire qui n’est pas la Chose à la dignité de la
Chose réelle. Cette Chose énigmatique est irreprésentable, elle n’est qu’un vide. Ce
vide laissé par l’irreprésentabilité de la Chose est insupportable pour le sujet. Mais
au-delà de l’insupportable de son irreprésentabilité, le vide réel de la Chose est un
vide qui aspire : un vide qui est surtout excès de jouissance, destruction, horreur et
mort.

La sublimation permet pourtant un rapprochement symbolique du réel au moyen


de l’imaginaire. Elle parvient ainsi à donner à un objet imaginaire « valeur de
représentation de la Chose »1. Mais c’est là le paradoxe : la Chose reste irreprésentable,
car elle ne peut qu’être représentée par autre chose pour autant qu’elle sera toujours
représentée par un vide. Il s’agit là des deux manières de tenter de représenter
l’irreprésentable afin de le rendre supportable sans pour autant le voiler.

Lorsque Lacan évoque le paradoxe de la sublimation, il met l’accent sur le fait


qu’elle « ne s’exerce pas toujours dans le sens du sublime »2. Il prend appui sur un
poème du troubadour Arnaud Daniel qui chante la « trompette
puante […], rugueuse, laide et poilue »3 de sa Dame. Avec ce poème, Lacan boucle la
1
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 151. C’est nous qui mettons les italiques.
2
Ibid., p. 193.
3
Ibid., p. 192.

8
logique de la sublimation. Nous verrons que cette logique va de l’objet imaginaire
qui voile le vide réel de la Chose au dévoilement d’un vide comme Chose. C’est cela
que nous considérerons comme le principal paradoxe de la sublimation : les objets
élevés finissent tous par être les bords du vide qu’ils voilent.

De ce fait, même si « l’illusion n’est pas le vide »1, la sublimation opère pour que
l’illusion soit un vide qui n’est pourtant pas le Vide aspirant et effrayant de la Chose.
Dans la sublimation, l’illusion finit par être un vide qui n’est pas tout à fait le Vide.

Les trois termes de sublimation posés par Lacan, l’art, la religion et la science,
sont justement des pratiques symboliques qui ont affaire au vide et à une certaine
présentation de l’illusion. Pourtant la priorité est donnée à l’art. La sublimation
artistique, rapprochée de l’hystérie, est ici élevée au rang de paradigme de toute
sublimation.

Notre hypothèse de départ est qu’il y a deux temps logiques de la sublimation et


deux arts qui en rendent compte d’une manière paradigmatique : la peinture et
l’architecture.

Dans son « Hommage à Marguerite Duras », Lacan critique « une certaine


psychanalyse » qui, tout en attribuant « la technique avouée d’un auteur à quelque
névrose » prétend à démontrer « l’adoption explicite des mécanismes qui en font
l’inconscient ». Il accuse ces démarches de « goujaterie » et encore de « sottise ». Il
conclut que « le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa
position, lui fût-elle reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa
matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire la psychologie là où
l’artiste lui fraie la voie »2.

Cette citation ne peut manquer dans une étude qui se sert de l’art pour tenter de
faire avancer la psychanalyse. Lacan n’a jamais porté un intérêt purement esthétique
à la pratique de l’art. Il s’y intéresse pour autant qu’elle peut enseigner quelque chose
à la psychanalyse, à l’intérieur de son éthique et de sa pratique. C’est à partir de la
formule de la sublimation des années soixante que Lacan change l’orientation de ce
que l’on appelle la psychanalyse appliquée à l’art tout en visant une « psychanalyse
impliquée dans l’art »3. Dans la nouvelle orientation, c’est l’art qui est appliqué à la
psychanalyse.

La sublimation opère pour qu’il y ait une organisation signifiante du vide qui, au
moyen de l’objet imaginaire, mette le sujet en rapport avec le réel de la Chose. C’est
1
Lacan, J. « Le désir et son interprétation », séance du 18 mars 1959, in Ornicar ? n°25, 1982, p. 14
2
« Hommage fait à Margueritte Duras du Ravissement de Lol V. Stein », in Ornicar ?, n°34, automne 1985, p.p.
8-9.
3
Recalcati, M. « Las tres estéticas de Lacan », Mojica A. (trad.), Ed. del Cifrado, Argentina, 2006, p.11.

9
cette organisation du vide qui met en évidence le changement imposé par Lacan
pour une application de l’art à la psychanalyse. Ainsi, même si la sublimation
artistique est le paradigme de toute sublimation, celle-ci ne se réduit pas à la pratique
artistique en tant que telle. Le sujet peut agir en artiste sans pour autant avoir une
pratique à proprement parler artistique.

La sublimation n’est pas, comme le pense Freud dans son « Malaise dans la
civilisation », une faible protection contre la souffrance mais elle est surtout une
confrontation avec elle. Le sujet se confronte à sa souffrance tout en se confrontant à
la Chose, soit à l’insupportable de son irreprésentabilité, à l’horreur, à la destruction,
à la mort, bref, au réel du désir. D’où le danger de toute sublimation.

Trop de proximité à la Chose empêche toute possibilité de création. Ce que nous


enseigne l’art est qu’il peut y avoir des pratiques symboliques capables d’organiser le
vide et de traiter l’excès ingouvernable du réel. Il est donc possible de se confronter à
la Chose sans pour autant se confondre avec elle.

Nous considérons que pour créer il est indispensable de se rapprocher de la


Chose, pour s’en rapprocher sans se confondre avec elle il faut organiser le vide,
pour l’organiser il est exigé d’élever un objet à sa choséité, pour l’élever à cette dignité
de Chose, il faut le vider. La sublimation crée du vide.

Elever un objet tout en créant du vide est le propre de l’art de bâtir.

Dans notre recherche, nous avons tenté de préserver les écrits dont nous nous
servons des « maîtres-maux » tout en nous gardant de leur « injecter les idées de
notre cru » qui auraient pu les rendre conformes. Nous avons essayé de suivre cette
éthique que Gérard Wajcman a résumée ainsi : « ne pas parler plus haut que l’écrit et
se laisser mener par lui dans les voies où il nous engage malgré soi parfois » 1.

En nous travaillant, les textes nous ont mis au travail.

Nous étudierons, tout au long de notre thèse, les trois éléments qui constituent la
formule lacanienne de la sublimation : l’élévation, un objet, la Chose. Nous les
examinerons d’abord à partir d’une approche théorique, pour ensuite les illustrer
tout en appliquant l’art à la psychanalyse.

Elever un objet à la dignité de la Chose

1
Wajcman, G. Le maître et l’hystérique, Navarin, Seuil, Bibliothèque des Analytica, 1982, p.80.

10
1) Approche théorique : nous étudierons la logique de cette formule telle que
Lacan la présente dans son séminaire sur l’éthique de la psychanalyse (Chap. 2.3.
« Sublimation courtoise ») où il avance les trois termes de sublimation : l’art, la religion
et la science. Le rapport de ces trois termes au vide révèle que dans l’art il y a
l’organisation d’un vide refoulé, dans la religion l’évitement d’un vide déplacé et
dans la science l’incroyance au vide forclos (Chap. 2.4. « Elever un objet à la dignité de
la Chose »).

2) Art appliqué : l’art, la religion et la science seront illustrés au moyen de la série


de sublimations que nous présentons. Chacune d’elles sera rapportée aux deux arts
paradigmatiques de toute sublimation.

Sublimation artistique. Nous prendrons appui sur certains Arts que nous
rapporterons néanmoins à la peinture et à l’architecture :

- la création du vase de la sublimation primitive (architecture) (Chap. 2. « Les


temps logiques de la sublimation »),
- les ready-mades de la sublimation dérisoire (peinture) (Chap. 2.4. « Elever un objet
à la dignité de la Chose »),
- la poésie de l’amour médiéval de la sublimation courtoise (peinture) (Chap. 2.3.
« Sublimation courtoise », Chap. 4.1.5. « Mettre autre chose à la place du Vide :
l’architecture comme corps-tenu », Chap. 4.2.1. « Destruction créatrice du sujet »),
- l’art de la collection de la sublimation artistique (architecture) (Chap. 2.4.
« Elever un objet à la dignité de la Chose »),
- l’architecture d’Eupalinos de la sublimation hystérique (architecture) (Chap. 2.4.
« Elever un objet à la dignité de la Chose »),
- les anamorphoses de la sublimation anamorphotique (architecture-peinture)
(Chap. 2.5. « De l’architecture primitive à l’anamorphose »),
- les « Annonciations » italiennes de la sublimation renaissante (peinture-
architecture) (Chap. 3.1. « Mise en scène de la sublimation »),
- l’architecture théorisée par Vitruve et les architectes de la Renaissance italienne
de la sublimation renaissante (peinture-architecture) (Chap. 4.1.5. « Mettre autre chose
à la place du Vide : l’architecture comme corps-tenu »),
- l’architecture gothique de la sublimation sujerienne (architecture) (Chap. 4.2.
« Créer un vide : architecture »).

Sublimation religieuse. D’une part, nous l’illustrerons à partir de la sublimation


contemplative impliquée dans les considérations théologiques de Hugues de Saint-
Victor (XIIè siècle). Maître Hugues propose un dessin comme modèle de l’âme en
tant qu’édifice à élever par le théologien-bâtisseur (peinture-architecture) (Chap. 3.3.
« Sublimation contemplative »). D’autre part, nous la présenterons à partir des images
miraculées élevées à la dignité de la Chose qu’elles représentent (peinture-
architecture) (Chap. 3.4. « Sublimation miraculeuse »).

Sublimation scientifique. La science est le terme de sublimation le plus complexe.


Ici, nous ne ferons que l’effleurer de loin en analysant les conséquences de ce qui

11
arrive lorsque l’architecte agit en scientifique (architecture) (Chap. 4.1.5. « Mettre
autre chose à la place du Vide : l’architecture comme corps-tenu »).

Elévation

1) Approche théorique : nous étudierons cette notion de l’élévation à partir des


considérations freudiennes sur le but « toujours plus élevé » de la pulsion, Höheres
Ziel (Chap. 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction à la sublimation
définie par rapport aux trois registres de la réalité humaine »), et des considérations
lacaniennes sur l’élévation signifiante (1954) qui ne va pas sans une descente (1960)
(Chap. 1.3. « Sublimation et parole »).

2) Art appliqué : la notion d’élévation sera illustrée avec l’élévation architecturale.


Ici, nous tenterons d’appliquer l’ART-chitecture gothique à la psychanalyse à partir
de l’expérience de l’abbé Suger de Saint-Denis et de ce que montre l’architecture qu’il
innove (Chap. 4.2. « Créer un vide : architecture »).

Objet

1) Approche théorique : nous répondrons à la question de l’objet imaginaire de la


sublimation tout en réalisant un parcours qui va de la « représentation de chose »
freudienne, Sachvorstellung, au « petit autre » lacanien (Chap. 1.2. « De la
représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation »). L’objet imaginaire sera donc
rapporté à la Sachvorstellung freudienne, au deuxième composant du « complexe du
prochain » de l’ « Esquisse » et au « petit autre » lacanien, soit i(a), l’objet narcissique,
le monde, la réalité imaginaire, le signifié, l’objet désiré, la représentation imaginaire.

2) Art appliqué : nous y répondrons en étudiant une série de sublimations qui


présentent différents objets imaginaires :

- l’objet a comme objet imaginaire dans la sublimation signifiante de la


psychanalyse (Chap. 2.2.4. « La Chose de Lacan »),
- une femme dans la sublimation courtoise du poète médiéval (Chap. 2.3.
« Sublimation courtoise »),
- une boîte d’allumettes dans la sublimation art-chitectonique de Prévert (Chap. 2.3.
« Sublimation courtoise »),
- une pissotière dans la sublimation dérisoire de Duchamp, (Chap. 2.4. « Elever un
objet à la dignité de la Chose »),
- le corps dans la sublimation hystérique de l’architecte (Chap. 2.4. « Elever un objet
à la dignité de la Chose »),
- une image dans la sublimation anamorphotique du peintre (Chap. 2.5. « De
l’architecture primitive à l’anamorphose »),
- un objet de l’ « historia » dans la sublimation renaissante du peintre (Chap. 3.1.
« Mise en scène de la sublimation »),

12
- un dessin dans la sublimation contemplative du théologien (Chap. 3.3.
« Sublimation contemplative »),
- une image dans la sublimation miraculeuse du religieux (Chap. 3.4. « Sublimation
miraculeuse »),
- mon corps dans la sublimation renaissante de l’architecte (Chap. 4.1.5 « Mettre
autre chose à la place de la chose : l’architecture comme corps-tenu »),
- le moi dans la sublimation sujerienne (Chap. 4.2.1. « La destruction créatrice du
Sujet »).

Chose

1) Approche théorique : nous poserons comme point de départ l’irreprésentabilité


de la Chose (1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation »), pour
ensuite étudier cette entité conceptuelle à partir des considérations freudiennes,
heideggeriennes, kantiennes et lacaniennes (Chap. 2.2. « La Chose »).

2) Art appliqué : la série des sublimations que nous présentons nous montreront
que la Chose en tant que Chose reste irreprésentable. Elle n’est que :

- l’absence voilée par l’objet imaginaire élevé à la dignité d’objet petit a (Chap.
2.2.4. « La Chose de Lacan »),
- le Vide au cœur du corps d’une femme élevé à la dignité de la Dame courtoise
(Chap. 2.3. « Sublimation courtoise »),
- le Vide qui reste dans une boîte lorsqu’elle est vidée des allumettes (Chap. 2.3.
« Sublimation courtoise »),
- l’Objet irretrouvable qu’est devenue une pissotière élevée à la dignité de Fontaine
(Chap. 2.4. « Elever un objet à la dignité de la Chose ») ;
- le trou noir qui désigne la place du miroir dans lequel ressuscite l’image d’une
anamorphose (Chap. 2.5. « De l’architecture primitive à l’anamorphose »),
- le trou de la fenêtre de l’architecture réelle entourée par un certain objet de
l’« historia » (Chap. 3.1. « Mise en scène de la sublimation »),
- la Sagesse divine invisible contemplée pourtant dans le dessin élevé à la dignité
de l’âme comme Arche (Chap. 3.3. « Sublimation contemplative »),
- le Christ et la Sainte-Vierge à la dignité de laquelle sont élevées leurs
représentations imaginaires (Chap. 3.4. « Sublimation miraculeuse »),
- le Vide entouré par le corps du Bâtiment élevé à la dignité de la Chose (Chap.
4.1.5 « Mettre autre chose à la place de la chose : l’architecture comme corps-tenu »),
- le Vide au cœur du Sujet une fois le moi vidé (Chap. 4.2.1. « La destruction
créatrice du Sujet »).

13
Chacun de nos chapitres et sous-chapitres est précédé d’un résumé liminaire qui a
pour but d’orienter le lecteur. Ici, nous donnons une introduction générale en
signalant surtout les questions qui nous ont guidées pour chaque partie.

Dans le Chapitre 1. « Introduction aux formules de la sublimation », nous


accomplirons une approche théorique des notions suivantes : l’élévation, l’objet
imaginaire comme tel, la représentation et l’irreprésentabilité de la Chose.

Tout d’abord, nous réaliserons un trajet qui va des formules freudiennes aux
formules lacaniennes de la sublimation.

Chez Freud, nous mettrons l’accent sur les questions suivantes : l’élévation du but
pulsionnel « toujours plus élevé », höheres Ziel, le travail de la sublimation dans
l’édification de la civilisation, la notion de « libido désexualisée » comprise en tant
que « vidage » du moi et le travail de la sublimation aux côtés de la pulsion de mort.
(Chap. 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction à la sublimation définie
par rapport aux trois registres de la réalité humaine »). Toutes ces questions seront
reprises à la fin de notre thèse où nous tenterons d’appliquer l’architecture gothique
à la psychanalyse (Chap. 4.2. « Créer un vide : architecture »).

Chez Lacan, nous évoquerons les formules de la sublimation qu’il propose à


partir de 1938 et jusqu’à 1960. Nous mettrons l’accent sur celle de 1954 : la
sublimation permet « la satisfaction des exigences de la loi », celle de 1957 : la
sublimation est « le processus de désubjectivation de l’Autre », et bien évidemment,
sur celle de 1960 qui constitue notre objet : la sublimation « élève un objet à la dignité
de la Chose ». Ces trois formules illustrent la réflexion lacanienne quant au rapport
de la sublimation aux trois « registres essentiels de la réalité humaine »1 : le
symbolique, l’imaginaire et le réel. Nous approfondirons la formule de 1954 pour
démontrer que la sublimation n’opère pas dans l’ordre de la parole (Chap. 1.3.
« Sublimation et parole »). Les trois formules seront reprises vers la fin de notre
recherche afin de les articuler aux notions analytiques du contenant et du contenu
(Chap. 4.1.5. « Mettre autre chose à la place du Vide : peinture »).

Etant donné que la question de la représentation est au cœur de la sublimation


lacanienne des années soixante, nous évoquerons les deux thèses quant à
l’irreprésentabilité de la Chose : a) la Chose n’est représentable que par elle-même, b)
la Chose n’est représentable que par autre chose. La question principale qui nous
guide, ici, est celle de la représentation dans la sublimation en tant que « re-
présentation ».

La sublimation concerne surtout la deuxième thèse, ainsi, nous examinerons de


plus près cette autre chose capable de re-présenter la Chose, soit l’objet narcissique,
la représentation imaginaire de la Chose. Nous pointerons déjà que, dans la
sublimation, cette re-présentation par autre chose nous met en relation avec la Chose
même si celle-ci n’est pas représentée par elle-même. Or, étant donné que la re-

1
Lacan, J. « Symbolique, imaginaire et réel », in Des Noms-du-Père, Ed. du Seuil, 2005, p. 13.

14
présentation imaginaire sublimée est établie ici comme une présentation, la sublimation
exige d’étudier l’imaginaire dans son rapport au réel et non seulement comme un
obstacle au symbolique (Chap. 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la
sublimation ).

Ce changement d’orientation quant à la fonction de l’imaginaire nous permettra


d’examiner le parcours lacanien qui va du symbolique comme lieu de la création au
réel comme lieu de la sublimation créationniste. Ce qui nous obligera à considérer la
relation entre la pulsion de mort et la sublimation (Chap. 1.3.1. « De la fonction
créatrice de la parole à la création ex-nihilo »). Nous reprendrons cette relation dans la
dernière partie tout en l’articulant à la verticalité architecturale (Chap. 4.2. « Créer un
vide : architecture »).

Ce rapport entre sublimation et pulsion de mort a affaire au changement, dans la


réflexion lacanienne, quant au sujet de l’élévation signifiante : en 1960, l’élévation
signifiante de la sublimation ne va pas sans une descente, tandis qu’en 1954
l’élévation signifiante du désir ignore toute descente (Chap. 1.3.2. « De la fonction
symbolique à la sublimation »).

Dans le Chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation », nous examinerons


la logique interne de la formule lacanienne.

Dans sa réflexion sur l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose, Lacan fait
appel à la notion de création ex-nihilo afin de rendre compte du rapport du
symbolique au réel. Ce rapport est crucial pour comprendre la logique de la
sublimation qui est fondamentalement créationniste. Ce créationnisme lacanien exige
l’hypothèse des deux temps logiques de la sublimation : un temps zéro, que nous
rapporterons à la création du vide, et le temps de l’élévation d’un objet à la dignité
de la Chose, soit le temps un, que nous rapporterons à l’illusion de l’espace (Chap.
2.1. « Création ex-nihilo : création du vide »).

Parmi toutes les définitions élaborées par Freud, Heidegger, Kant et Lacan pour
tenter d’approcher la Chose, nous mettrons l’accent sur la notion du Vide car il est
déterminant dans l’opération de la sublimation (Chap. 2.2. « La Chose »). La logique
de cette opération sera décortiquée à partir de la poésie de l’amour courtois, soit le
paradigme de la sublimation d’après Lacan (Chap. 2.3. « Sublimation courtoise »).
Cette logique établit la condition de l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose : le
vidage. Elle sera examinée selon les trois termes de sublimation, l’art, la religion et la
science (Chap. 2.4. « Elever un objet à la dignité de la Chose »).

Ce deuxième chapitre commence en posant les temps logiques de la sublimation,


il finira en étudiant la chaîne artistique établie entre peinture et architecture, soit les
arts paradigmatiques de toute sublimation (Chap. 2.5. « De l’architecture primitive à
l’anamorphose »).

15
Dans le Chapitre 3. « Mettre autre chose à la place du Vide : peinture », nous
examinerons l’une des manières de tenter de représenter la Chose dont la peinture
est l’art paradigmatique.

Le problème de la sublimation est un problème artistique. Il est théorisé par


Lacan, mais il se montre dans les Annonciations d’Ambrogio Lorenzetti. Deux
questions nous orientent ici : 1) la sublimation singularise, 2) l’élévation d’un objet à
la dignité de la Chose est, comme la Chose, irreprésentable, pourtant certaines
présentations de l’objet sublimé parviennent à mettre en scène l’opération de la
sublimation elle-même.

Cette manière de représenter la Chose par autre chose dont la peinture rend
compte est, ici, ce sur quoi tourne notre réflexion dans le temps un de la sublimation.
Nous démontrerons déjà que ce premier temps en exige un deuxième : la
représentation de la Chose par un vide. Ceci suppose que la chaîne artistique entre
peinture et architecture est impliquée dans la peinture elle-même (Chap. 3.1. « La
« mise en scène » de la sublimation » ; 3.2. « Les temps logiques de la sublimation et la
« création du monde de la peinture » »).

L’élévation d’un objet à la dignité de la Chose est le temps un de l’opération de la


sublimation. Cette élévation est précédée de la création du vide, soit la création ex-
nihilo de la Chose. Le premier temps de la sublimation est divisé à son tour en deux
temps logiques qui seront rapportés aux deux manières de tenter de représenter la
Chose et aux deux arts paradigmatiques. Temps a : c’est le temps de l’élévation, la
sublimation élève un objet à la dignité de la Chose, elle met autre chose à la place
préalablement créée et vidée de la Chose (peinture). Temps b : c’est le temps de la
descente, la sublimation élève un objet à la dignité de la Chose, elle crée un vide en
vidant l’objet élevé (architecture). Peinture et architecture sont ainsi nouées.

L’élévation symbolique de toute sublimation est donc constituée du couple


élévation/descente. Pour l’illustrer, nous prendrons appui sur la sublimation
religieuse impliquée dans la proposition de maître Hugues. Selon lui, le théologien a
à fabriquer sa propre âme à partir des coordonnées signifiantes d’un dessin qui est en
même temps modèle et copie de cette âme elle-même. Toute religieuse qu’elle soit, la
sublimation du théologien médiéval montre, non seulement, le nœud artistique entre
peinture et architecture, mais illustre également l’extériorité intime de la Chose
(Chap. 3.3. « Sublimation contemplative »).

Etant donné que l’imaginaire est au cœur de la sublimation, nous finirons ce


chapitre en établissant la différence entre la sublimation et ce que l’on connaît sous le
nom de « la querelle des images ». Il s’agit de la différence entre l’interdiction de
l’image et l’impossibilité de toute image. L’interdiction n’est pas l’impossible (Chap.
3.4. « Sublimation miraculeuse »).

16
Dans le Chapitre 4. « Créer un vide : architecture », nous examinerons l’autre
manière de tenter de représenter la Chose dont l’architecture est le paradigme.

Ce dernier chapitre est divisé en deux grandes questions : celle de la relation du


corps à l’architecture, question qui rapproche l’architecture de la peinture (Chap. 4.1.
« Architecture et corps ») ; celle du rapport du sujet du signifiant à l’architecture,
question qui rapproche l’architecture du réel (Chap. 4.2. « Créer un vide :
architecture »).

L’examen de la question de la relation de l’architecture au corps nous permettra


de démontrer que la sublimation lacanienne a affaire au corps. La réflexion qui
inaugure ce questionnement se constitue d’une articulation entre les quelques thèses
freudiennes sur l’architecture et les thèses de H. Wölfflin sur le corps (Chap. 4.1.1.
« Freud et Wölfflin »). Nous tenterons de démontrer que du côté des architectes de la
Renaissance italienne, l’architecture ne va pas sans le corps (Chap.
4.1.2. « Introduction au stade du miroir de l’architecture »), tandis que du côté des
psychanalystes non lacaniens, elle est presque sans corps (Chap. 4.1.3. « Thèses
analytiques sur l’architecture »).

De son côté Lacan, avance que « l’architecture primitive peut être définie comme
quelque chose d’organisé autour d’un vide »1 (Chap. 4.1.4. « Thèse lacanienne sur
l’architecture »). Dans une première lecture, cette thèse n’a rien affaire avec la
sublimation ni même avec le corps. Pourtant, étant donné que « tout art se caractérise
par un certain mode d’organisation autour de ce vide »2, non seulement la thèse
lacanienne de l’architecture est belle et bien articulée à la sublimation artistique mais
elle est établie comme son principal paradigme.

D’une part, donc, la formule de la sublimation qui élève un objet à la dignité de la


Chose. D’autre part, la thèse sur l’architecture comme quelque chose d’organisé
autour d’un vide. Nous démontrerons, non seulement que ces deux thèses sont
articulées mais surtout qu’elles ont affaire au corps, à l’image unifiée du corps. En
suivant Gérard Wajcman, nous développerons l’hypothèse d’une « sorte de stade du
miroir de l’architecture »3. Cette hypothèse ne peut avoir lieu que dans l’architecture
théorisée par les théoriciens-architectes de la Renaissance italienne. Ici, l’art de bâtir
penche plutôt vers la peinture et par là vers l’imaginaire (Chap. 4.1.5. « Mettre autre
chose à la place du Vide : l’architecture comme corps-tenu »).

Nous prouverons cependant qu’en tant que telle l’architecture frôle le réel. Elle
nous met en rapport avec notre propre vide en tant que sujets du désir. C’est ce que
nous montre l’architecture gothique qui sera notre point d’arrivée. La verticalité
gothique incarne la dernière sublimation que nous présentons : la « sublimation
sujerienne ». Nous nous servirons de l’expérience singulière du créateur de cette
architecture, l’abbé Suger de Saint-Denis, pour démontrer que la sublimation élève la

1
In « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 162.
2
Ibid., p. 155
3
Wajcman, G. Fenêtre. Chroniques du regard et de l’intime. Ed. Verdier, Paris, 2004, p. 196.

17
représentation imaginaire que le sujet a de lui-même à la dignité du Sujet vide qu’il
est (Chap. 4.2.1. « La destruction créatrice du sujet »).

Cette élévation oblige le sujet à se confronter avec le champ central du désir, soit
le champ de la destruction absolue, la Chose. La sublimation travaille donc aux côtés
de la pulsion de mort. Ce qui exige de réexaminer l’articulation freudienne entre
sublimation et édification de la civilisation (Chap. 4.2.2. « Verticalité »).

Pour finir, nous analyserons cette autre formule de Lacan qui dans une première
lecture est aussi énigmatique que celle de l’élévation d’un objet à la dignité de la
Chose : il y a une « sublimation primitive de l’architecture »1.

Non seulement l’art de bâtir est articulé à la sublimation, mais surtout il en rend
compte originairement. Ce qui implique une différence entre cette sublimation
primitive et l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose (Chap. 4.2.3.
« L’architecture gothique et les temps logiques de la sublimation »).

Tout ce parcours témoigne d’une longue réflexion sur le rapport du symbolique


au réel. Notre thèse commence par pointer la fonction de l’imaginaire qui ne peut
rien sans le symbolique mais elle finit par viser le réel irréductible au symbolique.
Dans son écriture elle-même, notre travail tente d’incarner le parcours qu’il propose.

1
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 206.

18
1. Introduction aux formules de la sublimation

19
I.1. De la sublimation définie par rapport à la satisfaction, Befriedigung
(Freud) à la sublimation définie par rapport aux trois registres de la réalité
humaine (Lacan).

Sublimation freudienne : Nous introduirons la sublimation par rapport à la


satisfaction (1908, 1910) guidés par l’une des définitions freudiennes de ce concept, celle
d’une « modification de but » et d’un « changement d’objet » (1905, 1915, 1923, 1933). Cette
définition sera articulée à la sublimation comme destin de la pulsion : inhibée quant à son but,
Zielgehemmt, (1915). Cette sublimation sera comprise comme une « élévation » du but qui se
trouve au principe de la culture mais qui n’est pas un principe de la psychanalyse (1905,
1908, 1916, 1930). Nous remarquerons qu’à partir des années vingt la sublimation, en tant
que « libido désexualisée » est en rapport avec la pulsion de mort (1923). Nous ponctuerons
cette introduction en soulignant la contradiction freudienne quant à la sublimation : conçue
d’une part, comme un système de défense, la formation réactionnelle, Reaktionsbildung, et
d’autre part comme une voie de satisfaction de la libido (1897, 1905).

Sublimation lacanienne : Nous donnerons, sans l’étudier, la réponse que Lacan


apporte, en 1960, à la contradiction freudienne de 1905 pour ensuite introduire les formules
lacaniennes de la sublimation. Cette opération sera définie par rapport aux trois registres de
la réalité humaine, symbolique, imaginaire, réel : comme fonction symbolique (1938) la
sublimation permettra la « satisfaction des exigences de la loi » (1954) ; comme opération, elle
élèvera l’imaginaire au symbolique ou rabattra le symbolique à l’imaginaire (1957) ; articulée
aux rapports du symbolique et du réel, elle rendra équivalents « le désir et la lettre » (1959) ;
comme structure symbolique-imaginaire-réel, la sublimation élèvera l’imaginaire au réel
(1960).

Sublimation artistique : Nous l’introduirons pour l’élever au rang de paradigme de


toute sublimation.

La contradiction freudienne

Les textes « La morale sexuelle « civilisée » et la maladie nerveuse du temps


modernes » (1908) et « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » (1910),
principalement, posent le problème de la sublimation en termes de satisfaction. En
1908, Freud reprend la définition de la sublimation de 1905 1 tout en mettant l’accent
sur la plasticité de la pulsion, soit la capacité qu’elle a de « déplacer son but sans
perdre essentiellement en intensité »2. Cette plasticité, qui est le point de départ de
1
Comme nous l’avons mentionné dans notre introduction, il s’agit de la première définition freudienne de ce
concept, nous pouvons la qualifier de classique : « […] détournement des forces pulsionnelles sexuelles loin des
buts sexuels et…orientation vers de nouveaux buts – processus qui mérite le nom de sublimation – […] » in
Trois essais sur la théorie de la sexualité ». Ed. Gallimard, Paris, 1987, Ph. Kaeppel (trad.), p. 100.
2
Freud, S. « La morale sexuelle « civilisée » et la maladie nerveuse du temps modernes », in La vie sexuelle.
P.U.F. 1969, p. 33.

20
Jacques Lacan dans sa grande étude sur la sublimation 1 est, pour Freud, une
« propriété particulièrement prononcée »2 de la pulsion. Cette propriété des Triebe est
une ouverture – qui semble « presque sans limite »3 – à la satisfaction, ce qui est
vivement souligné par Freud en 1910 : la pulsion « douée de la capacité de
sublimation », la pulsion qui « est en état d’échanger son but immédiat contre
d’autres », la pulsion sexuelle se sublime « dès le début » en « avidité de savoir »
(Wissbegierde) et s’associe à « la puissante pulsion d’investigation » (Forschertrieb)4. La
pulsion se sublime d’emblée, dès qu’il y a de la pulsion partielle, la sublimation
opère. La production scientifique et artistique de Léonard de Vinci n’est autre chose
que « la forme de la plus haute sublimation accessible à l’homme »5. Le « Léonard-la-
sublimation »6 de Freud a tout simplement « échappé à l’intimidation par le père »7
(der Eischüchterung durch den Vater entgangen ist). La sublimation, la plasticité de la
pulsion, a néanmoins une limite que nous pouvons introduire par un paradoxe : d’un
côté, la limite vient de l’exigence d’une « dose de satisfaction sexuelle directe »8 et de
l’autre côté, elle vient de la logique de l’insatisfaction : « quelque chose dans la nature
même de la pulsion sexuelle n’est pas favorable à la réalisation de la pleine
satisfaction »9. Les « formes archaïques de la libido ne sont pas susceptibles de
Befriedigung »10, de satisfaction. Il n’y a pas de primat de la génitalité, il n’y a pas La
Représentation, La Vorstellung unique de l’homme sous une forme humaine totale.
Dans ces deux textes, la réflexion freudienne tourne autour de la satisfaction de la
pulsion sexuelle. Pour Freud, la sublimation est donc en rapport avec la pulsion et sa
satisfaction. Pourtant, Lacan remarque que Freud « ne peut qualifier la forme
sublimée de l’instinct sans référence à l’objet »11. Il souligne que dans les Trois essais
sur la théorie de la sexualité, la sublimation est introduite à partir de « deux bouts d’une
chaîne » : d’un côté, la possibilité de satisfaction – déplacée, substitutive, puisqu’il
s’agit de la sublimation – et de l’autre, un changement d’objets en tant qu’ils
prendront « une valeur sociale collective »12.

Cette notion de changement d’objets, comme opération de la sublimation, est


en effet présente dans les Trois essais mais d’une manière presque implicite, Freud y
1
« Bref, pour commencer d’abord le problème de la Sublimierung, la plasticité des instincts doit être rappelée »
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, Livre VII, Ed. du Seuil, Paris, 1986, p. 110.
2
Freud, S., « La morale sexuelle « civilisée » et la maladie nerveuse du temps modernes », Op. Cit., p. 33. Nous
transcrivons le passage entier: « …la pulsion sexuelle est l’assemblage de nombreux composants, des pulsions
partielles, est plus fortement façonnée chez l’homme que chez la plupart des animaux supérieurs ; elle est en tout
cas plus constante chez l’homme car elle a triomphé presque totalement de la périodicité à laquelle elle semble
liée chez les animaux. Elle met à la disposition du travail culturel une quantité extraordinaire de forces et cela,
sans doute, par suite de la propriété particulièrement prononcée qui est la sienne de déplacer son but sans perdre
essentiellement en intensité. On appelle capacité de sublimation cette capacité d’échanger le but qui est à
l’origine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel mais qui est psychiquement parent avec le premier. » p. 33
3
Lacan, J. Ibid. p. 112.
4
Freud, S. « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », édition bilingue, Gallimard, Paris, 1987, p. 85
5
Ibid., p. 155.
6
Expression de Jaques - Alain Miller, « Liminaire » in Ornicar ? no. 19, 1979.
7
Freud, S. « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », Op. Cit., p. 155
8
Freud, S. “La morale sexuelle “civilisée”… », Op. cit., p. 34
9
Freud, S. « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » (1912), in La Vie sexuelle, Op. Cit., p.
64.
10
Lacan, J. “L’éthique de la psychanalyse” Op. Cit., p. 112.
11
Lacan, “L’éthique de la psychanalyse” Op. Cit., p. 112.
12
Ibid., p. 113

21
souligne surtout le changement de but 1. On la trouve textuellement en 1933 : « Nous
distinguons sous le nom de sublimation un certain genre de modification du but et
de changement de l’objet où notre évaluation sociale entre en ligne de compte »2.
Malgré tout, on trouve chez Freud les deux bouts de la même chaîne : la possibilité
de satisfaction laissée ouverte par le Trieb et la nouvelle valeur collective que prendra
l’objet après avoir subi un changement.

Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas d’une « opposition facile, et


une conciliation facile, entre l’individu et le collectif »3. L’accent doit être mis sur la
contradiction quant à la sublimation dans la réflexion freudienne. Jacques Lacan
évoque à ce propos les Trois essais, mais nous trouvons cette contradiction dès 1897
quand Freud mentionne la sublimation pour la première fois4. Depuis lors et jusqu’en
1914, où commence une nouvelle période avec Pour introduire le narcissisme, Freud se
démène entre sublimation et refoulement, ce qui l’amène à poser le problème d’une
manière contradictoire. Dans une lettre à Fliess, la Lettre 61, il écrit que les fantasmes
« représentent des constructions protectrices, des sublimations, des enjolivements de
faits servant, en même temps, de justification » 5. Mais dans le Manuscrit L, qui
accompagne cette lettre, tout en parlant de l’« architecture de l’hystérie »6, il écrit :
« Le but semble être de revenir aux scènes primitives (les scènes dont il s’agit dans
l’hystérie). On y parvient quelque fois directement mais, en certains cas, il faut
emprunter des voies détournées, en passant par les fantasmes. Ces derniers édifient,
en effet, des défenses psychiques contre le retour de ces souvenirs qu’ils ont aussi la
mission d’épurer (verfeinern) et de sublimer (sublimieren) »7.

Dans sa lettre, Freud parle des « sublimations » au pluriel, tandis que dans son
manuscrit il parle de « sublimer », soit, de l’opération. Outre cette différence, Freud
place, d’une part, les sublimations du côté d’une « construction protectrice » mais
d’autre part, il laisse entendre l’idée d’un passage direct via une sorte de purification.
Autrement dit, il semble que « sublimations » et « constructions » sont équivalentes,
elles travaillent pour les fantasmes, elles sont des enjolivements. Mais, il se trouve
que ce sont les fantasmes qui édifient des défenses contre des souvenirs désagréables,
la sublimation étant ici une opération en plus : outre ladite construction protectrice, il
faut sublimer ces souvenirs, les épurer.

Tableau I. Freud, 1897. La sublimation, construction protectrice et enjolivement.


1
« …l’attraction des forces pulsionnelles sexuelles vers d’autres buts que des buts sexuels, autrement dit la
sublimation de la sexualité ». « Trois essais sur la théorie de la sexualité » Op. Cit., p. 140.
2
Freud, S. Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, (1933), Gallimard, 1984. Conférence
XXXII, p. 131.
3
Lacan, J. Ibid.
4
En 1897 Freud mentionne « la sublimation » pour la première fois, mais ce n’est qu’en 1905 qu’il donnera une
première définition de l’opération en tant que concept analytique.
5
Freud, S. « Manuscrit L » (1897) et « Lettre 61, 02-05-1897 » in La naissance de la psychanalyse, P.U.F. Paris,
1956, p. 173 – 174.
6
Dans l’édition chez PUF de 1956 la traduction est « structure » mais dans celle de 2006 on trouve plutôt
« architecture ». Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, F. Kahn et F. Robert (trad.), Ed. PUF., Paris, 2006, p. 305.
En effet, le terme allemand est « Architektur der Hysterie ». Sigmund Freud Briefe an Wilhelm Fliess 1887-
1904. S. Fischer Verlag, Frankfurt, 1986, p. 255.
7
Ibid.

22
Sublimation Construction Enjolivement

Lettre 61 : Les fantasmes sont des Les fantasmes sont « des


« constructions protectrices, sublimations, des
des sublimations » enjolivements »
Manuscrit L : Les fantasmes, qui sont des Outre l’édification, les
sublimations, « édifient des fantasmes subliment les
défenses psychiques mauvais souvenirs, ils les
contre » des mauvais épurent
souvenirs

Cinq mois après, dans une autre lettre à Fliess, Freud semble prendre le parti
de l’enjolivement : «Avec le grand poète qui use de son privilège d’anoblir toute
chose (sublimation), je m’écrie : « Et les ombres chères surgissent et, avec elles,
comme une vieille légende oubliée, le premier amour, la première amitié »1.

Mais c’est en 1905, que Freud formalise la contradiction : d’un côté, la


sublimation, tout en anoblissant les pulsions, ouvre une voie à la satisfaction de la
libido2 ; mais de l’autre, elle peut aussi se faire par formation réactionnelle,
Reaktionsbildung. Il la rapporte alors à la construction d’un système de défense, qui
établit le dégoût, la pudeur et les aspirations esthétiques et morales en tant que
« digues psychiques » (psychischen Dämme) 3.

Tableau II. Freud, 1905. La sublimation, une construction défensive et une voie à la
satisfaction.

Trois essais : Reaktionbildung Satisfaction

Sublimation : Construction d’un système de défense : Une voie à la satisfaction.


des « digues psychiques »

En 1908, dans « Les fantasmes hystériques et la bisexualité », Freud rapporte la


sublimation à la pulsion4, et non pas aux fantasmes comme il le fait en 1897. En
revanche, ici, la sublimation semble être un processus différent de la construction
d’un système de défense : « les traits de caractère qui demeurent sont soit la
continuation inchangée des pulsions originaires, soit la sublimation de celles-ci, soit

1
« Lettre 72, 27-10-97 » in La naissance de la psychanalyse, Op. Cit., p. 200.
2
Freud, S. Trois essais sur la théorie de la sexualité,, Op. Cit., p. 140.
3
Ibid., p.p. 100-101 et G. W., t. V, Op. Cit., p. 79.
4
Il le fait dès 1905 lorsqu’il avance sa première définition de la sublimation. Cf. nos notes 1, p. 20 et 1,p. 22.

23
des formations réactionnelles contre ces pulsions »1. Pourtant, en 1913, dans « La
disposition à la névrose », la sublimation a aussi affaire au caractère, mais bien qu’elle
se différencie de la formation réactionnelle, elle est articulée au refoulement : « Dans
la formation de celui-ci (le caractère) ou bien le refoulement n’entre pas en action, ou
bien il atteint sans encombre son but qui est de substituer au refoulé des formations
réactionnelles et des sublimations (und Sublimierungen) »2. Freud ne dit pas « ou »
mais il utilise la conjonction « et ». Remarquons aussi qu’il parle encore une fois de la
sublimation au pluriel.

Le paradoxe de la sublimation

En 1915, dans son article de métapsychologie « Pulsions et destins des pulsions »


Freud sépare clairement sublimation et refoulement, l’une et l’autre étant deux des
quatre destins – ou « vicissitudes » pour reprendre la traduction lacanienne – de la
pulsion. Sans donner de raisons, Freud n’approfondit pas le destin de pulsion qui
nous intéresse et se limite à nous dire : « je n’ai pas l’intention de traiter ici de la
sublimation »3. La raison est, peut être, qu’il avait l’intention d’écrire un texte
métapsychologique consacré au concept de la sublimation, ainsi qu’il le fait pour le
concept du refoulement. Ce texte aurait pu être le point de départ pour une théorie
freudienne de la sublimation, mais Freud ne l’a jamais écrit ou il l’a jeté au feu.

Il parle néanmoins de la sublimation dans son texte sur la pulsion : quand


celle-ci connaît le destin de la sublimation, elle est « inhibée quant au but »4, le but de
la pulsion étant « toujours la satisfaction »5. La sublimation est donc une vicissitude
de la pulsion où elle est inhibée quant à la satisfaction. Elle n’est donc pas une voie à
la satisfaction, elle n’ouvre pas la porte à la satisfaction des Triebe, mais au contraire
elle opère pour « inhiber » le Trieb quant à cette satisfaction, elle lui ferme la porte.

Nous pourrions penser que la contradiction de 1905 se résout en ce que la


sublimation bascule du côté de la construction d’un système de défense contre la
satisfaction de la pulsion, soit contre la sexualité. Il n’en est rien. Le Ziel de la pulsion
est toujours la satisfaction même quand elle est inhibée, et c’est précisément cela qui
« distingue »6 la pulsion. Ce qui veut dire que la modification du but, la capacité de
se détourner de son but et de se satisfaire tout de même, est le propre de la pulsion.
« Même de tels processus – écrit Freud – ne vont pas sans une satisfaction partielle »,
la seule satisfaction possible.

Ainsi, la contradiction de la sublimation est un paradoxe : elle est satisfaction


de la pulsion même si celle-ci est inhibée quant au but, zielgehemmt ; même si la

1
« Les fantasmes hystériques et la bisexualité » (1908), in Névrose, Psychose et perversion. P.U.F. 1973, p. 148.
2
« La disposition à la névrose » in Névrose, Psychose et Perversion, P.U.F., Paris, 1984, p. 195. et G.W., t. VIII,
p. 449.
3
Freud, S. in Métapsychologie, Ed. Gallimard, Paris, 1968, p.24.
4
Ibid., p. 18
5
Ibid.
6
Ibid., p.24

24
pulsion n’atteint pas son but, même s’il elle n’atteint pas la satisfaction, eh bien, il y a
satisfaction.

Que la pulsion soit inhibée quant au but ne met pas en question la sublimation
comme satisfaction de la pulsion, elle met en question la satisfaction en tant que telle.

La plasticité de la pulsion, cette capacité qu’elle a de se détourner de son but


est affirmée par Freud tout au long de son œuvre. Dans « Psychologie des foules et
analyse du moi » il affirme que « les pulsions sexuelles inhibées quant au but ont sur
les non inhibées un grand avantage fonctionnel »1. Il met l’accent sur la satisfaction :
étant donnée que les premières « ne sont pas susceptibles d’une satisfaction totale »
elles créent des liens durables, tandis que les deuxièmes, les pulsions non inhibées
« perdent chaque fois de leur énergie du fait de la satisfaction et sont forcées d’en
attendre le renouvellement par recharge de la libido sexuelle, à l’occasion de quoi
l’objet peut, entre-temps, être changé ». Ainsi, la capacité de la pulsion de se satisfaire
ailleurs que dans son but n’est pas ce qui distingue l’opération de la
sublimation comme telle mais ce qui distingue la pulsion, cette capacité est le propre
de la pulsion. Car « les pulsions inhibées sont susceptibles de se mélanger, selon
toutes les proportions possibles, avec les pulsions non-inhibées, et peuvent se
retransformer à rebours en celles-ci, tout comme elles en sont issues »2.

Or, non seulement la pulsion a la capacité de modifier son but, elle a aussi la
possibilité d’échanger facilement son objet3. Celui-ci est défini dans « Pulsions et
destins des pulsions » comme « ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son
but », c’est-à-dire l’objet en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre la satisfaction ;
mais cet objet est « ce qu’il y a de plus variable dans la pulsion »4. Le fait que la
pulsion n’atteigne pas l’objet, quel qu’il soit, suppose qu’elle n’atteint pas son but.
Mais la sublimation comme quatrième vicissitude de la pulsion va à l’encontre de
cela, car bien qu’elle soit inhibée quant au but, elle ne va pas sans la satisfaction de la
pulsion. Même si la pulsion n’atteint pas son objet elle se satisfait tout de même 5.
En 1922, Freud définit la sublimation ainsi : « destin pulsionnel dans lequel
objet et but sont échangés, si bien qu’une pulsion originairement sexuelle trouve
désormais satisfaction dans une réalisation socialement et moralement cotée plus
haut, qui n’est plus sexuelle »6. Et en 1933, il écrit clairement que la sublimation est
« un certain genre de modification du but et de changement de l’objet »7. Ceci est
précisément ce qui distingue la pulsion.
1
« Psychologie des foules et analyse du moi » in Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p. 211.
2
Ibid.
3
« Ce qui les distingue (les pulsions sexuelles), c’est leur possibilité, dans une large mesure, de se remplacer
l’une l’autre, de façon vicariante, et d’échanger facilement leurs objets. De ces dernières propriétés il résulte
qu’elles sont capables d’opérations éloignées des actions imposées par les buts originaires. (Sublimation) »
“Pulsions et destins des pulsions”, in Métapsychologie, Op. Cit., p. 24
4
Ibid., p. 19.
5
Lacan fera de cette inhibition de la pulsion quant au but, le but même de la pulsion. La pulsion n’atteint pas son
objet mais elle se satisfait tout de même car son but est « le retour en circuit ». De la sorte, la satisfaction de la
pulsion n’est pas le saisissement de l’objet puisque la pulsion en fait le tour. « Les quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre XI, Seuil, livre de poche, p. 189, 201.
6
« Psychanalyse » et « Théorie de la libido », in Résultats, Idées et problèmes II, P.U.F., 1985, p. 74.
7
Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Op. Cit., p. 131.

25
L’élévation freudienne de la sublimation, höheres Ziel

Si la spécificité de la pulsion c’est qu’elle peut modifier son but et changer


d’objet, quelle est alors la particularité de la sublimation, quel est ce « certain genre
de » modification du but et de changement d’objet ? La réponse freudienne porte sur
la nouvelle valeur collective : l’objet sera socialement valorisé et le détournement du
but permettra « aux activités psychiques élevées, scientifiques, artistiques ou
idéologiques, de jouer un rôle important dans la vie des êtres civilisés »1.

Il nous semble que c’est en 1908, dans « Les fantasmes hystériques et la


bisexualité », que Freud écrit pour la première fois que la sublimation travaille pour
l’élévation du but : « sublimer la libido » signifie « dériver l’excitation sexuelle vers
un but plus élevé (höheres Ziel) »2. En 1905, lorsqu’il avance pour la première fois une
définition de la sublimation il se limite à dire qu’il s’agit d’une « orientation vers de
nouveaux buts (auf neue Ziele) »3. A partir de 1908, ce höheres Ziel (höher, comparatif
de hoch, haut, supérieur, élevé), ce but toujours plus élevé va traverser toute la pensée
freudienne concernant la sublimation et l’édification de la civilisation. On le retrouve
dans ces deux fameux écrits freudiens Uber Psychoanalyse, soit les Cinq leçons sur la
psychanalyse de 1909 où la sublimation est définie comme l’« issue par où les désirs
infantiles peuvent manifester toutes leurs énergies et substituer au penchant
irréalisable de l’individu un but supérieur (höheres Ziel) situé parfois complètement
en dehors de la sexualité »4 ; et l’Introduction à la psychanalyse de 1916-1917 où Freud
écrit : « Parmi les forces instinctives ainsi refoulées, les émotions sexuelles jouent un
rôle considérable ; elles subissent une sublimation, c’est-à-dire qu’elles sont
détournées de leur but sexuel et orientées vers des buts socialement supérieurs (auf
sozial höherstehende) et qui n’ont plus rien de sexuel »5.
En revanche, dans ces Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse de
1933, Freud n’évoque pas l’élévation du but et se limite à dire que dans la
sublimation « notre évaluation sociale entre en ligne de compte »6.

Cette année de 1908 est particulièrement importante en ce qui concerne la


réflexion freudienne sur la sublimation car Freud écrit deux textes fondamentaux
pour comprendre ce concept : Le créateur littéraire et La morale sexuelle « civilisée » et la
maladie nerveuse des temps modernes. Nous n’approfondirons le premier texte que plus
tard. Quant au deuxième, comme nous l’avons mentionné plus haut, Freud y parle
1
Malaise dans la civilisation, 1930, J. Odier (trad.), P.U.F., Paris, 1971, p. 47. Les italiques sont de nous.
2
« Les fantasmes hystériques et la bisexualité », Op. Cit., p. 151. « Hysterische Phantasien un ihre Beziehung
zur Bisexualität » in G.W. t. VII, p. 194.
3
Trois essais sur la théorie de la sexualité,, Op. Cit., p. 100 et « Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie » in G.W.
t. V, p. 79
4
Ed. Payot, Yves Le Lay (trad.), Paris, 1966, p. 65. et « Uber Psychoanalyse Fünf Vorlesungen » in G.W. T.
VIII, p. 58
5
« Parmi les forces instinctives ainsi refoulées, les émotions sexuelles jouent un rôle considérable ; elles
subissent une sublimation, c’est-à-dire qu’elles sont détournées de leur but sexuel et orientées vers des buts
socialement supérieurs (auf sozial höherstehende) et qui n’ont plus rien de sexuel ». Ed. Payot, S. Jankélévitch
(trad.), Paris, 1981, p. 13 et « Vorlesungen zur Einfühung in die Psychoanalyse » in G.W. t. XI, p. 16.
6
Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), Ed. Gallimard, 1984, p. 131.

26
de la sublimation par rapport à la satisfaction, mais aussi - et c’est ce qui nous
intéresse maintenant - c’est la première fois qu’il présente son modèle de la culture
tout en examinant le rapport entre la pulsion et la culture.

Ce texte est une réflexion suscitée par un débat de l’époque. Freud répond au
livre « Ethique sexuelle » de V. Ehrenfels1 où l’auteur différencie la morale sexuelle
« naturelle » de la morale sexuelle « civilisée ». La première étant entendue comme
« celle qui permet à une souche humaine de conserver de façon durable une bonne
santé et son aptitude à vivre » ; la deuxième est « celle qui chez ceux qui l’observent
stimule un travail culturel intense et productif »2. Pour Freud le contraste entre ces
deux morales sexuelles est illustré au mieux par « la confrontation entre la propriété
constitutive et la propriété culturelle d’un peuple »3. Ehrenfels estime que la morale
sexuelle « civilisée » produit tellement de dommages à la société qu’il faudrait la
réformer, il critique l’influence nuisible de la culture, en ce qu’elle produira la
répression nocive de la vie sexuelle des peuples.

D’après Freud la culture est « construite sur la répression de pulsions »4 et


parmi tous les préjudices imputés à cette morale sexuelle « civilisée », il y a la
maladie nerveuse moderne. Ainsi, le névrosé a des problèmes avec son refoulement
personnel, si nous pouvons dire, mais aussi avec la répression culturelle. La
sublimation est présentée comme cette partie de la pulsion sexuelle dont les forces
sont mises à la disposition du travail culturel. La culture exige la modification de but,
elle pousse à une sublimation « toujours plus étendue »5, elle réclame que les
pulsions sexuelles soient « réprimées, remaniées, transformées, tournées vers des
buts plus élevés pour ériger les constructions psychiques culturelles »6. Néanmoins,
comme nous l’avons souligné, la sublimation a un point de limite : la complète
déviation du but sexuel de la pulsion, la transformation intégrale de l’énergie
pulsionnelle « est impossible »7. Il faut alimenter la bête, si on ne lui donne pas à
manger elle meurt, comme le cheval de Shilda 8. Il y a donc une exigence de
satisfaction sexuelle directe. Or, elle est aussi incapable de procurer la satisfaction
complète. C’est justement « cette même incapacité » qui « devient la source des
œuvres culturelles les plus grandioses »9. Pour Freud, la sublimation, l’élévation du

1
Par ailleurs, cet Ehrenfels est le même auteur de la thèse « Sur les qualités de la forme », considérée comme un
des textes fondateurs de la théorie de la Gestalt.
2
Freud, S. « La morale sexuelle « civilisée » et la maladie nerveuse du temps modernes », in La vie sexuelle.,
P.U.F. 1969, p. 28
3
Ibid.
4
Ibid., p.33
5
Cinq leçons sur la psychanalyse, Op. Cit., p. 65.
6
« Le trouble psychogène de la vision » (1910), in Névrose, Psychose et Perversion, P.U.F. 1976, p. 170.
7
Cinq leçons sur la psychanalyse, Op. Cit., p. 65.
8
Il s’agit de la petite anecdote racontée par Freud à la fin de sa cinquième leçon : « Les habitants de cette petite
ville possédaient un cheval dont la force faisait leur admiration. Malheureusement, l’entretien de la bête coûtait
fort cher ; on résolut donc, pour l’habituer à se passer de nourriture, de diminuer chaque jour d’un grain sa ration
d’avoine. Ainsi fut fait ; mais, lorsque le dernier grain fut supprimé, le cheval était mort. Les gens de Schilda ne
surent jamais pourquoi.
Quant à moi, j’incline à croire qu’il est mort de faim, et qu’aucune bête n’est capable de travailler si on ne lui
fournit sa ration d’avoine » Cinq leçons sur la psychanalyse, Op. Cit., p. 65.
9
« Sur le plus générale des rabaissements de la vie amoureuse » (1912), in La Vie sexuelle, Op. Cit., p. 65.

27
but de la pulsion, est donc au principe de la civilisation 1. Si la pulsion n’était pas
capable de sublimation il n’y aurait aucune possibilité d’activité culturelle chez
l’homme. Or, cette élévation de but n’est pas un principe de la psychanalyse. Car
celle-ci, au contraire, « fait remonter à la surface ce qu’il y a de pire dans l’homme »2.

Pendant toute la période qui précède Pour introduire le narcissisme, Freud


définit la sublimation par rapport à la pulsion, elle élève le but pulsionnel. De son
côté, Lacan la définira plutôt par rapport à l’objet 3. La sublimation lacanienne, autour
de laquelle tourne toute notre recherche, « élève un objet à la dignité de la Chose »4,
elle a affaire à la privation d’un objet imaginaire qu’elle élèvera à la dignité de sa
choséité réelle. Mais elle a aussi affaire à un certain franchissement, à une certaine
transgression, son lieu se trouve au-delà de la barrière, là où « s’organise
l’inaccessibilité de l’objet »5. Car « c’est toujours par quelque franchissement de la
limite, bénéfique, que l’homme fait l’expérience de son désir ».6

Tableau III. Freud, 1908, 1916-1917 – Lacan, 1960. Sublimation et élévation.

Freud, 1908, 1916-1917 Lacan, 1960


Sublimation Elévation du but de la Elévation d’un objet
pulsion imaginaire

Revenons à la sublimation freudienne. C’est dans « Pour introduire le


narcissisme » que Freud souligne clairement que la sublimation a affaire à la pulsion :
la « sublimation désigne un processus qui concerne la pulsion et l’idéalisation un
processus qui concerne l’objet »7. Ici, il ne parle pas d’élévation du but mais de
« déviation », Ablenkung,8 du but de la pulsion sexuelle. Comme nous l’avons vu,
cette notion de déviation est présente dès la définition de 1905. En suivant la logique
de la pensée freudienne sur la sublimation, il est clair que cette déviation travaille
pour modifier le but de la pulsion tout en le rendant plus élevé, höheres Ziel. Une fois
le but dévié, une fois que la pulsion est devenue capable d’atteindre sa satisfaction
autrement que par le sexuel, son objet, en tant qu’il est ce par quoi la pulsion peut
atteindre la satisfaction, est alors aussi échangé. C’est logique. Cette logique est au
fond ce qui fait la différence entre la sublimation et l’idéalisation. Dans la
1
Nous reviendrons sur la relation entre sublimation et édification de la civilisation dans le chapitre 4.2.2.
« Verticalité », p.p. 344-362.
2
« Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique » (1914) in Cinq leçons sur la psychanalyse » Op.
Cit., p. 112.
3
Dans son séminaire de 1969 Lacan formalise cette différence. Il souligne que la sublimation « à un certain
rapport à l’objet » mais « avec la pulsion » et il met l’accent sur ce « avec ». « D’un Autre à l’autre », in Le
Séminaire, livre XVI, Ed. du Seuil, Paris, 2006, p. 214.
4
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Ed. du Seuil, p. 133. C’est nous qui
soulignons. Nous ne définirons formellement cette entité conceptuelle de « la Chose » que dans le chapitre qui
port son nom. Cf. chapitre 22. p. 119-161. Mais nous parlerons de son irreprésentabilité dans notre chapitre
suivant 1.2. De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation » p.p. 40-45.
5
Ibid., p. 239.
6
Ibid., p. 357.
7
« Pour introduire le narcissisme » (1914) in La Vie sexuelle. Op. Cit., p. 98.
8
Ibid. et G.W. t. X. Op. Cit., p. 161

28
sublimation l’objet ne peut être échangé, il ne peut être valorisé socialement que
lorsque la modification de but est accomplie. D’abord, il y a déviation du but
pulsionnel, son élévation, ensuite il y a changement de l’objet. Dans l’idéalisation,
c’est tout d’abord l’objet qui est « élevé » (erhöt) et « agrandi » (vergrössert)1. Ainsi,
pour Freud, la sublimation aussi bien que l’idéalisation 2 sont des processus qui
poussent vers le haut : la première élève le but de la pulsion, la deuxième élève
l’objet. Mais elles se différencient – outre le fait que l’une concerne la pulsion et
l’autre l’objet – en ce que la sublimation est une tentative d’échapper au refoulement,
tandis que l’idéalisation reste dans la logique du refoulement.

Le danger de la sublimation

Avec la notion de narcissisme3 Freud avance dans « Le moi et le ça » que la


transformation du but de la pulsion a comme condition « l’intermédiaire du moi ».
Pour assigner un nouveau but à la pulsion, le moi « commence par transformer la
libido d’objet sexuelle en libido narcissique »4. C’est cette transformation que Freud
désigne comme « désexualisation »5. Notion qui reste assez énigmatique. La
sublimation n’implique pas du tout qu’il n’a rien de sexuel dans les nouveaux buts
de la pulsion, elle ne veut pas du tout dire que rien ne reste de la force pulsionnelle
dans l’élévation du but. Une pulsion sublimée reste sexuelle, car le sexuel ne lâche
jamais. La sublimation n’est pas un au-delà du sexuel. La sublimation, c’est hyper
sexuel. Mais, en tant que désexualisation, elle suppose qu’il y a un moment de
‘liberté’ par rapport au sexuel, c’est le moment de la transformation de la libido
d’objet sexuelle en libido narcissique.

Nous pourrions dire que la désexualisation – par rapport à la sublimation – est


la notion la plus anti-freudienne de Sigmund Freud. Pourtant, nous pourrions
affirmer aussi qu’elle signifie le contraire. C’est-à-dire que la sublimation, tout en se
différenciant du compromis symptomatique en ce qu’elle déjoue le refoulement,
travaille pour sexualiser ce qui à première vue n’a rien de sexuel. C’est, au fond, le
sens de la sublimation comme inhibition quant au but. Lacan l’explique de la
manière la plus directe : « pour l’instant, je ne baise pas, je vous parle, eh bien ! je
peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais »6.

Mais en vérité la question de la désexualisation est bien plus complexe. Freud


l’introduit dans les années vingt, soit après « Au-delà du principe de plaisir » où il
introduit la pulsion de mort. La sublimation freudienne de 1923 ne peut se faire sans
le moi, elle est une opération du moi. Etant donné que la désexualisation est le fait
d’une transformation de la libido d’objet sexuelle en libido narcissique, elle permet
1
Ibid.
2
Nous reviendrons sur cette différence entre l’idéalisation et la sublimation de 1914 dans notre chapitre 1.2.
« De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 45-46.
3
Nous étudiérons cette notion un peu plus loin. Cf. 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la
sublimation », p. 66-69.
4
« Le moi et le ça » (1923), in Essais de psychanalyse, Op. Cit., p. 270.
5
Ibid., p.288 et p. 300
6
« Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Op. Cit., p. 186.

29
d’avoir une certaine ‘liberté’ par rapport à l’objet sexuel. Freud nous dit que dans un
premier temps, cette libido désexualisée maintient « l’intention principale de l’Eros ».
C’est-à-dire que par l’intermédiaire du moi cette libido est en mouvement pour
« réunifier » et « lier » tout en servant à la réalisation de son unité, celle du moi 1 : elle
sert, cette libido désexualisée, « à instaurer cet ensemble unitaire – ou cette aspiration
unitaire – qui caractérise le moi »2. Mais étant donné que le moi s’approprie la libido
des investissements d’objet, il peut être tellement rempli de libido qu’il va chercher à
se vider. Sur l’« opposition entre la libido du moi et la libido d’objet », Freud nous dit
que « plus l’une absorbe, plus l’autre s’appauvrit »3. Une désexualisation trop
poussée, implique un moi trop gonflé de libido, ce qui entraîne « la désunion des
différentes pulsions fondues ensembles »4. Dans un deuxième temps donc, le moi
dans la sublimation, en arrive à devenir l’ennemi d’Eros : « En s’emparant ainsi de la
libido des investissements d’objet – nous dit Freud – en s’imposant comme seul et
unique objet d’amour, en désexualisant ou en sublimant la libido du ça, le moi
travaille à l’encontre des desseins de l’Eros et se met au service des motions
pulsionnelles adverses »5. C’est-à-dire que sans la sublimation le moi ne peut pas
travailler à la réunification de son érotique, mais il y a dans le mouvement même de
la sublimation quelque chose de dangereux : elle en arrive à se mettre au service de la
mort. Car dans la sublimation le moi « prête assistance aux pulsions de mort »6. Plus
la libido se désexualise, plus le moi se remplit de libido mais plus il cherche à se
vider. C’est donc le vidage du moi rempli de libido désexualisée qui met le travail de
la sublimation au service de la mort. Dans la sublimation comme désexualisation, il y
a une érotisation et en même temps une destruction.

Le Vocabulaire de la psychanalyse nous dit qu’il n’y a pas une théorie


proprement dite freudienne de la sublimation7. Nous sommes d’accord. Pourtant il y
a un parcours freudien quant à sa définition : ce trajet va de l’idée de la sublimation
comme élévation du but au travail de la pulsion de mort dans la sublimation tout en
passant par le narcissisme. La première intuition freudienne est de rapporter « les
sublimations » aux fantasmes. Mais dès la première définition proprement dite, la
sublimation est rapportée au but pulsionnel, elle a affaire à la libido. Ensuite, c’est le
narcissisme qui permet de poser l’activité du moi dans l’opération de la sublimation.
Il y a donc une articulation entre narcissisme, fantasme et sublimation. Finalement,
après Au-delà du principe du plaisir, la sublimation, loin de sa définition classique,

1
Il est clair qu’il ne s’agit pas du tout d’un moi unifié qui maîtrise la réalité. Il s’agit du moi freudien
clownesque qui « aspire » à l’unité, qui cherche à avoir une unité mais qui n’y arrive pas réellement.
2
« Le moi et le ça » (1923), in Essais de psychanalyse, Op. Cit., p. 288. C’est nous qui soulignons.
3
Freud, S. « Pour introduire le narcissisme » (1914) in La Vie sexuelle, PUF, 1969, p. 83.
4
Lorsque Freud introduit la désexualisation, il remarque : « Cette transformation ne peut-elle pas avoir comme
conséquence d’autres destins pulsionnels, par exemple entraîner une désunion des différentes pulsions fondues
ensembles ? » Ibid. p. 270
5
Ibid. p. 288.
6
Ibid., p. 302.
7
« L’absence d’une théorie cohérente de la sublimation reste une des lacunes de la pensée psychanalytique ». J.
Laplanche et J.B. Pontalis. « Sublimation » in Vocabulaire de la psychanalyse (1967) Paris, PUF. 3ème éd. 2002.
p. 467.

30
travaille aux côtés de la pulsion de mort 1. A la fin de notre thèse2 nous verrons que
pour Jacques Lacan « cette sublimation est fondamentalement créationniste »3.

Réponse lacanienne à la contradiction freudienne

En 1960, pour étudier la sublimation, Lacan prend comme point de départ, les
Trois essais sur la théorie de la sexualité, c’est-à-dire l’introduction contradictoire du
concept que nous avons évoquée plus haut. Après un cheminement qui passe par
Pour introduire le narcissisme, les Vorlesungen et Malaise dans la civilisation, Lacan
portera sa réponse à la contradiction freudienne. D’une part, par rapport à la
sublimation comme changement d’objet, Lacan donne sa solution : « le désir, ce n’est
pas le nouvel objet, ni l’objet d’avant, c’est le changement d’objet en soi même »4.
Mais le désir lacanien, ou le changement d’objet freudien, n’est possible qu’en tant
que la pulsion est devenue demande. Ainsi, la sublimation freudienne en tant que
modification de but n’est autre chose que l’opération métonymique : la demande
toujours d’autre chose où « le désir se forme comme ce qui supporte cette
métonymie, à savoir ce que veut dire la demande au-delà de ce qu’elle formule »5. Si
la pulsion donne au sujet matière à satisfaction en laissant ouverte la porte de la
sublimation, c’est pour autant que la pulsion est devenue demande, jeu de
signifiants. La sublimation lacanienne, même si elle est définie par rapport à l’objet, a
affaire à la pulsion pour autant que celle-ci fait le tour de cet objet qui sera élevé à
une autre dignité. Dans la sublimation, l’objet est cerné par le « réseau de buts de la
pulsion »6, soit par la structure signifiante.

D’autre part, si Freud rapporte la sublimation à un système de défense qui


établit des « digues psychiques », Lacan souligne qu’il y a deux barrières qui nous
séparent du « champ d’accès à ce dont il s’agit quant au désir »7 : le Bien et le Beau.
Quant à la sublimation, elle isole l’objet tout en l’entourant d’une de ces deux
barrières, ainsi elle le rend inaccessible.
1
Ce parcours freudien n’est pas linéaire. Le rapport entre sublimation et pulsion de mort est étudié par Freud en
1923, dans Le moi et le ça. Pourtant dans son Malaise dans la civilisation de 1930 et dans ces Nouvelles
conférences de 1933, il revient à la définition de la sublimation par rapport à la libido et aux buts pulsionnels.
Malaise dans la civilisation : « …la similitude existant entre le processus civilisateur et l’évolution de la libido
chez l’individu devait nous frapper immédiatement. D’autres pulsions instinctives seront portées à modifier, en
les déplaçant, les conditions nécessaires à leur satisfaction, et à leur assigner d’autres voies, ce qui dans la
plupart des cas correspond à un mécanisme bien connu de nous : la sublimation (du but des pulsions), mais qui
en d’autres cas se sépare de lui », Op. Cit., p. 47.
XXXIIe conférence, « Angoisse et vie pulsionnelle » : « La relation de la pulsion au but et à l’objet admet elle
aussi, des modifications, tous deux peuvent être échangés contre d’autres ; la relation à l’objet est, quoi qu’il en
soit, plus facile à relâcher. Nous distinguons sous le nom de sublimation un certain genre de modification du but
et de changement de l’objet où notre évaluation social entre en ligne de compte. In Nouvelles conférences
d’introduction à la psychanalyse, Op. Cit., p. 131.
2
Cf. nos chapitres 4.2.1. « Destruction créatrice du Sujet », p. 325-338 et chapitre 4.2.2. « Verticalité », p.p.
343-360.
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 252. Nous y reviendrons à la fin de notre thèse. Cf.
chap. 4.2. « Créer un vide : architecture », p.p. 333-361.
4
Ibid., p. 340.
5
Ibid.
6
Ibid. p. 134.
7
Ibid. p. 255.

31
Tableau IV. Freud, 1905, 1908, 1933 - Lacan, 1960. Sublimation et désir.

Freud, 1905, 1908, 1933 Lacan, 1960

Sublimation : Modification de but : plasticité de la Opération métonymique :


pulsion (déplacer son but sans perdre demande toujours d’autre
essentiellement en intensité) chose.

Sublimation : Changement d’objet : il prend une Désir : ce qui supporte


valeur sociale collective cette métonymie

Reaktionbildun « Digues psychiques » : le dégoût, « Les barrières du désir » :


g la pudeur, la morale, l’esthétique le Bien, le Beau.

Si Lacan range la sublimation du côté du désir en ce qu’elle est « un certain


rapport du désir »1 pour autant que le lieu de celui-ci est la Chose2, c’est parce qu’il a
parcouru son propre chemin quant à la définition de ce concept. Dès le début il le
rapporte aux trois registres de la réalité humaine, symbolique, imaginaire, réel.

De la fonction symbolique à la sublimation

En 1938, la sublimation est une opération purement symbolique. Corrélée à la


fonction paternelle, la sublimation est un point d’identification pour le sujet3. Le
« moment de la sublimation » n’est autre que le drame oedipien où « l’objet de
l’identification n’est pas l’objet du désir » car ici « ce n’est pas le moment du désir qui
érige l’objet dans sa réalité nouvelle, mais celui de la défense narcissique du sujet »4.

1
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 131.
2
Nous tenons à répéter que nous définirons longuement cette entité conceptuelle de « la Chose » dans le chapitre
que porte le même nom. Cf. chapitre 2.2. p. 119-161 Nous parlerons aussi de son irreprésentabilité dans notre
chapitre suivant 1.2. De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation » p.p. 40-45.
3
Lacan, J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » in Autres Ecrits, Ed. du Seuil, 2001, p.
51.
4
Ibid.

32
Ainsi « la structure même du drame oedipien désigne le père pour donner à la
fonction de sublimation sa forme la plus éminente, parce que la plus pure ».1

Dans le séminaire sur l’homme aux loups, la sublimation, « c’est l’initiation


d’un sujet à un symbole plus ou moins socialisé et objet de croyance universelle »2.

En 1954, corrélée à l’Ich-Ideal, la sublimation est une opération que permet la


satisfaction des exigences de la loi. 3 Ici on a l’impression que la sublimation se
confond avec la fonction symbolique en tant que telle car la relation symbolique
entre le sujet et l’Autre est une relation « sublimée »4.

N’étant pas satisfait avec cette dignité à laquelle lui-même a élevé la


sublimation dès 1938, Lacan la critique sévèrement en 1955. Dans son séminaire sur
le moi, il ne la conçoit que comme une mauvaise lecture de l’œuvre freudienne dans
laquelle on la prône comme une « tendance supérieure à la vérité »5. C’est le
rabattement de la sublimation : elle est réduite à ne pas être cette « tendance vers des
formes supérieures »6.

Mais trois ans après, en 1957, Lacan considère la sublimation d’une manière
sensiblement différente. Le « phénomène essentiel » de la sublimation est constitué
par « le processus de désubjectivation de l’Autre »7. Nous pouvons avoir deux
lectures de cette nouvelle formule. D’une part on peut lire que l’opération de la
sublimation est le rabattement du symbolique à l’imaginaire, en ce qu’elle « déplace
le rapport radical et dernier à une altérité essentielle pour la faire habiter par une
relation de mirage »8. Mais d’autre part, on peut aussi lire que cette opération est
plutôt celle de l’élévation de l’imaginaire au symbolique, en ce que dans la
sublimation « il s’agit d’une certaine prise de position du sujet par rapport à la
problématique de l’Autre » où le sujet « s’adresse et se commande à lui-même à
partir de son autre imaginaire »9. Ceci rappelle la remarque finale du séminaire sur
les écrits techniques de Freud : « …chaque fois que l’autre est exactement le même
que le sujet, il n’y a pas de maître autre que le maître absolu, la mort. »10 C’est pour
cela que trois ans après, en 1957, Lacan souligne qu’il y a une dimension corrélative à
toute sublimation : « celle par laquelle l’être s’oublie lui-même comme objet
1
Ibid., p. 55.
2
Lacan, J. L’homme aux loups, 1952, séminaire inédit, séance du 1 novembre 1952.
3
Lacan, J. « Les écrits techniques de Freud » in Le Séminaire, Livre I (1954). Ed. du Seuil, Paris, Paris, 1975,
Coll. Points essais, p. 212-213.
4
Ibid., p. 224. « L’Ich-Ideal, l’idéal du moi, c’est l’autre en tant que parlant (l’Autre), l’autre en tant qu’il a avec
moi un relation symbolique, sublimée, qui, dans notre maniement dynamique est à la fois semblable et différent
de la libido imaginaire. L’échange symbolique est ce qui lie entre eux les êtres humains, soit la parole, et qui
permet d’identifier le sujet. Ce n’est pas là métaphore –le symbole enfante des êtres intelligents, comme dit
Hegel ».
5
Lacan, J. « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre II,
Ed. du Seuil, Paris, 1975, coll. Points essais, p. 447.
6
Ibid. Lacan critique ici la psychologie du moi anglo-saxonne qui part d’une mauvaise lecture de l’idée
freudienne de la désexualisation.
7
Lacan, J., « La relation d’objet » in Le Séminaire, livre IV, Ed. du Seuil, Paris, 1975, p. 434.
8
Ibid., p. 431.
9
Ibid., p. 434.
10
« Les écrits techniques de Freud » in Le Séminaire, livre I, Ed. du Seuil, Paris, 1975, coll. Points essais, p. 436.

33
imaginaire de l’autre »1. C’est avec cette question que Lacan conclut son séminaire de
19572.

La sublimation frôle la folie, non seulement elle peut rabattre le symbolique ou


élever l’imaginaire, mais elle peut surtout s’abaisser au réel.

D’autre part, si dans la sublimation la relation symbolique est habitée par une
relation de mirage, si le sujet s’adresse à lui-même à partir de son autre imaginaire,
l’autre étant l’image du corps propre, alors, la sublimation opère-t-elle pour donner
corps à cette image ? La sublimation permet-elle l’accès à la réalité du corps ?

C’est peut-être pour fermer cette porte que Lacan reprend, deux ans après, la
question de la sublimation. Mais il la reprend à partir de la dimension du désir, ce
rapport du sujet à son être. En 1959, la réflexion de Lacan sur la sublimation annonce
la conclusion du séminaire sur l’éthique de la psychanalyse. Pour « donner un sens
convenable » au processus de la sublimation, Lacan la situe « dans la matérialité
signifiante »3, qu’il appelle ici « reconversion de l’impasse du désir ». La sublimation
est ici définie comme « quelque chose par quoi peuvent s’équivaloir le désir et la
lettre »4. La reconversion du désir est désignée comme cette « production qui
s’exprime dans le symbole » mais dans sa décomposition signifiante, la lettre. Cette
reconversion de l’impasse du désir n’est autre chose que l’assomption par le sujet de
l’impossibilité d’atteindre l’objet en tant qu’objet et de la perte de celui-ci en lui en
tant que sujet. La sublimation a donc lieu au moment où l’objet prend « corps dans le
couple symbolique »5.

De nouveau nous avons l’impression que la sublimation se confond avec la


fonction symbolique, mais à la vérité il s’agit d’un autre rapport du symbolique au
réel, ces ordres articulés dans leur différence même. Car dans le séminaire sur le
désir Lacan prend la question de la sublimation par rapport à la formule que Freud
en donne en 1923, celle de « libido désexualisée »6 ; mais il n’en prend que l’idée du
« vidage ». Pour Freud, cette formule comporte le vidage du moi remplit de libido7.
Pour Lacan cette formule énonce que la notion de sublimation implique qu’elle
« peut se vider de la pulsion sexuelle en tant que telle ». Ce qui montre que loin de se
confondre avec la substance sexuelle, la pulsion est « pur jeu de signifiant », aussi
bien que la sublimation dont l’opération de vidage rend possible l’équivalence du
désir et de la lettre. Ici, c’est le vidage qui constitue l’opération sublimatoire. Si l’objet
a pu prendre corps dans le symbolique ce n’est que parce qu’il a été vidé. Il y aura
une place qui, en tant qu’elle a été laissée vide, pourra être prise par le désir. En 1959,
la sublimation est « la notion la plus extrême » et « la plus justificatrice »8 de ce dont
1
Lacan, J., « La relation d’objet » in Le Séminaire, livre IV, Ed. du Seuil, Paris, 1975, p. 434
2
Nous reviendrons à cette sublimation dans notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire
dans la sublimation », Cf. plus bas, p. p. 71-74.
3
Lacan, J., Le désir et son interprétation, séminaire inédit, séance du 24 juin 1959.
4
Ibid., séances du 24 juin 1959 et 1 juillet 1959.
5
Lacan, J. « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Ed. du Seuil, 1966, p. 319.
6
Freud, S. « Le moi et le ça » in Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p. 288.
7
Cf. un peu plus haut, p. 30.
8
Lacan, J., Le désir et son interprétation, séminaire inédit, séances du 24 juin 1959.

34
il s’agit quant au désir. Ainsi on peut rapprocher cette formule de ce que Lacan
avance dans ses premières réflexions sur le rapport du symbolique et le réel : nous
évoquons le meurtre de la Chose 1 par le symbole2. Le sujet « détruit » 3 la Chose4 mais
en la détruisant, il « élève son désir à une puissance seconde »5. Cette destruction qui
assure l’absence permanente de l’objet dernier de désir dans chaque objet imaginaire
désiré, cette destruction meurtrière « constitue dans le sujet » cette élévation, à savoir
« l’éternisation de son désir »6.

La sublimation lacanienne « élève un objet la dignité de la Chose »

Notre étude se centre sur la formule du séminaire sur l’éthique de la


psychanalyse où Lacan avance sa définition la plus élaborée de la sublimation : « elle
élève un objet à la dignité de la Chose »7. Que veut-elle dire cette formule ? Notre
recherche essaie d’y répondre. Pour l’instant disons qu’elle élève un objet imaginaire,
un objet qui n’est pas la Chose à la Chose. « Il n’y a rien entre l’organisation dans le
réseau signifiant » et « la constitution dans le réel de cet espace » du « champ de la
Chose » 8 ; il y a un abîme entre le symbolique et le réel ; il y a un abîme entre le
signifiant et la Chose. Comment le franchit-on ? On sublime. L’imaginaire vient se
mettre entre le signifiant et la Chose. On sublime. On traite la Chose : soit on
l’organise, soit on l’évite, soit on n’y croit pas. Les « trois termes de sublimation »9,
l’art, la religion et la science, traitent la Chose. Mais Lacan ne s’est pas contenté de
poser trois termes de sublimation, ils les a rapporté à trois opérations : « dans l’art,
nous dit-il, il y a une Verdrangung, un refoulement de la Chose, (…) dans la religion,
il y a peut être une Verschiebung (…) et c’est à proprement parler de Verwerfung, qu’il
s’agit dans le discours de la science »10. Bien plus, en suivant Freud, il les a rapporté à
trois structures psychiques. Ainsi, l’art, qui se rapproche de l’hystérie, organise la
Chose tout en l’ayant préalablement refoulée ; la religion, qui se rapproche de la
névrose obsessionnelle, évite la Chose tout en la déplaçant ; et la science, qui se
rapproche de la paranoïa, ne croit pas à la Chose qui a été préalablement forclose.11

La sublimation lacanienne des années soixante donne à l’objet imaginaire


« valeur de représentation de la Chose »12. Ainsi, la sublimation joue dans toutes les
tentatives de représenter la Chose, même s’il celle-ci est irreprésentable, ou mieux
dit, justement parce qu’elle est irreprésentable.

1
Cf. note 4, p. 32.
2
Lacan, J. « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Ed. du Seuil, 1966, p. 319.
3
« Les écrits techniques de Freud » in Le Séminaire, livre I, Ed. du Seuil, Paris, 1975, coll. Points essais, p. 270.
4
Cf. note 4, p. 32.
5
Lacan, J. « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Ed. du Seuil, 1966, p. 319 et « Les écrits
techniques de Freud » in Le Séminaire, livre I, Ed. du Seuil, Paris, 1975, coll. Points essais, p. 270.
6
Lacan, J. « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Ed. du Seuil, 1966, p. 319.
7
Lacan, J. “L’éthique de la psychanalyse” in Le Séminaire, livre VII, Ed. du Seuil, p. 133.
8
Ibid., p. 142-143.
9
Ibid., p. 155.
10
Ibid., p. 157.
11
Ibid., p. 150. Nous étudierons les trois termes de sublimation lorsque nous approfondirons la formule de la
sublimation comme telle. Cf. 2.4. « Elever un objet à la dignité de la Chose », p.p. 172-189.
12
Ibid., p. 151.

35
Lacan pose alors deux manières pour tenter de représenter la Chose :

1) La Chose « sera toujours représentée par un vide »


2) La Chose « ne peut qu’être représentée par autre chose »1

En 1960, l’art, la religion et la science sont, pour Lacan, les trois termes de
sublimation. Dans notre parcours sur la sublimation freudienne nous n’avons pas
parlé des considérations de Freud quant à ces trois termes. Il en parle dans « Totem et
tabou », sans pour autant évoquer la sublimation. Freud prend le « risque » de dire
qu’une hystérie n’est autre chose que « l’image distordue », la caricature, « d’une
création artistique », une névrose obsessionnelle « celle d’une religion » et la paranoïa
« celle d’un système philosophique »2. Mais il n’y approfondit pas vraiment la
question. Ailleurs, il dit que la « sublimation religieuse » comme telle est « la forme la
plus commode »3 de sublimation. Dans un petit texte de 1907, ayant déjà « pénétré la
genèse du cérémonial névrotique » Freud se donne « à raisonner d’une manière
analogique sur les processus psychiques de la vie religieuse »4. Quant à l’art, Freud a
toute une théorie. Nous la trouvons présente un peu partout dans ses écrits. Mais elle
est développée de la manière la plus exhaustive dans un petit texte de 1908 où le mot
sublimation n’apparaît pas du tout : « Le créateur littéraire et la fantaisie ». C’est pour
cela que nous avons fait le choix d’étudier la sublimation artistique séparément de
toute la série des occurrences freudiennes sur la sublimation5.

La sublimation artistique

Dans cet écrit de 1908 Freud pose deux questions principales : « où (…) le
créateur littéraire (Dichter) va prendre sa matière (…) et comment il parvient, par elle,
à tellement nous saisir, à provoquer en nous des émotions dont nous ne nous serions
peut-être même pas crus capables »6. Freud soutient que le Dichter va prendre sa
matière des expériences actuelles intenses qui réveillent chez lui le souvenir d’une
expérience infantile dont émane le désir inconscient qui aura été réalisé dans la
création artistique. Ce qui revient à dire que pour le créateur de la psychanalyse

1
Nous retranscrivons le paragraphe entier : « Cette Chose, dont toutes formes créées par l’homme sont du
registre de la sublimation, sera toujours représentée par un vide, précisément en ceci qu’elle ne peut pas être
représentée par autre chose – ou plus exactement, qu’elle ne peut qu’être représentée par autre chose. Mais dans
toute forme de sublimation, le vide sera déterminatif ». Ibid., p. 155.
2
Totem et Tabou (1912-1913), Weber, M. (trad.) Editions Gallimard, Paris, 1993, p. 183. Si Lacan met la
science là où Freud met la philosophie c’est parce que le discours de la science a son origine « dans le discours
de la sagesse, dans le discours de la philosophie ». Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 155.
3
« Lettre au Pasteur Pfister 09-02-1909 », Correspondance avec le Pasteur Pfister, Ed. Gallimard, Paris, 1963,
p. 46.
4
« Actions compulsionnelles et exercices religieux » (1907), in Névrose, psychose et perversion. P.U.F., Paris,
1973, p. 133.
5
Nous avons quand même cité Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, mais c’était surtout pour étudier la
sublimation freudienne par rapport à la satisfaction.
6
« Le créateur littéraire et la fantaisie » in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Ed. Gallimard, Folio essais,
Paris, 1985, p. 33.

36
l’œuvre d’art est un accomplissement de désir, et plus spécifiquement la satisfaction
substitutive d’un désir inconscient.

Freud situe l’artiste entre le rêveur et le névrosé. Dans son Introduction à la


psychanalyse il dira que « l’artiste est […] un introverti qui frise la névrose ».1 Pour ce
qui est de l’effet que le Dichter provoque en nous, Freud fait remarquer d’emblée, que
l’artiste parvient à modifier des émotions pénibles en « source de plaisir »2. Comment
y parvient-il ? « C’est dans la technique – nous dit Freud - du dépassement de cette
répulsion (à l’égard des fantaisies considérées honteuses), qui a sans doute quelque
chose à voir avec les barrières qui s’élèvent entre chaque moi individuel et les autres,
que gît la véritable ars poetica »3. Freud attribue à cette technique deux sortes de
moyens. D’une part, l’artiste atténue, par le truchement des voiles et modifications, le
caractère moïque du rêve diurne. D’autre part il nous enjôle par un gain de plaisir
purement formel, soit esthétique, à travers la présentation de ses fantaisies. Gain de
plaisir que Freud nomme « plaisir préliminaire » pour autant que par son biais nous
pouvons accéder à la libération d’un plaisir plus grand. Dès lors, l’effet suscité par
l’œuvre d’art, sa jouissance propre, « est issue du relâchement de tensions siégeant
dans notre âme. »4 Ainsi, les œuvres d’art sont une inversion des « productions
asociales narcissiques du rêve »5 car « les formations culturelles » comme telles
« reposent sur des pulsions sociales »6. Les œuvres d’art sont donc des satisfactions
fantasmatiques universelles7, si nous pouvons dire. L’art est du côté du fantasme.
Rappelons, d’une part, que la première fois que Freud parle de la sublimation, en
1897, il la rapporte au fantasme, et d’autre part, remarquons que la première fois
qu’il parle des buts élevés c’est dans un texte sur les fantasmes hystériques.

Mais la sublimation artistique travaille pour effacer le caractère moïque du


fantasme. En 1908, c’est cet effacement qui permet la transmission et qui rend
possible qu’une œuvre d’art puisse provoquer en nous des émotions inimaginables
pour nous autrement. L’artiste freudien « sait donner à ses rêves éveillés une forme
telle qu’ils perdent tout caractère personnel susceptible de rebuter les étrangers, et
deviennent une source de jouissance pour les autres »8. Le critère freudien pour l’art,
c’est donc l’effacement du caractère moïque, ce qui ne veut pas dire que le moi n’a
pas une fonction active dans la sublimation. C’est le changement de forme qui, en
atténuant le côté choquant des fantasmes, fait que l’accomplissement de désir
devienne une œuvre d’art socialement valorisée. Etant donné que la sublimation est
du côté du fantasme, le névrosé peut, lui aussi, sublimer mais il ne fait pas pour
autant une œuvre d’art de son fantasme. Quand il sublime, le névrosé crée sa propre

1
In Op. Cit., p. 354.
2
« Le créateur littéraire et la fantaisie » in Op. Cit., p. 35
3
Ibid., p. 46.
4
Ibid.
5
Ma vie et la psychanalyse, Gallimard, Paris, 1928, p. 101.
6
Totem et Tabou, Op. Cit., p. 183.
7
Jaques Adam va jusqu’à proposer cette formule de la sublimation : « agis de telle sorte que ton fantasme s’érige
en satisfaction universelle ». « Ne sublime pas qui veut » in Actes de l’Ecole de la Cause Freudienne, Vol. XIV,
Toulouse, 1988, p. 72.
8
Introduction à la psychanalyse, Op. Cit., p. 354.

37
fiction, une jolie fiction, certes, mais à son propre usage et non pas à usage social,
c’est pour cela qu’il n’est pas un artiste.

L’artiste freudien - qui représente « ses fantasmes de désir » - a une « grande


aptitude à la sublimation » : il sait très bien « embellir » ses fantasmes « de façon à
dissimuler complètement leur origine suspecte »1. Cette origine suspecte n’est autre
que « les forces pulsionnelles » qui sont toujours « à l’œuvre dans l’art »2.

Derrière la beauté de l’œuvre d’art il y a la pulsion, derrière les productions


élevées de l’art il y a la bassesse de la pulsion sexuelle.

Il y a quelque chose de paradigmatique dans la sublimation artistique. Comme


toute sublimation, elle opère une élévation du but de la pulsion. Mais pour Freud
l’art lui-même est l’une de « plus grandes créations de l’homme »3. Nous pouvons
dire que pour le créateur de la psychanalyse, l’art c’est l’Elévation du but par
excellence car il réussit à anoblir ce qu’il y a de pire dans l’homme. Ce petit texte de
1908 articule le but pulsionnel au fantasme par le biais de la sublimation artistique.
La contradiction freudienne de 1897, formalisée en 1905, se trouve d’une certaine
manière dissolue puisque l’art est une voie à la satisfaction par le truchement de
l’anoblissement de toute chose.

L’artiste freudien, au moment où il crée son œuvre, échappe au refoulement, il


s’agit de l’échappée belle. L’artiste freudien est celui qui trouve de la satisfaction
dans la fabrication d’une digue valorisée par la collectivité qui ne sert plus à contenir
les eaux du désir mais à les faire passer d’une belle manière. Il fait donc de sa digue
autre chose. Or, à partir des considérations freudiennes de 1920, l’artiste est surtout
confronté à la destructivité, il dégage de la pulsion de mort. Ce qui sera approfondi
par Lacan avec l’introduction de la Chose.

Chez Lacan la sublimation artistique a aussi quelque chose de


paradigmatique. Le grand psychanalyste français pose comme « paradigme de la
sublimation »4 l’amour courtois5 où on met la Dame à la place de la Chose, où on
élève une femme à la dignité de la Dame comme Chose en l’entourant des poèmes et
rites courtois et en la rendant inaccessible : le troubadour se prive réellement de son
objet imaginaire désiré en le rendant ainsi digne d’être mis à la place de la Chose, il

1
Ibid.
2
« L’intérêt pour la psychanalyse » in Résultats, Idées et Problèmes I, P.U.F., Paris, 1984, p. 210.
3
« Celui qui possède la science et l’art
Possède aussi la religion.
Celui qui ne les possède pas tous deux
Puisse-t-il avoir la religion ! »
(Goethe, Les Xénies apprivoisées, IX (Œuvres posthumes).
« Cet aphorisme, d’une part, met la religion en opposition avec les deux plus grandes créations de l’homme (l’art
et la science) ; il déclare, d’autre part, que du point de vue de leur valeur vitale, elles peuvent se suppléer et se
remplacer mutuellement. Si donc nous voulons priver le commun des mortels de sa religion, nous n’aurons
certes point le poète et son autorité de notre côté ». Malaise dans la civilisation, P.U.F. 1971. p. 18
4
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 153.
5
Nous approfondirons cet amour courtois dans notre chapitre 2.3. « Sublimation courtoise », p.p. 162-171.

38
arrive donc à évoquer la choséité1 de l’objet. Lacan n’approfondit pas vraiment la
sublimation religieuse ni la sublimation scientifique. Nous les étudierons plus loin 2.
Pour l’instant disons que si Lacan prend la « création de la poésie courtoise »3 comme
paradigme de la sublimation ce n’est pas par hasard. Notre hypothèse, c’est que la
sublimation artistique est chez Lacan, comme elle l’est chez Freud, le paradigme de
toute sublimation. L’art organise la Chose à partir de deux manières : a) en mettant
autre chose à la place du Vide, b) en créant un vide tout en cernant le Vide. Il s’agit
des deux manières de tenter de représenter la Chose.

Ainsi, nous pouvons dire que de la même manière que le désir du sujet
hystérique révèle la structure du désir, la sublimation artistique, qui d’ailleurs se
rapproche de l’hystérie, révèle l’opération de la sublimation comme telle. En suivant
les considérations lacaniennes des années soixante nous poserons la peinture et
l’architecture comme les arts organisateurs de la Chose : la première l’organise
surtout en mettant autre chose à sa place, la peinture est ainsi plus proche de
l’imaginaire ; la deuxième l’organise surtout en créant un vide, l’architecture est donc
plus proche du réel. Ces considérations constituent le fondement de ce que nous
appellerons « Les temps logiques de la sublimation »4.

1
Voir p. 106, n. 2.
2
Cf. notre chapitre 2.4. « Elever un objet à la dignité de la Chose », p.p. 172-189.
3
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 180.
4
Cf. notre chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation », p.p. 105-118. Nous soulignons le mot « surtout »
car comme nous le verrons plus loin, la peinture a aussi affaire avec le vide et l’architecture a aussi affaire avec
le fait de mettre autre chose à la place du vide. Il s’agit de ce que nous appellerons le nouage entre Peinture et
Architecture tissé par l’opération de la sublimation.

39
I.2. De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation.

Si sublimation il y a, c’est tout d’abord parce qu’il y a de l’irreprésentable. Au début,


c’était l’irreprésentable. Etant donné que la sublimation lacanienne des années soixante joue
dans toutes les tentatives de représenter la Chose, nous interrogerons la question de la
représentation.

Tout d’abord, nous poserons les deux thèses sur la question de la représentabilité de
la Chose : 1) la Chose n’est représentable que par elle-même, 2) la Chose n’est représentable
que par autre chose. Nous nous arrêterons un instant sur la première. Ensuite, pour
introduire la deuxième thèse - qui suppose la sublimation - nous étudierons deux moments de
la théorie freudienne de la représentation tout en passant par les considérations introduites
dans l’Esquisse sur la représentation et l’image (1895)) : 1) le moment où Freud distingue la
simple représentation de l’association des représentations (tout en posant la différence entre la
Chose, son apparence et le mot clos (1891) et 2) le moment où il introduit le concept de la
Vorstellungsrepräsentanz (1915).

Ces deux moments de la pensée freudienne et les considérations de 1895 seront notre
point de départ pour réaliser un parcours qui va de la « représentation de chose » freudienne
au « petit autre » lacanien. Ce parcours nous permettra de suivre les changements de la
pensée lacanienne quant à la fonction de l’objet narcissique, soit la représentation imaginaire
de la Chose, dans l’opération de la sublimation : l’objet imaginaire est un obstacle à la relation
symbolique « sublimée » entre le Sujet et l’Autre (1954) ; il est au cœur de l’opération de la
sublimation en tant que « moïsation » (1957) ; il est une représentation imaginaire qui voile
la Chose, mais qui dans la sublimation re-présente la Chose qu’il voile (1960).

Sur l’irreprésentabilité de la Chose

La formule de la sublimation est : élever un objet à la dignité de la Chose.


Commençons donc par poser la question : qu’est-ce que cette Chose à la dignité de
laquelle la sublimation élève un objet quelconque ? Est-il possible de connaître la
Chose, de la concevoir ? Pouvons-nous nous représenter la Chose ? Nous avons dit
que la sublimation, telle que Lacan la définit dans le séminaire sur l’éthique de la
psychanalyse, travaille à toutes les tentatives de représenter la Chose ; par l’opération
de la sublimation la Chose sera toujours représentée par un vide précisément en ceci
qu’elle ne peut qu’être représentée par autre chose 1. Ceci suppose-t-il qu’en dehors
de la sublimation il n’y a pas de possibilité de représenter la Chose ? En prenant
appui sur l’exceptionnel cours de David Pavon Cuéllar « De l’achose dont on parle à la

1
Notre thèse est une tentative de réponse à ce paradoxe énoncé par Lacan dans son séminaire sur l’éthique de la
psychanalyse (Cf. p. 36, note n. 1). Tout au long de notre recherche nous tentons de démontrer que l’autre chose
qui représente la Chose, dans la sublimation, finit par être les bords d’un vide.

40
chose freudienne qui nous parle »2 nous dirons qu’il y a chez Lacan deux thèses à propos
de la question de la représentabilité de la Chose :

1) La Chose n’est représentable que par elle-même


2) La Chose n’est représentable que par autre chose.

Nous voyons bien que la seconde thèse se rapproche d’une des façons dont la
sublimation tente de représenter la Chose. Tout au long de notre recherche, nous
étudierons cette deuxième thèse. Pourtant, nous nous arrêterons un instant sur la
première, car même si elle ne concerne pas la sublimation comme telle, elle nous
permet d’approcher, même si elle nous échappera toujours, la Chose.

Quelles sont les implications de cette assertion : la Chose n’est représentable


que par elle-même. Si nous admettons cette thèse, nous devons aussi admettre qu’il
n’y a absolument rien d’autre qui puisse représenter la Chose, il n’y a qu’elle-même
qui puisse se représenter. La thèse qui affirme la représentation de la Chose par autre
chose est ici annulée. Pas de sublimation. La Chose ne peut être représentée que par
elle-même et non pas par autre chose. C’est exactement ce que Gérard Wajcman dit,
par exemple, du trou : « un trou n’a pas vraiment de métaphore […] un trou ne peut
être représenté par rien, par rien d’autre que par lui-même. Il n’a aucune autre image
que lui-même, de sorte que toute métaphore du trou est un trou […] »1.

La représentation de la Chose est ici une présentation : la Chose se présente elle-


même représentant la Chose qu’elle est. Il faut donc concevoir une représentation qui
présente ce qu’elle représente. Cette question de présentation rappelle ce que Louis
Marin pense de la représentation comme telle 2 : « toute représentation », affirme-t-il,
« se présente représentant quelque chose »3. Pour l’historien de l’art, toute
représentation est une présentation, pour lui, « représenter signifie se présenter
représentant quelque chose »4. Or, la thèse qui pose l’impossibilité de représentation
de la Chose par autre chose qu’elle-même, suppose non pas qu’une représentation se
présente représentant quelque chose, mais que la présentation de la Chose est la
seule représentation possible de la Chose. Cette thèse reste donc dans l’ordre de la
« représentation », mais elle s’en tient au strict sens du mot, celui de « rendre
présent » (du latin repraesentare, praesens « présente »). De la sorte, l’impossibilité de
représenter la Chose par autre chose qu’elle-même implique qu’il y a une
représentation réelle de la Chose, celle qui rend réellement présente la Chose.

2
Cours fait à l’Université Paris 8 en 2004, inédit mais consultable sur internent : http://www.ding.tc.fr.
1
Wajcman, G. Fenêtre. Chroniques du regard et de l’intime. Ed. Verdier, Paris, 2004, p. 167.
2
Tout au long de sa réflexion, Louis Marin, en s’appuyant sur la Logique de Port-Royal, rappelle la double
dimension de la représentation : a) dimension transitive : représenter quelque chose ; b) dimension réflexive : se
présenter représentant quelque chose.
3
In Opacité de la peinture, essais sur la représentation au Quattrocento (1989), Ed. EHESS, 2006, p. 15.
4
Dans « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures » in Les cahiers du musée national d’art
moderne, n°24, 1988, p. 63.

41
Avec D. Pavòn Cuéllar, nous rapporterons cette représentation réelle de la
Chose à la Dingvorstellung de Freud1.

Or, nous pouvons penser qu’il y a d’un côté la Chose, ou sa représentation


réelle qui la rend présente, et un peu plus loin, de l’autre côté, quelqu’un qui se porte
témoin de cette présence. Il n’en est rien. Quand il s’agit de la représentation réelle de
la Chose, c’est-à-dire quand il s’agit de la présentation de la Chose, il n’y a pas deux
côtés ni lieu pour la présence d’un quelconque spectateur. Quand la Chose est
représentée par elle-même – seule manière d’être représentée réellement – il n’y a
que la Chose, il n’y a que la présence de la Chose, ce qui suppose que quand elle est
présente, elle n’est qu’en présence d’elle-même.

Nous pouvons dire que la question heidegerienne « qu’est-ce que la chose


comme chose »2 a justement affaire à la représentation réelle de la Chose. Nous
l’étudierons lorsque nous approfondirons le concept de das Ding3. Ici, nous dirons
seulement qu’avant le philosophe de l’être, le poète Alberto Caeiro, « maître »4 du
poète Alvaro de Campos – tous les deux hétéronomes de Fernando Pessoa – parle de
la Chose en tant que Chose. Dans un dialogue entre les deux poètes, Alvaro de
Campos affirme qu’au-delà d’un espace « il y a encore de l’espace, et après, il y en a
encore de l’espace, et après, il y en a encore, et encore, et ainsi de suite […] Cela n’en
finit pas […] ». A quoi, Caeiro répond : « Pourquoi donc ? » - « Il y eut comme un
séisme sous mon crâne », avoue le disciple ; mais tout en se reprenant, il crie :
« Supposez que cela finisse, qu’est-ce qu’il y aura après ? ». La réponse de Caeiro est
simple : « Si cela finit, il n’y a rien après ». Mais comme Alvaro de Campos continue à
ne pas comprendre, Caeiro l’interroge : « Qu’est-ce qu’il y a de si difficile à concevoir
qu’une chose est une chose, et qu’elle n’a pas à être une autre chose qui se trouve
plus loin »5. Ce n’est que pour ce poète, spécialiste de la Chose en tant que Chose,
que la question semble si simple. Car au moment de recevoir cette réponse, Alvaro
de Campos eut « la sensation charnelle » qu’il n’était « plus en train de discuter avec
un homme, mais avec un autre monde »6. Pour lui, comme pour nous autres
profanes, la Chose en tant que Chose reste une question assez difficile, une question
dont la réponse semble ne pas être de ce monde. Pourtant, le poète en parle
aisément : « le seul sens caché des choses », écrit-il, « est de ne pas avoir de sens
caché du tout », et cela tout simplement parce que « les choses n’ont pas de
signification : elles ont une existence »7. Ainsi, la réponse du poète est ce qu’ « être
une chose, c’est ne pas être susceptible d’interprétation »8.

1
Nous n’approfondirons pas vraiment le concept de représentation réelle de la Chose, Dingvorstellung, car notre
étude se centre plutôt sur les représentations imaginaires de la Chose. Pourtant nous y reviendrons un peu
lorsque nous approfondirons le concept de la Chose. Cf. notre chapitre 2.2 « La Chose », p.p. 120-121.
2
Heidegger, M. « Das Ding » in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 2001, p. 202.
3
Cf. p. 46, note 1 et notre chapitre 2.2 « La Chose », p.p. 119-161.
4
« J’ai fait la connaissance de mon maître Caeiro dans des circonstances peu ordinaires » affirme Alvaro de
Campos dans Notes en souvenir de mon maître Caeiro, Ed. Fischbacher, Belgique, 1996, p. 15.
5
Notes en souvenir de mon maître Caeiro, Op. Cit., p. 23.
6
Ibid.
7
Fernando Pessoa. « Poèmes de Alberto Caeiro » in Oeuvres Complètes, 4, Touati, D. (trad.), Ed. De la
Différence, Giromagny, 1989, XXXIX, p. 59.
8
Fernando Pessoa, « Poèmes Désassemblés », in Op. Cit., p. 97.

42
Evoquons maintenant l’exemple paradigmatique donné par D. Pavòn
Cuéllar1 : le Saint Graal, le vase mythique qui représentait réellement le corps du
Christ comme Chose pour les chevaliers de la table ronde 2. Ce vase a eu le privilège
de contenir le sang du Christ, le sang du Fils de Dieu. Ainsi, il représentait réellement
le corps de Christ en tant que contenant du sang du Christ. Le Saint Graal ne
représentait rien de moins que le personnage le plus important du moyen âge : le Fils
de Dieu, qui est la présentation et représentation du Père qui l’envoie sur la terre. Or,
il fallait y croire, les chevaliers de la légendaire Quête du Graal croyaient que le Saint
Graal représentait réellement le corps du Christ, ce qui veut dire qu’ils croyaient que
le Saint Graal était lui-même le corps présent du Christ.

Le champ du théâtre nous offre un autre exemple : d’un côté, il y a le


spectateur et, de l’autre côté, un peu plus loin, la représentation de la pièce qui se
joue. Normalement, le spectateur n’est pas le comédien, l’un et l’autre sont distincts.
De son côté, le comédien est sur scène, il bouge, il représente un personnage autre
que lui-même, il parle ; de l’autre côté, le spectateur est assis sur son fauteuil, il est
statique, il regarde, il est en silence. Celle-ci est la situation normale, mais dans
d’autres situations, par exemple, dans une situation folle comme celle de
« Instrucciones para John Howell » (« Des instructions pour John Howell »), le spectateur
devient le comédien. Il devient le comédien représentant son propre personnage :
« pero yo no soy un actor » (« mais je ne suis pas comédien ») dit Rice lorsque l’homme
à la grande taille l’amène de son fauteuil de spectateur à la coulisse du théâtre pour
lui expliquer son rôle. Le même homme à la grande taille lui répond : « Usted no es
actor, usted es Howell » (« Vous n’êtes pas comédien, vous êtes Howell »)3. Rice, le
spectateur, est Howell, le personnage qui joue dans la pièce que Rice est censé
regarder. Mais le spectateur n’est plus spectateur et il doit représenter son propre
personnage, John Howell, dans une représentation qu’il ne peut plus regarder parce
qu’il joue dedans. Il est Howell, en chair et en os, et il se présente représentant John
Howell. A la fin de la nouvelle, Rice se trouve face à John Howell, c’est-à-dire en
présence de lui-même, il n’y a plus l’intermédiaire de la représentation, il n’y a plus
des spectateurs ni d’autres comédiens, il n’y a que Howell en présence de lui-même.
Seul le realismo màgico d’un écrivain comme Julio Cortázar peut nous faire croire à
l’existence d’une chose pareille.

1
« De l’achose dont on parle à la chose freudienne qui nous parle » cours cité, inédit.
2
Pavon Cuéllar donne douze états de la Chose par rapport à son symbole et il les illustre avec le monde
mythique et légendaire du Saint Graal. Nous transcrivons intégralement le tableau concernant :
Les états de la Chose par son rapport ausymboliqueLes situations où se trouve le Saint-Graal en tant que représentation réelle
du corps du Christdans les mythes et légendes du Saint-GraalSon absencedans la parole de Perceval (Chrétien de Troyes).Sa
réduction au riendans le château du Roi-Pêcheur (Chrétien de Troyes).Sa perte au sein de son propre mystère, lorsque
Perceval sort du château du Roi-Pêcheur (Chrétien de Troyes).Son effacementpar les aventures des chevaliers de la Table
Ronde, notamment de Lancelot (Quête).Sa passion de ses mythes et légendes, ainsi que de l'incroyance des chevaliers,
notamment de Perceval (Chrétien de Troyes) et Gauvain (Continuation-Gauvain).Son meurtrepour sauver la vie des croyants
(Robert de Boron), de Lancelot (Quête), du père du Roi-Pêcheur (Chrétien de Troyes) et de Perceval (Manessier).Son
éloignementpar rapport à ceux qui prétendent l'atteindre (Quête).Sa quêtepar les entreprises des chevaliers (Quête).Sa
confusionavec ce qu'on raconte sur lui (Wauchier de Denain).Son ouvertureen tant qu'il s'exprime par sa propre parole
(Robert de Boron).Son adéquationà l'attente et les expectatives de ses favoris (Quête).Sa méprisedans chacune de ses
apparitions (Quête et Perlesvaus).
3
In Cortàzar, J. Todos los fuegos el fuego. Ed. Alfaguara, Madrid. C’est nous qui traduisons.

43
Si la Chose est réellement rendue présente par sa représentation réelle, il faut
donc supposer, d’abord, que celle-ci se confond avec la Chose, elle est la Chose, c’est
le Graal confondu avec le corps du Christ ; c’est Rice confondu avec John Howell. Si
la Chose est réellement rendue présente par sa représentation qui se confond avec
elle, il faut supposer ensuite que la Chose n’est représentable que pour elle-même,
face à elle-même, c’est John Howell en présence de John Howell ; c’est le Graal
introuvable par les chevaliers de la Table Ronde ou le Graal trouvé par Perceval qui
se confond avec lui et disparaît. Comme le souligne D. Pavon Cuéllar « la Chose n’est
réellement que sa présence », ainsi « dans ce réel, qui n’est réel que de la Chose, il ne
pourra pas y avoir la présence d’une autre chose »1. Pas de possibilité d’autre chose
en présence de la Chose, impossible qu’il y ait un sujet d’un côté et la Chose de
l’autre. Impossibilité donc de $ <> Chose2. Si la Chose est présente, rien d’autre ne
peut être. Pour que quelque chose d’autre advienne, il faut que la Chose ne soit pas
présente. Ce qui suppose logiquement que si quelque chose d’autre advient, alors la
Chose est absente.

La Chose est absente donc pour le sujet, il ne la trouve pas, il l’a perdue. Ainsi,
pour que le sujet du signifiant advienne, pour qu’il puisse exister devant l’objet du
désir, pour qu’il y ait possibilité de $<>a, il faut que la Chose soit absente, il faut
qu’elle soit perdue. Nous disons il faut, mais en vérité il ne peut pas arriver
autrement, car quand la Chose est présente, il n’y a que sa présence réelle et rien
d’autre. Alors, quand le fantasme est présent, la Chose est absente. Le sujet divisé
devant l’objet du désir a perdu la Chose, et il faut qu’elle reste perdue, qu’elle reste
absente. Car si le sujet avait la Chose il serait la Chose. Celle-ci n’est représentable que
par elle-même, elle est donc irreprésentable pour le sujet. Pour que le sujet puisse se
représenter la Chose, il devra être sa représentation réelle et se confondre avec elle3.
Pour que le sujet ne se confonde pas avec la Chose, il devra donc la perdre.
Car le sujet pour qui la Chose est réellement représentable, est la Chose, il n’est plus
un sujet face à son objet, mais dans une totale confusion, il est la Chose. Pour nous
représenter réellement la Chose il faut donc être la Chose. « C’est la mort ou la folie »
nous dit D. Pavòn Cuéllar. Si nous ne sommes pas la Chose, alors elle ne peut pas
être représentable pour nous. La Chose est donc réellement irreprésentable pour le

1
Pavòn Cuéllar, D. Cours cité, inédit.
2
Pour reprendre la mathème lacanien qui écrit la structure du fantasme : $ <> a.
3
« The thing », film nord-américain de John Carpentier (1982), parle d’une certaine manière, avec beaucoup
d’imagination -pour ne pas dire d’imaginarisation- de cette question. Ce film de science-fiction inspiré de la
nouvelle de John W. Campbell, Who goes there ? (1937), raconte les aventures cauchemardesques d’un groupe
de scientifiques nord-américains basés sur l’Antarctique, qui doit avoir affaire à « The thing ». Ici, la Chose est
une sorte de créature extraterrestre qui « reste toujours en vie », elle n’a pas de forme en soi, mais elle assume
l’apparence de n’importe quel organisme vivant. La Chose de John Carpentier « a besoin d’être seule avec une
forme de vie » pour l’imiter à la perfection. Quand un organisme vivant est en présence d’elle, il devient la
Chose, il n’est plus un organisme vivant quelconque, il est la Chose. Le réalisateur américain nous présente son
image de la Chose : il s’agit d’un monstre, une sorte d’Alien, mélange de toutes les formes vivantes, qui « ne
veut pas se montrer » et qui est « vulnérable à découvert ». Chacun des membres de l’équipe est susceptible
d’être la Chose, ils se demandent « qu’est-ce qu’elle veut ? », ils ne savent pas ce que c’est, et ils ne savent pas
non plus qui d’entre eux est la Chose. Car ceux qui ont été en présence d’elle, sont devenus la Chose : un des
personnages affirme « si j’étais une imitation, une parfaite imitation, comment savoir qu’il ne s’agit pas de
moi ? ». Dans The thing – comme dans la plupart des films nord-américains d’action – tout le monde meurt,
même le héros qui mourra tout en essayant de sauver le monde de la terrible menace de la Chose.

44
sujet qui l’a perdue ; celui qui la retrouve réellement, nous insistons, devient la
Chose.

On peut logiquement déduire que l’irreprésentabilité de la Chose pour le sujet


comporte une distinction d’avec la Chose. Ainsi, pour le sujet qui est distinct de la
Chose, celle-ci ne peut être représentée que par autre chose, le sujet a perdu la Chose
et, à sa place, il trouve, ou il crée, autre chose. Mais cette autre chose, cette
représentation n’est pas réelle mais imaginaire car ne présentant pas la Chose, elle ne
fait que la représenter par autre chose. Nous voilà du côté de la sublimation. Dans la
sublimation, une représentation, non pas réelle mais imaginaire, présente autre chose
pour représenter la Chose. C’est pour cela que, comme nous le verrons 1, les
anamorphoses peuvent nous enseigner quelque chose de la sublimation : ces jeux de
perspective « montrent en apparence tout autre chose que ce qu’ils représentent en
effet »2. Mais – et c’est ici le véritable problème de la sublimation – cette autre chose
comme représentation imaginaire de la Chose peut aussi présenter la Chose. Cela
dépend du degré de sublimation. Nous y reviendrons3.

Pour l’instant, disons que malgré la thèse de Louis Marin, la représentation


n’est une présentation que dans la folie, la mort, ou dans la sublimation où elle est une
re-présentation. Car dans tous les autres cas, la représentation ne présente pas la
Chose. Autrement dit, la représentation de la Chose n’est une présentation de la
Chose que dans le réel de la folie ou de la mort et dans l’imaginaire de la
sublimation. Dans tous les autres cas, la représentation imaginaire, non seulement ne
présente pas la Chose, mais elle n’est même pas une représentation de la Chose. Une
représentation imaginaire non-sublimée n’est qu’une représentation d’autre chose,
disons de la petite chose. Ici, loin de présenter la Chose, la représentation la voile, la
recouvre.

Tableau V. Sur l’irreprésentabilité de la Chose.

imaginaire - imaginaire imaginaire élevé au réel réel-réel

Le sujet La Chose n’est Le sujet


se représente représentée que par se représente
autre chose qui prétend autre chose la Chose
représenter la Chose pour le sujet avec laquelle il se confond

1
Cf. notre chapitre 2.5. « De l’architecture primitive à l’anamorphose ». p.p. 190-199.
2
Niceron, P. La perspective Curieuse du Révérend Niceron Minime, Divisée en Quatre Livres avec l’Optique et
la Catoptrique du R. P. Mersenne du même Ordre, mise en lumière après la mort de l’Auteur, Jean du Puis, Paris,
1663, p. 89. Cité in Catalogue de l’exposition Anamorphoses, miroirs à merveilles, musée de la Lunette, 2 mai –
30 août 2004. Ed. Ferréol, Meyzieu, Morez, 2004, s. p. Cf. notre chapitre 2.5. « De l’architecture primitive à
l’anamorphose », p.p. 190-199.
3
Nous verrons plus tard que l’objet sublimé, comme représentation imaginaire de la Chose se présente
représentant autre chose que lui-même, la Chose. Il représente la Chose par autre chose, mais au même temps, il
rend présente la Chose qu’il représente. Il s’agit de sublimation car c’est par autre chose que la Chose peut être
rendue présente sans qu’il y ait pour autant confusion du sujet avec la Chose. Ainsi, penser la représentation
imaginaire comme une présentation implique poser l’imaginaire dans son rapport au réel et non plus comme
simple obstacle au symbolique. C’est, pensons-nous, tout l’enjeu de la sublimation lacanienne des années
soixante.

45
« Ressemblance » « Re-présentation » « Identité »
Une autre chose ressemble Autre chose re-présente La Chose est identique
à la Chose la Chose à elle-même
i(a) ≅ Chose i(a) ↑ Chose a = Chose
La Sachvorstellung La Sachvorstellung L’objet a
ressemble à la Chose mais n’est pas la Chose mais est la seule
elle n’est pas elle est élevée représentation réelle
la Chose à la dignité de la Chose de la Chose
Imaginarisation Elévation Confusion
Représentation Re-présentation Présentation
pour le sujet du désir pour le sujet du désir de la Chose
d’autre chose de la Chose

Décomposition de la représentation freudienne

Nous ne pouvons pas concevoir la Chose, nous ne pouvons pas nous


représenter la Chose sans nous confondre avec elle, sans être la Chose. La Chose est
réellement irreprésentable pour le sujet. Pourtant, nous pouvons bien concevoir une
chose autre que la Chose. Le sujet peut bel et bien se représenter autre chose. Qu’est-
ce donc cette autre chose dont la représentation voile la Chose ? Autrement dit,
qu’est-ce qu’une représentation qui ne représente ni ne présente la Chose ? En termes
freudiens, il s’agit de la Sachvorstellung, la représentation de chose1 qui est en rapport
avec la Wortvorstellung, la représentation de mot.

1
Rappelons qu’en allemand, il y a deux termes pour « chose » : Sache et Ding. La Chose réelle est le Ding à la
dignité duquel sera élevée sa représentation imaginaire, soit la Sachvorstellung, la représentation de chose. Cf.
aussi notre chapitre 2.2.1. « La Chose de Freud » p.p. 119-128.

46
C’est en 1891, dans sa « Contribution à la conception des aphasies », que Freud
avance pour la première fois ces termes 1, mais ici la Sachvorstellung, la représentation
de chose,2 est désignée par le terme Objektvorstellung, représentation de chose. Tout
en posant une théorie de la représentation, Freud décompose la représentation.

Tableau VI. Freud, 1891. 1ère décomposition de la représentation.

Représentation

Face signifiée Face signifiante

Wort (image sonore) + Wort


Objektvorstellung
Association Unité de base

Complexe représentatif Simple représentation

Pourvue de signification Vide de signification

Dès cet écrit qui date de la pré-histoire de la psychanalyse, Freud décompose


la représentation ; il essaie d’en dégager deux côtés que nous pouvons désigner
comme une face signifiante et une face signifiée. Il nous dit que « la simple
représentation », einfache Vorstellung, est « quelque chose d’élémentaire » et il la
distingue « nettement » de « ses combinaisons avec d’autres représentations »3. Le
« mot », Wort, est « l’unité de base de la fonction du langage » tandis que la
représentation de mot, Wortvorstellung, est une combinaison, une association : Wort1
+ Wort2 + Wort3… Wort n. La représentation de mot est constituée de différents
éléments : l’image sonore, l’image visuelle de la lettre, l’image motrice du langage,
l’image motrice de l’écriture4. Le Wort serait donc ce quelque chose d’élémentaire,
une simple représentation, qu’il faut distinguer de la Wortvorstellung, soit de
l’association des Worte et de ses éléments 5. A son tour, la représentation de mot se
différencie de l’Objektvorstellung, de la représentation d’objet. Freud définit la
première comme un « complexe représentatif clos », et il souligne ce caractère « clos »
de la représentation de mot ; la représentation d’objet, en revanche, est définie

1
Freud, S. « Zur Auffassung der Aphasien », Ficher Taschenbuch Verlag, Frankfurt,1992, p. 121. Traduction :
Contribution à la conception des aphasies, C. Van Reeth (trad.) PUF, Paris, 1983, p.p. 127-128.
2
C’est dans son texte de 1915, que Freud avancera le terme de Sachvorstellung, représentation de chose : « Nous
voyons maintenant ce que nous pouvons appeler la représentation d’objet conscient se scinder en représentation
de mot et représentation de chose ». Cf. « L’inconscient » in Métapsychologie, Op. Cit., p. 116.
3
« Zur Auffassung der Aphasien », Op. Cit., p. 99. Trad., Contribution à la conception des aphasies. Op.Cit., p.
105.
4
« Zur Auffassung der Aphasien », Op. Cit., p. 117. Trad., Contribution à la conception des aphasies. Op.Cit.,
p. 123.
5
Dans le séminaire sur l’éthique, Lacan souligne la différence entre la Vorstellung et les Wortvorstellungen, ces
dernières « instaurent un discours qui s’articule sur les processus de la pensée. […] Nous ne connaissons rien des
processus de notre pensée, si […] nous ne faisons pas de psychologie », c’est-à-dire si nous ne les relions pas
avec des Sachvostellungen, in Le Séminaire, Livre VII, Op. Cit., p. 76

47
comme un « complexe ouvert »1. Si elles sont distinctes, la représentation de mot est
toutefois « reliée » à la représentation d’objet par l’image sonore, das Klangbild. C’est
celle-ci qui signifie le mot. Ainsi, le Wort, l’unité de base, la simple représentation, est
vide de signification, il faut qu’il soit articulé avec d’autres Worte et que cette
articulation soit reliée à un complexe ouvert de représentations pour qu’il puisse
signifier quelque chose ou mieux dit, pour qu’il puisse signifier le complexe. De tous
les éléments de la représentation de mot, Freud donne la primauté à l’image sonore,
elle « représente le mot ». Du côté de l’objet, ce sont plutôt les images visuelles qui
« représentent l’objet » et Freud de souligner que l’Objektvorstellung ne contient que
« l’apparence » d’une « Chose », « Ding »2.

Voilà la Chose que nous avions perdue ! Pour le Freud de 1891, il s’agit de ce
dont les « différentes ‘propriétés’ sont révélées par ces impressions sensorielles » que
nous « recevons » d’elle. L’apparence de la Chose, en revanche, « se réalise » par le
truchement de l’association de ces impressions dans la représentation d’objet 3. Nous
remarquons que, dès 1891, l’association est pour Freud du côté du semblant. Nous
trouvons, dans ce texte, une distinction entre la Chose, l’apparence de la Chose ou la
représentation de chose et la représentation de mot, différente à son tour de l’unité
de base qu’est le mot.

Maintenant, nous pouvons commencer à répondre à notre question : une


représentation qui ne présente ni ne représente la Chose en est une qui a un rapport
de ressemblance avec la Chose. La représentation d’objet, qui plus tard sera désignée
par Freud comme représentation de chose4, ne représente pas la Chose mais l’objet,
comme Freud lui-même le souligne. Elle ne représente pas la Chose réelle mais la
chose imaginaire, celle qui n’a que l’« apparence » de la Chose ; elle représente donc
cette chose, « produit de l’action humaine en tant que gouvernée par le langage »,
elle représente les « choses du monde humain »5 et les choses de ce monde des
réalités humaines ne sont pas réelles mais imaginaires. Nous pouvons ainsi rapporter
le Wort freudien, cette unité de base vide de signification, au signifiant lacanien
inscrit dans l’ordre symbolique et la Sache, cette chose qui n’a que l’apparence de la
Chose, au signifié lacanien, relevant de l’imaginaire.

En 1891, c’est à partir de l’image sonore, c’est-à-dire le signifiant verbal, que la


signification est possible. C’est à partir d’elle que la représentation de mot est reliée à
la représentation de chose déterminant ainsi la signification, la formule freudienne de
celle-ci étant : Wort (image sonore) + Objektvorstellung. On remarque, déjà dans le
Freud de 1891, l’idée qu’il faut mettre de l’imaginaire dans le signifiant, c’est-à-dire
qu’il faut joindre au mot une représentation de chose pour comprendre quelque
chose. En ce qui concerne la différence entre le Wort et la Wortvorstellung, nous

1
Freud, S., « Zur Auffassung der Aphasien », Op. Cit., p. 121. Trad., Contribution à la conception des aphasies.
Op.Cit.,p. 127.
2
Entre guillemets dans le texte allemand. Ibid., p. 122. Traduction, p. 127-128.
3
Ibid.
4
Cf. « L’inconscient » in Métapsychologie, Ed. Gallimard, Paris, 1968, p. 118.
5
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Lé Séminaire, Livre VII, Op. Cit., p. 58.

48
pouvons dire que le Wort est ici le S1 tout seul, tandis que les Wortvorstellungen sont
déjà une association, une articulation signifiante, soit S1→ S2, la structure signifiante.

Cette première décomposition de la représentation sera explicitement étudiée


par Freud en 1915, où il amènera de nouvelles informations et un nouveau terme qui
donnera beaucoup de maux de tête aux psychanalystes : la Vorstellungsrepräsentanz,
représentant de la représentation.

Le créateur de la psychanalyse ne s’est pas contenté de décomposer


timidement la Vorstellung comme il le fait en 1891. Un peu plus de vingt ans après,
Freud, fin clinicien, écrit, « l’observation clinique nous oblige maintenant à
décomposer ce que nous avons conçu jusque-là de façon homogène »1.

Tableau VII. Freud, 1915. 2ème décomposition de la représentation.

Représentation
Vorstellung Repräsentanz

Face signifiée Face signifiante

Sachvorstellung Repräsentanz

Représentation Représentant

Ce qui est signifié Ce qui est signifiant

Freud essaie de dégager la représentation de son caractère purement


représentatif, il la débarrasse de son côté significationnel, si nous pouvons dire, et ce
faisant il l’arrache à la tradition. En 1891, Freud distingue la « simple
représentation », le Wort, de la « représentation » ou de l’association de
représentations, les Wortvorstellungen et les Objektvorstellungen comme telles. En 1915,
dans Le refoulement, il distinguera la Vorstellung, la représentation, de la
Vorstellungsrepräsentanz, le représentant de la représentation. Cheminons doucement.

Quand Freud parle de la représentation de la pulsion, il n’utilise pas


Triebvorstellung mais Triebrepräsentanz. Il n’y a pas de représentation de la pulsion,
mais elle a un représentant. « Il faut considérer – nous dit Freud - à côté de la
représentation (Vorstellung), quelque chose d’autre qui représente la pulsion ». La
pulsion n’est pas représentée par une représentation, elle n’est pas une
représentation (Vorstellung), car celle-ci est associée aux mots et aux choses, aux
Worte et aux Sachen et non pas au Trieb. « Pour cet autre élément du représentant

1
Freud, S. « Le refoulement » (1915) in Métapsychologie. Op. Cit., p. 54

49
psychique – continue-t-il – le nom de quantum d’affect est admis » (Für dieses andere
Element der psychischen Repräsentanz hat sich der Name Affektbetrang eingebürgert)2.

La pulsion ne peut donc être représentée que par un représentant


(Repräsentanz). Mais nous remarquons que ce représentant pulsionnel a deux
éléments : la représentation et le quantum d’affect. Celui-ci « correspond à la pulsion
en tant qu’elle s’est détachée de la représentation ». On comprend alors que la
pulsion a un représentant psychique, qui se constitue d’une représentation, dont il se
détachera, et d’un quantum d’affect. Le destin de ce dernier « appartenant au
représentant est de loin plus important que celui de la représentation »1. Ainsi, le
refoulement porte sur le représentant du quantum d’affect, car sa « liquidation » est
la « véritable tâche du refoulement »2.

Pour Freud, ce quantum d’affect ne correspond à autre chose qu’à l’angoisse et


donc au réel. Ainsi, la pulsion freudienne est du côté du réel, elle est l’irreprésentable
de la métapsychologie. Dans le texte sur l’inconscient, il souligne que non seulement
la pulsion « ne peut jamais devenir objet de la conscience », mais que « dans
l’inconscient aussi », elle « ne peut être représentée que par la représentation » (« Er
kann aber auch im Unbewussten nicht anders als durch die Vorstellung repräsentiert sein »)3.
Il n’y a pas de contradiction ici car le texte sur le refoulement – et le texte allemand –
nous permet de comprendre cette représentation en tant que Vorstellungsrepräsentanz,
c’est-à-dire en tant qu’une représentation qui n’est pas représentative. Car elle n’est
que le représentant de quelque chose qui n’a pas de représentation.

Mais, c’est ici qu’entre en jeu la Vorstellung, cet autre élément du représentant
psychique. C’est elle qui porte la signification même si celle-ci est déterminée par le
signifiant. Le représentant ne signifie rien, il n’est qu’un représentant, tel le
diplomate qui représente son pays sans que sa signification propre n’intervienne 4.
S’il nous est permis de faire des corrélations avec la théorie de la représentation telle
que Freud l’expose dans le texte sur les Aphasies, alors nous pouvons dire que le
Repräsentanz n’est autre chose que l’image sonore du Wort, l’unité de base vide de
signification, la « simple représentation » à valeur signifiante ; les représentations de
mot étant aussi des représentants car elles sont vides de signification. Celle-ci entre
en jeu dans la Sachvostellung qui relève de l’imaginaire. Nous avons donc affaire au
représentant symbolique d’une représentation imaginaire, c’est le Wort lié à
l’Objektvorstellung du Freud de 1891. La Wortvorstellung étant l’association des
représentants symboliques.

2
Freud, S. « Die Verdrängung » in G.W. S. Fischer Verlag, t. X, p. 255. Traduction, « Le refoulement » Op.
Cit., p.p. 54-55.
1
Freud, S. « Die Verdrängung » in G.W. S. Fischer Verlag, t. X, p. 256. Traduction, « Le refoulement » Op.
Cit., p. 56
2
G.W., Ibid., p. 259. Traduction : Ibid., p. 60.
3
« Das Unbewusste » in G.W. t. X, p.275-276. Traduction : « L’inconscient » in Métapsychologie, Op. Cit., p.p.
81-82
4
Rappelons que Lacan insiste sur ce que le « terme de Repräsentanz est à prendre dans ce sens. Le signifiant a à
être enregistré comme tel, il est au pôle opposé de la signification. La signification, elle, entre en jeu dans la
Vorstellung ». Lacan, J. « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre XI, Ed.
du Seuil, Coll. Points Essais, Paris, 1973, p. 246

50
Comme nous venons de le dire, un représentant symbolique représente
quelque chose qui n’a pas de représentation, certes, mais il faut dire qu’il représente
aussi la représentation qu’on se fait de ce quelque chose qui n’en a pas. Autrement
dit, le représentant symbolique représente aussi bien la Chose que la représentation
de chose, c’est-à-dire sa représentation imaginaire. Celle-ci ne représente ni ne
présente la Chose, car elle ne contient que son apparence, elle n’est qu’une image de
la Chose. Pourtant, le représentant symbolique représente, et la Chose et sa
représentation imaginaire. Or, il ne représente la Chose que pour autant qu’elle est
absente.

La représentation de chose ne contient que « l’apparence » de la Chose, affirme


Freud en 1891. Comme nous l’avons dit plus haut, la chose de la Sachvorstellung n’a
avec la Chose qu’un rapport de ressemblance. Suivant D. Pavon Cuéllar, nous avons
pris le Saint Graal comme paradigme de la représentation réelle du corps du Christ
comme Chose (ceci pour les légendaires chevaliers de la Table Ronde et non pas pour
nous, gens raisonnables). Dans ce sens, la représentation imaginaire du Christ, que
nous rapportons ici à la représentation de chose freudienne et au signifié lacanien, est
une quelconque peinture ou sculpture de Jésus. L’une et l’autre ont bel et bien
l’apparence de Jésus telle que nous pouvons l’imaginer à partir des Ecritures. Mais
dans une peinture, rien ne reste de la matérialité, soit de la chair et des os, du corps
du Christ, rien. Il n’y a que ressemblance. Une image religieuse de Jésus est semblable
à Jésus-Christ, point. Du côté du représentant symbolique, que nous rapportons ici
au simple Wort du Freud de 1891, au Repräsentanz, à la Wortvorstellung du Freud de
1915 et au signifiant lacanien, ce représentant symbolique est donc le mot « Jésus ».
Le représentant symbolique n’a ni l’apparence de la Chose ni sa matérialité, il n’a
qu’un rapport arbitraire avec la Chose. Mais tout arbitraire qu’il soit, ce rapport est
fondamental. Nous avons toujours à faire avec ce rapport arbitraire. Le représentant
symbolique ne signifie rien1, il est vide de signification, pourtant c’est lui qui signifie
la représentation de chose, le signifié 2. Mais dans l’un comme dans l’autre, rien ne
reste de la Chose.

Or, dans ce même texte sur l’inconscient, Freud parle du rapport des mots aux
Choses3. Il reprend l’idée qu’il avait déjà exprimée en 1900, dans sa science des rêves,
d’après laquelle « les mots dans le rêve sont fréquemment traités comme des
Choses (Dinge) »4. En 1915, Freud reprend cette idée pour parler du langage des
schizophrènes où la relation de mot (Wortbeziehung) « prédomine » sur la relation de
chose (Sachbeziehung)5. Le rapport d’analogie, de ressemblance, est supprimé, la
représentation de chose n’intervient pas, ne restent que les mots et les Choses car
1
Cf. Le chapitre XIV du séminaire sur les psychoses dont le titre est justement « Le signifiant, comme tel, ne
signifie rien ». In Le Séminaire, livre III, Ed. du Seuil, Paris, 1981, p.p. 207-220.
2
Rappelons ce sur quoi insiste Jacques Lacan en 1954 : « Quand on parle du signifié, on pense à la chose, alors
qu’il s’agit de la signification. Néanmoins, chaque fois que nous parlons, nous disons la chose, le signifiable, à
travers le signifié. Il y a là un leurre, car il est bien entendu que le langage n’est pas fait pour désigner les choses.
Mais ce leurre est structural dans le langage humain et, en un sens, c’est sur lui qu’est fondée la vérification de
toute vérité », « Les écrits techniques de Freud » in Le Séminaire, livre I, Op. Cit., p. 376-377.
3
« L’inconscient », Op. Cit., note 1, p. 113.
4
Die Traumdeutung, in G.W. t. II-III, p. 301-302. Traduction : L’interprétation des rêves, Meyerson, I. (trad.),
PUF, 1967, p. 257.
5
« Das Unbewusste » in G.W. t. X, p. 299-300. Traduction : « L’inconscient », Op. Cit., p. 116

51
« c’est l’identité verbale et non la similitude des Choses désignées », qui commande.
Ici, mot et Chose n’ont pas un rapport arbitraire comme c’est le cas du représentant
symbolique lié à la représentation imaginaire de la Chose. Ici ils ont plutôt un
rapport « d’identité » comme c’est le cas du rapport de la Chose avec sa
représentation réelle. Et Freud d’affirmer : « mot et Chose ne se recouvrent pas »1.
Dans la schizophrénie donc, le mot ne recouvre pas la Chose, le mot n’arrive plus à
représenter symboliquement sa représentation imaginaire, comme il arrive très bien
à le faire dans ce que Freud appelle les névroses de transfert. Dans la schizophrénie,
les mots sont pris pour des Choses. Nous y reviendrons2.

La représentation freudienne n’est pas quelque chose d’homogène, mais


quelque chose de décomposé. Or, Freud ne s’est pas contenté de décomposer la
Vorstellung, il lui fallait ajouter un autre terme, Vorstellungsrepräsentanz. Ce terme
était nécessaire pour souligner les deux faces de la représentation, l’une signifiante,
l’autre signifiée.

Du côté de la Vorstellung, Freud laisse la représentation telle que la tradition


peut la concevoir, c’est-à-dire comme une représentation de quelque chose. La
représentation imaginaire, la Sachvorstellung, est du côté de la conception. Nous
pouvons très bien « concevoir » les choses, il s’agit de « la simple vue que nous
avons » d’elles, nous disent les théoriciens de la Logique du Port Royal. Et ils
ajoutent : c’est « comme lorsque nous nous représentons un soleil, une terre, un arbre,
un rond, un carré, la pensée, l’être »3. Quand nous nous représentons un soleil ou
l’être, nous ne faisons que concevoir l’apparence du soleil ou de l’être tels que nous
pouvons les voir. Ici, représenter c’est voir ; on ne peut donc se représenter que le
visible. Etant donné que c’est nous qui nous les représentons, il ne s’agit que de notre
propre représentation du soleil ou de l’être, de notre propre représentation des objets
du monde, des objets que nous pouvons voir. Car il est évident que nous ne pouvons
pas avoir « la simple vue » des choses que dans la réalité du monde humain. Ainsi, la
réalité, c’est toujours ma réalité du monde.

Du côté du Repräsentanz, ou même de la Vorstellungsrepräsentanz, Freud


arrache la représentation à la tradition. Ici, elle ne représente que quelque chose qui
n’a pas de représentation, quelque chose dont nous ne pouvons pas avoir une
« simple vue » ; cette Chose qui n’a d’image que la mienne, la tienne, la sienne, la
nôtre, la vôtre, la leur ; il ne s’agit donc pas de l’image de la Chose car elle n’en a pas,
mais plutôt de l’image que moi, toi, il, vous, elles, que nous imaginons de la Chose
ou mieux dit, l’image que nous voyons des choses du monde, choses qui sont déjà
nos propres représentations imaginaires de cette Chose qui n’a pas d’image.

1
Ibid.
2
Cf. plus loin, p.62.
3
A. Arnaud et Pierre Nicole. La logique ou l’art de penser, (1662). Ed. Gallimard, Paris, 1992. p. 30. Les
italiques sont à nous.

52
Nous pouvons donc dire que les dimensions réflexive et transitive de la
représentation, se représenter quelque chose, restent du côté de la Sachvorstellung, car ce
que nous nous représentons, c’est une petite chose du monde, notre propre
représentation de nous-mêmes, notre image. C’est la partie significationnelle ou
représentative de la représentation. Du côté de la Vorstellungsrepräsentanz, la
dimension réflexive est supprimée, il ne s’agit plus de se représenter, mais de
représenter quelque chose qui n’a pas d’image mais qui a eu lieu ; et en ayant eu lieu,
elle a laissé une trace. Ici, on est plus proche de la partie matérielle de la
représentation. Le représentant n’est au fond que le représentant symbolique d’une
représentation imaginaire de la Chose1.

Les choses du monde humain sont nos propres images de la Chose, certes,
mais ces choses ne sont des représentations imaginaires de la Chose que parce
qu’elles sont signifiées, déterminées, par le signifiant, par notre parole signifiante. Et
si le signifiant détermine le signifié, c’est par la place qu’il occupe dans une structure
signifiante. Comme nous l’avons dit plus haut, nous trouvons déjà en 1891,
l’intuition freudienne de la détermination du signifié par le signifiant, il s’agit de
l’Objektvorstellung gouvernée par la Wortvorstellung.

Image et représentation

Nous remarquons qu’il y a un rapport entre la face signifiée de la


représentation et l’image, entre Vorstellung et Bild. En 1895, dans l’ « Esquisse d’une
psychologie scientifique », quand Freud approfondit « l’événement de satisfaction »
Befriedigungserlebnis2, il parle de l’« image de souvenir », Erinnerungsbild. Une des

1
Risquant de simplifier un peu notre propos, prenons par exemple ce que l’Arioste écrit dans son Roland
furieux : « Quiconque vit jamais du ciel tomber le feu (Chi vide mai dal ciel cadere il foco) que lance Jupiter
avec un bruit horrible, et pénétrer au lieu où restent enfermés ensemble le charbon, le soufre et le salpêtre ; qui
vit que, dès qu’il entre et qu’il les touche un peu, le ciel semble flamber de même que la terre, que les murs sont
brisés, le lourd marbre arraché et qu’aussi les roches volent jusqu’aux étoiles ». Celui qui l’a vu « peut bien
imaginer que tel (s’imagini che tal), dès qu’en tombant il eut touché la terre, était le paladin (Roland) : c’était
avec un air, assez dur et terrible (con sì fiero sembiante aspro et orrendo) pour faire trembler Mars dans les
cieux, qu’il marchait ». Roland « court derrière lui (le roi Cimosco), plus vite que ne peuvent le croire et
l’estimer ceux qui ne l’ont pas vu (Lo séguita sì ratto, ch’ogni stima di chi nol vide, ogni credenza eccede ) ». Si
l’on n’a jamais vu le feu lancé par Jupiter alors, nous ne pouvons pas imaginer la fureur de Roland. L’image
visible de Jupiter lançant du feu représenterait réellement la fureur de Roland, elle rendrait présente cette fureur.
Roland se confondrait avec Jupiter, car « tel était le paladin ». L’Arioste nous invite timidement à halluciner
puisque pour nous représenter réellement la fureur de Roland, il faudrait voir Jupiter lançant du feu. « Ceux qui
ne l’ont pas vu » ne peuvent même pas l’imaginer. L’imagination est incapable de représenter réellement la
fureur de Roland, il faut voir « tomber le feu qui lance Jupiter », il faut l’halluciner. Mais nous autres, simples
lecteurs raisonnables du Roland furieux, nous ne pouvons que nous représenter la fureur de Roland autrement,
nous ne pouvons qu’imaginer un Jupiter furieux lançant du feu et ce serait la simple vue d’un homme furieux qui
pourra venir à notre aide. Ou bien, nous pouvons nous servir de l’image que Fragonard fait de ce passage où l’on
voit Roland qui, furieux, poursuit Cimosque pour le tuer. Fragonard s’est servi du texte pour illustrer ce passage.
Ainsi, le Roland furieux de l’Arioste serait, pour Fragonard, le représentant symbolique de sa représentation
imaginaire de Roland furieux. Voici le représentant de la représentation, Vorstellungsrepräsentanz. Or, la
Fureur, la Chose de Roland, est ailleurs, l’Arioste nous dit où : elle est dans la confusion de Roland furieux avec
Jupiter lançant du feu, elle est plutôt dans le monde des dieux que dans celui des hommes. « Fragonard et le
Roland Furieux » Chant IX, 78-80. (A. Rochon (trad.) Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1998), Les Editions de
l’amateur, Paris, 2003, p. 182, planche 76.
2
« Entwurf / Esquisse I et II » Cahiers du Secrétariat de l’Ecole de la Cause Freudienne à Strasbourg, S.
Hommel (trad.), p.p. 37-40 et « L’Entwurf einer Psychologie » in G.W. t. 19, Op. Cit., p.p. 410-412.

53
conséquences de cet événement de satisfaction est « l’investissement d’un neurone
qui correspond à la perception d’un objet »1. C’est cet investissement lié à la
perception d’un objet que Freud appelle « image de souvenir ». Mais cette image
n’apparaît qu’en présence de l’objet dont elle est l’image. Quelques chapitres après,
là où Freud traite des processus primaire et secondaire, il amène la représentation,
Vorstellung2 : Le moi peut tomber en état de détresse, Hilflosigkeit, quand « dans l’état
de vœu, Wunschzustande, il investit à nouveau le souvenir d’objet, Objekt-Erinnerung,
puis laisse se produire la décharge, alors que la satisfaction va nécessairement faire
défaut parce que l’objet n’est pas réel, mais qu’il n’est présent que dans la
représentation de fantasme »3 (nur in Phantasievorstellung4 vorhanden ist). Ici, l’image
se différencie de la représentation en ce que l’objet ‘réel’ dont elle est l’image est là,
c’est-à-dire qu’il est perçu et cette perception entraîne la production mécanique de
son image; tandis que dans la représentation, l’objet ‘réel’ qu’elle représente n’est pas
là, la perception ne le rencontre pas, mais elle, la représentation, est investie par le
moi. L’image serait alors, dans le réseau de mémoire du système ψ, l’investissement
de la perception d’un objet, et la représentation, l’investissement, dans ce même
système, de l’image de souvenir. Pourtant, Freud nous dit que le moi est incapable de
différencier perception et représentation ; il investit l’image de souvenir, sans se
soucier de prouver s’il y a en réalité quelque chose qui correspond à cette image, ou
mieux dit, il investit l’image car pour lui il y a toujours quelque chose qui y
correspond : une fois la représentation investie, l’objet ‘réel’ y est. Il s’agit de
l’hallucination, que Freud avait introduit juste avant en affirmant : « Je ne doute pas
que cette reviviscence du vœu donne d’abord la même chose que la perception, c’est-
à-dire une hallucination, Halluzination »5. Toute représentation est donc une image de
souvenir car pour le moi représentation et perception n’ont pas de différence. Quand
le moi investit l’image de souvenir, il ne fait alors rien d’autre qu’halluciner l’objet
dans la réalité. Nous pouvons le schématiser comme suit :

a) Perception (w) - production mécanique d’une image de souvenir (w) :

w = w

b) Pas de perception - investissement de l’image de souvenir, représentation (w’) :

∅ - w’

c) Pour le moi :
hallucination(w) - représentation imaginaire (w’) :

w - w’

1
Ibid., p. 3
2
Il avait déjà utilisé ce terme de Vorstellung, tout au début, au chapitre I « La conception quantitative », lorsqu’il
évoque les représentations hyperintenses de l’hystérie et la névrose obsessionnelle. Ibid., p. 2 et G.W. t. 19, Op.
Cit., p. 388
3
Ibid., p. 47.
4
Le terme de Vorstellung qui accompagne celui de Phantasie est en italique dans le texte allemand. G.W. t.19,
Op. Cit., p. 420.
5
Ibid., p. 40 et G.W. t.19, Op. Cit., p. 412. En italiques dans le texte allemand.

54
Sachant l’embarras dans lequel il a placé le système nerveux et pour essayer de
l’en sortir, Freud introduit le « signe de réalité », Realitätszeichen, c’est-à-dire un
« critère provenant d’ailleurs pour différencier perception et représentation »1. Ce
signe de réalité est envoyé à la conscience par les perceptions ; il n’est que
« l’information de décharge venant de P »2, venant du système perceptif. Si, comme
nous l’avons dit plus haut, lorsque le moi investit la représentation, il laisse « se
produire la décharge », alors tout investissement d’une image de souvenir sera
envoyé à la conscience en tant que signe de réalité. L’hallucination implique donc
une identification entre ce qui se passe dans le système nerveux et ce que le sujet
perçoit. Ainsi, comme le remarque Lacan, ce « test de la réalité » n’est qu’une
« comparaison de l’hallucination avec quelque chose qui soit reçu dans l’expérience
et conservé dans la mémoire de l’appareil psychique » 3.

Cela veut-il dire que le fonctionnement de l’appareil psychique tel que Freud
le représente en 1895 est l’hallucination ? Avec Lacan, nous répondons que « cette
hallucination est simplement […] une fausse perception »4. Pour le moi, une image de
souvenir investie - c’est-à-dire une représentation imaginaire - correspond à la réalité
perçue, ou encore mieux, la réalité perçue correspond à l’investissement, par le moi,
de cette représentation. Dans ce schéma de 1895, c’est grâce aux signes de réalité que
l’être vivant ne périt pas, car ils assurent que quelque chose va toujours correspondre
à la représentation ; il y aura toujours, dans la réalité, quelque chose qui reflète,
comme dans un miroir, l’image de souvenir investie. La conscience n’est que reflet de
la réalité et l’homme ne peut que prendre « vue de ce reflet du point de vue de
l’autre. Il est un autre pour lui-même ». C’est là qu’ « entre en jeu la fonction
imaginaire du moi »5, nous dit Lacan.

De la « représentation de chose » freudienne au « petit autre » lacanien

Récapitulons brièvement. Nous sommes partis de la thèse sur


l’irreprésentabilité de la Chose : nous ne pouvons pas nous représenter la Chose,
mais nous pouvons bien nous représenter autre chose que, pour nous, ressemble à la
Chose, sans la présenter ni la représenter. Nous avons alors posé la question : qu’est-
ce qu’une représentation qui ne représente ni ne présente la Chose ? Nous avons dit
qu’il s’agit de la Sachvorstellung freudienne et nous l’avons rapportée à la
représentation imaginaire, ce qui nous a obligés de démontrer qu’il y a un rapport
entre représentation et image. Ce rapport nous a amené à la fonction imaginaire du
moi, où l’homme est un autre pour lui-même. Notre parcours a eu donc comme point
de départ la représentation de chose freudienne et comme point d’arrivée le petit
autre lacanien.

1
Ibid., p. 47 et G.W. t.19, Op. Cit., p. 420. Ibidem.
2
Ibid., p. 48.
3
« Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre II, Ed. du
Seuil, Coll. « Points Essais », p. 150.
4
Ibid., p. 200.
5
Ibid., 156.

55
En 1954, pour étudier la fonction imaginaire du moi dans la théorie de Freud,
Lacan accomplit une étude sur les différents schémas freudiens de l’appareil
psychique. Il part de l’Esquisse pour arriver à la théorie du narcissisme, en passant
par le schéma de la Lettre 52 et l’appareil psychique de la Traumdeutung. Nous en
ferons un précis - tout en nous appuyant sur quelques remarques faites par Lacan en
1960 - afin de compléter ce parcours qui va de la Sachvorstellung au petit autre, c’est-
à-dire de la représentation de chose à l’image du corps propre, « car toute la
référence imaginaire de l'être humain est centrée sur l'image du semblable ».1

L’Esquisse

En 1895, Freud parle de « la structure du système neuronique »2 dont


l’économie se divise en deux composants : d’une part, la structure elle-même, Aufbau
qui sert à « tenir à l’écart la quantité », et d’autre part, la fonction de l’appareil qui est
celle de « décharger », il s’agit de l’Abfuhr de cette quantité.3 Pour Lacan, ce premier
appareil proposé par Freud « est essentiellement une topologie de la subjectivité – de
la subjectivité pour autant qu’elle s’édifie et se construit à la surface d’un
organisme »4. Lacan reprend ces deux notions et élabore leurs implications tout en se
servant de la lettre 52. Il reprend la fonction de la décharge, die Funktion der Abfhur et
l’articule à l’Ich, qui est introduit par Freud dans l’Esquisse comme une organisation
formée en Ψ définie comme « un groupe de neurones investis de façon constante qui
correspond au magasin à provisions exigé par la fonction secondaire »5. Cet Ich est
pour Freud « la totalité des investissements en Ψ »6 dont la présence « perturbe des
écoulements qui, la première fois, se sont accomplis de manière déterminée », ce qui
pour Lacan « caractérise une fonction régulatrice »7, et il souligne la notion de
fonction. Cet Ich freudien sera compris alors par Lacan comme « l’inconscient en
fonction » au niveau duquel « quelque chose se règle, qui tend à écarter le monde
extérieur »8. De l’autre côté, Lacan reprend la notion de Aufbau et l’articule aux
différentes inscriptions introduites par Freud dans la lettre 52 9, ce qu’il désigne
comme l’inconscient « en structure », à savoir, « la structure signifiante » qui
« s’interpose entre la perception et la conscience »10. C’est avec la proposition de ces

1
Ibid., 167.
2
Freud, S. « Esquisse », Op. Cit., p. 18.
3
Freud, S., Ibid.
4
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 51. Il est intéressant de remarquer que dans le terme
allemand pour la structure elle-même du système neuronique, Aufbau, nous trouvons le « bau » du verbe
« bauen », bâtir. Ce n’est pas par hasard que Lacan parle ici d’édification et de construction de la subjectivité.
5
Freud, S. Ibid., 44.
6
Ibid.
7
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 62.
8
Ibid., p. 64.
9
La première inscription est celle que Freud nomme « signe de perception », Percp. S., la deuxième est la trace
de l’inconscient, Incs. et la troisième, liée « aux représentations verbales » est préconscient. Précs. Mais les trois
inscriptions sont inclues dans la structure signifiante . In La naissance de la psychanalyse, PUF. p. 153 – 159. Il
s’agit, d’après Lacan, d’une « chaîne qui va de l’inconscient le plus archaïque à la forme articulée de la parole
chez le sujet ». « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 64.
10
Ibid. Lacan conclura « c’est la structure qui règle la décharge, c’est la fonction qui la retient », quand pour
Freud, « la structure du système neuronique » sert « à tenir à l’écart des neurones la quantité, tandis que sa
fonction » est « de les en décharger ». Nous ne voyons pas encore la portée de cette re-élaboration.

56
inscriptions, cette chaîne signifiante inconsciente qui se trouve entre Perception,
Wahrnehmung, et Conscience, Bewusstsein, que Freud continue l’élaboration de ce que
Lacan désigne comme « une topologie de la subjectivité »1 et que Freud nomme tout
simplement l’appareil psychique. Une des différences entre le modèle de 1895 (dans
l’Esquisse) et celui de 1896 (dans la Lettre 52) est que le premier, même s’il « est isolé
dans l’être vivant », il est toutefois identifié à l’appareil neuronique, c’est-à-dire qu’il
est situé quelque part. La Lettre 52 constitue en revanche le chantier du futur appareil
psychique du fameux chapitre VII de L’interprétation des rêves qui n’est logé nulle
part.

En 1895, Freud propose « non pas une architecture, mais un tampon »2, le
psychisme est compris comme « un système de filtrage ». En 1900, dans
L’Interprétation de rêves, il s’agira de la construction d’un « instrument » à productions
psychiques comparé à un appareil photographique 3, dont Lacan nous dit que le
« terme d’appareil psychique est tout à fait insuffisant »4, car Freud y introduit la
dimension temporelle. Il y a donc deux modèles, celui de 1895 et celui de 1900, dont
la différence, outre cette dimension temporelle qui fait du deuxième un modèle
logique, est la dissociation de la perception et de la conscience. Le modèle de
l’Esquisse les présente unies dans une « seule extrémité de l’appareil »5 plutôt située
du côté du système perceptif, le système ω, tandis que celui de la Traumdeutung les
dissocie.

Ce qui intéresse aussi bien Freud que Lacan est la fameuse relation entre
l’Umwelt et l’Innewelt. Freud l’introduit en 1895 par le biais de l’hallucination, cette
série de frayages, cette suite d’expériences qui feront surgir une image qui sera
reproduite dès que la même série est réactivée 6. Ce schéma de 1895 propose le
psychisme comme un système de filtrage, les appareils ϕ, ψ et ϖ se mettent en
marche : d’une part, en tant qu’un « écran protecteur contre la quantité »7 (Q) – c’est
le travail de neurones ϕ qui accueillent les stimulations venues de l’extérieur –
d’autre part, pour « réduire » et « limiter »8, ce qui reste des « grandeurs
d’excitation » (Qη) – c’est-à-dire le travail des neurones Ψ qui servent « à la mémoire
et aux processus psychiques en général » – et finalement, pour faire de la qualité
quelque chose de « discontinue » qui n’agisse plus comme une stimulation – c’est le
travail de neurones ω qui transforment la quantité en qualité –. Tout ceci est une des
bases premières pour saisir que, déjà en 1895, il y a pour Freud « la notion d’une
profonde subjectivation du monde extérieur », c’est-à-dire qu’en vérité on « a affaire
à des morceaux choisis de la réalité ».9

1
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 51.
2
Lacan, J. « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 162.
3
Freud, S., L’interprétation des rêves (1900), P.U.F., Paris, 1971, I. Meyerson (trad.) p. 456 - 457
4
Lacan, J. « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 154.
5
Lacan, J., Ibid., p. 196
6
Freud, S., L’Esquisee, Op. Cit., p. 40.
7
Freud, S. Ibid., p. 18.
8
Ibid., p. 30.
9
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » Op. Cit., p. 59.

57
En 1956, Lacan – qui n’avait pas encore détaché la Chose de l’Entwurf –
examine le moi dans la théorie de Freud et critique sévèrement la possibilité de la
sublimation. Pour lui, ce qui manque dans le modèle 1895, ce sont ce qu’il nomme les
« images préformées », les Gestalten1. Ce modèle de 1895 propose un moi, une
organisation qui « tamise » la quantité d’énergie déplacée en Ψ pour que
l’hallucination « donne la même chose que la perception »2, c’est-à-dire pour « qu’il
puisse y avoir comparaison (…) entre l’intérieur, là où l’image (…) est par nature
hallucinatoire, et l’extérieur »3. Même si l’imaginaire « doit être là », il manque
l’intervention des images préformées, « prédisposant le sujet vivant à un certain
rapport avec une forme typique qui lui répond spécialement », car l’imaginaire
« suppose un couplage biologique de l’individu avec une image de sa propre
espèce »4. Il n’y a pas de trace de cela dans l’Esquisse, nous dit Lacan. En revanche, il
y a la réponse freudienne au problème du rapport de l’hallucination à la réalité : la
construction du système ω, le système de la perception où Freud loge la conscience,
mais « la conscience ne colle pas au Moi »5, nous dit-il. On peut voir déjà en 1895
l’aperçu de la division du sujet : 1) il y a les neurones ω qui fournissent les qualités et
les sensations conscientes ; et 2) il y a aussi le Ich formé en Ψ qui a une fonction
régulatrice, il s’arrange pour qu’il y ait une adéquation entre ce qui se passe en Ψ, la
représentation à caractère hallucinatoire, et ce qui se passe en ω, c’est-à-dire quelque
chose qui correspond à la réalité. En 1895, Freud construit un schéma qui montre
qu’il y a un reflet adéquat du monde extérieur. Il en sentait la nécessité, car sans ce
reflet, l’être vivant ne peut que périr.

Or, ce n’est qu’en 1914, dans l’élaboration de la théorie du narcissisme que le


système perception-conscience sera mis « là où il doit être », soit « au cœur de la
réception du moi dans l’autre »6. C’est là que la conscience est bel et bien considérée
comme « reflet de la réalité »7, en ce que le narcissisme structure « toutes les relations
de l’homme avec le monde extérieur »8. C’est toute la démonstration du séminaire
sur le moi, dont la clef de voûte pour définir cette réalité n’est autre que le geste du
magicien : « pour sortir un lapin du chapeau, il faut toujours l’y avoir mis
préalablement » 9.

En 1960, Lacan introduit la Chose et consacre la moitié de son séminaire au


problème de la sublimation. Il considérera donc la question du rapport à la réalité à
partir de l’expérience de satisfaction élaborée par Freud dans l’Entwurf. Cette
expérience est « entièrement suspendue » au Nebenmensch10, qui est définie par Lacan
comme « cette réalité qui a rapport de la façon la plus intime au sujet »11 et de

1
Lacan, J. « Le moi dans la théorie de Freud », Op. Cit., p. 156.
2
Freud, S., Ibid., p. 40.
3
Lacan, J. Ibid., p. 153.
4
Ibid., p. 150.
5
Freud, S. Ibid., p. 69.
6
Lacan, J. « Le moi dans la théorie de Freud ». Op. Cit., p. 167.
7
Ibid., p. 153.
8
Ibid., p. 229.
9
Ibid., p. 90.
10
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » Op. Cit., p. 50
11
Ibid., p. 64.

58
laquelle il isole das Ding, « le premier extérieur ». Cette notion de das Ding, nous ne
l’approfondirons que plus tard1.

En ce qui concerne l’Esquisse, nous concluons ce qui suit :

a) Nous y trouvons un aperçu de la division du sujet.


b) La relation entre l’Umwelt et l’Innewelt est établie à partir de la construction
d’un système dont le principe de fonctionnement est l’hallucination, en
tant que fausse perception.
c) L’hallucination n’est autre chose que l’investissement d’une image de
souvenir, appelée représentation, qui correspond à la réalité.
d) La réalité perçue correspond à l’investissement, par le moi, de la
représentation.
e) Par conséquent, la réalité extérieure ne peut qu’être égale à ma propre
représentation de la réalité.
f) Or, même si nous y trouvons la notion d’un monde extérieur subjectivé il
n’y a pas la base du monde imaginaire comme tel car il n’y a pas la notion
de l’image du semblable.

L’interprétation des rêves

En 1900, Freud compare l’appareil psychique à un instrument


photographique. Il propose la notion de « lieu psychique » qui correspondra à « un
point de cet appareil où se forme l’image »2. Il prend le télescope comme exemple
pour ajouter que « ce sont là des points idéaux auxquels ne correspond aucune partie
tangible de l’appareil ». Freud nous dit, que c’est avec cette comparaison qu’il
« reconstruit » son appareil psychique. Mais l’illustration ne le satisfait pas et il
considère qu’il faut l’appréhender en tant qu’hypothèse et se garder de ne pas
prendre « l’échafaudage pour le bâtiment lui-même »3. Pour Lacan cet édifice
freudien de 1900 « n’est déjà plus l’appareil » ; il prend le bâtiment au sérieux et
souligne qu’il s’agit là des « images optiques qui ne sont nulle part », c’est-à-dire des
images qui « sont vues à tel endroit quand on est autre part pour les voir »4. Ceci lui
permet d’introduire le schéma optique qu’il articulera à la théorie du narcissisme et
que nous étudierons après.

Le schéma de l’appareil psychique freudien de 1900 a deux extrémités, l’une


perceptive, l’autre motrice. La conscience est ici placée juste avant cette extrémité,
avant la possibilité de l’acte, et donc à l’autre bout de la perception. Conscience et
perception sont ainsi dissociées, même si elles ont la même fonction. Voilà le
paradoxe de ce schéma. Outre ces deux extrémités, l’appareil psychique « a une
direction » : le processus psychique va de la perception à la motilité, à la possibilité

1
Cf. notre chapitre 2.2. « La Chose », p.p. 119-161.
2
L’interprétation des rêves, P.U.F., Paris, 1971, I. Meyer (trad.) p. 456.
3
Ibid., p. 457
4
Lacan, J. « Le moi dans la théorie de Freud », Op. Cit., p. 165

59
de l’acte, « de l’extrémité perceptive à l’extrémité motrice »,1 nous dit Freud. Mais il
peut aussi prendre le sens inverse et aller plutôt vers l’extrémité sensorielle pour
arriver « finalement au système des perceptions », aux images. Il s’agit du processus
que Freud nomme « régression » et dont les embarras seront longuement étudiés par
Lacan le 2 mars 1955 et les deux séances suivantes. Avec cette régression, Freud
cherche à répondre à la question du « caractère hallucinatoire » du rêve. Il souligne
deux caractères importants du travail du rêve : a) la figuration, Darstellung, de la
scène du rêve comme actuelle et avec omission du « peut-être » ; b) la transformation
de la pensée en images visuelles, visuelle Bilder, et en discours, Rede2. En
approfondissant cette deuxième particularité du rêve, il affirme qu’il y en a qui
transforment la représentation, Vorstellung, en image sensorielle, Sinnesbild3, le
caractère le plus général de ce type de rêves étant ce que la pensée « est objectivée,
mise en scène, vécue »4. Ce qui arrive aussi dans les hallucinations. Mais il nous dit
qu’il y a d’autres rêves qui ne sont faits que du « matériel de nos représentations,
Vorstellungen »5, c’est-à-dire des pensées qui n’ont pas été transformées en images. Ce
type de rêves ne contient donc que des pensées et guère d’images. Dans les rêves à
caractère hallucinatoire, non seulement les représentations sont transformées en
images, mais on y ajoute foi, on croit les vivre. C’est le cas du fameux rêve de l’enfant
mort qui brûle, dont le contenu est un reflet de la réalité 6. Ainsi, il y a une différence
entre les rêves qui ne sont faits que des pensées, des représentations sans images, et
les rêves dans lesquels, outre la transformation des représentations en images, celles-
ci sont vécues, objectivées, mises en scène. Nous pouvons rapprocher cette différence
de celle, à caractère cartésien, que nous avons étudiée dans le Freud de 1895 entre
l’image d’un objet ‘réel’ qui deviendra l’image de souvenir (l’objet dont elle est
l’image est là, dans la réalité) et la représentation (l’objet qu’elle représente n’est pas
là, mais le moi fait en sorte qu’il y soit).

Nous avons dit que, pour le moi, la représentation ne peut être qu’une image
de souvenir, Erinnerungsbild, car pour lui, l’objet est toujours là. L’appareil de 1900 se
constitue de deux extrémités, une perceptive, l’autre, motrice. Mais entre elles, il y a
ce que Freud appelle les « traces mnésiques », Erinnerungsspur7. Ici, Freud ne parle
plus d’image, Bild, mais de trace, Spur. Ces traces mnésiques peuvent s’articuler et
former un complexe de représentation, komplexen Vorstellungsakt. Ici, on est plutôt du
côté matériel de la représentation, car elle est forgée de traces et non pas d’images.
Comme Freud le souligne des 1891, les Wortvorstellungen s’associent, il s’agit de la
structure signifiante qui est entre la perception et la conscience. Même si Freud ne
construit la notion de Vorstellungsrepräsentanz que quinze ans après, il s’agit de cette
sorte de représentation. C’est donc cette représentation qui subit le retour en arrière,

1
Freud, L’interprétation des rêves, Op. Cit., p. 457.
2
Ibid., p. 454. G.W. t. II-III.,Op. Cit., p. 539.
3
Ibid., p. 454-455. G.W. t. II-III., Op. Cit., p. 540.
4
Ibid., p. 454. G.W. t. II-III.,Op. Cit., p. 540.
5
Ibid., p. 460. G.W. t. II-III.,Op. Cit., p. 547. Rappelons qu’en 1900, Freud n’avait pas encore l’outil de la
Vorstellungsrepräsentanz.
6
Le Père rêve que « l’enfant est près de son lit, lui prend le bras, et murmure d’un ton plein de reproche : « Ne
vois-tu donc pas que je brûle ? ». En effet, un bras du petit cadavre a été brûlé par un cierge qui était tombé
dessus ». Ibid., p. 433.
7
Ibid., p. 457. G.W. t. II-III.,Op. Cit., p. 543.

60
lequel, nous dit Freud, n’est pas le propre du rêve, car « le souvenir intentionnel, la
réflexion et d’autres processus (…) correspondent aussi à la marche en arrière (…) de
quelque complexe de représentation vers la matière première de traces mnésiques
qui est à sa base »1. La matière première n’est autre que la perception, l’image
sensorielle. Dans le rêve, ce retour en arrière « a le pouvoir de faire revivre de façon
hallucinatoire les images de perception, Wahrnehmungsbilder », tandis que pendant la
veille il « ne va jamais au-delà des images mnésiques », Erinnerungsbilder2.

Le processus psychique se propage donc de l’image sensorielle, de l’extrémité


perceptive, à la représentation forgée de traces et logée par Freud dans le système
inconscient, et de là, elle passe à la conscience et sort par l’extrémité motrice ; mais le
mouvement régrédient suppose que cette représentation « retourne à l’image
sensorielle d’où elle est sortie un jour »3.

En 1900, les images visuelles, visuelle Bilder, sont promues par Freud comme
l’équivalent des images de perception, Wahrnehmungsbilder ; le visuel est ici
équivalent du perceptuel, mais la perception est dissociée de la conscience. C’est là le
paradoxe de ce schéma. Comme le souligne Lacan, c’est justement cette « dissociation
de la perception et de la conscience qui oblige à Freud à introduire l’hypothèse d’une
régression pour rendre compte du caractère figuratif, c’est-à-dire imaginaire, de ce
qui se produit dans le rêve »4. Etant donné que la sortie du mouvement progrédient
est la motricité après la conscience, Freud est obligé de faire l’hypothèse d’un
mouvement régrédient qui aboutisse aux images. La formule que Lacan propose
pour ce qui se passe dans le rêve en est une faite de petites et de grandes lettres : iS,
soit imaginer le symbole, mettre le discours symbolique sous forme figurative 5.

iS traduit le mouvement qui va de la représentation forgée de traces à l’image.


Comme Freud lui-même le souligne, ce n’est que dans le rêve et l’hallucination
psychotique que les images sont revécues de façon hallucinatoire, pendant la veille,
ce mouvement régrédient ne va jamais au-delà des images mnésiques, c’est-à-dire
qu’il ne va jamais au-delà des images de souvenir, Erinnerungsbilder. Ce qui suppose
que l’image à laquelle amène le mouvement régrédient est quand même loin du plan
qualitatif où se produit la perception comme telle. Car il y a déjà eu un mouvement
progrédient et l’image de perception, Wahrnehmungsbilde, est déjà passée par les
systèmes que Freud appelle S1,S2, S3, etc. en laissant sa trace. L’image est dépouillée
de son caractère qualitatif pour en prendre un de plus en plus associatif. Comme
nous l’avons dit, les traces mnésiques s’associent et forment des représentations.
Mais l’un des critères posé par Freud pour cette association est la « ressemblance »,

1
Ibid., p. 461. G.W. t. II-III.,Op. Cit., p. 548.
2
Ibid.
3
« Nous appelons régression le fait que, dans le rêve, la représentation retourne à l’image sensorielle d’où elle
est sortie un jour » Ibid., p. 461. « Wir heiβen es Regression, wenn sich im Traum die Vorstellung in das
sinnliche Bild rückverwandelt, aus dem sie irgendeinmal hervorgegagen ist ». G.W. Op. Cit., p. 548.
4
Lacan, J. « Le moi dans la théorie de Freud ». Op. Cit., p. 203. Nous nous attardons à cette notion de la
régression parce que, pour le moment, ce qui nous intéresse c’est la question de l’imaginaire rapportée à la
représentation.
5
Ibid., p. 211.

61
Ahnlichkeit.1 Il s’agit d’une ressemblance entre les représentations, certes, mais en
plus, ou plutôt surtout, d’un rapport de ressemblance avec la Chose.

Elle revient cette Chose de laquelle on croyait avoir arrêté de parler ! Les
représentations dont le critère d’association est la ressemblance avec la Chose sont
des représentations de chose, des Sachvorstellungen. En 1900, Freud a besoin de
l’hypothèse d’un mouvement régrédient qui aboutisse aux images pour rendre
compte du caractère imaginaire de la représentation, de la face signifiée de la
représentation. Ce qui était présent dès 1891 où Freud pose que la chose de la
représentation imaginaire n’a que l’ « apparence » de la Chose. Or, rappelons que
dans son étude sur les rêves Freud souligne que certains ne sont faits que du
« matériel de nos représentations », c’est-à-dire des rêves faits des pensées qui n’ont
pas été transformées en images mais en discours, il s’agit ici de la face signifiante de
la représentation, soit des Wortvorstellungen. Celles-ci sont placées entre la perception
et la conscience car la représentation de chose « est reliée aux représentations de mot
qui lui correspondent »2 nous dit Freud en 1915. Avec ceci nous rejoignons ce que
nous avons dit au début de notre réflexion, soit que le Wort signifie la Sache, il est le
représentant symbolique d’une représentation imaginaire de la Chose. Ceci revient à
dire qu’il y a un rapport entre Sache et Wort, chose et mot, entre ce qui est signifié et
ce qui est signifiant, entre l’imaginaire et le symbolique. Mais la Chose est toujours
ailleurs.

Nous avons dit aussi que, dans le langage de schizophrènes, le mot ne


parvient pas à représenter symboliquement sa représentation imaginaire, car le
rapport de ressemblance est supprimé. Dans ce cas il n’y a pas de représentation
imaginaire liée à son représentant symbolique, il n’y a que « l’investissement de
représentations de mot » qui « est maintenu », il n’y a alors que le mot et la Chose.
Freud évoque l’exemple d’un jeune patient pour qui « chaque trou était le symbole
de l’ouverture du sexe de la femme ». Le représentant symbolique devient ici la
représentation réelle de la Chose, il est la Chose : chaque trou représentait réellement
le trou, chaque trou rendait présent le trou. Dans ce cas, il n’y a pas le voile de
l’imaginaire dans lequel un trou dans la peau n’est que la représentation imaginaire
du trou, c’est-à-dire autre chose que le grand trou, soit un petit trou dans la peau, qui
ne fait peur à personne, car étant une image il voile le vide du trou. Dans le réel de la
schizophrénie, un trou, un simple petit trou dans la peau, est le grand trou toujours
identique à lui-même : « un trou est un trou » (« Loch ist Loch »)3 dit Freud.

Ainsi, nous pouvons dire que dans le réel, le mot à un rapport d’identité avec
la Chose, le représentant symbolique représente réellement la Chose ; dans
l’imaginaire, la chose n’en a qu’un rapport de ressemblance, l’autre chose qui
ressemble à la Chose, est signifiée par le signifiant car dans le symbolique cette chose
est liée au mot, celui-ci ayant un rapport arbitraire ou de différence avec la Chose. Il
s’agit du nœud « de la ressemblance, de l’identité et de la différence »4 dont parle
1
« L’interprétation des rêves », Op. Cit., p. 458. G.W. t. II-III.,Op. Cit., p. 544
2
« L’Inconscient » in Métapsychologie, Op. Cit., p. 117.
3
« L’Inconscient » in Métapsychologie, Op. Cit., p. 116. et G.W., t. X., Op. Cit., p. 299.
4
« Le moi dans la théorie de Freud… » in Op. Cit., p. 226.

62
Lacan pour rendre compte de ce qui se passe entre perception et conscience, c’est-à-
dire ce qui se passe dans l’appareil psychique de Freud de 1900.

Pour mettre à sa véritable place l’hypothèse de la régression Lacan étudie « le


rêve des rêves »1, celui de l’Injection d’Irma. Il le divise en deux phases. La première
va du début du rêve jusqu’au surgissement d’une certaine image terrifiante ; dans la
deuxième il y a l’apparition de la formule de la triméthylamine.

Dans toute la première phase, Freud est sur le plan de la résistance, mais voilà
qu’Irma ouvre la bouche, c’est là une image angoissante, le trou profond d’une
bouche, une « vraie tête de méduse », la « révélation de ce quelque chose d’à
proprement parler innommable, le fond de cette gorge ». Et Lacan de souligner qu’il
s’agit aussi bien « de l’objet primitif par excellence, l’abîme de l’organe féminin d’où
sort toute vie » que de « l’image de la mort où tout vient se terminer »2. Face à cette
Chose terrifiante, le rêveur, seulement parce qu’il s’agit de Freud, ne se réveille pas
mais continue à rêver. Pourtant, tout « dur » qu’il est, il fait appel à la foule de
semblables, il s’agit de « l’ego du sujet et son image », du moi de Freud et ses
représentations imaginaires qui permettent de voiler le trou terrifiant de la bouche
ouverte d’Irma : le docteur M, son ami Otto, Léopold. Face à la révélation de cette
Chose, de ce « tu es ceci, qui est le plus loin de toi, ceci qui est le plus informe » 3,
surgissent des autres derrières lesquels le moi de Freud « s’est évanoui, résorbé,
aboli »4. Face à l’apparition de la Chose, de ce trou qui dévoile le véritable être
chosique de Freud, face à cette « révélation du réel dans ce qu’il a de moins
pénétrable »5 le moi de Freud se décompose et apparaît « la série des moi », la série
de représentations imaginaires de l’être de Freud qui coïncident avec le moi. Freud
fait appel au « consensus de ses semblables, de ses égaux, de ses confrères, de ses
supérieurs ». De la sorte, il ne s’agit pas d’un état antérieur, d’une quelconque
régression aux images sensorielles, il s’agit d’une « décomposition spectrale de la
fonction du moi », qui est « évidemment une décomposition imaginaire ».

Dans la seconde partie du rêve, tous les petits autres imaginaires de Freud se
mettent à parler de la Chose, ils se mettent à parler d’elle, même si, ou plutôt parce
qu’elle est « quelque chose devant quoi tous les mots s’arrêtent et toutes les
catégories échouent », elle est « l’objet d’angoisse par excellence » 6. Le docteur. M.
dira « c’est une infection, mais ça ne fait rien », ce qui est signifié par Freud comme
une « consolation »7. En effet, la représentation imaginaire, recouvrant le vide
angoissant de la Chose, nous console, elle nous apaise. Mais ensuite apparaît la
formule de la triméthylamine. Au-delà de tout le bourdonnement de paroles
apaisantes surgit cette formule « comme le Mané, Thécel, Pharès de la Bible »8, nous dit
Lacan.
1
« Le moi dans la théorie de Freud » in Op. Cit., p. 204 et suiv.
2
Ibid., p.p. 226-227.
3
Ibid., p. 214.
4
Ibid., p. 219.
5
Ibid., p. 227.
6
Ibid., p. p. 227-228
7
L’interprétation des rêves, Op. Cit., p. 106
8
Lacan, J. Ibid., p. 218.

63
Dans la tradition biblique Mané, Thécel, Pharès, sont les trois mots mystérieux
qui furent écrits sur un mur par une main divine pendant le festin du roi Balthasar 1.
Ces trois mots restèrent affreusement mystérieux pour le roi jusqu’à ce que le
prophète Daniel vînt les déchiffrer et les lui expliquer : « Voici l’écriture qui a été
tracée : compté, pesé, divisé. Et voici l’explication de ces mots. Compté : Dieu a
compté ta royauté, et l’a achevée. Pesé : Tu as été pesé dans les balances, et tu as été
trouvé léger. Divisé : Ta royauté a été divisée, et a été donnée aux Mèdes et aux
Perses ». Comme le souligne Clermont-Ganneau, « parmi les passages énigmatiques
de l’Ancien Testament il n’en est peut-être pas qui aient piqué à un plus haut point la
curiosité des exégètes et provoqué de plus nombreux et de plus divergents
commentaires »2. Les rabbins se sont posés la question de la difficulté du
déchiffrement, on ne sait pas s’il s’agissait d’une écriture inconnue ou d’une
disposition insolite de caractères connus. La plupart d’entre eux se sont toutefois
prononcés pour cette seconde hypothèse 3. Le roi de Babylone aurait donc connu les
caractères de cette écriture mystérieuse mais il aurait été incapable de déchiffrer leur
organisation en leur donnant un sens. C’est justement ce que fait Daniel : il déchiffre
et il interprète. Rien de plus naturel puisqu’il s’agit d’un prophète. Dans le texte
araméen original, les trois mots ne sont pas trois, mais cinq car il y a la répétition du
mot mené et le dernier mot, étant par ailleurs au pluriel, est précédé de la conjonction
« et » : mené mené tequél ou-pharsìn, soit compté, compté, pesé et les divisants 4, dont la
construction grammaticale est assez incohérente. Dans son interprétation David ne
tient pas compte ni de la répétition du premier mot, mené, ni du pluriel du dernier
mot, pharsìn, précédé d’un « et ». Les traductions grecque et latine substituent les cinq
mots pour les trois qui sont les seuls présents dans l’interprétation de Daniel.
« L’auteur biblique se contente d’extraire de cet ensemble les trois mots essentiels, en
les ramenant à un type grammatical uniforme : mené, « compté », tequél, « pesé »,
pherès « divisé ». »5 Jusqu’ici, l’auteur biblique agit sinon en bon psychanalyste au
moins un bon déchiffreur, il extrait de la chaîne signifiante divine trois mots. Mais
ensuite, il les explique, les interprète, il y met du sens, il en tire donc « des
significations appropriées à la situation qu’il a en vue », c’est-à-dire l’avènement des
Perses. Ces significations qu’il en tire sont « adaptées aux circonstances qui le
préoccupaient »6. Daniel interprète la parole divine, une fois chaque mot mystérieux
déchiffré, il l’inscrit dans une phrase et l’interprète. Le sens du message, au fond,
c’est la fin du royaume de Babylone.

De nos jours, ces trois mots sont devenus populaires : dans son Dictionnaire de
l’usage de l’espagnol, par exemple, Marìa Moliner donne la signification de ces trois
mots : ils « servent à évoquer la fin prochaine, fatale et désastreuse que l’on prévoit
pour quelque chose »7.

1
Livre de Daniel, 5, 1-29.
2
Mané,Thécel, Pharès et le Festin de Balthasar, par M. Clermont-Ganneau. Imprimerie nationale, 1886.
3
Ibid., p. 4
4
Ibid., p. 6.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 8.
7
Moliner, M. Diccionario del uso del español, H>Z. Ed. Gredos, Madrid, 1967.

64
Or, si Lacan nous dit que la formule de la triméthylamine du rêve de Freud a
un « côté Mané, Thécel, Pharès » ce n’est surtout pas parce qu’il faut l’interpréter, mais
tout simplement parce que cette formule faite « de signes sacrés » a un caractère
« énigmatique, hermétique », exactement comme celle de la tradition biblique. Loin
d’être une formule à expliquer, elle est elle-même l’explication, elle est la « solution ».
Il faut s’arrêter à la première étape du déchiffrement de David, soit à l’arrachement
des trois mots de la phrase divine qui en avait cinq. Les théoriciens de l’ego
psychologie poursuivraient comme le fait David dans le deuxième temps de son
déchiffrement, ils interpréteraient. Mais ici cela ne serait pas du tout normal
puisqu’ils ne sont pas de prophètes mais des prétendus psychanalystes. Ils y
mettraient donc du sens bien adapté à une réalité qui coïnciderai parfaitement avec
leurs représentations imaginaires et non pas avec la vérité du sujet.

La solution à l’énigme n’est pas l’explication du mot, mais son apparition


comme telle, comme le souligne Lacan « il n’y a d’autre mot, d’autre solution à votre
problème, que le mot »1.

Pour finir, nous dirons que dans le rêve de rêves, il y a une distinction
ternaire entre la Chose, soit le trou de la bouche ouverte d’Irma, la seule image réelle
de l’être de Freud comme Chose, sa représentation imaginaire, tous les autres
docteurs amis de Freud qui naturellement lui ressemblent et le mot clos, la parole de
Freud, son être symbolique, soit la formule hermétique de la triméthylamine2.

En ce qui concerne l’Interprétation des rêves, nous concluons ce qui suit :

a) La relation avec l’extérieur est réglée par la conscience qui est dissociée de
la perception, obligeant Freud à introduire l’hypothèse de la régression.
b) L’ordre imaginaire est introduit par le biais de cette hypothèse d’un
mouvement régrédient dans le processus psychique.
c) Le moi est fait de la série des identifications imaginaires qui ont représenté
pour le sujet un repère essentiel.
d) L’analyse freudienne du rêve des rêves montre une distinction ternaire du
réel de la Chose, l’imaginaire du moi en tant que représentation imaginaire
et le mot clos en tant qu’être symbolique.
e) Nous y trouvons donc un aperçu des trois registres de la réalité humaine.

1
Lacan, Ibid., p. 218.
2
D’autre part, nous retrouvons aussi cette distinction ternaire dans le sens du rêve lui même : soit, la Chose, le
rêve du rêveur, sa représentation imaginaire, les images du rêve dont se rappelle le rêveur, et son représentant
symbolique, le récit du rêve construit à partir des débris.

65
Introduction au narcissisme

La troisième étape du parcours lacanien de 1955 pour étudier la fonction


imaginaire du moi dans l’investigation freudienne est la théorie du narcissisme. Pour
l’éclairer, Lacan évoque le schéma optique qu’il avait introduit un an avant tout en
consacrant une bonne partie de son séminaire sur les écrits techniques de Freud à la
question de la fonction de l’imaginaire. Lacan souligne qu’elle se trouve présente
dans les textes de Freud même s’« il ne l’a pas mise au premier plan, et ne l’a pas
relevée partout où on peut la trouver »1. Nous avons vu plus haut que nous la
trouvons depuis 1891 lorsque Freud parle de la représentation de chose
comme « apparence » de la Chose réelle. Ensuite, tout en suivant Lacan, nous l’avons
trouvée dans l’Esquisse où même s’il n’y a pas de trace de l’ordre imaginaire comme
tel, la fonction de l’imaginaire est introduite à partir de l’hallucination, cette ‘fausse
perception’, soit la correspondance entre l’investissement d’une représentation et la
réalité extérieure ; nous l’avons trouvée aussi dans l’Interprétation des rêves où elle est
d’abord introduite par le biais de l’hypothèse d’un mouvement régrédient qui
aboutit aux images et ensuite par ce que Lacan appelle la décomposition spectrale de
la fonction du moi, la série des moi présente dans le rêve des rêves. Pourtant ce n’est
qu’à partir de la théorie du narcissisme que l’investigation freudienne met le monde,
la réalité extérieure, à sa place « à savoir dans notre corps, et pas ailleurs »2.

Dans son texte, Freud pose la question des relations entre le narcissisme et
l’auto-érotisme. Il affirme que même si « les pulsions auto-érotiques existent dès le
début (uranfänglich) », le moi, lui, n’existe pas à l’origine (nicht von Anfang), il a plutôt
à se développer. Il faut que quelque chose - une unité comparable au moi que Freud
appelle ici « une nouvelle action psychique » - vienne « s’ajouter à l’auto-érotisme
pour donner forme au narcissisme (eine neue psychische Aktion, um den Narzissmus zu
gestalten) »3. C’est à partir de la constitution de cette unité comparable au moi que
celui-ci commencera à prendre ces fonctions. Le schéma proposé par Lacan à partir
du modèle optique de H. Bouasse qu’il modifie, est là pour éclairer les choses : ce
quelque chose de nouveau, cette unité comparable au moi est l’image du semblable
en tant qu’Urbild4 du moi, c’est elle qui a la fonction de donner forme au narcissisme.
Le moi s’y reflète, c’est pour cela que Freud marque ici « l’origine imaginaire de la
fonction du moi »5, car le moi est le reflet d’un reflet.

Déjà, en 1936 dans sa théorie du stade du miroir, Lacan rendait compte du


narcissisme par l’identification de l’enfant, entre six et dix-huit mois, à son image
spéculaire. La vie fantasmatique de l’homme est structurée par cette « aventure
originelle » par où « l’homme fait pour la première fois l’expérience qu’il se voit, se

1
Lacan, J. « Les écrits techniques de Freud », Ed. du Seuil, coll. « Point essais », Paris, 1975, p. 145.
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 111
3
Freud. S. « Zur Einführung des Narzissmus », G. W. X, Op. Cit., p. 142. Traduction « Pour introduire le
narcissisme » in La Vie Sexuelle, PUF, Paris, 1969, p. 84.
4
Lacan définit l’Urbild du moi, comme « la forme primitive sur laquelle le moi se modèle, s’installe, s’instaure
dans ses fonctions de pseudo-maîtrise ». In « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 274.
5
Lacan, J. « Les écrits techniques de Freud », Op. cit., p. 185.

66
réfléchit et se conçoit autre qu’il n’est »1. Cette aventure originelle, qui constitue une
« dimension essentielle de l’humain », implique « un monde où l’imaginaire peut
inclure le réel et, du même coup le former, où le réel aussi peut inclure, et du même
coup situer l’imaginaire »2. C’est ce monde que la théorie freudienne du narcissisme a
placé dans notre corps. Le schéma optique, que Lacan introduit en 1954, est « une
présentation optique »3 du stade du miroir. Ce schéma permet « de voir quelle est la
fonction de l’autre, de l’autre humain, dans l’adéquation de l’imaginaire et du
réel »4 tout en distinguant « la double incidence de l’imaginaire et du symbolique »
qui est fondamentale « pour la construction du sujet »5. Ainsi, ce schéma permet à
Lacan « de faire fonctionner, dans la structure, les relations du moi-idéal à l’Idéal du
moi »6. Termes introduits par Freud dans son texte sur le narcissisme. La
modification que Lacan fait au modèle optique de Bouasse est l’introduction d’un
deuxième miroir plan, face au miroir convexe où va se refléter l’image réelle reflétée
par celui-ci ; représentant, de par son inclinaison, la dimension de la parole et du
symbolique dans la fonction imaginaire chez l’homme, ce deuxième miroir plan était
une exigence.

Etudions donc le fonctionnement de ce schéma. Le corps est représenté par le


vase caché dans la boîte, le bouquet de fleurs, séparé du vase, représente les objets du
désir qui se promènent. Le miroir convexe reflète le vase imaginaire renversé tout en
contenant les fleurs. C’est dans cette image réelle i(a) que Lacan situe le moi, il s’agit
de l’image unifiée du corps. Mais le sujet, $, situé au bord du miroir convexe n’a, en
aucun cas, un accès direct à l’image réelle, à l’image du corps, et encore moins « à la
réalité de ce corps »7. Dans le miroir plan se reflète l’image virtuelle i’(a) comme reflet
de l’image réelle i(a). C’est uniquement à cette image virtuelle que le sujet a accès.
D’où l’importance de ce deuxième miroir : s’il n’était pas là, il n’y aurait pas de reflet
du reflet, pas de possibilité d’une instance imaginaire, pas de possibilité d’un moi-
idéal. Car cette image virtuelle, reflet de l’autre image qui représente le moi, est le
moi-idéal. Le sujet ne peut saisir cette image que dans le corps de son semblable et
c’est là aussi qu’il reconnaît originellement son désir. L’autre, la forme du corps de
l’autre comme image du moi est le moi-idéal du sujet, le reflet de sa propre forme
corporelle, l’image qu’il a de son moi, le reflet d’un reflet. Mais, déjà pour que
l’image réelle apparaisse et puisse se refléter dans le miroir plan, il faut non
seulement que ce deuxième miroir y soit et qu’il y soit braqué dans la bonne
inclinaison – c’est-à-dire qu’il y ait un Autre 8 déjà là – mais aussi, qu’il y ait un sujet
virtuel, S,I, situé sur le bord du miroir plan (dans l’alignement du sujet, $, situé sur le
bord du miroir sphérique), car c’est à cette place que le sujet pourrait voir l’image
réelle de sa forme corporelle qui se reflète, comme image virtuelle, dans le miroir

1
Ibid., p. 128.
2
Lacan, J. « Les écrits techniques de Freud », Op. cit., 129. Il faut rappeler ici que cette période du premier
enseignement de Lacan est marquée justement par ce que « l’imaginaire et le réel jouent au même niveau »
(Ibid., p. 223), étant le symbolique, l’ordre qui transcende.
3
Ibid., p. 121
4
Ibid., p. 221.
5
Lacan, J. « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » in Ecrits, Op. Cit., p. 674.
6
Ibid., p. 672.
7
Ibid., p. 676.
8
Nous déffinirons cette notion de l’ « Autre » un peu plus tard, p.p. 173-175

67
plan. Ce sujet virtuel, situé alors à une place symbolique, est l’Idéal du moi ; et ce
n’est qu’en s’y repérant que le sujet peut orienter le miroir plan. Car la forme exacte
de l’image virtuelle, la seule à laquelle le sujet a accès, dépend de l’inclinaison de ce
miroir. Ainsi, l’imaginaire, le moi-idéal en tant qu’instance imaginaire, dépend de la
position du sujet dans le symbolique, de l’Idéal du moi comme instance symbolique.

Ce que Freud appelle narcissisme primaire 1 est situé par Lacan2 dans
l’apparition de l’image réelle, l’image corporelle, l’Urbild du moi, qui donne forme au
narcissisme, mais qui dépend déjà du sujet virtuel, de S,I, de l’Idéal du moi, de la
position du sujet dans le symbolique ; le narcissisme secondaire 3 est l’identification
narcissique à l’autre, à l’image reflétée dans le miroir plan, donc au reflet du reflet,
car une fois que l’image réelle i(a) apparaît, elle se reflète comme image virtuelle i’(a)
dans le miroir plan.

Tableau VIII. Lacan, 1953. Transitivisme imaginaire.

Reflet 1 image reflet dans corps


réelle le miroir i(a) moi du narcissisme
convexe semblable primaire
Reflet 2 image reflet dans image
virtuelle le miroir i’(a) moi-idéal du narcissisme
plat corps secondaire

Mais comme le souligne Lacan en 1960, l’antinomie de ces images « de se


situer pour le sujet dans l’imaginaire, se résout en un constant transitivisme »4. Il s’agit
de la « folie nécessaire »5 chère à Pascal, soit de ce petit monde fou du moi-idéal avec
son i(a) du narcissisme, mon image dans le miroir qui est déjà l’image d’un petit
autre, soit ma représentation imaginaire de ce que je suis. Et comme « le propre de
l’image, c’est l’investissement par la libido », c’est-à-dire « ce en quoi un objet devient
désirable […] ce en quoi il se confond avec cette image que nous portons en nous »6,
alors notre représentation imaginaire de ce que nous sommes est un objet désiré.
C’est un objet désiré qui « fait l’unité du sujet », car l’imaginaire donne « sa forme à

1
« Nous eûmes un motif impérieux de nous intéresser à l’idée d’un narcissisme primaire normal, lorsqu’on
entreprit de soumettre la conception de la démence précoce (Kraepelin) ou schizophrénie (Bleuer) à l’hypothèse
de la théorie de la libido. Ces malades (…) présentent deux traits de caractère fondamentaux : le délire des
grandeurs et le fait qu’ils détournent leur intérêt du monde extérieur (Aussenwelt), (personnes et choses,
Personen und Dingen) ». Freud, S. « Pour introduire le narcissisme » (1914) in La Vie sexuelle, PUF, 1969, p. 82
et G.W. X, Op. Cit., p. 139.
2
« Les écrits techniques de Freud » Op. Cit., p.p. 189-203.
3
« La question se pose alors : quel est dans la schizophrénie le destin de la libido retirée des objets ? (…) la
libido retirée au monde extérieur a été apportée au moi, si bien qu’est apparue une attitude que nous pouvons
nommer narcissisme. (…) Ce narcissisme qui est apparu en faisant rentrer les investissements d’objet, nous voilà
donc amenés à le concevoir comme un état secondaire construit sur la base d’un narcissisme primaire que de
multiples influences ont obscurci ». Freud, S. « Pour introduire le narcissisme » (1914) in La Vie sexuelle, PUF,
1969, p. 83 et G.W. X, Op. Cit., p. 139-140
4
« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », in Ecrits, Op. Cit., p.677.
5
Pascal formule « avec tout l’accent du grave et du médité, que sans doute il y a une folie nécessaire, que ce
serait fou par un autre tour de folie que de ne pas être fou de la folie de tout le monde ». Lacan, J. « Les
psychoses », Le Séminaire, Livre III. Ed. du Seuil, Paris, 1975, p. 25.
6
« Les écrits techniques de Freud » Op. Cit., p. 223.

68
l’Umwelt »1 du sujet. La représentation imaginaire est donc une surface spéculaire qui
recouvre toute l’extension de ce que nous sommes et de notre monde. Il s’agit des
choses que nous désirons et avec lesquelles nous nous identifions dans l’imaginaire
afin de voiler le « vide, comme la Chose la plus proche »2. Il s’agit donc d’une image
qui voile l’absence, c’est une image pour notre désir qui est causé par l’absence même
que la représentation imaginaire voile. Dans le schéma optique, la Chose est le vide
du vase, vide que l’imaginaire recouvre avec l’image réelle du vase renversé
enserrant le bouquet de fleurs reflété dans l’image virtuelle du miroir plan.

Or, Lacan nous indique que son schéma a un usage limité, car il ne peut pas
rendre compte de l’objet du désir, a, ni de la « fonction » qu’il « reçoit du
symbolique »3, car cet objet n’a pas d’image spéculaire. « D’imaginer un jeu
d’images » ce schéma ne peut pas rendre compte de l’objet a, mais il peut décrire la
fonction « qui le sublime »4. L’image spéculaire i(a), l’image de ce qui est désiré,
« donne son habillement » à cet « objet insaisissable au miroir »5. Ainsi, i(a) est la
représentation imaginaire de l’être du sujet qui ne fait qu’habiller l’objet a6, soit ce
qu’il est réellement. L’image spéculaire est une représentation de l’être qui voile le
manque à être.

La représentation imaginaire de la Chose dans la sublimation

Ce que nous venons de dire pose que le schéma optique peut rendre compte
d’une certaine sublimation7. Pourtant, Lacan ne prend cette position qu’en 1960 dans
sa « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache ». L’introduction du modèle en 1954
ressortit à un temps où il fallait surtout « déblayer l’imaginaire comme trop prisé
dans la technique » psychanalytique. Comme Lacan le dit lui-même, en 1960, « nous
n’en sommes plus là »8. La formule de la sublimation des années soixante, soit
l’opération de l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose, pose la possibilité de
donner à l’objet imaginaire « valeur de représentation de la Chose »9. Ce qui suppose
que la représentation imaginaire, qui voile le Vide comme Chose, peut toutefois,
représenter la Chose dans ce même imaginaire qui la voile. A l’époque où il étudie
les écrits techniques de Freud, Lacan est loin de concevoir une telle opération, un tel
paradoxe. Comme lui-même le dit, il fallait d’abord mettre l’imaginaire à sa place,
1
Ibid., p. 199.
2
« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », in Ecrits, Op. Cit., p.679.
3
Ibid., p. 682.
4
Ibid.
5
« Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » in Ecris, Op. Cit., p. 818.
6
Jusqu’à 1960 Lacan désigne par la lettre « a », l’autre du narcissisme, le « petit autre », le semblant, l’objet
structuré par la relation narcissique, soit l’objet imaginaire désiré : « mon corps-tenu ». Mais à partir de 1960,
Lacan élaborera l’« objet (petit) a », cet objet est « insaisissable au miroir » (Lacan, J. « Subversion du sujet et
dialectique du désir dans l’inconscient freudien » in Ecrits, Ed. Du Seuil, Paris, 1966, p. 818). Il s’agit de l’être
réel du sujet, être insignifiant, ineffable, irreprésentable. A la différence de l’objet imaginaire désiré, l’objet réel
a « est à concevoir comme la cause du désir ». L’objet a n’est donc pas devant mais « derrière le désir » (Lacan,
J. « L’angoisse » in Le Séminaire, livre X, Ed. du Seuil, 2004, p.120.
7
Nous approfondirons cette sublimation que nous appellerons « signifiante » dans notre chapitre 2.2. « La
Chose », p.p. 159-161.
8
« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », in Ecrits, Op. Cit., p. 682.
9
« L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 151.

69
soit dans la relation narcissique, dans le plan du miroir, ce monde symétrique et
homogène des moi ; il fallait d’abord rendre compte de cette fausse réalité qui est tout
de même une réalité vérifiée.

Tableau IX. Lacan, 1954, 1957, 1960. La sublimation et son rapport aux trois registres de
la réalité humaine.

1954 1957 1960


i(a) ↑ I(A)
A→S ou i(a)↑Chose
I(A) ↓i(a)

L’imaginaire est élevé au


symbolique
Relation symbolique ou L’imaginaire est élevé au réel.
Le symbolique est rabattu à
l’imaginaire

La sublimation lacanienne de 1954

En 1954, la sublimation n’a pas affaire à l’image du moi, à la représentation


imaginaire, mais à l’Autre. Pour introduire cette position, il nous faut revenir au texte
freudien sur le narcissisme. La différence entre le moi idéal et l’Idéal du moi y est
assez ambiguë. Le moi idéal est posé comme l’établissement d’un « idéal » auquel le
sujet « mesure son moi », c’est à lui que « s’adresse l’amour de soi », c’est sur lui que
« le narcissisme est déplacé », et il se trouve « en possession de toutes les
perfections ». Jusqu’ici, c’est très clair, nous y voyons bel et bien i(a). La difficulté est
du côté de l’Idéal du moi, car il serait une « nouvelle forme » sous laquelle l’homme
chercherait à « regagner la perfection narcissique » du moi idéal, soit « ce qu’il
projette devant lui comme son idéal »1. Ici les choses ne sont pas si claires car il
semble que l’ordre symbolique n’y est pas concerné. Pourtant, juste après Freud
souligne la différence entre sublimation et idéalisation. Nous avons déjà évoqué cette
différence dans le chapitre précédent 2, nous la rappelons à nouveau ici, puisque
d’après le Lacan de 1954 elle « éclaire cette difficulté »3, soit l’ambiguïté de la
différence entre le moi-idéal et l’Idéal du moi. En effet, si Freud n’a pas étudié
explicitement la séparation de ces deux notions, il affirme toutefois que l’on doit
maintenir les concepts de l’idéalisation et de la sublimation « séparés l’un de
l’autre »4. L’idéalisation du moi est plutôt du côté d’une « vénération » (Verehrung)
du moi, soit de l’objet, car celui-ci est « agrandi » (vergrössert) et « exalté » (erhöt). La
sublimation est plutôt du côté d’une « déviation » (Ablenkung)5 du but de la pulsion
sexuelle. Freud souligne que, d’une part, l’Idéal du moi « requiert, il est vrai, cette
sublimation », mais de l’autre, il affirme que cet Idéal du moi « augmente (…) les

1
Freud, S. « Pour introduire le narcissisme », Op. Cit., p. 98.
2
Cf. chap. 1.1., p. p. 28-29.
3
« Les écrits techniques de Freud » Op. Cit., p.p. 212.
4
Freud, S. « Pour introduire le narcissisme », Op. Cit., p. 98
5
Ibid. et G.W. Op. Cit., p. 161

70
exigences du moi » tout en agissant « en faveur du refoulement » même si la
sublimation « permet de satisfaire à ces exigences sans amener le refoulement »1.

Tableau X. Lacan, 1954 (à partir du Freud, 1914). Idéalisation et sublimation.

Instance Opération Registre

Moi-idéal, i(a) Idéalisation Imaginaire

Idéal du moi, S,I Sublimation Symbolique

Lacan organise ces notions freudiennes : d’un côté, le moi-idéal et


l’idéalisation sont sur le plan de l’imaginaire ; de l’autre, il rapporte l’Idéal du moi à
la sublimation et les place sur le plan du symbolique. Les exigences dont il s’agit sont
celles de « l’ensemble des exigences de la loi »2 dans lesquelles prend sa place l’Idéal
du moi. Il s’agira de « sublimation réussie »3 lorsque ces exigences seront satisfaites
sans entraîner le refoulement. Dans le chapitre sur Les formules de la sublimation, nous
avons dit qu’on a, ici, l’impression que la sublimation se confond avec la fonction
symbolique, car les exigences de la loi ne sont satisfaites qu’au moment où l’Idéal du
moi prend sa place de guide qui commande la position du sujet dans la structuration
imaginaire. L’Idéal du moi étant « l’autre en tant que parlant », l’Autre, « en tant qu’il
a avec moi une relation symbolique, sublimée »4. Dans le chapitre suivant, nous
approfondirons ce rapport entre la fonction symbolique et la sublimation. Pour le
moment disons qu’en 1954 la sublimation a affaire à la relation du sujet à l’Autre et
non pas à la relation du moi à l’image corporelle. Elle a lieu là où se produit
l’échange avec cet autre parlant où l’homme s’apprend comme corps, mais non pas
en tant que forme corporelle unifiée, mais « comme forme vide du corps »5 ; la
sublimation lacanienne de 1954 opère donc, au moment où disparaît le stade du
miroir, soit ce moment que Lacan appelle « le moment de bascule »6, la où le désir est
reconnu par le symbole.

La sublimation lacanienne de 1957

Pour autant qu’elle est une relation symbolique, la sublimation de 1954 peut
être placée dans la relation A→S du schéma L proposé par Lacan en 1955. Or, Lacan
souligne que l’Idéal du moi, l’Ich-Ideal, même s’il est l’autre parlant « peut venir se
situer dans le monde des objets au niveau de l’Ideal-Ich »7, au niveau du moi-idéal, là
où se produit la captation imaginaire, a-a’. Si, comme nous l’avons démontré, pour le
Lacan de 1954 la sublimation n’a absolument pas lieu quand l’Autre est rabattu au
1
Ibid.
2
Lacan, J. « Les écrits techniques de Freud », Op. Cit., p. 212.
3
Ibid., p. 213.
4
Ibid. p. 224. Les italiques sont de nous.
5
Ibid., p. 266.
6
Ibid., p. 265.
7
Ibid., p. 224.

71
petit autre, le Lacan de 1957 nommera toutefois sublimation cette opération de
rabattement qu’il désigne comme un processus de « moïsation »1.

Dans le séminaire sur la relation d’objet, la sublimation « réintroduit à


l’intérieur de la relation humaine toute la vie des échanges imaginaires »2. Pourtant
elle n’est nullement une fonction imaginaire, au contraire, tout en étant une fonction
symbolique, l’opération de la sublimation prend place à la limite entre le symbolique
et le réel, nous pourrions aller jusqu’à dire que la sublimation montre cette limite, elle
y amène le sujet sans pour autant le plonger dans la folie. Comme nous l’avons déjà
mentionné3, ici, le « phénomène essentiel » de la sublimation est constitué par « le
processus de désubjectivation de l’Autre »4. Nous avons proposé deux lectures de
cette nouvelle formule : l’opération de la sublimation est, a) le rabattement du
symbolique à l’imaginaire, b) l’élévation de l’imaginaire au symbolique.

a) Le rabattement du symbolique à l’imaginaire : Nous pouvons comprendre que


la sublimation opère un tel rabattement en ce qu’elle « déplace le rapport radical et
dernier à une altérité essentielle pour la faire habiter par une relation de mirage »5. Si
nous effectuons un quart de tour au schéma L6

on obtient :

a A

S a’

1
« La relation d’objet » in Le Séminaire, livre IV, Ed. du Seuil, Paris, 1975, p. 434.
2
Ibid., p. 431.
3
Cf. chap. 1.1., p. 33.
4
« La relation d’objet » in Le Séminaire, livre IV, Ed. du Seuil, Paris, 1975, p. 434.
5
Ibid., p. 431.
6
« D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » in Ecrits, Op. Cit., p. 548.

72
où la relation sublimée A → S est habitée par la relation de mirage a-a’. Ici, il y
a une sorte d’ « écrasement du symbolique par l’imaginaire »1.

b) Elévation de l’imaginaire au symbolique : Mais d’autre part, nous pouvons


aussi lire que cette opération est plutôt celle de l’élévation de l’imaginaire au
symbolique, en ce que dans la sublimation « il s’agit d’une certaine prise de position
du sujet par rapport à la problématique de l’Autre » où le sujet « s’adresse et se
commande à lui-même à partir de son autre imaginaire »2. Si, comme nous l’avons vu
plus haut, en 1954 « le guide qui commande au sujet, c’est l’Idéal du moi »3, en 1957
la sublimation opère pour qu’il y ait une coïncidence entre ce guide et le moi-idéal,
soit entre notre désir reconnu par le symbole et ce que nous désirons, la
représentation imaginaire de ce que nous sommes.

C’est donc à partir de 1957 que Lacan met l’objet imaginaire au cœur de
l’opération de la sublimation. Elle opère pour qu’il y ait une coïncidence entre I(A) et
i(a). Nous proposons de l’écrire tout simplement :

I(A) = i(a)

Le grand Autre symbolique est rabattu au petit autre imaginaire, soit le


semblable, l’image corporelle, l’objet, la représentation imaginaire de ce que je suis.
Si en 1954, la sublimation n’a absolument pas lieu à ce moment où la relation
narcissique l’emporte sur la relation symbolique, le Lacan de 1957 nomme, toutefois,
sublimation cette opération de rabattement, laquelle dans cette deuxième lecture
constitue plutôt une élévation. Lacan vise à faire reposer « le terme de la sublimation
sur une base plus structurée que la notion d’un instinct qui se désinstinctualise »4. Il
prend comme exemple Léonard de Vinci dont le petit autre est la nature qui « n’est
pas un sujet, mais dont il s’agit pourtant de détecter l’histoire, l’articulation et la
parole »5. Le petit autre, élevé à la dignité du grand Autre se met à parler dans
l’imaginaire, et non pas dans le réel, c’est pourquoi le sujet ne plonge pas dans la
folie. Or, même si la relation symbolique est habitée par une relation de mirage, le
désir a toutefois lieu. C’est là l’opération de la sublimation, car le rabattement de
l’Autre au petit autre comme tel n’est, au fond, que la relation narcissique qui fait
obstacle à la reconnaissance du désir par le symbole, à la division du sujet 6. Lacan
remarque qu’il y a des degrés de « perfection » de la sublimation, desquels dépend
que cette « inversion des rapports du moi à l’autre », produite au niveau de
1
Miller, J.-A. cité in Guéguen, P.G. « Variété des formes de résolution de l’Œdipe » in La Petite Girafe, n°13, p.
14.
2
Ibid., p. 434.
3
« Les écrits techniques de Freud » Op. Cit., p. 224.
4
« La relation d’objet », Op. Cit., p. 427.
5
Ibid., p. 430.
6
Penser la sublimation comme le simple rabattement du symbolique à l’imaginaire est la ramener à une
conception erronée de l’œuvre freudienne, celle que Lacan critique en 1955. Il y a une certaine mauvaise lecture
de Freud qui confond la fausse réalité de l’imaginaire avec le réel et qui conçoit la sublimation comme
une tendance vers des formes supérieures, Freud lui-même ayant dit que la sublimation est un « enrichissement
psychique » auquel on doit « les plus nobles acquisitions de l’esprit humain » in Cinq leçons sur la psychanalyse
(1909), Payot, Paris, 1966, p. 65.

73
l’imaginaire par la sublimation, soit « plus ou moins accentuée »1. Car si dans la
sublimation l’autre n’est pas exactement le même que le sujet, celui-ci « se
commande » et « s’adresse à lui-même » à partir de cet autre. Comme nous l’avons
évoquée dans le chapitre précédent, ceci rappelle la remarque finale du séminaire sur
les écrits techniques de Freud : « chaque fois que l’autre est exactement le même que
le sujet, il n’y a pas de maître autre, que le maître absolu, la mort »2. Cette dernière
remarque du séminaire de 1954 permet à Lacan, en 1957, d’avancer la dimension
corrélative à toute sublimation : « celle par laquelle l’être s’oublie lui-même comme
objet imaginaire de l’autre »3. C’est d’ailleurs la question avec laquelle Lacan conclut
son séminaire sur la relation d’objet.

Dans le séminaire sur les psychoses, Lacan souligne que là où le signifiant ne


fonctionne pas, là, « les signifiants se mettent à parler, à chanter tout seuls »4. Chez le
sujet psychotique, dit Lacan, la parole « c’est ça » et « ce n’est pas lui »5. Nous
pouvons dire que par l’opération de la sublimation de 1957, la parole, c’est, et ça et
lui. Prenons l’exemple que Lacan apporte pour démontrer la différence entre le « tu »
en tant que signifiant et le « tu » de l’identification imaginaire. Lacan examine les
énonciations : « Tu es celui qui me suivras » et « Tu est celui qui me suivra », la
différence résidant dans le dernier terme. Dans la première, il s’agit d’un « Tu es celui
qui me suivras » du mandat, où la présence de l’autre et le commandement sont
impliqués. Ici, le « tu » « est un signifiant » qui « n’est pas tant ce qui désigne l’autre
que ce qui nous permet d’opérer sur lui »6. En revanche, le « tu » de la deuxième
« c’est toi ». Il s’agit de l’identification imaginaire dans laquelle « le tu es aboutit à la
destruction de l’autre »7. Les considérations lacaniennes de 1957 nous permettent de
déduire, que lorsque la sublimation opère, le « Tu es celui qui me suivras » vient du
petit autre, nous-même, sans pour autant détruire cet autre que nous sommes. La
sublimation rend alors possible que le « tu » de l’identification imaginaire soit élevé à
la dignité d’un signifiant qui permet à l’autre que nous sommes d’opérer sur nous
mêmes. Autrement dit, le « Tu es celui qui me suivra » n’aboutit pas à la destruction
de l’autre mais à la désubjectivation de l’Autre.

D’autre part, le rabattement de l’Autre au petit autre peut aussi avoir comme
effet la production de la captation imaginaire : une coïncidence entre I(A) et i(a).
C’est justement ce qui produit le phénomène de la Verliebtheit, de l’amour, à savoir
« une véritable subduction du symbolique, une sorte d’annulation, de perturbation
de la fonction de l’Idéal du moi »8. Dans « l’investissement amoureux » dit Lacan en
1954, « l’objet aimé est strictement équivalent à l’idéal du moi »9.

1
Ibid., p. 434.
2
« Les écrits techniques de Freud », Op. Cit., p. 436.
3
« La relation d’objet », Op. Cit., p. 434
4
« Les psychoses » in Le Séminaire, livre III, Ed. du Seuil, Paris, p. 331.
5
Ibid., 335.
6
Ibid., p. 338.
7
Ibid., p. 341.
8
« Les écrits techniques de Freud », Op. Cit., p. 224.
9
Ibid., p. 201.

74
Or, la sublimation n’est ni l’investissement amoureux ni la folie, ou plutôt elle
est, et l’investissement amoureux et la folie, mais sans que le sujet ne soit ni
réellement amoureux ni réellement fou.

La sublimation lacanienne de 1960

Trois ans après, en 1960, Lacan met véritablement la représentation imaginaire


au centre de la question de la sublimation. Celle-ci devient une élévation symbolique
dont le problème est à situer « dans la pente » de la différence qui se trouve « entre
l’objet tel qu’il est structuré par la relation narcissique et das Ding », c’est-à-dire, entre
i(a) et cet autre objet qui viendra à occuper quelques-unes de fonctions de la Chose, a,
à savoir « l’objet qui est visé à l’horizon de la tendance »1. En 1957, lorsque Lacan
étudie la relation d’objet, il comprend la sublimation comme une opération par
laquelle le sujet peut avoir avec l’objet imaginaire la même relation qu’un
marionnettiste a avec sa marionnette, le sujet étant, et la marionnette et le
marionnettiste, la sublimation ayant lieu dans les fils. L’introduction de la Chose
permet au Lacan de l’éthique de la psychanalyse d’aller plus loin. La Chose, ce
« premier extérieur », cet « élément qui est à l’origine isolé par le sujet » et qui est ce
« autour de quoi s’oriente tout le cheminement du sujet » vers le « monde de ses
désirs »2, cette Chose n’est pas l’objet imaginaire désiré. Pourtant, dans la
sublimation, cet objet imaginaire désiré peut re-présenter la Chose qu’il voile.

Même si Lacan reprend la réflexion de la différence entre l’Idéal du moi et le


moi-idéal, l’introduction de la Chose l’amène à placer le problème de la sublimation
dans l’au-delà de cette différence, car le « lieu élu où se produit la sublimation »3 est
le réel de la Chose.

Nous proposons le schéma suivant :

$ <> a Mort ou folie

Sublimation :
Art, religion, science

a’ A

1
Ibid., p. 117.
2
Ibid., p. 65
3
Ibid., p. 253.

75
Ici, il n’y a pas de réversion de symétrie sur axe. C’est la sublimation qui
change de lieu, d’opération et de registre : son lieu est réel, son opération
symbolique, mais son registre est imaginaire. Il n’y a plus d’inversion imaginaire des
rapports du moi à l’autre, mais il y a une élévation symbolique de l’autre imaginaire
à la Chose réelle. L’objet imaginaire n’est pas la Chose, mais la sublimation élève cet
objet qui n’est pas la Chose à la dignité de la Chose. L’objet qui est ainsi élevé,
sublimé, n’est plus l’objet imaginaire mais autre chose, l’« Autre chose »1 qui se
trouve au-delà de l’image de la forme du corps. La sublimation a lieu au-delà de cette
image qui fait barrière à la Chose, tout en permettant que dans l’imaginaire
cette Chose puisse être re-présentée, même s’il est dit qu’il nous est impossible de nous
l’imaginer. Autrement dit, l’opération de la sublimation, l’élévation qui ne va pas
sans la descente, implique donner à l’objet imaginaire valeur de re-présentation de la
Chose.

Or, la Chose reste irreprésentable : soit, elle est « toujours représentée par un
vide », soit, elle n’est représentée que « par autre chose »2.

1
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 143.
2
Ibid., p. 155.

76
1.3. Sublimation et parole : la sublimation lacanienne de 1954.

1.3.1. De la fonction créatrice de la parole (1954) à la création ex-nihilo


(1960)

Du côté de la parole. Pour faire un examen de la fonction créatrice de la parole il faut


étudier le rapport du symbolique au réel. Nous introduirons la maxime « le symbole comme
meurtre de la chose » et son effet, « l’éternisation du désir ». Nous démontrerons qu’en 1954,
la sublimation se confond avec la fonction symbolique en tant que telle. Nous analyserons la
notion de parole pleine que nous appellerons « parole sublimée » tout en étudiant la différence
entre celle-ci et la dénégation de la parole.

Du côté du signifiant. Nous démontrerons qu’il n’y a pas de « parole sublimée » et


nous introduirons la thèse lacanienne du séminaire sur l’éthique de la psychanalyse : c’est
l’objet qui pourra être sublimé. Nous prendrons appui sur le changement de position de Lacan
quant au désir, surtout dans deux de ses Ecrits classiques : « Fonction et champ de la
parole » (1953) et la « Direction de la cure » (1958). Sans l’approfondir, nous introduirons
la création ex-nihilo.

Brève introduction à la fonction créatrice de la parole.

Dans la réflexion lacanienne de 1954 on constate que la parole a une fonction


créatrice, celle de faire « surgir la chose même, qui n’est rien d’autre que le
concept »1. Lacan s’appui sur la logique hégélienne pour souligner que « le concept
est ce qui fait que la chose est là, tout en n’y étant pas »2. Mais si la parole a cette
fonction créatrice, c’est pour autant que le symbole est le meurtre de la Chose 3. C’est
son meurtre qui fait qu’elle n’est pas là, tout en y étant comme absence. Dans son
Discours de Rome, Lacan affirme : « Le symbole se manifeste d’abord comme le
meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir »4.
La Chose n’est pas là en ce qu’elle est meurtrie par le symbole, mais elle est là pour
autant que ce symbole qui la meurtrie est aussi censé la faire « surgir », soit être son
représentant. Comme elle est meurtrie, il ne sera que le représentant d’une absence.
Ainsi, c’est « l’absence même qui vient à se nommer »5. Il s’agit des premières
réflexions lacaniennes sur le rapport du symbolique au réel, à partir desquelles Lacan
rendra compte de la fonction symbolique. Celle-ci est « exactement la même chose
que la fonction de la parole »6, soit « la possibilité de nommer, qui est à la fois

1
« Les écrits techniques de Freud » in le Séminaire, Livre I, Op. Cit., p. 369 et « Fonction et champ de la parole
et du langage » : « Ce n’est pas encore assez dire que de dire que le concept est la chose même », in Ecrits, Op.
Cit., p. 276
2
« Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Op. Cit., p. 370.
3
Nous approfondirons l’étude de cette entité conceptuelle dans notre chapitre 2.2. « La Chose », p.p. 119-161.
Ici nous prenons la Chose en tant qu’objet dernier du désir.
4
« Les écrits techniques de Freud » in le Séminaire, Livre I, Op. Cit., p. 319
5
Ibid., p. 276
6
Ibid., p. 143.

77
destruction de la chose et passage de la chose au plan symbolique » 1. Cette
destruction de la Chose, qui est déjà fonction créatrice, « élève le désir à une
puissance seconde », elle l’« éternise »2, car le symbole, étant le meurtre de la Chose,
assure l’absence de l’objet dernier du désir dans toutes ses représentations
imaginaires aussi bien que dans ses représentants symboliques.

Brève introduction à la création ex-nihilo.

Dans sa réflexion de 1960, Lacan étudie la création à partir de cet exemple « si


fondamental dans l’imagerie de l’acte créateur »3 : l’apologue du potier qui crée le
vase ex-nihilo. Lacan pose ceci « qu’un objet peut remplir cette fonction qui lui permet
de ne pas éviter la Chose comme signifiant, mais de la représenter, en tant que cet
objet est créé »4. Or, ce que le vase représente n’est que le vide présent en lui. « Ce
vide, dit Lacan, tel qu’il se présente dans la représentation, se présente bien comme
un nihil »5. La Chose n’est représentée par le vase que comme la présentation du vide
autour duquel ce vase est créé par le potier. Ainsi, celui-ci « le crée comme le créateur
mythique, ex-nihilo, à partir du trou ».6

Voilà deux moments de la pensée lacanienne. Pour l’instant nous


n’approfondirons que le premier. Etant donné que l’étude du deuxième constitue
une des réflexions centrales de notre étude, nous nous limiterons à l’introduire pour
l’approfondir plus tard7.

La fonction créatrice de la parole

En 1954, le lieu de la création n’est autre que la parole, et par là l’ordre


symbolique. La parole a une fonction créatrice qui – vu la définition donnée par
Lacan – se rapproche de la fonction métaphorique, voire du point de capiton, d’un
arrêt de la métonymie : « Derrière ce que dit un discours – affirme-t-il –, il y a ce qu’il
veut dire, et derrière ce qu’il veut dire, il y a encore un autre vouloir dire rien n’en
sera jamais épuisé – si ce n’est qu’on arrive à ceci que la parole a fonction créatrice, et
qu‘elle fait surgir la chose même »8. En 1954, le surgissement de « la chose même »
n’est accompli que par ce que Lacan désignait à cette époque comme la « parole
pleine », soit cette parole « qui réalise la vérité du sujet »9 et qui a le don de
« l’absolution »10. Il s’agit d’une « parole vraie » dans laquelle « devrait se révéler le

1
Ibid., p. 336-337
2
Ibid., p. 270 et « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Op. Cit., p. 319
3
« L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 146.
4
Ibid., p. 144.
5
Ibid., p. 146.
6
Ibid.
7
Nous l’approfondirons dans nos chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation » et 2.1. « Création ex-
nihilo : création du vide », p.p. 105-118.
8
« Les écrits techniques de Freud » in Le Séminaire, Livre, I, Op. Cit., p. 369.
9
Ibid., p. 83
10
« La direction de la cure » in Ecrits, Op. Cit., p. 634.

78
fond inconscient »1 du sujet. C’est une parole qui une fois prononcée insère le sujet
dans une relation symbolique avec l’Autre, relation que Lacan n’hésite pas à désigner
comme une « relation sublimée »2.

En 1954, la sublimation se confond avec la fonction symbolique. De la sorte,


nous pouvons dire que c’est la sublimation qui permet à la fois la « destruction de la
Chose » et le « passage de la chose au plan symbolique ». Mais pour qu’il s’agisse
d’une « sublimation réussie »3, comme l’appelle Lacan, pour que la parole fasse
surgir la chose même, il faut qu’elle soit pleine. La parole doit donc être pleine, mais
pleine de quoi ? Nous posons ceci : pour que la sublimation réussisse il faut que la
parole soit pleine d’un certain signifié refoulé.

Or, la sublimation, telle que Lacan la comprend en 1954, se confond-elle avec


la fonction symbolique ? Ce que nous dit Lacan dans son séminaire, c’est que
l’exigence de l’Idéal du moi, l’Ich-Ideal, « prend sa place dans l’ensemble des
exigences de la loi »4, la sublimation étant la fonction qui permet de satisfaire ces
exigences sans entraîner le refoulement. De ce fait, la fonction de la sublimation n’est
déterminée que par rapport à l’Idéal du moi et aux exigences de la loi, soit à « l’autre
parlant »5 et au « fondement de l’ordre symbolique »6. Si nous suivons la logique de
ce séminaire, les exigences de ce qui est à la base de l’échange symbolique - qui ne
s’établie qu’avec cet autre parlant - ne peuvent être satisfaites qu’au moment où la
parole accomplit sa fonction, soit lorsque le mot crée la chose 7. Il s’agit de ce moment
où la Chose, parce qu’elle est détruite, passe au plan symbolique, en tant que chose.

Mais la parole ne peut accomplir sa fonction qu’en étant pleine, soit en disant
pleinement ce qu’elle dit. Ceci suppose que le signifié soit en accord avec le
signifiant. Jacques Alain Miller propose le mathème du résultat de la métaphore pour
l’écrire : S(+)s 8. Au fond ce dont il s’agit dans la parole pleine, dit-il, c’est « d’obtenir
un franchissement de la barre » ce qui « ferait aller du même pas le signifiant et le
signifié »9. Dans son premier enseignement Lacan se sert du signifiant et du signifié
pour construire avec eux sa théorie du symptôme : celui-ci « est le signifiant d’un
signifié refoulé de la conscience du sujet »10. Ce signifié refoulé est ici « une parole
chassée »11 et le but de l’analyse n’est autre « que l’avènement d’une parole vraie »12,
soit cette parole pleine « qui forme la vérité »13.

1
« Fonction et champ de la parole » in Ecrits, Op. Cit., p. 302.
2
« Les écrits techniques de Freud » in Le Séminaire, Livre, I, Op. Cit., p. 224
3
Ibid., p. 213.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 224
6
Ibid., p. 279
7
« C’est le monde des mots qui crée le monde des choses », Lacan, J. « Fonction et champ de la parole », Op.
Cit., p. 277.
8
Silet, cours inédit, séance du 7 décembre 1994.
9
Ibid.
10
« Fonction et champ de la parole », Op. Cit., p. 280.
11
Ibid.
12
Ibid., p. 302.
13
“Les écrits techniques de Freud”, Op. Cit., p. 174.

79
Ainsi, ce dont il s’agit dans la parole pleine est de faire revenir à la conscience
cette parole chassée, et par là, de faire dire au signifiant le signifié refoulé. Ceci
implique, inévitablement, la levée du refoulement.

Ainsi, il nous est peut-être licite d’ajouter à la formule de la sublimation de


1954 ceci : la sublimation permet la satisfaction des exigences de la loi sans entraîner
le refoulement, mais surtout elle permet la levée du refoulement sans la dénégation
de la parole. Nous y reviendrons.

En ce qui concerne notre question de départ, celle de la confusion de la


sublimation avec la fonction symbolique, ce que nous venons de dire amène une
autre question. Quelles sont ces exigences de la loi satisfaites grâce à la sublimation ?
Avec Lacan nous posons ceci : la loi, c’est le fondement de l’ordre symbolique et son
exigence est la fonction symbolique.

L’exigence de la loi est la fonction symbolique en ce que celle-ci « constitue un


univers à l’intérieur duquel tout ce qui est humain doit s’ordonner »1. Nous sommes
« à l’intérieur » de cet univers qui fait tant loi que « nous ne pouvons sortir »2.
L’exigence de la loi, c’est donc l’échange symbolique à partir duquel « nous nous
situons les uns par rapport aux autres »3. C’est l’échange symbolique avec les objets
qu’il comporte, lesquels, en étant signifiants son sans usage : « vases faits pour être
vides, boucliers trop lourds pour être portés, gerbes qui se dessécheront, piques
qu’on enfonce au sol »4. Si la sublimation permet la satisfaction de cette exigence,
alors elle rend possible la fonction symbolique. L’une ne va pas sans l’autre : la
fonction de la parole, soit la destruction de la Chose et son passage au plan
symbolique en tant que chose, n’est possible qu’au moment où l’Ich-Ideal commande
la position du sujet à partir du fondement de l’ordre symbolique.

D’autre part, la création, ayant lieu dans le symbolique, est inséparable, et de


la loi et de la sublimation car à chaque instant de son intervention, la loi « crée
quelque chose de nouveau »5. La « réalisation symbolique du sujet, qui est toujours
création symbolique, c’est la relation qui va de A à S »6, soit cette relation symbolique
que Lacan désigne comme « sublimée ». Pour que la parole puisse accomplir sa
fonction, pour que la sublimation réussisse, nous l’avons dit, il faut que la parole soit
pleine. C’est la seule parole qui peut être créatrice : une fois qu’elle est dite le sujet
« se trouve autre qu’il n’était avant »7 car, en disant cette parole, il peut se joindre « à
l’assomption de son désir »8. Ce qui veut dire que la parole pleine réussit à faire
revenir à la conscience le signifié refoulé, la parole chassée, et par là, elle rend
possible la levée du refoulement. Ce qui est désigné par Lacan comme « le pardon de

1
« Le moi dans la théorie de Freud » in Le Séminaire, livre II, Op. Cit., p. 46
2
Ibid., p. 48
3
« Les écrits techniques de Freud » , in Le Séminaire, livre I., Op. Cit., p. 222.
4
« Fonction et champ de la parole et du langage », in Ecrits., Op. Cit., p. 272
5
« Les écrits techniques de Freud» , in Le Séminaire, livre I., Op. Cit., p. 248.
6
« Le moi dans la théorie de Freud » in Le Séminaire, livre II, p. 441.
7
« Les écrits techniques de Freud », in Le Séminaire, Livre, I, Op. Cit., p. 174.
8
« Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Op. Cit., p. 254.

80
la parole »1. De son côté Jacques Alain Miller dit de ce pardon de la parole qu’il est
un « enlèvement de l’interdiction », c’est-à-dire que « la censure, la malédiction
disparaît et il y a absolution, délivrance »2.

Ce signifié refoulé, que la parole pleine aurait réussie à faire venir à la parole,
n’est rien d’autre que le désir, exigence d’une reconnaissance. Seule la parole pleine –
cette parole qui accomplit la fonction créatrice et qui fait des « relations inter-
humaines »3 une relation sublimée – seule cette parole pleine peut satisfaire
l’exigence qu’a le désir d’être reconnu.

Parole pleine et dénégation de la parole.

En 1954, la parole pleine a la lourde tâche de lever la barre qui sépare le


signifiant et le signifié, ce qui équivaut à la levée du refoulement. En cette même
année Lacan lit minutieusement, avec le philosophe hégélien Jean Hyppolite, l’article
freudien Die Verneinung, qu’il traduit par « La dénégation ». La dénégation est une
Aufhebung du refoulement : elle peut nier, supprimer, soulever 4 le refoulement, ce qui
n’équivaut surtout pas à « une acceptation du refoulé »5.

Ce que nous venons d’exposer nous permettrait d’aller jusqu’à dire que la
parole pleine prétend à cette acceptation du refoulé. Dans la dénégation, Freud nous
dit qu’il s’agit d’une « acceptation intellectuelle du refoulé » qu’il ne faut pas
confondre avec une acceptation, tout court, car ce qui est « essentiel » au refoulement
« persiste »6 dans la dénégation.

La métapsychologie freudienne pose que l’essentiel du refoulement est de


« mettre à l’écart et tenir à distance du conscient »7. Pourtant dans son article de 1925,
Freud écrit : « à l’aide de la dénégation (Verneinung) c’est seulement l’une des
conséquences du processus du refoulement qui est abolie, celle qui consiste en ce que
la matière de la représentation (Vorstellungsinhalt) ne parvienne pas à la conscience. »8
C’est là le paradoxe de la dénégation et c’est pourquoi elle n’est qu’une acceptation
intellectuelle du refoulé, puisque l’écart quant au conscient, soit l’essentiel du
refoulement, subsiste « sous la forme de la non-acceptation »9. C’est-à-dire que même
1
Ibid., p. 281.
2
Silet, cours inédit, séance du 7 décembre 1994.
3
« Les écrits techniques de Freud” in Le Séminaire, Livre, I, Op. Cit., p. 306.
4
Aufhebung « c’est le mot dialectique de Hegel qui veut dire à la fois nier, supprimer et conserver et
foncièrement soulever » Commentaire de Jean Hyppolite sur la « Verneinung » de Freud » in Ecrits, Op. Cit. p.
881.
5
Freud, S. « La négation » (1925) in Résultats, Idées et Problèmes II, P.U.F., Paris 1985, p. 136. Commentaire
de Jean Hyppolite sur la « Verneinung » de Freud » in Ecrits, Op. Cit. p. 881.
6
Freud, S. Ibid.
7
Freud, S. « Le refoulement » (1915) in Métapsychologie, Ed. Gallimard, Paris, 1968., p. 47
8
Freud, S. « La négation », in Résultats, Idées et Problèmes. Op. Cit., p. 136 et « Die Verneinung » in G.W., t.
14, Op. Cit., p. 12. Pour ce qui est du terme Vorstellungsinhalt, Jean Laplanche propose comme traduction
« contenu représentatif ». Nous suivons Lacan dans sa traduction de la Vorstellungsrepräsentanz et préférons le
traduire par « matière de la représentation » car ce n’est pas le côté signifié de la représentation qui intéresse
Freud mais son côté signifiant.
9
Commentaire de Jean Hyppolite sur la « Verneinung » de Freud » in Ecrits, Op. Cit. p. 881.

81
si la matière de la représentation parvient à la conscience, le signifiant est bien
prononcé, il reste quand même éloigné d’elle puisqu’il y est nié. Car la dénégation ne
peut que passer par le moi et le moi est toujours méconnaissance. La reconnaissance
du refoulé par le moi s’exprime par une formule négative, mais le moi, étant
méconnaissance, n’est pas dans la mesure de reconnaître quoi que ce soit. Si nous
suivons le philosophe hégélien, l’acceptation intellectuelle du refoulé équivaut à la
non-acceptation. Le sujet accepte qui il est tout en ne l’acceptant pas. C’est ainsi que
Jean Hyppolite lit le texte freudien : « Présenter son être sur le mode de ne l’être pas,
c’est vraiment de cela qu’il s’agit dans cette Aufhebung du refoulement qui n’est pas
une acceptation du refoulé »1. Qu’est-ce que le sujet accepte ou n’accepte pas ? C’est
le refoulé. Qu’est-ce que le refoulé ? C’est l’être du sujet ou plutôt son manque.

Nous pouvons maintenant dire que la parole pleine, cette parole qui révèle le
fond inconscient du sujet, est une acceptation du refoulé car elle rend possible la
levée du refoulement, le franchissement de la barre entre signifiant et signifié, sans la
dénégation de la parole, c’est-à-dire sans la formule négative et donc sans la non-
acceptation. La parole pleine est une sorte de conception positive de la dénégation. C’est
peut-être pour cela que Lacan gardera la notion de dénégation, tandis que celle de la
parole pleine, si elle ne disparaît pas, elle devient toutefois « dérisoire »2.

Lacan ne se servira plus de la notion de parole pleine, néanmoins, la fonction


symbolique, elle, ne sera jamais une notion désuète. Pour le Lacan de 1954 la fonction
symbolique – et par là la fonction créatrice de la parole – s’accomplissait grâce à la
parole pleine, mais celle-ci n’est pas la fonction symbolique 3. La parole maintient sa
fonction créatrice : détruire la Chose et la faire surgir pour autant qu’elle passe au
plan symbolique, ce qui veut dire qu’elle y « introduit ce qui n’est pas »4. La fonction
créatrice de la parole est donc inséparable de sa dénégation : c’est « la négativité du
discours » qui « y fait être ce qui n’est pas » dit Lacan dans son Introduction au
commentaire de Jean Hippolyte5. La fonction symbolique ne peut donc pas avoir lieu
sans la dénégation de la parole, la Chose ne peut passer au plan symbolique en tant
que chose qu’en ayant été détruite.

Dans son texte Die Verneinung, Freud rapporte la dénégation à l’opération


d’expulsion qui appartient à la pulsion de destruction 6. Il y souligne les deux
« décisions » du jugement : il doit « prononcer qu’une propriété est ou n’est pas à une
Chose (Ding) », jugement d’attribution ; et il doit aussi « concéder ou contester à une
représentation l’existence dans la réalité »7, jugement d’existence. Dans le premier
cas, la propriété concernée « pourrait originellement avoir été bonne ou mauvaise »,
1
Ibid.
2
« L’objet de la psychanalyse », Séminaire inédit, séance du 5 janvier 1966.
3
Le Fort-Da, par exemple, n’est pas une parole pleine mais il rend compte de la fonction symbolique : « le sujet
se rend maître de la chose, pour autant que justement il la détruit ». « Les écrits techniques de Freud” in Le
Séminaire, Livre, I, Op. Cit., p. 270.
4
Ibid., p. 352.
5
In Ecrits, Op. Cit., p. 380.
6
Freud, S. « La négation », Op. Cit., p. 139.
7
Ibid., p. 137 et « Die Verneinung » in G.W. t. 14, Op. Cit., p. 13. Nous approfondirons ces deux jugements
lorsque nous étudierons l’entité conceptuelle de la Chose. Cf. Chapitre 2.2.1. « La Chose de Freud », p.p. 125-
128.

82
alors il s’agit, « dans le langage des pulsions », d’introjecter la bonne propriété à
l’intérieur et d’expulser la mauvaise à l’extérieur du sujet. Mais dans un premier état
mythique il n’y a pas d’intérieur et d’extérieur, dedans et dehors, au début il n’ y a
qu’un état confusionnel, au début il n’y a que la Chose. La deuxième fonction du
jugement doit décider « si quelque chose de présent dans le moi comme
représentation (Vorstellung) peut aussi être retrouvé dans la perception (réalité) »1.

Dans le langage du signifiant l’introjection est qu’une chose « vient au jour du


symbolique » tandis que l’expulsion « constitue le réel »2. Die Bejahung, l’affirmation
freudienne, c’est cette venue au symbolique, c’est la condition pour que quelque
chose existe pour le sujet, elle est la « condition primordiale pour que du réel quelque
chose vienne à s’offrir à la révélation de l’être »3. Mais la Bejahung ne va pas sans
l’expulsion car la distinction quant à l’étranger se fonde sur cette opération. D’abord,
il y a « l’expulsion primaire, c’est-à-dire le réel comme extérieur au sujet »4. Le
‘dedans’ se constitue sur fond d'expulsion. Avec cette expulsion primaire se pose la
première référence d’un dedans et d’un dehors. La dénégation, die Verneinung, n’est
pas l’équivalent de l’expulsion, elle résulte∗ de l’expulsion. La dénégation n’est pas
tout simplement le contraire de l’affirmation, elle n’est pas la négation ; elle n’est pas
non plus la négation de la négation. Il y a une première négation, celle des deux
fonctions du jugement, mais comme le souligne le philosophe hégélien, il faut la
considérer « comme en deçà de la négation au moment où elle apparaît dans sa
fonction symbolique »5, donc comme en deçà de la dénégation. La négation
primordiale opère la séparation initiale, elle fonde l’émergence de la symbolisation.
La dénégation met en évidence le refoulé sous la forme d’un dit qui se renie, ainsi
elle fait surgir dans le discours ce qui n’est pas.

Si, comme on l’a vu plus haut, la fonction créatrice de la parole est la


possibilité de nommer et si ce que l’on nomme est ce qui n’est pas, alors la fonction
de la parole ne peut avoir lieu sans sa dénégation. Si celle-ci est « la forme la plus
pure où nous reconnaissons l’instinct de mort »6, alors la pulsion de mort participe de
la fonction créatrice de la parole. C’est pour cela que la pulsion de mort est
« constituante de la position fondamentale du sujet humain »7, elle participe de la
fonction symbolique, soit de la destruction de la Chose et de son passage au plan
symbolique en tant que chose. Au fond, ce passage de la chose à l’ordre symbolique

1
Ibid.
2
Lacan, J. « Réponse au commentaire de J. Hyppolite » in Ecrits, Op. Cit., p. 388: « Car c'est ainsi qu'il faut
comprendre l'Einbeziehung ins Ich, l'introduction dans le sujet, et l'Ausstossung aus dem Ich, l'expulsion hors du
sujet. C'est cette dernière qui constitue le réel en tant qu'il est le domaine de ce qui subsiste hors de la
symbolisation ».
3
Ibid.
4
Ibid.

Le mot employé par Freud est « Nachfolge ». Nous suivons la traduction d’Hyppolite. Mais Nachfolge peut
aussi se traduire par « suite » : Nachfolge : (Folgerung = conséquence) = succession, suite. Der Nachfolger,
masculin = successeur. Cf. Les commentaires de Pierre Theves et Bernard This (1982) in « Die Verneinung (la
dénégation) » , texte inédit.
5
Lacan, J. « Commentaire de Jean Hyppolite sur la « Verneinung » de Freud » in Ecrits, Op. Cit. p. 884.
6
Lacan, J. « Introduction au commentaire de J. Hyppolite » in Ecrits, Op. Cit., p. 380.
7
Lacan, J. « Les écrits techniques de Freud », Op.Cit., p. 269.

83
n’est rien d’autre que la Bejahung, la symbolisation primordiale, qui « doit »
certainement beaucoup « à la mort »1.

Introduction à l’impossibilité de la parole pleine

La fonction de la parole cherche à rendre présente la Chose à partir de ce que


Lacan, en s’appuyant sur Hegel, nomme « le concept » : « sauvant la durée de ce qui
se passe » le concept « engendre la chose »2. En psychanalyse, celui qui remplit cette
fonction c’est le signifiant qui n’est que « la trace d’un néant »3 et qui prétendant
présenter la Chose ne réussit qu’à être son simple représentant symbolique. La Chose
est absente dans la parole. Ceci décrit la fonction de la parole et c’est aussi ce qui sera
désigné par Lacan comme sublimation dans son séminaire sur le désir. Or, si c’est la
parole pleine qui accomplit la fonction symbolique, si cette parole est la seule qui
parvient à satisfaire les exigences de la loi, soit la sublimation réussie de 1954, alors
ce que nous venons de dire tombe sur une importante contradiction : la parole pleine,
qui accomplit la fonction symbolique, rend possible la levée du refoulement sans la
dénégation de la parole mais la fonction symbolique n’est pas possible sans cette
dénégation. C’est peut-être cette contradiction ce qui a amené Lacan à rejeter l’idée
d’une parole pleine. Puisque affirmer que la fonction de la parole n’a pas lieu sans sa
dénégation équivaut à donner une place au refoulement originaire, notion qui
d’après Jacques Alain Miller « a fait basculer Lacan »4. Tout ceci sera réorganisé par
Lacan, en 1958, dans la Direction de la Cure.

Il n’y a pas de parole pleine : il n’y a pas de parole qui puisse lever la barre de
la censure, il n’y a pas de parole qui puisse réconcilier le signifiant avec le signifié. Ce
qui veut dire qu’il n’y a pas de parole qui puisse présenter la Chose. Lorsque Lacan
dit que la fonction créatrice de la parole fait « surgir la chose même », lorsqu’il fait
entrer un éléphant dans la salle de son séminaire « par l’intermédiaire du mot
éléphant », il dit que « le concept est là pour remplacer la chose »5. C’est l’absence de
l’éléphant qui permet son entrée. C’est pour ça que Lacan peut dire que l’éléphant
était bien là dès lors que nous le nommions ». C’est à travers ce développement
logique qu’il conclut que « le concept est ce qui fait que la chose est là, tout en n’y
étant pas »6. Ceci est la fonction symbolique, la fonction créatrice de la parole, qui
pour sa part ne sera jamais mise en question.

En revanche, si nous poussons plus loin les conséquences de ce que Lacan


nommait la parole pleine, nous pourrions aller jusqu’à dire qu’elle prétendait rendre
présente la Chose sans pour autant être une parole énoncée par un sujet psychotique.
D’où, justement, ce lien entre parole pleine et sublimation. Celle-ci aurait permis la
levée de la censure sans pour autant mener le sujet à se confondre avec la Chose. Si

1
Lacan, J. « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite » in Ecrits, Op. Cit., p. 383.
2
Lacan, J. « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Op. Cit., p. 276.
3
Ibid.
4
Silet, cours inédit, séance du 7 décembre 1994.
5
Séminaire I, p. 369.
6
Ibid., p. 369-370.

84
nous caricaturons la chose, nous pouvons dire que la parole pleine, que nous
pouvons maintenant appeler sublimée, prétendait rendre présente l’« éléphantité »
d’un éléphant par le truchement du mot « éléphant », sans qu’il y ait pour autant un
éléphant en chair et en os. Or, le signifiant échoue dans sa tentative de présenter
quelque chose de réel, heureusement ! Car si le signifiant n’échouait pas le sujet serait
constamment écrasé « par le piétinement d’éléphant du caprice de l’Autre »1. Si le
signifiant pouvait présenter quelque chose de réel alors une parole sublimée telle que
« éléphant » rendrait éventuellement présent un éléphant bizarre, un éléphant en
anamorphose, tel l’éléphant de S. Vouet entouré de satires qui montrent du doigt le
dessin déformé2. Ce qui ne serait pas loin d’une hallucination psychotique. Si le
signifiant pouvait présenter quelque chose de réel, ce serait plutôt par le truchement
d’un « mot monstrueux » tel le « norekdal » du rêve de Freud qui traite justement le
mot comme la Chose (Ding)3.

Lacan rejettera la notion de parole pleine, notre parole sublimée, et posera qu’il
y a une « impasse du désir comme tel »4. Il n’y a pas de parole sublimée qui puisse
rendre présente la Chose sans que le sujet ne s’y confonde. En dehors de la psychose
la parole échoue dans sa prétention à présenter le réel. La parole pleine aurait été une
parole pleine de réel, elle aurait été une sorte de folie réussie, mais pour ne pas la
nommer ainsi, nous l’avons démontré, Lacan l’appelle sublimation.

A la fin du séminaire sur le moi Lacan critique la sublimation : elle n’est


qu’une illusion qui prétend être une « tendance transcendante (…) au progrès », une
illusion qui vise à faire du moi « une puissance supérieure », une illusion qui sera
« répudiée »5 par le Freud de 19206. En 1955, la sublimation est, d’après Lacan, la
manifestation la plus claire de ce que la psychanalyse n’est pas. Il critique la
sublimation pourtant il souligne que la réalisation symbolique du sujet, qui est
création symbolique, c’est la relation qui va de A à S, soit la même relation qu’une
année avant il avait qualifié de relation sublimée.
1
J. Lacan., « Subversion du sujet et dialectique du désir » in Ecrits, Op. Cit., p. 814.
2
Il s’agit d’une des premières anamorphoses cylindriques qui nous soit parvenue. Baltrusaitis la décrit ainsi :
« L’une des premières images d’installation complète du mécanisme catoptrique qui nous soit parvenue porte en
effet sa signature (celle de Vouet). C’est une gravure où l’on voit un grand cylindre sur une table, avec
l’anamorphose d’un éléphant recouvert d’un tapis à franges. Des satyres se pressent autour de lui. Les uns
montrent du doigt le dessin déformé, les autres font des gestes de surprise en apercevant le quadrupède au miroir.
La scène se passe dans un jardin, avec au fond de longues tonnelles et des cyprès. Elle se déroule comme la
présentation d’une merveille inconnue ». Jurgis Baltrusaitis « L’anamorphose à miroir à la lumière de documents
nouveaux » in La Revue des arts, n. 2, Paris, 1956, p p. 90.
3
« Die Traumdeutung » in G. W., t. 2-3, Frankfurt, S. Fischer Verlag, 1946, p.p. 301-302. Traduction
« L’interprétation des rêves », Meyerson, I. (trad.) PUF, Paris, 1967, p. 257. Nous transcrivons le rêve entier :
« Un collègue m’avait envoyé un jour un de ses travaux, il y parlait d’une découverte physiologique récente,
qu’il surestimait, à mon avis, et cela en termes très emphatiques ; la nuit suivante, je rêvai une phrase qui se
rapportait visiblement à ce travail : C’est un style vraiment NOREKDAL. J’eus beaucoup de peine à comprendre
comment j’avais formé ce mot : c’était visiblement une parodie des superlatifs : colossal, pyramidal ; mais je ne
savais trop d’où il venait. Enfin, je retrouvai dans ce mot monstrueux les deux noms Nora et Ekdal, souvenir de
deux drames connus d’Ibsen. J’avais lu peu de temps avant, dans un journal, un article sur Ibsen de l’auteur
même que je critiquais dans mon rêve »
4
« La direction de la cure » in Ecrits, Op. Cit., p. 606.
5
« Le moi dans la théorie de Freud », in Le Séminaire, livre II, Op. Cit., p.p. 446 – 447.
6
Nous reviendrons à la sublimation freudienne d’après 1920 à la fin de notre thèse. Cf. chapitres 4.2.1. « La
destruction créatrice du sujet », p.p. 333-337 et 4.2.2. « Verticalité », p. p. 344-361.

85
Par ailleurs, il affirme que l’expérience analytique est « une expérience de
signification » car la psychanalyse « authentique » est celle qui, par l’intermédiaire de
cette signification, « révèle au sujet (…) sa vérité ». Et il ajoute : « Cette signification
est fonction d’une certaine parole, qui est et qui n’est pas la parole du sujet – cette
parole, il la reçoit déjà toute faite, il en est le point de passage »1. Ainsi, en 1955, la
psychanalyse visait l’avènement de la parole pleine et elle n’était surtout pas une
tendance à la sublimation. A la sublimation telle que Lacan l’évoque quand il étudie
le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Notre
hypothèse est que ce que Lacan critique ici ce n’est pas la sublimation comme telle
mais ce que nous avons appelé la parole sublimée.

De la parole pleine au manque-à-être

Il fallait attendre la Direction de la cure pour que Lacan critique sa propre


parole pleine : cette parole, dira-t-il, est « impossible »2. Il est impossible pour le
symbolique de présenter réellement la Chose, car lorsque la parole présente quelque
chose de réel, c’est justement quand la fonction symbolique fait défaut, c’est la
psychose. Quand elle ne fait pas défaut et que la parole assume sa fonction, alors le
désir a lieu et le représentant symbolique peut contenir une représentation
imaginaire de la Chose. La parole pleine rejetée, disons plutôt vidée, laissera sa place
au manque-à-être.

Le début de ce changement de position surgit en 1957, dans L’Instance de la


lettre, où Lacan pose le lien qu’il y a entre la métaphore et « la question de l’être », la
métonymie et « son manque »3. Comme nous l’avons démontré dans le chapitre
précédent4, c’est aussi en cette même année que Lacan change sensiblement
d’orientation par rapport à la sublimation : il commence à étudier cette opération à
partir de l’objet imaginaire et non plus à partir de la relation symbolique entre le
sujet et l’Autre comme il le fait en 19545.

Au fond, qu’est-ce que Lacan critique de sa parole pleine ? C’est justement son
côté « absolutoire » que nous pourrions appeler sublimatoire. Il critique la possibilité
de lever le refoulement sans la dénégation de la parole. Il dénonce l’absence de la
pulsion de mort dans cette parole sublimée. C’est en 1955, dans son séminaire sur les
psychoses, que Lacan pose comme paradigme de la parole pleine le « Tu es ma
femme » ou « Tu es mon maître » dont la structure est ce que le sujet reçoit son propre
message d’une forme inversée6.

1
Ibid., 446.
2
« La direction de la cure » in Ecrits, Op. Cit., p. 634.
3
Ibid., p. 528.
4
« De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation » p.p.45-50.
5
Nous verrons plus loin qu’en 1960 Lacan revient quand même à cette sublimation de 1954 mais tout en passant
par la sublimation comme « moïsation » de 1957. Cf. notre chapitre 4.1.5. « Mettre autre chose à la place du
Vide : l’architecture comme corps-tenu », p. 294-295.
6
« Les psychoses », in Le Séminaire, livre III, Op. Cit., 47

86
En 1955 – et même depuis 1954 – l’accent est mis sur la reconnaissance du
désir et l’assomption du sujet à une certaine position, soit son engagement au
moment d’énoncer cette parole : « le mot (…) se situe dans l’Autre, par
l’intermédiaire de qui réalise toute parole pleine, ce tu es où le sujet se situe et se
reconnaît »1. En 1958, l’accent est mis sur ce que cette parole a de meurtrière : la
parole du sujet « est un message, parce qu’elle se produit au lieu de l’Autre. (…).
Comme il se lit clairement dans la parole la plus librement donnée par le sujet. A sa
femme ou a son maître, pour qu’ils reçoivent sa foi, c’est d’un tu es…(l’une ou l’autre)
qu’il les invoque, sans déclarer ce qu’il est, lui, autrement qu’à murmurer contre lui-
même un ordre de meurtre que l’équivoque du français porte à l’oreille »2.

La parole sublimée de 1954 dit « Tu es ma femme » tandis que celle de 1958, qui
est déjà vidée de sa plénitude, murmure « Tuer ma femme ».

Tableau XI. Lacan, 1955, 1958. Parole sublimée et pulsion de mort.

Les Psychoses (1955) Direction de la cure (1958)

Parole sublimée : reconnaissance du Parole sublimée vidée : elle redouble


désir et position du sujet la marque mortifiante du signifiant
Tu es ma femme Tuer ma femme

Or, Lacan ne critique pas la fonction de la parole. Il y a une parole qui engage
le sujet, il y a une parole qui fait acte, une parole qui une fois dite, le sujet se trouve
autre qu’il n’était avant. Il s’agit d’une des fonctions qui, en effet, était accomplie par
la parole pleine. Or, ce que cette parole ne peut pas réaliser, et c’est cela qui est
critiqué par Lacan, c’est « lever la marque que le sujet reçoit de son propos ». Il n’y a
pas de parole sublimée qui puisse « rendre » le sujet « à son désir ». Car le désir « n’est
rien d’autre que l’impossibilité de cette parole »3. Quand celle-ci énonce ‘Tuer mon
maître’, elle « ne peut que redoubler la marque », redoubler la barre de la censure qui
sépare le signifiant du signifié, le sujet de son désir. Car il y a une « incompatibilité
du désir avec la parole »4. Celle-ci consomme la division que le sujet « subit de n’être
sujet qu’en tant qu’il parle »5.

Ainsi, le vidage de la parole pleine fait de la parole le siège du manque-à-être,


car au fond le lieu de la parole est aussi « le lieu de ce manque »6.

1
Ibid., p. 182.
2
« La direction de la cure » in Ecrits, Op. Cit., p. 634.
3
Ibid.
4
Ibid., p. 641.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 627.

87
Il y aura de l’objet sublimé

S’il n’y a pas de parole sublimée qui puisse accomplir la fonction créatrice de la
parole, alors où sont passées, la création et la sublimation ? Nous posons ceci : il n’y a
pas de parole sublimée parce que c’est l’objet imaginaire qui sera sublimé. C’est la
démarche du séminaire sur l’éthique où il est dit qu’un objet peut remplir cette
fonction qui lui permet « de ne pas éviter la Chose comme signifiant, mais de la
représenter »1. Or, comment est-il possible qu’un objet puisse représenter la Chose ?
En ce « que cet objet est créé »2, répond Lacan, et en étant créé il prend la place vide
de la Chose3.

La parole signifiante est un représentant symbolique de la Chose qui échoue à


la rendre présente. La parole échoue à nous présenter la Chose car « le langage est un
mauvais outil et c’est bien pour ça que nous n’avons aucune idée du réel »4. La parole
signifiante cherche à nous rendre présente la Chose mais elle n’est que son
représentant symbolique, elle échoue dans sa tentative à cause de l’abîme qu’il y a
entre le symbolique et le réel. La parole est un « mauvais outil » pour pouvoir
franchir cet abîme.

Entre le symbolique et le réel, il y a : a) la pulsion de mort sans l’intermédiaire de


l’imaginaire (1954), b) la sublimation par le truchement de l’imaginaire (1960)

En 1954, c’était la pulsion de mort – et surtout sa fonction manifestée dans la


Verneinung – qui occupait l’abîme qu’il y a entre la Chose et le signifiant. Ce que la
première symbolisation doit à la mort est traduit sous forme de méconnaissance.
« Nous sommes ainsi portés – écrit Lacan – à une sorte d’intersection du symbolique et
du réel qu’on peut dire immédiat, pour autant qu’elle s’opère sans intermédiaire
imaginaire mais qui se médiatise, encore que ce soit précisément sous une forme qui
se renie, par ce qui a été exclu au temps premier de la symbolisation »5. Si en 1954,
l’intersection du symbolique et du réel se médiatisait par la pulsion de mort mais
s’opérait sans intermédiaire de l’imaginaire, en 1960, c’est l’objet imaginaire qui
occupe l’abîme qu’il y a entre le signifiant et la Chose mais par le truchement de
l’imaginaire. Ceci est important pour comprendre comment la pulsion de mort peut
être définie par rapport à la sublimation 6. L’objet qui remplira la fonction de
représenter la Chose, sera un objet qui viendra prendre une place « savamment
construite »7 par le signifiant.

1
« L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, p. 144.
2
Ibid.
3
Nous étudierons cette place vide de la Chose dans notre chapitre 2.5. « Elever un objet à la dignité de
la Chose » où nous posons le vidage de cette place comme condition de toute sublimation, p.p. 272-275.
4
Lacan, J. « Le moment de conclure » séance du 10.01.78, séminaire inédit.
5
« Réponse au commentaire de Jean Hyppolite » in Ecrits, Op. Cit., p. 383.
6
Dans le séminaire sur l’éthique, Lacan définira la pulsion de mort comme « sublimation créationniste ».
« L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p.p. 251-252. Nous y reviendrons à la fin
de notre thèse. Cf. chapitres 4.2.1. « La destruction créatrice du sujet », p. 333 et suiv. et 4.2.2 « Verticalité »,
p.p. 345-353.
7
Ibid., p. 193.

88
La Chose n’est pas une chose symbolique

Si en 1953-1954, la parole fait « surgir la chose même », c’est pour autant qu’en
effet, il y a une relation entre les mots et les choses. Or, cette « chose même » que la
parole fait surgir n’est pas la Chose réelle, n’est pas le Ding freudien mais la Sache
qui, comme on l’a vu dans notre chapitre sur la représentation, « est bien la chose,
produit de l’industrie ou de l’action humaine en tant que gouvernée par le
langage »1. Cette Sache, soit les choses du monde humain, est une chose structurée en
parole car les processus symboliques gouvernent tout : il s’agit de la Sache gouvernée
par le Wort, du signifié déterminé par le signifiant. Ainsi, c’est cette chose qui passe à
l’ordre symbolique lorsque la Chose est meurtrie par le signifiant, ce qui constitue la
fonction créatrice de la parole. Mais la Chose y est absente. Car si « Sache et Wort (…)
font un couple », la Chose, elle, « se situe ailleurs »2.

La fonction créatrice de la parole reste une affaire de l’ordre symbolique. La


place des représentants symboliques dans une structure signifiante décidera toujours
de la représentation imaginaire de la Chose. Mais, en 1960, le lieu de la création
proprement dite se trouve dans cet ailleurs où se situe la Chose : l’au-delà du
symbolique.

Introduction à la création ex-nhilo

En 1960, la notion de création est étudiée moins par rapport à son côté créatif
qu’à son côté créationniste. Pour en rendre compte, Lacan se sert du célèbre apologue
du potier qui crée le vase3. Car, même si on en a fait usage depuis longtemps « pour
nous faire concevoir paraboliquement, analogiquement, métaphoriquement, les
mystères de la création », ce vase « peut encore nous rendre service »4. Comme nous
l’avons dit, en 1960, ce n’est pas la parole mais un objet, qui pour autant qu’il sera
sublimé, pourra re-présenter la Chose. D’où le vase, qui est un « objet fait pour
représenter l’existence du vide au centre du réel qui s’appelle la Chose »5. Mais ce
vase est aussi un signifiant : « c’est à partir de ce signifiant façonné qu’est le vase –
nous dit Lacan –, que le vide et le plein entrent comme tels dans le monde, ni plus ni
moins, et avec le même sens »6. Le vase créé ex-nihilo est : 1) un signifiant façonné à
l’image de la Chose, 2) un objet fait pour re-présenter la Chose7.

1
Ibid., p. 58.
2
Ibid., p. 58.
3
Nous étudierons cet apologue une première fois dans notre chapitre 2.1. « Création ex-nihilo : création du
vide », p.p. 112-113 et une deuxième fois dans notre chapitre 2.2.4. « La Chose de Lacan », p.p. 156-158.
4
Ibid., p. 144.
5
Ibid., p. 146.
6
Ibid., p. 145.
7
Nous y reviendrons à plusieurs reprise. Cf. nos chapitres 2.1. « Création ex-nihilo : création du vide », p.p.
114-116 ; 2.2 « La Chose », p.p. 119-161 et 4.2.1. « La destruction créatrice du sujet », p.p. 336-338.

89
Déjà en 1954, il y avait pour Lacan certains « objets de l’échange symbolique »
dont des « vases faits pour être vides »8. Le Lacan de l’éthique enlèvera le pluriel et se
servira du vase pour rendre compte qu’il est fait pour être vide, certes, mais surtout,
qu’il est créé à partir du vide et pour présenter ce vide. C’est ici que Lacan situe le
problème de la sublimation : « il s’agit du fait que l’homme façonne ce signifiant (…)
à l’image de la Chose, alors que celle-ci se caractérise en ceci qu’il nous est impossible
de nous l’imaginer »9. Ainsi, la notion de la sublimation est inséparable du
créationnisme lacanien. Il l’est impossible à l’homme de s’imaginer la Chose,
néanmoins il façonne un signifiant à son image ; nous dirons à l’image de son
humanité. Car la Chose « est définie par ceci qu’elle définit l’humain »10, la définition
de l’une et l’autre étant « ce qui du réel pâtit du signifiant »11. Nous y reviendrons.

8
« Fonction et champ de la parole et du langage », Op. Cit., p. 272.
9
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 150
10
Ibid.
11
Ibid., p. 142 et 150.

90
1.3.2. De la fonction symbolique (1954) à la sublimation (1960) : de l’élévation
du désir à une puissance seconde à l’élévation d’un objet à la dignité de la
Chose.

Du côté de la fonction symbolique. Nous analyserons le meurtre de la Chose par le


signifiant et son effet, l’élévation du désir (Lacan, 1954), tout en l’articulant aux formules de
la métaphore et de la métonymie. Nous continuerons l’analyse du changement de position
quant au désir dans deux moments de la réflexion lacanienne : « Fonction et champ de la
parole et du langage » (1953) et « La direction de la cure » (1958). Nous lirons la notion
de la parole sublimée avec la triade demande-désir-besoin.

Du côté de la sublimation. Nous accomplirons une brève introduction de l’une des


définitions de la Chose qui est en rapport avec sa passion du signifiant, « ce qui du réel pâtit
du signifiant » (Lacan, 1960). Cette définition sera mise en relation avec la formule de la
sublimation, soit l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose (Lacan, 1960).

Impossibilité de la parole sublimée : le désir

Récapitulons brièvement. Dans la réflexion lacanienne de 1953-1954 la


fonction symbolique, la destruction de la Chose et son passage au plan symbolique
en tant que chose, a comme effet l’élévation du « désir à une puissance seconde », à
savoir, son éternisation. Le meurtre de la Chose par le signifiant, écrit Lacan,
« constitue dans le sujet l’éternisation de son désir »1. Il s’agit – avons-nous dit – des
premières réflexions lacaniennes sur le rapport du symbolique au réel où
l’imaginaire n’intervient pas. L’« intersection » du symbolique et du réel est ici
« immédiate » encore que médiatisée par « ce qui a été exclu au temps de la première
symbolisation »2. Dans cette possible intersection du signifiant et de la Chose il y a la
dénégation de la parole, qui est la forme la plus pure où nous pouvons reconnaître la
pulsion de mort. L’action mortifère du signifiant assure l’absence de la Chose dans le
symbolique et la fonction symbolique assure la présence de cette absence en ce que le
signifiant qui détruit la Chose est aussi censé la représenter, ce que Lacan comprenait
à cette époque comme un « faire surgir la chose elle-même »3. Ainsi, le signifiant
étant le représentant de la Chose, vient prendre sa place.

1
Nous retranscrivons les deux passages :
a) « Ainsi le symbole se manifeste d'abord comme meurtre de la chose, et cette mort constitue dans le sujet
l'éternisation de son désir. Le premier symbole où nous reconnaissions l'humanité dans ses vestiges, est la
sépulture, et le truchement de la mort se reconnaît en toute relation où l'homme vient à la vie de son histoire.»
« Fonction et champ de la parole », in Ecrits, Op. Cit., p. 391. C’est nous qui soulignons.
b) « Nous pouvons maintenant y saisir que le sujet n'y maîtrise pas seulement sa privation en l'assumant, mais
qu'il y élève son désir à une puissance seconde ». « Fonction et champ de la parole », in Ecrits, Op. Cit., p. 319.
C’est nous qui soulignons.
2
Lacan, J. « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite » in Ecrits, Op. Cit., p. 383. Cf. plus haut, p.p. 88-89.
3
« Les écrits techniques de Freud », Op. Cit., p. 369

91
Au moment de la symbolisation primordiale, il y eut l’expulsion primaire,
laquelle comprend le tout premier symbole qui se manifeste comme meurtre de la
Chose. Chaque nouveau signifiant constitue un nouveau meurtre, chaque signifiant
se manifeste comme tel. Du fait de ce meurtre initial aucun signifiant ne peut
réellement représenter la Chose. La fonction de la parole ne peut que nommer autre
chose, le représentant symbolique ne peut que déterminer une représentation
imaginaire, la Sache ne peut qu’être reliée au Wort. De la sorte, la mort de la Chose
« dans le sujet » constitue l’élévation de son désir à une puissance seconde : le désir
s’éternise, car la parole – la bonne parole névrotique – ne nomme que les autres
choses où la Chose est éternellement perdue. Le meurtre de la Chose par le signifiant
assure cette perte et par là l’absence de l’objet dernier du désir. Ainsi, comme le
souligne Gérard Wajcman, « la parole institue un rapport avec l’objet comme absent,
perdu, absenté par la parole elle-même, le mot valant le meurtre de la chose »1. La
Chose est absente dans la parole et perdue dans les autres choses, soit dans les objets
imaginaires désirés. Ainsi, le sujet ne peut que désirer, et ceci à jamais.

La fonction symbolique a comme effet l’« indestructibilité » du désir qui est le


propre de la métonymie. Ceci est approfondi par Lacan dans L’instance de la lettre où
il soutient que le désir en tant que tel ne peut qu’être « le désir d’autre chose »2. Si désir
il y a, il ne peut que désirer et ceci en raison de sa structure car « le désir est une
métonymie »3. La série de meurtres qui suivent le meurtre initial de la Chose fait
partie de la structure métonymique, soit « le manque de l’être » – écrit Lacan en 1957
– « installé » par le signifiant à partir de « l’élision » permise par la connexion du
signifiant au signifiant. Cette élision correspond à la manifestation de chaque
signifiant de la série comme meurtre non pas de la Chose mais du signifiant premier
qui l’a détruite. Chaque signifiant se manifeste comme le meurtre du signifiant
meurtrier qui le précède. Le signifiant, dans sa fonction métonymique se sert « de la
valeur de renvoi de la signification pour l’investir du désir visant ce manque qu’il
supporte »4.

Si désir il y a, alors l’être vient à manquer. Le désir vient occuper la place que
Lacan donnait à la signification. D’où « le maintien de la barre », le désaccord du
signifiant et du signifié dont le mathème est S ( – ) s. L’avènement de la signification,
qui résiste dans la métonymie, a lieu dans la métaphore où « se produit un effet de
signification qui est de poésie ou de création »5. La barre qui sépare le signifiant du
signifié est ici franchie ; ce franchissement a une « valeur constituante » pour
« l’émergence de la signification ». Son mathème est S( + )s.

1
In Fenêtre. Chroniques du regard et de l’intime. Ed. Verdier, Paris, 2004, p. 170.
2
« L’instance de la lettre » in Ecrits, Op. Cit., p. 518.
Nous transcrivons le passage entier: « Et les énigmes que propose le désir à toute « philosophie naturelle », sa
frénésie mimant le gouffre de l'infini, la collusion intime où il enveloppe le plaisir de savoir et celui de dominer
avec la jouissance, ne tiennent à nul autre dérèglement de l'instinct qu'à sa prise dans les rails, - éternellement
tendus vers le désir d'autre chose -, de la métonymie. D'où sa fixation « perverse » au même point de suspension
de la chaîne signifiante où le souvenir-écran s'immobilise, où l'image fascinante du fétiche se statufie.
Nul autre moyen de concevoir l'indestructibilité du désir inconscient (…) ».
3
Ibid., p. 528.
4
Ibid., p. 515.
5
Ibid.

92
Dans le rapport à la signification de ces deux structures fondamentales, telles
qu’elles sont formalisées par Lacan en 1957, nous retrouvons la définition de la
fonction créatrice de la parole de 1954 : « Derrière ce que dit un discours, il y a ce
qu’il veut dire, et derrière ce qu’il veut dire, il y a encore un autre vouloir dire et rien
n’en sera jamais épuisé – si ce n’est qu’on arrive à ceci que la parole a fonction
créatrice, et qu‘elle fait surgir la chose même »1. La parole pleine qui est chargée de
remplir cette fonction ne travaille que pour faire surgir la signification 2. La parole,
dans sa fonction créatrice, constitue un arrêt de la métonymie, soit une métaphore.
En 1957, un des points d’arrêt de la métonymie est le symptôme : « métaphore où la
chair ou bien la fonction sont prises comme élément signifiant ». C’est dans le
symptôme qui se fixe « la signification inaccessible au sujet conscient »3. La
signification inaccessible étant ce que le désir « a été dans l’histoire du sujet ». C’est
donc la vérité de ce désir que « le sujet crie par son symptôme »4.

Nous avons vu que de 1953 à 1956 Lacan envisage la parole pleine comme une
parole vraie. D’être dite, cette parole sublimée crie la vérité du désir. Autrement dit, la
notion de parole sublimée rend possible l’accès à la signification. Ceci suppose que la
vérité du désir puisse être nommée par la parole au lieu d’être fixée dans le
symptôme. Il s’agit d’un point d’arrêt qui, si l’on l’amène jusqu’à ses dernières
conséquences, pourrait être un arrêt radical de la métonymie. Le désir serait alors
destructible, ce qui impliquerait l’annulation de l’effet de la fonction symbolique,
l’abolition de l’éternisation du désir, soit de ce qui constitue dans le sujet le meurtre
de la Chose.

En d’autres termes, l’idée d’une parole sublimée implique le manque du


manque, celui-ci étant rempli par l’être. Le signifiant cesse de se manifester comme le
meurtre de lui-même, la parole sublimée tue le désir en prétendant nommer sa vérité.

Nous voyons bien que ceci amène une forte contradiction. La fonction de la
parole sublimée est celle de nommer mais la nomination comprend déjà la série de
meurtres – série constituante de la structure métonymique – conséquent au meurtre
initial de la Chose, soit l’action mortifère du signifiant qui ne peut pas s’accomplir
sans la pulsion de mort. Cette contradiction rejoint une autre que nous avons déjà
identifiée : la possibilité qu’offre la parole sublimée de lever le refoulement sans la
dénégation de la parole. Et nous insistons sur ceci : ce qui manque dans la parole
sublimée est l’hypothèse de la pulsion de mort. Celle-ci manque dans la parole sublimée
tout simplement parce que cette parole prétend occuper sa place. Ainsi, ce qui est
élidé dans la parole sublimée n’est ni un signifiant ni un signifié mais la pulsion de
mort elle-même, la destruction. En prenant la place de la pulsion de mort la parole
sublimée vient se mettre entre le symbolique et le réel, dans l’intersection du signifiant
et de la Chose, tout en prétendant faire dire au signifiant le signifié refoulé. En

1
« Les écrits techniques de Freud » in Le Séminaire, I, Op. Cit., 369.
2
Rappelons qu’en 1955 la psychanalyse était, pour Lacan, une « expérience de signification ». « Le moi dans la
théorie de Freud et dans la technique psychanalytique », Op. Cit., p. 446.
3
Lacan, J. « L’instance de la lettre » in Ecrits, Op. Cit., p. 518.
4
Ibid., p. 519.

93
d’autres termes, la parole sublimée prétend supporter cette intersection, soit rendre
présente la Chose par un symbole qui ne la meurtrie plus.

Dans la théorie générale du symptôme, le signifié refoulé trouve son signifiant


dans le symptôme lui-même. La parole sublimée suppose au contraire que le signifié
refoulé puisse parvenir à être dit, qu’il puisse trouver son signifiant, non pas dans le
symptôme mais dans la parole. Si dans le symptôme, en tant que métaphore, se fixe
la signification inaccessible au sujet, dans la parole sublimée, en tant qu’arrêt de la
métonymie, se fixe « l’être même » que le sujet « propose » dans la demande1. Nous y
reviendrons.

La réflexion lacanienne sur la parole pleine va s’accompagner des réflexions


sur d’autres notions, telles la création symbolique, la fonction de la parole, la
signification, la nomination, la sublimation. Nous avons déjà souligné qu’en 1955, la
psychanalyse authentique était, pour Lacan, une « expérience de signification »2 qui
passait par le truchement de la parole sublimée. Si nous menons au bout les
conséquences de cette parole qui prêchait l’absolution, nous pouvons aller jusqu’à
dire qu’elle suppose un point d’arrêt radical de la métonymie et par là une
destruction du désir. C’est pour cela que Lacan changera sensiblement de position.

La parole sublimée n’est pas une métaphore

En 1957, Lacan parle toujours d’une certaine fonction créatrice de la parole


mais qui n’est plus accomplie par la parole sublimée. Il s’agit de la création du sens qui
est toujours métaphorique : « toute création d’un nouveau sens dans la culture
humaine – dit-il – est essentiellement métaphorique »3. Cette création métaphorique
est définie comme « une substitution qui maintient ce à quoi elle se substitue »4.
Ainsi, « la fonction de la paternité » se révèle dans cette dimension nouvelle qui
passe dans la tension entre ce qui est aboli – qui est en même temps maintenu – et ce
qui lui est substitué. Ce sont les premiers réflexions lacaniennes sur la métaphore
paternelle5. Le fameux exemple est la métaphore du vers de Victor Hugo : sa gerbe
n’était point avare ni haineuse où le terme sa gerbe vient prendre la place du terme Booz
qui « pour un instant » est « littéralement » 6 annulé. Cette annulation, que Lacan
qualifie de littérale, est rapportée à l’axiome qui pose le signifiant comme meurtre de
la Chose. Or, l’annulation est littérale mais elle ne dure qu’un « instant ». C’est cet
instant qui constitue le début d’un changement de position. La parole sublimée
supposait une sorte de fixation. Tu es ma femme, et tu le seras pour un bon moment ou
peut-être pour toujours. L’être du sujet se fixe dans la reconnaissance de ce Tu es. Cette
1
Lacan, J. « La direction de la cure » in Op. Cit., p. 634.
2
Lacan, J « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique », Op. Cit., p. 446.
3
Lacan, J « La relation d’objet », Séminaire, livre IV, p. 378.
4
Ibid.
5
« C’est donc entre le signifiant du nom propre d’un home et celui qui l’abolit métaphoriquement, que se produit
l’étincelle poétique, ici d’autant plus efficace à réaliser la signification de la paternité qu’elle reproduit
l’évènement mythique où Freud a reconstruit le cheminement, dans l’inconscient de tout homme, du mystère
paternel ». « L’instance de la lettre », in Ecrits, Op. Cit., p. 508
6
« La relation d’objet », Séminaire, livre IV, Ibid., p. 377

94
fixation rend le désir destructible. En revanche, l’annulation qui ne dure qu’un
instant met en évidence le fait que ce qui est annulé subsiste. C’est-à-dire que la
Chose n’est pas tout à fait meurtrie par le symbole.

Nous avons dit que la parole sublimée prétend supporter l’intersection entre le
symbolique et le réel, et rendre ainsi présente la Chose par un symbole qui ne la
meurtrit plus. Maintenant nous pouvons plutôt affirmer que c’est pour autant que
cette parole prétend tuer littéralement la Chose qu’elle ne la meurtrit plus. Ce qui
suppose qu’ il n’y aurait plus de série de symboles meurtriers de la Chose.

Dans le séminaire de 1957-1958, Lacan met en évidence que les formations de


l’inconscient relèvent d’une fonction signifiante de création de signifié tout en
échappant au code1. C’est le signifiant – les « fonctions créatrices » qu’exerce le
signifiant – qui « creuse dans le réel le signifié »2. Lacan développe les deux versants
de la création signifiante toute en introduisant la notion de reste. Il y a un premier
versant qui est celui de la création métaphorique du sens. Il s’agit, d’une part, de
l’exercice du signifiant à caractère primitif qui apporte un accent arbitraire au sens.
La fonction créatrice du signifiant est de ce côté-ci ; il s’agit de donner du sens à
l’opacité du réel3. D’autre part, il y a la face d’inconscient. Ici l’exercice du signifiant
évoque tout ce qui est de l’ordre de l’inconscient structuré comme un langage. Le
rapport dynamique de l’inconscient avec le désir est de ce côté-là. La création
métaphorique du sens implique un déchet, quelque chose qui est refoulé. Il s’agit du
déchet de la création métaphorique. Quand celle-ci est réussie, le résidu est plus
difficile à identifier ; mais quand elle n’est pas réussie les débris de l’objet
métonymique sont plus importants4.

Le célèbre exemple de ce développement est la création « famillionnaire » où le


déchet est le mot « familier » qui a une fonction signifiante majeur. Au niveau du
sens nous pourrions déceler des significations liées à ce mot. Mais ce n’est pas cela
qui intéresse la psychanalyse. En effet, le mot familier, objet refoulé de famillionnaire,
peut être lourd de significations psychologiques qui concernent son créateur, Henri
Heine. Or, la psychanalyse s’intéresse au « sens dans le non-sens »5, soit à un sens en
éclair qui nous frappe seulement pendant un instant. Il s’agit d’un sens fugitif qui en
même temps « enrichit notre vie » pour autant que le « sujet s’y inclut ».6

Ainsi, le nouveau sens apporté par la métaphore n’en est pas un « en tant qu’il
y a une signification », mais « en tant que signifiant ».7 C’est l’Autre qui donne cette
valeur de signifiant. Le sens apparaît dans le non-sens d’une création signifiante qui
nous leurre, elle aussi pendant un instant, avec son non-sens. De la sorte, le sens et le
1
« Les formations de l’inconscient », Séminaire, livre V, Ed. du Seuil, Paris, 1998, p. 28.
2
Ibid., p. 30
3
« C’est dans le rapport de substitution que gît le ressort créateur, la force créatrice, la force d’engendrement,
c’est le cas de le dire, de la métaphore. » Ibid., p. 31. « (…) surgissement de sens toujours nouveaux, allant
toujours à raffiner, compliquer, approfondir, à ce qui dans le réel n’est que pure opacité ». Ibid., p. 32
4
Ibid., p. 52-53
5
Ibid., p. 85
6
Ibid., p. 34
7
Ibid., p. 33.

95
leurre sont de la même nature : il sont fugaces. Nous retrouvons ici l’instant de
l’annulation métaphorique.

La parole sublimée et la triade demande – désir – besoin

Si nous lisons la notion de parole sublimée avec la triade formalisée dans La


direction de la cure, demande–désir–besoin, nous pouvons dire que cette parole vient
se mettre entre la demande et le besoin, là où le désir doit avoir lieu. Mais le désir est
manque à être. La parole sublimée annule l’au-delà de la demande en laissant le désir
transparaître1 ; elle annule aussi l’en deçà de la demande en prétendant fixer l’être
que le sujet y propose. L’annulation de cet au-delà et de cet en-deçà implique,
inévitablement, l’abolition du désir lui-même. Car ce qui le structure n’est autre
chose que la série de meurtres essentielle à la métonymie, soit l’articulation de la
chaîne signifiante où le désir ne saurait que transparêtre dans l’en deçà de la
demande : « Le désir est ce qui se manifeste dans l’intervalle que creuse la demande
en deçà d’elle-même, pour autant que le sujet en articulant la chaîne signifiante,
amène au jour le manque à être avec l’appel d’en recevoir le complément de l’Autre,
si l’Autre, lieu de la parole, est aussi le lieu de ce manque »2. La parole sublimée, pleine
du signifié refoulé, pleine de la vérité du désir, vient à occuper le lieu du manque, le
sujet demande quelque chose depuis le lieu même où il désire, parole et désir
parviennent alors à se joindre. Le manque à être vient à manquer en ce que l’être que
le sujet propose dans la demande se fixe dans la parole.

Au début du séminaire sur les formations de l’inconscient Lacan rappelle que


cette parole sublimée est « la parole en tant qu’elle est remplie par l’être du sujet »3.
Nous pourrions aller jusqu’à dire que ce que cette parole propose est un : « je parle,
donc je suis », je ne manque plus d’être. Mon « être du langage » serait ainsi l’être des
objets. Le sujet deviendrait le complément de l’Autre tout en gardant sa place de
sujet, voilà pourquoi nous la nommons parole sublimée.

Or, « La direction de la cure » montre qu’il n’en est rien, « l’être du langage est le
non-être des objets »4, car la Chose est éternellement perdue dans les autres choses et
absente dans la parole. Le désir est donc « incompatible » avec la parole. Ce qui
donne justement « l’architecture »5 du désir : son élévation à une puissance seconde,
soit cette indestructibilité qui est constituante de la métonymie du manque-à-être.
Celle-ci n’est concevable que parce que la parole sublimée n’est pas possible : « le désir
n’est rien d’autre que l’impossibilité de cette parole »6, soit l’impossibilité de nommer
sa vérité, l’impossibilité d’être dans la parole. Le sujet ne peut qu’exister dans la
chaîne signifiante.

1
« Le désir, pour transparaître toujours comme on le voit ici dans la demande, n’en est pas moins au-delà. » « La
direction de la cure » in Ecrits, Op. Cit., p. 634.
2
Ibid., p. 627.
3
In Le Séminaire, livre V, Op. Cit., p. 10.
4
Ibid.
5
Miller, J.-A. Silet, cours inédit, séance du 7 décembre 1994.
6
« La direction de la cure » in Op. Cit., p. 634.

96
C’est surtout en 1958, dans « La direction de la cure » et dans « La signification du
phallus », que Lacan étudie la triade demande-désir-besoin et pose les fondements
d’une nouvelle orientation. En 1954, la structure initiale du schéma L pose le registre
de l’imaginaire comme ce qui fait obstacle à la relation symbolique du Sujet à l’Autre,
soit à la relation que Lacan qualifie de « relation sublimée »1. L’imaginaire s’y
interpose et fait obstacle à la vérité. Lacan écrit la Direction de la cure pour marquer
qu’il n’y a pas que l’imaginaire qui fait obstacle, mais aussi, et surtout, que « la
contradiction est interne au symbolique »2.

Dans « Fonction et champ de la parole et du langage » Lacan pose cette thèse


devenue célèbre : « il n’y a pas de parole sans réponse »3. La parole est conçue
comme une question dont la réponse, le désir, se trouve dans la question elle-même :
ce qui « constitue » le sujet « comme sujet » est sa « question » et ce qu’il
« cherche dans cette parole c’est la réponse » de l’Autre4. La fonction de cette réponse
n’est pas d’approuver ou de rejeter mais de « reconnaître » ou d’ « abolir » le sujet
« comme sujet »5. Ainsi, le désir, en tant qu’il est la réponse incluse dans la question,
est un désir de reconnaissance par le truchement de la parole sublimée, soit par la
relation du sujet à l’Autre.

Dans « La direction de la cure » la parole n’est pas prise comme question mais
comme « demande » car le sujet « demande (…), du fait qu’il parle »6, ici ce qu’il
cherche n’est pas une réponse mais une « satisfaction », le désir n’est plus à
reconnaître, il est « manque-à-être »7. La parole cesse ainsi d’être entendue comme le
moyen pour le sujet d’être reconnu et devient le lieu de ce manque.

Tableau XII. Lacan 1953, 1958. Parole sublimée et manque-à-être.

1
Cf. nos chapitres précédents 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction… », p. 33 et 1.2. « De
la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 40 et 71-73.
2
Miller, J.-A. Silet, cours inédit, séance citée.
3
In Ecrits, Op. Cit., p. 247.
4
Ibid., p. 299.
5
Ibid., p. 300.
6
In Ecrits, Op. Cit., p. 617.
7
Ibid., p. 627.

97
Fonction et champ de la Direction de la Cure
parole (1953) (1958)

Couple : question / réponse demande / désir

Désir : Reconnaissance du désir Le désir n’est pas à reconnaître,


par la parole sublimée il est manque-à-être

La parole : Moyen Lieu


pour le sujet d’être reconnu du manque-à-être

La théorie du désir chez Lacan supprime toute possibilité d’une parole sublimée
qui viendrait faire dire au signifiant le signifié refoulé, faire joindre le sujet à son
désir. Car « le désir lacanien est comme tel refoulé »1. Si désir il y a, il ne peut exister
que comme désir refoulé. Ainsi, la différence du signifiant et du signifié va en
parallèle avec la dichotomie du désir et de la demande.

La parole sublimée : succès mythique de l’exercice du signifiant.

Déjà en 1956, dans le séminaire sur la relation d’objet, on assiste au


déroulement théorique du changement d’orientation. Le séminaire IV introduit la
question, la critique tout autant que l’importance, de l’objet imaginaire. Il s’agit d’une
réflexion sur le registre de l’imaginaire non pas comme simple obstacle dans le
dispositif analytique mais comme quelque chose de nécessaire à la structuration du
sujet. L’objet imaginaire vient se mettre entre le symbolique et le réel en constituant
ce que Lacan appelle « la structure symbolique-imaginaire-réel »2. Mais la notion de
parole sublimée supprime toute nécessité de l’imaginaire et suppose un symbolique
sans faille.

En suivant la logique de ce séminaire, nous pouvons dire que la structure


symbolique-imaginaire-réel est précédée d’une autre que nous pouvons nommer tout
simplement la structure symbolique-réel. Elle est constituée de deux objets nullement
semblables : l’objet symbolique, la mère, objet d’appel, connoté avec le plus ou moins
de la présence et de l’absence et, ce que Lacan désigne à cette époque comme l’objet
réel, le sein, l’objet de satisfaction.

1
Miller, Jacques-Alain, « Introduction à l’impossible-à-supporter. Des modalités du rejet » in La Lettre
Mensuelle, février 1992, p. 19
2
« La relation d’objet », in Le Séminaire, Livre IV, Op. Cit., p. 71

98
1) structure : symbolique - réel
(mère (+) (-) : objet symbolique) (sein : objet réel de satisfaction)

L’objet réel ne prend sa fonction et sa signification qu’en faisant partie de


l’objet symbolique. Le sein devient, comme objet réel, un élément de la mère. Mais, la
parole prend place, le sujet adresse un appel à l’Autre, cette mère symbolique, qui
peut lui accorder ou lui refuser le don. Car même si le sujet demande l’objet réel de
satisfaction tout ce qui vient de la mère est don. Au moment où il est apporté, le don
« fait dans tous les cas s’évanouir l’objet en tant qu’objet »1. Dès lors, même si la
demande est exaucée, l’objet s’évanoui et elle « s’annihile, s’anéanti à l’étape suivante
et se projette sur autre chose ». La demande sera toujours demande d’autre chose. Il y
a toutefois une différence : si la demande est exaucée, l’objet s’évanoui et passe au
second plan, soit le plan narcissique sur lequel se projette la demande. Si elle n’est
pas exaucée, l’objet s’évanoui aussi mais il change de signification, la demande se
projette sur la chaîne symbolique où l’objet s’y articule comme don. Dans le plan
symbolique l’objet réel se manifeste comme rien en tant qu’objet de satisfaction. Car
le sujet demande l’objet quand celui-ci n’est pas là. Quand l’Autre l’apporte, l’objet
ne se manifeste que comme signe du don, il devient signe dans l’exigence d’amour.
Ce moment entraîne une double transformation : la présence de l’objet réel de
satisfaction, le sein, devient symbole de l’amour et celui qui l’apporte, la mère, qui
était l’objet symbolique, devient un être réel qui « peut refuser infiniment »2 l’objet.
C’est à ce moment là qu’il y a lieu pour « la projection rétroactive de toute la lyre des
objets imaginaires dans le sein du corps maternel »3. L’objet imaginaire peut
maintenant prendre la place de l’objet réel. C’est là que nous retrouvons la structure
symbolique-imaginaire-réel :

2) structure : symbolique - imaginaire - réel


(don : symbole d’amour) (objet) (mère toute-puissante: être réel)

La parole sublimée implique que cette structure n’a pas lieu. Elle reste dans la
première, la structure symbolique-réel tout en accomplissant une sorte d’exaucement
réussi de la demande. Etant donné que la parole sublimée dit pleinement ce qu’elle
veut dire, étant donné qu’elle est compatible avec le désir, elle suppose donc que la
demande demande ce que le sujet désire, ce qui veut dire que l’objet du besoin est
élevé à la dignité de l’objet de la demande, le sujet peut ainsi s’en satisfaire. Du coup,
et pour autant qu’il demande d’être comblé, le sujet est plein-d’être.

Dans le séminaire sur les formations de l’inconscient Lacan formalise


clairement la triade demande-désir-besoin. Notre parole sublimée équivaut à ce que
Lacan nomme le « succès mythique de l’exercice du signifiant »4, soit « la
coextensivité exacte du désir en tant qu’il se manifeste et du signifiant en tant qu’il le

1
Ibid., p. 101.
2
Ibid., p. 185.
3
Ibid.
4
In « Les formations de l’inconscient », Le Séminaire, livre V, Op. Cit., p. 68.

99
porte et le comporte »1. Cette coextensivité exacte correspond à la fonction créatrice
de notre parole sublimée pour autant qu’elle fait dire au signifiant le signifié refoulé et
fait joindre le sujet à son désir. Cette parole exerce un signifiant inscrit dans une
structure symbolique idéale, ce que Lacan désigne comme le « moment symbolique
idéal, primordial » sans manquer d’ajouter qu’il « est tout à fait inexistant »2. Ce
moment symbolique idéal n’existe pas puisque même si l’on franchit l’imaginaire
avec notre bonne parole sublimée, le symbolique est tout de même décevant. Le
symbolique apporte de perturbations, il fait « circuiter le besoin de l’homme vers
l’objet de son désir »3. Aucune parole n’est compatible avec le désir. Nulle parole,
nulle sublimation de la parole, ne peut restaurer la faille propre au symbolique. Le
signifiant et le signifié, le sujet et son désir, ne peuvent pas être représentés dans le
même plan.

Parole sublimée et point de capiton

Remarquons que ce succès mythique de l’exercice du signifiant rappelle une


autre « affaire mythique » 4: le point de capiton . Lacan l’introduit pour la première
fois en 1955 : il s’agit du « point où viennent se nouer le signifié et le signifiant »5.
L’exemple paradigmatique est la première scène de l’Athalie de Corneille, soit le
dialogue entre Abner et Joad : « Je tremble, – dit l’Officier – qu’Athalie, à ne vous rien
cacher, Vous même de l’Autel vous faisant arracher, N’achève enfin sur vous ses vengeances
funestes, Et d’un respect forcé ne dépouille les restes ». A quoi le Prêtre répond : « D’où
vous vient aujourd’hui ce noir pressentiment ? ». Ici, le signifiant colle parfaitement avec
le signifié, mais le prêtre ne fait que renvoyer au sujet une question sur le sens de ce
qu’il a à lui dire. Rien ne se passe. Sur le plan de la signification il ne se passe pas
grande chose : « Oui, je viens dans son temple adorer l’Eternel…Célébrer avec vous la
fameuse journée… » s’écrie le zélé Abner qui a comme réponse : « Retrouvez-vous au
Temple avec ce même zèle ». Lacan ironise la plénitude significative de cette première
scène et nous la résume ainsi : « Je viens à la Fête-Dieu. Très bien, dit l’autre, entrez
dans la procession, et ne parlez pas dans les rangs »6. En revanche, sur le plan du
signifiant il y a lieu pour une transformation grâce au point de capiton. Celui-ci est
définit comme « le point de convergence qui permet de situer rétroactivement et
prospectivement tout ce qui se passe dans ce discours »7.

Ici, c’est le signifiant crainte qui permet la transformation et qui noue le signifié
et le signifiant. C’est Joad qui amène ce signifiant : « Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai
pas d’autre crainte », pour après le passer à l’autre, car c’est lui-même qui affirme : « Je
crains Dieu, dites-vous, sa vérité me touche ». La crainte-de-Dieu permet de transformer
le zèle du début en la fidélité de la fin. Ainsi, après avoir évoqué sa crainte de Dieu,
Joad peut adresser à Abner un « Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces » auquel
1
Ibid., p. 148
2
Ibid.
3
Ibid., p. 68.
4
Ibid., p. 196.
5
« Les psychoses », Le Séminaire, livre III, Op. Cit., p. 303
6
Ibid., p. 300.
7
Ibid., p. 304.

100
l’Officier répond : « Je vais me joindre à la troupe fidèle ». Il n’y a plus de zèle mais de la
fidélité.

Si le point de capiton fait que le tissu du signifiant « s’attache » au tissu du


signifié1, alors nous pouvons dire que la parole sublimée est un point de capiton. Car,
justement, elle prétend joindre signifiant et signifié. Cela voudrait-il dire que crainte-
de-Dieu est une parole sublimée ? Crainte est ce point où les deux tissus s’attachent,
mais crainte ne réalise pas la vérité du sujet ni ne révèle son fond inconscient comme
le réalise et le révèle la parole sublimée. Par contre le Tu es est bien un point de capiton,
car c’est un point où le sujet se situe et se fait reconnaître par l’Autre dans son
existence. Il n’y a pas de parole sublimée sans point de capiton, mais il y a des points
de capiton sans parole sublimée. Cette parole, aussi bien que le point de capiton son
des affaires mythiques, car « personne n’a jamais pu épingler une signification à un
signifiant. En revanche ce que l’on peut faire, c’est épingler un signifiant à un
signifiant »2 C’est ici que notre parole sublimé aussi bien que le point de capiton se
différencient de la métaphore. Dans les premiers il s’agit de la signification tandis
que dans la dernière il s’agit du sens, d’un sens nouveau et inattendu.

L’impossibilité de sublimer la parole

Revenons à la triade demande-désir-besoin. Le sujet, ne peut demander


quelque chose qu’en articulant le signifiant dans une chaîne qui a comme effet
l’ouverture d’une béance. La demande ne peut alors qu’amener au jour le manque à
être. Il y a foncièrement dans la demande quelque chose qui ne peut pas s’y articuler,
qui ne parvient pas à être dit dans la parole, c’est ce qui de la Chose se perd au
moment de son passage au symbolique en tant que chose.

Ainsi, entre le signifiant et la Chose il n’y a pas la parole sublimée mais


l’impossibilité de sublimer la parole, soit l’avènement du sujet du désir. Si le sujet
parle, alors il s’élève à la dignité du manque-à-être. Si le sujet parle – seule manière,
d’ailleurs, d’advenir comme sujet – il désire mais alors l’être vient à lui manquer. Or,
le fait que le sujet du désir ne puisse advenir qu’en tant qu’il parle n'efface surtout
pas « l’incompatibilité du désir avec la parole »3. C’est tout le contraire, et d’emblée
parce que la présence du signifiant a comme effet une déviation des besoins de
l’homme. Cette déviation est supprimée par la parole sublimée. Mais pour autant que
cette parole est impossible, ce qui satisfait le besoin de l’homme ne saurait satisfaire
sa demande. L’objet du besoin ne peut jamais atteindre la dignité de l’objet de la
demande car il n’est qu’un prétexte. Il y a un au-delà de la demande dans ce qu’elle
dit : elle demande toujours autre chose que ce qu’elle demande. Au-delà du besoin
qui s’y articule elle évoque un appel, du sujet à l’Autre de lui combler avec ce que lui,
non plus, n’a pas, l’être. La satisfaction du besoin ne pourra jamais répondre à cet

1
« Il faut bien en effet qu’en quelque point, le tissu de l’un s’attache au tissu de l’autre pour que nous sachions à
quoi nous en tenir, au moins sur les limites possibles de ces glissements ». « Les formations de l’inconscient »,
Op. Cit., p. 13.
2
Ibid., p. 196
3
Ibid., p. 641.

101
appel ; l’objet qui satisfait le besoin n’est jamais ce que le sujet demande. Car « la
demande porte sur autre chose que sur les satisfactions qu’elle appelle » 1.

L’homme parle, il fait passer son besoin par les défilés du signifiant, il
demande. Mais du moment où le besoin est articulé dans la demande l’objet du
besoin n’est plus l’objet demandé. Le premier, satisfait le besoin de l’homme mais le
prive de ce qu’il demande pour autant que ce qu’il demande n’est pas l’objet qui
satisfait son besoin mais l’amour de celui qui l’apporte, l’Autre. La demande est une
demande d’amour. L’objet du besoin satisfait le besoin articulé dans la demande,
mais une fois qu’il est satisfait, la demande ne cesse pas pour autant. Etant donné
que cet objet ne peut qu’être apporté par un Autre, la demande qui lui est adressée
sert surtout à l’amener auprès du sujet. Ainsi, ce que le sujet demande en articulant le
besoin c’est la présence de la mère. Quand elle accorde l’objet du besoin elle fait
preuve de son amour. Pourtant le privilège qu’elle a, en tant qu’Autre, de satisfaire
les besoins est surtout un « pouvoir de les priver de cela par quoi ils sont satisfaits ».
De la sorte, la satisfaction du besoin n’a comme effet que « l’écrasement de la
demande d’amour ». Pour autant que la « demande en soi » transmute en preuve
d’amour tout ce qui peut être accordé, elle « annule (aufhebt) la particularité » de
l’objet du besoin2.

La parole sublimée annule l’au-delà et l’en deçà de la demande, soit l’avènement


du désir. L’annulation de la particularité de l’objet du besoin, par la demande, a
comme effet que cette « particularité ainsi abolie reparaisse » précisément « au-delà
de la demande », soit « dans un rejeton, qui est ce qui se présente chez l’homme
comme le désir »3. C’est pour cela que Lacan maintient tout au long de son
enseignement sa théorie sur le désir, tandis que la notion de la parole pleine
disparaît.

« Fiction et chant » de la parole sublimée

Notre parcours démontre que la sublimation n’opère pas dans le registre de la


parole. Mais nous verrons qu’elle opère toutefois grâce au signifiant. Nous avons
aussi démontré que la parole sublimée est accrochée à la « fiction » et au « chant de la
parole » dont parle Lacan dans « L’étourdit »4. Or, il s’agit d’une fiction, certes, mais
elle se différencie tout de même de la fiction imaginaire chère aux psychologues du
moi:

- La parole sublimée n’est pas une parole pleine d’imaginaire, on l’aurait voulue
plutôt une parole signifiante pleine de réel 5. Pendant toute cette période où
Lacan propose sa parole pleine et la distingue de la parole vide chère aux

1
Lacan, J. « La signification du phallus » in, Op. Cit., p.p. 690.
2
Ibid., p. 691.
3
Ibid., p. 690.
4
In Autres Ecrits, Ed. du Seuil, Paris, 2001, p. 461.
5
Il faut souligner ici que c’est justement ce que D. Pavòn Cuéllar réalise dans son livre Le révolutio-m’être. Ed.
Psychophores, Paris, 2006, où il essaie de démontrer que la parole pleine est, en effet, pleine de réel.

102
psychologues du moi et à leur goût pour la réalité imaginaire, il travaille à
formaliser la fonction de la parole pour la séparer radicalement de
l’identification imaginaire.

- Avec la parole sublimée Lacan opposait l’intersubjectivité au narcissisme, tout


en donnant la priorité à la première. La parole sublimée opère pour qu’il y ait
reconnaissance du désir par l’Autre, elle ne constitue pas une identification
imaginaire mais un franchissement de l’imaginaire. Son opération se situe au-
delà du couple narcissique du moi et du petit autre. Pour le dire avec Lacan,
cette parole sublimée va à l’encontre de « l’image passivante par où le sujet se
fait objet dans la parade du miroir »1.

- Il s’agit d’une parole qui est et qui n’est pas la parole du sujet car il la reçoit
toute faite. Le sujet n’est que le point de passage de cette parole qui lui vient
de l’Autre.

- Ainsi, cette parole ne s’inscrit pas au niveau de l’identification imaginaire d’un


« Je suis un homme ». « Je suis » ceci ou cela est une parole illusoire qui
m’identifie au niveau du moi. La parole sublimée se veut une parole fondatrice
en tant qu’elle se fonde sur un « Tu es ». Ce « Tu » implique la reconnaissance
de l’Autre d’où vient cette parole et qui vient me reconnaître moi.

- La parole comporte ceci qu’en tant qu’il parle, le sujet aura reconnu son désir.
La dialectique de l’analyse, celle de n’avoir « pour but que l’avènement d’une
parole vraie », notre parole sublimée, « et la réalisation par le sujet de son
histoire dans sa relation à un futur » ; cette dialectique « s’oppose à toute
orientation objectivante de l’analyse ». La parole sublimée s’oppose quand
même à faire du sujet l’objet de ses identifications imaginaires.

- En 1953, Lacan avait donc l’illusion que la parole aurait pu enfin dire quelque
chose sur le désir. Il pensait qu’il aurait pu y avoir une compatibilité de la
parole et du désir.

- En 1958, Lacan renonce à la reconnaissance du désir en l’inscrivant dans le


symbolique. Le fait d’introduire le désir par rapport à la demande implique
qu’il ne pourra être reconnu que comme métonymie, comme désir toujours
d’autre chose.

Brève introduction à la « passion » de la Chose et sa relation à la sublimation.

En 1954, Lacan pose la maxime hégélienne : le symbole comme meurtre de la


Chose, ce qui entraîne toute la série métonymique où la parole ne peut que nommer
les autres choses, où aucun représentant symbolique ne peut représenter réellement

1
« Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Op. Cit., p. 250

103
la Chose. Ici, le signifiant élève le désir tout en l’éternisant et le rendant
indestructible.

En 1960, Lacan introduit explicitement l’entité conceptuelle de la Chose qui est


définie, dans son sens le plus large, comme « ce qui du réel pâtit du signifiant »1.
Nous approfondirons cette définition dans notre prochain chapitre « Les temps
logiques de la sublimation ». Ici, il s’agit seulement de souligner que si le meurtre de la
Chose à affaire à l’élévation du désir, la « passion » de la Chose a affaire à l’élévation
d’un objet à la dignité de la Chose.

Autrement dit, en 1954, la « passion » de la Chose parvient jusqu’à son


meurtre. Cette destruction de la Chose et son passage au plan symbolique en tant
que chose est en relation avec la fonction symbolique qui se confond avec l’opération
de la sublimation ; ici le lieu de la création est le symbolique, la parole, et la fonction
créatrice est accomplie par la parole pleine qui amène à la reconnaissance du désir.
En 1960, la « passion » de la Chose est en relation avec la sublimation, le lieu de la
création est plutôt le réel, la Chose, mais ici c’est moins une fonction créatrice qu’une
hypothèse créationniste rapportée à la création ex-nihilo du vide.

La Chose pâtit du signifiant, on fait supporter à la Chose un signifiant. Celui-


ci a toujours « une fonction active dans la détermination des effets où le signifiable
apparaît comme subissant sa marque, en devenant par cette passion le signifié »2. Le
signifié ne représente la Chose que comme signifiable, c’est-à-dire qu’ici il s’agit déjà
d’autre chose. Mais le signifié ne peut ainsi représenter la Chose que dans la mesure
où il est signifié par le signifiant. Dans la « passion » réelle de la Chose, le signifiable
devient le signifié, soit la représentation imaginaire, grâce à l’action symbolique du
signifiant. Dans la sublimation, il y aura l’élévation symbolique de cette
représentation imaginaire à la dignité de la Chose réelle.

Mais cheminons doucement.

1
Lacan, J., « L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 142.
2
Lacan, J. « La signification du phallus » in Ecrits, Op. Cit., p. 688.

104
2. Les temps logiques de la sublimation

105
2. Les temps logiques de la sublimation

Nous poserons les temps logiques de la sublimation tels que nous pouvons les dégager
du séminaire sur l’éthique de la psychanalyse (Lacan, 1960) : 0) temps zéro, la création ex-
nihilo : création du vide, 1) temps un, la sublimation : élever un objet à la dignité de la Chose.
Ce temps un suppose le vidage de la place de la Chose pour ensuite tenter de la représenter.
Nous rapporterons l’architecture à la création du vide où la Chose est toujours représentée
par un vide et la peinture à l’illusion de l’espace où la Chose n’est représentée que par autre
chose.

Nous accomplirons aussi un bref parcours sur la théorie de la création ex-nihilo et sur
l’apologue du vase dans la Bible et chez Origène.

Commençons par rappeler le parcours du chapitre précédent. D’abord, nous


sommes parti de l’examen de la fonction créatrice de la parole pour arriver à la
création ex-nihilo. Ensuite nous avons repris le même chemin mais pour aller, cette
deuxième fois, de la fonction symbolique à la sublimation. Nous avons travaillé deux
axiomes. Le premier est le fameux axiome hégélien repris par Lacan : le symbole
comme meurtre de la Chose ; et le deuxième en est un purement lacanien : la Chose,
comme ce qui du réel pâtit du signifiant. Nous avons développé l’effet du premier :
l’élévation du désir à une puissance seconde, étérnisation et indestructibilité. Mais en
ce qui concerne le deuxième nous n’avons fait que l’énoncer : il s’agit de l’élévation
d’un objet à la dignité de la Chose, soit notre objet de recherche, la formule de la
sublimation.

C’est dans le séminaire sur l’éthique de la psychanalyse que Lacan donne cette
formule de la sublimation qu’il considère comme « la plus générale », nous la
répétons : « elle élève un objet à la dignité de la Chose »1. La sublimation élève un
objet qui n’est pas la Chose au Ding, ou disons plutôt à la dignéité de l’objet comme le
propose Paul Laurent Assoun2.

Mais pour que cette élévation puisse être possible, il faut que la Chose ait déjà
atteint sa dignité de Chose, il faut qu’elle ait déjà pâtit du signifiant, soit que le
signifiant ait déjà constitué son champ, car c’est le signifiant qui introduit dans le réel
une béance3. Comme nous l’avons déjà dit, la Chose n’est pas gouvernée par le

1
« L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 133
2
In « La sublimation », cours fait à l’Université Paris VII en 2006, inédit. Nous trouvons que ce néologisme,
construit à partir des termes « Ding », Chose, et « dignité », souligne bien la « choséité » de l’objet imaginaire
dans la sublimation. Comme nous le verrons dans notre chapitre sur la Chose (Cf. 2.2.2 « La Chose de
Heidegger », p. 129-138), Heidegger utilise le terme de « choséité », Dingheit, pour interroger la Chose en tant
que Chose. Etant donné que la sublimation élève un objet qui n’est pas la Chose à la dignité de la Chose nous
n’utiliserons pas le terme du philosophe de l’être mais celui proposé par le psychanalyste, dignéité.
3
Les termes de Lacan sont les suivants : « Il y a identité entre le façonnement du signifiant et l’introduction
dans le réel d’une béance, d’un trou ». « L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre II, Op. Cit., p.
146.

106
symbolique, c’est la Sache, la chose imaginaire, qui est structurée en parole 1. Pourtant,
si elle n’est pas gouvernée par le signifiant, elle subit toutefois l’action du
symbolique : la Chose pâtit du signifiant, elle subit l’action toujours mortifère du
signifiant.

Pour élever un objet à la dignité de la Chose, il faut donc que la Chose ait déjà
pâti du signifiant. Comme nous l’avons dit, celle-ci est la définition, au sens plus
large, qu’en donne Lacan dans le séminaire sur l’éthique. Nous transcrivons le
passage entier car il n’est pas sans amener quelque problèmes : « elle est, cette
Chose, ce qui du réel – entendez ici un réel que nous n’avons pas encore à limiter, le
réel dans sa totalité, aussi bien le réel qui est celui du sujet, que le réel auquel il a
affaire comme lui étant extérieur – ce qui, du réel primordial, dirons-nous, pâtit du
signifiant »2. Cela pose problème.

Il y a un réel primordial et quelque chose de ce réel dans sa totalité pâtira du


signifiant ? Qu’est-ce que ce réel primordial ? Dans son cours de 1982-1983 Jacques
Alain Miller remarque que « le réel primordial, c’est une expression un peu
vague » et il souligne que « ce n’est pas un concept essentiel »3. D’autre part, il
raconte l’anecdote sur cette formule qui définit das Ding. Il y avait trois possibilités :
une première qui n’est pas du tout possible mais qui figurait dans la sténographie :
« c’est ce que, du réel primordial, nous tirons parti » ; une deuxième : « c’est ce qui,
du réel primordial, bâtit du signifiant » et la troisième, celle que J.A. Miller a choisie :
« C’est ce qui, du réel primordial, pâtit du signifiant ». Il a choisit cette formule car la
« passion du signifiant » est un « syntagme tout à fait repéré dans les Ecrits ». La
première formule est complètement écartée, en revanche entre la deuxième et la
troisième, nous constatons deux thèses parfaitement contraires.

Dans le séminaire sur l’éthique Lacan étudie le rapport de das Ding et du


signifiant, il s’agit d’un rapport complexe et qui « fait problème à Lacan ». Comme J.
A. Miller le souligne « si das Ding est ce qui bâtit du signifiant, alors le signifiant vient
après. C’est ce qui construit, édifie du signifiant ». Pourtant, la question est « dans
quelle mesure ce qui serait là antérieur au refoulement est quand même situable
comme un effet de signifiant ? »4. Si la Chose pâtit du signifiant, celui-ci ne peut pas
venir après. Nous y reviendrons lorsque nous approfondirons le concept de das
Ding5. Pour le moment, disons que même si la Chose pâtit du signifiant, même si l’on
fait supporter à la Chose un signifiant, elle reste tout de même « hors-signifié »6. La
Chose pâtit du signifiant sans être affectée par le symbolique. C’est le signifiant qui
délimite le réel et qui du coup le fait apparaître comme Chose, comme le vase
façonné dont les bords font exister le vide à partir duquel il est créé. Si elle ne
pâtissait pas du signifiant, la Chose resterait comme « réel primordial », comme un
réel non limité, non troué, comme le « réel dans sa totalité » et le sujet n’aurait pas
1
Cf. notre sous-index « La Chose n’est pas une chose symbolique », p. 89.
2
Ibid., p. 142.
3
« Du symptôme au fantasme » cours inédit, séance du 12 janvier 1983.
4
Ibid.
5
Cf. Notre chapitre 2.2.4. « La Chose de Lacan », p.p. 156-158.
6
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » Op. Cit., p . 67. Nous approfondirons cette autre définition de la
Chose lorsque nous étudierons ce concept de das Ding chez Lacan. 2.2.4. « La Chose de Lacan », p.153.

107
affaire à elle. Pour que le sujet puisse avoir à faire à la Chose il faut que le signifiant
construise « le champ de la Chose comme tel »1.

La Chose est créée ex-nihilo, elle est créée à partir de rien, à partir du réel qui
est rien avant de pâtir du signifiant. Mais une fois qu’elle pâtit du signifiant, la Chose
se présente – dans la représentation – « comme ce rien, comme un nihil ».2

La création du vide et l’illusion de l’espace

Elever un objet à la dignité de la Chose veut dire mettre un objet imaginaire à


la place de la Chose réelle. Ceci nous le démontrerons plus tard. Pour l’instant ce qui
nous intéresse, c’est ceci : pour pouvoir mettre autre chose à la place de la Chose il
faut qu’il y ait cette place où pouvoir mettre cette autre chose, soit l’objet imaginaire
désiré : il faut la créer, cette place, et nous disons bien créer, pour la vider. La
sublimation, élever un objet à la dignité de la Chose, est donc précédée de cette
création et de ce vidage.

Notre hypothèse est qu’il y a deux temps logiques de la sublimation :

Temps 1) La création ex-nihilo


Temps 2) Elever un objet à la dignité de la Chose.

Nous proposons de rapporter le premier temps de la sublimation, la création


ex-nihilo, à ce que Lacan désigne comme la « création du vide »3 et de même, le
deuxième temps, la sublimation proprement dite, à ce que Lacan appelle « l’illusion
de l’espace »4. Avec la création du vide et l’illusion de l’espace Lacan établit une
chaîne qui va de l’architecture à la peinture. François Regnault la comprend comme
la « thèse analytique de l’histoire de l’art »5. Ainsi, cette chaîne irait du vide
architectural au vide pictural dans lequel le vide devient un point de fuite 6. Lacan
nous parle en ces termes : « […] nous voyons la chaîne s’établir du temple, en tant
qu’organisation autour de ce vide, qui désigne justement la place de la Chose,
jusqu’à la figuration du vide sur les parois de ce vide lui-même, pour autant que la
peinture apprend progressivement à le maîtriser, ce vide, à le serrer de si près qu’elle
se voue à le fixer sous la forme de l’illusion de l’espace. Nous pouvons organiser
l’histoire de la peinture autour de la progressive maîtrise de l’illusion de l’espace »7.

1
Ibid., p. 143
2
« …si vous considérez le vase dans la perspective que j’ai promue d’abord, comme un objet fait pour
représenter l’existence du vide au centre du réel qui s’appelle la Chose, ce vide, tel qu’il se présente dans la
représentation, se présente bien comme un nihil, comme rien » p. 146
3
Ibid., p. 169
4
Ibid.
5
« L’art et la psychanalyse » Cours fait à l’Université Paris 8, 2003-2004, inédit.
6
Nous approfondirons cette chaîne qui va de l’architecture à la peinture dans notre chapitre 2.4. « De
l’architecture primitive à l’anamorphose », p.p. 190-199.
7
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 168.

108
Pour l’instant, prenons ces deux temps de la sublimation tel que nous venons
de les formuler et admettons ce qui suit : le premier temps de la sublimation, la
création du vide, est incarné par une organisation telle que l’architecture, son objet
est le temple, son paradigme l’apologue du potier et son opération celle d’organiser
ce vide qui désigne la place de la Chose. Le deuxième, l’illusion de l’espace, est
incarné par la peinture, son objet est l’anamorphose, son paradigme l’amour courtois
et son opération celle d‘élever un objet à la dignité de la Chose. Et Lacan de spécifier :
« l’illusion de l’espace est autre chose que la création du vide »1 car « une illusion
n’est pas le vide »2. Disons pour le moment que l’un se différencie de l’autre en ce
qu’ils sont deux moments différents, le deuxième étant pourtant toujours précédé du
premier et ne peut avoir lieu sans lui. Il s’agit de deux manières de traiter la Chose :
dans l’illusion de l’espace il y a autre chose qui prend la place, préalablement créée et
vidée, de la Chose ; dans la création du vide, il n’y a qu’un vide.

a) 1er temps. Création du vide = création ex-nihilo : Architecture : temple :


apologue du vase. L’organisation de ce vide qui désigne la place de la Chose est
rapportée au façonnement du signifiant à l’image de la Chose.

b) 2ème temps. Illusion de l’espace = sublimation proprement dite:


Peinture : anamorphose : amour courtois : élévation de l’objet à la dignité de la
Chose. Le rapport de l’homme au signifiant peut le mettre en rapport avec un objet
qui représente la Chose.

Tableau XIII. Les temps logiques de la sublimation I.

Opération Organisation Objet Paradigme Rapport à la Ce qui Sublimation


Chose représente
la Chose
Façonner le
signifiant à
Création Architecture Temple L’apologue l’image de la Le vide ?
du vide du vase Chose ;
création ex-
nihilo
Elever un Sublimation
Illusion de Peinture Anamorphose L’amour objet à la Un objet proprement
l’espace courtois dignité de dite
la Chose

1
Ibid., p. 169
2
Lacan, J. « Le désir et son interprétation », séance du 18 mars 1959, in Ornicar ? n° 25, 1982, p. 14.

109
2.1. Création ex-nihilo : création du vide

Approfondissons d’abord la notion de création ex-nihilo. Qu’est-ce que


suppose l’idée de création ? Lacan se place du côté du créationnisme, il est
créationniste, c’est à partir de rien que l’on crée quelque chose, le monde par
exemple, qui a été créé à partir de rien par le Créateur. D’où l’examen que Lacan
réalise de la création ex-nihilo. Il la rapporte à l’apologue du vase qui pourtant
suppose un vide primordial autour duquel le vase est créé 1. Nous avons donc, d’un
côté, la création ex-nihilo de tradition judéo-chrétienne où Dieu crée à partir de rien, et
de l’autre côté, l’apologue du vase fabriqué par le potier à partir du vide. Cet apologue
apparaît aussi dans la Bible et il est notamment utilisé chez Origène, cependant
comme le souligne François Regnault dans son article Ex-nihilo « on ne suppose pas
que Dieu ait besoin d’un vide primordial pour faire ce qui est à partir de lui »2. L’un
et l’autre s’opposent, la création ex-nihilo va à l’encontre de l’hypothèse du vide
autour duquel le potier fabrique son vase. Mais Lacan d’affirmer :

« L’introduction de ce signifiant façonné qu’est le vase, c’est déjà la notion tout


entière de la création ex-nihilo. Et la notion de la création ex-nihilo se trouve
coextensive de l’exacte situation de la Chose comme telle »3.

Comment comprendre cette sorte de condensation de la création ex-nihilo, de


la création à partir de rien, et de l’apologue du vase, du potier qui crée à partir du
vide ? Nous proposons de la dénoter par le terme – employé une seule fois par Lacan
dans le séminaire sur l’éthique – de « création du vide ». Ceci implique que ce que
nous devons comprendre en psychanalyse comme création ex-nihilo, ce n’est pas la
création de quelque chose à partir de rien, mais la création du vide à partir de ce
même vide qui est rien avant d’être créé. Car le rien dont on parle, c’est celui qui est
entre le signifiant et la Chose4, et c’est lorsque la Chose pâtit du signifiant qu’elle
devient ce vide qui se présente comme rien. Le vide et le rien étant, en psychanalyse,
quelque chose.

Ex-nihilo

D’où vient cette notion de création ex-nihilo ? La création est une doctrine
surtout de la religion judéo-chrétienne dans laquelle on insiste sur la production du
monde à partir de rien. Mais ce « à partir de rien » où se trouve-t-il ? Pouvons-nous le
trouver réellement, littéralement, dans les Ecritures ? Le Dictionnaire de théologie
1
Nous transcrivons le passage entier : « Or, si vous considérez le vase dans la perspective que j’ai promue
d’abord, comme un objet fait pur représenter l’existence du vide au centre du réel qui s’appelle la Chose, ce vide,
tel qu’il se présente dans la représentation, se présente bien comme un nihil, comme rien. Et c’est pourquoi le
potier, tout comme vous à qui je parle, crée le vase autour du vide avec sa main, le crée tout comme le créateur
mythique, ex nihilo, à partir du trou ». « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 146.
2
In Quarto, No. 40-41, 1990.
3
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 147.
4
Rappelons la citation que nous avons déjà donnée : « Il n’y a rien entre l’organisation dans le réseau
signifiant » et « la constitution dans le réel de cet espace » du « champ de la Chose » ; il y a un abîme entre le
symbolique et le réel ; il y a un abîme entre le signifiant et la Chose. Cf. notre chapitre 1.1 « De la sublimation
définie par rapport à la satisfaction… » , p. 35.

110
catholique nous donne une définition générale : « la création est l’acte par lequel Dieu,
sans tirer le monde de sa propre substance, ni d’aucun élément préexistant, le fait
apparaître hors de lui, là où rien n’existait »1. Ainsi, il n’y avait rien et Dieu créa à
partir de ce rien, qu’il ne faut pas prendre comme origine ou cause. Or, le terme nihil,
ce rien duquel Dieu est supposé tirer le monde, ne se trouve pas dans le premier
verset de la Genèse : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ». Peut-être faut-
il le dénoter par le deuxième : « La terre était vague et vide ». Dans son article déjà
cité2 François Regnault examine de près ce premier verset de la Genèse : le terme
nihil n’est pas dans le texte hébraïque où le terme utilisé est Bârâ’, du verbe qui
signifie tailler, couper, émonder ; il n’est pas non plus dans la traduction grecque de
la Septante où le verbe est ktizô, qui veut dire fonder ou coloniser ; il n’est pas non
plus dans la Vulgate où Bârâ’ est traduit par creare, causatif de cresco, croître. Le
deuxième verset précise un peu les choses, mais la question de la création, supposant
signifier « à partir de rien » reste absente dans le texte biblique.

D’après Philippe Henne, professeur à la faculté de théologie de Lille, la


première œuvre chrétienne qui affirme la création ex-nihilo est « Le Pasteur »
d’Hermas au IIème siècle : « Premier point entre tous : je crois qu’il n’y a qu’un seul
Dieu, celui qui a tout crée et organisé, qui a tout fait passer du néant à l’être, qui
contient tout et seul n’est pas contenu (Précepte I,1).»3

Les formules et les preuves de la création ex-nihilo sont nombreuses. S’arrêter


sur chacune d’elles n’est pas notre propos, cela ne ferait aucunement avancer la
psychanalyse. Ce qui est importante pour nous est que la création ex-nihilo s’oppose
à la notion d’un monde éternel ou du moins d’une matière préexistante, telle le chaos
primitif aussi défendu par Aristote4.

La terminologie scolastique distingue avec soin une creatio prima, à quoi


correspond la définition de productio ex-nihilo, c’est la création de la matière première
et une creatio segunda, qui est l’élaboration, l’ordination de cette matière créée à
l’origine. La création première serait celle impliquée dans les deux premiers versets
de la Genèse, tandis que la création seconde s’appliquerait à l’œuvre de six jours,
Genèse I, 3, soit l’Hexaemeron.

Si, en psychanalyse, l’on comprend la création ex-nihilo comme étant la


création du vide, alors il nous est, peut-être, licite de suivre cette distinction entre une
création première et une création seconde. C’est-à-dire que nous pourrions rapporter
1
Art. « Création », Ed. du Cerf, Paris, col. 2034.
2
“Ex-nihilo” In Quarto, No. 40-41, Belgique, Oct. 1990, p. 7-11.
3
Cité in Henne, Ph., « Introduction à Origène », Ed. du Cerf, Paris, 2004, p. 75. « Le Pasteur » d’Hermas est
un récit de visions et d’apocalypses et aussi un long recueil de recommandations morales. A la suite d’une faute
commise, Hermas est placé par Dieu sous la garde d’un ange de pénitence. Celui-ci vêtu comme un pasteur
donna son nom à l’ouvrage.
4
« …il semblerait qu’Hésiode ait pensé juste quand il a mis au commencement le chaos ; voici d’ailleurs ses
paroles : Le premier de tous les êtres fut le Chaos, puis la Terre au large sein, comme s’il fallait qu’il existât
d’abord une place pour les êtres ; c’est parce qu’il pensait, avec tout le monde, que toute chose est quelque part,
c’est-à-dire dans un lieu. Mais s’il en est ainsi, la puissance du lieu est prestigieuse et prime tout ; car ce sans
quoi nulle autre chose n’existe et qui existe sans les autres choses est premier nécessairement ». Aristote,
Physique I-IV, Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 124.

111
la creatio prima au premier temps de la sublimation, la création du vide et la creatio
segunda, au deuxième temps où l’on fait avec ce vide. Mais les choses ne sont pas si
simples. Il y a un nommé Sévérien de Gabales de l’école exégétique d’Antioche qui a
prononcé un discours où, en effet il enseigne qu’au premier jour Dieu a tout tiré du
néant et que les jours suivants, il n’a fait que donner la forme et la beauté à cette
matière. Origène, en revanche, admet la création simultanée de toutes choses. 1 Les
exégètes proposent une division de l’Hexaméron où la création de six jours
comprend deux parties : d’abord Dieu créa les régions et après il créa les armées des
êtres qui les remplissent : le ciel pour les astres, l’air pour les oiseaux, l’eau pour les
poissons, la terre pour les animaux et les hommes. Dieu créa des lieux « vides » et
après il y a mis des êtres. Nous reviendrons à cette comparaison de l’acte divin de la
création divisé en deux temps et nos temps logiques de la sublimation 2. Disons pour
le moment que Lacan serait plutôt du côté d’Origène, du côté d’une création
simultanée de toutes choses, c’est pour cela que nous parlons des moments logiques et
non pas chronologiques.

Le vase et la création ex-nihilo

Le prophète Jérémie, entre autres, rapporte la création à l’apologue du potier.


Il pose la création en ces termes: « C’est moi, lui dit l’Eternel, qui ai fait la terre, les
hommes et les animaux qui sont sur la terre, par ma grande puissance et par mon
bras étendu, et je donne la terre à qui cela me plaît » (Jérémie, 27, 5). Il la rapporte,
cette création, au potier : « Comme l’argile est dans la main du potier, Ainsi vous êtes
dans ma main, maison d’Israël » (Jérémie, 18, 6). Il est intéressant de remarquer que
pour que Dieu puisse dire ce qu’il a à dire au Prophète, il est nécessaire que celui-ci
se déplace à la maison du potier, Dieu ne pouvant pas lui parler ailleurs. Or, la
création dont il parle, « vous êtes dans ma main maison d’Israël », est plutôt celle de
l’homme, et la création de l’homme ne nous est pas présentée comme étant une
création ex-nihilo. Dieu ne crée pas l’homme à partir de rien mais à partir de la
poussière de la terre : « L’Eternel Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, il
souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant » (Genèse
2, 10). Il semble que la création de l’homme est déjà une création seconde, la
poussière de la terre y était et Dieu créa l’homme à partir de cette poussière.

Nous trouvons aussi chez Esaïe l’évocation du potier mais elle n’est pas
rapportée à la création : « Quelle perversité est la vôtre! Le potier doit-il être
considéré comme de l'argile, Pour que l'ouvrage dise de l'ouvrier: Il ne m'a point fait?
Pour que le vase dise du potier: Il n'a point d'intelligence? » (Esaïe, 29.16).

Il y a d’autres occurrences dans les Ecritures qui évoquent le vase à propos de


Dieu mais elles ne sont pas explicitement rapportés à la création ex-nihilo.

1
Article « Création » in Dictionnaire de Théologie catholique.
2
Cf. notre chapitre 3.2. « Les temps logiques de la sublimation et la « création du monde de la peinture » », p.
219.

112
Chez Origène nous trouvons la formule qui soutient cette création ex-nihilo :
« alors qu’il n’y avait rien, Dieu a fait que tout soit » (unus Deus qui omina creavit atque
composuit, quique, cum nihil, esset, esse fecit »)1. Il s’appuie sur la formule du Pasteur
d’Hermas déjà citée et sur celle de la mère des sept fils dans les Macchabées : « je t’en
conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre et vois tout ce qui est en eux et sache
que Dieu les a fait de rien ». Nous y trouvons aussi la métaphore du potier. Elle est
rapportée moins à la création ex-nihilo qu’à celle de l’homme, et surtout au libre
arbitre : « […] ce n’est pas dès le début, selon sa prescience, que le Créateur fait des
vases d’honneur et des vases de déshonneur, car il ne condamne pas ni ne justifie
d’avance selon elle, mais il fait vases d’honneur ceux qui se sont purifiés et vases de
déshonneur ceux qui ont regardé avec indifférence leur propre impureté. »2.

Le temps zéro

Il semble ainsi que la création ex-nihilo et l’apologue du vase, qui suppose un


vide primordial, s’opposent. Pourtant la création ex-nihilo est centrale dans la
réflexion lacanienne de la Chose : elle est créée ex-nihilo. Pour la psychanalyse « il y a
une nécessité d’un point de création ex-nihilo dont naît ce qui est historique dans la
pulsion »3. Au moment où Lacan donne sa définition de la Chose – définition que
nous n’avons toujours pas approfondie4 – il affirme sous une façon négative « qu’il
n’y a rien entre l’organisation dans le réseau signifiant […] et la constitution dans le
réel de cet espace, de cette place centrale sous laquelle se présente pour nous le
champ de la Chose comme tel »5. Nous avons dit que c’est à partir de ce rien que le
vide est crée, à juste titre, ex-nihilo.

Nous avons donc un premier temps qui en vérité n’est pas le premier temps
de la sublimation mais un premier temps tout court, le « commencement absolu »6 dit
Lacan. Dans la perspective de la sublimation nous pouvons prendre ce
commencement absolu comme le temps zéro. Car là il n’y a aucune sublimation,
1
Origène, Traité des principes, H. Crouzel et Y. Simoneth (trad.) Paris, Cerf, 1980, I,I, 3,3, p. 147-149 et II, 1,5,
p. 245.
2
Ibid., III, I, 20-21, p. 135-137.
III, 1, 20-21
« Vases d’honneur et vases de déshonneur : -action de Dieu et action propre »
1, 21 (20) « Une autre parole apostolique semble nous amener à croire que nous n’avons pas de libre arbitre.
L’Apôtre répond d’avance à une objection qu’il se fait : « il a donc pitié de celui qu’il veut et il endurcit celui
qu’il veut. Tu me diras donc : Que blâme-t-il encore ? Qui s’est opposé à sa volonté ? effectivement, homme, qui
es-tu pour répondre à Dieu ? Ce qui est façonné dira-t-il à celui qui l’a façonné : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ?
Est-ce que le potier qui travaille l’argile n’a pas le pouvoir de faire à partir de la même pâte tel vase pour un
usage honorable, tel autre pour un usage sans honneur ? On dira : Si, comme le potier fait à partir de la même
pâte des vases pour un usage honorable et d’autres pour un usage sans honneur, Dieu destine les un au salut, les
autres à la perdition, il n’est pas en notre pouvoir d’être sauvés ou de périr, nous n’avons pas de libre arbitre » p.
129-131
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 252.
4
Car nous l’approfondirons dans le chapitre suivant 2.2. « La Chose », p.p. 119-161.
5
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 142-143.
6
Lacan nous dit que « C’est seulement dans la perspective d’un commencement absolu, qui marque
l’origination de la chaîne signifiante comme un ordre distinct, et qui isole dans leur dimension propre le
mémorable et le mémorisée, que nous ne nous trouvons pas impliquer perpétuellement l’être dans l’étant,
implication qui est au fond de la pensée évolutionniste. », Ibid., p. 253.

113
aucune tentative de représenter la Chose 1. Le temps zéro est la création ex-nihilo de
la Chose.

Temps zéro : Création ex-nihilo = création du vide :

[Signifiant][Chose]

C’est à partir de ce rien que le signifiant crée du
vide.

[Signifiant] [Chose]

Cette place vide est le lieu de la sublimation.

Pourtant, au commencement, c’est le signifiant. La Chose pâtit du signifiant,


c’est celui-ci qui délimite le réel et qui le fait apparaître comme Chose. La
psychanalyse lacanienne est du côté du créationnisme et non pas du côté de
l’évolutionnisme. La création ex-nihilo, cette perspective d’un commencement
absolu, marque l’organisation de la chaîne signifiante comme un ordre distinct, le
signifiant du Nom du Père ne fait pas partie de la chaîne signifiante même s’il lui
donne consistance : « Dieu contient tout et seul n’est pas contenu » pour reprendre
les termes du Pasteur d’Hermas. Dieu, qui a fait apparaître le monde hors de lui à
partir de rien, ne fait pas partie du monde et le monde ne procède pas de sa
substance, ni d’aucun élément préexistant.

La Chose, créée ex-nihilo, reste hors-signifié, elle ne fait pas partie de


l’organisation signifiante. Mais de son côté, le signifiant est toujours rempli
d’imaginaire. Nous n’arrêtons pas de mettre de l’imaginaire dans le signifiant qui, en
vérité, ne signifie rien. Nous n’arrêtons pas de remplir les représentants symboliques
par des représentations imaginaires. Si la Chose, créée ex-nihilo, peut être
représentée par le vase, c’est pour autant que celui-ci, dans sa « fonction signifiante »,
n’est caractérisé que par le vide qu’il crée. C’est justement un signifiant façonné à
l’image de la Chose. Mais si le vase, qui représente la Chose est signifiant, il n’est
signifiant que parce qu’il ne signifie rien, il est signifiant de « rien de
particulièrement signifié »2. La Chose ne peut apparaître qu’une fois qu’elle a pâtit
du signifiant, mais une fois apparue elle ne se présente que comme le rien qui la
sépare du signifiant dont la structure entoure cette même Chose à la dignité de
laquelle un objet sera élevé.

Nous pouvons dire que la théorie lacanienne de la Chose prend appui de la


création ex-nihilo, telle qu’elle est comprise dans la tradition judéo-chrétienne, pour
rendre compte des rapports du signifiant et du réel, pour rendre compte de la
création du champ de la Chose par le signifiant, du façonnement du signifiant à
l’image de la Chose. Mais la théorie lacanienne se sépare de cette tradition au
1
Dans notre dernier chapitre 4.2.3. « L’architecture gothique et les temps logiques de la sublimation » nous
reviendrons sur cette idée à partir de la notion de « sublimation primitive de l’architecture », p.p. 362-369.
2
Ibid., p. 145

114
moment où elle essaie de rendre compte de la représentation de la Chose par le vase.
Ce vase créé autour du vide et pour présenter, dans la représentation, ce même vide,
ne suit plus la tradition biblique mais peut-être suit-elle plutôt les philosophes
taoïstes, comme le pense François Regnault1. La théorie lacanienne de la Chose serait
là, du côté d’une philosophie où le vide est au commencement.

Revenons maintenant à ce que nous avons désigné comme les temps logiques
de la sublimation. Si ce que nous avons considéré comme le premier temps, soit le
vide créé ex-nihilo, est plutôt le temps zéro en ce qu’aucune sublimation n’y opère,
alors la architecture se trouve hors du jeu de la sublimation. Car l’architecture était
l’organisation qui rendait compte de ce premier temps. Remarquons que le fait de
l’avoir mise dans ce supposé premier temps la laissait déjà hors de la sublimation car
l’opération proprement dite sublimatoire, l’élévation, n’était présente qu’au
deuxième temps. Nous pouvons en dégager deux propositions : a) l’architecture n’est
pas un produit de la sublimation ; b) la sublimation ne relève que de la peinture.
Nous démentirons l’une et l’autre propositions2.

La sublimation joue dans toutes les tentatives de représenter la Chose, de


représenter l’irreprésentable. Dans la sublimation autre chose prend la valeur de
représentation de la Chose, ce qui veut dire que l’autre chose prend la place vide de
la Chose. Mais nous avons souligné que pour qu’autre chose puisse prendre la place
de la Chose il fallait que cette place soit déjà là. Autrement dit la place de la Chose
doit déjà être construite pour qu’autre chose puisse venir s’y mettre, ou plutôt pour
qu’un sujet puisse l’y mettre. Ce que nous avons désigné comme le temps zéro est
justement la construction de cette place de la Chose, soit le vide créé ex-nihilo. Nous
avons donc proposé ceci :

Temps zéro : le Vide créé ex-nihilo :

0) [signifiant] [Chose]

Nous avons dit que la place vide qu’il y a entre le signifiant et la Chose était le
lieu de la sublimation. Ainsi, la question s’impose : comment comprendre que la
Chose soit la place vide entre elle-même et le signifiant ? La Chose est-elle la Chose
ou est-elle le vide entre le signifiant et la Chose ? C’est pour répondre à ce paradoxe
que Lacan amène l’apologue du vase. Car cet apologue rend compte d’une tentative
de représenter l’irreprésentable de la Chose. Nous l’avons dit plus haut : le vase est
un objet fait pour représenter la Chose en ce qu’il présente un vide ; mais le vase est
aussi un signifiant façonné à l’image de la Chose. Si le vase est un objet qui
représente la Chose en présentant un vide, et en même temps un signifiant façonné à
l’image de la Chose, alors il nous est peut être licite de le mettre dans ce vide que

1
« … il semble là que sous prétexte de parler de la création ex-nihilo, Lacan soit plutôt du côté des philosophes
taoïstes », Art. Cit. p. 9.
2
Dans notre dernier chapitre 4.2.3. « L’architecture gothique et les temps logiques de la sublimation », p. 362-
369, nous verrons comment l’architecture, en effet, rend compte de ce temps zéro, car ici ce n’est pas l’élévation
d’un objet à la dignité de la Chose qui opère mais la sublimation primitive de l’architecture.

115
nous avons placé entre le signifiant et la Chose. Or, le vase ne serait que les bords des
crochets. Nous proposons le schéma suivant :

[signifiant]← vase →[Chose]

Soit :

Signifiant Vide Chose

La sublimation se situe justement dans ce paradoxe : Comment imaginer la


Chose s’il est dit qu’il est impossible de nous l’imaginer. Comment représenter la
Chose ? Au début de notre réflexion sur les temps logiques de la sublimation nous
avons dit que ceux-ci étaient deux manières de traiter la Chose. Nous comprenons
maintenant que ce n’est pas tout à fait ça. La création ex-nihilo est le commencement
absolu, la perspective créationniste qui permet la naissance de ce qui est historique
dans la pulsion. Il s’agit d’un commencement absolu dans lequel le signifiant est au
commencement. Cette création du vide n’est pas une manière de traiter la Chose
mais littéralement la création de la Chose. Pourtant, il y aura, en effet, deux manières
de traiter la Chose qui seront toutes les deux comprises dans ce que nous avons
désigné comme le deuxième temps, soit la sublimation proprement dite. Ces deux
manières de traiter la Chose correspondent aux deux possibilités de tenter de
représenter la Chose, nous les avons avancées dans notre introduction :

a) La Chose « ne peut qu’être représentée par autre chose »


b) La Chose « sera toujours représentée par un vide »

Dire que la Chose ne peut qu’être représentée par autre chose veut dire que
cette autre chose prend la place de la Chose, soit, la place vide. Dire que la Chose sera
toujours représentée par un vide peut vouloir dire qu’on ne met rien à la place de la
Chose, on laisse le vide. Mais nous dirons plutôt que quand la Chose est représentée
par un vide c’est pour autant qu’il y a un vide qui a été créé. Créer un vide, c’est
cerner le Vide créé ex-nihilo, soit cerner la Chose. Ainsi, nous posons que la
sublimation opère pour1 :

a) Mettre autre chose à la place du vide.


b) Créer un vide pour cerner le Vide.

En suivant notre schéma nous proposons ceci :

Temps zéro : Création ex-nihilo : création du vide :

[signifiant] [Chose]
1
Nous nous inspirons du cours de François Regnault donné à l’Université Paris 8 « L’art dans la psychanalyse »,
2003-2004, inédit.

116
Temps un : Sublimation : élever un objet à la dignité de la Chose, soit la
tentative de re-présenter la Chose :

a) La Chose n’est re-présentée que par autre chose : l’opération de la


sublimation est de mettre autre chose à la place du Vide :

signifiant] objet imaginaire [Chose]

b) La Chose sera toujours re-présentée par un vide : l’opération de la


sublimation est de créer un vide pour cerner le Vide.

[signifiant] un vide [Chose]

Tableau XIII. Les temps logiques de la sublimation II

Temps zéro Création ex-nihilo de la Chose :


Création du vide

Temps un Sublimation :
Tentative de re-présenter la Chose :
a) Mettre autre chose à la place du Vide : peinture.
La Chose ne peut qu’être re-présentée par autre chose.
b) Créer un vide : architecture
La Chose sera toujours re-présentée par un vide.

Nous voyons bien que la deuxième manière de traiter la Chose ou la seconde


possibilité de re-présenter la Chose se rapproche du temps zéro, soit de la création du
Vide. De la sorte notre première organisation des temps logiques de la sublimation
n’était pas si fausse. Voici notre premier Tableau XIII re-organisé :

117
Tableau XIV. Les temps logiques de la sublimation III.

Irreprésentabilité de Temps Organisation Objet Paradigme Ce qui re-


la Chose logiques présente la
Chose
Mettre
La Chose ne peut être autre
re-présentée que par chose à la Peinture L’anamorphose L’amour Un objet
autre chose place du courtois
vide
La Chose sera toujours Créer un Architecture Le temple L’apologue Un vide
re-présentée par un vide vide du vase

Notre tableau répond à notre question tout en la posant autrement :


l’architecture est, en effet, un produit de la sublimation, elle est cette manière de
traiter la Chose qui crée un vide tout en cernant le Vide. C’est pour cela qu’elle se
rapproche de la création ex-nihilo. Or, la formule de la sublimation est élever un objet
à la dignité de la Chose. Si l’architecture crée un vide, quel est donc l’objet élevé dans
cette manière de traiter la Chose. Notre chapitre 4. « Créer un vide : architecture »1
essaie d’y répondre.

1
P.p. 260-369.

118
2.2. La Chose.

Nous aborderons l’entité conceptuelle de la Chose à partir de Freud, Heidegger et Kant


afin de pouvoir l’étudier après chez Lacan.

2.2.1. La Chose de Freud.

Nous étudierons la Chose freudienne à partir des deux références principales de


Lacan : L’Entwurf (1895) et La Verneinung (1925). En 1895 la Chose est cette présence
obscure et énigmatique qui reste comme élément commun aux deux complexes, celui du
prochain et celui de perception. Freud la désigne par la lettre « a », en tant qu’élément
identique à lui-même (dans le complexe de perception) et en tant que montage constant (dans
le complexe du prochain). En 1925 la Chose est, d’une part, l’étranger au moi, ce qui reste à
l’extérieur ne pouvant jamais être quelque chose de concevable pour le sujet, aussi bien que ce
qui entre à l’intérieur du moi pouvant être quelque chose de concevable pour le sujet, en tant
qu’objet désiré, comme représentation imaginaire de la Chose ; et d’autre part, la Chose est ce
que le sujet doit retrouver mais qu’il ne retrouve pas parce qu’elle est perdue dans la réalité
imaginaire retrouvée à partir des coordonnées signifiantes. Nous verrons aussi que cette
dualité de la Chose était déjà évoquée dans Totem et Tabou (1912) en tant que séparation de
l’esprit et du corps.

Wort et Sache font couple, das Ding se situe ailleurs

Dans notre réflexion sur la représentation, nous avons dit qu’il y avait deux
thèses quant à l’irreprésentabilité de la Chose : a) La Chose n’est représentable que par
elle-même, b) la Chose n’est représentable que par autre chose. Mais nous n’y avons
pas défini la Chose ; nous avons souligné les implications de la première thèse 1 et
nous avons précisé que la deuxième impliquait la sublimation. Dans notre chapitre
sur les temps logiques de la sublimation, nous évoquons la définition que Lacan
donne de la Chose dans le séminaire de 1959-1960, soit « ce qui du réel pâtit du
signifiant »2, mais nous n’approfondissons pas le rapport entre le signifiant et la
Chose. C’est ce que nous nous proposons de faire ici.

1
Nous les rappelons : a) la représentation de la Chose est une présentation, b) quant la Chose est représentée par
elle-même, il n’y a que la présence de la Chose, ce qui veut dire que, c) la Chose n’est réellement que sa
présence, d) s’il y a la possibilité de $<>a, c’est parce que le sujet divisé devant l’objet du désir a perdu la
Chose, e) la Chose est réellement irreprésentable pour le sujet, mais f) il y a une représentation réelle de la Chose
qui se confond avec la Chose, ainsi, g) l’irreprésentabilité de la Chose comporte une distinction d’avec la Chose,
h) pour le sujet du signifiant, la Chose ne peut être représentée que par autre chose, i) la représentation de la
Chose n’est une présentation que dans le réel de la folie ou de la mort et dans l’imaginaire de la sublimation. Cf.
notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation » p.p. 40-46.
2
Cf. notre chapitre 2.2. « Les temps logiques de la sublimation », p.p. 106-107.

119
J.A.Miller souligne que « la difficulté de situer das Ding par rapport au
signifiant est toute présente déjà dans l’écrit de Heidegger où Lacan a pris son départ
véritable »1. Il s’agit de ce célèbre essai intitulé « Das Ding ». Ce départ véritable, nous
l’approfondirons plus loin2. Commençons ici par rappeler l’introduction explicite 3
que Lacan fait du terme de das Ding, le 9 décembre 1959. Tout d’abord, il évoque la
différence entre les deux termes allemands « qui disent la chose – das Ding », la Chose
réelle qui nous intéresse et que nous allons étudier dans ce chapitre « et die Sache »4,
la chose imaginaire, gouvernée par le langage, que nous avons étudiée dans notre
chapitre sur la représentation5. Ensuite, il approfondit les notions freudiennes de
Sachevortellung et de Wortvorstellung. Nous les avons étudiées dans notre chapitre sur
la représentation où nous avons rapporté la première à la représentation imaginaire
de la Chose du Freud de 1891 et à la signification, soit le signifié du premier Lacan ;
et la deuxième, la Wortvorstellung, nous l’avons rapportée au représentant
symbolique, soit le signifiant lacanien6.

Pour souligner l’irreprésentabilité de das Ding, Lacan remarque l’absence du


terme de Dingvorstellung7 chez Freud. En effet, ce terme n’apparaît pas dans le texte
« L’inconscient ». Pourtant, comme l’a démontré D. Pavòn Cuéllar 8, il apparaît bel et
bien dans « L’interprétation des rêves » : « Les mots dans le rêve sont fréquemment
traités comme des choses, ils sont sujets aux mêmes compositions que les
représentations d’objets (Dingvorstellungen) »9. Nous le trouvons aussi dans « Le mot
d’esprit et sa relation à l’inconscient » où Freud écrit : « Dans un groupe de mots
d’esprit de cette sorte (de jeux de mots), la technique consistait à diriger notre
attitude psychique vers la sonorité des mots au lieu qu’elle le fût vers leurs sens, à
faire en sorte que la représentation (acoustique) du mot (Wortvorstellung) elle-même
prît la place de sa signification (Bedeutung), laquelle est donnée par les relations de
celle-ci aux représentations de choses (Dingvorstellungen) »10. Dans ce paragraphe de
1905 nous retrouvons donc le terme de Dingvorstellung que Freud utilise en 1900.
Mais ici, outre les représentations réelles de la Chose 11, Freud parle de la
1
« Du symptôme au fantasme », cours inédit, séance du 12 janvier 1983.
2
Cf. pus loins dans ce même chapitre, p.p. 129-138.
3
Nous disons « explicite » puisque la Chose réelle est présente dans la pensée lacanienne bien avant 1959.
Comme nous l’avons vu dans notre chapitre sur la sublimation lacanienne de 1954, il y a une réflexion sur la
Chose à partir de son meurtre par le signifiant.
4
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 55.
5
Cf. Chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire de la sublimation », p.p. 46-76.
6
Cf. Chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire de la sublimation », surtout les pages 47-48.
7
« …Freud parle de Sachevorstellung et non pas de Dingvorstellung », « L’éthique de la psychanalyse », Op.
Cit., p. 57.
8
Dans son cours « De l’achose dont on parle à la chose freudienne qui nous parle » fait à l’Université Paris 8
en 2004, inédit mais consultable sur internent : http://www.ding.tc.fr
9
Die Traumdeutung, in G.W. t. 2-3, p. 301-302. Traduction: L’interprétation des rêves, Meyerson, I. (trad.),
PUF, 1967, p. 257.
10
« Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten » in G. W. t. 6, p. 134. Traduction : Le mot d’esprit et sa
relation à l’inconscient, Messier, D. (trad.), Ed. Gallimard, Paris, 1988, p. 227.
11
Nous rappelons que par « représentation réelle de la Chose » nous entendons une représentation qui comporte
la présence de ce qui est représentée. Ainsi, la représentation réelle de la Chose ne peut que se confondre avec la
Chose qu’elle représente. Elle se distingue de la représentation imaginaire de la Chose en ce que celle-ci ne se
confond pas avec la Chose. Nous n’approfondirons pas vraiment la Dingvorstellung car notre étude est plutôt
consacrée aux représentations non réelles mais imaginaires de la Chose.

120
représentation acoustique des mots, soit, leur sonorité, qui est du côté du signifiant et
donc du symbolique et aussi de la relation entre les deux, la Bedeutung, la
signification que nous rapportons à la représentation imaginaire 1. Or, même s’il y a
une représentation réelle de la Chose, celle-ci est tout de même irreprésentable pour
le sujet. Car celui qui se représente réellement la Chose est la Chose.

Comme nous l’avons déjà dit, il y a une relation entre Sache et Wort : le Wort
gouverne la Sache, le mot crée la chose, le signifiant signifie le signifié, le symbolique
structure l’imaginaire. Les mots et les choses sont « étroitement liés », ils « font
couple », tandis que « das Ding se situe ailleurs »2. La Chose est toujours ailleurs, elle
nous échappe et elle ne cessera pas de nous échapper. Il s’agit toutefois d’un concept,
un concept limite, certes, mais incontournable de la psychanalyse. La référence
première de Lacan est la Chose heideggerienne, pourtant il a été aussi la chercher
chez Freud.

Complexe du prochain et complexe de perception

Nous avons vu qu’il y a une réflexion freudienne sur la Chose depuis 1891 3.
Néanmoins, Lacan la trouve plutôt dans le « complexe du prochain » (Komplex des
Nemenmenschen) de l’Entwurf de 18954. Il s’agit de ce complexe auquel est entièrement
suspendu l’événement de satisfaction (das Befriedigungserlebnis). Nous avons évoqué
ce dernier lorsque nous avons étudié le rapport entre représentation et image 5. Nous
le rappelons à nouveau pour étudier ce qui est au-delà de la représentation, das Ding.
Cet événement constitue la toute première expérience de satisfaction du sujet et
amène trois conséquences : la décharge (Abfuhr), la perception (Wahrnehmung), le
frayage (Bahnung)6.

La décharge met fin à la poussé qui a créé du déplaisir. Elle « exige un


changement dans le monde extérieur », changement qui, évidemment, n’est pas
produit par le sujet lui-même mais par une « aide étrangère ». C’est l’Autre maternel

1
Rappelons qu’une représentation imaginaire (non sublimée) de la Chose est déjà la représentation d’autre
chose. Une représentation imaginaire sublimée est la présentation d’autre chose qui re-présente la Chose.
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 58.
3
C’est-à-dire dans le texte sur les Aphasies. Cf. notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet
imaginaire dans la sublimation » p.p. 46-49.
4
Puisque nous parlons de la Chose, nous pouvons aller jusqu’à dire que la Chose de Sigmund Freud était
justement son Entwurf : Le 20 octobre 1895, Sigmund Freud écrit à Wilhelm Fliess : « Tout semblait
s’emboîter, les rouages s’ajustaient, on avait l’impression que maintenant la Chose (das Ding) était vraiment une
machine et qu’elle fonctionnerait aussi d’elle même prochainement. » Das Ding fait ici référence à son Entwurf.
Et Freud de continuer : « Si seulement j’avais attendu deux semaines de plus pour te communiquer cela ! Tout
aurait pris un tour tellement plus clair. Mais ce n’est qu’en essayant de te communiquer la chose (die Sache)
qu’elle est bel et bien devenue claire pour moi ». Lorsque Sigmund Freud essaye de partager sa Chose (Ding)
avec son grand ami, il ne peut que communiquer une chose (Sache), celle qui est structurée en langage. Ce n’est
qu’une fois qu’elle a passée dans le symbolique en tant que chose, que la Chose peut devenir claire pour le sujet.
Sigmund Freud Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904. S. Fischer Verlag, Frankfurt, 1986, p.p. 149-150 et Lettres
à Wilhelm Fliess 1887-1904, F. Kahn et F. Robert (trad.), Ed. PUF., Paris, 2006, p. 188. C’est nous qui
soulignons.
5
Cf. notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p. 53-54.
6
L’Entwurf / L’Esquisse. Op. Cit., p. 38. et « L’Entwurf einer Psychologie » in G.W. t. 19, Op. Cit. p. 411.

121
qui accomplit le travail de ce que Freud appelle « l’action spécifique » (spezifische
Aktion)1, soit ce changement dans le monde extérieur (« apport de nourriture,
proximité de l’objet sexuel »2 nous dit-il). Au moment de la décharge, il y a alors,
d’une part, un plaisir immédiat produit par cet Autre qui agit sans que le sujet ait eu
à le chercher ; mais d’autre part, cet Autre n’est pas identifié, il est une présence
confuse, énigmatique ; elle est là, cette présence, et elle intervient pour produire la
toute première satisfaction du sujet humain. Il s’agit de l’Autre maternel avant qu’il
ne porte le visage de la mère. Disons dès maintenant que das Ding ne peut être que
cette présence obscure et énigmatique, cet Autre sans visage.

Freud nous dit que celui qui accomplit l’action spécifique, l’Autre, ce
« prochain », Nebenmensch, est aussi « l’objet qui fournit la perception ». Un « tel
objet », soutient Freud, « est simultanément le premier objet de satisfaction, puis
ultérieurement le premier objet hostile, tout comme l’unique puissance qui secourt »3.
La perception est donc fournit par un Nebenmensch, c’est pour cela que Freud appelle
aussi le complexe du prochain, « complexe de perception » (Wahrnehmungs-
Komplex)4.

Le « complexe du prochain » va se séparer en deux « composants » : une partie


« reste ensemble comme Chose » (als Ding beisammenbleibt) et « en impose par un
montage constant » tandis que l’autre « peut être compris (verstanden5) par un travail
de remémoration » ; celle-ci est cette partie qui « peut être ramenée à une information
venant du corps propre »6. C’est-à-dire qu’à partir du complexe du prochain, il y
aura une distinction entre la Chose irreprésentable et les choses représentables, c’est-
à-dire les représentations imaginaires de la Chose. Tout ce que nous avons dit sur la
représentation et l’image de l’Entwurf concerne le deuxième composant du complexe
du prochain, c’est-à-dire, les choses représentables dans l’imaginaire, les
Sachvorstellungen.

1
Ibid., p. 37 et 38. et G.W. t. 19, Op. Cit. p. 410. En italiques dans le texte original en allemand.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 56
4
Ibid., p.p. 52-57. et G.W. t. 19, Op. Cit., p.p. 423-426
5
Les termes de Ding et de verstanden sont en italiques dans le texte en allemand. G.W. t. 19, Op. Cit., p. 426.
6
Ibid., p.57

122
Tableau XV. Freud, 1895. Komplex des Nemenmenschen

Composants du « Complexe du prochain »

Les choses représentables La Chose irreprésentable

Ce qui peut être compris par un travail de Montage constant


remémoration

Imaginaire Réel

Visage de la mère Présence énigmatique

Sachvortellung Ding

≅a a

Or, nous avons dit que la chose des Sachvorstellungen est gouvernée par le
Wort. Ceci n’a pas échappé au Freud de 1895. Quant il étudie « le penser qui
reconnaît et le penser qui reproduit », il soutient que le « complexe de perception » se
décompose en deux : un élément a, « la Chose » (das Ding), qui « reste identique
(gleichbleibt) à lui-même », et un élément b « qui la plupart du temps varie », et qui
constitue l’« activité » ou la « propriété » de la Chose, « bref – dit Freud – son
prédicat (Prädikat) »1. Si le premier élément des deux complexes, la Chose, reste
toujours le même, identique à lui même, il faut cependant différencier le deuxième
élément, soit le « prédicat » de la Chose et la « représentation imaginaire » de la
Chose.

Tableau XVI. Freud, 1895. Wahrnehmungs-Komplex

Composantes du « Complexe de perception ».

Prédicat Das Ding

b a

Symbolique Réel

variable Identique à elle-même

b1 – b2 – b3 - bn a=a

1
Ibid., p. 52 et G.W. t. 19, p. 423. Les termes Ding et Prädikat sont en italiques dans le texte allemand.

123
Ce que Freud appelle « frayage » est quelque chose qui rend l’appareil
psychique « apte à la conduction » (leitungsfähiger)1, il s’agit de la constitution d’une
voie de continuité, d’une « chaîne », dit Lacan, « qui peut être rapprochée de la
chaîne signifiante »2. Il s’agit du couple que b formera avec a. Lorsque Freud examine
l’expérience de satisfaction, il soutient que « c’est par un investissement simultané
(gleichzeitige Besetzung) α - β »3 que se produit le frayage. Ces α - β désignent la même
chose que les éléments a et b du complexe de perception. Ainsi, le frayage qui
découle de l’expérience de satisfaction n’est autre chose, pensons-nous, qu’une
chaîne de (a + b1) + (a + b2) + (a + b3) + (a + bn) 4. Il s’agit d’une chaîne constituée par
le couple « chose et mot » dont nous avons parlé plus haut. Il s’agit donc de la
concaténation d’une représentation imaginaire de la Chose signifiée par le mot, plus
une représentation imaginaire de la Chose signifiée par un autre mot. Car ici,
l’élément a n’est plus isolé et identique à lui-même, comme l’est das Ding, mais il est
couplé avec le prédicat de la Chose. Ainsi (a + b) ne peut pas désigner la Chose, il ne
réussit qu’à désigner son image. Car le deuxième composant du complexe du
prochain, les choses représentables, est ce que Freud appelle « l’image du souvenir »,
Erinnerungsbild, c’est pour cela qu’il peut être compris par le travail de
remémoration. Il s’agit donc de la représentation imaginaire du tout premier objet de
satisfaction qui ne « trouvera » que « la ressemblance » (Ahnlichkeit) de la Chose, et
non pas « l’identité » (Identität)5. Celle-ci ne peut être retrouvée que dans une
représentation réelle de la Chose ; l’identité ne sera jamais retrouvée dans une
représentation imaginaire, même pas dans la sublimation.

Par ailleurs, nous trouvons chez le Freud de 1895, une indice de la


représentation réelle de la Chose. Dans son chapitre « Penser et réalité » (Denken und
Realität) il soutient que « ce que nous nommons des Choses (Dinge) sont des restes
(Reste) qui se soustraient au jugement ».6

Résumons les conséquences de l’expérience de satisfaction :

a) La décharge : un plaisir immédiat produit par une présence obscure et


énigmatique, la Chose.
b) La perception : elle est fournie par l’Autre qui accomplit un changement dans
le monde extérieur ; elle se constitue d’un complexe divisé en deux : le
complexe de perception et le complexe du prochain ; le premier se divise en :
1) la Chose, a (Réel) et 2) son prédicat, b (symbolique) ; le deuxième se divise
en : 1) la Chose, a (Réel) et 2) ce qui peut être compris par un travail de
remémoration, ≅ a (imaginaire)
c) Le frayage : l’appareil psychique est apte à la conduction, soit à la constitution
d’une concaténation de (≅ a + b1) + (≅ a + b2) + (≅ a + b3) + (≅ a + bn).

1
Freud, S. Ibid., p. 8. et G.W. t. 19, p. 392.
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » Op. Cit.,p.p. 49-50.
3
Freud, S. Ibid., p. 39. et G.W. t. 19, p. 411.
4
Nous nous inspirons du cours de D. Pavòn Cuéllar, « De l’achose dont on parle à la chose freudienne qui nous
parle » déjà cité, inédit.
5
Freud, S. Ibid., p. 52. et G.W. t. 19, p. 423.
6
Ibid., p. 60 et G.W. t. 19, p. 429.

124
Nous remarquons que dès l’Entwurf, l’Autre est indispensable pour la survie
du sujet. C’est à partir de son action que la décharge est produite, il fournit la
perception et rend possible le frayage. Nous relevons aussi l’intuition de Freud de ce
que le symbolique structure la réalité imaginaire, car c’est le prédicat de la Chose qui
pourra dire quelque chose sur l’image de la Chose. En outre, c’est à partir de ce
prédicat que l’image recherchée, l’objet désiré, va pouvoir être rencontrée dans la
perception, d’où le fait qu’il résulte du complexe de perception. Expliquons-nous.
Chaque fois que le moi se trouve en état de détresse, Hilflosigkeit, il ne peut
qu’investir la représentation imaginaire de la Chose, ce que Freud appelle à ce
moment là, l’Erinnerungsbild. Freud avance deux cas de figure : il peut y avoir un
« investissement de désir » (Wunschbesetzung) qu’il écrit a + b, et un
« investissement de perception » (Wahrnehmungsbesetzung) qu’il écrit a + c 1. Avec
D. Pavòn Cuéllar nous comprenons le premier comme « le subjectif que le sujet
cherche (a + b1) » et le deuxième comme « l’objectif qu’il trouve (a + b2)2 » ; la Chose,
a, n’étant que « le chosique que le sujet doit trouver à la même place, comme ce qu’il
y a en commun entre le subjectif et l’objectif »3. Mais pour arriver a cela, il faut
prendre appui sur le texte « Die Verneinung », la deuxième référence de Lacan quant
à la Chose de Freud.

La Chose : l’étranger au moi à l’intérieur du moi

Lorsque nous avons étudié la sublimation lacanienne de 1954, nous nous


sommes appuyés sur le texte freudien « La dénégation » – pour reprendre la
traduction de Lacan – afin d’approfondir cette notion que nous avons appelé parole
sublimée, soit l’impossibilité d’une parole pleine du réel de la Chose. Nous y avons
décliné les deux décisions du jugement 4 : la décision d’attribution et celle d’existence.
Le jugement d’attribution doit « prononcer qu’une propriété est ou n’est pas à une
Chose (Ding) » et le jugement d’existence doit « concéder ou contester à une
représentation (Vorstellung) l’existence dans la réalité »5.

Pour ce qui est de la première décision, nous avons dit qu’il s’agit d’introjecter
la bonne propriété à l’intérieur du sujet et d’expulser la mauvaise à l’extérieur, tout
en sachant que « l’étranger au moi, ce qui se trouve au dehors est pour lui tout
d’abord identique »6. Comme nous venons de le voir, déjà dans l’Esquisse – c’est-à-
dire trente ans avant – Freud pense que le premier objet de satisfaction est aussi le
premier objet hostile, c’est l’Autre absolu du sujet avant qu’il ne porte le visage de la
mère. Il s’agit de la Chose. En 1925 Freud ajoute que ce qu’il y a en elle de mauvais
reste à l’extérieur, tandis que ce qu’il y a en elle de bon entre à l’intérieur. Dans son
article sur la dénégation Freud formalise la « dualité » de la Chose, c’est-à-dire le fait

1
Ibid., p. 51. et G.W. t. 19, p. 423
2
Comme par la suite Freud ne formalisera qu’a + b, nous pensons qu’il est licite de prendre l’élément c comme
autant de prédicats de la Chose, soit b2, b3… bn.
3
D. Pavòn Cuéllar, cours cité, inédit.
4
Cf. notre chapitre 1.3. « Sublimation et parole », p.p. 82-83.
5
« La négation », Op. Cit., p. 137 et « Die Verneinung » in G.W. t. 14, Op. Cit., p. 13.
6
Ibid.

125
qu’elle n’est ni extérieure ni intérieure au sujet, ou plutôt qu’elle est au même temps
à l’intérieur du sujet et à l’extérieur de lui : « extériorité intime »1 dira Lacan.

Freud avait étudié cette dualité de la Chose quelques années avant, dans
« Totem et Tabou » lorsqu’il approfondit l’animisme : « Cette dualité primitive
(ursprüngliche Dualität), pour reprendre une expression de H. Spencer, est déjà
identique au dualisme qui se révèle dans la séparation, qui nous est familière, de
l’esprit et du corps »2. Freud commence sa réflexion sur l’animisme, cette « première
conception du monde », par affirmer que l’homme primitif « savait ce que sont les
choses (Dinge) de l’univers, c’est-à-dire qu’elles étaient (dans l’animisme) telles que
l’homme s’éprouve en lui même »3. Sur la Chose l’homme primitif savait qu’elle est
telle qu’il s’éprouve lui, dans son corps. Ici, elle est, disons, à l’intérieur. Mais « la
technique de l’animisme » consiste en « imposer aux choses réelles (realen Dingen) les
lois de la vie psychique » c’est-à-dire que « l’homme primitif reportait dans le monde
extérieur des conditions structurelles de sa propre psyché »4, la Chose est alors à
l’extérieur. La dualité de la Chose, telle que nous la trouvons dans « Totem et Tabou »
comme séparation de l’esprit et du corps, indique justement qu’elle est
simultanément « corps » (Körper) et « esprit » (Geist). Comme corps, elle est « donnée
au sens et à la conscience » dans une « connaissance » que « nous projetons dans la
réalité extérieure », ici elle est donc dehors. Comme esprit, elle est « latente » et « se
réduit en dernière analyse à son aptitude à être remémorée et représentée (erinnert
und vorgestellt) lorsqu’elle est soustraite à la perception »5, ici elle est donc dedans. Or,
en tant que dualité, la Chose comme telle ne peut être que la « coexistence du
percevoir et du remémorer »6, la confusion du dehors et du dedans.

La Chose est perdue dans la réalité imaginaire retrouvée

Revenons, maintenant au texte « Die Verneinung ». A partir du jugement


d’attribution, donc, ce que la Chose a de mauvais, l‘étranger au moi, reste à
l’extérieur, comme ce qui ne pourra jamais être concevable pour le sujet car il s’agit
de ce qui est exclu de toute symbolisation, le réel ; tandis que ce que la Chose a de
bon, en plus de rester à l’extérieur comme réel, entre aussi à l’intérieur comme ce qui
pourra être concevable en tant que représentation imaginaire de la Chose. Pour ce
qui est du deuxième cas, comme nous l’avons dit lorsque nous avons étudié la
sublimation lacanienne de 1954, le jugement d’existence, doit décider si une
représentation peut être retrouvée dans la réalité. C’est-à-dire qu’après de « savoir si
une Chose, ein Ding, (objet de satisfaction, Befriedigungsobkekt) possède la bonne
propriété, donc mérite l’admission dans le moi », le jugement doit décider « si elle est
là dans le monde extérieur de sorte qu’on puisse s’en emparer si besoin est »7. C’est
1
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 167.
2
Freud, S. Totem et Tabou, Weber, M. (trad.), Gallimard, Paris, 1993, p.p. 215-216 et « Totem und Tabu » in G.
W. t. 9, Op. Cit., p. 114-115.
3
Ibid., p. 212 et G. W. t. 9, Op. Cit., p. 112.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 216 et G. W. t. 9, Op. Cit., p. 115.
6
Ibid
7
« La négation », Op. Cit., p. 137 et G.W. t. 14, Op. Cit., p. 13.

126
ici que nous retrouvons les notions freudiennes de 1895 : le sujet cherche dans
l’investissement de perception, disons au monde extérieur, ce qui émane de son
propre corps dans l’investissement du désir, disons de l’intérieur. Il cherche donc la
Chose : la coexistence du percevoir et du remémorer dirait Freud dans « Totem et
Tabou », l’élément a, comme ce qui a de commun dans les deux investissements,
dirait-il dans l’ « Esquisse ».

Le sujet cherche la Chose, ce n’est pas elle qu’il retrouve « mais ses
coordonnées de plaisir »1 comme le souligne Lacan en 1959. Ces coordonnées sont
données par l’élément b, le prédicat de la Chose, le signifiant. Ainsi, le sujet retrouve
quand-même quelque chose car « toutes les représentations sont issues de
perceptions […] elles sont de répétitions » nous dit Freud dans son texte sur la
dénégation. « L’existence de la représentation est déjà un garant de la réalité du
représenté » affirme-t-il. Ceci rappelle la conclusion à laquelle nous sommes arrivées
après notre réflexion sur l’image et la représentation de l’Esquisse 2 : la réalité perçue
– avons-nous dit – correspond à l’investissement, par le moi, d’une représentation,
d’une image de souvenir. De la sorte, si en 1895, Freud proposait des « signes de
réalité » (Realitätszeichen) pour arriver à la correspondance entre l’investissement
d’une représentation et la réalité extérieure, ce que nous avons compris avec Lacan
comme une « fausse perception », le Freud de 1925 parle d’une « épreuve de réalité »
(Realitätsprüfung) dont « la fin première et immédiate » nous dit-il « n’est donc pas de
trouver dans la perception réelle un objet correspondant au représenté mais de le
retrouver (wiederzufinden), de se convaincre qu’il est encore présent ». C’est dans ces
retrouvailles de l’objet que surgit « l’opposition entre subjectif et objectif » ; cette
opposition ne s’établit que « par le fait que la pensée possède la capacité de rendre à
nouveau présent ce qui a été une fois perçu, par reproduction dans la représentation,
sans que l’objet ait besoin d’être encore présent au-dehors »3.

L’objet qui n’est plus présent est la Chose, elle est absente dans la parole et
perdu dans sa représentation imaginaire. Le sujet la cherche dans le subjectif (≅a +
b1) mais il ne la trouve pas ou plutôt il la retrouve forcément dans la représentation à
partir du prédicat, soit dans l’objectif (≅a + b2) où la Chose identique à elle-même est
absente et où il n’y a qu’autre chose qui ressemble à la Chose pour autant qu’elle est
couplée avec son prédicat.

Si le sujet retrouve dans l’objectif ce qu’il cherche dans le subjectif, c’est pour
autant que la chaîne signifiante, la concaténation d’éléments b, soit b1-b2, donne les
coordonnées de plaisir de la Chose. Les éléments b donnent ces coordonnées mais le
plaisir vient de ce qu’elle a de bon. C’est-à-dire que quand la Chose donne du plaisir,
elle ne peut qu’être représentable, elle est articulable dans cette recherche du sujet en
tant qu’image de ce qui est désiré, soit – comme nous l’avons dit dans notre réflexion
sur la représentation – en tant qu’image spéculaire i(a). Pour le dire avec Lacan :
« (…) si toute représentation n’y vaut que pour ce qu’elle reproduit de la perception
première, cette récurrence ne peut s’arrêter à celle-ci sinon à titre mythique », ainsi,
1
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » Op. Cit., p. 65.
2
Cf. notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p. p. 53-59.
3
Freud, S. « La négation », Op. Cit., p.p. 137-138 et G.W. t. 14, Op. Cit., p.p. 13-14.

127
« ce n’est que par les articulations symboliques qui l’enchevêtrent à tout un monde »
– la concaténation des éléments b, soit, b1-b2 – « que la perception prend son
caractère de réalité »1.

Dans le jugement d’attribution, donc, il s’agit d’une question, disons,


d’intérieur et d’extérieur. La Chose est ici le « premier extérieur »2, comme ce qui ne
pourra jamais être concevable pour le sujet, il s’agit de l’irreprésentable. Dehors reste
l’impossibilité radicale du plaisir. Le jugement d’existence est chargé de retrouver la
Chose, le premier objet de satisfaction, dans la « réalité » qui vient à la place du
« dehors » comme un voile à l’horreur qu’est aussi la Chose comme terme étranger et
hostile. Dedans, il y a la possibilité du plaisir. C’est pour cela que, même si la Chose
est ce que le sujet doit retrouver, il ne la retrouve pas. Le sujet ne retrouve pas la
Chose parce qu’elle est perdue dans la réalité imaginaire retrouvée où il ne fait que
l’halluciner dans une fausse perception. Car, comme le souligne Lacan, « sans
quelque chose qui l’hallucine en tant que système de référence, aucun monde de la
perception n’arrive (…) à se constituer de façon humaine »3.

1
Lacan, J. « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite » in Ecrits, Op. Cit., p. 392.
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » Op. Cit., p. 65.
3
Ibid., p. 66

128
2.2.2. La Chose de Heidegger

Nous aborderons la Chose en tant que Chose (1950) comme Lieu (1951) qui donne du
Vide, tout en passant par L’origine de l’œuvre d’art (1936), où c’est l’œuvre qui ouvre le
chemin vers la Chose. A la fin de notre parcours nous arriverons à l’interrogation du rapport
entre le Lieu et l’espace et celui entre le Lieu et l’homme (1951, 1969). Nous constaterons que
la tentative de nous approcher de la Chose est vaine, car en tant que Chose, elle demeure
écartée, nulle et détruite.

Choséité de la Chose

Nous commencerons à étudier la Chose heideggerienne à partir, non de « La


chose (Das Ding) », mais plutôt de « Bâtir habiter penser (Bauen Wohnen Denken) ».
Car, en suivant E. Escoubas 1, cette conférence répond à une des questions posées
dans celle sur la Chose : qu’est-ce qu’un lieu ?2. La thèse de Heidegger dans « Bâtir
habiter penser », conférence prononcée en 1951 au II Entretien de Darmstadt sur
« L’homme et l’espace », est d’une part que « bâtir (Bauen) est déjà, de lui-même,
habiter »3, et d’autre part, que « être homme veut dire : être sur terre comme mortel,
c’est-à-dire : habiter (Wohnen) »4. Pour commencer à le démontrer, Heidegger évoque
le mot du vieux-haut-allemand pour bâtir, à savoir, « buan », qui signifie aussi
habiter. « Ce qui veut dire : demeurer, séjourner »5. Bauen et buan, ainsi que bhu sont
tous des mots dérivés de la racine indo-européenne bhû (« être », « devenir » en
sanscrit). Ainsi, Heidegger considère que « Bauen, buan, bhu, sont en effet le même
mot que notre bin (suis) ». Au vieux mot allemand pour bâtir se rattache donc le bin ;
de la sorte Ich bin, « je suis », du bist, « tu es », nous dit le philosophe de
l’être « veulent dire : j’habite, tu habites. La façon dont tu es et dont je suis, la
manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le « buan », l’habitation »6,
duquel vient le Bauen, bâtir, qui à l’origine veut dire habiter.

Or, non seulement bâtir est habiter et habiter est être mais « habiter […] c’est
toujours séjourner déjà parmi les choses »7 et les choses « sont des lieux »8. Alors la
question s’impose : qu’est-ce qu’un lieu ? La réponse se trouve dans la conférence sur
« La chose » : une cruche est un lieu. Cette conférence fut prononcée en 1950, devant
l’Académie bavaroise des Beaux-Arts. Voici le début : « Dans le temps et dans
1
« Plein de mérite, poétiquement pourtant, l’homme habite sur cette terre » in La part de l’œil, no. 13, 1997, p.
47.
2
Nous pouvons dire aussi que la conférence de Darmstadt est une nouvelle réponse à la question posée un an
plutôt en Bavière et dont la réflexion heideggerienne commence en 1935 dans un cours qui pose la même
question : qu’est-ce qu’une chose ? et dans une conférence prononcée à Francfort en 1936, qui interroge la
choséité de la chose : « L’origine de l’œuvre d’art ».
3
Heidegger, M. « Bâtir habiter penser » in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 2001, p. 171.
4
Ibid., p. 173.
5
Ibid., p. 172.
6
Ibid., p. 173. Les italiques sont de l’auteur.
7
Ibid., p. 179.
8
Ibid., p. 183.

129
l’espace toutes les distances se rétractent » mais la « suppression hâtive de toutes les
distances n’apporte aucune proximité : car la proximité ne consiste pas dans le peu
de distance » ; ainsi, « ce qui en distance est immensément loin peut nous être proche.
Petite distance n’est pas encore proximité »1. En 1950 Heidegger introduit das Ding à
partir d’une interrogation sur la proximité tout en constatant que la Chose est
toujours loin. D’où la question : « Qu’est-ce que la chose comme chose, pour que
jamais encore son être n’ait pu apparaître »2.

Quelques années auparavant, en 1936, dans « L’origine de l’œuvre d’art »3


Heidegger s’était posé la même question : « en quoi la chose est pourvue de ce
caractère d’être chose ? »4.

Nous avons donc trois textes heideggeriens voués à interroger la « choséité


(Dingheit) de la chose »5. Qu’est-ce donc que la Chose comme Chose, interroge le
philosophe de l’être. Qu’est-ce que la Chose, non pas représentée par autre-chose,
mais « la chose en soi ? »6. Qu’est-ce que la Chose, non pas en tant qu’elle peut être
traitée par la sublimation – ou plutôt en tant que la sublimation est cette tentative de
traiter la Chose – mais qu’est-ce que « la chose comme telle »7. Qu’est-ce que la
Chose, non pas celle qui est derrière les choses en tant que ce en quoi elles sont
quelque chose, mais celle dont Caeiro nous dit qu’elle est telle qu’elle paraît être et
qu’il ne faut pas aller la chercher plus loin que là où elle est. Qu’est-ce que la Chose
tout court. Si le poète se demande « qu’est-ce qu’il y a de si difficile à concevoir
qu’une chose est une chose »8, le philosophe admet que « la choséité de la chose » est
« particulièrement difficile à dire » car la Chose « dans sa modeste insignifiance » est
« la plus rebelle à la pensée ».9

Pour répondre donc à cette question, le dernier texte heideggerien que nous
avons cité, « L’origine de l’œuvre d’art » – qui, d’ailleurs, est chronologiquement le
premier – emprunte deux exemples à l’art : le célèbre tableau de Van Gogh qui
représente une paire de chaussures de paysan et le temple grec. Le deuxième texte
que nous avons cité, « Das Ding », prend comme exemple un vase, une « cruche », et
le troisième – le premier dans notre logique – une bâtisse, le « pont ».

1
« La chose » in Essais et conférences, Op. Cit., p.p. 194-195.
2
Ibid., p.202.
3
La première version de la conférence de Francfort de 1936 est une conférence intitulée « De l’origine de
l’œuvre d’art », prononcée à la société des sciences de l’Art de Fribourg, le 13 novembre 1935 ; elle était inédite
en allemand et en français jusqu’à 1987. La « version définitive » est celle de 1936 qui sera reprise en 1950 dans
les Holzwege, traduit en français par Chemins qui ne mènent nulle part. D’après E. Martineau, qui traduit la
première version, les deux oeuvres sont « parfaitement autonomes ». Le questionnement de la « choséité de la
chose » ne se trouve pas vraiment dans la première version où l’œuvre n’est pas une chose mais plutôt un ‘objet’.
Ainsi, comme le souligne Martineau, « l’œuvre, dans les Holzwege, est devenue an-objectale ». De l’origine de
l’œuvre d’art, 1ère version (1935), Martineau, E. (trad.), Authentica, Paris, 1987.
4
« L’origine de l’œuvre d’art » (1936) in Chemins qui ne mènent nulle part (1950), Brokmeier, W. (trad.),
Gallimard, Paris, 1962., p. 17.
5
« La chose », Op. Cit., p. 201 et « L’origine de l’œuvre d’art », Op. Cit., p. 17.
6
A ne pas confondre avec la « chose en soi » kantienne qui signifie d’après Heidegger « l’objet en soi », soit
« un objet qui n’en est pas un pour nous ». « La chose », Op. Cit., p.p. 197 et 210.
7
Ibid.
8
Fernando Pessoa, Notes en souvenir de mon maître Caeiro, Op. Cit., p. 23.
9
Heidegger, M. « L’origine de l’œuvre d’art », Op. Cit., p.p. 27 et 31.

130
La Chose est un lieu

Commençons par ce dernier : « le pont comme rassemblement est une chose


(ein Ding) »1 mais il est une Chose « particulière » car il l’est en tant que Lieu (Ort)2.
Cette Chose qu’est le pont est un Lieu, non pas par rapport à sa position de chose
dans l’espace mais plutôt en tant qu’il est ce par quoi la Chose peut être, c’est ce qui
lui accord d’avoir-lieu. La Chose est un Lieu pour autant que s’y rassemblent terre et
ciel, mortels et divins, soit ce que Heidegger appelle das Geviert, le Quadriparti ou le
Cadre. Il s’agit des « Quatre » qui « forment un tout à partir d’une Unité originelle »3,
ils sont unis dans leur différence même. Qu’est-ce donc que la Chose en tant que
Chose ? Qu’est-ce que le pont comme Chose ? Le philosophe de l’être nous parle ici
d’un « rassemblement » : « le pont comme rassemblement est une chose » avons-nous
cité. Heidegger évoque l’origine étymologique du mot : « rassembler se dit thing »4.
Car « thing » du vieux saxon, désigne d’abord l’« assemblée publique ou judiciaire »
et puis par extension l’« affaire judiciaire » ou la « cause », dans le même sens du
latin causa, comme « ce qui est en cause » et qui donna en français aussi bien cause
que chose. En allemand thing est devenu Ding.

La Chose heideggerienne est donc un rassemblement.

Pour l’illustrer le philosophe choisit, en 1951, un pont, la chose bâtie. Celle-ci


ne prend place en un lieu déjà là, au contraire ce n’est qu’« à partir du pont lui-même
qui naît un lieu »5. La chose bâtie rassemble le Quadriparti, elle rassemble auprès
d’elle la terre et le ciel, le divins et les mortels 6, c’est donc le bâtir qui « place la chose
devant (nous) comme lieu »7. Le pont en tant que Chose apparaît comme Lieu car
avant lui aucun lieu n’existait, même pas les deux rives qu’il relie ; celles-ci ne
commencent à exister qu’à partir du pont. La chose bâtie instaure donc un lieu. Avec

1
« Bâtir habiter penser », Op. Cit., p. 181.
2
Ibid., p. 182.
3
« La terre est celle qui porte et qui sert, elle fleurit et fructifie, étendue comme roche et comme eau, s’ouvrant
comme plante et comme animal. Lorsque nous disons « la terre », nous pensons déjà les trois autres avec elle,
pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre.
Le ciel est la course arquée du soleil, le cheminement de la lune sous ses divers aspects, la translation brillante
des étoiles, les saisons de l’année et son tournant, la lumière et le déclin du jour, l’obscurité et la clarté de la nuit,
l’aménité et la rudesse de l’atmosfère, la fuite des nuages et la profondeur azurée de l’éther. Si nous disons « le
ciel », nous pensons déjà les trois autres avec lui, pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre.
Les divins sont ceux qui nous font signe, les messagers de la Divinité. De par la puissance sacrée de celle-ci, le
dieu apparaît dans sa présence ou bien se voile et se retire. Si nous nommons les divins, nous pensons déjà les
trois autres avec eux, pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre.
Les mortels sont les hommes. On les appelle mortels parce qu’ils peuvent mourir. Mourir veut dire : être capable
de la mort en tant que la mort. Seul l’homme meurt, il meurt continuellement, aussi longtemps qu’il séjourne sur
terre, sous le ciel, devant les divins. Si nous nommons les mortels, nous pensons déjà les trois autres avec eux,
pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre ». Ibid., p. p. 176-177.
4
Ibid., p. 181.
5
Ibid., p. 183.
6
« Le pont rassemble autour du fleuve la terre comme région », il « est prêt à accueillir les humeurs du ciel et
leur être changeant », il « accorde aux mortels un chemin », il rassemble « car il est l’élan qui donne un passage
vers la présence des divins ». Ibid., p. 180.
7
Ibid., p. 190.

131
M. de la Penha Villela-Petit 1, nous pensons que cette idée était déjà présente dans
« L’origine de l’œuvre d’art » à partir de l’évocation du temple grec.

Dans ce texte de 1936 on trouve même une esquisse du Quadriparti: « Sur le


roc, le temple repose sa constance ». Voilà l’un des Quatre : la Terre. Mais déjà
« l’éclat et la lumière » de la pierre du temple « font ressortir la clarté du jour,
l’immensité du ciel ».Voilà le deuxième : le Ciel. « La rigidité inébranlable de l’œuvre
fait contraste avec la houle des flots de la mer, faisant apparaître, par son calme, le
déchaînement de l’eau ». Par le temple les choses apparaissent telles qu’elles sont car
c’est lui qui « donne aux choses leur visage et aux hommes la vue sur eux-mêmes ».
Cette apparition, nommée Phusis par les Grecs, est « ce sur quoi et en quoi l’homme
fonde son séjour ». Voilà les Mortels. Mais, le temple « est là, simplement, debout
dans l’entaille de la vallée. Il renferme en l’entourant la statue du Dieu et c’est dans
cette retraite qu’à travers le péristyle il laisse sa présence s’étendre à tout l’enclos
sacré. Par le temple, le Dieu peut-être présent dans le temple »2. Voilà le quatrième :
les Divins.

Le temple instaure un lieu. Mais ce qui est spécifié dans la conférence de 1951,
ce qui est dit sur le pont, c’est que la chose bâtie non seulement fonde un lieu mais
pour autant qu’elle est Lieu, elle ouvre et ressemble autour de soi un espace. Car le
bâtir place la Chose « au sein de ce qui est déjà présent et qui maintenant justement
par ce lieu, est aménagé en espace »3. De la sorte, « les choses qui d’une telle manière
sont des lieux accordent seules, chaque fois, des espaces »4. C’est donc le Lieu qui
instaure l’espace et non pas l’espace qui est découpé et divisé en lieux. Et pour
Heidegger « donner de l’espace, c’est d’abord donner du vide »5 comme le souligne
J.-L. Chrétien. « Le vide est donc par excellence le lieu où le rassemblement (…) se
déploie »6.

Or, l’articulation du lieu et du vide ne vient à la pensée heideggerienne que


quelques années après. En effet, en 1969, dans « L’art et l’espace », le philosophe de
l’être reprend l’idée déjà présente en 1951, de la Chose en tant que Lieu : « nous
devrions apprendre à reconnaître que les choses elles-mêmes sont les lieux – et ne
font pas seulement qu’être à leur place en un lieu »7 ; mais d’autre part, il soutient
que le vide n’est ni « rien » ni « un manque » mais qu’il joue « sur le mode d’instituer
(Stiften) des lieux en les allant chercher et en risquant leur ouverture ». Pour le
démontrer, Heidegger fait encore une fois appelle à la langue : dans le mot
« Leeren », vider, il entend « lesen », lire, mais qui dans son sens originel signifie

1
« L’espace chez Heidegger : quelque repères » in Etudes philosophiques, avril-juin, 1981, PUF, p.202. L’auteur
soutient que l’important pour Heidegger est de « considérer comment ce sont des œuvres telles q’un temple grec
qui, instaurant un lieu, articulent un monde dans ses directions significatifs ».
2
« L’origine de l’œuvre d’art » in Chemins qui ne mènent nulle part, Op. Cit., p.p. 44-45.
3
« Bâtir Habiter Penser » in Op. Cit., p. 190.
4
Ibid., p. 183.
5
Chrétien, Jean-Louis « De l’espace au lieu dans la pensée de Heidegger » (1982) in « Heidegger » M. Caron
(dir.) Ed. Cerf, Paris, 2006, p. 519.
6
Ibid., p. 521.
7
Heidegger, M. « L’art et l’espace » (1969) in Questions III et IV, Beaufret, J. (trad.), Gallimard, Paris, 1990, p.
273.

132
« rassembler ». Dans leeren il y a donc ce rassembler « qui règne dans le lieu »1. Il est
évident qu’il n’aurait pas pu écrire cela sans avoir écrit avant « Das Ding ».

Dès le début de notre réflexion sur la Chose de Heidegger nous ne cessons pas
de tourner autour de la conférence « Das Ding ». Avec Heidegger nous avons essayé
d’approcher cette Chose à partir du pont et du temple grec, à partir donc de la chose
bâtie. Nous avons cru nous approcher de la Chose mais en vérité nous n’avons fait
que tourner autour d’elle, nous n’avons fait que tourner autour du lieu qui donne du
vide. Notre tentative de nous approcher de la Chose a été vaine et sera toujours vaine
car « l’être de la chose n’apparaît jamais »2. Le phénomène même du lieu n’a pas lieu,
il « ne peut et ne doit point avoir lieu »3, comme le souligne E. Martineau. Ce qui a
lieu « et encore lieu » c’est le fait que « la chose comme chose demeure écartée, nulle
et en ce sens détruite ». Car « non seulement les choses ne sont plus admises comme
choses, mais (…) d’une façon générale, jamais encore elles n’ont pu apparaître
comme choses à la pensée »4.

L’œuvre d’art ouvre le chemin vers la Chose

Dans L’origine de l’œuvre d’art Heidegger évoque trois concepts « courants »


de la Chose qui loin de saisir la Chose en tant que Chose sont plutôt « une insulte
(Ueberfall) à l’être des choses »5. Voici les trois interprétations : 1) la Chose comme
support de ses qualités marquantes ; 2) la Chose comme l’unité d’une multiplicité
sensible donnée ; 3) la Chose comme matière informée. La première interprétation
essaye de mettre la Chose « à distance » tandis que dans la deuxième, elle « nous
serre de trop près ». Mais dans l’une comme dans l’autre « la chose disparaît ». La
troisième interprétation est plutôt tirée de l’essence du produit, le concept de Chose
convenant « aussi bien aux choses de la nature qu’aux choses de l’usage »6. Ces trois
concepts courants passent donc à côté de la choséité de la Chose.

Afin de ne pas insulter l’être de la Chose et de répondre à la question de sa


choséite, Heidegger prend comme exemple – avant d’évoquer le temple grec – le
célèbre tableau de Van Gogh, qui représente une paire de souliers de paysan. Le
philosophe de l’être distingue alors le produit et la Chose. L’être du produit réside
dans son utilité : les chaussures de paysan servent à chausser le pied ; leur matière et
forme varient suivant l’usage, soit pour le travail aux champs, soit pour la danse.
Mais dans le tableau de Van Gogh il n’y a que la paire de souliers « et rien de plus »7.
Pourtant, l’œuvre d’art, la toile du peintre, peut nous faire savoir ce qu’est la paire de
souliers en vérité. Et ici nous ne pouvons que transcrire le paragraphe entier :

1
Ibid., p. 275.
2
Heidegger, M. « La chose ». Op. Cit., p. 201.
3
Martineau, E., « Avant Propos » à De l’origine de l’œuvre d’art, Op. cit., p.3.
4
Heidegger, M. « La chose ». Op. Cit., p. 201.
5
« L’origine de l’œuvre d’art » in Chemins qui ne mènent nulle part. Op. Cit., p. 29.
6
Ibid., p.p. 17-32.
7
Ibid., p. 34.

133
« Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des
pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et
opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant
au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les
semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A
travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie
silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le
frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à
l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le
produit repose en lui-même »1.

Heidegger soutient que ce n’est pas cette description mais l’œuvre elle-même
qui montre ce qu’est la paire de souliers en vérité. Car dans l’œuvre, cet étant qu’est
la paire de souliers « fait apparition dans l’éclosion de son être »2. De la sorte, c’est la
vérité de l’étant qui se met en œuvre dans l’œuvre d’art. La peinture de Van Gogh
fait advenir la vérité, ce qui, loin de vouloir dire « qu’un étant quelconque y est
dépeint en toute exactitude », veut dire que « dans le devenir manifeste de l’être
produit des souliers, l’étant dans sa totalité, monde et terre en leur jeu réciproque,
parviennent à l’éclosion »3. Ce que l’œuvre d’art révèle est donc la double
appartenance de la chose produite à une terre et à un monde, soit l’étant dans sa
totalité faisant apparition dans son être. Pourtant « être à découvert (vérité) est aussi
peu une qualité des choses – au sens de l’étant – qu’il n’est une qualité des
énoncés »4. Dans la toile du peintre la vérité advient, mais est-ce que cela nous fait
savoir ce qu’il y a de proprement Chose dans la Chose ? Pas vraiment, car
« l’ouverture de l’étant dans son être » est plutôt ce qui « dans l’œuvre est
proprement à l’œuvre »5 !

Le vide

Qu’est-ce donc que la Chose comme Chose ? La réponse a affaire à la difficile


tâche de représenter l’irreprésentable. Car « aucune représentation de la chose » écrit
Heidegger dans Das Ding « n’aboutit cependant à la chose en tant que chose »6.
Aucune représentation ne peut nous faire savoir ce qu’est la Chose en tant que
Chose. Pourtant, pour répondre à cette question Heidegger choisit, en 1950, une
cruche. Pourquoi choisit-il une cruche ? Parce qu’« en tant qu’elle est un vase » elle
n’est que « le vide », soit « ce qui dans la cruche n’est rien »7. Si le vase représente la
Chose ce n’est que par le vide qui est au centre de ce vase. Dès « L’origine de l’œuvre
d’art », Heidegger cherche à saisir « l’élément chosique »8 de la Chose tout en
considérant qu’il s’agit de quelque chose d’insaisissable. Le choix du vase comme
1
Ibid.
2
Ibid., p. 37.
3
Ibid., p. 61.
4
Ibid., p. 59.
5
Ibid., p. 39
6
« La chose », Op. Cit., p. 199.
7
Ibid.
8
« L’origine de l’œuvre d’art ». Op. Cit., p. 39.

134
exemple de Chose montre que cet élément ne peut être que le vide chosique, soit ce
qui reste de l’irreprésentable une fois représenté. Déjà en 1936, Heidegger pose que
« le chemin vers une définition de la réalité chosique de l’œuvre ne conduit pas de la
chose à l’œuvre, mais de l’œuvre à la chose ». C’est pour cela qu’il passe de la toile
du peintre au temple de l’architecte. Comme dans « L’origine de l’œuvre d’art »,
dans « Das Ding », Heidegger différencie le produit et la Chose. Comme la paire de
souliers, le vase, c’est un produit. Mais ce qui intéresse le philosophe, ce n’est pas la
paire de souliers ou le vase comme produit, mais la paire de souliers et le vase
comme tels, il s’intéresse à la choséite de la Chose. Or, ce qui fait le vase comme
Chose, c’est le vide, dit Heidegger en 1950.

Nous avons donc trois ordres : la production, la représentation et la choséité


de la Chose. « Dans l’ordre de la production », souligne Jacques Alain Miller, le vide
« est produit par le vase lui-même, par l’introduction du vase dans la réalité », tandis
que « pour la représentation, ce vide, ce n’est rien ». Mais « du point de vue de la
Chose, le vase n’est fait pour rien d’autre que pour permettre de représenter
l’existence de ce vide, comme s’il lui était antérieur ». C’est dans cette difficulté, dit-il,
que nous avons « tous les paradoxes du rapport de das Ding au signifiant »1.

Dans notre chapitre sur les temps logiques de la sublimation nous avons dit
que pour Lacan ce vase est aussi bien un « signifiant façonné »2 qu’un « objet fait
pour représenter la Chose »3. Penser le vase à partir de la production est le
déterminer « à partir de l’objectivité de l’objet »4 souligne Heidegger. Ainsi, ce que le
philosophe de l’être essaye de faire surgir, « c’est qu’un objet ne se réduit pas à ce
qu’il est en tant qu’il est produit »5. Puisque, comme nous venons de le dire, si le vase
représente la Chose ce n’est que par le vide qui est au centre de ce vase : « Ce qui fait
du vase une chose ne réside aucunement dans la matière qui le constitue, mais dans
le vide qui contient »6.

Ce qui fait du vase une Chose, ce n’est pas la production car ce qui est propre
au vase, c’est d’être contenant, et c’est ce qui n’est pas fabriqué par la production. La
cruche est un exemple de Chose en tant que vide qui contient. Le vide n’est pas
fabriqué par le potier qui façonne le vase, celui-ci façonne les flancs et le fond, certes,
mais il ne fabrique pas à proprement parler la cruche comme Chose. Heidegger dit
que le potier « donne forme au vide »7. En un sens, nous pouvons dire que ce sont les
flancs et le fond qui créent le vide, mais en un sens « plus essentiel »8, c’est plutôt les
flancs et le fond qui sont créés à partir du vide.

Jacques Alain Miller nous explique que « de ce fait, ce schéma d’un vide
central qui se trouve entouré » c’est « le schéma essentiel de L’éthique de la
1
Miller, J.A. « Du symptôme au fantasme », séance du 12 janvier 1983, cours inédit.
2
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 147.
3
Ibid., p. 146.
4
« La chose » in Op. Cit., p. 196.
5
Miller, J.A. « Cause et consentement », séance du 02 mars 1988, cours inédit.
6
Heidegger, M. « La chose » in Op. Cit., p. 200.
7
Ibid.
8
Miller, J.A. « Cause et consentement », séance du 02 mars 1988, cours inédit.

135
psychanalyse ». Il s’agit du « schéma du signifiant en tant qu’il entoure un vide. Il
l’entoure, il tourne autour, et il entraîne dans cette gravitation toutes les
représentations qui sont comme les parois du vase où l’essentiel est rien »1. Le
signifiant entoure un vide, tel le vase façonné par le potier. C’est pour cela que
Heidegger dit que ce n’est pas sa description de la toile de Van Gogh qui montre ce
que la paire de souliers est en vérité. Car cette description n’est qu’une série de
prédicats attribués à la paire de chaussures comme Chose, comme élément a du
Freud de 1895 qui se trouve entouré par la chaîne d’éléments b. Ici, b1 : fatigue des
pas du labeur, b2 : pesanteur rude et solide, b3 : lente et opiniâtre foulée à travers
champs, b4 : sillons, b5 ; bise ; b6 : terre grasse et humide ; b7 : solitude du chemin de
campagne ; b8 : soir ; b9 : muette inquiétude ; b10 : joie silencieuse ; b11 : angoisse de
la naissance imminente ; b12 : frémissement sous la mort qui menace. Autant de
prédicats qui ne réussissent pas vraiment à saisir l’être de la Chose. Chaîne de b1 +
b2 + b3 + bn qui tourne autour d’un vide : l’être de la paire de chaussures comme
Chose. C’est pour quoi l’exemple du vase est si éclairant : il est lui-même quelque
chose qui fait le tour d’un vide, il est lui-même un signifiant vide. S’il est un objet fait
pour représenter la Chose, il ne la représente que comme signifiant. C’est pour cela
que Lacan peut poser ceci « qu’un objet peut remplir cette fonction qui lui permet de
ne pas éviter la Chose comme signifiant, mais de la représenter, en tant que cet objet
est créé »2. Ainsi le vase ne représente que la Chose « comme signifiant ». Mais s’il est
signifiant, comme la Chose, il l’est à l’état pur. Le vase représente la Chose comme
signifiant mais « dans sa modeste insignifiance »3 pour le dire à la manière
heideggerienne. Il s’agit donc d’un signifiant insignifié qui ne peut nullement être
signifié, en raison de sa modeste insignifiance. Puisqu’au fond le vase « n’est
signifiant (…) de rien de particulièrement signifié »4, comme le souligne Lacan.

C’est justement parce que le vase est vide qu’il peut être plein de n’importe
quoi. Un vase peut être rempli d’air ou du sable, d’eau bénite ou de l’eau du robinet.
Il peut être rempli de n’importe quel élément du ciel ou de la terre, divin ou humain.
Comme signifiant vide, il peut donc signifier n’importe quoi, la Sainte-Vierge ou le
corps de la Mère, le sang du Christ ou le vin5. Le vase peut être plein de n’importe
quoi parce qu’il est un contenant en tant que vide. Et comment le vide contient-il ?
Heidegger nous dit qu’il le fait d’une manière double : il « prend » et il « retient » ;
mais il est « rassemblé dans le verser »6. Ainsi, dans un vase, tel qu’un Graal, dans le
versement du vin qui le remplit, Heidegger considère que « la terre et le ciel, les
divins et les mortels sont ensemble présents »7. Rassemblant, le vase comme Chose
« retient le Quadriparti. La chose rassemble le monde », car rassembler, « c’est
rapprocher le monde » et rapprocher « est l’être même de la proximité »8.

1
Ibid.
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 144. Les italiques sont de nous.
3
Heidegger, M. « L’origine de l’œuvre d’art », Op. Cit., p.p. 27.
4
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 145.
5
Cf. Pavòn Cuéllar, D. Cours cité, inédit.
6
« La chose », in Op. Cit., p. 203
7
Ibid., p. 205.
8
Ibid., p. 215-216.

136
Si la Chose est un rassemblement, alors en tant que Chose elle est
« proximité ». Il y a là un paradoxe : « la proximité n’est qu’un mode de
l’éloignement ». Comme Jacques Alain Miller le souligne, c’est ici que « Freud et
Heidegger » trouvent « à se croiser »1 : la Chose, l’étranger au moi, est aussi le plus
proche, le prochain même, le Nebenmensch. Lacan l’appellera « extériorité intime »
et proposera le terme d’« extimité »2.

Comme nous l’avons déjà dit, la Chose est toujours loin. Pourtant,
paradoxalement, ce n’est que l’éloignement qui, tout en éloignant, rapproche. Mais
malgré tout rapprochement, la Chose reste lointaine : « n’est proche que ce que
j’éloigne, et il cesserait d’être proche si je cessais de l’éloigner »3. En tant que Chose,
la Chose ne peut jamais apparaître sans l’homme, mais elle ne peut non plus, surtout
pas, apparaître par une machination humaine, soit par ce que Heidegger appelle « la
« pensée expliquante »4. Ainsi, il y a un autre paradoxe : la Chose est au même temps
présente et absente. « Toute approche est déjà en mal de ce vide où elle retournera »5,
c’est pour cela que la Chose n’advient que par le vide. Ce que font les choses en tant
que choses c’est rapprocher les lointains comme lointains mais des choses qui ainsi
rapprochent sont des lieux qui aménagent les espaces. Nous revenons donc à la
Chose comme Lieu. « L’absence du lieu dans Etre et temps – nous dit J.-L. Chrétien –
est solidaire de l’absence de la Chose ». Dans Essais et Conférences, en revanche, la
présence du Lieu est corrélative de la présence de la Chose. Cette corrélation ouvre
une méditation « du rapport entre le lieu et l’espace comme du rapport entre le lieu
et l’homme »6. Le pont, la chose bâtie, est à l’origine du Lieu et le Lieu à l’origine de
l’espace, mais de cet espace que nous ne voyons jamais tout à fait. C’est pour cela que
l’on peut dire que « sans Chose il n’y a pas d’espace »7.

En 1969, Heidegger pose que dans le mot « espace » se manifeste « l’ouverture


d’un espace », soit un « emplacement ». C’est dans cet emplacement qu’ « a lieu ce
qui donne lieu ». Nous pourrons penser qu’ici l’espace est à l’origine. Pourtant, le
philosophe demande « qu’est-ce que le lieu ? » Pour y répondre : « les choses elles-
mêmes sont les lieux ». De la sorte, si la Chose comme Lieu « ouvre à chaque fois une
contrée », c’est parce que « le vide est jumeau » de cette propriété du lieu qui « doit
être déterminée au fil conducteur de l’emplacement qui met en liberté ». L’espace est
donc aménagé par la chose bâtie comme Lieu. Car le Lieu « ouvrant une contrée et la
prenant en garde » tient rassemblé autour de lui « du libre qui accorde à toute chose
séjour et aux hommes habitation au milieu des choses ». Si en 1950, le versement
rassemble le double contenir du vide, en 1969, Heidegger entend le Lesen, le
rassembler « qui règne dans le Lieu », dans le Leeren, le vider8.

1
« Extime », cours inédit, séance du 13 novembre 1985.
2
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 167.
3
Chrétien, J.-L. Art. cité, p. 508.
4
« La chose », in Op. Cit., Ibid., p. 217.
5
Chrétien, J.-L. Art. cité, p. 520-521
6
Ibid., p. 517.
7
Leyete, Arturo. Heidegger. Alianza Editorial, Madrid, 2005, p. 302.
8
« L’art et l’espace », Op. Cit., p.p. 271-275.

137
2.2.3. La Chose de Kant

Nous commencerons à aborder la Chose de Kant tout en évoquant la différence entre le


phénomène, la chose pour nous, et le noumène, la chose en soi, de la Critique de la raison
pure (1781). Nous distinguerons aussi la « Chose en soi » de « la Chose en tant que Chose ».
Ensuite, nous verrons que si dans la raison théorique la Chose en soi ne peut pas être connue,
dans la Critique de la raison pratique (1789) elle est concevable non pas en tant qu’objet
mais en tant que Loi. Nous constaterons, d’une part, que la Loi morale est positivement la
Chose et d’autre part, que lorsque le sujet se reconnaît comme être intelligible déterminé par
la Loi morale, il peut, dans son action, faire l’expérience de la Chose en tant que Loi morale. Il
s’agit de ce que Kant désigne comme « causa noumenon », soit le concept d’un être qui a une
volonté libre, c’est-à-dire déterminée moralement. Finalement nous verrons que la Chose en
soi, qui n’a aucun correspondant dans le monde sensible, est le Souverain Bien comme objet
nécessaire d’une volonté déterminée par la Loi morale.

La Chose en soi

Kant est, pour Lacan, le philosophe qui « mieux qu’aucun autre, a entrevu la
fonction de das Ding »1. A partir de lui les termes de la Chose doivent se présenter
« comme trame signifiante pure, comme maxime universelle, comme la chose la plus
dépouillée de relations à l’individu » dans le « point de mire, de visée, de
convergence, selon laquelle se présentera une action que nous qualifierons de
morale »2. Ainsi, c’est surtout à la Critique de la raison pratique que nous avons affaire.
Pourtant nous ferons un très court détour en passant par la Critique de la raison pure
afin de poser la différence entre la « Chose en soi » kantienne et la « Chose en tant
que Chose » heideggerienne.

Dans son « Analytique transcendantale », Kant distingue le noumène et le


phénomène. Le premier est un concept qui « doit être pensée, non pas du tout comme
objet des sens », c’est-à-dire comme le phénomène qui peut être un « objet de
l’expérience »3, mais « comme une chose en soi (uniquement par un entendement
pur) »4. Il distingue donc la Chose en soi, comme concept, de la chose pour nous,
comme objet. En tant que cette dernière peut être un objet de l’expérience, on peut
très bien accéder à elle dans le « monde des sens » ; en revanche on ne peut pas
accéder au noumène, à la Chose en soi, car « elle n’est pas objet de notre intuition
sensible » et ce n’est que dans l’intuition que l’objet peut être donné à un concept. Il y
a, toutefois, une conception positive du noumène d’après laquelle on pourrait
accéder à la Chose en soi dans le « monde de l’entendement »5. La position kantienne

1
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 68
2
Ibid.
3
Critique de la raison pure (1781). Tremesaygues et B. Pacaud (trad.) Quadrige/PUF, Paris, 1997, p. 222.
4
Ibid., p.228.
5
Ibid., p.224.

138
va à l’encontre et défend la conception négative du noumène, c’est-à-dire celle où
nous faisons « abstraction de toute forme d’intuition sensible » pour autant que cette
conception n’est pas « une connaissance déterminée d’une chose quelconque mais
seulement la pensée de quelque chose en général »1. Si sur les phénomènes l’on peut
savoir quelque chose pour autant qu’ils « ne sont que des représentations » sensibles
auxquelles on a accès par l’intuition ; sur le noumène, en revanche, « je ne sais pas de
lui ce qu’il est en soi » car dans cette conception négative « je n’ai absolument aucun
concept sinon simplement celui d’un objet d’une intuition sensible en générale qui
est, par conséquent, identique pour tous les phénomènes »2.

Ce que les objets peuvent être en soi nous reste toujours inconnu ; la seule
connaissance à laquelle nous pouvons arriver est celle des phénomènes, la
connaissance des choses en soi nous est inaccessible. Autrement dit, nous ne pouvons
pas parvenir à découvrir le fondement de l’objet comme Chose en soi. Par eux-
mêmes, « et en dehors de notre mode de représentation » les phénomènes ne peuvent
« rien être » ; c’est pourquoi « quelque chose qui n’est pas en soi un phénomène »
doit leur « correspondre », à savoir, la Chose en soi. Ainsi, derrière les phénomènes,
il y a les choses en soi. Mais, nous insistons, il faut concéder qu’« elles ne peuvent
jamais nous être connues », seules le peuvent les phénomènes, c’est-à-dire les choses
pour nous à travers la « manière dont elles nous affectent ». De la sorte, il nous est
impossible d’approcher des choses en soi « et savoir ce qu’elles sont en elles-
mêmes ».3

A la différence de l’objet transcendantal, comme objet insaisissable de


l’intuition sensible, le noumène est un « objet indépendant de la sensibilité »4. Nos
représentations, les choses pour nous, sont les seules choses auxquelles on a accès,
car « en dehors des phénomènes, il n’y a qu’une étendue vide (pour nous) »5. Nos
représentations imaginaires sont là, présentes pour nous, mais nous supposons qu’il
doit y avoir une présence en soi qui doit leur correspondre et qu’elles représentent.
Cette supposition ne répond qu’à la « seule » intuition qui « nous soit possible » :
l’ intuition sensible6. La Chose en soi qui correspond au phénomène et à laquelle cette
dernière se rapporte n’est au fond qu’un concept problématique « dont la réalité
objective ne peut être connue d’aucune manière »7. Ainsi, dans la raison théorique ou
spéculative la présence en soi de la Chose comme noumène est corrélative de son
absence pour le sujet dans sa représentation imaginaire comme phénomène.

Afin de distinguer la Chose en soi kantienne et la Chose en tant que Chose,


posons, par exemple, une pierre. Qu’est-ce qu’une pierre ? D’après la conception
négative du noumène, nous ne pourrons jamais connaître la réalité objective de la
pierre ; notre entendement est incapable d’accéder à la Pierre en soi. Si nous essayons
1
Ibid., p.226.
2
Ibid., p.227.
3
Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). Delbos, V. (trad.), Librairie philosophique, Vrin, Paris,
1992, p. 133.
4
Critique de la raison pure. Op. Cit., p.226.
5
Ibid., p.229.
6
Ibid., p.222.
7
Ibid., p.228.

139
de connaître une pierre au moyen de la texture, du poids, de la couleur, de la taille,
etc. nous n’accédons qu’à la pierre en tant que phénomène car le poids, la couleur et
la taille ne sont que des concepts imposés, par nous, à cette pierre que nous essayons
de considérer en soi. Ainsi, la connaissance de l’ « Entendement humain » est, comme
le rappelle A. Kojève, « nécessairement limitée aux phénomènes »1, soit aux
représentations que nous avons des choses ; tandis que le noumène, la Pierre en soi,
ne peut être connue que par un « Entendement non humain »2. La Pierre en soi ne
peut donc pas être une pierre pour nous, seule le peut la représentation de la pierre à
partir de son poids, sa couleur, sa taille, sa texture, etc. Or, pour ce spécialiste de la
Chose en tant que Chose qu’est le poète Alberto Caeiro, non seulement « une pierre
est simplement de la pierre » mais les concepts que nous imposons à la pierre, tels le
poids, la couleur et la taille, « sont des choses au même titre que la pierre-en-elle-
même ». C’est exactement ceci qui, d’après Fernando Pessoa, rend la théorie de
Caeiro « difficile à comprendre tandis que celle de Kant, vraie ou fausse, est
parfaitement compréhensible »3. Ainsi, le poète qui considère la choséité de la Chose,
dit qu’une pierre peut avoir plus « de pierreté »4 qu’une autre. De même, le
philosophe de l’être affirme qu’ainsi que « le caractère de chose » est « dans l’œuvre
d’art », ainsi « le monument est dans la pierre »5.

Si pour Kant, derrière le phénomène il y a la Chose en soi, pour le spécialiste


de la Chose en tant que Chose, derrière celle-ci « il n’y a rien ».6

La Chose est donc inaccessible pour nous. Mais, est-ce cette inaccessibilité la
spécificité qui fait de Kant le philosophe qui a « le mieux entrevu la fonction de das
Ding » ? Nous avons dit que la Chose de la raison pure théorique n’est concevable
que de manière négative comme un concept et non pas de manière positive comme
un objet. Pourtant la Chose de la raison pure pratique va être concevable de manière
positive non pas comme un objet mais comme une loi, la Loi morale. Ce qui intéresse
Lacan n’est pas le concept comme tel de la Chose en soi mais plutôt celui de la Loi
morale comme étant positivement la Chose, autrement inaccessible.

La Loi morale : expérience pratique de la Chose

Pour Kant, la Loi morale prend, dans le cas de l’homme – cet être à la fois
raisonnable et sensible –, la forme de l’impératif catégorique, soit de l’impératif qui
ordonne sans condition pour autant qu’il détermine « la volonté, qu’elle soit ou non
suffisante pour l’effet »7. La loi morale est donc le principe de détermination de la
volonté, elle est une « loi inconditionnée » qui n’est représentée que par sa simple
forme législative universelle et non pas par un objet. Car lorsqu’on fait abstraction de
toute connaissance des objets, il ne reste de la raison pure – qui pense l’idéal d’un
1
Kojève, Alexandre, Kant. Gallimard. Paris, 1973, p. 12
2
Ibid.
3
Fernando Pessoa, Notes en souvenir de mon maître Caeiro, Op. Cit., p.p. 46-47.
4
Ibid., p.49.
5
Heidegger, M. « L’origine de l’œuvre d’art » (1936) in Chemins qui ne mènent nulle part, Op. Cit., p. 16.
6
Fernando Pessoa, Notes en souvenir de mon maître Caeiro, Op. Cit., p.23.
7
Kant, E. Critique de la raison pratique (1788). Picavet, F. (trad.) PUF/Quadrige, Paris, 2003, p. 18

140
monde d’intelligences – « que la forme, c’est-à-dire la loi pratique de la validité
universelle des maximes »1. Le seul impératif catégorique est celui de cette loi
fondamentale de la raison pratique : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté
puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation
universelle »2.

Cette Loi morale, comme nous l’avons dit, doit être considérée comme une
trame signifiante pure. La Chose est donc inaccessible pour celui qui ne soumet pas
son action à cette Chose signifiante qu’est la Loi morale. Comme nous l’avons vu
plus haut, toute connaissance positive des noumènes est « refusée » à la raison pure
théorique. En revanche, « la loi morale (…) nous fournit un fait qui annonce un
monde de l’entendement pur qui le détermine même positivement et nous en fait
connaître quelque chose, à savoir, une loi ». Cette loi qu’est la Loi morale « doit
donner au monde sensible, en tant que nature sensible (…), la forme d’un monde de
l’entendement, c’est-à-dire d’une nature supra-sensible »3. La Chose n’est qu’un
concept de l’entendement mais par la Loi morale le sujet peut faire l’expérience, dans
sa propre sensibilité, de cette Chose qui ne pouvait pas être, dans la raison
spéculative, un objet de l’intuition sensible. Mais le sujet ne peut faire l’expérience de
la Chose en soi que lorsqu’il agit de manière morale.

Dans la raison théorique, le sujet, être raisonnable, appartient au monde


sensible et se reconnaît lui-même comme phénomène. Mais dans la raison pratique,
l’être raisonnable, en tant qu’ « être en soi » a en pratique « conscience de son
existence comme pouvant être déterminée dans un ordre intelligible des choses (…)
en vertu de certaines lois dynamiques qui peuvent en déterminer la causalité dans le
monde sensible ». Mais pour comprendre ceci il faut souligner l’importance du
concept de nature qui « dans le sens le plus général » est pour le philosophe de
Königsberg « l’existence des choses sous des lois »4.

La nature sensible des êtres raisonnables en tant que phénomènes « est


l’existence de ces êtres sous des lois empiriquement conditionnées, ce qui, pour la
raison est une hétéronomie » ; tandis que la nature supra-sensible des êtres
raisonnables en tant que noumènes, « c’est l’existence de ces êtres d’après des lois
indépendantes de toute condition empirique, qui appartiennent par conséquent à
l’autonomie de la raison pure ». La première, en tant qu’hétéronomie 5, est une nature
« à laquelle la volonté est soumise », c’est-à-dire que « les objets doivent être causes
des représentations qui déterminent la volonté » ; la deuxième dont la loi
fondamentale est la Loi morale, est une nature « soumise à une volonté » dans
laquelle, en tant qu’autonomie, c’est « la volonté » qui « doit être cause des objets »6.

1
Fondements de la métaphysique des mœurs. Op. Cit., p. 148.
2
Critique de la raison pratique. Op. Cit., p. 30.
3
Ibid., p.p. 42-43.
4
Ibid.
5
L’hétéronomie de la volonté est définie par Kant comme « la dépendance à l’égard de la loi naturelle, de
quelque impulsion ou de quelque penchant » ; tandis que l’autonomie kantienne de la volonté comme « principe
suprême de la moralité » est « elle-même la condition formelle de toutes les maximes, la seule par laquelle elles
puissent s’accorder avec la loi pratique suprême » Ibid., p. 33.
6
Ibid., p.p. 43-44.

141
De la sorte, si le sujet peut, dans son action morale, faire l’expérience de la Chose en
soi, ce n’est que parce qu’il devient lui-même « chosique », en tant que noumène
dans la possibilité d’une nature supra-sensible indépendante de conditions
empiriques et des intuitions a priori.

Déjà dans ses « Fondements de la métaphysique des mœurs », Kant applique à


l’homme la différence entre le phénomène et le noumène : « d’un côté, en tant qu’il
appartient au monde sensible, il est soumis à des lois de la nature (hétéronomie) ». Ici
l’homme se connaît soi-même par le sens interne, par les phénomènes de sa
conscience sans pouvoir saisir le fondement de son être ; mais de l’autre côté en tant
qu’il « appartient au monde intelligible, il est soumis à des lois qui sont
indépendantes de la nature, mais non empiriques, et en revanche fondées
uniquement dans la raison ». Ici, l’homme « ne peut concevoir la causalité de sa
volonté propre que sous l’idée de la liberté ; car l’indépendance à l’égard des causes
déterminantes du monde sensible (…) c’est la liberté ». Or, le concept de l’autonomie
« est inséparablement lié » à cette « idée de la liberté » et le « principe universel de la
moralité » l’est du concept de l’autonomie 1. Ainsi, le sujet devient chosique lorsqu’il
obéit à la Loi morale dictée par la raison pratique, en agissant de manière morale,
autonome et libre. Autrement dit, le noumène devient concevable lorsque notre
action, étant soumise à une certaine raison pratique, est morale.

La Loi morale est le « principe suprême » de la raison pratique et celle-ci a


comme « seuls objets » le Bien et le Mal. Le premier est un « objet nécessaire de la
faculté de désirer » et le deuxième, un « objet de la faculté d’abhorrer »2. Or, le terme
latin bonum a en allemand deux mots Gute et Wohl ; de même, le terme latin malum a
Böse et Uebel. Les objets de la raison pratique sont le Gute et le Böse car ils « indiquent
toujours une relation à la volonté, en tant qu’elle est déterminée par la loi de la raison
». Ils se rapportent donc à des actions ; tandis que le Wohl et l’Uebel se rapportent à la
façon de sentir, à l’agréable ou désagréable comme ce qui constitue un plaisir ou une
douleur. Nous désirons un objet Wohl et nous abhorrons un objet Uebel « dans la
mesure où il est rapporté (…) au sentiment de plaisir et de la peine (Lust, Unlust)
qu’il produit »3. Le Wohl est un concept empirique d’un objet de la sensation. En tant
que partie du monde sensible, l’homme est concerné par son Wohl, ici ses actions sont
conformes à « la loi naturelle des désirs et des inclinations, par suite à l’hétéronomie
de la nature »4. Tout est donc rapporté à son « bonheur ». En revanche, le Gute est un
concept de la raison, ici les actions reposent sur le « principe suprême de la
moralité »5. Si l’action se « produit seulement par le moyen d’un sentiment » et non
pas en vue de la loi, de la loi morale, alors l’action « possédera bien de la légalité mais
non de la moralité »6. Dans la première, le sujet agit « conformément au devoir »,
tandis que dans la seconde « l’action a lieu par devoir »7. C’est pour cela que du côté
du Gute, il ne s’agit pas vraiment d’un objet comme tel mais d’une volonté, car « une
1
Fondements de la métaphysique des mœurs. Op. Cit., p.p. 135-136.
2
Critique de la raison pratique. Op. Cit., p. 59.
3
Ibid., p. 61.
4
Fondements de la métaphysique des mœurs. Op. Cit., p.p. 137.
5
Ibid.
6
Critique de la raison pratique. Op. Cit., p. 76
7
Ibid., p. 85.

142
volonté dont la maxime est toujours conforme » à la Loi morale « est bonne
absolument, à tous égards et forme la condition suprême de tout bien (Guten) »1.

Ainsi, ce n’est pas « le concept du bien, comme d’un objet, qui détermine et
rend possible la loi morale », dit Kant, « mais inversement que la loi morale
détermine et rend possible d’abord le concept du bien, en tant qu’il mérite
absolument ce nom »2.

Souverain Bien : objet nécessaire d’une volonté déterminée par la Loi morale

Nous avons vu plus haut que lorsqu’on fait abstraction de l’intuition sensible,
il ne reste de la raison pure que la forme, la simple forme pratique, soit, la Loi. Cette
forme pratique « détermine d’abord ce qui est bon en soi et absolument »3. Et ce qui
est bon en soi, ce ne sont pas les choses en soi auxquelles se rapportent les choses
pour nous mais la volonté déterminée par la Loi morale. Cette volonté bonne en soi a
un objet a priori qui est aussi son but et sa fin : le Souverain bien. Celui-ci en tant
qu’« objet nécessaire d’une volonté qui peut être déterminée par la loi morale »4 est la
Chose en soi qui n’a aucun correspondant dans le monde sensible. Les phénomènes
correspondent aux noumènes mais le Bien moral n’a aucun correspondant, même
pas, surtout pas, un bon objet.

Comme nous l’avons dit, pour Kant, l’homme ne peut concevoir la causalité
de sa volonté que sous l’idée de liberté, car la loi morale « est une loi de la causalité
par la liberté »5. Celle-ci est l’indépendance à l’égard des causes déterminantes du
monde sensible et étant donné que les penchants sont « un obstacle pour la raison
pratique », la liberté consiste « à réduire tous les penchants, partant l’estimation de la
personne elle-même a la condition de l’observation de sa loi pure ». Et Kant de
souligner que « cette réduction », c’est-à-dire cette liberté dont la causalité est
déterminée par la loi, « a un effet sur le sentiment et produit un sentiment de peine ».
Il s’agit d’un sentiment « seulement pratique » qui, en tant que tel, ne contient en soi
« comme soumission à une loi (…) aucun plaisir » mais « plutôt du déplaisir attaché à
l’action ». Du côté sensible il s’agit de « l’humiliation » mais en tant qu’« élévation de
l’estimation morale, c’est-à-dire pratique »6. Du côté intelligible il s’agit du
« sentiment moral »7.
La liberté produit du déplaisir mais c’est la seule idée sous laquelle l’homme
peut concevoir la causalité de sa volonté. Par là, il peut concevoir l’objet de la raison
pure pratique, le Souverain bien, puisque « il doit être réalisé par notre volonté »8.

1
Ibid., p. 63.
2
Ibid., p. 69.
3
Ibid., p.p. 77-78.
4
Ibid., p. 131.
5
Ibid., p. 47.
6
Ibid., p.p. 82-85.
7
Ibid., p. 39.
8
Ibid., p. 120.

143
C’est pour cela que l’intention qui est imposée à l’homme pour observer la loi « c’est
de l’observer par devoir non par un penchant volontaire »1.

Les objets de l’expérience, les phénomènes, produisent des sensations


agréables ou désagréables, mais au-delà de ces objets imaginaires, au-delà des
représentations qui déterminent la volonté, loin d’elles, il y a la Chose, du côté des
objets qui causent ces représentations. Au-delà des objets imaginaires désirés il y a
l’objet transcendantal kantien ou l’objet cause de désir lacanien. Du côté des objets
imaginaires, la volonté, en tant qu’hétéronomie, est soumise à la nature. En revanche,
la volonté, en tant que pouvoir de se déterminer soi-même à réaliser ses objets, c’est-
à-dire de déterminer sa causalité, est une volonté indépendante des conditions
empiriques et de la loi naturelle ; ici, c’est la nature qui est soumise à une volonté
libre.

Du côté de l’autonomie de la volonté, celle-ci est liée à l’action morale et à


l’usage pratique de la raison. Celui-ci, à la différence de l’usage théorique qui indique
des objets de l’intuition, n’a à indiquer aucun objet mais seulement une loi, la Loi
morale. C’est l’action déterminée par la moralité qui réalise l’objet de la Loi morale: le
Souverain Bien. Ainsi, dans la possibilité morale de l’action ce n’est pas l’objet de
l’intuition mais l’action elle-même qui en est le principe déterminant, même si le
Souverain Bien en est l’objet nécessaire a priori. Ici, le sujet se reconnaît comme être
intelligible déterminé par la Loi morale, il fait donc l’expérience de la Chose en tant
qu’il se regarde comme pouvant être déterminé seulement par des lois qu’il se donne
par sa raison elle-même.

On arrive ici au concept kantien d’une « causa noumenon » c’est-à-dire au


concept « d’un être qui a une volonté libre ». Quant à la raison spéculative, cette
causa noumenon « n’est qu’un concept vide »2, car il y a « une place laissé libre » par
cette raison qui est la place de l’intelligible du noumène. Dans l’usage pratique de la
raison, le concept de causa noumenon est un « concept d’une causalité empiriquement
inconditionné ». Car cette place lassée vide par la raison théorique, est remplie par la
raison pratique, elle « la remplit par une loi déterminée de la causalité dans un
monde intelligible, c’est-à-dire par la loi morale »3. Ainsi, dans son usage pratique, la
raison cherche « la totalité inconditionnée de l’objet de la raison pure pratique »4,
c’est-à-dire le Souverain Bien. Celui-ci, comme nous l’avons dit, est l’objet a priori de
la volonté aussi bien que sa fin et son but. Il est représenté par l’impératif catégorique
comme détermination immédiate de la volonté qui cherche à le réaliser. Mais ici, c’est
le sujet qui est transcendantal, et comme le dira Lacan « l’impensable de la Chose en
soi (…) descendu de son inaccessibilité, est dévoilé comme Etre-là, Dasein, de l’agent
du tourment »5, ce dont l’expérience sadienne sera le pas inaugural.

1
Ibid., p. 89.
2
Ibid., p.p. 56-57.
3
Ibid., p. 48.
4
Ibid., p. 116.
5
« Kant avec Sade » (19262) in Ecrits, Op. Cit., p. 772.

144
2.2.4. La Chose de Lacan

Nous ne pouvons savoir ce qu’est la Chose de Lacan que par les termes qui viennent à
sa place. Nous étudierons six de neuf 1 termes proposés par Jaques Alain Miller comme des
termes venant à la place de Das Ding : 1) La Loi morale qui vient à la place du Souverain
Bien comme Chose, 2) Le paradigme sadien qui vient à la place de la Chose de jouissance, 3)
La Chose maternelle, 4) Le vocable Toi ! qui vient à la place de l’Autre préhistorique comme
Chose, 5) La représentation minimale de la Chose par le vide et 6) Les objets de la sublimation
élevés à la dignité de la Chose.

Pour approfondire ces termes nous nous appuierons sur les notions posées plus haut
quant à la Chose de Freud, Heidegger et Kant. La Chose de Freud nous aidera à approfondir
la Chose maternelle ; la Chose de Heidegger, le Vide comme Chose ; la Chose de Kant nous
aidera à poser le Souverain Bien comme Chose. Par rapport à la Chose de jouissance nous
prendrons appui sur les considérations lacaniennes dans « Kant et Sade » et brièvement sur
« La Philosophie dans le boudoir » de Sade. En ce qui concerne le terme Toi ! c’est le
séminaire sur l’éthique qui nous servira de référence.

Le dernier terme que nous étudierons, les objets de la sublimation, fait partie de notre
sujet de recherche. Ainsi une grande partie de notre thèse essaie d’y répondre. Ici, d’un côté,
nous étudierons deux sublimations : celle de Duchamp que nous appellerons « sublimation
dérisoire » et celle évoquée par Lacan dans sa « Remarque sur le rapport de Daniel
Lagache » que nous désignerons « sublimation signifiante ». Cette sublimation nous
permettra d’étudier brièvement une partie de la préhistoire de l’objet petit a de Lacan. De
l’autre côté, nous poserons la différence entre la sublimation et la perversion ou l’usage
pratique de la raison : la première, met la représentation imaginaire de la Chose à la place de
das Ding tandis que les deux autres y mettent son représentant symbolique. Nous
constaterons que dans l’une comme dans l’autre, la distance qui sépare le sujet de la Chose,
soit cette distance qui est la condition de l’existence du sujet dans la chaîne signifiante, est
quand même maintenue. Ceci nous permettra de poser une deuxième différence, cette fois
entre le vide chosique « impénétrable » par autre Chose que le réel de la Chose et le vide
symbolique, susceptible d’être, soit recouvert par l’objet imaginaire, soit rempli par le
représentant symbolique de la Chose.

La Loi morale élevée à la dignité du Souverain bien comme Chose

1
1) La loi morale ; 2) Le vocable Toi ! ; 3) La mère ; 4) La science ; 5) La sublimation ; 6) Le vide ; 7) La
fonction du père ; 8) L’amour courtois ; 9) Le paradigme sadien. In « L’Autre qui n’existe pas et ses comités
d’éthique », séance du 28 janvier 1998, cours inédit.

145
Qu’est-ce que la Chose de Lacan1 ? Pour y répondre Jaques Alain Miller
énonce neuf termes que Lacan propose comme venant à la place de la Chose.
« Premièrement, – dit-il – c’est la loi morale selon Emmanuel Kant, c’est le principe
de l’impératif catégorique ». Et la Loi morale est, d’une certaine manière, « le comble
du symbolique »2. Car l’impératif catégorique est un principe qui n’indique aucun
objet mais une Loi ; ici, que l’objet soit agréable ou pas importe peu car il s’agit d’un
principe qui ne formule que l’exigence de l’universel. Le principe qui gouverne les
objets agréables ou désagréables est celui du plaisir. Ainsi, le bien qui est le Wohl
kantien, terme que Lacan traduit par « bien-être », est plutôt du côté de l’objet
imaginaire, car sa « loi » est celle du principe du plaisir3.

Dans les objets, le sujet cherche la loi du principe du plaisir, c’est-à-dire la loi
qui ne peut que déterminer l’hétéronomie de la volonté. Il s’agit d’une loi, qui dans la
pratique « soumettrait » le moi du sujet « au même enchaînement phénoménal qui
détermine ses objets »4. C’est-à-dire que, gouverné par la loi du principe du plaisir, le
moi du sujet est plutôt un objet, un phénomène kantien, la représentation imaginaire
de lui-même. En revanche, au-delà du principe du plaisir « à l’horizon, se dessine le
Gute, das Ding ». La Chose peut être prise comme la « source de tout Wohl », la source
du bien-être du sujet, de son confort, mais « en son cœur » elle donne « le bon objet,
das Gute des Objekts ». Le sujet se réfère à la Chose, comme à son horizon, il se réfère à
cette Chose qui, au niveau de l’expérience inconsciente, se présente comme « ce qui
déjà fait la loi »5. Non pas la loi du principe de plaisir, non pas celle du confort du
sujet mais une loi qui a « un caractère absolu par rapport à tous les objets du principe
de plaisir »6, donc par rapport à tous les objets imaginaires. Il s’agit de cette loi qui ne
formule que l’exigence de l’universel ; Lacan nous dit qu’elle est une « loi de caprice,
d’arbitraire, d’oracle aussi, une loi des signes »7 qui « se substitue à cette réalité
muette qu’est das Ding »8.

La Loi morale vient à la place de la Chose comme locution signifiante à l’état


pur, comme Loi universelle. Elle est à l’opposé de la loi du Wohl, elle est au-delà des
objets imaginaires, au-delà du principe de plaisir, elle est là où se dessine la Chose de
jouissance. Car au-delà du principe de plaisir, il y a aussi le « droit à la jouissance »,
droit qui est tout de même sanctionné par la Loi morale. Mais pour Kant, nous
l’avons vu, la liberté dont la causalité est déterminée par cette Loi, produit un

1
Nous venons de dire dans notre résumé du chapitre que nous ne pouvons pas savoir ce qu’est la Chose de
Lacan que par rapport à ce qui prend sa place. Yann Fastier nous propose un petit folioscope intitulé « La Chose
du pot de cornichons » qui traite, de manière moqueuse, de l’impossibilité de nous représenter la Chose. Le
folioscope de Fastier met en scène un personnage aux yeux vides qui essaye d’ouvrir un pot de cornichons. Au
moment où il l’ouvre, la Chose du pot de cornichons sort. Epouvanté, le personnage se couvre le visage mais au
moment où il s’arme de valeur et veut voire la Chose c’est elle qui disparaît. Etonné, le personnage aux yeux
vides, essaie de prendre le pot vide de Chose mais celui-ci s’en va aussi suivit de son couvercle. Le personnage
demeure troublé, bouche bée. Forestier, Yann. La Chose du pot de cornichons, Ed. FLBLB, Paris, 2005.
2
Miller, J.-A., « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », séance du 28 janvier 1998, cours inédit.
3
« Kant avec Sade » in Ecrits, Op. Cit., p. 766.
4
Ibid.
5
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p.p. 88-89.
6
Miller, J.-A. « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », inédit, séance citée.
7
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 89.
8
Ibid., p. 68.

146
sentiment de peine, on est donc « bien dans le mal » 1 comme le dit Lacan. Car ce
sentiment de peine, produit par la Loi, « peut-être appelé de la douleur ». C’est là que
« Kant est de l’avis de Sade ». Car si chez Kant, le sujet peut faire l’expérience de das
Ding dans son action déterminée par cette Loi morale qui produit de la douleur, Sade
nous montre de son côté qu’à l’horizon, « pour atteindre absolument das Ding », il y a
« la douleur ». Et Lacan de souligner que « nous ne pouvons supporter l’extrême du
plaisir » pour autant qu’il « consiste à forcer l’accès à la Chose »2 de jouissance.

Dans La Philosophie dans le boudoir, juste après les toutes premières leçons que
Madame de Saint-Ange et Dolmancé donnent à Eugénie, l’institutrice demande à
celle-ci : « Eh bien, ma mie, comment te trouves-tu du plaisir que nous t’avons
donné ? » Eugénie répond : « Je suis morte, je suis brisée […] je suis anéantie »3. La
maxime universelle proposée par Sade dans « sa République », est la délégation « du
droit à la jouissance »4. Ainsi, l’impératif catégorique kantien comme le paradigme
sadien de la jouissance forcent les limites du principe de plaisir pour « essayer
d’entrer dans le champ de la Chose »5.

Au-delà des objets imaginaires gouvernés par cette loi particulière qu’est la loi
du principe de plaisir repoussée par Sade, au-delà de ce bien qui est le Wohl, il y a le
Souverain Bien, « le bien qui est l’objet de la loi morale », qui s’oppose « à quelque
que ce soit des biens incertains » que les objets imaginaires, les objets du Wohl,
« puissent apporter »6. La représentation imaginaire du sujet n’est rien d’autre qu’un
objet du Wohl, du Wohl en tant que représentation imaginaire de la Chose comme
Gute, comme Souverain Bien, l’objet ultime du désir. Là, le Souverain Bien n’est autre
chose que das Ding, « qui est la mère » nous dit Lacan. Le Souverain Bien est donc la
Chose maternelle, « l’objet de l’inceste » ; mais il s’agit d’un « bien interdit ». Le Bien
qui est au-delà du principe de plaisir, au-delà du bien-être du sujet, est la Chose
maternelle comme objet interdit de l’inceste. Et Lacan d’insister sur ce « qu’il n’y a
pas d’autre bien » que celui qui est interdit, ce qui constitue « le fondement, renversé
chez Freud, de la loi morale »7.

Si la Loi morale kantienne est mise à la place de la Chose, et si élever un objet à


la dignité de la Chose veut dire mettre autre chose à la place de la Chose, alors on
peut penser qu’il y a quelque chose qui rapproche l’impératif catégorique de la
sublimation. Nous pouvons dire qu’à la place du Souverain bien, ou du noumène
inaccessible qu’est la Chose maternelle, le sujet met la Loi morale. Cette Loi est celle
de l’autonomie de la volonté, soit de la volonté libre comme pouvoir de déterminer
sa causalité. Celle-ci entendue comme une causa noumenon.

Comme nous l’avons vu, déjà Kant affirme que la place laissée vide par la
raison théorique, soit la place de l’intelligible du noumène, est, dans la raison
1
« Kant avec Sade » in Ecrits, Op. Cit., p. 786.
2
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 97.
3
Sade. « La philosophie dans le boudoir » in Ouvres complètes, vol. III, Pauvert, Paris, 1992, p. 142.
4
« Kant avec Sade », Op. Cit., p. 778.
5
Miller, J.-A. « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique » séance du 28 janvier 1998, cours inédit.
6
« Kant avec Sade », Op. Cit., p. 766.
7
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 85.

147
pratique, remplie par la Loi morale. Telle qu’elle est formulée par la raison pure
pratique, la Loi morale devient causa noumenon. Ainsi, nous pouvons bel et bien dire
que la Loi morale est élevée à la dignité du Souverain Bien qu’est la Chose maternelle
comme « causa pathomenon »1. Pourtant, il ne s’agit pas à proprement parler de
sublimation puisque ce qui est élevé n’est pas un objet désiré, la représentation
imaginaire de la Chose mais une Loi signifiante, le représentant symbolique de la
Chose.

Dans son article « Ex-nihlo », François Regnault écrit que la « Chose, désignée
comme causa pathomenon, comme la Mère, donnera à proprement parler le champ
freudien »2.

La Chose interdite : la Mère

On arrive ainsi à cet autre terme qui prend la valeur de das Ding : la Mère.
Même chez Sade, « la mère reste interdite »3. Cet objet « absolu et constant » qu’est la
Mère est toujours « au-delà, interdit, à l’égard de quoi une distance doit
s’introduire »4. Il s’agit de la Chose que Lacan dégagera de ces deux textes freudiens
que nous avons étudié plus haut : « L’Entwurf » et « La Verneinung ». La Chose
maternelle est, tout d’abord, « le premier extérieur » autour duquel, nous dit Lacan,
« s’oriente tout le cheminement du sujet »5. Mais cet extérieur, en tant que « étranger
à moi » est aussi ce qui se trouve « au cœur de ce moi ». Il s’agit de la Chose du Freud
de 1925 qui se trouve au même temps à l’extérieur et à l’intérieur du sujet. Ici, Lacan
nous dit que cette Chose maternelle est « l’Autre préhistorique impossible à
oublier »6. Il s’agit donc aussi de la Chose du Freud de 1895 en tant que présence
obscure et énigmatique, soit l’Autre maternel avant qu’il ne porte le visage de la
mère. Tout le cheminement du sujet tourne autour de la Chose maternelle mais le
sujet ne peut faire ce tour que grâce au signifiant. Car c’est ce dernier qui donne les
coordonnées pour que le sujet puisse s’orienter. C’est la chaîne signifiante qui tourne
autour de la Chose maternelle comme Autre préhistorique. Or, en présence de cet
« autrui pour nous privilégié peut nous venir aux lèvres » l’émission, le vocable
« Toi ! ». Et « c’est tout entier dans ce Toi » au moment où il est prononcé « que
réside » ce que Lacan nous a présenté « dans das Ding »7.

Ici, c’est ce Toi qui est élevé à la dignité de la Chose maternelle comme Autre
préhistorique et inoubliable. C’est donc le représentant symbolique qui est élevé à la
dignité de la Chose réelle. Car, ici le signifiant ne tourne plus autour de la Chose, il
ne la chante pas tel le troubadour chantant sa Dame dans sa poésie et éthique
courtoises tout en la rendant digne d’être élevée au réel de la Chose 8. Ici, quand je te

1
Ibid., p. 116.
2
« Ex-nihilo » (1990). Op. Cit., p. 11.
3
Lacan, J.« Kant avec Sade », Op. Cit., p. 790.
4
Miller, J.-A. « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique » séance citée, cours inédit.
5
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 65.
6
Ibid., p. 87.
7
Ibid., p. 69.

148
désigne par le Toi « je te désigne par ton réel », ce Toi donne donc « l’absolu de la
désignation toi, comme venant à la même place de das Ding, visant das Ding »1.

La Chose maternelle est visée mais elle reste interdite. Nous ne pouvons pas la
posséder. En revanche, nous pouvons prendre autre chose et décider que c’est la
Chose, mais celle-ci restera toujours interdite derrière cet objet qui ne fait que lui
ressembler. Il faut, comme l’indique Jaques-Alain Miller, situer la Chose maternelle
« à partir de la prohibition de l’inceste »2. Il s’agit du désir pour la Chose car il est le
« corrélatif » du « désir le plus fondamental » : le « désir de l’inceste qui est la grande
trouvaille de Freud »3. Mais, justement, le désir pour la Chose maternelle « ne saurait
être satisfait parce qu’il est la fin, le terme, l’abolition de tout le monde de la
demande ».

Ainsi, s’il y a demande c’est pour autant que le désir de l’inceste est interdit et
le désir pour la Chose, son corrélatif, insatisfait. Si le monde de la demande est « celui
qui structure le plus profondément l’inconscient de l’homme », alors il faut que
l’interdiction de l’inceste fasse la loi ; c’est à partir d’elle que la demande peut avoir
lieu car cette interdiction, comme « principe de la loi primordiale », n’est rien d’autre
que la « condition pour que subsiste la parole »4. Son ressort tient à la fonction du
principe de plaisir : faire que l’homme toujours cherche la Chose maternelle, « ce
qu’il doit trouver » mais « qu’il ne saurait atteindre »5.

Sous la loi du principe de plaisir le sujet ne trouve que les autres choses qui
ressemblent à la Chose ; celle-ci demeure, derrière elles, interdite. De la sorte, la
Chose est en définitive « l’objet irretrouvable » ou en tout cas « l’objet impossible à
retrouver au niveau du principe du plaisir »6. La Chose est impossible à retrouver
sous la loi de ce principe car pour Lacan, la Chose maternelle est un Bien interdit : le
Souverain Bien de l’inceste. Au niveau du principe du plaisir, le sujet ne peut que
retrouver les objets du Wohl et non pas das Gute. Dans la réalité imaginaire retrouvée
il n’y a que de la ressemblance, de petits biens gentils mais incertains. Or, au-delà du
principe du plaisir il n’y a aucun des objets du Wohl, aucun de ces petits biens ; au-
delà du principe du plaisir le sujet n’a pas en face de lui un objet mais il rencontre
une Loi. Au delà du principe du bien-être, le sujet rencontre la Loi morale à la place
de das Ding. Pourtant, même ici, la Chose maternelle reste interdite, car à sa place le
sujet a mis une Loi universelle, loi de caprice et d’arbitraire.

Le Souverain Bien de l’inceste est aussi reconnu dans la « Philosophie dans le


boudoir » où l’écrivain parisien estime que « l’inceste devrait être la loi de tout
gouvernement dont la fraternité fait la base »7. Nous pourrions croire que chez Sade,
8
Plus loin nous approfondirons l’amour courtois comme paradigme de la sublimation. Cf. notre chapitre 2.3.
« La sublimation courtoise ». p.p. 162-171.
1
Miller, J.-A. « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique » séance du 28 janvier 1998, cours inédit.
2
Ibid.
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 82.
4
Ibid., p. 84.
5
Ibid., p. 83.
6
Ibid., p. 85.
7
« La Philosophie dans le boudoir » in Op. Cit., p. 520.

149
si l’inceste fait loi, la mère cesse alors d’être interdite. Mais il n’en est rien. Le
rapprochement pervers à la Chose, dont Sade est le paradigme, reste fantasmatique.
Sade ne se trouve jamais « assez voisin de sa propre méchanceté », le pervers ne
rencontre jamais « son prochain »1 ; il n’est donc jamais vraiment à proximité de la
Chose, elle reste lointaine, éloignée. Ainsi, étant donné qu’il n’y a de désir pour la
Chose maternelle « que dans un rapport à la Loi »2, le « verdict » de la mère comme
quelque chose d’interdit « est confirmé sur la soumission de Sade à la Loi ».3

La loi de l’interdiction de l’inceste met une distance entre le sujet et la Chose,


cette distance est la « condition de la parole ». Il faut garder la Chose loin de nous, il
ne faut pas l’avoir, celui qui a la Chose n’est plus sujet mais Chose 4. Il faut donc
comprendre la distance du sujet à das Ding comme la possibilité de l’ex-sistence du
sujet par rapport au réel. Car cette distance est la même qu’il y a entre le réel et le
signifiant. Pour exister dans la chaîne signifiante, le sujet doit conserver cette
distance qui le sépare de la Chose. Chez Heidegeger, comme nous l’avons vu 5, pour
qu’il y ait un rapprochement, il faut conserver une distance par rapport à ce qui est
rapproché, il faut conserver l’éloignement. Il n’est susceptible de se rapprocher que
ce qui est loin car la proximité n’est qu’un mode de l’éloignement. Dans ce
rapprochement qui n’est, comme tel, un rapprochement que dans l’éloignement,
réside l’être de la proximité, soit l’être de la Chose heideggerienne. Celle-ci n’est
représentée que par le vide. D’où le choix de la cruche qui, en tant que Chose, n’est
que le vide présent en lui.

On arrive ici à la « représentation minimale de la Chose par le vide »6. Comme


Jaques-Alain Miller l’indique, le vide est « spécialement propice à représenter ce qui
dans la Chose, est tout à fait autre chose qu’aucun des objets du monde du plaisir-
réalité ». Même s’il est « pris comme objet » 7 le vide n’a rien à voir avec les objets
imaginaires qui voilent la Chose. Dans ces objets du monde du plaisir-réalité, en tant
que représentations imaginaires de la Chose, le Ding, n’est même pas représenté. Ces
Sachvorstellungen se trouvent du côté de ce que nous avons désigné comme la face
signifiée de la représentation. Ces représentations des choses du monde humain, soit
des choses du monde du plaisir-réalité, sont remplies de signification. Elles nous
présentent une image pour notre désir. Elles sont la représentation imaginaire de ce
que nous sommes. Il s’agit des choses que nous désirons et avec lesquelles nous nous
identifions afin de voiler le « vide, comme la Chose la plus proche »8. Le vide, comme
la Chose la plus proche, certes, mais qu’il faut maintenir éloignée, entourée par notre
propre parole signifiante, c’est-à-dire par cette même parole qui détermine les
représentations imaginaires de ce que nous sommes. Les autres choses qui ne sont
pas la Chose, celles de Sachvorstellungen sont liées aux mots, aux Wortvorstellungen,
ainsi que le signifié est déterminé par le signifiant en fonction de la place que celui-ci
1
« Kant avec Sade » in Op. Cit., p. 789.
2
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 101.
3
« Kant avec Sade » in Op. Cit., p. 790.
4
Cf. notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation » surtout p.p. 43-46.
5
Cf. dans ce même chapitre, p.p. 93-106.
6
Miller, J.-A. « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique » séance citée.
7
Ibid.
8
Lacan, J. « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Op. Cit., p.679.

150
maintient dans une structure signifiante. En revanche, la Chose, elle, ne peut et ne
pourra jamais être signifiée par aucun signifiant, la Chose n’a aucune place dans la
structure signifiante si ce n’est la « place centrale »1 car elle est entourée par cette
structure. Ainsi, comme le souligne Lacan, nous ne « pouvons retrouver le chemin
de la Chose » qu’en gardant « les lois de la parole, par quoi la Chose est cernée »2. Il
s’agit de ce schéma topologique « d’un vide central qui se trouve entouré par le
signifiant », ce qui, comme nous l’avons dit plus-haut, est, d’après Jaques Alain
Miller, le « schéma essentiel » du séminaire qui nous occupe.

La Chose reste absente dans la parole. Si les représentations imaginaires sont


remplies de signification, la Chose réelle est, elle, « le hors-signifié »3 et c’est
justement en fonction « de cet hors-signifié » que « le sujet conserve sa distance »4 à
das Ding.

Rappelons que si le vase représente la Chose, pour Heidegger, ce vase n’est,


dans la représentation, que le vide qu’il y a dans son centre. C’est pour cela que nous
précisions que le vase ne représente la Chose que comme signifiant, c’est-à-dire
comme signifiant entourant un vide donc comme pur signifiant vide de signification
ou pour le dire à la manière heideggerienne, dans sa « modeste insignifiance ». En
tant que hors-signifié du côté du réel ou en tant qu’insignifiance du côté du
symbolique, la Chose sera toujours absente dans la chaîne signifiante où le sujet
existe symboliquement ; la Chose reste absente dans la parole signifiante qui
l’entoure. Elle reste irreprésentable directement par la parole. Comme nous l’avons
souligné lorsque nous avons étudié la sublimation lacanienne de 1954 5, le signifiant
échoue dans sa tentative de présenter quelque chose de réel. Si notre parole pouvait
représenter réellement la Chose alors il suffirait de prononcer, par exemple, le mot
« éléphant », pour que toute « l’éléphantité » réelle d’un éléphant se présente devant
nous. Et dans la mesure où ce serait en nous que cette éléphantité serait signifiée,
représentée, alors, ce serait en nous qu’elle se présenterait, on deviendrait ainsi
l’éléphant qu’on nomme, soit l’« éléphant du caprice de l’Autre »6. C’est ce qui se
passe dans la psychose. Hors de la psychose, là où la Chose reste hors-signifié, les
signifiants ne peuvent que signifier les autres choses tout en étant les représentants
de la Chose. Les signifiants ne peuvent que déterminer les autres choses, les
représentations imaginaires des choses du monde du plaisir-réalité produites par ces
signifiants mêmes.

La Chose, elle, est entourée par la structure signifiante qui la maintient


éloignée. Elle est entourée par la chaîne d’éléments b du Freud de 1895 telle la paire
de souliers entourée par la description heideggerienne du tableau de Van-Gogh.
Cette Chose heideggerienne qu’est la paire de souliers de paysan est entourée par

1
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 143.
2
Lacan, J. Discours aux catholiques (1960). Ed. du Seuil, Paris, 2005, p. 64.
3
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 67.
4
Ibid., p. 68.
5
Cf. notre chapitre 1.3. « Sublimation et parole », p. p. 77-104.
6
Lacan, J. « Subversion du sujet et dialectique du désir » (1960), in Ecrits, Op. Cit., p. 814.

151
des représentants symboliques qui n’arrivent pas à la saisir, ni à la représenter
réellement.

Or, nous avons vu qu’il y a des représentants symboliques qui ne tournent


plus autour de la Chose mais qui viennent à sa place. Toi ! en est un qui vient à la
place de la Chose désignant l’Autre par son réel. La Loi morale aussi vient à la place
de la Chose en tant que trame signifiante pure au-delà du principe du plaisir. En tant
que Loi universelle pratique, la Loi morale vient remplir la place laissée vide par la
raison théorique. Nous pouvons donc concevoir la Chose si nous agissons
moralement. Cependant, c’est pour autant que la Loi « préserve » la « distance de la
Chose » qu’elle « prend sa valeur ».1 En mettant la Loi morale à la place de la Chose
on s’approche de la Chose tout en l’éloignant. La place de la Chose irreprésentable
n’est toutefois pas vide mais remplie par la Loi morale.

En revanche, le vide comme tel, cet objet bizarroïde, est propice à représenter
ce qui reste de l’irreprésentable de la Chose une fois représentée : justement le vide
chosique. Si de tous les éléments qui viennent à la place de la Chose, le vide a été
celui auquel nous avons donné la primauté, ce n’est pas par hasard. Depuis le début
de notre recherche nous ne cessons d’évoquer ce vide qui représente la Chose parce
qu’il est « déterminatif » dans « toute forme de sublimation »2. Si le vide occupe cette
place centrale dans l’opération de la sublimation c’est parce que la Chose n’est rien
d’autre que le « lieu élu où » la sublimation « se produit »3.

Rappelons le paragraphe à partir duquel nous avons dégagé les temps


logiques de la sublimation : « Cette Chose, dont toutes les formes créées par
l’homme, sont du registre de la sublimation, sera toujours représentée par un vide,
précisément en ceci qu’elle ne peut pas être représentée par autre chose – ou plus
exactement, qu’elle ne peut qu’être représentée par autre chose »4. Dans la
sublimation, – nous l’avons déjà dit, nous le répétons – la Chose n’est représentable
que par un vide ou par autre chose. Ainsi, il s’avère que le vide, « un » vide, est déjà
un objet de la sublimation, mais il s’agit d’un objet tout particulier.

Duchamp ou de la sublimation dérisoire

Avant de continuer la réflexion sur cet objet bizarroïde qu’est le vide, il nous
faut répondre à cette question : quels sont les objets de la sublimation ? Eh bien, il
s’agit de tous ces objets imaginaires « empruntés au principe du plaisir » 5 qu’on met
à la place de la Chose. Nous les avons introduits dans notre chapitre sur la
représentation6. Nous y avons dit que l’objet de la sublimation est une représentation
imaginaire qui voile la Chose mais qui, dans la sublimation, représente justement la

1
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 101.
2
Ibid., p. 155.
3
Ibid., p. 253.
4
Ibid.
5
Miller, J.-A. « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique » séance citée.
6
Cf. chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation » p.p. 40-76.

152
Chose qu’il voile. C’est pour cela qu’ils « nous donnent le sentiment d’être en rapport
avec das Ding », mais il ne s’agit que de « mirages imaginaires ». Ainsi, si l’impératif
catégorique kantien et le paradigme sadien forcent les limites du principe du plaisir
pour tenter d’entrer dans le champ de das Ding, les objets de la sublimation qui sont
« prélevés » sur le « champ élaboré par le symbolique conformément au principe du
plaisir », ces objets peuvent nous donner aussi l’impression d’entrer dans le champ
de la Chose sans forcer les limites. Il suffit des les « déporter » à « une place
d’absolu »1, la place de Das Ding. En termes kantiens, ce serait prendre un objet du
Wohl, un objet agréable qui nous fait du bien, et de l’élever à la dignité de das Gute,
du Souverain Bien. On voit bien que le philosophe de Königsberg ne serait pas du
tout d’accord. Eh bien, c’est ce qui pose la sublimation lacanienne des années
soixante.

Or, comment un objet prélevé sur le champ du monde du plaisir-réalité, soit


de ce monde qui est là pour voiler la Chose, peut-il représenter la Chose et nous
donner le sentiment d’être en rapport avec ce qui se trouve au-delà de ce même
principe du plaisir ? Cette question est capitale pour notre recherche puisque c’est la
question qui s’impose afin de saisir une formule telle que celle de la sublimation :
« élever un objet à la dignité de la Chose ». Notre thèse tente d’y répondre.

Cette réponse qu’est notre thèse pose un certain nombre de sublimations. Et


tout d’abord celle de Duchamp qui montre « la dérision »2 de ce processus de la
sublimation. Disons que chez l’artiste des ready-mades nous avons la démonstration
de ce que nous pouvons appeler la sublimation dérisoire. R. Mutt, pseudonyme de
Duchamp utilisé pour signer Fontaine (1917), démontre que n’importe quel objet,
même une pissotière, peut être élevé à la place de l’absolu de la Chose et nous
donner les mêmes effets de satisfaction qu’une œuvre faite avec toutes les règles de
l’art classique. Duchamp lui-même confie : « Ma fontaine-pissotière partait de l’idée
de jouer un exercice sur la question du goût : choisir l’objet qui ait le moins de chance
d’être aimé. Une pissotière, il y a très peu de gens qui trouvent cela merveilleux. Car
le danger, c’est la délectation artistique. Mais on peut faire avaler n’importe quoi aux
gens ; c’est ce qui est arrivé »3.

La sublimation dérisoire montre donc que l’on peut prendre n’importe quel
objet, même celui qui a le moins de chance d’être aimé et le transférer à la place de la
Chose. Ici, un objet tel qu’une pissotière est transféré à cette place tout en étant
basculé de 90°4 par rapport à sa position normale. C’est ce basculement qui
transforme cet objet non-aimable en « une pièce de sculpture pure »5 tout en élevant
les gens à la délectation artistique. Que R. Mutt ait « modelé ou non la Fontaine de ses
mains – écrivent Duchamp, Béatrice Wood et H-P. Roché – n’a aucune importance »,

1
Miller, J.-A. « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique » séance citée.
2
Ibid.
3
Duchamp, M. à Otto Hahn in « L’Express, vol. 12, n°684 », cité in Marcel Duchamp, catalogue raisonné, t. II,
Clair, J. (rédaction). Ed. Centre National d’Art Moderne, Paris, 1977, p. 90.
4
Il est amusant de constater que la pissotière de Duchamp est basculée de 90°, tel le basculement du miroir plat
comme Autre dans la « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », in Ecrits, Op. Cit., p. 680.
5
Clair, J. Marcel Duchamp, catalogue raisonné, t. II, Op. Cit. p. 90.

153
l’important est qu’il « l’a choisi. Il a pris un article de la vie et fait disparaître sa
signification utilitaire sous un nouveau titre »1.

Voilà comment on élève un objet à la dignité de la Chose : on le « choisit », on


le prend « de la vie », on le prélève donc du monde du plaisir-réalité, même, ou
plutôt surtout s’il n’est pas source de « délectation esthétique »2, on le vide de sa
signification et on le présente de telle manière qu’il paraisse « dressé »3, on l’élève
ainsi à une autre dignité que celle de sa condition d’être un objet utile pour ce
monde, en l’occurrence un urinoir.

Voici le paradoxe de la sublimation dérisoire : elle élève un objet insignifiant à la


dignité de la Chose de la délectation artistique. Et c’est d’autant plus un paradoxe
que le dessein de Duchamp n’était surtout pas celui d’élever ces ready-mades à cette
dignité. L’artiste estime qu’à son époque « pour le spectateur plus encore que pour
l’artiste, l’art est une drogue à accoutumance ». Loin donc de vouloir faire de ses
ready-mades un objet d’art, soit une drogue pour le spectateur, Duchamp voulait
surtout « protéger » ses « ready-mades contre une contamination de ce genre »4. Or,
Fontaine a bien été contaminé par la délectation esthétique du spectateur, mais il n’a
été élevé à cette autre dignité que quelque temps après sa création pour la « Society
for Independent Artist ». Car dans ce salon où n’importe qui pouvait présenter des
œuvres moyennant une participation de six dollars, celle de R. Mutt ne fut jamais
présentée – même si l’artiste avait dûment payé – car « le comité d’accrochage
[pensa] sans doute d’abord à une plaisanterie de mauvais goût »5. Cette plaisanterie
de mauvais goût donnera par la suite plein de satisfaction aux gens au goût
moderne. L’urinoir de Duchamp fut tellement élevé à la dignité de Fontaine, source
de délectation artistique, qu’à un moment donné « l’objet en question », Fontaine, fut
« introuvable »6. L’urinoir de Duchamp fut ainsi élevé au rang de l’« objet
irretrouvable », soit à la dignité de la Chose maternelle. Il n’y a que la sublimation
dérisoire pour opérer ce coup-là !

Le Vide, c’est la Chose

Revenons maintenant au vide. Dans notre chapitre sur les temps logiques de
la sublimation7 nous avons dit, en suivant Lacan, que le champ de la Chose ne
pouvait qu’être constitué par le signifiant, ce qui suppose qu’il faut situer la Chose
comme effet du signifiant. Ceci pose évidemment problème car penser la Chose
comme effet du signifiant implique de penser le réel comme effet du symbolique. En
vérité, la définition de la Chose, ce qui du réel pâtit du signifiant, pose que la Chose
surgit en même temps qu’elle pâtit du signifiant, elle vient au même moment que le
1
Cité in Mink, J.Marchel Duchamp. Safavi, Ph. (trad.). Ed. Taschen, Köln, 2000, p. 67.
2
Duchamp, M. « A propos des « Ready-mades » » (1961) in Duchamp du signe. Ed. Flammarion, Paris, 1975, p.
191.
3
Mink, J.Marchel Duchamp, Op. Cit., p. 63
4
Duchamp, M. « A propos des « Ready-mades » » In Op. Cit., p. 192.
5
Mink, J.Marchel Duchamp, Op. Cit., p. 64.
6
Ibid.
7
Cf. chapitre 2, « Les temps logiques de la sublimation », p.p. 106-118.

154
façonnement du signifiant. En suivant Lacan, nous avons dit que c’est le signifiant
qui introduit dans le réel une béance, un trou. Ceci suppose que le réel-réel, si nous
pouvons dire, n’est pas le trou comme tel car c’est le signifiant qui introduit dans ce
réel un trou. Ainsi, c’est le signifiant qui délimite le réel et qui le fait apparaître
comme Chose. Mais la seule manière que le signifiant a de faire apparaître le réel
comme Chose c’est en présentant le vide qu’il délimite ou le vide auquel il donne
forme pour le dire à la manière heideggerienne. C’est ici, que nous pouvons dire, le
Vide, c’est la Chose.

Mais les choses ne sont pas si simples. Car la Chose réelle en tant que réelle ne
peut que rester « toute seule dans l’espace réel qu’elle occupe » comme l’a démontré
D. Pavòn Cuéllar1. Ce qui veut dire que dans le réel-réel, il ne reste aucun vide où
puisse apparaître autre chose que la Chose, soit une chose non-réelle. A ce niveau-là,
il n’y a que le réel de la Chose qui puisse remplir son espace. On est ici du côté de la
première thèse quant à l’irreprésentabilité de la Chose, là où elle n’est représentable
que par elle-même et pour elle-même, là où « au réel, il ne manque rien »2 car,
justement, la Chose y est.

Nous ne pouvons dire : le Vide, c’est la Chose qu’une fois que l’on a essayé de la
représenter ; c’est-à-dire que le Vide n’est la Chose que comme « vide central »3
entouré par le signifiant. Ainsi, comme l’indique Jaques-Alain Miller, le vide est un
« élément qui vient à cette place » de das Ding comme « représentation minimale de
la Chose »4. Le vide est une re-présentation de la Chose mais à la différence des
représentations imaginaires, il ne voile pas la Chose irreprésentable, bien au
contraire, il nous présente ce qui reste d’elle une fois représentée : le vide chosique.

La Chose en tant que Chose n’est que le vide chosique. Mais, en vérité la
Chose n’y est pas, car si elle y était, le vide ne serait pas vraiment vide mais rempli
du réel de la Chose, c’est-à-dire qu’elle occuperait tout son espace réel, il n’y aurait
donc pas de délimitation signifiante qui tienne. C’est ceci qui est difficile à saisir :
Qu’est-ce que le réel de la Chose ? Si nous répondons, eh bien, c’est quelque chose
d’inconcevable – ce qui d’ailleurs n’est pas faux – nous avons l’impression que nous
recouvrons déjà le vide par cette phrase discursive. Puisque si la Chose est
inconcevable, si elle est irreprésentable directement par la parole nous n’avons qu’à
nous taire. Or, même si, en effet, la Chose réelle est inconcevable pour le sujet, même
si elle est réellement irreprésentable, même si elle nous échappera toujours, essayons
tout de même de l’approcher.

Commençons par dire que dans le réel, le vide chosique est un « vide
impénétrable »5, il ne peut être pénétré que par le réel de la Chose. En revanche, du
côté du signifiant, le vide symbolique est susceptible, soit d’être recouvert par autre
chose, un objet imaginaire, soit d’être rempli par une Loi, la Loi morale qui, de cette

1
Pavòn Cuéllar, D. « De l’achose dont on parle à la Chose qui nous parle », cours inédit.
2
Lacan, J. « L’angoisse » in Le Séminaire, livre X, Ed. du Seuil, Paris, p. 217.
3
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 193.
4
Miller, J.-A. « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique » séance citée.
5
Lacan, J. « Le transfert » (1960-1961) in Le Séminaire, livre VIII, Ed. du Seuil, Paris, p. 13.

155
manière, est élevé à la dignité du Souverain Bien comme Chose. Autrement dit, le
vide symbolique est la place laissée vide par l’absence, dans le symbolique et dans
l’imaginaire, de la Chose réelle en tant que réellement irreprésentable pour le sujet.
Nous avons brièvement étudié le cas où ce vide est rempli par la Loi morale. En ce
qui concerne le cas où il est recouvert par un objet imaginaire, nous allons continuer
l’introduction que nous en avons faite dans notre chapitre sur la représentation.

Le 20 mai de 1959 Lacan parle de ce que nous appelons le vide symbolique en


ces termes : dans « l’Autre » il y a « ce vide que j’articule pour vous en disant qu’il
n’y a pas d’Autre de l’Autre »1. Ce qui veut dire qu’au niveau du signifiant « il n’y a
rien » qui « garantisse en quoi que ce soit la chaîne et la parole signifiante ». Au
niveau du symbolique, il n’y a donc rien qui garantisse l’existence elle-même du
sujet, puisqu’en tant que sujet du signifiant, il n’existe que dans la chaîne signifiante.
Ainsi, pour que le sujet ne « s’évanouisse » pas devant cette « carence du signifiant »,
devant ce vide symbolique, devant ce manque dans l’Autre, il fait venir un objet « du
registre imaginaire » soit « d’une partie » du sujet « lui-même en tant qu’il est engagé
dans la relation imaginaire à l’autre »2. Pour supporter le vide symbolique le sujet fait
venir une partie de lui-même, soit, a, cet objet qu’en 1959 et jusqu’à 1964, est un objet
‘imaginaire’ qui « entre en jeu dans un complexe que nous appelons le fantasme ».

Vers l’ « objet petit a »

En 1959 l’objet a est toujours ‘imaginaire’ mais il est déjà une partie du sujet
lui-même. Pourtant, une année avant, dans « La Direction de la cure et les principes de
son pouvoir », Lacan commente la formule du fantasme en disant qu’il est
« l’illustration même de cette possibilité originale » qu’est la « position » du sujet par
rapport « à l’autre (l’autre ici son semblable) »3. Ce que Lacan abrège en disant que le
fantasme est « la position du névrosé à l’endroit du désir »4. Nous évoquons ces
notions de la réflexion lacanienne de 1958 pour souligner qu’ici le a de la formule du
fantasme, $<> a, vaut pour le semblable5. A la limite, comme le propose Jaques Alain
Miller, « on peut écrire le fantasme ainsi $<>i(a) »6.

En 1959, bien qu’il est toujours ‘imaginaire’, cet objet est déjà une partie du
sujet, une partie de lui qui surgit, en tant qu’objet ‘imaginaire’, à la place où se pose
l’interrogation du sujet, ou plutôt où s’impose le manque de réponse à l’interrogation
du sujet « sur ce qu’il est vraiment, sur ce qu’il veut vraiment »7. L’objet en tant
1
« Le désir et son interprétation », séminaire inédit, séance du 20 mai 1959.
2
Ibid.
3
« La Direction de la cure et les principes de son pouvoir » in Ecrits, Op. Cit., p. 637.
4
Ibid., p. 638
5
De même en 1960 Lacan écrit : « Dans des formes spécifiées historiquement, socialement, les éléments a,
éléments imaginaires du fantasme, viennent à recouvrir, à leurrer le sujet au point même de das Ding. C’est ici
que nous ferons porter la question de la sublimation (… ) ». « L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire
VII, Op. Cit., p. 119. C’est nous qui soulignons.
6
Miller, J.A. « Extimité », cours inédit, séance du 12 mars 1986. Par rapport à cette formule Miller souligne que
« l’on peut admettre que cela ne manque pas de vraisemblance dès lors que le scénario fantasmatique met
volontiers en scène un certain nombre de petits autres qui y sont maniés et animés ».
7
« Le désir et son interprétation », Séminaire inédit, 20 mai 1959.

156
qu’imaginaire, soit en tant qu’objet désiré, représentation imaginaire de ce que nous
sommes, vient donc recouvrir le vide symbolique, le vide laissé par le manque de
réponse venant de l’Autre. « C’est parce qu’elle pare à ce moment de manque », écrit
Lacan, « qu’une image vient à la position de supporter tout le prix du désir »1. Du
côté du réel il s’agit de l’espace de la Chose, de ce vide qui ne peut être occupé que
par le réel de la Chose mais du côté du symbolique, comme l’indique Moustafa
Safouan, il s’agit du « vide où l’homme, dans sa question du désir de l’Autre, se
trouve affronté à sa demande, au-delà du besoin qui s’y exprime »2. Ce vide
symbolique, ce manque dans l’Autre, est le fait qu’il n’y a aucun signifiant de la
chaîne signifiante qui puisse représenter réellement quelque chose de réel.

Dans notre chapitre sur la représentation, nous avons dit que dans le schéma
optique, la Chose est dans le vide du vase, vide que l’imaginaire recouvre avec cet
objet imaginaire qu’est le bouquet de fleurs serré par le vase renversé. Maintenant
nous sommes en droit de dire que la Chose n’est pas vraiment dans le vide du vase
mais plutôt qu’elle y est absente car ce vide vient déjà a cette place en tant que
représentation minimale de la Chose. Nous avons dit aussi que le schéma optique
pouvait rendre compte de la sublimation de cet objet que Lacan appelle a, mais qui
n’est pas encore l’objet réel, l’objet (petit) a cher aux psychanalystes lacaniens. Nous
avons évoqué cette sublimation mais nous ne l’avons pas approfondie3.

Pour approfondir la sublimation de l’objet telle que Lacan l’évoque dans sa


« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » nous suivrons le commentaire que Jaques
Alain Miller en fait le 12 mars 1986 4. La formule proposée par Lacan est celle qui écrit
que cet objet est « l’exposant d’une fonction qui le sublime »5, ce que Jaques Alain
Miller propose d’écrire ainsi : da , l’objet, ici imaginaire, a, « étant là l'exposant du
désir comme manque-à-être ». Cette formule est la réponse que Lacan donne à la
question sur « la fonction » que l’objet imaginaire « reçoit du symbolique »6. Mais le
schéma du bouquet renversé ne peut pas en rendre compte.

Sublimation signifiante : enlever l’image à l’objet

Quelle fonction donc l’objet imaginaire reçoit-il du symbolique ? Il reçoit la


fonction de ce que nous appellerons la sublimation signifiante. Cette sublimation opère
une « transmutation » de l’objet pour autant que d’un côté il est « sélectionné dans le
corps », et de l’autre, il se « trouve sublimé de par sa mise en fonction signifiante »7.
Si l’objet imaginaire est i(a), la sublimation signifiante de la Remarque opère pour
enlever le i au (a), nous pourrions aller jusqu’à l’écrire ainsi : sublimation signifiante :
(i(a) - i).
1
« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » (1960) in Ecrits, Op. Cit., p. 655.
2
Moustafa Safouan « De la structure en psychanalyse » in Qu’est-ce que le structuralisme, Ed. du Seuil, 1968, p.
281.
3
Cf. chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p. 69
4
Miller, J.A. « Extimité », cours inédit, séance du 12 mars 1986.
5
« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » in Ecrits, Op. Cit., p. 682.
6
Ibid.
7
Miller, J.A. « Extimité », cours inédit, séance citée.

157
Une fois l’objet ‘imaginaire’, a, dégagé de l’image mais sélectionné tout de
même dans le corps, pourra être l’exposant de la fonction du désir et ainsi être le
deuxième élément du fantasme en tant que a. Car dans la formule finale $< > a, petit a
n’est plus l’image du semblable, soit la forme totale et unifiée du corps, mais une
partie du corps, un reste, quelque chose qui n’est pas spéculaire. Ce que cette
sublimation signifiante « essaye de coordonner » n’est rien d’autre que « le manque
d’objet du désir et l’objet qu’il y a pourtant »1.

Récapitulons. Nous avons posé cette question difficile du réel de la Chose.


Nous avons commencé à y répondre tout en différenciant le vide chosique,
impénétrable par quoi que ce soit d’autre que le réel de la Chose et le vide
symbolique qui, étant le même espace vide est tout de même susceptible d’être
recouvert par l’objet imaginaire, i(a). Cet objet est le même dont Lacan dit, en 1959,
qu’il est en jeu dans le fantasme, il est aussi celui qui surgit à la place laissée vide par
le manque de réponse sur ce que le sujet est vraiment, sur ce qu’il veut. Et finalement
cet objet imaginaire est celui qui va être sublimé par la sublimation signifiante de la
Remarque de 1960, soit (i(a) - i). Ici, sublimer n’est pas mettre un objet imaginaire à la
place de la Chose réelle, mais soustraire l’image à l’objet ; ici, sublimer n’est pas
élever un objet imaginaire mais enlever l’imaginaire à l’objet. Ce texte est écrit à
Pâques de l’année 1960 vers la fin du séminaire sur l’éthique de la psychanalyse,
c’est-à-dire une fois que Lacan a étudié longuement le problème de la sublimation
comme telle. Ce problème est notre problème, notre écrit est une tentative de
répondre à la question qu’il pose. La sublimation signifiante de la Remarque n’aurait
pas pu être élaborée sans les questions et les réponses apportées par Lacan dans son
séminaire. Même si elle n’a pas méritée autant de temps que la sublimation courtoise2
du séminaire VII, la sublimation signifiante est capitale puisque la formule qu’elle pose
permet de saisir l’importance que l’opération de la sublimation a en ce qui concerne
l’invention de l’objet petit a.

Nous pouvons aller jusqu’à dire que le problème de la sublimation a été le


chantier qui a permis à Lacan de fabriquer son objet petit a. Car cette sublimation
signifiante, qui est le résultat du problème de la sublimation du séminaire sur
l’éthique, essaie de coordonner le manque d’objet du désir – pour autant que l’objet
dernier du désir est la Chose absente dans la réalité imaginaire retrouvée – et l’objet
qu’il y a pourtant, l’objet qui sera donc conçu comme l’objet cause du désir, a. C’est
pour cela que la formule de la sublimation signifiante, da, ne restera pas et sera changée
pour celle qui pose l’objet en-deçà du sujet3 :

a →$

La sublimation signifiante permet de poser qu’il y a une part de l’objet qui n’est
pas imaginaire, c’est-à-dire que même s’il est emprunté à la fonction imaginaire, il ne
s’épuise pas tout de même dans cette fonction car cet objet a aussi une fonction
1
Ibid.
2
Nous étudierons cette « sublimation courtoise » dans notre prochain chapitre 2.3. qui porte le même nom.
3
Miller, J.A. « Extimité », cours inédit, séance citée

158
symbolique. C’est pour ça que Lacan peut dire que « réfléchi dans le miroir » cet
objet « ne donne pas seulement a’ », l’image spéculaire, mais il est aussi « restitué au
champ de l’Autre en fonction d’exposant du désir dans l’Autre »1. Cet objet
‘imaginaire’, a, est tout de même différent de n’importe quel objet imaginaire car il
n’est pas le reflet de la forme totale du corps mais une partie du corps propre, ce qui
est ébauché par Lacan en 1959 lorsqu’il nous dit que l’imaginaire est déjà une partie
du sujet pour autant qu’il y est engagé. A la différence des autres objets imaginaires
i(a) qui sont déterminés, signifiés par le signifiant tout en faisant partie de la chaîne
signifiante et du sujet – pour autant qu’il s’agit des objets désirés avec lesquels le moi
du sujet s’identifie – l’objet ‘imaginaire’ a, en tant que (i(a) - i) ne fait pas partie de la
chaîne signifiante, il est hétérogène au sujet du signifiant comme tel. Mais justement,
la sublimation signifiante de la Remarque est une « solution élégante » qui restitue
l’objet (i(a) - i) au champ de l’Autre.

Si à Pâques 1960 « c’est comme objet a du désir » – nous insistons objet a


‘imaginaire’ – que « le sujet est appelé à renaître pour savoir s’il veut ce qu’il
désire »2, en septembre 1960 - c’est-à-dire juste après le séminaire sur l’éthique de la
psychanalyse - non seulement cet objet est explicitement « insaisissable au miroir »,
c’est-à-dire qu’il ne donne plus du tout a’, mais tous les objets saisissables au miroir,
tous les autres objets imaginaires, tous les i(a) lui donneront « son habillement »3, ils
donneront à (a) un i, l’image qu’il n’a pas. Ainsi, comme nous l’avons dit dans notre
chapitre sur la représentation, i(a) est l’objet qui habille l’objet a, soit la représentation
imaginaire du sujet qui habille ce qu’il est réellement.

1
Lacan, J. « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » in Ecris, Op. Cit., p. 682.
2
Ibid.
3
Lacan, J. « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » in Ecris, Op. Cit., p. 818.

159
2.3. Sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme
paradigme de la sublimation.

Tout d’abord, nous suivrons la logique lacanienne de l’amour courtois comme


paradigme de la sublimation telle que Lacan l’expose dans son séminaire sur l’éthique de la
psychanalyse (séances du 3 janvier au 4 mai 1960). Cette logique va de l’objet imaginaire qui
recouvre le vide symbolique laissé par la Chose réelle, en tant qu’irreprésentable pour le sujet,
au dévoilement de ce même vide comme Chose. Nous prendrons appui sur quelques vers de
troubadours et trouvères français. Ensuite, nous éclairerons les différences entre un objet
imaginaire comme tel et un objet imaginaire sublimé. Nous soulignerons aussi que quelques
années avant le séminaire sur l’éthique, Lacan s’était déjà servi des techniques de l’amour
médiéval (Lacan, 1956). Finalement nous rapporterons la Dame courtoise à la femme
narcissique freudienne (Freud, 1914).

13 janvier 1960

Lacan commence sa réflexion sur la sublimation en affirmant qu’il faut


chercher son ressort « dans une fonction imaginaire », le fantasme qui « est la forme
sur laquelle s’appuie le désir du sujet »1. Il met l’accent sur le leurre. Ce sont les
« éléments imaginaires du fantasme » qui viennent « à recouvrir » le vide et « à
leurrer » le sujet au point même de das Ding. L’objet imaginaire, ici une femme,
viendra recouvrir le vide symbolique laissé par la Chose réelle.

20 janvier 1960

La sublimation révèle la nature propre du Trieb en ce qu’elle « apporte à la


pulsion une satisfaction différente de son but ». La pulsion ayant un « rapport avec
das Ding »2. Or, même si elle est rapportée à la pulsion, la sublimation élève un objet à
la dignité de la Chose : celle-ci n’est pas « glissée » dans le « réseau de buts de la
pulsion »3 mais elle est « cernée » par ce réseau, soit par la structure signifiante. A la
fin de cette séance Lacan distingue un objet imaginaire non sublimé, d’un objet
imaginaire sublimé, « l’objet » par exemple « de la collection ». Le premier est un
point de fixation imaginaire donnant sous quelque registre satisfaction à une pulsion,
ici l’objet est plein et lourd de signification, il fait obstacle entre le symbolique et le
réel. Dans le second cas l’objet est « vidé » de toute signification, il est organisé de
telle manière qu’il fait plutôt lien entre le symbolique et le réel. Lacan donne
l’exemple de la collection de boîtes d’allumettes de Jaques Prévert : ces boîtes qui
s’enfilaient les unes les autres sur le rebord d’une cheminée 4. La collection de Prévert,
1
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit. p. 119
2
Ibid., p. 133
3
Ibid., p. 134.
4
Ibid., p. 136

162
cette sublimation que nous pouvons appeler art-chitectonique, élève une boite
d’allumettes à la dignité de la Chose qui subsiste en une boîte une fois les allumettes
utilisées. Le caractère gratuit de la collection de Prévert, nous dit Lacan vise, la
« choséité » d’une boîte d’allumettes : le vide. Ainsi, ce qui est visé dans cette
collection, c’est le vide qui demeure en la boîte, c’est lui qui permet l’emboîtement
d’une avec l’autre, telle une « copulation de trous »1 comme dit Gérard Wajcman. Ce
n’est pas la boîte, l’objet, mais ce qu’elle entoure, le vide, qui est important. La Chose
se révèle au-delà de l’objet. De la boîte d’allumettes vidée des allumettes ne reste que
la Chose qu’elle cerne : le vide.

27 janvier 1960

Pour tenter de concevoir la Chose « impossible de nous l’imaginer » il faut la


« contourner », la « cerner »2. Dans la sublimation autre chose peut re-présenter la
Chose si nous la cernons. Ainsi cette autre chose qu’est une femme peut avoir la
« valeur de représentation de la Chose »3 en étant contournée par les poèmes et les
rites de l’amour courtois. N’importe quel objet imaginaire peut avoir cette valeur de
re-présenter la Chose, il faut l’isoler, le cerner, le contourner. De la sorte, l’objet
imaginaire sublimé ne sera pas « glissé » dans la structure signifiante, comme l’est
n’importe quel objet imaginaire non sublimé, mais il sera contourné par cette
structure, comme l’est la Chose. Une femme ne peut prendre la place de la Chose
qu’en étant contournée par les poèmes et rites courtois.

10 février 1960

La « privation » et « l’inaccessibilité » de l’objet sont posées au principe de la


possibilité de sublimation. Pour que la Chose puisse être re-présentée par un objet
imaginaire il faut s’en priver. Il faut que l’objet devienne, comme la Chose,
inaccessible. Jaufre Rudel, prince de Blaye, écrit: « Jamais d’amour je ne jouirai si je
ne jouis de cet amour de loin car mieux ni meilleur je ne connais en aucun lieu ni près
ni loin » (Ja mais d’amor no-mgauzirai. si no-m gau d’est’amor de loing que genser ni
meillor non sai. vas nuilla part ni pres ni loing)4. Cet « amour de loin » est le principe
même de l’amour courtois. Le prince de Blaye écrit à la comtesse de Tripoli et la
légende raconte qu’il s’était enamouré d’elle sans jamais l’avoir vue – comme la
plupart des troubadours et des trouvères.

1
Wajcman, G. Collection. Ed. Nous, Caen, 1999, p. 54. Il est important de souligner ici que l’objet de la
collection n’est pas un objet imaginaire sauf dans la réflexion lacanienne de la sublimation des années soixante.
Il s’agit toutefois de l’objet a car en 1950 et jusqu’à 1964 il reste un objet imaginaire. Ainsi, il faut prendre cet
objet de la collection comme l’objet a ‘imaginaire’ de la Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : d’un côté,
il s’agit de cet objet qui, même s’il est imaginaire, est déjà une partie du sujet lui même. Et de l’autre, il s’agit de
l’objet qui reçoit cette fonction du symbolique que nous avons appelée sublimation signifiante, soit cette
opération qui enlève l’image à l’objet. Cf. notre chapitre 2.2. « La Chose », p. p. 158-161.
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit. p. 142.
3
Ibid., p. 151.
4
« Lanquand li jorn son lonc enmai » (Lorsque les jours sont longs en mai) in Le Troubadours, Jaques Roubad
(trad.) Ed. Seghers, Paris, 1971,p. 75.

163
Le poète ne peut jouir de l’objet imaginaire désiré que si celui-ci est loin ; il ne
peut en jouir qu’en s’en privant, il ne peut en jouir qu’en ne jouissant pas de lui. D’où
la sublimation, car même si la pulsion n’atteint pas son objet ni son but elle se
satisfait tout de même. Le poète médiéval ne peut que demander d’être privé de sa
Dame: « Je verrai la joie quand je lui demanderai pour l’amour de Dieu, l’amour de
loin »1. Car ce n’est que de cette manière qu’il peut continuer à désirer : « si elle me
prive », écrit le fameux Bernart de Ventadour, « je n’ai rien que désir et cœur
envieux (e can se-m tolc no-m laisset re. mas dezirer e cor volon) »2.

Dans la sublimation, c’est le miroir du narcissisme qui devient insaisissable


pour le sujet ; la Chose semble ainsi ne plus être insaisissable dans le miroir. Voici le
leurre de la sublimation : tout en se privant de ce que lui offre le miroir, le sujet croit
coloniser le champ de la Chose. Car, en vérité c’est de la Chose dont il est privé.

Pour que la Chose puisse être re-présentée par autre chose il faut supposer
« une barrière qui l’entoure et l’isole »3. Le troubadour Gautier de Dargies fait de sa
Dame son rempart : « Accablé, le cœur plein de douleur, désormais je ne ferai que
languir, sans oser me rapprocher de celle qui est mon rempart le plus sûr » (Mout sui
iriez, entrepris et dolanz ; Desoremaiz ne ferai fors languir quant n’oserai ne aller ne venir La
u cele est qui est mes drois guaranz)4. Ce troubadour, croisé en 1190, n’ose pas se
rapprocher du lieu protégé par ce rempart qu’est sa Dame pour autant que, comme
rempart, elle est justement le lieu « le plus sûr ». La Dame de Gautier de Dargies est
la barrière qui le sépare de l’objet sublimé, soit, paradoxalement, de sa Dame elle-
même mise à la place de la Chose.

Le célèbre trouvère Thibaut de Champagne parle aussi de cette barrière, il


l’appelle « douce prison » (Douce chartre). Elle est gardée « par trois portiers, Beau
Visage a nom le premier, Beauté exerce ensuite son pouvoir, Obstacle est mis devant
l’entrée » (Biau senblant a non li premeirs, Et Biauté ceus en fet seignors ; Danger a mis a
l’uis devant)5. Nous remarquons que la barrière qui entoure et isole l’objet imaginaire
sublimé est la même dont Lacan parlera plus loin dans ce même séminaire, le Beau :
« la vrai barrière qui arrête le sujet devant le champ (…) de la destruction absolue »6,
devant la « Chose mortelle »7. La Beauté, qui exerce son pouvoir dans la douce prison
de Thibaut de Champagne, arrête le poète, un obstacle est mis devant cette prison.
Mais Beau Visage (Biau senblant) est là, le premier des portiers pour indiquer que,
Beauté exerce son pouvoir. Nous voyons bien qu’ici le Beau remplit aussi la fonction
de « signal », il « nous indique dans quel sens se trouve le champ de la destruction ».8

1
Ibid.
2
Bernart de Ventadour “« Can vei la lauzeta mover » (Quand je vois l’alouette bouger), in Le Troubadours, Op.
Cit., p. 129.
3
Lacan, Ibid., p. 178.
4
« La gent dient pour coi je ne faiz chanz » (On me demande pourquoi mes chants ne sont pas) in Poèmes
d’amour des XII et XIII siècles, E. Baumgartner et F. Ferrand, UGE 10/18, Paris, 1983, p. 63
5
Thibaut de Champagne, «Aussi conme unicorne sui » (Je suis semblable à la licorne) in Poèmes d’amour des
XII et XIII siècles, Op. Cit., p. 99.
6
Lacan, Ibid., p. 256.
7
Lacan, J. « Le transfert » in Le Séminaire, Livre VIII, Ed. du Seuil, p. 15.
8
Ibid.

164
L’objet imaginaire de l’amour courtois « se présente avec des caractères
dépersonnalisés », il est cet objet féminin « vidé de toute substance réelle »1. Le
troubadour ne chante pas les beautés réelles de sa Dame, les qualités physiques ou
morales, les vertus particulières de la Dame courtoise ne sont jamais l’objet des
poèmes. La Dame chantée est, quand le physique apparaît, toujours aux « cheveux
blonds comme vagues d’or » et elle a les « yeux verts et brillants »2. Dans son Jeu de la
Feuillée Adam de la Halle détrompe Guillot le Petit : « (…) l’amour flatte tant les gens,
Il illumine chaque grâce de la femme et la fait sembler si grande, qu’on en vient à
prendre une gueuse pour une reine ! »3. Mais quand le poète est captif dans la
« douce prison », cette beauté illuminée par Amour n’est même pas ce que le
troubadour regarde car déjà la vraie Beauté, celle de la Chose qui est plutôt affreuse,
le blesse et l’aveugle : « Votre beauté », écrit Thibaut de Champagne, « fait en moi
une telle blessure que je ne reçois même pas l'aide de mes yeux pour regarder l'objet
de mon désir »4. Le troubadour qui entoure sa Dame avec ses poèmes ne regarde, ne
peut pas regarder, « l’objet de son désir » car ce n’est pas vraiment la Dame, l’objet
imaginaire, qu’il désire, mais la Chose, qui est plutôt invisible.

N’importe quel objet imaginaire peut venir occuper la place de la Chose, il


faut le vider et il faut s’en priver. Rimbaud d’Orange écrit que « même si je n’étais
pas privé de ce pourquoi on s’arrache la barbe », même s’il n’était pas privé de sa
Dame, « il y a bien d’autres choses dont je peux m’oindre, bien d’autres vices où je
m’abaisse et nulle dame à corps entier ne doit n’estimer plus qu’un sou »5.

Or, « à la place de la Chose » la création de la poésie courtoise met « quelque


malaise dans la culture »6. L’objet imaginaire sublimé mis ainsi à la place de la Chose
devient un objet « affolant », « inhumain », « cruel ». Guillaume IX d’Aquitaine,
connu comme le troubadour des commencements, écrit de sa Dame : « Par sa joie elle
peut guérir, par sa colère tuer, un homme sage peut devenir fou, l’homme beau
perdre sa beauté, le plus courtois devenir vilain, le parfait vilain se faire courtois »7.
Le pouvoir de sa Dame est presque divin. Si la barrière n’est pas là pour arrêter le
sujet, si la Beauté ne fait pas obstacle au poète alors celui-ci peut, dans l’objet
imaginaire trouver la mort, comme l’écrit le trouvère Gace Brulé : « Ah ! je l’ai tant
cherché, cet objet où je m’abîme, où je trouve la mort » (Ha ! jel me quis / Ce dont je
muir pensis)8.

1
Lacan, Ibid., p. 179.
2
Anonyme « Chanson XXVII » in Poèmes d’amour des XII et XIII siècles, Op. Cit., p. 145. Le trouvère Richard
de Semilli chante la même Dame : « Elle a les yeux verts, les cheveux blonds, le visage coloré, douce la bouche,
doux le petit menton, douce l’haleine » « Chanson XV » Ibid. p. 91
3
Adam de la Halle in « Œuvres complètes » P. Y. Badel (trad.) Le Livre de Poche, Paris, 1995, p. 291.
4
Thibaud de Champagne, 1230, "Chanson XIX", in Recueil de chansons, Micha, A. (trad.), Paris, Klincksieck,
1991, III, p. 55.
5
« Lonc temps ai estat cuberts » (Longtemps j’ai dissimulé) in Les Troubadours, Op. Cit., p. 155.
6
Lacan, Ibid., p. 180.
7
« Companho farai un vers qu’er convien » (Compagnons je vais faire un poème qui conviendra) in Le
Troubadours, Jaques Roubad (trad.) Ed. Seghers, Paris, 1971,p. 69
8
« Quant voi la flor boutoner » (Quand je vois les fleurs boutonner ) in Poèmes d’amour des XII et XIII siècles,
Op. Cit., p. 57

165
Mais si le poète peut trouver la mort, c’est pour autant que dans la
sublimation l’imaginaire est élevé au réel. Un objet imaginaire peut être si élevé à sa
dignéité1 réelle, sa choséité, qu’il peut finir par la rejoindre, l’imaginaire peut ainsi
devenir réel. Bernart de Vantadour chante, lui aussi, comment l’identification
narcissique peut être mortelle : « Je n’ai plus eu sur moi pouvoir, ni ne fut mien dès le
moment qu’elle me laissa en ses yeux voir en un miroir qui tant me plaît, miroir
depuis que j’ai vu en toi m’ont tué les soupirs profonds, et je me perds comme se
perdit, le beau Narcisse à la fontaine »2.

9 mars 1960

On arrive aux « paradoxes de la sublimation ». L’objet féminin de l’amour


courtois se trouve simultanément « dans la position de l’Autre », soit le vide
symbolique et « d’objet », soit la surface imaginaire qui recouvre ce vide. En tant
qu’objet, la Dame est une image vénérée : « Belle Dame, précieuse icône, mains
jointes je vous vénère » (Bele dame, droiz cors sainz, Je vous enclin jointes mains)3 chante
Raoul de Soissons. Dans la position de l’Autre, elle est un « lieu ». Etant donné
qu’elle occupe simultanément les deux positions, elle peut être un lieu qui voile le
vide symbolique et qui rend une « joie pleine et entière » comme écrit Colin Muset
qui dit de sa Dame qu’elle est un « si haut lieu »4, ou comme Jaques d’Autun qui fut
« logé en bien haut lieu »5 la nuit qu’il passa auprès de sa Dame. Thibaut de
Champagne chante qu’il va « adorant ce lieu et criant merci, comme devant un haut
lieu saint »6. On retrouve là, le côté ‘divin’ de la Dame courtoise. Or, il s’agit aussi
d’un lieu « où je ne peux me rendre et où je ne peux exprimer mon désir »7.

Ainsi, le paradoxe principal de la sublimation est, pour Lacan, qu’elle « ne


s’exerce pas toujours obligatoirement dans le sens du sublime »8. Lacan prend
comme exemple un poème d’Arnaud Daniel, ce troubadour qui « fabrique des mots »
et qui « les rabote et les aplanit »9. Le poème choisit par Lacan montre qu’au cœur de
la Dame, de l’objet imaginaire comme « trompette puante », peut se dévoiler le « vide
cruel »10 de cette même Dame comme Chose. Et Lacan de souligner que ce
dévoilement de la Chose se situe « dans la même structure, dans le même schéma de

1
Cf. n.2, p. 106, chapitre 2 « Les temps logiques de la sublimation ».
2
« Can vei la lauzeta mover » (Quand je vois l’alouette bouger ) « Le Troubadours » anthologie bilingue, Jaques
Roubad (trad.) Ed. Seghers, Paris, 1971, p. 129.
3
Raoul de Soisson, « Chançon legiere a chanter » (Je vais, en vrai chevalier composer une chanson aisée à
chanter ) in Poèmes d’amour des XII et XIII siècles, Op. Cit., p. 121.
4
« Sospris sui d’une amourette (Je suis très tendrement épris) » in Poèmes d’amour des XII et XIII siècles, Op.
Cit., p. 131.
5
« Douce dame, simple et plaisant. (Ma dame si douce, pleine de fraîcheur et de grâce) », Ibid., p.135
6
“Chanson VII” in Recueil de chansons, Op. Cit., p. 31.
7
Raoul de Soisson, Ibidem.
8
Lacan, Ibid., p. 193
9
Arnaud Daniel, « En cest sonet coind’e e leri » (Sur cette mélodie précieuse et allègre) : « Sur cette mélodie
précieuse et allègre, je fabrique des mots, je les rabote, je les aplanis, ils seront vrais et certains, quand j’aurais
passé la lime, puisque l’amour rapide poli et dore mon chant qui d’elle vient qui prix maintient et gouverne » in
Les Troubadours, Op. Cit., p. 237.
10
Lacan, Ibid., p. 193

166
vide central autour de quoi s’articule ce à travers quoi finalement se sublime le
désir »1.

4 mai 1960

La femme de l’amour courtois mise à la place de la Chose n’est pas considérée


« en tant que femme mais en tant qu’objet du désir », elle est placée dans l’au-delà du
principe du plaisir comme « objet absolu », elle est mise à la place de « l’ être ». Le
désir adressé à la Dame, mise à la place de l’objet absolu, n’a rien à faire avec un
amour platonique car le désir ne s’adresse qu’à « un être de signifiant ». De la sorte,
dans la création courtoise les êtres vivants n’y étaient pas « dans leur réalité charnelle
et historique » mais « dans leur être de raison, de signifiant ». Or, là où la sublimation
ne tient plus, là, la Chose se dévoile ainsi que le montre « le vide qu’il y a » dans « le
cloaque » de la Dame d’Arnaud Daniel2.

Logique lacanienne de la sublimation

La logique lacanienne de la sublimation va de l’objet imaginaire qui recouvre


le vide symbolique laissé par la Chose réelle, en tant qu’irreprésentable pour le sujet,
au dévoilement de ce même vide comme Chose. Il y a d’abord un objet, l’élément
imaginaire, qui vient recouvrir le vide et leurrer le sujet. Mais cet objet imaginaire ne
peut leurrer le sujet que si celui-ci isole cet objet. Pour élever un objet à la dignité de
la Chose, pour qu’un objet puisse venir occuper la place de la Chose, il faut qu’il
devienne, comme l’est la Chose, inaccessible. On se prive de quelque chose de réel et
on l’élève ainsi à une autre dignité que celle de l’objet imaginaire désiré. Mis à la
place de la Chose, élevé à la dignité de la Chose, l’objet imaginaire est dans une
double position : celle de l’objet et celle de l’Autre.

L’objet imaginaire sublimé n’est pas vraiment considéré comme objet


imaginaire désiré mais plutôt comme Objet absolu. Au-delà du principe de plaisir,
l’objet sublimé n’est plus « objet » mais « être de signifiant ». La logique lacanienne
de l’amour courtois comme paradigme de la sublimation commence avec une femme
en tant qu’objet qui recouvre le vide et finit avec le Vide au cœur de cette Dame
comme Chose. C’est une logique qui va donc de l’objet imaginaire désiré au vide de
l’Autre symbolique entouré, en passant par l’inaccessibilité, la privation et l’isolation
de cet objet qui, élevé, sublimé, n’est plus un objet qui recouvre le Vide mais le
dévoilement d’un vide cerné.

1
Ibid., p. 194.
2
Ibid., p. 254.

167
L’objet imaginaire désiré et l’objet imaginaire sublimé

Nous voyons bien que l’objet élevé à la dignité de la Chose est un objet
imaginaire. Mais nous remarquons aussi qu’une fois que cet objet imaginaire est
sublimé, il n’est plus un objet imaginaire comme les autres. Voici un tableau qui
précise les différences entre ces deux objets imaginaires.

Tableau XVII. Lacan, 1960. Objet imaginaire comme tel ≠ objet imaginaire sublimé.

Objet imaginaire comme tel Objet imaginaire sublimé


Il est une image pleine d’imaginaire Il est une image vidée d’imaginaire

Il est plein de signification Il est vidé de signification

Il est une représentation imaginaire de Il est une représentation imaginaire de


die Sache das Ding
Il est inscrit dans la relation narcissique Il est isolé et élevé à sa dignéité

a-a’ : nous même, notre propre image a’ ↑ Chose : notre être, notre propre vide
comme sujet du signifiant

Il est un point Il est le point


de fixation imaginaire de l’imaginaire qui rejoint le réel
Il est un obstacle Il est un lien
entre le symbolique et le réel entre le symbolique et le réel
Il est un objet qui rejoint la structure de la Il est un objet organisé pour faire
réalité imaginaire retrouvée apparaître le domaine de la Chose.
Il donne satisfaction à une pulsion La pulsion fait le tour de cet objet qu’elle
rate
Son champ, Son champ,
c’est l’imaginaire du narcissisme c’est le réel de la Chose

L’amour courtois dans la réflexion lacanienne

Il nous semble intéressant de souligner ici que Lacan se sert de l’amour


courtois à plusieurs reprises et pas seulement dans le séminaire sur l’éthique de la
psychanalyse. Notamment il s’en sert en 1956 à la fin de son séminaire sur les
psychoses et au début de son séminaire sur la relation d’objet.

Dans son séminaire sur les psychoses Lacan affirme directement qu’il est
« impossible (…) de concevoir la nature de la folie » sans « recourir à » cette « théorie
médiévale de l’amour »1. Sa réflexion porte à ce moment là sur la distinction entre

1
Lacan, J. « Les psychoses », in Le Séminaire, livre III, Op. Cit., p. 287.

168
« le petit autre et l’Autre absolu »1. L’amour courtois, qui est ici une « folie
d’amour »2 est justement une dimension qui « va dans le sens de la folie du pur
mirage ». Ainsi, cette pratique médiévale « nous présente l’analogie de ce qui se
passe chez le psychotique, et donne son sens à la phrase de Freud (…) que le
psychotique aime son délire comme lui-même »3. Le poète médiéval et le sujet
psychotique ne peuvent « saisir l’Autre que dans la relation au signifiant », l’un et
l’autre ne s’attardent « qu’à une coque, à une enveloppe, une ombre, la forme de la
parole ». Mais à la différence du poète médiéval qui trouve un amour en se privant
d’une femme et en l’entourant avec sa parole poétique, le sujet psychotique « trouve
son suprême amour », là « où la parole est absente ». Pourtant dans la folie d’amour
comme dans la folie tout court, il se produit « un foisonnement imaginaire de modes
d’êtres qui sont autant de relations au petit autre ». Ce foisonnement « supporte un
certain mode du langage et de la parole »4 : la poésie courtoise dans la folie du poète
médiéval, la langue fondamentale dans la folie du président Schreber.

Dans le séminaire sur la relation d’objet, l’amour courtois est évoqué lorsque
Lacan critique la situation analytique une vingtaine d’années après la mort de S.
Freud. En 1956 la psychanalyse est, d’après Lacan, « conçue et formalisée » telle « une
heureuse fantaisie de mœurs » appelée Bundling5. Ici, les techniques de l’amour au
Moyen Age ne viennent pas illustrer la folie mais plutôt leur différence d’avec la
perversion. Les techniques de cette approche amoureuse visent « la réalisation de cet
au-delà qui est cherché dans l’amour, l’au-delà proprement érotique ». Pour atteindre
cet au-delà érotique dans l’amour il faut faire « un usage délibéré de la relation
imaginaire comme telle ». Même si « ces pratiques peuvent paraître perverses » elles
« ne le sont pas plus que n’importe quel autre règlement de l’approche amoureuse
dans une sphère définie des mœurs (…). »6.

En 1960 l’amour courtois n’est ni du côté de la folie ni du côté de la perversion


mais il vient illustrer l’opération comme telle de la sublimation, qui frôle tout de
même la folie et qui met un objet imaginaire là où la perversion met une Loi. Si la
théorie médiévale de l’amour est le paradigme de la sublimation c’est parce qu’elle
nous enseigne beaucoup de choses sur les paradoxes de la relation narcissique au
petit autre, ce que Lacan remarque depuis 1956 mais qu’il ne théorise vraiment qu’en
1960.

1
Ibid., p. 286.
2
C’est le titre que J.-A. Miller met en épigraphe du chapitre.
3
Ibid., p. 288.
4
Ibid., p. 289.
5
Lacan, J. « La relation d’objet », in Le Séminaire, livre IV. Op. Cit., p.p. 87-88. Le Bundling « est une
conception des relations amoureuses, une technique, un pattern de relations entre mâle et femelle, qui consiste en
ceci – dans certaines conditions, s’agissant par exemple d’un partenaire qui aborde le groupe d’une façon
privilégiée, on admet que, à titre de manifestation d’hospitalité, quelqu’un de la maison, la fille généralement,
peut lui offrir de partager son lit, à la condition que le contact n’aura pas lieu. » Ibid., p. 87
6
Ibid., p. 88.

169
La Dame et la femme narcissique

Dans son étude de l’amour courtois comme paradigme de la sublimation


Lacan ne nous dit rien sur le choix de la femme. Rien n’est dit sur la subjectivité de la
Dame. Qui est la Dame de l’amour courtois ? Dans Pour introduire le narcissisme,
Freud l’appelle « la femme narcissique ». Il s’agit de celle qui « se suffit à elle-même »
et qui n’aime « qu’elle-même, à peu près aussi intensément que l’homme l’aime »1. La
Beauté est ici aussi primordiale car cet « état » où la femme se suffit à elle-
même s’installe « dans le cas de développement vers la beauté »2. Ce ‘se suffire à elle-
même’ n’est autre chose que « son inaccessibilité »3. Comme la Dame de l’amour
courtois de Lacan, la femme narcissique de Freud est inaccessible et son « grand
charme » n’est autre que « l’insatisfaction de l’homme amoureux, le doute sur
l’amour de la femme, les plaintes sur sa nature énigmatique ».

Nous pouvons maintenant dire que le grand charme de la femme narcissique


est qu’elle s’élève, d’elle-même semble-t-il, à la dignité de la Dame de l’amour
courtois, soit à la « Chose courtoise »4. L’une et l’autre ne sont que la célèbre
hystérique dont le savoir sur le manque a été reconnu par la psychanalyse. Ainsi,
avec Lacan, nous confions « dès lors à la Dame la démonstration du pas de
l'hystérique »5.

Un texte anonyme qui raconte les aventures du poète Rigaut de Barbezieux,


décrit à la manière médiévale le désir de la Dame hystérique de l’amour courtois. Le
troubadour priait sa Dame pour « qu’elle lui fasse plaisir d’amour ». Mais comme
toute bonne Dame courtoise elle lui répondait qu’il « ne devrait pas vouloir qu’elle
en dise plus ni fisse plus qu’elle ne faisait ni disait ». Leur amour continua, le poète
chantait sa Dame et sa Dame se plaisait elle-même. Mais un beau jour une autre
dame « châtelaine d’un riche château » arriva. Elle fit venir Rigaut pour lui dire qu’en
lui « était tel homme de sa personne et si valeureux que toutes les dames bonnes
devraient volontiers lui faire plaisir et que si Rigaut voulait partir de sa dame elle lui
ferait plaisir en tout comme il voudrait ». La nouvelle Dame de Rigaut ne manqua
pas d’ajouter qu’elle était bien évidemment « plus belle dame et plus haute que
n’était celle vers laquelle il tournait sa pensée ». Ainsi fut fait, Rigaut se sépara de sa
première dame qui « en fut triste et malheureuse ». Le poète vint à sa nouvelle Dame
pour lui annoncer qu’il « avait fait son commandement » et lui demanda
d’ « accomplir tout ce qu’elle lui avait promis ». Mais les choses de l’amour ne sont
pas si simples, car voilà que la Dame de Rigaut lui répondit qu’il « était le plus faux
homme du monde puisqu’il était parti de sa dame ». Notre malheureux poète voulut
« retourner en la merci de sa première dame » qui, naturellement, « ne voulut pas le
retenir »6.

1
Freud, S. (1914) in La Vie sexuelle, PUF, 1969., p. 94.
2
Ibid., p. 95.
3
Ibid.
4
Nous empruntons cette expression à D. Pavòn Cuéllar, cours cité.
5
Lacan, J. « La psychanalyse et son enseignement » in Ecrits, Op. Cit., p. 452.
6
Anonyme, in « Le Troubadours » anthologie bilingue. Op. Cit., p. 134.

170
Comme la belle bouchère – et comme tout bon sujet hystérique – la Dame de
Rigaut « se crée un désir insatisfait »1. Le désir de la dame de Rigaut, « je-te-ferais-
plaisir-comme-tu-voudras » est signifié comme insatisfait à cause du signifiant
« pars-de-ta-dame ». Le signifiant symbolise ici le désir comme inaccessible. Mais dès
lors que le désir se glisse dans le signifiant « part-de-ta-dame », le désir de la dame
hystérique pour que le poète parte de sa première dame est sa métonymie.

La Dame courtoise et la Sainte-Vierge2

L’objet imaginaire de l’amour courtois est une femme élevée à la dignéité de la


Dame. Ainsi, la Dame est, comme la Chose, inaccessible, absente, lointaine, presque
invisible. Or, quelle est la Dame, nous pourrions dire la « véritable » Dame, que l’on
n’a jamais vue et que pourtant on aime ? C’est la Dame du Ciel. De la sorte « on a pu
soutenir que la Dame chantée par Jaufre Rudel, la « Princesse lointaine », n’était autre
que la Sainte Vierge »3. On a pu dire aussi que la représentation peinte de Marie
annoncée, cette jeune fille à qui apparaît l’Ange pour lui annoncer qu’elle deviendra
la Mère de Dieu, « reprenait le rôle de la « Dame » chère aux trouvères et
troubadours : « l’inaccessible dont on rêve » »4.

Nous pourrions dire que cela ne se réduit pas à la Princesse de Jaufre Rudel et
que la Dame chantée par les troubadours et les trouvères est en vérité la Dame du
Ciel, la Sainte-Vierge. C’est aussi la thèse de Marcel Aubert lorsqu’il affirme que
« l’amour courtois est une invention de la France qui portera à sa sublimité dans le
culte de la Vierge »5.

La Dame courtoise ne serait donc qu’une image de la Sainte-Vierge une


représentation imaginaire élevée à la dignité de la Chose qu’elle représente : la Mère
de Dieu. La Dame, une dame du monde, est élevée grâce à la sublimation de l’amour
courtois, à la dignité de la Dame du Ciel, à la dignité de la Sainte Vierge. La dame
courtoise devient donc « Vraie Mère, amie véritable »6 comme le chante le
troubadour portugais Peire Cardenal. Pour sa part, Gautier de Coincy conseille aux
poètes : « Aimons de tout notre cœur, de toutes nos entrailles, Celle sans l’amour de
qui nous sommes privés de Dieu » (s’amons Celi de cuer et de coraille sans cui amor nus
ne puet Dieu)7. Guillaume le Vinier chante la Vierge Royale, ce « très haut
sanctuaire » : la Dame du Ciel est ainsi « plus que tout autre vénérée » car « vous
avez atteint, Dame, une telle perfection que nulle ne peut vous égaler »8.

1
Lacan, J. « Les formations de l’inconscient » in Le Séminaire, livre V, Ed. Seuil, p. 365.
2
Nous reprenons ici le titre d’une séance du cours déjà cité de D. Pavòn Cuéllar.
3
Les Troubadours II. Le Trésor poétique de l’occitanie. R. Nelli et R. Lavaud (trad.) Ed. Desclée de Brouwer,
Paris, 1966, p. 880.
4
Paris, Jean. L’Annonciation. Ed. du regard, Cremone, 1997, p. 59.
5
Marcel Aubert. Cathédrales et trésors gothiques de France. Ed. Arthaud, 1958, p. 11
6
In Les Troubadours II. Le Trésor poétique de l’occitanie, Op. Cit., p. 875.
7
« Ja pour yver, pour noif ne pour gelee » (Peu m’importe l’hiver, la neige et la gelée) In Poèmes d’amour des
XII et XIII siècles, Op. Cit., p. 207.
8
« Virgne, pucele roiauz » (Vierge Royale), Ibid., p. 219.

171
2.4. « Elever un objet à la dignité de la Chose ».

Nous continuons à étudier cette formule de la sublimation qu’est notre objet. Tout
d’abord nous poserons la condition de toute élévation à la dignité de la Chose : le vidage. Le
refoulement, le déplacement et la forclusion de la Chose seront posées comme les trois
opérations qui vident la place de la Chose. Ensuite nous proposerons un tableau qui éclaire la
différence entre le vide chosique et le vide symbolique introduits dans notre chapitre sur la
Chose (Cf. 2.2.4. « La Chose de Lacan »).

Une fois la condition de la sublimation posée nous approfondirons le rapprochement


des trois termes de la sublimation – l’art, la religion et la science – de trois structures
psychiques – l’hystérie, la névrose obsessionnelle et la paranoïa. Nous étudierons comment la
sublimation artistique et l’hystérie entourent le vide chosique refoulé, la sublimation
religieuse et la névrose obsessionnelle évitent le vide chosique déplacé et comment la
sublimation scientifique et la paranoïa ne croient pas au vide chosique forclos.

Finalement nous poserons la sublimation artistique, qui se rapproche de l’hystérie,


comme le paradigme de toute sublimation. En nous appuyant sur ce beau texte qu’est
Eupalinos ou l’Architecte (Paul Valéry, 1923) nous élèverons l’architecture au rang
d’« hystérie artistique réussie ».

Vidage de la place de la Chose : condition de toute sublimation

Dans notre chapitre sur la Chose nous avons différencié le vide chosique et le
vide symbolique1. La Chose en tant que Chose ne peut être que le vide chosique, ce
vide impénétrable autour de quoi tourne la chaîne signifiante qui, par les lois de la
parole, maintient la Chose à distance du sujet. Ce vide chosique ne peut être rempli,
pénétré, que par le réel de la Chose, aucun objet imaginaire ne peut remplir ce Vide,
ce qui veut dire qu’aucun objet imaginaire désiré ne peut satisfaire le désir du sujet.
Puisque ce Vide est aussi celui du sujet du signifiant. Autrement dit, le vide
symbolique, c’est le vide chosique, il s’agit du même espace mais la Chose n’y est pas
en tant que Chose mais en tant que manque, en tant que, justement, elle n’y est pas.
Car la Chose n’est nulle part : dans la réalité imaginaire retrouvée, gouvernée par la
structure symbolique, il n’y a pas de place pour le réel de la Chose. Dans notre
espace, il n’y a aucun endroit où la Chose puisse se trouver parce que cet espace, en
tant que lieu vide de l’Autre, n’est espace, lieu, vide que dans la mesure où la Chose
n’est pas en lui. Ceci est en rapport à l’irreprésentabilité de la Chose 2 : étant donné
qu’elle ne peut être présente qu’en présence d’elle même, en chair et en os, elle ne
peut alors être présente pour nous que « comme unité voilée »3.

1
Cf. 2.2.4. « La Chose de Lacan », p. p. 156-161.
2
Cf. notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 40-46.
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 142.

172
Le lieu de l’Autre est aussi bien le « lieu transcendantal » des signifiants 1 –
comme « lieu du trésor du signifiant »2 – que le « lieu de déploiement de la parole »3.
De la sorte, nous pourrions penser que pour autant qu’il y a toute sorte de signifiants
possibles, le lieu de l’Autre n’est surtout pas vide, mais au contraire, plein de
signifiants. Pourtant, ce lieu est vide dans la mesure où tous ces signifiants ne
peuvent que s’enchaîner et faire le tour de ce même lieu d’où ils viennent : « le sujet
en articulant la chaîne signifiante, amène au jour le manque à être avec l’appel d’en
recevoir le complément de l’Autre, si l’Autre, lieu de la parole, est aussi lieu de ce
manque »4.

Tous ces signifiants qui sont le trésor de l’Autre cherchent à nommer le sujet
qui n’existe que dans la chaîne signifiante, pour autant que la seule définition
possible d’ « un signifiant » est « ce qui représente le sujet pour un autre signifiant »5.
La batterie de signifiants cherche donc à nommer la Chose innommable autour de
laquelle elle tourne. Mais aucun signifiant ne parvient à la nommer, chaque signifiant
échoue dans cette tentative de présenter directement quelque chose de réel. Ce même
sujet cesse d’exister au moment où, avec son être – être qui lui manque dans son
existence dans la chaîne signifiante – remplit ce « lieu de la Chose innommable »6. Ici,
le sujet cesse d’exister parce qu’il ne prend plus de place dans la chaîne signifiante, il
n’est plus représenté par un signifiant pour un autre signifiant, il n’est plus le sujet
du signifiant mais il devient le réel de la Chose, soit la seule Chose qui puisse remplir
le vide chosique, c’est ce qui se passe dans la mélancolie.

Le lieu de l’Autre, comme « ressort de la parole », est « ce lieu à quoi répond »


dans le modèle optique du vase renversé « l’espace réel à quoi se superposent les
images virtuelles ‘derrière le miroir’ A »7. Il s’agit de cet espace « à quoi l’espace
virtuel, engendré par un miroir plan, correspond point par point »8, soit l’espace où
se trouvent aussi bien le vase vide au-dessus duquel il y a les fleurs, que le miroir
convexe où se projette l’image réelle de ce même vase qui n’est plus vide pour autant
qu’il enserre les fleurs9. C’est-à-dire que le lieu de l’Autre est, et le miroir plan et
l’espace réel, le premier en tant que ressort de la parole et le deuxième en tant que
lieu où cette parole peut se déployer. Le signifiant est, dans ce lieu de l’Autre, le
contour du vase vide tandis que les fleurs sont, en tant qu’objet désiré, l’image qui
vient recouvrir ce vide-là.

Ainsi, dans le lieu de l’Autre comme tel, il n’y a d’espace que pour les
signifiants et pour les choses déterminées par ces signifiants. Or, comme nous l’avons
déjà dit, le signifiant comme pur signifiant est vide 10. Ce qui signifie que dans le lieu

1
Lacan, J. « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », in Ecrits, Op. Cit., p. 656.
2
Lacan, J. « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Ecrits, Op. Cit., p. 806.
3
Lacan, J. « La Direction de la cure et les principes de son pouvoir », in Ecrits, Op. Cit., p. 628.
4
Ibid., p. 627. Les italiques sont de nous.
5
Lacan, J. « Subversion du sujet et dialectique du désir » in Ecrits, Op. Cit., p. 819.
6
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 221.
7
Lacan, J. « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », in Ecrits, Op. Cit., p. 678.
8
Ibid., p. 675.
9
Cf. notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 67-69.
10
Cf. nos chapitres 2.2.2. « La Chose de Heidegger », p. 137 et 2.2.4. « La Chose de Lacan », p.p. 153-154.

173
de l’Autre, il n’y a pas de place pour le réel de la Chose. La Chose a été chassée et sa
place a été vidée. Dans le lieu de l’Autre, il n’y a pas de place pour la Chose ; ce lieu
n’est celui de l’Autre que parce que la place de la Chose a été vidée, c’est- à-dire qu’il
est lui-même ce lieu vide. Dans ce lieu vide de l’Autre, il n’y a de la place que pour le
Vide de la Chose qui manque. En deux mots : le lieu vide de l’Autre est vide pour
autant que la Chose n’y est pas.

Or, comment la place de la Chose peut-elle être vidée ? Comment peut-on


faire en sorte que cette place reste vide ? Dans notre chapitre sur les formules de la
sublimation, nous avons dit qu’il y a trois termes de sublimation : l’art, la religion et
la science1. Nous avons dit aussi que l’art organise une Chose refoulée, la religion
évite une Chose déplacée et la science ne croit pas à une Chose forclose. Pour que la
place de la Chose reste vide, il faut que la Chose soit refoulée, déplacée ou forclose.
Nous posons ainsi que le refoulement, le déplacement et la forclusion sont trois
manières de vider la place de la Chose. Etant donné que c’est grâce à ce vidage qu’un
objet, n’importe lequel, pourra se mettre à cette place vide, nous établissons que ces
trois opérations sont les conditions indispensables pour toute sublimation.

Le refoulement, le déplacement et la forclusion sont des conditions de la


sublimation, certes, pourtant l’irreprésentabilité de la Chose précède ces trois
opérations. Ainsi, comme le dit fort justement D. Pavòn Cuéllar, « ce qui est refoulé,
déplacé ou forclos n’est pas la Chose, mais plutôt le lieu de l’Autre, c’est-à-dire le
vide laissé par la Chose en tant qu’irreprésentable pour le sujet »2. C’est le vide
chosique qui est refoulé, déplacé ou forclos. C’est là où Lacan nous dit que l’art « se
caractérise par un certain mode d’organisation autour de ce vide », que la religion, de
son côté, « consiste dans tous les modes d’éviter ce vide », tandis que dans le
discours scientifique il s’agit surtout du « phénomène de l’incroyance » par rapport à
ce même vide3. L’art organise donc le vide chosique refoulé, la religion évite le vide
chosique déplacé et la science ne croit pas au vide chosique forclos. La Chose
irreprésentable, soit ce même vide chosique, doit subir ces opérations pour que le
sujet puisse mettre, dans le vide symbolique qu’elles permettent, autre chose tout en
l’élevant à sa dignéité4.

Autrement dit : au début, c’est l’irreprésentable, le vide que la Chose laisse en


tant qu’irreprésentable pour le sujet. Mais, justement, ce Vide est insupportable, le
sujet ne peut pas supporter l’irreprésentabilité de la Chose, il ne peut que la refouler,
la déplacer ou la rejeter radicalement. Le refoulement et le déplacement donneront
place au vide symbolique, soit au lieu de l’Autre symbolique. Ils videront la place de
la Chose et feront en sorte que cette place reste vide car à défaut de refoulement et de
déplacement cette place ne serait pas vraiment vide mais remplie du réel de la Chose,
elle y serait donc présente comme Chose et non comme vide. En revanche, la
forclusion ne donne pas lieu à l’Autre symbolique ; pourtant, la place de la Chose y

1
Cf. 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction à la sublimation définie par rapport aux trois
registres de la réalité humaine », p. p. 35-37
2
Pavon Cuéllar D. cours cité, inédit.
3
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p.p. 155-156.
4
Cf. chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation », note 2, p. 106.

174
est quand même vidée par le fait même de la forclusion de la Chose : elle est
radicalement exclue. Mais, en tant que le vide chosique est forclos, il revient dans le
réel au lieu de devenir un vide symbolique.

Pour répondre à la question « qu’est-ce que le sujet fait quand il est artiste,
religieux ou scientifique ? »1. Nous dirons que quand il est artiste, le sujet organise,
tout en l’entourant, le vide chosique qui, vidé par le refoulement de la Chose, devient
symbolique. Le sujet religieux évite ce vide qui, vidé par le déplacement de la Chose,
devient aussi symbolique. L’un comme l’autre mettront un objet imaginaire à cette
place laissée vide par la Chose. Cet objet sera justement ce avec quoi l’artiste entoure
le Vide et le religieux l’évite. Quand il est scientifique, étant donné que le sujet a
rejeté radicalement le vide chosique, il n’a de rapport avec lui que par son
incroyance. Le sujet scientifique rejette l’irreprésentabilité de la Chose, et comme elle
est l’irreprésentable, c’est la Chose elle-même qui est rejetée. Ainsi, il n’y a pas de
place pour le vide symbolique car pour qu’il y ait cette place la Chose doit manquer,
elle doit donc être quelque part ailleurs, ou plutôt, le sujet doit croire qu’elle est
quelque part ailleurs. Dans l’incroyance scientifique, la Chose y est radicalement
forclose, elle manque absolument, elle ne peut que revenir en tant que vide chosique
dans le réel tout en aspirant le sujet.

Dans les trois cas l’idée que toute son affaire, toute la grande affaire du sujet,
n’est qu’un vide, lui est insupportable. Le sujet résiste à l’évidence de ce vide. Mais
malgré son côté insupportable, la Chose ne peut être qu’un vide : celui refoulé dans
l’organisation de l’art, déplacé dans l’évitement de la religion et forclos dans
l’incroyance de la science. Autrement dit, quand le sujet agit en artiste ou en
religieux, il reconnaît le Vide mais, soit il le refoule, soit il le déplace, tandis que
quand il agit en scientifique, il est sûr et certain que le Vide n’est même pas.

Ainsi, le rapport que le sujet a avec le Vide comme Chose n’est rien d’autre
que le rapport qu’il établit avec son monde, en tant qu’artiste, religieux ou
scientifique. Au fond, le vide chosique et le vide symbolique ne sont qu’un seul et
même Vide : celui du sujet du signifiant, le vide qui se trouve à l’intérieur du sujet et
qui ne peut être réellement rempli que par le réel de la Chose ; il s’agit de ce Vide
qu’est la Chose réelle qui manque en lui. Or, le vide chosique devient le lieu de
l’Autre symbolique, grâce au refoulement et au déplacement de la Chose, pouvant
ainsi, être, sinon rempli au moins recouvert, voilé, par un objet imaginaire. Par
contre, dans la forclusion, il ne devient pas le lieu vide de l’Autre mais il revient, en
tant que vide chosique, dans le réel.

Sur le vidage

Avant de continuer, rappelons que ce n’est pas la première fois que nous
parlons d’un vidage :

1
Regnault, F. « L’art et la psychanalyse », cours fait à l’Université Paris 8, 2003-2004, inédit.

175
* Tout d’abord, nous en avons parlé lorsque nous étudiâmes les formules de la
sublimation : il s’agit du vidage du moi rempli de libido désexualisée, c’est-à-dire la
définition freudienne de la sublimation de 19231.

* Ensuite, nous avons évoqué la lecture que Lacan fait de cette sublimation en 1959 :
c’est la pulsion qui peut se vider de la pulsion sexuelle comme telle, d’où le fait
qu’elle n’est que jeu de signifiant. Ici le vidage est l’opération même de la
sublimation : une fois la pulsion vidée, le désir peut avoir lieu2.

* Nous avons aussi parlé d’un autre vidage, celui fait par Lacan du concept de la
parole pleine. C’est-à-dire du changement de sa position par rapport à la parole : le
vidage de ce que nous avons appelé la parole sublimée fait de la parole le lieu du
manque à être. C’est la sublimation théorique de Lacan3.

* Finalement, au moment où nous avons posé les temps logiques de la sublimation,


nous avons dit que la sublimation est précédée de la création de la place du Vide et
du vidage de cette place4. Nous y sommes !

Le vidage a toujours affaire à la sublimation pour autant qu’elle est une


opération qui traite le vide. Nous venons de voir que la sublimation est précédée du
refoulement, du déplacement ou de la forclusion. Mais nous venons aussi de voir que
l’irreprésentabilité de la Chose précède le refoulement, le déplacement et la
forclusion. La Chose en tant qu’irreprésentable pour le sujet équivaut au temps zéro
de la sublimation car il s’agit du temps de la création ex-nihilo de la Chose. Le
refoulement, le déplacement et la forclusion opèrent, nous venons de le dire, pour
vider la place de la Chose ; les deux premières opérations donnent lieu au vide
symbolique, tandis que la dernière provoque le retour du vide chosique. Mais toutes
les trois opèrent entre le temps zéro et le temps un de la sublimation, soit l’élévation
d’un objet à la dignité de la Chose5.

Vide chosique et vide symbolique

Pour éclairer les choses au niveau du vide chosique et du vide symbolique,


nous les rapporterons aux deux cas que François Regnault énonce dans sa conférence
« L’art selon Lacan ». Le premier est le cas où « le vide représente » la Chose, ici « on
est plutôt du côté de la logique, du réel » ; le deuxième est le cas où « Autre chose la
1
Cf. notre chapitre 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction à la sublimation définie par
rapport aux trois registres de la réalité humaine », p.p. 30-32.
2
Cf. Ibid., p.p. 34-35.
3
Cf. notre chapitre 1.3. « Sublimation et parole » surtout les p.p. 86 et 101-104.
4
Cf. notre chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation », p.p. 106-109 et p.p. 113-118.
5
Il est important ici de souligner qu’il s’agit de temps logiques et non pas chronologiques. Si nous disons que le
refoulement, le déplacement et la forclusion opèrent « entre » le temps zéro et le temps Un c’est seulement par
exigence de clarté. Mais en vérité, au moment où la place de la Chose est créée ex-nihilo il y a déjà le vidage de
cette place. Ce qui revient à dire que nous n’avons jamais accès au temps zéro comme tel. Nous n’avons accès
qu’au vide symbolique. La sublimation ne peut que nous présenter le temps Un, le temps de l’élévation d’un
objet à sa dignéité, mais il faut toujours garder à l’esprit que ce temps Un est précédé logiquement de la création
ex-nhilo de la place de la Chose et du vidage de cette place.

176
représente », ici « on est plutôt du côté de la représentation, de l’art »1. Du côté du
réel, nous dit ce grand philosophe lacanien, « on touche à des variations
philosophiques ou théologiques, comme par exemple la création ex-nihilo », tandis
que du côté de l’art, « ce sera ce qui fait trou dans le réel »2. Nous proposons le
tableau suivant :

Tableau XVIII. Vide du sujet du signifiant.

Vide symbolique Vide chosique


Création artistique Création ex-nihilo

Le symbolique en rapport avec le réel Réel-réel

Façonnement du signifiant Présentation du Vide comme Chose


à l’image de la Chose, à l’image du Vide.
Ce qui fait trou dans le réel Le réel dans lequel le signifiant fait trou

Délimitation du réel de la Chose Apparition de la Chose réelle

Nom du Père Commencement absolu

Le vase Le Vide

La construction du champ de la Chose La Chose

Les trois « termes de sublimation »

Dans notre chapitre sur Les formules de la sublimation, nous avons dit que pour
Freud comme pour Lacan, l’art, la religion et la science se rapprochent
respectivement de l’hystérie, de la névrose obsessionnelle et de la paranoïa 3.
Etudions donc ce rapprochement4.

Sublimation artistique et hystérie : refouler, organiser, entourer le Vide

La Chose ne peut être qu’un vide mais le sujet hystérique refoule cette
évidence : la Chose ne peut pas être seulement un vide. Etant donné que ce qui est
refoulé est le Vide même de la Chose, nous pouvons dire que c’est la Chose même
qui est refoulée. Si déjà dans l’Enwurf, Freud pose que « le symbole » se substitue

1
« L’art selon Lacan » (1993) in Conférences d’Esthétique lacanienne. Ed. Agalma, Paris, 1997, p.14.
2
Ibid.
3
Cf. chapitre 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction… », p. 36.
4
Pour tout ce qui suit nous suivrons D. Pavòn Cuéllar dans son article « Padecimiento antisocial del sujeto ante
sì mismo y actividad social tecno-comunicante ante un objeto sublimado », inédit. Pavòn Cuéllar y propose
d’ajouter aux trois structures, la perversion et la mélancolie. Il pose comme opérations respectives la dénégation
et l’incorporation, et comme termes de la sublimation, la morale et la philosophie.

177
« complètement à la chose (das Ding) c’est parce que das Ding est justement ce qui est
« refoulé » dans l’hystérie1. Il est refoulé parce qu’il est le support d’un « affect
pénible (déplaisir) »2. Dans ces « Etudes sur l’hystérie », Freud confirme cette idée tout
en affirmant que ce que l’hystérie « refoule » n’est rien d’autre que « des choses
(Dinge) » qu’elle veut « oublier »3. Ainsi, Lacan peut nous dire que cet « objet
premier » qui est das Ding est, pour le sujet hystérique, « objet d’insatisfaction » ; c’est
pour cela que « la conduite hystérique » a « pour but de récréer un état centré » par
cet « objet »4.

Or, pour l’hystérique la Chose peut être autre chose qui n’est pas le Vide. C’est
justement parce que le vide chosique est refoulé qu’il peut être organisé, c’est-à-dire
entouré. Le sujet hystérique entoure le vide chosique, il l’enferme en lui-même et
dans l’objet imaginaire auquel il s’identifie. De cette manière il cherche à faire
quelque chose avec ce vide, soit le Vide de la Chose, son propre vide. En l’entourant
le sujet cherche à enfermer l’objet qui pourrait remplir son vide, il cherche à enfermer
le réel de la Chose. Mais la Chose ne peut pas être enfermée par aucune organisation
si sublimante, si hystérique, si artistique soit-elle ; en entourant l’objet imaginaire
qu’il élève à la dignité de la Chose, le sujet à le sentiment de coloniser le champ de la
Chose, mais ce n’est qu’une illusion.

Le sujet hystérique ne peut qu’entourer le vide chosique avec son propre corps
en tant qu’objet imaginaire. A l’intérieur de ce corps, il n’y a que l’énigme de la
féminité ou le vide du désir de l’Autre. L’hystérique n’arrive pas vraiment à élever
son propre corps à la dignité de la Chose car justement c’est avec son propre corps
qu’elle entoure le Vide comme Chose, soit son propre vide comme sujet du signifiant.
Ainsi, pour empêcher que ce vide, le sien, soit le Vide qu’il est, l’hystérique doit le
refouler tout en l’entourant, tout en l’enserrant dans son corps.

C’est aussi ce qui se passe dans l’art : si l’art peut s’organiser autour du Vide
c’est parce que ce vide est refoulé et entouré grâce à l’opération de la sublimation
artistique. L’architecte d’église s’élève ici au paradigme de cette sublimation car son
action crée un vide tout en entourant le Vide. L’artiste refoule le Vide tout en
l’enfermant dans quelque chose qui semble ne pas être le Vide. Si l’hystérique
l’entoure avec son propre corps l’artiste l’entoure avec le corps de son œuvre d’art
comme objet imaginaire sublimé, c’est-à-dire comme cette autre chose qui peut être
la Chose pour autant qu’elle ne peut pas être seulement un vide. L’architecte entoure
le Vide avec l’église qu’il bâtit et ce faisant il crée un vide. L’objet sublimé est ainsi
modelé d’après le vide qu’il entoure. Mais pour autant qu’il est refoulé, pour autant
que le sujet hystérique, ou le sublimant artistique, ne peut pas supporter que toute sa
grande affaire ne soit qu’un vide, pour autant donc qu’il l’entoure, le sujet met déjà
autre chose à la place du Vide. La création d’un vide autour du Vide fait de ce vide
créé quelque chose, un objet sublimé.

1
« Entwurf » in G.W., t.19, Op. Cit., p.441. et Entwurf / Esquisse I et II, S. Hommel (Trad.) Cahiers du
secrétariat de l’Ecole de la Cause Freudienne à Strasbourg. Supplément du bulletin PALEA, no.9, p. 77.
2
Ibid., Traduction : p. 78.
3
« Studien über Hysterie » in G.W. t.1. Op. Cit., p. 89. et Etudes sur l’hystérie (1895), Ed. PUF, Paris, 1994, p. 7.
4
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 67.

178
Dans la sublimation, l’objet imaginaire désiré voile le Vide mais il réussit tout
de même sinon à le dévoiler tout au moins à le re-présenter. Sans sublimation, cet
objet imaginaire recouvre le Vide, il le voile, sans le représenter et encore moins le
dévoiler. Mais, pour autant que dans la sublimation artistique il est présenté comme
ce qu’il n’est pas, il apparaît comme étant ce qui peut remplir le vide chosique, soit le
réel de la Chose. L’objet sublimé apparaît donc comme ce qui peut remplir le vide du
sujet, soit comme ce qui peut satisfaire son désir, un désir qui pourtant ne pourra
jamais être satisfait.

Si l’hystérie n’est autre chose qu’une caricature de l’art, comme le pense


1
Freud , c’est parce que le sujet entoure le Vide avec son propre corps au moyen des
conversions et somatisations hystériques. Même si celles-ci ne sont pas imaginaires,
le corps avec lequel l’hystérique entoure le Vide, tel qu’il est représenté pour elle
dans l’imaginaire, reste incapable de remplir le Vide. Le sujet entoure et enferme le
Vide en lui-même et dans l’objet imaginaire auquel il s’identifie, soit l’homme de
l’identification hystérique : « le Père, le poète courtois, l’architecte d’église ou le
monsieur K de Dora »2. Ici, l’objet imaginaire désiré ne peut que voiler le Vide sans
pouvoir satisfaire le désir du sujet, sans pouvoir même pas lui donner l’illusion de le
satisfaire, le vouant à désirer l’insatisfaction pour toujours.

En outre, si l’hystérique essaie d’élever elle-même son propre corps à la


dignité de la Chose sans y parvenir, l’architecte, lui, réclame, pour élever son église,
la force de toute une communauté d’ouvriers et de bâtisseurs. Mais l’architecte, lui,
parvient à élever le corps de son église à la dignité de la Chose. Ainsi, la sublimation
est un mouvement puissant et vigoureux qui exige la force de toute une société 3.

Sublimation religieuse et névrose obsessionnelle : déplacer, éviter le Vide

La Chose ne peut être qu’un vide mais le sujet obsessionnel déplace le Vide, il
l’écarte. La Chose est, pour le sujet obsessionnel, quelque chose qui n’est pas le Vide.
Il déplace ainsi le Vide même de la Chose tout en l’évitant. De la sorte, c’est parce
que le vide chosique est déplacé qu’il peut être évité. Le sujet obsessionnel déplace le
vide chosique, il s’arrange toujours pour éviter ce qu’il voit comme étant son désir. A
la différence du sujet hystérique le névrosé obsessionnel ne peut pas entourer le Vide
car, par le déplacement, son affaire n’est même pas dans le Vide mais ailleurs, dans
l’Autre, dans celui qui détient la vérité. Il ne peut pas enfermer le Vide dans son
corps puisque, étant donné que c’est l’Autre qui détient la vérité, il faut le respecter,
il faut éviter d’y toucher, c’est sacré. Loin d’avoir le sentiment de coloniser le champ
1
Cf. notre chapitre 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction à la sublimation définie par
rapport aux trois registres de la réalité humaine », p. 36.
2
Pavòn Cuéllar, D. « De l’achose dont on parle à la Chose freudienne qui nous parle », cours inédit.
3
Comme nous l’avons dit dans notre Introduction, nous approfondirons la sublimation artistique dont l’acte de
l’architecte est le paradigme à partir de notre chapitre 2.5. « De l’architecture primitive à l’anamorphose », p. p.
190-199. Nous continuerons cette réflexion dans nos chapitres 3. « Mettre autre chose à la place du Vide :
peinture », p.p.200-260 et 4. « Créer un vide : architecture », p.p. 261-361 mais surtout dans notre chapitre
4.2.1. « La destruction créatrice du Sujet », p. p. 316-343.

179
de la Chose, le sujet obsessionnel se détourne de ce champ en évitant tout
rapprochement, en se déplaçant et en le déplaçant une fois et puis une autre et puis
une troisième de manière cérémoniale. Ainsi, étant donné qu’il lui est impossible
d’ignorer le Vide, le névrosé obsessionnel ne peut que le déplacer à chaque fois, il ne
peut que l’éviter, l’éloigner en s’éloignant.

Le religieux aussi renonce à la vérité comme cause, il met Dieu à sa place. Il


déplace ainsi le Vide de la Chose. Il s’agit du « déplacement (Verschiebung) sur Dieu
de la volonté humaine »1 comme l’écrit Freud. La grande affaire n’est donc pas un
vide mais Dieu. Le religieux évite le Vide qu’il déplace une et une autre fois par la
transsubstantiation. Il y aura donc quelque chose d’apparemment réel qui
représentera Dieu, le Vide déjà déplacé. Le calice qui n’est pas un vase vide mais le
Saint Graal représentera réellement le corps du Christ. Le vin qui n’est pas du vin
mais le sang du Christ semblera remplir le vide du calice. L’hostie qui n’est pas une
hostie mais le corps du Christ semblera remplir le vide du sujet religieux. D’autre
part, il aura la mise en place obsessionnelle de tous ces déplacements : « du sang au
vin, du vin au calice, du calice au tabernacle, du tabernacle à l’autel, de l’autel au
bâtiment religieux et du bâtiment religieux à l’institution religieuse »2 .

Or, le vide du calice aussi bien que le vide du bâtiment religieux ne sont qu’un
seul et même Vide : le vide chosique qui est celui du sujet du signifiant. Les
déplacements métonymiques du religieux sont là pour éviter ce vide qui est aussi
celui de son Dieu, celui de l’absence en chair et en os de ce dieu. Au moyen de ces
déplacements et grâce aux objets imaginaires avec lesquels il évite le Vide, le
religieux pourra plus facilement que l’obsessionnel oublier et ne pas voir le Vide de
la Chose, ce vide qui le constitue aussi comme sujet du signifiant.

Ainsi, si la névrose obsessionnelle « fournit la caricature mi-comique mi-


tragique d’une religion privée »3, c’est parce que le névrosé est contraint, par
exemple, de faire tourner la cuvette plusieurs fois, de renoncer au meilleur d’un
repas, de s’asseoir toujours sur le même fauteuil, de s’habiller et se déshabiller, de
placer le lit d’une certaine manière et non d’une autre pour pouvoir s’endormir, etc. ;
mais malgré toutes ses cérémonies, malgré tous ses rituels, tous ses interminables
interdictions et actions obsessionnelles, qui ne sont là que pour éviter l’approche du
Vide, le sujet obsessionnel ne réussit cependant pas à oublier ce désir qu’il évite. Si
« chaque dérogation par rapport au cérémonial est sanctionnée par une angoisse
intolérable »4 c’est justement parce que ce cérémonial n’est là que pour éviter le Vide,
si le sujet cesse de le pratiquer, il cesse aussi d’éviter le Vide, il risque donc de s’en
approcher. Le névrosé obsessionnel s’acharne à éviter le Vide qui est toutefois
impossible à ignorer.

1
Freud, S. « Die Zukunft ainer Illusion » (1927), in G5. W. t. XIV, p. 366 et L’avenir d’une illusion, D.
Hartman, J.G. Delabre (trad.) PUF, Paris, 1995, p.43.
2
Pavòn Cuéllar, D. « Padecimiento antisocial del sujeto ante sì mismo y actividad social tecno-comunicante ante
un objeto sublimado », article inédit. C’est nous qui traduisons.
3
Freud, S. « Actions compulsionnelles et exercices religieux » (1907) in Névrose, psychose et perversion. Ed.
P.U.F., Paris, 1973, p. 135.
4
Ibid., p. 134.

180
En outre, la névrose obsessionnelle a un caractère privé, le sujet consacre de
nombreuses heures à son occupation secrète, tandis que la religion a un caractère
public, le religieux consacre de nombreuses heures à son occupation manifeste, très
souvent accompagné de toute la communauté des fidèles et des croyants1.

Sublimation scientifique et paranoïa : n’y pas croire, exclure le Vide

La Chose ne peut être qu’un vide mais le sujet paranoïaque exclut cette
évidence : le Vide ne peut pas être, ne doit pas être. Le paranoïaque est sûr, certain et
absolument convaincu de la vérité et la nécessité de cette règle. Ainsi, il fait en sorte
que le Vide de la Chose n’existe pas en lui, il l’exclut absolument de lui-même, il
l’expulse radicalement à l’extérieur, rien ne rentre à l’intérieur. Cet extérieur est le
« premier étranger par rapport à quoi » le sujet comme tel « a à se référer » mais « le
paranoïaque n’y croit pas »2. Il ne croit même pas à la possibilité de son désir. Il
provoque ainsi le retour du Vide depuis l’extérieur, il s’agit d’un retour vers le sujet,
vers l’intérieur du sujet, là où normalement le Vide doit être. Ce retour n’est rien
d’autre que la réapparition délirante du Vide comme ce que désire le persécuteur.

Le scientifique aussi exclut le Vide, il ne s’en occupe pas et il pose une écriture
nouvelle qui fasse fi du Vide. Le scientifique exclut absolument le Vide de la
subjectivité tout en faisant en sorte qu’il cesse d’exister dans la sphère de la
subjectivité. Il inventera ainsi une réalité nouvelle, il usurpera le lieu du Vide de la
Chose avec une certaine connaissance démontrée empiriquement. A la place du Vide
de la Chose, le scientifique mettra la connaissance de quelque chose d’apparemment
nécessaire mais qui n’est pas le Vide, qui n’est pas le vide chosique exclu
radicalement, rejeté vers le monde objectif. C’est dans cet objectivisme à outrance du
discours scientifique que peut s’exprimer la sublimation d’un objet : d’après cet
objectivisme l’objet doit être absolument indépendant du sujet du signifiant,
absolument indépendant de n’importe quelle rhétorique et de n’importe quel point
de vue subjectif, soit de toute croyance subjective. C’est donc la réalité nouvelle
inventée par le scientifique qui est élevée à la dignité de la Chose. Le scientifique
ennoblit sa nouvelle réalité découverte et à force de considérer que cette réalité ne
doit absolument pas dépendre du sujet, l’objectivisme à outrance du scientifique
finit, malgré tout, par subjectiver cette réalité. Il donne ainsi le statut de grand Autre
au petit autre qu’il a inventé. De la sorte, pour autant que « la perspective » de cette
nouvelle réalité vise « le savoir absolu », le discours de la science pose « tout de
même la Chose tout en n’en faisant pas état »3.

Comme le paranoïaque, le scientifique ne croit pas au premier extérieur, il


l’exclut ainsi qu’il exclut absolument tout enchaînement signifiant. Mais, ce faisant il

1
Comme nous l’avons indiqué dans notre Introduction. Nous approfondirons cette sublimation religieuse dans
nos chapitres 3.2. « La sublimation contemplative : montée anagogique et élévation de l’âme dans l’œuvre
de Hugues de Saint-Victor », p.p. 222-243 et 3.3. « La sublimation miraculeuse : Images
médiévales sublimées », p.p. 243-260.
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 67.
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 157.

181
ne provoque que le retour de ce sujet du signifiant de l’extérieur, non pas en tant que
lieu vide de l’Autre mais en tant qu’Autre réel persécuteur. Le religieux, lui, avait son
Dieu comme Autre mis à la place du Vide de la Chose, mais le scientifique a
complètement rejeté la Chose, le Nom-du-Père a été forclos. Avec sa nouvelle réalité
découverte, ou inventée, le scientifique « a rebâtit l’univers »1 comme le fait le
paranoïaque. Mais, celui-ci le fait « au moyen de son travail délirant », tandis que le
scientifique, lui, ne délire pas à proprement parler ; il réussit donc là où le
paranoïaque échoue.

En outre, le paranoïaque se trouve tout seul à être totalement convaincu de la


l’authenticité de son délire, tandis que le scientifique est accompagné de toute la
communauté scientifique qui garantit la nécessité absolue de la nouvelle découverte.
Or, dans l’un et l’autre cas, l’univers a subi « une profonde modification interne »2
pour parler comme Freud qui parle comme Schreber.

C’est dans cette modification scientifique de l’univers qu’aura lieu le retour de


la Chose car le discours de la science débouche « sur une perspective » où « la
Chose » se « profile au terme de la physique »3. Avec Pavòn Cuéllar, nous pensons
qu’il s’agit du vide chosique qui revient dans le réel. Dans l’hystérie et la névrose
obsessionnelle ce même vide est le lieu de l’Autre symbolique, le vide signifiant,
mais par la forclusion, ici, il ne donne pas lieu à cet Autre mais au retour du vide
chosique, soit l’Autre réel du sujet : la Chose maternelle, l’Autre qui désire l’objet qui
lui manque.

Or, nous avons dit dans notre chapitre sur la Chose que cet Autre réel comme
premier extérieur, absolu et inoubliable, est la Chose du Freud de 1895 et du Freud
de 1925, soit la Chose maternelle autour de quoi tourne tout le cheminement du sujet
grâce au signifiant4. Ainsi, cet Autre réel n’est pas seulement la Chose rejetée du
scientifique et du paranoïaque mais aussi la Chose refoulée de l’artiste et de
l’hystérique comme la Chose déplacée de l’obsessionnel et du religieux. Ce qui
revient à dire que l’Autre réel n’est pas particulier à la paranoïa et au discours
scientifique, il s’agit plutôt d’une catégorie existentielle générale qui concerne les
trois termes de la sublimation et les trois structures psychiques. Ce n’est que le retour
de cet Autre réel, de ce vide chosique, qui est spécifique à la science et à la paranoïa.

Nous le répétons, le Vide dont il s’agit est toujours le même : le Vide de la


Chose qui est le vide du sujet du signifiant, mais il est refoulé dans l’art de
l’hystérique qui suppose que la Chose qu’elle ressent peut être quelque chose de
consistant qui n’est pas le Vide ; il est déplacé dans la religion de l’obsessionnel qui
professe que la Chose qu’il vénère est quelque chose de sacré qui n’est pas le Vide ; il
est forclos dans la science du paranoïaque qui prouve que la Chose qu’il enquiert
doit être quelque chose de patent qui n’est pas le Vide5.

1
Freud, S. « Le président Schreber » (1911) in Cinq psychanalyses, PUF, Paris, 1954, p. 315.
2
Ibid.
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 157
4
Cf. 2.2.1 « La Chose de Freud », p. p. 119-128 et 2.2.4. « La Chose de Lacan » p. p. 150-153.

182
Sur le paradigme de la sublimation

Des trois élévations d’un objet à la dignité de la Chose, celle opérée par la
sublimation artistique semble être privilégiée par la réflexion lacanienne. Nous avons
déjà étudié la logique de l’amour courtois, cet art qui est posé par Lacan comme
paradigme de la sublimation1. Ici nous approfondirons les raisons pour lesquelles
nous pensons qu’il y a une primauté de la sublimation artistique qui se rapproche de
l’hystérie.

Le schéma essentiel du séminaire sur l’éthique de la psychanalyse est celui


d’un vide central qui se trouve entouré par la chaîne signifiante. Des trois
sublimations, l’artistique est celle qui entoure le Vide refoulé. C’est par ce refoulement
et cet entour qu’elle se rapproche de l’hystérie.

Le corps de l’hystérique est « le sable de la chair »2 où s’écrit le signifiant, ici, le


symptôme hystérique. C’est avec tous ces signifiants écrits sur son corps que
l’hystérique entoure le vide chosique refoulé. Ce corps devient donc une sorte de
chaîne signifiante organisatrice du vide qu’elle accueille en son sein. Toutes ces
somatisations et conversions sont là pour faire le tour de ce vide chosique
impénétrable. Or, notons qu’il y a deux moments : à partir du refoulement propre à
la métaphore paternelle ce vide chosique donne lieu au vide symbolique, c’est là que
l’hystérique mettra son propre corps en tant qu’objet imaginaire, mais étant donné
qu’en réalité ce vide est réellement impénétrable, ce corps ne peut qu’en faire le tour
avec des nouvelles conversions, lesquelles ne pourront jamais remplir réellement son
vide mais seulement le voiler. Ces conversions ne pourront jamais donner de réponse
à l’énigme de la féminité. Le vide restera toujours là, réellement impénétrable mais
refoulé et entouré.

Avec toutes ses conversions et somatisations, le sujet hystérique entoure le


Vide ; ce corps hystérique tourne autour du Vide tout en entraînant dans cette
gravitation toutes les représentations imaginaires que le sujet hystérique a de ce
corps. Mais toutes ces représentations ne peuvent pas pénétrer le vide chosique.
L’hystérique met donc la représentation imaginaire qu’elle a de son propre corps à la
place du Vide symbolique. Ce corps, en tant qu’objet imaginaire n’est que la
représentation imaginaire du Vide de la Chose, ainsi il ne peut pas remplir le Vide
car aucune représentation imaginaire ne le peut. De la sorte, le Vide reste vide,
entouré par ces représentations qui n’arrivent pas à le remplir. Elles deviennent donc
l’identique des parois du vase où l’essentiel est rien.

5
Nous voulons ici insister sur ce que nos réflexions sur les trois termes de la sublimation et leur relation au vide
chosique suivent D. Pavòn Cuéllar dans son article « Padecimiento antisocial del sujeto ante sì mismo y
actividad social tecno-comunicante ante un objeto sublimado », inédit.
1
Cf. notre chapitre 2.3. « Sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme paradigme de
la sublimation », p.p. 162-171
2
Lacan, J. « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Op. Cit., p. 279.

183
Le sujet hystérique met la représentation imaginaire qu’il a de son corps à la
place de la Chose, mais cette représentation ne peut qu’être déterminée par le
signifiant écrit sur ce même corps. Le corps de l’hystérique devient donc un
signifiant pur, vide de signification, entourant le Vide, tel le vase façonné par le
potier. Or, si le vase est façonné par les mains de l’artisan, le corps de l’hystérique en
tant que signifiant n’est façonné que par les conversions et somatisations propres à
l’hystérie, soit par l’hystérique elle-même. Nous pouvons donc dire que l’hystérique
s’identifie au potier façonneur de vases. Le corps de l’hystérique devient ainsi un
contenant, un contenant vide. C’est là où on peut affirmer que l’hystérique élève son
corps à la dignité de la Chose comme Vide, mais en vérité elle échoue là où l’artiste
réussit. Car ce corps qu’elle met à la place de la Chose ne peut pas vraiment re-
présenter et encore moins dévoiler le Vide qu’il voile.

C’est pour cela que Lacan pose comme paradigme de la sublimation l’amour
courtois. Ici, c’est l’hystérique elle-même, la femme narcissique de Freud 1, qui est
mise à la place de la Chose, c’est l’hystérique elle-même qui est entourée de ses objets
imaginaires auxquels elle s’identifie : les troubadours et trouvères qui tout en
l’entourant avec leurs poèmes et chansons courtoises la mettent à la place de la
Chose, à la place du Vide, toujours le Même vide.

Le poète courtois sublime une femme en l’élevant à la dignité de la Dame


courtoise comme Chose. Ce faisant il a l’impression de remplir son propre vide
comme sujet du signifiant avec cet objet imaginaire sublimé. Tandis que l’hystérique,
elle, s’élève d’elle même à la dignité de la Chose en mettant son corps à la place vide,
mais elle n’arrive pas pour autant à avoir l’illusion de satisfaire son désir, de remplir
son vide puisque son corps ne fait que le voiler. L’objet imaginaire de l’hystérique
reste un objet imaginaire incapable de remplir le vide du sujet, il la condamne ainsi à
désirer pour toujours et à demander toujours l’insatisfaction de son désir2.

L’artiste, lui aussi refoule le vide chosique et l’entoure avec le corps de son
œuvre d’art : vase, poème courtois, anamorphose catoptrique ou église. Mais dans la
sublimation artistique, pour autant que l’objet imaginaire est élevé à la dignité de la
Chose, il réussit à re-présenter, sinon à dévoiler, le Vide qu’il voile sans pour autant
remplir le vide chosique, puisqu’il est tout de même un objet imaginaire incapable de
pénétrer réellement ce Vide. C’est pour cela qu’il donne le sentiment de coloniser le
champ de la Chose, de le dominer, de l’enfermer. Nous pouvons aller jusqu’à dire
que ce qui réussit dans la sublimation n’est autre chose que l’imaginaire, l’illusion,
elle réussit à dévoiler le Vide tout en le voilant. Dans l’hystérie l’imaginaire ne peut
qu’échouer, c’est-à-dire qu’il n’arrive pas vraiment voiler le Vide et encore moins à le
dévoiler.

1
Cf. notre chapitre 2.3. « Sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme paradigme de
la sublimation », p.p. 170-171.
2
Dans notre chapitre 4.2.1. « La destruction créatrice du Sujet » nous poserons toutefois qu’il y a des
hystériques qui subliment et des artistes que symptomatisent telle une hystérique qui n’arrive pas à élever son
objet imaginaire à la dignité de la Chose réelle.

184
Lacan pose l’amour courtois comme paradigme de la sublimation artistique
parce qu’il s’agit d’un art qui rend possible l’élévation d’un objet imaginaire par le
truchement de la poésie. Pour Lacan, celle-ci a la « primauté dans l’ordre des arts »1
tout simplement car elle a bel et bien affaire au signifiant. Si la poésie à la primauté et
l’amour courtois est élevé au rang de paradigme de la sublimation, cela n’efface pas
pour autant que l’architecture soit l’art qui montre à ciel ouvert l’organisation autour
d’un vide. Ce n’est pas par hasard que Lacan parle d’une « sublimation primitive de
l’architecture »2.

Pour parler de façon abrégée – même si Lacan ne le dit pas explicitement – il y


a dans ses « petits commentaires en marge » l’idée de poser l’architecture comme une
sorte de poterie à grande échelle. « La fonction artistique peut-être la plus primitive »
est « celle du potier »3, l’architecture élève cette fonction artistique à la dignité de
« sublimation primitive »4.

Pour l’historien de l’art, l’architecture est corps 5, un « grand corps


monumental »6 ; pour le psychanalyste « mon corps, c’est-à-dire le noyau hystérique
de la névrose » est un « monument »7.

1
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 163.
2
Ibid., p. 206. Nous reviendrons à cette sublimation primitive dans notre dernier chapitre 4.2.3. « L’architecture
gothique et les temps logiques de la sublimation »
3
Ibid., p. 144.
4
Cf. note 2, p. 184
5
La première définition de l’architecture est celle de Vitruve, il l’a définit comme « une science » qui
« s’acquiert par la pratique (fabrica) et par la théorie (ratiocinatio) ». Les Dix Livres d’Architecture, C. Perrault
(trad.) Ed. Errance, p. 8. Or, après la Renaissance le mot « architecture » vient désigner « le style d’un édifice »
et, par extension, « ces édifices en tant que porteurs de qualités stylistiques ou constructives » Cf. Choay, F. et
Merlin, P. « Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement » (1998), PUF, Paris, 2005, p. 65. Ici, lorsque
nous disons que l’architecture est corps nous prenons le mot dans son sens acquis après la Renaissance sans
pourtant oublier le discord entre l’Architecture et le bâtiment. De même, H. Wölfflin désigne par « architecture »
l’édifice en tant que porteur d’une certaine qualité stylistique.
6
Wölfflin, H. Renaissance et Baroque. Le livre de Poche, Paris, 1961, p.171. Nous approfondirons cette thèse
de l’historien de l’art dans notre chapitre 4.1.1. « Freud et Wölfflin », p.p.261-268.
7
Lacan, J. « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Op. Cit., p. 259.

185
Tableau XIX. Hystérie et Architecture

Hystérie Architecture

Corps : monument Bâtiment : corps monumental

Objet imaginaire désiré : Objet imaginaire désiré :


le corps de l’hystérique le corps du bâtiment

Le sujet met son propre corps Le sujet met le corps de son bâtiment
à la place de la Chose à la place de la Chose

Le sujet entoure le vide Le sujet entoure le vide


avec son corps avec le corps de son bâtiment

Le sujet est à la place de la Chose Le sujet n’est pas à la place de la Chose

Le sujet façonne son corps Le sujet façonne le corps de son bâtiment


comme il peut comme il veut

Confusion imaginaire Confusion imaginaire


du sujet avec son corps du sujet avec son oeuvre

Le sujet s’identifie à son corps Le sujet s’identifie à son œuvre d’art


comme objet imaginaire désiré comme objet imaginaire désiré

Impossibilité de création Création d’un nouvel objet

Le potier façonne son vase avec ses mains, l’architecte façonne son temple
avec les mains des ouvriers auxquels il ne donne que « des ordres et des nombres »1
comme le raconte le Phèdre de Paul Valéry lorsqu’il parle du grand architecte
Eupalinos. Ce texte est un grand hommage à la sublimation artistique de
l’architecture, rapprochée de l’hystérie2. Nous posons donc que l’architecture réussit
là où l’hystérie échoue.

L’hystérique entoure le Vide avec ce monument qu’est son propre corps,


tandis que l’architecte, en l’occurrence l’Eupalinos du Phèdre de Paul Valéry, le fait
avec le corps monumental de son temple. Pourtant, de celui-ci « on eût dit qu’il
s’agissait de son propre corps »3.

1
Valéry, P. Eupalinos ou l’Architecte, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 15.
2
Rappelons qu’en 1897 Freud parle d’une « Architecture de l’hystérie », celle où les « fantaisies » sont
« produites au moyen des choses (Dinge) qui sont entendues (gehört) et utilisées après coup (nachträglich) ».
Sigmund Freud Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904, Op. Cit., p. 255. Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Op.
Cit., p. 305.
3
Eupalinos ou l’Architecte, Op. Cit., p. 20

186
Tout en entourant le vide de la Chose avec son propre corps, l’hystérique est
elle-même entourée de ses objets imaginaires, elle est donc elle-même à la place de la
Chose. Mais elle se trouve encombrée par ce même corps qu’elle ne parvient pas tout
à fait à élever à la dignité de la Chose. L’architecte, auquel elle peut s’identifier, lui,
entoure le Vide avec le corps de son temple dont on eût dit qu’il s’agissait de son
propre corps. Il peut donc façonner son objet presque comme il veut parce que ce
n’est pas lui qui est à la place de la Chose, tandis que l’hystérique le façonne comme
elle peut, car c’est son propre corps qu’elle met à cette place. Mise à la place de la
Chose, l’hystérique est entourée de ses objets imaginaires auxquels elle s’identifie.
Quand ceux-ci agissent en artiste, tels les poètes médiévaux, ils l’entourent à leur
tour avec leurs poèmes et chants courtois. La femme est donc élevée, d’elle-même et
de l’art du troubadour, à la dignité de la Chose. C’est donc la femme en tant qu’objet
imaginaire désiré qui meut le poète. L’architecte, qui met le corps de son temple à la
place de la Chose, cherche justement que ce « temple meuve les hommes comme les
meut l’objet aimé »1.

Or, non seulement l’architecte est tenu pour façonner le corps des temples
mais aussi celui des hommes si l’on croit au Socrate de P. Valéry qui, pour répondre
aux propos d’Eupalinos que nous venons de citer, raconte qu’il a entendu « une
parole toute semblable, et toute contraire », celle d’un ami qui disait d’Alcibiade
« dont le corps était si bien fait : En le voyant, on se sent devenir architecte ! »2. Le corps
de ce grec si vanté par sa beauté, était si bien fait qu’on aurait pu dire que c’était un
architecte qui l’avait façonné. Bien plus, en le voyant, on se sent, soi-même, devenir
architecte, comme si celui-ci était l’artiste au savoir façonneur du corps de l’homme.
Voilà la différence entre l’hystérie et cette sublimation artistique qu’on peut appeler
hystérique : la première façonne son propre corps au moyen des conversions et
somatisations avec lesquelles, toute embêtée, elle entoure son propre vide ; dans la
sublimation hystérique l’architecte, lui, construit des temples, et façonnerait des corps
« bien faits ». Ce faisant l’architecte se construit lui-même.

Ici, construire, c’est se construire, comme le dit Eupalinos : « Je m’égare dans


mes longues attentes, je me retrouve par les surprises que je me cause ; et au moyen
de ces degrés successifs de mon silence, je m’avance dans ma propre édification ; et
j’approche d’une si exacte correspondance entre mes vœux et mes puissances, qu’il
me semble d’avoir fait de l’existence qui me fut donnée, une sorte d’ouvrage humain.
A force de construire, (…) je crois bien que je me suis construit moi même »3. Voilà
l’Erlebnis de l’architecte. Mais, telle une hystérique qui s’identifie à son objet
imaginaire désiré, notre Eupalinos, qui se construit en construisant, avoue que son
temple n’est rien d’autre « que l’image mathématique d’une fille de Corinthe que j’ai
heureusement aimée »4. Si, l’hystérique enferme le vide dans son corps et dans l’objet
imaginaire auquel elle s’identifie, l’architecte renferme le vide dans le corps du
temple qu’il construit et qui le construit. Mais ce corps, que l’architecte met à la place
1
Ibid.
2
Ibid., p. 21.
3
Ibid., p. 28. C’est nous qui soulignons.
4
Ibid.

187
de la Chose, n’est rien d’autre que l’image elle-même de son objet imaginaire désiré.
Telle une hystérique, il s’identifie à l’objet de son désir.

Bien plus : « quand je compose une demeure », nous dit notre architecte, « il
me semble que mon corps est de la partie »1. Notre Eupalinos se donne ainsi à une
sorte de fiction et chant du corps et de l’hystérie. Entre autres choses, il nous dit que « ce
corps est un instrument admirable, dont je m’assure que les vivants, qui l’ont tous à
leur service, n’usent pas dans sa plénitude » : il y en a par exemple, nous dit-il, qui
« se confondent avec lui ». Voilà notre hystérique critiquée par l’architecte qui se
rapproche d’elle. L’hystérique ne se confond pas avec la Chose – c’est pour cela
qu’elle n’est pas psychotique – mais elle se confond, dans une confusion imaginaire,
avec son corps, c’est pour cela que, d’après notre architecte, elle n’est pas une artiste.
L’artiste, lui, apprend du « grand art » dont le corps – le corps de l’hystérique bien
évidemment – est « doué » : l’art d’entourer le Vide tel un temple construit par un
architecte. Et Eupalinos de chanter son corps: « Oh mon corps (…) prenez garde à
mon ouvrage, enseignez moi sourdement les exigences de la nature (…) donnez-moi
de trouver dans votre alliance le sentiment des choses vraies (…). Instrument vivant
de la vie, vous êtes à chacun de nous l’unique objet qui se compare à l’univers ».
L’architecte élève ainsi le corps qui est celui de l’hystérique à la dignité la Chose
vraie et universelle. Car « la sphère tout entière » a « toujours pour centre »2 ce corps.
Voilà notre architecte grec tournant autour du corps de l’hystérique, tel un poète
médiéval.

Et voici le chant final : « Nous trouvâmes enfin, vous et moi, le moyen de nous
rejoindre, et le nœud indissoluble de nos différences : c’est une œuvre qui est fille de
nous »3. L’hystérique met la représentation imaginaire qu’elle a de son corps à la
place de la Chose tout en faisant le tour de son propre vide avec des conversions et
somatisations, mais elle s’identifie tellement à ce corps qu’elle pâtit d’une confusion
imaginaire entre elle et son corps, confusion qui ne lui permet pas de réaliser avec lui
quelconque ouvrage. En revanche, l’architecte, cette hystérique artistique, trouve le
moyen de rejoindre son corps par le truchement de l’œuvre qui naîtra de leur
confusion imaginaire. Ainsi, tout confondu qu’il soit avec son corps, il peut coucher
avec lui et accoucher d’un temple. Or ceci n’est possible que parce que dans cette
confusion, pour autant qu’elle est imaginaire, le sujet conserve le nœud indissoluble
de la différence entre lui et son corps mis à la place de la Chose. La confusion
imaginaire élevée à la dignité d’une confusion réelle n’a lieu que dans l’œuvre, là où
l’architecte et son corps « auront découvert leur véritable relation, leur acte ». Cette
élévation n’est possible qu’« au moyen de la matière » de l’art-chitecte : « les pierres et
les forces, les profils et les masses, les lumières et les ombres, les groupements
artificieux, les illusions de la perspective et les réalités de la pesanteur »4.

C’est pour cela que, d’après le Socrate de Valéry, l’art de la sublimation


hystérique peut « au moyen de nombres et des rapports de nombres, enfanter en
1
Ibid., p.p. 36-37.
2
Ibid., p.p. 37-38.
3
Ibid., p. 39.
4
Ibid.

188
nous non point une fable, mais cette puissance cachée qui fait toutes les fables »1.
Nous ne pouvons nous empêcher de rapporter les « fables » aux représentations
imaginaires et la « puissance cachée » qui les crée à la Chose réelle, qui en tant que
Vide, est derrière toutes ses représentations imaginaires qui ne sont ce qu’elles sont
que parce qu’elles essaient de représenter la Chose qui derrière elles n’est qu’un vide.
Ainsi l’architecture peut enfanter en nous la Chose sans pour autant nous plonger
dans la folie dans une confusion réelle avec elle. Car cette sublimation hystérique qu’est
l’architecture d’Eupalinos nous fait penser « à toute autre chose » qu’elle-même2.

Le Socrate de Valéry est là pour rappeler que même si l’architecte chante son
corps, il sait qu’il n’y a « pas de géométrie », c’est-à-dire pas d’architecture, « sans la
parole ». Si l’hystérique façonne son corps au moyen de conversions qui ne sont en
vérité qu’une chaîne signifiante tournant autour du Vide et si le potier façonne son
vase avec ses mains, l’architecte, lui, façonne son temple avec « les paroles les plus
simples » : les « nombres »3.

1
Ibid., p.p. 45-46.
2
Ibid., p. 46.
3
Ibid., p. 58.

189
2.5. De l’architecture primitive à l’anamorphose

Nous étudierons la chaîne de la sublimation artistique que nous avons introduite dans
le chapitre 2 (Cf. « Les temps logiques de la sublimation »). En suivant Lacan (1960)
nous poserons que cette chaîne va du vide « sacré » de l’architecture au vide « retrouvé » de la
peinture. Ici, nous ne nous arrêterons que sur l’objet paradigmatique de la sublimation de la
peinture : l’anamorphose.

D’une part, la construction d’une anamorphose nous permettra de dégager les trois
images qui la composent et que nous comprendrons comme suit : a) une représentation
imaginaire de la Sache, 2) une représentation imaginaire non-sublimée de la Chose et 3) une
représentation imaginaire sublimée de la Chose.

D’autre part, l’anamorphose catoptrique nous permettra d’illustrer l’importance du


miroir dans l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose.

Suivant le Tableau XIII que nous avons proposé dans « Les temps logiques de la
sublimation »1, l’anamorphose (du grec anà, « retour vers » et morfé, « forme ») est un
objet qui peut re-présenter la Chose quand celle-ci n’est représentée que par autre
chose. Le paradigme de cette manière de traiter l’irreprésentable est la poésie de
l’amour courtois. Ce n’est surtout pas par hasard que Jaques-Alain Miller a titré
« l’amour courtois en anamorphose » la séance du séminaire de Lacan concernant
cette question. Qu’est-ce qui intéressait Lacan dans cet objet ? « Il a derrière lui –
nous dit-il - toute l’histoire de l’architecture, celle de la peinture, leur combinaison,
l’impact de cette combinaison »2. Ce qui l’intéresse, c’est la combinaison de
l’architecture et de la peinture dont l’effet a pu forger un tel objet. Mais à la vérité, ici,
il parle de l’histoire ; derrière l’anamorphose l’histoire de l’un et l’autre art se
combine.

Chez Lacan il n’y a pas un système établi des Beaux Arts. Pourtant dans sa
leçon du 3 février 1960, pour arriver à l’anamorphose, Lacan part de ce qu’il appelle
« l’architecture primitive ». S’il ne théorise pas explicitement une thèse analytique de
l’histoire de l’art, il rend compte toutefois d’une certaine « évolution » des ces deux
arts à partir du vide : « l’architecture primitive peut être définie comme quelque
chose d’organisé autour d’un vide3 […]. Puis après, pour des raisons économiques,
on se contente de faire des images de cette architecture – et la peinture est d’abord
quelque chose qui s’organise autour d’un vide. Comme il s’agit, avec ce moyen
moins marqué dans la peinture, de retrouver le vide sacré de l’architecture, on essaie

1
Chapitre 2., p. 109.
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 162
3
Nous approfondirons cette thèse lacanienne sur l’architecture dans nos chapitres 4.1 « Architecture et Corps »,
pp. 288-290, 301et 4.2 « Créer un vide : Architecture », p. 315 et suiv.

190
de faire quelque chose qui y ressemble de plus en plus, c’est-à-dire que l’on découvre
la perspective »1.

De l’architecture primitive donc à la perspective.

D’une part, il semble que si peinture il y a, c’est pour peindre l’architecture,


pour la mettre à plat, si nous pourrions dire. Mais si l’on veut la peindre, si l’on veut
en faire une image, c’est parce quedans la peinture il s’agit de retrouver le « vide
sacré » de l’architecture. D’autre part, nous avons l’impression que s’organiser autour
d’un vide est pour Lacan un « moyen ». C’est pourquoi il peut dire que dans la
peinture « ce moyen » est « moins marqué » que dans l’architecture. Car dans l’art de
bâtir l’organisation autour d’un vide est bien marquée. Cette organisation autour
d’un vide, qui organise à son tour le Vide, est donc un moyen de traiter la Chose, le
moyen de l’art.

L’architecture est quelque chose d’organisé tandis que la peinture est quelque
chose qui s’organise. Si le Vide, c’est la Chose 2, alors nous pouvons dire que
l’architecture organise le Vide tout en étant organisée – participe passé – autour d’un
vide ; tandis que la peinture organise le Vide tout en s’organisant – participe présent –
autour d’un vide3.

Etant donné que faire une image de l’architecture ne suffisait pas pour
retrouver son vide sacré, la peinture – suivant Lacan dans ces « petits commentaires
en marge » – invente la perspective pour le retrouver. Avec la perspective, la
peinture trouve le moyen d’organiser la Chose et de retrouver le vide sacré de
l’architecture.

C’est très séduisant de penser la perspective comme les retrouvailles de la


peinture et du vide ! Dans le passage cité, Lacan établit la chaîne de la sublimation
artistique : elle va de l’architecture à la peinture, ou plutôt du vide architectural
« sacré » au vide pictural « retrouvé ». La peinture retrouve le vide grâce à la
perspective, dans laquelle le vide devient un point de fuite. Rappelons que la
représentation perspective s’organise autour d’un point : elle repose sur la définition
du point de vue, le « point que la perspective est censée assigner »4 et le point de
distance. Le premier est obtenu par le point de fuite qui se place sur la ligne d’horizon
et qui correspond à « la projection dans le plan de l’image de l’œil du spectateur » ; le
deuxième correspond à « la distance supposée entre l’observateur et le plan de

1
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 162
2
Cf. notre chapitre 2.2. « La Chose », en particulier 2.2.2. « La Chose de Heidegger », p.134-138 et 2.2.4. « La
Chose de Lacan », p.p. 153-158.
3
Plus loin nous tenterons de démontrer qu’à la vérité, ce serait plutôt le contraire : c’est-à-dire que c’est la
peinture qui organise le vide tout en étant organisée autour d’un vide, car elle est plus proche de ce qui est
signifié, représenté, déterminé, structuré, organisé ; tandis que l’architecture organise le vide tout en
s’organisant autour d’un vide car elle est plus proche du réel qui pâtit du signifiant, et du coup, de ce qui est
représentant, déterminant, structurant, organisant. Cf. notre chapitre 4.2. « Créer un vide : architecture », surtout
p.p. 327-328, 357 et p.p. 363-365.
4
Damisch, Hubert, L’origine de la perspective (1987), Flammarion, Paris, 1993, p. 147.

191
l’image »1. Dans la peinture, la Chose est réduite à un point, soit à « cela dont la
partie n’est pas »2 pour parler comme Piero della Francesca.

Et Lacan de continuer : « A partir du moment où on a découvert la perspective


dans la peinture, on fait une architecture qui se soumet à la perspective de la
peinture […]. A partir de ce moment-là, on est enserré dans un nœud, qui semble de
plus en plus se dérober au sens de ce vide. Et je crois que le retour baroque à tous les
jeux de la forme, à tous ces procédés, dont l’anamorphose, est un effort pour
restaurer le sens véritable de la recherche artistique – les artistes se servent de la
découverte des propriétés des lignes, pour faire resurgir quelque chose qui soit
justement là où on ne sait plus donner de la tête – à proprement parler, nulle part »3.

Il s’agit donc de transformer le vide de l’architecture en l’anamorphose 4 de la


peinture. Celle-ci est ce que Lacan appelle « l’illusion de l’espace » et c’est aussi ce
que nous avons identifié d’abord comme le deuxième temps de la sublimation, et
ensuite comme l’une des deux manières de tenter de re-présenter la Chose 5. Cette
illusion de l’espace nous devons la comprendre donc comme la « maîtrise » du vide
par la peinture en ce qu’elle apprend à le « serrer » de plus près6. L’anamorphose
serre le vide, l’architecture le cerne7.

Sublimation anamorphotique du peintre

Qu’est-ce que cet objet ? Dans son Richard III (1595-1596), Shakespeare nous en
donne une définition : ce sont « des perspectives qui, regardées de face, ne montrent
rien que confusion, mais qui, vues obliquement, présentent une forme distincte »
(acte II, scène II). Il y a une double illusion dans l’anamorphose : celle de ne montrer
que confusion et celle de présenter une forme distincte. Quelques années après, Jean
François Niceron, érudit et mathématicien français de l’Ordre de Minimes, publie en
1663 des travaux sur l’optique et la géométrie où il note : « notre principal dessein est
de traiter en cette œuvre de ces figures, lesquelles hors de leur point montrent en
apparence toute autre chose que ce qu’elles représentent en effet, quand elles sont
vues précisément de leur point »8. Pour le Minime – comme pour Shakespeare

1
Arasse, Daniel. L’annonciation italienne. Une histoire de perspective, éd. Hazan, 1999. p. 29.
2
Piero della Francesca, De la Perspective en peinture (De prospectiva pingendi) (1576), Ed. In Medias Res,
Paris, 1998, p. 9. En fait, Piero della Francesca parle ici comme Euclide car il ne fait que reprendre sa définition
du point mathématique : « Le point est ce qui ne peut être partagé » (Punctus est cujus pars non est).
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 162
4
Il est intéressant de remarquer l’étymologie des termes « architecture » et « anamorphose » : le premier vient
du grec archè « commencement, commandement, principe » et tektonikos, « charpentier ou bâtisseur » et le
deuxième, vient d’ anà, « retour vers » et morfé, « forme ». Nous pouvons dire que dans l’architecture le vide
est au « commencement », tandis que dans l’anamorphose il y a un retour, non pas vers la « forme », mais vers le
vide, soit ce qui est au commencement dans l’architecture.
5
Cf. notre chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation »., p. p. 109-111 et p.p. 113-118.
6
Lacan, Ibid., p. 168.
7
Cf. notre dernier chapitre 4.2. « Créer un vide : architecture », p. 328.
8
La perspective Curieuse du Révérend P. Niceron Minime, Divisée en Quatre Livres avec l’Optique et la
Catoptrique du R.P.Mersenne du même Ordre, mise en lumière après la mort de l’Auteur, Jean du Puis, Paris,
1663, p. 89. Cité in Catalogue de l’exposition Anamorphoses, miroirs à merveilles, musée de la Lunette, 2 mai –

192
d’ailleurs – le leurre de l’anamorphose se trouve dans l’image chaotique et non pas
dans l’image restituée. D’après Lacan le leurre se trouve dans les deux images pour
autant qu’elles sont des images. Or, ce n’est pas l’illusion en tant que telle qui
l’intéresse vraiment mais ce qu’elle indique, cette illusion, soit le fait qu’« elle-même
se transcende en quelque sorte, se détruit, en montrant qu’elle n’est là qu’en tant que
signifiant »1. Autrement dit, ce qui retient Lacan n’est pas la représentation
imaginaire mais la représentation imaginaire sublimée.

L’anamorphose peut donc nous aider à comprendre qu’est-ce qu’un objet


imaginaire sublimé. En quoi consiste le procédé d’une anamorphose ? Baltrusaïtis
nous dit qu’il s’agit d’un « jeu de perspective » qui « consiste à déformer l’image
jusqu’à son anéantissement, de sorte qu’elle se redresse, ressuscitée, lorsqu’on la
regarde d’un point de vue déterminé. Il s’agit de la perspective proprement dite,
dépravée par une application particulière de ses lois propres »2. Baltrusaïtis parle ici
de l’anamorphose oblique ou traditionnelle, celle qu’il faut regarder d’un certain
point de vue, mais celle qui intéresse Lacan en 1960 3, c’est l’anamorphose catoptrique
où l’image « ressuscite » dans un miroir cylindrique ou conique. Si dans ces
« perspectives dépravées »4 l’image est littéralement « dénaturée » c’est parce que,
justement, tout d’abord il faut la « disloquer »5. L’image est disloquée autour du
miroir qui la ressuscitera. Mais pour pouvoir dénaturer l’image il est nécessaire de la
peindre d’abord dans une perspective non dépravée, et ceci pour n’importe quelle
anamorphose.

Avant Niceron, l’italien Daniel Barbaro, commentateur de Vitruve, enseigne


en 1559 l’artifice et il nous donne des indications pour des compositions
anamorphotiques. Nous pouvons les diviser en trois phases :

1) « Prends un papier sur lequel tu peindras une ou deux têtes humaines ou


d’autres choses selon ton désir et tu les pointilleras avec des points assez
gros ».

2) « Prends le tableau sur lequel tu veux reporter les deux têtes et fixe le papier
sur un des côtés à angle droit comme si le tableau était un mur et le papier un
autre »

3) Les rayons du soleil ou d’une lanterne projetés à travers les trous « décriront
sur le tableau lesdites têtes, lesquelles seront allongées et étirées » de sorte
qu’en les voyant de face « elles ne sembleront plus des têtes mais des lignes
30 août 2004. Ed. Ferréol, Meyzieu, Morez, 2004, s. p.
1
Ibid., p. 163
2
Baltrusaïtis, J. Anamorphoses, Les perspectives dépravées – II (1984), Flammarion, 1996. Quatrième de
couverture.
3
Ce qui ne sera pas le cas en 1964 où Lacan fait sa théorie du regard comme objet a à l’aide de l’anamorphose
du crâne qui apparaît dans le tableau de Holbein « Les Ambassadeurs ». Cf. « Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre XI, Op. Cit., p. p. 80-119.
4
Le terme est de Jean-François Niceron (« Thaumaturgus opticus ») repris par Baltrusaïtis comme sous-titre
pour la troisième édition d’ Anamorphoses, Les perspectives dépravées – II.
5
Jurgis Baltrusaïtis « L’anamorphose a miroir à la lumière de documents nouveaux » in La Revue des arts, N.2,
Paris, 1956, p. 86

193
droites et courbes sans aucune forme régulière, mais, vues du point d’où
viennent les rayons, les têtes paraîtront telles comme elles sont sur le papier ».1

A partir des indications de Barbaro nous pouvons dégager trois images


différentes : la première, est celle composée tout au début, soit deux têtes ; la
deuxième, est cette même image mais trouée par de gros points et la troisième, est
celle produite par les rayons de soleil, soit l’image des deux têtes allongées et étirées
vue à partir d’un certain point.

De même, il y a trois images dans les anamorphoses obliques ou catoptriques :

1) L’image peinte en perspective non dépravée.


2) L’image déformée peinte en perspective dépravée.
3) L’image ressuscitée dans un miroir ou en la regardant d’un point de vue
déterminé s’il s’agit d’une anamorphose oblique.

L’anamorphose - cette image qui, en 1960, est pour le Lacan un effort pour
retrouver le sens véritable de la recherche artistique - est évoquée à un moment où sa
réflexion est centrée sur la Chose et sur l’opération de la sublimation. Si nous
rapportons ces trois images à la Chose nous pouvons dire ce qui suit : la première
n’est qu’une représentation imaginaire de la Sache et non pas du Ding ; la deuxième
est une représentation imaginaire non-sublimée de la Chose et la troisième est une
représentation imaginaire sublimée de la Chose. Dans son séminaire 2, Lacan évoque
une anamorphose catoptrique : il s’agit d’une composition flamande qui se trouve au
musée de Rouen et qui représente l’érection de la Croix d’après Rubens 3. Dans cet
exemple, la première image n’est autre chose que la reproduction, le double du
retable de la cathédrale d’Anvers peint par Rubens, elle n’est que la représentation
imaginaire du peintre flamand qui représente la représentation imaginaire de
l’érection de la Croix de Rubens. L’image du peintre flamand qui peut ressembler à
celle de Rubens à s’y méprendre – tel le petit autre ressemblant au moi du sujet – doit
être déformée. Le résultat de cette dénaturation de l’image est joliment retracé par
Baltrusaïtis lorsqu’il se surprend des effets de la déformation. Il nous décrit d’autres
images disloquées : « la femme avec un oiseau dans une cage se ramollit comme de la
cire. Sa tête se penche, ses traits se liquéfient et coulent avec lenteur et grâce.
Dénaturés de la même façon, les musiciens composent des ornements baroques. Les
quadrupèdes deviennent des mollusques. Psyché couchée s’arc-boute. Ses membres
pâles s’étirent en s’affinant comme dans un cauchemar. Une rotation désosse son
corps. Les arbres filent sous le rideau, leurs feuilles traçant des stries comme dans la
fenêtre d’un rapide »4.

Cette image – celle dont nous disons qu’elle en est une non sublimée de la
Chose – est peinte, quand il s’agit d’une anamorphose catoptrique, autour d’un trou

1
Cité in Baltrusaïtis, J. Anamorphoses, Les perspectives dépravées – II, Op. Cit., p. 48.
2
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 163
3
Cf. Baltrusaïtis, J. Anamorphoses, Les perspectives dépravées – II, Op. Cit., p. 190.
4
Baltrusaïtis, J. « L’anamorphose à miroir à la lumière de documents nouveaux » in La Revue des arts, N.2, p.
87.

194
noir qu’est la place qui occupe le miroir dans lequel apparaît la troisième image (Ill. 1
et 2). Le miroir produit donc le redressement, et les formes exactes de l’image
paraissent « renaître d’un chaos »1.

Or, il est risqué de dire qu’une image non-sublimée est celle de la Chose car
bien que celle-ci soit irreprésentable, la sublimation opère dans toutes les tentatives
de la re-présenter. Ceci suppose que si une image peut re-présenter la Chose c’est
parce que cette image est sublimée. Dire que l’anamorphose semble « satisfaire cette
fascination exercée par la transformation de l’image et plus généralement par les jeux
d’illusion et d’imaginaire qui caractérisent l’esthétique baroque »2, c’est dire que l’on
parvient à « y trouver du plaisir »3. Mais ce plaisir ne vient qu’au moment où l’on
découvre l’image dans « le chatoiement de reflets métalliques », le plaisir ne vient
que lorsque « l’image s’anime »4 dans le miroir. Comme le dit Lacan, « le plaisir
consiste à la voir surgir d’une forme indéchiffrable »5. C’est le moment où on s’écrie :
« Ah, oui ! je la vois ! ». Le plaisir ne vient jamais lorsque nous regardons l’image
déformée, au contraire son « aspect monstrueux »6 peut nous être même désagréable.

Nous pouvons dire que l’image anamorphotique est proche de l’art


contemporain puisqu’elle « n’apporte pas un apaisement »7, on n’y trouve aucun
plaisir. En outre, elle ne ressemble pas du tout à la première image. Si l’art est
moderne au moment où il arrive « à s’affranchir de la tyrannie de la ressemblance »8,
alors il nous est peut-être licite de dire que l’image dénaturée de l’anamorphose est
plutôt du côté de l’art moderne – même si ce « déchirement de la ressemblance »9
n’était guère la recherche des peintres du XVI et XVII siècles 10. C’est pour cela que
nous disons que l’image déformée est une image non-sublimée de la Chose, puisque
lorsqu’une image représente la Chose sans qu’aucune sublimation ne s’en mêle, alors
il s’agit de l’art moderne. Autrement l’image est incontestablement sublimée.

Si Lacan s’intéresse à l’anamorphose dans son séminaire de 1960 c’est parce


que cet objet peut nous aider à saisir de plus près la sublimation. Une question
s’impose alors : dans l’anamorphose, quelle est l’image qui est élevée à la dignité de
la Chose ? Est-ce la première image ? est-ce l’image déformée et peinte autour du
trou noir ou est-ce celle qui apparaît dans le miroir ? Si nous concevons l’opération
de ce jeu de perspective en sens inverse, c’est-à-dire si l’on peint la première image,

1
Ibid.
2
Catalogue de l’exposition Anamorphoses , miroirs à merveilles, musée de la Lunette (2 mai – 30 août 2004).
Op. Cit., s. p.
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 161.
4
Baltrusaïtis, J. « L’anamorphose à miroir à la lumière de documents nouveaux » in La Revue des arts, N.2, p.
87.
5
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 161..
6
Baltrusaïtis, J. « L’anamorphose à miroir à la lumière de documents nouveaux » in La Revue des arts, N.2, p.
88.
7
« L’art contemporain n’apporte pas un apaisement » Wajcman, G. Cours inédit, séance du 23 octobre 2006.
8
Wajcman, G. « La ressemblance et le moderne » in Barca !, n. 7 « Le beau, le laid, l’indifférent », novembre
1996. p. 96.
9
Ibid.
10
De plus notons que si l’on les examine de près, quelques unes de ces images déformées ressemblent quand-
même à quelque chose, soit à l’image restituée.

195
celle non-déformée, autour du miroir, celui-ci projettera ainsi « l’aberration des
formes naturelles »1. L’image que nous appelons non-sublimée serait ressuscitée, elle
aussi, dans le miroir. Tout se passe comme si le miroir des anamorphoses n’était
qu’un « moyen », exactement comme celui de s’organiser autour d’un vide pour
organiser le vide.

La Chose des anamorphoses à miroir n’est ni dans l’image déformée ni dans


l’image restituée, et elle est encore moins dans la première image. La Chose est
absente dans les trois images. Mais elle est indiquée par la place vide qui montre où
mettre le miroir, au fond la Chose n’est que le trou noir (Ill. 2). Ainsi, dans
l’anamorphose catoptrique, non seulement la Chose est littéralement entourée mais
autre chose vient, littéralement, occuper sa place : le miroir.

C’est ce que nous enseignent ces jeux de perspective : le miroir peut venir
prendre la place vide de la Chose. Qu’est-ce que nous y voyons apparaître ? Une
image qui « évolue dans le domaine de féerie où toutes les choses deviennent à la fois
inaccessibles et présentes »2. Et si nous inversons l’opération nous y verrons plutôt
« un rébus, un monstre, un prodige »3.

Ainsi, dans l’anamorphose catoptrique, ce qui est élevé à la dignité de la


Chose, c’est le miroir. On l’ ‘élève’, on le dresse verticalement à la place du trou noir
de telle manière qu’il soit entouré par l’image déformée.

Nous pouvons avoir l’expérience de la sublimation de l’anamorphose autant


de fois que l’on veut : il suffit d’ouvrir le catalogue d’une exposition
d’anamorphoses, s’armer du carré métallique qui l’accompagne à guise de miroir et y
voir. La sublimation a lieu au moment où on met le miroir à la place du trou noir et
on y voit. Rangé entre les feuilles du livre, le miroir n’est pas élevé à la dignité de la
Chose car, comme dit Hubert Damisch, « il n’y a d’image dans le miroir […] que
pour qui y regarde »4. Rangé, ne reflétant que le noir, le miroir se confond avec la
Chose. Un miroir de catalogue d’anamorphoses rangé – c’est-à-dire un carré
métallique, qui peut restituer des images dénaturées, mais où aucun sujet n’y regarde
– c’est l’imaginaire qui rejoint le réel.

L’anamorphose catoptrique nous apprend donc que le miroir – quand il y a


quelqu’un qui y voit – est un moyen d’organiser la Chose. C’est pour cela que Lacan
souligne que l’anamorphose peut nous permettre « de préciser ce qui reste un peu
flou dans cette perspective, à savoir la fonction narcissique »5. L’anamorphose nous
montre ce qui se passe dans la sublimation : à savoir que l’objet imaginaire vient
leurrer le sujet en tant que celui-ci le met à la place de das Ding. Dans l’histoire des
1
Baltrusaïtis, J. Catalogue de l’exposition Anamorphoses , miroirs à merveilles, musée de la Lunette (2 mai – 30
août 2004). Op. Cit., s. p.
2
Baltrusaïtis, J. « L’anamorphose à miroir à la lumière de documents nouveaux » in La Revue des arts, N.2, p.
87.
3
Baltrusaïtis, J. Catalogue de l’exposition Anamorphoses , miroirs à merveilles, musée de la Lunette (2 mai – 30
août 2004). Op. Cit., s. p.
4
Damisch, Hubert, L’origine de la perspective (1987), Flammarion, Paris, 1993, p. 146.
5
« L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 180

196
anamorphoses, le miroir ne fait son apparition qu’un siècle après leur invention, vers
1615-16251. Cet objet ne fait que rendre les anamorphoses encore plus séduisantes, il
les rapproche des « prestiges de magie »2, l’image y apparaît comme par « miracle »3.

Mais comme le dit Baltrusaïtis, ce miroir est un domaine de féerie où les objets
deviennent, et inaccessibles et présents. Ce qui revient à dire que dans
l’anamorphose, et par là dans la sublimation, le miroir « remplit un rôle de limite » :
il participe à « l’organisation de l’inaccessibilité de l’objet »4.

Il y a une illusion dans les anamorphoses mais il y a aussi sa dissimulation. Il


s’agit d’une illusion qui n’est là qu’en tant que signifiant, car, pour être représentée,
l’image doit d’abord être anéantie. Par les lois de la perspective, l’image est
mathématisée et cette mathématisation comporte sa destruction. De la sorte en
mathématisant l’image on lui fait supporter l’action toujours mortifère du signifiant.
Si la Chose est meurtrie par le signifiant, dans l’anamorphose, l’image est meurtrie
par les lois mathématiques de la perspective. C’est pour cela que Baltrusaïtis peut
dire qu’elle « ressuscite » dans le miroir. Il s’agit d’une image « ressuscitée de son
chaos comme le Phénix de ses cendres, elle apparaît transfigurée par un mystère »5.

Nous voyons bien que dans ce subterfuge optique la destruction et la création


ne s’opposent pas mais sont articulées. Pour créer une anamorphose il faut détruire
une image. Rappelons ce que nous avons dit au début de notre recherche 6 : dans les
premières réflexions de Lacan sur le rapport du symbolique et du réel, il n’y a pas
l’intermédiaire imaginaire. La fonction créatrice de la parole, soit la destruction de la
Chose et son passage au plan symbolique en tant que chose, a comme effet
l’élévation du désir, soit son éternisation. Le meurtre de la Chose assurant l’absence
de celle-ci dans tout objet imaginaire désiré. Dans la sublimation c’est justement le
miroir du narcissisme qui nous met en rapport avec la Chose, même si elle ne peut
qu’y être absente.

Or s’il peut nous mettre en rapport indirect avec la Chose, s’il peut nous faire
croire que l’on est en rapport avec la Chose, c’est parce que tout en étant imaginaire
l’objet de la sublimation est créé et vidé, mis à la place de la Chose et cerné par la
structure signifiante.

L’image que nous désignons comme non-sublimée, celle qui entoure le trou
noir du miroir, est l’illusion « en tant que signifiant »7 dont parle Lacan. Et
remarquons que si nous renversons le procédé comme nous l’avons proposé plus
1
Baltrusaïtis, J. Anamorphoses, Les perspectives dépravées – II, Op. Cit., p. 7.
2
Niceron cité in Catalogue de l’exposition Anamorphoses , miroirs à merveilles, musée de la Lunette (2 mai –
30 août 2004) éd. Ferréol, Meyzieu, Morez, 2004, p. 2.
3
Plus loin nous verrons comment les images miraculeuses peuvent aussi nous apprendre quelque chose de la
sublimation pour autant qu’elles peuvent mettre l’homme en rapport indirect avec la Chose. Cf. chap. 3.4.
« Sublimation miraculeuse », p.p. 244-259.
4
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 181.
5
Baltrusaïtis, J. Catalogue de l’exposition « Anamorphoses, jeux de perspective », Musée des arts Décoratifs de
Paris et Rijksmuseum d’Amsterdam, M. DuMont Schauberg, 1976, sans pag.
6
Cf. notre chapitre 1.3. « Sublimation et parole », p.p. 77-104.
7
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 163.

197
haut, alors c’est le miroir qui détruit l’image et non pas les lois géométriques de la
perspective. Dans ce cas, c’est l’imaginaire qui serait élevé au symbolique, l’image
élevée à la dignité du signifiant. Dans l’un et l’autre cas, l’illusion est là en tant que
signifiant.

L’anamorphose réalise la fin de l’art : « cerner » la Chose, la « présentifier » et


au même temps l’ « absentifier »1. Dans la sublimation, c’est le miroir qui rend cette
fin possible. Mais pour que l’imaginaire puisse ainsi être élevé au réel, il faut – ce
sont les anamorphoses qui nous le montrent – anéantir l’image. Celle-ci est, comme la
Chose, détruite. Or, si elle est anéantie ce n’est que pour la restituer ensuite avec une
illusion renforcée et ceci grâce à la perspective qui, dans les anamorphoses, devient
« un outil forgeant les hallucinations »2.

1
Ibid., p. 169.
2
Baltrusaïtis, J. Catalogue de l’exposition « Anamorphoses, jeux de perspective », Op. Cit., s. p.

198
3. Mettre autre chose à la place du Vide : Peinture

199
3.1. La « mise en scène » de la sublimation

Nous prendrons appui sur « L’Annonciation italienne » de Daniel Arasse (1999) :


nous rapporterons le problème artistique posé par l’historien de l’art au problème de la
sublimation posé par Lacan en 1960. Nous nous servirons de deux des nombreuses
Annonciations analysées par Arasse qui montrent la différence de l’objet narcissique, la
représentation imaginaire comme telle, et l’objet imaginaire sublimé, la représentation
imaginaire de la Chose.

D’autre part, la logique d’Ambrogio Lorenzetti nous aidera à poser les propositions de
la logique de la sublimation : 1° un objet vient dans le Vide (ce qui implique un mouvement
vers le haut, une élévation), 2° le Vide vient dans l’objet (ce qui implique un mouvement vers
le bas, une descente), 3° la venue du Vide dans l’objet est irreprésentable.

Cette logique est celle de toute sublimation. Ici nous étudierons particulièrement celle
que nous désignerons comme la « sublimation renaissante » qui opère pour élever un
« corps » à la dignité de « Lieu ». Ceci nous amènera à étudier brièvement la notion de la
fenêtre albertienne qui nous permettra à son tour, dans le sous-chapitre suivant (3.2.), de
rapporter les temps logiques de la « création du monde de la peinture » (Wajcman, 2004) aux
temps logiques de la sublimation (Cf. Chapitre 2).

Le problème de la sublimation : problème artistique d’une perspective problématisée

La perspective, et par là la découverte du point de fuite, c’est pour Lacan la


réponse à la question de l’organisation du Vide par la peinture elle-même organisée
autour d’un vide. Comme nous l’avons démontré 1, s’organiser autour d’un vide c’est
le moyen de l’art d’organiser la Chose, soit de sublimer l’objet. Sublimer l’objet veut
dire l’élever à la dignité de la Chose. La Chose est irreprésentable, pourtant la
sublimation opère pour donner à autre chose valeur de re-présentation de la Chose.
La perspective est donc le moyen de la peinture de re-présenter la Chose quand celle-
ci ne peut qu’être représentée par autre chose.

En 1999, Daniel Arasse, historien de l’art, écrit un livre singulièrement


important pour le problème qui nous occupe. Ce livre est né de l’« intuition »
suivante : « du Trecento au Cinquecento, il avait existé dans la peinture italienne une
affinité particulière entre Annonciation et perspective »2. La thèse principale d’Arasse
peut se résumer en ces termes : l’« emploi paradoxal de la perspective » et « la mise
en jeu délibérée de son dispositif régulier » peuvent avoir pour fonction de
« visualiser la présence dans le visible de ce qui est incommensurable à tout visible »,
soit la venue de « l’invisible dans la vision »3.

1
Cf. notre chapitre précédent 2.5. « De l’architecture primitive à l’anamorphose », p.p. 190-199, surtout p. 191.
2
Arasse, Daniel. L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective. Ed. Hazan, 1999. p. 9.
3
Ibid., p.p. 41 et 49.

200
Cette thèse est étudiée à partir de ce que l’historien de l’art désigne comme un
« problème artistique » : comment, dans la représentation de l’Annonciation,
visualiser cet irreprésentable qu’est l’Incarnation impliquée dans l’Annonce à Marie 1.
Nous voyons bien en quoi cet ouvrage exceptionnel se rapproche de la sublimation
lacanienne des années soixante : le « problème de la sublimation »2 peut être posé
sous les mêmes termes : comment, dans la représentation imaginaire (l’objet
imaginaire désiré), visualiser cet irreprésentable qu’est la Chose impliquée dans le
désir (l’Objet dernier du désir).

D. Arasse étudie donc l’affinité entre Annonciation et perspective.


L’Annonciation est un récit, celui qui ouvre l’évangile de Luc 3. Ce récit raconte le
dialogue entre un ange, Gabriel, et une jeune fille vierge, Marie, qui deviendra, avec
cette visite, rien que la Mère de Dieu. Mais au-delà du récit de l’Annonciation, au-
delà de « l’histoire anecdotique »4 qu’il raconte, il y a l’évocation du mystère de la
rencontre de Dieu et des hommes. Daniel Arasse s’exprime dans ces termes :
l’Annonciation « constitue le moment où s’opère, entre Dieu et sa créature, un
échange de caritas qui permet l’Incarnation et, par là, le salut de l’humanité »5.

L’Incarnation, c’est le « mystère du Verbe de Dieu fait homme »6. Ce mystère


absolu est « incompréhensible, mieux encore, impensable en fonction des catégories
et des représentations humaines »7. Parmi tous les textes de Pères et des théologiens
du mystère de l’Incarnation, Arasse choisi celui d’un prédicateur franciscain du XVè
siècle – c’est-à-dire du temps des Annonciations qu’il analysera – qui expose la

1
Les termes de Daniel Arasse sont les suivants : « Si, en tant qu’elle implique l’Incarnation, l’Annonciation, est
le moment où l’incommensurable vient dans la mesure, comment la perspective, « forme symbolique » d’un
monde commensurable, a-t-elle pu visualiser cette venue (latente) de l’infigurable dans la figure ? » Ibid., p. 13.
2
Tel est le titre que Jacques-Alain Miller donne à l’ensemble de six chapitres qui composent l’étude lacanienne
de la sublimation du séminaire sur l’éthique. Il reprend les mots de Lacan qui parle du « problème de la
Sublimierung » qui n’est autre que « le problème du rapport à l’objet ». In Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p.p.
110 et 152.
3
« Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, du nom de Nazareth, à une
vierge fiancée à un homme de nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie. Il
entra et il dit : « Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi ». A cette parole elle fut toute troublée,
et elle se demandait ce que signifiait cette salutation. Et l’Ange lui dit « Sois sans crainte, Marie ; car tu as
trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l’appelleras du
nom de Jésus. Il sera grand, et sera appelé Fils du Très Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David,
son père ; il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n’aura pas de fin ». Mais Marie dit à
l’Ange : « Comment cela serait-il, puisque je ne connais pas d’homme ? » L’Ange lui répondit : « L’Esprit saint
viendra sur toi et la puissance du Très Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra
sera appelé Fils de Dieu. Et voici qu’Elisabeth, ta parente, vient, elle aussi, de concevoir un fils dans sa
vieillesse, et elle en est à son sixième mois, elle qu’on appelait stérile, car rien ne sera impossible à Dieu qui est
tout Verbe. » Marie dit alors : « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ton Verbe ! » Et
l’Ange la quitta » (I, 26-38) .
4
L’expression est de Lucien Legrand in L’Annonce à Marie, éd. du Cerf, Paris, 1981.
5
L’annonciation italienne. Op. Cit., p. 9.
6
Art. « Incarnation », Dictionnaire de Théologie Catholique, Librairie Letouzey et Ané, Paris, 1927, col. 1446.
Cet article souligne que la formule le « Verbe de Dieu fait homme » est équivalente à cette autre : « le Verbe de
Dieu fait chair » car il y a une équivalence entre « caro » et « hommo » dans l’Ecriture. Le mot chair désignant le
corps humain ou même l’homme entier. La langue hébraïque n’ayant pas de mot particulier pour distinguer le
corps de la chair, c’est le terme « bâsâr » qui réuni ces deux significations.
7
L’annonciation italienne. Op. Cit., p. 12.

201
puissance de ce mystère avec une série d’oxymores1 dont les paradoxes « font
référence au caractère proprement irreprésentable de l’Incarnation »2. La manière du
prédicateur de présenter l’impossibilité de la figuration de l’Incarnation permet à
l’historien de l’art de poser en termes précis le « problème artistique » qui l’occupe.
Ce problème constitue justement l’affinité paradoxale de l’Annonciation et de la
perspective.

Daniel Arasse nous amène dans le labyrinthe des Annonciations du Trecento au


Cinquecento tout en démontrant que l’emploi paradoxal de la perspective permet de
« donner figure » à la venue de : l’incommensurable dans la mesure (Domenico
Veneziano et Piero della Francesca), l’infini dans le fini (Ambrogio Lorenzetti),
l’incirconscriptible dans le lieu (Filippino Lippi), l’inaudible dans le son (Cosmè
Tura), du contentant dans le contenu (Fra Angelico, Ambrogio Lorenzetti), entre
autres.

Ces oeuvres montrent et dépassent « l’incapacité de la peinture à représenter


l’infigurable divinité dans le moment où elle entre dans le monde de la figure »3. La
peinture est incapable de représenter l’infigurable, pourtant, grâce à un emploi
particulier de la construction géométrique de la perspective, certains peintres de la
renaissance italienne parviennent, dans leurs Annonciations, à « donner figure » à la
venue de la Divinité dans le monde humain, soit à l’irreprésentable de
l’Annonciation, l’Incarnation. Chaque peintre y parvient en problématisant, si nous
pourrions dire, la perspective, elle est : « théologisée » chez Domenico Venziano,
Piero della Francesca, Ambrogio Lorenzetti, Cosme Tura et Filippino Lippi,
« contredite » chez Carlo Crivelli, Botticelli, Francesco del Cossa et « débordée » chez
Baccio della Porta et Albertinelli.

En simplifiant un peu la grande étude d’Arasse nous dirons qu’il divise les
Annonciations du Quattrocento en deux catégories : celles dont la construction
perspective pose un problème - ici viennent les œuvres où la perspective est
théologisée, contredite ou débordée. Le problème étant celui de la « figurabilité de
l’Incommensurable intervenant dans un lieu régi par les lois de la
commensurabilité »4. Et celles dont la perspective ne pose aucun problème car tout
devient, soit visible, soit merveilleux. Le critère pour cette division est l’emploi de la
perspective à l’intérieur du thème de l’Annonciation. Le « problème artistique »
d’Arasse est au fond « le problème de la perspective »5. De la sorte, cette classification
1
Il s’agit du sermon de saint Bernardin de Sienne « De tripici Christi nativitate » où le prédicateur franciscain
dit de l’Incarnation qu’elle est le moment où « l’éternité vient dans le temps, l’immensité dans la mesure, le
Créateur dans la créature, Dieu dans l’homme, la vie dans la mort, (…) l’incorruptible dans le corruptible,
l’infigurable dans la figure, l’inénarrable dans le discours, l’inexplicable dans la parole, l’incirconscriptible dans
le lieu, l’invisible dans la vision, l’inaudible dans le son, (…) l’impalpable dans le tangible, le Seigneur dans
l’esclavage (…) la source dans la soif, le contenant dans le contenu. L’artisan entre dans son œuvre, la longueur
dans la brièveté, la largeur dans l’étroitesse, la hauteur dans la bassesse, la noblesse dans l’ignominie, la gloire
dans la confusion… », Ibid., p. 12.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 182
4
Ibid., p. 176.
5
Tel est le titre que Daniel Arasse donne au chapitre qui constitue l’approfondissement des modes d’emploi de la
perspective. Ibid. p.p. 177-206.

202
a aussi affaire à la « fenêtre » albertienne en tant qu’elle « installe le lieu d’une
historia »1 : quand la perspective est problématisée, la peinture parvient à indiquer le
sens non visible de l’histoire visible de l’Annonciation, soit « le mystère invisible qui
en est la cause finale : la venue du Verbe dans la chair, l’Incarnation »2 ; quand elle est
sans problème, la perspective est incapable de « visualiser l’incommensurable
mystère de l’Incarnation »3 et elle n’est utilisée que pour rendre visible le récit figuré
de l’Annonciation. Partant – et malgré quelques auteurs qui croient toujours aux
pouvoirs imaginaires de la relation narcissique où tout est visible 4 - dans l’histoire de
l’Annonciation tout n’est pas visible.

A la question de la re-présentation de la Chose par autre chose dans la


peinture Lacan répond avec la perspective. La question de Daniel Arasse est
comment visualiser la venue de l’incommensurable dans la mesure, comment
l’irreprésentable de l’Annonciation peut être visualisé dans la représentation de
l’Annonce à Marie ? L’historien de l’art répond aussi par la perspective. Or, il ne
s’agit pas de toute la perspective et nous pourrions aller jusqu’à dire qu’il s’agit
plutôt d’une perspective pas-toute. Car quelques peintures donnent à voir cette
venue de l’incommensurable dans la mesure « au moyen d’un infime et irréductible
écart interne au dispositif »5 de la perspective elle-même. Ce qui suppose, comme
nous le verrons, l’affaiblissement de l’impression de profondeur – profondeur que la
science perspective élabore – et le retour d’une certaine planéité.

Mais avant de continuer soulignons que si la sublimation a affaire à la


perspective c’est justement parce que toutes les deux ont affaire, et à la
représentation et à l’au-delà de la représentation. Piero della Francesca désigne la
perspective par le terme de « commesuratio »6, qui doit être compris comme « l’art de
représenter les choses avec leurs proportions apparentes et selon leurs proportions
réelles grâce aux règles de la géométrie »7. Ainsi, dans l’une des définitions que nous
trouvons chez Arasse, la perspective est l’« instrument emblématique de la science de
la peinture comme commensuratio du monde »8. L’historien de l’art souligne que cette
idée de commensuratio est aussi à la base même de la construction perspective
d’Alberti en ce qu’il « se fonde sur la mesure du corps humain pour », tout en traçant
sa fenêtre, « construire l’espace de la représentation »9. Mais voilà l’intérêt de la
chose, comment l’irreprésentable peut-il avoir lieu dans l’espace de la
représentation ? Comment l’incommensurable peut-il intervenir dans un lieu régi par
les lois de la commensurabilité ?

1
Ibid., p. 91.
2
Ibid., p. 35.
3
Ibid., p.176
4
Cf. Popelard, M.-D. Moi Gabriel, vous Marie : l’Annonciation, une relation visible. Ed. Bréal, Rosny-sous-
bois, 2002.
5
Arasse, Daniel. L’annonciation italienne. Op. Cit., p. 13.
6
Piero della Francesca, De la Perspective en peinture (De prospectiva pingendi) (1576), J.-P. Le Goff (trad.) Ed.
In Medias Res, Paris, 1998, Livre premier, p. 39.
7
J.-P. Le Goff « Introduction » in Piero della Francesca, De la Perspective en peinture (De prospectiva
pingendi). Op. Cit., p. 32
8
Arasse, Daniel. L’annonciation italienne. Op. Cit., p. 49.
9
Ibid., p. 12

203
L’Incarnation, l’irreprésentable de l’Annonciation, ne sera pas « représentée
sous forme métaphorique » dans la représentation mais elle sera « visualisée par
l’écart » que la « présence » d’un certain objet – un édicule central dans le cas de
Ambrogio Lorenzetti, une plaque de marbre chez Piero della Francesca – va
introduire dans la proportionnalité du dispositif même de la perspective. L’intérêt
réside sur le fait que « le mode de présentation de cet objet » est lui-même « produit
par ce même dispositif »1.

Pour le dire en deux mots, Daniel Arasse démontre, qu’utilisée d’une manière
paradoxale, la perspective peut avoir la capacité de « visualiser », de « mettre en
scène » ou de « donner figure »2 à l’Incarnation.

L’édicule sublimé d’Ambrogio Lorenzetti et l’image de l’Incarnation de Biagio


du Goro Ghezzi

Nous ne prendrons appui que sur quelques Annonciations analysées par


Arasse. Tout d’abord sur celle d’Ambrogio Lorenzetti, peinte entre 1340 et 1344 à
l’abbaye de San Galgano à Montesiepi et sur celle de Biagio di Goro Ghezzi, peinte en
1368 à l’église San Michele à Paganico. La première fait partie du groupe des
Annonciations dont la perspective pose un problème, la seconde, même si elle reprend
la disposition générale de Lorenzetti, fait usage d’une perspective sans problème.

L’Annonciation de Montesiepi3 est une fresque peinte derrière l’autel de la


chapelle de l’abbaye de San Galgano (Ill. 3). L’articulation de l’architecture réelle et
de l’architecture peinte de cette fresque va jouer le rôle principal dans la visualisation
de la venue de l’invisible dans le visible. L’image est organisée autour d’une fenêtre
réelle qui est entourée par un édicule peint. Cet édicule constitue l’objet dont nous
avons parlé plus haut : celui dont le mode de présentation permet de représenter ce
que dans l’Annonciation est irreprésentable. Comme dans la plupart des
Annonciations4, Gabriel est placé à gauche et Marie à droite mais l’originalité
d’Ambrogio Lorenzetti est qu’il a représenté la Vierge accrochée à une colonne dans
une réaction de peur panique5 à l’arrivée de l’Ange (Ill. 4).
1
Ibid., p. 35.
2
Nous remarquons que même si Daniel Arasse dit implicitement que la perspective a la capacité de
« représenter » l’irreprésentable, il met plutôt l’accent sur ces trois termes de « visualiser », « mettre en scène »
et « donner figure ». Tout au long de son ouvrage l’historien de l’art souligne que ce que l’image représente est
ce qui est visible de « l’intervention du divin dans l’histoire humaine », soit le récit de l’Annonciation. Mais il
démontre que l’utilisation paradoxale de la perspective permet la « visualisation » de « l’invisible dans le
visible » et d’autres oxymores empruntés à saint Bernardin de Sienne. Quand le jeu de la perspective
architecturale intervient, la perspective permet de visualiser la « venue du Verbe dans le corps de la Vierge » en
tant que « lieu » humain de l’Incarnation. Cette dernière est l’irreprésentable de l’Annonciation mais le jeu du
dispositif perspectif permet de la « mettre en scène » et de « donner figure » à la venue de l’invisible dans la
vision. Ibid. p. 41, 49, 53-54.
3
Ibid., p.p. 78-83.
4
C’est à Masaccio qu’on attribue l’ « imagerie spatiale » de la plupart des Annonciations renaissantes.
L’Annonciation perdue de Masaccio comportait des nombreuses colonnes et « l’Ange et la Vierge étaient situés
de part et d’autre d’une percée centrale de l’architecture peinte » Ibid. p. 20.
5
Le peintre l’avait représentée dans cette position mais les moines de San Galgano l’ont modifiée quelques
années plus tard. Ils l’ont représentée en tournant la tête vers l’Ange dans une pose classique d’acceptation.

204
Comme nous l’avons dit l’Annonciation relate l’intervention du divin dans
l’histoire humaine. Dans la fresque de Montesiepi cette irruption du divin dans le
lieu humain est en effet représentée par la figure de l’Ange qui porte la palme et qui
entre dans la chambre de la Vierge, mais elle est visualisée par la manière dont
l’édicule central est mis en scène : cet objet, cette architecture peinte qui entoure la
percée de l’architecture réelle, devient « une figure « dissemblable » de l’Infini
entrant dans le fini ».

Quel est alors le mode de présentation de cet objet ? Il est en relief, en excès par
rapport au plan de la représentation. Loin de créer une fuite vers le fond, le peintre
crée un effet de venue vers l’avant de cet élément. La scène a lieu dans la chambre
virginale mais l’architecture de l’édicule centrale n’appartient pas à l’architecture de
cette chambre. Ainsi, Lorenzetti introduit une discontinuité dans la représentation.
Autrement dit, il y a une articulation entre l’architecture peinte et l’architecture réelle
(l’édicule en excès entourant la fenêtre réelle). Cette articulation « donne à voir
l’irruption surnaturelle du divin qui disloque le lieu humain de Marie ». Cette
dislocation est élaborée par le peintre à travers la discontinuité de l’édicule central
par rapport à la chambre virginale.

La question s’impose : comment cette articulation donne-t-elle figure à


l’irreprésentable de l’Annonciation ? Nous venons de relever que ni l’édicule central
ni la fenêtre qu’il entoure n’appartiennent à la demeure de Marie. L’architecture de
cette chambre fait voir, en haut, une frise ornée et, en bas du mur, une plinthe qui ne
se trouvent plus dans l’architecture de l’édicule. Le motif décoratif de celui-ci est
sensiblement différent de celui de la frise de la chambre virginale. En outre, il est
plus élevé que celle-ci et descend plus bas qu’elle. La continuité et la cohérence de la
frise et de la plinthe, que nous trouvons de l’un et de l’autre côté de la demeure de
Marie (du côté de l’Ange et du côté de la Vierge), viennent à être « disloquées » par
l’intrusion de l’édicule central. Le fait que celui-ci n’appartienne pas à l’architecture
de la chambre mariale crée un effet particulier : on le perçoit comme « un
surgissement, comme une projection vers l’avant de ce qui se passe à travers la
fenêtre (réelle) de la chapelle ». Et ce qui se passe à travers cette fenêtre, c’est
l’irruption de la lumière.

Ainsi, cet édifice central constitue une « projection architecturée » de la


lumière qui traverse la percée réelle de la chapelle. Ce passage de la lumière place la
fresque à contre-jour tout en la couvrant d’ombre comme Dieu couvrit la Vierge
Marie, tel que le relate la troisième salutation angélique : « La Vertu du Très Haut te
couvrira de son ombre » (Luc I, 35). Comme le souligne Lucien Legrand, « on est ici
au cœur du récit de l’Annonce à Marie »1. Mais, chez Lorenzetti la peinture le
« réalise » : l’édicule peint au centre de l’image est une projection architecturée de la
lumière en ce qu’il « fixe la trace, le souvenir et l’attente de ce moment où l’irruption
de la lumière divine couvre Marie de son ombre paradoxale ». Cette architecture
peinte qui disloque l’architecture virginale et qui vient à écarteler son unité, cette

1
L’Annonce à Marie, Op. Cit., p. 81.

205
intrusion d’un corps en excès est la figure de l’irreprésentable irruption du
« contenant dans le contenu ».

L’édicule central qui encadre la fenêtre réelle devient le contenant qui fait
irruption dans le contenu. Nous pouvons dire – et l’historien de l’art l’évoque mais
d’une manière implicite – qu’il s’agit de la logique de la fenêtre albertienne mais
inversée : la fenêtre ne s’ouvre pas pour permettre l’instauration du lieu de l’historia,
mais elle fait irruption dans ce lieu en tant que cadre. L’édicule devient ainsi le
contenant de l’historia de l’Annonciation qui ne la contient plus mais qui fait
irruption dans son lieu. C’est la venue de la fenêtre du tableau dans le tableau : si la
fenêtre d’Alberti troue fictivement le mur pour permettre de le recouvrir après avec
de l’histoire, l’édicule de Lorenzetti donne figure à ce trou, c’est donc la figuration du
trou dans le lieu visible de l’histoire. Nous pourrions aller jusqu’à dire que l’édicule
central de Lorenzetti donne figure à l’ouverture du tableau avant d’être recouvert,
avant d’être « refermé »1. C’est ainsi que le lieu virginal, le contenu, est écartelé par
l’édifice central, le contenant. Cet écartèlement est justement la figure de la terrifiante
irruption divine. Arasse va jusqu’à suggérer de considérer cet objet « comme la cause
de la terreur de Marie ».

L’irreprésentable n’est pas trop joli à voir ; le trou de notre histoire nous
effraie. Et l’historien de l’art de conclure : « La structure architecturale de cette
Annonciation donne figure à la « survenue » de Dieu dans le corps de Marie, […] une
survenue qui n’est autre que celle de Dieu en l’homme, celle de l’Incarnation »2.

L’Annonciation de Paganico3 (Ill. 5) est organisée tout autrement. Même si


Biagio di Goro Ghezzi reprend la disposition générale de l’Annonciation de
Montesiepi, il en change toutefois l’esprit car il se sert de la perspective pour
construire une représentation dont le caractère est purement narratif. Le récit de
l’Annonciation est articulé d’une manière tellement imagée – ou mieux dit
imaginarisée – qu’il ne reste plus rien d'effrayant. A Paganico, il y a aussi une fenêtre
au milieu de l’image mais elle ne joue aucun rôle particulier. Elle se trouve dans une
embrasure dont le motif décoratif de la partie basse ne s’accorde pas à la base de
l’architecture peinte. Celle-ci n’est pas vraiment unifiée – comme le sera après la
construction légitime d’Alberti – au contraire, sa symétrie est amoindrie et cet
amoindrissement accentue la dimension narrative de la représentation. L’architecture
de l’Ange est sensiblement différente de celle de la chambre mariale. Ici, Gabriel n’est
pas représenté dans la chambre virginale et son édicule comporte un auvent de tuiles
qui désigne la partie intermédiaire de l’embrasure comme un extérieur. D’après
Arasse, ceci permet au peintre d’accentuer la « narrativisation » de la scène. Biagio di
Goro Ghezzi représente ce qui dans l’Annonciation peut être narré dans une
architecture à diverses ouvertures lui permettant d’articuler le récit : l’Ange est placé
à gauche dans un édicule carré et, au-dessus de lui, la figure de Dieu le père, dans le

1
Wajcman, G. : « Ouvrir un tableau, mais c’est avant de le recouvrir ; ouvrir un tableau pour le recouvrir, et, en
un sens, le refermer, plus ou moins » in Fenêtre, Chroniques du regard et de l’intime. Ed. Verdier, Paris, 2004,
p. 92.
2
Arasse, Daniel. L’annonciation italienne. Op. Cit., p. 83.
3
Ibid., p.p. 87-88.

206
ciel, est entouré de chérubins intégrant ainsi l’ensemble de la représentation ; Marie
est placée à droite dans sa chambre et au-dessus d’elle, mais du côté de l’embrasure,
la figure de la colombe est représentée quand elle entre par une fenêtre dans le lieu
de la Vierge. Cet étage supérieur donne à voir un mur crénelé et des portes,
simultanément ouvertes et fermées. Il s’agit d’une allusion aux vertus de la Vierge
qui est qualifiée par Saint Bernard de « château dans lequel est entré Jésus, ayant la
tour de l’humilité et le mur de la virginité »1.

Le récit de l’Incarnation divine est articulé, d’une part, à travers la figure de la


colombe par laquelle l’immaculée conception est réalisée et d’autre part, par la figure
qui se trouve peinte dans l’ouverture équivalente sur la gauche : l’image de l’Enfant
(Ill. 6). De la sorte cette fresque « impose visuellement une temporalisation de
l’Incarnation » : l’Ange est représenté en vol et à l’instant même de son arrivée, Dieu
le Père demeure dans son « lieu », dans le ciel, tandis que l’Esprit saint, la colombe, a
presque atteint le lieu virginal suivit de l’Enfant qui « se prépare à franchir
l’intervalle central ». La Trinité est représentée donc selon cette iconographie : Dieu le
père, la colombe, l’Enfant.

Et l’historien de l’art de conclure : « à Paganico, tout est devenu visible dans


l’historia de l’Annonciation et celle-ci peut suivre le cours attendu d’un récit
« normal » ».

La thèse générale de Daniel Arasse est que la perspective peut avoir pour
fonction de donner figure, visualiser et mettre en scène 2 la venue de l’invisible dans
le visible3. Nous avons évoqué comme quelque chose d’évident le fait que cette thèse
se rapproche de la sublimation. Eclairons maintenant cette évidence et posons tout
d’abord la question qui s’impose : dans la sublimation, s’agit-il de « visualiser », de
« mettre en scène » ou de « donner figure » à la venue de la Chose, l’invisible, dans
l’objet, le visible ? Remarquons d’abord qu’il y a deux propositions que nous
pouvons dégager de l’étude d’Arasse par rapport à l’irreprésentable : ce qui est
visualisé est 1° l’invisible dans le visible, 2° la « venue »4 de l’invisible dans le visible.

1
Cité in Ibidem. p. 87. Arasse reprend une citation apparue dans Freuler G. Biagio di Goro Ghezzi a Paganico,
Florence, 1986, p. 47.
2
Daniel Arasse utilise presque indifféremment ces trois termes. C’est la perspective qui visualise, met en scène
ou donne figure. Cependant il y a des Annonciations, surtout les vénitiennes, qui accentuent plutôt le côté
théâtral de la peinture et par là la mise en scène (Arasse consacre tout un chapitre à l’Annonciation à Venise).
Nous utiliserons ces trois termes en suivant notre historien de l’art.
3
De tous les oxymores que Daniel Arasse emprunte à saint Bernardin de Sienne, celui de « la venue de
l’invisible dans le visible » a une priorité pour l’historien de l’art. A nos yeux il y a deux raisons à cela :
a) le « visible » a affaire à l’historia que le cadre du tableau, la fenêtre albertienne, permet de contempler.
N’oublions pas que pour Alberti « ce qui ne relève pas de la vue ne concerne en rien le peintre. En effet
le peintre ne s’applique à imiter que se qui se voit sous la lumière ». Leon Battista Alberti, « De la
peinture » (De Pictura), 1435, J.L. Schefer, (trad.) Ed. Macula, Dédale, Paris, 1992, Livre I, p. 75.
Mais, soulignons que même si l’histoire comme telle ne relève pas du visible, il y a pourtant dans la
peinture –et grâce à la fenêtre albertienne- un « nouage du visible au dicible ». Wajcman, G. Fenêtre.
Op. Cit., p. 54.
b) la « venue » de l’invisible dans le visible ou de l’éternel dans le temps ou du contenant dans le contenu,
est elle-même invisible. Nous pourrons aller jusqu’à dire que l’invisible comme tel est cette « venue »
et le visible est l’oxymore une fois mis en scène par la perspective.
4
Arasse utilise aussi bien le terme de « venue » comme ceux de « survenue », « irruption » ou « intrusion ».

207
Dans l’une, il s’agit de l’objet, dans l’autre de l’acte : la première proposition pose que
la perspective permet de donner figure à l’invisible, ce qui suppose que quelque
chose, un objet, sera la figure de cet irreprésentable qu’est l’invisible ; dans la
deuxième, ce à quoi la perspective donne figure c’est à l’acte lui-même, en
l’occurrence l’acte de l’Incarnation : la venue de Dieu invisible dans la chair visible de
l’homme. La formule de la sublimation implique un objet, l’objet imaginaire, qui sera
élevé à la dignité de la Chose. De la sorte, elle est plus proche de la première
proposition.

Prenons appui sur les deux Annonciations dont l’analyse a été empruntée à
l’étude d’Arasse. Celle de Lorenzetti concerne les deux propositions car elle met en
scène un certain objet, une architecture peinte autour d’une fenêtre de l’architecture
réelle, qui étant en excès fait irruption dans le tableau en donnant ainsi figure à
l’irreprésentable. Celle de Biagio di Goro, en accentuant la narration du récit de
l’Annonciation, s’écarte radicalement de ces deux propositions.

Ainsi, nous posons que ces deux peintures montrent la différence entre l’objet
imaginaire non-sublimé et l’objet imaginaire sublimé. Pour le démontrer nous
reprendrons quelques unes des propositions avancées dans notre Tableau XVII1 :

Du côté d’Ambrogio Lorenzetti, l’objet sublimé dans l’Annonciation de


Montesiepi est l’édicule central :

- Il est une image vidée d’imaginaire : l’édicule central représente l’image d’une
architecture peinte qui ne contient aucune image ; il ne renferme que le trou réel
d’une fenêtre.

- Il est vidé de signification : il s’agit d’un édifice qui ne raconte rien, qui ne veut rien
représenter au niveau iconologique et qui se trouve en excès par rapport au plan de
la représentation.

- Il est une représentation imaginaire de Das Ding : il est la figure de l’irreprésentable


irruption du contenant dans le contenu.

- Il est isolé et élevé à sa dignéité : l’édicule central ne fait pas partie de la chambre
virginal, il n’est pas inscrit dans la continuité ni dans la cohérence de l’architecture
mariale, au contraire il vient disloquer ce lieu tout en étant mis en avant.

- Il ne s’agit que d’un vide cerné : l’édicule central entoure littéralement le trou de la
fenêtre de l’architecture réelle.

- Il est une sorte de lien entre le symbolique et le réel : le trou réel de la fenêtre fait
irruption dans la représentation du récit symbolique de l’Annonciation.

1
Cf. notre chapitre 2.3. « Sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme paradigme de
la sublimation », p. 168.

208
- Il est un objet organisé pour faire apparaître le domaine de la Chose : il est un corps en
excès qui entoure une fenêtre dont la lumière couvre d’ombre tout le reste de
l’image ; il s’organise de telle manière qu’il fait apparaître l’ombre de la lumière.

- La structure signifiante en fait le tour : le récit de l’Annonciation est représenté autour


de cet édifice central qui se trouve isolé et mis en avant.

Du côté de Biagio di Goro : il n’y a que l’objet imaginaire comme tel, soit
l’histoire visible de l’Annonciation :

- Il est une image pleine d’imaginaire : tout est visible dans cette fresque, tout est
représenté en image même le lieu de Dieu le père.

- Il est plein de signification : les images de cette Annonciation signifient quelque chose :
le mur crénelé et les fenêtres font allusion, et aux vertus de Marie et à son château ; la
Trinité est représentée à partir des trois images de l’Enfant, la colombe et Dieu le
père.

- Il est une représentation imaginaire de die Sache : il ne s’agit que de la représentation


imaginaire de l’artiste sur le récit de l’Annonciation, soit de la chose articulée en
parole.

- Il est inscrit dans la relation narcissique : il n’y a aucun objet isolé, tout est articulé
dans une narration « normale » qui devient un récit imaginarisé.

- Il ne s’agit que de l’image au miroir : Le peintre reprend, comme en miroir, l’image du


dispositif général de l’Annonciation d’un autre peintre, Lorenzetti.

- Il est un obstacle entre le symbolique et le réel : l’image de Dieu le père qui envoie
l’Esprit saint, celle de celui-ci représenté par la colombe qui rentre dans le château de
Marie et celle de l’Enfant qui s’apprête à franchir l’intervalle de l’embrasure, ces trois
images viennent à recouvrir le vide que laisse l’irreprésentable de l’Annonciation. En
le mettant en image, cette fresque empêche toute questionnement sur ce mystère.

- Il est l’objet qui rejoint la structure de la réalité : cette image impose visuellement une
temporalisation de l’Incarnation qui rend claire et compréhensible la réalité
imaginaire de l’Annonciation ; la structure narrative de cette image rejoint celle de
n’importe quelle histoire vécue et racontable dans la réalité.

La logique d’Ambrogio Lorenzetti et la logique de la sublimation

L’édicule central de l’Annonciation de Montesiepi est un objet sublimé, soit un


objet qui a valeur de re-présentation de la Chose, car il est la figure de
l’irreprésentable irruption du contenant dans le contenu. Alors pour éclaircir les
choses nous préciserons : donne-t-il figure à l’invisible ou à la venue de l’invisible

209
dans le visible ? Eh bien, nous dirons qu’il accomplit les deux. D’une certaine
manière nos deux propositions finissent par se mordre la queue, tels deux serpents,
vu que la venue de l’invisible dans le visible (proposition 2) est elle-même invisible
(proposition 1), cette phrase constituant une troisième proposition. L’édicule central
de la fresque de l’artiste siennois est la figure de l’invisible irruption de l’invisible
dans le visible. Voilà « la logique d’Ambrogio Lorenzetti »1.

C’est la manière dont l’édicule central est mis en scène qui lui permet de
donner figure à l’irreprésentable, ce qui revient à dire qu’il met en scène
l’irreprésentable. Or, il faut dire que cette logique est celle du « problème de la
perspective » étudié par Daniel Arasse. Elle est alors la logique des Annonciations
italiennes du XIVè au XVIè siècles, où l’emploi de la perspective est paradoxal 2. Ceci
revient à dire qu’elle est la logique d’une peinture qui parvient à visualiser l’invisible
de l’histoire visible de l’Annonciation.

L’intuition de l’historien de l’art 3 constituée par ce problème artistique est en


accord avec cette remarque de Lacan qui réintroduit le facteur historique dans « le
problème de la sublimation » : « il n’y a pas d’évaluation correcte possible de la
sublimation dans l’art si nous ne pensons pas à ceci, que toute production de l’art,
spécialement des Beaux Arts, est historiquement datée »4. L’affinité paradoxale entre
la perspective et le thème de l’Annonciation a une date : « du Trecento au
Cinquecento ». Elle ne s’est pas présentée avant et elle ne se présentera pas après.
Avec la « révolution caravagesque […] la Renaissance est terminée »5 et avec elle ce
que nous pouvons appeler la sublimation renaissante du peintre6. Pour le psychanalyste
qui s’intéresse à la sublimation, et par là à l’art, ce facteur historique est « un élément
absolument essentiel » qui est mis par Lacan « sous le registre du culturel »7.

1
Daniel Arasse titre de cette manière le chapitre concernant les trois Annonciations d’Ambrogio Lorenzetti dont
il fait l’analyse tout en démontrant que les trois tableaux suivent la même logique. Op. Cit., p.p. 59-93. Il nous
dit aussi que cette logique « reste exceptionnelle, singulière et, donc, isolée » p. 95. Ce que nous appelons la
logique d’Ambrogio Lorenzetti est constituée de ces trois propositions que nous venons de dégager et non pas de
la « logique des lieux » dont parle l’historien de l’art.
2
Il faut souligner que cette logique, telle que nous la dégageons, se rapproche du « schéma perspectif proposé
par Masaccio ». Nous avons déjà mentionné que c’est plutôt à ce peintre qu’on attribue « l’invention de la
nouvelle « imagerie spatiale » de l’Annonciation qui voit le jour en Toscane dans le deuxième quart du siècle
(XVè) » Ibid., p. 19. La structure du dispositif perspectif de Masaccio repose sur l’articulation perpendiculaire de
l’axe parallèle au plan de la représentation et de celui perpendiculaire à ce même plan. Le premier met les
figures de l’Ange et la Vierge face à face, le second, organise la fuite des architectures. L’articulation de ces
deux axes valorise au centre de l’image la zone qui sépare les deux figures. Ce schéma perspectif « contribuait
[…] à indiquer le sens non visible de l’histoire visible de l’Annonciation » soit la logique qui nous importe. Ibid.,
p.p. 28, 27.
3
Nous la répétons : « du Trecento au Cinquecento, il avait existé dans la peinture italienne une affinité
particulière entre Annonciation et perspective » Arasse, D. L’Annonciation italienne. Op. Cit., p. 9.
4
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », in Op. Cit., p. 128.
5
« En 1608-1609, Caravage réalisera à son tour une Annonciation, dont la structure repose sur le contraste
violent de la lumière et de l’ombre et sur l’équilibre dynamique des corps. Aucune construction géométrique de
l’espace ne vient plus cadrer la composition. La force de rupture de la « révolution » caravagesque est d’autant
plus sensible qu’on y retrouve de nombreux éléments élaborés par les peintres du XVIè siècle. La Renaissance
est terminée » Arasse, D. Ibid., p. 294
6
Pour le titre de notre chapitre nous avons favorisé plutôt un terme, celui de « mise en scène », qui souligne la
logique de cette sublimation historiquement datée et le côté « présentation » des objets de la sublimation.
7
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », in Op. Cit., p.p. 128-129.

210
Pouvons-nous rapporter la logique de Lorenzetti à celle de la sublimation ?
Peut-on dire que l’objet sublimé est en même temps la figure de l’opération même de
la sublimation ? L’objet sublimé est-il une re-présentation imaginaire de l’élévation
d’un objet à la dignité de la Chose ? Ces questions nous obligent à revenir à notre
toute première question : dans la sublimation, s’agit-il de visualiser la venue de la
Chose dans l’objet ? A partir des trois propositions dégagées de la logique du peintre
italien, nous posons trois propositions pour la logique de la sublimation : 1° l’objet
sublimé re-présente la Chose, 2° l’objet sublimé re-présente la venue de la Chose
dans l’objet, 3° la venue de la Chose dans l’objet est irreprésentable. La deuxième
proposition suppose que la sublimation a, en effet, affaire à la venue de la Chose
dans l’objet.

Or, la formule lacanienne est élever un objet à la dignité de la Chose et sa


logique implique que c’est l’objet imaginaire qui vient occuper la place vide de la
Chose : un objet vient dans le Vide pour le recouvrir. Dans un premier temps, il semble
que la logique du peintre est une sorte de sublimation inversée car elle pose plutôt
que la Chose vient dans l’objet. Néanmoins, rappelons ce que nous avons dit sur la
logique lacanienne de la sublimation : elle va de l’objet imaginaire qui recouvre le
vide symbolique laissé par la Chose réelle au dévoilement de ce même vide comme
Chose1. En prenant appui sur la logique de Lorenzetti nous pouvons maintenant dire
que la sublimation va de la venue d’un objet dans le Vide (ce qui implique un
mouvement vers le haut, une élévation) à la venue de la Chose dans l’objet (ce qui
implique un mouvement vers le bas, une descente2).

Pour répondre à la deuxième question, celle qui interroge l’objet sublimé


comme figure de l’opération de la sublimation, nous reprenons l’exemple
paradigmatique de la sublimation pour Lacan, l’amour courtois. Tout en suivant nos
propositions nous posons : 1° un objet vient dans le Vide : en tant qu’elle est l’objet
élevé à la dignité de la Chose, la Dame courtoise vient dans le Vide ; elle vient à
recouvrir le vide symbolique laissé par la Chose réelle en tant qu’irreprésentable
pour le sujet. C’est la « précieuse icône » de Raoul de Soissons ; elle est une
représentation imaginaire qui vient à la place de la Chose tout en étant contournée
par les rites et les vers des troubadours et trouvères ; cette précieuse icône est ainsi
isolée et cernée par la structure signifiante de la poésie courtoise qui devient une
barrière qui rend la Dame inaccessible et effrayante comme l’est la Chose. Ainsi la
précieuse icône devient « l’objet où » Gace Brulé « s’abîme » et « trouve la mort ».
C’est aussi la « douce prison » de Thibaut de Champagne qui, remarquons-le est au
même temps la Dame et la prison qui tient le poète à distance de cette même Dame
comme Chose ; 2° la Chose vient dans l’objet : c’est dans cette même Dame courtoise,
qui couvre le vide en tant qu’objet sublimé, que le Vide cruel se dévoile. Il se dévoile
à l’intérieur de cette même Dame courtoise comme Chose. Le Vide vient donc dans la

1
Cf. notre chapitre 2.3. « Sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme paradigme de
la sublimation », p.p. 162-168.
2
Nous étudierons plus tard cette dialectique de l’élévation et de la descente : une première fois dans notre
chapitre suivant 3.2. « La sublimation contemplative : montée anagogique et élévation de l’âme dans l’œuvre de
Hugues de Saint-Victor », p.p. 241-243 et une deuxième fois dans nos chapitres : 4.2. « Créer un vide :
architecture », p.p. 319-322, 333-338 et 4.2.2. « Verticalité », p.p. 344-361.

211
Dame. C’est la Dame d’Arnaud Daniel comme « trompette puante » qui montre,
précisément, le « vide qu’il y a » dans son « cloaque » ; 3° la venue de la Chose dans
l’objet est irreprésentable : la venue du Vide dans la dame sublimée est irreprésentable
mais nous voyons bien que l’amour courtois est, avec ces rites et poèmes, la mise en
scène, la présentation de cette venue.

Elever un « corps » à la dignité de « Lieu »

Si l’édicule central de la fresque de Lorenzetti occupe la même place que la


Dame courtoise c’est parce que la fresque du peintre occupe la même place que
l’amour courtois du poète. Ainsi nous répondons affirmativement à notre question
car la Dame chantée est à la poésie courtoise ce que l’édicule peint est à
l’Annonciation de Montesiepi : l’un est l’autre donnent figure à l’irreprésentable. La
mise en scène de l’édicule central permet de visualiser l’invisible irruption du
contenant, la fenêtre, dans le contenu, le tableau, il est une figure de cette irruption.
De même, la Dame dans le tableau de l’amour courtois est une figure de l’opération
de la sublimation, elle a donc valeur de re-présentation de l’élévation d’un objet à la
dignité de la Chose. N’oublions pas que l’hystérique s’élève d’elle-même à la dignité
de la Dame de l’amour courtois, soit à la dignité d’un objet qui re-présente la Chose1.

Si la Chose est le « lieu élu où se produit la sublimation »2, alors la sublimation


opère pour élever un objet à la dignité du lieu où se produit cette élévation. Etant
donné que l’objet sublimé est une re-présentation de la Chose, alors il est aussi une
re-présentation du Lieu où se produit l’élévation à sa dignéité. Ceci est logique. Mais
pour démontrer que cette logique nous permet de répondre affirmativement à la
question de l’objet sublimé comme figure de l’opération de la sublimation revenons à
l’amour courtois et aux Annonciations.

Rappelons que notre Dame courtoise – en tant qu’objet qui vient dans le Vide –
n’est qu’une représentation imaginaire de notre Dame Céleste : cette Vierge de
laquelle on dit qu’elle est « un château dans lequel est entré Jésus »3. Si dans
l’Annonciation de Paganico ce château est représenté au-dessus de la Vierge, dans sa
forme la plus imaginaire d’un mur crénelé et d’une succession de portes ouvertes et
fermées ; dans celle de Montesiepi notre Dame du Ciel devient cet édicule central qui
figure l’irreprésentable de l’entrée de Jésus dans la Vierge – la venue de la Chose dans
l’objet. Reprenant les mots de notre historien de l’art qui dit que « c’est la mise en jeu
de la perspective elle-même qui visualise la venue de l’Infini dans le fini par
l’intermédiaire d’un « corps » »4, soit l’édicule peint, nous dirons que c’est la mise en
jeu de la poésie de l’amour courtois elle-même qui visualise la venue de la Chose
dans l’objet par l’intermédiaire d’un « corps », la Dame chantée. Tout ceci nous
permet de nous rendre compte de ce que la logique de l’emploi paradoxal de la

1
Cf. notre chapitre 2.3. « La sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme paradigme
de la sublimation », p.p. 170-171.
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » Op. Cit., p. 253.
3
Citation de Saint-Bernard. Cf. note 1, p. 207.
4
Arasse, D. L’Annonciation italienne. Op. Cit., p. 89.

212
perspective montre le paradoxe de la sublimation : l’objet sublimé est simultanément
objet et vide.

Si dans la sublimation un objet vient dans le Vide ce n’est que pour rendre
possible la venue de la Chose dans l’objet. Car la simple venue d’un objet dans le
Vide n’est que le recouvrement de ce Vide, c’est l’objet imaginaire en tant que tel qui
n’est élevé à aucune Autre dignité : c’est la fresque de Biagio di Goro qui recouvre le
vide de l’irreprésentable de l’Incarnation avec les trois images de Dieu le père dans le
ciel, la colombe entrant dans le château de la Vierge et l’Enfant qui le suit juste après.
Nous pouvons dire que si l’objet sublimé représente la venue de la Chose dans l’objet
c’est parce qu’en fonction du degré de sublimation cet objet n’est que le bord d’un
vide cerné, tel l’édicule entourant le trou central de la fenêtre réelle.

Rappelons la collection de Jaques Prévert évoquée par Lacan 1 pour parler de


l’objet sublimé : il ne s’agissait que des boites vides, des bords de vide en carton, qui
s’emmanchaient les uns les autres, telle une « copulation de trous »2 pour reprendre à
nouveau l’expression de Gérard Wajcman.

Ce que nous apprend la sublimation renaissante, c’est qu’elle élève un « corps »


à la dignité de « Lieu », dans l’occurrence le lieu de l’Incarnation. Quand la
perspective se met au service de l’irreprésentable, c’est-à-dire quand la perspective
des peintres est paradoxale, elle n’élabore pas la « spaciosité mesurable et
parcourable de l’historia albertienne » mais elle « sert à construire le lieu architectural
de la Vierge, réceptacle de l’Incarnation »3.

Notre formule de la sublimation renaissante exige quelques éclaircissements. De


quel « corps » et de quel « Lieu » s’agit-il ? Comme le souligne Daniel Arasse, « du
début du XIVè siècle à la fin du XVIè, la pensée de l’espace demeure globalement
aristotélicienne et correspond donc plus à un théorie des lieux qu’à une théorie de
l’espace »4. Pour Aristote « toute chose est quelque part, c’est-à-dire dans un lieu »5,
le lieu étant, et « l’enveloppe première de ce dont il est le lieu »6 et « la limite du corps
enveloppant »7, c’est-à-dire cette « partie d’espace dont les limites coïncident avec le
corps qui l’occupe »8. On parle donc du corps, comme « corps enveloppé » et du Lieu
comme « enveloppe », c’est-à-dire d’un « corps contenu » et du « lieu contenant »9.

1
In « L’éthique de la psychanalyse », Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 136.
2
Wajcman, G. Collection. Ed. Nous, Caen, 1999, p. 54. Cf. aussi la note 1, p. 163 du chapitre 2.3. « La
sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme paradigme de la sublimation ».
3
Arasse, D. L’Annonciation italienne. Op. Cit., p. 175. Ici l’historien de l’art fait référence au tableau de
Benedetto Bonfigli, 1450-1453 où le « traitement perspectif de l’architecture mariale » suscite une « tension
entre planéité et profondeur » Ibid., p. 171.
4
Ibid., p. 13-14.
5
Aristote, Physique I-IV. Carteron H. (trad.), éd. Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 124.
6
Ibid., p. 130.
7
Ibid., p. 132. Le « corps enveloppé » est celui qui est mobil, le corps enveloppant, est au fond, l’enveloppe
immobile du corps enveloppé : « la limite immobile immédiate de l’enveloppe, tel est le lieu ». p. 133.
8
Arasse, D. L’Annonciation italienne. Op. Cit., p. 175.
9
Cf. notre chapitre 4.1.5. « Mettre autre chose à la place du Vide : l’architecture comme corps-tenu » où nous
approfondissons les notions de contenant et de contenu, p.p. 291-294.

213
Même s’il y a une différence1 entre la « logique des lieux » d’Ambrogio
Lorenzetti (XIV siècle) et « la construction du lieu de l’historia » établie par la théorie
d’Alberti (XVè siècle), ce qui nous intéresse ici c’est que dans l’une comme dans
l’autre, un « corps contenu » peut être élevé à la dignité du « lieu contenant », il suffit
d’employer paradoxalement la perspective. Une des innovations d’Ambrogio
Lorenzetti est le cadrage de l’historia 2, ce cadrage produit l’effet de percevoir les
figures dans les lieux qu’elles occupent. Ainsi l’édicule central de l’Annonciation de
Montesiepi est un corps qui se trouve dans la fresque faisant partie du corps
enveloppé, mais l’édicule étant en excès, il encadre à son tour la percée central et
disloque le lieu dans lequel il fait irruption. Il devient ainsi le lieu enveloppant qui
fait irruption dans le corps enveloppé dont il fait aussi partie. Nous voyons bien que
le lieu dans lequel ce corps fait irruption, le lieu de Marie, n’est pas le même que le
Lieu à la dignité duquel la sublimation renaissante l’élève, le Lieu de l’Incarnation. Le
premier est un lieu visible, le deuxième est invisible.

Pour éclairer ceci il faut approfondir la notion de la fenêtre albertienne 3. Cette


fenêtre qu’Alberti trace - et qui constitue l’acte inaugural de peindre - « affirme
l’unité global d’un lieu, celui de l’historia »4. Il revient à la perspective géométrale, au
moyen d’une grille, de construire ce lieu. Mais pour qu’il y ait de l’histoire, pour que
« le monde soit le lieu d’une histoire » 5 il faut d’abord ce cadre qu’est la fenêtre.
Celle-ci est, comme le souligne G. Wajcman, la « condition de l’histoire »6, et par là, la
condition de « toute « vision du monde »7. Ce que la grille perspective permet de
construire est donc « la « spaciosité » unifiée du lieu »8.

C’est cette spaciosité qui répond à la définition aristotélicienne du lieu, elle est
l’enveloppe, le contenant de l’histoire. Celle-ci est conçue comme le « corps »9
1
L’espace du peintre siennois, étant aristotélicien, demeure la « somme des lieux occupés par des corps ». La
fonction de la perspective est, chez lui, de construire géométriquement un « lieu » pour chaque « corps ». Il
s’agit donc d’une série des lieux juxtaposés. Chez Alberti, l’espace pictural, étant lui aussi aristotélicien, est
conçu comme la « somme des lieux » composant l’histoire. Mais le lieu de l’histoire est unifié et construit en
fonction du point de vue du spectateur. C’est justement cette idée d’un œil du spectateur que Lorenzetti ne
pouvait pas concevoir. Cf. Ibid., p.p. 91-92.
2
« En faisant coïncider la limite du lieu représenté et celle du support de la représentation, Lorenzetti cadre sa
représentation et donne ainsi au bord lui-même une fonction capitale ; le bord (bord physique du panneau et bord
représenté de l’architecture peinte) délimite activement la représentation, acquérant ainsi la fonction qui pourra
désormais être la sienne dans la peinture classique : assurer et affirmer l’autonomie interne de la représentation
par rapport au monde extérieur ». Arasse, D. L’Annonciation italienne. Op. Cit., p. 65.
3
Rappelons le célèbre paragraphe d’Alberti : « Je parlerai donc, en omettant toute autre chose, de ce que je fais
lorsque je peins. Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles
droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire, et là je détermine la taille
que je veux donner aux hommes dans ma peinture ». In « De la peinture » (De Pictura), 1435, J.L. Schefer,
(trad.) Ed. Macula, Dédale, Paris, 1992, Livre I, p. 115
4
Arasse, D. L’Annonciation italienne. Op. Cit., 91. C’est nous qui soulignons.
5
Wajcman, G. « L’art, la psychanalyse, le siècle » in Lacan, l’Ecrit, l’Image, Paris, Flammarion, 2000, p. 41.
C’est nous qui soulignons.
6
Ibid. et Fenêtre. Op. Cit., p. 100 : « la fenêtre est la condition du tableau ».
7
Fenêtre. Op. Cit., p. 23.
8
Arasse, D., Ibid.
9
Alberti souligne que « les premières parties d’un ouvrage sont les surfaces, parce que d’elles sont faits les
membres, des membres les corps et des corps l’histoire qui constitue le dernier degré d’achèvement de l’œuvre
du peintre ». In « De la peinture ». Op. Cit., Livre II, p. 159. Arasse remarque à juste titre que l’histoire est donc
« le corps harmonieux et fonctionnel qui occupe le lieu délimité par la « fenêtre » à partir de laquelle on peut le

214
enveloppé qui occupe ce lieu enveloppant. Ainsi l’histoire albertienne est le corps
contenu dans le lieu de la « spaciosité » dont la fenêtre est la condition. Pour Aristote
le lieu enveloppant « est premier nécessairement » car il est « ce sans quoi nulle autre
chose n’existe »1, il précède donc le corps enveloppé. De même la construction
géométrique du « lieu spacieux » d’Alberti « précède la composition de l’historia »2.

En suivant nos propositions, nous pouvons maintenant dire que la sublimation


renaissante va de la venue d’un corps dans le Lieu à la venue du Lieu dans le Corps.
L’enveloppe contenant vient dans le corps contenu. C’est donc le « corps » qui est
sublimé. Or, si l’histoire est conçue comme le corps enveloppé, s’agit-il alors de
sublimer l’historia ? S’agit-il d’élever l’historia à la dignité de la fenêtre ? Si l’histoire
est le « corps » enveloppé par le lieu délimité par la fenêtre albertienne, elle l’est
toutefois « dans son ensemble »3. Alberti affirme que « les parties de l’histoire sont les
corps »4. Dans son ensemble, l’histoire est ce qui peut se narrer et se décrire grâce au
cadrage de la fenêtre, elle « appartient au registre de la narration »5. Elever un corps à
la dignité du Lieu, suppose élever une partie de l’histoire, un élément de la narration,
un objet du monde visible ; l’isoler, le contourner et le rendre inaccessible. Car dans
la sublimation il ne s’agit pas d’élever le fantasme à la dignité de la Chose. La
sublimation a affaire aux « éléments a, éléments imaginaires du fantasme »6, c’est un
de ces éléments qui sera élevé à sa dignéité.

Quand Lacan avance la formule de la sublimation, il dit que qu’elle élève un


objet, non pas l’objet, elle élève un objet peu importe lequel. C’est encore une fois
l’édicule central de l’Annonciation de Montesiepi : étant un élément imaginaire de la
scène racontée par l’Evangile selon Luc, il est isolé, détaché de la narration
« normale » du récit de l’Annonciation, et élevé ainsi à la dignité de Lieu contenant
qui fait irruption dans le corps contenu. Ainsi, il ne s’agit pas d’élever l’histoire, mais
d’élever un élément de cette histoire visible à la dignité de cette Chose « simple »
qu’est « la fenêtre réduite à sa structure », soit, « un trou »7.

Or la fresque de Lorenzetti n’a pas encore l’instauration du lieu de l’histoire


albertienne. Pour poursuivre notre propos nous prendrons appui sur une autre
Annonciation étudiée par Arasse, celle qui couronne le Polyptique de Pérouse (1470)
peinte par Piero della Francesca8. Cette Annonciation est une de plus proches du
modèle de Masaccio9, c’est-à-dire d’un modèle qui articule deux axes : l’axe parallèle
au plan de la représentation qui place l’Ange et la Vierge face à face et l’axe
perpendiculaire à ce même plan qui organise la fuite des architectures. L’articulation
de ces deux axes valorise, au centre de l’image, la zone qui sépare les deux figures : il

contempler » Ibid., note 65, p. 347.


1
Physique I-IV. Op. Cit. p. 124
2
Arasse, D., Ibid., p. 91
3
Ibid., p. 347.
4
« De la peinture ». Op. Cit., Livre II, p. 159.
5
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit., p. 54.
6
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 119.
7
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit., p. 54.
8
Arasse, D. Annonciation Italienne, Op. Cit., p.p. 41-49.
9
Cf. plus bas, note 4, p. 204

215
s’agit d’un « entre-deux » qui devient « le lieu de l’« invisible venant dans la
vision »1. Dans le Polyptique de Pérouse il y a, entre l’Ange placé à gauche et la
Vierge placé à droite, un massif de colonnes et au fond une plaque de marbre qui
joue le même rôle que l’édicule peinte de l’Annonciation de Lorenzetti, à savoir, celui
de donner figure à l’irreprésentable. Ici, la plaque « affaiblit la perception de la
profondeur » que la perspective est censée élaborer. Ainsi, au lieu de produire une
impression de profondeur, la construction perspective de cette Annonciation « a pour
effet de faire venir « vers l’avant » l’élément central de la construction
architecturale », la plaque de marbre. Par sa configuration, elle ne s’accorde pas
visuellement à la perspective géométrique, à la commensuratio posée par Piero della
Francesca lui-même, mais elle est comme isolée par cet effet de venue vers l’avant. Cet
élément est alors cette partie de l’histoire, ce corps qui fait partie du corps contenu
qui ne s’accorde pas avec toutes les autres parties de l’histoire et qui, par l’écart qu’il
introduit, « constitue une figure de l’Incommensurable venant dans la mesure ».
Cette plaque est l’« entre-deux » qui sépare et relie Gabriel et Marie, et qui « fait voir
ce qui n’est pas visible dans le récit figuré de l’Annonciation », soit la venue de
l’Incommensurable dans la vision. Cette venue est invisible, mais le mode de
présentation de cet objet, de cet élément isolé dont la présence produit un écart, en
fait la figure et le « transforme en un véritable lieu »2, celui de l’invisible venant dans
le visible, soit l’Incarnation.

Sublimation et Incarnation

Comme l’Incarnation, la sublimation ne peut être présentée que par le


paradoxe des oxymores. Ce qui impose une nouvelle question : la sublimation est-
elle une sorte d’équivalent de l’Incarnation chrétienne ? Nous répondrons en deux
mots. La venue de Dieu dans la chair ne suppose pas que l’homme devienne l’image
de Dieu –l’homme est déjà fait à son image–. La venue de Dieu dans l’homme
suppose que c’est Dieu en chair et en os qui se fait homme. Dieu est présent dans le
corps du Christ, le corps du Christ est Dieu. L’Incarnation chrétienne ne suppose pas
la première proposition, soit la venue de la chair dans Dieu. Elle ne suppose que la
deuxième et la troisième : la venue de Dieu dans la chair, une venue qui est invisible,
irreprésentable. La sublimation ne peut pas échapper à la première proposition car la
venue de la Chose dans l’objet3 implique tout d’abord, une image, celle de l’objet
désiré comme Chose. L’objet sublimé est une re-présentation imaginaire de la Chose.

La sublimation lacanienne n’est pas l’équivalent de l’Incarnation chrétienne,


mais elle se rapproche bel et bien d’une certaine image que les peintres de la
renaissance italienne ont fait de cette Incarnation. Or, cette première proposition –
qui est supposée dans la sublimation et non pas dans l’Incarnation – la venue d’un

1
Arasse, D. Annonciation Italienne, Op. Cit., p.p. 27-28.
2
Ibid., p. 27
3
Ici nous pouvons dire l’objet et non pas un objet, car il s’agit de cet élément qui est déjà isolé et contourné, il
est déjà l’objet sublimé.

216
objet dans le Vide, suppose deux choses : a) le lieu du Vide1 et b) la chasse de la Chose2.
Pour ce qui est de celle-ci nous soulignons l’équivoque du terme « chasse ».
Rappelons que l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose - c’est-à-dire ce
mouvement sublimatoire qui va de la venue d’un objet dans le Vide à la venue de la
Chose dans l’objet (singularisé) – est précédée du vidage de la place de la Chose : il
faut chasser la Chose de sa place. Nous avons vu qu’il y a trois manières de le faire :
on peut la refouler, la déplacer ou l’exclure. Or, quand un sujet sublime un objet - et,
par là, entoure une Chose refoulée, évite une Chose déplacée ou ne croit pas à une
Chose forclose - il part à la chasse de la Chose. Car l’objet, au niveau de la
sublimation, « est inséparable d’élaborations imaginaires et très spécialement
culturelles ». C’est-à-dire qu’avec ces élaborations imaginaires, la « collectivité » croit
« coloniser » le champ de la Chose. Mais pour autant qu’elle le fait avec les éléments
imaginaires du fantasme, il ne s’agit là que d’un leurre : l’objet sublimé vient « à
leurrer le sujet au point même de das Ding »3. Dans la chasse à la Chose, le sujet croit
lui tendre un piège tout en l’encerclant (en encerclant autre chose qui prend sa place
bien évidemment) mais il ne réalise pas qu’au bout du compte le piégé n’est autre que
lui-même.

1
Cf. notre chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation », p.p. 106-109
2
C’est-à-dire le « vidage » de la place de la Chose. Cf. notre chapitre 2.4. « Elever un objet à la dignité de la
Chose », p. 172-176.
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », in Op. Cit., p.p. 118-119.

217
3.2. Les temps logiques de la sublimation et la « création du monde de la
peinture »1

La petite étude que nous avons réalisée dans le chapitre précédent nous permettra ici
de rapporter les temps logiques de la « création du monde de la peinture » (Wajcman, 2004)
aux temps logiques de la sublimation (Cf. Chapitre 2).

Dans notre chapitre sur les temps logiques de la sublimation nous avons posé
un temps zéro : là où aucune sublimation n’opère car il s’agit du temps de la création
ex-nihilo de la Chose. Celle-ci n’apparaît comme Chose qu’une fois qu’elle a pâtit du
signifiant. Le temps zéro de la sublimation, avons-nous dit, est celui de la
construction de la place de la Chose par le signifiant, soit la création du lieu du Vide.
Ici, pas de sublimation possible car celle-ci opère pour tenter de représenter la
Chose2. De la sorte quand la Chose pâtit du signifiant c’est-à-dire quand le signifiant
délimite la place de la Chose et la fait apparaître comme Chose, il rend le lieu de la
sublimation possible, pas avant. C’est ce qui montre l’« acte immense » qu’est
« ouvrir une fenêtre ». Le temps zéro de la création du monde de la peinture est celui
qui précède le geste du peintre lorsqu’il « lève la main et trace un carré » dans le mur.
Traçant un carré dans le mur, le peintre crée « un espace en puissance de visible »,
pas avant. Mais « rien ne s’y peint encore ». Au temps zéro il n’y a qu’un « cadre
encore vide de visibilités »3, au temps zéro il n’y a qu’un cadre vide.

La possibilité du monde de la peinture se présent au moment où le peintre


ouvre une fenêtre ; ouvrir une fenêtre, c’est « délimiter un espace dans un espace ».
De même, la possibilité de la sublimation se présente au moment où le signifiant
délimite le champ de la Chose, au moment où il construit sa place. Avant il n’y a rien,
ni champ ni Chose « tout est noir » comme au temps zéro de la peinture. Une fois la
fenêtre ouverte, il y a donc un cadre, mais il est encore vide d’image comme la place
de la Chose une fois délimitée par le signifiant. Dans la sublimation le sujet va mettre
quelque chose à cette place là, tel le peintre disposant les corps dans le cadre vide.
C’est là que l’histoire va pouvoir advenir, et quand l’histoire commence c’est déjà le
temps un. Mais au moment où il est tracé, ce cadre où le peintre pourra peindre est
« empli, même saturé » de lumière invisible4. Car comme le souligne Louis Marin la
« lumière est invisible en tant que telle » et le visible est « ce qui a la capacité d’être
vu »5. Ainsi, le cadre de l’ouverture de la fenêtre est vide de visibilités mais rempli
d’invisible. Au temps zéro de la sublimation, la place de la Chose n’est pas
exactement vide, elle est occupée par le réel de la Chose, elle est « empli, même
saturée » de l’irreprésentabilité de la Chose.
1
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit., p. p. 86-89.
2
Dans notre dernier chapitre 4.2.3. « L’architecture gothique et les temps logiques de la sublimation » nous
reviendrons sur cette idée à partir de la notion de « sublimation primitive de l’architecture », p. 362-371.
3
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit., p. 89.
4
Ibid., p. p. 87-88.
5
In Marin, Louis. Des pouvoirs de l’image. Ed. du Seuil, Paris, 1993, p. 18.

218
C’est pour cela que la sublimation est précédée du « vidage » de cette place.
Car même si elle est vide d’image, elle est toutefois remplie d’irreprésentable. C’est
justement l’irreprésentabilité de la Chose que le sujet refoule, déplace ou à laquelle il
ne croit pas, elle précède donc la tentative de re-présenter la Chose, soit la
sublimation. Celle-ci « donne figure », pour parler comme Daniel Arasse, à la Chose,
elle recouvre le Vide de son irreprésentabilité en mettant autre chose qui présente un
vide. C’est pourquoi la sublimation est capable de donner figure à la Chose.

Peindre c’est « plonger les corps dans la lumière en puissance, faire surgir le
visible de cette lumière première ». Sublimer, c’est mettre une image à la place de la
Chose, faire surgir une image de cette place-là. Par rapport à ce que nous venons
d’exposer nous pouvons maintenant dire qu’il s’agit de faire surgir le visible de
l’irreprésentable pour donner figure à cet irreprésentable. Ici peindre, c’est sublimer.
Car « ces corps éclairés vont faire voir la lumière où ils naissent » soit la lumière
invisible « condition du visible » qui entre « à l’instant première d’ouvrir la fenêtre ».
Cette lumière invisible est une « lumière logique » et « logiquement première. Dans
la création de peinture, comme dans la création du monde. Ce qui tiendrai à prouver
que quoiqu’incertaine, la création du monde est un acte logique, que Dieu est un
peintre, mais un peintre albertien »1. Ceci rejoint un peu ce que nous avons dit quand
nous avons étudié l’ex-nihilo des Ecritures 2. Nous y avons parlé de cette thèse des
exégètes qui propose que Dieu créa des lieux « vides », il traça donc son cadre, ce
« geste d’architecture accomplit par le peintre », la lumière invisible apparut et après
il y mit des êtres, il s’est mis alors à peindre.

Ceci veut dire que lorsque Dieu créa le monde, il sublima ? Dieu, est-il le
premier sublimant ? Dans ce même chapitre où nous avons approfondi la création ex-
nihilo et les temps logiques de la sublimation, nous avons dégagée une proposition :
la sublimation ne relève que de la peinture. Nous avons dit que nous la démentirions
et que nous démontrerions que l’architecture est, elle aussi un produit de la
sublimation. Laissons cette deuxième question pour plus tard et répondons à la
première. « Le geste d’ouvrir une fenêtre est l’acte fondateur du tableau »3, affirme
Gérard Wajcman, ce geste s’accomplit entre le temps zéro et le temps un de la
création du monde de la peinture. En suivant la logique que nous venons d’exposer,
quand nous disons que sublimer c’est peindre, nous rapprochons la sublimation
proprement dite du temps un, du temps de l’histoire.

Tableau XX. Wajcman, 2004. Les temps logiques de la sublimation et la « création du


monde de la peinture »

Temps logiques de la Temps logiques de la


1
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit., p.p. 87- 89.
2
Cf. notre chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation », p. p. 110-113
3
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit., p. 89.

219
sublimation création du monde de la
peinture
Temps zéro Création ex-nihilo de la Ouverture de la fenêtre
Chose : création du Vide. albertienne

Temps un a) mettre autre chose a) tableau : plonger les


à la place du Vide corps dans la lumière en
puissance

b) créer un vide pour b) tableau : ce qui nous


cerner le Vide donne déjà a voir le vide
d’où il sort

En effet, quand nous avons étudié les temps logiques de la sublimation, nous
avons placé celle-ci au moment du temps un. Mais nous avons divisé ce temps en
deux : a) mettre autre chose à la place du Vide et b) créer un vide pour cerner le Vide.
Nous voyons bien que le temps de l’histoire se rapproche de l’opération de mettre
quelque chose à la place du Vide. Le peintre dispose les corps dans le cadre vide
produit par l’ouverture de la fenêtre. A la place du Vide le peintre fait « advenir »
l’histoire, l’histoire est donc mise à la place de la Chose. Mais nous avons dit plus
haut que dans la sublimation il ne s’agit pas d’élever l’historia mais un de ses
éléments, un objet, peu importe lequel. N’importe quoi peut venir prendre la place
de la Chose, comme n’importe quoi peut être peint dans le cadre vide de la fenêtre
albertienne. Or, la sublimation élève ce « n’importe quoi » à une Autre dignité. Elle
singularise les « n’importe quoi » : de la venue d’un objet, peu importe lequel, dans le
Vide, on passe à la venue du Vide dans l’objet, dans cet objet qu’on a mis dans le
Vide, dans celui-là et non pas dans un autre. Dans l’exemple paradigmatique de la
sublimation, n’importe quelle femme peut être la Dame de l’amour courtois, mais la
Dame de l’amour courtois n’est pas n’importe quelle dame (elle n’est pas, par
exemple, la dame qui tient les grands salons littéraires du XIX siècle). Une femme,
n’importe laquelle – nom commun avec article indéfini et minuscule – est élevée à la
dignité de la Dame de l’amour courtois – nom propre avec article défini et majuscule.

La sublimation produit du singulier, c’est peut-être pour cela que le


paradigme de toute sublimation est la sublimation artistique comme telle, car les
œuvres d’art sont des œuvres singulières. Il ne s’agit donc pas d’élever l’histoire à la
dignité de la Chose, à la dignité du lieu du Vide, il s’agit d’élever un objet, n’importe
quoi qui fasse partie de cette histoire.

Nous avons dit plus haut que l’objet sublimé, justement parce qu’il est
sublimé, devient les bords du Vide cerné. Il est donc à la fois ce qui vient à recouvrir
le Vide et les bords de ce Vide, tel le tableau moderne, depuis Alberti, qu’est « un
vide et un plein »1. Or, ceci ne veut aucunement poser le tableau moderne comme
l’objet sublimé par excellence. Nous posons tout simplement que le paradoxe qui

1
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit., p. 101.

220
constitue le tableau est le même qui constitue l’objet sublimé, soit qu’il est à la fois «
un trou et un bouche-trou »1. A première vue, nous pouvons dire que le temps un de
la peinture – et par là le temps un de la sublimation – est celui de l’histoire, c’est-à-
dire le temps du tableau bouche-trou : on met autre chose à la place du trou, on le
bouche. Mais il n’en est rien, ni dans la peinture ni dans la sublimation. Car les temps
dont on parle ne sont pas chronologiques mais logiques. Le temps un suppose le
temps zéro, c’est logique : le temps de l’histoire, celui où le peintre se met à peindre,
où il plonge les corps dans la lumière invisible, ce temps d’un tableau à venir
suppose l’ouverture de la fenêtre, soit une « découpe »2. Même si celle-ci n’est pas
réalisée par le peintre mais par quelqu’un d’autre, par exemple, le menuisier qui
construit un cadre en bois délimitant la taille du tableau ; même si ce n’est pas
l’artiste lui-même qui perce le cadre sur la surface, cet acte de délimitation est un
geste de peintre et il est logiquement premier. C’est pour cela que nous pouvons dire
que le temps un de la peinture est le temps un de la sublimation. Car mettre autre
chose à la place de la Chose suppose logiquement la délimitation du champ de la
Chose par le signifiant, soit la création du Vide. Même si au temps zéro nulle
sublimation n’opère, toute sublimation suppose ce temps, l’acte de mettre n’importe
quel objet à la place de la Chose, suppose le lieu de la Chose. L’objet sublimé suppose
la place vide de la Chose tout simplement parce qu’il y est mis.

Mais non seulement l’objet sublimé suppose le Vide qu’il recouvre, mais,
justement parce qu’il est sublimé, cet objet permet au même temps de dévoiler un
vide. Ainsi, le temps zéro n’est pas celui du trou et le temps un celui du tableau
bouche-trou. Le tableau est comme tel « le support sur lequel on aura quelque chose
à voir », c’est la venue d’un objet dans le Vide, et « ce qui nous donne déjà à voir le vide
d’où il sort »3, c’est la venue du Vide dans l’objet.

C’est là que nous pouvons avancer qu’en effet l’objet sublimé est un élément
de l’historia albertienne élevé à la dignité de la fenêtre. La sublimation étant
l’élévation d’un tableau à la dignité de la Chose.

1
Ibid., p. 107
2
Ibid. p. 120
3
Ibid. p. 105.

221
3.3. Sublimation contemplative : montée anagogique et l’élévation de l’âme dans
l’œuvre de Hugues de Saint-Victor

L’hypothèse que nous travaillerons ici est la suivante : les considérations théologiques
et mystiques du théologien médiéval Hugues de Saint-Victor articulent la sublimation et
l’architecture. De ces considérations, nous dégagerons l’opération d’une sublimation
religieuse que nous appellerons « sublimation contemplative ».

Nous examinerons comment le « dessin de l’arche » est un objet sublimé proposé par
le maître victorin comme remède à ce qu’il appelle « le cœur divisé » et que nous rapporterons
à la captation imaginaire. Ensuite nous étudierons le système sémiologique du théologien
médiéval : la division ternaire qu’il propose entre l’exemplar, la res (imago) et le verbum sera
rapportée à la Chose réelle, sa représentation imaginaire et le mot. Ceci nous permettra de
noter quelques points importants : souligner les différences entre la pensée victorine et la
psychanalyse, étudier « le miracle des Ecritures », montrer comment le théologien médiéval
déplace sur Dieu la volonté humaine et enfin approfondir la sublimation contemplative.

Le premier temps de cette sublimation contemplative sera rapporté à la sublimation


lacanienne de 1957, et le deuxième, à celle de 1960. Nous y retrouverons les propositions de la
logique de la sublimation, ce qui nous permettra de pointer le double mouvement impliqué
dans cette opération : un mouvement vers le haut, une élévation, et un mouvement vers le
bas, une descente. L’élévation dont il s’agit ici est équivoque : d’une part, elle a affaire à la
célèbre montée anagogique d’inspiration néoplatonicienne qui va du visible vers l’invisible,
mais d’autre part, elle doit être prise au sens architectural du terme « élévation », soit comme
édification d’un bâtiment, en l’occurrence, l’âme du théologien lui-même. Le mouvement vers
le bas est, ici, celui de la Révélation de la Sagesse invisible. Nous nous servirons brièvement
de l’articulation du couple élévation/descente et du couple foris/intus pour tenter de
démontrer qu’au fond la sublimation contemplative élève le dessin de l’arche à la dignité
d’extériorité intime.

Introduction à l’œuvre du maître Victorin

Hugues de Saint-Victor (m. 1141) est connu comme l’un des représentants de
ce que les historiens appellent la « Renaissance du XIIè siècle »1. E. Gilson le décrit
comme un « mystique fort instruit et soucieux de tourner le savoir même en
contemplation »2. Il est le premier théologien de l’école parisienne de Saint-Victor 3,
dont l’œuvre « est truffée des références à l’art comme support spirituel »4. Elle est

1
« Le XII siècle forme la grande coupure dans l’immense millénaire médiéval. C’est le siècle-clef, le pivot de
l’évolution en tous domaines, depuis la littérature jusqu’aux formes sociales ». P. Spicq, Ceslas, Esquisse d’une
histoire de l’exégèse latine. Ed. Librairie philosophique, J. Vrin, Paris, 1944, p. 61.
2
Gilson, E. La philosophie au moyen âge, (1944), Ed. Payot, Paris, 1986, p. 303.
3
Ecole fondée en 1108 par Guillaume de Champeaux (maître puis rival d’Abélard). Le débat philosophique de
l’époque est la question des universaux. La position de Guillaume de Champeaux est le réalisme.

222
divisée en quatre groupes : 1) Etudes des arts libéraux, 2) Etudes scripturaires, 3)
Ouvrages théologiques, 4) Œuvres mystiques.

Dans la pratique de l’école de Saint-Victor le théologien « se veut


architecte »1. Dans le Didascalicon2, maître Hugues compare l’Ecriture « à un édifice,
car elle est aussi une structure ». « Il ne faut élever la construction » de cet édifice
« qu’une fois les fondations installées »3. Pour le maître victorin, les fondations sont
l’histoire et l’édifice à construire est celui de l’allégorie dont le revêtement extérieur
constitue la tropologie4 : « Les fondations qui se trouvent sous terre, nous avons dit
qu’elles figurent l’histoire, et que le bâtiment qui est construit par-dessus suggère
l’allégorie. Voilà pourquoi la base même de ce bâtiment doit se rapporter à
l’allégorie. Le bâtiment se dresse grâce à nombreuses rangées de pierres, et chacune
possède sa propre base »5. C’est à partir de la lecture, la lectio, de la méditation,
meditatio, et de la contemplation, contemplatio, que ce programme se réalise en l’âme,
car la construction dont il s’agit « n’est pas seulement celle d’un système exégétique,
mais aussi et surtout celle de l’exégète lui-même et de son âme »6.

Il y a donc une comparaison : l’Ecriture est comme un Edifice, mais il y a aussi


une édification réelle, si nous pouvons dire, celle de l’âme du théologien. Car pour
Hugues de Saint-Victor, l’âme est une « fabrica spiritualis ». Comme le souligne
Patrice Sicard, chanoine régulier de Saint-Victor, l’édifice qu’il faut construire, n’est
pas un « échafaudage intellectuel de concepts moraux ou dogmatiques » mais il s’agit
de « l’édification de l’âme elle-même »7.

4
Gasparri, F. « La pensée et l’œuvre de l’abbé Suger à la lumière de ses écrits » in L’abbé Suger, le manifeste
gothique et la pensée victorine. Rencontres médiévales européennes, éditées par D. Poirel, Ed. Brepolis, Paris,
2001, p. 99.
1
P. Patrice Sicard, Chanoine régulier de Saint-Victor, « L’urbanisme de la Cité de Dieu : constructions et
architectures dans la pensée théologique du XIIè siècle » in L’abbé Suger, le manifeste gothique et la pensée
victorine. Rencontres médiévales européennes. Op. Cit., p.p. 109 – 140.
2
C’est dans cet ouvrage qu’Hugues développe les études sur les arts libéraux. Il s’agit d’un ouvrage didactique
qui se propose de donner les règles de la lecture : que lire, dans quel ordre et comment le lire. Il est divisé en six
livres qui sont à leur tour divisés en deux parties dont la première traite de l’étude des arts et la deuxième de
celui de l’Ecriture. Aux fameux trivium et quadrivium où sont rangés les sept arts libéraux, le maître victorin
oppose sa propre classification : la philosophie enveloppe le tout, elle comporte quatre domaines : la philosophie
théorique, la pratique, la mécanique et la logique. A leur tour chacun de ces domaines a sa propre ramification
qui ouvre à des nouvelles subdivisions. Hugues de Saint-Victor, « L’Art de lire, Didascalicon », Michel
Lemoine (trad.), Ed. du Cerf, Paris, 1991.
3
Didascalicon, VI, 4, p. 216
4
Historia, allegoria, trolpologia, ces trois sens de l’Ecriture, sont pour Hugues trois disciplines différentes qui
ont une unité profonde. Il faut dire que la métaphore de la construction est largement utilisée, « le moyen âge
latin ne fait en cela que développer ce qu’il reçoit des Pères ». Hugues de Saint-Victor emprunte l’essentiel à
saint Grégoire qui emploie la métaphore à propos de l’exégèse scripturaire et de ses différents sens. Mais le
maître victorin ne s’en tient pas à ce schéma et distingue « dans l’édifice de l’Ecriture le fondement et la base ».
Hugues tire de saint Grégoire et d’Origène « l’idée d’une construction théologique, c’est-à-dire d’une certaine
systématisation, annonciatrice des sommes ». Cf. Henri de Lubac, Exégèse Médiévale, les quatre sens de
l’Ecriture, II/2, Ed. Aubier, Paris, 1964, p.p. 55-57.
5
Didascalicon, VI, 4, p. 217.
6
Sicard, P., Diagrammes médiévaux et exégèse visuelle. Ed. Brepols –Turnhaout, Paris, 1993, p. 212.
7
Sicard, P., Hugues de Saint-Victor et son école, Ed. Brepols, Belgique, 1991, p. 32.

223
Pour rendre compte de cette édification de l’âme Hugues de Saint-Victor
choisit une image, proportionnée par l’Ecriture, qui comporte la métaphore de la
construction, l’Arche de Noé, De Archa Noe.

Cœur divisé

On trouve chez le maître victorin la reconnaissance d’une sorte de division ;


on ne saurait dire de la division du sujet telle qu’on la comprend dans la
psychanalyse, mais il y a l’identification d’une division. Sa cause, c’est la chute
première : « Alors que l’amour divin qui le liait [Adam] le maintenait dans la stabilité
et qu’il restait unifié par un unique amour, le cœur de l’homme, après avoir
commencé à se répandre en désirs terrestres, se trouve divisé en autant de parties
qu’il y a d’objets à désirer »1. Dieu a créé le névrosé ! Loin d’exprimer ici la division
du sujet comme telle, le théologien nous parle plutôt l’identification du moi du sujet
à l’objet imaginaire désiré : « le cœur de l’homme se trouve divisé en autant de
parties qu’il y a d’objets à désirer ». Il s’agit de ce petit monde fou du moi et de
l’idéal du moi dont nous avons parlé au tout début de notre thèse 2. Pour le victorin,
cette division du cœur humain, est une « maladie » dont les effets se montrent dans
ce que l’homme « ne peut jamais être stable, car, ne trouvant pas l’apaisement de son
désir dans les choses qu’il embrasse, poursuivant ce qui ne peut être atteint, jamais
dans cette tension permanente vers ce qu’il désire, il ne trouve le repos » 3. Notre
théologien a bel et bien saisi que nous ne pouvons embrasser que les choses, nos
propres représentations imaginaires de ce que nous sommes, tandis que ce que nous
désirons n’est rien d’autre que « ce qui ne peut être atteint », la Chose. Le cœur
humain divisé, disons plutôt aliéné, « est dans l’inquiétude tant qu’il n’en vient pas à
s’attacher à celui en qui il puisse se réjouir de ce que rien ne manque à son désir, et
avoir l’assurance que ce qu’il aime durera toujours »4. Ce que nous désirons est la
confusion avec la Chose, ce n’est que dans une confusion réelle que « rien ne
manque ».

Le dessin de l’arche : remède au cœur divisé

Au problème de l’instabilité et de l’agitation du cœur humain qui poursuit ce


qui ne peut être atteint, le maître victorin propose un remède : une image. C’est dans
deux écrits, De Archa Noe et le Libellus de formatione Archa, que le théologien propose
le dessin de ce qu’il appelle « l’Arche » (Ill. 7). Il s’agit d’une peinture parlante ainsi
qu’il le dit5, dont la fonction est paradoxale : le dessin est à la fois le modèle selon
lequel doit être édifiée l’âme elle-même, la construction intérieure, et aussi une copie
de ce qui se passe en l’âme. D’après P. Sicard, le dessin constitue une « représentation

1
De Archa Noe, Prologue. Cité in Sicard, P., Hugues de Saint-Victor et son école, Op. Cit., p. 145.
2
Cf. chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 55-76
3
De Archa Noe, Prologue. Cité in Sicard, P., Hugues de Saint-Victor et son école, Op. Cit., p. 145.
4
Ibid. C’est nous qui soulignons.
5
In Henri de Lubac, Exégèse Médiévale, les quatre sens de l’Ecriture, II/1, Ed. Aubier, 1964, Paris, p.324.

224
extérieure qui doit être intériorisée » et une « objectivation qui extériorise des états
intérieurs »1.

Or, il s’agit de l’édification de l’âme, mais aussi de l’édification de la demeure


de Dieu en l’âme. Si le maître d’œuvre est Dieu, celui-ci donne toutefois à l’homme la
possibilité d’être lui aussi architecte 2. L’âme elle-même coopère à sa propre
construction, et Dieu construit en elle sa demeure. En outre, l’arche est aussi une
figure de l’Eglise, ainsi « la construction de l’âme s’identifie à l’édification de l’Eglise
en elle »3. Nous avons donc trois édifications qui ne sont qu’une seule : celle de l’âme,
celle de la demeure de Dieu dans l’âme et celle de l’Eglise.

L’image et le mouvement anagogique

Selon le maître victorin, la place que l’homme occupe dans le cosmos est celle
d’être l’intermédiaire entre le monde des corps et celui des esprits. De même,
l’imagination est une charnière entre ces deux mondes : elle est placée en l’homme
aux confins de la nature corporelle et la nature spirituelle. Ainsi, l’image comme telle,
le dessin, se trouve entre les mots et les choses. Les mots, verbum étant les mots de
l’homme, les choses, res, les paroles de Dieu, l’image, imago, la représentation d’une
res, « rerum imagines »4. C’est l’image qui donne lieu au processus « anagogique » (du
grec anagôgê, « élévation »), à savoir au mouvement de l’âme, d’essence mystique,
vers le Haut. Il s’agit d’une montée per visibilia ad invisibilia5, des choses visibles aux
invisibles. C’est l’architecture qui touche cette anagogie.

Si l’édifice qu’il s’agit de construire a comme fondements l’histoire, c’est-à-dire


le sens littéral, ce n’est pas par hasard. Hugues est un commentateur qui distingue
« avec soin les explications littérale et spirituelle »6 : « Ne va donc pas te glorifier de
comprendre les Ecritures tant que tu ignores la lettre »7. De même, écrit-il, « la Sainte
Ecriture contient beaucoup de choses qui doivent être prises au sens littéral ». Au-
dessus des fondations il y a « une première rangée des pierres » sur lesquelles repose
« tout le reste de l’ouvrage »8. C’est cette première rangée qui constitue « la base de
tout le bâtiment », laquelle consiste dans les principaux mystères de la foi. Le
bâtiment est « construit avec autant de rangées de pierres qu’il contient de
mystères »9. De la sorte, le théologien, à qui Hugues s’adresse, est le bâtisseur: « Voilà
que tu es venu à la lecture, pour bâtir l’édifice spirituel »10.

1
Sicard, P. Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 216.
2
De Archa, IV, I, 30 – 34, in Sicard, P. Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 215.
3
Sicard, P., Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 270.
4
Sententie de divinitate, qui fait partie des œuvres théologiques du victorin. In Sicard, P. Diagrammes
médiévaux et exégèse visuelle. Op. Cit., 157 – 160.
5
Cité in Sicard, P., Hugues de Saint-Victor et son école, Op. Cit., p. 32.
6
Henri de Lubac, Exégèse Médiévale, les quatre sens de l’Ecriture, II/1, Ed. Aubier, 1964, Paris, p.317.
7
Hugues de Saint-Victor, De Scriptus et scriptoribus sacris, cité in Hugues de Saint-Victor et son école, Op.
Cit., p. 75.
8
Ibid.
9
Ibid., p. 217.
10
Ibid.

225
Cet édifice qui doit être édifié par le théologien-bâtisseur prend comme
modèle le dessin de l’arche proposé et même dessiné par Hugues lui-même. Il est
important, ici, de souligner que le dessin de l’arche n’a rien affaire ni avec Noé ni
avec le déluge, les traités du victorin « sont construits savamment comme l’arche
elle-même »1, soit comme une chose bâtie ; et comme nous l’avons dit, cet édifice est à
son tour le miroir de l’âme de ce même théologien qui se construit. L’entreprise du
victorin est « moins de décrire matériellement l’arche historique », que « de
matérialiser à nos regards une arche mystique »2. Pour ce faire, Hugues de Saint-
Victor a besoin de quelque chose de visible ou comme lui-même le dit de « visibles
figurationes ». C’est donc l’image qui permet le mouvement « des choses visibles aux
choses invisibles », c’est-à-dire l’anagogie qui d’après Henri de Lubac est vue par
Hugues comme « l’ascension réelle de l’âme »3. Dans le monde victorin, l’anagogie
touche, et l’architecture et la contemplation4.

La place de l’architecture dans l’œuvre d’Hugues de Saint-Victor

Dans la première partie du Didascalicon5, l’architecture apparaît comme suit :

1) Etant un ouvrage didactique, le Didascalicon propose une révision méthodique des


arts et de ses auteurs. Pour l’architecture Hugues de Saint-Victor conseille la lecture
de Vitruve6.

2) L’architecture est absente dans la liste des sept arts mécaniques 7 tout en y étant
présente à deux reprises :

a) Elle est rangée dans le groupe de sciences instrumentales qu’Hugues


appelle l’armement: « Cette science comporte deux espèces, l’architecturale et
l’artisanale. L’architecture comprend la maçonnerie, domaine de maçons et de
carrières, et le charronnage, qui concerne les charrons et les charpentiers, ainsi
que tous les artisans de ce genre qui, avec dolabres, haches, limes, agrafes,
scies, forets, rabots, étaux, truelles, niveaux, polissent, cisèlent, liment,
grattent, joignent, plâtrent dans n’importe quelle matière, argile, brique,
pierre, bois, os, gravier, chaux, gypse, et d’autres matériaux du même genre,
utilisés par ceux qui travaillent »8.

1
Henri de Lubac, Exégèse Médiévale, les quatre sens de l’Ecriture, II/1, Op. Cit., p. 325.
2
Ibid., p. 323-324.
3
Henri de Lubac, Exégèse Médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, T. II Ed. Desclée de Brouwer, 1993, Paris,
p. 622.
4
Patrice Sicard souligne que « c’est par la séquence victorine des exercices spirituels que cette anagogie est
référée à l’architecture : l’historia est domaine de la lectio, allégorie et tropologie de la meditatio, l’anagogie, de
la contemplation, dont Hugues fait la théorie » in Rencontres Médiévales, Op. Cit. p. 121.
5
Le sous-titre de ce texte est « De studio legendi ». Il s’agit d’un ouvrage qui est en rapport avec l’étude. On l’a
traduit par « L’art de lire », mais les traducteurs soulignent que « l’amour de la lecture » est une traduction plus
fidèle. Cf. dans ce même chapître, note 3, p. 223.
6
Didascalicon, III, 2, p. 128.
7
La Philosophie mécanique est divisée par Hugues de Saint-Victor en la fabrication de laine, l’armement, la
navigation, l’agriculture, la chasse, la médecine, le théâtre.
8
Didascalicon, II, 22, p. 116 – 117.

226
b) Elle est, comme l’agriculture, rattachée à la philosophie. Leur sagesse a
affaire à des instruments : « Nous pourrons attacher à la philosophie non
seulement les études qui traitent soit de la nature, soit de la discipline des
mœurs, mais encore les principes de tous les actes et de toutes les études des
hommes. (…) comme l’architecture, l’agriculture et les autres savoirs du même
genre (…) »1.

3) Elle fait partie de l’une des définitions de l’art : « Autre définition de l’art. C’est ce
qui se réalise dans une matière donnée et se développe dans une mise en œuvre (per
operationem), comme l’architecture, tandis que la discipline, qui consiste en
spéculation, se développe seulement dans le raisonnement, comme la logique » 2.

Hugues de Saint-Victor divise les arts mécaniques en sept sciences, ils ont leur
propre trivium et quadrivium3. Le trivium comporte la fabrication de la laine,
l’armement et la navigation4 ; ce sont les sciences qui, comme le souligne P. Sicard,
« concernent la protection de la nature vis-à-vis de l’extérieur ; c’est grâce à quoi la
nature se met à l’abri de désagréments »: se vêtir, se défendre et se transporter. Le
quadrivium est composé par l’agriculture, la chasse, la médecine et la science
théâtrale5: ; elles « touchent à la protection interne » : se nourrir, se soigner, se
divertir. En tant que trivium et quadrivium des sept arts mécaniques, l’ajout d’un
huitième terme était exclu. Sicard considère qu’Hugues fait alors le choix d’une
« assimilation discrète » de l’architecture parmi les arts mécaniques. Ce qui lui donne
un statut particulier parce qu’elle y est, et en même temps, elle n’y est pas.
L’architecture est assimilée discrètement : elle est explicitement rangée du côté de
l’armement, et par là du côté du trivium, en ce que cette science instrumentale se
divise en deux : la science architecturale et la science artisanale. Elle fait ici partie de
sciences qui ont affaire à la protection vis-à-vis de l’extérieur. Mais elle est aussi
ordonnée du côté du quadrivium avec l’agriculture, elle fait donc partie des sciences
qui touchent la protection interne.

Or, pour nous, ce n’est pas cette division entre une protection quant à
l’extérieur ou à l’intérieur qui est intéressante, mais le fait que l’architecture ne puisse
être rangée ni dans l’un ni dans l’autre, mais bizarrement dans les deux : elle
concerne donc, et l’extérieur et l’intérieur.

D’après Sicard, « vaut de l’art de la construction ce qui vaut, dans la visée


huguonienne, de tous les arts mécaniques », à savoir qu’ils s’adossent à une
anthropologie qui suppose une théologie de la faute originelle, mais aussi de la
restauration humaine. Le victorin admet l’aliénation de l’être humain et propose un
1
Ibid., I, 4, p. 75-76.
2
Didascalicon, II, 1, p. 92.
3
Pour tout ce qui suit nous prenons appui sur les propos avancés par P. Patrice Sicard dans son intervention
« L’urbanisme de la Cité de Dieu : constructions et architectures dans la pensée théologique du XIIe siècle » in
L’abbé Suger, le manifeste gothique et la pensée victorine. Rencontres médiévales européennes, Op. Cit., p.p.
109 – 140.
4
Didascalicon, II, 20, p. 114.
5
Ibid.

227
remède : « L’activité des arts, ce qu’ils se proposent, c’est de restaurer en nous la
ressemblance divine qui, pour nous, est une forme et, pour Dieu, une nature »1. Le
cœur humain est réunifié par « la contemplation de la vérité »2 et par « l’exercice de
la vertu »3. Le trivium et le quadrivium sont là pour l’aider. L’édification de l’âme est
ainsi réalisée par la connaissance et la vertu « dont les actes sont réglés suivant l’ordo,
la dispositio et la dimensio qui, en bonne science architecturale, président la
construction de tout édifice »4.

Pour le maître victorin, les arts mécaniques ont la tâche de restaurer la


division de l’être humain, comme eux, l’architecture tend à restaurer la ressemblance
divine. Cette restauration sera achevée dans la contemplation, à laquelle aboutit le
processus anagogique auquel le dessin de l’arche donne lieu.

La pensée victorine et la psychanalyse

Il est évident que la psychanalyse ne suit pas le maître victorin dans sa


croyance en la réunification de l’être humain. Loin de là. Les considérations
victorines sur les arts mécaniques comme thérapie sont proches de l’idée freudienne
de l’art comme petite narcose, et l’idée de la restauration se raccorde plutôt à la
théorie kleinienne de la sublimation. On peut avoir l’impression d’être loin des
élaborations lacaniennes. Pourtant la pensée victorine nous intéresse. C’est le
principe organisateur qui importe.

D’une part, Hugues de Saint-Victor pense l’âme structurée comme une


architecture, et d’autre part, il donne un certain statut à l’image : elle a la valeur de
représentation d’une res, soit, dans la logique victorine, de représentation de la
parole divine. Mais cette image qu’est le dessin de l’arche a une particularité : il s’agit
d’une construction qu’il faut élever, l’âme doit être fabriquée. Ici, l’élévation au sens
anagogique est, outre l’élévation de l’âme vers le haut, une élévation au sens de
l’édification d’un bâtiment. De toutes les images proportionnées par l’Ecriture,
Hugues choisit une de celles qui comporte la métaphore de la construction. Henri de
Lubac souligne que « la métaphore de l’édifice occupe une place privilégiée dans la
littérature religieuse, doctrinale, spirituelle » car, ces constructions, ces symboles
architecturaux désignent toujours la demeure de Dieu, et par là, « la présence
divine ». Hugues choisit l’arche de Noé, une chose bâtie, et en fait le modèle de

1
Didascalicon, II, I, p. 92.
2
Didascalicon, I, 8, p. 81-82: « Il y a deux activités qui restaurent en l’homme sa ressemblance avec Dieu. Ce
sont la contemplation de la vérité et l’exercice de la vertu. Car l’homme ressemble à Dieu en ce qu’il est sage et
juste, mais en étant soumis au changement, tandis que Dieu possède ces qualités sans y être soumis. Les actions
qui répondent aux besoins de cette existence sont des trois genres : 1) assurer un développement naturel, 2)
protéger contre les désagréments qui peuvent survenir de l’extérieur, 3) fournir un remède contre ceux qui sont
déjà installés. Donc quand nous nous proposons de restaurer notre nature (c’est le cas de l’architecture) , il s’agit
d’une action divine, mais quand nous pourvoyons à ce qu’exige notre faiblesse, c’est une action humaine ».
3
Sicard traduit plutôt « la quête de la vérité » et « l’amour du bien ».
4
De archa, cité en Sicard, P. Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 211.

228
l’arche que « le chrétien doit élever dans son cœur »5 pour que Dieu en fasse sa
demeure, son lieu.

Le victorin a donc l’illusion de ce que l’élévation de l’âme, sa fabrication, à


partir de l’image d’une chose bâtie, est capable de rendre présent son Dieu ; le
théologien-bâtisseur peut ainsi voir l’invisible.

Le dessin de l’arche

« Le moyen âge latin manifeste dans l’ordre de l’esprit une ‘puissante volonté
constructive’ et se représente ordinairement le créé sous une forme hiérarchique et
architecturale »1. Dans la littérature religieuse, la métaphore de l’édifice occupe une
place privilégiée. Pour sa part, comme nous l’avons dit, Hugues de Saint-Victor écrit
deux ouvrages où il propose le dessin de l’arche : De Archa Noe où il parle plutôt en
architecte : une arche « rectangulaire à sa base et s’élevant en faisant converger peu à
peu ses parois jusqu’au sommet où elle n’a plus qu’une coudée »2, et le Libellus de
formatione Archa où il s’efforce de donner une figuration concrète du dessin de son
arche. Ce deuxième ouvrage n’est pas « un programme élaboré par un « intellectuel »
pour guider un « artiste », mais une image-texte, une image peinte avec des mots,
équivalent rigoureux d’une image-peinture faite avec des couleurs »3. Mais, outre les
deux textes, il y a aussi le dessin lui-même. Le maître victorin aurait dessiné son
arche pendant les leçons au sujet de la division du cœur humain, il l’aurait donc
« conçu et tracé (…) devant ses auditeurs au cours du commentaire »4. Car l’arche du
victorin est le remède qu’il propose à la division du cœur humain : la doctrine
spirituelle exposée dans le De archa permet de comprendre que la construction de
l’arche réalise « l’unification intérieure, permettant à l’homme d’échapper
progressivement à cette multiplicité et à cette dispersion qui caractérisent sa
condition pécheresse »5.

L’homme est aliéné, il est, pour parler comme le maître victorin, « divisé en
autant de parties qu’il y a d’objets à désirer », parce qu’il pèche. Le remède du
victorin est le dessin de l’arche, c’est-à-dire la chose que le théologien doit édifier à
travers le travail de la lecture méditative. La lecture est articulée à l’édification d’un
bâtiment intérieur, le travail de l’exégète est alors travail de maçon. Si l’édification de
l’âme du théologien peut réaliser « l’unification » avec son Dieu, c’est parce que la
notion de « construction est liée […] de la présence divine »6.

P. Sicard nous offre une description du dessin de l’arche du victorin : « on


commence par un point central, on poursuit par une colonne qui l’entoure, puis par
trois rectangles emboîtés les uns dans les autres ; on passe alors à ce qu’ils
5
Henri de Lubac, Exégèse médiévale. II/2, Op. Cit., p. 41.
1
Ibid.
2
Cité in Henri de Lubac, Exégèse médiévale, II/1, Op. Cit., p.p. 319-320.
3
P. Sicard., Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 41
4
Ibid., p. 48.
5
Ibid., p. 49.
6
Ibid., p. 216.

229
contiennent en fait de traits, de couleurs et d’inscriptions et l’on achève par les cercles
qui entourent ces rectangles, par la figure du Dieu de majesté qui tient ces cercles
embrassés et par les séraphins qui enclosent ce Dieu de Majesté »1. Le but du
théologien-bâtisseur est de construire cette arche qui est au centre (Ill. 5), et qui a
comme centre un point où on retrouve l’agneau. Cette construction doit permettre au
théologien bâtisseur de retrouver, d’une part « l’image perdue du créateur » et
d’autre part « de restaurer en lui l’image de Dieu »2. Il s’agit d’un double mouvement
d’ascension et de contemplation, dans lequel « l’esthétique joue un rôle
fondamental ».3

Dans l’ouvrage où il décrit son arche, le Libellus, le maître victorin donne une
version longue et une version courte du dessin. Dans la version longue, il y a tout un
jeu d’opposition assez complexe. Sur la longueur de l’arche, il y a trois segments qui
représentent les trois âges de l’histoire du salut et les trois genres d’hommes dans
leur rapport à l’Eglise, c’est-à-dire à l’arche 4 et au monde, c’est-à-dire la terre qui
entoure l’arche. Les trois âges de l’histoire du salut sont : l’âge de la loi naturelle, de
la loi écrite et de la grâce. Le jeu d’oppositions intervient en ce qu’au temps de la loi
de la nature, il y a eu des hommes qui vivaient de deux autres lois, au temps de la loi
écrite, il y a eu des hommes qui vivaient des deux autres lois, et de même pour le
temps de la grâce. Les divers genres d’hommes sont représentés par la couleur de ces
segments : vert pour les hommes qui relèvent de la loi de nature, jaune pour ceux de
la loi écrite et rouge pour ceux de la grâce. « Au temps de la loi naturelle, ceux qui
vivent selon les maximes du monde et mènent une vie toute extériorisée sont les plus
nombreux et visibles : ils sont donc représentés par celle des trois bandes
longitudinales qui se trouve à l’extérieur. A cette même époque les hommes de la loi
écrite n’apparaissent guère : ils sont donc figurés par la bande intérieure. Les
hommes de la grâce, eux, menaient une vie cachée : le trait qui leur correspond est
situé entre les deux précédents, qui, pour ainsi dire, l’enveloppent et le dissimulent.
Les rapports s’inversent quand on passe à l’époque de la loi écrite et de la grâce. »5
(Ill. 5).

Ainsi, au temps de la loi naturelle la combinaison est : jaune, rouge, vert ; au


temps de la loi écrite : rouge, vert, jaune ; et au temps de la grâce : vert, jaune, rouge.
L’arche elle-même est recouverte de diverses couleurs. La demeure la plus
importante est la première, car c’est celle-ci qui est touchée par les trois segments qui
représentent les divers genres d’hommes. Pour indiquer sa couleur, le victorin
procède de façon négative : elle ne doit pas être verte, là où le trait vert la touche, ni
jaune, là où le trait jaune la touche, mais elle doit être rouge là où le trait rouge est en
1
Ibid., p. 57
2
D. Lecoq « la Mappemonde » du de Arca Noe Mystica de Hugues de Saint-Victor (1128-1129) in
« Géographie du Monde au Moyen Age et à la Renaissance ». Ed. Monique Pelletier, Paris, 1989, p. 22. Lecoq
propose aussi un « essai de reconstitution » du dessin du victorin.
3
Ibid. Sur l’esthétique des victorins, Cf. De Bruyne, Edgar. Etudes d’esthétique médiévale (1946) T. II L’époque
romane. Ed. Slatkine reprints, Genève, 1975. L’auteur commence son chapitre en affirmant que « Hugues de
Saint-Victor est le premier esthéticien du Moyen Age ; il est le premier auteur à consacrer un traité complet à la
beauté », p. 203.
4
Car rappelons que l’arche est aussi une figure de l’Eglise. Construire son âme est édifier l’Eglise dans cette âme
que l’on construit.
5
P. Sicard, Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 82.

230
contact avec elle. Maître Hugues est « soucieux d’insister sur les oppositions entre la
couleur des traits et celle de la première demeure »1.

L’arche qu’Hugues de Saint-Victor nous propose se constitue d’une sorte de


structure signifiante, soit d’un jeu d’oppositions qui entoure non pas un vide, bien
évidemment, mais ce qui a déjà pris sa place : l’édification, et de l’Eglise et de l’âme
du théologien-bâtisseur2. Pour le victorin, lire et méditer le dessin, c’est construire,
construire l’arche c’est se construire soi-même en tant que théologien.

L’Eupalinos de Paul Valéry, qui dit « à force de construire, je crois bien que je
me suis construit moi-même » nous propose un construire, c’est se construire3. Nous
constatons, que la proposition du théologien médiéval n’est pas loin de celle de
l’architecte grec. Or, l’Eupalinos de Paul Valéry se construit lui-même en construisant
le corps monumental de son temple tout en ayant l’impression que son propre corps
« est de la partie »4. L’exégète médiéval, propose que le théologien-bâtisseur se
construise lui-même en construisant l’édifice de son âme : n’est théologien que celui
qui se construit en construisant l’arche. Mais, on ne peut construire l’arche qu’en
lisant et méditant cette écriture qu’est le dessin. Le religieux n’agit pas en artiste.
Pour lui, il n’y a pas de place pour le corps, mais seulement pour la méditation de ce
dessin qui est déjà la copie de son âme. Le théologien médiéval nous propose
un contempler, c’est se construire : contemplant un dessin, une image, le théologien
agit, il se construit juste en contemplant. Voilà pourquoi, la « sublimation religieuse
est la forme la plus commode »5 de sublimation, comme le pense fort justement
Freud.

Au moyen âge, et particulièrement pour les victorins, le dessin « appelle et


supporte une lecture faite selon les quatre sens scripturaires de l’exégèse patristique
et médiévale, et, partant, joue un rôle spirituel qui participe de celui rempli par
l’Ecriture : ces diagrammes sont destinés à ce que A. Esmeijer appelle « exégèse
visuelle »6. Il s’agit de transmettre et de trouver par la vision. Le dessin de l’arche a
pour maître Hugues une fonction mystique.

Nous nous servirons de la proposition du victorin pour saisir de plus près le


rapport entre l’architecture et la sublimation. Comme nous le verrons, notre
théologien médiéval agit en religieux lorsqu’il met Dieu à la place de la Chose

1
Ibid.
2
Pour le théologien, il y a, bien sûr, une explication du pourquoi Hugues choisit cette couleur et la façon
contournée et négative de l’indiquer : elle a affaire à une préoccupation du victorin « d’ordre théologique et
spirituel : il convient que la couleur rouge, couleur de la grâce qui est la vie de l’Eglise touche immédiatement
les hommes de la grâce lorsque ceux-ci, qui mènent une vie cachée en Dieu, sont sur celle des trois bandes
latérales qui est intérieure. Quand les hommes de la loi de nature et ceux de la loi écrite occupent cet
emplacement, il ne faut pas que la couleur de la première demeure corresponde à la leur, puisqu’il ne vivent pas
de ce vide de la grâce qui diffuse l’Eglise et qui la constitue : donc il ne faut pas recouvrir la première demeure
de jaune et de vert ». Ibid., p.p. 82-83. Quant à nous ce qui nous intéresse, c’est le jeu d’opposition mis en place.
3
Cf. notre chapitre 2.4. « Elever un objet à la dignité de la Chose », p. 187-189.
4
Paul Valéry, Eupalinos ou l’Architecte, Op. Cit., p.p. 36-37.
5
Freud, S. « Lettre au Pasteur Pfister 09-02-1909 », Correspondance avec le Pasteur Pfister, Ed. Gallimard,
Paris, 1963, p. 46.
6
P. Sicard, Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 151.

231
comme cause ; mais il agit en artiste lorsqu’il construit son dessin et l’élève à la
dignité de la Chose comme confusion avec ce même Dieu.

Exemplar – res ( imago) – verbum

Le système sémiologique du théologien médiéval, cette « machine du sens »1


comme le désigne Y. Delègue, est constitué des trois éléments :

1) l’archetypum exemplar, « le modèle de toutes les choses, qui se trouve dans


l’esprit divin et par la raison duquel toutes les choses ont reçu leur forme »2. Il
s’agit de la nature (natura) des choses, soit de ce pourquoi elles sont.

2) le verbum, le mot, qui peut être prononcé, c’est « la voix (vox) des hommes »3,
ou écrit, c’est la lettre, littera qui « au sens propre » est « une figure (figura)
qu’on écrit » mais qu’il faut prendre « au sens large, et l’interpréter comme
« parole » (vocem) et « écriture » (scripturam) »4. Le verbum désigne la res en
vertu d’une convention humaine, mais il est privé d’une similitude naturelle à
l’exemplar.

3) la res, la chose, c’est cela même que la voix (vox) signifie. Elle est la voix « de
Dieu parlant aux hommes »5. La chose est pourvue d’une similitude naturelle
à l’exemplar, car elle « est une représentation de la raison divine » (res divinae
rationis est simulacrum)6. L’imago est la représentation figurée d’une res.

Pour le maître victorin, « les choses peuvent subsister de trois façons » (Tribus
modis res subsistere habent) : en acte (in actu), c’est-à-dire en elles-mêmes, dans
l’intellect (in intellectu), c’est-à-dire dans la raison humaine (in ratione hominis) et dans
l’esprit divin (in mente divina), soit dans la raison divine (in ratione divina)7. « Ce qui
est en acte est l’image de ce qui est dans l’esprit humain (item quod est in actu imago est
eius quod est in mente hominis), et ce qui est dans l’esprit humain est l’image de ce qui
est dans l’esprit divin (et quod est in mente hominis imago est eius quod est in mente
divina) »8.

1
Delègue, Yves, Les machines du sens. Fragments d’une sémiologie médiévale. Textes d’Hugues de Saint-
Victor, Tomas d’Aquin, et Nicolas de Lyre. Ed. des Cendres, Paris, 1987.
2
Didascalicon, I, 10, p. 85. Nous prenons l’édition latine du Frère Charles Henry Buttimer in « Hugonis de
Sancto Victore Didascalicon De Studio Legendi. A Critical Texte by Brother Charles Henry Buttimer. The
Catholic University of America Press, Washington, D.C. 1939, p. 18.
3
Ibid.
4
Didascalicon, II, 28, p. 122. et édition lat., p.p. 44-45.
5
Didascalicon, V, 3, p. 191. et édition lat., p. 97.
6
Ibid.
7
Didascalicon, Apendice C., p. 237 et édition lat., p. 134.
8
Ibid.

232
Tableau XXI. Hugues de Saint-Victor, XII siècle. La Chose et sa représentation
imaginaire.

res (imago) res (imago) Exemplar


Les choses en acte Les choses dans l’intellect Les choses dans l’esprit
divin
Les choses en elles-mêmes Raison humaine Raison divine

Image de ce qui est dans Image de ce qui est dans Esprit divin
l’esprit humain l’esprit divin
Imaginaire Imaginaire Réel

Il semble qu’au niveau des choses, il n’y a de place que pour une structure
réel-imaginaire. Les verba, étant les mots de l’homme, ne peuvent pas être élevés au
rang des choses qui sont l’image de ce qui se trouve dans l’esprit divin. Car, comme
le dit le sémiologue médiéval, la signification des mots est une simple « convention
humaine ». En revanche, les choses, res, sont les paroles de Dieu, leur signification est
donnée par institution divine par le truchement d’une similitude (similitudo) inscrite
en leur nature. La signification d’une res est attribuée au Dieu créateur des natures, et
plus spécifiquement, à l’exemplar de toutes choses tel qu’il est en l’esprit divin et
selon lequel tout est formé. Les choses en acte, c’est-à-dire l’image de ce qui est dans
l’esprit humain, ont donc une similitude naturelle à cet exemplar. C’est justement cette
similitude qui leur donne la prééminence par rapport au verbum, car celui-ci est privé
de la similitude naturelle. La res, qui est déjà imago, est donc sémiologiquement
supérieure au verbum. Nous pouvons l’écrire tout simplement ainsi :

Res (imago)
Verbum

Il s’agit de l’algorithme saussurien, où le signifié est au-dessus du signifiant.


Le victorin reconnaît que le verbum est privé de similitude, c’est-à-dire qu’il est vide
d’image, tel le signifiant lacanien. Mais c’est justement parce qu’il est vide d’image
que le verbum est, pour le théologien médiéval, sémiologiquement inférieur à la res, la
chose. Pour notre théologien, celle-ci n’est pas signifiée par le signifiant mais par
l’exemplar ; les choses imaginaires ne sont donc pas déterminées par le symbolique,
mais par le premier sens divin, l’archétype exemplar de toutes choses. Ainsi, « la
première cause de tout est la volonté du Créateur »1.

C’est là où l’on constate le déplacement sur Dieu de la cause humaine. Car


pour le victorin, l’univers sensible dans sa totalité est comme un livre écrit par le
doigt de Dieu. La signification des choses l’emporte sur la détermination des mots,

1
Hugues de Saint-Victor, cité in E. Gilson, La philosophie au moyen âge, Op. Cit., p. 306.

233
car « c’est l’usage qui a institué l’une, tandis que c’est la nature qui a dicté l’autre
(quia hanc institutit, illam natura dictavit) »1. La nature étant pour le victorin
l’ « archetypum exemplar », soit « ce qui attribue son être à chaque chose » (Natura est
quae unicuique rei suum esse attribuit) 2 , c’est-à-dire qu’elle « est pour chaque chose sa
propre cause première, à laquelle elle doit non seulement d’être, mais encore d’être
telle qu’elle est »3. Dieu est « l’artisan de la nature » (naturae genitor et artifex).4

Tableau XXII. Hugues de Saint-Victor, XIIè siècle. La Chose, sa représentation


imaginaire et le mot.

Verbum res (Imago) Exemplar

Vox ou littera Imago de l’exemplar 1er sens

Privé de similitude Similitude Nature

Parole de l’homme Parole de Dieu Raison divine

Mot choses signifiées Chose

Symbolique Imaginaire Réel

Nous avons donc une division ternaire : l’exemplar, la nature propre à une
chose, la res, la représentation imaginaire de cet exemplar et le verbum, le mot
prononcé ou écrit. Il s’agit d’une division que nous pouvons rapporter à celle que
nous avons étudiée chez Freud et Lacan entre la Chose réelle, das Ding, sa
représentation imaginaire, Sachvorstellung et le signifiant, Wort. Or, dans la machine
du sens de notre théologien médiéval, c’est grâce à la similitude naturelle de la chose
à l’exemplar, qu’elle a une supériorité sémiologique ; tandis que pour la psychanalyse,
la ressemblance de la Sachvorstellung à la Chose ne peut qu’être gouvernée par le
signifiant. Cette représentation imaginaire est une surface spéculaire qui recouvre
toute l’extension de ce que nous sommes et de notre monde. C’est la parole
signifiante qui signifie nos propres représentations imaginaires, la signification étant
déterminée par le signifiant en fonction de sa place dans une structure signifiante.
Pour le maître victorin, la signification du monde ne peut pas être déterminée par le
signifiant, le monde des choses ne peut pas être gouverné par le symbolique car il est
gouverné par Dieu, par la raison divine. Ici, la représentation imaginaire recouvre
aussi l’extension de notre monde, mais il s’agit d’y voir la main du Créateur et non
pas une surface spéculaire.

1
Didascalicon, V, 3, p. 191 et édition lat., p. 96.
2
Didascalicon, I, 10, p. 85 et édition lat., p. 18.
3
Ibid.
4
Didascalicon, I, IV, p. 78 et édition lat., p. 13.

234
Le miracle des Ecritures

Nous constatons donc que la proposition de notre victorin a peu avoir avec la
psychanalyse. Pourtant, elle nous intéresse en raison de la place qu’elle donne à
l’image et à l’architecture. L’imago est la représentation figurée d’une res, c’est-à-dire
des choses en acte (in actu) et dans la raison humaine (in ratione hominis). Comme
nous venons de le dire, la res est, pour maître Hugues, ce que nous appelons le
signifié et que nous avons rapporté à la Sachvorstellung freudienne et au petit autre
lacanien. En psychanalyse, ces représentations imaginaires sont quelque chose, si
nous pouvons dire, pour autant que la Chose est derrière elles. Elles sont des
représentations imaginaires qui voilent le Vide affreux de la Chose ; elles ne
représentent rien de réel car elles sont toujours la représentation d’autre chose. Il n’y
a que la sublimation qui peut donner à l’une de ces représentations imaginaires
valeur de représentation de la Chose, c’est-à-dire qu’elle donne la possibilité de re-
présenter quelque chose de réel dans l’imaginaire, ou plutôt, par le truchement de
l’imaginaire.

Ici, il semble que notre victorin n’a même pas besoin d’une notion telle que
notre sublimation. Il semble que pour lui les res représentent déjà la nature réelle des
choses telle que le créateur l’a conçue et modelée. Pour nous, derrière les choses
signifiées, il y a le Vide de la Chose réelle, pour le victorin, derrière les choses il y a la
sagesse divine qui les a modelées. C’est-à-dire qu’elles ne sont pas un voile au réel
mais la signification vraie de cette sagesse.

Or, en vérité, pour le théologien médiéval, tout ce que nous venons de dire n’a
réellement lieu que dans l’Ecriture Sainte. Dans le Livre V de son Didascalicon, maître
Hugues parle de ce que Y. Delègue désigne fort justement comme « le miracle des
Ecritures »1. C’est-à-dire que « dans la parole divine, non seulement les mots, mais
encore les choses peuvent signifier » (quod in divino eloquio non tantum verba, sed etiam
res significare habent)2. Le miracle consiste en ce que « la chose est une représentation
de la raison divine » (res divinae rationis est simulacrum). Ceci est le privilège des
Ecritures car « ce mode ne se retrouve pas habituellement dans les autres écrits »3.
Dans l’Ecriture sacrée le mot renvoie à une réalité sensible, soit à une RES I, mais la
signification procède en redoublant ce RES I d’une RES II, allégorique, tropologique,
anagogique. « On saisit alors », nous dit notre victorin, « quelle intelligence profonde
est requise pour la Sainte Ecriture, puisqu’on y parvient à la compréhension par la
parole, à la chose par la compréhension, à la raison par la chose, à la vérité par la
raison » (ex quo nimirum colligitur, quam profunda in sacris litteris requirenda sit
intelligentia, ubi per vocem ad intellectum, per intellectum ad rem, per rem ad rationem, per
rationem pervenitur ad veritatem).4 Au fond, c’est par les mots que l’on parvient aux
choses et c’est grâce aux choses, à leur signification, que l’on parvient à la vérité.

1
Les machines du sens. Fragments d’une sémiologie médiévale. Op. Cit., p. 18.
2
Didascalicon, V, 3, p. 191 et édition lat. p.p. 96-97
3
Ibid.
4
Ibid.

235
Ainsi, comme le souligne Y. Délègue, « les mots y perdent leur statut flottant d’êtres
immatériels ; ils acquièrent la densité même de l’Etre »1.

Le miracle des Ecritures n’est donc rien d’autre que le fait de prendre les mots
comme des Choses réelles, ce qui est le propre de certains rêves et du langage des
schizophrènes2. Le mot et la Chose ont ici un rapport d’identité, c’est-à-dire que le
mot ne représente plus une représentation imaginaire mais la Chose réelle ; le
rapport de ressemblance est supprimé et le représentant symbolique vient
représenter réellement la Chose. Si ceci est le privilège des Ecritures, alors les choses
du monde – ce livre écrit par Dieu – ne peuvent pas être des représentations de la
raison divine. Les choses de ce monde sont l’image de ce qui est dans l’esprit
humain, qui est à son tour l’image de ce qui est dans l’esprit divin, l’exemplar. Comme
nous l’avons dit, l’image est sémiologiquement supérieure au mot en vertu de cette
similitude naturelle à l’exemplar. Mais bien plus, chez Hugues, il y a une
« assimilation de l’image à l’écriture »3. C’est-à-dire que lue et méditée, l’image peut
aussi avoir le même privilège que les Ecritures. L’image peut donc avoir la valeur de
re-présenter quelque chose de réel. Voilà la sublimation que nous propose le
théologien médiéval.

Sublimation contemplative

Dans notre chapitre sur la représentation 4, nous avons dit que dans la réalité
imaginaire retrouvée, gouvernée par le signifiant, il n’y a pas de place pour le réel de
la Chose. Dans le monde du plaisir-réalité, il n’y a pas de place pour la Chose ni pour
une représentation réelle de la Chose. En revanche, il y a de la place pour la
sublimation, c’est-à-dire qu’il y a de la place pour qu’un objet de ce monde du
plaisir-réalité puisse être élevé à la dignité de la Chose réelle. De même, pour notre
victorin, Dieu lui-même a dû se retirer de ce monde marqué par la faute, pas de place
pour le Dieu dans ce monde, mais il a en chaque chose laissé sa trace de Vérité, car
« voulant montrer sa sagesse invisible » il « en a dessiné la copie dans l’esprit de la
créature rationnelle, après quoi, en faisant la créature rationnelle, il montra à
l’extérieur ce qu’il avait à l’intérieur » (Deus volens ostendere invisibilem sapientiam
suam, exemplum eius in mente creatura rationalis depinxit, ac deinde corpoream creaturam
faciens foris illi quid intus haberet ostendit) 5. Ainsi, d’après le victorin, nous pouvons
tirer ressemblance de la sagesse divine invisible à partir des choses de ce monde que
nous voyons. Il s’agit d’une idée d’inspiration paulinienne : « C’est à travers le visible
que se manifeste à plein l’invisible de Dieu » (Rom., I, 20). Pourtant, notre théologien
considère que « ce que Dieu est ne peut être ni trouvé dans ces choses terrestres ni
compris selon ces choses. Dieu est tout autre. Qu’est-il donc ? On ne peut dire
seulement qu’il est autre chose »6.
1
Delègues, Y. Les machines du sens. Fragments d’une sémiologie médiévale. Op. Cit., p. 18.
2
Cf. notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 51-52.
3
P. Sicard, Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 160.
4
Cf. notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 40-76.
5
Didascalicon, Appendice C., p. 238 et édition lat. p. 134.
6
Hugues de Saint-Victor, In Hierarchiam Celestem, cité in Sclafert, C. « L’allégorie de la bûche enflammée
dans Hugues de Saint-Victor et dans Saint-Jean de la Croix » in Revue d’ascétique et de mystique, N. 33, 1957,

236
Pour le maître victorin, « on ne peut penser ce que Dieu est : même si l’on croit
qu’il est, on ne comprend pas ce qu’il est » car « Dieu est impensable »1. Même si
nous pouvons tirer ressemblance de l’invisible par le visible, celui-ci ne nous montre
pas Dieu, mais une ressemblance de Dieu, ce que nous appelons une représentation
imaginaire. Dieu ne peut être trouvé dans les représentations imaginaires, mais le
victorin mystique propose toutefois que l’on atteigne Dieu par le truchement de ces
représentations imaginaires, c’est-à-dire qu’il faut aller voir derrière elles. C’est là où
entre en scène le dessin de l’arche (Ill. 5)que nous avons introduit plus haut2 et la
série d’exercices spirituels de la lecture, de la méditation et de contemplation.
L’édification de l’âme du théologien, à partir de ce dessin de l’arche, passe par cette
série d’exercices pour arriver à la contemplation et l’union mystique avec le Dieu. Les
trois exercices spirituels sont rapportés aux quatre sens de l’Ecriture et aussi aux trois
yeux supposés par le victorin3 : la lecture est rapportée au sens historique et à l’œil de
la chair, la méditation aux sens allégorique et tropologique et à l’œil de la raison et la
contemplation au sens anagogique et à l’œil de la contemplation.

Comme nous le verrons dans notre chapitre sur la sublimation miraculeuse,


l’utilisation didactique des images est à la mode au moyen âge 4. Dans la pensée
victorine, qui en cela suit la tradition grégorienne, une peinture est une parole ; bien
plus : elle est proche de la parole de Dieu, comme le sont les choses de ce monde.
Hugues de Saint-Victor propose justement une peinture pour parvenir à l’union
mystique du théologien-bâtisseur avec son Dieu.

Pour le maître victorin, le dessin de l’arche est surtout « une méthode


d’exégèse visuelle à but contemplatif »5 ; il est l’objet d’une lecture historique et d’une
méditation allégorique et tropologique afin d’arriver à la contemplation qui concoure
à la construction de l’exégète lui-même. Cette construction équivaut à faire sienne la
vie du corps mystique. Ce que Dieu a réalisé autrefois dans une construction à valeur
figurative, celle de l’arche de Noé (histoire), il le réalise dans l’Eglise (allégorie) et,
quotidiennement, dans l’âme fidèle (tropologie). Comme le souligne Henri de Lubac,
« on passe de l’histoire à la tropologie par l’allégorie. Celle-ci consistant toute entière
dans le mystère du Christ, c’est ce mystère qui dans la tropologie se trouve
intériorisé »6.

Ici, ce n’est donc pas l’énigme de la féminité qui est au centre de l’affaire mais
le mystère du Christ. Et c’est en élevant l’édifice intérieur que l’homme, le
théologien-bâtisseur, parvient à l’unification mystique entre son cœur divisé et son
Dieu : « l’âme est d’autant plus réunifiée qu’elle s’élève d’avantage jusqu’à atteindre

p. 255.
1
Hugues de Saint-Victor, De Sacramentis, cité in Baron, R. Science et Sagesse chez Hugues de Saint-Victor.
Paris, 1957, p. 9.
2
Cf. p.p. 224-228.
3
Cf. plus bas p. 238.
4
Cf. chapitre 3.4. « Sublimation miraculeuse », p.p. 244-246.
5
P. Sicard, Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 150.
6
Exégèse médiévale, I/2, Op. Cit., p.p. 558-559.

237
cette véritable et unique immutabilité qui est en Dieu, où elle est en continuel
repos »1. A l’élévation de la structure intérieure concourent la contemplation de la
vérité et l’exercice de la vertu, soit « les deux activités qui restaurent en l’homme sa
ressemblance avec Dieu »2. Le maître victorin nous propose donc la contemplation
du dessin comme moyen de parvenir à la restauration de l’image divine : « connaître
et aimer, et par là être réunifié en étant assimilé au Dieu un »3.

Rappelons le prologue de « De Archa »4. L’homme d’avant la chute n’avait


qu’un « unique amour », Dieu. Le premier homme est déchu de la contemplation de
Dieu à cause des objets désirés, d’où l’insatisfaction fondamentale dans le cœur de
l’homme car il est « divisé en autant de parties qu’il y a d’objets à désirer ». Il faut
réunifier ce cœur divisé, cet amour unique car « Dis moi ce que tu aimes, je te dirai ce
qu’est ton amour. L’amour qui t’unit à un objet te transforme en sa ressemblance »5.
La restitution de l’intégrité de la nature est équivalent à la restauration de l’image
divine. Pour le victorin, on est donc semblable à ce que l’on aime, c’est pour cela que
pour ressembler au Dieu il ne faut aimer que lui. Comme nous l’avons dit plus haut,
il s’agit de l’identification du moi à l’objet imaginaire désiré. Or, Dieu n’est pas un
objet imaginaire, Dieu est « impensable » et sa Sagesse divine est invisible mais les
choses visibles, les représentations imaginaires sont là pour aider l’homme à aller à la
rencontre de cette Sagesse divine invisible, la Chose du théologien médiéval.

Le maître victorin nous propose une théorie de la vision. Tout passe par là, car
« la vue est le plus excellent des sens », c’est pour cela que les exercices spirituels sont
rapportés aux trois yeux : L’œil de la chair (l’oculus carnis), c’est celui par lequel
l’homme voit ce qui est hors de lui, le monde et ce qui est dans le monde ; l’œil de la
raison (oculus rationis), c’est celui par lequel l’âme se voit elle-même et ce qui est en
elle ; l’œil de la contemplation (l’oculus contemplationis), c’est celui par lequel l’âme
voit Dieu et ce qui est en Dieu. Il n’y a que l’homme d’avant la chute qui pouvait voir
avec ces trois yeux. Celui d’après la chute ne voit qu’avec l’œil de la chair, car l’œil
de la raison est devenu myope et celui de la contemplation complètement aveugle.
Mais, ici aussi il y a un remède, la myopie de l’œil de la raison est restaurée par les
arts pratiques et la cécité de l’œil de la contemplation l’est par la foi.

Or, il y a aussi le dessin de l’arche (Ill. 5). Soit, le remède à la division du cœur
humain qui a une finalité proprement contemplative et par là il permet de voir Dieu.
Le maître victorin nous propose ainsi la sublimation de cette image terrestre qu’est le
dessin de l’arche. Car, dans la contemplation, cette image ne sera plus un dessin
quelconque, ni l’image de l’âme du théologien mais le spectacle même de Dieu. Les
exercices spirituels posés par le théologien médiéval constituent le processus
sublimatoire ou « épurateur »6.
1
Hugues de Saint-Victor, cité in P. Sicard, Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 217.
2
Didascalicon, I, VII, p. 82.
3
In Hierarchiam Celestem, cité in P. Sicard, Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 229.
4
Cf., p. 224.
5
Cité in Sclafert, C. Art. Cit. p. 336
6
Rappelons que dans les premières réflexions freudiennes sur la sublimation, elle doit « épurer » les souvenirs
désagréables. Cf. notre chapitre 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction à la sublimation
définie par rapport aux trois registres de la réalité humaine », p. 22.

238
Il s’agit, dans cette sublimation que nous pouvons appeler contemplative,
d’élever l’image de l’âme divisée, le dessin, à la dignité de l’âme épurée unie à
Dieu. Notre intérêt pour cette sublimation est ce que l’élévation dont il s’agit est aussi
bien celle de l’âme vers son Dieu que celle de l’édification de cette âme elle-même.
Au fond, l’âme ne peut rejoindre Dieu qu’une fois élevée, édifiée. Le théologien-
bâtisseur doit lire et méditer le dessin de l’arche comme il lit et médite les Ecritures, il
doit ainsi s’édifier lui-même tel un édifice. L’âme du théologien-bâtisseur n’est là
qu’une fois qu’elle est élevée.

Ce qui nous intéresse dans la pensée victorine, c’est le mouvement anagogique


de tradition néo-platonicienne, soit l’élévation de l’âme du visible vers l’invisible, qui
est chez Hugues de Saint-Victor une élévation au sens de l’architecture, soit
l’édification de l’âme elle-même. L’âme ne pourra contempler Dieu qu’une fois
élevée, c’est-à-dire une fois qu’elle est, elle-même, la pointe de l’édifice intérieur 1. Là,
l’âme peut embrasser d’un regard tout le chemin parcouru : elle voit l’histoire du
salut se réaliser en elle-même et finit par voir Dieu en elle. Mais elle ne peut être
élevée qu’à partir du dessin qui, d’un coup, raconte toute l’histoire du salut2.

Le processus de cette sublimation, de l’élévation de l’âme, commence par la


lecture historique. Ici, l’œil de la chair qui voit ce que Dieu a réalisé autrefois, doit
être purifié : il ne doit pas s’attacher au plaisir de l’image perçue mais doit permettre
la méditation à laquelle l’œil de la raison va se livrer. Dans la méditation, on voit un
au-delà de l’image car l’œil de la raison s’applique à dégager les réalités
tropologiques et allégoriques cachées dans l’historia. Ainsi de l’histoire à
l’intelligence spirituelle (allégorie et tropologie) il y a un « abandon du vêtement
concret et historique qui fut celui des événements du salut ». De cette méditation
allégorique et tropologique qui est « encore lourde de représentations imagées ou
conceptuelles », on passe au domaine de la contemplation purifiée « de toute image
et dégagée de toute forme humaine des représentations de la foi »3. Ainsi, le dessin
de l’arche, ce bâtiment qu’est la représentation imaginaire du théologien-bâtisseur,
va lui permettre de voir avec l’œil de la contemplation, car une fois le bâtiment élevé,
une fois l’âme édifiée, elle sera elle-même le point élevé d’où elle peut regarder le
spectacle de Dieu. Le regard contemplatif traverse l’histoire, les signes multiples et
sensibles, et la traduction imaginative ou conceptuelle de ce qu’ils signifient, soit
l’allégorie et la tropologie. La contemplation qui rejoint « la réalité ultime touchée en
une expérience vitale »4 est rapportée à l’anagogie, qui « dépasse le signifiant pour
conduire au signifié qui doit être contemplé »5.
1
Rappelons la description du dessin de l’arche à construire : « on commence par un point central, on poursuit par
une colonne qui l’entoure, puis par trois rectangles emboîtés les uns dans les autres ; on passe alors à ce qu’ils
contiennent en fait de traits, de couleurs et d’inscriptions et l’on achève par les cercles qui entourent ces
rectangles, par la figure du Dieu de majesté qui tient ces cercles embrassés et par les séraphins qui enclosent ce
Dieu de Majesté ». Cf. plus bas, p. 230.
2
Nous pourrions aller jusqu’à dire qu’Hugues de Saint-Victor serait d’accord avec la supériorité du tableau
moderne qui « peut donner à l’œil de saisir d’un coup de sa virtù visiva l’ensemble ». Wajcman, G. Fenêtre, Op.
Cit., p.283
3
Sicard, P., Hugues de Saint-Victor et son école, Op. Cit., p. 246.
4
Ibid., p. 244.
5
Ibid., p. 245.

239
Dans la sublimation religieuse contemplative, le dessin de l’arche est à la place de
la Chose. Pour notre théologien médiéval, derrière les choses imaginaires il n’y a pas
le Vide de la Chose mais la réalité ultime, le vrai signifié à contempler : la Sagesse
divine. Il s’agit d’une réalité ultime au-delà de laquelle il n’y a plus rien à chercher
car l’on y retrouve l’unique amour. Dans cette sublimation ce n’est pas avec des
poèmes et rites courtois qu’on entoure une dame terrestre élevée à la dignité de la
Dame Céleste, ici c’est avec un regard contemplatif qu’on entoure une image
terrestre élevée à la dignité de la Sagesse Céleste. Car dans la contemplation, on ne
voit plus un dessin, mais Dieu. La Chose d’Hugues de Saint-Victor, comme celle des
Troubadours, ne peut pas être vue avec l’œil de la chair, elle ne peut pas être vue
avec le sens physique de la vue. C’est exactement ce qu’assure Thibaut de
Champagne quand il chante sa Chose et nous dit qu’il peut « la voir avec les yeux du
cœur, car ceux de son visage sont trop loin d’elle »1.

Dans la sublimation, la Chose ne peut être représentée dans l’imaginaire que si


l’objet imaginaire, femme ou dessin, est perçu avec les yeux du cœur ou l’œil de la
contemplation et non pas avec les yeux du visage ou l’œil de la chair. C’est-à-dire
que seul l’objet imaginaire vu par d’autres yeux que ceux du visage peut être élevé à
la dignité de la Chose. La représentation imaginaire non sublimée est un objet
accessible que nous pouvons bel et bien percevoir avec les yeux du visage, il s’agit de
l’objet imaginaire proprement dit, accessible, touchable, audible, visible, mais qui
représente déjà autre chose et non pas la Chose car elle y est perdue. Ainsi, pour
éviter le Vide, pour ne pas voir le Vide de la Chose, il faut tout simplement ne pas
voir. Ne pas voir avec l’œil de la chair ou ne voir qu’avec l’autre œil, le contemplatif.
Car ce qu’il voit c’est Dieu présent en l’âme qui se regarde elle-même.

Nous pouvons ainsi dire, que ce que nous propose le théologien médiéval c’est
la possibilité d’accéder à la vérité de soi-même à partir de cette contemplation qui
aboutit à une union imaginaire avec le Dieu. Tel le sujet du signifiant qui a perdu la
Chose, le théologien-bâtisseur de notre humaniste médiéval a perdu Dieu, il a perdu
cet amour unique et l’œil contemplatif est devenu aveugle. Mais le théologien-
bâtisseur a la possibilité des retrouvailles avec son Dieu à partir de son élévation, soit
l’édification de son âme. Le dessin de l’arche n’est au fond que la représentation
imaginaire du théologien-bâtisseur, soit i(a).

Or, pour le maître victorin le dessin est une parole, il faut le lire et méditer
comme on lit et médite les Ecritures. Ainsi, cette représentation imaginaire du
théologien-bâtisseur « n’est pas un sujet », mais il s’agit pourtant d’y « détecter
l’histoire, l’articulation et la parole » 2. Ce que Lacan dit ici à propos de Léonard de
Vinci et sa relation avec la nature, nous pouvons le dire à propos de la proposition
du remède de l’humaniste médiéval.

1
Thibaut de Champagne, 1230, « Chansons XXXVI », in Recueil de Chansons. Op. Cit., V, p. 90.
2
Lacan, J. « La relation d’objet », Op. Cit., p. 430.

240
La lecture et la méditation victorines opèrent comme opère la sublimation
lacanienne de 19573 : le petit autre, le dessin, élevé à la dignité du grand Autre, Dieu,
se met à parler dans l’imaginaire tout en plongeant le théologien-bâtisseur dans la
voie de l’unique amour. Dans cette montée vers la sublimation contemplative, le
théologien-bâtisseur « [ne] s’adresse [il ne] se commande [pas] à lui-même à partir de
son autre imaginaire »4, le dessin de l’arche, mais il se construit à partir de cet autre.
Dans cette élévation, le sujet est entièrement immergé dans la captation imaginaire
produite aussi bien par l’opération de la sublimation que par le phénomène de
l’amour. La lecture et méditations victorines produisent la coïncidence entre i(a) et
I(A). Il s’agit de cet amour dont le maître victorin nous dit qu’il nous « unit à un
objet » et nous « transforme en sa ressemblance ». Dans cet amour unique prôné par
le mystique médiéval, nous trouvons ce qui se passe dans le phénomène de la
Verliebtheit, c’est-à-dire que, d’une part, « l’objet aimé est strictement équivalent à
l’Idéal du moi »5, et de l’autre, il y a « l’annulation de la fonction de l’Idéal du moi »6
car ce n’est pas le symbolique qui ordonne mais l’imaginaire. Dans la sublimation
contemplative, c’est par le truchement de l’imaginaire que le théologien-bâtisseur
élève son âme vers l’unique amour. Une fois le dessin de l’arche lu et médité, on a
accès au spectacle de Dieu. C’est dans la contemplation que se produit l’élévation du
dessin à la dignité de la Chose : le dessin de l’arche, cette représentation imaginaire
du théologien-bâtisseur finit par présenter Dieu en lui et pourtant « ce qu’est Dieu ne
peut se dire parce que c’est ineffable, parce que c’est impensable. Cela se sent et ne
s’exprime pas »7. L’âme ainsi construite, ainsi élevée, a donc accès à cette jouissance
que l’on éprouve mais de laquelle on ne peut rien dire8.

L’articulation du couple « Foris » / « intus » et du couple élévation / descente

Outre l’élévation de l’âme, il y a aussi une descente : « Dieu descend par la


Révélation »7. La Révélation visible « ‘démontre’ Dieu et les choses de Dieu »8. Mais il
s’agit d’une demonstratio qui, comme le souligne Roger Baron, « consiste beaucoup
plus […] à montrer qu’à démontrer »9. L’économie divine de cette Révélation est
inaugurée au lendemain de la chute, et si les choses visibles furent la cause de la
chute du premier homme, « ce sera également par des réalités visibles que l’homme
per visibilia Dei opera admonitus , pourra être réintroduit en cette contemplation »10.
L’homme déchu a perdu la Chose, il ne la retrouve plus ni ne la voit plus car, à cause
de la chute, l’œil de la contemplation est devenu aveugle. La question se pose,
comment trouver ce que l’on a perdu ?
3
Cf. notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 71-75.
4
Lacan, J. « La relation d’objet », Op. Cit., p. 434. C’est nous qui mettons les crochets.
5
« Les écrits techniques de Freud », Op. Cit., p. 201.
6
Ibid., p. 224.
7
Hugues de Saint-Victor, In Hierarchiam Celestem, cité in Sclafert, C., Art. Cit. p. 255.
8
Lacan, J. : « Il est clair que le témoignage des mystiques, c’est justement de dire qu’ils l’éprouvent, mais qu’ils
n’en savent rien ». « Encore » in Le Séminaire, livre XX. Ed. du Seuil, livre de poche, Paris, 1975, p. 97.
7
Sicard, P. Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p.179
8
Ibid., p.182.
9
Baron, Roger (Chanoine) « Science et sagesse chez Hugues de Saint-Victor (thèse présentée à la Faculté des
lettres de l’Université de Paris, 1957), Paris, 1957, p. 24-25.
10
Sicard, P. Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 182.

241
L’élévation anagogique qui aboutit à la contemplation est possible à partir
d’une représentation imaginaire, certes, mais « à condition que se soit produite
intérieurement une illumination divine » 1. Le théologien-bâtisseur cherche la Chose à
l’extérieur, à partir d’une représentation imaginaire, le dessin de l’arche, mais en fait
il ne peut la trouver qu’à l’intérieur. Il s’agit du couple foris (extérieur)/intus
(intérieur) cher à Saint-Augustin repris, ici, par le maître victorin. Le dessin de l’arche
est ainsi élevé à la dignité de la Chose comme « extériorité intime » ou « extimité »2.
Car, comme le souligne le psychanalyste Pierre Naveau, « l’extimité est une
articulation entre l’ « intus » et le « foris », entre l’intérieur et l’extérieur. »3 Pour que
l’âme élevée puisse contempler Dieu à l’extérieur, il faut qu’elle soit touchée par la
grâce divine, à l’intérieur, intus. Ainsi, ce qui nous est proposé du dehors, la
représentation imaginaire de la Chose ne peut donner accès à l’élévation de l’âme, ne
peut permettre son édification que si cette âme est touchée intérieurement. C’est-à-
dire que ce qui semble être à l’extérieur est plutôt à l’intérieur. C’est pour cela que le
dessin de l’arche est aussi bien une « représentation extérieure qui doit être
intériorisée » et une « objectivation qui extériorise des états intérieurs »4. De la sorte,
il ne faut pas s’arrêter aux représentations imaginaires mais plutôt à l’ailleurs auquel
elles renvoient.

C’est à partir du dessin de l’arche que le couple foris/intus (extérieur/intérieur)


est articulé au couple élévation/descente. Car, comme le souligne P. Sicard, « le
dessin est à la fois une manifestation du processus descendant de la révélation (foris),
et un appel au processus ascendant de l’anagogie, lequel n’est rendu possible que
moyennant le processus descendant de l’illumination (intus) »5. Le victorin nous
propose donc une élévation de l’âme qui ne va pas sans la chute qui la précède et le
processus descendant de la Révélation qui la suit. « Le corps s’élève et l’esprit
s’abaisse : l’esprit monte et Dieu descend »6 souligne maître Hugues. Ces deux
mouvements élévation-extérieure et descente-intérieure trouvent leur lieu de rencontre
dans le dessin de l’arche.
On retrouve donc chez notre victorin la logique de la sublimation que nous
avons introduite dans notre chapitre sur la mise en scène de la sublimation 7. La
proposition 1 : un objet vient dans le Vide, est ici le dessin de l’arche élevé à la dignité
de la Chose comme extériorité intime. Ce mouvement implique le processus
ascendant de l’anagogie, soit l’élévation littérale de l’âme du théologien-bâtisseur. La
proposition 2 : le Vide vient dans l’objet, est ici le mouvement descendant de
l’illumination (intus) et de la Révélation (foris), car l’élévation ne peut pas avoir lieu
sans ce processus descendant. De la sorte, l’élévation anagogique de l’âme n’est pas
qu’une montée vers le haut ; il s’agit aussi d’une descente du monde céleste au
1
Ibid., p. 186.
2
Terme avancé par Lacan pour rendre compte de la Chose comme ce qui reste à l’extérieur tout en rentrant à
l’intérieur. In « L’éthique de la psychanalyse » Op. Cit., p. 167.
3
In « Paradoxe sur le psychanalyste ».
4
Sicard, P. Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p. 216.
5
Ibid., p. 187.
6
Hugues de Saint-Victor, De unione corporis et spiritus, cité in G. Agamben, « Stanze », Y. Hersant (trad.),
Payot-Rivages, Paris, 2006, p. 162.
7
Cf. 3.1. « La mise en scène de la sublimation », p. p. 211-216.

242
monde terrestre. Toute sublimation, toute élévation d’un objet à la dignité de la
Chose implique un mouvement vers le bas, une chute.

Or, il est clair que pour le victorin, ce n’est pas le Vide qui vient dans l’objet
sublimé, soit le dessin de l’arche, mais la Révélation de l’invisible, Dieu. Le dessin de
l’arche parvient à présenter Dieu, car, comme l’affirme Danielle Lecoq « l’image
médiévale se veut dévoilement et Révélation »1. Etant donné que la Sagesse divine
reste invisible à l’œil de la chair, la proposition 3 : la venue du Vide dans l’objet est
irreprésentable, se confirme aussi. Le dessin complet de l’arche nous le montre au
travers de la figure en majesté voilée par les Séraphins.

Or, la fin de cette sublimation contemplative proposée par le maître victorin


est une « intériorisation ascendante » qui aboutit à l’unification finale avec le Dieu,
qui correspond à l’arrivée au sommet de l’édifice bâtit, soit le carré central d’une
coudée de côté, que « Hugues compare à un moule en lequel, tel un métal en fusion,
est coulée l’âme liquéfiée par la contemplation »2.

Ainsi, l’imaginaire peut être si élevé au réel qu’il peut finir par le rejoindre ; le
théologien-bâtisseur finit par disparaître dans une unification réelle qui le fond avec
son Dieu.

1
Lecoq, Danielle « la Mappemonde » du de Arca Noe Mystica de Hugues de Saint-Victor (1128-1129) in
Géographie du Monde au Moyen Age et à la Renaissance. Ed. Monique Pelletier, Paris, 1989, p. 21.
2
Sicard, P. Diagrammes médiévaux, Op. Cit., p.232.

243
3.4. Sublimation miraculeuse : images médiévales sublimées

Nous illustrerons la sublimation religieuse avec trois exemples des images élevées à la
dignité de la Chose qu’elles représentent : 1) l’image miraculeuse de sainte Foy de Conques, 2)
l’image du Christ sublimée par sainte Maure et 3) la vision de Catherine de Sienne. Ces
images sublimées, images miraculeuses, font partie d’une longue série d’images dont le
chaînon manquant est constitué par des « vraies images » : le Mandylion oriental, la
Véronique occidentale et l’image de la Vierge peinte par Luc.

Or, étant donné que l’image est au cœur du problème de la sublimation, nous
commencerons par souligner que la sublimation n’est pas une iconodulie et qu’elle n’a rien
avoir avec une quelconque querelle des images. Ce qui nous obligera à prendre comme point
de départ le concile de Nicée II qui promulgue, en 787, le rétablissement du culte des images
avant le triomphe de l’orthodoxie en 843.

Finalement, nous passerons de l’image sublimée à ce qui l’entoure : l’architecture


d’une église. Nous tenterons de démontrer que pour qu’une image puisse être miraculeuse,
pour qu’une image puis être sublimée, il est nécessaire qu’elle soit entourée par une
architecture.

La sublimation miraculeuse

Le Moyen Age, c’est le « temps des images et du culte »1, le temps des artistes
et croyants catholiques, le temps de la vanité mystique du sensible religieux de
Hegel. Comme la psychanalyse, le Moyen Age s’oppose au refoulement 2. C’est peut-
être pour cela qu’il se prête plus qu’une autre époque à une certaine sublimation.

L’amour courtois est, pour Lacan, le paradigme de la sublimation, il s’agit


d’une sublimation historiquement datée. Or, au moment où cet amour courtois
naissait, quelques images religieuses étaient déjà élevées à la dignité de la Chose
qu’elles représentaient. Nous trouvons intéressant d’enrichir la réflexion lacanienne
sur la sublimation religieuse avec une réflexion sur ce que nous désignerons comme
la « sublimation miraculeuse ».

Nicée II, septième concile œcuménique: la porte ouverte à la sublimation miraculeuse

L’orthodoxie triomphe en 843 : les iconodules (les évêques soutenus par les
fidèles) rapportent la victoire sur les iconoclastes (la cour impériale, les théoriciens,
les empereurs et quelques évêques). Mais ce que l’on connaît comme « la querelle des

1
Belting, Hans. Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art. (1990) Ed. Cerf, Paris, 1998.
2
« Au-delà de l’inversion des mouvements (dehors/dedans), le Moyen Age et la psychanalyse s’opposent au
refoulement » Wajeman, Gérard. Le maître et l’hystérique, Navarin, Seuil, Bibliothèque des Analytica, 1982, p.
96.

244
images » sollicitait depuis longtemps déjà l’attention de patriarches, d’empereurs et
des papes1. Le IXè siècle voit le triomphe des iconodules mais, dès 787, le septième
concile œcuménique réuni à Nicée dans l’Eglise Sainte-Sophie leur donne, sur le
fond, raison. L’objectif de ce concile est de décréter la légitimité de la vénération des
images, il n’en est pas un d’ordre théologique car il ne s’agit que de la confession de
la foi2.

Le « horos » de Nicée II, c’est-à-dire la principale décision décrétée le 13


octobre 787, promulgue que « la représentation d’images peintes (eikonikès
anaziographèseôs) (…) est en accord avec l’histoire de la prédication évangélique, en
vue de la croyance en la véritable et non illusoire Incarnation de Dieu le Verbe »3. La
vénération des icônes du Christ est justifiée par l’Incarnation. Or, cette vénération
ainsi justifiée comprend aussi les icônes de la Vierge, celles des anges et des saints 4.
Elle ne comporte nulle idolâtrie, ce que craignaient le plus les chrétiens de l’époque,
« car « l’honneur rendu à une image remonte à l’original ». Quiconque vénère donc
une image, vénère en elle l’hypostase de celui qui est représenté »5.

Avant de continuer l’examen de Nicée II, remontons plus loin dans le temps,
au VIIè siècle. En l’an 600, Grégoire le Grand écrit sa fameuse lettre adressée à
l’évêque Serenus de Marseille. On a l’habitude de citer cette lettre pour rendre
compte des fonctions de l’image au Moyen Age. Serenus ordonna, par crainte
d’idolâtrie, la destruction des peintures de son diocèse. Le pape lui écrit pour lui
reprocher son iconoclasme et il profite pour souligner l’utilité de l’image, sa triple
fonction : les images rappellent l’histoire sainte, elles attisent la componction des
pécheurs et elles instruisent les illettrés. Au même moment, le pape adresse une autre
lettre à l’ermite Secundinus. L’ermite Secundinus avait demandé à Grégoire le Grand
de lui faire parvenir divers objets de piété dont une image du Sauveur. Dans sa
1
Cf. Gervais, Dumeige « Histoire des conciles œcuméniques » Ed. de l’Orante, Paris, 1978.
2
Schönborn, Christoph. « L’icône du Christ. Fondements théologiques » (1976) Ed. Cerf , Paris, 1986, p. 144.
3
Gervais, D. Nicée II. Histoire des conciles œcuméniques, Op. Cit., p. 116.
4
Nous transcrivons ici le passage concerné : « … nous définissons, avec une rigueur et une justesse entières :
que, d’une façon presque égale au signe de la Croix honorable et vivifiante, les vénérables et saintes images sont
consacrées : celle faites de couleurs, de mosaïques et de toute matière appropriée dans les saintes églises de
Dieu, sur les vases et les vêtements sacrés, sur les murs et les planches, dans les maisons et les rues, aussi bien
l’icône de Notre Seigneur Dieu et Sauveur Jésus-Christ que celle de Notre-Dame immaculée, la sainte
Théotokos, que celle des honorables anges et de tous les hommes saints et sanctifiés. Tout le temps qu’ils ont à
vu au moyen de l’impression dans l’icône, tout ce temps-là ceux qui regardent les icônes sont conduits vers le
souvenir et le désir des prototypes… » trad. Marie-France Auzepy, « « Horos » du Concile de Nicée II » in
Nicée II, 787 – 1987 Douze siècles d’images religieuses. Boespflug, F. et Lossky, N., (éd). Ed. du Cerf, Paris,
1987. p. 33
5
Nous citons ici la traduction de Ch. Schönborn in « L’icône du Christ. Fondements théologiques » (1976), Ed.
Cerf , Paris, 1986. p. 144. Mais il nous paraît important de transcrire d’autres traductions, nous mettons en
italiques les termes qui changent :
Trad. de L. Ouspensky : « Car l’honneur rendu à l’image va à son prototype et celui qui vénère (proskynôn)
l’icône, vénère (proskynei) la personne qui y est représentée » in La théologie de l’icône, (1980) Ed. du Cerf,
Paris, 2003, p. 117.
Trad. De Dumeige, G. « Car l’honneur (timê) rendu à une image remonte au modèle original » (citation de
Basile de Césarée, Traité du Saint Esprit). Quiconque vénère (proskynôn) une image, vénère (proskynei) la
réalité qui y est représentée », in Nicée II. Op. Cit., p. 240.
Trad. de M.-F. Auzépy : « Car l’honneur rendu à l’icône atteint le prototype et celui qui se prosterne devant
l’icône se prosterne devant l’hypostase de celui qui est inscrite en elle » p. 33 in Nicée II, 787 – 1987 Douze
siècles d’images religieuses. Op. Cit., p. 33.

245
réponse, l’évêque de Rome « compare le désir de l’ermite de contempler la sainte
image au désir profane d’un amoureux qui épie la femme qu’il aime »1. C’est plutôt
cette lettre qui retient notre attention car elle rapproche une image – la sainte image –
d’une femme – la femme aimée. Vénérer une image c’est comme aimer une femme,
ou plutôt aimer une femme c’est vénérer une image. Rappelons le vers du
troubadour Raoul de Soissons « Belle Dame, précieuse icône, mains jointes je vous
vénère »2.

Citons aussi la lettre de l’archidiacre Jacques de Troyes – qui est devenu le


pape Urbain IV en 1261 – adressée aux religieuses du couvent de Montreuil-en-
Thiérarche en 1249 : « puissiez-vous jouir intégralement et parfaitement dans une
claire vision d’un bien ardemment désiré »3. Il fait référence à la Sainte-Face dont il
aura fait don à sa sœur Sibylle, abbesse du couvent cistercien, qui demandait avec un
« désir ardent » de posséder cette image.

Revenons maintenant au concile de Nicée II. Ce n’est certainement pas par


hasard que ce concile ait été convoqué par une femme, l’impératrice Irène, une
athénienne « ambitieuse, amie des moines et dévote des images »4. Même s’il y a eu
une contestation à la décision de ce concile - où l’impératrice est au centre de la scène
-, le rétablissement du culte des images qu’il promulgue finit par l’emporter.
L’autorité de Nicée II est reconnue finalement par le décret du synode de 843.

Nous pouvons dire que l’impératrice Irène a ouvert la porte à la sublimation :


Sublimez ! maintenant il vous est autorisé d’élever une image du Christ à la dignité du Corps
du Christ, une image de la sainte-vierge à la dignité de la Sainte-Vierge, l’image d’un saint à
la dignité du Saint représenté.

Or, notre choix de prendre les images miraculeuses ne prétend surtout pas de
ramener le champ freudien aux vertus de la contemplation ni à la croyance de
l’image. Nous nous servons de ces images puisque nous pensons que ce que la
société médiévale a fait d’elles peut rendre compte de la logique lacanienne de la
sublimation religieuse.

La sublimation n’est pas une iconodulie

Le horos de Nicée II reconnaît d’un côté la « représentation d’images peintes »


et de l’autre côté l’ « hypostase »5 de celui qui est représentée. Nous rapporterons le
premier terme à la représentation imaginaire et le deuxième à la Chose, entendons-
1
Jean Claude Schmitt, Art. « Images » in Dictionnaire raisonné de l’occident médiéval, J. Le Goff (dir.)
Fayard, Paris 1999, p. 507.
2
Raoul de Soisson, « Chançon legiere a chanter » (Je vais, en vrai chevalier composer une chanson aisée à
chanter ) in Poèmes d’amour des XII et XIII siècles, Op. Cit., p. 121.
3
Cité in Martinent, S. « La Sainte Face de Laon et son histoire », Laon, 1988, p. 4.
4
Gervais Dumeige, « Histoire des conciles œcuméniques », Op. Cit., p. 98. Le concile a été convoqué par
l’impératrice mais il a été présidé par le patriarche Tarasius, un iconodule mis au poste de patriarche de
Constantinople par l’impératrice elle-même.
5
Comme nous l’avons souligné dans notre note 7, p. 202, il y a plusieurs traductions de l’ « horos » de Nicée II.
Pour ce qui concerne le terme grec « upostasin », il est traduit par « réalité », « hypostase », « personne ».

246
nous bien, à la Chose qui y est représentée. Christoph Schönborn, cardinal-
archevêque de Vienne, affirme que le but de l’horos de Nicée II est de parler des buts
de l’icône et il en avance deux des plus importants : le premier est d’affirmer le
mystère du Christ et le deuxième, qui en découle, est « l’élévation de l’image au
prototype »1.

Au moyen âge, à Byzance, le mot icône (du grec eikôn, « image », « portrait »)
comprenait « toute représentation du Christ, de la Vierge, d’un saint, d’un ange ou
d’un événement de l’histoire sacrée, que cette image fût peinte ou sculptée, mobile
ou monumentale, et quelle que fût la technique utilisée »2. Au moyen âge l’icône est
une représentation imaginaire de quelque chose de religieux. L’un des buts
importants de l’icône est celui d’élever une image à la dignité du prototype (du grec
prototupos, « création primitive »). On peut dire qu’il s’agit là de l’opération de la
sublimation lacanienne, soit d’élever une représentation imaginaire à la dignité de la
Chose qu’elle représente. Pourtant la sublimation, telle que Lacan la définit dans son
séminaire sur l’éthique, ne se range ni du côté d’une quelconque iconodulie ni du
côté des iconoclastes. La sublimation lacanienne n’a pas affaire à la querelle des
images. Celle-ci concerne une interdiction ou une autorisation de mettre en image
quelque chose de sacré, tandis que la sublimation a affaire à l’impossibilité de
l’image, c’est-à-dire à l’irreprésentabilité de la Chose3. Elle rend compte de
l’impuissance de l’image à transmettre tout le réel. Nous évoquons cette querelle et le
concile de 787, car sans le rétablissement du culte des images, l’histoire chrétienne
n’aurait jamais supposé ni emporté une passion de l’image.

Selon les iconodules, « si le Verbe s’est vraiment fait chair, le Verbe s’est fait
dès lors circonscrit, saisissable et visible à nos yeux de chair. On peut donc peindre le
Verbe éternel »4. Dans la sublimation, une représentation imaginaire peut avoir
valeur de re-présentation de la Chose réelle, pourtant celle-ci ne peut pas être
circonscrite, saisissable ou visible. Il y a là un leurre, dans la sublimation, il y a
l’illusion de coloniser le champ de la Chose. Mais, ce n’est qu’une illusion, car la
Chose est impossible de coloniser sauf à succomber dans la folie, où le sujet ne
colonise rien du tout mais se perd dans le réel de sa propre choséité. La Chose reste
incirconscriptible, insaisissable et invisible car elle est de l’ordre de l’irreprésentable.
L’irreprésentable étant ce que « tout le réel n’est pas soluble dans le visible »5. Dans la
sublimation, une chose qui peut être circonscrite, saisissable et visible prend la place
de la Chose. Mais pour autant qu’elle est élevée à la dignité de la Chose elle devient
incirconscriptible, insaisissable et invisible comme la Chose. Pour la voir, nos yeux de
chair sont impuissants, il faut utiliser nos « yeux du cœur » ou ceux « de la
contemplation » pour parler comme le poète et le théologien médiévaux 6.

1
Schönborn, C., « L’icône du Christ. Fondements théologiques », Op. Cit., p. 146
2
Ouspensky, L., « La théologie de l’icône », Op. Cit., p. 11
3
Cf. notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 40-46.
4
Schönborn, Ch. « L’icône du Christ. Fondements théologiques », Op. Cit., p.21.
5
Wajcman, G. « De la croyance photographique » « Les temps modernes » 56ème année mars-avril. Mai 2001, n.
613. p. 49.
6
Cf. notre chapitre 3.3. « Sublimation contemplative », p. 240.

247
Or, si une image peut représenter la Chose c’est parce que celle-ci est perdue.
La Chose n’est que le vide recouvert par l’image. Les images de la Chose, justement
parce qu’elles sont des images, sont un voile à l’horreur qui produit le vide que la
Chose laisse en tant qu’irreprésentable pour le sujet. Mais tout l’enjeux de la
sublimation est justement que l’image devient capable de nous mettre en rapport
avec la Chose.

Pour qu’une image soit miraculeuse, il ne suffit pas qu’elle soit une
représentation peinte ou sculptée du Christ, de la Vierge ou d’un saint. Mais il faut
qu’il y ait quelqu’un pour la sublimer. Dans l’amour médiéval, c’est le poète qui,
avec ces poèmes et les rites imposés par l’éthique courtoise, sublime une femme et
l’élève à la dignité de la Dame comme Chose. Dans les cas que nous allons étudier
maintenant ce n’est pas l’artiste qui sublime mais le croyant, le fidèle chrétien.

Le Mandylion, la Véronique et l’image de la Vierge peinte par Luc : chaînons


manquants de la série des images sublimées

L’histoire cultuelle de l’icône commence avec les images miraculeuses 1. Et ceci


bien avant que l’impératrice Irène n’ouvre la porte à la sublimation de l’image. Les
plus illustres de ces images miraculeuses sont le saint Mandylion oriental, la
Véronique occidentale et l’image de la Vierge peinte par l’évangéliste Luc. Ces
images étaient considérées comme des reliques.

Le Mandylion, « l’image dans le drap », est par définition une image du visage
réel du Christ. Il était connu pour être le « vrai portrait » du Christ, un portrait non
fait à la main, a-cheiro-poietos. Il se trouvait dans la chapelle du palais de
Constantinople au milieu de « vraies reliques » de la vie du Christ. Au XIIIè siècle, en
Occident, la légende de la Véronique, dont le nom veut dire « véritable image », Vera
Icona, prend la place du Mandylion oriental. Il y a des exemples de Mandylions très
anciens, en Russie ou Serbie. La France elle-même a sa Sainte Face à Laon, reconnue
comme un mandylion et réputée pour guérir les malades souffrant des yeux2.

La légende byzantine du Mandylion, la plus célèbre, est celle du roi Abgar qui
ordonna à son peintre un portrait exact du modèle vivant. Mais le travail du peintre
aurait été achevé par le Christ lui-même : il aurait imprégné les traits de son visage
dans la toile. On assiste ici à l’élévation d’une image à la dignité de relique de
contact. L’image dans le drap n’en est pas une peinte de main humaine, elle est la
véritable image du visage du Christ, sa vraie Sainte Face. Le très vénéré Mandylion
du roi Abgar, que l’on appelle l’image sacrée d’Edesse, n’est autre que le Saint Suaire
de Turin.

La légende occidentale, qui s’inspire de celle qui la précède, raconte que


quand le Christ utilisa un tissu pour s’éponger le visage au mont des Oliviers son
1
Nous suivons ici Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art., Op. Cit. p. 72 et
suiv., p. 282 et suiv.
2
Martinent, S. « La Sainte Face de Laon et son histoire », in Op. Cit., p. 8.

248
image s’y imprima. On a rapproché cette légende de celle de la femme appelée
Véronique qui aurait donné un tissu à Jésus pour essuyer sa sueur et sur lequel les
traits de son visage se seraient imprimés.

Le Mandylion byzantin et la Véronique occidentale, ces représentations


imaginaires du visage du Christ sont considérées comme des « images vraies », il
s’agit des représentations « réelles », si nous pouvons dire, du visage du Christ.

Pour sa part, l’image de la Vierge peinte par Luc rencontre le même destin. On
croyait que Marie avait posé de son vivant devant l’évangéliste, mais le travail
commencé par le saint peintre serait achevé par la Madone en personne.

Le Mandylion, la Véronique et la Vierge peinte par Luc sont, comme le dit H.


Damisch, le « premier chaînon, nécessairement manquant, d’une longue série
d’images » qui vont s’y référer « au moins idéalement »1.

L’image, parce qu’elle est produite d’un contact direct avec le corps devient
relique. Mais il y a plus : l’image se reproduit d’elle-même à l’identique. Le contact
de l’image avec un autre tissu a comme résultat sa reproduction, les traits de l’image
s’imprègnent dans le tissu ou sur une autre matière. Si le vrai visage imprègne ces
traits sur un tissu, la vraie image peut elle aussi imprégner ces traits. L’image
miraculeuse agit donc tel l’original. La légende dit que quand l’icône du roi Abgar
fut érigée sur une colonne, elle entraîna la chute de l’idole païenne qui se trouvait sur
l’autre colonne. L’évêque fut contraint à recouvrir l’image d’une tuile. Mais une fois
découverte, on s’est aperçu qu’elle avait laissé son empreinte sur la tuile.

Ces images, ces représentations imaginaires élevées à la dignité de Vraies


Images, de Vera Icon étaient prises pour des reliques. Comme celles-ci, elles
supposaient rendre présente, en chair et en os, la personne représentée. L’image
religieuse chrétienne avec son paradoxe de vouloir rendre visible l’Invisible prétend
à présenter la Chose représentée en elle. On dit de l’image médiévale qu’elle ne
« représente » pas mais qu’elle « présentifie » l’invisible dans le visible, Dieu dans
l’homme2 ; on dit qu’elle est « moins de l’ordre de la représentation que de l’ordre du
visuel, de l’indice même de la chose »3. Nous ne suivons pas cette thèse car affirmer
que l’image « présentifie » suppose concevoir l’image non pas comme une
représentation imaginaire de la Chose mais comme une présentation de la Chose,
l’image présenterait réellement ce qu’elle représente. Ceci implique que l’image n’est
pas de l’ordre de l’imaginaire mais du réel. Or, la Chose ne peut être présentée qu’en
se présentant elle-même sans qu’aucune image ne s’en mêle. Car la Chose n’a pas
d’image4. « Il n’y a pas d’image au moyen âge qui soit une pure représentation »5
nous dit-on en s’acharnant de sortir l’image de l’ordre de la représentation.

1
Damisch, Hubert, L’origine de la perspective (1987), Flammarion, Paris, 1993, p. 113-114.
2
Schmitt, J-C., « Images » in Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Op. Cit., p. 501.
3
Ibid., p. 504
4
Cf. notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 40-46.
5
Baschet, Jérôme, « Introduction » in L’image. Fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval. J.
Bachet et J.C. Schmitt, (dir.). Cahiers du Léopard d’Or, Paris, 1996, p.9.

249
Nous sommes plus proches de ceux qui pensent que la différence entre
l’image religieuse chrétienne et ce qu’elle représente semble abolie, l’image serait donc
prise comme la personne représentée 1. Ceci laisse l’image du côté de la
représentation. Mais pour nous, il n’y a pas d’abolition de la différence entre l’image
et ce qu’elle représente, mais il y a l’élévation d’une image à la dignité de la Chose
qu’elle représente. Le horos de Nicée II le reconnaît : il y a d’un côté la représentation
des images peintes et, de l’autre, l’hypostase qui y est représentée.

Si l’on admet la thèse de l’image comme présentification, alors il faut admettre


qu’une image telle que la sculpture de l’ange souriant de la cathédrale de Reims, par
exemple, ne représente pas un ange qui sourit mais elle « présentifie » l’Ange
Souriant. C’est-à-dire que c’est l’Ange Souriant, en chair et en os, qui est là, présent,
dans le portail de la cathédrale. Il faut être fou pour penser que l’ange souriant de la
cathédrale de Reims est en chair et en os et non pas en pierre et en couleur (comme il
l’était à l’époque). Il faudrait être fou ou croyant. Un chrétien pourrait en effet croire
que « l’angélité » de l’ange souriant de la cathédrale de Reims est présent dans sa
sculpture. Or, ceux qui disent de l’image médiévale qu’elle présentifie n’ont pas la
chance d’être fous, ils sont plutôt des croyants de l’image. Ils nous disent qu’il y a des
images médiévales à caractère ornemental qui, même si elles ne figurent rien « font
image », c’est-à-dire qu’elles « sont l’indice de la « corporéité » sacrée des reliques
contenues » par exemple dans la châsse d’un saint. 2 Ils proposent donc d’appeler ces
images qui ne figurent rien des « images-corps ». Et d’autres proposent même le
terme d’« image - chose ». Il y en a de ces historiens qui font la cour à l’image, tel un
chevalier qui sert sa Dame. Car le terme d’image-chose annule la différence entre
l’image et la Chose qu’elle représente, comme si la Chose n’était pas représentée par
une image sublimée mais présente par l’image, comme le croyaient réellement les
fidèles médiévaux. L’image n’est pas l’indice de la corporéité sacrée des reliques,
mais les fidèles élèvent une image à la dignité de la corporéité de la Chose qu’elle
représente.

Nous étudierons quelques-unes des images qui font partie de cette longue
série dont le premier chaînon manquant est constitué par ces Vraies Images qui sont le
Mandylion, la Véronique et la Vierge peinte par Luc.

Sainte-Foy : la Chose facétieuse

Au début du IVè siècle de l’ère chrétienne, dans la petite ville d’Agen, sous le
règne de Dioclétien, une fille nommée Foy, d’origine païenne mais baptisée par sa
nourrice qui le transmettra son attachement au Christ, subit un martyre et devient
sainte, Sainte Foy. Au Vè siècle, l’évêque Dulcidius fait élever une petite église à
l’emplacement où les moines des Conques trouvèrent le corps de la sainte. Mais peu
après, les reliques de la sainte arrivèrent au monastère de Conques, en Rouergue. Dès
leur arrivée, les reliques furent enfermées dans une statue d’or qui trône sur l’autel
1
Belting, H. Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art., Op. Cit. p.72.
2
Schmitt, « Images » in Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Op. Cit., p. 504

250
de l’église du monastère. Il s’agit d’une impressionnante statue qu’on appelle
« Majesté » et qui devient ainsi la représentation imaginaire de sainte Foy.

Cette image de sainte Foy de Conques était, pour les habitants de Conques, la
présence elle-même de la petite sainte. Mais comme « toute image est un appel à la
foi »1, il est clair que l’image de sainte Foy ne rendait pas réellement présente la
Sainte Foy. Pourtant les croyants de l’époque élevaient l’image de sainte Foy à la
dignité de la Sainte Foy.

Nous avons donc trois éléments : la représentation imaginaire de sainte Foy,


c’est-à-dire sa statue-reliquaire, la foi du croyant et Sainte Foy elle-même, la Chose
représentée. La présence de la sainte est démontrée par les innombrables miracles
qu’elle a réalisés. Ceux-ci sont rédigés par Bernard d’Angers entre 1007 et 1029.
C’était le moment où le culte des images ouvrait grande la porte à la sublimation.
Comme tout bon intellectuel, Bernard, qui sera désigné comme « l’historien des
miracles »2, pensait, avant sa conversion, que les statues de saints étaient un abus,
seuls le crucifix et les images en deux dimensions étaient légitimes 3. La conversion de
Bernard fut déclenchée par le récit de l’abbé du monastère de Conques, Adalgerius. Il
lui raconta comment un clerc nommé Odalric, qui s’efforçait de ridiculiser la statue
de la sainte, fut fortement châtié : elle lui apparut dans son sommeil pour le
réprimander : « Et toi, le pire des scélérats, pourquoi as-tu osé blâmer mon image ? ».
La sainte lui donna un fort coup de bâton qui finit par le tuer. Le malheureux clerc
eût juste le temps de raconter son histoire qu’il tomba mort. L’historien des miracles
conclut donc, que « la statue de la sainte doit être vénérée avec un profond respect ;
rien de plus légitime que de prier devant elle avec une grande confiance (…).
Semblable à l’arche de l’Ancien Testament, elle cache un trésor, le chef tout entier de
la sainte martyre »4.

Voilà le pouvoir de la parole : tout en restant un bon intellectuel Bernard


d’Angers passa très vite du côté des simples et s’est mis à vénérer l’image de sainte
Foy. Comme le souligne D.-M. Dauzet, « la statue et la sainte, dans son récit, se
confondent désormais »5.

Distinguons plus précisément les trois termes :

a) La représentation imaginaire de sainte Foy : Statue-reliquaire qui contient le


crâne de la martyre. On l’appelle « la Majesté de la sainte » car elle est représentée
assise sur un trône et couronnée. Selon une thèse acceptée, il s’agirait d’une lointaine
descendante des idoles celtes, la statue daterait du dernier quart du IXè siècle 6. De

1
Wajcman, G. « De la croyance photographique », Art. Cité., p. 65.
2
Bernard d’Angers, « Livre des miracles de sainte Foy 1094-1994 » (Folio 15R-104v), trad. Louis Servieres. Ed.
Les amis de la bibliothèque humaniste de Sélestat, 1994. p. 50.
3
« Il me paraissait qu’il était d’usage de réserver la pierre, le bois ou le métal pour représenter Notre Seigneur
sur la croix ; les saints ne recevaient que les honneurs de l’écriture ou de la peinture. » Ibid., p. 40.
4
Ibid.
5
Dauzet, D.-M., Petite vie de Sainte-Foy, Ed. Desclée de Brouwer, Paris, 2002. p. 66.
6
Wirth, Jean « L’image médiévale. Naissance et développements (VI – XV siècles) » Ed. Meridiens Klincksieck,
Paris, 1989, p. 172., p. 171.

251
quatre-vingts centimètres de haut, elle est faite d’une âme en bois massif revêtue d’or
martelé. « La statue de sainte Foy – écrit Bernard d’Angers – est faite d’or fin et ornée
avec beaucoup d’art, aux bordures des vêtements, de pierres précieuses élégamment
enchâssées »1. Même si elle a subit des remaniements, la statue, telle que nous
pouvons la voir de nos jours, est celle qui accueillit l’écolâtre Bernard au XIè siècle.

b) La foi des fidèles et le Livre des miracles de sainte Foy de Conques écrit par
Bernard d’Angers : Il décrit des « miracles innombrables opérés par ses reliques (de
Ste-Foy) vénérées au monastère de Conques ». Les miracles de la sainte étaient
célébrés avec « pompe par la renommée populaire »2, et non seulement dans la petite
contrée de Conques, mais « l’Europe entière s’entretenait de ces miracles et leur
donnait croyance »3. Dans son introduction, l’historien explique l’organisation des
récits des miracles : « ils seront disposés par ordre de matières et groupés par
similitude ». Ce Livre est, en fait, une très jolie monstration de ce qu’est la
métonymie.

c) Sainte Foy. Il s’agit de la petite fille païenne née à la fin du IIIè siècle sous le
règne de Dioclétien. Ne voulant pas adorer Diane et déclarant son attachement au
Christ, l’empereur la martyrisa à Agen, en 303. Vierge de 12 ans, la petite Foy eut sa
Passion.

Attardons-nous sur le Livre des miracles qui nous donne les éléments pour
affirmer la sublimation de la représentation imaginaire de sainte Foy. L’auteur,
Bernard d’Angers, n’assiste pas directement à aucun des miracles de la sainte, il
commence à y croire après le récit du doyen Adalgerius, mais son principal témoin,
son informateur, est Guibert, appelé l’Illuminé. Il paraît que Guibert n’était qu’un
« pêcheur fainéant et illettré »4, pourtant son récit, rempli de foi, convainquit
Bernard.

Voici le récit de l’Illuminé : Un jour que Guibert rentrait de son pèlerinage, on


lui arracha les yeux. Une fois les blessures cicatrisées, il commença à gagner sa vie, il
« s’occupa à divertir le public par ses propos bouffons » et il le faisait tellement bien
« qu’il se consola assez promptement de la perte de ses yeux »5. Pendant un an,
l’Illuminé exerce ce métier qui permet à « une multitude de personnes de constater le
vide des orbites de ses yeux ». Un an s’écoule quand le miracle a lieu : « deux
globules étincelants descendent d’en haut et se fixent « dans l’orbite de ses yeux
disparus »6, les yeux de Guibert s’illuminèrent. Pour l’historien, ce miracle « est
comme le fondement des autres »7. Et il faut dire qu’une fois Guibert l’Illuminé mort,
Bernard n’a plus eu le désir de continuer à être l’historien des miracles.

1
Bernard d’Angers, « Livre des miracles de sainte Foy 1094-1994 » Op. Cit., p.41.
2
Ibid., p. 27
3
Ibid., p. 42.
4
Wirth, Jean « L’image médiévale. Naissance et développements (VI – XV siècles) » Ed. Meridiens Klincksieck,
Paris, 1989, p. 172., p. 184
5
Bernard d’Angers, Livres des miracles, Op. Cit., p. 29.
6
Ibid., p. 30
7
Ibid., p. 27.

252
Si le miracle de Guibert est le fondateur de tous les autres, c’est parce que la
guérison a été différée d’un an, ce qui la rendait « plus éclatante » ; si la guérison était
différée d’un an, c’était pour mieux « constater le vide »1. Il fallait constater le vide
laissé par l’arrachement des yeux de Guibert pour après le voir rempli des yeux de
l’Illuminé qui verront les miracles de la sainte.

La représentation imaginaire de la sainte, sa statue-reliquaire, est donc


contournée par la chaîne signifiante des récits des miraculés et du Livre des miracles
de Bernard. Mais non seulement : l’image de sainte Foy est aussi réellement isolée
par une grille en fer forgée. Si la petite martyre était connue universellement, c’était
grâce à son « prodige le plus familier »2 : la libération de prisonniers. Ce sont les
chaînes de tous les prisonniers libérés par la sainte, qui ont servi pour fabriquer les
grilles. Aux yeux de Bernard, « ces grilles sont, après les splendides bijoux du trésor,
la plus admirable décoration de l’église »3. Par ces chaînes en fer et par des chaînes
signifiantes, le fidèle entoure et isole la représentation imaginaire de sainte Foy de
Conques. La statue-reliquaire de sainte Foy est ainsi élevée à la dignité de Sainte Foy.

Or, la petite sainte ne travaille pas toute seule, elle opère toujours par « la
vertu de Jésus-Christ »4. Car elle est « sa sainte épouse »5 qui, comme lui, « opère des
merveilles ». Et Bernard de souligner que la merveille de la sainte, le miracle de
Guibert l’Illuminé, « est encore plus admirable » que celle de la « guérison de
l’aveugle-né par Notre-Seigneur »6. Pourtant, les œuvres de la sainte sont « les
œuvres de Jésus Christ »7. Ainsi, nous pouvons affirmer que la Chose à laquelle est
élevée la représentation imaginaire de sainte Foy de Conques est la confusion de
sainte Foy avec le Christ, elle s’y confond dans les miracles et dans la Passion. Mais
aussi en ce qu’elle a, littéralement, pris sa place : avant l’arrivé des reliques de sainte
Foy, le monastère de Conques était dédié au Saint-Sauveur. Une fois que l’on a mis
l’image de sainte Foy à la place du Saint-Sauveur, elle s’est mise à opérer tellement
de miracles qu’il y a eu lieu pour le « changement du titulaire »8. L’abbaye prit le
nom de sainte Foy et de pauvre qu’il était, le monastère est devenu un des plus riches
et célèbres de l’Europe.

La sainte recommandait à ses prisonniers, une fois libérés, de se rendre à


Conques, tout en portant leurs chaînes, « pour y rendre grâce au saint Sauveur ». Si la
petite martyre opère des miracles, ce qui prouve sa présence par le truchement de la
statue-reliquaire, c’est pour autant qu’elle croit au Christ. Car, comme écrit l’historien
de miracles, « celui qui est la souveraine Vérité a dit lui-même : « Celui qui croit en

1
Ibid., p.31
2
« Le genre de prodiges le plus familier à sainte Foy, celui qui a donné à son nom une célébrité universelle, c’est
la délivrance des prisonniers qui ont recours à son assistance. En leur rendant la liberté, elle leur recommande de
charger leurs lourdes chaînes sur leurs épaules et de se rendre ainsi à Conques, pour y rendre grâce au saint
Sauveur ». Ibid., p. 50.
3
Ibid.
4
Ibid., p. 47.
5
Ibid., p. 41.
6
Ibid., p. 31.
7
Ibid., p. 34.
8
Bernard d’Angers, Livres des miracles, Op. Cit., p. 42.

253
moi opérera les mêmes merveilles que moi et de plus grandes encore, car je viens à
mon Père »1. Ainsi, la sainte non seulement a la foi, mais elle est la Foy.

Pour les croyants, et pour Bernard qui les écoutait, sainte Foy était présente en
chair et en os dans sa statue : « Tu verrais briller les gemmes de ses pupilles entre les
cicatrices de ses anciennes blessures et resplendir ses yeux qui ne sont pas de verre
mais de chair »2. La sainte était célèbre par ses jeux ou plaisanteries, ce qu’on connaît
comme les « joca » de sainte Foy de Conques : elle traversait les portes closes,
inspectait les maisons, oppressait les dormeurs, rallumait les lumières éteintes,
ressuscitait des mulets, retrouvait des faucons.

La légende des joca de sainte Foy commence au concile de Rodez : un peu plus
loin des dignitaires qui étaient assemblés dans la salle du concile, il y avait les statues
des saints de tous les monastères du diocèse alignées face à la foule. « On voyait
briller, parmi ces trésors, sur un trône élevé, la riche statue d’or de sainte Foy, qui
était comme la reine de cette cour céleste »3. Soudainement, la foule s’est mise à
applaudir le miracle manqué par les dignitaires. « Que signifie cette ovation
populaire ? » demandèrent-ils. Une femme, Berthe comtesse de Rouergue, leur
répondit : « Quid aliud esset, nisi quia sancta Fides jocatur ut solet ? »4. Si nous suivons
Jean Wirth, la réponse est un jeu de mots qui peut avoir deux traductions :

1) Que serait-ce, sinon que sainte Foy plaisante, comme d’habitude ?


2) Que serait-ce, sinon que la sainte foi plaisante, comme d’habitude ?

« Lorsqu’on a compris que même le nom de la sainte est un calembour – écrit


Wirth – les textes prennent plus de relief et de sens. C’est la « foi » qui sauve ; elle
illumine les aveugles et appartient d’abord aux humbles »5. La petite sainte aura dit à
un pèlerin : « Ce n’est pas moi qui fais les miracles. C’est elle » - « Qui elle ? » - « La
foi, bien sûr, la foi en Jésus Sauveur »6.

Le fait que le mot « foi » désigne aussi bien la foi des fidèles que la petite sainte
médiévale inscrit la légende dans l’univers symbolique. Mais ce qui nous intéresse,
c’est que la représentation imaginaire de sainte Foy est élevée, par la foi des croyants
et par le récit de Bernard qui en fait le tour, à la dignité de la Sainte Foi qui d’ailleurs
se met à plaisanter. Que c’est une Chose facétieuse la foi ! Mais il ne faut pas
plaisanter avec elle, car quand la sublimation ne tient plus la Chose tue, comme ce fut
le cas du clerc Odalric, mort par un coup de bâton donné par la propre Foi, si l’on
croit le doyen Adalgerius. L’imaginaire est tellement élevé au réel qu’il peut finir par
le rejoindre.

1
Ibid., p. 31
2
Cité in Jean-Claude Schmitt « Rituels de l’image et récits de vision » in Testo e Immagine nell’Alto Medioevo,
Spolète, Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 1994, p. 457.
3
Bernard d’Angers, Livres des miracles, Op. Cit., p. 48.
4
Cité in Wirth, Jean « L’image médiévale. Naissance et développements (VI – XV siècles) », Op. Cit., p. 185-186
5
Ibid.
6
Pierre Séguret « A B C de Conques. L’ineffable » Office de tourisme de Conques, 1994, p. 34

254
Sainte Maure et l’image du Christ : l’imaginaire qui se confond au réel

Prenons maintenant le cas de sainte Maure dont la légende a été rédigée par
Prudence de Troyes, théologien né en Espagne au début du IXème siècle 1. Sainte
Maure, une jeune fille laïque, décédée à l’âge de 23 ans, était volontairement au
service de l’église cathédrale de Troyes. Il y avait dans cette cathédrale dédiée aux
Apôtres « l’image du Seigneur Sauveur » qui était « peinte sous trois modes »2. Il était
représenté « enfant assis sur le trône de sa mère, grand seigneur assis sur le trône de
majesté et jeune homme suspendu au gibet de la croix ». Nous avons donc l’image de
l’Enfant Jésus, celle du Crucifié et celle du Ressuscité. Tout au long de son texte, le
théologien insiste sur la virginité de sainte Maure.

La jeune vierge s’appliquait à contempler les trois images tout en les élevant à
la dignité de la Chose qui finira par la tuer. On ne pouvait pas distraire Maure « de
regarder de son œil corporel, quotidiennement et sans se lasser, le Seigneur sous sa
triple effigie ». Rapprochant la vénération des images à l’amour charnel, Prudence de
Troyes écrit : « Il est bien vrai et attesté que là où est l’amour, là est l’œil : ainsi la
jeune fille aimant le Seigneur d’un amour pur et total, ne pouvait se rassasier de sa
vue »3. Une fois, Prudence lui demanda pourquoi elle se prosternait « péniblement,
quotidiennement et successivement » devant ces images. Elle lui répondit :
« Heureuse l’église des Apôtres dans laquelle j’ai fréquemment entendu l’enfant
vagissant sur le giron de sa mère, le jeune homme gémissant sur la croix et le roi
tonnant terriblement sur son trône, mais me donnant aimablement sa verge d’or ».
Sainte Maure élève ici une image du Sauveur à la Voix du Sauveur qui ne dit rien
mais qui vagit, gémit et tonne terriblement. Jusqu’ici, la sublimation de la sainte
opère. Ce ne fut plus le cas au moment où la Chose lui parla : « Viens ma bien-aimée
que je t’installe sur mon trône parce que le roi a désiré te voir (…) le seigneur fiancé
ne dédaigna pas avant ses noces après de longues fiançailles de venir voir sa fiancée
et lors de sa venue de chanter un cantique, lui qui se disposait à l’amener et à s’unir
avec elle en mariage »4. Ce furent les derniers instants de la sainte avant de se
confondre avec la Chose, avant de se marier réellement avec le Christ dont l’image
sublimée a rejoint le réel chosique.

Le passage que nous venons de citer fut repris mot par mot, par Prudence,
d’un poème qu’Ildefonse de Seville dédia à la Vierge Marie. Si Sainte Maure élève
une image du Sauveur à la dignité du Sauveur, le théologien qui entoure la sainte
avec son écrit élève une vierge du monde à la dignité de la Vierge du Ciel.

Catherine de Sienne et le crucifix de Santa Cristina : l’imaginaire élevé au réel

1
Castes, Albert « La dévotion privée et l’art à l’époque carolingienne : le cas de Sainte-Maure de Troyes » in
Cahiers de civilisation médiévale, XXXIII, 1990, p. 4. – 18
2
Cité in Schmitt J.-C., « Rituels de l’image et récits de vision » in Testo e Immagine nell’Alto Medioevo,
Spolète, Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 1994, p. 435.
3
Ibid., p. 435-436.
4
Cité in Castes, Albert « La dévotion privée et l’art à l’époque carolingienne : le cas de Sainte-Maure de
Troyes ». Op. Cit., p. 16

255
Là où la sublimation d’une sainte comme la jeune fille Maure ne voile plus la
Chose, là où l’identification imaginaire est tellement réelle qu’elle finit par être
mortelle, celle d’une mystique comme Catherine de Sienne réussit.

Comme sainte Maure, la mystique était sensible aux images religieuses. En


1375, Catherine priait devant le crucifix de l’église Santa Cristina de Pise, là, raconte-
t-elle, « je vis le Seigneur fixé sur la croix descendre vers moi dans une grande
lumière ; alors, sous l’impulsion de mon âme brûlant d’aller à la rencontre de son
Créateur, mon corps fut contraint de se relever. Alors, des cinq rayons de sang qui se
dirigeaient vers mes mains, mes pieds et mon cœur ; percevant le mystère, je
m’écriais aussitôt : « Ô Seigneur mon Dieu, faites que ces cicatrices n’apparaissent
pas visiblement sur mon corps ! » alors , tandis que je parlais encore, avant que les
rayons ne parvinssent jusqu’à moi, leur couleur de sang se changea en
resplendissement, et c’est sous la forme d’une pure lumière qu’ils atteignirent les
cinq endroits de mon corps, c’est-à-dire mes mains, mes pieds et mon cœur »1.

La mystique éleva une image du crucifix aux Stigmates, la Chose du Crucifix.


Mais, même si elle a eu le désir « d’aller à la rencontre de son Créateur » elle ne s’est
pas confondue avec lui et le sang des stigmates ne fut qu’un resplendissement dans
son corps et non pas des blessures mortelles.

De l’image sublimée à ce qui l’entoure : l’architecture religieuse

Rappelons notre parcours : nous avons commencé par évoquer l’époque de la


querelle des images, nous sommes remontés dans le temps, d’abord au VIIIème
siècle avec le concile de Nicée II, dont le « horos » reconnaît l’élévation d’une
représentation imaginaire à la Chose qu’elle représente. Ensuite, nous avons évoqué
la lettre de Grégoire le Grand, qui rapproche l’adoration d’une image à l’amour pour
une femme. Nous avons vu que les portraits terrestres du Christ et de la Vierge sont
élevés à la dignité des Vraies Images, pour autant qu’ils ne sont pas faits de main
humaine mais de main céleste, ils constituent ainsi le modèle des images médiévales
sublimées. Alors, nous avons souligné que la sublimation n’a rien à voir avec la
querelle des images car elle n’interdit ni n’autorise l’image de la Chose mais elle rend
compte de ce que la Chose n’a pas d’image. La sublimation n’est pas de l’ordre de
l’interdiction, mais de l’impossible. Pourtant, l’objet imaginaire élevé à sa dignéité
peut nous approcher de la Chose tout en nous en tenant à distance, ou justement c’est
parce que l’objet imaginaire nous tient à distance de la Chose qu’il nous en
rapproche. Nous avons affirmé ensuite que pour qu’une image religieuse puisse être
sublimée, la foi du croyant est nécessaire. L’exemple paradigmatique est celui de la
légende de sainte Foy de Conques où la foi des croyants, autrement irreprésentable,
élève l’image de sainte Foy de Conques à la Sainte Foi du Ciel. Il s’agit de S.F.C.,
pourtant celle de Conques et celle du Ciel ne sont surtout pas la même chose, mais
dans la sublimation l’une est élevée à l’Autre. Finalement, nous avons donné deux
exemples : d’abord, celui de sainte Maure dont la sublimation échoit, la
1
Cité in Millard Meiss « La peinture à Florence et à Sienne après la peste noire » Dominique Le Bourg (trad.)
Paris, 1994, p. 177.

256
représentation imaginaire ne recouvre plus rien et la Mort se dévoile toute en
amenant la sainte avec elle ; et celui de Catherine de Sienne dont la sublimation
réussit à maintenir la mystique à une bonne distance de son Créateur, l’image s’étant
interposée entre les deux.

Ce que nous allons souligner maintenant, c’est que ces images élevées à la
dignité de la Chose qu’elles représentent, sont placées à l’intérieur d’une église : le
saint Mandylion dans la chapelle du palais de Constantinople, et une de ses copies
dans la cathédrale de Laon ; la Véronique à Saint-Pierre de Rome ; la statue-reliquaire
de sainte Foy se trouve à l’église de Conques où on peut toujours la voir ; l’image,
sous trois modes du Christ, de sainte Maure était dans la cathédrale des Apôtres à
Troyes ; et Catherine de Sienne expérimente sa vision mystique devant le Crucifix
qui se trouve toujours dans l’église de Santa Cristina à Pise.

Nous constatons qu’il y a une relation entre ces images médiévales sublimées
et l’architecture : une église les entoure.

Dans d’autres cas, l’église est construite autour de l’image comme c’est le cas
d’un autre portrait miraculeux du Christ. Une légende orientale veut qu’en Asie
Mineure, dans un endroit appelé Camuliana, il y avait une païenne qui ne croyait pas
en Christ tout simplement parce qu’elle ne pouvait pas le voir. Un jour dans le puit
du jardin, elle trouva un portrait imprimé sur une toile, la païenne reconnut
immédiatement le Christ et cacha le portrait sous son vêtement, l’image s’y imprima.
Deux églises furent bâties autour de ces images1.

Pourtant, la plupart des églises sont construites, non pas autour d’une image
mais des reliques. C’est le cas de la basilique de Saint Denis qui est le point d’arrivée
de notre thèse2.

Pour l’instant, ce qui nous intéresse est la relation entre l’image sublimée et
« son » église. Nous écrivons bien « son » église, celle de l’image, car c’était le cas de
beaucoup de saints dont l’efficacité était déterminée par le lieu. La légende du Patron
de Thessalonique3, Démétrios, rapporte au VIIè siècle que lorsque les croyants
arrivèrent à son église ils reconnaissaient dans l’icône du saint Patron, le saint qui
leur avait été apparu en rêves. Démétrios, visitait les croyants dans leurs rêves tout
en les encourageant d’aller à son église pour y trouver la guérison. Le saint est
présent dans son lieu par le truchement de l’icône qui y est installée. Dans le cas de
Démétrios pas besoin de tombe, l’icône suffisait à le rendre présent aux yeux des
fidèles.

En occident, il existait dans la Rome du Vè siècle des images de la Vierge


qu’on appelait des « images du temple ». Les plus célèbres étaient deux icônes dont
la légende rapporte qu’une a rendu visite à l’autre dans son « temple », ce qui

1
Cf. Belting, H. Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art., Op. Cit. p. 79
2
Cf. notre chapitre 4.2. « Créer un vide : architecture », p.p. 315-371.
3
Cf. Belting, H. Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art., Op. Cit. p. 88

257
souligne « l’idée de résidence locale au sens où les images logeaient dans leur église
et pouvaient donc également y accueillir des hôtes »1.

Or, il y a d’autres cas où ce n’est plus l’image mais le lieu lui-même, vide
d’image, qui témoigne de la présence active du saint. C’est le cas relaté, par exemple,
dans le Livre des miracles de Notre-Dame de Rocamadour où l’auteur écrit : « Elle [la
Vierge Marie], a choisi, elle a préféré, entre tant d’autres l’église de Rocamadour en
plein pays de Quercy ; cette église, elle l’embellit de ses prodiges, elle l’illumine de
ses miracles, elle l’élève jusqu’au ciel par les éloges qu’on en fait partout, elle la rend
illustre parmi les églises du monde presque tout entier. (…). La Vierge
compatissante, l’Etoile de la mer, opère là selon sa volonté et selon les prières des
suppliants »2. Ici, pas besoin d’image miraculeuse, c’est l’église elle-même qui « est
élevé jusqu’au ciel » par la Vierge. Il semblerait que c’est Notre-Dame de
Rocamadour, l’église elle-même, qui est élevée à la dignité de Notre-Dame du Ciel.

Du côté de la statuaire, les byzantins finiront par la rejeter par crainte


d’idolâtrie, tandis que les occidentaux la développeront rapidement. Mais à l’époque
gothique, la statuaire va changer de place, elle va s’intégrer à l’architecture. Dans
cette nouvelle place, elle ne sera plus un objet d’adoration. A notre connaissance il
n’y a pas de textes rapportant des légendes sur des statues de portails gothiques
élevées à la dignité de la Chose qu’elles représentent, si ce n’est notre image de l’ange
souriant de la cathédrale de Reims. Ceci montre que pour qu’une image soit
miraculeuse, il est nécessaire qu’elle soit entourée par une architecture.

Or, pourquoi les images en pierre, subordonnées à l’architecture, ne sont pas


sublimées ? Justement parce que ce n’est pas l’église qui les entoure, elles font partie
de l’église qui entoure le vide. Elles ne sont plus à l’intérieur, isolées et entourées,
mais elles rentrent dans l’enchaînement architectural de l’église.

La statuaire gothique, ce que l’on connaît sous le nom de statue-colonne,


apparaît vers 1140 à Saint-Denis et va trouver son essor à Chartres. Ces statues qui
représentent des anges, des saints, la Vierge, le Christ, sont mises dans l’ébrasement
des portails, on les appelle statue-colonnes car elles viennent flanquer les colonnes
engagées. Mais on les trouve aussi dans les galeries de la façade ou dans les niches
disposées dans les culées des arcs-boutants, dans les gables ou dans les voussures.
D’après les historiens, l’une des raisons de pourquoi les statues en pierre des portails
gothiques ne sont pas un objet d’adoration, c’est qu’elles ont un rapport « oblique »
avec le spectateur, elles n’entretiennent plus un face à face avec le fidèle « mais se
trouvent de part et d’autre du portail, à 45° de l’axe de vision »3. L’autre raison, c’est
qu’elles sont à l’extérieur du sanctuaire. D’après Wirth, c’est la solution trouvée au
XII siècle pour résoudre le problème de l’idolâtrie4.

1
Ibid., p. 92.
2
« Le livre des miracles de Notre-Dame de Rocamadour » Deuxième colloque de Rocamadour, 1972, p. 10.
3
Wirth, J. « L’image médiévale. Naissance et développements (VI – XV siècles) », Op. Cit., p. 198.
4
Ibid., p. 200

258
Ceci montre qu’une image ne peut être miraculeuse qu’en étant entourée par
une architecture. Nous trouvons, là, la matérialisation de la barrière qui isole l’objet
sublimé. Pour nous, l’intéressant ne réside pas sur la solution trouvée au XIIè siècle
pour échapper aux accusations d’idolâtrie, ce n’est pas la ruse de l’homme gothique
qui nous retient mais ce que le déplacement de l’image montre. Lorsqu’une image se
trouve matériellement contournée par l’architecture qui l’isole, elle est susceptible
d’être élevée par la foi du croyant à la dignité de la Chose qu’elle représente. Car,
comme la Chose, elle n’est pas glissée dans la structure signifiante mais elle est
entourée par la structure architecturale. Au moment où l’image vient s’intégrer à
l’architecture, au moment où la sculpture gothique fait partie de la structure même
de l’église, l’image cesse d’être objet d’adoration. L’image qui intègre la structure de
l’architecture ne peut plus être sublimée, l’image qui n’est pas entourée et isolée par
cette barrière isolante qu’est une église ne peut plus être une image miraculeuse.

Comme la Dame de l’amour courtois, entourée et isolée par les poèmes et les
rites de l’éthique courtoise, l’image médiévale miraculeuse est entourée
matériellement par l’architecture d’une église et les prières des fidèles. Comme la
Dame, l’image miraculeuse n’est pas considérée dans ces attributs réels, elle n’est pas
admirée en tant qu’objet artistique mais en tant qu’objet qui permet de rapprocher le
religieux de la Chose qu’est son Dieu.

259
4. Créer un vide : Architecture

4
4.1. Architecture et corps

Dans ce chapitre nous travaillerons le rapport entre le corps et l’architecture.

Les sous-chapitres 4.1.1. « Freud et Wölfflin » jusqu’à 4.1.4. « La thèse lacanienne


de l’architecture » constituent l’introduction de notre propos. Tout d’abord nous réaliserons
l’articulation entre un passage freudien de 1900 et deux thèses de l’historien de l’art H.
Wölfflin (4.1.1). Ensuite, en suivant G. Wajcman (2004) nous introduirons le « stade du
miroir de l’architecture » (4.1.2). Pour terminer nous réaliserons une rapide exploration des
thèses psychanalytiques sur l’architecture (4.1.3.) tout en isolant la thèse principale de
Jacques Lacan (4.1.4.).

Dans notre dernier sous-chapitre (4.1.5.), nous démontrerons que l’architecture peut
être élevée au rang de paradigme de toute sublimation (Cf. chapitre 2.4 « Elever un objet à
la dignité de la Chose ») pour autant que nous y trouvions les deux manières de traiter la
Chose : celle de mettre autre chose à sa place et celle de créer un vide (Cf. chapitre 1.1 « De la
sublimation définie par rapport à la satisfaction, Befriedigung (Freud), à la
sublimation définie par rapport aux trois registres de la réalité humaine (Lacan) ») ;
ces deux manières seront rapportées aux temps logiques de la sublimation (Cf. chapitre 2.
« Les temps logiques »).

4.1.1. Freud (1900) et Wölfflin (1886, 1888)

Nous articulerons ici un passage de la Traumdeutung où Freud rapporte le corps à


l’architecture (1900) et la thèse de H. Wölfflin qui affirme qu’entre une Stimmung et
l’architecture il y a l’organisation corporelle (1886). Ensuite, nous analyserons brièvement
cette autre thèse de l’historien de l’art qui affirme que l’architecture « fait apparaître
l’existence corporelle des hommes » (1888). Nous poserons que cette thèse élève l’architecture
au rang d’Urbild du moi tout en amenant l’historien de l’art au-delà du miroir du
narcissisme.

L’architecture dans le travail du rêve de Freud et la psychologie de l’architecture de


Wölfflin

Dans un passage qui n’est pas très célèbre de la Traumdeutung, Freud rapporte
le corps à l’architecture. Il nous dit que le travail du rêve transforme des parties du
corps, aussi bien que le corps humain dans sa totalité, en figures venant de
l’architecture. Par exemple, si le corps comme un tout est représenté par la maison, la
tête peut l’être par le plafond d’une chambre ; mais un seul organe peut aussi être
représenté par une série de maisons.

5
Transcrivons le passage entier :

« On ne peut trouver bien utile ce que l’imagination du rêve fait avec des
stimuli somatiques. Elle joue avec eux un jeu agaçant, représente les organes d’où les
stimuli du rêve proviennent par des formes symboliques. Scherner croit même
(Volkelt et d’autres ne le suivent pas dans ce point) que notre imagination a dans le
rêve une figure de prédilection pour représenter l’organisme entier : ce serait la
maison. Heureusement pour ses représentations, elle ne s’en tient pas à cela ; elle
peut au contraire représenter par des séries de maisons, un seul organe, par exemple
de longues rues figurent une excitation intestinale. D’autre fois, des parties de
maisons représenteront réellement des parties du corps. Ainsi, dans un rêve de
migraine, le plafond d’une chambre (que l’on voit couvert d’ignobles araignées
pareilles à des crapauds) représentera la tête »1.

Dans son « Introduction à la psychanalyse » lorsque Freud parle du


« symbolisme dans le rêve » (Die Symbolik im Traum), il reprend cette même idée :
« C’est la maison qui constitue la seule représentation typique, c’est à dire régulière,
de l’ensemble de la personne humaine (der menschilchen Person alz). Ce fait a été
reconnu déjà par Scherner qui voulait lui attribuer une importance de première
ordre, à tort selon nous. On se voit souvent en rêve glisser le long de façades des
maisons, en éprouvant pendant cette descente une sensation tantôt de plaisir, tantôt
d’angoisse. Les maisons aux murs lisses sont des hommes ; celles qui présentent des
saillies et des balcons, auxquels on peut s’accrocher, sont des femmes ».2 Quelques
pages plus loin, il nous dit qu’en effet la maison est le symbole qui représente « le
« corps humain (menschliche Leib) » mais que « font également partie de ce symbole
les fenêtres, portes, portes cochères qui symbolisent les accès dans les cavités du
corps (Körperhöhlen), les façades, lisses ou garnies de saillies et de balcons pouvant
servir de point d’appui »3.

Tout ce qui se passe dans le corps en termes de stimuli mais aussi en termes
d’organisation est nommé par Freud « vie corporelle » (Leiblichkeit)4. C’est cette
« corporéité » qui est mise en scène par le travail du rêve qui, lui, fait plutôt partie de
la « vie psychique » (Seelenleben)5. De ce fait, nous pouvons dégager du passage de la
Traumdeutung que nous venons de citer, la formule suivante : entre la vie
corporelle et la vie psychique il y a l’architecture. Cette formule va dans le sens de ce
que Freud désigne comme « la symbolique architectonique du corps » :

1
Freud. S. L’interprétation des rêves. P.U.F., Paris, 1971, I. Meyerson (trad.) p. 81.
2
Introduction à la psychanalyse, Op. Cit., p. 138 et G.W. t. XI, Op. Cit., p. 154.
3
Ibid., p. 144 et G.W. t. XI, Op. Cit., p. 160-161.
4
L’interprétation des rêves, Op. Cit., 298. et G.W. t.II-III, Op. Cit., p. 351.
5
Terme utilisé par Freud tout au long de son œuvre et notamment dans son dernier texte : « Nous admettons que
la vie psychique est la fonction d’un appareil auquel nous attribuons une extension spatiale et que nous
supposons formé de plusieurs parties. Nous nous le figurons comme une sorte de télescope, de microscope ou
quelque chose de ce genre. La construction et l’achèvement d’un tel modèle sont une nouveauté dans le domaine
scientifique (…) ». Abrégé de psychanalyse, (1938), P.U.F. Paris, 1985 A. Berman (trad.), p. 3. et G.W. t. XVII,
Op. Cit., p. 67.

6
« Ainsi que le remarquent excellemment Sherner et Volkelt 1, la maison n’est
pas le seul cercle de représentations qui serve à symboliser la vie corporelle
(Leiblichkeit) ; cela est vrai pour le rêve comme pour les fantasmes inconscients des
névrosés. Je connais des malades qui ont conservé la symbolique architectonique du
corps (die architektonische Symbolik des Körpers) et des organes génitaux (…) chez qui
les piliers et les colonnes représentent les jambes (comme dans le Cantique des
Cantiques), chez qui chaque porte symbolise un orifice du corps (« trou », (Loch)) »2.

Ainsi, au-delà du travail du rêve, cette symbolique architectonique du corps


est au travail dans la structuration de l’imagerie du corps propre. Autrement dit, les
éléments architecturaux viennent comme réponse à la question de comment nous
représenter aussi bien notre corps propre que ce qui vient de ce corps.

Dans un texte de jeunesse, sa thèse doctorale, intitulé « Prolégomènes à une


psychologie de l’architecture », H. Wölfflin pose comme fondement : « L’organisation de
notre corps propre (Leib) est la forme sous laquelle nous concevons tout le corporel
(Körper,) »3. La question de départ de l’historien de l’art est : « comment est-il possible
que des formes architecturales soient l’expression d’une âme, d’une Stimmung ? »4. Sa
thèse est que tout élément psychique5 est transformé en forme corporelle. Ainsi,
d’après Wölfflin, c’est à partir de cette transformation que les formes architecturales
peuvent être « l’expression d’une Stimmung humaine ». La transformation est
possible grâce à « l’organisation corporelle » qui constitue le moyen terme entre le
psychique et le matériel6. Or, la question qui arrête Wölfflin est la suivante : « ne doit-
on pas considérer que le psychique et le corporel vont parallèlement ? »7. C’est avec
cette question que l’historien de l’art précède le psychanalyste.

Tableau XXIII. Freud, 1900 ; Wölfflin, 1886. Architecture et corps.

FREUD Vie corporelle Organisation architecturale Vie


psychique

WOLFFLIN Architecture Organisation corporelle Le psychique

Freud pense le « fantasmer » sur notre corps propre en termes d’organisation8


architecturale ; l’historien de l’art Henri Wölfflin, pense l’architecture en termes
1
Nous avons essayé de trouver les textes de ces deux auteurs mais nos recherches se sont heurtées au manque de
traductions françaises ou anglaises. Nous voulons quand même souligner que H. Wölfflin a été l’élève de
Volkelt. La thèse principale de « Prolégomènes à une psychologie de l’architecture », que nous étudierons juste
après, se fonde sur la doctrine de « l’empathie » de Volkelt. Cf. « Présentation » par Bernard Tyssèdre de
« Renaissance et Baroque », Ed. Gérard Monfort, Brionne, 1985, p.p.18-19.
2
Freud. S. L’interprétation des rêves, Op. Cit., p. 298 et G.W. t.II-III, Op. Cit., p. 351-352.
3
Wölfflin, (1886) Ed. Arts et esthétique, Bruno Queursage (trad.)., p. 41.
4
Ibid., p. 24. Les traducteurs n’ont pas voulu traduire ce terme allemand qui, au sens le plus général, désigne
« les sentiments » ou « les états d’humeur ».
5
L’historien de l’art entend par élément psychique tout ce qui produit une Stimmung.
6
Wölfflin reprend l’idée kantienne du schématisme comme médiation entre l’intelligible et le sensible.
7
Ibid., p. 40. Wölfflin s’y arrête car d’après lui cette question marque « les frontières de chaque science ».

7
d’organisation corporelle. Wölfflin pose que l’élément psychique devient un élément
corporel (une stimmung devient un trait sur le visage), thèse qui permet à l’historien
de l’art de faire des formes architecturales l’expression des stimmungen humaines.
Freud propose que ce qui vient du corps, aussi bien que le corps dans son ensemble,
soit figuré par un élément architectural, proposition qui permet au créateur de la
psychanalyse d’affirmer que les fantasmes sur le corps propre sont à l’œuvre dans le
désir humain.

L’architecture, un « être corporel »

Dans « Renaissance et Baroque »1, lorsqu’il développe ses considérations sur la


« théorie psychologique » du changement de style, Wölfflin affirme que celui-ci est
« l’expression de son temps »2. Pourtant il ironise sur la thèse de Samper à propos de
l’architecture gothique comme expression de la scolastique médiévale : « quel sera le
chemin qui mène de la cellule des philosophes scolastiques au chantier de
l’architecte ? »3 se demande-t-il. Il accuse cette proposition de ridicule et se demande
« Qu’est-ce que le gothique a à faire avec la féodalité ou la scolastique ? »4. Pour
l’historien de l’art, la vraie question est celle « de savoir de quelle nature est le
pouvoir d’expression des formes stylistiques » 5. Le point de départ pour y répondre
se fonde sur la thèse avancée dans les Prolégomènes selon laquelle, l’organisation
corporelle prend place entre l’élément psychique et les formes architecturales :
« Nous jugeons », écrit-il, « chaque objet par analogie avec notre corps. Non
seulement chaque objet se transforme aussitôt pour nous (…) en un être qui a une
tête et des pieds – avant et arrière ; non seulement nous sommes convaincus qu’il est
de travers et menace de tomber, mais encore nous imaginons la joie et la peine dans
l’existence de n’importe quelle configuration, de n’importe quelle forme, aussi
étrangère nous soit-elle »6. Dans les Prolégomènes Wölfflin considère que cette
tendance à l’animation de la matière est une « Trieb ancestrale de l’humanité »7, sur
laquelle il fait reposer tout l’art. Mais dans Renaissance et Baroque il va au-delà de cette
notion classique à partir de laquelle la forme est l’agent qui anime la matière
passive8 : il confirme la part de l’architecture dans ce Trieb, mais plus important que

8
Je remercie David Pavòn Cuéllar pour tous les commentaires qu’il a fait sur ce chapitre et en particulier sa
remarque concernant l’ « organisation » comme moyen terme entre le corps et le psychique, l’architecture et le
psychique.
1
La thèse de Wölfflin dans Renaissance et Baroque (1888) est que « la technique ne crée jamais un style, mais
que là où on parle d’art il y a toujours à la base un certain sentiment de la forme ». Le livre de Poche, Paris,
1961, p. 174
2
Ibid., p. 168.
3
Ibid., p. 169.
4
Ibid., p. 168.
5
Ibid., p. 169.
6
Ibid., p. 170. Un peu plus loin nous rapporterons cette anthropomorphisation des objets à l’architecture à partir
des thèses des théoriciens-architectes de la Renaissance italienne.
7
Prolégomènes, Op. Cit., p. 31.
8
Soulignons que cette notion classique est, pour la psychanalyse, une notion périmée. Même si nous le
développerons pas, nous citons le passage du Séminaire XX où Lacan affirme : « (…) cette animation n’est rien
d’autre que cet a dont l’agent anime quoi ? il n’anime rien, il prend l’autre pour son âme » in « Encore », Le
Séminaire, Livre XX, Ed. du Seuil, livre de poche, Paris, 1975, p. 104.

8
cela, il souligne qu’étant « un art des masses corporelles », l’architecture ne peut
« avoir de relations avec l’homme qu’en tant qu’être corporel »1 .

Le pouvoir d’expression des formes stylistiques est donc de nature corporelle,


ce que donne la primauté à l’architecture : « grand corps monumental, elle fait
apparaître l’existence corporelle des hommes ». Un style naît toujours dans
l’architecture car « un style ne peut naître que là où est fortement ressenti le besoin
pour le corps de vivre d’une certaine manière »2 ; et ce que l’architecture exprime
d’une époque n’est autre chose que son « sentiment vital ». L’historien de l’art n’hésite
pas à affirmer qu’« en tant qu’art, l’architecture élèvera et idéalisera ce sentiment
vital, elle cherchera à proposer ce que l’homme voudrait être »3.

Forme du corps et sentiment vital du corps

En 1886, la réponse de Wölfflin à la question des formes architecturales


comme expression des stimmungen, est l’organisation corporelle ; en 1888, l’historien
de l’art affirme que la nature du pouvoir d’expression des formes stylistiques est
d’ordre corporel. Si la question change un peu la réponse est toujours la même : le
corps. La question du créateur de la psychanalyse va plutôt dans le sens de la
représentation du corps humain et de ce qui vient de ce corps, sa réponse, c’est
l’architecture. Il s’agit de la dialectique du corps et de l’architecture que nous venons
de poser. Le point de départ de l’historien de l’art, c’est l’architecture, le style
architectural ; le point de départ du créateur de la psychanalyse c’est le corps, les
fantasmes sur notre corps propre. D’après Freud ceux-ci peuvent s’organiser comme
une architecture. D’après l’historien de l’art, qui prend la chose de l’autre bord, le
style architectural est l’expression du sentiment vital du corps pour autant que
l’architecture est organisée par le corps.

Or, nous constatons qu’il y a deux corps différents, tant pour Wölfflin que
pour Freud : a) le corps en tant que forme, son organisation formelle, et b) le corps en
tant qu’organisme vivant, ce qui vient de lui, son sentiment vital. C’est la différence
entre les deux termes allemand pour corps : Körper et Leib. Aussi bien pour Wölfflin
que pour Freud ces deux corps ont affaire à l’architecture mais c’est surtout chez
l’historien de l’art que la différence est plus nette : en tant qu’ « être corporel »,
l’architecture a, d’une part, affaire à la forme du corps en ce qu’elle « fait apparaître
l’existence corporelle des hommes », et d’autre part, elle a affaire au sentiment vital
du corps en ce qu’elle « élève et idéalise ce sentiment vital », ici l’architecture
« cherche à proposer ce que l’homme voudrait être ». Nous rapporterons cette
dernière thèse à l’idéalisation freudienne de 1914 et la première à un certain au-delà
de cette idéalisation.

L’architecture comme idéalisation

1
Renaissance et Baroque, p. 171. En italiques dans le texte.
2
Ibid.
3
Ibid. En italiques dans le texte.

9
Suivant notre Tableau XXIII, nous pouvons constater un certain contraste
entre la « vie corporelle » de Freud et « l’organisation corporelle » de Wölfflin, il
s’agit d’une sorte d’opposition entre la vie et l’organisation. En effet, dans ces
Prolégomènes, Wölfflin ne parle pas de « vie ». Pourtant dans Renaissance et Baroque il
avance sa thèse sur le « sentiment vital » du corps qui se trouve au principe de la
naissance d’une forme stylistique. Ici le corps, en tant qu’organisme vivant, donne
forme au style architectural. Pourtant, c’est l’architecture qui « élève et idéalise » ce
« sentiment vital » tout en cherchant « à proposer ce que l’homme voudrait être ».
C’est comme si l’architecture était ici une opération telle l’idéalisation posée par
Freud en 1914. Cette dernière « est un processus qui concerne l’objet et par lequel
celui-ci est agrandit (vergrössert) et exalté (erhöt) »1. De même, en suivant la thèse de
l’historien de l’art, nous pouvons définir l’architecture comme un processus qui
concerne le corps et par lequel celui-ci est élevé et idéalisé 2 . Or, chez l’historien de
l’art il y a un paradoxe : le corps donne forme au style architectural, nous pourrions
affirmer qu’il est l’Urbild3 de l’architecture. Celle-ci élève et idéalise ce corps tel le moi
agrandissant et exaltant l’objet désiré, sa propre représentation imaginaire. En
revanche, et c’est là le paradoxe, c’est l’architecture qui « fait apparaître l’existence
corporelle des hommes ». Ici, elle donne forme au corps humain, c’est elle qui est
l’Urbild du moi.

L’architecture comme Urbild du moi

L’historien de l’art propose un face à face entre l’homme et l’architecture,


celle-ci ne peut avoir de relation avec l’homme qu’en tant qu’être corporel car
l’architecture est corps, un « grand corps monumental ». Pour Wölfflin elle a ce rôle
fondamental de faire « apparaître l’existence corporelle des hommes ».

Cette thèse suppose que, sans l’architecture, l’existence corporelle des hommes
n’apparaît pas ; ce qui impliquerait que l’homme ne put concevoir son propre corps,
la forme et l’organisation de son propre corps, qu’une fois qu’il éleva des bâtiments
organisés pourtant par ce même corps. La question de l’historien de l’art rejoint donc
celle du créateur de la psychanalyse : comment représenter le corps ? La thèse de
Wölfflin pose, paradoxalement, que même si l’architecture est organisée par le corps,
elle en est le point de départ. Car la forme du corps, son existence, n’apparaît qu’avec
l’architecture. Celle-ci serait donc à l’origine de la conception de la forme du corps
propre.

1
Cf. Freud, S. « Pour introduire le narcissisme », Op. Cit., p. 84 et Cf. aussi nos chapitres 1.1. « De la
sublimation définie par rapport à la satisfaction à la pulsion définie par rapport aux trois registres de la réalité
humaine », p. 29 et 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p. 70.
2
Nous n’avons pas pu consulter le texte allemand de Wölfflin. « Renaissance und Barok » n’apparaît pas dans le
catalogue des deux Bibliothèques les plus importantes de Paris : la BNF et la BpI. Nous aurions souhaité relever
les termes utilisés par Wölfflin pour « élever » et « idéaliser ».
3
Rappelons que l’Urbild du moi est, au fond, l’image de la forme totale du corps comme unité comparable au
moi mais qui pourtant le précède. Elle a la fonction de donner forme au narcissisme. Cf. Freud, S. « Pour
introduire le narcissisme », Op. Cit., p. 84 et Cf. aussi notre chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet
imaginaire dans la sublimation », p. 66, note 4.

10
Si nous jugeons chaque objet par analogie avec notre corps – comme le pense à
juste titre Wölfflin – ce n’est donc pas grâce à la forme humaine du corps, ni à son
sentiment vital, mais grâce à l’architecture qui a fait apparaître l’existence de cette
forme. Pour cette raison nous pouvons affirmer que la thèse de Wölfflin élève
l’architecture à la dignité de l’Urbild du moi. Sans l’architecture, l’homme ne peut
guère se concevoir comme corps. Le corps humain, l’image du corps visible est ainsi
envisagée en référence à l’architecture.

Le paradoxe de la thèse de l’historien de l’art peut se résumer ainsi : le corps


donne forme au style architectural mais l’architecture donne forme à l’image unifiée
du corps humain. Ce qui implique que sans l’architecture le stade du miroir ne peut
avoir lieu. L’homme pré-historique, l’homme des cavernes, aurait été un homme sans
corps.

Dans son « Stade du miroir » Lacan nous dit que la forme totale du
corps « apparaît » au sujet « dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie
qui l’inverse »1. Si l’on suit la thèse de Wölfflin cette « apparition » aurait son origine
dans l’architecture. Pas d’image du corps visible sans l’architecture, sans cet « être
corporel » extérieur à l’homme car, pourrait-on dire avec Lacan, ce n’est que « hors
de lui-même » que l’être humain « voit sa forme réalisée, totale »2. Nous est-il permis
de suivre cette thèse ? la psychanalyse, peut-elle poser l’architecture à l’origine de
l’apparition de l’existence corporelle des hommes ?

La forme humaine est, en effet, « hors de nous »3. Mais la théorie du stade du
miroir pose que c’est la « vue de la forme totale du corps humain » qui « donne au
sujet une maîtrise imaginaire de son corps, prématurée par rapport à la maîtrise
réelle »4. C’est le corps du semblable, l’image du corps de l’autre, qui en est à
l’origine. Ce corps, dans sa forme unifiée, ne peut qu’être hors de nous mais c’est par
son intermédiaire que nous reconnaissons originellement notre désir.

Ainsi, l’architecture ne peut pas être à l’origine de l’apparition de l’existence


corporelle des hommes tout simplement parce qu’avant l’architecture il y avait des
« autres » parmi les hommes. Nous dirons que la thèse de H. Wölfflin montre que
l’historien de l’art est séduit par cette « fatale attraction de l’image du corps
humain »5 ; et elle démontre que le stade du miroir « structure toute la vie
fantasmatique »6. Il est séduit, certes, pourtant par l’idée que l’architecture est ce qui
fait apparaître l’existence corporelle des hommes – c’est-à-dire, par l’hypothèse que
l’homme ne peut se concevoir comme corps qu’à partir de l’architecture – il y a là,
une sorte de tentative d’aller au-delà du miroir tout en prenant, malgré cela, un
chemin illusoire pour ce faire.

1
In Ecrits, Op. Cit., p. 95.
2
In « Les écrits techniques de Freud », Op. Cit., p. 221.
3
Ibid.
4
Ibid., p. 128.
5
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit. p. 129.
6
Lacan, J., « Les écrits techniques de Freud », Op. Cit., p. 128.

11
4.1.2. Introduction au stade du miroir de l’architecture.

Tout d’abord nous produirons une brève évocation, voire une citation, de la
conception anthropomorphique chez Vitruve qui pose le corps humain comme modèle
fondamental de l’architecture. Ensuite, nous réaliserons un précis des principales thèses des
théoriciens-architectes de la Renaissance italienne inspirés, sur ce point, de Vitruve : « tout
édifice est un corps » (L.B. Alberti, publié en 1485) ; « le bâtiment est vraiment un homme
vivant » (Filarète, rédigé entre 1461 et 1462) ; « il faut construire la ville et la forteresse
comme le corps humain » (Franceso di Giorgio Martini, rédigé entre 1465-1475).

Ensuite, nous introduirons la thèse que nous développerons un peu plus loin : il y a
« une sorte de stade du miroir de l’architecture » (Wajcman, 2004).

Vitruve et la conception anthropomorphique de l’architecture

En 2004, Gérard Wajcman pose qu’il y a « une sorte de stade du miroir de


l’architecture»1 dans la conception humaniste de celle-ci.

Depuis Vitruve il y a une conception anthropomorphique de l’architecture.


Dans son Livre III, le théoricien antique répond à la question « d’où les proportions
on été transportées aux temples ». Il nous dit ce qui suit :

« L’ordonnance d’un édifice consiste dans la proportion qui doit être


soigneusement observée par les architectes. Or, la proportion dépend du rapport que
les Grecs appellent analogie ; et, par rapport, il faut entendre la subordination des
mesures au module, dans tout l’ensemble de l’ouvrage, ce par quoi toutes les
proportions sont réglées ; car jamais un bâtiment ne pourra être bien ordonné s’il n’a
cette proportion et ce rapport, et si toutes les parties ne sont, les unes par rapport aux
autres, comme le sont celles du corps d’un homme bien formé » car « le corps
humain a naturellement et ordinairement cette proportion (…) ».

C’est ici qu’il établit son « homme au carré » :

« Le centre du corps est naturellement au nombril ; car si à un homme couché,


et qui a les pieds et les mains étendus, on met le centre d’un compas au nombril, et
que l’on décrive un cercle, il touchera l’extrémité des doigts des mains et de pieds ; et
comme le corps ainsi étendu peut être enfermé dans un cercle, on trouvera qu’il peut
de même être enfermé dans un carré ; car si on prend la distance qu’il y a de
l’extrémité des pieds à celle de la tête, et qu’on la rapporte à celle des mains
étendues, on trouvera que la longueur et la largeur sont pareilles, de même qu’elles
le sont en un carré parfait ». Ainsi « la division et même la nomenclature de toutes les

1
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit. p. 196.

12
mesures pour les différents ouvrages, ont été prises sur les parties du corps
humain (…) »1.

Pourtant, chez Vitruve, le corps humain n’intervient pas vraiment dans le récit
des premières constructions. Dans son Livre II où il parle « de la vie des hommes
primitifs et des commencements de la civilisation et des habitations », il rapporte
l’origine des premières bâtisses au rassemblement des hommes grâce à l’incendie
d’une forêt :

« le feu donna l’occasion aux hommes de s’assembler en société, et d’habiter


en un même lieu ; étant du reste doués d’avantages particuliers que la nature n’a
point donnés aux autres animaux, comme de marcher droits et levés, d’être capables
d’admirer la magnificence de l’univers, et de pouvoir, à l’aide de leurs mains, faire
toutes choses avec une grande facilité », les hommes « commencèrent donc les uns à
se faire des huttes avec des feuilles, les autres à se creuser des loges dans les
montagnes ; d’autres, imitant l’industrie des hirondelles, pratiquaient, avec de petites
branches d’arbres et de la terre grasse, des lieux où ils pouvaient se mettre à couvert,
et chacun, considérant l’ouvrage de son voisin, perfectionnait ses propres inventions
par les remarques qu’il faisait sur celles d’autrui (…) »2.

La formule vitruvienne de l’anthropomorphisme de l’architecture est élargie


par les thèses des théoriciens-architectes de la Renaissance italienne et notamment
par Alberti, dans son De Re Aedificatoria, Filarète dans son Trattato di Architettura et
Francesco di Giorgio Martini dans l’Architettura Ingegneria e arte militare et dans
l’Architettura civile et militare. Le thème, nous dit Daniel Arasse, est « évoqué
rapidement par Alberti » et « repris par Filarète » mais il « est plus abondamment
développé (…) par Francesco di Giorgio » 3.

Alberti et le corps de l’édifice

1
Vitruve, Les Dix Livres d’Architecture. Traduction intégrale de Claude Perrault, 1673, revue et corrigée sur les
textes latins et présentée par André Dalmas. Ed. Balland, Evreux, 1979, p.p. 91-92.
2
Ibid., Livre II, Chapitre I., p. 51-52.
3
Arasse, D. Le sujet dans le tableau (1997), Flammarion, Paris, 2006, p. 52.

13
Dans son De re aedificatoria1, Leon Battista Alberti (1404-1472) rapporte
l’architecture au corps : il nous dit qu’ « un édifice est une sorte de corps qui, comme
les autres corps, consiste en linéaments et en matière »2 ; ce « corps de l’édifice est
rempli d’édifices plus petits, tels des membres assemblés et ajustés en un seul
corps »3. Alberti n’évoque pas le corps humain en tant que tel, l’édifice est une sorte
de corps en tant qu’ « être vivant »4, cela pourrait être le corps de n’importe quel
animal. Plus loin il reprend l’idée vitruvienne de l’ordonnance d’un édifice consistant
dans la proportion : « de même que, chez l’être vivant, la tête, le pied ou n’importe
quel autre membre doit être rapporté à tous les autres membres et à la totalité du
corps, de même dans l’édifice, et surtout dans le temple, toutes les parties du corps
doivent être conformées de façon à si bien correspondre entre elles que, quelle que
soit la partie considérée, celle-ci permette, à elle seule, de donner leur mesures
convenables à toutes les autres »5. Les « mesures convenables » ne sont autres que
celles du corps humain. Et Alberti de continuer : « j’ai découvert que les meilleurs
architectes de l’Antiquité avaient la plupart pour règle de déduire de la largeur du
temple la hauteur de son soubassement. En effet, ils divisaient cette largeur en six
parties et en donnaient une à la hauteur de son soubassement »6. Il faut dire que le
rattachement du procédé d’Alberti à l’assertion vitruvienne est, pour le dire comme
Panofsky, « très lâche ». Alberti propose un nouveaux système de mensuration qu’il
nomme « Exempeda » qui consiste justement à diviser la longueur totale du corps en
six peds (pieds), soixante unceolae (puces) et six cents minuta (unités élémentaires). Le
résultat de ce système était de « pouvoir consigner et regrouper en tables, d’une
façon aisée et pourtant rigoureuse les mensurations prélevées sur un homme
vivant »7.

1
Le traité d’architecture d’Alberti se différencie en nombreux points des Dix Livres d’Architecture de Vitruve.
Mais le thème de l’anthropomorphisme de l’architecture est quand même évoqué. Ici, nous ne nous centrerons
que sur ce point. Pourtant il nous semble important de souligner rapidement l’ensemble de ce traité : L’ouvrage
est, comme celui de l’architecte antique, divisé en dix livres. Alberti l’organise tout en reprenant les trois critères
de Vitruve « firmitas » (solidité), « utilitas » (utilité), « venustas » (élégance) mais il les reprend à son compte
sous une autre forme : « necessitas » (nécessité), « commoditas » (commodité) et « voluptas » (plaisir). Les
Livres I, II, III se centrent surtout sur la « necessitas ». Le Livre I, est une introduction, il traite des plans, du
chantier et de l’édifice considéré en tant que corps. Le Livre II est plutôt consacré aux matériaux de construction
et le Livre III aux techniques de construction. Dans les Livres IV et V il traite de la « commoditas ». Le Livre IV
développe les ouvrages de génie civil de la ville. Le Livre V décrit les fonctions des ouvrages publics et privés
tels que palais, forteresse, hôtel de ville, couvent, église, école, etc. Les Livres VI, VII, VIII et IX se consacrent à
la « voluptas ». Le Livre VI présente les ornements et les éléments du décors, et dit comment les réaliser
techniquement ; le Livre VII, parle de l’ornementation des édifices religieux ; le Livre VIII de l’ornementation
des constructions publiques ; le Livre IX de celle des constructions privées et d’une façon plus générale, de la
beauté et des proportions. Le Livre X a pour objet la réparation des défauts susceptible d’affecter l’espace bâti
dans le cadre respectif de chacune des trois parties du traité. Leon Battista Alberti, L’art d’édifier (De re
aedificatoria, 1485), Ed. du Seuil, Françoise Choay (trad.) Paris, 2004.
2
Ibid., Livre I, chapitre I, p. 51 Le mot « linéaments » a une dimension purement mentale de la création
architecturale ; linéaments : projet ou image mentale que désigne le pluriel lineamenta, F. Choay, Ibid. p. 55 n. 1
3
Ibid., Livre I, chapitre 2, p. 58.
4
Ibid., Livre VII, Chapitre 5, p. 331 et Livre IX, chapitre V, p. 438.
5
Ibid., Livre VII, Chapitre 5, p. 331.
6
Ibid.
7
Alberti propose ce procédé dans son De Statua. Cf. Panofsky, E., « L’histoire de la théorie des proportions
humaines conçue comme un miroir de l’histoire des styles » (1921) in L’œuvre d’art et ses significations. Essais
sur les arts visuels. Ed. Gallimard, Paris, 1969, p. 90.

14
Un peu plus loin, dans le Livre IX, Alberti explique que « tout corps est
composé de parties propres et déterminées dont la suppression, l’agrandissement, la
diminution ou le déplacement en un lieu inapproprié aura pour conséquence
d’altérer ce qui dans ce corps assurait à la forme sa convenance »1. Ceci lui permet de
donner sa définition de la beauté : elle « est l’accord et l’union des parties d’un tout
auquel elles appartiennent ; cet accord et cette union sont déterminés par le nombre,
la délimitation et la position précise que requiert l’harmonie, principe absolu et
premier de la nature »2. Juste après, il nous dit qu’« observant ce que la nature a
l’habitude de faire à l’égard du corps entier ainsi que de chacune de ses parties, nos
ancêtres se rendirent compte qu’à l’origine les corps ne sont pas toujours composés
selon des proportions identiques, d’où vient que certains d’entre eux sont créés
minces, d’autres gros, d’autres enfin moyens ; et, observant aussi que, comme nous
l’avons expliqué aux livres précédents, un édifice diffère beaucoup d’un autre par sa
fin et par sa fonction, ils comprirent que, pour la même raison, il fallait les faire
variés »3. En effet, dans son Livre IV, Alberti se donne à étudier le fait que les édifices
« ont été essentiellement conçus en fonction de la diversité des hommes, ce qui
explique la diversité et le grand nombre des ouvrages existants »4. Le « corps entier »
dont il s’agit est donc le corps humain. Ainsi Alberti évoque ce qu’il appelle
les « trois manières d’orner la demeure », c’est-à-dire les trois ordres grecs. « Voilà,
nous dit-il, ce qu’ils (les Anciens) imaginèrent à l’égard du corps de l’édifice entier » :
la manière dorique « massive », « plus adaptée à l’effort et à la durée », la manière
corinthienne, « mince et très gracieuse », et enfin ionique « composée des deux
autres ». Alberti suit ici Vitruve mais il ne garde que les adjectifs utilisés par le
théoricien antique qui dit de la manière dorique qu’elle a « la proportion, la force et
la beauté du corps de l’homme », de la manière corinthienne qu’elle a « la délicatesse
d’une jeune fille à qui l’âge rend la taille plus dégagée et plus capable des ornements
qui peuvent augmenter la beauté naturelle », et qui dit de la manière ionique qu’elle
a « la délicatesse du corps d’une femme »5 .

Le corps visé par Alberti est aussi le corps de l’animal 6. Lorsqu’il parle du
nombre pair ou impair, il nous dit que les Anciens « suivirent la nature et ne
disposèrent nulle part les os en nombre impair. En effet, tu ne trouveras aucun
animal qui se tienne ou se meuve sur un nombre impair de pattes. Inversement –
nous dit-il – nulle part ils ne disposèrent les ouvertures en nombre pair, règle que la
nature a, elle aussi, manifestement observée, puisqu’elle a placé chez les êtres
vivants, de part et d’autre du visage, des oreilles, des yeux, des narines en nombre
pair, mais au milieu une seule et large bouche »7. Mais il faut dire que ces traits de

1
Ibid., Livre IX, Chapitre 5, p. 439.
2
Ibid., p. 440.
3
Ibid. p. 441.
4
Ibid., Livre IV, Chapitre 1, p. 185.
5
Vitruve, Livre IV, chap. 1, Op. Cit., p.p. 124-125
6
D’après Françoise Choay l’assimilation albertienne de l’édifice et du corps n’a rien avoir avec un
anthropocentrisme, ce qui constitue un « cas unique dans l’histoire des traités d’architecture » (Choay, F.
« Introduction » à De Re Aedificatoria, Op. Cit. p. 22). Pour nous l’importance ne réside pas sur une quelconque
thèse ‘anthropocentriste’ mais sur la référence au corps humain, qui est tout de même présente dans le traité
d’Alberti.
7
L. B. Alberti, Livre IX, Chapitre 5, p. 441.

15
l’animal sont ceux qu’il partage, au niveau du nombre et de l’organisation, avec
l’homme.

L’ordonnance du corps intervient comme principe organisateur de


l’architecture, et l’édifice est lui même un corps ; mais, comme chez Vitruve, le corps
humain n’intervient pas dans le récit des premières constructions :

« Au commencement », nous dit Alberti, « les hommes se mirent en quête de


lieux propices au repos dans quelques régions sûres ; et ayant découvert une aire
commode et agréable pour leurs besoins, il s’y arrêtèrent et prirent possession du
site, avec la volonté que toutes les activités domestiques et privées ne se déroulent
pas dans le même lieu mais qu’il y ait des endroits différents pour dormir, pour faire
le feu et pour les autres occupations ; là-dessus, il commencèrent par réfléchir à la
façon de poser des toits pour s’abriter du soleil et de la pluie ; à cette fin, ils
ajoutèrent des murs, en guise de flancs, pour supporter les toits, réalisant qu’ils
seraient ainsi plus sûrement protégés contre les saisons froides et les vents glacés ;
enfin, ils ouvrirent dans les murs, de bas en haut, des portes et des fenêtres, non
seulement pour accéder à l’édifice mais aussi pour capter la lumière et la brise aux
saisons propices, ainsi que pour chasser l’humidité et les vapeurs qui auraient pu se
former dans la demeure ».1

C’est donc la protection contre l’extérieur, le soleil, la pluie, etc. qui est à
l’origine de l’art de bâtir.

Filarète et l’édifice comme ‘homme vivant’

Ceci n’est pas le cas chez Filarète 2 (Antonio Averlino choisit le surnom, dérivé
du grec, de « Filarete » (ami de la vertu)). Pour ce théoricien de l’architecture, qui se
revendique aussi bien de Vitruve que d’Alberti, ce n’est ni plus ni moins que le corps
d’Adam qui est à l’origine de l’art de bâtir : « il pleuvait, lorsque Adam fut chassé du
Paradis » écrit Filarète, et comme « il n’avait que ses mains pour se protéger de la
pluie » Adam « les a mises au-dessus de sa tête » ; ainsi, il « a fait un toit de ses
mains » et de ce fait il a eu l’idée « de réaliser une sorte d’habitation pour se protéger
de la pluie et du soleil ». Adam a donc été « probablement le premier homme à
construire des maisons »3. Mais, pour Filarète, ce n’est pas seulement le geste
1
Ibid., Livre I, Chapitre 2, p.57.
2
Le Trattato di Archittettura est divisé en 25 livres qui ne portent pas de titre, à l’exception du livre troisième
intitulé « De aedificatione urbis ». Le Traité de Filarète a, comme celui d’Alberti, de nombreuses divergences
avec le traité de Vitruve, parmi elles, ce qui concerne la relation du corps à l’architecture.
3
Pour toutes les citations de Filarète nous transcrirons, à chaque fois, le passage entier dans la traduction
anglaise réalisée par John R. Spencer que nous traduisons à notre tour en français : « There is no doubt that
architecture was invented by man, but we cannot be certain who was the first man to build houses and
habitations. It is to be believed that when Adam was driven out of Paradise, it was raining. Since he had nothing
else at hand to cover (himself), he put his hands over his head to protect himself from the rain. Since he was
constrained by necessity to (find his) living, both food and shelter, he had to protect himself from bad weather
and rain. Some say that before the Flood there was no rain. I incline to the affirmative, (for), if the earth was to
produce its fruits, it had to rain. Since bothe food and shelter are necessary to the life of man, it is to be believed
for this reason than after Adam has made a roof of his hands and has considered the need for his sustenance, he

16
inaugural du premier homme qui est à l’origine de l’acte bâtisseur, c’est aussi, et
surtout, son corps, car étant donné que c’est « Dieu qui lui a donné forme » Adam
« était beau et mieux proportionné que n’importe quel autre homme »1.
Adam est donc, pour Filarète, L’« homme bien fait » vitruvien. De la sorte, il
n’y pas de doute, « la forme des bâtiments provient de la forme et des mesures de
l’homme »2. Comme Alberti, Filarète pense que la variété et la différence entre les
bâtiments proviennent de la variété et de la différence propres aux hommes : « on n’a
jamais vu un édifice, ou mieux dit, une maison ou une habitation, exactement pareil à
un autre au niveau de la structure, de la forme ou de la beauté. Certains sont longs,
d’autre petits, il y en a aussi des beaux et des laids, comme chez l’homme lui-
même »3. Mais si tout se passe comme ceci, c’est parce qu’étant donné que l’homme
« a été créé à Son image », Dieu « souhaite » qu’il puisse à son tour « faire quelque
chose qui lui ressemble »4, soit un bâtiment fait à l’image et à la ressemblance de
l’homme.

Concernant la conception anthropomorphique de l’architecture, Filarète va


plus loin qu’Alberti et Vitruve5. Il considère que « le bâtiment est vraiment un
homme vivant »6 qui « tombe malade et meure » et qui « parfois est guéri de sa
maladie par un bon médecin » ; mais, « comme l’homme », il « peut retomber
malade », alors « il peut grâce à un bon médecin revenir à la santé, vivre longtemps
et mourir finalement à son heure. Certains ne tombent jamais malades et meurent
tout soudainement ; d’autres sont tués par des hommes pour une raison ou une
autre »7. Mais Filarète avance encore pour nous dire qu’avant de « naître » le
bâtiment est « tout d’abord conçu »8. Ainsi que l’homme a besoin d’une femme, soit
« d’un semblable », pour concevoir un enfant, de même « celui qui désire bâtir un
édifice », a besoin « d’un architecte ». Celui-ci devient donc « la mère du bâtiment ».

thought and contrived to make some sort of habitation to protect himself from the rain and also from the heat of
the sun. When he recognized and unterstood his need, we can believe that he made some sort of shelter of
branches, or a hut, or perhaps some cave where he could flee when he needed. If such were the case, it is
probable that Adam was the first ». Book I, p. 10. Filarete’s Treatise on Architecture. Being the Tratise by
Antoniodi Piero Averlino, Known as Filarete. John R. Spencer (trad.). Yale University Press, New Haven and
London, 1965.
1
« It is to be believed that the inventors of these things must have taken these measures, that is, quality, from the
best-formed large men. It is probable that this quality was taken from the body of Adam, because it cannot be
doubted that he was handsome and better proportioned that any other (man) who has ever lived, since God
formed him ». Book I, p. 7.
2
« …the form of the building is derived from the form and measure of man and from his members… ». Book I,
p. 10
3
« ….you never see any building or, better, house or habitation, that is totally like another either in (structure),
form, or beatuy. (Somme are) large, small, medium-sized, beautiful, less beautifu, and ugly, and some uglier,
like man himself », Book I, p. 11
4
« …God wished that man, juste as he was made in His image, should make something similar to himself ».
Book I, p. 11
5
Le traducteur, John R. Spencer affirme que « neither he (Alberti) nor Vitruvius goes to such anthropomorphic
extremes as Filarete » Ibid., n. 15, p.12
6
« …I will show you that the building is truly a living man ». Book I, p. 12
7
« It sickens and dies or sometimes is cured of its sickness by a good doctor. Sometimes, like man, it becomes ill
again beacause it neglected its health. Many times, through (the cares) of a good doctor, it returns to health and
lives along while and finally dies in its own time. There are some that are never ill and then at the end die
(suddenly) ; others ar killed by other people for one raison or another ». Book I, p. 12.
8
« As (it is) with man himself, so (it is) with the building. First it is conceived, using a simile such as you can
unterstand, and then it is born. ». Book II, p. 15

17
De ce fait, « avant d’accoucher », l’architecte doit « rêver de sa conception, la
retourner en tous sens dans son esprit, pendant sept à neuf mois, exactement comme
une femme porte son enfant dans son corps durant sept à neuf mois » 1.

L’architecte de Filarète, cette mère bâtisseuse, est surtout un « organisateur »2


qui jouit, car « construire n’est rien d’autre qu’un plaisir voluptueux comparable à
celui d’un homme amoureux. Quiconque l’a jamais expérimenté sait que l’acte de
construire produit à la fois tant de plaisir et de désir que, quelle que soit l’ardeur
qu’un homme y déploie, il désirera toujours en faire davantage »3.

Francesco di Giorgio Martini et la ville comme corps

Pour sa part Francesco di Giorgio reprend le récit vitruvien de l’origine de l’art


de bâtir. Mais Francesco y fait intervenir le corps humain tout en intégrant au récit de
l’écrivain antique la découverte des mesures humaines 4. L’architecte souligne : « j’ai
puisé, pour mon propos, aux meilleures sources, et en particulier chez Vitruve,
surtout pour ce qui est de la proportion des colonnes, des bases et des chapiteaux,
des architraves et des autres proportions des temples et de palais »5. Et il affirme que
« de même que le corps a tous ses membres proportionnés entre eux et que les parties
sont parfaitement équilibrées, de même en construisant les temples, les villes, les
forteresses il faut observer les mêmes règles ». Nous constatons ici que chez
Francesco le corps est aussi appliqué à la ville : « il faut construire la ville et la
forteresse comme le corps humain ». En suivant Vitruve, l’auteur d’Architettura
Ingegneria soutient que « la place principale doit être située au milieu et au centre de
la ville, ou le plus près possible de celui-ci, comme l’est le nombril (au corps) de
l’homme »6. Ainsi, étant donné que les villes ont « les qualités, les dimensions et la
1
« The building is conceived in this manner. Since no one can conceive by himself without a women, by another
simile, the building cannot be conceived by one man alone. As it cannot be done without a women, so he who
wishes to build need an architect. He conceives it with him and then the architect carries it. When the architect
has given birth, he becomes the mother or the building. Before the architect gives birth, he should dream about
his conception, think about il, and turn it over in his mind in many ways for seven to nine months, just as a
women carries her child in her body for seven to nine months » Ibid.
2
« (You) have also chosen him (the architect) as organizer and executor ». Book II, p. 18
3
« Building is nothing more than a voluptuous pleasure, like that of a man in love. Anyone who has experienced
it knows that there is so much pleasure and desire in building that however much a man does, he wants to do
more ». Book II, p. 16
4
Il n’y a pas, que nous sachons, de traduction des traités de Franceso di Giogio Martini. Nous suivons ici
Françoise Choay dans son article « La ville et le domaine bâtis comme corps dans les textes des architectes-
théoriciens de la première renaissance italienne » apparu dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, No. 9, 1974.
et aussi sur l’ouvrage de German ,Georg, « Vitruve et le vitruvianisme » (1979), M. Zaugg et J. Gubler (trad.),
Lausanne, 1991, p.p. 75-87. Il y a deux versions du traité de Francesco di Giorgo. « La première version , tome I
traite des fortifications, des villes, des écluses, des églises, des théâtres, des colonnes, de l’architecture ancienne
et moderne, de l’arpentage, des moulins, des canalisations d’eaux, des métaux, des pompes, des machines de
guerre, anciennes et modernes, des couvents, de la fonte des cloches, des clochers, des jardins. La deuxième
version (tome II) suit un plan d’ensemble ; elle compte sept livres ou « trattati ». Le Livre I, présente les
éléments de base (terrain à bâtir, eau, vents, matériaux) ; le livre II, le logement, de la simple habitation paysanne
et artisanale jusqu’au palais ; le livre III, les places fortes et les villes ; le Livre IV, les temples et les églises ; le
livre V, les forteresses ; le livre VI, les ports ; le livre VII, les engins de transport, les pompes et les moulins ».
G. German, p. 75-76
5
G. German, Op. Cit., p. 78.
6
Cité in F. Choay, Art. cit. p. 243.

18
forme du corps » il faut que « la forteresse soit la tête, que l’enceinte des murailles
soit les bras et que ceux-ci, séparément, enserrent tout le reste du corps, l’immense
ville ». Dans le cas où la forteresse est absente, Francesco nous dit tout simplement
« qu’il faudrait attribuer son emplacement à l’église cathédrale, avec en regard la
place où le palais du seigneur lui fera pendant. Et à la partie opposée et rotondité du
nombril la place principale. Les mains et les pieds devront être affectés à d’autres
temples et places »1. Or, les basiliques ont elles-mêmes les dimensions et la forme du
corps « puisque la tête de l’homme est sa partie principale, il faudra faire de la plus
grande chapelle la partie principale et la tête du temple » ; la chapelle du milieu
« aura la longueur et la largeur de la superficie du front et du visage, et de la bouche
qui va au nez en ligne droite, et il y aura deux paires séparées de chapelles pour les
yeux et les oreilles, qui toutes se rapporteront au centre de leur circonférence. Il
faudra attribuer de la même façon le carré de la large poitrine à la tribune, les bras au
transept, les paumes de mains aux deux chapelles qui y donnent, les doigts linéaires
aux cinq hémicycles qui les entourent et les six autres parties seront données au corps
de l’église »2.

Les traités de Francesco di Giorgio transcrivent le corps humain en des


rapports numériques et géométriques. C’est là où réside notre intérêt. Le corps
humain apparaît littéralement dans le plan d’une église comme le montre un dessin
de Roberto Papini où on voit un plan d’église et à l’intérieur la figure complète d’un
homme couché3 (Ill. 8). Et il apparaît aussi dans le plan de la ville, dans la façade de
l’église, dans la colonne et aussi comme figure vitruvienne inscrite dans le carré.

Introduction au stade du miroir de l’architecture

Voici donc en deux mots ce que disent, tout en s’inspirant sur ce point de
Vitruve, les théoriciens-architectes de la Renaissance italienne : le bâtiment se
construit selon les proportions de l’homme, il est ordonné à partir de l’organisation
du corps humain. Ainsi, nous pouvons dire avec Gérard Wajcman que le corps total
de l’homme, ce « Corps-Un », est « le modèle imaginaire de l’architecture, sa
Gestalt »4. C’est pour cela que nous pouvons isoler, avec lui, « une sorte de stade du
miroir de l’architecture »5 : c’est le corps humain, sa totalité unifiée, qui est le principe
organisateur de l’architecture. Comme nous l’avons vu plus haut, du côté de
l’historien de l’art, il y a aussi l’idée que l’architecture a un caractère
anthropomorphique. Le corps du bâtiment serait ici le corps du semblable, le corps
total, unitaire, ce corps que l’homme doit « s’assimiler » pour qu’il puisse « se
reconnaître comme corps »6. C’est ici que nous pouvons dire, en changeant un peu la
formule de Wölfflin, que « l’architecture fait apparaître la forme corporelle des
hommes ». Une forme dont les proportions sont, pour Vitruve, en parfaite harmonie
1
Ibid., p. 248
2
Ibid.
3
Roberto Papini, Franciso di Giorgio architetto, Florence, 1946, volume II, planche 69 reproduit in G. German,
Op. Cit., p. 80.
4
Wajcman, G. Fenêtre, Op. Cit., p. 196.
5
Ibid.
6
Lacan, J. « Les écrits techniques de Freud », Op. Cit., p. 233.

19
avec l’univers. Les théoriciens-architectes de la Renaissance rétablissent ce principe
anthropométrique et esthétique auquel le moyen âge avait renoncé.

Or, ce stade du miroir de l’architecture « doit » surtout « être qualifié de


mesuré »1, comme le souligne fort justement G. Wajcman. Non seulement le bâtiment
est une image du corps mais, comme nous venons de le voir dans les citations
données plus haut, il se « construit selon la structure du corps, principe parfait de ses
proportions, perfection calculée, l’élévation étant proportionnée selon certaines
règles numériques »2. Ainsi, outre le fait d’être « corps-image », et « corps mesuré »,
le corps humain « devient mesurant »3 car comme l’écrit Vitruve, « les mesures pour
les différents ouvrages ont été prises sur les parties du corps humain »4. Nous y
reviendrons.

1
Wajcman, G. Fenêtre, Op. Cit., p. 196.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 197.
4
Les Dix Livres d’Architecture. Op. Cit., p. 91.

20
4.1.3. Thèses psychanalytiques sur l’architecture

Le rapport du corps humain et de l’architecture est d’une grande importance dans les
thèses de Vitruve et des théoriciens-architectes de la Renaissance italienne. Nous réaliserons
ici une rapide exploration, voire citations, des thèses psychanalytiques sur l’architecture :
« issue du sein maternel, l’architecture est née d’elle même » (Groddeck, 1920) ; la cathédrale
gothique est « une cavité protectrice tenant lieu du sein maternel » (Sterba, 1924) ;
l’architecture « est le symbole du moi créateur qui s’est libéré de l’enveloppement protecteur
de la mère » (Rank, 1930) ; la construction architecturale est « ce qui nous permettrait de
restituer, à travers la diversité de ses formes, la cicatrice » du « processus de socialisation »
(Kaufmann, 1993).

Mais nous ne prendrons un véritable appui que sur la thèse proposée par Gérard
Wajcman : il faut considérer « que les murs sont ce qui permet de soutenir et cadrer
l’ouverture des fenêtres – le tout au service du trou, en somme » (Wajcman, 2004).

Le séjour dans la mère de Groddeck

En 1920, Georg Groddeck affirme que « le ça dote sa créature – la personnalité,


le moi de l’homme – d’un nez, d’une bouche, de muscles, d’os et d’un cerveau » et il
souligne qu’ « il faut se demander si le ça, capable d’aussi grandes choses, ne peut
également construire des églises, composer des tragédies ou inventer des
machines »1. La réponse qu’il y apporte est affirmative : « ce que nous avons coutume
de considérer comme le résultat de la réflexion de l’homme, de sa raison, est en vérité
la création de l’inconscient, du ça, dont l’action se révèle à nous dans le symbole »2.
Ainsi, le ça – identifié par le psychanalyste allemand à l’inconscient – peut, en effet,
construire des églises, composer des tragédies et inventer des machines.

Par ailleurs, une année avant, Victor Tausk écrit que « créées par l’esprit
ingénieux de l’homme à l’image même du corps humain » les machines « sont une
projection inconsciente de sa propre structure corporelle »3.

Mais Groddeck ne suit pas Tausk, pour lui la construction tourne autour du
« séjour dans la mère ». Il nous dit que « certaines inventions de l’homme présentent
une ressemblance surprenante avec la configuration de son corps » mais il souligne
que l’important ne réside pas dans cela mais dans « une seconde condition de vie du
fœtus à laquelle, comme à son repos dans le corps maternel, se rattache toute une

1
Groddeck, Georg. « Du ça » (1920) in La maladie, l’art et le symbole, Lewinter, R. (trad.) Gallimard, Paris,
1969, p. 64.
2
Ibid., p. 72
3
Tausk, Victor, « De la genèse de « l’appareil à influencer au cours de la schizophrénie » (1919) Laplanche, J. et
Smirnoff, V. N. (trad.) in Œuvres psychanalytiques, Ed. Payot, Paris, 2000, n.1, p. 217. Tausk ne développe pas
plus cette thèse.

21
chaîne de développements : c’est la protection dont jouit l’enfant par son séjour dans
la matrice. » Il soutient que c’est à partir du « rapport de protection » articulé à ce
séjour « que s’est développé l’habitat de l’homme ». Ainsi « issue du sein maternel,
l’architecture est née d’elle-même, se donnant, dans une aspiration inconsciente,
outil, matériau et forme »1.

Que l’architecture soit « née d’elle-même » pour autant qu’elle est « issue du
sein maternel » semble, pour Groddeck une évidence, facile à comprendre.
Néanmoins, pour nous ce n’est pas si évident ni si facile que ça. D’après Marc
Perelman la thèse de Groddeck « signifie que l’architecture à l’instar du corps serait
une production auto-organique, sui generis, la répétition toujours identique du
même. Et qui de plus recouvrirait telle une enveloppe (peu importerait le style
décoratif employé) le corps de l’homme indéfectiblement voué à organiser sa vie en
fonction d’une structure si radicale. A elle seule, et en tout état de cause d’ailleurs,
l’architecture occuperait tout l’espace, nous englobant, et se faisant ainsi tel un
pouvoir omnipotent par sa présence, sa contingence permanente »2.

La lecture de Perelman ne nous éclaire pas plus sur le propos du


psychanalyste allemand. Essayons toutefois de le suivre. Le séjour de l’homme dans
la mère est quelque chose de protecteur, l’enfant « jouit » nous dit-il de cette
protection. Si l’habitat s’est développé à partir du séjour dans la mère – ce qui semble
être une évidence pour Groddeck – il est alors quelque chose de protecteur et
l’architecture est, du coup, issue du sein maternel. Groddeck ne la rapporte donc pas
au corps de l’homme ni à sa forme – même si la lecture de Perelman va dans ce sens –
mais au corps maternel et à sa supposée protection. Si elle « se donne outil, matériau
et forme », l’architecture, d’après le psychanalyste allemand, donne corps au sein
maternel. Or, ceci ne permet pas de saisir comment l’architecture, prise surtout pour
sa fonction d’habitat, se serait développée à partir du séjour dans la mère.

Les interprétations de Groddeck sur la voûte et l’église sont encore moins


compréhensibles. Il affirme, par exemple, que « la voûte maternelle de la nef – avec
son porche, le bassin d’eau bénite à l’entrée et l’autel, où est sacrifié le corps du
seigneur, du fils, – est complétée par le vieux symbole de l’homme, la tour érigée, où
pend la cloche, qui redouble le symbole puisque son corps représente la femme, et
son battant, l’homme »3. Nous laissons à d’autres la tâche de saisir ce que cette phrase
peut bien vouloir dire.

Au fond, la thèse de Groddeck sur l’architecture, rapportée au séjour dans la


mère, ne nous intéresse que parce que nous la retrouvons chez d’autres
psychanalystes tels que Rank et Sterba.

Le récipient maternel d’Otto Rank

1
Groddeck, Georg. « Du ça » (1920) in Op. Cit., p. 71
2
Perelman, Marc. Construction du corps. Fabrique de l’architecture. Ed. de la Passion, Châtillon, 1994, p.59
3
Groddeck, Georg. « Du ça » (1920) in Op. Cit., p. 72.

22
En 1924, dans « Le traumatisme de la naissance », Rank s’interroge entre autres
choses sur la question des rapports de l’art et de la psychanalyse. L’analyse de Rank
dans son chapitre « L’idéalisation artistique » n’est pourtant pas centrée sur
l’architecture. D’elle, il ne dit que ce qui suit : « en tant qu’art de l’espace, au sens vrai
du mot » l’architecture « est une plastique négative, de même que la plastique est un
art qui cherche à « remplir l’espace » »1.

La thèse centrale de Rank est – comme le titre de son ouvrage l’indique – que
les œuvres d’art ne prennent origine que d’un seul événement traumatique, la
naissance. Même s’il ne cite pas du tout le texte de Groddeck, Rank soutient une
thèse qui n’y est similaire qu’en apparence : « c’est dans la « plastique » qu’il
convient de voir les premiers débuts de l’art en général. Mais il est probable que
l’homme primitif, avant de songer à reproduire l’homme, selon l’exemple de
Prométhée, avec de l’argile, s’est livré, sous la poussée d’un instant analogue à celui
qui préside à la construction de nids, à la reproduction plastique du récipient
susceptible d’abriter et de protéger l’homme, autrement dit la matrice »2. Ainsi
« l’utérus maternel » est « le premier « récipient » que l’homme ait eu l’idée de
reproduire »3.

Pour le jeune disciple de Freud, l’art a aussi affaire au corps maternel mais il a
quand même eu le génie de le prendre en tant que « récipient ». Pour lui « toute
« forme » se laisse ramener à la forme primitive du récipient maternel ». Là où Rank
se trompe est quand il nous dit que l’opération de l’art « transforme » cette forme
« en un contenu, en l’idéalisant, en la sublimant, et en faisant précisément une forme
pourvue de tous les caractères qui constituent la « beauté », afin de rendre acceptable
la forme primitive depuis longtemps refoulée »4.

Nous pensons qu’il se trompe et pourtant ses intuitions sont justes.


Premièrement, s’il y a en effet quelque chose de refoulé ce n’est pas la « forme » du
récipient mais ce à quoi il donne forme : le Vide. Deuxièmement, l’art a affaire à la
sublimation, certes, mais Rank soutient qu’il transforme le « récipient », soit le
contenant, « en un contenu ». Nous avons démontré que l’opération qui ne fait que
mettre un objet, un contenu, à la place de la Chose, à la place du contenant, ne peut
pas s’appeler sublimation, mais identification imaginaire. La sublimation a avoir
avec cette identification mais elle ne fait de l’objet sublimé « un contenu » que dans
un premier temps ; la véritable opération de la sublimation c’est justement de faire
du contenu, soit de l’objet imaginaire, un contenant vide5. Troisièmement, l’art crée,
en effet, une chose « pourvue de tous les caractères qui constituent la « beauté » ».
Mais ce n’est pas « afin de rendre acceptable la forme primitive depuis longtemps
refoulée » mais pour, dans un premier temps, voiler le Vide comme la Chose la plus

1
Rank. O. Le traumatisme de la naissance (1924), Ed. Payot, Paris, 1968, p. 152.
2
Ibid., p. 160.
3
Ibid., p. 161.
4
Ibid., p. 161.
5
Plus loin nous approfondirons nos hypothèses sur les notions de contenant et de contenu dans la sublimation,
p.p. 291-294.

23
proche du sujet, puis dans un deuxième temps, simultané, être le signal de ce même
danger qu’elle, la beauté, voile.

L’analyse du gothique de Richard Sterba

Sterba aborde la question de l’architecture gothique dans un article paru dans


Imago en 1924, dont le titre est « Sur l’analyse du gothique »1. L’article de Sterba est
immergé dans la psychanalyse appliquée de l’époque ; pourtant il remarque que « le
gothique propose à la recherche psychologique une série de questions »2. Il y répond
en appliquant la psychanalyse à la cathédrale gothique. Tout en reprenant la thèse de
Rank sur le caractère protecteur de l’art, Sterba interprète, et la cathédrale et certains
éléments de l’architecture gothique, tels que la colonne et l’ogive. La cathédrale
gothique est comparée à une névrose de masse et la voûte ogivale, puisqu’elle donne
la « figuration du symbole maternel », est interprétée comme étant « une cavité
protectrice tenant lieu du sein maternel »3.

Nous ne citons cet article que parce qu’il est repris par Otto Rank quelques
années après.

La libération du moi créateur d’O. Rank

C’est surtout dans son livre « L’art et l’artiste »4, où la perspective est celle du
« développement culturel » et du « principe de la spiritualisation », que Rank
proposera plus spécifiquement une analyse des origines de l’architecture et une
lecture de l’église chrétienne. Dans son chapitre « Construction domestique et
architecture », il réfute la thèse de Sterba en l’accusant de « classique ». Pour lui, loin
d’être une cavité protectrice, l‘architecture est « le symbole du moi créateur qui s’est
libéré de l’enveloppement protecteur de la mère »5. La création artistique est ici
considérée comme « l’élévation de soi même au plan macroscopique »6 et
l’architecture est prise comme l’une des manifestations du « principe d’auto-
création »7. Ce principe, qui constitue la thèse fondamental de L’art et l’artiste,
considère comme « l’une des composantes essentielles » de la création artistique « la
tendance à se créer soi même » 8.

D’après Rank, l’origine de l’architecture se situe dans la construction


funéraire, laquelle évoque déjà une conception de l’âme. Ce concept d’âme
présupposant, pour le psychanalyste austro-américain, « l’idée d’une création

1
Imago, 1924, p. 25-26.
2
Ibid.
3
Cité aussi en Kaufman, « Psychanalyse et architecture » in L’apport freudien, Ed. Larousse-Bodas, 1998, p.
621
4
Rank, O. L’art et l’artiste. Créativité et développement de la personnalité (1930), Ed. Payot, Paris, 1979.
5
Ibid., p. 157.
6
Ibid., p. 159.
7
Ibid., p. 141.
8
Ibid., p. 51.

24
humaine spontanée ». Ainsi, de la construction de la tombe, prise comme la demeure
de l’âme du mort, à la construction de la maison, considérée comme la demeure de
l’âme du vivant, on arrive à « l’architecture proprement dite », la construction du
temple, qui n’est autre que la maison de Dieu, soit la demeure de l’âme divine 1. Etant
donné que la tombe est « l’enveloppe de l’âme », elle devient « un corps humain dans
lequel l’âme du mort est « logée » après avoir quitté la terre », la tombe représentant
« moins le sein maternel que le corps propre » 2.

Mais le corps est plutôt considéré comme un « lieu de séjour », lieu où loge
l’âme du vivant ou du mort. Otto Rank rapporte donc les origines de l’architecture
au corps : mais celui-ci, sa forme, n’est pas un principe organisateur de l’art de bâtir.
Pour Rank, « même si les constructeurs grecs avaient emprunté au corps humain les
mesures qu’ils appliquaient aux colonnes », la vraie question est celle de pouvoir
expliquer « où ils prirent l’idée du temple que ces piliers devaient supporter ». Le
psychanalyste critique la thèse vitruvienne sur les origines de la colonne entendues
comme une imitation de la nature et assure que la tendance à l’imitation est le
« renoncement de l’homme à sa propre force créatrice »3 ; et il y oppose sa propre
thèse, soit le « besoin de créer » de l’homme qui « aspire dès le départ à s’affranchir
de la nature et à dépasser ses conditions préalables »4.

Dans l’architecture religieuse « la mise en forme du corps humain » est « le


symbole essentiel du spirituel »5. Si le temple grec « signifie l’humanisation d’une
structure sacrale »6, l’église chrétienne « représente la spiritualisation de cette
structure »7. Si nous suivons bien le texte de Rank, cette spiritualisation est comprise
comme « l’abstraction du corps humain », c’est-à-dire, la « tendance à situer le corps
dans la tête en tant que celle-ci est le symbole de l’intellectualité ». Pour Rank la
cathédrale représente donc « la plus haute expression architecturale de la
transformation de la conception animaliste d’un monde souterrain en une idée d’âme
spirituelle située dans la tête » 8. Ce qui est important pour lui est que cette
abstraction du corps humain implique déjà une force créatrice ; l’architecture
religieuse est ainsi une manifestation de son propre « principe d’auto-création ».

L’architecture a questionné le psychanalyste austro-américain ; il a eu au


moins le mérite de s’être laissé interroger. Cependant il demeure un peu mystérieux
que l’architecture religieuse soit « un symbole du spirituel » tout en représentant en
même temps « la spiritualisation » d’une structure sacrale. Si l’architecture symbolise
le spirituel, elle le matérialise. La thèse de Rank est, soit incompréhensible : elle pose

1
Ibid., p. 153.
2
Ibid., p. 141.
3
Ibid., p. 151.
4
Ibid., p. 148.
5
Ibid., p. 152.
6
Puisque les réalisations architecturales de la culture grecque marquent, d’après Rank, non seulement
l’élargissement de l’homme mais aussi son élévation, une sorte d’idéalisation de l’homme lui-même ; car en
reprenant la formule antique, l’homme est la mesure de toute chose. Ibid.
7
Parce que dans le dualisme Créateur-créature du christianisme on assiste à la plénitude humaine de sa divinité
et à l’absolue spiritualité de sa conception de Dieu. Ibid., p. 151.
8
Ibid., p. 152.

25
que l’architecture spiritualise le spirituel, soit fanatiquement paradoxale : elle pose
que l’architecture spiritualise la matérialisation du spirituel.

La psychanalyse de l’architecture de Pierre Kaufmann

En 1993, Pierre Kaufmann propose une interrogation sur l’architecture à partir


de l’hypothèse d’un « mythe endopsychique collectif »1. Sa thèse est qu’ « une
psychanalyse de l’architecture »2, dont il cherche à poser les fondements, ne peut
qu’être le « corollaire d’une psychanalyse des formations collectives » qui débouche
sur une « définition sociale de l’opposition dedans-dehors »3. Il propose de concevoir
la construction architecturale comme ce qui nous permettrait de « restituer, à travers
la diversité de ses formes, la cicatrice » du processus de socialisation qui implique
une rupture. « Nous sommes englobés par le monde – écrit-t-il – nous le sommes par
l’édifice, et tout le problème c’est de comprendre cette analogie », celle du
macrocosme et du monde, du microcosme et de l’édifice. Mais Kaufmann nous
affirme que cela ne peut prendre son véritable sens que lorsqu’on comprend que
« nous ne sommes englobés et situés au-dedans d’un monde, qu’en tant que nous
sommes exclus du champ du créateur »4.

Kaufmann tente de se figurer en termes d’espace le mythe de Totem et Tabou et


souligne que l’espace serait, d’un côté, « sacralisé par le totem » c’est-à-dire qu’il
deviendrait un espace « extérieur à l’intimité communautaire de la vie du groupe »
dans lequel « s’irradie la puissance symbolique de l’omnipotent », et de l’autre côté, il
y aurait un « espace suprasensible, où l’omnipotent est réinvesti en tant qu’objet
d’amour ». Ainsi, l’hypothèse d’une psychanalyse de l’architecture établit que cette
« distribution spatiale de la collectivité religieuse trace les lignes de force de la
construction de l’édifice » mais sous la condition suivante : que « ces lignes de
partage soient des lignes de rupture, empreintes des épisodes de violence au travers
desquels s’opère la genèse discontinue du symbolique » 5.

Du côté de l’architecture gothique, où d’après Kaufmann il y a une


« sacralisation de l’espace », au-dedans se trouve le peuple de Dieu et au-dehors la
collectivité profane, l’architecture de la cathédrale constituant la limite. Selon lui,
dans le gothique il y a une « verticalisation de l’espace sacré » où il s’agit de
comprendre ce qui peut être une vision bornée et qui cependant tend à s’étendre
« vers le haut » 6.

1
Inspiré du « mythe endopsychique » de Freud comme construction intellectuelle qui soit l’expression de la
structure du sujet. « Psychanalyse et architecture » in L’apport freudien (1993), Ed. Larousse-Bordas, 1998, p.p.
614-637.
2
Ibid., p. 628.
3
Ibid., p. 622.
4
Ibid., p. 630.
5
Ibid., p. 627.
6
Ibid., p.p. 631-632.

26
Tout édifice répond à une double exigence : il est la « traduction spatiale d’une
structure d’identification symbolique » aussi bien que la « stylisation de la coupure
entre le dedans et le dehors »1.

Pour Kaufmann le corps a peu affaire à l’architecture, car pour lui la question
est principalement d’ordre social. S’il cite Alberti c’est surtout parce que le De re
aedificatoria « illustre de la façon la plus saisissante la mise en forme originaire de la
société naissante dans l’œuvre de civilisation, architecturale en l’occurrence »2. Il
conclut avec Alberti que « nous ne devons pas comprendre l’édifice par la sociabilité,
mais l’émergence de la société par l’édifice »3.

Wajcman et le tout de l’architecture au service du trou des fenêtres

Il fallait attendre la psychanalyse lacanienne pour qu’un psychanalyste aborde


d’une manière significative les thèses humanistes des théoriciens-architectes de la
Renaissance italienne.

En 2004 Gérard Wajcman pose le cadre d’une fenêtre comme « la condition


matérielle à toute pensée sur le monde »4, d’où la thèse suivante tirée de Kafka : « nul
homme parmi les hommes ne peut se passer d’une fenêtre »5. Ainsi, sa réflexion sur
l’architecture tourne autour de cette fenêtre dont on ne peut se passer : « la vraie
destination de l’architecture », nous dit-il, « pourrait être » de « creuser » les murs et
d’y « situer des fenêtres », ce qui impliquerait que le murs ne sont là que pour
« soutenir » et « cadrer l’ouverture des fenêtres ». De ce fait, comme on dit du
« macaroni qui est un trou avec quelque chose autour »6 ou du gruyère qui « est fait
de trous avec un peu de matière autour », G. Wajcman propose une thèse selon
laquelle « le tout » de l’architecture est « en somme » au « service du trou » des
fenêtres7.

La fenêtre est ici définie comme « une machine à faire voir et aussi à cacher, à
faire voir le visible, ce qui est au-delà d’elle, et à cacher ce qui est en deçà, le
voyant »8. Or, le point de départ – qui est en fait le point d’arrivée de tout le parcours
de Fenêtre – est le fait qu’ « avant de voir nous sommes vus (…) avant même
d’inventer le tableau, nous sommes dans le tableau de l’Autre ». La fenêtre, il faut
donc « la penser » à partir de ce qu’ « avant notre fenêtre, il y a la fenêtre de
l’Autre »9.

1
Ibid., p. 635.
2
Ibid., p. 636.
3
Ibid., p. 642.
4
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit., p. 23.
5
Ibid., p. 12.
6
Expression évoquée par Lacan dans son séminaire sur l’éthique, Livre VII, Op. Cit., p. 146.
7
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit., p. 38.
8
Ibid., p.374.
9
Ibid., p.430.

27
G. Wajcman propose, même s’il ne la développe pas vraiment, une thèse sur
les origines de l’architecture1. Il nous dit que « dans la liste des dangers dont la
fragile créature humaine a à se protéger, outre les animaux sauvages, le vent, la
pluie, les ennemis, les assassins, les voleurs, les morsures du froid et celles du soleil,
il faut compter l’obscur regard qui tombe des étoiles, qui sourd de la forêt ou qui
guette à l’angle de la rue ». Ainsi, « l’homme a inventé l’architecture » pour se
protéger de « l’obscur regard ». L’architecture serait ainsi « un refuge contre un
regard toujours présent, diffus, dont nous sommes l’objet, la plupart du temps sans
nous en aviser, qui nous laisse inquiets quand on l’éprouve, qui terrorise quand on
s’en sent la proie directe – le regard n’est jamais gentil »2.

Sur la conception humaniste de l’architecture, qui suppose le corps humain


comme modèle fondamental, G. Wajcman, soutient qu’elle difracte ce « Corps-Un »
en « trois espèces distinctes de uns »3 : le corps-image, le corps-mesure et le corps-
social. Nous avons déjà pris appui sur les deux premiers4.

Le corps-image intervient en tant que « modèle imaginaire de l’architecture »,


il s’agit d’un « un anthropomorphique », comme « unité normée » et « géométrisée » ;
ce Corps-Un est celui qui constituerait cette « sorte de stade du miroir de
l’architecture » que nous avons introduit plus haut et que nous articulerons à la
sublimation un peu plus loin. Pour G. Wajcman, il consiste en ce que le bâtiment « se
construit selon la structure du corps, principe parfait de ses proportions, perfection
calculée, l’élévation étant proportionnée selon certaines règles numériques (rapports
arithmétiques, géométriques ou harmoniques) »5.C’est pourquoi il faudrait le
« qualifier de mesuré », ce qui nous amène au deuxième un, le corps-mesure.

Le corps-mesure est celui qui « fonde lui-même des unités de mesure », car le
corps comme fondement de l’architecture est non seulement un « corps mesuré »
mais il devient « mesurant ». Ici, il s’agit d’un « un anthropométrique » qui « donne
le un de calcul ». Ce deuxième Corps-Un est « un corps-étalon des constructions
humaines et cadastre du monde »6. Sur « l’homme au carré » de Vitruve, G. Wajcman
critique le fait qu’en général on n’en retient que « « l’analogie » de l’architecture et du
corps humain fondée sur les proportions de l’homme bien fait, bene figuratus ». Il
affirme qu’en prêtant essentiellement attention « à la « mise au carré », soit en ne
pensant au carré que comme mesure, « on oublie le carré comme forme, la forme
carrée qui englobe ». Ainsi, il soutient qu’il faudrait ajouter que « le carré
géométrique, qu’on pourrait nommer pour l’occasion « carré à l’homme », devient
réciproquement une mesure de l’homme lui-même »7. Il se constitue donc un « nœud
logique et catoptrique » où « en miroir, l’homme mesure le carré en même temps que
1
G. Wajcman ne développe pas cette thèse dans « Fenêtre » mais il le fait dans un autre texte publié en
espagnol : « La casa, lo ìntimo y lo secreto » in Las tres estéticas de Lacan. Ed. del Cifrado, Argentina, 2006,
p.p. 93-114. Publié en français sur le site www.lelaa.be, le laa, 2007.
2
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit., p.429.
3
Ibid., p. 196.
4
Cf. plus bas, p. p. 276-277.
5
Wajcman, G. Fenêtre. Op. Cit., p.197.
6
Ibid.
7
Ibid., p. 132.

28
le carré mesure l’homme ». De ce nœud, Wajcman nous dit qu’ « on pourrait tirer
que poser l’homme comme mesure de toute chose suppose et emporte cette
infatuation démesurée qui tisse au fond la pensée humaine, que l’homme est sa
propre mesure, la seule, l’unique mesure de lui-même. Infatuation démesurée, certes,
il importe cependant de la préserver soigneusement, et même de la défendre, contre
d’autres croyances qui voudraient ne mesurer l’homme qu’à l’infinitude d’un dieu
(…) »1.

Finalement le Corps-Un comme corps-social est celui qui « constitue un idéal


d’organisation de la cité » ; ici c’est « la dimension politique de l’architecture » qui est
à la base.

L’architecture théorisée par les architectes de la Renaissance inspirés de


Vitruve est ainsi une « architecture par le corps, comme un corps, pour le corps ».
L’architecture est créatrice des corps, et l’architecte, l’albertien notamment, est celui
qui « conçoit, donne forme, donne chair, fait naître, fait venir l’être, il crée des
corps ». De la sorte, en ce qui concerne Alberti, et le corps de l’édifice dont il parle, G.
Wajcman nous dit qu’il s’agit d’un bâtiment « pour les corps, comme les corps » et
aussi que non seulement il « a lui-même un corps, un corps attribut » mais qu’il « est
un corps » 2.

D’autre part, G. Wajcman considère que dans le De re aedificatoria,


« l’architecture en elle-même consiste à élever des constructions dans un lieu sinon
abstrait, du moins composé des éléments purs » ce qui aboutirait à ce que
l’architecture ait « à négocier avec les éléments, à les domestiquer pour l’usage, les
dresser, les canaliser, les filtrer et à préserver de leurs nuisances et de leurs excès. En
ce sens, de la fenêtre, on ne saurait dire exactement qu’elle ouvre sur l’extérieur : en
vérité elle se branche ». Ceci implique que la fenêtre d’architecture du De re
aedificatoria – que le psychanalyste lacanien différencie à juste titre de la fenêtre du
tableau – n’est pas vraiment « une frontière, une limite qui sépare et conjoint deux
espaces, l’intérieur et l’extérieur », mais elle « serait plutôt toute entière au service de
l’intérieur ». Ainsi, ce trou au service duquel sera le tout est ici au service de
l’intérieur, il est « ce grâce à quoi l’intérieur se complémente, s’alimente »3.

Ce sera la fenêtre du tableau de l’Alberti « peintre » qui constituera la frontière


séparant et articulant en même temps deux lieux : le lieu « de celui qui peint,
dedans », un « lieu architectural intérieur » et le lieu « de ce qui se peint, dehors »,
soit « l’autre lieu, lieu des autres, de l’Autre ». De la sorte, ce n’est pas l’architecture
ni la fenêtre d’architecture du De Re aedificatoria qui constituent une limite séparant le
dehors et le dedans. Cependant les fenêtres d’architecture qui apparaîtront après le
De Pictura seront construites telle la fenêtre du tableau 4 qui, elle, est une « frontière »
qui « engendre en les séparant » l’extérieur et l’intérieur mais qui est aussi « le

1
Ibid., p. 133.
2
Ibid., p. 198.
3
Ibid., p. 201.
4
Le constat de Wajcman est que « les tableaux rectangulaires ont précédé les fenêtres rectangulaires », Ibid. p.
75

29
passage qui les relie »1 ; autrement dit, la fenêtre « crée » ces deux espaces « comme
séparés et reliés »2.

C’est ici que la forme carrée de la fenêtre prend toute son importance. En
s’appuyant sur Louis Marin qui dit du cadre qu’il « marque la possibilité d’accession
au regard, de l’objet comme objet lisible »3, et sur la série d’ « unités unifiantes »
établie par Anne-Marie Lecoq, soit « support, cadre, espace, scène (histoire) »4, G.
Wajcman pose, d’une part, qu’étant donné que le cadre crée « l’objet, le corps comme
objet, un corps un », la formule albertienne fenêtre ouverte sur l’histoire « doit être
remise en ordre, dans son ordre logique : « c’est en ouvrant la fenêtre, c’est-à-dire
dans l’acte de découper » que l’historia « se constitue »5 , car l’historia est « conçue
comme un corps »6 ; et d’autre part, il pose que la fenêtre est, elle aussi, une unité
unifiante. En conséquence, G. Wajcman soutient que « si l’historia constitue l’unité
d’action du tableau, la fenêtre constitue le lieu où l’action a lieu. Or ce lieu, c’est très
exactement ce qu’on peut nommer le monde – le monde comme visible cadré, le
visible dans la fenêtre »7. L’architecture est ici au service du trou de la fenêtre ; la
fenêtre du tableau architecturant l’architecture visible du monde, « d’un monde
devenu image »8. Car « le monde, c’est ce qu’on voit dans la fenêtre », ce monde dans
la fenêtre on peut l’appeler « la réalité » et « la réalité, c’est en somme ce qui
recouvre, nous sépare et nous protège du réel »9.

1
Ibid., p. 270.
2
Ibid., p. 372.
3
Ibid., p. 279.
4
Ibid., p. 286.
5
Ibid., p. 279.
6
Ibid., p. 287.
7
Ibid., p.p. 286-287.
8
Ibid., p. 376.
9
Ibid., p. 262.

30
4.1.4. La thèse lacanienne sur l’architecture

Nous évoquerons les occurrences lacaniennes sur l’architecture et nous introduirons


sa thèse principale : « L’architecture primitive peut être définie comme quelque chose
d’organisé autour d’un vide » (Lacan, 1960). Cette thèse implique deux propositions d’une
grande importance pour le sujet qui nous occupe : « le vide sacré de l’architecture » et « la
sublimation primitive de l’architecture » (Ibid.)

Nous trouvons tout au long de l’enseignement de Jacques Lacan, ici et là un


peu éparpillées, des évocations de l’architecture.

En 1954, il affirme qu’il y a une « architecture qui nous intéresse dans


l’analyse »1. Il ne précise pas laquelle, mais cela a affaire à la « complexité de la
structure » et plus précisément « au caractère dissymétrique (…) de chacune des
relations duelles que comprend la structure oedipienne »2.

Lacan ne dit pas qu’il y a une architecture de l’analyse, il dit dans l’analyse. En
lisant cette première évocation de l’architecture avec les propos du séminaire sur
l’éthique nous posons comme hypothèse que cette architecture qui nous intéresse
dans l’analyse est celle qui résulte de la sublimation : il s’agit du sujet du désir 3 qui
ne peut être qu’un sujet vide. Nous y reviendrons4.

En 1959, Lacan utilise Hamlet pour illustrer la question du désir. Ce qui


l’intéresse « c’est l’ensemble de l’œuvre, son articulation, sa machinerie, ses portants
pour ainsi dire, qui lui donnent sa profondeur, qui instaurent cette superposition de
1
« Les écrits techniques de Freud » Op. Cit., p. 109.
2
Ibid.
3
Dans son cours « Silet » Jacques-Alain Miller trace une intéressante ligne qui va de « Konstruktionen in der
Analyse » à ce qu’il appelle « l’architecture du concept du désir ». Au milieu de cette ligne se trouve le
changement dans l’orientation de Lacan qui va du « pardon de la parole » du Discours de Rome à
« l’impossibilité de cette parole » de La direction de la cure (Cf. notre chapitre 1.3. « Sublimation et parole »,
p.p. 80-85 et p.p. 96-98). D’après Miller ce que Freud appelle construction « c’est la parole qui s’élève par le
moyen de l’analyste, là où il n’y a que silence chez l’analysant ». Il s’agit d’un signifiant qui vient « combler le
trou dans le savoir inconscient ». La visée de Lacan est celle de « dévaloriser », dans l’interprétation
intersubjective, ce qui vient de l’analyste. Il le fait en 1953 en avançant, comme nous l’avons vu au début de
notre thèse, que la parole est question dont la réponse se trouve dans la parole elle-même ; ici, ce que le sujet
cherche, c’est la réponse de l’Autre. Il le fait en 1958 en posant la parole non pas comme question mais comme
demande ; ici, le sujet cherche non pas une réponse mais une satisfaction. Il y a donc une substitution de places
du couple question-réponse par celui de demande-désir, car « le désir, quand Lacan en construit le concept, c’est
la réponse en tant qu’elle se trouve dans la question ». En 1953, Lacan considérait la possibilité d’une parole
absolutoire qui mettrait le sujet en accord avec son désir, c’est ce qu’il désigne comme « le pardon de la parole »
(« Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Op. Cit., p. 281). Ce passage est rapporté à La
direction de la cure, là où l’absolution par la parole est « structurellement impossible » là où Lacan amène son $
et précise que « le désir n’est rien d’autre que l’impossibilité de cette parole » (in Ecrits, Op. Cit., p. 634).
D’après Miller cette formule « nous donne l’architecture de ce concept du désir ». Cours de 1994 – 1995,
« Silet » cours du 7 décembre 1994, inédit.
4
Non pas dans ce chapitre mais dans le suivant 4.2.1. « La destruction créatrice du Sujet », p. 316-361.

31
plans à l’intérieur de quoi peut trouver place la dimension propre de la subjectivité
humaine, le problème du désir »1. Il s’agit de ce que montre « l’architecture
d’Hamlet », laquelle est remarquée par Lacan dans toutes les « relevances » qui s’y
trouvent, et qui montrent « ce qui dans Hamlet dépend fondamentalement d’un
rapport qui est celui du sujet à la vérité »2.

En cette même année, dans « A la mémoire d’Ernest Jones : sur la théorie du


symbolisme », Lacan évoque le discord qu’il y a entre l’architecture et le bâtiment,
entre « la puissance logique qui ordonne » la première et ce que le second « support
de possible utilisation »3. Si dans « l’art de construire » il n’est pas « un fait seulement
éventuel », ce discord « est plus essentiel dans l’art de la psychanalyse, dont une
expérience de vérité détermine le champ ». Lacan évoque l’art de bâtir pour dénoncer
le manque de domination, chez les théoriciens post-freudiens de l’I.P.A., sur la
logique qui ordonne la psychanalyse. Leur erreur : ils ont confondu le bâtiment avec
l’architecture sans rien comprendre de leur discord foncier. Ils ont pris leur réalité
imaginaire comme la seule réalité réelle. Autrement dit, la psychanalyse, comme
l’architecture, est ordonnée par une puissance logique ; et ce que quelques-uns ont
fait de la théorie freudienne n’est que soutenir son édifice sans pour autant bien saisir
la logique qui l’organise. En outre, Lacan souligne vivement que « nul bâtiment (…)
ne peut-il se passer de cet ordre qui l’apparente au discours »4. Etant donné que l’on
reconnaît à la logique qui gouverne le langage « une puissance formatrice des choses
humaines sans égale »5, nous pensons avec l’architecte Jean Stillemans, que cette
thèse de Lacan sur l’architecture pose que cette logique peut « rendre compte de ce
qui œuvre à travers l’architecture – ou de ce que l’architecture œuvre » ; la question
étant « jusqu’ou et comment » elle en rend compte.

Or, c’est dans le séminaire sur l’éthique de la psychanalyse que Lacan avance
sa thèse principale : « L’architecture primitive peut être définie comme quelque chose
d’organisé autour d’un vide »6. Nous l’avons déjà évoquée lorsque nous avons étudié
la chaîne de la sublimation artistique7. L’architecte Marc Belderbos remarque qu’avec
cette définition, Lacan « a écarté de l’architecture toute attention pour ces objets et a
soutenu la question de l’architecture par son opération »8, soit l’organisation. Il
considère que la danse peut être conçue comme « organisée autour du vide » et si
l’architecture est quelque chose d’organisé autour d’un vide, il faut supposer « un
corps tout immobile comme le négatif d’un vide ». L’architecte est touché et avoue
« c’est intrigant de penser l’architecture comme la danse d’un corps tout immobile
autour d’un vide »9. Ce qui n’est pas loin de cette autre interrogation de Lacan
lorsqu’il réfléchit sur la douleur, soit « ce champ » qui s’ouvre « à la limite où il n’y a
pas possibilité pour l’être de se mouvoir ». D’après Lacan il y aurait dans
1
Lacan, J. « Hamlet », in Ornicar ?, n°25, p.p. 15 – 18.
2
Lacan, J. « Lé désir et son interprétation » séance du 27 mai 1959, inédit.
3
Lacan, J. « A la mémoire d’Ernest Jones : sur la théorie du symbolisme » in Ecrits, Op. Cit., p. 698.
4
Ibid.
5
Stillemans, J. La figure du fond. Texte publié sur le site Internet « Laboratoire analyse architecture » : Iaa.
6
Lacan, J. « L’éthique da la psychanalyse », Op. Cit., p. 162.
7
Cf. notre chapitre 2.5. « De l’architecture primitive à l’anamorphose », p.p. 190-199.
8
« Purity lies in the incompletion » in La part de l’œil, no. 13, Bruxelles, 1997, p. 19.
9
Ibid., p. 22.

32
l’architecture « la présentification de la douleur » car ce que nous faisons « du règne
de la pierre » c’est de ne plus la laisser rouler, on la dresse, on en fait « quelque chose
d’arrêté »1. La pierre est dressée, élevée, arrêtée autour d’un vide, c’est cela qui est
important, comme le souligne Belderbos : « L’architecture n’est là que pour qu’il y ait
un vide qui se tienne »2. Ce vide est le « vide sacré de l’architecture »3 qui a affaire à
« la sublimation primitive de l’architecture »4.

Cinq ans après, Lacan revient sur l’architecture et le vide tout en réaffirmant
que pour lui, l’architecture « se définit plutôt comme un vide que des surfaces, que
des plans entourent »5.

Il est donc possible de considérer que dans une perspective lacanienne


l’architecture élève la fonction artistique la plus primitive, celle du potier, à la dignité
de sublimation primitive. Nous y reviendrons, évidemment6.

1
Lacan, J. Ibid. p. 74.
2
Belderbos, M. « Purity lies in the incompletion », p. 23.
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 162.
4
Ibid. p. 206.
5
Lacan, J. Séminaire XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », inédit, séance du 13 janvier 1965.
6
Cf. notre chapitre 4.2. « Créer un vide : architecture », p.p. 315-342.

33
4.1.5. Mettre autre chose à la place du Vide : l’architecture comme corps-tenu

Nous articulerons les conceptions de contenant et de contenu – que nous désignerons


corps-tenant et mon corps-tenu – à la sublimation et à ce que nous avons appelé avec G.
Wajcman le stade du miroir de l’architecture.

La sublimation, qui élève un objet à la dignité de la Chose, opère pour faire de mon
corps-tenu un corps-tenant vide. Nous proposerons trois sublimations artistiques qui se
rapprochent de l’hystérie : l’anamorphose, l’amour courtois (en anamorphose) et
l’architecture. D’une part, nous démontrerons que l’objet sublimé, élevé, est à la fois ce qui
vient à recouvrir le Vide, mon corps-tenu, et les bords d’un vide, corps-tenant. D’autre
part nous travaillerons l’hypothèse suivante : l’opération de l’art de bâtir, telle qu’elle est
conçue à la Renaissance, consiste justement en faire de mon corps-tenu un corps-tenant ; il
s’agit là de l’opération même de la sublimation.

Pour finir, nous examinerons la question de ce qui arrive lorsque le théoricien-


architecte agit en scientifique. Ce qui nous amènera à proposer un court Addenda sur la folie
des tenants des théories cognitivo-comportementales.

Nous avons vu que chez les psychanalystes l’architecture n’est pas rapportée
au corps propre. Gérard Wajcman ne rapporte pas vraiment l’architecture au corps, il
étudie soigneusement ce rapport d’harmonie entre les proportions de l’architecture
et celles de l’homme institutionnalisé par Vitruve et formalisé par la conception
humaniste de l’architecture à la Renaissance. D’autre part, il semblerait que la thèse
lacanienne sur l’architecture n’ait rien avoir avec le corps. Pourtant, nous
démontrerons qu’articulée à la sublimation cette thèse a bel et bien affaire au corps.
Si nous avons intitulé – tout en nous inspirant de notre lecture de Fenêtre – « stade du
miroir de l’architecture » la partie qui expose la conception humaniste de
l’architecture c’était pour introduire ce que nous allons développer maintenant :
l’architecture comme corps a affaire à ces conceptions analytiques « mises au premier
plan » par le stade du miroir, soit les conceptions « du contenant et du contenu »1.

corps-tenu et corps-tenant

Chez Lacan il y a une théorie du corps : le corps est aussi bien considéré
comme contenant que comme contenu. Il y a donc un corps-contenu et un corps-
contenant, nous proposons de les écrire ainsi : corps-tenu et corps-tenant. L’un et
l’autre font plutôt partie du premier enseignement de Lacan.
1
« S’il y a des notions qui sont mises au premier plan de toutes les conceptions analytiques du stade primitif de
la formation du moi, c’est bien celles du contenant et du contenu. C’est par où le rapport du vase aux fleurs qu’il
contient peut nous servir de métaphore, et des plus précieuses ». Lacan, J. « Les écrits techniques de Freud »,
Op. Cit., p. 128

34
Mon corps-tenu, c’est l’ « image de la forme totale du corps », le « corps de
l’autre », le semblable, soit la « forme humaine » que nous ne pouvons voir dans sa
forme complète que « hors de nous »1 ; c’est le moi en tant que « surface »2 et l’ « objet
aimé »3 à quoi le sujet s’identifie. Il s’agit de cette « relation au corps propre » qui
« caractérise chez l’homme le champ (…) de l’imaginaire »4. Le monde du sujet lui
apparaît donc comme « l’image »5 de ce corps qui au fond « habite le langage »6.

Le corps-tenant, c’est tout d’abord « le corps comme contenant »7, soit « la


forme vide »8, c’est-à-dire, vidée de mon corps-tenu, il est « le corps du symbolique »
comme « suite de signifiants »9. C’est donc le langage, « corps subtil »10, habité par
mon corps-tenu.

Dans le dernier enseignement de Lacan on trouve cet objet particulier qu’est


l’objet a : il n’est ni corps-tenant ni mon corps-tenu mais un « résidu du corps » où
s’incarne le Dasein11. Ici, on a plutôt affaire à un corps pulsionnel, un corps ramené à
ses orifices. Or, l’important ne réside pas en ce que l’objet a n’est ni corps-tenant ni
corps-tenu mais dans le réel qu’il est par rapport à l’Un, corps-tenant symbolique dans
lequel il manque, et par rapport à l’autre, mon corps-tenu imaginaire qui occupe sa
place12.

Mon corps-tenu

Le corps-tenu est le corps-image du stade du miroir, il est l’image de la forme


totale, unifiée du corps, la forme du corps humain donc comme image du moi,
représentation imaginaire de moi-même. Le propre de mon corps-tenu est d’habiter le
langage. C’est grâce à cette image que j’ai de moi-même que les mots ont une
signification pour moi ; mais cette image que j’ai de moi-même est tout de même
déterminée par ces mêmes mots en tant que signifiants. Car la représentation
imaginaire de moi-même est produite par ma parole signifiante.

Mon corps-tenu est aussi bien l’image de mon propre corps que celle du corps
de mon semblable, le corps de l’autre, là où je vois d’abord mon moi. Car je ne peux
voir mon propre corps dans sa forme totale que hors de moi-même, la forme
humaine comme telle est toujours hors de moi. Cette forme unifiée est alors vue en
miroir, dans le corps de l’autre, là où je vois mon moi, soit la surface de mon corps.
1
« Les écrits techniques de Freud », Op. Cit., p. 221.
2
Ibid., p. 265.
3
Ibid., p. 268.
4
« Les psychoses », Le Séminaire, Livre III, Op. Cit., p. 20.
5
« De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité » in Autre Ecrits, Op. Cit., p.357
6
« Télévision » in Autre Ecrits, Op. Cit., p.527
7
« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » in Ecrits, Op. Cit., p. 676.
8
« Les écrits techniques de Freud », Op. Cit., p. 266
9
« Radiophonie », Autre Ecrits, Op. Cit., p. 409.
10
« Fonction et champ de la parole et du langage », in Ecrits, Op. Cit., p. 301
11
« De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité » in Autres Ecrits, p. 358.
12
Nous devons cette réflexion à David Pavôn Cuéllar.

35
Mon corps-tenu est une surface, il est le mirage de moi-même. Il est le reflet de
ma propre image corporelle, l’image que j’ai de mon moi, qu’est le reflet d’un reflet.
Mais cette forme unifiée de mon corps, si je ne peux la voir que hors de moi, je me
montre capable de l’assumer à l’intérieur. Une fois que cette image de la forme de
l’autre, cette surface qu’est mon moi, est située en mon intérieur, je peux alors me
connaître comme corps. Du coup, mon rapport avec l’au-dehors s’établit à partir de
l’au-dedans. L’image de mon corps est le principe de toute unité que je perçois dans
les objets. Tous les objets de mon monde auront la même forme que moi et j’aimerai
tous ces objets parce qu’ils me ressembleront, ils ne seront qu’une image de moi.
Ainsi, je ne peux avoir qu’une relation double avec moi-même car c’est toujours
autour de l’ombre errante de mon propre moi que se structurent tous les objets de
mon monde ; ce monde qui m’apparaît comme l’image de mon corps, tous les deux
étant un microcosme.

Or, cette assomption de la forme humaine à l’intérieur de moi, en réalité je ne


peux l’assumer qu’à l’état de forme vide : quand je m’apprend comme corps, c’est
comme forme vide du corps.

Le corps-tenant

Le corps-tenant est cette forme vide de l’image unifiée du corps propre, image
que le sujet perd en son intérieur. Si le propre de mon corps-tenu est d’habiter le
langage, d’y mettre une image, de faire que ça fasse sens, le corps-tenant est le corps
du symbolique qui soutient cette image du corps mais qui en soi est un corps vide
d’image. Sans le corps-tenant le corps-tenu ne tient pas, sans le symbolique
l’imaginaire ne fait pas sens.

Mon corps-tenu est ce qui est tenu ou déterminé en tant que signifié ; le corps-
tenant est ce qui tient, c’est-à-dire ce qui est déterminant en tant que signifiant. Si
nous reprenons les termes que nous avons introduits dans notre chapitre sur la
représentation1, nous pouvons dire que mon corps-tenu est la Sachvorstellung
freudienne que nous avons rapportée au signifié lacanien. Le corps-tenant est le Wort
comme « simple représentation », einfache Vorstellung, du Freud de 1891 – soit
« l’unité de base de la fonction du langage »2 –, aussi bien que le Repräsentanz du
Freud de 1915, que nous avons rapporté au signifiant lacanien. Nous avons dit que
cette simple représentation est vide de signification, la formule de la signification
étant pour le Freud des Aphasies celle-ci : Wort (image sonore) + Sachvorstellung.

Avec nos nouveaux termes nous pouvons dire que la signification, c’est le
corps-tenant mon corps-tenu, soit le symbolique rempli d’imaginaire, le langage habité
par l’image du corps. Le corps-tenant est aussi la Wortvorstellung du même Freud de
1891, c’est-à-dire l’articulation de Worte que nous avons rapporté à la structure
1
Cf. chapitre 1.2 « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 48-57.
2
Freud, S. « Zur Auffassung der Aphasien », Ficher Taschenbuch Verlag, Frankfurt,1992, p.99. Traduction :
Contribution à la conception des aphasies, C. Van Reeth (trad.) PUF, Paris, 1983, p.p. 105.

36
signifiante. Mais comme nous l’avons bien souligné, le Repräsentanz ne représente
vraiment rien, il ne signifie rien, il est un corps vide d’image, de l’image du corps
propre. Il n’est qu’un corps qui tient mon corps-tenu, soit un corps susceptible de
contenir cette image qui n’est autre chose que le moi-idéal, i(a), qui dépend de la
position du sujet dans le symbolique, soit de l’être du sujet comme corps-tenant.
Celui-ci est donc le corps qui détermine mon corps-tenu, cette chose liquide qui prend
forme dans le corps-tenant. C’est la suite de signifiants qui a pour effet la réalité
imaginaire qu’elle contient, toujours mon corps-tenu. Car celui-ci en tant que ce qui est
tenu ne peut qu’être déterminé, signifié, représenté.

Le corps-tenant en tant que Wortvorstellung n’est jamais tout seul, bien qu’il soit
isolable. Il est toujours concaténé à d’autres corps-tenants dans la chaîne signifiante,
cette chaîne par laquelle la réalité imaginaire tient. Or, il ne s’agit pas d’une suite de
corps-tenant mon corps-tenu – car ceci n’est rien d’autre que la signification - mais une
suite de corps-tenants déterminant des corps-tenus - toujours le mien, mon corps-tenu,
toujours le mirage de moi-même. Autrement dit, il ne s’agit pas de la signification
mais d’une signifiantisation, que nous pouvons décrire avec D. Pavon-Cuéllar comme
« le mouvement qui impose une valeur symbolique signifiante à la réalité imaginaire
signifiée »1.

La sublimation et le stade du miroir de l’architecture

Résumons en deux mots les trois sublimations lacaniennes que nous avons
étudiées dans nos chapitres sur les formules de la sublimation et sur la
représentation2 : a) la sublimation de 1954 a lieu là où se produit l’échange avec
l’autre parlant où l’homme s’apprend comme corps, mais non pas en tant que forme
corporelle unifiée, mais comme forme vide du corps ; b) la sublimation de 1957, ce
processus de moïsation, opère pour élever l’image de la forme corporelle unifiée à la
dignité de l’autre parlant ; c) la sublimation de 1960 opère pour élever cette image à
une autre dignité, celle du Vide ; ici ce qui se trouve au-delà de l’image prend lieu
dans cette image, elle-même. Avec nos nouveaux termes nous pouvons dire que dans
la formule de 1954, la sublimation n’a rien à faire avec mon corps-tenu mais elle rend
possible la chaîne de corps-tenants ; dans celle de 1957 mon corps-tenu donne corps au
corps-tenant ; et dans celle de 1960, le corps-tenant vient dans mon corps-tenu.
Comme nous l’avons dit, Lacan étudie la sublimation à partir des trois
registres, symbolique, imaginaire et réel ; sa plus grande étude sur cette opération,
celle des années soixante, lui permet de rendre compte du rapport entre les trois.
Dans notre chapitre sur les temps logiques de la sublimation 3 nous avons signalé que
le rapport entre le symbolique et le réel, soit entre le signifiant et la Chose, fait
problème à Lacan. Il y répond en posant comme schéma topologique celui d’un vide
central qui se trouve entouré par le signifiant – Vide qui n’est là qu’au moment où le

1
Pavon Cuéllar, D. Le révolutio-m’être. Ed. Psychophores, Paris, 2006, p. 39
2
Cf. chapitre 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction à la sublimation définie par rapport
aux trois registres de la réalité humaine », p.p. 33-36 et chap. 1.2. « De la représentation et de l’objet
imaginaire dans la sublimation », p.p. 70-76.
3
Cf. chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation », p. 107.

37
signifiant construit son lieu tout en l’entourant. Le signifiant est un corps-tenant. Dans
la chaîne signifiante il y a une articulation des corps-tenants déterminant des corps-
tenus ; la sublimation lacanienne des années soixante est l’opération qui, d’une part,
met mon corps-tenu, un objet imaginaire, dans un corps-tenant, mais d’autre part – et
c’est là sa véritable opération – elle fait de mon corps-tenu un corps-tenant. Voilà le
rapport entre les trois registres : dans la sublimation, bien que l’imaginaire vienne se
mettre entre le signifiant et la Chose, il finit par être élevé à la dignité du réel.
Comme nous venons de le dire, la sublimation n’opère pas seulement pour mettre
mon corps-tenu dans un corps-tenant – car, nous insistons, ceci n’est que la formule de
la signification – mais – et c’est là le paradoxe – la sublimation opère pour que le
corps-tenant vienne dans mon corps-tenu, ce qui fait de ce dernier un corps-tenant (un)
vide.

L’opération de la sublimation a des temps logiques : un temps zéro, où le


signifiant construit la place du Vide et un temps un qui est divisé à son tour en deux
temps logiques qui vont, disons, à l’inverse : temps un, la sublimation met autre
chose à la place du Vide, et temps zéro, elle crée un vide pour cerner le Vide. Nous
pouvons affirmer qu’en 1960, Lacan passe par la sublimation de 1957, en ce que
l’objet imaginaire est au cœur de la sublimation, pour arriver à la sublimation de
1954, en ce qu’elle a lieu au-delà de cet objet.

Dans ce même chapitre sur les temps logiques de la sublimation nous avons
introduit l’une des définitions que Lacan donne de la Chose : elle est « le hors-
signifié »1. C’est-à-dire qu’elle est irreprésentable par la parole signifiante qui
l’entoure. Les signifiants ne peuvent que signifier les autres choses, ils ne peuvent
que déterminer des représentations imaginaires, des choses du monde du plaisir-
réalité produites par ces signifiants eux-mêmes. Avec nos nouveaux termes nous
pouvons poser que la Chose est, comme le signifiant à l’état pur, un corps-tenant, un
corps-tenant vide ; elle est un signifiant vide de signification, un signifiant qui ne
peut aucunement être signifié en raison de son propre vide. Rappelons ce que Lacan
dit du vase qui représente la Chose : il n’est signifiant que parce qu’il ne signifie rien,
il est signifiant de « rien de particulièrement signifié »2. De la sorte, à la différence des
signifiants – de tous les autres corps-tenants qui s’enchaînent – la Chose, elle, est un
corps-tenant impossible d’être habité par mon corps-tenu. Aucun corps-tenu ne peut
venir habiter ce corps-tenant qu’est la Chose ; comme corps-tenant la Chose ne peut
être corps-tenue par rien d’autre qu’elle-même. Rappelons, par exemple, ce que dit
« Le Pasteur » d’Hermas : « Il n’y a qu’un seul Dieu, celui qui a tout créé et organisé,
qui a tout fait passer du néant à l’être, qui contient tout et seul n’est pas contenu »3.
Dieu est le contenant absolu de la religion judéo-chrétienne, aucun objet du monde,
terrestre ou divin, ne peut contenir Dieu. La Chose comme Vide se corps-tient elle-
même.

1
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » Op. Cit., p . 67. Cf. nos chapitres 2. « Les temps logiques », p.107 et
2.2.4. « La Chose de Lacan », p. 153.
2
Ibid., p. 145
3
Hermas, Le Pasteur, R. Joly (trad.), Ed. du Cerf, Paris, 1968, Précepte I, 1. p. 145

38
Une question s’impose, comment est-il possible que le corps-tenant puisse venir
dans mon corps-tenu ? Notre thèse est justement une tentative pour répondre à cette
question, car elle pose le problème de la sublimation, soit le problème d’élever un
objet à la dignité de la Chose, à sa dignéité. Dans notre chapitre sur la « mise en
scène » de la sublimation, nous avons posé le problème ainsi 1 : comment, dans la
représentation imaginaire, soit dans l’objet imaginaire désiré, visualiser
l’irreprésentable de la Chose, soit l’Objet dernier du désir. Nous avons cité le
prédicateur saint Bernardin de Sienne qui utilise une série d’oxymores pour
présenter l’impossibilité de figuration de l’Incarnation : entre autres, il nous dit que
l’Incarnation est le moment où « le contenant vient dans le contenu »2. C’est dans ce
chapitre que nous avons commencé à poser la logique du problème de la
sublimation.

Mais revenons à nos temps logiques. Le temps zéro est la création ex-nihilo de
la place de la Chose, il s’agit de la création du Vide ; c’est le signifiant qui délimite le
réel et qui le fait apparaître comme Chose. Au fond, il s’agit de la création du corps-
tenant. Le temps un de la sublimation, nous l’avons dit, a à son tour deux moments
logiques. Nous pouvons maintenant les organiser comme suit : 1) élever un objet :
mettre mon corps-tenu dans un corps-tenant, 2) à la dignité de la Chose : à la place de la
Chose là où le corps-tenant vient dans mon corps-tenu.

Autrement dit, l’élévation d’un objet est le moment où autre chose, mon corps-
tenu vient recouvrir la place vide de la Chose. Mais mon corps-tenu étant élevé à la
dignité de la Chose, soit à la dignité du Vide, devient lui-même les bords d’un vide. Il
s’agit du moment où ce qui est recouvert, le Vide, vient prendre lieu dans ce qui le
recouvre, c’est-à-dire dans l’objet imaginaire élevé, sublimé. Ici le Vide, comme
corps-tenant3 vient dans mon corps-tenu ; ce qui fait de ce dernier un corps-tenant vide.
C’est pour quoi nous disons que ce deuxième moment du temps un de la sublimation
se rapporte au temps zéro : il s’agit de la création d’un vide, d’un corps-tenant.

Créer un corps-tenant est, par exemple, découper un cadre, façonner un vase,


ou encore bâtir une église.

Dans un cadre, telle la fenêtre du tableau d’Alberti, le peintre dispose des


corps-tenus : « L’œuvre majeur du peintre, c’est l’histoire, les parties de l’histoire sont
les corps »4 nous dit l’auteur de De Pictura. Et comme l’affirme Daniel Arasse
« l’historia est bien, dans son ensemble, le corps harmonieux et fonctionnel qui occupe
le lieu délimité par la « fenêtre » à partir de laquelle on peut le contempler »5. La
fenêtre du tableau est ici le corps-tenant « occupé » par ce corps-tenu qu’est l’historia.
1
Cf. chapitre 3.1. « La « mise en scène » de la sublimation », p.p. 203-206.
2
Cité in D. Arasse, L’Annonciation italienne, Op. Cit., p. 12. Nous avons pris appui sur l’Annonciation
d’Ambrogio Lorenzetti à l’abbaye de San Galgano car elle montre justement comment l’édicule central qui
encadre la fenêtre devient le contenant qui fait irruption dans le contenu ; autrement dit, l’Annonciation de
Paganico montre comment la fenêtre du tableau, le contenant, vient dans le tableau, le contenu.
3
Rappelons ce que dit Heidegger du vide : « ce qui fait du vase une chose » réside « dans le vide qui contient » .
In « La chose », Op. Cit., p. 200.
4
Alberti, L.B. « De la peinture » (De Pictura), Op. Cit., p. 153
5
In L’Annonciation Italienne, Op. Cit., note 65, p. 347. Les italiques sont à nous.

39
Dans un premier temps le cadre de la fenêtre du tableau est vide, il peut donc être
recouvert par n’importe quelle histoire. C’est ici le temps un : on peint une histoire,
on dessine un corps, on élève un objet imaginaire. Mais la sublimation ne s’arrête pas
là ; étant donné qu’elle élève un objet à la dignité de la Chose, elle fait de cet objet
l’Autre chose qui re-présente la Chose, elle fait de mon corps-tenu un corps-tenant vide.

Dans notre chapitre sur la « mise en scène » de la sublimation1 nous avons pris
appui sur l’Annonciation d’Ambrogio Lorenzetti de l’abbaye de San Galgano qui
montre comment la fenêtre du tableau, le corps-tenant, vient dans le tableau, le corps-
tenu : l’édicule central qui encadre la fenêtre réelle – soit, l’objet sublimé de cette
Annonciation – est contenu dans le lieu virginal, c’est-à-dire dans ce corps qui occupe
le lieu délimité par la fenêtre. Mais tel qu’il est présenté, cet édifice central, cette
architecture peinte qui entoure la percée de l’architecture réelle devient une figure du
contenant faisant irruption dans le contenu. L’objet imaginaire sublimé, élevé, est
donc à la fois ce qui vient à recouvrir le Vide, mon corps-tenu et les bords d’un vide,
un corps-tenant.

Du côté de l’architecture théorisée par Vitruve nous avons l’homme au carré.


Il s’agit justement du corps humain – mon corps-tenu par excellence – mis dans un
carré, dans un corps-tenant. Gérard Wajcman affirme, nous l’avons déjà cité, que de
l’homme de Vitruve, on retient en général uniquement « l’ « analogie » de
l’architecture et du corps humain fondée sur les proportions de l’homme bien fait »,
c’est-à-dire « que dans l’ « homme au carré », on prête attention essentiellement à ce
qu’on appelle la « mise au carré » », ainsi « on néglige qu’il s’agit aussi d’une mise
dans un carré, que la question des proportions va de pair avec celle du format, que
les carrés comme mesure du corps posent le problème du carré comme cadre (…) on
pense au carré comme mesure et on oublie le carré comme forme, la forme carrée qui
englobe »2.

Nous posons que c’est dans cette « analogie » de l’architecture et du corps


humain que se trouve le stade du miroir de l’architecture. Dans le texte du théoricien
antique le mot grec « analogia » vient « traduire »3 le mot latin « proportio ». Pierre
Gros pense que chez Vitruve le mot « analogia » désigne « l’existence de rapports
numériques simples entre toutes les mesures d’un édifice et entre celles-ci et sa
totalité »4. Si nous disons que c’est dans cette « analogie » que se trouve le stade du
miroir de l’architecture c’est parce que nous considérons, avec G. Wajcman, qu’il doit
« être qualifié de mesuré »5. Nous suivons ce qu’annonce Pierre Gros et prenons le
terme d’« analogia » utilisé par Vitruve comme une traduction du mot « proportio ».

1
Cf. chapitre 3.1., p.p. 204-210.
2
In Fenêtre, Op. Cit., p. 132
3
Gros, Pierre. « Commentaire » au livre III, In Vitruve, Livre III. Gros, Pierre (trad. et éd.) Les Belles Lettres,
Paris, 1990, note 1,3, p. 59.
4
Ibid.
5
Wajcman, G. Fenêtre, Op. Cit., p. 196.

40
La « proportio », la « symmetria » et l’ « eurythmia », sont les trois critères de
l’esthétique architecturale chez Vitruve. L’eurythmie est l’équilibre, « l’harmonie
d’ensemble »1, c’est le critère qui fait le moins de difficulté. Mais, comme le souligne
Panofsky, « la différence entre proportio et symmetria est la plus difficile à saisir, car les
deux termes sont restés en usage mais ont pris une signification radicalement
différente du sens originel »2. Ces deux termes sont souvent employés en couple 3.
Rappelons ce que dit le fameux livre III où Vitruve amène son homme au carré :
« L’ordonnance des édifices est fondée sur la « symmetria », […]. Celle-ci naît de
la « proportio », qui se dit en grec « analogia »4. Le livre III est le livre de la symmetria.
D’après Panofsky, celle-ci est « à proportio ce que la définition de la norme est à la
réalisation selon la norme »5. La différence entre l’un et l’autre termes est que la
symmetria est un « principe esthétique » tandis que la proportio est une « méthode de
technique architecturale », c’est-à-dire qu’elle est une « garantie » de la « réalisation
pratique » de la beauté. Panofsky accentue le fait que Vitruve « insère son bref aperçu
sur les proportions humaines dans son exposé sur la symmetria (nullement sur la
proportio), et les exprime […] par fractions de la longueur totale du corps ». Mais il
nous dit aussi que Vitruve insiste sur « la nécessité de référer proportio à symmetria »6.

L’ « analogie » qui traduit proportio, et dans laquelle nous situons le stade du


miroir de l’architecture, est toujours référée à symmetria car la totalité du corps
propre y est reconnue. C’est l’unité posée dans la symmetria qui nous intéresse.
Panofsky la définit comme « la mutuelle relation entre composantes et leur rapport
d’harmonie avec le tout »7. D’après Pierre Gros elle est la « clé de l’unité organique »8
de l’art de bâtir. Et l’une des dernières définitions modernes du terme grec dit : la
symmetria « est le concept qui dénote l’unité consubstantielle des parties, et qui décrit
leur relations intimes »9.

Le théoricien antique soutient qu’« aucun temple ne peut effectivement


présenter une ordonnance rationnelle sans la symmetria ni la proportio, c’est-à-dire si
ses composantes n’ont pas entre elles une relation précisément définie ».

1
Ph. Fleury. Dictionnaire des termes techniques du De architectura de Vitruve. Ed Olms Weidmann,
Hildesheim, Zürich, New York, 1995, p. 67.
2
Panofsky, Erwin « L’histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir de l’histoire des
styles » (1921) in L’œuvre d’art et ses significations. Essais sur les arts visuels. Ed. Gallimard, Paris, 1969 note
19, p. 69. Dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XI au XVI siècle, tome VIII, Viollet-le-
Duc « rend justice aux Grecs : « Symétrie veut dire aujourd’hui, dans le langage des architectes, non pas une
pondération, un rapport harmonieux des parties d’un tout, mais une similitude des parties opposées, la
reproduction exacte à gauche d’un axe de ce qui est à droite. Il faut rendre justice aux Grecs, auteurs du mot
symétrie, qui ne lui ont jamais prêté un sens aussi plat ». Ed. A. Morel, Paris, 1866, p. 507.
3
Ph. Fleury. Dictionnaire des termes techniques du De architectura de Vitruve. Ed Olms Weidmann,
Hildesheim, Zürich, New York, 1995, p. 67.
4
Vitruve, Livre III. Gros, Pierre (trad. et éd.) Les Belles Lettres, Paris, 1990, p. 5
5
Panofsky, E. « L’histoire de la théorie des proportions… » Op. Cit., note 19, p.69.
6
Ibid.
7
Ibid.
8
Gros, Pierre. « La géométrie platonicienne de la notice vitruvienne sur l’homme parfait (De architectura, III, 1,
2-3) » in Vitruve et la tradition des traités d’architecture. Fabrica et Ratiocinatio. Ecole Française de Rome,
2006, p. 447
9
Jean-Luc Périllié. Symmetria et Rationnalité Harmonique. Origine pythagoricienne de la notion grecque de
symétrie. Ed. L’Harmattan, Paris, 2005, p. 327.

41
L’architecte vitruvien doit donc proportionner les parties du corps de son
édifice les unes par rapport aux autres « comme les membres d’un homme
correctement conformé (bene figuratus) »1.

D’après Filarète, l’homme bien fait n’est autre qu’Adam 2. Mais nous pouvons
citer aussi l’ami du Socrate de Paul Valéry pour qui « le corps » d’Alcibiade « était si
bien fait » qu’il s’écriait : « En le voyant, on se sent devenir architecte !3. En voyant le
corps si bien fait d’Alcibiade, on s’identifie avec celui à qui on attribue la « maîtrise »
de façonner le corps des hommes. Dans le stade du miroir de l’architecture proposé
par l’ami du Socrate de Paul Valéry, non seulement on expérimente « la fatale
attraction de l’image du corps propre »4 avec l’émerveillement qui cause un corps si
bien fait que celui d’un semblable aussi beau que le cher Alcibiade, mais on
s’identifie aussi avec celui qui l’a façonné si bien : c’est la vue de la forme totale du
corps du bel Alcibiade qui donne au sujet une maîtrise imaginaire du façonnement
du corps humain.

L’architecte façonnerait des corps humains comme le potier façonne des vases.
Or, il n’y a que Dieu, « premier architecte »5, pour façonner les hommes tels que des
vases : « Comme l’argile est dans la main du potier, Ainsi vous êtes dans ma main,
maison d’Israël » (Jérémie, 18, 6).

L’architecte humaniste ne peut que façonner le corps de son bâtiment – et non


pas le corps des hommes –, mais il le fait à partir des proportions du corps humain.
Toutefois, comme l’a déclaré Cesare Cesariano (1483-1543), qui a réalisé la première
traduction italienne commentée et illustrée du De Architectura de Vitruve, « les
architectes qui obtiennent des « résultats justes » dans cet acte de proportionner et
harmoniser les parties du corps d’un édifice, « apparaissent comme des demi-dieux,
« comme semidei » »6.

L’architecte humaniste-vitruvien organise le corps de son bâtiment à partir de


la puissance irrésistible de la forme du corps humain. Dans l’introduction au traité
d’architecture qu’il expose dans son Divine Proportion, Luca Pacioli reprend l’idée du
théoricien latin : « Comme le dit notre Vitruve, nous devons observer, dans tout
édifice, des proportions qui soient à la ressemblance d’un corps humain bien fait et
aux membres bien proportionnés » car « toutes les mesures et leurs dénominations
dérivent du corps humain, dans lequel toutes sortes de proportions et
proportionnalités se retrouvent, créées par le doigt du Très Haut, au moyen des lois

1
Vitruve, Livre III. Gros, Pierre (trad. et éd.) Les Belles Lettres, Paris, 1990, p. 6.
2
Filarete’s Treatise on Architecture. Being the Tratise by Antoniodi Piero Averlino, Known as Filarete. John R.
Spencer (trad.). Op. Cit., Book I, p. 10. Cf. plus haut, p. p. 273-275.
3
Eupalinos ou l’Architecte, Op. Cit., p. 21. Cf. aussi notre chapitre 2.4. « Elever un objet à la dignité de la
Chose », p.p. 150-153.
4
Wajcman, G. Fenêtre, Op. Cit., p. 129.
5
Francesco Zorzi cité in Wittkower, R. Les principes de l’architecture à la renaissance (1949), C. Fargeot
(trad.) Ed. de la Passion, Paris 1996, p. 171. Zorzi (1460-1540) était un moine franciscain néo-platonicien qui
s’intéressait de près à l’architecture.
6
Cité in Wittkower, R. Les principes de l’architecture à la renaissance, Op. Cit., p. 23.

42
mystérieuses de la nature »1. Un peu plus loin, dans le chapitre I, il ajoute : « les
anciens, eu égard à la juste disposition du corps humain, édifièrent-ils toutes leurs
œuvres, et principalement les temples sacrés, selon ces proportions. Ils trouvaient en
effet dans le corps de l’homme les deux figures les plus importantes, sans lesquelles
il est impossible de faire quelque ouvrage que ce soit : la première de ces figures est
le cercle, lequel est parfait […] ; l’autre est le carré »2.

L’architecte humaniste-vitruvien organise le corps de son bâtiment à partir des


proportions humaines, c’est-à-dire à partir d’un corps humain géométrisé ou
arithmétisé, mis au carré. Le carré est ici mesure. Mais, comme on l’a déjà relevé,
dans cette « mise au carré » il s’agit aussi « d’une mise dans un carré »3.

Le carré où l’on met le corps humain est une figure, toute ‘parfaite’ soit-elle,
vide, il s’agit d’une forme vide qui contient, il s’agit d’un corps-tenant, d’un cadre où
le théoricien-architecte inspiré de Vitruve met mon corps-tenu. Le vide forcément créé
par le cadre est recouvert par la forme et les proportions ‘parfaites’ du corps humain.
Les théoriciens-architectes de la Renaissance italienne organisent donc l’espace
architectural à partir des proportions du corps propre ; ils organisent le vide tout en
mettant le corps humain à sa place. Le carré de « l’homme au carré » vitruvien n’est
pas vide mais recouvert par l’image unifiée du corps humain.

Or, le corps de l’édifice réel bâti à partir des proportions humaines, ne peut
que créer réellement un vide, celui autour duquel l’architecture s’organise. Car,
comme le dit l’architecte Marc Belderbos « Ictinos, …, le romain, le gothique, …
Brunelleschi, … , Le Corbusier d’Ahmedabad, de Chandighar …, Aalto, Kahn,
Anselmi… tous prennent, comme fond et fonds de leurs traces ou de leurs marques,
la matière organisée autour d’un vide. A tous ceux-là s’applique sans distance la
mise au point de Lacan : « L’architecture primitive peut être définie comme quelque
chose d’organisé autour d’un vide ». »4

Dans un premier temps, le corps de l’édifice, est l’image de mon corps-tenu


dans un carré et mis au carré, mais dans un deuxième temps, en tant que corps de
l’édifice, il est un corps-tenant vide. C’est comme si mon corps-tenu s’ouvrait dans son
intérieur, comme s’il s’écartelait tel le lieu virginal dans l’Annonciation de Lorenzetti,
devenant les bords d’un vide qui contient.

Il faut insister ici qu’il s’agit de temps logiques et non pas chronologiques. Le
corps de l’édifice est en même temps, simultanément, mon corps-tenu et un corps-
tenant vide.

1
Fra Luca Pacioli, Divine Proportion (1509), G. Duchesne et M.Giraud (trad.), Librairie du Compagnonnage,
Paris, 1980, p. 143
2
Ibid., p. 145.
3
Wajcman, G. Fenêtre, Op. Cit., p. 132. Les italiques sont à nous.
4
Belderbos, M. « « Les marques dans le vide. Le nombre, la géométrie, le sujet » in Géométrie, mesure du
monde. Philosophie, architecture, urbain. Th. Paquot et Ch. Younès (dir.) Ed. La découverte, Paris, 2005, p.
125.

43
Comme corps-tenant l’architecture d’une église n’est que le vide qu’il y a dans
son centre, vide qui est organisé par les artistes-bâtisseurs, évité par les fidèles-
religieux et exclut radicalement par les architectes-scientifiques.

De l’anamorphose à l’architecture de la Renaissance

Dans notre chapitre sur la sublimation anamorphotique1 nous avons dégagé


trois images :

1) L’image peinte en perspective non dépravée, soit la représentation


imaginaire comme telle.
2) L’image déformée peinte en perspective dépravée. Par les lois de la
perspective cette image est mathématisée et cette mathématisation
comporte une destruction.
3) L’image ressuscitée, soit dans un miroir, soit en la regardant d’un point de
vue déterminé.

Nous pouvons dire que du côté de l’architecture théorisée par les architectes
de la Renaissance il y a aussi trois images, soit trois corps différents :

1) Le corps humain mis dans un carré.


2) Le corps humain mis au carré2
3) Le corps de l’édifice

Nous avons donc du côté des anamorphoses aussi bien que du côté de
l’architecture :

1) Un objet imaginaire, mon corps-tenu


2) Un objet symbolique ou signifiantisé
3) Un objet élevé à la dignité du réel, un corps-tenant.

Comme nous l’avons vu l’anamorphose est un jeu de perspective qui consiste


à déformer l’image jusqu’à l’anéantir de sorte qu’elle ressuscite tout en la regardant
d’un certain point de vue ou grâce à un miroir. Pour que l’anamorphose puisse être
peinte, l’image doit d’abord être mathématisée, ce qui s’obtient par une application
particulière des lois propres à la perspective. Cette mathématisation disloque
l’image. Dans les anamorphoses catoptriques, l’image est disloquée autour du trou
noir qui indique la place du miroir qui la ressuscitera. Cette image que nous
appelons signifiantisée est peinte autour de ce trou noir telle la structure signifiante
entourant la Chose. Ici c’est le miroir ressuscitant l’image qui est mis à la place de la
Chose, soit à la place vide autour de laquelle l’image signifiantisée est peinte.

1
Cf. chapitre 2.5. « De l’architecture primitive à l’anamorphose », p.p. 192-198.
2
Il s’agit, au fond, du corps-image, ce « un anthropomorphique », et du corps-mesure, ce « un
anthropométrique » dégagés par G. Wajcman et que nous avons étudiés plus haut, p.p. 277, 285-286, 293.

44
Dans l’architecture théorisée par les artistes de la Renaissance italienne, le
corps mis dans un carré – cette forme unitaire du corps humain comme principe
parfait des proportions – est mis au carré. La différence de l’un et l’autre corps-Un est
évidente : le premier est pris dans sa totalité imaginaire tandis que dans le deuxième
les parties du corps sont divisées, mesurées et rapportées les unes aux autres et à la
totalité du corps. Il suffit, par exemple, de considérer quelques-uns des feuillets que
l’on appelle communément les Carnets de Léonard de Vinci pour se rendre compte
de la différence. Son homme parfait vitruvien (Ill. 9) est l’image d’un véritable bel
homme aux cheveux longs parfaitement proportionné, mis en même temps dans un
carré et un cercle, c’est mon corps-tenu, l’image du corps humain – cette « forme
unitaire, référent dernier de toute image »1. Le « compagnon parfait » de Léonard de
Vinci « révèle une symmetria du corps humain essentiellement définie avec des
articulations rationnelles, avec une taille corporelle qui fait 8 têtes de hauteur »2.
Dans d’autres feuillets nous trouvons toute une série de dessins des parties du corps
mesurées. Nous trouvons par exemple le dessin d’un bras divisé en trois parties, a, b,
c : « a b c sont égaux entre eux »3 ; un bras avec la moitié du torse divisé aussi en trois
points f, g, h : « f g est égale à g h et mesure une coudée »4 (Ill. 10) ; toute une série de
dessins du profil d’un visage mesuré (Ill. 11), ici Léonard de Vinci, écrit par
exemple : « la distance e f entre le menton et la base du nez est égale au tiers de la
face, à la longueur du nez et la hauteur du front », et aussi « l’intervalle g h entre le
milieu du nez et le bas du menton est égal à la moitié de la face »5.

Rappelons d'autre part ce que dit L. B. Alberti sur l’architecture : « le corps de


l’édifice est rempli d’édifices plus petits tels des membres assemblés et ajustés en un
seul corps » et « de même que, chez l’être vivant, la tête, le pied ou n’importe quel
autre membre doit être rapporté à tous les autres membres et à la totalité du corps,
de même dans l’édifice, et surtout dans le temple, toutes les parties du corps doivent
être conformées de façon à si bien correspondre entre elles que, quelle que soit la
partie considérée, celle-ci permette, à elle seule, de donner leurs mesures convenables
à toutes les autres »6.

Ainsi, du côté de l’architecture l’objet imaginaire est aussi anéanti : de la forme


totale du corps propre il ne reste que la détermination de ses proportions, soit la
réduction de « ses hauteur, largeur et profondeur à des grandeurs mesurables »7 -
pour parler comme Panofsky – ou bien, « l’équivalence des rapports entre deux
paires de quantités »8 - pour parler comme Wittkower.
1
Wajcman, G. Fenêtre, Op. Cit., p. 127.
2
Jean-Luc Périllié. Symmetria et Rationnalité Harmonique. Origine pythagoricienne de la notion grecque de
symétrie. Ed. L’Harmattan, Paris, 2005, p.211
3
Léonard de Vinci. Les Carnets. H. Anna Sue (éd.), ML Editions, Paris, 2006, p. 53.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 51.
6
L’art d’édifier, Livre VII, chap. 5, Op. Cit., p. 331.
7
Panofsky, E. « L’histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir de l’histoire des
styles » (1921) in L’œuvre d’art et ses significations. Essais sur les arts visuels. Ed. Gallimard, Paris, 1969, p.
61.
8
Wittkower, R. Les principes de l’architecture à la renaissance, Op. Cit., p. 186. Il nous semble important de
souligner la différence entre rapport et proportion telle que l’affirme Wittkower « un rapport est une relation
entre deux quantités tandis qu’une proportion est l’équivalence des rapports entre deux paires de quantités ». En

45
Pour bâtir le corps de l’édifice à partir de belles proportions du corps humain,
pour élever mon corps-tenu à la dignité de corps-tenant, il faut, telle l’image d’une
anamorphose, l’anéantir, le signifiantiser : il faut arithmétiser ou géométriser le corps
total mis dans un carré. Car le corps de l’édifice se construit justement selon la
structure de mon corps-tenu. On fait donc supporter au corps l’action toujours
mortifère du signifiant. C’est ici que nous pouvons dire avec l’architecte J. Stillemans
que « le lieu pour l’architecture » est plutôt « du côté du langage, en fonction et en
structure, que du côté de l’image »1.

C’est donc mon corps-tenu qui est en quelque sorte disloqué, telle l’image
peinte en perspective dépravée du procédé d’une anamorphose. Cette dernière est
peinte autour d’un trou noir ; du côté de l’architecture mon corps-tenu signifiantisé est
construit autour d’un vide, celui-là même qui est créé par le corps de l’édifice. Il est
donc mon corps-tenu devenu corps-tenant.

Le corps de l’édifice construit à partir des proportions du corps humain


devient donc un ensemble des corps-tenus signifiantisés – et pour parler comme
Alberti - « assemblés et ajustés en un seul » corps-tenant un vide.

simplifiant un peu les choses, voici un exemple : Vitruve nous dit que « l’espace qu’il y a du menton jusqu’au
haut du front où est la racine des cheveux est la dixième partie » du corps humain. Ici, il s’agit du rapport entre la
première quantité (l’espace qu’il y a du menton jusqu’au front) et la deuxième (la totalité du corps). Et il
continue : « la même longueur est depuis le pli du poignet jusqu’à l’extrémité du doigt qui est au milieu de la
main. » Voici la proportion, soit l’équivalence entre la première paire de quantités (la distance entre le menton et
le front étant la dixième partie du corps) et la deuxième paire de quantités (la distance entre le pli du poignet
jusqu’à l’extrémité du doigt étant aussi la dixième partie du corps humain).
1
Stillemans, Jean. « L’architecture dénoue le réel : l’office de la géométrie » in Géométrie, mesure du monde.
Philosophie, architecture, urbain. Th. Paquot et Ch. Younès (dir.) Ed. La découverte, Paris, 2005, p. 134.

46
Tableau XXIV. L’hystérie et la sublimation artistique.

Art Objet imaginaire Structure Objet sublimé


signifiante
Conversions et
somatisations /la série
Hystérie mon corps d’hommes de L’hystérique
l’identification
hystérique

Amour courtois une femme Poèmes et rites La Dame


courtois

Anamorphose une image Image Le miroir


catoptrique mathématisée

Architecture mon corps Proportions Le bâtiment


de la Renaissance du corps humain

L’hystérie et la sublimation artistique

Dans notre chapitre « Elever un objet à la dignité de la Chose »1 nous avons


rapporté l’hystérie à l’architecture. Nous y avons dit que l’architecte réussit là où
l’hystérique échoue. Le sujet hystérique façonne son propre corps au moyen des
conversions et somatisations avec lesquelles il entoure son propre vide, l’énigme de
la féminité ; il met la représentation imaginaire qu’il a de son corps à la place de la
Chose tout en en faisant le tour. Nous pouvons dire maintenant que « mon corps,
noyau hystérique de la névrose »2 est mon corps-tenu par excellence. Mais mon corps-
tenu, cette représentation imaginaire que l’hystérique a de son corps ne peut qu’être
déterminée par les signifiants inscrits sur ce même corps, soit par toutes ses
conversions et somatisations. Tout en entourant son propre vide, qu’est le Vide de la
Chose – toujours le Même vide – l’hystérique est elle-même entourée de ses propres
objets imaginaires : la série d’hommes de l’identification hystérique qui s’enchaînent
telle une structure signifiante. Ainsi, l’hystérique est elle-même mise à la place de la
Chose. Dans l’amour courtois en anamorphose 3 ce sont justement ces objets
imaginaires de l’hystérique qui, en tant que sujets agissent en artistes et l’entourent
avec des poèmes et des rites courtois, l’élevant ainsi à la dignité de la Dame courtoise
comme Chose.

Or, rappelons que la logique lacanienne de l’amour courtois va de la femme


comme objet imaginaire, corps-tenu qui recouvre le vide chosique, au Vide au cœur
1
Cf. chapitre 2.4, « Eléver un objet à la dignité de la Chose », p.p. 186-189.
2
Lacan, J. « Fonction et champ de la parole » in Ecrits, Op. Cit., p. 259. Les italiques sont de nous.
3
Cf. notre chapitre 2.3. « La sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme paradigme
de la sublimation », p.p. 170-171.

47
de la Dame comme Chose ; de l’objet imaginaire désiré au vide de l’Autre entouré,
corps-tenant. Dans la sublimation l’objet élevé est aussi bien l’objet imaginaire qui
recouvre le vide chosique que le dévoilement d’un vide cerné.

L’architecte réussit là où l’hystérique échoue, avons-nous dit. Car l’architecte


crée un nouvel objet ; cet objet créé par l’artiste, le corps de l’édifice, réussit à dévoiler
un vide tout en voilant le Vide sans pour autant le remplir, car il est tout de même un
objet imaginaire incapable de pénétrer réellement le vide chosique. Le théoricien-
architecte de la Renaissance italienne met mon corps-tenu à la place vide créée
forcément par la figure du carré, il détermine ses proportions, il le mathématise.
Cette mathématisation de mon corps-tenu lui permet de bâtir, d’ordonner
‘harmonieusement’, le corps de son édifice, il en fait un corps-tenant car une fois bâtit,
le corps de l’édifice ne peut que créer un vide.

Or, l’opération technique de découpe et de mesure qu’on appelle la « mise au


carré », la grille perspective, est expliquée par Panofsky en ces termes : « ce procédé
présuppose un dessin préparatoire, qui n’est en lui-même soumis à aucune
quadrature » (à la différence de la quadrature égyptienne qui précède le dessin) ; «
des lignes horizontales et verticales, tracées après-coup, lui sont superposées à
intervalles égaux, arbitrairement choisis »1. C’est une opération technique appliquée
à la Renaissance grâce à la découverte de la perspective. Le dessin précède les carrés
– les carrés qui sont là en tant que mesure du corps – certes, mais, il faut insister sur
ce que « les carrés comme mesure du corps posent le problème du carré comme
cadre » ; il ne faut donc pas oublier « le carré comme forme », soit « la forme carrée
qui englobe »2.

La « mise au carré » suppose logiquement la mise dans un carré. Même s’il


semble que le dessin précède le carré, l’ouverture du cadre, le vide qu’il crée, est
logiquement première.

De même, quand Vitruve établit son homme au carré, il semble que le corps
humain est déjà là – tel le dessin de la « mise au carré ». Donc on peut penser que le
carré vient après, c’est-à-dire qu’il ne nous est pas permis de parler d’un vide
recouvert par mon corps-tenu.

« Si l’on couche un homme sur le dos », écrit le théoricien antique, « mains et


jambes écartées, et qu’on pointe un compas sur son nombril, on touchera
tangentiellement, en décrivant un cercle, l’extrémité des doigts de ses deux mains et
de ses orteils ». Nous pouvons donc penser que le « compagnon parfait » était là
avant le cercle. La phrase suivante où Vitruve apelle le carré remarque : « de même
que la figure de la circonférence se réalise dans le corps, de même on y découvrira le
schéma du carré »3.

1
In « La théorie des proportions… » in Op. Cit., p. 61.
2
Wajcman, G. Fenêtre, Op. Cit., p. 132
3
Vitruve, Livre III. Gros, P., Op. Cit., p. 7. La traduction de Claude Perrault (revue et corrigée par A.Dalmas)
dit : « et comme le corps ainsi étendu peut être enfermé dans un cercle, on trouvera qu’il peut de même être
enfermé dans un carré » in Vitruve. Les Dix Livres d’Architecture, Op. Cit., p. 92

48
D’après P. Gros il n’y a « nul anthropomorphisme » dans la pensée de Vitruve,
car l’entreprise théorique de l’écrivain antique est surtout d’associer « les deux
créations les plus hautes de la nature et des hommes dans une même recherche
harmonique »1. D’après l’expert en théorie vitruvienne l’inscription du corps humain
dans le cercle et le carré, soit dans deux figures géométriques considérées
parfaites relève d’une « intrusion de la rationalité dans le monde sensible »2. Car
« échappant à la contingence, la totalité physique de l’homme n’est pas la somme
aléatoire de ses parties, elle réalise selon les positions qu’on lui fait prendre, deux
images de la perfection, compléments et conséquences de sa rigueur modulaire »3.
Ainsi, ce qui « séduit Vitruve, indépendamment de tout anthropomorphisme
plastique ou architectural, c’est le rôle accordé à la ratio dans la pratique de son art »4.
Pierre Gros, savant latiniste doué d’une compétence en archéologie cherche à
replacer le principe vitruvien « dans la tradition » dont il « procède »5 et il donne des
arguments.

Bien que nous ne soyons pas des experts en la matière, nous ne pouvons pas
suivre le savant dans sa dénégation de l’anthropomorphisme qui se dégage de la
formule de Vitruve. En revanche, nous le suivons lorsqu’il souligne que dans le De
Architectura il y a « une quête quasi désespérée de la cohérence universelle » ; c’est-à-
dire qu’il y a une « articulation de l’univers dont l’homme lui-même et les meilleures
de ses réalisations s’affirment comme des transpositions réduites mais pertinentes
puisque porteuses de rationalité »6. Ce qui était déjà identifié par Panofsky quand il
souligne que la déclaration vitruvienne « tend à montrer l’harmonie entre la
structure du corps humain et les formes géométriques ‘les plus parfaites’, ce qui
implique aussi une correspondance entre le corps humain et l’univers »7.

Le théoricien antique trouve la cohérence universelle, soit des principes


permanents qui régissent la loi de la nature, dans le corps humain en ce qu’il est
organisé selon les mêmes principes, soit les relations proportionnelles. Il y a une
correspondance entre le corps humain et l’univers, il y a un jeu de miroir entre l’un et
l’autre. Dans notre chapitre sur la représentation 8 nous avons vu que la théorie
freudienne du narcissisme met le monde à sa place, « à savoir dans notre corps et pas

1
Gros, Pierre. « La géométrie platonicienne de la notice vitruvienne sur l’homme parfait (De architectura, III, 1,
2-3) » in Vitruve et la tradition des traités d’architecture. Fabrica et Ratiocinatio. Ecole Française de Rome,
2006, p. 450
2
Gros, Pierre « Les fondements philosophiques de l’harmonie architecturale selon Vitruve (De architecture III-
IV) » in JTLA (Journal of the Faculty of Letters, The University of Tokyo, Aesthetics),Vol. 14, 1989, p. 15.
3
Gros, Pierre. « La géométrie platonicienne de la notice vitruvienne sur l’homme parfait (De architectura, III, 1,
2-3) » in Op. Cit., p. 449.
4
Gros, Pierre « Les fondements philosophiques de l’harmonie architecturale selon Vitruve (De architecture III-
IV) » in JTLA., p. 16.
5
Gros, Pierre. « La géométrie platonicienne de la notice vitruvienne sur l’homme parfait (De architectura, III, 1,
2-3) » in Op. Cit., p. 447.
6
Ibid., p. 448.
7
E. Panofsky « Le codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci » (1940), Flammarion, Paris,
1996,p. 80. L’historien de l’art ne dénie pas l’anthropomorphisme qui se dégage de cette formule et nous dit que
les théoriciens de la Renaissance « rétablissent le principe anthropométrique et esthétique prévalent dans
l’Antiquité classique, mais ils tendent à élaborer ces principes sur une nouvelle base scientifique, mathématique
et empirique ». Ibid., p. 75
8
Cf. 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 66-70.

49
ailleurs »1. Le narcissisme structure « toutes les relations de l’homme avec le monde
extérieur »2 ; tous les objets du monde humain, y compris les figures géométriques 3,
ont « un caractère fondamentalement anthropomorphique »4.

Nous insistons sur ceci que dans la formule vitruvienne, qui ne désespère de
trouver la cohérence universelle, se trouve le fondement du stade du miroir de
l’architecture : l’harmonie entre le corps humain et les figures géométriques
‘parfaites’ – qui implique une certaine correspondance entre mon corps-tenu et
l’univers – en est la base.

Il y a même eu des tentatives comme celle de Francesco Zorzi pour répondre à


la question « Pourquoi la figure de l’Homme inscrit dans un cercle est une image du
monde » (1525)5. Le moine franciscain néo-platonicien proche de l’architecture met
l’accent sur l’homme inscrit dans le cercle ; le De Pictura d’Alberti le mettra sur le
carré tout en instaurant le tableau quadrato moderne et en élevant Narcisse « à la
dignité suprême d’« inventeur de la peinture »6 car il est « l’unité de mesure du
tableau »7.

En reprenant notre réflexion du départ nous posons que l’homme vitruvien


n’était pas déjà là avant la figure géométrique ; bien au contraire la totalité du corps
humain n’apparaît qu’une fois que l’homme est mis dans un carré, englobé par la
forme carrée, délimité et identifié comme Un total. Il s’agit là d’une reconnaissance
de la totalité unifiée du corps humain, mon corps-tenu. Au Moyen Age, les mesures
étaient prises du corps. Il y avait le pied, la palme, la coudée, la paume, l’empan, etc.
mais la proportio et la symmetria, soit la nécessité de se référer à la totalité du corps
était ignorée : « le Moyen Age renonce à la fois à l’objectivité anthropométrique et
aux aspirations esthétiques du canon antique »8.

En ce sens Gérard Wajcman nous invite à porter notre regard sur « une
certaine imaginarisation humaine de la géométrie »9, c’est-à-dire que « c’est la
géométrie elle-même, en elle même, par elle même qui est anthropomorphe »10.
Malgré Pierre Gros, cet anthropomorphisme de la géométrie se trouve bel et bien
dans l’entreprise théorique vitruvienne d’associer les figures géométriques parfaites
1
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 111.
2
Lacan, J. « Le moi dans la théorie de Freud » in Op. Cit., p. 229.
3
Il est indispensable ici de citer les « deux géométries » telles que J. Stillemans les distingue : « une géométrie
que l’on pourrait qualifier d’inaugural, fidèle à ses axiomes originaires , qui laisse place à l’infinitude, voire à
l’infini, et une géométrie qui cherche le comble, à atteindre le « Tout Un » sans reste – c’est la géométrie des
solides platoniciens, tenue par le désir absolu de clore, en l’espace sous la forme de la sphère, d’achever sans
reste et de fournir les métaphores adéquates, les images géométriques, où pourraient s’inscrire par analogie,
c’est-à-dire imaginairement, tantôt le monde, tantôt le corps de l’homme. ». Cf. Stillemans, J. « L’architecture
dénoue le réel : l’office de la géométrie » in Op. Cit., p.144. Ici, nous parlons de cette dernière géométrie.
4
Ibid., p. 198.
5
In « De Harmonia Mundi » (Harmonie Universelle), cité in Wittkower, R. Les principes de l’architecture à la
renaissance, Op. Cit., p. 26.
6
Wajcman, G. Fenêtre, Op. Cit., p. 135
7
Ibid., p. 137.
8
Panofsky, E. « Le codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci », in Op. Cit., p.74.
9
Wajcman, G. Fenêtre, Op. Cit., p. 127.
10
Ibid., p. 130.

50
et le corps humain. Ici, « la figure géométrique est du signifiant », un corps-tenant
« encombré de corps »1 de mon corps-tenu.

Nous réaffirmons ce que nous avons dit plus haut : le théoricien-architecte de


la Renaissance italienne, inspiré de Vitruve, met mon corps-tenu à la place vide créée
par ce corps-tenant qu’est la figure géométrique du carré. Dans l’anthropomorphisme
de la géométrie, la totalité du corps humain apparaît seulement lorsque l’image du
corps est mise dans le carré. On met mon corps-tenu à la place vide créée par le corps-
tenant. Ce qui revient à dire que le carré, en tant que corps-tenant produit mon corps-
tenu, cette matière liquide qui prend forme dans le corps-tenant géométrique. Dans la
géométrisation du corps humain, mon corps-tenu est mathématisé, mortifié par le
signifiant, mais ceci permet à l’architecte de bâtir le corps de son édifice et de
l’ordonner ‘harmonieusement’.

Or, le corps de l’édifice est simultanément mon corps-tenu meurtri par le


signifiant et un corps-tenant vide. Car une fois bâtit, le corps de l’édifice ne peut que
créer un vide. Il s’agit toutefois d’un vide pénétrable.

Nous avons vu que la Chose en tant que Chose n’est que le Vide impénétrable
autour de quoi tourne la chaîne signifiante 2 . En tant que telle, la Chose ne peut être
présente pour nous que comme « unité voilée »3. Le vide chosique est irreprésentable,
le sujet ne peut pas supporter l’irreprésentabilité de la Chose, il ne peut que la
refouler, la déplacer ou l’exclure.

Quand le sujet agit en artiste, comme nous l’avons dit, il organise, tout en
l’entourant, le vide chosique, qui vidé par le refoulement de l’irreprésentablité de la
Chose, devient symbolique4. Quand l’architecte bâtit, quand il sublime mon corps-
tenu il organise le Vide tout en l’entourant avec le corps de son bâtiment. L’acte de
l’art-chitecte a lieu au moment de bascule du stade du miroir de l’architecture.

Il s’agit ici d’ « architecturer », de « créer cette bascule du vide-matière à une


matière vide »5. L’architecte Marc Belderbos pose cette définition : « Architecturer
établit dans le réel une organisation de l’espace par une disposition de la matière
pour le premier bien être de ceux qu’il y a là » : « Etablir dans le réel », c’est parvenir à
se faire tenir (comme une table) ; « l’espace », c’est le vide considéré comme une
matière ; « bien être », c’est avoir une tenue, avoir une éthique qui n’a rien à voir avec
le bonheur ; « celui qu’il y a là », c’est une marque dans le vide. Ainsi, pour l’architecte
« architecturer se fait dans la con-sidération du basculement entre un vide-matière et
une matière-vide »6. Tout en nous inspirant de la définition de l’architecte, nous
posons qu’architecturer, c’est parvenir à se faire tenir tout en organisant le Vide,
1
Ibid., p. 129.
2
Cf. nos chapitres 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire de la sublimation », p.p. 41-46 et 2.2.2.
« La Chose de Heidegger », p.p. 136-140 et 2.2.4. « La Chose de Lacan », p.p. 158-161.
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 142.
4
Cf. notre chapitre 2.4. « Elever un objet à la dignité de la Chose », p.p. 177-179.
5
Belderbos, M. « Les marques dans le vide. Le nombre, la géométrie, le sujet » in Op. Cit., p. 119
6
In « Passage au verbe », Clinique de la création 2007 / 2008, Namur FUND Université Catholique de Louvain,
28 février 2008

51
c’est-à-dire en mettant autre chose à la place du Vide, autre chose qui finit tout de
même par devenir les bords d’un vide. Cette organisation relève de l’éthique de la
psychanalyse : Architecturer est ici sublimer.

Architecturer, veut donc dire organiser le Vide, c’est-à-dire élever un objet à la


dignité de la Chose : mettre mon corps-tenu à la place du Vide-matière, tout en le
basculant à une « matière-vide », un corps-tenant « (vide de toute signification) au pas
du réel »1. L’architecture se rapproche plus du réel que la peinture. Nous y
reviendrons2.

Une question s’impose d’abord : comment l’art-chitecte refoule-t-il le vide de la


Chose ? Comme pour le sujet hystérique, pour l’architecte la Chose ne peut pas être
seulement un vide. Eh bien non, il y a les proportions harmonieuses du corps
humain qui correspondent à la cohérence universelle, il y a la solidité, l’utilité,
l’élégance (firmitas, utilitas, venustas), il y a la nécessité, la commodité, le plaisir
(necessitas, commoditas, voluptas)3, il y a le corps de l’édifice. Pour l’architecte, la Chose
peut être autre chose qui n’est pas le Vide : une architecture. C’est justement parce
que le vide chosique est refoulé qu’il peut être organisé : c’est justement parce que
« le corps humain a naturellement et ordinairement cette proportion » qu’ « un
bâtiment pourra être bien ordonné »4. C’est justement parce que « l’architecture est
une science » qui peut s’ acquérir « par la pratique (fabrica) et par la
théorie (ratiocinatio)»5 que l’architecte peut bien ordonner son temple. Car
l’architecte est surtout un « organisateur »6 du Vide. Si l’architecture est quelque
chose d’organisé autour d’un vide, c’est parce que le vide chosique est refoulé ;
l’architecte vient mettre le corps de son œuvre d’art à sa place.

Comme le sujet hystérique, l’architecte enferme le vide chosique en lui-même


et dans l’objet imaginaire auquel il s’identifie, le corps de son bâtiment. Il l’enferme
ainsi dans quelque chose qui semble ne pas être le Vide mais qui crée forcément un
vide7. Mais à la différence du sujet hystérique désirant l’insatisfaction, l’architecte se
satisfait de l’acte de bâtir car « construire n’est rien d’autre qu’un plaisir voluptueux
comparable à celui d’un homme amoureux. Quiconque l’ayant expérimenté sait que
l’acte de construire produit à la fois tant de plaisir et de désir que, quelle que soit
l’ardeur qu’un homme y déploie, il désirera toujours en faire davantage »8.

Nous disons que le corps d’un édifice crée forcement un vide, il s’agit tout
simplement de l’espace vide dans lequel on entre en tant que visiteurs de n’importe

1
Ibid., p. 120
2
Cf. notre chapitre 4.2. « Créer un vide : architecture », p.p. 315-371.
3
Il s’agit de la fameuse distinction vitruvienne des trois qualités auxquelles doit répondre l’architecture
qu’Alberti reprend à son propre compte.
4
Vitruve, Les Dix livres d’Architecture, Op. Cit., Livre III, chapitre I, p. 91.
5
Ibid., Livre I, chapitre I, p. 8.
6
Filarète, Op. Cit., Book II, p. 18
7
Ce qui est plus évident dans l’architecture gothique qui constitue notre point d’arrivée.
8
« Building is nothing more than a voluptuous pleasure, like that of a man in love. Anyone who has experienced
it knows that there is so much pleasure and desire in building that however much a man does, he wants to do
more ». In Op. Cit., Book II, p. 16

52
quelle église ; c’est justement ce vide qui permet qu’on y rentre 1. C’est un vide
pénétrable, un vide créé par l’architecture, par le corps de l’œuvre d’art. Le vide
chosique est toutefois refoulé. Pour l’architecte, la Chose peut être autre chose qui
n’est pas le Vide : une architecture. Or, dans l’architecture théorisée par les
architectes contemporains il y a une sorte de levée du refoulement : « I believe that
Architecture doesn’t exist »2 soutien Louis I. Kahn.

En effet, nous pourrions dire que l’architecture, au fond, n’existe pas car elle
n’est qu’un vide, elle n’est là que pour présenter le vide autour duquel elle est
organisée. Mais nous dirons plutôt que l’architecture ex-siste au vide qu’elle entoure.
Elle « est devenue une opération plutôt qu’un produit » nous disent les architectes
qui suivent Kahn. Il n’y a donc pas « de produit à considérer / Sauf pour les
spécialistes (…) les exégètes »3 ou les scientifiques, qui ne refoulent pas le Vide, mais
qui l’excluent radicalement ne voulant rien savoir au sens du refoulement.

Lorsque le théoricien-architecte agit en scientifique…

L’artiste bâtisseur organise le Vide tout en l’entourant avec le corps de son


œuvre d’art. Mais quand l’architecte agit en scientifique il fait fi du Vide ; quand il
agit en scientifique il ne bâtit pas 4. Ici l’architecture ne s’organise surtout pas autour
d’un vide, ici l’architecture n’est que Nombre . Tout est commensurable. C’est la
thèse défendue par R. Wittkower qui se prononce contre « certaines publications
érudites » des années cinquante qui « tendent à obscurcir le débat en insistant sur les
1
Rappelons le Tao XI qui, d’après François Regnault a peut être « inspiré » Lacan dans sa réflexion sur le Vide
(Regnault, F. « Ex-nihilo », Art. Cité, p. 9) :
Trente rayons convergent au noyau
Mais c’est le vide médian
Qui fait marcher le char.
On façonne l’argile pour en faire des vases,
Mais c’est du vide interne
Que dépend leur usage.
Une maison est percée de
portes et de fenêtres,
C’est encore le vide
Qui permet l’habitat
L’Etre donne des possibilités,
C’est par le non-être qu’on les utilise
2
Cité in M. Belderbos, Op. Cit., p. 114
3
Ibid., p. 109
4
Nous disons que quand le théoricien-architecte de la Renaissance italienne agit en scientifique, il ne bâtit pas.
Pourtant dans d’autres civilisations, telles les pré-hispaniques, les architectes agissent en scientifiques et ils
bâtissent quand même des temples. Mais leurs pyramides ne sont pas quelque chose d’organisé autour d’un vide,
leurs pyramides sont des pleins qui ont exclu le vide à l’extérieur d’elles. Pas de refoulement mais exclusion
radicale du vide chosique. Alors la cruauté de la Chose affreuse réapparaît dans le réel de leurs sacrifices
sanglants. Pour le Bataille de Denis Hollier le monde aztèque est précisément « le modèle d’une société qui ne
refoule pas le sacrifice qui la constitue » ; « les pyramides qu’elle a laissées ne servaient pas à recouvrir la mort
mais à exposer en spectacle aux yeux du peuple entier la mort de la victime sacrifiée » (Hollier, D. La prise de la
Concorde. Ed. Gallimard, Paris, 1993, p. 94. Les italiques sont de nous). L’architecture pré-hispanique n’est pas
un art qui relève de la sublimation artistique mais de la sublimation scientifique. Dans la « Part maudite »
Bataille écrit « leur science de l’architecture leur servait à édifier des pyramides en haut desquelles ils
immolaient des êtres humains » (Cité in D. Hollier, p. 94). Dans l’architecture scientifique des pré-hispaniques le
corps humain n’est pas mon corps-tenu venant à recouvrir le Vide mais il est le réel du corps mis en morceaux.

53
positions théoriques et pratiques soutenues par les architectes de la Renaissance à
propos des proportions incommensurables »1. Le « professeur idéal », tel que l’a
nommé A. Chastel, défend le côté purement scientifique de l’architecte humaniste :
« les rapports numériques sont en fait au cœur de la conception humaniste des
proportions. Dans l’art et l’architecture, ils ne peuvent être atteints que si chaque
partie par rapport à une autre (y compris dans les plus infimes détails) et par rapport
à l’ensemble se réfère à une unité commune. Il a donc fallu mettre au point un mode
de mesure permettant d’appliquer un système numérique de rapports cohérent à
l’ensemble d’une figure, d’un tableau ou d’un édifice, avec une unité adaptable à
chaque cas particulier ». Sa formule, qui synthétise la défense de la science dans l’art,
est la suivante : « introduire l’ordre et la proportion dans les arts consiste à donner
une direction consciente et intellectuelle à une impulsion inconsciente »2. Cette
formule ne fait qu’exprimer l’une des manières de rejeter radicalement le vide
chosique organisé et entouré par les artistes-bâtisseurs.

Or, avec Panofsky, il faut dire qu’à la Renaissance « la science et l’art » ont eu
« partie liée pour progresser comme sur un front commun »3. Ce que font Alberti,
Léonard de Vinci et Dürer, c’est prendre « les mensurations d’êtres humains sur le
vif » et dresser « une table des résultats au moyen de chiffres et de lignes,
transformant ainsi un procédé de dessinateurs en une science mathématique »4. Il
s’agit de la mathématisation de mon corps-tenu dont l’anthropomorphisme de la
géométrie est logiquement premier. Quand l’architecte bâtit, il est obligé de refouler
le Vide car il met son œuvre d’art à la place, c’est avec ce produit (le corps de son
édifice) qu’il entoure le vide chosique refoulé. Mais quand il agit en scientifique,
c’est-à-dire quand il ne fait que mathématiser mon corps-tenu, tout est
commensurable. C’est exactement ce qui sera critiqué à la fin du XVI siècle. Comme
le souligne Daniel Arasse : « les théoriciens des arts tels que Raffaele, Borghini,
Gregorio Comanini et Federico Zuccari, attaquèrent les mathématiques comme un
moyen de réduire l’esprit à l’esclavage »5. Vasari de son côté trouvait « les procédés
rigoureux de la perspective architecturale « fastidieux et d’explication difficile » ;
pour lui, les perspectives sont assez belles « si elles ont l’air juste »6. Pour les artistes
les certitudes mathématiques ne seront plus d’actualité à la fin du XVI siècle
préférant suivre la formule de Michel-Ange : il faut avoir « le compas dans l’œil et
non à la main »7.

Lorsque le théoricien-architecte agit en scientifique, il prétend que le Nombre


puise dire tout le réel comme chez les pythagoriciens. D’après Pierre Gros « les
harmonies pythagoriciennes » de la conception de Vitruve « sont évidentes »8. Il suit
1
Les principes de l’architecture à la Renaissance, Op. Cit., p. 174.
2
Ibid., p. 193.
3
Erwin Panofsky, « Artiste, Savant, Génie. Notes sur la Renaissance-Dämmerung » (1952) in L’œuvre d’art et
ses significations. Essais sur les arts visuels. Ed. Gallimard, Paris, 1969, p.106.
4
Ibid., p. 111.
5
Ibid., p. 132.
6
Arasse, D. « Présentation » in E. Panofsky « Le codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci »
(1940), Flammarion, Paris, 1996, p. 8.
7
Ibid.
8
Gros, Pierre « Les fondements philosophiques de l’harmonie architecturale selon Vitruve (De architecture III-
IV) » in JTLA, p. 17.

54
J. E. Raven qui propose Philolaos de Crotone, philosophe pythagoricien
contemporain de Socrate, comme la source de la conception vitruvienne 1.

Dans sa « Métaphysique » Aristote nous explique que « ceux qu’on appelle les
pythagoriciens s’intéressèrent les premiers aux mathématiques et les firent
progresser. Comme ils avaient été élevés dans cette science, ils crurent que ses
principes étaient les principes de toutes choses », ainsi pour ces philosophes experts
en mathématiques « les choses sont des nombres »2.

Alexandre Kojève affirme que « quoi qu’il en soit du contenu philosophique


des discours grecs pré-parménidiens, leur caractère scientifique ou « scientiste » ne
fait pas l’ombre d’un doute »3.

Comme nous l’avons étudié dans notre chapitre sur les conditions de la
sublimation, pour le scientifique le Vide ne peut pas être, il ne doit pas être 4. Pour les
pythagoriciens, la Chose n’est pas un vide, la Chose est Nombre. Ils ne croient pas à
la Chose comme Vide car ils croient que le Nombre peut la représenter directement,
réellement.

« La nature du nombre est pour tout homme cognitive, directrice et


institutrice »5 explique Philolaos, cet expert grec. S’il soutient qu’ « aucune des choses
(qui existent) ne serait évidente pour personne ni en elle-même ni dans la relation
avec une autre chose, s’il n’existait pas le nombre », c’est tout simplement parce que
pour lui « la vérité est chose propre et connaturelle au nombre »6. Le vrai se dit en
nombre.

Pour Aristote les pythagoriciens ont le mérite d’avoir été « les premiers à
poser la question de l’essence et à avoir tenté de la définir ». Mais il ne manque pas
de leur reprocher l’identification immédiate de la « chose » et son « essence »
numérique7. La cause des choses n’est pas l’irreprésentabilité de la Chose mais le
Nombre qui la représente réellement.

L’expert de Crotone, un des premiers philosophes à affirmer que la Terre n’est


pas au centre de l’univers, pense que « le premier composé harmonieux, l’Un, qui
occupe le centre de la sphère s’appelle Hestia », il s’agit du feu central. « Le cosmos
est forgé continûment par une aspiration du vide illimité, situé en dehors de la
1
Déjà le théoricien antique évoque le pythagoricien au début de son premier livre. « Il est rare de rencontrer des
gens que la nature a doué d’assez d’ingéniosité, de finesse d’esprit et de mémoire pour être capables d’acquérir
une connaissance approfondie de la géométrie, de l’astrologie, de la musique et de toutes les autres sciences (…)
C’est pourtant le cas – plutôt exceptionnel certes – de gens comme Aristarque de Samos, Philolaos de Crotone et
Archytas de Tarente (…) ». Vitruve, Livre I, Ph. Fleury. (trad. et éd.), Les Belles Lettres, Paris, 1990, I, I, 16.
2
Métaphysique, A, 986 a, 987 a, M, 1083 b, 1990. Cité in Mattéi, J.-F. Pythagore et les pythagoriciens. PUF,
Paris, 1993, p. 57
3
Alexandre Kojève, Essai d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne. Tome I, Les présocratiques.
Gallimard, Paris, 1968, p.201.
4
Cf. Chapitre 2.4. « Elever un objet à la dignité de la Chose », p. 181-183.
5
In « Les Présocratiques », Gallimard bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1988, p. 506.
6
Ibid.
7
Cité in Mattéi, J. F. Pythagore et les pythagoriciens. Op. Cit.,. p. 102.

55
sphère, sous l’action du feu central »1. Ici, le vide n’est pas entouré, il est « en
dehors », il est exclu, forclos. Tout se dit en nombres. Tout est contenu dans le
nombre, même « la qualité et la couleur de la nature visible » car selon Philolaos,
elles sont contenues « dans le nombre 5 » ; « le principe vital », lui, est contenu « dans
le nombre 6, la santé et la lumière dans le nombre 7 » ; même « l’amour, l’amitié, la
ruse et l’intellection » sont contenues dans un nombre, ils « sont conférés aux êtres
par le nombre 8 ».2

Philolaos assure que les nombres peuvent représenter réellement la Chose, la


nature, la santé, la lumière ou l’amour. Plus précisément il croit que sa représentation
imaginaire est une représentation réelle. Ainsi, l’expert de Crotone croit pouvoir se
confondre, comme un psychotique, avec la Chose qui en vérité n’est qu’en présence
d’elle-même.

Quant le théoricien-architecte a « la conviction que l’architecture est une


science, et que chaque partie d’un édifice – à l’intérieur comme à l’extérieur – doit
correspondre à un système unique de rapports mathématiques »3 il ne bâtit pas, il
agit en scientifique et fait le mathématicien pythagoricien. Quand le théoricien-
architecte agit en scientifique il « n’est pas libre d’appliquer à son édifice un système
de rapports qu’il aurait lui-même choisi » car « les rapports appliqués doivent en
effet respecter des conceptions d’un ordre supérieur, et l’édifice doit refléter les
proportions du corps humain »4. Quand le théoricien-architecte agit en scientifique il
ne croit pas à la Chose mais au caractère naturel de la symmetria : « les relations
proportionnelles qui doivent régir toute œuvre ne relèvent pas de l’arbitraire d’un
créateur isolé, mais répondent à la loi immanente de la nature elle-même. La preuve
en est que le corps humain est organisé selon les mêmes principes »5.

Or, lorsque le savant génie se fatiguera des mathématiques, comme ce fut le


cas à la fin du XVIè siècle, il suivra plutôt la formule de Giordano Bruno : « Il existe
autant des règles, qu’il est de vrai poètes »6.

Autrement dit, l’architecte-scientifique fait hommage à l’objectivisme radical


de la science dans lequel l’objet ne doit dépendre aucunement du sujet du signifiant
car ce qui régit l’œuvre d’art ne doit pas relever de son « arbitraire » en tant que
« créateur isolé ». Au contraire, l’objet doit être indépendant de toute croyance
subjective, de tout enchaînement signifiant, l’objet doit répondre à la « loi immanente
de la nature ».

1
Cité in Ibid., p. 50.
2
Pseudo-Jambilique qui cite Philolaos in « Les Présocratiques », Gallimard bibliothèque de la Pléiade, Paris,
1988, p. 492-493
3
Wittkower, R. Les principes de l’architecture à la Renaissance », Op. Cit., p. 126.
4
Ibid.
5
Gros, Pierre. « La géométrie platonicienne de la notice vitruvienne sur l’homme parfait (De architectura, III, 1,
2-3) » in Op. Cit., p. 447
6
In Panofsky, E. « Artiste, Savant, Génie », in Op. Cit., p. 132.

56
Addenda

« A quoi servent les nombres » se demande Alain Badiou pour y répondre


« nous le savons : ils servent, au sens strict, à tout, ils norment le Tout ». « Mais »,
continue le philosophe français, « que sont-ils, nous l’ignorons » 1. Badiou établit une
différence entre les nombres et le Nombre. Les premiers sont ceux qui norment le
Tout, ils règnent « dans le sondage ou le suffrage, dans les comptes de la nation ou
de l’entreprise, dans l’économie monétaire, dans l’évaluation assujettissante des
sujets »; tandis que le deuxième, le Nombre, est « une instance de l’être comme tel »
qui « ne peut soutenir nulle valeur », car le Nombre « n’a d’autre vérité que celle qui
se donne dans la pensée mathématique où il effectue sa présentation historique pour
nous » 2.

En 1990, Badiou pense qu’il faut « délivrer le Nombre de la tyrannie des


nombres » pour pouvoir ainsi « en délivrer quelques vérités »3.

Dix-huit ans après, la tyrannie des nombres s’est imposée délibérément et


partout, tout en créant une « culture des nombres ». Cette tyrannie veut s’installer
dans les départements de psychologie clinique et de psychanalyse des Universités
françaises.

L’Université est ainsi « sadisée par la police de l’évaluation »4.

Or, les mathématiciens, « ceux qui professionnellement ont « affaire aux


nombres » »5 et les psychanalystes bien évidemment, s’insurgent contre cette
tyrannie.

Pour les tenants des théories cognitivo-comportementalistes, pour ces pseudo-


scientifiques qui ne tiennent pas compte de la Chose, pour ces amants de
« l’évaluation forcenée » et de la « folie NeuroSpin »6, le Vide ne peut pas être, la
Chose ne doit pas être. Ils ont exclut la psychanalyse de la Chose freudienne ou la
psychanalyse lacanienne du réel des Universités françaises.

Mais ce qui arrive dans toute psychose –le fait que ce qui est refusé dans le
symbolique, réapparaît dans le réel – est arrivé : la psychanalyse lacanienne du réel
apparaît avec toute sa force, c’est LNA, « le fer de lance, la pointe avancée de
l’enseignement de Lacan appliqué à la guerre de civilisation en cours »7.

1
Badiou, Alain « Le Nombre et les nombres » Ed. du Seuil, Paris, 1990, p. 11
2
Ibid., p. 263.
3
Ibid., p. 265.
4
LNA-Le Nouvel Ane, n°8, Paris, février 2008.
5
Monthubert, Bertrand , « La culture du nombre », in LNA, p. 58.
6
Miller, J.-A. in LNA, p. 37
7
Ibid., p. 3

57
4.2. Créer un vide : Architecture

Dans le chapitre précédant, (4.1. « Architecture et corps ») nous avons étudié une
architecture qui, dans la logique de la sublimation, se rapproche de la peinture dans la mesure
où l’opération qu’elle montre est celle de mettre autre chose, mon corps-tenu, à la place du
Vide.

Dans ce chapitre, nous étudierons une architecture qui montre surtout la création
d’un vide. Dans le sous-chapitre 4.2.1. nous étudierons l’entreprise de destruction créatrice
de l’abbé de Saint-Denis, ce qui nous permettra de démontrer que l’expérience de Suger relève
de la logique de la sublimation. Dans le sous-chapitre 4.2.2. nous mettrons l’accent sur le
couple élévation/descente tout en l’articulant à la notion de verticalité. Nous étudierons ainsi
la relation entre la sublimation et la verticalité dans la psychanalyse et dans l’architecture.
Finalement dans notre sous-chapitre 4.2.3. nous tenterons de démontrer le rapport entre
l’architecture gothique et les temps logiques de la sublimation (Cf. Chapitre 2) ; nous
analyserons aussi la thèse lacanienne d’une sublimation primitive de l’architecture introduite
dans notre chapitre précédent (Cf. 4.1.4. « La thèse lacanienne sur l’architecture »).

Lorsque Lacan avance, en 1960, sa thèse principale sur l’architecture, il est en


train d’approfondir sa formule de la sublimation. La définition de ce qu’il appelle
l’ « architecture primitive » est pour lui un exemple de l’opération de la sublimation.
Pourtant il n’en dit pas plus. Son véritable point de départ est, comme nous l’avons
signalé de nombreuses fois, la poésie de l’amour courtois, ce « paradigme de la
sublimation »1. Lacan aborde le problème à partir « du rapport homme-femme, du
couple »2. Quoi de plus naturel que de prendre ce qui se passe – ou ce qui ne se passe
pas – entre un homme et une femme pour rendre compte d’un concept tel que la
sublimation. Or, « partir de ce point très localisé », nous dit Lacan, « ne veut pas dire
que tout ce qui concerne la sublimation soit à considérer dans [cette] ligne »3.

Notre thèse considère justement d’autres lignes, d’autres portes d’entrée.


Notre point de départ pour ce chapitre – qui est le point d’arrivée de notre thèse – est
l’architecture religieuse gothique. Nous aborderons la question de la sublimation à
partir du rapport de l’homme aux lieux sacrés.

1
« L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 153.
2
Ibid., p. 154.
3
Ibid.

59
4.2.1. La destruction créatrice du Sujet

Nous prendrons appui sur l’expérience de l’abbé Suger de Saint-Denis. D’une part, cette
expérience montre une élévation équivoque : Suger s’élève (« surgit ») vers le vrai à travers
les choses matérielles, mais aussi Suger s’élève (« surgit ») en tant qu’architecture, (le) Sujer
du désir surgit. D’autre part, elle illustre la relation qu’il y a entre les couples :
élévation/descente, création/destruction et la sublimation que nous appellerons
« sujerienne » . Celle-ci nous enseigne que Suger élève la représentation imaginaire qu’il a
de lui-même à sa dignéité de Sujer vide.

Nous réaliserons une brève récapitulation de la logique de la sublimation, ce qui nous


permettra : 1) d’accentuer le nouage qui existe entre peinture et architecture rapporté aux
temps logiques de la sublimation ; 2) d’insister sur la dimension logique de ces temps ; 3) de
souligner que l’élévation de la formule de la sublimation est d’ordre symbolique.

L’architecture que l’abbé de Saint-Denis innove et son expérience singulière nous


permettront de pointer la dignéité de l’objet architectural : le vide chosique. Elles nous
serviront aussi à illustrer que l’élévation de la sublimation peut être rapportée à l’élévation
architecturale. Ceci nous amènera à constater une certaine correspondance entre l’élévation
de la sublimation et le surgissement de la re-présentation imaginaire de la Chose.

Finalement nous démontrerons qu’en étant élevée toujours plus haut, l’architecture
gothique crée un vide qu’elle vide.

Les écrits de l’abbé Suger de Saint-Denis et son abbaye

L’abbé Suger de Saint-Denis – ce « grand patron des arts »1, comme le désigne
Panofsky dans sa célèbre introduction à l’édition des deux écrits les plus importants
de l’abbé – est qualifié de « créateur de l’art gothique »2. Panofsky souligne que
l’innovation artistique de l’abbé « devait définir l’orientation de l’architecture
moderne pendant plus d’un siècle »3. Mais « Suger a-t-il eu conscience » qu’il
« inaugurait cette grande synthèse sélective de tous les styles régionaux de France
qui, dans cette Ile-de-France jusque-là relativement stérile, devait donner ce que nous
appelons le style gothique ? ». Il s’agit, nous dit l’historien de l’art, d’une question
« qu’il faut laisser sans réponse »4.
1
Panofsky, E. « L’abbé Suger de Saint-Denis » in Architecture gothique et pensée scolastique, P. Bourdieu
(trad.). Ed. de Minuit, Paris, 1967, p. 9.
2
Duby, G. Le temps de cathédrales, Gallimard, Paris, 1976, p. 175.
La plupart des auteurs sont d’accord avec cette qualification sauf Roland Recht qui refuse que Saint-Denis soit
l’édifice qui inaugure l’arcitecture gothique. Recht argumente que cette affirmation ne satisfait que le besoin de
l’historien : « une ère nouvelle de l’histoire de l’art débuterait ainsi à une date précise, elle se manifesterait dans
un moment unique et elle se trouverait , de surcroît, commentée par l’auteur même de ce monument, dans un
témoignage écrit encore conservé ». In « Le croire et le voir. L’art des cathédrales XII – XV siècles » NRF,
Gallimard, Paris, 1999, p. 146
3
Panofsky, E. « L’abbé Suger de Saint-Denis », in Op. Cit., p. 50
4
Ibid., p. 63.

60
L’abbé de Saint-Denis nous a légué le témoignage écrit de ses intentions et de
ses actes, ce qui est « rare, exceptionnel même »1. « L’œuvre administrative de l’Abbé
Suger de Saint-Denis » (De Administratione), rédigé en 1144, et l’ « Ecrit sur la
consécration de l’église de Saint-Denis » (De consecratione), écrit entre 1144 et 1145, sont
les deux textes où Suger confie « au calame et à l’encre », pour reprendre ses propres
mots, « une œuvre destinée à durer pour l’éternité »2 .

Le traité sur l’administration de l’abbaye est divisé en deux parties. La


première, qui contient vingt-trois chapitres, relate, d’un côté, les acquisitions,
accroissements et récupération des propriétés, et de l’autre, traite de la construction
de différents édifices. La deuxième partie, constituée de dix chapitres, traite d’abord,
de l’œuvre de l’embellissement et de la reconstruction de la basilique et ensuite des
acquisitions et de la restauration de meubles, des objets liturgiques et du trésor de
Saint-Denis.

Dans la première partie Suger relate, entre autres choses, la construction de


Notre-Dame-des-Champs, prieuré dionysien d’Essonne. L’abbé narre qu’il y avait
une chapelle, « la plus petite église que j’aie jamais vu » qui « telle une statue »
subsistait toute seule dans ce lieu désert. S’il n’était point peuplé, ce lieu était
toutefois réputé pour sa « sainteté » en ce que tous les samedis « on voyait des
chandelles brûler », ce qui suscitait une fréquentation assidue de tous les gens du
pays. « Nos frères – écrit l’abbé – (…) y furent envoyés pour servir Notre Seigneur et
sa sainte Mère et s’efforcer d’adapter et d’élever cet humble oratoire au culte
divin (locellum que illum divino culti adaptare et exaltare operam darent) »3. Nous
soulignons le verbe élever dont le terme employé en latin est « exaltare ». L’abbé de
Saint-Denis raconte que tout de suite après un bon nombre de miracles s’y produisit 4.
« Ce pourquoi – conclut-il – décidant par la volonté divine, pour l’amour de la Mère
de Dieu, d’honorer et d’exalter (honorare et exaltare amplectentes ) ce lieu remarquable
par ces signes et par d’autres (…), nous entreprîmes sur le champ des constructions
(…) »5. De même, nous soulignons le verbe exalter pour lequel Suger utilise le même
terme latin « exaltare ».

Ce passage sugerien témoigne d’un effort pour « élever », exaltare, un humble


oratoire à la dignité du culte divin. L’acte d’élever un lieu, qui est célèbre par la
multiplicité de ces miracles, à la dignité de lieu saint, passe par l’agrandissement de
ce lieu et l’entreprise de l’édification, de l’élévation des bâtiments. Edifier, du
latin « aedificare », outre « édifier », signifie également « agrandir »6.
1
Ibid., p. 9.
2
Suger, « L’œuvre administrative de l’Abbé Suger de Saint-Denis » (1144), in Œuvres, I, texte établit, traduit et
commenté par F. Gasparri, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 55.
3
Suger, De Administratione, I, 24. Op. Cit., p. p. 96-97.
4
Il nous en relate deux : Une jeune fille muette recouvre la parole dans ce sanctuaire, après l’apparition d’ « une
reine glorieuse, belle comme la lune, sublime comme le soleil (regina pulchra ut luna, electa ut sol). De
Administratione, I, 25, p. 99. Une hydropique qui « criait très fort de douleur comme une folle » fut transportée
« au dit lieu » et c’est là que « la Vierge Marie fit invisiblement refluer l’humeur de son ventre qu’elle fit
redevenir aussi mince que sain ». Ibid., 26, p. 101.
5
Ibid., p.p. 101–103.
6
Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens d’Albert Blaise, Ed. Brepolis, Belgique, 1954.

61
Dans la deuxième partie de son écrit sur l’administration de son abbaye Suger
nous invite à faire le parcours qui va du « premier agrandissement de l’église » à
« l’agrandissement du chevet » :

« Pour augmenter et agrandir (ad augmentandum et amplificandum) le noble monastère


consacré par la main divine (…) j’entreprenais cette œuvre, suppliant la bonté divine, tant de
notre chapitre qu’à l’église pour que Lui qui est le commencement et la fin, c’est-à-dire
l’alpha et l’oméga, joigne à un bon début une fin qu’il ne rejette pas de l’édifice du Temple
l’homme de sang qui de toute son âme préférait accomplir cette [œuvre] plutôt que d’obtenir
les trésors de Constantinople »1.

La consécration « par la main divine » dont parle Suger fait référence à la légende qui
raconte que l’église fondée par Dagobert fut consacrée par le Christ lui-même. Nous y
reviendrons2.

Pour l’instant notre intérêt porte sur le désir d’agrandissement de l’abbé de


Saint-Denis. Les premières raisons de la reconstruction de l’église sont rapportées à
« l’étroitesse du lieu »3. Dans son traité sur la consécration, après avoir fait un éloge
de l’église qu’il supposait être celle fondée par Dagobert 4, Suger écrit : « une seule
chose lui manquait : elle n’était pas aussi grande qu’il eût fallu ».5 C’est pourquoi il se
propose « d’œuvrer rapidement à l’agrandissement de ce lieu (ad augmentationem prefati
loci) »6. C’est du lieu dont il s’agit, mais ce lieu est le « corps de l’église », comme nous
le montre la suite du passage cité : « nous avons travaillé sans relâche à
l’agrandissement du corps de l’église (amplificatione corporis ecclesiae) ».7 Or, ce n’est pas le
corps de n’importe quelle église mais celui de « l’église mère » : « Après la
consécration (…) notre zèle d’une part s’enflammait de ses propres succès mais
d’autre part l’étroitesse [des lieux] qui depuis si longtemps et de façon si intolérable
opprimait les alentours [du Saint] des Saints dirigea notre attention vers cet objectif :
(…) l’agrandissement de l’église mère (augmentacioni matris ecclesiae) »8.

Suger agrandit le lieu, le corps de l’église mère, en ce faisant il amplifie le vide.

Le travaux furent commencés dans la partie occidentale ou entrée principale,


désignée par Suger « partie antérieure (pars anterior) »9. Après les travaux de la façade
occidentale et l’avant nef, Suger transporte le chantier à l’Est qu’il désigne « pars
superior »10 et qui concerne la partie orientale ou chevet. C’est à l’égard de cette partie
que Suger parle de « l’agrandissement de l’église mère ». Il s’agit du fameux chœur

1
Suger, De Administratione, Op. Cit., II, 2, p. 113.
2
Cf. plus loin, p.p. 334-335.
3
Suger, Ibid. et De Consecratione, 7, p. 25.
4
Cette remarque qui semble sans importance, est de grande portée, car, comme nous venons de le souligner,
l’église de Dagobert était supposée avoir été consacrée par le Christ lui-même. Cf. plus loin, p.p. 334-335.
5
Suger, De Consecratione, 2, p. 9.
6
Suger, Ibid. p. 11.
7
Suger, De Administratione, II, 2, p. 113.
8
Suger, De Consecratione, 7, p. 25.
9
Suger, De Consecratione, 3, p. 13.
10
Suger, De Administratione, II, 2, p. 117.

62
de Saint-Denis, dont l’architecture « peut être considérée comme le manifeste du
nouvel art gothique »1. D’après Françoise Gasparri, éditrice et traductrice des œuvres
de Suger, « le mot superior se rapporte, à la ressemblance du corps humain, à ce qui
se rapproche de l’extrémité orientale du chevet considérée comme la tête de
l’église »2. Dans l’œuvre administrative Suger utilise, certes, l’expression « capite
ecclesie »3 pour désigner le chevet de l’église mais il ne fait aucune référence au corps
humain comme tel4.

En ce qui concerne l’agrandissement de cette pars superior Suger écrit :

« Combien la main divine, opérante en de telles choses, protégea cette œuvre


glorieuse, la preuve certaine en est aussi qu’elle permit d’achever en trois ans et trois mois
tout cet ouvrage magnifique, et dans la crypte inférieur et au-dessus dans la hauteur des
voûtes (in superiore voltarum sublimitate), rythmé par la distribution de tant d’arcs et de
colonnes, jusqu’à la construction complète de la couverture. »5

Les termes concernant la voûte sont « in superiore voltarum sublimitate ». Si nous


examinons cette phrase nous remarquons qu’entre l’adjectif à l’ablatif, superiore, et le
nom, sublimitate, il y a une redondance par rapport à la hauteur : superiore : « plus en
hauteur » et sublimitas : « hauteur », « élévation ». Nous pourrions aller jusqu’à dire
que cette phrase peut se traduire par un dans la hauteur très haute des voûtes.

Suger agrandit le corps de l’église mère, en ce faisant il l’élève, avec ses hautes
voûtes, jusqu’au point le plus haut du monde d’ici-bas, pour reprendre la définition
lacanienne du « sublime »6.

1
Erland-Brandenburg, A. L’église abbatiale de Saint-Denis. Historique et visite. Ed. de la Tourelle, Coll. « Les
belles églises », Paris, 1981.
2
Gasparri, F. in Suger, Œuvres, Op. Cit., n. 200, p. 214. La médiéviste ajoute : « On notera que l’expression
superioris lateris est aussi employée par Hugues de Saint-Victor pour désigner la partie orientale de l’arche dans
le De Archa Noe Mystica. »
3
Suger, De Administratione, II, 18, p. 146.
4
C’est plutôt Hugues de Saint-Victor qui établit un rapport entre la construction et l’être humain en assignant à
un bâtiment des proportions qui le font six fois plus long que large pour qu’il soit « à la similitude d’un corps
humain » (De archa, I, V, 71-76) Cité in Sicard, P. « L’urbanisme de la Cité de Dieu : constructions et
architectures dans la pensée théologique du XIIe siècle », in Op. Cit., p. 121. En 2000 une série de médiévistes
ont posé la thèse de la possibilité d’une articulation entre l’école de Saint-Victor et la naissance du style gothique
à Saint-Denis : « Ce que les Victorins traduisent en écrits, bientôt Suger va le traduire dans une œuvre de
pierre ». Cf. les Actes du Colloque « L’abbé Suger, le manifeste gothique de Saint-Denis et la pensée victorine »
Poirel, D. (éd.), Ed. Brepolis, Paris, 2001. p. 11.
5
Suger, De Administratione, Op. Cit., II, 5, p. 119.
6
« Le point le plus élevé de ce qui est en bas ». Lacan, J. « Encore », in Le Séminaire, livre XX, Ed. du Seuil,
Coll. Points essais. Paris, 1975, p. 21.

63
« Sublimare », « Exaltare », « Elevare » : abaisser, creuser, rabaisser.

Le terme Sublimitas, « hauteur », « élévation », ne nous laisse pas indifférent,


forcement. Sublimare, de sublimis « haut », « élevé » signifie d’après notre Gaffiot
« élever », « exalter » et « glorifier ». Le Dictionnaire d’Albert Blaise spécifie que ceci
concerne le sens classique du terme, le sens spirituel portant sur « élever très haut »
au ciel1. Sublimare renvoie à exalter, « Exaltare » verbe utilisé par Suger lorsqu’il veut
élever un lieu à la dignité de lieu saint. Du latin ex- intensif et altus, « haut », cet autre
terme signifie, d’après notre Gaffiot, « élever », « exalter », « exhausser », « honorer ».
Et Blaise ajoute la signification de « dresser » dans le sens de relever les murs d’une
ville, et de « mettre en évidence », « élever en dignité ». Sublimare et Exaltare
renvoient tous deux à la hauteur et à l’opération de l’élévation. Elevare, le terme
signifie, toujours d’après notre Gaffiot, « lever », « élever », « soulever ». Blaise ajoute :
« faire valoir », « hausser à une condition plus haute ». Sublimare, Exaltare, Elevare,
élever, glorifier, hausser. Ça va vers le haut. Nous voilà donc sur la pente de cette
sublimation, tellement critiquée par Lacan, comme tendance vers des formes
supérieures, élevées, glorifiées !

Il n’en est rien. Ces trois termes, les deux premiers utilisés par Suger, peuvent
aussi désigner le contraire de l’élévation. Exaltare signifie aussi « creuser », l’exemple
de F. Gaffiot est exaltare suclos in tres pedes, « donner aux sillons trois pieds de
profondeur » ; ici il ne s’agit pas d’élever mais de rendre profond. Elevare, composé
de é et levare, dénominatif de levis, « léger », littéralement « rendre léger », peut aussi
signifier « alléger (la douleur) », « affaiblir » ou même « rabaisser »2 ; ici, non
seulement ça ne s’élève pas vers le haut mais ça va plutôt vers le bas. Sublimare, est
composé du latin sub « sous » – mais en tant que préverbe, sub marque ici le
« mouvement de bas en haut » – et limis variante de limus « oblique », littéralement
« qui s’élève en pente »3.

Dans la sublimation lacanienne il y a, en effet, une « pente », il s’agit de « la


pente de cette différence » qui se trouve « entre l’objet tel qu’il est structuré par la
relation narcissique et Das Ding » ; le problème de la sublimation se situe justement
sur la pente de cette différence qui se trouve entre i(a), l’objet narcissique, la
représentation imaginaire, et la Chose, « l’objet visé à l’horizon de la tendance »4.
Dans la sublimation lacanienne, le sub apporterait plutôt l’idée d’un mouvement de
haut en bas, ici ça s’abaisse en pente. Or, nous ne pouvons pas ignorer que le sub de la
sublimation se décline aussi en tant que « sous », par exemple, lorsqu’on qualifie
quelque chose de sublime on est : « sous le charme » de la chose.

Tout au début de notre recherche nous avons vu que chez Freud la


sublimation travaille à rendre le but pulsionnel toujours plus élevé, höheres Ziel5.

1
Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens d’Albert Blaise, Ed. Brepolis, Belgique, 1954.
2
Dictionnaire historique de la langue française, A. Rey (dir.) Dictionnaires Le Robert, Paris, 1992.
3
Ibid.
4
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », Op. Cit., p. 117
5
Cf. Chapitre 1.1 « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction à la sublimation définie par rapport
aux trois registres de la réalité humaine », p.p. 26-30.

64
L’élévation de la sublimation freudienne conserve le sens de ce qui va vers le haut 1.
Chez Lacan, l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose prend plutôt le sens d’un
rabaissement, d’une descente, d’une poussée vers le bas. Dans la sublimation
lacanienne ça ne s’élève pas, ça tombe. Ça tombe car ça s’élève à la dignité de la
Chose, soit à la dignéité2 de l’objet.

Notre objet ici est l’édifice, et sa choséité est le vide chosique, soit ce qui reste
de la Chose une fois représentée par un objet.

Mais cheminons doucement.

D’une part, quand Suger nous parle de sa volonté d’élever un lieu à la dignité
de lieu saint, soit d’ « exaltare » un lieu, il nous dit que cela passe par l’acte d’édifier,
« aedificare »3. Il faut bâtir afin d’exalter un lieu, ici exaltare irait dans le sens de
« dresser », de relever les murs d’une ville (comme nous l’indique A. Blaise). D’autre
part, lorsque Suger nous parle de la reconstruction de son église, il nous invite à faire
un parcours qui va « du premier agrandissement de l’église » à « l’agrandissement
du chevet ».

Pour Suger, élever, c’est édifier, édifier, c’est agrandir.

Comme nous l’avons souligné plus haut, le latin « aedificare » (aedes,


« maison » ; facere, faire) veut dire aussi « agrandir ». Il s’agit du sens moral de « faire
grandir dans la foi », certes, mais pour Suger il s’agit d’un agrandissement littéral du
corps de l’église, amplificatione corporis ecclesiae.

Il y a chez Suger un désir d’agrandissement, un désir d’édifier tout en élevant


le corps de son église vers le haut. A. Erland-Brandenburg, spécialiste de l’art
gothique, dit de celui-ci qu’il « contient en lui-même le gigantisme : gigantisme de la
hauteur qui a plus spécialement retenu l’attention »4 ; mais il dit aussi que « ce qui est
important, dans une cathédrale gothique, ce n’est pas la hauteur des voûtes.
Quarante-huit mètres à Beauvais, mais plus de quarante mètres de vitraux, c’est cela
qui est important »5. Nous sommes peu convaincus. On ne peut nier l’importance de
la hauteur dans l’architecture gothique.

L’entreprise créatrice de Suger qui inaugure ce style architectural comporte un


désir de grandeur et de hauteur, certes, mais nous posons qu’il ne s’agit pas d’aller
vers les hauteurs du Ciel, il n’y a là rien d’une ambition de tour de Babel. Ce qui nous
intéresse dans l’architecture gothique c’est qu’il ne s’agit pas d’une élévation pour

1
Sauf la sublimation freudienne de 1923 qui est une opération qui se met plutôt au service de la mort. ( Cf. notre
chapitre 1.1., p. 30-32). Nous reviendrons en peu plus loin sur ce rapport entre la pulsion de mort et la
sublimation, p. 325. Cf. aussi notre chapitre 4.2.2. « Verticalité » p. 344-361.
2
Cf. n.2, p. 106, chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation ».
3
Suger, De Administratione, Op. Cit., I, p. 100.
4
« Les cathédrales gothiques au sein de la cité » in Les bâtisseurs des cathédrales gothiques. Roland, Recht
(dir.) Ed. Musées de la ville de Strasbourg, 1989, p. 53.
5
« L’abbé Suger, le manifeste gothique de Saint-Denis et la pensée victorine », Op. Cit., p. 89.

65
atteindre les hauteurs du ciel mais plutôt pour tenter de les enfermer dans un vase de
pierre géant.

Ainsi, nous ne sommes pas d’accord avec la comparaison que Jean Gimpel a
faite de ce qu’il appelle « deux ‘records’ du monde » : Beauvais au XIIIè siècle, et
l’Empire State Building, au XX siècle1. Nous ne sommes pas d’accord puisque même
si la nef de Beauvais, avec ces 48 mètres de hauteur, va vers le Ciel ce n’est pas pour
le gratter comme c’est le but des grattes-ciel nord-américains. La nef de Beauvais
s’élève vers le ciel afin de le pousser à descendre.

Notre hypothèse, c’est que l’architecture gothique montre que l’élévation vers
le Haut ne va pas sans la descente.

« Sugerius surgit »

Architecturalement parlant c’est la maîtrise de l’ogive et son usage volontaire


(par l’architecte de Suger) qui permet l’évidement des murs, le percement de grandes
baies, et par là, l’irruption de la lumière qui « plonge Suger dans le ravissement
lorsqu’il parle de son église »2. Dans la création du nouveau style nous avons affaire
à l’expérience singulière de Suger, à son élévation.

Lorsque l’abbé décrit l’agrandissement du chevet, De augmento superioris


partis , il nous fait part des vers qu’il y a fait inscrire4 :
3

« Tandis que la partie postérieure, nouvelle, est jointe à l’antérieure,


La basilique resplendit, illuminée en son milieu.
Car resplendit ce qui est brillamment uni aux choses lumineuses ;
Et traversé d’une lumière nouvelle l’œuvre noble resplendit,
Il fut amplifié de notre temps, et c’est moi, Suger, qui dirigeais tandis
Que cet ouvrage était réalisé »5
(Nobile quod constat auctum sub tempore nostro ;
Qui Sugerus eram, me duce dum fieret)

Ces vers ne vont pas sans ceux que Suger fait inscrire « en lettres de cuivre et
dorées » sur les portes de la façade occidentale et qu’il réécrit dans le traité sur
l’administration de son abbaye :

« Qui que tu sois, si tu désires exalter la gloire des portes,


n’admire ni l’or ni la dépense mais le travail de l’œuvre.

1
Gimpel, J. Les bâtisseurs des cathédrales (1958), Ed. Seuil, Paris, 1980, p. 26.
2
Eco, U. Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Ed. Grasset, livre de poche, Paris, 1997, p. 82.
3
De Administratione, II, p. 116
4
L’abbaye de Suger est remplie de ses vers : une vingtaine d’inscriptions se trouvent sur la façade, les portes et
le linteau, à l’intérieur et sur le frontal, sur l’autel, les tombes et les verrières.
5
Suger, De Administratione, II, 5, p. 121

66
L’œuvre noble resplendit, mais que cette œuvre qui brille dans sa
noblesse
illumine les esprits afin qu’ils aillent, à travers des vraies lumières,
vers la vraie lumière où le Christ est la vraie porte.

L’esprit engourdi s’élève vers le vrai à travers les choses matérielles


et, plongé d’abord dans l’abîme, à la vue de cette lumière il ressurgit »1
(Mens hebes ad verum per materialia surgit
Et demersa prius, hac visa luce resurgit)

Panofsky est le premier à considérer que cette inscription – et surtout les


derniers vers dont nous transcrivons les phrases latines – constitue un « exposé
succinct de toute la théorie de l’illumination « anagogique » »2. L’historien de l’art y
voit la réalisation de la métaphysique de la lumière et du néo-platonisme en une
architecture de lumière et pour la lumière, où l’éclat terrestre brille dans sa
matérialité permettant l’ascension de l’intellect humain vers la connaissance de Dieu.
Il s’agit de la montée anagogique. Cette montée est une ascension qui va du monde
matériel au monde immatériel. Panofsky considère que c’est dans la traduction et le
commentaire par Jean Scot Erigène des écrits du Pseudo-Denys l’Aréopagite, que
Suger découvre la « justification philosophique de toute son attitude à l’égard de
l’art »3. Cette inscription serait pour l’historien de l’art l’exemplaire même de la
compréhension de l’art par l’anagogie en ce que le poème déclare « explicitement »
que « la ‘luminosité’ matérielle de l’œuvre d’art ‘illuminera’ l’esprit des spectateurs
d’une illumination spirituelle. »4 Cette remarque a fait couler beaucoup d’encre 5.
Nous ne nous préoccuperons guère de la véracité de l’influence du Pseudo-Denys
chez Suger, mais nous prendrons le dit de Suger en tant que tel.

Les verbes « s’élever » et « resurgir » que Suger utilise dans ces derniers
vers sont surgere et resurgere. Même si nous ne sommes pas de savants latinistes nous
ne pouvons pas ne pas relever le rapport signifiant de ces termes avec le prénom de
l’abbé de Saint-Denis, Suger. Juste après ces vers notre abbé écrit :

« Accueille les prières de ton Suger, Juge redoutable,


dans ta clémence, fais que je sois reçu parmi tes brebis »
(Suscipe vota tui, judex districte, Sugeri,
Inter oves proprias fac me clementer haberi)

Sugerus, Surgere, Resurgere, Sugeri. Par son expérience, Sugerius, surgit. Suger,
s’élève.

1
Suger, De Administratione, II, 4, p. 117.
2
Panofsky, E. « L’abbé Suger de Saint-Denis » in Architecture gothique et pensée scolastique. Op. Cit. p. 43.
3
Ibid., p. 38
4
Panofsky, E., Ibid., p. 44.
5
Cf. Andreas Speer, « L’abbé Suger et le trésor de Saint-Denis : une approche de l’expérience artistique au
Moyen Age » in L’abbé Suger, le manifeste gothique et la pensée victorine Rencontres Médiévales
Européennes, éditées par D. Poirel, Ed. Brepolis, Paris, 2001.

67
Outre les inscriptions sur les murs, l’abbé relate son expérience vécue :

« Ainsi lorsque, dans mon amour pour la beauté de la maison de Dieu, la splendeur
multicolore des gemmes me distrait parfois de mes soucis extérieurs et qu’une digne
méditation me pousse à réfléchir sur la diversité de saintes vertus, me transférant des choses
matérielles aux immatérielles j’ai l’impression de me trouver dans une région lointaine de la
sphère terrestre, qui ne résiderait pas toute entière dans la fange de la terre ni toute entière
dans la pureté du ciel et de pouvoir être transporté, par la grâce de Dieu, de ce [monde]
inférieur vers le [monde] supérieur suivant le mode anagogique (anagogico more) »1.

Cette expérience esthétique « ouvre la voie de l’expérience mystique »2. C’est


ici que Suger vit réellement à l’intérieur de son église, ce qu’il fait inscrire sur elle, à
savoir, que c’est « à travers les choses matérielles » (per materialia) qu’il « s’élève vers
le vrai » (ad verum surgit), vers le monde d’en haut, « suivant le mode anagogique »
(anagogico more). C’est « la splendeur multicolore des gemmes », la beauté des objets
physiques, des objets d’ici bas qui le « transfèrent des choses matérielles aux
immatérielles » (de materialibus ad inmaterialia). C’est à travers des choses matérielles
qu’il se sent transporté vers un lieu qui est une limite, celle de la terre et du ciel.

Les choses matérielles (materialia) dont parlent les vers inscrits sur la façade
occidentale, ces choses à travers lesquelles l’esprit s’élève (surgit) vers le vrai, sont
une série d’images décorant les portes de bronze dorées de l’église sugerienne.
Certains voient dans ces vers de l’abbé des accents pauliniens. Suger aurait introduit
ici « des résonances esthétiques profondes » tout en suivant « le schéma paulinien »3
nous dit-on. Il s’agit du célèbre passage de l’épître aux Romains de saint Paul (Rm, 1,
20) : « En effet les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité,
se voient comme à l’œil, depuis la création du monde, quand on les considère dans
ses ouvrages ». Les vers de Suger démontreraient qu’il y a « une théorie implicite de
l’image » qui « est contenue » ou qui « du moins subsiste en germe dans les écrits qui
développent dans un sens cognitif ou esthétique la célèbre formule de l’épître aux
Romains »4. Outre les vers de l’abbé de Saint-Denis, il s’agit aussi des écrits d’autres
auteurs et notamment de Hugues de Saint-Victor. Nous ne suivrons pas cette thèse. Il
se peut que Suger, le moi avec lequel parle Sujer, ait eu en tête le passage paulinien,
nous n’en savons rien. Mais nous constatons que dans ses vers il utilise les verbes
surgere et resurgere.

Loin de suivre la thèse qui pose l’influence d’une certaine ligne paulinienne,
d’une manifestation de l’invisible de Dieu à travers le visible, nous disons que dans
son expérience Sugerius, surgit, Suger s’élève. La phrase latine dit : Mens hebes ad
verum per materialia surgit. En suivant l’expérience sugerienne peut-être nous est-il
permis de substituer Mens hebes (esprit engourdi) par Suger : Sugerius ad verum per
materialia surgit. Sugerius, surgit : Suger s’élève vers le vrai à travers les choses
matérielles, mais aussi, Suger, surgit, c’est de l’élévation que (le) Sujer, surgit.
1
Suger, De Administratione, II, 13, p. 135
2
Gasparri, F. Suger, Œuvres complètes, Op. Cit., p. 226.
3
Christe, Y. « L’émergence d’une théorie de l’image dans le prolongement de Rm, 1, 20 Du IX au XII siècle en
occident » in Nicée II, 787-1987, Paris, 1987, p. 308.
4
Ibid., p. 309.

68
Comme nous l’avons vu, pour un Hugues de Saint-Victor 1 la montée
anagogique est équivoque : il y a, d’un côté, le mouvement de l’âme d’essence
mystique vers le haut, une élévation per visibilia ad invisibilia, vers l’invisible à travers
du visible, et de l’autre côté l’élévation de l’âme du théologien-bâtisseur en tant
qu’édification d’un bâtiment. Chez maître Hugues il y a des accents pauliniens clairs,
pour le théologien du XIIè siècle, derrière l’image qui sert de modèle et copie de
l’élévation architecturale de l’âme du théologien-bâtisseur il n’y a pas le vide
chosique mais le vrai signifié à contempler : la sagesse divine. Pour le maître victorin
l’édifice élevé, pour autant qu’il est élevé, n’est pas vide mais rempli de Sagesse. En
revanche, chez Suger, derrière les images de la façade occidentale il n’y a qu’un vide
entouré par le corps de l’église que l’abbé fait agrandir.

Pourtant chez Suger l’élévation est aussi équivoque. Sugerius, surgit : Suger
s’élève (surgit) vers le vrai à travers les choses matérielles à l’intérieur de l’église qu’il
a fait élever. Sugerius, surgit : Suger s’élève (surgit) en tant qu’architecture, (le) Sujer
du désir surgit.

L’élévation de la sublimation

Dans la réflexion lacanienne nous pouvons constater deux moments au sujet


de l’élévation. Au début de notre thèse 2 nous avons souligné que le signifiant est de
l’ordre de l’élévation, soit d’une fonction créatrice qui ne va pas sans une certaine
destruction. En 1954, la destruction est rapportée à la fonction créatrice de la parole.
Ici et maintenant, nous ne pouvons pas manquer de noter que cette dernière n’est
rien d’autre que la fonction de faire « surgir la chose elle-même »3, le mot crée la
chose. L’action mortifère du signifiant assure l’absence de la Chose dans le
symbolique ; la mort de la Chose dans le sujet constitue l’élévation de son désir à une
puissance seconde, le désir s’éternise, car la parole ne nomme que les autres choses
où la Chose est éternellement perdue. Nous avons également relevé que le signifiant
est aussi le représentant de la Chose en ce qu’il est censé la faire surgir. Mais étant
donné qu’elle est détruite par ce même signifiant, il n’est que le représentant d’une
absence : de l’absence de la Chose dans la parole qui constitue l’élévation du désir,
son indestructibilité.

En 1954, le signifiant élève le désir par la fonction créatrice de la parole qui


détruit la Chose. En 1960, la sublimation élève un objet désiré à la dignité de la
Chose, l’Objet dernier du désir. Cette dernière élévation est « créationniste » et elle ne
va pas sans la pulsion de mort qui est définie aussi bien comme « volonté de
destruction » que comme « volonté de création »4. Ce qui revient à dire qu’en 1960,
l’élévation, qui est aussi une fonction créatrice, ne va pas sans la destruction.

1
Cf. notre chapitre 3.3. « Sublimation contemplative : montée anagogique et élévation de l’âme dans l’œuvre de
Hugues de Saint-Victor », p.p. 222-243.
2
Cf. notre chapitre 1.3. « Sublimation et parole », p.p. 77-104.
3
« Les écrits techniques de Freud » in Le Séminaire, Livre I, Op. Cit., p. 369. C’est nous qui soulignons.
4
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », in Le Séminaire, Livre VII, Op. Cit., p. 251.

69
Dans notre petit chapitre sur la sublimation anamorphotique 1 nous avons vu
que dans ce jeu de perspective la destruction et la création ne s’opposent pas mais
sont rapportées l’une à l’autre. En effet, pour créer une anamorphose il faut détruire
une image, il faut lui faire supporter l’action mortifère du signifiant : l’image est
anéantie, elle est mathématisée par les lois de la perspective et cette mathématisation
comporte sa destruction. Les créateurs d’anamorphoses se servent de cette
destruction « pour faire resurgir quelque chose » qui est « à proprement parler nulle
part »2. Ainsi, on trouve du plaisir au moment où l’on découvre l’image dans le
chatoiement de reflets métalliques du miroir, c’est le moment de la « résurrection »
(de resurrectum, supin de resurgere) de l’image meurtrie ; le plaisir consiste justement
« à la voir surgir d’une forme indéchiffrable »3. Dans les anamorphoses catoptriques
l’image à a surgir de l’élévation du miroir mis à la place du trou noir.

Nous constatons ici une sorte de correspondance entre l’élévation de la


sublimation que nous qualifions à partir de maintenant de symbolique, et le
surgissement de la re-présentation imaginaire de la Chose. La fonction créatrice de la
parole fait surgir la chose qui ressemble à la Chose ; la sublimation, elle, fait surgir la
chose qui re-présente la Chose. Dans les deux opérations le sujet fait acte de
destruction créatrice.

Tout en restant fidèles à la formule lacanienne nous pouvons dire que dans la
sublimation il y a l’élévation symbolique d’un objet imaginaire à la dignité de la Chose
réelle. Les trois ordres y sont.

Récapitulons la logique de la sublimation.

L’objet imaginaire de la sublimation est à la fois ce qui vient à recouvrir le


Vide et les bords d’un vide4. Nous avons donc posé les propositions de la logique de
la sublimation5 : 1) un objet vient dans le Vide, ce qui implique un mouvement vers
le haut, une élévation ; mon corps-tenu vient dans le corps-tenant étant toutefois
déterminé par ce dernier, 2) la Chose vient dans l’objet, ce qui implique un
mouvement vers le bas, une descente, le corps-tenant vient dans mon corps-tenu6. La
logique de la sublimation va donc de l’objet imaginaire qui recouvre le Vide au
dévoilement de ce Même vide comme Chose7. Or, quand il s’agit réellement du
dévoilement du Vide comme Chose la sublimation ne tient plus : l’imaginaire est
tellement élevé au réel qu’il finit par le rejoindre8.

1
Cf. Chap. 2.5. « De l’architecture primitive à l’anamorphose », p.p. 192-199.
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », in Le Séminaire, Livre VII, Op. Cit., p. 162. Les italiques sont de
nous.
3
Ibid., p. 161. Ibidem.
4
Cf. dans notre chapitre précédent, le sous-chapitre 4.1.5. « Mettre autre chose à la place du Vide : l’architecture
comme corps-tenu », p.p. 291-314.
5
Cf. notre chapitre 3.1. « La mise en scène de la sublimation », p.p. 210-216.
6
Cf. dans notre chapitre précédent, le sous-chapitre 4.1.5. « Mettre autre chose à la place du Vide : l’architecture
comme corps-tenu », p.p. 291-314.
7
Cf. notre chapitre 2.3. « Sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme paradigme de
la sublimation », p.p. 162-168.

70
L’objet imaginaire à élever peut être n’importe quel objet, nous avons donc
parlé des objets de la sublimation au pluriel 1. Il s’agit de tous ces objets empruntés au
principe de plaisir qui nous donnent l’impression d’être en rapport avec la Chose.
Mais nous ne pouvons pas être réellement, directement, en rapport avec la Chose à
cause de son irreprésentabilité, par rapport à laquelle nous avons posé deux thèses :
a) la Chose n’est représentable que par elle-même, b) la Chose n’est représentable
que par autre chose2. Cette autre chose peut être n’importe quel objet. Or, d’une part,
nous avons souligné que même si n’importe quoi peut venir recouvrir le Vide (le
recouvrir, non pas le remplir), la sublimation élève toutefois ces « n’importe quoi » à
une Autre dignité, elle singularise 3 ; d’autre part, nous avons dit que le vide est à
prendre comme objet. Il s’agit de la représentation minimale de la Chose par le Vide 4.

Quand la Chose est représentée par elle-même nous avons affaire à une
représentation réelle, soit à la présentation de la Chose qui ne peut-être présente que
face à elle-même ; quand la Chose n’est représentée que par autre chose nous avons
affaire à une représentation imaginaire capable de re-présenter la Chose pour autant
que cette autre chose est élevée à sa dignéité de chose. Ainsi, la logique de la
sublimation suppose ce paradoxe : les objets de la sublimation, lorsque celle-ci opère,
finissent tous par être la re-présentation minimale de la Chose par le Vide, soit les
bords du Même vide qu’ils voilent.

C’est pour cela que nous insistons sur les temps logiques de la sublimation.
Les deux manières de traiter la Chose que nous avons posées – a) mettre autre chose
à la place du Vide, b) créer un vide pour cerner le Vide – et que nous avons
rapportées à la peinture et à l’architecture, constituent les deux moments logiques –
logiques et non pas chronologiques – de l’élévation d’un objet à la dignité de la
Chose5. Cette autre chose qui est mise à la place du Vide (peinture), pour le voiler, est
aussi sa re-présentation, ces bords (architecture). Peinture et Architecture sont ainsi
nouées6 : l’acte proprement dit de peinture est celui de mettre autre chose à la place
du Vide, acte qui est plus proche de l’imaginaire que du réel, tandis que l’acte
proprement dit d’architecture est celui de créer un vide pour cerner le Vide, acte qui
est plus proche du réel que de l’imaginaire. Comme nous l’avons vu, la chaîne de la
sublimation artistique, telle qu’elle est posée par Lacan en 1960, va du vide
architectural sacré au vide pictural retrouvé dans lequel le vide devient un point.
Mais il faut dire ici que ce « point » constitue tout de même les bords d’un vide, si
minuscule soit-il. Ceci est réellement le cas dans cette belle anamorphose d’après S.
8
Rappelons, par exemple, la sublimation folle de sainte Maure. Cf. notre chapitre 3.1 « La sublimation
miraculeuse », p. 255. Nous reviendrons plus loin à cette idée d’une sublimation qui élève tellement l’imaginaire
qu’elle finit par rejoindre le réel.
1
Cf. dans notre chapitre 2.2. « La Chose » le sous-chapitre 2.2.4. « La Chose de Lacan », p. 154-158.
2
Cf. notre chapitre 1.2 « De la représentation et de l’objet imaginaire de la sublimation », p.p. 40-46.
3
Cf. notre chapitre 3.2. « Les temps logiques de la sublimation et « la création du monde de la peinture », p.p.
220-221.
4
Cf. dans notre chapitre 2.2. « La Chose », le sous-chapitre 2.2.4. « La Chose de Lacan », p. p. 156-158.
5
Un peu plus loin, dans notre sous-chapitre 4.2.3 « L’architecture gothique et les temps logiques de la
sublimation » nous reviendrons sur ces temps logiques afin d’y inclure la « sublimation primitive de
l’architecture », p. 362-371.
6
Ce qui est démontré par Gérard Wajcman lorsqu’il pose que le premier geste du peintre est un geste
d’architecte : ouvrir une fenêtre. Fenêtre. Op. Cit., p. p. 86-89.

71
Vouet qui représente Venus et Adonis : l’agrafe du vêtement d’Adonis n’est autre
chose que le petit trou, la pointe, du miroir conique qui ressuscite l’image (Ill. 2)1.

Dans la peinture de l’anamorphose il s’agit de serrer de plus en plus le vide 2


tandis que dans l’architecture gothique, qui constitue notre point d’arrivée, il s’agit
de le cerner tout en l’amplifiant.

Cette brève récapitulation nous permet donc de ponctuer trois choses : 1)


souligner le nouage qui existe entre peinture et architecture rapporté aux temps
logiques de la sublimation ; 2) insister sur la dimension logique de ces temps ; 3)
souligner que l’élévation de la formule de la sublimation est d’ordre symbolique.

L’élévation de l’architecture

C’est avec cette élévation que nous revenons à l’architecture. Dans le


vocabulaire architectural le terme « élévation » désigne, d’une part, la
« représentation graphique d’une des faces verticales, intérieure ou extérieure, d’un
bâtiment » – à la différence du plan qui est au sens strict « une représentation
graphique d’un bâtiment selon une section horizontale » ; mais d’autre part, le terme
d’« élévation » désigne la « face verticale » ou l’ « ensemble des faces verticales d’un
bâtiment »3. Selon notre Petit Robert le terme désigne aussi, bien que rarement,
l’« action d’élever, de construire ». En effet, un dictionnaire d’architecture du XIX
siècle nous enseigne par exemple que « élever » veut dire « édifier un bâtiment ou
tout autre corps élevé perpendiculairement sur un plan »4. L’architecture, comme la
sublimation, a bel et bien affaire à l’élévation.

Au XIIIè siècle, un siècle après l’agrandissement de Saint-Denis par Suger,


Villard de Honnecourt dessinateur5 au goût gothique produit son Carnet de croquis.
Il s’agit d’un recueil constitué de 33 feuillets de parchemin qui comportent de
nombreux dessins d’animaux, de figures, d’hommes, de motifs décoratifs, ainsi que
des projets ou des relevés de machines et d’engins, des figures de géométrie
élémentaire, mais aussi des plans, des élévations et des coupes d’édifices. Le Carnet
de Villard de Honnecourt constitue sans aucun doute un « témoignage exceptionnel
sur l’art, l’architecture, les sciences et les techniques au début du XIIIè siècle »6.

1
Cf. Baltrusaitis, J. « L’anamorphose a miroir à la lumière de documents nouveaux » in La Revue des arts, N.2,
Paris, 1956, p. 88.
2
Cf. notre chapitre 2.5. « De l’architecture primitive à l’anamorphose », p.p. 190-199.
3
Cf. Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France – Architecture 2001.
4
J.-M. Vagnat, Architecte, Dictionnaire d’architecture, contenant les noms et termes dont cette science exige la
connaissance et des autres arts accessoires, Grenoble, Impr. C.P. Baratier, 1827.
5
Il y a différentes thèses sur le métier et les fonctions de Villard de Honecourt : on le qualifie d’architecte (Jules
Quicherat, 1849 ; J.B.A. Lassus, 1858), d’architecte-ingénieur (J. Gimpel, 1986), de dessinateur (Carl F Barnes,
1989), de constructeur, expert compétent et artiste (R. Bechman, 1993). Prosper Mérimée va jusqu’à le comparer
à Léonard de Vinci pour l’étendue de sa curiosité (Etudes sur les arts du Moyen Age, Paris, 1969, p. 229-270, en
particulier p. 232)
6
Erland-Brandenburg, « Introduction » in Carnet de Villard de Honnecourt, XIII siècle. Introduction et
commentaires de Alain Erlande-Brandenburg, Régine Pernoud, Jean Gimpel et Roland Bechman, Ed. Stock,
Vitry-sur-Seine, 1986, p. 7.

72
Chaque dessin est accompagné d’une petite légende écrite par Villard (ou Maître II 1)
en dialecte picard.

Notre intérêt pour ce carnet réside dans le fait que le terme que Villard utilise
pour désigner l’élévation est « montée », « droite montée » ou « droite ». Les quatre
dernières planches 60, 61, 62 et 642 représentent la cathédrale de Reims. Les planches
60 et 61 représentent les élévations intérieures et extérieures des chapelles absidiales,
la planche 62 les élévations intérieures et extérieures des murs latéraux et la planche
64, la coupe du mur et des arcs-boutants des chapelles absidiales :

Planches 60 et 61 : « Vesci le droit montée des capeles de le glise de Rains et toute


la maniere ensi com eles sunt par dedens droites en lor estage »
« Voici l’élévation des chapelles de l’église de Reims et toute
la façon dont elles sont ainsi élevées, par-dedans, en leur état (actuel) »3

Planche 62 : « Entendez bien a ces montées ».


« Comprenez bien ces élévations »

Planche 64 : « Vesci les montées de le glize de Rains et del plain dedans et


dehors »
« Voici les élévations de la cathédrale de Reims et du mur intérieur
et extérieur » .
4

Ceci nous intéresse car dans la nouvelle architecture de l’abbé de Saint-Denis,


il s’agit moins d’une montée vers l’immatériel que d’une montée villardienne, soit
d’une élévation architecturale. Nous ne voulons surtout pas dire qu’il y a une
quelconque influence entre Suger et Villard. Le dessinateur a vécu dans la première
moitié du XIIIè siècle tandis que l’abbé de Saint-Denis reconstruit son abbaye au
milieu du XIIè siècle. Nous voulons seulement affirmer que si dans l’expérience de
Suger il s’agit d’élévation, nous nous intéresserons moins à une montée anagogique
qu’à une « montée » au sens de Villard, c’est-à-dire au sens architectural. Car chez
Villard le mot « montée » « ne désigne pas un dessin géométral mais l’élévation du
monument lui-même ».5

1
Tous les commentateurs de Villard de Honnecourt sont d’accord sur le fait qu’une deuxième main est venue
utiliser et compléter certaines indications du Carnet de Villard, cette main est désignée par « Maître II ».
2
La planche 63 ne représente pas des élévations mais des détails de la constructions des piliers et de la coupe des
pierres pour la cathédrale de Reims.
3
Planches 60 et 61 (fol 30 v° et 31). Nous suivons la traduction de Roland Bechman in Villard de Honnecourt.
La pensée technique au XIII siècle et sa communication. Ed. Picard, Paris, 1993, p. 86. J. B. Lassus traduit
« droite montée » par élévation mais « droites » par « étagées ». Lassus, J.B., Album de Villard de Honnecourt,
architecte du XIII siècle. Ouvrage mis à jour après la mort de Lassus par Alfred Darcel, Paris, 1858, p. 207. Et
dans l’édition de 1986 faite par différents auteurs, le terme « droites » est tout simplement supprimé, in Carnet
de Villard de Honnecourt, XIII siècle. Op. Cit. p. 40
4
Par ailleurs, nous pouvons dire que nous avons ici une distinction ternaire entre la Chose, la cathédrale de
Reims du XIII siècle, sa représentation imaginaire, les élévations dessinées par Villard qui n’ont rien à voir
matériellement parlant avec la cathédrale de Reims malgré toute ressemblance formelle, et son
représentant symbolique, le « glize de Rains » du picard ou notre « cathédrale de Reims ».
5
Recht, R. « Le dessin d’architecture. Origine et fonctions ». Ed. Adam Biro, Paris, 1995, p. 24.

73
Sugerius, surgit. Suger s’élève en tant qu’architecture, (le) Sujer du désir surgit.
Ce que nous montre cette sublimation que nous pouvons qualifier de sujerienne, c’est
que (le) Sujer élève la représentation imaginaire qu’il a de lui-même à la dignité de la
Chose qu’il est. Comment y parvient-il ? Il élève son église tout en s’élevant. Suger
architecture et s’architecture.

Dans son écrit sur la consécration de Saint-Denis, l’abbé écrit :

« Ainsi, au milieu (de l’édifice) douze colonnes présentent [exponentes] le groupe des
douze apôtres, et au second rang les (douze) colonnes du déambulatoire représentant
[significantes] le même nombre de prophètes projetant soudain l’édifice à une grande
hauteur, suivant l’Apôtre qui construisait spirituellement : « Désormais, dit-il, vous n’êtes
plus étrangers ni forains mais vous êtes concitoyens des saints et les familiers de Dieu,
édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, et la pierre angulaire c’est le Christ
Jésus qui joint un mur à l’autre, en qui tout l’édifice, spirituel et matériel, grandit pour
devenir un temple saint dans le seigneur »1.

L’apôtre « qui construisait spirituellement » est – ici, c’est explicite – saint Paul
dans son Epître aux Ephésiens2. Suger le cite mais il y met du sien : 1) « qui joint un
mur à l’autre » (qui utrumque conjungit parietem) et 2) « l’édifice, spirituel et matériel »
(edificatio, sive spiritualis sive materialis). F. Gasparri considère que cette deuxième
addition souhaiterai signifier les deux natures du Christ, et elle ajoute qu’il s’agit
d’une démarche spirituelle définie par Hugues de Saint-Victor qui va dans le sens de
« l’identité de la fabrica et de la ratiocinatio sans cesse exprimée dans l’œuvre de
Vitruve »3. Nous ne suivrons pas la médiéviste dans ce pont qu’elle fait entre
l’expérience de Suger et l’œuvre du maître Victorin.

Nous considérons que la démarche sugerienne se rapproche de celle de


l’Eupalinos de Paul Valéry qui dit : « A force de construire […] je crois bien que je me
suis construit moi-même »4. Pourtant, nous n’utiliserons pas le terme « construire »
mais celui d’ « architecturer »5.
D’après Michel Bur, ‘biographe’ contemporain de notre abbé, « tout le génie
de Suger fut de s’identifier à Saint-Denis et d’identifier Saint-Denis à la France »6. En
artiste, Suger s’identifie à son œuvre d’art où il enferme son propre vide chosique
tout en enfermant l’objet qui peut satisfaire son désir. L’élévation d’un objet à la
dignité de la Chose opère. Ainsi, l’expérience de l’abbé de Saint-Denis montre que :

1
Suger, De consecratione, 9, p. 31.
2
Ephes, II, 19-22. (19) Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers, ni des gens du dehors ; mais vous êtes
concitoyens de la maison de dieu. (20) Vous avez été édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, Jésus
Christ lui-même étant la pierre angulaire. (21) En lui tout l’édifice, bien coordonné, s’élève pour être un temple
saint dans le seigneur. (22) En lui vous êtes aussi édifiés pour être une habitation de dieu en Esprit.
3
Suger, Œuvres complètes. Op. Cit., p.p. 189-190.
4
Valéry, P. Eupalinos ou l’architecte. Op. Cit., p. 28. Cf. aussi notre chapitre 2.4. « Elever un objet à la dignité
de la Chose », p.p. 186-189.
5
Cf. notre chapitre précédent 4.1.5. « Mettre autre chose à la place du Vide : l’architecture comme corps-tenu »,
p.p. 308-309. Et les articles de l’architecte M. Belderbos « Passage au verbe », Clinique de la création 2007 /
2008, Namur FUND Université Catholique de Louvain, 28 février 2008 et « Les marques dans le vide. Le
nombre, la géométrie, le sujet » in Op. Cit., p. 119
6
Michel Bur, Suger, Ed. Perrin, France, 1991.

74
en architecturant, Suger s’est architecturé lui-même. Ce qui revient à dire que l’édifice
matériel est la représentation imaginaire de Suger élevée à sa dignéité de Sujer vide.

Ceci va dans le sens de ce que Lacan écrit en 1960, dans sa Remarque sur le
rapport de Daniel Lagache : « le vrai, sinon, le bon sujet, le sujet du désir […] n’est autre
que la Chose, qui de lui-même est le plus prochaine tout en lui échappant le plus »1.
Lacan soutient ici une assimilation du sujet du désir à l’Objet dernier de son désir.
Nous posons que cette assimilation ne peut opérer que dans le réel de la mélancolie
ou dans l’imaginaire de la sublimation – imaginaire qui est tout de même élevé au
réel.

Ainsi, nous pensons que ce qui opère dans l’expérience sugerienne est
justement l’élévation d’un objet imaginaire à sa dignéité réelle : l’élévation de la
représentation imaginaire que l’abbé de Saint-Denis a de lui-même à la dignité de la
Chose qu’il est.

Dans la suite du passage que nous venons de citer nous lisons :

« En Lui (le Christ) aussi nous nous appliquons à construire matériellement d’autant
plus haut et avec d’autant plus de convenance que nous sommes instruits pour être édifiés
ensemble, par nous mêmes, spirituellement [pour devenir] la demeure de Dieu dans l’Esprit
Saint (habitaculum Dei in Spiritu Sancto) »2

D’après Françoise Gasparri ce passage résume toute la signification spirituelle


de l’œuvre matérielle accomplie par Suger, anagogico more3. En effet, lorsque l’abbé
nous parle de son expérience il nous dit qu’il a « l’impression » de « pouvoir être
transporté, par la grâce de Dieu, de ce [monde] inférieur vers le [monde] supérieur
suivant le mode anagogique (anagogico more) »4. Peut-être le moi avec lequel nous
parle Sujer pense à la montée anagogique, peut-être il s’agit même de cette montée
anagogique décrite par Hugues de Saint-Victor, contemporain de Suger. Ceci est la
thèse de la plupart des médiévistes spécialistes du rapport entre l’œuvre du victorin
et l’œuvre de Suger5. Peut-être s’agit-il de cette montée qui n’est pas seulement une
montée vers l’invisible mais aussi une descente du monde céleste au monde terrestre
par le processus descendant de la révélation et de l’illumination. Nous n’en savons
rien.
Pourtant, nous constatons que Suger dit qu’il s’est avant tout appliqué « à
construire matériellement d’autant plus haut » (quanto altius materialiter edificare
instamus). Quanto altius ! C’est la hauteur, c’est l’élévation qui intéresse l’abbé. Peut-
être, nous insistons, s’agit il de la montée anagogique (du grec anagôgê, « élévation »),
mais l’édifice que Suger a fait élever ne nous le montre pas. En revanche, il montre
bel et bien son désir de hauteur, d’une élévation quanto altius. Et nous ne pouvons
pas ignorer que « altus », outre « haut », « élevé », signifie aussi, « profond » comme
1
In Ecrits, Op. Cit., p. 656.
2
Suger, De consecratione, 9, p. 31.
3
Ibid., p. 190.
4
Suger, De Administratione, II, 13, p. 135
5
Cf. le colloque des Rencontres médiévales : « L’abbé Suger, le manifeste gothique de Saint-Denis et la pensée
victorine » (2000), Ed. Brepolis, Paris, 2001.

75
dans la phrase donnée par Gaffiot : « fossae quinos pedes altae » (fossés profonds
chacun de cinq pieds).

Le moine Guillaume, biographe médiéval de l’abbé Suger, relate qu’après


avoir considéré l’édifice matériel de Suger et « la minuscule cellule que cet homme
[…] s’était fait construire », Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, s’écria : « Cet homme
nous condamne tous, qui ne construit pas pour lui même, comme nous le faisons
mais seulement pour Dieu »1. Nous dirons que cet homme ne construit pas pour lui-
même car il s’architecture, lui. (Le) Sujer du désir surgit de l’élévation de son église.
Sugerius, surgit. Architecturer, c’est-à-dire sublimer2, équivaut ici au surgissement du
Sujet.

Erwin Panofsky pense que chez Suger il s’agit d’une certaine « logique de
l’affirmation de soi à travers de l’effacement de soi » tout en nous expliquant que
« l’affirmation de soi », chez l’abbé de Saint-Denis, « est centrifuge : il projette son
moi dans le monde qui l’entoure jusqu’à ce que son moi tout entier soit absorbé par
ce qui l’environne »3, d’où son effacement. Telle qu’elle est montrée par l’entreprise
sugerienne, la logique de la sublimation n’est une projection du moi que dans un
premier temps : affirmer que « Suger projette son moi dans le monde qui l’entoure »
est reconnaître la représentation imaginaire de Suger comme surface spéculaire
recouvrant toute l’extension de ce qu’il est et de son monde. Jusqu’ici nous suivons
bien l’historien de l’art. Par contre, nous ne pensons pas que dans l’expérience de
Suger, son moi soit vraiment « absorbé par ce qui l’environne ». Pour nous il n’y a
donc pas une logique de « l’effacement de soi ». Le moi du Suger n’est pas tout à fait
effacé mais il est élevé à la dignité du « vrai » Sujer, soit à la dignité de la Chose qu’il
est4.

Ainsi, il ne s’agit pas d’une absorption du moi de Suger par ce qui l’environne,
mais d’une confusion imaginaire du Sujer qui ex-siste avec l’Objet qu’il est. Or (le)
Sujer à a surgir de l’élévation de ce qui l’environne, le corps de son église.

1
« Sugerii Vita (Vie de Suger) » in Suger, Œuvres Complètes, Op. Cit., p. 328.
2
Cf. notre chapitre 4.1.5. « Mettre autre chose à la place de la Chose : l’architecture comme corps-tenu », p.
309.
3
Panofsky, E., « L’abbé Suger de Saint-Denis », Op. Cit., p. 54-56.
4
Nous reviendrons à ce deux temps proposés par l’historien de l’art. Cf. plus loin, p. 349-350.

76
Tableau XXV. Sublimation sujerienne

Art Objet imaginaire Structure Objet sublimé


signifiante

Architecture Moi, Vers inscrits sur Saint-Denis,


gothique du XIIè Suger l’architecture / la Sujer vide
siècle façade harmonique

La destruction créatrice du Sujer

L’abbé agrandit le corps de son église, il l’élève quanto altius, oh, combien plus
1
haut ! Or, cette élévation qui est déjà affaire de création ne va pas sans une certaine
destruction. E. Panofsky la désigne comme une « entreprise de destruction
créatrice »2. Suger a dû détruire l’abside et la façade occidentale de l’ancienne église
pour construire une nouvelle façade, un narthex et un chevet flambant neufs.

En 250 après J.-Ch. saint Denis, premier évêque de Paris 3, est martyrisé et
enterré dans un lieu dit Catulliacus4, la plus ancienne appellation connue de Saint-
Denis. La mort – nous savons que le symbolique doit beaucoup à la mort – est au
principe de l’architecture religieuse chrétienne. Autour, vont s’édifier des églises.

La sépulture est « le premier symbole où nous reconnaissons l’humanité »5.


Nous pouvons partir de ceci : la tombe de saint Dénis est le premier représentant
symbolique de la Chose qu’est le corps de saint Denis. Mais au Moyen Age les
tombes des saints sont aussi des reliques 6. Il semble que dès le IV siècle la tombe du
saint était déjà signalée par un mausolée 7. Dès lors nous pouvons parler d’une
certaine symbolisation primordiale inaugurant la chaîne signifiante monumentale. A
la fin du IV siècle on fait construire une toute petite chapelle et en 475 saint
Geneviève fait édifier une première église gardant la chapelle initiale comme chœur,

1
Plus loin nous rapporterons le quanto altius de Suger, l’élévation toujours plus haute, au höheres Ziel de Freud,
le but toujours plus élevé.
2
Panofsky, E. « L’abbé Suger de Saint-Denis » in Architecture gothique et pensée scolastique. Op. Cit. p. 50.
3
Au XI siècle on a fait une assimilation de trois différents Denis. 1) Le premier, c’est le patron de la fameuse
abbatiale de Suger, évêque de Paris martyrisé, 2) Le deuxième, c’est le premier grec converti par saint Paul,
membre de l’Aréopage et 3) le troisième, c’est un philosophe grec, auteur du Corpus dionysiacum ou
Areopagiticum, qu’on nomme Denys le pseudo-Aréopagite. Pour Suger, le patron de l’abbaye est aussi le
philosophe.
4
Ce lieu dit Catulliacus « était une avancée économique stratégique de Lutèce, grâce à cette situation qui en
faisait aussi un centre économique contrôlant à la fois le trafic terrestre de la voie et celui de la batellerie très
important ». J. Formigé. La Basilique de Saint-Denis, in La Revue Française, mars 1959.
5
Lacan, J. « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Op. Cit., p. 319.
6
Art. « Reliques » in Dictionnaire de théologie catholique, Tome XIII, coll. 2313.
7
M. Wyss et N. Rodrigues « L’ensemble abbatiale de Saint-Denis » in Saint-Denis, la basilique et le trésor.
Dossiers d’Archéologie. n°261 – mars 2001, p. 3

77
tout en ajoutant une nef avec deux bas-côtés. Dagobert, roi des Francs de 628 à 638,
immortalisé comme « le bon Dagobert »1, fait agrandir la première église
mérovingienne en 630 et fait aussi embellir le sanctuaire par des châsses exécutés par
son orfèvre, le célèbre limousin Eloi. Par ailleurs, Dagobert est le premier d’une
grande série de rois à être inhumés à Saint-Denis.

Lorsque Suger reconstruit son église il pense qu’il a affaire aux pierres de
l’édifice de Dagobert, mais il n’en est rien. Nous savons actuellement, grâce aux
fouilles de l’archéologue nord-américain S. Mcknight Crosby 2, que Pépin le Bref, fils
de Charles Martel, incité par Fulrad, entreprendra la construction de la vieille
basilique mérovingienne dont nous ne savons presque rien. La construction de la
nouvelle église, connue sous le nom d’église de Fulrad, n’étant pas terminée à la mort
de Pépin, en 768, c’est son fils, Charlemagne qui, en 775, sera présent à la
consécration de la nouvelle église carolingienne. En 832 l’abbé Hilduin fait édifier à
l’est de l’église, une chapelle dédiée à la Vierge implantée à l’extérieur de l’abside 3.

Suger, élu abbé en 1122 détruira, vers 1141, l’église carolingienne tout en
pensant qu’il a affaire à l’église mérovingienne de Dagobert 4. L’église édifiée par ce
roi Franc était censée être consacrée par le Christ lui-même. L’archéologue S.
Mcknight Crosby suppose que les origines de cette légende se trouvent dans la
miraculeuse apparition du Christ à Saint-Denis, la veille de son martyre 5. F. Gasparri
nous dit que selon Léon Levillain, cette légende a pu « être inventée à la fin du XI
siècle dans le mouvement de littérature populaire qui accompagna celui de la
première croisade »6. Toujours est-il que Suger détruit des murs qui étaient
considérés comme des reliques, ainsi que le souligne Crosby : « every stone of the
extant « old » building was venerated as a sacred relic. »7.

Même si l’abbé nous dit qu’il s’applique à « respecter les pierres elles-mêmes
ainsi sanctifiées comme autant de reliques »8, même s’il explique qu’il veut conserver
« la plus grande partie possible de murs antiques »9 , même s’il justifie longuement
qu’il veut rénover son église sans faire disparaître complètement l’édifice ancien
sanctifié, Suger est quand même obligé d’y toucher, de détruire. Mais la seule fois où
il nous parle de « destruction », c’est lorsqu’il évoque un certain « prolongement »
tardif de l’église : « (…) détruisant un certain prolongement construit, dit-on par

1
Sumner Mcknight Crosby, The Royal Abbey of Saint-Denis. From its beginnings to the death of Suger, 475-
1151, (1960) Yale University Press, 1987, p. 29.
2
Ibid.
3
De cette chapelle devenue crypte il subsiste toujours les murs latéraux ornés d’une arcature aveugle retombant
sur de beaux chapiteaux historiés, rares témoignages de la sculpture romane en Ile-de-France.
4
Anne Prache, professeur émérite à l’Université Paris IV-Sorbonne explique que « la nef charpentée a files de
colonnes, élevée dans la tradition des basiliques paléochrétiennes, devait en effet paraître antique ».
« L’architecture de l’abbaye de Saint-Denis » in Saint-Denis, la basilique et le trésor. Dossier d’Archéologie,
n°261, mars 2001.
5
Sumner Mcknight Crosby, The Royal Abbey of Saint-Denis. From its beginnings to the death of Suger, 475-
1151, (1960) Yale University Press, 1987, p. 123.
6
Gasparri, F. Suger, Œuvres I, Op. Cit., n. 162, p.p. 203-204.
7
The Royal Abbey of Saint-Denis. Op. Cit., p. 123.
8
De Consecratione, p. 27.
9
De Administratione., II, 7, p. 121

78
Charlemagne » (deponentes augmentatum quoddam, quod a Karolo Magno factum
perhibebatur) »1. Il s’agit de la chapelle construite en 832 par l’abbé Hilduin.

Pour agrandir son église et créer une nouvelle architecture, Suger détruit des
murs sacrés. C’est la destruction créatrice de l’abbé de Saint-Denis qui constitue un
acte de transgression. Nous souscrivons à la proposition de Crosby lorsqu’il affirme
que l’abbé a pu apaiser les critiques et les craintes de disparition du monument sacré
grâce à toutes ses marques de respect à l’égard de l’ancien bâtiment. Suger ne parle
de destruction qu’à propos d’une construction plus tardive qui ne faisait donc pas
partie de l’église sacrée de Dagobert. De plus, il entreprend la restauration et ré-
décoration du vieux bâtiment2. Or, nous ajouterons que cette acte de transgression est
possible du fait de la sublimation du corps de l’église. Suger agit ici conformément
au désir qui l’habite.

L’abbé détruit des murs sacrés. L’église étant elle-même une relique annule la
distance entre les reliques de saint Denis et les murs qui l’entourent car étant
consacrés par le Christ ils ne pouvaient plus faire office de représentant symbolique
de la Chose qu’est le corps de saint Denis. La vieille église consacrée par le Christ
était la Chose contenant la Chose, la Chose se corps-tenant elle-même.

Il faut dire ici que Suger a fait placer le tombeau des Corps Saints (après les
reliques de saint Denis, on ajouta celles de saint Rustique (prêtre) et saint Eleuthère
(diacre)) « sous la voûte supérieure »3, soit l’abside de l’église tout en restaurant les
reliquaires. La description de l’abbé dans ces deux traités ne permet pas de se faire
une idée précise de cette restauration. Mais on a pu avoir des précisions à partir de
l’inventaire du trésor de Saint-Denis de 1634 4. « Les châsses avaient, nous dit
l’inventaire de 1634, ‘une forme de cercueil’ »5, elles étaient recouvertes d’un
tabernacle de charpenterie inspiré de l’architecture contemporaine, c’est-à-dire de
l’architecture romane (nous savons maintenant qu’un siècle plus tard, le roi Louis IX
élèvera un tabernacle orné d’éléments d’architecture gothique). Le tabernacle de
Suger représentait une basilique avec une nef centrale surélevée, où était placée la
châsse de saint Denis, et deux bas-côtés, où étaient placées celles de saint Rustique et
de saint Eleuthère. « Chacune de ces trois nefs contenait une châsse vide ou « forme
de cercueil » où l’on plaçait, dans les grandes occasions les véritables châsses des
Corps Saints »6. Suger, nous dit-on, se préoccupe « de la possibilité de voir de loin les
« chasses » (…) en exposant trois châsses vides mais splendides dans un grand
édicule, en forme de basilique ouverte, élevé au-dessus du tombeau-autel qui, lui,
recèle les « vrais » reliquaires soigneusement protégés »7. A ce propos les auteurs
insistent sur « une tension entre la sacralité substantielle de l’objet et sa sacralisation

1
De Administratione, II, 2, p.113.
2
The Royal Abbey of Saint-Denis. Op. Cit., p. 123.
3
De Consecratione, p. 33 et De Administratione, II, p. 125
4
Cf. Bl. De Montesquiou-Fezensac, « « Tombeau des Corps Saints » à Saint-Denis » in Cahiers Archéologiques.
N° XXIII, 1974, Paris.
5
Ibid., p. 84
6
Gasparri, F. Suger, Œuvres, Op. Cit., I, p. 215
7
Bonne, Jean Claude, « Pensée de l’art et pensée théologique dans les écrits de Suger » in Artistes et
philosophes : éducateurs ? C. Descamps (dir.) Paris, Centre George Pompidou, 1994, p. 18.

79
de et par son mode d’apparaître (ici esthétique) »1. Nous dirons plutôt que, d’un côté,
Suger met en scène la Chose se corps-tenant elle-même : le Vide contenant la Chose
qu’est le Corps de Saint-Denis ; et de l’autre, dans sa restauration de reliquaires
Suger ne fait rien d’autre que créer un vide : les châsses en forme de cercueil étant
vides. Tout en exposant les châsses vides Suger fait apparaître la Chose qu’est le
Corps de Saint-Denis comme vide. Ce qui est montré aussi par la nouvelle
architecture.

Revenons à la vieille église supposée consacrée par le Christ. Nous venons de


dire qu’elle était la Chose corps-tenant la Chose. Si nous acceptons cette thèse, nous
devons aussi accepter qu’en détruisant les murs de l’église carolingienne Suger
détruit la Chose. En la détruisant il la fait passer au plan symbolique en tant que
chose, ce sont les nouveaux murs, la nouvelle architecture créée par l’abbé de Saint-
Denis, sa représentation imaginaire de la Chose. Mais pour autant qu’il s’agit ici de
sublimation et non pas de symbolisation, la nouvelle architecture, est élevée quanto
altius, oh ! combien plus haut, à sa dignéité : le vide chosique. Tout en élevant son
église Suger – peut-être le fait-il malgré lui – s’élève à sa choséité de Sujer vide,
toujours le Même vide. Il façonne ici un signifiant à l’image de la Chose tel le potier
façonnant ce « premier signifiant façonné de mains de l’homme »2, le vase.

Nous affirmons : Suger élève son église à sa dignéité, et ce faisant il façonne un


signifiant à l’image de la Chose. Mais tout le problème de la sublimation est que la
Chose n’a pas d’image. Façonner un signifiant à l’image de la Chose n’est autre chose
que créer un vide. Créer un vide, c’est une de manières de traiter la Chose, soit de
sublimer un objet. Suger agrandit le corps de son église tout en créant une nouvelle
architecture « où les vides devaient bientôt l’emporter sur les pleins »3. La nouvelle
architecture non seulement crée un vide mais elle est, elle-même, faite de vides. Nous
y reviendrons.

Pourquoi pouvons-nous affirmer qu’en élevant son église Suger façonne un


signifiant ? Nous venons de dire que créer un vide est, au fond, élever un objet à la
dignité de la Chose. Mais nous comprenons bien que le point de départ n’est ni la
Chose ni l’objet à sublimer. La thèse lacanienne de la sublimation est
fondamentalement créationniste. Il y a un temps zéro de la sublimation, celui de la
création de la place de la Chose par le signifiant, c’est le temps de sa passion du
signifiant. Il y a là un paradoxe : façonner un signifiant, c’est introduire dans le réel
un trou, c’est la création du Vide. Le signifiant crée du vide. Ainsi, pour que
l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose opère, il faut que le signifiant ait déjà
fait trou dans le réel, qu’il ait déjà construit la place de la Chose 4. Mais, justement,
sublimer un objet, c’est l’élever à la dignité de la Chose, l’élévation symbolique d’un
objet imaginaire opère pour trouer cet objet, elle crée donc un vide.
Comme nous l’avons dit plus haut, il y a, à Saint-Denis, toute une série
d’édifices élevés autour des reliques du saint. Le Gloriosae, le récit de la plus ancienne
1
Ibid.
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse », in Op. Cit., p. 145.
3
Erland-Brandenburg, A. « Le premier art gothique. La recherche d’un style » in L’art Gothique. Ed. Citadelles
& Mazenod. T. II, p. 508.
4
Cf. notre chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation », p.p. 108-112.

80
Passion de saint Denis, narre qu’une certaine femme du nom de Catulla avait fait
voler et inhumer le corps de saint Denis dans son champ car même si elle était
païenne elle voulait « faire quelque chose pour plaire au Seigneur ». Ainsi, « lorsque
la ferveur des persécutions commença à fléchir » Catulla « rechercha avec la
sollicitude qui convenait le lieu qui abritait les saints ossements et l’ayant trouvé, elle
le marqua par la construction d’un remarquable mausolée »1. Le mausolée de Catulla
(patronyme forgé sur l’ancien nom de Saint-Denis, vicus Catulacensis) élevé sur la
tombe du saint marque la présence des reliques enterrées, là. Il y avait donc les
reliques enterrées là - reliques que l’on ne voyait pas - et il y avait le mausolée qui
indiquait leur présence, ou plutôt la présence de l’absence des reliques 2.

Le mausolée de Catulla est un représentant symbolique, un signifiant qui crée


du vide car les reliques n’étaient pas dans le mausolée mais sous l’édifice. Sans
l’édifice indiquant la présence de l’absence des reliques il n’y aurait eu ni Passion, ni
Gloriosae, ni reliques, ni mausolée, ni de chapelle mérovingienne, ni de basilique
carolingienne ni d’église sugérienne ni de chapitre de thèse. Tout en marquant le lieu
des reliques, l’édifice de Catulla les fait exister. Au même temps le mausolée est
quelque chose d’organisé autour d’un vide, du vide laissé par les reliques une fois
enterrées. Toute la série d’édifices, la chaîne signifiante dionysienne, s’organisera
autour de ce Même vide.

Comme Catulla, Suger façonne un signifiant mais son entreprise de


destruction créatrice fait coupure dans la série de la chaîne architecturale. F. Gasparri
affirme que la « grande originalité » de l’abbé est « d’avoir été l’artisan de son
renouveau et de sa reconstruction, en même temps qu’il fut le support essentiel du
redressement de la royauté. Enfin, fait unique, il fut l’historien de sa propre œuvre,
dans l’un et l’autre domaine »3. Nous sommes d’accord. Pourtant nous considérons
que la coupure architecturale sugerienne réside en ce que non seulement son
architecture – élevée quanto altius – fait apparaître le Vide autour duquel elle est
construite mais que dans cette nouvelle architecture il s’agit de vider le vide.

Créer un vide, le vider.

1
Auteur anonyme, cité in Atlas historique de Saint-Denis. Michaël Wyss (dir.), Ed. de la Maison des Sciences de
l’Homme, Paris, 1996, document 3, p. 22.
2
Il faut dire ici que d’après E. Salin il existait un cimetière du Haut-Empire antérieur au martyre de saint Denis
où le tombeau du saint aurait été placée. Cf. Salin, E. Les tombes Gallo-romaines et mérovingiennes de la
Basilique de Saint-Denis, Paris, Imprimerie Nationale, 1958. Nous prenons appui sur Patrick Perrin qui affirme
que « le réexamen des sources archéologiques concernant le site de la basilique de Saint-Denis ne permet plus
d’accréditer aujourd’hui l’existence d’un cimetière du Haut Empire ». L’archéologue souligne que les dernières
constatations « sous réserve des progrès des connaissances archéologiques (…) pourraient corroborer le
témoignage de la première Passion de saint Denis ou Gloriosae ». « Un mausoleum du Bas-Empire » in Atlas
historique de Saint-Denis. Op. Cit., p. 28
3
« Suger, abbé de Saint-Denis (122-1151) in in Atlas historique de Saint-Denis. Op. Cit., p. 50.

81
Bien que l’on soit habitué à identifier l’ogive et le gothique, l’emploi de la
première est bien plus ancien que le deuxième 1. Or, avant le gothique, il s’agit des
expériences où l’architecte n’en fait pas un style. Dans ses premiers usages, comme le
souligne Henri Focillon, l’ogive « n’est pas une ressource plastique, l’agrément d’une
combinaison décorative, mais un renfort de maçonnerie. »2 C’est lorsque l’ogive
s’empare de la nef qu’elle apporte véritablement une « modification stylistique »3.
Ainsi, s’il y a des édifices voûtés d’ogives qui demeurent romans, il n’y a pas
toutefois de bâtiments gothiques sans croisée d’ogive. C’est l’art gothique du XIIè
siècle qui « définit l’ogive comme style »4.

Dans le chœur élevé par Suger, dans ce manifeste du gothique, l’architecte fait
un usage volontaire de l’ogive. La voûte ogivale permet la distribution des poussées,
elle canalise en des endroits les retombées recueillies par les supports tout en rendant
le mur inutile entre ceux-ci. Ce qu’elle offre est la possibilité de « décloisonner les
espaces et évider les parois »5. La parfaite canalisation des poussées permet donc de
supprimer le mur entre les supports et de percer vers l’extérieur d’immenses baies.
L’architecture gothique est une architecture qui s’affranchit ainsi de la contrainte de
portée : les appuis deviennent minces, les murs de plus en plus hauts sont percés de
vastes baies6. La lumière peut donc entrer librement. Sans les vitraux que Suger fit
disposer cette lumière aurait désarticulé le volume intérieur7.

La plupart des commentateurs de l’architecture gothique du XIIè siècle


mettent l’accent sur ce qu’ils appellent le « dessein de l’abée », soit la transposition de
« ce qui est matériel en ce qui est immatériel afin de pouvoir être transporté d’ici-bas
dans ce monde plus élevé d’une manière anagogique »8. Ils affirment ainsi que
« Suger surtout conçut le monument comme une œuvre théologique » dont le
fondement est « tout naturellement » la Theologia mystica « du patron de l’abbaye,
saint Denis, c’est-à-dire, croyait-on Denys l’Aréopagite »9, car au cœur de la l’œuvre
se trouve l’idée : « Dieu est lumière »10.

Comme nous l’avons souligné plus haut nous ne nous occupons pas de la
véracité de l’influence du Pseudo-Denys sur Suger. Ce qui nous intéresse est

1
On utilise l’ogive avant le XIe siècle dans l’architecture persane. En occident l’exemple le plus connu est
Durham au nord-est de l’Angleterre. Cf. Lambert, « Les origines de la croisée d’ogives », Offices des Instituts
d’archéologie et d’histoire de l’art, Bulletin Périodique 8-9, 1936-1937, in Recherche Paris, , 1939, p. 131.
2
Focillon, H. « Le problème de l’ogive » (1935) in Recherche 1, Paris, 1939, p. 39.
3
Cf.Erland-Brandenburg, A., « Saint-Denis. Le manifeste de l’abbé Suger » in Rencontres médiévales
européennes p. 17.
4
Focillon, Henri « Le problème de l’ogive », Art. Cit. p. 38.
5
Prache, Anne, « L’architecture de l’abbaye de Saint-Denis » in Saint-Denis, la basilique et le trésor. Dossiers
d’Archéologie, n°261, mars 2001.Ed. Faton., p. 31.
6
Cf. Coste, Anne, L’architecture gothique, Op. Cit., p. 16
7
Il est important de souligner que les vitraux gothiques ne constituent surtout pas des fenêtres au sens albertien
du terme : il ne sont pas en même temps un trou et un bouche-trou, nous pourrions avancer qu’au fond il ne sont
que des bouche-trous qui laissent tout de même passer une lumière lourde de signification. Dans l’architecture
gothique les vitraux ont une rôle essentiel : ils laissent passer la lumière en la chargeant d’une gamme colorée
très riche, ils ferment le volume vers l’extérieur, ils sont chargés d’une lourde signification religieuse.
8
Erland-Brandenburg, A. La Basilique de Saint-Denis, Paris, 1981.
9
Duby, G. Le temps des cathédrales. L’art et la société 980 – 1420. Ed. Gallimard, 1976, p.123.
10
Ibid., p. 124.

82
l’expérience vécue de l’abbé aussi bien que ce que son architecture montre. Elle ne
montre pas la montée anagogique mais elle montre le videment des murs.

Nous pensons que Suger se trouve entre l’architecte et l’hystérique. Si


l’hystérique de Charcot s’arc-boute, le Suger de Saint-Denis s’art-chitecture.

Dans nos chapitres « Elever un objet à la dignité de la Chose » et « Mettre autre


chose à la place de la Chose : l’architecture comme corps-tenu » nous avons dit que
l’architecte réussit là où l’hystérique échoue 1. L’un et l’autre entourent le vide
chosique refoulé, le premier le fait avec le corps de son édifice tandis que le deuxième
le fait avec son propre corps, mon corps-tenu par excellence. Mais, le sujet hystérique
ne réussit pas vraiment à élever ce corps, mon corps-tenu, à la dignité de corps-tenant.
Dans sa confusion imaginaire avec mon corps-tenu, le sujet hystérique se met lui-
même à la place de la Chose. Dans l’hystérie l’objet imaginaire désiré ne parvient ni à
voiler vraiment le Vide – ce vide que le sujet ne peut pas assumer comme étant le
sien – ni à le dévoiler ; c’est pour cela que l’objet désiré ne parvient pas à donner au
sujet l’illusion de satisfaire son désir, il ne peut donc pas lui donner l’illusion de
remplir son propre vide. L’architecte, lui, réussit à élever le corps de son bâtiment,
identifié avec mon corps-tenu, à la dignité du corps-tenant vide.

L’artiste-bâtisseur enferme le vide chosique en lui-même et dans son œuvre


d’art en tant qu’objet imaginaire auquel il s’identifie, il l’enferme ainsi dans quelque
chose qui semble ne pas être le Vide mais qui au fond crée un vide. En mettant le
corps de son édifice à la place de la Chose, l’architecte organise le Vide tout en créant
un vide mais il ne se met pas lui-même à la place du Vide.

1
Chapitre 2.4., p.p. 183-189 et Chapitre 4.1.5. p.p. 304-310.

83
Tableau XXVI. L’art et la structure Symbolique-Imaginaire-Réel

SYMBOLIQUE IMAGINAIRE REEL

Signifiant Art objet Structure objet Chose


narci signifiante sublimé
ssiqu
e
Conversions et
somatisations /la Le Vide
L’hystérique Hystérie mon corps série d’hommes L’hystériqu du corps
de l’identification e d’une femme
hystérique

Le Amour une femme Poèmes et rites La Dame Le Vide


troubadour courtois courtois au cœur de
la Dame

Le peintre Anamorphose une image Image Le miroir Le trou


catoptrique mathématisée noir

Le théoricien- Architecture mon corps- Proportions Le Le Vide


architecte de la tenu du corps bâtiment cerné par le
Renaissance humain corps du
bâtiment
Architecture La
Suger gothique du Moi, Vers et portails Basilique Sujer
XIIè siècle Suger historiés de Saint- vide
Denis

En modifiant notre Tableau XXIV1 nous voulons souligner ce qui suit :

a) Entre le signifiant et la Chose il y a l’objet imaginaire.


b) La structure symbolique-imaginaire-réel se trouve dans l’art.
c) L’imaginaire de la sublimation ne peut être élevé au réel de la Chose sans
la structure signifiante qui en fait le tour.
d) L’objet sublimé est un objet imaginaire qui met le sujet en rapport indirect
avec le réel de la Chose.-

D’autre part, notre nouveau tableau nous permet de constater qu’entre


l’architecte de la Renaissance et mon corps-tenu il y a l’architecture, ce qui permet à
l’artiste de mettre, entre lui et son corps, le corps de son édifice, l’œuvre à laquelle il
s’identifie. Entre le sujet hystérique et mon corps-tenu il y a l’hystérie certes, mais cela
1
Cf. notre chapitre précédent « Mettre autre chose à la place du Vide : l’architecture comme corps-tenu », p.
304.

84
ne permet pas au névrosé de mettre quelque chose entre lui et son corps, au
contraire, le sujet hystérique s’identifie, sans intermédiaire, à mon corps-tenu.

De son côté, Suger met son corps entre lui et son œuvre, il est toutefois lui et
son oeuvre. Dans son expérience1 Suger se met lui-même à la place vide créée par le
corps de son église. Lorsqu’il a l’impression de « pouvoir être transporté, par la grâce
de Dieu, de ce monde inférieur vers le monde supérieur suivant le mode
anagogique », l’abbé de Saint-Denis agit en hystérique, il met son propre corps à la
place de la Chose, à la place vide créée par l’élévation du corps de son église.
Sugerius, surgit. Suger s’élève de lui-même à la dignité de la Chose. Mais lorsqu’il fait
élever son église, l’abbé agit en architecte : tout en entourant le Vide avec le corps de
son église, il crée un vide. Sugerius, surgit, Suger s’élève à sa dignéité de Sujer vide.
Pourtant – et c’est là la singularité de l’expérience de l’abbé médiéval – il se met lui-
même à la place de son vide comme Sujer du signifiant sans pour autant plonger
dans le Vide. Suger ne se défenestre pas, il sublime. Pourtant, comme nous le verrons
plus loin, il « plonge dans l’abîme »2.

Ce qui se dégage de ce que nous pouvons désigner comme l’Erlebnis


sugerienne est que le sujet peut agir en artiste hystérique ou en hystérique artistique.
Le premier ne parvient pas à élever son œuvre à sa dignéité, même s’il crée des
nouveaux objets, même s’il croit faire de l’art ; le deuxième, parvient à s’élever de lui-
même à sa dignéité en faisant de son propre corps son œuvre, une œuvre d’art. Il y
aurait donc des artistes qui symptômatisent et des hystériques qui subliment. En tant
qu’artiste, je symptômatise lorsque je m’identifie à mon œuvre avec laquelle je ne
parviens vraiment ni à voiler mon vide en tant que sujet du signifiant ni à le dévoiler.
Je m’acharne ainsi à recouvrir le Vide avec l’objet imaginaire, je le remplis de
signification. En tant qu’hystérique, je sublime lorsque je parviens à vider mon corps-
tenu, la représentation imaginaire de moi-même. J’agis donc en artiste : je vide l’objet
imaginaire, je l’élève ainsi à la dignité de la Chose, je crée un vide.

Lorsque notre abbé médiéval parle de la consécration de son chevet il nous


dit : « Il fallait voir (Videres) – et ce n’est pas sans une grande ferveur que les
assistants le voyaient (et qui aderant non sine devotione maga videbant) – le chœur de
tant et de si grands pontifes dans la beauté de leurs vêtement blancs ». Il fallait voir
« ces hommes glorieux, si admirables, célébrer si pieusement les noces de l’Epoux
éternel qu’ils semblaient aux yeux du roi et de la noblesse présente un chœur céleste
plutôt que terrestre, une œuvre divine plutôt qu’humaine (tam gloriosos et admirabiles
viros eterni sponsi nuptias tam pie celebrare, ut potius chorus celestis quam terrenus, opus
divinum quam humanum, tam regi quam assistenti nobilitativideretur apparere) »3. Pour
1
Nous retranscrivons encore une fois le passage : « Ainsi lorsque, dans mon amour pour la beauté de la maison
de Dieu, la splendeur multicolore des gemmes me distrait parfois de mes soucis extérieurs et qu’une digne
méditation me pousse à réfléchir sur la diversité de saintes vertus, me transférant des choses matérielles aux
immatérielles j’ai l’impression de me trouver dans une région lointaine de la sphère terrestre, qui ne résiderait
pas toute entière dans la fange de la terre ni toute entière dans la pureté du ciel et de pouvoir être transporté, par
la grâce de Dieu, de ce [monde] inférieur vers le [monde] supérieur suivant le mode anagogique (anagogico
more) ». Suger, De Administratione, II, 13, p. 135
2
Cf. plus loin, p.p. 351-354.
3
De Consecratione, p. 45

85
notre abbé l’objet imaginaire, un chœur terrestre, une œuvre humaine, se présente
représentant autre chose, le chœur céleste, l’œuvre divine. Nous pouvons dire qu’il
essaie ici de sublimer, d’élever une œuvre humaine à la dignité de l’œuvre divine. Il
fallait voir, videres. Et il imagine que ses invités subliment eux aussi, qu’ils élèvent le
chœur terrestre à la dignité du Chœur Céleste car « ce n’est pas sans une grande
ferveur que les assistants le voyaient ».

Il en va de même lorsque le Troubadour Thibaut de Champagne chantant sa


Chose nous dit qu’il peut « la voir avec les yeux du cœur car ceux du visage sont trop
loin d’elle »4. Hugues de Saint-Victor affirme également que pour contempler la
Sagesse divine, il faut la regarder avec « l’œil de la contemplation » et non pas avec
« l’œil de la chair »1.

Or, si le troubadour et le théologien parviennent à élever leur objet à la dignité


de la Chose tout en la regardant avec les yeux du cœur ou ceux de la contemplation,
notre Sujer-religieux ne parvient pas vraiment à élever son chœur terrestre à aucune
Autre dignité. Il essaie, il fait sa mise en scène mais il ne vide pas son objet, il reste
rempli de signification : il célèbre les noces de l’Epoux.

Suger ne vide pas son chœur terrestre, pourtant il vide son œuvre humaine,
son église. Videres ! En latin, videres, « voir », a peu avoir avec vocitare, « vider ». Mais
nous ne pouvons pas ne pas lire vider dans le voir, videres, de Suger. Car ce qu’il fait
avec son œuvre humaine est justement la vider. Et ici l’expérience de Suger se
rapporte encore une fois à celle de l’architecte Eupalinos lorsque celui-ci affirme : « il
me semble d’avoir fait de l’existence qui me fut donné, une sorte d’ouvrage
humaine »2. Suger vide son œuvre humaine, il vide son église pour qu’elle soit « une
couronne d’oratoires » grâce à laquelle elle brille « de la lumière admirable et
ininterrompue de vitraux resplendissants illuminant la beauté intérieure » 3. La
lumière gothique illumine le vide que l’édifice entoure.

Mais il faut insister ici sur ce que l’expérience esthétique de la lumière n’est
rendue possible que grâce à l’évidement réel des parois de l’édifice.

L’architecture gothique est la matérialisation d’un évidement.

4
Thibaut de Champagne, Chanson XXXVI, Recueil, Op. Cit., p. 90.
1
Sicard, P., Hugues de Saint-Victor et son école, Op. Cit., p. 246. Cf. notre chapitre « Sublimation
contemplative : montée anagogique et élévation de l’âme », p.p. 237-240.
2
Paul Valéry, « Eupalinos ou l’Architecte », in Op. Cit., p. 28.
3
De Consecratione, p. 27

86
4.2.2. Verticalité

Nous étudierons la relation entre la sublimation et la verticalité, en architecture et


dans la psychanalyse. Nous commencerons l’analyse de cette relation à partir de ce que Freud
en dit dans « Malaise dans la civilisation » : la « verticalité » de l’homme (die
Aufrichtung des Menschen) est « au commencement du processus inéluctable de la
civilisation » (Freud, 1930). Nous verrons que cette thèse est en relation avec l’opération de
déviation (Ablenkung) (Freud, 1905, 1914) qui travaille pour modifier le but de la pulsion
tout en le rendant plus élevé, höheres Ziel. Nous rapporterons ce höheres Ziel de la
psychanalyse freudienne au quanto altius de l’architecture sugerienne, tout en soulignant
que ce que les post-freudiens ont fait de la verticalité de la sublimation freudienne, W.
Worringer, (1927) l’a fait de la verticalité gothique.

Nous analyserons la logique de l’insatisfaction comme productrice de la grande


poussée vers le Haut tout en démontrant que le cercle établi entre l’édification de la
civilisation et l’opération de la sublimation n’est pas un tout bénéfique mais un tout
plutôt déréglé qui montre le lien entre sublimation et pulsion de mort (Freud, 1923), ce qui
implique la dangerosité de l’opération (Lacan, 1957, 1960).

Nous démontrerons que le sublimant freudo-lacanien libère de la pulsion de mort.


Ainsi nous étudierons comment l’élévation sujerienne d’un objet à la dignité de la Chose
permet au Sujer de s’approcher du « champ de la destruction absolue », soit le « champ
central du désir », tout en l’en maintenant à distance.

Comme nous l’avons souligné dans notre chapitre précédant, l’architecture ex-
siste au vide qu’elle entoure. Une des particularités de l’architecture gothique est que
le squelette est rejeté à l’extérieur, toute la structure qui soutient le bâtiment se trouve
à l’extérieur de lui, c’est ce qui va permettre aux édifices gothiques de s’élever de
plus en plus hauts. Dans tout édifice il y a des forces verticales, mais à partir d’une
certaine hauteur les poussées deviennent obliques. Sans la voûte d’ogives et l’arc-
boutant gothiques les piliers porteurs atteignant une certaine hauteur pourraient se
casser. La voûte constitue une pression latérale, l’arc-boutant recueille ces pressions
latérales et les dirige vers le pilier de coulée, ainsi, la force redevient verticale. Les
pressions latérales sont canalisées, dirigées vers le bas. L’édifice tient par cette
structure qui au fond l’entoure. Car, architecturalement parlant la façade n’est là que
pour faire office de blocage1.

La structure architecturale entoure le vide créé par le bâtiment lui-même tenu


par cette structure, le bâtiment gothique est ainsi un corps-tenu par la structure des
arcs-boutants et de façade qui l’entoure.

1
Cf. « Cathédrales » documentaire de J. F. Delassus. J. Le Goff et R. Recht, conseillers historiques.

87
Nous avons parlé longuement du désir de hauteur de celui qui est qualifié de
créateur de l’architecture gothique. Nous avons dit qu’il s’agissait moins d’un désir
d’aller vers le Haut que d’enfermer les Hauteurs Célestes dans un vase de pierre
gigantesque. Autrement dit, il s’agit d’aller vers les Hauteurs afin de les faire
descendre ! C’est aussi la thèse de Jean Claude Bonne lorsqu’il affirme que « l’abbé
de Saint-Denis célèbre non l’envol de l’âme au-delà du monde sensible mais plutôt la
descente du monde céleste dans le chevet de sa basilique »1. Dans l’ « élever », de la
nouvelle architecture se trouve donc le « rabaisser » que le mot latin, elevare, contient
ainsi que nous l’avons souligné plus haut.

Ce désir de hauteur est un désir de verticalité. Si l’on croit le Dictionnaire


historique de la langue française2, le terme « hauteur » prend au XIIè siècle, vers 1155, le
sens de « dimension dans le sens vertical », c’est-à-dire perpendiculaire au plan de
l’horizon (emprunt au bas latin verticalis, dérivé du classique vertex « sommet »,
« point culminant du ciel »). Nous pourrions aller jusqu’à dire alors que c’est à partir
de la nouvelle architecture sugerienne (1144) que le mot « hauteur » (altus, ancien
participé passé de alere « nourrir, faire grandir ») acquiert ce nouveau sens.

Verticalité et sublimation

Freud a eu une réflexion sur la « verticalité » de l’homme et il l’a rapportée à


l’opération de sublimation et au processus de civilisation. Dans son Malaise dans la
civilisation, il nous dit que la « verticalité » de l’homme (die Aufrichtung∗ des
Menschen) est au « commencement du processus inéluctable de la civilisation » car
en rendant « visibles les organes génitaux jusqu’ici masqués » elle a engendré « la
pudeur ». Le créateur de la psychanalyse affirme qu’ « il est impossible de ne pas se
rendre compte » de ce que « l’édification de la civilisation repose sur le principe du
renoncement aux pulsions instinctives (in welchem Ausmass die Kulture auf
Triebverzicht aufgebaut ist) » ; cette édification « postule précisément la non-
satisfaction (répression, refoulement ou quelque autre mécanisme) de puissants
instincts »3.

Nous soulignons le terme d’ « édification » (aufgebaut) car c’est à partir de cela


que Freud peut affirmer que la civilisation exige aussi que les pulsions sexuelles
soient « remaniées, transformées, tournées vers des buts plus élevés pour ériger les
constructions psychiques culturelles (kulturellen seelischen konstruktionen)»4.

La verticalité de l’homme produit donc la pudeur. Pour Freud, celle-ci, aussi


bien que le dégoût et les aspirations esthétiques et morales, n’est rien d’autre qu’une
1
Bonne, J.C, « Pensée de l’art et pensée théologique dans les écrits de Suger » in Artistes et philosophes :
éducateurs ? C. Descamps (dir.) Paris, Centre George Pompidou, 1994, p. 22. Nous ne suivons pas l’auteur dans
toutes les thèses proposées dans cet article mais seulement dans celles citées ici.
2
Alain, Rey (dir.). Dictionnaire le Robert, Paris, 1992.

Cf. p. 366, n. 1.
3
Malaise dans la civilisation, 1930. J. Odier (trad.), P.U.F., Paris, 1971, p. 47 et G. W., t. XIV, Op. Cit., p. 457.
4
« Le trouble psychogène de la vision » (1910), in Névrose, Psychose et Perversion, P.U.F. 1976, p. 170. et
G.W. t. VIII, Op. Cit., p. 98

88
« digue psychique »1. Ces « digues psychiques » (psychischen Dämme) sont établies par
la sublimation – telle que Freud la comprend dans ses Trois essais – en tant que
construction d’un système de défense.

Dans ce même écrit Freud nous dit que « la dissimulation du corps (…) tient
en éveil la curiosité sexuelle, laquelle aspire à compléter pour soi l’objet sexuel en
dévoilant ses parties cachées, mais peut aussi être détournée (abgelenkt) (« sublimée »
(sublimiert)) en direction de l’art, lorsqu’il devient possible de détacher des parties
génitales l’intérêt qu’elles suscitent pour le diriger vers la forme du corps dans son
ensemble »2. Freud assume ici ce que l’art doit au corps, à mon corps-tenu. Pour lui la
forme du corps dans son ensemble est un voile à l’énigme de la sexualité.

Si nous lisons cette réflexion à partir de ce que Freud en dit en 1930, alors il
nous est permis de déduire que c’est la verticalité de l’homme qui permet de
satisfaire l’une des exigences de la civilisation, la déviation (Ablenkung) de la pulsion
sexuelle, soit l’opération de la sublimation freudienne de 1914. Comme nous l’avons
vu tout au début de notre recherche cette déviation travaille pour modifier le but de
la pulsion tout en le rendant plus élevé, höheres Ziel (höher, comparatif de hoch,
« haut », « supérieur », « élevé »)3.

Nous constatons chez Freud un important rapport entre la verticalité de


l’homme et l’opération de la sublimation : si l’homme ne s’était jamais décidé à « la
marche verticale (aufrechten Gang) »4 l’édification de la civilisation et des activités
culturelles n’aurait jamais eu lieu.

Cette édification de la civilisation repose sur le principe de renoncement à la


satisfaction pulsionnelle. Comme nous l’avons dit dans notre tout premier chapitre
sur les formules de la sublimation, ce renoncement est au commencement de « la
maladie nerveuse du temps modernes »5. L’homme civilisé est pour le créateur de la
psychanalyse un homme malade6. La civilisation exige la déviation de la pulsion
sexuelle vers de buts toujours plus élevés. Néanmoins ceci n’est pas la cause de la
maladie nerveuse de l’homme. Non seulement il est impossible de dévier
complètement la pulsion mais il y a également une exigence de satisfaction
pulsionnelle directe. Or, si l’homme civilisé est un homme malade c’est parce que la
satisfaction complète est impossible même sans déviation de la pulsion. Pourtant,

1
Freud, S. Trois essais sur la théorie de la sexualité,, Op. Cit., p.p. 100-101 et G. W., t. V, Op. Cit., p. 79. Cf.
aussi notre chapitre 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction… », p. p. 23, 32.
2
Freud, S. Trois essais sur la théorie de la sexualité,, Op. Cit., p. 66 et G. W., t. V, Op. Cit., p. 55
3
Cf. notre Chapitre 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction… », p.p. 26-30.
4
Malaise dans la civilisation, 1930. J. Odier (trad.), P.U.F., Paris, 1971, p. 47 et G. W., t. XIV, Op. Cit., p. 457.
5
Cf. Freud, S. « La morale sexuelle « civilisée » et la maladie nerveuse du temps modernes », in La vie sexuelle.,
P.U.F. 1969. Cf. aussi notre chapitre 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction… », p.p. 26-
30.
6
Si pour H. Wölfflin l’homme des cavernes serait un homme sans corps (du fait que c’est l’architecture qui « fait
apparaître l’existence corporelle des hommes » (Cf. notre chapitre 4.1.1. « Freud et Wölfflin », p. 267), pour
Freud l’homme primitif serait un homme sans maladie nerveuse. Il faut, bien sur, ajouter que l’homme primitif
reste primitif parce qu’il n’a pas érigé un surmoi qui exige la punition ; il n’y a pas de civilisation parce qu’il n’y
a ni conscience morale ni sentiment de culpabilité car pour le primitif c’est toujours la faute au fétiche. Cf.
Freud, S. Malaise dans la civilisation, Odier, Ch. (trad.), p.p. 83-84.

89
c’est justement cette impossibilité qui devient la source de la production culturelle,
soit de ce que Freud considère comme un but plus élevé, höheres Ziel. La logique
même de l’insatisfaction produit ainsi la grande poussée vers le Haut.

Au début, c’est la verticalité de l’homme : cette verticalité rend possible la


sublimation et est en même temps au commencement du processus de civilisation ;
celle-ci exige la sublimation qui permet d’ériger des constructions psychiques
culturelles qui nécessitent la sublimation qui permet la civilisation qui exige la
sublimation… Il s’établit ainsi un cercle qui semblerait le processus évolutif d’une
civilisation allant vers des buts supérieurs, vers une verticalité civilisatrice poussant
vers de buts toujours plus élevés.

Mais il n’en est rien. En 1930, Freud affirme, en effet, que la sublimation
« constitue l’un des traits les plus saillants du développement culturel » car « c’est
elle qui permet aux activités psychiques élevées, scientifiques, artistiques ou
idéologiques, de jouer un rôle si important dans la vie des êtres civilisés »1. Mais ce
Freud du Malaise n’attribue pas vraiment une haute valeur à l’opération de la
sublimation, il la considère tout simplement comme une « consolation » dans notre
« vie » d’hommes malades car civilisés. L’élévation du but de la pulsion est pour le
créateur de la psychanalyse une « douce narcose » ; même si elle élève très haut les
buts pulsionnels, la sublimation n’est toutefois « suffisamment forte pour faire
oublier » notre « misère réelle »2 d’hommes malades car civilisés.

Dans le chapitre VII de son Malaise dans la civilisation, lorsque Freud


s’interroge sur l’origine de la morale, il affirme que l’on doit concevoir « l’évolution
de la civilisation » comme ce qui montre « la lutte entre l’Eros et la mort (…) telle
qu’elle se déroule dans l’espèce humaine »3. Son point de départ est la thèse sur la
pulsion de mort comme étant l’ « entrave la plus redoutable » à la civilisation pour
autant que celle-ci « serait au service de l’Eros, et voudrait à ce titre, réunir des
individus isolés, plus tard des familles, puis des tribus, des peuples, ou des nations,
en une vaste unité : l’humanité »4. Freud est contraint de répondre à la question du
« comment la civilisation lutte-t-elle contre la tendance à l’agression et donc pour son
propre développement ou évolution ? ». Sa réponse est, d’une part, l’exigence au
renoncement pulsionnel et, d’autre part, la théorie sur la sociogenèse du surmoi,
instance produite par la civilisation elle-même 5. Le renoncement pulsionnel est donc
imposé de l’intérieur par le surmoi – identifié par Freud à la conscience morale 6 – qui

1
Malaise dans la civilisation, Odier, Ch. (trad.), PUF., 1971, p. 47
2
Malaise dans la civilisation, Cotet, P. (trad.), p. 24.
3
Malaise dans la civilisation, Odier, Ch. (trad.), p. 78.
4
Ibid., p. 77
5
« La civilisation domine la dangereuse ardeur agressive de l’individu en affaiblissant celui-ci, en le désarmant,
et en le faisant surveiller par l’entremise d’une instance en lui-même, telle une garnison placée dans un ville
conquise », Ibid., p. 80
6
« Là [dès que l’agression est retournée contre le propre Moi], elle [l’agression] sera reprise par une partie de ce
Moi, laquelle, en tant que « Surmoi », se mettra en opposition avec l’autre partie. Alors, en qualité de
« conscience morale », elle manifestera à l’égard du Moi la même agressivité rigoureuse que le Moi eût aimé
satisfaire contre des individus étrangers » p.80

90
paradoxalement « se comporte (…) avec d’autant plus de sévérité et manifeste une
méfiance d’autant plus grande, que le sujet est plus vertueux »1.

Ainsi, le cercle qui s’établit n’est pas un tout bénéfique entre la civilisation et la
sublimation poussant vers des buts toujours plus élevés, mais il s’agit d’un cercle
plutôt déréglé où le surmoi exige le renoncement pulsionnel qui satisfait le surmoi
qui exige le renoncement à la satisfaction qui satisfait le surmoi qui exige le
renoncement… Le « Malaise dans la civilisation » est un « dérèglement »2 : plus on
renonce à la satisfaction pulsionnelle exigée par le surmoi plus le surmoi se satisfait
devenant d’autant plus sévère et intolérant3.

Alors « il reste à l’intérieur de ce dérèglement à savoir, comment, au fond de la


vie psychique, les tendances peuvent trouver leur juste sublimation »4.

Pour le Freud du Malaise, cette « juste sublimation », non seulement elle n’est
qu’une petite narcose qui n’est pas « d’une utilisation générale » car « accessible qu’à
peu d’hommes », mais en plus elle ne peut même pas « accorder une parfaite
protection contre la souffrance »5. Pourtant si faible qu’elle soit, la sublimation reste
ici une consolation compensatoire et un processus qui pousse vers le Haut.

En revanche, pour le Freud de 1923, dans « Le moi et le ça », la sublimation


travaille au service de la mort6. La déviation du but de la pulsion passe ici par le moi
qui « commence par transformer la libido d’objet sexuelle en libido narcissique »7, ce
que Freud désigne du terme de « désexualisation »8. Dans cette transformation, le
moi est tellement rempli de libido qu’il cherche à se vider. Ce vidage du moi entraîne
« la désunion des différentes pulsions fondues ensembles »9 ce qui fait de la
sublimation en tant que désexualisation un ennemi d’Eros.

Dans le processus de civilisation, dans cette lutte entre l’Eros et la mort, la


sublimation ne serait donc pas du tout du côté du premier protagoniste mais du
seconde. Car pour parvenir à dévier le but de la pulsion, et donc à produire une
œuvre « élevée », le sujet a été contraint à vider son moi ; il a été obligé de se
confronter à la destruction. Ici, le moi ne travaille plus à la réunification de son
érotique mais à la désunion. En 1923, Freud pose donc qu’il y a quelque chose de
dangereux dans l’opération de la sublimation. Ce qui suppose que loin de servir à la
civilisation, loin de travailler pour la réunion des individus isolés en cette vaste unité
qu’est l’humanité, la sublimation viendrait empêcher cette union tout en poussant
1
Ibid., p. 82
2
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 72
3
« A l’origine la conscience (ou plus exactement l’angoisse qui deviendra plus tard la conscience) est en fait la
cause du renoncement à la pulsion, mais ultérieurement la relation se renverse. Tout renoncement pulsionnel
devient alors une source d’énergie pour la conscience, puis tout nouveau renoncement intensifie à son tour la
sévérité et l’intolérance de celle-ci » Ibid., p. 86.
4
« L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 72
5
Malaise dans la civilisation, Cotet, P. (trad.), p.p. 22-23.
6
Cf. notre chapitre 1.1. « De la sublimation définie par rapport à la satisfaction… », p.p. 30-32.
7
« Le moi et le ça » (1923), in Essais de psychanalyse, Op. Cit., p. 270.
8
Ibid., p.288 et p. 300
9
« Le moi et le ça » (1923), in Essais de psychanalyse, Op. Cit., p. 270.

91
vers la désunion de l’humanité1 et en renforçant « l’entrave la plus redoutable » de la
civilisation, la pulsion de mort. C’est là le danger de la sublimation.

La sublimation lacanienne va dans ce sens. Elle ne va pas vers le Haut car « il


n’y a pas de tendance vers des formes supérieures »2. C’est pour cela que Lacan peut
dire que « selon le mode de la sublimation propre à l’art » l’amour courtois met « à la
place de la Chose, (…) quelque malaise dans la culture »3.

De ce fait, non seulement la sublimation n’est guère une élévation vers des
buts supérieurs mais elle est surtout un rabaissement vers le réel. Ceci est souligné
par Lacan dès 1957 quand il évoque la dangerosité de la sublimation en posant sa
dimension corrélative : « celle par laquelle l’être s’oublie lui-même comme objet
imaginaire de l’autre »4. Rappelons qu’en 1957, la sublimation est cette opération
grâce à laquelle le sujet « s’adresse et se commande à lui-même à partir de son autre
imaginaire »5. Comme nous l’avons souligné dans notre chapitre sur la
représentation6, la sublimation opère ici pour qu’il y ait une coïncidence entre le
guide qui commande le sujet, l’Idéal du moi, et le moi-idéal, soit entre notre désir
reconnu par le symbole et ce que nous désirons, la représentation imaginaire de ce
que nous sommes. C’est exactement ce qui se passe dans le phénomène amoureux, la
Verliebtheit. Or, le sujet peut arriver à pousser la passion de l’amour et de la
sublimation jusqu’à la mort, c’est pour cela que nous avons dit que la sublimation de
1957 rappelle la remarque finale du séminaire de 1954-1955 : « …chaque fois que
l’autre est exactement le même que le sujet, il n’y a pas de maître autre que le maître
absolu, la mort »7.

Dans les années soixante, Lacan pose que la sublimation rabaisse le sujet vers
le réel pour autant qu’elle élève un objet imaginaire à la dignité de la Chose réelle. La
« juste sublimation » est ici celle qui parvient à élever l’imaginaire au réel sans pour
autant le rejoindre. Car étant donné qu’elle est une opération qui va vers le réel, la
sublimation, nous l’avons déjà souligné8, peut justement finir par confondre
imaginaire et réel. C’est là le danger. Or lorsque ce danger survient c’est parce que la
sublimation ne tient plus.

L’élévation d’un objet à la dignité de la Chose permet, d’une manière


indirecte, de faire exister un certain rapport à la Chose. La sublimation permet de
nous rapprocher indirectement de la Chose, soit du « champ d’accès à ce dont il

1
Nous pourrons, par exemple, imaginer une civilisation composée uniquement des sujets agissant tous en
artistes, il n’y aurait pas une collectivité civilisatrice unifiée mais une singularité artistique divisée où chaque
sujet édifierait sa propre civilisation avec ses propres règles, interdits et jouissance.
2
Lacan, J. « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre II,
Op. Cit., p. 447.
3
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 180.
4
Lacan, J. « La relation d’objet » in Le Séminaire, livre IV, Op. Cit., p. 434.
5
Ibid.
6
Cf. chapitre 1.2. « De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation », p.p. 48-50.
7
Lacan, J. « Les écrits techniques de Freud » in Le Séminaire, livre I, Op. Cit., p. 436.
8
Cf. le chapitre 2.3. « Sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme paradigme de la
sublimation », p.p. 166, 167 et chapitre 3.4. « Sublimation miraculeuse : images médiévales sublimées », p. 255-
256.

92
s’agit quant au désir »1 ; elle permet de nous y rapprocher tout en nous en tenant à
distance. Car elle met deux barrières entre le sujet du signifiant et la Chose réelle : le
Bien et le Beau. Il nous faut nous tenir à distance de la Chose puisqu’il s’agit au fond
du « champ de la destruction absolue »2. Or, pas d’élévation d’un objet à la dignité de
la Chose sans confrontation avec cette destruction. Le sublimant freudo-lacanien
dégage de la pulsion de mort.

Comme Freud en 1923, Lacan pose en 1960, le vidage comme travail préalable
à la sublimation. Mais le célèbre psychanalyste français va bien plus loin. Il nous dit
que « dans toute forme de sublimation, le vide sera déterminatif »3. Dans la
sublimation le vide est là au commencement, au milieu et à la fin. Or, le
commencement, le milieu et la fin se présentent tous trois simultanément au moment
de l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose.

Au commencement : le temps zéro de la sublimation est la création du Vide


par le signifiant4 ; au milieu : le refoulement, le déplacement et la forclusion sont les
conditions de la sublimation pour autant qu’elles vident la place de la Chose 5 ; à la
fin : la sublimation opère pour vider l’objet imaginaire élevé ainsi à la dignité de la
Chose réelle6.

Il s’agit de vider le Vide, une et mille fois. Dans les mille et une nuits,
Schéhérazade ne fait que mettre une histoire à la place de sa mort, une et mille
histoires car aucune d’elles, même s’il s’agit de la Même histoire, ne peut remplir le
vide chosique autour duquel elles tournent, tout en le dévoilant puisque la « fille de
la ville » sait très bien que derrière ses histoires il n’y a rien d’autre que sa
destruction absolue.

Sublimation sujerienne

Le temps un de la sublimation se constitue de deux moments logiques : la


venue d’un objet dans le Vide (ou le fait de mettre autre chose à la place de la Chose),
ce qui implique un mouvement vers le haut, une élévation, et la venue du Vide dans
l’objet (ou le fait de créer un vide), ce qui implique un mouvement vers le bas, une
descente. Nous retrouvons ces deux temps dans la réflexion freudienne de 1923 et
aussi dans la réflexion panofskyenne sur Suger.

Nous avons vu7 que pour l’historien de l’art Suger « projette son moi dans le
monde qui l’entoure jusqu’à ce que son moi tout entier soit absorbé par ce qui
l’environne »8. Nous pouvons maintenant affirmer que, dans la logique de la
1
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Le Séminaire, livre VII, Op. Cit., p. 255.
2
Ibid., p. 256
3
Ibid., p. 155.
4
Cf. notre chapitre 2. « Les temps logiques de la sublimation », p. 113-118.
5
Cf. notre chapitre 2.5. « Elever un objet à la place de la Chose », p. 174-183.
6
Cf. nos chapitres 3.1. « Mise en scène de la sublimation », p.p. 203-216 et 4.1.5. « Mettre autre chose à la
place du Vide : l’architecture comme corps-tenu », p. 291-314.
7
Cf. plus bas, p.p. 332-333.
8
« L’abbé Suger de Saint-Denis », Op. Cit., p. 54-56.

93
sublimation, cette projection du moi dans le monde environnant correspond, d’une
certaine manière, chez Freud, au travail de la sublimation aux côtés de l’Eros, là où
elle opère pour « réunifier et lier » tout en servant à la réalisation de l’« aspiration
unitaire qui caractérise le moi »1. Pour notre part, en suivant la logique lacanienne,
nous avons soutenu que la sublimation n’est une projection du moi que dans le
temps de la venue d’un objet dans le Vide. Ici la sublimation « maintient l’intention
principale de l’Eros »2 pour parler comme Freud ; ici elle élève un objet imaginaire
pour parler comme Lacan. Mais la sublimation ne s’arrête pas là. Chez l’historien de
l’art elle va jusqu’à « l’effacement du moi » du fait qu’il est « absorbé par ce qui
l’environne ». Pour Freud elle va jusqu’à entraîner la désunion des pulsions tout en
se mettant au service de la mort. Dans la logique lacanienne que nous étudions il
s’agit du temps de la venue du Vide dans l’objet : ici la sublimation va vers le réel,
elle abaisse le sujet au réel car elle élève un objet à sa dignéité, elle crée donc un vide.

La sublimation sujerienne nous montre cette logique.

Il y a un désir de hauteur chez le créateur du gothique, un désir d’élévation.


C’est grâce à la croisée d’ogives contrebutée par les arcs-boutants que les édifices
gothiques pourront « monter de plus en plus haut des voûtes de plus en plus légères
sur des vaisseaux de plus en plus larges et de plus en plus éclairés »3. Cet éclairage
est possible à partir de ce qu’offre l’ogive : l’évidement des murs (Ill. 12 et 13), le-vide-
ment.

L’architecture gothique est la matérialisation d’un vide-ment. Il s’agit


justement d’un vide « trompeur » car il n’est pas le Vide de la Chose impénétrable
par autre chose qu’elle-même mais un vide tout à fait pénétrable 4. Le vide gothique
est pénétrable par n’importe quoi, le trésor de Saint-Denis ou la foule de touristes,
mais il est surtout pénétrable par la lumière.

Suger dit de cette lumière qu’elle « illumine la beauté intérieure »5. C’est à
travers la matérialité de la lumière que Sugerius, surgit, que Suger s’élève vers « le
vrai ». Rappelons les vers que l’abbé fait inscrire sur les portes dorées de son église :

« L’esprit engourdi s’élève vers le vrai à travers des choses matérielles,


Et, plongé d’abord dans l’abîme, à la vue de cette lumière, il ressurgit ».

Tout semble indiquer que cette élévation vers le vrai n’en est pas une vers le
Haut car Suger est « plongé d’abord dans l’abîme ». Il s’agirait donc plutôt d’une
élévation paradoxale qui va plutôt vers le bas 6, d’une plongée. Nous pouvons aller

1
Freud, S. « Le moi et le ça », Op. Cit., p. 288. Cf. aussi notre chapitre 1.1. « De la sublimation définie par
rapport à la satisfaction… », p. p. 30-32.
2
Ibid.
3
Aubert, Marcel. Cathédrales et trésors gothiques de France. Ed. Arthaud, 1958, p.22
4
Le vide gothique est pénétrable certes, pourtant en tant que visiteurs d’une église nous pouvons pénétrer la nef,
les bas-côtés, quelques chapelles, mais nous ne pouvons pas accéder au cœur. Le déambulatoire (Ill. 10) entoure
ce vide inaccessible du cœur et le visiteur, fidèle ou religieux, fait le tour de ce même vide, telle la chaîne
signifiante entourant le vide de la Chose.
5
De Consecratione, p. 22

94
jusqu’affirmer qu’il s’agit d’une sorte de destruction car, Sugerius, surgit et ressurgit.
Suger plonge dans l’abîme et il ressurgit.

Dans son Erlebnis, Suger se sent être « transporté, par la grâce de Dieu, de ce
[monde] inférieur (inferiori) vers le [monde] supérieur (superiorem) suivant le mode
anagogique (anagogico more) ». Pourtant, ce monde supérieur, il ne le rejoint pas
vraiment car, au fond, plongé dans l’abîme, Suger se trouve « dans une région
lointaine de la sphère terrestre qui ne résiderait pas tout entière dans la fange de la
terre ni toute entière dans la pureté du ciel (quae nec tota sit in terrarum fece, nec tota in
celi puritate demorari) »1. (Le) Sujer ne désire autre chose que de se confondre avec
cette « pureté du ciel » mais il ne la rejoint pas, il reste à la limite entre la terre et le
ciel, soit à la limite du champ d’accès à ce dont il s’agit quant à son désir. Il va vers la
Chose mais il ne se confond pas avec elle, il n’est pas réellement aspiré par le Vide.

Dans ce monde terrestre des réalités imaginaires Suger ne peut que s’élever
jusqu’à la limite de ce champ qui est celui de sa destruction absolue. Qu’est-ce qui
l’en maintient à distance ? Rien d’autre que la barrière du Beau : la « splendeur
multicolore des gemmes »2, la « beauté de la maison de Dieu »3, soit la « beauté
intérieure »4 de son église. Or, c’est aussi cette même beauté lumineuse qui le
transporte à la limite entre « la pureté du ciel » et « la fange de la terre ». Suger va
vers le champ de sa destruction, il plonge imaginaire-ment dans l’abîme à travers
l’éclat de la lumière terrestre, mais c’est cette même lumière qui lui permet de s’en
tenir à distance.

C’est aussi l’expérience du troubadour Gautier de Dargies qui dit de sa Dame


qu’elle est son « rempart le plus sûr » : « Accablé, le cœur plein de douleur,
désormais je ne ferai que languir, sans oser me rapprocher de celle qui est mon
rempart le plus sûr »5. La Dame de Gautier est la barrière qui le sépare de l’objet de
son désir, soit de sa Dame elle-même mise à la place de la Chose. Si le troubadour
s’en approchait il ne serait plus en sûreté.

Suger ne peut se confondre réellement avec « la pureté du ciel » que mort ou


fou. N’étant ni mort ni fou, il s’élève toutefois à sa dignéité de Sujer vide dans une
confusion imaginaire avec son église, soit avec cette architecture où « la lumière
admirable et ininterrompue de vitraux resplendissants » illuminent « la beauté
intérieure »6. Pour autant que cette beauté lumineuse le transporte à la limite du
champ central du désir, c’est justement la beauté qui lui indique « dans quel sens se
trouve le champ de la destruction »7. La « beauté de la maison de Dieu » est pour
6
Nous pourrions penser aussi que cette plongée dans l’abîme fait référence à la vie terrestre d’avant l’élévation
vers le vrai, l’homme serait donc déjà plongé dans l’abîme, mais dans les vers cette plongée vient une fois que
l’esprit s’est déjà élevé, comme si elle suivait l’élévation, c’est, bien évidemment, notre hypothèse.
1
Suger, De Administratione, II, 13, p. 135
2
De Administration, II, 13, p. 135
3
Ibid.
4
De Consecratione, p.27
5
« La gent dient pour coi je ne faiz chanz » (On me demande pourquoi mes chants ne sont pas) in Poèmes
d’amour des XII et XIII siècles, E. Baumgartner et F. Ferrand, UGE 10/18, Paris, 1983, p. 63
6
De Consecratione, p.27
7
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 256.

95
notre abbé le « signal »1 de l’approche du champ de la « Chose mortelle »2. L’éclat
terrestre illumine cette « beauté intérieure », soit le vide entouré par l’église
sugerienne. Mais, comme nous l’avons dit plus haut, ce vide n’est pas le Vide de la
Chose mortelle impénétrable mais un vide-ment, un vide pénétrable par la beauté de
l’éclat lumineux.

De ce fait, notre Suger-architecte refoule la Chose pour autant qu’elle peut être
autre chose qui n’est pas le Vide : une architecture brillante de lumière. Notre Suger-
architecte vient mettre le corps de son église à la place de la Chose tout en se mettant
lui-même, en tant que Sujer-hystérique à la place du vide créé par son église. Mais à
la différence du sujet hystérique désirant l’insatisfaction, Suger semble se satisfaire
de son ravissement lumineux.

D’autre part, comme l’anamorphose3, l’architecture sugerienne réalise la fin de


l’art : elle « cerne » la Chose avec le corps de son église, la « présentifie » en tant que
vide entouré, en même temps qu’elle l’ « absentifie »4 pour autant que le Vide n’est
pas vide mais rempli de lumière. La Chose n’y est pas tout en y étant.

Suger ne se confond pas réellement avec la Chose, la beauté de la maison de


Dieu le retient tout en lui permettant, dans sa confusion imaginaire avec son église,
de trouver une « juste sublimation » : Sugerius, surgit.

L’homme qui sublime dégage de la pulsion de mort. Il n’y a pas d’élévation


d’un objet imaginaire à sa choséité, soit de rabaissement vers la Chose, sans se
confronter avec sa propre destruction. Dans son élévation Suger se confronte à la
destruction littérale des murs sacrés de l’ancienne église mais aussi à cette autre
destruction qui le plonge dans l’abîme avant de ressurgir.

Dans l’anamorphose, l’image est détruite par la mathématisation des lois de la


perspective. Les peintres se servent ici de la destruction pour faire justement
« ressurgir quelque chose » qui est « à proprement parler nulle part »5. Dans ce jeu de
perspective, l’image sublimée a à surgir de l’élévation du miroir mis à la place du
trou noir. Ainsi, nous avons dit que si la fonction symbolique fait surgir la chose qui
ressemble à la Chose, la sublimation, elle, fait surgir la chose qui re-présente la Chose.
Elever un objet à la dignité de la Chose, c’est faire surgir la re-présentation de la
Chose.

Suger ressurgit de sa destruction imaginaire, de sa plongée dans l’abîme, per


materialia, à travers les choses matérielles. Ces matérialia dont parlent les vers sont des
images décorant les portes dorées de la façade occidentale de l’église sugerienne.
Comme nous l’avons dit précédemment, nous ne suivons pas les auteurs qui y voient
des accents pauliniens en supposant une certaine « théorie implicite de l’image » qui

1
Ibid.
2
Lacan, J. « Le transfert » in Le Séminaire, Livre VIII, Ed. du Seuil, p. 15.
3
Cf. notre chapitre 2.4. « La sublimation de l’anamorphose », p. 192-199.
4
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 169.
5
Ibid., p. 162. Les italiques sont de nous.

96
développe dans un sens « esthétique la célèbre formule de l’épître aux Romains »1.
Nous pensons toutefois que l’image est, en effet, d’une grande importance dans
l’expérience de l’abbé Suger. Pourtant, loin de célébrer un religieux « voir le visible »,
la supposée théorie de l’image chez Suger impliquerait plutôt l’élévation de l’image à
sa dignéité, c’est-à-dire à sa choséité d’objet.

Or, il n’y a pas de sublimation sans une confrontation avec la destruction.


L’homme qui sublime dégage de la pulsion de mort et la sublimation exige le vidage
de l’objet imaginaire, soit de la représentation imaginaire de ce qu’il est. Elle exige le
vidage du moi.

C’est ce que nous montre la sublimation sujerienne : l’élévation du moi de


Suger à sa dignéité de Sujer vide. C’est le sens de la formule que nous avons
développée plus haut : Suger s’élève en tant qu’architecture, (le) Sujer du désir surgit.

Notre Suger célèbre, non l’élévation anagogique de l’âme, mais le vidage


sublimant du moi.

Verticalité gothique

L’architecture gothique est une architecture verticale (Ill. 14 et 15). Wilhelm


Worringer est l’un des historiens de l’art a avoir mis l’accent sur cette verticalité.
Dans son livre « L’art gothique » l’historien de l’art cherche à « distiller » ce qu’il
appelle « l’idée gothique » tout en étudiant la « volonté créatrice gothique dans
l’abondance variée de ses réalisations »2. Cette « idée » qu’il distille se résume dans la
thèse suivante : l’expression du gothique « naît » de la « dématérialisation de la
matière ». Elle ne se base pas sur la matière, mais plutôt sur sa « négation ». Pour
l’historien de l’art « dématérialiser la pierre, c’est la spiritualiser », ce qui veut dire
que dans l’architecture gothique la pierre « se borne à représenter une expression
non sensuelle » au profit d’une « expression purement spirituelle »3.

Ce qui permet cette spiritualisation – que nous pouvons plutôt appeler


désensualisation de la pierre4 – n’est rien d’autre que la verticalité, le « mouvement de
forces vers le haut ». Car il s’agit d’une « puissance énorme, en opposition avec la
pesanteur naturelle de la pierre ». Ainsi, dans cette architecture verticale, « seules
s’expriment mille forces particulières, dont nous percevons à peine le caractère
matériel et qui nous impressionnent seulement parce qu’elles représentent une
expression immatérielle, une ascension sans obstacle »5.

1
Cf. Christe, Y. « L’émergence d’une théorie de l’image dans le prolongement de Rm, 1, 20 Du IX au XII siècle
en occident » in Nicée II, 787-1987, Paris, 1987, p. 308.
2
Worringer, W. L’art gothique (1927). Gallimard, Idées/arts, Paris, 1967, p. 223.
3
Ibid., p. 154-155
4
L’historien de l’art affirme que l’architecture classique – au contraire de la gothique – « accepte expressément
la pierre et ses lois (…) en faisant de ses lois constructives des lois organiquement vivantes, c’est à dire en la
sensualisant ». Ibid., p. 154. Les italiques sont de nous.
5
Ibid., p. 154.

97
Si Worrigner définit l’architecture gothique comme un « art constructif non
sensuel » où « la construction est une fin en soi », il ne manque pas de souligner que
ceci n’est valable que « dans la mesure où » la construction « représente
convenablement la volonté d’expression artistique »1. D’après lui, si le gothique bâtit
des cathédrales hautes « ce n’est pas par jeu », ni « par joie de construire », mais par
cette volonté d’expression artistique où la verticalité est au premier plan. Or, cette
verticalité provoque en l’homme un « vertige de sensation où seul il peut endormir
ses démons intérieurs et trouver la béatitude ». L’historien de l’art peut ainsi soutenir
que « si l’on est sensible à l’espace, on ne peut pas entrer dans une cathédrale
gothique sans avoir le vertige »2. C’est la verticalité qui le produit car « l’expression
principale de tout le bâtiment est dans la nef et dans l’élan vers le ciel ».

L’architecture gothique réussit ainsi à faire disparaître la voûte : les piliers


deviennent tellement « élevés, souples et élancés » que « la voûte se perd dans des
hauteurs vertigineuses » (Ill 16), elle « disparaît dans la nue »3. Le vertige produit par
la verticalité gothique est un « vertige mystique, qui n’est pas de ce monde »4.

C’est cette idée de « disparition » de la voûte dans les nues qui permet à
l’historien de l’art d’affirmer non seulement que « l’ascension » gothique est « sans
obstacle » mais qu’elle est « infinie » : « le gothique bâtit ses cathédrales jusqu’à
l’infini »5 nous dit-il.

L’auteur de L’art gothique insiste vivement sur cet aspect « infini » et


« illimité » du mouvement vertical gothique. Il nous dit que l’ancienne basilique
chrétienne a un but « précis », un mouvement horizontal qui « par une vigoureuse
contrainte des lignes » nous conduit vers « l’autel ». En revanche le but du gothique
est « imprécis », il s’agit de « cette ligne irréelle qui s’élance en hauteur, à perte de
vue »6. Ainsi, le mouvement de forces vers le haut « se perd dans l’infini » tout en
produisant en nous ce vertige de sens mystique qui n’est pas de ce monde.

Or, au niveau de la construction, la cathédrale, en tant que système, ne peut


être comprise qu’en la suivant « de haut en bas ». Cependant, « pour l’impression
esthétique, c’est le chemin inverse de bas en haut qui est important ». Le constructeur
ne peut penser la cathédrale que de la voûte au sol, en descendant, mais le spectateur
ne peut l’expérimenter que du sol à l’infini, en remontant tout en trouvant un
éclaircissement vertigineux. Rien ne semble peser dans la cathédrale gothique, au
contraire, on dirait plutôt qu’il s’agit d’un « excédant de puissance d’élévation qui
s’élance impatiemment vers la hauteur avant que le but propre du développement en
hauteur soit atteint »7 (Ill. 17). Rien ne semble pousser vers le bas, c’est comme si la
résistance des matériaux ne faisait pas loi.

1
Ibid., p.p. 156-158.
2
Ibid., p. 213.
3
Ibid., p. 206.
4
Ibid., p.p. 209-210.
5
Ibid., p. 158.
6
Ibid., p. 203.
7
Worringer, W. L’art gothique (1927). Gallimard, Idées/arts, Paris, 1967, p. 219.

98
D’après W. Worringer le vertige mystique expérimenté à l’intérieur perd son
pouvoir, une fois que le spectateur sort de la cathédrale, car « les secrets de la
création libre, élastique et incompréhensible de l’espace intérieur se révèlent ». Le
bâtiment n’est rien d’autre qu’un « système de soutiens et de béquilles » sur lesquels
il « doit s’appuyer pour exécuter ses tours de force spatiaux ». Mais l’historien de
l’art ne peut s’empêcher d’insister sur le désenchantement seulement au niveau de la
construction, car « au contraire, l’impression esthétique suggérée à l’observateur par
tous les moyens possibles est que tous ces mouvements extérieurs ne font que répéter
le mouvement d’élévation en hauteur de l’espace intérieur ». Ainsi la volonté
d’expression artistique du gothique reste du côté de toutes ces « forces d’élévation
qui ne sont pas encore apaisées à l’intérieur », et qui du coup « paraissent se presser
vers l’extérieur pour pouvoir, libérées de toute limitation et de toute contrainte, se
perdre dans l’infini en des élans toujours renouvelés ».

Pour Worringer, la verticalité gothique n’a pas de limite, les forces d’élévation
« foisonnent autour du noyau de l’espace intérieur pour s’élancer au dessus de lui
dans l’infini »1.

Nous nous risquerons à mettre en parallèle ce que l’historien de l’art a fait de


la verticalité gothique, soit du quanto altius de Suger, et ce que les psychanalystes
post-freudiens ont fait de la sublimation, soit du höheres Ziel de Freud : l’un et les
autres ont imaginé que la poussée vers le Haut n’a pas de limite. Néanmoins, l’auteur
de L’art gothique agit toutefois en artiste, tandis que les post-freudiens ne sortent pas
de leur petit monde fou des réalités imaginaires.

Poursuivant dans cette logique, nous pensons que la désensualisation de la


pierre peut être rapportée à la notion freudienne de désexualisation. Dans
l’architecture gothique, la « dématérialisation de la matière » a comme corrélat la
matérialisation d’un évidement. Si dans la désexualisation il y a le vidage du moi, dans
la désensualisation il y a l’évidement de la pierre. L’une et l’autre sont produites par la
verticalité, soit celle de l’homme, soit celle de l’architecture. D’après Worringer et les
psychanalystes post-freudiens l’une et l’autre verticalités sont des élévations sans
obstacle vers le Haut : la verticalité de la pierre est un mouvement vertical infini et
illimité suivant une ligne irréelle qui s’élance en hauteur à perte de vue ; la verticalité
de l’homme produit la déviation du but pulsionnel vers des buts toujours plus élevés
générant le processus évolutif de la civilisation.

Il n’en est rien. Tout d’abord parce que, d’un côté, le quanto altius de Suger
n’aurait pu avoir lieu sans la destruction de l’ancienne basilique
mérovingienne supposée sacrée par le Christ ; et de l’autre, le höheres Ziel de la
sublimation freudienne ne peut avoir lieu sans une confrontation avec le champ de la
destruction absolue, soit le champ central du désir.

L’architecture gothique dresse la pierre, elle l’élève et en l’élevant elle cerne le


Vide tout en créant un vide. Mais quand le gothique élève la pierre vers le Haut,

1
Ibid., p. 220.

99
quanto altius, il amplifie de plus en plus le Vide qu’il cerne. C’est peut-être cela qui
provoque le vertige de l’historien de l’art : l’architecture gothique le met en rapport
avec son propre vide, un Vide qui, en effet, « n’est pas de ce monde » de réalités
imaginaires.

C’est pour cela que malgré la verticalité illimitée de Worringer, nous pensons
que l’architecture gothique montre quelque chose de la sublimation lacanienne des
années soixante.

Les hauteurs vertigineuses du gothique ne s’élancent pas à l’infini mais


cherchent plutôt à l’enfermer.

Nous pouvons rapporter ce paradoxe à ceux énoncés par Bernardin de Sienne


lorsqu’il fait référence au caractère irreprésentable de l’Incarnation1. L’architecture
gothique montre ici comment l’infini vient dans les hauteurs finies du chevet de
notre abbé médiéval. Dans notre chapitre « La mise en scène de la sublimation » nous
avons étudié quelques œuvres picturales qui montrent et dépassent « l’incapacité de
la peinture à représenter l’infigurable divinité dans le moment où elle entre dans le
monde de la figure »2 pour reprendre les mots de Daniel Arasse. Nous y avons dit
qu’à la question de la représentation de la Chose par autre chose dans la peinture,
Lacan répond, comme Arasse, par la perspective. Nous pouvons maintenant dire
qu’à la question de la représentation de la Chose « toujours par un vide »3 Lacan
répond par l’architecture.

La peinture est « incapable » de re-présenter l’infigurable. Or elle y parvient


tout en faisant appel à un emploi particulier de la construction géométrique de la
perspective. Rappelons que l’anamorphose est un jeu de perspective « dépravée par
une application particulière de ses lois propres » comme nous le dit Baltrusaïtis 4. De
même certaines Annonciations de la Renaissance italienne peuvent re-présenter
l’irreprésentable une fois que le peintre fait un « emploi paradoxal de la perspective »
comme l’a démontré D. Arasse5.

En revanche, l’opération elle-même de l’architecture est celle de créer un vide,


elle est donc capable de faire apparaître le Vide autour duquel elle est construite en
tant que vide. L’architecture est par excellence, l’art qui organise le Vide tout en
élevant des bâtiments qui créent un vide. Toute architecture élève littéralement un
1
Cf. notre chapitre 3.1. « La mise en scène de la sublimation », p. 202, n.1 et chapitre 4.1.5. « Mettre autre chose
à la place du vide : l’architecture comme corps-tenu », p. 296.
2
Arasse, D. L’Annonciation Italienne, Op. Cit., p. 182
3
Rappelons, d’une part, que pour Lacan il y a deux manières de tenter de représenter la Chose : 1) elle « ne peut
qu’être représentée par autre chose », ici on met autre chose à la place du Vide, 2) elle « sera toujours
représentée par un vide », ici on crée un vide tout en cernant le Vide. Cf. Lacan, J. « L’éthique de la
psychanalyse », Op. Cit., p. 155. D’autre part, rappelons que ces deux manières d’organiser la Chose sont le
point de départ de ce que nous avons appelé Les temps logiques de la sublimation. Cf. notre chapitre 2 « Les
temps logiques de la sublimation », p.p. 106-118.
4
Baltrusaïtis, J. Anamorphoses, Les perspectives dépravées – II (1984), Flammarion, 1996. Quatrième de
couverture.
5
Arasse, D. L’Annonciation Italienne, Op. Cit., p.p. 41, 49. Cf. aussi notre chapitre 3.1. « La « mise en scène »
de la sublimation », p.p. 200-217.

100
objet, le bâtiment, à sa dignéité. Car un bâtiment constitue réellement les bords d’un
vide, celui qu’on occupe lorsqu’on y rentre.

Mais la particularité de l’architecture gothique est qu’elle élève ses édifices de


plus en plus hauts, ce qui nous met de plus en plus en rapport avec le Vide qui est
toujours notre propre vide. L’architecture gothique est donc propice à « représenter
ce qui dans la Chose, est tout à fait autre chose qu’aucun des objets du monde du
plaisir-réalité »1, le Vide. Voilà pourquoi nous sommes d’accord avec Worringer
lorsqu’il nous dit que le vertige produit par la verticalité gothique « n’est pas de ce
monde », en effet il n’est pas du monde du plaisir-réalité, mais il est de cet autre
monde au-delà du principe du plaisir.

De l’amour courtois, Lacan nous dit qu’il n’a rien de platonique, car il s’agit
surtout d’une sublimation qui dérange, qui fait partie du malaise dans la civilisation.
De même, la verticalité gothique a peu avoir avec une quelconque montée néo-
platonicienne ; elle n’est pas non plus une force d’élévation s’élançant sans limite
vers le Haut. Mais elle peut produire, en effet, un vertige car elle nous met en relation
avec notre propre vide. Les forces d’élévation « foisonnent » certes « autour du
noyau de l’espace intérieur » mais ce n’est pas pour « s’élancer au dessus de lui dans
l’infini » mais, nous insistons, pour l’enfermer, le cerner tout en amplifiant le Vide.

La verticalité gothique organise le Vide, elle élève des corps-tenus par des arcs-
boutants qui recueillent les pressions latérales de la voûté tout en les canalisant vers
le bas. Car en dépit de ce qu’affirme Worringer la voûte ne disparaît pas, elle est bien
là au-dessus du vide enfermé par le corps de l’édifice.

Pour construire une cathédrale gothique il est nécessaire de savoir tout


d’abord comment elle sera voûtée. Pour les bâtisseurs gothiques la construction du
bâtiment est pensée de haut en bas, de la voûte au sol, c’est-à-dire qu’elle n’est pas
pensée dans le sens dans lequel elle s’effectue, soit de bas en haut, du sol à la voûte.
C’est comme cela que l’architecture était pensée pendant toute l’Antiquité et le haut
Moyen Age2.

La conception de la cathédrale s’oriente non pas d’une construction qui va


petit à petit vers le haut mais plutôt d’une construction descendante qui va vers le
bas. Comme le dit Viollet-le-Duc « c’est la voûte qu’il s’agit d’abord de tracer, et c’est
son tracé qui doit imposer celui de piliers et des murs »3. Ceci n’a pas échappé à
Worringer, car, comme nous l’avons vu, il affirme que pour « comprendre le sens
constructif du système d’arcs-boutants » il est nécessaire de le suivre « de haut en
bas ». Mais l’historien de l’art n’est pas constructeur et ce qui l’intéresse n’est que
l’impression esthétique pour laquelle « c’est le chemin inverse, de bas en haut, qui est

1
Miller, J.-A. « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », séance du 28 janvier 1998, cours inédit.
2
Sakarovitch, Joël, « Géométrie pratique, géométrie savante. Du trait des tailleurs de pierre à la géométrie
descriptive » in Géométrie, mesure du monde. Philosophie, architecture, urbain. Th. Paquot et Ch. Younès (dir.)
Ed. La découverte, Paris, 2005, p. 57.
3
Viollet-le-Duc, E. Article « Trait », in Dictionnaire raisonné de l’architecture française, 1854.

101
important »1. Pour lui la cathédrale gothique s’élance vers l’infini tout en faisant
disparaître la voûte. Ce n’est qu’au niveau de la construction que la verticalité
gothique devient finie, car à ce niveau elle n’est plus un mouvement vertical vers des
hauteurs vertigineuses mais un squelette soutenu par ces béquilles que sont les arcs-
boutants. Ce qui n’est surtout pas le cas au niveau esthétique. C’est là que l’historien
de l’art agit en artiste : la Chose est refoulée, elle peut être autre chose qu’un vide :
une architecture où les forces d’élévation se pressent « vers l’extérieur pour pouvoir
(…) se perdre dans l’infini en des élans toujours renouvelés ». C’est, au fond, sa
manière d’organiser le vide chosique refoulé.

En revanche, E. Viollet-le-Duc ne manque pas d’affirmer que les piliers et les


murs, dont le tracé est imposé par la voûte, « ne sont et ne doivent être que les
moyens d’obtenir le vide ».2 La voûte d’ogives3 est bien là et la verticalité gothique, si
elle va vers le Haut, elle ne va pas toutefois jusqu’à l’infini. De même, la sublimation
freudienne a une limite qui est paradoxale : le but de la pulsion ne peut être
entièrement dévié vers des buts plus élevés et à l’infini car il y a, d’un côté, l’exigence
d’une dose de satisfaction directe, et de l’autre, car la pulsion sexuelle reste quand
même incapable de réaliser la pleine satisfaction. Il s’agit de la logique de
l’insatisfaction que nous avons étudiée plus haut et que Freud rapporte à l’édification
de la civilisation.

De son côté, Lacan prend plutôt appui sur la sublimation freudienne de 1923
que n’élève pas vers le Haut, vers la hauteur unificatrice de l’Eros mais qui travaille
aux côtés de la pulsion de mort. La sublimation lacanienne va vers le réel, elle
rabaisse le sujet pour autant qu’elle élève un objet à cette dignéité qui n’est autre que
le vide chosique. Comme les piliers et les murs gothiques, élevés très haut certes,
mais qui « ne sont et ne doivent être que le moyen d’obtenir le vide », la sublimation
lacanienne ne travaille à l’élévation d’un objet que pour le vider, pour obtenir le vide
que paradoxalement l’objet qu’elle élève voile. Le Vide ne peut être réellement
rempli que par la Chose réelle mais la sublimation produit le mirage de le remplir
avec l’objet imaginaire, celui-ci apparaît comme ce qui peut remplir réellement le
vide du sujet, soit comme ce qui peut satisfaire son désir. Il s’agit d’une illusion, d’un
mirage imaginaire qui peut parvenir toutefois à se confondre avec la vérité réelle.

1
Worringer, Wilhelm. L’art gothique (1927). Gallimard, Idées/arts, Paris, 1967, p. 156.
2
Viollet-le-Duc, E. Article « Trait », in Dictionnaire raisonné de l’architecture française, 1854.
3
Il nous semble important de souligner que l’ogive, cette « nervure bandée » comme l’a définie H.Focillon
(Focillon, H.« Le problème de l’ogive » in Recherche Paris, 1939, p. 34.) fut, dans les années 30, l’objet d’une
vive discussion déclenchée par la thèse de Pol Abraham « Viollet- le-Duc et le rationalisme médiéval » (Outre
Pol Abraham, y participeront Henri Focillon, Aubert Marcel, Lambert et V. Sabouret). Au XIX siècle il n’y a pas
de doute : l’ogive porte la voûte et a une forte valeur structurale et constructive, c’est la fameuse thèse
fonctionnelle de Viollet-le-Duc (Cf. Viollet-le-Duc, Dictionnaire de l’architecture médiéval, Bibliothèque de
l’image, Poitiers, 1997. Cette thèse est suivie par Choisy, Robert de Lasteyrie et la plus part des architectes et
ingénieurs du XIXe siècle). Elle a été fortement critiquée par Pol Abraham qui avance que l’ogive ne porte rien
du tout et qu’elle n’est qu’illusion, c’est la thèse plastique (Cf. Abraham, Pol, Viollet-le-Duc et le rationalisme
médiéval, Paris, Vincent, Fréal et Cie., 1934.). En 1951, au-delà du rationalisme de Viollet-le-Duc et
l’illusionnisme de Pol Abraham, Erwin Panofsky propose une « logique visuelle », une logique qui vise la
« stabilité ». Avec cette proposition Panofsky avance que les éléments de l’architecture gothique sont en vérité
« une auto-analyse et une auto-explication de l’architecture (Cf. Panofsky, E. Architecture gothique et pensée
scolastique, tr. et postface de Pierre Bourdieu, Ed. de Minuit, Paris, 1967, p. 112.)

102
D’après J.C. Bonne, dans l’expérience de Suger, dans cette élévation de l’esprit
vers le vrai à travers les choses matérielles, il ne s’agit pas de « s’élever de l’un (que
l’on quitterait) », soit le matériel, « à l’autre (qui serait séparé du premier) », soit le
spirituel, mais il s’agit d’ « incarner le spirituel en transfigurant le matériel – en
l’occurrence en l’esthétisant »1. L’auteur refuse donc l’idée d’une montée anagogique
qui permettrait à Suger d’aller d’un monde à l’autre, du matériel à l’immatériel. Il
nous parle de « transfiguration », ce qui est plus proche de l’enjolivement proposé
par les premières réflexions freudiennes de la sublimation. Dans les vers que l’abbé
fait inscrire sur les portes de la façade occidentale il écrit « l’esprit engourdi
s’élève vers le vrai à travers le choses matérielles (per materialia) »2. En effet, c’est
« per » materialia, à travers les choses matérielles, et non pas « de » materialia. Il s’agit
également de la différence de l’élévation de la sublimation lacanienne avec
l’élévation néo-platonicienne. La sublimation ne nous amène pas de l’imaginaire au
réel, il ne s’agit pas d’une montée qui nous amène de l’un qui serait en bas à l’autre
qui se trouverait en haut. La sublimation permet de faire exister un certain rapport
au réel, à travers l’imaginaire, au moyen de l’élévation d’un objet imaginaire. Ici il ne
s’agit pas seulement d’ « esthétiser » l’objet mais il s’agit surtout de le sublimer,
c’est-à-dire de le vider. Ce qui a peu affaire à une montée ou une élévation jusqu’à
l’infini.

Pour finir nous dirons que ce qui caractérise les cathédrales gothiques est
qu’elles sont des espaces vides. C’est aussi l’idée de Piero Steinle et de Julian
Rosefeldt lorsqu’ils présentent une exposition photographique sur « Les cathédrales
inconnues », c’est-à-dire des « espaces vides dans l’ombre de la ville »3. Ces lieux
photographiés par ces deux artistes, ces immenses réservoirs souterrains d’eau
potable, ces combles d’églises, ces témoins de la révolution industrielle « ouvrent une
dimension comparable à celle des lieux sacrées que sont les églises et les
cathédrales ». Et ceci tout simplement car ils mettent le spectateur face « au vide
gigantesque recelé par le bâtiment »4.

Jacques Le Goff affirme que « les cathédrales inconnues de Piero Steinle et


Julian Rosefeldt sont des espaces et des formes du XIX et XX siècle rendues à leurs
épures spatiales pour les hommes et les femmes de cette fin du XX et du XXI siècle
qui nous aspire ». Si « les cathédrales du Moyen Age invitaient Dieu à descendre
dans un espace à sa mesure, aussi grand que possible », celles du XIX siècle « sont
vides. De Dieu aussi peut-être » nous dit-il. Malgré cette assertion de Jaques Le Goff,
les hautes cathédrales gothiques sont aussi vides de Dieu que celles du XIX et XX
siècle, il n’y a que le croyant, le sujet religieux, qui est aveugle à l’égard du vide de la
cathédrale. Le sujet religieux ne peut qu’éviter le vide de l’église, car elle n’est surtout
pas vide mais remplie du Très-Haut, ce qui expliquerait la grande Hauteur du

1
Bonne, J.-C., « Pensée de l’art et pensée théologique dans les écrits de Suger » in Artistes et philosophes :
éducateurs ? C. Descamps (dir.) Paris, Centre George Pompidou, 1994, p. 22.
2
Suger, De Administratione, II, 4, p. 117.
3
Piero Steinle et Julian Rosefeldt, Paris – Les cathédrales inconnues. Espaces vides dans l’ombre de la ville
Exposition du 5 juillet au 31 août 1997.
4
Ibid., p. 4.

103
bâtiment, si l’on croit à la petite blague de D. Pavôn Cuéllar 1 et à la thèse de Le Goff
que nous venons de citer où les cathédrales invitent Dieu à descendre « dans un
espace à sa mesure, aussi grand que possible ».

Or, Le Goff nous dit que les cathédrales de Steinle et de Rosefeldt « étaient
vides, mortes, cachées » et que les artistes « les ressuscitent, les repeuplent. La photo,
un procédé novateur et ingénieux les font vivre, les remplissent, instaurent entre
leurs espaces et l’homme un nouveau rapport, un nouveau dialogue » 2. Nous
pensons plutôt que ces artistes ont réalisé la fin de la sublimation : vider le Vide. Ils
n’ont pas « rempli » les espaces vides des cathédrales inconnues mais ils ont vidé le
Vide en nous le présentant en tant que vide.

Peut-être Worringer aurait expérimenté le même vertige mystique en entrant


dans l’une de ces cathédrales inconnues.

1
« Je me rappelle avoir entendu, quand j'étais enfant, une petite blague qui expliquait la hauteur des cathédrales
gothiques. Elles seraient si hautes afin que le Très-Haut puisse entrer ». cours cité, inédit.
2
« Cathédrales » in Ibid., p. 19

104
4.2.3. L’architecture gothique et les temps logiques de la sublimation

Nous tenterons de démontrer que l’architecture gothique peut rendre compte des
temps logiques de l’opération qui nous occupe. Ce qui nous amènera à modifier nos Tableaux
XIIIè et XIVè « Les temps logiques de la sublimation I et III » (Cf. Chapitre 2).

L’architecture gothique nous permettra de poser la différence entre la sublimation


primitive (Cf. Chapitre 4.1.4.) et la sublimation en tant qu’élévation (Cf. tous les chapitres
précédents). La première est une sublimation originaire qui opère sans intermédiaire de
l’imaginaire, nous la rapporterons à la création du vide sacré de l’architecture. La deuxième
opère par le truchement de l’imaginaire mais à partir d’une élévation symbolique qui nous
met en rapport indirect avec le réel.

Dans notre chapitre sur les temps logiques de la sublimation nous avons
ponctué qu’au temps zéro aucune sublimation n’opère car il s’agit de la création ex-
nihilo de la Chose, soit de la création du vide par le signifiant 1. La Chose est créée ex-
nihilo, elle est créée à partir du rien que, paradoxalement, il y a entre elle-même et le
signifiant, car c’est lorsque la Chose pâtit du signifiant qu’elle devient ce vide qui se
présente dans la représentation comme rien. Ce vide est le lieu de la sublimation,
c’est-à-dire du temps un où l’on tente de représenter la Chose même si elle ne peut
être représentée que par autre chose pour autant qu’elle sera toujours représenté par
un vide. C’est à cause de ce paradoxe de la re-présentation dans la sublimation que
ces deux manières de traiter la Chose – que nous rapportons à la peinture et à
l’architecture – sont des temps logiques, et non pas chronologiques, de l’élévation
d’un objet à sa dignéité : l’autre chose qui est mise à la place du Vide, pour le voiler,
est sa re-présentation, les bords du Même vide qu’elle voile.

Tableau XXVII. Les temps logiques de la sublimation IV.

Temps zéro Création ex-nihilo de la Chose :


Création du vide

vidage Refoulement, déplacement, forclusion


Temps un Sublimation :
Tentative de re-présenter la Chose :
a) Mettre autre chose à la place du Vide : peinture.
La Chose « ne peut qu’être représentée par autre chose ».
b) Créer un vide : architecture
La Chose « sera toujours représentée par un vide ».

1
Cf. chapitre 2 « Les temps logiques de la sublimation ». p.p. 107-110 et p.p. 113-118.

105
De la sublimation primitive de l’architecture à l’élévation d’un objet à la dignité de la
Chose.

Ce que nous enseigne l’édification de la Basilique de Saint-Denis est qu’au tout


début, dans un commencement absolu qui marque l’origine de la chaîne
monumentale dionysienne, il y a la création d’un vide : c’est le mausolée de Catulla
élevé sur la tombe de saint Denis. Catulla fait supporter à la Chose qu’est le corps de
saint Denis un signifiant, son mausolée. En marquant le lieu des reliques, l’édifice de
Catulla les fait exister. En même temps, l’édifice est organisé autour du vide laissé
par les reliques une fois enterrées. L’édifice de Catulla fait ainsi apparaître la Chose
qu’est le corps de saint Denis en tant que vide : le vide crée par l’édifice lui-même. Le
mausolée est crée autour du vide et pour le présenter. Notre Catulla-architecte est ici
potier.

Nous avons dit que dans le temps zéro de la sublimation, l’élévation d’un
objet à la dignité de la Chose n’opère pas, car il s’agit de la création ex-nihilo de la
Chose. Dans sa fonction signifiante le mausolée ne peut qu’être vide de signification,
il n’est caractérisé que par le vide qu’il crée, mais il est déjà un produit de
l’architecture. Pourtant, aucun objet imaginaire ne vient voiler ni recouvrir le Vide
qu’il crée, il n’y a que la création du « vide sacré » de l’architecture. Il y a quelque
chose là d’une « sublimation primitive », d’une sublimation qui crée du vide sans
que l’imaginaire ne s’en mêle.

La peinture est trop proche de l’imaginaire, du visible, elle pose le monde


comme une réalité qu’il faut regarder à travers la fenêtre. La « sublimation
primitive » ne peut être que celle « de l’architecture »1, car l’art de bâtir crée
littéralement du vide.

Sur l’attribut « primitive » nous citons ici l’architecte Marc Belderbos lorsqu’il
affirme qu’il s’agit de « la première marque qui met à distance. Tout le reste suit mais
suit dans ce sort qui est jeté par cette marque primitive au commencement du « se
tenir ». »2 Ainsi, il nous est peut être permis d’affirmer que la sublimation primitive
dont parle Lacan dans son séminaire est une sublimation originaire qui crée du vide,
et qui est suivie d’une série d’élévations d’un objet à la dignité de la Chose ; chaque
élévation est logiquement précédée par la condition de toute sublimation, le vidage
de la place de la Chose.

Du côté de la création de la basilique de Saint-Denis nous constatons qu’une


série d’élévations d’édifices s’organise autour du vide crée par le mausolée de
Catulla, celui-ci étant crée à partir du vide laissé par les reliques une fois enterrées.
La création ex-nihilo de la Chose en tant que vide fait partie des temps logiques de la
sublimation ; non pas du temps un, le temps de l’élévation d’un objet à la dignité de
la Chose mais du temps zéro, le temps de la sublimation primitive.

1
Ainsi que l’affirme Lacan, J. dans « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 206.
2
« Purity lies in the incompletion » in La part de l’œil, art. cité., p. 25.

106
La sublimation primitive de l’architecture est ici pure affaire de signifiant.
Rappelons que Lacan affirme que la place de la Chose est « construite par des
signifiants »1. Au fond, cette sublimation originaire opère pour créer un corps-tenant.
Créer un corps-tenant, nous l’avons dit, est découper un cadre, façonner un vase, bâtir
une église2.

Nous pouvons alors reprendre notre Tableau XIII. Les temps logiques de la
sublimation I :

Tableau XIII. Les temps logiques de la sublimation I.

Opération Organisation Objet Paradigme Rapport à Ce qui Sublimation


la Chose représente
la Chose
Façonner
le
Création Architecture Temple L’apologue signifiant Le vide ?
du vide du vase à l’image
de la
Chose :
création
ex-nihilo
Elever un Sublimation
Illusion de Peinture Anamorphose L’amour objet à la L’objet proprement
l’espace courtois dignité de dite
la Chose

afin de souligner la différence entre la sublimation primitive et la sublimation en tant


qu’élévation :

Tableau XXVIII. Temps logiques de la sublimation V.

Temps Organisation Objet Paradigme Rapport Ce qui Sublimation


logiques à la Chose re-
présente
la Chose
Temps Architecture Mausolée L’apologue du Façonner le le vide Primitive
zéro : vase signifiant à l’image
Créer de la Chose ;
du vide création ex-nihilo
Temps un : Peinture Anamorphose L’amour Elever un objet un objet Elévation
Illusion de courtois à la dignité de la
l’espace Chose
Temps un : Architecture Architecture La Basilique Elever un objet à la un vide Elévation
Création gothique de Saint-Denis dignité de la Chose
d’un vide

1
Lacan, J. « L’éthique de la psychanalyse » in Op. Cit., p. 193. Les italiques sont à nous.
2
Cf. chapitre 4.1.5. « Mettre autre chose à la place du Vide : l’architecture comme corps-tenu », p.p. 297-301.

107
Entre le mausolée de Catulla et la Chose qu’est le corps de saint Denis, il y a
un vide, le vide crée par le bâtiment lui-même. Cette place vide est le lieu autour
duquel toute la série d’édifices va s’élever. Dès la première église de sainte
Geneviève, les reliques exhumées sont mises dans la crypte. Ainsi l’église au-dessus
ne fait encore que créer un vide tout en étant organisée autour du vide laissé par la
Chose qu’est le corps de saint Denis une fois mis dans la crypte. Le vide est vidé.
L’art de bâtir organise le Vide. La série d’édifices qui suit s’organise autour du Même
vide tout en créant chacun un vide.

Quand Suger décide de placer les reliques sous la voûte supérieure, il le fait
tout en créant des châsses vides où l’on plaçait, pendant les jours de fête, les
véritables châsses des Corps Saints. Le vide est encore vidé.

Il faut souligner ici que dans cette série d’élévations il ne s’agit pas d’une
évolution. Il n’y a pas une progression perfectionnant un édifice après l’autre mais la
création d’un vide autour du Même vide vidé par la destruction du bâtiment
précédent. Il n’y a pas d’évolution, il y a toutefois une différence entre la sublimation
primitive, la création de ce corps-tenant qu’est le mausolée de Catulla et la
sublimation comme élévation d’un objet à la dignité de la Chose. Le mausolée de
Catulla ne fait que créer du vide sans qu’aucun objet imaginaire ne vienne prendre sa
place ; en revanche l’église sugerienne montre qu’autre chose a été mise à la place
vide de la Chose tout en étant élevée à sa dignéité : il s’agit de l’élévation de la
représentation imaginaire de Suger à la dignité de Sujer vide. Cette sublimation
comme élévation opère par le truchement de l’imaginaire.

Ainsi, nous pouvons dire que l’architecture est un art fondamental car elle
rend compte du façonnement du signifiant à l’image de la Chose : elle crée un vide
sans pour autant y mettre autre chose. Elle marque ainsi la première distance entre le
sujet et la Chose. L’art de bâtir est un produit de la sublimation primitive tout en
étant un produit de la sublimation comme élévation d’un objet à la dignité de la
Chose.

Dans notre chapitre précédent 1 nous avons vu que l’architecture de la


Renaissance est plutôt du côté de la peinture car elle met mon corps-tenu à la place du
vide créé par le carré ; pourtant mon corps-tenu est vidé, troué dans son intérieur au
moment où l’architecte élève son édifice, celui-ci ne peut que créer réellement un
vide ; le corps-tenant vient ici dans mon corps-tenu.

Du côté de chez Suger, son expérience particulière montre qu’il se met lui-
même à la place du vide créé par l’élévation de son église. Tout en élevant son église,
il élève symboliquement un objet imaginaire, son Moi, à la dignité de la Chose qu’il
est en tant que Sujer vide.

La sublimation primitive crée donc du vide, elle nous montre le rapport,


disons, direct entre le symbolique et le réel ; la sublimation comme élévation
1
Cf. chapitre 4.1.5. « Mettre autre chose à la place de la Chose : l’architecture comme corps-tenu », p.p. 291-
314.

108
descendente est une tentative de re-présenter la Chose par le truchement de
l’imaginaire, elle nous montre le rapport entre les trois registres : le rapprochement
symbolique du réel à travers l’imaginaire.

Nous pouvons ainsi affirmer que dans la logique de la sublimation, la re-


présentation est une version de la création ; re-présenter est ici créer. La création de la
Chose comme vide, c’est le commencement absolu, le temps zéro ; dans le temps un,
on met un objet imaginaire qui vient couvrir ce Vide mais qui finit par être tout de
même les bords d’un vide car cet objet parvient à re-présenter la Chose. C’est
pourquoi nous insistons sur le côté logique, et non pas chronologique, des temps de
la sublimation.

Or, ce que nous enseigne l’architecture gothique ne se borne pas à l’expérience


singulière de l’abbé de Saint-Denis. D’une part, elle montre comment le bâtiment, ce
corps-tenu par les arcs-boutants, est lui-même vidé. Cette architecture ogivale est
surtout la matérialisation d’un « videment ». Mais d’autre part, elle montre que dans
l’art de bâtir il est nécessaire de mettre autre chose à la place du vide. D’après Roland
Recht « le gothique invente […] un nouveau médium – le dessin d’architecture »1.
Celui-ci est un outil, un moyen pour organiser l’architecture. D’après Recht il serait
inventé au XIIè et XIIIè siècles2.

Aucun dessin en parchemin du XIIè siècle n’a été conservé jusqu'à notre
époque, certains nous proposent d’en trouver « une idée approximative » dans les
« représentations architecturales figurant dans l’enluminure, allant du détail au plan
complet du bâtiment »3. Mais ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas le dessin en
parchemin mais celui qui fit son apparition à la fin du XIIè siècle : les épures
reportées « directement sur la pierre du bâtiment »4.

Dans l’histoire de l’architecture du XIIè siècle on a appris à dessiner sur les


murs du vide. On met le dessin à la place vide créée par l’architecture afin d’élever le
bâtiment à sa dignéité. Ces dessins se font en même temps que l’édification du
bâtiment. L’art de bâtir nous enseigne ici que tout en mettant autre chose sur les
murs du vide, on crée un vide.

1
Recht, R. « Les bâtisseurs des cathédrales gothiques » Roland, Recht (dir.) Ed. Musées de la ville de
Strasbourg, 1989, p. 9.
2
Il faut dire ici que d’autres auteurs s’opposent à cette thèse en affirmant que Recht « force un peu le trait :
d’une part « l’invention » de l’architecture et du dessin d’architecture a des antécédents et d’autre part elle ne
s’achèvera qu’à la Renaissance italienne (et encore) ». Sakarovitch, J. « Epures d’architecture. De la coupe des
pierres à la géométrie descriptive ». Birkhäuser Verlag. Basel, 1998, p. 43. Mais ils ne manquent pas de
souligner qu’ « il ne reste pas moins vrai qu’avec les cathédrales gothiques, les chantiers prennent une plus
grande ampleur que précédemment et nécessitent organisation, planification, hiérarchisation » bref, des
conditions qui « poussent à la production de documents graphiques ». Ibid., p. 43. Recht ne cède pas sur sa thèse
et six ans après l’exposition de Strasbourg, il réaffirme que l’architecture gothique « aurait élaboré un objet
architectural autonome, et ceci en forgeant des outils nouveaux, nécessaires à son élaboration, comme le
dessin ». Recht, R. « Le dessin d’architecture. Origine et fonctions ». Ed. Adam Biro, Paris, 1995, p. 21
3
Schöller, W., « Le dessin d’architecture à l’époque gothique » in « Les bâtisseurs des cathédrales gothiques »
Roland, Recht (dir.) Ed. Musées de la ville de Strasbourg, 1989, p. 227.
4
Ibid.

109
Le nom « épure » (du latin purus, pur, propre1) n’apparaît qu’en 1676 dans le
dictionnaire de Félibien, architecte sous le règne de Louis XIV. La définition qu’il en
donne est la suivante : « dessin fait en grand contre une muraille ou sur des ais, pour
l’exécution de quelque pièce de maçonnerie »2. Ces dessins grandeur nature aident à
la construction d’un édifice ou au montage d’une machine. Soulignons toutefois
qu’une machine en tant que telle ne nous montre pas l’opération de la sublimation
artistique. Une machine exige une épure mais la machine que cette épure aide à
construire ne finit pas, ou pas forcément, par être les bords d’un vide. La création des
machines relève plutôt de la construction et non pas de l’art de bâtir.

Les épures utilisées par les bâtisseurs des cathédrales, dessinées sur les murs
de l’architecture, aident à élever un édifice qui crée forcément un vide. En outre,
étant donné que ces murs sont eux-mêmes vidés, percés de grands baies, l’épure finit
alors par être trouée dans son intérieur. En Angleterre ces épures furent réalisés dans
les « tracing houses », les « chambres aux traits » qui étaient « des pièces spécialement
édifiées pour le chantier et généralement détruites à son issue »3. Mais en France des
nombreuses épures, du XIIIè et XIVè, siècles « ont été tracées directement sur les
parois ou sur le sol de bâtiments en cours de construction »4.

Dans l’architecture gothique, ce n’est pas mon corps-tenu qui est mis à la place
du vide créé par le carré parfait vitruvien ; ici, ce n’est pas mon corps-tenu qui est
meurtri par sa géométrisation tout en devenant un corps signifiant mis en morceaux
et organisé autour du vide crée par le bâtiment structuré par ce même corps-tenu5.
L’épure de l’architecture médiévale est constituée des traits. Il s’agit d’un dessin qui
n’est pas une totalité mais qui a l’ambiguïté d’être à la fois « figuratif » et
« schématique », car il est aussi bien une « image mentale » que « le signifiant d’un
signifié »6

1
Il nous semble intéressant de remarquer que dans les premières intuitions freudiennes sur la sublimation, il
apparaît le mot « épurer » (Cf. Freud, S. « Manuscrit L » (1897) et « Lettre 61, 02-05-1897 » in La naissance de
la psychanalyse, P.U.F. Paris, 1956, p. 173 – 174 ; Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, F. Kahn et F. Robert
(trad.), Ed. PUF., Paris, 2006, p. 305 et Cf. aussi notre Chapitre 1.1 « Les formules de la sublimation », p. 23).
Cependant, le terme allemand utilisé par Freud est verfeinern, qui est plus proche d’ « affiner » ou « polir »,
même de « se civiliser » si l’on dit sich verfeinern. (Cf. Sigmund Freud Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904. S.
Fischer Verlag, Frankfurt, 1986, p. 255). Même s’il y a une proximité entre Aufriss, « épure » et Aufbereiten
« épurer », l’équivoque n’existe que dans la langue française car Aufbereiten ne comporte que le sens technique
d’épurer et non pas le sens figuré de rendre pur. Par contre ce terme allemand pour épure, Aufriss, nous rappelle
cet autre terme utilisé par Freud pour rendre compte de la verticalité de l’homme : Aufrichtung.
2
Félibien, A. « Des principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, et des autres arts qui en
dépendent. Avec un dictionnaire des temps propres à chacun de ces arts » J.-B. Coignard, Ed. Paris, 1676, p.
580.
3
Sakarovitch, J. « Epures d’architecture. De la coupe des pierres à la géométrie descriptive ». Birkhäuser
Verlag. Basel, 1998, p. 125.
4
Par exemple : « Dans la cathédrale de Reims, une immense épure de la façade occidentale est gravée sur le mur
oriental du bras sud du transept. Dans la cathédrale d’Auxerre, un tracé de fenêtre est gravé sur le mur du
triforium. A Soissons des épures de fenêtres sont tracées sur le sol de la tour nord » Sakarovitch, J. « Epures
d’architecture. De la coupe des pierres à la géométrie descriptive », Op. Cit., p. 125.
5
Cf. chapitre 4.1.5. « Mettre autre chose à la place de la Chose : l’architecture comme corps-tenu », p.p. 291-
314.
6
Lebahar, J.-Ch., « Le dessin d’architecte » Ed. Parenthèses, Roquevaire, 1983, p. 35 et p.p. 39-40. Cf. plus
loin, p.p. 365-371.

110
Ceci implique que nous ne pouvons pas parler d’un stade du miroir de
l’architecture gothique. Il n’y a que l’art de bâtir théorisé par les architectes-
bâtisseurs de la Renaissance italienne qui permet une telle hypothèse. Pourtant le
dessin dont nous avons des traces à partir de l’architecture gothique rend compte de
l’intervention de l’imaginaire dans l’élévation des bâtiments. Or, il s’agit d’une image
qui a surtout la fonction signifiante du trait.

Outre l’épure, « l’implantation des cathédrales avait nécessité l’invention du


terrain, plus généralement sa libération par destruction du bâti existant ». Le tissu
des villes au Moyen Age était serré, l’élévation d’un édifice « qui dépassait
généralement les 100 mètres de long et parfois 70 mètres au transept […] relevait de
la gageure »1. Il fallait donc détruire le bâti existant aux alentours pour pouvoir
élever de hauts édifices. Dans certaines circonstances il ne s’agissait pas de maisons
sans importance mais d’églises de grande valeur symbolique, comme ce fut le cas à
Chalons où l’on a dû démolir « une église dédiée au Sauveur et à saint Nicolas, ce qui
entraîna un long procès entre les religieux »2. A notre époque la destruction préalable
à l’élévation d’un bâtiment est une réalité quotidienne mais au Moyen Age il
s’agissait d’une nouveauté3. L’élévation des hautes cathédrales gothiques a impliqué
ainsi d’importants travaux de destruction et d’urbanisme.

Tableau XXIX. L’architecture gothique et les temps logiques de la sublimation

Temps zéro Sublimation primitive :


Création du vide sacré de l’architecture : Mausolée de Catulla

Vidage - invention du terrain


- destruction de l’ancien bâtiment
- vide-ment des murs
Temps un Sublimation comme élévation :
a) Mettre autre chose à la place du Vide : épures rapportées sur les murs
du vide
b) Créer un vide : au cœur de la ville, le vide de la cathédrale

1
Erland-Brandenburg, A. « Les cathédrales gothiques au sein de la cité » in « Les bâtisseurs des cathédrales
gothiques » Roland, Recht (dir.) Ed. Musées de la ville de Strasbourg, 1989, p. 51.
2
Ibid. p. 54.
3
D’après R. Recht le gothique a inventé le dessin d’architecture. Mais comme nous l’avons bien souligné (Cf.
note 2, p.365) J. Sakarovitch s’oppose, à juste titre, à cette thèse. D’après Erland-Brandenburg, le gothique a
inventé le terrain, s’il n’y a pas, que nous sachions, des auteurs opposés à la thèse du célèbre médiéviste, il est
nécessaire ici de considérer la possibilité que d’autres architectures aient pu être à l’origine de cette invention.

111
Les historiens affirment que « la cathédrale dominait la ville et s’affirmait
comme l’image la plus forte »1. Pour nous, l’important ce n’est pas l’image de la
cathédrale imposant sa hauteur sur la ville. Ce qui nous intéresse c’est plutôt que
dans ces agglomérations serrées du Moyen Age où les maisons s’emboîtaient les unes
dans les autres l’architecture gothique crée, au cœur de la ville, un immense vide.
Ainsi nous sommes d’accord avec P. du Colombier lorsqu’il affirme que « les
populations ont regardé les cathédrales comme leur chose »2.

Nous pouvons aller jusqu’à soutenir que le vide des cathédrales est la Chose
de l’homme du moyen Age. Il s’agit de son propre vide en tant que sujet du
signifiant, un vide impossible à symboliser. Ceci est signalé par une donnée
historique. D’après les recherches de M.-M. Castellani la cathédrale n’est évoquée
dans les écrits littéraires qu’à partir du XV siècle, dans « Les Chroniques » de Jean
Froissart, pas avant3. La cathédrale médiévale en tant que Chose est absente dans la
parole littéraire de son époque.

La raison principale donnée par l’auteur est que « la présence de la cathédrale


dans les textes n’est pas liée à une raison esthétique ou descriptive (…). Elle dépend
de la présence d’un évêque dans la cité et parfois disparaît devant cette seule
présence (…). Quand s’impose une conception plus directe des rapports du roi avec
Dieu ou que les individus recherchent un lieu plus familier avec les saints et les
reliques, la cathédrale laisse la place à d’autres lieux, ermitage ou chapelle, et ne
ressurgit tardivement que comme lieu du pouvoir épiscopal ou pontifical. »4

Le mot pour désigner un lieu de culte urbain est, dans l’ancien français,
mostier. Chez Rutebeuf on ne trouve guère de mostier. De même chez Chrétien de
Troyes il n’y a aucune description de l’église principale. L’auteur de l’article sur
lequel nous nous appuyons pose comme hypothèse que l’écrivain médiéval
« rapporte la description (…) sur la robe de couronnement, où sont affirmés les liens
harmonieux entre la tradition magique arthurienne et la clergie conçue comme
culture et réflexion philosophique »5.

Si en effet la cathédrale n’apparaît pas dans la littérature de son époque, cela


montre qu’en tant que Chose de l’homme médiéval, la cathédrale ne peut qu’être
absente dans la parole, elle ne peut qu’exister dans la re-présentation du vide crée
par l’architecture gothique qui lui donne lieu.

1
Erland-Brandenburg, A. La Cathédrale. Fayard, Paris, 1989, p. 175.
2
Du Colombier, P. « Les chantiers des cathédrales », Picard, Paris : 1973, p. 22
3
M.-M. Castellani « La Cathédrale dans la littérature du Moyen Age : une présence absence » in La Cathédrale.
Ed. Joëlle Prungnaud, Lille, 2000, p.29.
4
Ibid., p. 35-36.
5
Ibid., p. 34

112
Le dessin d’architecture

C’est à partir de l’architecture gothique que le dessin prend une fonction


importante dans l’art de bâtir mais ce n’est que bien après qu’on l’établira comme
étape fondamentale du projet architectural.

Le dessin d’architecture tel qu’il est conçu et théorisé à l’époque actuelle est en
relation directe avec la question de la représentation. Dans la fonction qu’il assure
pour l’art de bâtir, le dessin représente un objet qui n’existe pas… encore. Il
représente ainsi une absence tel le signifiant. Philippe Boudon 1 explique que le dessin
d’architecture est un « représentant » : il représente « l’objet lui-même, tel qu’il sera
ultérieurement réalisé », soit « le référent », aussi bien que « ce qui apparaît dans la
représentation », soit « le représenté ». Dans nos termes il s’agit d’un représentant
rempli d’imaginaire : il représente, et la Chose et sa représentation imaginaire.

Déjà Boullée affirmait que « nos premiers pères n’ont bâti leurs cabanes
qu’après en avoir conçu l’image »2 et Durand, qui le suit, soutenait qu’ « on ne peut
exécuter un édifice sans l’avoir conçu »3.

L’art de bâtir comme tel, montre les temps logiques de la sublimation :

On met autre chose à la place de la Chose, on met une image à la place de


l’absence du Bâtiment. C’est l’image représentée dans le dessin. Si cette image a une
fonction d’exécution alors on lui fait supporter l’action toujours mortifère du
signifiant, on la dote de « mesures précises, de cotes par exemple », on lui donne
« des dimensions qui puissent en permettre la construction ». Ici, l’image, soit le
représenté dans le dessin d’architecture, n’est là qu’en tant que signifiant.

La sublimation, comme élévation de cette image à la dignité de la Chose, est


l’opération elle-même de l’art de bâtir : en élevant des bâtiments, il élève l’image à sa
dignéité. L’art de bâtir élève ainsi un dessin à la dignité du Bâtiment comme Chose.

Philippe Boudon résume l’opération de cette sublimation en deux mots :


« Ceci sera une pipe »4.

Le dessin d’architecture « possède un statut variable, éminemment ambigu »


affirme l’architecte Antoine Picon. Il fait « tantôt figure d’instrument d’une
conception fortement teintée de technicité », il apparaît « tantôt comme une pure
manifestation artistique ». Actuellement l’ambiguïté propre au dessin d’architecture
atteint « son comble lorsque l’on voit des dessins d’architecte presque
immédiatement distrait des circuits ordinaires de la production du bâti, de son flot

1
« Ceci sera une pipe » in Le dessin et l’architecte. Ed. du demi-cercle, Paris, 1992, p.p. 21-23.
2
E.L. Boullée, « Essai sur l’art » in Helen Rosenau. Boullée & Visionary Architecture. Academy editions,
London, N.Y., 1976, 119.
3
Durand, Jean Nicolas-Louis, Précis des leçons d’architecture données à l’Ecole polytechnique, Paris, 1840, p.
31.
4
Ibid.

113
de documents graphiques, pour être exposés, révérés comme des icônes, dans les
galeries et les musées »1.

Bien avant l’époque actuelle, Durand affirmait déjà que « le lavis de dessins
géométraux, loin d’ajouter quoi que ce soit à l’effet ou à l’intelligence de ces dessins,
ne peut qu’y jeter du louche » ; et le professeur ne manque pas de souligner que
l’architecte peut avoir le « malheur » d’être « séduit par le charme étrange d’un pareil
dessin »2.

« Qu’est-ce que l’architecture ? La définirais-je avec Vitruve l’art de bâtir ?


Non. Il y a dans cette définition une erreur grossière. Vitruve prend l’effet pour la
cause » écrit le maître de Durand avant d’ajouter la phrase que nous avons citée plus
haut : « Il faut concevoir pour effectuer. Nos premiers pères n’ont bâti leurs cabanes
qu’après en avoir conçu l’image. C’est cette production de l’esprit, c’est cette création
qui constitue l’architecture (…) »3. Ainsi pour Boullée, la cause de l’architecture est
l’image, son effet, le bâtiment.

Pour nous, lorsque l’architecte agit en pur dessinateur il ne sublime pas : il


échoue dans sa tentative d’élever le dessin à la dignité de Bâtiment. « Si l’architecture
n’était en effet que l’art de faire des images » enseigne Durand, « au moins faudrait-il
que ces images fussent vraies, qu’elle nous présentassent les objets (…) »4. Mais
l’architecture n’est pas que l’art de faire des images car elle les élève à leur choséité
réelle.

« Toutes ces représentations en architecture et la plupart des dessins


d’architectes » affirme Antonio Stinco « nous fascinent et nous attirent le plus
souvent pour des raisons extra-architecturales et propres aux possibilités de deux
dimensions ». Lorsque l’architecte agit en pur dessinateur, il reste envoûté par le
mirage fascinant et séduisant du dessin qu’il contemple tel un religieux devant une
icône. « Ce n’est pas parce que l’Ecole de beaux arts », continu l’architecte, « avait
perverti ce moyen fantastique qu’est le dessin pour servir le vide de sa pédagogie,
qu’il faut renoncer à l’enseignement du dessin. Il faut revenir à une pratique plus
saine de cette discipline en libérant le dessin des intentions architecturales qu’il doit
exprimer »5.

L’image de l’architecte-pur-dessinateur n’est plus le représentant de la Chose,


elle n’est que la représentation imaginaire de la Chose qui représente déjà autre
chose, le représenté dans le dessin. Ici, l’objet n’est pas vidé, il est rempli d’image.
Cette image ne fait que voiler le Vide laissé, non seulement par le manque de
pédagogie de l’Ecole de Beaux arts, si l’on adhère à la position de l’architecte, mais
surtout par l’absence d’un Bâtiment perdu qui n’a pourtant jamais existé.

1
« Dessin d’architecture et représentation technique » in Le dessin et l’architecte. Op. Cit., p.p. 24.
2
Durand, Jean Nicolas-Louis, Précis des leçons d’architecture données à l’Ecole polytechnique, Op. Cit., p. 34.
3
E.L. Boullée, « Essai sur l’art » in Helen Rosenau. Boullée & Visionary Architecture. Academy editions,
London, N.Y., 1976, 119.
4
Durand, Jean Nicolas-Louis, Précis des leçons d’architecture données à l’Ecole polytechnique, Op. Cit., p. 34.
5
In Le dessin et l’architecte. Op. Cit., p.p. 33.

114
Malgré Boullée, la cause de l’ART-chitecture est bien le Bâtiment …qui
n’existe pas. Malgré l’architecte visionnaire, l’architecture est l’art de bâtir : l’art
d’élever le représenté dans un dessin à la dignité du Bâtiment comme Chose.

115
CONCLUSION

Avec la sublimation sujerienne, nous atteignons notre point d’arrivée. La


formule de la sublimation cesse-t-elle d’être énigmatique une fois notre parcours
achevé ? C’est, bien évidemment, la question.

Dans notre introduction, nous avons souligné qu’à première vue cette formule
apparaît confuse. Maintenant, nous pouvons constater que c’est exactement ce que
nous montrent les anamorphoses regardées de face ou sans miroir. Comme dans ces
jeux de perspective, dans l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose, l’illusion est
au premier plan : elle comporte l’illusion de satisfaire le désir, de coloniser le champ
de la Chose, de remplir le Vide par autre chose que le réel de la Chose, de dévoiler ce
Vide.

Dans la sublimation lacanienne des années soixante, il y a une double illusion :


1) croire qu’un objet imaginaire puisse re-présenter la Chose, 2) penser justement que
ce n’est qu’illusion ! C’est à cela que nous amène le paradoxe de l’élévation d’un objet
à la dignité de la Chose.

L’opération comporte deux risques : a) rester en deçà de la sublimation : croire


tellement à l’illusion que l’on finit par ne plus vider l’objet ; b) aller au-delà de la
sublimation : aller réellement au-delà de l’illusion, en pensant que ce n’est
qu’illusion tout en brisant le miroir jusqu’à y trouver la folie ou la mort. Dans le
premier cas, on s’enivre de croyance aux vertus de l’image, là on croit dur comme fer
que l’imaginaire montre le réel. C’est ceci que nous devrions désigner par le terme de
pansublimation : croire que tout le réel est soluble dans l’imaginaire. Dans le deuxième
cas, on risque la jonction de l’imaginaire au réel.

L’imaginaire peut cependant nous rapprocher du réel au moyen de l’illusion,


mais non de l’idéalisation. L’idéalisation freudienne est l’élévation d’un objet
imaginaire sans que celui-ci ne supporte aucune modification. La sublimation
lacanienne, elle, élève un objet imaginaire tout en le déformant : il est troué dans son
intérieur, vidé. L’élévation de la sublimation n’est pas en rapport à l’idéal mais au
réel. Ainsi, si l’imaginaire peut nous rapprocher du réel au moyen de l’illusion, c’est
pour autant que celle-ci n’est plus là en tant qu’illusion mais en tant qu’Autre Chose.

Notre recherche a été une longue discussion sur la grande question posée par
la sublimation : le Vide dont elle sort et auquel elle nous amène est-il le même Vide ?
Nous ne pouvons que conclure : c’est le même et en même temps ça ne l’est pas.
C’est le Même vide pour autant que la seule manière que nous avons de nous en
approcher, c’est de le re-présenter par autre chose qui finit toutefois par être un vide.
Ce n’est pas le Même, car le réel de la Chose nous est réellement inaccessible
autrement que par la folie ou la mort.

La sublimation est l’opération qui nous permet de nous approcher du Vide


tout en nous en tenant à distance.

116
Ce vide vers lequel elle nous conduit n’est pas – bien qu’il puisse l’être – le
Vide où se défénestre le mélancolique ; il n’est pas – bien qu’il puisse l’être – le Vide
rempli par le psychotique.

Il ne s’agit pas du Même vide car l’Autre chose en tant que corps-tenu devenu
corps-tenant, n’est pas la Chose réelle mais un objet imaginaire élevé à sa choséité
d’objet. La sublimation n’est pas – elle ne peut pas être – une pure présentification de
la Chose.

La sublimation chosifique sans pour autant conduire le sujet à se confondre


avec la Chose : l’élévation d’un objet à sa dignéité empêche que le sujet soit aspiré par
le trou noir qu’est réellement la Chose. Pourtant, la sublimation ne peut pas opérer
sans que le sujet se confronte à la folie et à la mort. Il y a toujours une part de danger
réel lorsque le sujet ne cède pas sur son désir. Ici, sublimer, c’est désirer.

La Chose réelle reste, et inaccessible et irreprésentable : soit on s’en approche


en s’y confondant, ici, on devient la Chose, soit on l’organise tout en s’en approchant
à distance, ici, on se confronte avec elle, on sublime. Dans tous les cas, la Chose ne
cesse de nous échapper. Il s’agit toutefois d’un concept limite, certes, mais
incontournable de la psychanalyse.

Nous avons étudié la formule lacanienne des années soixante à partir de


différentes sublimations qui nous permettent de conclure ce qui suit :

En ce qui concerne l’élévation :

- Il ne s’agit pas d’une élévation vers des formes supérieures mais d’une
élévation qui, paradoxalement, descend vers le réel. Ceci fait de la sublimation
une opération à risque.

- L’élévation d’un objet à la dignité de la Chose n’est pas une pansublimation,


mais elle donne lieu au rapport du sujet au réel de son désir.

- La sublimation comporte la choséité du sujet en tant qu’objet.

En ce qui concerne l’objet :

- L’objet sublimé n’est plus l’objet imaginaire, mais l’objet qui re-présente la
Chose.

- La sublimation n’opère pas au niveau de la parole mais au niveau des objets. Il


s’en déduit que la psychanalyse appliquée en tant que telle ne pousse pas le
sujet à la sublimation, celle-ci viendrait comme l’un de ses effets secondaires.

En ce qui concerne la Chose :

117
- La Chose réelle, inaccessible et irreprésentable, ne peut être que l’absence,
l’objet introuvable, l’objet invisible, le vide, le trou.

- Pourtant, la Chose à la dignité de laquelle l’objet sublimé est élevé est


différente pour chaque sujet.

Voici notre dernier Tableau :

Tableau XXX. Les sublimations d’ « Architecture et Psychanalyse »

Art Sublimation Sujet du objet Objet La Chose pour La Chose


signifiant imaginai sublimé le sujet du réelle
re signifiant
architecture signifiante Le sujet du un objet L’objet petit a La Chose L’Absence
signifiant imaginaire

peinture dérisoire Duchamp- une pissotière Fontaine L’Art L’Objet


artiste introuvable
peinture courtoise Le poète une femme La Dame La Femme qui Le Vide au
médiéval courtoise n’existe pas cœur de la
Dame
architecture art- Prévert- une boîte La boîte- La Collection Le Vide au
chitectonique collectionneur d’allumettes contenant cœur de la
boîte
architecture hystérique L’Eupalinos le corps L’architecture Le Corps Le Vide au
de Paul humain cœur du
Valéry bâtiment
peinture- anamor- Le peintre des une image Le miroir Le Miroir Le Trou noir
architecture photique anamorphoses

architecture- renaissante Le peintre des un objet de L’édicule La Perspective Le Trou de la


peinture Annonciations l’historia fenêtre

peinture- contemplative Le théologien un dessin L’âme La Sagesse Dieu invisible


architecture Divine

peinture- miraculeuse Le religieux une image L’image L’Image La Vera Icona


architecture

architecture- renaissante L’architecte le corps Le bâtiment Le Corps Le Vide


peinture humain

architecture sujerienne Sujer le moi Suger Le Sujet du Sujer Vide


désir

Si la Chose peut être multiple : l’Art, la Femme, la Collection, le Corps, le


Miroir, la Perspective, la Sagesse Divine, l’Image, le Corps, le Sujet, comme le montre
notre Tableau XXX, c’est pour autant qu’il y a un sujet qui existe face à sa Chose, la
sienne. Mais pour qu’un sujet puisse se confronter à sa Chose, celle-ci doit déjà être
re-présentée par l’Autre Chose : Fontaine de Duchamp, la Dame du poète médiéval, la
boîte-contenant de Prévert, l’Architecture d’Eupalinos, le Miroir de l’anamorphose

118
du peintre, l’Edicule de Lorenzetti, l’Ame du théologien, l’Image du fidèle chrétien,
le Bâtiment de l’architecte, Suger en tant que Sujet du désir. Au fond, l’Autre Chose
est la Chose car l’objet imaginaire digne d’être élevé à sa dignéité ne peut être que
celui où le sujet peut mieux appréhender son propre réel chosique, insaisissable
pourtant dans le miroir du narcissisme.

Notre dernier tableau présente les sublimations que nous avons étudiées :
nous avons commencé par la sublimation signifiante tout en achevant par la
sublimation sujerienne, entre les deux nous avons examiné la sublimation dérisoire,
la courtoise, l’art-chitectonique, l’hystérique, l’anamorphotique, la renaissante du
peintre et la renaissante de l’architecte, la contemplative, la miraculeuse. La
sublimation signifiante élève l’objet imaginaire comme tel, tandis que la sublimation
sujerienne élève le moi ; entre ces deux objets, nous trouvons une pissotière, une
femme, une boîte d’allumettes, le corps humain, une image, un objet de l’historia, un
dessin.

Mais en tant qu’objets de la sublimation, notre inventaire ne nous présente pas


seulement des objets imaginaires mais des objets sublimés : entre l’objet petit a et
Suger nous avons Fontaine, la Dame courtoise, la boîte-contenant, l’architecture, le
miroir, l’édicule, l’âme, l’image, le bâtiment.

Nous avons posé la peinture et l’architecture comme les deux arts


paradigmatiques de la sublimation, car ils rendent compte des deux temps logiques
qui constituent le temps un de la sublimation, soit des deux manières de tenter de re-
présenter la Chose. Pourtant, notre recherche donne la primauté à l’art de bâtir
puisque celui-ci montre non seulement ces deux manières de façon plus évidente,
mais aussi parce qu’il rend compte de la sublimation primitive. L’architecture est
créatrice de vide.

L’art de bâtir est un art fondamental. Il est le corps-tenant de l’art comme corps-
tenu. Dans les trois langues savantes, français, anglais, espagnol, le mot contient
l’art : « ART-chitecture », pour les deux premières, et « ARquiTEctura » pour la
dernière.

Sublimer, c’est désirer avons-nous conclut. Cela a justement affaire à l’ART-


chitecture du désir. C’est ce que nous montre la sublimation sujerienne où l’élévation
d’un objet à la dignité de la Chose correspond, simultanément : a) à l’élévation
symbolique de la représentation imaginaire du sujet à la dignité de Sujet vide, et b) à
l’élévation architecturale d’un dessin à la dignité du Bâtiment comme Chose.

Non seulement l’architecture organise le vide, mais encore elle le rend


familier. Elle pallie ainsi à l’horreur du réel de la Chose sans pour autant refermer la
possibilité de s’en rapprocher.

119
La sublimation signifiante est en tête dans notre Tableau XXX. Avec cela, nous
voulons pointer que la formule de la sublimation lacanienne des années soixante
constitue le chantier pour la fabrication de l’objet petit a.

En 1960, Lacan établit deux formules de la sublimation qui vont le conduire à


l’objet non spécularisable :

• Dans le séminaire sur l’éthique de la psychanalyse : la sublimation élève un


objet à la dignité de la Chose : i(a)↑Chose.

• Dans la Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : la sublimation enlève


l’image à l’objet : (i(a) – i).

• Dans Subversion du sujet et dialectique du désir : l’image spéculaire donne son


« habillement » à cet objet insaisissable au miroir : i(a) ≠ a.

Pour finir, soulignons qu’en ce qui concerne le concept de la sublimation


comme tel, Lacan y revient après le séminaire sur l’éthique . Sa plus grande étude sur
la sublimation après celle que nous avons étudiée est celle de 1969 dans son
séminaire « D’un Autre à l’autre ».

Nous donnons ici les grandes lignes du parcours lacanien sur la sublimation
après le séminaire « L’éthique de la psychanalyse » :

A) 1960. Séminaire « Le Transfert » : Lacan réaffirme cette « légère


rectification dans [nos] esprits » qu’il a apportée dans le séminaire sur l’éthique.
Mais ici, il examine surtout l’amour grec, « l’amour des beaux garçons » qui « est bien
évidemment de l’ordre de la sublimation »1. Il certifie aussi que « l’objet sublime » est
le « substitut de la Chose »2.

B) 1961. « Maurice Merleau-Ponty » : il confirme qu’il y a une « présence


maintenue du désir dans la sublimation ». Et il observe que l’ « on ne peut
méconnaître que ce soit à intéresser le champ du désir que le terrain de l’art prenne
ici cet effet » du « pas donné à la visée de l’invisible ». D’où la fin de l’art d’après
Lacan : « ce dont l’artiste nous livre l’accès, c’est la place de ce qui ne saurait se
voir »3.

C) 1962. Séminaire « L’identification » : Lacan rappelle que là où il y a


sublimation, là, « il y a paradoxe » mais ici il met l’accent sur la jouissance : « c’est par
les voies en apparence contraires à la jouissance que la jouissance est obtenue »4.
1
In Le Séminaire, livre VIII. Ed. du Seuil, Paris, 1991, p. 42.
2
Ibid., p. 366.
3
In Autres Ecrits. Ed. du Seuil, Paris, 2001, p. 183
4
Séance du 14 mars 1962, séminaire inédit.

120
D) 1963. Séminaire « L’angoisse » : la sublimation permet à Lacan d’articuler
l’amour, le désir et la jouissance : en tant que « fait culturel » l’amour « est la
sublimation du désir », ce qui permet pourtant « à la jouissance de condescendre au
désir »1.

E) 1964. Séminaire « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » : Lacan


souligne que « la création » est désignée par Freud « comme sublimation »2. Mais ce
n’est pas sur cela qu’il développe sa réflexion. Il affirme que la véritable question
posée par la sublimation est celle de la satisfaction, car elle a affaire à la pulsion dont
« la fonction » n’est autre que « mettre en question ce qu’il en est de la satisfaction. »3
Ici, l’inhibition de la pulsion quant au but, c’est-à-dire la sublimation freudienne de
1915, est le but même de la pulsion pour autant qu’elle « fait le tour » de « l’objet a
cause du désir ». Le but de la pulsion est donc « le retour en circuit »4.

Ensuite, Lacan revient surtout sur le concept de désexualisation tout en assurant


que « si Freud oppose le principe de réalité au principe du plaisir, c’est justement
dans la mesure où la réalité y est définie comme désexualisée »5. Ici, ce que Lacan
appelle désexualisation ce n’est plus la fonction du « vidage » mais la « zone de
chute »6.

F) 1966. Séminaire « L’objet de la psychanalyse » : dans un premier temps, Lacan


parle de l’amour courtois en tant que « structure privilégiée » qui peut nous « révéler
les structures de la sublimation ». Ici, il met l’accent sur l’objet a en tant qu’ « image
de rien » : « quand le a apparaît, s’il y a miroir, il n’y a rien qui s’y mire ». Il précise ici
ce qu’il ne pouvait pas préciser dans son séminaire sur l’éthique : l’amour courtois
nous permet de repérer « d’une façon éminente » les termes : « (I) Idéal du moi, a,
l’objet a, i(a), image du a, le fondement du moi, et $ ».7

Ainsi, dans un deuxième temps, Lacan avance la thèse selon laquelle la


sublimation « n’est rien d’autre » que le fait que le « rapport à l’œuvre d’art est
toujours marqué » de la subversion du sujet. La sublimation est l’opération de « deux
tours pulsionnels » ce qui donne la possibilité que « quelque chose soit accompli qui
nous permette de saisir ce qu’il en est authentiquement de la division du sujet ».8

G) 1967. Séminaire « La logique du fantasme » : il considère que la « dimension


essentielle » de la sublimation est la Befriedigung, la satisfaction, tout en mettant
l’accent sur la particule frie, la paix9. Lacan soutient pourtant que la sublimation part

1
Le Séminaire, livre X. Ed. du Seuil, Paris, 2004, p.p.209-210.
2
Le Séminaire, livre XI, Ed. du Seuil, coll. Points-Essais, Paris, 1973, p. 126.
3
Ibid., p. 186.
4
Ibid., p.p. 189, 201.
5
Ibid., p. 174.
6
Ibid., p. 193.
7
Séance du 19 janvier 1966, séminaire inédit.
8
Séance du 11 mai 1966.
9
Séance du 22 février 1967, séminaire inédit.

121
du manque et que « c’est à l’aide de ce manque qu’elle construit ce qui est son
œuvre », soit « la reproduction de ce manque »1.

H) 1968. Séminaire « L’acte psychanalytique » : c’est l’une des rares fois où Lacan
articule la sublimation à la psychanalyse appliquée comme telle. Il souligne qu’ « il
n’y a pas de psychanalysé », mais qu’il y a un « ayant été psychanalysant », soit ce
qu’il appelle un « sujet averti ». Mais il remarque qu’il n’y en a « aucun type encore
existant ». Ceci le pousse à penser que « pour concevoir ce qu’il doit être de ce sujet
averti » il faut considérer l’acte qui « s’instaure comme passage à l’acte » et « son
complémentaire, la tâche psychanalytique elle-même » qui « se réitère en s’annulant
comme sublimation ».2

I) 1969. Séminaire « D’un Autre à l’autre » : Lacan interroge la sublimation dans


son rapport à la jouissance et à l’objet petit a. Il commence son étude, la dernière sur
la sublimation d’après nos recherches, en affirmant qu’elle est le point où Freud a
marqué l’arrêt de l’analyse au seuil de cette question : « l’échec nécessaire de quelque
chose qui n’est pas le privilège de l’acte sexuel »3. C’est-à-dire qu’avec la sublimation,
la psychanalyse bute sur la question de ce qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Pour
l’examiner, Lacan revient sur la différence établie par Freud en 1914 entre
idéalisation et sublimation. Tout en l’articulant à la sublimation en tant que
Zielgehemmt, il conclut que l’opération « est une idéalisation de l’objet et opérant avec
la pulsion »4. Il rappelle que « la dialectique du plaisir » comporte, d’une part, « la
centralité d’une zone interdite parce que le plaisir y serait trop intense », et d’autre
part, le fait qu’elle a affaire à « ce qui nous est le plus prochain tout en nous étant
extérieur »5. Ici, le prochain est « l’imminence intolérable de la jouissance », l’Autre
est « un terrain nettoyé de la jouissance » tandis que la Chose, elle, est « le lieu de la
jouissance »6. La jouissance des pulsions est liée à la sexualité, certes, mais de la
sexualité, explique Lacan, nous n’en « savon rien ». Pourtant, nous pouvons articuler
quelque chose pour autant que dans la pulsion intervient « une structure de bord »7.

Dans sa dernière grande étude sur la sublimation Lacan met donc


l’idéalisation à la place de l’élévation, la structure de bord à la place du Vide et la
jouissance à la place de la Chose. Ainsi, l’accent n’est plus mis sur les deux manières
de traiter la Chose, mais sur les deux « versants de la sublimation » : le versant de la
femme, ou de l’amour, et le versant de l’œuvre d’art, ou de la jouissance.

Dans le premier, la sublimation « concerne la femme dans le rapport à


l’amour, au prix de la constituer au niveau de la Chose »8. Ici, on est du côté de
l’idéalisation, il s’agit « de la plus haute élévation de l’objet »9. Pourtant, même s’il

1
Séance du 8 mars 1967, Ibidem.
2
Séance du 20 mars 1968, Ibidem.
3
In Le Séminaire, livre XVI, Ed. du Seuil, Paris, 2006, p. 209 et p. 214
4
Ibid., p. 228
5
Ibid., p. 224.
6
Ibid., p.p. 225-226
7
Ibid., p.229.
8
Ibid., p.230.
9
Ibid., p.243.

122
s’agit d’idéalisation l’amour courtois va à l’encontre de l’idée freudienne selon
laquelle « l’amour n’est accessible qu’à la condition de rester toujours étroitement
narcissique » car cet amour médiéval n’est rien d’autre qu’une tentative de
« dépasser ça »1, c’est-à-dire de franchir le miroir du narcissisme.

Dans le deuxième, la sublimation est en rapport à la jouissance sexuelle en ce


que le « mérite essentiel » de l’œuvre d’art est le fait que « l’objet a est ce qui
chatouille das Ding par l’intérieur »2. Ici, on est du côté de la « fonction du grelot »3.

Lacan finit son étude sur la sublimation en concluant qu’elle est « le propre de
celui qui sait faire le tour de ce à quoi se réduit le sujet supposé savoir ». La création
de l’art se situant « dans le cernement de ce qui reste irréductible dans le savoir en
tant que distingué de la jouissance »4.

J) 1972. Séminaire « Encore » : il parle moins de la sublimation que du sublime :


« sublime veut dire le point le plus élevé de ce qui est en bas »5.

Ce survol de la théorie lacanienne de la sublimation après le séminaire sur


l’éthique nous permet de constater qu’en 1960 Lacan donne la priorité à la
sublimation artistique tout en l’étudiant à partir de l’amour courtois, tandis qu’en
1969 il pose les deux versants de la sublimation : soit on prend la ligne de l’amour et
on sublime la femme, soit on prend celle de la jouissance et on crée une œuvre d’art.

Il nous permet aussi de confirmer ce que nous avons longuement développé


dans notre recherche, soit la sublimation comme paradoxe (Lacan, 1962) : elle a affaire
au désir et à la jouissance (Lacan, 1963, 1966, 1969), à l’objet et à la pulsion (Lacan, 1964,
1969), au manque et à la satisfaction (Lacan, 1964, 1967), à l’élévation et à la chute (Lacan,
1964).

La sublimation reste surtout une tentative de dépasser le miroir du


narcissisme sans pour autant le briser (Lacan, 1966, 1969).

Cette confirmation ouvre des nouvelles voies de recherche quant à


l’articulation entre la psychanalyse et l’architecture. L’art-chitecture, dans l’approche
que nous proposons, c’est-à-dire en tant qu’organisation qui nous met en rapport
avec le réel, nous livre littéralement l’accès à « la place de ce qui ne saurait se voir »
(Lacan, 1962). Pour autant qu’elle est affaire de lumière, elle peut nous enseigner
quelque chose sur la « fonction du grelot ». Dans l’architecture gothique, par
exemple, « ce scintillement mobile, cet éclairage lyrique et artificiel »6 qu’est la

1
Ibid., p.232.
2
Ibid., p.233.
3
Ibid., p. 243.
4
Ibid., p. 253.
5
Le Séminaire, livre XX, Ed. du Seuil, coll. Points-Essais, Paris, 1975, p. 21.
6
Grodecki, L. « Le vitrail et l’architecture au XIIe et au XIIIe siècles » in Gazette de Baux Arts, n°2, 1949, p. 7.

123
lumière en tant qu’ « élément moteur et créatif »7 ne chatouille-t-elle la pierre ? ne
chatouille-t-elle aussi le vide auquel l’art-chitecture donne lieu ?

D’autre part, le statut de l’art-chitecture pourrait se poser en termes de Sujet :


elle a affaire à sa division (Lacan, 1966). Ainsi, au-delà du rapport de l’art à
l’architecture, des nouvelles recherches viseront à démontrer, non pas que
l’architecture « fait apparaître l’existence corporelle des hommes » comme le voulait
Wölfflin, mais qu’elle permet l’ex-sistence même du Sujet.

7
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1946, p. 21-25.

124
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139
TABLEAUX

Chap. 1.1. De la sublimation définie par rapport à la satisfaction, Befriedigung


(Freud), à la sublimation définie par rapport aux trois registres de la réalité
humaine (Lacan).

Tableau I. Freud, 1897. La sublimation, construction protectrice et enjolivement.

Sublimation Construction Enjolivement

Lettre 61 : Les fantasmes sont des Les fantasmes sont « des


« constructions protectrices, sublimations, des
des sublimations » enjolivements »
Manuscrit L : Les fantasmes, qui sont des Outre l’édification, les
sublimations, « édifient des fantasmes subliment les
défenses psychiques mauvais souvenirs, ils les
contre » des mauvais épurent
souvenirs

Tableau II. Freud, 1905. La sublimation, une construction défensive et une voie à la
satisfaction.

Trois essais : Reaktionbildung Satisfaction

Sublimation : Construction d’un système de défense : Une voie à la satisfaction.


des « digues psychiques »

Tableau III. Freud, 1908, 1916-1917. Lacan, 1960. Sublimation et élévation.

Freud, 1908, 1916-1917 Lacan, 1960


Sublimation Elévation du but de la Elévation d’un objet
pulsion imaginaire

140
Tableau IV. Freud, 1905, 1908, 1933. Lacan, 1960 Sublimation et désir.

Freud, 1905, 1908, 1933 Lacan, 1960

Sublimation : Modification de but : plasticité de la Opération métonymique :


pulsion (déplacer son but sans perdre demande toujours d’autre
essentiellement en intensité) chose.

Sublimation : Changement d’objet : il prend une Désir : ce qui supporte


valeur sociale collective cette métonymie

Reaktionbildun « Digues psychiques » : le dégoût, « Les barrières du désir » :


g la pudeur, la morale, l’esthétique le Bien, le Beau.

Chap. I.2. De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation.

Tableau V. Sur l’irreprésentabilité de la Chose.

imaginaire - imaginaire imaginaire élevé au réel réel-réel


Le sujet La Chose n’est Le sujet
se représente représentée que par se représente
autre chose qui prétend autre chose la Chose
représenter la Chose pour le sujet avec laquelle il se confond
« Ressemblance » « Re-présentation » « Identité »
Une autre chose ressemble Autre chose re-présente La Chose est identique
à la Chose la Chose à elle-même
i(a) ≅ Chose i(a) ↑ Chose a = Chose
La Sachevorstellung La Sachevorstellung L’objet a
ressemble à la Chose n’est pas la Chose mais est la seule
mais elle n’est pas elle est élevée représentation réelle
la Chose à la dignité de la Chose de la Chose
Imaginarisation Elévation Confusion

Représentation Re-présentation Présentation


pour le sujet du désir pour le sujet du désir de la Chose
d’autre chose de la Chose

141
Tableau VI. Freud, 1891. 1ère décomposition de la représentation.

Représentation

Face signifiée Face signifiante

Wort (image sonore) + Objektvorstellung Wort

Association Unité de base

Complexe représentatif Simple représentation

Pourvue de signification Vide de signification

Tableau VII. Freud, 1915. 2ème décomposition de la représentation.

Représentation
Vorstellung Repräsentanz

Face signifiée Face signifiante

Sachvorstellung Repräsentanz

Représentation Représentant

Ce qui est signifié Ce qui est signifiant

Tableau VIII. Lacan, 1953. Transitivisme imaginaire.

Reflet 1 image reflet dans i(a) moi image narcissisme


réelle le miroir du primaire
convexe corps

Reflet 2 image reflet dans i’(a) moi-idéal corps narcissisme


virtuelle le miroir du secondaire
plat semblable

142
Tableau IX. Lacan, 1954 (à partir du Freud, 1914). Idéalisation et sublimation.

Instance Opération Registre

Moi-idéal, i(a) Idéalisation Imaginaire

Idéal du moi, S,I Sublimation Symbolique

Tableau X. Lacan, 1954, 1957, 1960. La sublimation et son rapport aux trois registres de la
réalité humaine.

1954 1957 1960


i(a) ↑ I(A)
A→S ou i(a)↑Chose
I(A) ↓i(a)

L’imaginaire est élevé au


symbolique
Relation symbolique ou L’imaginaire est élevé au
le symbolique est rabattu à réel.
l’imaginaire

1954.

143
1957. Rabattement du symbolique à l’imaginaire :

a A

S a’

1957. Elévation de l’imaginaire au symbolique :

I(A) = i(a)

1960. Elévation de l’imaginaire au réel :

$ <> a Mort ou folie

Sublimation :
Art, religion, science

a’ A

1.3. Sublimation et parole : la sublimation lacanienne de 1954.

1.3.1. De la fonction créatrice de la parole (1954) à la création ex-nihilo (1960)

Tableau XI. Lacan, 1955, 1958. Parole sublimée et pulsion de mort.

Les Psychoses (1955) Direction de la cure (1958)

Parole sublimée : reconnaissance du désir Parole sublimée vidée : elle redouble la


et position du sujet marque mortifiante du signifiant
Tu es ma femme Tuer ma femme

144
1.3.2. De la fonction symbolique (1954) à la sublimation (1960)

Tableau XII. Lacan 1953, 1958. Parole sublimée et manque-à-être.

Fonction et champ de la parole Direction de la Cure


(1953) (1958)
Couple : question / réponse demande / désir

Désir : Reconnaissance du désir Le désir n’est pas à reconnaître,


par la parole sublimée il est manque-à-être
La parole : Moyen Lieu
pour le sujet d’être reconnu du manque-à-être

2. Les temps logiques de la sublimation

Tableau XIII. Les temps logiques de la sublimation I.

Opération Organisation Objet Paradigme Rapport à Ce qui Sublimation


la Chose représente
la Chose
Façonner
le
Création Architecture Temple L’apologue signifiant Le vide ?
du vide du vase à l’image
de la
Chose ;
création
ex-nihilo
Elever un Sublimation
Illusion de Peinture Anamorphose L’amour objet à la Un objet proprement
l’espace courtois dignité de dite
la Chose

Tableau XIII. Les temps logiques de la sublimation II.

Temps zéro Création ex-nihilo de la Chose :


Création du vide
Temps un Sublimation :
Tentative de représenter la Chose :
a) Mettre autre chose à la place du Vide : peinture.
La Chose « ne peut qu’être représentée par autre chose ».
b) Créer un vide : architecture
La Chose « sera toujours représentée par un vide ».

145
Tableau XIV. Les temps logiques de la sublimation III.

Irreprésentabilité de la Temps Organisation Objet Paradigme Ce qui représente


Chose logiques la Chose
La Chose ne peut être Mettre Peinture L’anamorphose L’amour Un objet
représentée que par autre autre courtois
chose chose à la
place du
vide
La Chose sera toujours Créer un Architecture Le temple L’apologue Un vide
représentée par un vide vide du vase

2.2.1. La Chose de Freud

Tableau XV. Freud, 1895. Komplex des Nemenmenschen.

Composants du « Complexe du prochain »

Les choses représentables La Chose irreprésentable

Ce qui peut être compris par un travail de Montage constant


remémoration

Imaginaire Réel

Visage de la mère Présence énigmatique

Sachvortellung Ding

≅a a

Tableau XVI. Freud, 1895. Wahrnehmungs-Komplex.

Composantes du « Complexe de perception ».

Prédicat Das Ding

b a

Symbolique Réel

variable Identique à elle-même

b1 – b2 – b3 - bn a=a

146
2.3. Sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme
paradigme de la sublimation.

Tableau XVII. Lacan, 1960. Objet imaginaire comme tel ≠ objet imaginaire sublimé.

Objet imaginaire comme tel Objet imaginaire sublimé

Il est une image pleine d’imaginaire Il est une image vidée d’imaginaire

Il est plein de signification Il est vidé de signification

Il est une représentation imaginaire de Il est une représentation imaginaire de


die Sache das Ding
Il est inscrit dans la relation narcissique Il est isolé et élevé à sa dignéité

a-a’ : nous même, notre propre image a ↑ A : notre être, notre propre vide comme
sujet du signifiant
Il est un point de Il est le point
fixation imaginaire de l’imaginaire qui rejoint le réel
Il est un obstacle entre le symbolique et le réel Il est un lien entre le symbolique et le réel

Il est l’objet qui rejoint la structure de la Il est l’objet organisé pour faire apparaître le
réalité imaginaire domaine de la Chose
Il donne satisfaction à une pulsion La pulsion fait le tour de cet objet qu’elle rate

Son champ c’est l’imaginaire Son champ c’est celui de la Chose

2.4. Elever un objet à la dignité de la Chose

Tableau XVIII. Vide du sujet du signifiant.

Vide symbolique Vide chosique

Création artistique Création ex-nihilo


Le symbolique en rapport avec le réel Réel-réel

Façonnement du signifiant Présentation du Vide comme Chose


à l’image de la Chose, à l’image du Vide.
Ce qui fait trou dans le réel Le réel dans lequel le signifiant fait trou

Délimitation du réel de la Chose Apparition de la Chose réelle

Nom du Père Commencement absolu

Le vase Le Vide
La construction du champ de la Chose La Chose

147
Tableau XIX. Hystérie et Architecture.

Hystérie Architecture

Corps : monument Bâtiment : corps monumental

Objet imaginaire désiré : Objet imaginaire désiré :


le corps de l’hystérique le corps du bâtiment

Le sujet met son propre corps Le sujet met le corps de son bâtiment
à la place de la Chose à la place de la Chose

Le sujet entoure le vide avec son corps Le sujet entoure le vide avec le corps de son
bâtiment
Le sujet est à la place de la Chose Le sujet n’est pas à la place de la Chose

Le sujet façonne son corps Le sujet façonne le corps de son bâtiment


comme il peut comme il veut

Confusion imaginaire Confusion imaginaire


du sujet avec son corps du sujet avec son oeuvre

Le sujet s’identifie Le sujet s’identifie à son œuvre d’art identifié


à son objet imaginaire désiré à son objet imaginaire désiré

Impossibilité de création Création d’un nouvel objet

3.2. Les temps logiques de la sublimation et la « création du monde de la


peinture »

Tableau XX. Wajcman, 2004. Les temps logiques de la sublimation et la « création du


monde de la peinture ».

Temps logiques de la Temps logiques de la


sublimation création du monde de la
peinture
Temps zéro Création ex-nihilo de la Ouverture de la fenêtre
Chose : création du Vide. albertienne

Temps un c) mettre autre chose a) tableau : plonger les corps


à la place du Vide dans la lumière en puissance

d) créer un vide pour b) tableau : ce qui nous donne


cerner le Vide déjà a voir le vide d’où il sort

148
3.3. La sublimation contemplative : montée anagogique et élévation de l’âme dans
l’œuvre de Hugues de Saint-Victor

Tableau XXI. Hugues de Saint-Victor, XII siècle. La Chose et sa représentation


imaginaire.

res (imago) res (imago) Exemplar


Les choses en acte Les choses dans l’intellect Les choses dans l’esprit
divin
Les choses en elles-mêmes Raison humaine Raison divine

Image de ce qui est dans Image de ce qui est dans Esprit divin
l’esprit humain l’esprit divin
Imaginaire Imaginaire Réel

Tableau XXII. Hugues de Saint-Victor, XII siècle. La Chose et sa représentation


imaginaire et le mot.

Verbum res (Imago) Exemplar

Vox ou littera Imago de l’exemplar 1er sens

Privé de similitude Similitude Nature

Parole de l’homme Parole de Dieu Raison divine

Mot choses signifiées Chose

Symbolique Imaginaire Réel

4.1.1 Freud et Wölfflin

Tableau XXIII. Freud, 1900 ; Wölfflin, 1886. Architecture et corps.

FREUD Vie corporelle Organisation architecturale Vie


psychique

WOLFFLIN Architecture Organisation corporelle Le psychique

149
4.1.5. Mettre autre chose à la place du Vide : l’architecture comme corps-tenu

Tableau XXIV. L’hystérie et la sublimation artistique.

Art Objet imaginaire Structure signifiante Objet sublimé


Conversions et
somatisations /la série
Hystérie mon corps d’hommes de L’hystérique
l’identification
hystérique

Amour courtois une femme Poèmes et rites La Dame


courtois

Anamorphose une image Image Le miroir


catoptrique mathématisée

Architecture mon corps Proportions Le bâtiment


de la Renaissance du corps humain

4.2.1. La destruction créatrice du Sujet

Tableau XXV. Sublimation sujerienne.

Art Objet imaginaire Structure Objet sublimé


signifiante

Architecture Moi, Vers inscrits sur La basilique de Saint-


gothique du XII Suger l’architecture / la Denis, Sujer vide
siècle façade harmonique

150
Tableau XXVI. L’art et la structure Symbolique-Imaginaire-Réel.

SYMBOLIQUE IMAGINAIRE REEL

Signifiant Art objet Structure objet Chose


narci signifiante sublimé
ssiqu
e
Conversions et
somatisations /la Le Vide
L’hystérique Hystérie mon corps série d’hommes L’hystériqu du corps
de l’identification e d’une femme
hystérique

Le Amour une femme Poèmes et rites Le Vide


troubadour courtois courtois La Dame au cœur de
la Dame

Le peintre Anamorphose une image Image Le miroir Le trou


catoptrique mathématisée noir

Le théoricien- Architecture mon corps Proportions Le Vide


architecte de la du corps Le cerné par le
Renaissance humain bâtiment corps du
bâtiment
Architecture La
Suger gothique du Moi, Vers et portails Basilique Sujer
XIIè siècle Suger historiés de Saint- vide
Denis

Tableau XXVII. Les temps logiques de la sublimation IV.

Temps zéro Création ex-nihilo de la Chose :


Création du vide

vidage Refoulement, déplacement, forclusion


Temps un Sublimation :
Tentative de re-présenter la Chose :
a) Mettre autre chose à la place du Vide : peinture.
La Chose « ne peut qu’être représentée par autre chose ».
b) Créer un vide : architecture
La Chose « sera toujours représentée par un vide ».

151
152
Tableau XXVIII. Les temps logiques de la sublimation V.

Temps Organisation Objet Paradigme Rapport Ce qui Sublimation


logiques à la Chose re-
présente
la Chose
Temps Architecture Mausolée L’apologue du Façonner le le vide Primitive
zéro : vase signifiant à l’image
Créer de la Chose ;
du vide création ex-nihilo
Temps un : Peinture Anamor- L’amour Elever un objet un objet Elévation
Illusion de phose courtois à la dignité de la
l’espace Chose
Temps un : Architecture Architecture La Basilique Elever un objet à la un vide Elévation
Création gothique de Saint-Denis dignité de la Chose
d’un vide

Tableau XXIX. L’architecture gothique et les temps logiques de la sublimation.

Temps zéro Sublimation primitive :


Création du vide sacré de l’architecture : Mausolée de Catulla

Vidage - invention du terrain


- destruction de l’ancien bâtiment
- vide-ment des murs
Temps un Sublimation comme élévation :
a) Mettre autre chose à la place du Vide : épures rapportées sur les murs
du vide
b) Créer un vide : au cœur de la ville, le vide de la cathédrale

153
Tableau XXX. Les sublimations d’ « Architecture et Psychanalyse ».

Art Sublimation Sujet du objet Objet La Chose pour Chose


signifiant imaginaire sublimé le sujet du
signifiant
architecture signifiante Le sujet du un objet L’objet petit a La Chose L’absence
signifiant imaginaire

peinture dérisoire Duchamp- une pissotière Fontaine L’Art Objet


artiste introuvable
peinture courtoise Le poète une femme La Dame La Femme qui Le vide
médiéval n’existe pas au cœur de
la Dame
architecture artistique Prévert- une boîte La boîte- La Collection Le vide
collectionneur d’allumettes contenant au cœur de
la boîte
architecture hystérique L’Eupalinos le corps L’architecture Le Corps Le vide
de Paul humain au cœur du
Valéry bâtiment
peinture- ana- Le peintre des une image Le miroir Le Miroir Le trou
architecture morphotique anamorphoses noir

architecture- renaissante Le peintre des un objet de L’édicule La Perspective Le trou


peinture Annonciations l’historia de la fenêtre

peinture- contemplative Le théologien un dessin L’âme La Sagesse Dieu


architecture Divine invisible

peinture- miraculeuse Le religieux une image L’image L’Image La Veronique


architecture

architecture- renaissante L’architecte le corps Le bâtiment Le Corps Le Vide


peinture humain

architecture sujerienne Sujer le moi Suger Le Sujet du Sujer Vide


désir

154
INDEX DES NOMS

A Bur M., 331


Abgar, 248, 249
Abraham P., 358
C
Adalgerius, 251, 252, 255
Adam de la Halle, 165 Caeiro A., 42, 130,141
Adam J., 37 Campbell J. W., 44
Alberti, L. B. 206, 214, 270-273, 274, 286, Castes A., 255
302, 303, 307 Carlo Crivelli,, 202
Ambrogio Lorenzetti, 204-216, 297, 301, Castellani M. M., 368
Antioche, 112 Charlemagne, 334
Arasse D., 192, 200-217, 219, 270, 297, Charles Martel, 334
311, 356, 356, 358 Chastel A., 311
Arioste, 53 Choay F., 185, 272, 275
Aristote,111, 213, 312, 313 Choisy, 358
Arnaud Daniel, 9, 166, 212, Chrétien J.-L., 132, 137
Assoun P. L., 6, 106 Christe, Y, 324
Aubert M., 171, 350, 358 Cesare Cesariano, 299
Auzépy, M. F. 245 Chrétien de Troyes, 368
Clermont-Ganneau M., 64
B Colin Muset, 166
Baccio della Porta, 202 Cortázar J., 44
Baltrusaïtis J., 85, 193, 194, 197, 356, 358 Cosmè Tura, 202
Barbaro D., 193, 194 Coste, A., 338
Barnes C. F., 328
D
Baschet J., 250
Baron R., 241 Dagobert, 318, 334
Bataille G., 310, 311 Damisch H., 191, 197, 249,
Bechman R., 328, 329 Dauzet D.-M., 251
Belderbos M., 289, 290, 300, 308, 362 De Campos A., 42
Belting H., 244, 248, 250 De la Penha Villela-Petit M, 132
Bernard d’Angers, 251, 252 Delègue Y., 232, 235
Bernart de Vantadour, 164, 166 Di Giorgio Martini F., 275-276,
Bernardin de Sienne, 202, 296, 356 Dioclétien, 252
Biagio di Goro Ghezzi, 204, 206-209, Domenico Veneziano, 202
213, Duby G., 316, 338
Blaise A., 320-321. Duchamp M., 12, 154-156,
Bonne J. C., 344, 359 Du Colombier P., 368
Boudon Ph., 369 Durand J.N.L., 369-370.
Bouasse, H. 66, 67
Boullée E. L., 369-370

171
E Hermas, 111, 113, 114, 296,
Ehrenfels V., 27 Hilduin, 334
Erland-Brandenburg A., 319, 321, 329, Hollier D., 310
336, 338, 367, 368 Hugues de Saint-Victor, 13, 17, 222-
Escoubas E., 129 243, 324, 325, 330, 331, 342
Esmeijer A., 231 Hyppolite J., 81, 82
Eupalinos, 186-189
J
F Jaques d’Autun, 166
Félibien, A., 366 Jacques de Troyes, 246
Filarète, 270, 273-275, 299 Jaufre Rudel, 163, 171
Filippino Lippi, 202
K
Fleury Ph., 298
Focillon H., 338 Kahn L. I., 310
Formigé J., 333, 338, 358 Kant E., 16, 139-146, 149
Fra Angelico, 202 Kaufmann P., 283-284
Fragonard, 53 Kojève A., 141, 312
Francesco del Cossa, 202
L
Francesco di Giorgio Martini, 270
Francesco Zorzi, 299, 307 Laplanche, J. et J.B. Pontalis, 30, 81
Fulrad, 334 Lassus J. B. A., 328
Lebahar, J.-Ch., 367
G Lecoq D., 243
Gace Brulé, 165, 212, Lecoq A.-M., 287
Gaffiot F., 320 Le Goff J., 361
Gautier de Coincy, 171 Le Goff J.-P., 203
Gautier de Dargies, 164, 351 Legrand L., 201, 205
Gasparri F., 319, 330, 331, 334, 337 Léonard de Vinci, 20, 21, 302, 328
Georg G., 275 Luca Pacioli, 300
Gervais, D. 245, 246
M
Gilson E., 222
Gimpel J., 322, 328 Marin L., 41, 45, 218, 287
Giordano Bruno, 314 Martineau E., 133
Grégoire le Grand, 245, 256 Martinent S., 246, 248
Groddeck G.,278-280 Masaccio, 204, 210, 216
Gros, P. 297, 298, 306, 307, 312, Mattéi, J. F, 313
Guillaume IX d’Aquitaine, 165 Mérimée P., 328
Guillaume de Champeaux, 222 Michel-Ange, 312
Guillaume le Vinier, 171 Miller J.-A., 21, 73, 79, 81, 84, 96, 97, 98,
Guillaume, le moine, 332 73, 136, 137, 138, 147-161, 169, 190, 201,
315
H
N
Heidegger, M., 16, 42, 106, 120,129-138,
142,153, 154, 296 Naveau P., 242
Henne Ph., 111 Niceron J.-F., 192
Henri de Lubac, 226, 228, 237

172
O Sabouret V., 358
Odalric, 251, 255 Saint Bernard, 207, 212
Origène, 112, 113 Saint Eloi, 335
Ouspensky, L. 245, 247 Sainte Geneviève, 335
Safouan M., 159
Sakarovitch J., 357, 365, 366, 367
P Salin, E., 337
Samper, 264
Panofsky, E., 271, 298, 303, 305, 306
Sclafert C., 237, 238
311, 316, 323, 332, 333, 358,
Shakespeare, 192
Paris J., 171
Scherner, 262, 263,
Pavon Cuéllar, D. 43, 44, 45, 51, 120,
Schmitt J. C., 246, 249, 254
125, 157, 174, 182, 294, 360
Schöller, W.,365
Peire Cardenal, 171
Schönborn Ch., 245, 247
Pépin le Bref, 334
Secundinus, 245
Perelman M., 279
Serenus, 245
Périllié J.-L., 299
Sicard P., 222-243,
Pessoa F., 42,141
Sévérien de Gabales, 112
Picon A., 369
Speer A., 323
Piero della Francesca, 203, 204, 216
Steinle P., 361
Pierre le Vénérable, 332
Stillemans, J. 289, 303, 307
Philolaos de Crotone, 312, 313, 314
Stinco A., 375
Port Royal, 52
Sumner Mcknight Crosby, 334, 335
Prache A., 334
Suger, 11, 18, 315-342,
Prévert J., 12, 162, 213,
Prudence de Troyes, 255 T
Pseudo-Denys l’Aréopagite, 323, 339
Tausk V., 278
Q Theves P., 83
Thibaut de Champagne, 164, 165, 166,
Quicherat J., 328
212, 240, 342.
R This B., 83

Rank O., 280-283, V


Raoul de Soissons., 166, 211, 246
Vagnat J. M., 328
Raven J. E., 312
Van Gogh, 133, 153,
Recalcati M., 9.
Valéry P., 186-189, 231, 299, 330
Recht R., 316, 365 , 367
Villard de Honnecourt, 329
Regnault F., 108, 110, 111, 115, 116, 176
Viollet-le-Duc E., 358, 358
Rigaut de Barbezieux, 170
Vitruve, 185, 193, 269-277, 285, 291,
Rimbaud d’Orange, 165
297, 298, 299, 300, 305, 306, 308, 312
Rosefeldt J., 359
Volkelt, 262, 263
Rubens, 194
Rutebeuf, 368 W
S Wajcman G., 11, 18, 92, 163, 206, 213,
214, 215, 218-221, 239, 269, 276, 291,
Sade, 149, 150, 151
297, 298, 284-288, 327, 307

173
Wirth J., 254, 259.
Wittkower R., 303, 311.
Wölfflin H., 18, 185, 261-268, 345
Worringer W. 353-360
Wyss M., 333

174
INDEX DES NOTIONS

A M
Adam J. 37 Miller 21
architecture P
et hystérie.............................................22 pulsion 25
I pulsion sexuelle 25
idéal du moi 33 S
L Sublimierung 21
Laplanche J et J.B. Pontalis 30

INDEX DES TERMES FREUDIENS CITES EN ALLEMAND

A M
Adam J. 37 Miller 21
architecture P
et hystérie.............................................22 pulsion 25
I pulsion sexuelle 25
idéal du moi 33 S
L Sublimierung 21
Laplanche J et J.B. Pontalis 30
Table de matières

Remerciements……………………………………………………………………... 2

Sommaire…………………………………………………………………………… 3

Introduction………………………………………………………………………… 6

1. Introduction aux formules de la sublimation

1.1. De la sublimation définie par rapport à la satisfaction, Befriedigung


(Freud), à la sublimation définie par rapport aux trois registres de la
réalité humaine (Lacan)
…….. …………………………………………………………………………... 20

La contradiction freudienne, p.20. Le paradoxe de la sublimation, p.24.


L’élévation freudienne de la sublimation, höheres Ziel, p. 26. Le danger de la
sublimation, p. 29. Réponse lacanienne à la contradiction freudienne, p. 31. De
la fonction symbolique à la sublimation, p. 32. La sublimation lacanienne
« élève un objet à la dignité de la Chose », p. 35. La sublimation artistique, p.
36.

1.2. De la représentation et de l’objet imaginaire dans la sublimation……….. 40

Sur l’irreprésentabilité de la Chose, p. 40. Décomposition de la représentation


freudienne, p. 46. Image et représentation, p. 53. De la « représentation de
chose » freudienne au « petit autre » lacanien, p. 55. L’Esquisse, p.56.
L’interprétation des rêves, p. 59. Introduction au narcissisme, p. 66. La
représentation imaginaire de la Chose dans la sublimation, p. 69. La
sublimation lacanienne de 1954, p. 70. La sublimation lacanienne de 1957, p.
71. La sublimation lacanienne de 1960, p.75.

1.3. Sublimation et parole. La sublimation lacanienne de 1954………………... 77

1.3.1. De la fonction créatrice de la parole (1954) à la création ex-nihilo


(1960)……………………………………………………………………. 77

Brève introduction à la fonction créatrice de la parole, p. 77. Brève introduction


à la création ex-nihilo, p. 78. La fonction créatrice de la parole, p. 78. Parole
pleine et dénégation de la parole, p. 81. Introduction à l’impossibilité de la
parole pleine, p. 84. De la parole pleine au manque-à-être, p. 86. Il y aura de
l’objet sublimé, p. 88. Entre le symbolique et le réel, il y a : a) la pulsion de
mort sans l’intermédiaire de l’imaginaire (1954), b) la sublimation par le
truchement de l’imaginaire (1960), p. 88. La Chose n’est pas une chose
symbolique, p. 89. Introduction à la création ex-nihilo, p. 89.

1.3.2. De la fonction symbolique (1954) à la sublimation (1960). De


l’élévation du désir à une puissance seconde à l’élévation d’un
objet à la dignité de la Chose…………………………………………. 91

Impossibilité de la parole sublimée : le désir, p. 91. La parole sublimée n’est pas


une métaphore, p. 94. La parole sublimée et la triade demande-désir-besoin,
p. 96. La parole sublimée : succès mythique de l’exercice du signifiant, p. 98.
Parole sublimée et point de capiton, p. 100. L’impossibilité de sublimer la
parole, p. 101. « Fiction et chant » de la parole sublimée, p. 102. Brève
introduction à la « passion » de la Chose et sa relation à la sublimation, p.
103.

2. Les temps logiques de la sublimation

2. Les temps logiques de la sublimation……………………………………….. 106

La création du vide et l’illusion de l’espace, p. 108.

175
2.1. Création ex-nihilo : création du vide…………………………………………. 110

Ex-nihilo, p. 110. Le vase et la création ex-nihilo, p. 112. Le temps zéro, p.113.

2.2. La Chose………………………………………………………………………… 119

2.2.1. La Chose de Freud……………………………………………………….. 119

Wort et Sache font couple, das Ding se situe ailleurs, p. 119. Complexe du
prochain et complexe de perception, p. 121. La Chose : l’étranger au moi à
l’intérieur du moi, p. 125. La Chose est perdue dans la réalité imaginaire
retrouvée, p. 126.

2.2.2. La Chose de Heidegger………………………………………………… 129

Choséité de la Chose, p. 129. La Chose est un lieu, p. 131. L’œuvre d’art ouvre
le chemin vers la Chose, p. 133. Le vide, p. 134.

2.2.3. La Chose de Kant……………………………………………………….. 139

La Chose en soi, p. 139. La Loi morale : expérience pratique de la Chose, p. 141.


Souverain bien : objet nécessaire d’une volonté déterminée par la Loi morale, p.
144.

2.2.4. La Chose de Lacan……………………………………………………… 147

La Loi morale élevée à la dignité du Souverain Bien comme Chose, p. 147. La


Chose interdite : la Mère, p. 150. Duchamp ou de la sublimation dérisoire, p.
154. Le Vide, c’est la Chose, p. 156. Vers l’ « objet petit a », p. 158. Sublimation
signifiante : enlever l’image à l’objet, p. 159.

2.3. Sublimation courtoise : logique lacanienne de l’amour courtois comme


paradigme de la sublimation………………………………………………..

162

13 janvier 1960, p. 162. 20 janvier 1960., p. 162. 27 janvier 1960, p. 162. 10 février
1960, p. 163. 9 mars 1960, p. 166. 4 mai 1960, p. 167. Logique lacanienne de la
sublimation, p. 167. L’objet imaginaire désiré et l’objet imaginaire sublimé, p.
168. L’amour courtois dans la réflexion lacanienne, p. 168. La Dame et la
femme narcissique, p. 170. La Dame courtoise et la Sainte Vierge, p. 171.

2.4. « Elever un objet à la dignité de la Chose »………………………………… 172

Vidage de la place de la Chose : condition de toute sublimation, p. 172. Sur le


vidage, p. 175. Vide chosique et vide symbolique, p. 176. Les trois « termes de
sublimation », p. 177. Sublimation artistique et hystérie : refouler, organiser,

176
entourer le Vide, p. 177. Sublimation religieuse et névrose obsessionnel :
déplacer, éviter le Vide, p. 179. Sublimation scientifique et paranoïa : n’y pas
croire, exclure le Vide, p. 181. Sur le paradigme de la sublimation, p. 183.

2.5. De l’architecture primitive à l’anamorphose………………………………. 190

Sublimation anarmorphotique du peintre, p. 192.

3. Mettre autre chose à la place du vide : peinture

3.1. La « mise en scène » de la sublimation……………………………………... 200

Le problème de la sublimation : problème artistique d’une perspective


problématisée, p. 200. L’édicule sublimé d’Ambrogio Lorenzetti et l’image de
l’Incarnation de Biagio di Goro Ghezzi, p. 204. La logique d’Ambrogio
Lorenzetti et la logique de la sublimation, p. 210. Elever un « corps » à la
dignité de « Lieu », p. 212. Sublimation et Incarnation, p. 216.

3.2. Les temps logiques de la sublimation et la « création du monde de la


peinture »……………………………………………………………………... 218

3.3. Sublimation contemplative : montée anagogique et élévation de l’âme


dans l’œuvre de Hugues de Saint-Victor………………………………….. 222

Introduction à l’œuvre du maître victorin, p. 222. Cœur divisé, p. 224. Le


dessin de l’arche : remède au cœur divisé, p. 224. L’image et le mouvement
anagogique, p. 225. La place de l’architecture dans l’œuvre d’Hugues de
Saint-Victor, p. 226. La pensée victorine et la psychanalyse, p. 228. Le dessin
de l’arche, p. 229. Exemplar – res (imago) – verbum, p. 232. Le miracle des
Ecritures, p. 235. Sublimation contemplative, p. 236. L’articulation du couple
« Foris » / « intus » et du couple élévation / descente, p. 241.

3.4. Sublimation miraculeuse : Images médiévales sublimées……………… . 244

La sublimation miraculeuse, p. 244. Nicée II, septième concile œcuménique :


la porte ouverte à la sublimation miraculeuse, p. 244. La sublimation n’est pas
une iconodulie, p. 246. Le Mandylion, la Véronique et l’image de la Vierge
peinte par Luc : chaînons manquants de la série des images sublimées, p. 248.
Sainte-Foy : La Chose facétieuse, p. 250. Sainte Maure et l’image du Christ :
l’imaginaire qui se confond au réel, p. 255. Catherine de Sienne et le crucifix
de Santa Cristina : l’imaginaire élevé au réel, p. 256. De l’image sublimée à ce
qui l’entoure : l’architecture religieuse, p. 256.

4. Créer un vide : architecture

177
4.1. Architecture et Corps…………………………………………………………….. 261

4.1.1. Freud et Wölfflin………………………………………………………….. 261

L’architecture dans le travail du rêve de Freud et la psychologie de


l’architecture de Wölfflin, p. 261. L’architecture, un « être corporel », p. 264.
Forme du corps et sentiment vital, p. 265. L’architecture comme idéalisation,
p. 266. L’architecture comme Urbild du moi, p. 266.

4.1.2. Introduction au stade du miroir de l’architecture……………………… 269

Vitruve et la conception anthropomorphique de l’architecture, p. 269. Alberti


et le corps de l’édifice, p. 270. Filarète et le bâtiment comme un ‘homme
vivant’, p. 273. Francesco di Giorgio Martini et la ville comme corps, p. 275.
Introduction au stade du miroir de l’architecture, p. 276.

4.1.3. Thèses psychanalytiques sur l’architecture……………………………… 278

Le séjour dans la mère de Groddeck, p. 278. Le récipient maternel d’O. Rank,


p. 280. L’analyse du gothique de R. Sterba, p. 281. La libération du moi
créateur d’O. Rank, p. 281. La psychanalyse de l’architecture de P. Kaufmann,
p. 283. Wajcman et le tout de l’architecture au service du trou des fenêtres, p.
284.

4.1.4. Thèse lacanienne sur l’architecture……………………………………… 288

4.1.5. Mettre autre chose à la place du Vide : l’architecture comme corps-tenu 291

corps-tenu et corps-tenant, p. 291. mon corps-tenu, p. 292. Le corps-tenant, p. 293.


La sublimation et le stade du miroir de l’architecture, p. 294. De
l’anamorphose à l’architecture de la Renaissance, p. 301. L’hystérie et la
sublimation artistique, p. 304. Lorsque le théoricien-architecte agit en
scientifique…, p. 310. Addenda, p. 314.

4.2. Créer un vide : architecture………………………………………………………. 315

4.2.1. La destruction créatrice du Sujet…………………………………………… 316

Les écrits de l’abbé Suger de Saint-Denis et son abbaye, p. 316. Sublimare,


Exaltare, Elevare : baisser, creuser, rabaisser, p. 320. Sugerius surgit, p. 322.
L’élévation de la sublimation, p. 325. L’élévation de l’architecture, p.328. La
destruction créatrice du Sujer, p.333. Créer un vide, le vider, p. 338.

4.2.2.Verticalité…………………………………………………………………… 343

Verticalité et sublimation, p. 344. Sublimation sujerienne, p. 349. Verticalité


gothique, p. 353.

4.2.3. L’architecture gothique et les temps logiques de la sublimation……… 361

178
De la sublimation primitive de l’architecture à l’élévation d’un objet à la
dignité de la Chose, p. 362. Le dessin d’architecture, p. 369.

Conclusion……………………………………………………………………………… 372

Bibliographie……………………………………………………………………………. 381

Annexes…………………………………………………………………………………. 396

1°Tableaux ……………………………………………………………………... 396


2°Illustrations……………………………………………………….………….. 410

Index des noms………………………………………………………………………… 427

Index des notions……………………………………………………………………… 430

Termes freudiens cités en allemand…………………………………………………. 437

Table de matières……………………………………………………………………… 439

179
Ill. 2
Anamorphose conique avec le miroir en place restituant l’image au centre.
Vénus et Adonis, d’après Simon Vouet, Pays-Bas, XVIIIè siècle, coll. H. Tan-
nenbaum.
L’agrafe du vêtement d’Adonis n’est autre chose que la pointe, le petit trou du
miroir conique qui ressuscite l’image.
Ill. 1
Psyché endormie.
La Chose des anamorphoses à miroir n’est ni dans l’image déformée ni dans
l’image restituée, et elle est encore moins dans l’image peinte en perspective
non-depravée. La Chose est absente dans les trois images. Mais elle est indi-
quée par la place vide qui montre où doit-on mettre le miroir. La Chose n’est
que le trou noir.
Ill. 3
Ambrogio Lorenzetti
Annonciation, 1340-1344, fresque.
Montesiepi (Sienne), Abbaye de San Galgano.
L’édicule central, cette architecture peinte qui entoure la percée de l’architec-
ture réelle, se trouve en excès par rapport au plan de la représentation. En tant
qu’objet sublimé, il est la figure de l’irreprésentable irruption du contenant
dans le contenu. Ici, la perspective a la fonction de mettre en scène la venue
de l’invisible dans le visible.
Ill. 4
Ambrogio Lorenzetti a représenté la Vierge accrochée à une colonne dans une
réaction de peur panique à l’arrivée de l’Ange Gabriel.
Ill. 5
Francesco di Goro Ghezzi
Annonciation, 1368, fresque.
Paganico (Grosseto), San Michele Arcangelo..
Ici, la perspective construit une représentation dont le caractère est purement
narratif. Le peintre représente ce qui dans l’Annonciation peut être narré dans
une architecture à diverses ouvertures lui permettant d’articuler le récit.
Ill. 6
Francesco di Goro Ghezzi a articulé le récit de l’Incarnation divine, d’une
part, à travers la figure de la colombe par laquelle l’immaculée conception
est réalisée et d’autre part, par la figure qui se trouve peinte dans l’ouverture
équivalente sur la gauche : l’image de l’Enfant.
Ill. 7
L’Arche de Hugues de Saint-Victor
« Surface de l’arche de Noé, vue de dessus, telle que la décrit le Libellus de
formatione arche. Les diverses couleurs signifient les trois genres d’hommes
(représentés par les trois bandes longitudinales) dans leur rapport à l’Eglise
(l’arche, en rouge) et au monde qui entoure l’arche (en vert) » (P. Sicard, Hu-
gues de Saint-Victor et son école, Ed. Brepols, Belgique, 1991).
Ill. 9
L’homme parfait de Léonard
Corps imaginaire : Image d’un véritable bel homme aux cheveux longs par-
faitement proportionné, mis en même temps dans un carré et un cercle ; c’est
mon corps-tenu, l’image du corps humain – cette forme unitaire, référent der-
nier de toute image.
(Léonard de Vinci. Les Carnets, H. Anna Sue (éd.), ML. Editions, Paris,
2006)
Ill. 10.
Corps signifiantisé
« f g est égale à g h et mesure une coudée ».
Léonard de Vinci. Les Carnets. H. Anna Sue (éd.), ML Editions, Paris, 2006,
p. 53.
Ill. 11
Corps signifiantisé
« La distance e f entre le menton et la base
du nez est égale au tiers de la face, à la lon-
gueur du nez et la hauteur du front »,
« l’intervalle g h entre le milieu du nez et le bas
du menton est égal à la moitié de la face ».
Léonard de Vinci. Les Carnets. H. Anna Sue
(éd.), ML Editions, Paris, 2006, p. 51.
Ill. 8
Roberto Papini, Franciso di Giorgio architetto,
Florence, 1946, volume II, planche 69 (reproduit in Georg German, « Vitruve
et le vitruvianisme » (1979), M. Zaugg et J. Gubler (trad.), Lausanne, 1991,
p. 80).
Ill. 12
Déambulatoire de Suger, XII siècle
Les voûtes d’ogives offrent l’évidement des murs.
Le déambulatoire est un couloir de circulation entourant le vide du chœur.
Le fidèle ou le touriste fait le tour ce vide, telle la chaîne signifiante entou-
rant le vide de la Chose.
Photo : Ivan Assaël
Ill. 16
Saint-Denis, XIIIè siècle
Dans l’architecture gothique les piliers deviennent tellement « élevés, souples
et élancés » que « la voûte se perd dans des hauteurs vertigineuses » (W. Wor-
ringer). En dépit de ce qu’affirme l’historien de l’art la voûte ne disparaît pas,
elle est bien là, au-dessus du vide enfermé par le corps de l’édifice.
Photo : Ivan Assaël
Ill. 16
Saint-Denis, XIIIè siècle
Dans l’architecture gothique les piliers deviennent tellement « élevés, souples
et élancés » que « la voûte se perd dans des hauteurs vertigineuses » (W. Wor-
ringer). En dépit de ce qu’affirme l’historien de l’art la voûte ne disparaît pas,
elle est bien là, au-dessus du vide enfermé par le corps de l’édifice.
Photo : Ivan Assaël
Ill. 15
Saint-Denis, XIIIè siècle
« L’expression principale de tout le bâtiment est dans la nef et dans l’élan vers
le ciel » (W. Worringer). Pourtant, les hauteurs vertigineuses du gothique ne
s’élancent pas à l’infini mais cherchent plutôt à l’enfermer.
Photo : Ivan Assaël
Ill. 13.
Saint-Denis, XIIIè siècle
Le vide gothique est un vide pénétrable par n’importe quoi, le trésor de Saint-
Denis ou la foule de touristes, mais il est surtout pénétrable par la lumière.
Photo : Ivan Assaël.
Ill. 14.
Saint-Denis, XIIIè siècle
Dans cette architecture verticale « seules s’expriment mille forces particuliè-
res » représentant « une ascension sans obstacle » (W. Worringer).
Photo : Ivan Assaël
Ill. 14.
Saint-Denis, XIIIè siècle
Dans cette architecture verticale « seules s’expriment mille forces particu-
lières » représentant « une ascension sans obstacle » (W. Worringer).
Photo : Ivan Assaël
Ill. 13.
Saint-Denis, XIIIè siècle
Le vide gothique est un vide pénétrable par n’importe quoi, le trésor de Saint-
Denis ou la foule de touristes, mais il est surtout pénétrable par la lumière.
Photo : Ivan Assaël.
Ill. 17
Saint-Denis, XIIIè siècle
Rien ne semble peser dans la cathédrale gothique, au contraire on dirait plutôt
qu’il s’agit d’un « excédant de puissance d’élévation qui s’élance impatiem-
ment vers la hauteur » (W. Worringer).
Photo : Ivan Assaël

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