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L A S O C I É T É
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Simmel
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Tarde Durkheim

Crozier

Tocqueville
Elias Boltanski

Bourdieu
Becker
Honneth Foucault
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LES PENSEURS
DE LA SOCIÉTÉ
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Coordonné par Xavier Molénat

La Petite Bibliothèque de Sciences Humaines


Une collection dirigée par Véronique Bedin
Maquette couverture et intérieur : Isabelle Mouton.
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Diffusion : Seuil
Distribution : Volumen

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de


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autre moyen, le présent ouvrage sans autorisation de
l’éditeur ou du Centre français du droit de copie.

© Sciences Humaines Éditions, 2015


38, rue Rantheaume
BP 256, 89004 Auxerre Cedex
Tél. : 03 86 72 07 00/Fax : 03 86 52 53 26
ISBN = 9782361063023
978-2-36106-300-9
Avant-Propos

C omment fonctionne une société ? Comment expliquer


les phénomènes de coopération ou d’inégalités ? D’où
vient le changement ? Ce n’est pas un hasard si ces questions
n’émergent qu’au xixe siècle. Pour l’Europe et les États-Unis,
c’est une période de profonds bouleversements. Il aura fallu
trois révolutions – politique (Révolution française), écono-
mique (Révolution industrielle) et intellectuelle (avènement
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de la science moderne) – pour mettre in à l’idée que la société


reposerait sur un ordre divin, naturel ou spontané : ce sont bien
les hommes, et eux seuls, qui font l’histoire. Mais comment s’y
prennent-ils ? Tel est le fondement du questionnement sur la
société.
Quittant progressivement le domaine de la spéculation ou
de la pensée utopique, les rélexions sur la nature propre des
phénomènes sociaux ont pris peu à peu un tour scientiique.
Qu’ils soient sociologues, philosophes ou économistes, les pre-
miers penseurs de la société ont, face à un monde entièrement
nouveau, scruté les transformations qu’engendrent l’avènement
de la démocratie (Alexis de Tocqueville), le règne du capitalisme
(Karl Marx) ou la rationalisation du monde (Max Weber).
Au cours du xxe siècle, la professionnalisation des sciences
sociales et la spécialisation des chercheurs conduisent à une
démultiplication des regards. Aux théories fondées sur les rap-
ports de domination (Pierre Bourdieu) ou la centralité des
mouvements sociaux (Alain Touraine) répondent des travaux
investiguant le quotidien des interactions (Erving Gofman,
l’ethnométhodologie) ou la rationalité des individus (Raymond
Boudon, Gary Becker, Michel Crozier).
5
Les penseurs de la société

Une démultiplication telle qu’au cours des dernières décen-


nies, les penseurs de la société semblent avoir fait le deuil d’une
théorie globale. La dissolution des groupes sociaux (Jean-
François Lyotard et la pensée postmoderne), la globalisation
(Saskia Sassen, Manuel Castells, Zygmunt Bauman) mettent à
mal l’idée même de société. Pourtant, le vieux monde social n’a
pas entièrement disparu… Un tour d’horizon pour mieux com-
prendre le présent.

Xavier Molénat
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LE TEMPS
DES FONDATEURS

– Adam Smith. L’intérêt et la morale (Michaël Biziou)


– Charles Fourier. La mécanique des passions (Xavier de la Vega)
– Alexis de Tocqueville. Heurs et malheurs de la démocratie
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(Éric Keslassy)
– Herbert Spencer. Évolution et Société (Daniel Becquemont
et Dominique Ottavi)
– Karl Marx. Capital et Travail (Jean-François Dortier)
– Émile Durkheim. L’invention du social (David Ledent)
– Gabriel Tarde. Les lois de l’imitation (Solenn Carof)
– Georg Simmel. L’ambivalence de la modernité (Xavier Molénat)
– Max Weber. La rationalisation du monde (Jean-François Dortier)
– Norbert Elias. La paciication des mœurs (René-Éric Dagorn)
– John Maynard Keynes. L’État régulateur (Jean-François Dortier)
– Karl Polanyi. Le père de la socioéconomie (Nicolas Journet)
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ADAM SMITH (1723-1790)
L’intérêt et la morale

A irmer qu’Adam Smith compte au nombre des grands


penseurs de la société peut paraître incongru, voire
provocateur. Ce père fondateur du libéralisme économique ne
serait-il pas enclin à concevoir la société sur le modèle simpliica-
teur du marché ? Nullement, pour la bonne raison que Smith est
un philosophe des Lumières, époque où la science économique
ne prétend pas encore être une discipline autonome, donc non
coupée d’autres domaines du savoir – philosophie morale, théo-
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rie politique, science juridique, analyse psychologique.


Le projet intellectuel de Smith se nourrit d’une vaste culture,
et ne s’inspire pas moins des conceptions antiques de la cité
(Platon, Aristote, les stoïciens ou les épicuriens), de la tradi-
tion du droit naturel du xviie siècle (Grotius, homas Hobbes
ou John Locke) et de la philosophie politique des Lumières
(Montesquieu, John Mandeville, David Hume ou Jean-Jacques
Rousseau), que de la science économique de son temps (physio-
cratie, mercantilisme). C’est pourquoi son œuvre ne se limite
pas aux doctrines économiques de sa fameuse Enquête sur la
nature et les causes de la richesse des nations (1776). Elle contient
aussi, notamment, une philosophie morale publiée dans la
héorie des sentiments moraux (1759), ainsi que des considéra-
tions juridiques rassemblées dans les Leçons sur la jurisprudence
(1762-1764).
Pris ensemble, ces trois livres développent toute une théorie
de la société. Deux grandes idées la structurent. Premièrement,
l’ordre social est une conséquence non intentionnelle des
actions humaines. Autrement dit, les hommes qui participent
à cet ordre agissent le plus souvent sans vouloir le produire
et sans même savoir qu’ils le produisent. C’est ce qu’exprime
9
Les penseurs de la société

la célèbre métaphore smithienne airmant que tout se passe


comme si une « main invisible » ordonnait les agents à leur
insu. Deuxièmement, cet ordre non intentionnel peut ensuite
être amélioré de façon intentionnelle, une fois que les hommes
ont pris conscience de son fonctionnement spontané. Les agents
peuvent alors faciliter leurs interactions en prenant des disposi-
tions qui leur sont utiles. La tâche de la philosophie morale, de
la science économique et de la théorie juridique est justement
d’aider à l’invention de telles dispositions.

L’ordre social spontané


L’ordre social spontané commence selon Smith par le phéno-
mène psychologique de la sympathie. Parce qu’ils sympathisent
les uns avec les autres, les hommes sont enclins à ne pas se nuire
les uns aux autres, et même à se faire plaisir quand c’est possible.
Un tel comportement ne vise qu’à se sentir bien avec autrui de
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façon ponctuelle, mais à force de se répéter à grande échelle, il


init par produire de façon non intentionnelle un ordre social
normé par une morale de la bienveillance.
De même, au sein de cet ordre social, les hommes ont ten-
dance à être impressionnés par les riches et les puissants, et par
respecter leur autorité. Un tel comportement ne vise qu’à mon-
trer sa déférence ponctuellement, mais à force de se répéter à
grande échelle, il init par produire de façon non intentionnelle
un rapport politique qui se transforme en gouvernement. De
même encore, dans le cadre des échanges commerciaux, les
hommes ont tendance à poursuivre leur intérêt en cherchant
une ofre qui correspond à leur demande, et réciproquement en
proposant à autrui une ofre qui rencontre sa demande. Un tel
comportement ne vise qu’à satisfaire son intérêt ponctuellement,
mais à force de se répéter à grande échelle il init par produire de
façon non intentionnelle un circuit économique où la produc-
tion s’accorde à la consommation et assure la croissance.

Un ordre social susceptible d’être amélioré


Or cet ordre social qui s’autoinstitue et s’autorégule succes-
sivement aux niveaux moral, politique et économique, peut
10
Le temps des fondateurs

ensuite faire l’objet d’améliorations. Aidés par la connaissance


du fonctionnement spontané de l’ordre, les hommes peuvent
prendre des mesures pour rendre les rapports individuels plus
bienveillants, le gouvernement plus juste, et le marché plus ei-
cient. La morale, la politique et l’économie prennent intention-
nellement soin du lien social, dont elles ont d’abord émergé non
intentionnellement.
Paradoxalement, Smith a été victime de son succès.
L’extraordinaire renommée qu’a acquise ce chef-d’œuvre de la
pensée économique qu’est l’Enquête sur la richesse des nations a
pu éclipser le reste de sa rélexion. À partir de la seconde moi-
tié du xixe siècle, l’autonomisation de la science économique
a conduit à isoler les thèses économiques de Smith. La « main
invisible » n’est plus vue comme la métaphore d’un ordre social
spontané, mais comme une intuition du problème de la meil-
leure allocation des ressources dans le cadre d’un marché parfait.
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Des lecteurs de moins en moins rares commencent néanmoins


à retrouver l’ampleur des vues de Smith. Plusieurs économistes
contemporains vont chercher chez leur illustre prédécesseur une
inspiration pour ouvrir à nouveau leurs raisonnements à la com-
plexité des relations sociales. Les psychologues, les sociologues
et les philosophes s’intéressent eux de plus en plus au concept
de sympathie élaboré par Smith, ain de comprendre le rôle
éminent que jouent le partage des émotions, l’empathie et la
compassion dans la société.

Michaël Biziou

11
Les penseurs de la société

La « main invisible »
Adam Smith évoque la célèbre main invisible une première fois dans la
héorie des sentiments moraux (1759) : « Les seuls riches choisissent, dans la
masse commune, ce qu’il y a de plus délicieux et de plus rare. (…) En dépit
de leur avidité et de leur égoïsme (quoiqu’ils ne cherchent que leur inté-
rêt, quoiqu’ils ne songent qu’à satisfaire leurs vains et insatiables désirs en
employant des milliers de bras), ils partagent avec le dernier des manœuvres
le produit des travaux qu’ils font faire. Une main invisible semble les forcer
à concourir à la même distribution des choses nécessaires qui aurait eu lieu
si la Terre eût été donnée en égale portion à chacun de ses habitants ; ainsi
sans en avoir l’intention, sans même le savoir, le riche sert l’intérêt social et
la multiplication de l’espèce humaine. » Les riches sont riches parce qu’ils
sont en mesure d’employer des salariés, c’est-à-dire qu’ils disposent de
richesses au-delà du nécessaire, et leur contribution involontaire à l’intérêt
général est déinie comme leur capacité à salarier.
La seconde occurrence de la main invisible se trouve dans Enquête
sur la richesse des nations (1776) : « En dirigeant (l’industrie nationale) de
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manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, chaque individu
ne pense qu’à son propre gain ; en cela comme dans beaucoup d’autres
cas, il est conduit par une main invisible à remplir une in qui n’entre
nullement dans ses intentions. (…) Tout en ne cherchant que son intérêt
personnel, il travaille souvent de manière bien plus eicace pour l’intérêt de
la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. » Si la perspective
est diférente de celle de la héorie des sentiments moraux, le riche étant
ici le capitaliste, on retrouve l’idée d’un mécanisme anonyme qui dirige les
intérêts particuliers vers l’intérêt général.

Dorothée Picon

12
CHARLES FOURIER (1772-1837)
La mécanique des passions

I nventeur d’une microsociété utopique où l’amour et le tra-


vail sont régis par la seule diversité, Charles Fourier reste
un penseur socialiste original. Visionnaire, il célèbre un état des
mœurs qui n’adviendra qu’un siècle et demi plus tard.

Un socialiste utopique ?
Ses contemporains le prenaient volontiers pour un fou. Plus
circonspect, Karl Marx n’en voulut pas moins lui régler son
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compte. Il le classa parmi les « utopistes », ces penseurs fan-


tasques qui annonçaient le socialisme, mais manquaient sin-
gulièrement de sérieux. C’est ainsi que l’on considéra Charles
Fourier comme l’un de ces auteurs pittoresques, dont les lubies
agrémentent le lourd ciel des idées. Fourier, lui, se voyait comme
le Isaac Newton des passions humaines.
Ce ils de négociant, né à Besançon en 1772, aurait voulu
consacrer sa vie à ses idées sur la société. Devenu caissier par
la force des choses, ce n’est que par intermittence qu’en auto-
didacte il donnera libre cours à sa plume. En 1808, paraît la
héorie des quatre mouvements, le premier exposé de son « attrac-
tion passionnée », librement inspiré de la physique newtonienne.
Il ne saurait y avoir, avance Fourier, d’ordre social harmonieux
que celui capable d’agencer la pluralité des passions humaines.
Amoureux des nombres, Fourier recense douze passions, depuis
les « sensitives » (les cinq sens) et les « afectives » (amitié, amour,
ambition et goût de la famille), jusqu’aux « distributives ».
Hommes et femmes, observe-t-il, sont animés d’une passion
« papillonne », qui les incite à préférer la variété en toutes cir-
constances. La « composite » n’est pas en reste, qui les incline au
plaisir des sens, pendant que la « cabaliste » leur instille le goût
13
Les penseurs de la société

de la conspiration et de l’action en groupe. Tous ces penchants


peuvent-ils coexister de manière harmonieuse ? Certes pas dans
les sociétés existantes, estime Fourier. Car celles-ci cantonnent
le désir sexuel dans la monogamie, enferment le travail dans la
répétitivité, dressent l’ambition contre l’amour et l’amitié.

Le phalanstère
Laissons libre cours à nos passions ! Fourier s’inscrit en faux
contre la tradition libérale qui, de Montesquieu à Adam Smith,
voit dans le marché le mécanisme idéal de conciliation des pas-
sions humaines. Encore faut-il pour cela que le goût du lucre
puisse canaliser les autres penchants, les sublimer dans l’accu-
mulation matérielle. Témoin, en ces débuts du capitalisme, de
la paupérisation des masses, Fourier est très réservé quant aux
capacités du marché. Il est contre l’idée de domestiquer les pas-
sions et souhaite instituer un environnement où, tout en don-
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nant libre cours à leurs penchants créatifs, amoureux ou sexuels,


les hommes et les femmes contribueront au bien-être collectif.
Il décide donc de proposer une machinerie sociale toute
neuve, entièrement pensée par ses soins. Dès sa héorie des quatre
mouvements, Fourier en esquisse un modèle réduit. Il y revient
dans le Traité de l’association domestique et agricole (1822), son
premier livre à succès. Mais c’est dans Le Nouveau Monde indus-
triel et sociétaire (1829) qu’il en fournit l’exposé le plus déve-
loppé, et nomme ce système le « phalanstère ». Pour Fourier tout
est, ici encore, afaire de nombres et de proportions.
Les douze passions se combinent en 800 « caractères » dif-
férents. Le phalanstère réunira 1 600 personnes, soit deux pour
chacun des caractères. S’y côtoieront des personnes de condi-
tions diférentes, un huitième d’intellectuels et d’artistes, un
septième d’artisans et de paysans. Installée à l’écart de la ville,
cette microsociété vivra de sa production agricole et artisanale.
Chacun y travaillera selon l’orientation de ses penchants. Les
phalanstériens apprendront vingt métiers, en pratiquant au
moins cinq par jour. Les amours y seront libres, les passions
« papillonne », « composite » et « cabaliste » incitant hommes et
femmes à recomposer à loisir la géométrie de leurs ébats. L’éros
14
Le temps des fondateurs

est le ciment du phalanstère, principe de fraternité et de récipro-


cité sociale. Heureux au travail comme en amour, les phalansté-
riens n’en seront que plus prospères. Coopérative de production
et de consommation, le phalanstère n’est pas pour autant égali-
taire. Le produit y est réparti en fonction des apports initiaux.

Une étoile vacillante mais jamais éteinte


À la diférence de l’Utopie (1516) de homas More, construc-
tion imaginaire visant à la critique de la société existante, le pha-
lanstère doit, pour Fourier, être mis en pratique le plus rapide-
ment possible. En ce sens, estime le sociologue Pierre Mercklé,
il s’agit moins d’une utopie que d’une expérimentation sociale et
scientiique, un laboratoire destiné à mettre à l’épreuve la théorie
fouriériste. L’architecture du phalanstère, ces lumineuses rues-
galeries qui invitent aux échanges, rappelle certes le motif de la
cité idéale. Mais il s’agit tout autant d’une vitrine promotion-
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nelle des idées fouriéristes.


Peu avant sa mort, en 1837, Fourier donnait rendez-vous
chaque jour à midi aux mécènes qui voudraient inancer son
phalanstère. Nul ne vint jamais. Il fallut attendre ses disciples,
Victor Considérant en tête, pour passer à l’acte. Il y eut des
phalanstères en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine.
Ils périclitèrent assez rapidement. L’étoile dansante du fourié-
risme sembla mourir, mais elle ne s’éteignit jamais tout à fait.
André Breton en célébra l’éclat dans son Ode à Charles Fourier
(1945). Elle brilla de tous ses feux en mai 1968. Dans les écrits
de Roland Barthes ou de Guy Debord, la philosophie du désir
de Fourier vivait à nouveau.

Xavier de la Vega

15
Les penseurs de la société

Joseph Proudhon (1809-1865) et la propriété


« La propriété, c’est le vol » : cette airmation qui ouvre Qu’est-ce que
la propriété ? (1840) de Joseph Proudhon lui vaut un franc succès dans les
milieux ouvriers. Certes, avance Proudhon, en organisant le travail collecti-
vement, les capitalistes permettent aux ouvriers d’être bien plus productifs
que s’ils travaillaient seuls. Mais qu’ils s’approprient ce surplus ne peut être
justiié d’aucune façon. Le proit est un vol pur et simple. S’il faut mettre
à bas la propriété, il convient cependant de défendre la « possession ».
Plutôt que l’étatisation des moyens de production que défendront généra-
lement les marxistes, Proudhon plaide pour la constitution de coopératives
ouvrières, rassemblées au sein de fédérations libres. Le mutualisme, fondé
sur le principe de la libre association, est pour lui la meilleure alternative
au capitalisme.
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ALEXIS DE TOCQUEVILLE (1805-1859)
Heurs et malheurs de la démocratie

A oût 1830. Même s’il vient de prêter serment de idé-


lité au roi Louis-Philippe, Alexis de Tocqueville (1805-
1859) est troublé par la situation politique qui fait suite à la
révolution de Juillet. Oiciellement pour en étudier le système
pénitentiaire, il décide alors de se rendre en Amérique avec
son ami Gustave de Beaumont. En réalité, outre-Atlantique, il
entend surtout comprendre le fonctionnement de la démocratie.
Une publication lui permettra de se révéler au public français
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et d’acquérir une notoriété suisante pour entamer une carrière


politique avec une meilleure chance de réussite. De la démocra-
tie en Amérique sera cet ouvrage. Le premier tome est publié
en 1835. Il y est principalement question de la Constitution,
des institutions, des mœurs et de la géographie de l’Amérique.
La première Démocratie rencontre un très vif succès. Tocqueville
devient alors une personnalité recherchée dans les salons lit-
téraires, les cercles académiques et les milieux politiques. Plus
abstrait puisqu’il s’interroge notamment sur le destin de la
démocratie en France, le second tome, qui paraît en 1840, n’a
pas le même retentissement que le premier volume. Pourtant,
ce sont bien d’abord les analyses contenues dans cette seconde
Démocratie qui continuent de retenir notre attention, tant elles
nous ofrent une grille de lecture particulièrement instructive
des évolutions possibles de la démocratie moderne. Pour bien
les appréhender, il est nécessaire de revenir sur la déinition de la
démocratie que Tocqueville nous a laissée en héritage.

Une nouvelle forme de société


L’un des apports essentiels de Tocqueville est de nous livrer
une autre vision de la démocratie : à la diférence de ses prédé-
17
Les penseurs de la société

cesseurs, comme Montesquieu avec son Esprit des lois (1748),


ou de ses contemporains, comme François Guizot, qui ne consi-
déraient la démocratie que comme un régime politique (État
de droit, élections libres, séparation et contrôle réciproque des
pouvoirs), Tocqueville la présente comme un « état social ». La
démocratie n’est pas seulement une forme de gouvernement qui
s’oppose à la monarchie ou à l’absolutisme, c’est aussi une nou-
velle forme de société puisant sa force dans la progression de
l’égalité des conditions. L’égalité est bien sûr politique et juri-
dique, mais elle est également socioéconomique et culturelle.
Adepte de la méthode comparatiste, Tocqueville étudie les carac-
téristiques de la « société aristocratique » pour mieux mettre en
valeur les propriétés de l’état social démocratique.
La société aristocratique est à la fois stable, organisée et par-
ticulièrement fermée : « Non seulement il y a des familles héré-
ditaires de valets, aussi bien que des familles héréditaires de
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maîtres ; mais les mêmes familles de valets se ixent, pendant


plusieurs générations, à côté des mêmes familles de maîtres (ce
sont comme des lignes parallèles qui ne se confondent point ni
se séparent). » Les possibilités de mobilité sociale sont donc très
réduites. À l’inverse, la « société démocratique » se caractérise
par la luidité de sa structure sociale : « Lorsque les conditions
sont presque égales, les hommes changent sans cesse de place. »
Certes, il existe toujours un maître et un serviteur, mais leurs
places deviennent interchangeables. Si la mobilité sociale ne
relève évidemment pas d’un processus mécanique, il existe une
possibilité, fort peu probable dans le passé, d’accéder à une posi-
tion sociale supérieure.
Avec Tocqueville, le changement social qui conduit à l’instau-
ration de la démocratie s’incarne notamment dans ce que nous
appelons « égalité des chances ». Cette perception théorique,
particulièrement novatrice pour son temps, ne cesse de nous
préoccuper aujourd’hui. L’importance prise tout au long du
xxe siècle par l’école en atteste. Une démocratie vivante se doit
d’assurer l’égalité des chances des citoyens. Mise en évidence

18
Le temps des fondateurs

par les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron1,


la question non résolue du décalage entre la démocratisation
quantitative (« démographisation » du système scolaire) et la
démocratisation qualitative (persistance d’une forte inégalité des
chances) s’inscrit directement dans une vision de la démocratie
initiée par De la démocratie en Amérique. De même que l’homo-
généité sociale de nos élites conduit inalement à nous interroger
sur notre capacité à vouloir véritablement assurer le caractère
démocratique de notre société : dans l’état social démocratique,
« il n’existe plus de caste », écrit Tocqueville. Aussi, le débat lan-
cinant autour de la diversiication du recrutement des grandes
écoles traduit combien l’approche tocquevillienne de la démo-
cratie est devenue la nôtre. En ce sens, l’égalité démocratique
décrite par Tocqueville suppose que l’ascenseur social fonctionne
à nouveau…
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Une classe moyenne généralisée


L’égalisation des conditions que Tocqueville observe en
Amérique, cette terre où les hommes ont eu la chance « d’être
nés égaux plutôt que le devenir », et qui doit inéluctablement
s’imposer en Europe, est un processus qui se traduit par une
homogénéisation des niveaux de vie et une uniformisation des
modes de vie. Dans une société démocratique, les classes sociales
extrêmes tendent alors à s’efacer au proit d’une vaste classe
moyenne : « Les pauvres, au lieu d’y former l’immense majorité
de la nation comme cela arrive toujours dans les sociétés aristo-
cratiques, sont en petit nombre et la loi ne les a pas attachés les
uns aux autres par les liens d’une misère irrémédiable et héré-
ditaire. Les riches de leur côté sont clairsemés et impuissants ;
(…) de même qu’il n’y a plus de races de pauvres, il n’y a plus
de races de riches (…). Entre ces deux extrémités de sociétés
démocratiques, se trouve une multitude innombrable d’hommes
presque pareils (…). » Tocqueville anticipe ici les travaux de cer-
tains sociologues contemporains comme, par exemple, Henri

1- P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, 1964, rééd.
Minuit, 1994, et La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement,
1970, rééd. Minuit, 1993.
19
Les penseurs de la société

Mendras qui évoque la montée d’une « classe moyenne générali-


sée » dans nos sociétés modernes2.
Signalons que Tocqueville n’a jamais prétendu que les iné-
galités socioéconomiques n’existent pas dans la société démo-
cratique : moins conséquentes que dans la structure sociale pré-
cédente, la société aristocratique, il les présente à la fois comme
plus acceptables et génératrices de frustration. Les inégalités
sont d’autant mieux acceptées que la mobilité sociale, qui per-
met d’espérer accéder à un bien-être supérieur, existe réellement.
Mais en même temps, pour Tocqueville, les inégalités résiduelles
de l’état social démocratique sont très peu supportables. Frustré
et jamais satisfait, l’« homo democraticus » se lance alors dans une
course à l’égalité : « Quand l’inégalité est la loi commune d’une
société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand
tout est à peu près de ce niveau, les moindres le blessent. C’est
pour cela que le désir de l’égalité devient toujours insatiable à
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mesure que l’égalité est grande. » La démocratie dévoile alors


une mécanique auto entretenue : plus l’égalité progresse, plus la
moindre inégalité est insoutenable, nécessitant de l’éradiquer, ce
qui assure le progrès continu de l’égalité, etc. Mais cette pas-
sion pour l’égalité supplantera-t-elle l’amour pour la liberté3 ?
Comment réussir à concilier égalité et liberté ? Telles sont les
grandes questions qui sont au cœur de la pensée de Tocqueville,
celles qu’il se posera tout au long de son existence.
Ainsi, la dialectique égalité/liberté traverse son œuvre en
général et De la démocratie en Amérique en particulier. Étudier la
tension qui existe entre ces deux valeurs fondamentales revient à
comprendre au plus près les dangers qui guettent la démocratie,
des dangers qui ne nous sont pas étrangers.
Puisque la démocratie est censée rendre le destin social de
chacun plus ouvert, le citoyen est happé par ses petites ambitions

2- H. Mendras, La Seconde Révolution française, 1965-1984, Gallimard, 1988 (rééd.


1994).
3- « Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés
à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les
écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ;
ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans
l’esclavage. » (De la démocratie en Amérique).
20
Le temps des fondateurs

matérialistes, sa volonté de réussite économique et de bien-être


quotidien. Cela se traduit par un repli sur soi que Tocqueville
nomme individualisme. « L’individualisme est un sentiment
réléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la
masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et
ses amis ; de telle sorte que, après s’être créé une petite société à
son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même
(…). L’individualisme est d’origine démocratique et il menace
de se développer à mesure que les conditions s’égalisent. »
On continue aujourd’hui de s’interroger sur la valeur de l’in-
dividualisme : positif, il traduit une plus grande autonomie des
hommes ; mais cette émancipation ne se fait-elle pas au détri-
ment du lien social ? La cohésion de la société n’est-elle pas alors
compromise par le manque de solidarité de ses membres ? La
crise du lien social qui nous afecte depuis longtemps mainte-
nant ne trouve-t-elle pas là son origine ? Comme « la démocratie
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brise les chaînes et met chaque anneau à part », les hommes des
temps démocratiques cherchent à défendre leur bien-être maté-
riel. Isolés, ils ne perçoivent plus le lien entre leur intérêt person-
nel et l’intérêt général ce qui les amène à se désintéresser de la vie
politique, envisagée comme une perte de temps préjudiciable à la
conduite de leurs afaires privées. « Non seulement (les hommes
qui habitent des pays démocratiques) n’ont pas naturellement le
goût de s’occuper du public, mais souvent le temps leur manque
pour le faire. La vie privée est si active dans les temps démocra-
tiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu’il ne reste
presque plus d’énergie ni de loisir à chaque homme pour la vie
politique. » Le citoyen individualiste et matérialiste se détache
de la chose publique pour mieux se replier sur sa sphère pri-
vée. Occupé à régler ses afaires, oublieux des vertus civiques, il
tombe dans une mollesse intellectuelle qui le conduit à négliger
le débat public.

La démocratie peut être malade d’elle-même


Les propos de Tocqueville ont la valeur d’une mise en garde :
la démocratie n’est jamais déinitivement acquise. Il faut tou-
jours veiller à ne pas la compromettre. Efet inattendu du prin-
21
Les penseurs de la société

cipe d’égalité : la démocratie peut être malade d’elle-même ! Il


faut en souligner les maux qui peuvent la compromettre « de
l’intérieur » et ouvrir la voie à de nouvelles formes de despo-
tismes. Il y a d’abord la « tyrannie de la majorité » : « Je regarde
comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gou-
vernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire », car
l’omnipotence de la majorité peut conduire à des abus comme
la concentration des trois pouvoirs… et étoufer l’indépendance
et la liberté des individus. Ainsi la démocratie peut se retour-
ner contre elle-même, comme lorsque les citoyens sont prêts à
conier toute la gestion des afaires du pays aux gouvernants et
à se placer derrière un État centralisé, bureaucratique et protec-
teur : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme
pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innom-
brable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos
sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs,
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dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est
comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et
ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ;
quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais
il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en
lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on
peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-
là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul
d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu,
détaillé, régulier, prévoyant et doux. » Ce passage a longtemps
été utilisé par les néolibéraux qui le présentent comme une cri-
tique, avant l’heure, des interventions économiques et sociales
de l’État providence : assistés, les citoyens perdent de vue l’im-
portance de l’efort, du mérite et de la valeur travail4.
En dépit de cette menace sur la liberté, Tocqueville défend
l’égalité des conditions car il la croit favorable au plus grand
nombre. Cependant, il recherche les conditions de l’existence
d’une « démocratie libérale » qui parviendrait à concilier égalité
et liberté. Il énonce de nombreuses solutions qui concourent à

4- Voir, par exemple, F. Hayek, La Route de la servitude, 1944, rééd. Puf, 2002.
22
Le temps des fondateurs

soutenir la liberté politique : encourager la pratique religieuse5,


organiser la liberté de la presse et créer des corps intermédiaires
(à travers notamment le développement des associations et celui
des libertés locales, la décentralisation). D’une façon générale,
il s’agit de dynamiser le débat public pour tenter de sortir de
l’apathie intellectuelle et du conformisme qui peuvent gagner
les sociétés modernes. Finalement, cela revient à produire un
véritable ordre démocratique.

Éric Keslassy
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5- Voir A. Antoine, L’Impensé de la démocratie. Tocqueville, la citoyenneté et la religion,


Fayard, 2003.
23
Les penseurs de la société

Du danger d’un État trop puissant


L’enjeu de la relecture actuelle d’Alexis de Tocqueville est de com-
prendre qu’aucune démocratie n’est à l’abri d’un despotisme « doux et pré-
voyant ». Ce dernier surgit lorsque les individus abandonnent leur liberté
au proit d’une plus grande égalité garantie par un État fort.
Tocqueville en avait vu les prémices dans la société américaine de son
époque, dans laquelle se répandaient le conformisme des opinions et la
tyrannie de la majorité. Plutôt que de défendre leurs idées et leurs droits, les
Américains se laissaient porter par leur passion du bien-être et laissaient à
l’État le soin d’encadrer la vie sociale. Pour Tocqueville, cet abandon volon-
taire pointait une dérive vers le despotisme.
Pour résoudre cette diiculté, il proposait de restaurer les corps insti-
tutionnels intermédiaires qui occupaient une place centrale sous l’Ancien
Régime, comme les corporations ou les associations, ou de favoriser la
liberté de presse et la pratique religieuse. En renforçant les liens sociaux,
ces pouvoirs intermédiaires luttaient contre la toute-puissance de l’État.
De nos jours, l’avertissement de Tocqueville est toujours d’actualité.
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Face à la montée de l’individualisme, de l’abstentionnisme, du matéria-


lisme et de la peur d’autrui, les individus ont tendance à vouloir déléguer
le maximum de pouvoir à l’État. Tocqueville nous rappelle les dangers de
la désafection politique et sociale des citoyens. Seule la liberté, exercée
volontairement par les individus, peut empêcher la démocratie de tomber
malade de ses propres excès.

Solenn Carof

24
HERBERT SPENCER (1820-1903)
Évolution et Société

I l est diicile de se représenter l’inluence prodigieuse de la


philosophie d’Herbert Spencer, non seulement dans son
propre pays, mais en Europe, aux États-Unis, et même jusqu’au
Japon. Spencer ofrait une théorie générale de l’univers, du cos-
mos à la morale, l’éducation, la société, un corps de lois scienti-
iques uniiées, dont l’évolution constituait la règle. Cette philo-
sophie était résolument optimiste et en harmonie avec le déve-
loppement de la révolution industrielle, imaginant même, en ses
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débuts, une approche continue de l’homme vers la perfection.

Qu’est-ce que l’évolution ?


D’origine modeste, il fut fortement marqué par un indivi-
dualisme radical, qui le poussa, dès ses débuts, à rejeter prati-
quement toute intervention de l’État dans la vie sociale. Son
premier ouvrage, Social Statics (non traduit en français) expose
une morale utilitariste inspirée de Jeremy Bentham : les senti-
ments de sympathie sont utiles et compensent l’individualisme,
il n’est donc pas nécessaire d’organiser la solidarité. Il écrivit
dès ce moment plusieurs essais, dont un article sur l’évolution,
terme qu’il utilisa pour la première fois, avant Charles Darwin,
dans son sens moderne. Sa déinition la plus célèbre de l’évo-
lution se formule ainsi, dans ses Premiers Principes, en 1861 :
« L’évolution est une intégration de matière accompagnée d’une
dissipation de mouvement pendant laquelle la matière passe
d’une homogénéité indéinie, incohérente, à une hétérogénéité
déinie, cohérente et pendant laquelle le mouvement retenu
subit une transformation parallèle. »
Il y avançait aussi l’idée d’un « inconnaissable », mystère
débordant toute connaissance, où la religion pouvait avoir son
25
Les penseurs de la société

rôle, et d’un « connaissable », basé sur la « persistance de la


force » (énergie) d’où l’idée d’un mouvement de progrès perpé-
tuel dans l’ensemble des faits de l’univers. Le principe de la per-
sistance de la force, étendu au-delà de son champ d’application
physique, permettait de supposer que toute évolution parvenait
à un état d’équilibre, qui consistait en une adaptation parfaite de
l’homme à ses conditions d’existence. Mais cet équilibre demeu-
rait instable et était suivi d’un état de dissolution.
Puis vinrent les Principes de biologie, où la vie était consi-
dérée comme « la combinaison déinie de changements hétéro-
gènes à la fois simultanés et successifs, en correspondance avec
des coexistences et des successions externes ». Spencer croyait
profondément au progrès du vivant par hérédité des caractères
acquis, théorie de type lamarckien, qu’il appelait « adaptation
directe », mais après 1859, avec la parution de L’Origine des
Espèces de Darwin, il dut composer avec la théorie darwinienne
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de la sélection naturelle, qu’il intégra, comme « adaptation indi-


recte », d’ordre secondaire, dans sa théorie de l’évolution du
vivant.

Moins d’État, plus de libéralisme


Dans ses Principes de sociologie (inachevé), il avança la forme
la plus achevée de l’organicisme, tout en avançant prudemment
que la société n’était pas un organisme, mais analogue à un orga-
nisme, ce que ses critiques oublient trop souvent de mentionner.
L’évolution de la société, allant de l’homogène à l’hétérogène, par
diférenciation et intégration successives, mènerait à la fois à plus
de liberté individuelle et plus de coopération. Après une période
de « société militaire », l’État assumerait de moins en moins
de fonctions, au fur et à mesure que s’accroissent les échanges
entre les individus et que l’on se rapproche du libéralisme éco-
nomique. Il envisage ensuite, dans ses Principes d’éthique, les
progrès de la moralité comme l’efet de l’adaptation et du cumul
des caractères acquis. Mais il émettait déjà quelques doutes sur
la réalisation proche de cet idéal.
Autre œuvre majeure, l’Essai sur l’éducation, où, en accord
avec la sociologie exposée dans ses Premiers Principes, il posa les
26
Le temps des fondateurs

bases d’une psychologie génétique orientée vers l’observation du


développement biologique et moteur.
L’inluence de Spencer fut immense durant les années 1850-
1860. Le renforcement du rôle de l’État dans les années 1870
suscita chez lui une amertume, voire un certain pessimisme. La
politique de l’impérialisme lui paraissait constituer une régres-
sion, et l’adaptation de l’homme à ses conditions d’existence
devenait de plus en plus lointaine. Il rédigea au début des années
1880 L’Individu contre l’État, résolument hostile au tournant
politique pris par la Grande-Bretagne. Ce pamphlet peut être lu
comme une apologie du libéralisme économique individualiste,
mais aussi comme le regret nostalgique du radicalisme antiéta-
tique des années 1840. De plus, l’idée d’un système uniié de lois
universelles de la nature et de la société n’était plus admise par
de nombreux penseurs, l’hérédité des caractères acquis commen-
çait à être mise en question. Spencer vécut ses dernières années
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dans un sentiment d’échec. « Qui lit encore Spencer ? », disait le


sociologue Talcott Parsons dans les années 1930.
De nos jours cependant, Spencer est l’objet d’un regain d’in-
térêt. Ses vues sur l’éducation, sa physiologie, son souci de relier
entre eux phénomènes physiques, chimiques et biologiques,
ainsi que de nombreux aperçus partiels, ainsi que certaines
contradictions actuelles de la théorie darwinienne synthétique
de l’évolution suggèrent la nécessité d’une réévaluation de son
œuvre.

Daniel Becquemont et Dominique Ottavi

27
Les penseurs de la société

Sulfureuse sociobiologie
Les débuts de la sociobiologie
Peut-on analyser la vie sociale des êtres humains de la même manière que
celle des animaux ? C’était en tout cas la conviction du zoologiste Edward
O. Wilson qui, en 1975, annonce la création d’une nouvelle discipline :
la sociobiologie, dont le programme est « l’étude systématique des bases
biologiques du comportement social chez l’animal comme chez l’homme. »
Pour E.O. Wilson, chez de nombreuses espèces, les conduites sociales sont
« instinctives », c’est-à-dire guidées par les gènes. En conséquence, airmait
Wilson dans le dernier chapitre de son livre, « chez l’homme, les conduites
sociales ont des racines biologiques. La sociobiologie peut donc s’appliquer
à l’homme. »
Pour la sociolobiologie, tous ces comportements s’expliquent par l’hé-
rédité des conduites et la sélection naturelle.
Controverses et nouvelles perspectives
Ces théories vont déclencher une tempête et des polémiques furieuses,
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d’autant que E.O. Wilson récidive quelques années plus tard, en 1978,
en publiant L’Humaine Nature, dans lequel il airme clairement que « les
gènes commandent la culture ».
Nombre d’anthropologues, de philosophes et même de biologistes
ou théoriciens de l’évolution, comme Stephen J. Gould ou Richard
C. Lewontin, montent au créneau pour dénoncer le « réductionnisme bio-
logique » et le darwinisme social.
Dans les années qui suivent, la sociobiologie va poursuivre son bon-
homme de chemin dans les milieux scientiiques : chez les biologistes et
les éthologues surtout, beaucoup plus rarement chez les anthropologues.
De très nombreuses études sur les fondements biologiques du comporte-
ment animal vont voir le jour : sur les stratégies sexuelles, les comporte-
ments parentaux, les comportements territoriaux, la dominance, les formes
d’organisation sociale, les diférences de comportement mâles/femelles,
etc. Les modèles se diversiient et on tente de comprendre les modes de
vie en société à partir de divers modèles de sélection : sélection naturelle,
de groupe, de parentèle, sexuelle, etc. On cherche à comprendre les com-
portements des individus en termes de « stratégie de reproduction » ou de
« itness » (adaptation au milieu).
À partir des années 1990, la polémique s’atténue. La sociobiologie
fait moins de bruit, mais n’en poursuit pas moins ses avancées. Dans les
années qui suivront, des recherches sur les fondements biologiques du
comportement animal et humain vont être menées sous le nom – plus
politiquement correct – de « biologie évolutionniste » ou de « psychologie
évolutionniste ».

28
Le temps des fondateurs

En même temps qu’elle se diversiie et étend ses domaines d’investiga-


tion, la nouvelle sociobiologie intégrera peu à peu des modèles de « coévo-
lution gène-culture » qui rompent avec le strict déterminisme génétique
des débuts.

Jean-François Dortier
Extrait du Dictionnaire des Sciences Humaines,
éd. sciences Humaines, coll. « PBSH », 2008.
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29
KARL MARX (1818-1883)
Capital et Travail

E n 1859, dans son « Avant-propos » de la Critique de


l’économie politique, Karl Marx raconte comment il fut
amené à abandonner l’idéologie de Georg Hegel pour adopter
une conception matérialiste de l’histoire. Selon lui, ce n’est pas la
conscience des hommes qui détermine leur existence, « c’est au
contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience ».
Marx a révolutionné la théorie sociale en proposant une vision
critique du capitalisme et de l’histoire centrée sur des notions de
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crise et de lutte des classes.

La théorie des classes sociales


La société vue par Marx est semblable à une pyramide. À sa
base, l’infrastructure économique est caractérisée par un mode
de production composé de « forces productives » (hommes,
machines, techniques) et de « rapports de production » (escla-
vage, métayage, artisanat, salariat). Ce mode de production est
« la fondation réelle sur laquelle s’élève un édiice juridique et
politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la
conscience sociale ».
Au cours de l’histoire, plusieurs modes de production se sont
ainsi succédé : antique, asiatique, féodal et bourgeois. Arrivées à
un certain degré de développement, les forces productives entrent
en conlit avec les rapports de production, ce qui débouche sur la
lutte des classes. C’est alors que « commence une ère de révolu-
tion sociale ». Le changement dans les fondations économiques
s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide dans
l’édiice « des formes juridiques, politiques, religieuses, artis-
tiques, philosophiques, bref les formes idéologiques, dans
lesquelles les hommes prennent conscience de ce conlit et le
30
Le temps des fondateurs

poussent au bout ». Marx oscille cependant, professant parfois


un déterminisme sommaire et une mécanique implacable des
lois de l’histoire, et ailleurs une vision plus ouverte et complexe
de l’organisation sociale.
Ce qui lui importe est de décrire la dynamique d’une société
qui, selon lui, se joue autour d’un conlit central : la lutte des
classes, entre bourgeoisie et prolétariat. La bourgeoisie, poussée
par la concurrence et la soif de proit, est conduite à exploiter les
prolétaires. Condamnée à la paupérisation, au chômage endé-
mique, la classe des prolétaires n’a comme seules issues que la
révolte sporadique ou la révolution. Pour que la lutte de classes
aboutisse à un changement de société, il faut que la révolte se
transforme en révolution.
Utilisant un vocabulaire hérité de Hegel, Marx distingue la
« classe en soi » de la « classe pour soi ». La classe en soi déinit
un ensemble d’individus qui ont en commun les mêmes condi-
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tions de travail, le même statut, les mêmes problèmes, mais qui


ne sont pas forcément organisés autour d’un projet commun.
La classe pour soi est une classe qui, ayant pris conscience de ses
intérêts communs, s’organise en un mouvement social à travers
syndicats et partis, se forgeant ainsi une identité.

La théorie des idéologies


Même s’il décrit avec beaucoup de inesse plusieurs classes et
fractions – aristocratie inancière, bourgeoisie industrielle, petite
bourgeoisie, prolétariat, petite paysannerie, grands proprié-
taires fonciers… –, selon Marx, la dynamique du capitalisme, la
concentration de la production, les crises périodiques tendent à
radicaliser l’opposition entre deux d’entre elles : le prolétariat et
la bourgeoisie.
Marx situe l’idéologie comme l’ensemble des idées domi-
nantes véhiculées par une société, un groupe social, dans le cadre
des superstructures de la société. Elle est conditionnée par le
cadre économique et est une sorte de relet de celui-ci. Ainsi, la
bourgeoisie ascendante a valorisé les idéaux de liberté, des droits
de l’homme, de l’égalité des droits dans le cadre de son combat
contre l’ordre ancien. Elle tend à transposer en valeurs univer-
31
Les penseurs de la société

selles ce qui n’est que l’expression de ses intérêts de classe.


Il y a aussi chez Marx une théorie de l’idéologie comme
aliénation. Le terme est emprunté au philosophe Ludwig
Feuerbach, auteur de L’Essence du christianisme (1841), pour qui
la religion est une projection dans le « ciel des idées » des espoirs
et croyances des hommes, pris à croire à l’existence réelle des
dieux qu’ils ont inventés. Marx reprend l’idée selon laquelle la
religion est « l’opium du peuple ». Plus tard, il la transposera à
l’analyse de la marchandise.

Le rôle ambigu de l’État


Dans certains textes de Marx Comme le Manifeste du Parti
communiste (1848) ou La Guerre civile en France (1871), l’État
se trouve réduit à un rôle simple, direct et brutal : un instru-
ment aux mains de la classe dominante (la bourgeoisie) destiné
à dominer la classe des prolétaires. Il envoie la police et l’armée
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pour mater les insurrections populaires ; la justice et le droit sont


au service des puissants et de la propriété privée. L’analyse est
sans nuance. Il faut dire qu’il écrit cela en 1848, à une époque où
une répression sévère s’abat sur le peuple insurgé. Dans d’autres
textes, Marx ainera ses analyses. Pour assurer sa domination,
la bourgeoisie conie à l’État la gestion de ses intérêts généraux,
mais ce dernier bénéicie d’une certaine autonomie. Parfois, il
s’élève même « au-dessus des classes » pour rétablir un ordre
social menacé.

Jean-François Dortier

32
Le temps des fondateurs

L’influence du marxisme
Le marxisme a profondément inluencé les sciences sociales du xxe siècle.
En économie, il a suscité une analyse de l’impérialisme (Rosa
Luxemburg, Ernest Mandel), une théorie du développement (théorie de
la dépendance) et de nouvelles formes de capitalisme (l’école de la régu-
lation).
En sociologie, la théorie marxiste des classes a engendré un débat tou-
jours renaissant sur le thème : « Les classes sociales existent-elles encore ? »
Par ailleurs, la sociologie de la connaissance et de la culture fut développée
par Karl Mannheim, Georg Lukacs, Walter Benjamin, heodor Adorno ou
Antonio Gramsci.
En histoire, le marxisme a inluencé des historiens du capitalisme
comme Eric Hobsbawm ou Immanuel Wallerstein.
Bien qu’il ait connu un déclin notable depuis les années 1980, le
marxisme connaît un regain d’intérêt depuis le début des années 2000.
La philosophie reste l’un de ses principaux bastions avec des auteurs qui
se réclament encore ouvertement du marxisme-léninisme comme Alain
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Badiou (marxiste platonicien) ou Slavoj Zizek (marxiste hégélo-lacanien).

J.-F. D.

33
ÉMILE DURKHEIM (1858-1917)
L’invention du social

P ère fondateur de la sociologie en France », Émile


Durkheim s’attache à montrer que les faits sociaux ont
une logique propre, qui peut éclairer certaines des dimensions
les plus intimes de notre existence.
La sociologie d’Émile Durkheim prend son envol avec son
étude sur la « division du travail social » qui est le fruit des
rélexions qu’il a engagées sur la société moderne. Comme la
plupart des classiques des sciences sociales, il veut caractériser
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la société de son temps tout en mettant en œuvre une approche


scientiique des faits sociaux. La rélexion de Durkheim se
construit autour de deux axes : la connaissance des fondements
de la société moderne et la construction d’un savoir sociologique
à prétention scientiique. Dans La Division du travail social,
Durkheim se distingue d’emblée de plusieurs modèles d’ana-
lyse : le darwinisme social d’Herbert Spencer, la théorie de l’imi-
tation de Gabriel Tarde, la philosophie utilitariste de Stuart Mill
et la doctrine libérale d’Adam Smith. Pour Durkheim, tous ces
modèles soufriraient d’un manque de scientiicité.

La sociologie, une science morale


Durkheim s’inspire de l’idéal positiviste exposé par Auguste
Comte et déinit ainsi la sociologie comme une « science
morale », c’est-à-dire une science des mœurs propres à difé-
rentes sociétés. Or ces mœurs prennent forme en fonction du
degré de rapprochement des individus, ainsi que de la densité et
de l’intensité des relations sociales. De ce point de vue, la société
moderne a engendré un basculement fondamental, qui est celui
du passage d’une « solidarité mécanique » à une « solidarité
organique ». La première, spéciique aux sociétés dites tradi-
34
Le temps des fondateurs

tionnelles, se caractérise par une forte conscience collective, qui


laisse peu de place à l’expression de l’individualité. Les individus
pensent et agissent par similitude, respectant l’harmonie d’un
groupe fortement intégrateur. Dans les sociétés à solidarité orga-
nique, dites modernes, la diférenciation sociale s’accroît, ce qui
conduit à une spécialisation plus grande des diférentes activités
sociales. Cela concerne évidemment le domaine productif mais,
au-delà, toutes les dimensions de la vie sociale (l’éducation, la
famille, la religion, etc.). Dans ces sociétés, l’individualité tend à
se renforcer et les marges de liberté augmentent.

De l’influence du social sur le suicide


Selon Durkheim, les sociétés à solidarité organique accordent
une place plus signiicative à l’autonomie individuelle. La dimen-
sion « individualiste » de la personnalité tend ainsi à se renforcer
au détriment du collectif. Cela ne signiie pas que les institu-
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tions n’exercent plus aucune contrainte sur les individus mais


que leur pouvoir s’afaiblit. Pour Durkheim, le risque de cette
poussée d’individuation caractéristique des sociétés modernes
est celui d’« anomie ». Il y a situation d’anomie lorsque les
normes sociales s’imposent aux individus avec moins d’eicacité.
Durkheim parle également de perte de repères. Concrètement,
une situation anomique a des efets négatifs sur le corps social,
conduisant notamment à une augmentation de phénomènes
pathologiques dont le suicide peut être une manifestation.
Dans Le Suicide, résultat d’une vaste enquête sur les varia-
tions des taux de suicide selon diférentes variables (l’âge, le
sexe, la situation matrimoniale, la confession religieuse, etc.),
Durkheim établit que ce phénomène, loin de résulter de strictes
motivations individuelles, présente des causes sociales. Il en
déduit une typologie selon le degré d’intégration des individus
(suicides égoïste et altruiste) et le degré de régulation sociale
(suicide anomique). Le suicide égoïste se produit lorsqu’il y a
défaut d’intégration sociale. Il concerne les personnes en situa-
tion d’isolement. Par exemple, le célibataire se suicide davantage
que le marié, intégré au sein d’un foyer protecteur. Durkheim
s’intéresse ensuite au suicide altruiste, plus fréquent dans les
35
Les penseurs de la société

sociétés traditionnelles que dans la société moderne. Cette forme


de suicide se rencontre toutefois dans une institution qui exerce
une forte action intégratrice, l’armée, une institution où les inté-
rêts du groupe étoufent ceux de l’individu, comme c’est le cas
également dans l’institution carcérale. Enin, Durkheim propose
une longue analyse du suicide anomique qui résulte d’un défaut
de régulation sociale lorsque la cohésion sociale est perturbée.
Les crises économiques peuvent être une cause d’accroisse-
ment du taux de suicide. Il existe néanmoins d’autres situations
d’anomie, comme l’« anomie conjugale ». Durkheim montre en
efet que le taux de suicide est plus élevé parmi les personnes
veuves ou divorcées que parmi les personnes mariées. L’enjeu
du Suicide était de montrer que les logiques sociales permettent
d’expliquer objectivement les variations des taux de suicide.
L’œuvre de Durkheim a eu une inluence déterminante sur
la sociologie. Si elle a fait l’objet de fortes réticences, en particu-
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lier contre son positivisme qui consiste à considérer la sociologie


comme une science et les faits sociaux comme des choses, elle
a fait école : Marcel Mauss et Maurice Halbwachs en furent ses
premiers héritiers. L’animation de la revue L’Année sociologique
aura joué un rôle prépondérant dans la consolidation et la dif-
fusion de ses théories, avec la formation d’une « école française
de sociologie » soucieuse de respecter les grandes lignes de son
projet sociologique.

David Ledent

36
Le temps des fondateurs

Deux disciples
• Marcel Mauss (1872-1950)
Neveu de Durkheim, il développe une vaste œuvre anthropologique
qui culmine avec l’Essai sur le don (1923-1924). Caractérisé par la triple
obligation de donner, recevoir et rendre, il n’est pas réductible à un intérêt
marchand, et pourtant continue de prospérer dans nos sociétés à la « men-
talité froide et calculatrice ». Sa morale est universelle et « éternelle ».
• Maurice Halbwachs (1877-1945)
Il prolonge les travaux de Durkheim (Les Causes du suicide, 1930),
notamment en y introduisant les phénomènes de stratiication sociale (La
Classe ouvrière et les Niveaux de vie, 1913 ; Esquisse d’une psychologie des classes
sociales, 1938 ; Les Classes sociales, 1942). Il est célèbre pour avoir fondé le
concept de « mémoire collective » (Les Cadres sociaux de la mémoire, 1925) :
à travers l’étude des musiciens ou des Évangiles, il montre que « c’est dans
la société que l’homme acquiert ses souvenirs, qu’il se les rappelle, qu’il les
reconnaît et les localise ».
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Xavier Molénat

37
Les penseurs de la société

Les règles de la méthode sociologique


Soucieux d’instituer la sociologie comme discipline scientiique,
Durkheim – dans le sillage de son « maître par excellence » Auguste Comte
– a proposé les bases d’une méthode objective dans ce domaine, bases qu’il
résume ainsi à la in des Règles de la méthode sociologique :
« En résumé, les caractères de cette méthode sont les suivants. D’abord,
elle est indépendante de toute philosophie1 (…) »
« En second lieu, notre méthode est objective. Elle est dominée tout
entière par cette idée que les faits sociaux sont des choses et doivent être traités
comme telles. »
Durkheim propose de faire de cette méthode « la base de toute une
discipline qui prît le savant au moment même où il aborde l’objet de ses
recherches et qui l’accompagnât pas à pas dans toutes ses démarches ».
« C’est à instituer cette discipline, poursuit-il, que nous nous sommes atta-
ché. Nous avons montré comment le sociologue devait écarter les notions
anticipées qu’il avait des faits pour se mettre en face des faits eux-mêmes ;
comment il devait les atteindre par leurs caractères les plus objectifs ; com-
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ment il devait leur demander à eux-mêmes le moyen de les classer en sains


et en morbides ; comment, enin, il devait s’inspirer du même principe
dans les explications qu’il tentait comme dans la manière dont il prouvait
ces explications. (…) Si les phénomènes sociologiques ne sont que des sys-
tèmes d’idées objectivées, les expliquer, c’est les repenser dans leur ordre
logique et cette explication est à elle-même sa propre preuve ; tout au plus
peut-il y avoir lieu de la conirmer par quelques exemples. Au contraire, il
n’y a que des expériences méthodiques qui puissent arracher leur secret à
des choses. »
Et Durkheim de conclure :
« Mais si nous considérons les faits sociaux comme des choses, c’est
comme des choses sociales. C’est le troisième trait caractéristique de notre
méthode d’être exclusivement sociologique. (…) Nous avons fait voir qu’un
fait social ne peut être expliqué que par un autre fait social, et, en même
temps, nous avons montré comment cette sorte d’explication est possible
en signalant dans le milieu social interne le moteur principal de l’évolution
collective. La sociologie n’est donc l’annexe d’aucune autre science ; elle est
elle-même une science distincte et autonome, et le sentiment de ce qu’a de
spécial la réalité sociale est même tellement nécessaire au sociologue que,
seule, une culture spécialement sociologique peut le préparer à l’intelli-
gence des faits sociaux. » (1894)

Véronique Bedin

1- C’est nous qui soulignons.

38
GABRIEL TARDE (1843-1904)
Les lois de l’imitation

À l’époque où la sociologie naît, à la in du xixe siècle,


deux grands penseurs se disputent la première place :
Émile Durkheim et Gabriel Tarde. Le premier remporte la vic-
toire, efaçant le second. Pourtant, les œuvres de ce dernier,
novatrices et très appréciées de son vivant, lui valent son élec-
tion au Collège de France en 1900, à la chaire de philosophie
moderne. Mais Tarde n’élabore aucune réelle doctrine universi-
taire. Aucune école ni aucun successeur ne prolongera son œuvre
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après sa mort. Face à l’emprise croissante de Durkheim dans les


sciences sociales, il sera progressivement oublié, avant de revenir
en grâce auprès de certains auteurs qui trouvent dans son œuvre
matière à renouveler notre vision du monde social.
Car pour Tarde, contrairement à Durkheim, la société ne
se réduit pas à des systèmes d’organisation et à des ensembles
complexes. Pour la comprendre, il faudrait au contraire partir
de l’inime et des plus petits éléments existants qui constituent
le monde : les monades. Ces dernières sont l’équivalent pour la
société des cellules vivantes pour la biologie ou des atomes pour
la physique. Les êtres humains sont reliés entre eux de la même
manière que les cellules entre elles. Et c’est pour expliquer com-
ment les idées et les phénomènes se propagent d’une conscience
à l’autre que Tarde crée sa célèbre théorie de l’imitation dans Les
Lois de l’imitation. Cette dernière expose un principe très simple.
Des courants d’imitation « rayonnent » dans la société à la
manière de forces magnétiques. Les êtres humains les absorbent
en pensant qu’ils viennent d’eux-mêmes. En réalité, l’homme
est une sorte de somnambule. Rien ne vient directement de
lui-même puisqu’il est constamment relié aux autres. Le savant
dépend ainsi des petites mains qui l’entourent ou le créateur de
39
Les penseurs de la société

ses objets d’inspiration. Pour inventer, ils sont obligés d’imiter et


de copier les autres.

L’imitation, base des relations humaines


Pour Tarde, les relations humaines sont donc fondées sur
l’imitation. Chacun essaye de ressembler à ses voisins pour
rendre la vie sociale plus facile. Chaque individu reçoit ainsi des
autres des idées ou des représentations qu’il s’approprie lorsqu’il
les juge bonnes, les copiant et les transformant. Le génie est ainsi
celui qui a su réagencer les diférents lux imitatifs de manière
à en créer un nouveau. L’imitation est donc non seulement à
la base des relations humaines puisqu’elle rend la vie en société
plus cohérente, mais aussi à l’origine de l’histoire. Elle explique
comment les civilisations se sont accaparées des techniques et
des innovations de leurs voisines. Elle s’applique également à la
compréhension du monde présent. Tarde le montre en l’utilisant
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dans L’Opinion et la Foule pour expliquer la naissance de l’opi-


nion publique.
En efet, étant donné que ce sont des convictions intérieures
et spirituelles qui se propagent par imitation, l’éloignement spa-
tial n’a aucune importance. L’imitation peut donc agir à distance
en créant une cohésion mentale entre des individus séparés phy-
siquement. C’est ce qui explique, selon Tarde, que la foule des
lecteurs de journaux devienne un public, bien diférent de la
foule informe et violente de Gustave Le Bon. Par conséquent,
la presse joue pour Tarde un rôle fondamental. Elle peut faire
naître une opinion publique et donc garantir le bon fonctionne-
ment de la démocratie.

Tarde redécouvert
Le premier à tirer Tarde de l’oubli sera le philosophe Gilles
Deleuze. Dans Diférence et Répétition (1969), il le consi-
dère comme un philosophe de premier plan, inventeur d’une
« microsociologie » qui confère aux forces psychologiques du
désir et des croyances la place qu’elles méritent. Il est aussi
redécouvert en sociologie par Raymond Boudon, qui le rallie
au camp de l’individualisme méthodologique. Plus récemment,
40
Le temps des fondateurs

Bruno Latour airme dans Changer de société (La Découverte,


2006) que son apport aux sciences sociales a été décisif. Tarde a
su autonomiser les sciences humaines par rapport à la biologie,
et montrer l’importance de la psychologie pour comprendre les
comportements humains. Il serait à ce titre l’un des précurseurs
des sciences humaines.

Solenn Carof

Gustave Le Bon : la foule et ses maîtres


Auteur d’une œuvre qui s’intéresse autant à la médecine et à l’histoire
qu’à l’équitation, Gustave Le Bon (1841-1931) est surtout passé à la pos-
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térité pour son ouvrage sur La Psychologie des foules (1895). Il y reprend
le thème de l’élitisme, qu’il avait développé auparavant dans d’autres
livres (La Civilisation des Arabes, 1884 ; Les Civilisations de l’Inde, 1887).
Les sociétés humaines sont dirigées par une élite formée d’individus
capables d’échapper aux préjugés collectifs. Si l’Angleterre et les États-Unis
dominent le monde, c’est que leurs systèmes sociaux favorisent l’initiative
individuelle, et donc les individus supérieurs.
Le rôle de cette élite est de conduire la foule. Cette dernière est irra-
tionnelle, impulsive, incohérente, imperméable à l’argumentation, plus
proche de l’animalité, comme ces formes d’humanité inférieure que sont
pour Le Bon le sauvage, l’enfant ou la femme. Et cet être collectif faible a
besoin d’être dominé : « La foule est un troupeau qui ne saurait se passer de
maître », écrit-il dans une formule célèbre. Le comportement de foule, qui
peut s’observer dans les circonstances de la vie sociale les plus variées – Le
Bon cite les assemblées parlementaires et même les jurys de cours d’assises –
est donc une régression. Les foules, par « haine des supériorités », menacent
la marche de la civilisation.
Au-delà de ces considérations élitistes, ouvertement racistes et sexistes,
les analyses de Le Bon ont ouvert la voie à la psychologie sociale, qui s’inté-
resse notamment aux mécanismes de l’inluence sociale.

Benoit Marpeau

41
GEORG SIMMEL (1858-1918)
L’ambivalence de la modernité

L’ amour, le secret, les cadres de tableaux, l’aventure, la


mode… À s’en tenir à certains des (nombreux !) thèmes
qu’il a abordés, Georg Simmel pourrait passer pour un penseur
futile. On ne comprendrait pas alors comment il a pu devenir
l’une des inluences majeures de la sociologie du xxe siècle. C’est
que, derrière la légèreté des sujets traités, la pensée de Simmel
propose une perspective originale et profonde sur la vie sociale
et le tragique de la condition moderne.
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Les formes de la vie sociale


Simmel n’est pas un sociologue de terrain. S’il trouve dans
l’air du temps de son époque des contenus, il cherche d’abord à
mettre en évidence ses contenants, ce qu’il appelle les « formes »,
qui structurent la vie sociale et sont l’objet propre de la sociologie.
Par exemple, Simmel ne s’intéresse pas à la mode en tant
que telle, encore moins à telle ou telle mode, mais perçoit der-
rière ce phénomène l’expression de deux formes, l’imitation (la
mode consiste à s’habiller comme ses semblables…) et la dis-
tinction (…tout en se démarquant des autres groupes sociaux),
qui sont des traits universels de la vie sociale. Cette dernière se
constitue à l’endroit où des contenus « qui ne sont pas encore en
eux-mêmes sociaux » (les intérêts, les désirs, les pulsions… des
individus) rencontrent les formes (la domination, la division du
travail, la « division en parti », l’État…) qui leur permettent de
s’exprimer socialement, formes qui constituent l’objet propre de
la sociologie.
D’où des aperçus saisissants : ainsi Simmel rapproche-t-il le
vol et le cadeau en tant qu’expressions de la forme « échange »,
ou encore voit-il dans le secret et la parure (vêtements, bijoux)
42
Le temps des fondateurs

deux formes d’ornement, car celui qui les possède se distingue


des autres.
Ces formes que le sociologue abstrait de la réalité retrouvent
une forme concrète dans la myriade des interactions dans les-
quelles s’engagent les individus au quotidien. Pour Simmel en
efet, « il y a société, au sens large du mot, partout où il y a
action réciproque des individus ». Il parle d’association pour
désigner tous ces moments où des individus se regroupent en
ayant conscience de former une unité, c’est-à-dire d’agir les uns
sur les autres. La réunion éphémère de promeneurs, l’intimité
d’une famille, une guilde du Moyen Âge sont quelques-unes des
innombrables façons de s’associer. Ni déterministe, ni individua-
liste, Simmel développe ainsi une vision relationnelle et dialec-
tique de la vie sociale, à la fois foisonnante et structurée. Porteurs
d’intérêts, de désirs, de pulsions, les individus ne cessent de se
lier et de se délier dans des formes d’association qui se cristal-
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lisent et se perpétuent au-delà des relations qui leur ont donné


naissance.

Une pensée dialectique


Mais au-delà, c’est toute la société qui est marquée du sceau
de la dialectique et de l’ambivalence. Chaque individu, chaque
forme d’association subit à la fois l’assaut de forces poussant à
l’union et à la cohésion, et de forces poussant à la séparation et à
la dispersion. Dans une célèbre digression, Simmel montre ainsi
que l’étranger n’est pas (ou pas seulement) celui qui ne possède
pas la nationalité du pays dans lequel il vit. Il est avant tout
celui qui est à la fois dans et hors du groupe, qui y est présent
mais n’en fait pas vraiment partie. Proche et distant, l’étranger
se fait presque toujours commerçant, et joue souvent le rôle de
conident.
Profuse, inspirée, mais aussi bavarde et anarchique, l’œuvre
« impressionniste » de Simmel connut une réception pour le
moins ambivalente en France. Émile Durkheim, s’il soutint un
temps son efort pour fonder la sociologie comme science auto-
nome, prit ensuite de plus en plus de distance avec un philosophe
si peu soucieux des « communes obligations de la preuve ». Ce
43
Les penseurs de la société

n’est qu’à partir des années 1980 que l’œuvre du sociologue alle-
mand sera traduite et redécouverte en France, notamment grâce
aux eforts de Raymond Boudon et de ses aidés.
Une réception diicile, donc, qui contraste avec l’inluence
considérable qu’a pu exercer Simmel sur une bonne partie de la
sociologie du xxe siècle. Ses rélexions sur la ville, les pauvres,
l’étranger, en font un peu le grand-père de la fameuse école de
Chicago. En Allemagne, on trouve des échos très directs de ses
analyses chez Norbert Elias ou dans les œuvres de l’école de
Francfort. On peut enin souligner que la sociologie des réseaux
considère Simmel comme l’un de ses inspirateurs, sa vision
relationnelle de la société se rapprochant « d’une des formules
fondatrices de l’analyse des réseaux sociaux, selon laquelle les
structures émergent des interactions, et exercent sur elles une
contrainte formelle qui n’a rien cependant d’un déterminisme
mécanique ».
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Intuitif plus que méthodique, « lâneur sociologique » (David


Frisby), Simmel cache bien, derrière son apparent dilettantisme,
une ambitieuse théorie de la modernité qui, aujourd’hui encore,
n’a rien perdu de son pouvoir suggestif.

Xavier Molénat

44
Le temps des fondateurs

Petit vocabulaire simmelien


Forme
Par opposition au contenu de la vie sociale, « forme » désigne un mode
d’action réciproque entre individus. Le conlit, l’imitation, l’opposition et
l’intégration sont des formes sociales.
Socialisation
Contrairement au sens courant, « socialisation » ne désigne pas l’ap-
prentissage par les enfants des normes et règles de la vie collective, mais
l’établissement de liens réciproques entre individus. On trouve parfois
« sociation ».
Association
Fait de former une unité sociale, et d’avoir conscience de former cette
unité. Un repas, une promenade, une corporation sont diférentes formes
d’association.
Interaction
Chez Georg Simmel, le concept ne se limite pas aux rencontres en face-
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à-face entre deux individus. On peut également observer des interactions


entre groupes (les riches et les pauvres) et entre institutions (l’État et la
monnaie). Il rejoint aussi chez lui une certaine vision métaphysique de la
société : « Nous devons partir de l’idée que tout se trouve dans un rapport
quelconque avec tout, qu’entre chaque point du monde et chaque autre
point, il existe des forces et des relations mutuelles. »

X.M.

45
MAX WEBER (1864-1920)
La rationalisation du monde

Q u’est-ce qui fait la singularité de la société moderne ?


C’est au fond à cette même et seule question qu’a tenté
de répondre Max Weber à travers de multiples études compa-
ratives portant sur les formes du droit, les types religieux, ou
encore les modes d’organisation économiques et politiques. À
travers cette œuvre foisonnante, il développe une vision de la
sociologie comme science de l’action sociale. La société est le
produit de l’action des hommes, qui agissent en fonction de
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valeurs, de motifs, de calculs rationnels. Expliquer le social,


c’est rendre compte de la façon dont les hommes orientent leurs
actions.
Or, pour Weber, le trait distinctif des sociétés modernes est
celui de la « rationalisation de la vie sociale ». Dans Économie et
Société, il propose une distinction devenue canonique entre trois
grands types d’activité humaine :
• l’action traditionnelle se rattache à la coutume : man-
ger avec une fourchette ou saluer ses amis relève de l’activité
traditionnelle ;
• l’action afective est guidée par les passions : le collection-
neur ou le joueur agissent ainsi ;
• l’action rationnelle est une action instrumentale, tournée
vers un but utilitaire ou des valeurs, et qui implique l’adéquation
entre in et moyens. L’activité stratégique (stratégie militaire ou
économique) appartient à cette catégorie. Le stratège est ration-
nel en ce qu’il ajuste au mieux l’eicacité de son action, qu’elle
soit tournée vers un but matériel (la conquête d’un territoire)
ou orientée par des valeurs (la gloire). L’action rationnelle est,
selon Weber, caractéristique des sociétés modernes : l’entrepre-
neur capitaliste, le savant, le consommateur et le fonctionnaire
46
Le temps des fondateurs

agissent selon cette logique (même si elle est toujours mêlée


d’éléments traditionnels et/ou afectifs).

Les trois types de domination


Dans Économie et Société, Weber traite des diférents types
de relations sociales, et notamment des formes de domination
politique. Il distingue là encore trois formes de dominations
idéal-typiques :
• la domination traditionnelle fonde sa légitimité sur le
caractère sacré de la tradition. Le pouvoir patriarcal au sein des
groupes domestiques et celui des seigneurs dans la société féo-
dale sont de ce type ;
• la domination charismatique est celle d’une personna-
lité exceptionnelle, dotée d’une aura particulière. Le chef cha-
rismatique fondera son pouvoir sur sa force de conviction, la
propagande, sa capacité à rassembler et mobiliser les foules.
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L’obéissance à de tels chefs tient à des facteurs émotionnels qu’ils


parviennent à susciter, entretenir et maîtriser ;
• la domination « légale-rationnelle » s’appuie sur le pouvoir
du droit formel et impersonnel. Elle est liée à la fonction et non
à la personne. Le pouvoir dans les organisations modernes se
justiie par la compétence, la rationalité des choix et non par des
vertus magiques. La domination rationnelle ou « légale-bureau-
cratique » passe par la soumission à un code universel et fonc-
tionnel (ex. : code de la route).
L’administration bureaucratique (qui ne concerne pas que la
fonction publique, mais aussi l’entreprise voire certains ordres
religieux) représente le « type pur » de la domination légale.
Le pouvoir y est fondé sur la « compétence » et non l’origine
sociale ; il s’inscrit dans le cadre d’une réglementation imperson-
nelle ; l’exécution des tâches est divisée en « fonctions » spéciali-
sées aux contours méthodiquement déinis ; la carrière est régie
par des critères objectifs d’ancienneté, de qualiication, etc., et
non par des critères individuels.

Religion et économie
La rationalisation de la pensée s’exprime à travers l’essor
47
Les penseurs de la société

des sciences et des techniques, le développement du droit, des


techniques comptables, de la gestion. Ce « désenchantement du
monde » ne fait pas disparaître les religions, mais les transforme
de l’intérieur, ce qui ne va pas manquer de susciter l’intérêt du
sociologue. Avec une époustoulante érudition, il va ainsi étu-
dier les principales religions de l’humanité (judaïsme antique,
bouddhisme, christianisme, islam), avec pour objectif de saisir au
sein de chacune des grandes civilisations l’inluence de l’éthique
religieuse sur le comportement économique. Une démarche
qui culmine avec L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme
(1905), où il met en évidence les ainités électives entre une par-
tie de l’éthique et de la théologie protestantes (surtout le puri-
tanisme calviniste) et la culture de l’investissement et du proit
d’un entrepreneur capitaliste. Là encore, cet immense chantier
comparatif n’avait d’autre but que de saisir, par contraste, les
particularités de la civilisation occidentale.
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Jean-François Dortier

Le « désenchantement du monde » ?
Un recul de la vision religieuse du monde comme doté de sens, au
proit d’une approche strictement rationnelle, « froide », appuyée notam-
ment sur la science : voilà ce qu’on entend généralement par l’expression
« désenchantement du monde ».
Une idée pourtant éloignée de la pensée de Max Weber, qui parlait
d’ailleurs de « démagiication » ou de « désensorcellement » du monde
(Entzauberung der Welt). Il désignait par là, en premier lieu, le recul, au
sein même des religions, de la magie (c’est-à-dire la croyance en la possibi-
lité de contrainte des esprits par des moyens techniques, une ofrande par
exemple) comme moyen de salut, au proit de l’éthique (conduite de vie),
ce qui constitue, selon lui, un processus de rationalisation interne de la
religion. Pour le sociologue allemand (qui n’a jamais pensé en termes de
sécularisation), la religion étant l’un des principaux « systèmes de régle-
mentation de la vie », c’est sa rationalisation qui a engendré le processus
occidental de rationalisation du monde. Religion et rationalisation du
monde ne s’opposent pas pour Weber, puisque la première a été, selon lui,
à l’origine de la seconde.
X.M.

48
NORBERT ELIAS (1897-1990)
La pacification des mœurs

«L e passage à l’intégration de l’humanité au niveau plané-


taire en est certes encore à un tout premier stade. Mais
les premières formes d’une nouvelle éthique universelle et sur-
tout la progression de l’identiication entre les êtres sont déjà
nettement sensibles. » En une phrase, extraite de l’un de ces der-
niers ouvrages – La Société des individus (1987) –, Norbert Elias
résume les perspectives qui ont guidé ses recherches pendant
plus d’un demi-siècle : penser ensemble l’évolution des struc-
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tures psychiques, mentales et afectives des individus et celle des


structures sociales et politiques des groupes qu’ils forment.

Pudeur, civilité, politesse…


Le point de départ d’Elias est pourtant très éloigné du « vil-
lage planétaire ». Ses premiers travaux, dans les années 1930,
portent sur la façon dont apparaissent dans la « société de cour »
française (c’est-à-dire dans la société aristocratique et la cour du
roi) au xvie siècle les notions de pudeur, de honte de nudité,
de dissimulation des odeurs corporelles, d’autocontrôle de la
violence…, toutes choses qui, selon lui, n’existaient pas ou très
faiblement dans la société féodale précédente.
Elias reconstitue le mécanisme de ces changements.
L’apparition de l’État moderne conduit à sortir de la guerre privée
de la société féodale, et entraîne la monopolisation de la violence
par ce même État. Le refoulement de la violence (les individus
n’ont plus le droit d’utiliser la violence, seul l’État possède ce
droit) apparaît d’abord dans l’entourage direct du roi. Il descend
ensuite dans les autres couches de la société. La pudeur, les règles
de civilité, la politesse sont intériorisées par les individus : l’art
de se tenir à table, les règles de courtoisie sont autant de signes
49
Les penseurs de la société

d’une inhibition des passions et d’une intériorisation des règles


paciiques du jeu social. Ces nouvelles règles sociales ne sont plus
alors des contraintes mais deviennent des autocontraintes. On
est ainsi passé du monopole de la violence à la maîtrise de soi.

Les refus de l’idée de guerre


La thèse d’Elias a été doublement attaquée depuis une tren-
taine d’années. Par l’historien allemand Hans-Peter Duerr1
d’abord, qui, dans les années 1990, réfute l’idée d’une société
féodale archaïque, ne connaissant ni pudeur ni autocontrôle.
Plus récemment, c’est un autre historien, Stéphane Audoin-
Rouzeau, qui voit dans l’œuvre d’Elias une tentative presque
désespérée du refus de penser la violence : « Reste ainsi abso-
lument hors-champ toute allusion à la question du combat et
de son extrême violence entre 1914 et 1918, dont on ne peut
nier pourtant qu’elle ait constitué une rupture spectaculaire du
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processus de civilisation », airme-t-il dans un texte de 20112.


Comment peut-on prétendre étudier les processus de sortie de
la violence, alors que celle-ci est minimisée, refoulée voire niée ?
La violence est pourtant centrale chez Elias. Mais elle est
étudiée dans ce qu’il appelle son « interdépendance réciproque »
avec la construction des espaces politiques et sociaux de la sortie
de la violence. En même temps que l’acceptation de la violence
de masse de la Grande Guerre – et liée à elle –, Elias repère un
mouvement de plus longue durée de refus progressif de cette
violence et de mise en place de stratégies individuelles et collec-
tives (comme les compétitions sportives par exemple qui per-
mettent de transposer et de changer la nature de la violence)
permettant la stabilisation de ce refus et sa lente implantation
dans la société.
Des historiens de la Première Guerre mondiale, comme
André Loez3, montrent comment les « refus de la guerre » malgré
leur échec dans les temps courts du début du xxe siècle, peuvent
1- H. P. Duerr, Nudité et Pudeur. Le mythe du processus de civilisation, MSH, 1999.
2- S. Audoin-Rouzeau, « Norbert Elias et l’expérience oubliée de la Première Guerre
mondiale », in Q. Deluermoz, Norbert Elias et le XXe siècle. Le processus de civilisation à
l’épreuve, Perrin, 2012.
3- A. Loez, 14-18. Les refus de la guerre, Gallimard, coll. « Folio », 2010.
50
Le temps des fondateurs

prendre des formes multiples et inalement eicaces dans la


longue durée. En quelques années, on passe ainsi en France de la
« Grande Guerre » à la « Der des Der ». Et ce malgré le contexte
nationaliste de l’Europe des années 1930.

Une époque profondément pacifique ?


Ce processus, particulièrement visible dans l’Union euro-
péenne (on pense au prix Nobel de la paix qui lui a été attribué
en 2012), est-il en train de devenir mondial ? Elias airme que
oui. « Il semble que l’on ne voit pas très clairement encore le fait,
pourtant frappant, que le puissant mouvement d’intégration de
l’humanité qui trouve son expression, entre autres, dans ces pre-
mières formes d’institutions centrales que sont par exemple les
Nations unies ou la Banque mondiale représentent jusqu’à nou-
vel ordre la dernière étape d’un très long processus d’évolution
sociale », airmait-il dans La Société des individus, en 1987.
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La baisse généralisée de la violence mondiale depuis les


années 1990, attestée par les statistiques géopolitiques, fait clai-
rement apparaître que, comme le soulignait récemment Steven
Pinker (Harvard)4 et Joshua Goldstein (American University,
Washington DC)5, « notre acceptation de la violence a totale-
ment changé ».
Les guerres en Syrie depuis 2011 et en Ukraine depuis 2014,
l’émergence de Daech en Irak et en Syrie remettent-elles en
cause la thèse de la baisse tendancielle de la violence ? La réponse
est à la fois oui et non. Oui, car pour la première fois depuis
1945, les statistiques de la violence mondiale sont à la hausse
(270 000 morts en Syrie et dans le nord de l’Irak en quatre ans,
5 000 morts en Ukraine en un an). Non, car la baisse tendan-
cielle n’est pas remise en cause ailleurs : seuls quelques lieux du
monde – particulièrement inquiétants et potentiellement dés-
tabilisateurs – sont concernés. On voit inalement au travers de
ces controverses, que notre époque est profondément éliasienne.
René-Eric Dagorn
4- S. Pinker, he Better Angels of Our Nature. Why violence has declined, Viking, 2011.
5- J. Goldstein, « hink again : War », Foreign Policy, septembre-octobre 2010, et
Winning the War on War. he decline of armed conlict in worldwide, Dutton, 2011.
51
Les penseurs de la société

Une configuration de rapports sociaux


« Les notions d’“individu” et de “société” sont souvent utilisées comme
si l’on parlait de deux substances distinctes et stables (…). Mais en réa-
lité, ces mots désignent des processus. Et des processus certes distincts,
mais indissociables », airme Norbert Elias dans Qu’est-ce que la sociologie ?
(1981).
Tenter de comprendre l’un sans l’autre est, selon lui, comme d’essayer
de comprendre les actions d’une équipe de football sans regarder ce que
fait l’autre équipe au même moment. Pour Elias, la société n’est donc ni
un simple agrégat d’individus ni une entité surplombante, mais une coni-
guration de rapports sociaux en perpétuelle évolution : « Comme au jeu
d’échecs, toute action accomplie dans une relative indépendance représente
un coup sur l’échiquier social, qui déclenche infailliblement un contrecoup
d’un autre individu (sur l’échiquier social, il s’agit en réalité de beaucoup de
contrecoups exécutés par beaucoup d’individus) limitant la liberté d’action
du premier joueur » (La Société de cour, 1969).
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R.-E. D.

52
JOHN MAYNARD KEYNES (1883-1946)
L’État régulateur

L a héorie générale de John Maynard Keynes est un ouvrage


fondateur à bien des égards, puisqu’il jette les bases de la
macroéconomie et propose des solutions aux déséquilibres du
marché à partir d’une action régulatrice destinée à relancer la
croissance. Il débute par une critique de l’approche classique
de l’économie. Ce terme désigne le courant de pensée qui, avec
Adam Smith, David Ricardo (1772-1823), Jean-Baptiste Say
(1767-1832), John Stuart Mills (1806-1873) et leurs continua-
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teurs1, envisage l’économie de marché comme un système spon-


tanément équilibré.
Pour Keynes, l’adéquation spontanée admise par les clas-
siques entre ofre et demande n’est qu’une relation hypothétique
seulement valable en moyenne. Concrètement, un entrepre-
neur n’augmente sa production et n’embauche qu’en fonction
de ses prévisions de ventes. Cette demande escomptée par les
entrepreneurs, Keynes l’appelle « demande efective ». Or cette
demande ne correspond pas au total des débouchés possibles. En
efet, tous les revenus distribués ne sont pas automatiquement
dépensés. Le consommateur peut préférer garder une partie de
ses revenus en liquidités plutôt que de tout consommer.
De la même façon, une entreprise qui touche des revenus
supplémentaires ne va pas forcément les réinvestir ; elle préférera
peut-être spéculer en Bourse. La transformation des revenus en
dépenses de consommation ou en investissement dépend donc
d’une « propension à consommer » et d’une « incitation à inves-

1- À l’époque de John M. Keynes, les principaux continuateurs de l’école classique sont


Arthur C. Pigou (1877-1959), Alfred Marshall (1842-1924), Léon Walras (1834-1910).
Aujourd’hui, on parle de néoclassiques à propos de ces auteurs de la seconde génération
que Keynes qualiiait encore de « classiques ».
53
Les penseurs de la société

tir » dont il faut analyser les causes. C’est ce décalage entre la


demande efective et les débouchés possibles qui peut constituer,
selon Keynes, la base d’un déséquilibre entre ofre et demande.

L’équilibre de sous-emploi
Dans le raisonnement keynésien, rien n’oblige en efet la
machine économique à tourner à plein régime. Si les consomma-
teurs préfèrent conserver une partie de leurs revenus en épargne,
si les investisseurs potentiels préfèrent garder leurs liquidités par
« motif de précaution » ou « motif de spéculation », la demande
globale va faiblir. Les entrepreneurs ne seront alors pas encou-
ragés à produire plus et donc à embaucher… Il en résulte une
situation que Keynes qualiie d’« équilibre de sous-emploi » où
un chômage de masse peut survenir.
Que faire pour pallier cette atonie du système économique ?
Puisque les règles du marché sont insuisantes à assurer le plein-
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emploi, il faut stimuler artiiciellement la croissance écono-


mique. C’est ici que Keynes fait intervenir la notion d’« efet
multiplicateur », qu’il emprunte à Richard F. Kahn, économiste
de Cambridge. C’est un « coup de pouce » initial qui doit per-
mettre à la machine de repartir. Selon Keynes, un investissement
nouveau peut produire une réaction en chaîne positive.
Et cela peut bien sûr venir de l’État : par des grands tra-
vaux, des commandes publiques, la distribution de revenus
aux familles… Il existe toute une panoplie destinée à favoriser
la relance. Keynes ne réduit pas la relance aux seules politiques
de dépense de l’État. L’auteur imagine d’autres actions possibles
destinées à encourager la demande : la taxation des droits de suc-
cession limite le poids des rentes improductives ; des taux d’inté-
rêt faibles permettent aux entreprises d’investir et donc de créer
des emplois…
Dans cette perspective destinée à encourager la croissance, la
monnaie tient également une place centrale. Pour Keynes, elle
n’est pas un instrument « neutre », seul moyen de paiement et de
circulation. Elle peut bloquer ou encourager la croissance selon
qu’elle est abondante ou non. Créer de la monnaie, par l’inter-
médiaire du crédit par exemple, ofre aux entrepreneurs les fonds
54
Le temps des fondateurs

pour créer de nouvelles activités. La « rétention » de liquidité au


contraire freinera l’activité.

Le glas du keynésianisme ?
Le keynésianisme a inspiré la plupart des politiques écono-
miques de l’après-guerre à la in des années 1970. Il a ensuite
été mis au ban du fait de l’apparition d’efets pervers : déicit
croissant de l’État, inlation galopante… De plus, l’ouverture
des économies nationales, la mondialisation des échanges et de
la inance rendaient inopérantes les techniques de relance natio-
nale. En efet, si l’aide à la consommation conduit à l’augmenta-
tion des dépenses, dans une économie ouverte, cette consomma-
tion nouvelle favorise autant et parfois plus les produits étrangers
que la production nationale. Est-ce pour autant la in du keyné-
sianisme ? Non, répondent les néokeynésiens actuels2. Le key-
nésianisme a été réduit, à tort, à un certain nombre de recettes.
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On peut envisager de nouvelles mesures, les doser diféremment.


Keynes a opéré une sorte de révolution conceptuelle en écono-
mie. La notion de « demande efective », centrale dans son livre,
centre la dynamique économique sur les stratégies des acteurs,
leurs anticipations, décisions et comportements. L’entrepreneur
qui investit, le consommateur qui dépense, le rentier qui spé-
cule…, sont des forces motrices de la dynamique de croissance.
Partisan du marché et de la libre entreprise, Keynes souligne
néanmoins la nécessité d’une intervention régulatrice. En ce
sens, il est bien le théoricien des « économies mixtes ».

Jean-François Dortier

2- Voir R. Arena, Keynes et les nouveaux keynésiens, Puf, 1993.


55
Les penseurs de la société

Hayek : l’anti-Keynes
En 1931, un jeune professeur fraîchement nommé à la London School
of Economics s’attaque frontalement, dans une série de conférences, à la
théorie de John M. Keynes. Pour Friedrich von Hayek, en efet, les crises
économiques s’expliquent par l’absence d’épargne et les mauvais ajuste-
ments des politiques monétaires. Plus généralement, l’économiste autri-
chien est un critique implacable de l’économie planiiée (La Route de la
servitude, 1943) : la ixation de règles économiques en fonction de « lois
préétablies » conduit à ignorer les besoins réels de chacun. Les principes
du marché concurrentiel, de la décentralisation et de l’expression des droits
de l’individu peuvent permettre de gérer au mieux l’économie, car le libé-
ralisme est le seul système capable de corriger ses propres défauts et de
gérer la complexité des sociétés modernes. Hayek obtiendra le prix Nobel
d’économie en 1974.

J.-F. D.
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56
KARL POLANYI (1886-1964)
Le père de la socioéconomie

P enseur au parcours très singulier, Karl Polanyi est l’un


des fondateurs d’une discipline nouvelle, l’anthropolo-
gie économique, qui se consacre à l’étude des échanges dans les
sociétés anciennes et ambitionne de théoriser, à l’échelle de l’hu-
manité, ce qu’il en est des rapports entre société et économie.
Pourtant, son œuvre la plus célèbre, La Grande Transformation,
ne sort pas du cadre de l’histoire européenne moderne. En fait,
il y développe ses intuitions théoriques les plus marquantes et
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s’inscrit dans la lignée des penseurs qui, comme Karl Marx et


Max Weber, s’attachent à comprendre la particularité du capi-
talisme moderne et son impact sur les sociétés qui l’ont adopté.

Libéralisme radical versus vie sociale


Pour Polanyi, de 1830 à 1870, l’Angleterre en particulier,
mais aussi bien d’autres pays, ont connu le règne du marché
« autorégulateur », uniié et étendu à toutes choses. Cet essor
du marché libre est, selon Polanyi, un phénomène unique dans
l’histoire de l’humanité. Même si des marchés existaient depuis
la nuit des temps, ils restaient sectoriels, fragmentés et subor-
donnés à d’autres impératifs sociaux : le droit des familles, les
traditions, la religion, les frontières domaniales et nationales. Le
libéralisme moderne a fait sauter les derniers verrous en transfor-
mant la terre, le travail et la monnaie en marchandises comme
les autres.
Or l’idéal même de la « société de marché » ne peut, selon
Polanyi, mener qu’à une catastrophe. Il cite certains faits histo-
riques : la montée de la misère ouvrière, le travail des enfants, la
décomposition des structures villageoises et familiales, la famine
en Irlande. Pour Polanyi, ce ne sont pas des accidents de par-
57
Les penseurs de la société

cours : le libéralisme radical est, écrit-il, une utopie incompatible


avec la vie sociale. Dès les années 1870, la nécessité de restaurer
le droit syndical, la régulation monétaire et le protectionnisme
commercial s’est d’ailleurs imposée, en dépit des principes de
l’économie classique. Selon Polanyi, ce n’était pas un change-
ment dans les idées, mais une série de mesures pratiques, des-
tinées à apaiser les tensions sociales et à protéger les nations du
pouvoir dissolvant de l’argent. Il faudra attendre les grandes
crises du xxe siècle pour que s’airment des idéologies ouver-
tement antilibérales (communisme soviétique, fascisme natio-
naliste) ou simplement correctrices des excès du marché, qui
marquent donc la « grande transformation », c’est-à-dire la in
de l’utopie ultralibérale.

Le marché libre : une doctrine intolérante


À l’opposé de ce que professent les économistes classiques et
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néoclassiques, Polanyi airme que le marché libre n’est en rien


une tendance naturelle mais, comme l’écrit Louis Dumont en
préface, une « doctrine intolérante qui interdit à l’État d’inter-
venir ». Face aux instabilités et aux tensions qui naissent de son
pouvoir dissolvant, les sociétés, même modernes et démocra-
tiques, ne peuvent que réagir négativement, et spontanément
prennent des mesures contraires. Car – l’idée est omniprésente
chez Polanyi – l’économie est faite pour obéir aux besoins des
sociétés, et non l’inverse : selon lui, l’idéologie libérale a eu le tort
de « désencastrer » l’économie des rapports sociaux, pour faire
du principe de libre concurrence (empruntée au darwinisme
social) une sorte de religion.

Un argumentaire contre l’orthodoxie néoclassique


Écrit à la veille du « New Deal » et de la montée en puissance
des pays socialistes, La Grande Transformation prétendait donc
sonner le glas du capitalisme libéral du xixe siècle. Sur le coup,
la thèse était convaincante, et reçut un accueil favorable de la
part de nombreux intellectuels socialistes et sociaux-démocrates.
Le recul historique montre cependant que son diagnostic était
erroné : il n’y a pas eu disparition du libéralisme. Mais sa critique
58
Le temps des fondateurs

du caractère légendaire de l’autorégulation et des efets déstabili-


sants du marché libre restent des arguments contre l’orthodoxie
néoclassique. Les crises des années 2000, les réactions institu-
tionnelles à ces crises, n’ont fait qu’apporter de l’eau au moulin
de ses thèses, défendues et développées par les nombreux spé-
cialistes qui aujourd’hui dénoncent les impasses d’une science
économique sourde aux réalités sociales.

Nicolas Journet

Qu’est-ce que la socioéconomie ?


Parfois appelée sociologie économique, il s’agit d’un courant de pensée
assez disparate qui rassemble des sociologues et des économistes autour
d’une même préoccupation : repenser l’économie de marché non comme
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un simple jeu de l’ofre et de la demande mais en y intégrant les règles et


les normes sociales ainsi que les organisations qui structurent toute relation
marchande.
La théorie économique « orthodoxe » (ou « néoclassique »), dominante
en science économique, propose un modèle abstrait du marché ayant des
caractéristiques très précises. C’est le lieu de rencontre entre individus et/ou
entreprises, dont les caractéristiques sont d’être des agents rationnels, bien
informés, cherchant à maximiser leurs intérêts au cours de la transaction,
et libres à tout moment de « changer de crémerie ». Or, ces conditions ne
sont pas toujours présentes dans la réalité. Par exemple, le marché du travail
ne correspond pas à ce modèle pur. Lorsqu’un employeur embauche un
salarié, il ne sait pas quel va être le rendement exact du travail efectué ; il ne
peut faire varier le salaire en fonction du rendement. Le marché du travail
est encadré par un contrat, des relations de « coniance », des conventions
collectives…, qui se substituent en partie à la négociation permanente.
Contrats, coniance, conventions sociales, institutions, tels sont donc
les mots-clés de cette nouvelle socioéconomie.
Dans la première partie de son Histoire de la sociologie économique
(1993), Richard Swedberg retrace tout d’abord la longue tradition dont
peut se prévaloir la sociologie économique. Au début de ce siècle, Georg
Simmel avec sa Philosophie de l’argent (1900), Max Weber, dans son fameux
Économie et Société (1922), mais aussi horstein B. Veblen ou Werner
Sombart avaient jeté les bases d’une sociologie des relations marchandes.
Mais, dans les années 1930, un fossé s’est creusé entre les économistes et les
sociologues, à la fois aux États-Unis et en Europe. De fait, de 1920 à 1960,

59
Les penseurs de la société

seules quelques individualités comme Joseph A. Schumpeter, Karl Polanyi


ou Albert O. Hirschman vont maintenir un pont entre les deux disciplines.
Il faudra attendre le début des années 1970 pour voir le renouveau d’une
sociologie économique. Celle-ci renaît comme une alternative à la théorie
économique néoclassique, en intégrant divers apports.

Nouveaux apports
Dans les années 1970, le néomarxisme et les théories du développe-
ment se sont nettement démarqués de l’économie néoclassique en analy-
sant les phénomènes de pouvoir nichés au cœur du système économique.
De son côté, l’analyse des « réseaux » montre que le marché réel (comme
le marché du travail ou celui de la inance) est en fait rarement ouvert et
s’inscrit dans un tissu social très compartimenté. Mark Granovetter est un
des représentants de ce type d’analyse.
L’économie des coûts de transaction, ou « néo-institutionnalisme », se
situe à mi-chemin entre économie classique et socioéconomie. L’idée cen-
trale en est la suivante : la logique du marchandage n’est pas toujours la
plus eiciente du fait des coûts de transaction (prix à payer pour s’informer,
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négocier, renégocier…) ; l’existence de contrats et d’une hiérarchie stable


entre partenaires au sein d’une institution économique peut s’avérer plus
judicieuse. Par exemple, une entreprise a parfois intérêt à intégrer certaines
fonctions au sein de ses services plutôt que de jouer sans cesse la concur-
rence entre sous-traitants.
L’école de la régulation ainsi que l’« économie des conventions » sont
également parties prenantes de la démarche socioéconomique. Toutes deux
cherchent à prendre en compte les imbrications entre les systèmes sociaux
et la logique des marchés.
D’une certaine façon, on peut considérer que la « constellation socio-
économique » pourrait regrouper aussi les auteurs keynésiens et postkeyné-
siens ou des économistes hétérodoxes, tels que John K. Galbraith ou François
Perroux, qui se sont démarqués de l’optique néoclassique pour prendre en
compte le rôle central des institutions et des organisations, et les comporte-
ments psychologiques des agents dans la conduite des afaires économiques.
Le courant de pensée socioéconomique s’est doté depuis les
années 1990 d’une assise institutionnelle avec ses associations pro-
fessionnelles (Society for the Advancement of Socio-Economics), ses
revues (SocioEconomicsReviews), ses congrès et manuels de référence
(R. Swedberg, Histoire de la sociologie économique, 1993 ; M. Granovetter,
Sociologie économique, 2008).

Extrait du Dictionnaire des sciences sociales (J.-F. Dortier, dir.),


éd. Sciences Humaines, 2013.
LES ROUAGES
DE LA SOCIÉTÉ

– Talcott Parsons. La société comme système (Jean-François


Dortier)
– Peter L. Berger et Thomas Luckmann. Les fondateurs du
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constructivisme (Xavier Molénat)


– Ethnométhodologie. La société en pratiques (Xavier Molénat)
– Erving Goffman. Le monde comme théâtre
(Dominique Picard)
– L’école de Francfort. Sortir de l’aliénation (Louisa Yousi)
– Hannah Arendt. L’impasse de la modernité (Céline Bagault)
– Psychologie sociale. Les logiques de l’inluence (Maxime Morsa)
– Pierre Bourdieu. Les dessous de la domination
(Xavier Molénat)
– Raymond Boudon. Logiques de l’individu (Claude Vautier)
– Alain Touraine. Des mouvements sociaux à l’acteur
(Jean-Paul Lebel)
– Michel Crozier. La vie des organisations (Philippe Cabin)
– Gary Becker. L’individu calculateur (Julien Damon)
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TALCOTT PARSONS (1902-1979)
La société comme système

À quelles conditions une société est-elle possible ? Quels


sont les fondements de l’action sociale ? Comment
conjuguer action individuelle et ordre social ? Ces questions fon-
datrices de la sociologie sont aussi celles qui animent l’œuvre
de Talcott Parsons. À contre-courant de l’empirisme dominant
la sociologie américaine de son époque, le jeune professeur
de Harvard publie en 1937 he Structure of Social Action, une
œuvre conceptuelle, synthétique, qui ne propose rien de moins
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que de forger une « théorie générale de la société ».

Les normes et les valeurs


Comment faire en sorte que les hommes qui, à l’état de
nature, sont « des loups » entre eux, puissent accepter de vivre
ensemble ? À cette question hobbesienne, la philosophie sociale
avait apporté deux solutions. homas Hobbes propose celle du
Léviathan : il faut un pouvoir fort, celui de l’État, qui s’érige au-
dessus de la société et ixe les lois de la vie en commun. L’autre
réponse est celle de John Locke (ou d’Adam Smith) : la société
résulte du contrat, de l’échange, de la rencontre entre intérêts
communs. Or, déclare Parsons, ni l’une ni l’autre de ces condi-
tions ne sont suisantes pour assurer l’ordre social. Les compor-
tements sociaux ne sont pas déterminés uniquement par l’intérêt
égoïste ou la soumission aux lois. L’action sociale est déterminée
aussi par des valeurs et des normes. C’est la réponse dévoilée par
la tradition sociologique.
Émile Durkheim, Max Weber, Vilfredo Pareto ont montré
qu’il existait une autonomie du social au-delà du seul échange
d’intérêts (domaine économique), de la morale (domaine de la
religion), des lois (domaine du politique). La société existe aussi
63
Les penseurs de la société

comme système de valeurs, de cultures, de normes. Les actions


individuelles peuvent s’harmoniser entre elles parce que les
« agents sociaux » agissent en intégrant les valeurs et les normes
de la société. Voilà comment la sociologie permet de résoudre, à
sa façon, la question de l’ordre social. À partir de cette concep-
tion de l’action sociale, et de cette vision « sursocialisée » de
l’acteur, Parsons va déployer un modèle général qui vise à rendre
compte du système social dans son ensemble. Dans he Social
System (1951), puis dans d’autres ouvrages qui lui succèdent, il
va défendre une vision « systémique » et « fonctionnaliste » de
la société.
Pour qu’une société stable puisse exister, il lui faut répondre
à plusieurs fonctions : l’adaptation à l’environnement (adapta-
tion) qui assure la survie de la société ; la poursuite d’objectifs
(goal), car un système ne fonctionne que s’il est orienté vers un
but ; l’intégration (integration) des membres au groupe ; enin
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le maintien des modèles et des normes (latent pattern). Parsons


proposera d’utiliser le sigle AGIL comme procédé mnémotech-
nique pour penser les fonctions du système social (A pour adap-
tation, G pour goal, I pour integration et L pour latent pattern).

Des systèmes ouverts et évolutifs


À chacune de ces fonctions correspond un sous-système :
le sous-système économique vise l’adaptation, le sous-système
politique est chargé de la déinition des ins, le sous-système
culturel (religion, école) est chargé de la déinition et du main-
tien des normes et des valeurs, enin le sous-système social est
chargé, lui, de l’intégration sociale. Chaque sous-système doit
assurer à son tour les quatre fonctions AGIL pour exister. Ainsi,
dans Economy and Society (1956), Parsons montre que le sous-
système économique ne doit pas se contenter d’assumer la fonc-
tion de production ; il doit aussi socialiser les travailleurs, déinir
ses propres inalités, maintenir ses normes.
À partir de ce modèle, Parsons cherche à expliquer les difé-
rentes institutions de la société américaine : la famille, la police,
la justice, l’enseignement, la religion, leurs fonctions et logiques
internes, etc. Ces systèmes sont ouverts et évolutifs. Ils laissent les
64
Les rouages de la société

individus libres de choisir (l’époux, le métier) dès lors qu’existent


des mécanismes de régulation économiques ou sociaux : l’inté-
gration des normes par les individus est l’un de ceux-là.
Sur le plan théorique, son modèle emprunte à la « théorie
des systèmes » et à la cybernétique, qui forment alors l’un des
paradigmes dominants des sciences humaines aux États-Unis.
Muni de ce modèle, Parsons tentera dans une seconde partie de
son œuvre de forger une vision évolutionniste de la société. Pour
lui, la société américaine correspond au degré le plus élevé dans
l’échelle de l’évolution, du fait de sa complexité, de sa grande
diférenciation interne et de son ouverture permettant la liberté
des individus. Cet évolutionnisme laissait tout de même place
à la diversité des trajectoires et à l’interdépendance des facteurs
(économiques, politiques, culturels).

Jean-François Dortier
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Deux figures de la pensée fonctionnaliste


• Robert K. Merton (1910-2003)
Élève de Talcott Parsons, il développe un fonctionnalisme prudent
(Éléments de théorie et de méthode sociologique, 1949). Pour lui, une insti-
tution peut avoir des fonctions latentes distinctes de ses motifs explicites.
Par exemple, les cérémonies de la pluie chez les Indiens Hopi ont pour
motif conscient de faire venir la pluie, mais aussi de maintenir la cohésion
du groupe. Il faut donc, selon lui, être prudent dans l’usage de la notion
de fonction : une pratique sociale peut être fonctionnelle d’un point de vue
et dysfonctionnelle de l’autre (la prison punit les criminels et protège la
société, mais peut devenir elle-même un îlot de criminalité).
• Niklas Luhmann (1927-1998)
Défenseur d’une optique systémique d’une totale abstraction, le socio-
logue allemand décrit la société comme un ensemble de sous-systèmes à la
fois autonomes et interdépendants. Les systèmes sociaux (droit, politique,
économie…) se constituent comme des instances « autopoïétiques » : ils se
génèrent eux-mêmes par un principe d’auto-organisation (La Coniance.
Un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Économica, 2006 ;
Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale, Presses de l’université Laval,
2010).

65
P. L. BERGER ET T. LUCKMANN
Les fondateurs du constructivisme

L e monde social dans lequel nous vivons est le produit


de l’activité humaine. Pourtant, nous tendons à le perce-
voir d’une part comme un monde de choses, extérieur à nous,
d’autre part comme évident, allant de soi. Comment cela est-il
possible ? C’est à cette simple et redoutable question que tentent
de répondre Peter L. Berger et homas Luckmann dans La
Construction sociale de la réalité 1.
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Une analyse de la vie quotidienne


Berger et Luckmann développent au long de ce livre une
analyse centrée sur le monde de la vie quotidienne. Celui-ci est
perçu par l’individu qui s’y meut comme certain (« je peux dif-
icilement douter de sa réalité »), sensé (« je comprends ce qui
s’y passe ») et intersubjectif (« je le partage avec d’autres »). La
connaissance de ce monde se base sur des schémas de pensée (ou
« typiications ») qui permettent de prévoir un certain type de
comportement. Par exemple, la triple typiication « jeune étu-
diante américaine » me permet, si je rencontre une personne y
correspondant, d’anticiper ses comportements et de savoir com-
ment adapter les miens. Le langage est le principal moyen de
partager et de transmettre ces typiications. Ces éléments per-
mettent une description dialectique de la construction sociale
de la réalité qui capitalise notamment les apports de Max Weber
(les faits sociaux ont un sens subjectif ), Émile Durkheim (les
faits sociaux sont des choses) et Karl Marx (l’homme produit le
monde qui le produit). Elle se résume en une formule synthé-
tique : « La société est une production humaine. La société est
1- Titre original : he Social Construction of Reality, paru en 1966 chez Doubleday &
Company, l’ouvrage a été plusieurs fois réédité en France chez Armand Colin.
66
Les rouages de la société

une réalité objective. L’homme est une production sociale. »


L’activité humaine est marquée par la « routinisation » : elle
tend à se perpétuer et à se spécialiser en un système de rôles (on
ne réinvente pas tous les jours les rôles familiaux ou les manières
de rendre la justice), processus que Berger et Luckmann nom-
ment « institutionnalisation ». Si les individus qui ont créé une
institution y voient encore la trace de leur activité, les généra-
tions suivantes la perçoivent comme inhérente à la nature des
choses.

Le rôle de la socialisation primaire


Ce monde social objectivé est doté de sens par le langage
(nommer les choses, c’est déjà légitimer leur existence), les
proverbes (du type « le temps, c’est de l’argent ») ou encore
les « univers symboliques » (religion, science, mythologie), qui
fournissent une explication générale du monde. C’est essentiel-
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lement au cours de l’enfance que cette légitimation est incorpo-


rée. La socialisation primaire est réussie quand l’enfant généralise
les attentes de ses proches (« maman veut que je sois présentable
pour sortir ») et les étend à l’ensemble de la société, que sym-
bolise le « on » : on doit être présentable pour sortir. Cet enfant
produira à son tour le monde qui produira les hommes, dans
un processus sans in. Diicile d’accès de par son abstraction
et son érudition, La Construction sociale de la réalité est un véri-
table tour de force théorique, qui tente d’expliquer et de faire
tenir dans une dialectique commune les dimensions objective et
subjective, individuelle et institutionnelle de la société. En cela,
cet ouvrage reste une référence majeure pour la rélexion socio-
logique contemporaine.

Xavier Molénat

67
Les penseurs de la société

École de Chicago : le laboratoire urbain


Le premier département de sociologie n’est pas né en Europe, mais
aux États-Unis, à Chicago en 1892. Dans cette ville en ébullition (plus de
3 millions d’habitants dans les années 1930 !) va se constituer un courant
de recherches résolument empiriques, partant à la découverte des efets de
la « désorganisation sociale » engendrée par cette urbanisation brutale.
Dans Le Paysan polonais en Europe et en Amérique (1918-1920),
William homas et Florian Znaniecki décrivent, à travers des lettres et
documents recueillis dans la communauté polonaise de Chicago, la trajec-
toire des migrants quittant leur monde natal pour la grande ville, les bou-
leversements que cela représente pour ces individus et les réaménagements
auxquels ils procèdent. Ils tirent de cette enquête une typologie de l’indi-
vidu contemporain, déini sous trois angles : le philistin, conservateur dans
ses actions ; le bohème, ouvert au changement ; le créatif, le plus autonome
dans son action et dans la maîtrise de ses projets de vie. Luttant contre une
approche mécanique de la vie sociale, les auteurs soulignent également que
les individus agissent non seulement en fonction de la réalité objective,
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mais également en fonction de la manière dont ils se la représentent. C’est


le fameux théorème de homas, rendu célèbre par Robert K. Merton : « Si
les hommes déinissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles
dans leurs conséquences. »
Ces travaux, ainsi que ceux de chercheurs tels que Robert E. Park,
Ernest Burgess ou encore Louis Wirth, auront une inluence profonde sur
la sociologie américaine. C’est à Chicago que viendront se former après-
guerre des sociologues aussi importants qu’Howard Becker ou Erving
Gofman.

X. M.

68
ETHNOMÉTHODOLOGIE,
LA SOCIÉTÉ EN PRATIQUES

I l est des délais de traduction qui ne trompent pas. Et le


fait que les Recherches en ethnométhodologie1 ont attendu
quarante ans pour être publié en français peut être vu comme un
signe de la profonde ambivalence des sociologues français vis-à-
vis de ce courant. Une situation, à vrai dire, loin d’être franco-
française. Publié pour la première fois en 1967 par le sociologue
Harold Garinkel, l’ouvrage fonde en efet une perspective de
recherches radicalement nouvelle dans la discipline, prenant à
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contre-pied les façons de faire les mieux établies. D’où un statut


paradoxal de classique marginal, ouvrage très largement cité et
discuté (tout manuel de sociologie qui se respecte lui consacre
un chapitre), mais dont le courant de recherches qui s’en inspire
est resté à la périphérie de la discipline. Qu’y a-t-il donc de si
inouï dans les propos de H. Garinkel ?

Comment l’ordre est-il produit ?


Pour le comprendre, il faut brièvement rappeler le contexte
d’apparition de l’œuvre. Né en 1917, H. Garinkel est au début
des années 1950 inscrit en thèse sous la direction du sociologue
Talcott Parsons. Figure marquante de ce que l’on a appelé le fonc-
tionnalisme, ce dernier est marqué par le problème de l’ordre :
pourquoi y a-t-il dans le monde social de l’ordre plutôt que le
chaos ? La réponse qu’il apporte dès 1937 (dans he Structure
of Social Action) à cette question est que les individus agissent
en suivant « des modèles normatifs qui règlent les conduites et
les appréciations réciproques ». Ces normes sont incorporées
par les individus au cours de la socialisation et appliquées sans
1- H. Garinkel, Recherches en ethnométhodologie, 1967, trad. fr. M. Barthélémy,
B. Dupret, J.-M. de Queiroz et L. Quéré, Puf, 2007.
69
Les penseurs de la société

même avoir besoin d’y réléchir. Parallèlement, H. Garinkel se


nourrit aussi de la pensée du sociologue Alfred Schütz (1899-
1959). Inspiré par la phénoménologie d’Edmund Husserl, ce
dernier tente de décrire l’expérience individuelle du monde
social comme un monde intersubjectif allant de soi, un monde
de routines.
La production d’un monde quotidien ordonné, non pro-
blématique, routinier fascine également Garinkel. Mais les
réponses de ses prédécesseurs ne le satisfont guère. En efet, dans
les deux cas, tout se passe comme si les normes ou les routines
agissaient de leur propre force, comme si les individus, dans leur
action ordinaire, ne faisaient qu’appliquer mécaniquement des
règles qui leur seraient extérieures. Et que, symétriquement, le
sociologue n’avait rien à dire sur la manière dont concrètement
les gens (inter) agissent ou se comprennent. Recherches en etho-
nométhodologie va illustrer le point de vue opposé.
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Pour le fondateur de l’ethnométhodologie, l’ordre social (un


monde prévisible) ne s’impose pas aux individus, il est produit
par eux. S’appuyant notamment sur l’interactionnisme symbo-
lique et le courant pragmatique, il montre que loin d’être des
idiots culturels agissant selon des alternatives préétablies, les
individus ont des compétences pour interpréter la situation dans
laquelle il se trouve et y agir convenablement. La science des eth-
nométhodes, c’est-à-dire des « procédures appuyées sur un stock
de connaissances qu’utilisent les membres dans leur activité quo-
tidienne », vise donc à rendre compte le plus inement possible
« de la manière dont les individus font et disent ce qu’ils font et
disent lorsqu’ils agissent en commun, dans le but de découvrir les
“méthodes” qu’ils utilisent pour accomplir, au moment même où
ils le font, l’activité pratique dans laquelle ils sont pris2 ».

La société comme accomplissement


C’est sans doute le point central : pour l’ethnométhodolo-
gie, « la société » est un accomplissement pratique. Reformulant
un aphorisme d’Émile Durkheim, H. Garinkel airme que « la
réalité objective des faits sociaux est bien le phénomène fonda-
2- A. Ogien, « À quoi sert l’ethnométhodologie ? », Critique, n° 735, 2008.
70
Les rouages de la société

mental de la sociologie ; mais il faut appréhender cette réalité


objective comme une réalisation pratique continue de chaque
société, procédant uniquement et entièrement, toujours et par-
tout, du travail des membres, une réalisation naturellement
organisée et naturellement descriptible, produite localement et
de manière endogène3 ». Dans les Recherches, il utilise largement,
pour le démontrer, des expériences de déstabilisation des rou-
tines qui, par contraste, mettent en évidence la manière dont
les membres construisent ordinairement leur action, en mettant
en œuvre sans y penser des raisonnements sociologiques pra-
tiques. Il demande ainsi à ses étudiants, dans leurs interactions
avec leurs proches, de tout faire pour expliciter les « allant-de-
soi » de la conversation. Le cas d’Agnès, jeune homme qui a
décidé de changer de sexe, lui permet d’étudier comment « l’être
femme » est quotidiennement produit à travers une myriade de
savoir-être et de savoir-faire (voir page 74). L’analyse des délibé-
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rations de jurés au cours d’un procès montre comme ces derniers


développent une véritable « méthode d’enquête sociale » fondée
sur un « sens commun » pour, sans être juristes, évaluer les faits
(vrai, faux, vraisemblable ?), trancher entre les diverses versions
présentées et inalement prendre et justiier une décision.
À partir de ces diférents terrains, H. Garinkel met en évi-
dence quelques propriétés des pratiques sociales :
– L’indexicalité. Dans les échanges langagiers ordinaires, le
sens de certaines expressions (« ici », « je », « vous », « cela »…)
ne peut être déini hors des circonstances de leur usage : il est
« indexé » à ce contexte. L’ethnométhodologie généralise le
constat en soulignant que le sens de l’ensemble des énoncés et
actions ne peut jamais être complètement déini. Ce lou relatif
n’est cependant pas une tare, car les interlocuteurs « peuvent se
comprendre de façon suisamment précise pour les buts qu’ils
poursuivent sans avoir à préciser exagérément ce qu’ils disent4 »
(par exemple en utilisant les clauses « etc. », « vous voyez ce que
je veux dire », « bref »).

3- H. Garinkel, « Le programme de l’ethnométhodologie », in M. de Fornel, A. Ogien


et L. Quéré (dir.), L’Ethnométhodologie. Une sociologie radicale, La Découverte, 2001.
4- A. Ogien et L. Quéré, Le Vocabulaire de la sociologie de l’action, Ellipses, 2005.
71
Les penseurs de la société

– La réflexivité. Annoncer par exemple « voici comment


nous allons procéder pour » (prendre une décision, mener un
projet…), c’est à la fois décrire un processus et le constituer.
Au sens ethnométhodologique, la rélexivité désigne ainsi le fait
« qu’en parlant nous construisons en même temps, au fur et à
mesure de nos énoncés, le sens, l’ordre, la rationalité de ce que
nous sommes en train de faire à ce moment-là ».
– La descriptibilité (accountability). Le monde social est,
pour chaque membre, intelligible et rapportable, cohérent et
sensé. Et dans le cours de leur action, les membres produisent
des « comptes-rendus » (accounts) à travers lesquels ils décrivent,
interprètent la situation, contribuant par là même à la constituer.
H. Garinkel reformule ainsi les canons de la méthode socio-
logique. S’armer d’un modèle théorique pour analyser tel ou tel
terrain, c’est analyser une réalité abstraite au lieu de l’analyser
en tant qu’activité en train de s’accomplir. C’est pourquoi il
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assigne au programme de l’ethnométhodologie un « caractère


délibérément limité et désespérément empirique (…) : fournir
une description rigoureuse et détaillée des structures de l’agir en
commun5 », en renonçant à se demander d’entrée de jeu ce que
ces pratiques « veulent dire ». Un programme qui va alimenter
de nombreuses recherches sur la conversation ordinaire (l’ana-
lyse de conversation devenant quasiment une discipline en soi),
l’éducation (étude de la construction de l’ordre dans la classe,
de passage de tests et d’examens, de conseils d’orientation), la
santé, la justice, les activités de catégorisation (élaborations de
dossiers individuels, de statistiques…) ou encore la science.
L’enquête de Bruno Latour et Steve Woolgar sur La Vie de labo-
ratoire 6, devenu un classique de la sociologie des sciences, doit
par exemple beaucoup à la perspective ethnométhodologique.
Plus largement, c’est tout un vocabulaire qui s’est peu à peu fait
une place dans le patrimoine de la sociologie (« idiot culturel »,
« sens commun », « connaissance ordinaire », « rélexivité »).

5- A. Ogien, « À quoi sert l’ethnométhodologie ? », op. cit.


6- B. Latour et S. Woolgar, La Vie de laboratoire. La production des faits scientiiques,
1979, rééd. La Découverte, 2006.
72
Les rouages de la société

La « secte » ethnométhodologique
Les réactions de la communauté des sociologues ont pourtant
été extrêmement vives face au projet d’H. Garinkel. Ce n’est
que récemment que ce dernier a été reconnu comme s’inscrivant
pleinement dans le projet de la discipline. En 1975, dans un
discours resté fameux7, le président de l’American Sociological
Association, Lewis Coser, avait qualiié le courant ethnométho-
dologique de « secte » du fait de l’ésotérisme de son langage,
de son autoréférentialité (les ethnométhodologues ne discutent
qu’entre eux).
Sur le fond, L. Coser reprochait à l’ethnométhodologie son
aspect programmatique, son refus de la théorie, son ignorance
des facteurs institutionnels en général et de la centralité du
pouvoir dans les interactions en particulier ainsi que, derrière
les interminables digressions méthodologiques et autoanalyses
du chercheur, la trivialité des résultats obtenus. En France,
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dans un silence assez complet, on s’en est longtemps tenu à


l’avis de Pierre Bourdieu, qui réduisait l’ethnométhodologie
à un « compte-rendu des comptes-rendus8 », autrement dit à
une démarche subjectiviste qui se contenterait de rapporter les
« représentations du monde » formulées par les individus. À la
lecture des Recherches, on s’aperçoit cependant que la plupart
de ces reproches sont assez peu fondés. L’ethnométhodologie ne
réhabilite pas plus le point de vue des acteurs qu’elle ne nie qu’il
existe des institutions, de la domination, du pouvoir, de l’his-
toire… Simplement, sans nier à quiconque le droit de s’intéres-
ser à ces dimensions de la vie sociale, elle les met de côté en tant
que facteurs explicatifs, pour s’intéresser à la manière dont elles
se traduisent en pratiques. L’ethnométhodologie revendique
le droit de limiter l’analyse de la société à la manière dont elle
s’accomplit en situation, sans préjuger de ce qui s’y joue. Dans
quelle mesure ce pari est-il tenable ? Il serait temps que la discus-
sion commence.
Xavier Molénat
7- L. Coser, « Presidential address : Two methods in search of a substance », American
Sociological Review, vol. XL, n° 6, décembre 1975.
8- P. Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987.
73
Les penseurs de la société

Agnès transsexuelle : un cas classique


Le chapitre V des Recherches en ethnométhodologie est consacré au désormais
fameux « cas Agnès ».
Née homme, Agnès subit une opération à 19 ans pour remplacer ses organes
génitaux mâles par un vagin. Agnès dit s’être toujours sentie femme. Elle ne
souhaite donc pas changer de sexe mais « acquérir » celui qui a toujours été
le sien, et réaliser ce « statut prescrit de femme normale, naturelle ».
Cherchant à masquer son secret, Agnès va devoir accomplir son « être
femme » sans pouvoir s’appuyer, comme celles qui sont nées femmes, sur
les routines incorporées qui font que l’on est femme sans y penser. Elle rend
donc visible et problématique ce qui d’ordinaire va de soi. Il lui faut par
exemple reconstruire sa biographie, pour pouvoir produire « une histoire
supposée continue de femme ».
Chaque situation de la vie quotidienne appelle sa vigilance. À la plage, elle
se dote d’un « costume de bain à volants » qui masque les transformations
de son corps, tout en s’assurant de la présence de cabines d’habillage. Lors
de ses rencontres avec les garçons, elle établit des règles pour les « petits bai-
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sers » : « Rien au premier rendez-vous, peut-être au second. » Elle s’arrange


de toute façon pour être le plus souvent possible en groupe, et ne boit
jamais. Elle apprend enin « clandestinement » des autres, comme lorsque
son petit ami s’énerve de la voir prendre un bain de soleil à la vue d’autres
hommes, ou qu’elle discute avec ses colocataires des hommes qu’elles ont
rencontrés.
Dix ans après la publication des Recherches, les sociologues Candace West
et Don H. Zimmerman théoriseront une approche ethnométhodologique
du genre. Selon eux, l’accomplissement du genre ne saurait se réduire à
des signes (une jupe, du rouge à lèvres). Comme le montre Agnès, c’est
virtuellement n’importe quelle activité qui peut être interprétée en termes
de genre. Ce dernier est omniprésent, et se réalise au cours de l’interaction.
Une conceptualisation qui anticipe, à sa manière, l’approche « performa-
tive » du genre que développera la philosophe Judith Butler en 1990 dans
Gender Trouble. Et qui soulève les mêmes questions, encore vives : que faire,
dans ses approches « par le bas », du pouvoir, de la domination, bref de la
dimension institutionnelle des rapports de genre ? Comment analyser dans
ce cadre le jeu complexe des oppressions et des résistances ?

74
ERVING GOFFMAN (1922-1982)
Le monde comme théâtre

L a communication est le thème constant des travaux


d’Erving Gofman. Celui-ci analyse les interactions
sociales, les rites de politesse, les conversations, tout ce qui fait la
trame des relations quotidiennes. L’interaction y est vue comme
un système par lequel se fonde la culture. Ce système possède
des normes, des mécanismes de régulation. C’est le cas, par
exemple, de l’« obligation d’engagement », règle sociale qui sti-
pule que toute personne entrant en conversation avec une autre
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doit manifester un engagement suisant dans cette activité : « En


tant que foyer d’attention principal, la conversation a un carac-
tère unique, car elle crée pour celui qui y prend part un monde
et une réalité où d’autres participent également. »

Faire bonne figure


Les « rituels d’interaction » sont autant d’occasions d’air-
mer l’ordre moral et social. Dans une rencontre, chaque acteur
cherche à donner une image valorisée de lui-même, la « face »
ou « valeur sociale positive qu’une personne revendique efecti-
vement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle
a adoptée au cours d’un contact particulier ». L’un des enjeux
essentiels de l’interaction est de faire bonne igure (ne pas perdre
la face). Pour cela, il convient que tout le monde coopère dans
une sorte d’« accord de surface » et selon un mode de conduite
tacite (les « règles cérémonielles »).
La Présentation de soi (1956) est le premier ouvrage de
Gofman. Celui-ci y assimile le monde à la scène d’un théâtre où
les individus sont des acteurs qui tiennent des rôles et les rela-
tions sociales des représentations soumises à des règles précises.
L’une des questions essentielles qui se posent à l’acteur (dans la
75
Les penseurs de la société

vie comme au théâtre) est de créer chez autrui une impression de


réalité pour faire croire à l’image qu’il veut donner de lui-même.
Pour cela, il doit adapter sa présentation (sa « façade person-
nelle ») à son rôle et dramatiser celui-ci, c’est-à-dire incorporer
à son activité des signes qui donneront de l’éclat et du relief à
certains de ses comportements (comme l’arbitre qui décide tou-
jours très vite pour paraître infaillible).
Filant la métaphore théâtrale, Gofman divise les lieux
sociaux en plusieurs régions. Les « régions antérieures » (la
scène) sont celles où se déroulent les représentations : les acteurs
y sont confrontés au public et doivent y tenir leurs rôles sociaux
(comme le professeur dans sa classe ou le boute-en-train dans
une sortie). Les « régions postérieures » (les coulisses) sont fer-
mées au public et l’acteur peut donc y relâcher son contrôle ou
préparer sa future prestation (le professeur avoue son ignorance
en révisant son cours, le boute-en-train laisse percer sa tris-
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tesse…). De la même façon qu’il classe les « régions », Gofman


dresse un inventaire des rôles que l’on peut tenir : les rôles francs
(comme ceux d’« acteur » ou de « public ») mais aussi d’autres
plus subtils (qu’il appelle « contradictoires ») comme celui du
« comparse » qui appartient à l’équipe des acteurs mais fait sem-
blant de faire partie du public (la femme qui s’esclafe quand
son mari raconte dans une soirée une histoire drôle qu’elle a
déjà entendue vingt fois) ou la « non-personne » qui est présente
pendant l’interaction mais considérée comme absente et vers
laquelle la représentation n’est pas dirigée (le chaufeur de taxi
dont la présence n’empêche pas la femme de se remaquiller ou
un couple de se disputer).

Reclus et stigmatisés
Dans Asiles (1961), l’un de ses plus célèbres ouvrages,
Gofman a voulu décrire les rouages de ce qu’il appelle les « ins-
titutions totales », celles où des individus coupés du monde
« mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont expli-
citement et minutieusement réglées ». Il a vécu un an à l’hôpi-
tal Saint-Elizabeth de Washington, en se mêlant aux malades.
Il traite de l’hôpital psychiatrique comme d’un établissement
76
Les rouages de la société

social spécialisé dans le « gardiennage » des hommes, sans abor-


der particulièrement la spéciicité de la maladie mentale. Il décrit
méticuleusement la vie quotidienne des « reclus » (soignés et soi-
gnants), mais en cherchant à comprendre la cohérence des com-
portements à partir des contraintes organisationnelles. Il adopte
pour cela le point de vue des internés, montrant ainsi que les
comportements peuvent être soumis à plusieurs lectures : une
lecture « extérieure », médicale et « psychologisante », qui inter-
prète l’attitude des patients comme des symptômes d’inadapta-
tion à la société et à la vie normale ; une lecture « intérieure »,
montrant que ces mêmes attitudes résultent d’une adaptation
tout à fait rationnelle au contexte hospitalier et à ses contraintes.
Dans le même esprit, il décrira la manière dont les handicaps
psychiques ou physiques faussent les interactions entre « nor-
maux » et « stigmatisés » (Stigmates, 1963).
En France, il a fallu attendre la traduction d’Asiles en 1968
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pour qu’il atteigne une certaine notoriété. Ceux qui le lurent


alors reçurent une sorte de choc tant la force et l’originalité de
l’ouvrage s’imposaient. L’intérêt pour l’œuvre de Gofman n’a
fait que croître depuis.

Dominique Picard

77
Les penseurs de la société

L'Arrangement des sexes


Dans un court texte de 1977 (L’Arrangement des sexes, 1977, rééd. La
Dispute, 2002), Erving Gofman analyse à travers un corpus d’images
publicitaires les rituels de la féminité et les « parades de genre ». Avec un
humour souvent teinté d’ironie, il décrit les pratiques de cour et de galan-
terie, la protection de l’homme (fort) envers la femme (fragile) efarouchée
par les araignées ou les vers. Les petites œillades pour se signaler que l’on se
plaît sont pour lui autant de rituels qui témoignent d’un « arrangement »
entre les sexes, non justiié par les diférences biologiques mais, en revanche,
mis en place dès l’enfance. Dans ce commerce entre les sexes, Gofman
n’omet pas de signaler l’inégalité des statuts de genre, qui traverse toute la
société. « Il ne s’agit pas simplement du fait que votre supérieur homme ait
une secrétaire femme, mais (…) de ce que son marginal de ils qui grimpe
la hiérarchie de la presse alternative ou de la politique contestataire se trou-
vera, lui aussi, une assistante féminine. » « Le genre est l’opium du peuple »,
airme-t-il encore. Un Gofman féministe aux accents marxiens, voilà un
détail qu’ont omis bien des manuels de sociologie !
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D.P.

78
L’ÉCOLE DE FRANCFORT
Sortir de l’aliénation

O iciellement créé le 3 février 1923 à Francfort sous


l’impulsion du penseur marxiste Felix Weil, l’Institut de
recherche sociale, rebaptisé après la guerre « école de Francfort »,
avait pour objectif initial d’accueillir les recherches universitaires
d’inspiration marxiste marginalisées par l’université allemande
de l’époque. La « théorie critique » de cette école visait à dévoi-
ler, derrière l’illusion d’une raison triomphante et universelle,
une idéologie aliénante marquant la justiication d’un ordre
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social dominant.

La rationalisation du monde
Dans un contexte de montée du nazisme et de discrédit du
communisme, c’est un véritable déi qui rassemble des penseurs
tels que Max Horkheimer, heodor Adorno et Walter Benjamin.
Horkheimer esquisse un premier « manifeste » dans héorie cri-
tique et théorie traditionnelle (1930). Il s’agit de redéployer phi-
losophiquement le marxisme sous la forme de projets interdis-
ciplinaires, intégrant ainsi des philosophes, des sociologues, des
économistes, des historiens et des psychologues. La pensée se
veut désenclavée, la simple métaphysique s’insérant directement
dans les luttes sociales en y participant elle-même. Ne croyant
plus au progrès nécessaire de la raison envisagé par les Lumières,
la théorie critique postule qu’il faut participer activement à la
rationalisation du monde. Réinterprétant la thèse marxiste de la
vocation historique du prolétariat, la théorie critique cherche à
comprendre pourquoi le prolétariat ne parvient pas à s’émanci-
per de l’ordre capitaliste par le biais d’une critique de l’idéologie
ou de l’économie politique, mais en prenant en compte d’autres
éléments sociaux et culturels.
79
Les penseurs de la société

L’arrivée au pouvoir du parti nazi en 1933 contraint les


membres de l’Institut à l’exil. Transféré à Genève, puis à New
York, l’Institut revient inalement à Francfort en 1950. C’est
le moment pour l’école de Francfort de se détacher de l’Insti-
tut pour devenir un véritable courant de pensée caractérisé par
l’airmation d’un marxisme non inféodé à un parti. Il fait de la
raison un élément critique d’émancipation mais aussi, dans un
mouvement dialectique, un élément de domination au service
du capitalisme. C’est tout l’objet du livre majeur d’Horkheimer
et Adorno, La Dialectique des Lumières (1947), qui dénonce l’ins-
trumentalisation de la raison par l’économie, réiiant l’homme
en pur produit de consommation. Témoins de l’émergence de la
consommation de masse aux États-Unis en 1940, les deux pen-
seurs vont alors s’intéresser à « l’industrie culturelle », terme pré-
féré par Adorno à « culture de masse » qui laisserait entendre que
les masses sont productrices de cette culture. En fait, pour les
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deux auteurs, les médias de masse incitent les individus à n’être


que des consommateurs passifs et déshumanisés, incapables de
faire usage d’un esprit critique.

Un marxisme esthétique
C’est l’occasion pour les penseurs de l’école de Francfort
d’élaborer un « marxisme esthétique », à l’instar de Benjamin,
dans lequel la culture devient un espace de lutte sociale symbo-
lique. Cependant, c’est en 1950, avec les Études sur la personnalité
autoritaire dirigées par Adorno, que l’école de Francfort donne
naissance à l’une de ses recherches les plus célèbres. Écrites pen-
dant l’exil américain d’Adorno, ces études visent à comprendre
ce qui a rendu possible l’adhésion de masse au fascisme. Mais la
diiculté de l’étude réside en ceci qu’elle ne s’intéresse non pas
aux individus qui se réclament ouvertement du nazisme mais à
l’adhésion potentielle à des idées non démocratiques d’indivi-
dus vivant au sein d’une démocratie reconnue. Véritable enquête
sociologique reposant sur près de 2 000 entretiens, l’étude
montre que les dispositions fascistes des individus sont plus liées
à des phénomènes mentaux inconscients plutôt qu’à une appar-
tenance globale de classe ou à des visées rationnelles.
80
Les rouages de la société

Incarnée par Jürgen Habermas, « la seconde génération de


l’école de Francfort » vient insuler plus d’optimisme grâce à la
considération d’une raison qui ne serait pas totalement instru-
mentalisée. Pour Habermas, en efet, le langage implique une
rationalité qui cherche à établir avec autrui des pratiques com-
munes, l’« agir communicationnel », garant de la démocratie.
Et c’est dans cette même lignée qu’Axel Honneth poursuivra la
troisième génération de Francfort en analysant les enjeux de la
reconnaissance comme lien social fondamental.

Louisa Yousi
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La dialectique des Lumières


Au xxe siècle, les sciences et techniques ont connu un progrès spectacu-
laire. Pourtant, ce siècle fut aussi jalonné de guerres, d’inégalités et d’oppres-
sion. Pour Max Horkheimer et heodor Adorno, ce paradoxe s’explique par
le fait que le progrès s’est fait au prix « d’un déclin croissant de la conscience
théorique ». L’ambition du progrès de la raison prôné par les Lumières n’est,
en fait, pas parvenue à émanciper la classe ouvrière et à mettre à bas l’ordre
capitaliste. Pour vouloir se libérer politiquement, l’individu doit sortir de son
aliénation, ce qui est précisément rendu impossible par le retournement de
la raison sur elle-même. En efet, la raison, mise au service du capitalisme et
de la technique toute-puissante, s’autodétruit et va ainsi à l’encontre de ses
propres inalités selon un processus que les auteurs nomment « la dialectique
de la raison ». Il s’agirait alors de prendre conscience de l’ambivalence logée
au cœur de la notion du progrès pour permettre de surmonter l’autodestruc-
tion, menant aux totalitarismes, et permettre le rétablissement de la fonction
émancipatrice de la raison. Tel est le but de la théorie critique.

L.Y.

81
Les penseurs de la société

Deux représentants
• Walter Benjamin (1892-1940)
Le plus littéraire des penseurs de l’école de Francfort est philosophe,
critique de littérature et d’art. Sa théorie de la « reproductibilité technique »
a joué un rôle décisif dans l’élaboration d’une critique des industries cultu-
relles. Il se suicide en 1940 à Port-Bou, en tentant de fuir les nazis.
L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1935, rééd. Allia,
2012.
• Herbert Marcuse (1898-1979)
Assistant de Martin Heidegger, il intègre l’Institut de Francfort tardi-
vement. Il y exerce une dissidence en se soustrayant à une conception de
l’individu condamné à l’uniformisation de la culture de masse. L’individu
moderne, au contraire, aurait la possibilité de se libérer grâce à l’amour, l’art
et le jeu.
L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société avancée, 1964,
rééd. Minuit, 1989.
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82
HANNAH ARENDT (1906-1975)
L’impasse de la modernité

H annah Arendt est une penseuse de la crise. La crise


au sens de la dissolution des valeurs à l’œuvre dans la
société contemporaine. Mais aussi la crise comme révolution,
éruption de l’événement dans le réel. C’est dans la « Brèche entre
le passé et le futur », selon le titre de la préface de Crise de la
culture (1961), que s’inscrit l’essentiel de son œuvre. « Notre
héritage n’est précédé d’aucun testament », écrivait le poète et
résistant René Char. En citant cet aphorisme dans sa préface,
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Arendt désigne la tâche de l’intellectuel : penser « sans garde-


fou » les événements de son siècle. Siècle qui a vu advenir la
société de consommation, la conquête de l’espace et la montée
des totalitarismes.
Bien que disciple de Martin Heidegger, de Karl Jaspers ou
d’Edmund Husserl, Arendt se défend d’être une philosophe.
Centrée sur l’homme individuel, la philosophie occidentale
est trop éloignée de la pluralité du politique, pour Arendt. Au
titre de philosophe, elle préférera celui de « professeur de théo-
rie politique ». Cette opposition aux philosophes occidentaux,
notamment Marx et Platon, et cette airmation de la prévalence
de la politique sur toute autre forme d’activité sont au cœur de
la pensée d’Arendt.
Dans Condition de l’homme moderne (1958), elle opère la
distinction fondamentale entre trois activités, trois degrés de la
vita activa : le travail, l’œuvre et l’action. Soumis à la nécessité
vitale, le travail n’a d’autre fonction que d’assurer la survie de
l’espèce. Pure production des objets destinés à être consommés,
le labeur est commun à tout le règne animal. Seules l’œuvre et
l’action, qui participent à l’édiication d’un monde commun,
sont des activités spéciiquement humaines. L’œuvre car elle crée
83
Les penseurs de la société

des objets durables – des objets d’art, de culture, ou d’artisanat


– qui ne se consomment pas. L’action politique car elle est l’art
d’interrompre le cycle des générations, d’inventer des commen-
cements, de faire l’histoire.

Une société de travailleurs sans travail


La modernité, qui commence pour Arendt avec la découverte
de l’Amérique, la Réforme et l’invention du télescope, a renversé
l’échelle des activités humaines. En hissant le travail, à l’instar
de Karl Marx, au rang d’une activité proprement humaine, l’âge
moderne a fait de la croissance économique un credo et a pré-
cipité l’avènement de la société de consommation. Dès lors, la
recherche de croissance n’a eu d’autre efet que d’accélérer le
cycle de production et de destruction des biens périssables. Par
ailleurs, l’automatisation due aux progrès techniques a peu à peu
dégagé les individus de leur fardeau, sans proposer d’alternatives
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au travail. « Ce que nous avons devant nous, écrit Arendt, c’est la


perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire
privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer
de pire1. »
Cette science à l’œuvre dans l’automatisation industrielle
présente bien d’autres dangers pour Arendt. L’invention au
xviie siècle du télescope comme le lancement du premier satel-
lite artiiciel Spoutnik en 1957 participent tous deux du désir
d’« échapper à l’emprisonnement terrestre », de se défaire des
limitations de la condition humaine. Tandis que son premier
mari, Günther Anders, ne cesse de pointer les dangers de l’in-
dustrie nucléaire, Arendt formule les pires craintes à l’égard du
progrès scientiique. Il fait courir le risque, en défaisant les liens
entre homme et nature, d’anéantir les conditions mêmes de la
vie de manière imprévisible et irréversible.
En faisant du travail la plus haute des activités humaines,
la modernité a également semé la confusion, explique Arendt,
entre espace public et espace privé. La sphère publique, d’ordi-
naire réservée aux questions politiques, s’est trouvée envahie par
des problématiques sociales, au proit des intérêts privés d’une
1- H. Arendt, Condition de l’homme moderne, 1958, rééd. Gallimard, 2012.
84
Les rouages de la société

catégorie sociale spéciique, essentiellement la bourgeoisie. Dès


lors, le débat démocratique s’est trouvé réduit à des questions de
gestion, comptables et bureaucratiques. Arendt donne l’exemple
du logement qui peut être traité sous deux aspects diférents. Le
premier, consistant à réléchir aux conditions dans lesquelles des
individus qui aiment leur quartier sont prêts à s’installer ailleurs
est une question politique. En revanche, se demander de quelle
surface et de quelles commodités chaque être humain a besoin
pour mener une vie décente est une question comptable, qui
ne nécessite pas d’être débattue2. C’est l’omniprésence de ces
questions sociales dans le débat public et le repli vers l’intime
qui font peu à peu disparaître ce qu’Arendt appelle un « monde
commun ». La modernité laisse alors « derrière elle une société
d’hommes qui, privés d’un monde commun qui les relierait et
les séparerait en même temps, vivent dans une séparation et
un isolement sans espoir ou bien sont pressés ensemble en une
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masse3 ».

Céline Bagault

2- H. Arendt, Édiier un monde. Interventions 1971-1975, Seuil, 2007.


3- H. Arendt, La Crise de la culture, 1961, rééd. Gallimard, 2012.
85
Les penseurs de la société

La « banalité du mal »
En 1961, Hannah Arendt couvre à Jérusalem, pour le New Yorker, le
procès d’Adolf Eichmann, criminel nazi en charge de la logistique de la
« solution inale ». En dépit de son immense responsabilité, Eichmann appa-
raît pour Arendt comme un personnage insigniiant, au discours incohérent
et contradictoire, un « clown » dira-t-elle plus tard. « Il faisait son devoir,
répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal ; non seulement il obéissait aux
ordres, mais il obéissait aussi à la loi. » Arendt conclut alors à la « banalité du
mal » (Eichmann à Jérusalem, 1963, rééd. Gallimard, 2012). Une expression
qui ne signiie pas que ce mal se trouve en chacun de nous comme beaucoup
l’ont commenté, mais qu’il n’a besoin que du respect de la hiérarchie pour
s’exercer sous sa pire forme.
L’ouvrage d’Arendt fut très controversé. Plusieurs auteurs, comme l’his-
torien David Cesarini ou le juriste Claude Klein, réfutent aujourd’hui cette
vision d’Eichmann comme simple fonctionnaire « dépourvu de pensée »,
mais voient en lui un bureaucrate profondément pénétré de l’idéologie nazie.
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C.B.

86
PSYCHOLOGIE SOCIALE
Les logiques de l’influence

À coups d’expériences fameuses et parfois spectaculaires,


la psychologie sociale a mis en évidence combien autrui
pouvait orienter nos décisions et nos comportements.
Si la grande afaire de la psychologie freudienne aura été le
meurtre du père – symbolique, qu’on se rassure – celle de la
psychologie sociale aura peut-être été le meurtre du pair – plus
symbolique du tout cette fois, et on peut commencer à prendre
peur. L’expérience de Stanley Milgram, la plus célèbre de la dis-
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cipline, ne dit en efet pas autre chose : chacun d’entre nous est
capable de tuer froidement dès lors que le contexte l’y engage.
Constat choc qui a façonné la psychologie sociale autant que la
Shoah a façonné le xxe siècle. Parallélisme tout tracé puisque ce
sont justement les crimes allemands de la Seconde Guerre mon-
diale qui ont inspiré à Milgram, psychologue américain, ladite
expérience.
De quoi s’agit-il exactement ? Horriié par la manière dont
les Allemands ont suivi les ordres de leur(s) leader(s), Milgram
décide d’étudier les mécanismes de soumission à l’autorité1. Il
veut tester si l’homme est capable d’obéir à des ordres contraires
à sa morale. Pour cela, il met en place entre 1960 et 1963 une
expérience au cours de laquelle des individus doivent poser des
questions de mémoire à un apprenant. S’il échoue, ils sont char-
gés de lui envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes
à chaque fois. Pour favoriser la punition, l’expérimentateur –
vêtu d’une blouse blanche de médecin qui marque son autorité
intellectuelle – intervient parfois avec des injonctions de type :
« L’expérience requiert que vous continuiez. »

1- S. Milgram, La Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy, 1974.


87
Les penseurs de la société

Les résultats sont efrayants : 62,5 % des individus envoient


des décharges potentiellement mortelles, malgré les cris de dou-
leur de l’apprenant. Un apprenant heureusement complice de
l’expérience qui simulait sa soufrance puisque les décharges
étaient fausses. Avant l’expérience, des psychiatres avaient pour-
tant prédit que seul 1 individu sur 1 000 serait susceptible d’en-
voyer une décharge électrique de 450 volts…

La puissance de l’expérience
Au-delà de son caractère spectaculaire, l’expérience de
Milgram marque un point de non-retour dans le champ de
la pensée moderne et révèle un certain relativisme propre à la
psychologie sociale : les Allemands n’étaient donc pas plus fous,
cruels ou sanguinaires que nous le sommes et, à contexte égal,
nos actes auraient été probablement les mêmes. Cela ne paraît
rien de le dire, pourtant le constat va à l’encontre de notre
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propension naturelle à croire en notre libre arbitre. C’est aussi


une méthode de recherche que met en lumière l’expérience de
Milgram.
La psychologie sociale est une science expérimentale. Loin
de toute explication globalisante, les théories se construisent
à l’épreuve de faits observables, mesurables et reproductibles.
Milgram n’a par exemple jamais prétendu livrer l’explication de
la Shoah avec son expérience, mais bien quelques indices des
processus de prise de décision d’un individu plongé dans un
contexte social d’autorité. L’ensemble est théorisé par une paire
– on y revient : la psychologie et le social. Ou l’étude des pro-
cessus mentaux d’un individu en interaction avec autrui et son
environnement. Pas de la psychologie uniquement donc, qui se
préoccupe plutôt des cas pathologiques, ni de la sociologie, qui
se penche davantage sur la structure et le fonctionnement des
groupes sociaux plutôt que sur l’individu en tant qu’acteur du
groupe.

Frontières floues, origines incertaines


Les frontières de la psychologie sociale sont élastiques jusqu’à
paraître loues pour beaucoup. Diicile en efet d’imposer sa
88
Les rouages de la société

marque au milieu de disciplines déjà établies depuis des siècles


comme la sociologie ou l’anthropologie. Le procès en inutilité
ne se fera d’ailleurs pas longtemps attendre. En 1898, le socio-
logue Émile Durkheim a ces mots doux pour la discipline pour-
tant cousine de la sienne : « La psychologie sociale n’est guère
qu’un mot qui désigne toutes sortes de généralités, variées et
imprécises, sans objet déini2. » Jalousie ? Peut-être. Mais peut-
être aussi un malentendu qui naît dès l’origine de la psychologie
sociale…, qui n’en a pas d’oicielle. Ce qui sème probablement
volontiers le doute.
Dans l’ouvrage Psychologie sociale3, deux origines distinctes
sont évoquées. L’une européenne, sous l’impulsion notamment
du sociologue français Gabriel Tarde, qui a publié en 1898
ses Études de psychologie sociale. L’autre américaine, avec les
publications parallèles en 1908 de Social Psychology du socio-
logue Edward Alsworth Ross, igure majeure de la criminologie,
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et d’Introduction to Social Psychology du psychologue William


McDougall, essentiellement reconnu pour cette publication.
Bref, la psychologie sociale est orpheline d’un véritable père. Les
premières expériences d’une psychologie dite sociale ont lieu à la
même période. Le psychologue Norman Triplett, notamment,
publie en 1989 une expérience considérée comme fondatrice
sur la facilitation sociale. Il demande à des enfants d’enrouler le
plus vite possible des moulinets de canne à pêche. Ces enfants
travaillent parfois seuls, parfois à deux. Les performances ont été
supérieures dans le second cas, montrant que la présence d’au-
trui a une inluence sur le comportement.
Plus de cent ans après, la méthode expérimentale est toujours
similaire, bien que complexiiée évidemment. La rengaine de la
psychologie sociale reste également toujours la même : autrui a
une inluence sur nos décisions et comportements. Il existe donc
un individu social, pas forcément le même qu’isolé, qui s’inter-
prète naturellement au travers d’une psychologie sociale. Un
paradigme traversé par plusieurs grands thèmes comme la per-
ception d’autrui, l’inluence sociale ou les relations intergroupes.
2- M. Reuchlin, Histoire de la psychologie, 20e éd., Puf, 2010.
3- J.-P. Leyens et V. Yzerbyt, Psychologie sociale, Mardaga, 1997.
89
Les penseurs de la société

Paradigme qui traverse lui-même presque toutes les sphères de


la société, de l’école à la justice, de la politique à la publicité,
de la santé publique au sport, etc. Et dont la mission pour le
xxie siècle est sans doute de parvenir à les transformer.

Maxime Morsa

Quelques grands noms de la psychologie sociale


• Serge Moscovici a largement contribué à théoriser la discipline et à la
faire vivre au sein des institutions académiques françaises. On lui doit notam-
ment la création du Groupe d’études de psychologie sociale à la VIe section
de l’École pratique des hautes études en 1965. Son livre La Psychanalyse, son
image, son public (1961) est considéré comme fondateur en la matière. Il y
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décortique les discours sociaux sur la psychanalyse, réduite à l’existence de


l’inconscient et au complexe d’Œdipe. Le concept de représentation sociale
est ainsi mis en avant : soit un système de valeurs partagées socialement qui
permet à l’individu d’interagir avec son environnement.
• En France, il faut aussi compter sur Robert-Vincent Joule et Jean-
Léon Beauvois, psychologues et auteurs du Petit traité de manipulation à
l’usage des honnêtes gens paru pour la première fois en 1987 (rééd. Presses uni-
versitaires de Grenoble, 2002 ; rééd. 2014). Outre son titre formidable, l’ou-
vrage a permis de populariser la psychologie sociale dans le pays et de dévoi-
ler au grand public la manière dont les interactions sociales et le contexte
inluencent quotidiennement nos attitudes et comportements.
• L’Américain Leon Festinger a quant à lui fondé en 1957 le concept
toujours d’actualité de « dissonance cognitive ». Il a intégré une secte qui pré-
voyait la in du monde quelques semaines plus tard pour étudier la manière
dont les membres réagiraient face à la non-venue de l’apocalypse. De cette
aventure naîtra le livre l’Échec d’une prophétie (L. Festinger, H. Riecken et S.
Schachter, When Prophecy Fails, 1956, rééd. Martino Pub, 2009). Festinger
montre que l’individu qui fait face à des contradictions dans son univers
cognitif – connaissances, opinions, croyances, etc. – entre dans un état de
tension inconfortable et agit pour réduire cette tension. Il n’a alors d’autre
choix que d’ajuster ses croyances aux faits, ou de se radicaliser un peu plus
comme cet adepte, le Dr Amstrong, qui entreprit une carrière de mission-
naire persuadé que la foi du groupe avait empêché le drame.

M.M.

90
Les rouages de la société

La prison de Stanford,
l’expérience qui tourne mal
Aussi célèbre pour ses résultats que pour les traumas qu’elle a engendrés,
l’expérience de Stanford n’en init toujours pas de fasciner. En 1971, le psy-
chologue Américain Philip Zimbardo recrute des étudiants qu’il paie 15 dol-
lars par jour pour participer à une expérience (Voir J.-P. Leyens et V. Yzerbyt,
op. cit.). Il leur est demandé de vivre dans une prison factice aménagée pour
l’occasion au sein de l’université de Stanford, pour une durée de quinze jours
maximum. L’étude est inancée par l’US Navy et l’US Marine Corps et vise à
comprendre la raison des conlits dans leur système carcéral.
L’hypothèse de Zimbardo et son équipe est que les gardiens de prison
et les prisonniers adoptent spontanément des comportements qui corres-
pondent à leur situation (autorité versus soumission). Après un tirage au sort,
les uns sont arrêtés chez eux – pour faire « vrai » – et envoyés en prison en
tant que prisonniers, tandis que les autres se voient attribuer le rôle de gar-
dien. Il ne faudra pas longtemps pour que les choses dégénèrent : les prison-
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niers sont privés de sommeil et de douche, déguisés en femme, déshabillés,


insultés, humiliés, etc. sans qu’il ait été donné l’ordre de le faire. Après moins
d’une semaine, l’expérience est interrompue. Les participants se sont vrai-
semblablement trop pris au jeu. Séquestrés comme bourreaux en ont gardé
des séquelles, égratignant au passage l’éthique de l’expérience.
En 2004, la prison de Stanford est revenue au premier plan en raison
de ses similitudes avec les événements d’Abu Ghraib – prison où des soldats
américains ont torturé et humilié des prisonniers pendant la guerre d’Irak.
Zimbardo lui-même a collaboré avec les avocats d’un des gardiens pour faire
entendre sa thèse selon laquelle le problème se situait dans le contexte, qui
favorisait un tel comportement, plutôt que chez les gardiens. L’accusé en
question fut condamné à huit ans de prison.

M.M.

91
Les penseurs de la société

Ami/ennemi :
comment se forment les groupes
Au cours des années 1950-1960, le psychologue social américain Muzafer
Sherif mène une série d’expériences auprès d’adolescents de 11 et 12 ans dans
un camp de vacances (M. Sherif et C. W. Sherif, Social Psychology, Harper &
Row, 1969). Il forme d’abord arbitrairement deux groupes, invités ensuite à
participer à un jeu d’équipe – par exemple une chasse au trésor – installant
un climat de compétition entre eux. L’ambiance dans le camp devient délé-
tère, chaque membre de l’endogroupe – son propre groupe – percevant les
membres de l’exogroupe – l’autre groupe – comme hostiles. Sherif propose
alors de réaliser une tâche de coopération qui sert l’intérêt commun des deux
groupes. Résultat : les attitudes de chacun sont plus positives envers l’autre,
montrant les efets néfastes de la compétition sur les relations intergroupes.
Des groupes qui prennent vite réalité pour ses membres comme le montre
l’expérience.
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M.M.

92
PIERRE BOURDIEU (1930-2002)
Les dessous de la domination

A imé ou détesté, le sociologue Pierre Bourdieu a rarement


laissé indiférent. Il faut dire qu’il y a matière à discussion
avec la quarantaine d’ouvrages et sans doute les quelques centaines
d’articles qu’il a publiés sur les sujets les plus divers. Disciple ou
adversaire, on lui accorde généralement le mérite d’avoir tenté
d’intégrer dans sa théorie les apports respectifs de Karl Marx (la
société comme théâtre d’une lutte entre groupes sociaux aux inté-
rêts antagonistes), Max Weber (les rapports de domination sont
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aussi des rapports de sens, et perçus comme légitimes) et Émile


Durkheim (il y a un lien entre catégories mentales et catégories
sociales, la sociologie se construit contre le sens commun).
Pour Bourdieu, la société possède une dimension objective
et une dimension subjective. Versant objectif, les individus
occupent des positions inégales au sein de l’espace social : il y a
des dominants et des dominés. Ces positions ne sont pas seule-
ment déinies par le capital économique (revenus, patrimoine),
mais aussi par d’autres ressources que Bourdieu qualiie égale-
ment, par analogie, de capitaux. Il distingue notamment le capi-
tal culturel (saisi essentiellement à travers le niveau de diplôme)
et le capital social (carnet d’adresses, réseaux de relations). Tout
individu, par son activité, s’inscrit dans un microcosme, un qui
réunit tous ceux qui partagent la même activité, ce que Bourdieu
appelle un champ. Un écrivain, un scientiique, un homme poli-
tique évoluent ainsi dans des champs distincts, qui sont néan-
moins tous structurés, eux aussi, selon des positions dominantes
et des positions dominées. D’où des luttes permanentes pour
maintenir ou renverser les hiérarchies établies, comme lorsqu’un
jeune chercheur développe une critique des théories en place
pour imposer sa propre théorie.
93
Les penseurs de la société

Versant subjectif, les individus sont dotés d’habitus, c’est-


à-dire de manières de penser, d’agir et de sentir relativement
stables, qui sont le produit de notre socialisation (famille, édu-
cation) et guident de façon non consciente nos goûts nos choix
dans tous les domaines de l’existence. L’habitus est devenu une
seconde nature : nous avons tellement intégré ces dispositions
que nous n’avons pas besoin de réléchir pour faire des choix
ajustés à notre condition.

Les mécanismes de la violence symbolique


La force de Bourdieu est non seulement d’avoir bâti une
théorie extrêmement solide du monde social, mais surtout de
l’avoir mise en œuvre à travers une pléthore d’enquêtes empi-
riques, s’intéressant aussi bien à des champs particuliers (Les
Règles de l’art, 1992 ; Les Structures sociales de l’économie, 2000)
qu’à des « cas » singuliers (L’Ontologie politique de Martin
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Heidegger, 1988). Mais il ne connaîtra jamais autant le succès


que lorsqu’il mettra en évidence les mécanismes de la « violence
symbolique ». Dans Les Héritiers (1964), par exemple, Bourdieu
(avec Jean-Claude Passeron) met en évidence le fait que l’école
favorise, par la culture et le rapport au savoir qu’elle privilégie,
les enfants des classes supérieures. Pourtant, ces derniers ne
contestent pas les verdicts qu’elle émet. C’est pour Bourdieu un
exemple typique de violence symbolique : un rapport de force
(entre groupes sociaux) est converti en rapport de sens (on est
plus ou moins « doué » pour l’école) avec la complicité active des
dominés qui le reconnaissent comme légitime (« c’est vrai que je
suis pas très fort en français ») et, par là même, le méconnaissent
comme arbitraire.
Il procédera de même avec son ouvrage majeur, La Distinction
(1979), où il met en évidence la correspondance entre la hié-
rarchie des pratiques culturelles, et plus largement des styles
de vie (sport, alimentation, décoration…), et celle des groupes
sociaux. Les membres de la classe dominante sont porteurs du
« goût légitime » : ils ont réussi à faire de leur propre style de vie
l’étalon auquel peuvent être rapportées les pratiques des autres
groupes sociaux. Le style de vie des classes populaires, quant à
94
Les rouages de la société

lui, n’est qu’un repoussoir. Le « beau » et le « laid », le « vulgaire »


et le « rain é » ne sont donc pas des catégories intemporelles
mais des jugements sociaux, qui renvoient à des pratiques, des
manières de faire ou d’être inégalement légitimes : le goût, pour
Bourdieu, est toujours un dégoût du goût des autres.
Il aura fallu du temps aux sociologues pour prendre la mesure
d’une telle œuvre, et en pointer les limites : la domination
s’exerce-t-elle toujours de manière aussi implacable ? Sommes-
nous faits d’un seul bloc, comme le suggère le concept d’habi-
tus ? Toute activité humaine s’inscrit-elle nécessairement dans
un champ ? De telles interrogations critiques soulignent néan-
moins la vitalité de la pensée bourdieusienne, dont la lamme
est entretenue par de nombreux élèves qui font véritablement
école (Gisèle Sapiro, Franck Poupeau, Rémi Lenoir, Gérard
Mauger…).
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Xavier Molénat

Bernard Lahire, héritier critique


Il n’a jamais été son élève, pourtant Bernard Lahire est à la fois un grand
admirateur de l’œuvre de Pierre Bourdieu, en particulier de sa volonté de
penser ensemble « le mental et le social », et l’un de ses plus minutieux cri-
tiques. Dans L’Homme pluriel (1998) en particulier, il invite à complexiier
la notion d’habitus : les individus sont généralement porteurs de dispositions
diverses, parfois contradictoires, car ils ne sont jamais éduqués et socialisés de
façon homogène. On est socialisé par sa famille, mais aussi par l’école, dans
nos activités de loisir, par les médias… Dès lors, « le singulier est nécessai-
rement pluriel », et la sociologie doit chercher à comprendre pourquoi telle
disposition est activée dans tel contexte et pas dans un autre. S’ouvre ainsi
le chantier d’une « sociologie psychologique, qui livre les conditions d’étude
sociologique des plis les plus singuliers du social » (B. Lahire, Dans les plis
singuliers du social, La Découverte, 2013).

X. M.

95
RAYMOND BOUDON (1934-2013)
Logiques de l’individu

L a sociologie française a été dominée jusque vers les années


1980 par des courants qualiiés de « holistes ». Pour ceux-
ci, les structures sociales pèsent sur les individus sociaux au point
que ces derniers se trouvent largement impuissants à échapper à
cette force et que l’histoire humaine s’en trouve en bonne partie
déterminée.
Décidé à renverser la domination de cette sociologie, dont
le plus célèbre représentant est sans doute Pierre Bourdieu,
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Raymond Boudon suit un cheminement qui va le conduire à


imposer le paradigme individualiste méthodologique en socio-
logie. Réinterprétant les grands fondateurs de la sociologie, par-
ticulièrement Émile Durkheim, Max Weber, Vilfredo Pareto,
Georg Simmel, Alexis de Tocqueville, il fait l’hypothèse que l’on
ne peut comprendre les phénomènes collectifs qu’en analysant
les actions individuelles. Autrement dit, il n’y a pas de détermi-
nisme, ni des structures ni de l’histoire, dans la vie des sociétés :
les phénomènes collectifs sont des efets résultant de l’agrégation
de myriades de conduites individuelles « dont on peut considé-
rer qu’elles sont libres de contraintes purement structurelles »
(L’Inégalité des chances, 1973), conduites qui n’avaient pas en
vue le résultat inal. À chaque début de vacances par exemple, la
volonté d’éviter les bouchons du samedi matin conduit nombre
d’individus à anticiper leur départ… Avec comme résultat de
provoquer les bouchons le vendredi soir ! Selon le même méca-
nisme, la démocratisation de l’enseignement pousse chacun à
vouloir toujours plus de diplômes, ce qui par agrégation pro-
voque leur dévalorisation : un diplôme que tout le monde
obtient ne vaut plus rien.

96
Les rouages de la société

Une théorie générale de la rationalité


Boudon, au début, qualiiait de pervers ces « efets de com-
position », mais le terme « pervers » leur donnait une connota-
tion négative qui ne se justiie pas forcément : ainsi du cas (repris
par Pareto à Adam Smith) des deux épiciers se faisant concur-
rence pour attirer les clients et générant, à leur détriment (baisse
des prix : efet pervers pour les épiciers), le plaisir de ces derniers
(efet positif pour les clients et, selon la théorie économique
standard, pour toute la collectivité).
Boudon propose ensuite une « théorie générale de la ratio-
nalité » (TGR) : toute action humaine a lieu parce qu’elle a « de
bonnes raisons » de se produire, autrement dit parce qu’elle est
rationnelle, et ce parce que les hommes sont eux-mêmes natu-
rellement rationnels.
Mais pour Boudon, la rationalité n’est pas seulement la ratio-
nalité instrumentale, développée par les économistes néoclas-
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siques, qui réduit toute action à un calcul d’intérêt. D’une part,


pour lui, la rationalité, du fait de l’imperfection de l’information,
est limitée. D’autre part, elle peut être liée aux valeurs adoptées
par les individus (rationalité axiologique) : en ce sens, le héros
sacriiant sa vie pour une juste cause est rationnel. Boudon plai-
dera pour l’idée que les valeurs des individus sont universelles et
non culturellement générées et diférenciées, combattant ainsi le
relativisme dans les sciences sociales.

Un individu hors société ?


Selon la même logique et dans la même opposition aux
« sociologismes » teintés selon lui d’idéologie (notamment
marxiste), Boudon a naturellement inscrit son œuvre récente
(depuis le début des années 2000) dans une rélexion sur la
nécessité du libéralisme politique et économique : puisque les
acteurs humains sont rationnels, intentionnels et qu’ils peuvent
faire des choix, ils sont en mesure de vivre la liberté que leur
proposent le libéralisme politique, le libéralisme économique et
la démocratie parlementaire.

97
Les penseurs de la société

Au cours de sa longue carrière, Boudon a formé de nom-


breux sociologues, et en a inluencé beaucoup d’autres1. De
nombreuses critiques ont cependant été adressées à ses théories.
Certains estiment que la TGR ne saurait épuiser la complexité
du social comme de la psychologie humaine. Les « bonnes rai-
sons » de Boudon éliminent à bon compte, pensent-ils, les déci-
sions et actes non rationnels et non intentionnels que chaque
individu réalise à chaque instant. Ainsi, la sociologue cana-
dienne Mélanie Girard montre-t-elle dans sa thèse que, lors des
débats au sein d’assemblées délibératives, les interventions des
participants sont souvent provoquées par d’autres interventions,
sans que l’intention du locuteur intervienne, ou alors seulement
de façon détournée de cette intention initiale. Ainsi, selon une
autre critique récurrente, l’acteur rationnel boudonien n’est-il
pas vraiment en société : il est stratégique, poursuit une in et ne
s’en laisse pas détourner par l’interaction avec les autres acteurs.
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Plusieurs courants soulignent donc l’importance de placer,


au centre de l’analyse, non pas tant les individus que les relations
qui les unissent. Le premier est sans doute l’analyse de réseaux,
de Michel Forsé et Alain Degenne, très répandue aujourd’hui et
adoptée par de nombreux chercheurs. Cette « analyse structu-
rale », comme l’appellent aussi ses promoteurs, montre la lente
évolution de la sociologie vers une attention plus soutenue aux
relations entre les acteurs qu’aux acteurs eux-mêmes. Le second
courant est la sociologie relationnelle. Bien qu’initié dès les
années 1980 par Pierpaolo Donati (Introduzione alla sociologia
relazionale, Franco Angeli, Milano, 1986) et Mustafa Emirbayer
(« Manifesto for a relational sociology », American Journal of
Sociology, 103, 1997), ou encore Simon Lalamme (La Société
intégrée. De la circulation des biens, des idées et des personnes, Peter
Lang, 1992) il est encore relativement conidentiel. On peut
cependant penser qu’il est potentiellement le plus intéressant en
ce qu’il renouvelle profondément la théorie et la méthode socio-

1- Gérald Bronner, membre de l’Institut Universitaire de France depuis 2008, Pierre


Demeulenaere, actuel directeur adjoint du GEMASS, mais encore, par exemple,
Nathalie Bulle, Gianluca Manzo, Michel Dubois, ou encore Alban Bouvier, qui fut son
assistant à La Sorbonne…
98
Les rouages de la société

logique. Sa mise en œuvre permet, en efet, de ne pas retom-


ber dans une sorte de holisme ou d’individualisme méthodo-
logiques, puisqu’elle ne s’attache pas aux substances (système,
acteur…) mais à l’ensemble des relations qui donnent leur sens
et leurs efets aux substances ou aux « formes » (Simmel).

Claude Vautier

Jon Elster : normes et rationalité


« Le composant élémentaire de la vie sociale est l’action individuelle. »
En proclamant cela, Jon Elster, professeur au collège de France et à Columbia
University, se place diicilement sur les rangs des penseurs du collectif.
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Pourtant, il poursuit depuis 1978 une rélexion qui vise à éclairer la manière
dont nous agissons réellement en société. Sa particularité est de ne pas accor-
der aux normes et contraintes sociales plus que le rôle d’un cadre large dans
lequel les individus font des choix. Tout le problème est que ces normes et
contraintes, bien que présumées fonctionnelles, ne satisfont pas forcément
à l’intérêt immédiat de l’individu. Dans une société dominée par l’honneur
familial, la vengeance est un devoir. C’est un risque immense pour celui qui
s’y engage, mais c’est aussi un moyen pour lui de gagner l’estime des siens et
de dissuader des ofenseurs potentiels. En outre, l’homme n’est pas un très
bon calculateur. Tout cela permet aux normes de jouer un rôle prépondérant
dans les choix individuels, parce qu’elles sont, explique Elster, « émotionnel-
lement ixées dans l’esprit ».

Nicolas Journet

99
ALAIN TOURAINE
Des mouvements sociaux à l’acteur

L a pensée d’Alain Touraine se déploie sur une soixantaine


d’années, et ne saurait se réduire ni à ses premiers tra-
vaux ni aux déinitions des concepts auxquels son nom est asso-
cié. Pensée complexe, elle tient sa cohérence du il conducteur
qui la guide en permanence : le sujet comme porteur de l’action
sociale, déinie comme capacité de transformation du social.
Nos sociétés ont en efet la particularité de se produire elles-
mêmes. En réalité, la notion même de société apparaît à partir
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du moment où elle n’est plus le fruit d’un ordre extrasocial mais


devient son propre fondement. Touraine appelle « historicité »
cette capacité des sociétés à se produire elles-mêmes. Dans les
sociétés sans historicité, qui se reproduisent plus qu’elles se
produisent, l’ordre social repose sur ce que Touraine appelle
les garants métasociaux : la religion tout d’abord, mais aussi la
monarchie, puis plus tard la raison, le progrès… Les sociétés
industrielles, au contraire, sont le produit de leur propre action.
L’actionnalisme de Touraine est donc d’abord une sociologie
du travail, entendu non pas au sens courant d’activité profes-
sionnelle, mais au sens d’activité humaine créatrice de change-
ment et également comme principe d’orientation des conduites
humaines. Si Touraine a principalement (du moins dans ses pre-
miers travaux) construit ses recherches sur le travail ouvrier, c’est
parce que ce dernier est la forme la plus immédiatement percep-
tible de l’action sociale, et non parce que la classe ouvrière serait
le principal ou l’unique moteur de l’histoire.

Le contrôle de l’historicité
Cette sociologie s’oppose tout d’abord à ce que Touraine
qualiie de sociologies classiques, essentiellement le fonctionna-
100
Les rouages de la société

lisme, considéré comme une sociologie de l’ordre, et donc du


pouvoir, ne laissant aucune place au mouvement, au change-
ment et donc à la liberté. Mais l’actionnalisme s’oppose aussi
à celles qu’il qualiie d’antisociologie, soit parce qu’elles nient
la réalité des relations sociales en mettant l’accent sur l’acteur
agissant exclusivement en fonction de ses propres intérêts ; soit
parce qu’elles excluent l’acteur en ne concevant la société que
comme un système de contraintes et de répression ; soit enin
parce qu’elles ne considèrent les acteurs qu’au sens théâtral du
terme, en insistant sur les rôles sociaux plutôt que sur les rela-
tions sociales. Ces sociologies ont en commun de ne laisser
aucune place à l’action sociale, et donc à toute possibilité de
transformation de la société par elle-même.
Pour Touraine, le sujet de l’action ne peut être ni la société
(ce qui aboutirait à donner à la société une personnalité), ni l’in-
dividu (ce qui ruinerait toute tentative d’analyse sociologique),
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ni un acteur collectif concret, comme un parti politique ou un


syndicat (ce qui conduirait à nier la liberté et l’autonomie des
individus). De fait, les acteurs principaux de l’action sociale ne
peuvent être que les mouvements sociaux, à ne pas confondre
avec le sens usuel du terme qui appelle « mouvement social »
toute forme de contestation : grève, manifestation, etc. Le mou-
vement social est ici déini comme le conlit autour du contrôle
de l’historicité. Par exemple, le mouvement social caractéristique
de la société industrielle est le mouvement ouvrier. C’est lui qui
porte en efet la capacité de transformation sociale. Plus récem-
ment, Touraine considère que le mouvement social caractéris-
tique du xxie siècle sera le mouvement des femmes.
Les travaux de Touraine dans les années 1980 ont précisé-
ment été centrés sur la recherche du mouvement social caracté-
ristique des sociétés post-industrielles. Entouré des sociologues
avec lesquels il a créé le Cadis, Touraine étudiera successive-
ment le mouvement antinucléaire, le mouvement régionaliste,
la Pologne de Solidarnosc, le mouvement des femmes… La
conclusion de ces travaux (mais non leur pertinence) est miti-
gée. En efet, les années 1980 voient ces nouveaux mouvements
sociaux s’afaiblir, ce qui conduit Touraine à réorienter ses tra-
101
Les penseurs de la société

vaux sur le sujet personnel.


Ce sujet personnel ne doit pas être confondu avec l’individu.
Sa déinition reste indissociable de l’historicité et des relations
sociales dans lesquelles il s’inscrit. Le sujet est ce par quoi l’in-
dividu crée sa propre situation sociale. Il le fait non dans une
sorte d’introspection détachée de toute relation sociale, mais
dans et par le conlit qu’il mène contre les forces et les pouvoirs
qui tendent à le contrôler. Les nouveaux mouvements sociaux
prennent d’ailleurs la forme de la défense du sujet, et l’action
collective bascule des thèmes économiques vers les thèmes per-
sonnels et moraux, tels la défense de la dignité humaine, le res-
pect des droits de l’homme, la revendication des choix de vie
personnels…
Durant toutes ces années, et malgré les évolutions, Touraine
aura inalement centré sa rélexion sur une question centrale :
comment l’être humain peut-il se saisir de lui-même et se
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construire à la fois comme individu singulier et comme acteur


social.

Jean-Paul Lebel

102
Les rouages de la société

Trois héritiers
• Michel Wieviorka
Il a montré la fécondité de la notion de « sujet », développée par Alain
Touraine, à travers des enquêtes sur le terrorisme (Sociétés et Terrorisme,
Fayard, 1998), le racisme (L’Espace du racisme, Seuil, 1991), le multicultu-
ralisme (Une société fragmentée ?, La Découverte, 1996) ou la violence (La
Violence, Balland, 2004). Il a dirigé le Cadis entre 1993 et 2009.
• François Dubet
Dans Sociologie de l’expérience (Seuil, 1993), il montre que le déclin des
instances collectives (État-nation, classes sociales) fait que l’on ne peut plus
appréhender l’action des individus en termes de rôles ou de normes. La dis-
tance rélexive des individus au système les contraint à construire une identité
qui ne leur est plus assignée.
• Danilo Martuccelli
Dans La Consistance du social (Presses universitaires de Rennes, 2005),
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cet ambitieux théoricien tente de dépasser les oppositions entre les concep-
tions « solides » (la société comme système organisé et contraignant de
conduites) et « liquides » (dissolution généralisée des liens sociaux) de la vie
en société, pour mettre en évidence le caractère « élastique » du monde social.

Xavier Molénat

103
MICHEL CROZIER (1922-2013)
La vie des organisations

M ichel Crozier est le père de l’ « analyse stratégique »,


expression qui désigne à la fois une approche socio-
logique spéciique et une méthode d’analyse des organisations.
Son œuvre peut se décliner en plusieurs étapes.

Les zones d’incertitude


Ses premières enquêtes de terrain cherchent à rendre compte
du fonctionnement (et des dysfonctionnements) des systèmes
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bureaucratiques. Dans Le Phénomène bureaucratique (1964), il


met au jour les rouages organisationnels cachés de deux orga-
nisations publiques, l’Agence parisienne des chèques postaux et
la Seita. Les relations de pouvoir apparaissent comme le princi-
pal élément structurant de l’organisation. Mais, loin de repro-
duire l’organigramme, elles reposent sur des données implicites,
notamment la maîtrise des « zones d’incertitude ». C’est ainsi
qu’à la Seita, le conlit récurrent entre les ouvriers de production
et les ouvriers d’entretien s’enracine dans la maîtrise de la zone
d’incertitude que constituent les pannes de machine. Crozier
montre également comment la centralisation et la multiplica-
tion des règles aboutissent à la constitution de « cercles vicieux
bureaucratiques » qui rigidiient l’organisation.
Dans L’Acteur et le Système (1977), Crozier donne une assise
théorique à ces premières analyses. Cet ouvrage, coécrit avec
Erhard Friedberg, est le livre fondateur de l’analyse stratégique.
Il est aujourd’hui un classique de la littérature sociologique. La
thèse peut se résumer en quelques propositions. L’acteur n’est
pas totalement contraint, il a une certaine marge de liberté.
Son comportement est le résultat d’une stratégie rationnelle.
Mais cette rationalité n’est pas pure, elle est limitée : les gens ne
104
Les rouages de la société

prennent pas les décisions optimales, mais celles qu’ils jugent


satisfaisantes compte tenu de leur information, de la situation
et de leurs exigences (les auteurs reprennent à leur compte la
théorie de l’économiste américain Herbert A. Simon).

L’analyse stratégique comme méthode d’intervention


Pour Crozier, c’est sur la base de ces postulats qu’il faut ana-
lyser le fonctionnement des organisations. L’analyse stratégique
étudie donc les relations de pouvoir et les efets des stratégies
des acteurs dans l’organisation. Elle cherche à mettre au jour
les logiques sous-jacentes des systèmes contingents nés de cette
interdépendance. Elle est devenue une méthode de diagnostic
organisationnel et d’accompagnement du changement de plus
en plus usitée, par des sociologues mais aussi par des profession-
nels du management.
Crozier a également cherché à transposer ses interprétations
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à l’analyse de la société française, dans une perspective réforma-


trice : toute une série d’ouvrages s’inscrit dans ce projet. Il y a
selon lui un modèle bureaucratique à la française (centralisateur,
rigide, cloisonné) qui imprègne l’ensemble des organisations et
empêche tout changement social. La crise de mai 1968 est inter-
prétée comme un signe révélateur de ce blocage (La Société blo-
quée, 1971). Dans ses essais suivants, Crozier va préciser sa cible :
ce n’est pas tant la société française qui est bloquée que l’État
français qui, par son conservatisme, son « bureaucratisme » et
son omnipotence, freine l’innovation et les adaptations dyna-
miques (État moderne, État modeste, 1986). Enin, dans La Crise
de l’intelligence (1995), il dénonce le rôle de la technocratie et
des élites, qui gêneraient les transformations que la société civile
est encline à accepter.

Philippe Cabin

105
Les penseurs de la société

Autonomie/déterminisme :
une fausse opposition
« Quand je me suis battu pour mettre la notion d’acteur au centre de
l’analyse des phénomènes sociaux, c’était dans le contexte dominant du
déterminisme. L’idée que les gens sont des “agents”, jouets de forces obscures,
et non des sujets qui agissent par eux-mêmes était une idée très répandue.
Comme sociologue empirique, je voyais certes des contraintes, mais aussi
des gens qui utilisaient leur marge de liberté, faisaient des choix, élaboraient
des stratégies.
La notion d’acteur est essentielle, mais le problème n’est pas d’oppo-
ser l’acteur au déterminisme. Prenons l’exemple du choix d’orientation d’un
individu vers une carrière littéraire ou scientiique. Il évolue certes dans un
univers de contraintes du fait de son milieu d’origine, de ses ressources, etc.,
mais il dispose également de marges d’autonomie évidentes si l’on observe
la diversité des trajectoires, les phénomènes de mobilité sociale qui existent.
Cette marge d’autonomie augmente d’ailleurs dans nos sociétés. »
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« Le pouvoir conisqué. Jeux des acteurs et dynamique du changement »,


Entretien avec Michel Crozier, Sciences Humaines,
hors-série, n° 9, mai-juin 1995.

106
GARY BECKER (1930-2014)
L’individu calculateur

G ary Becker, au carrefour de la sociologie et de la science


économique, s’est intéressé à des sujets aussi divers que
les discriminations, le capital humain, l’allocation du temps, la
criminalité, la justice, la famille. Son point d’entrée : la rationa-
lité des individus. Il s’agit d’éclairer les comportements humains
à la lumière des incitations qui peuvent freiner ou favoriser une
décision. De cette perspective d’analyse des problèmes sociaux
avec les outils de la science économique, il ressort que l’on s’en-
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gage dans un acte délictueux, dans une carrière criminelle, dans


une union (ou une séparation) en pesant, plus ou moins ine-
ment, les avantages et coûts de telles décisions.
Cette théorie du choix rationnel, qui inluencera notamment
un Raymond Boudon, s’appuie sur la mise en évidence des pré-
férences individuelles. Celles-ci portent sur des investissements
de long terme (par exemple dans le système éducatif ), des habi-
tudes (fumer, boire, conduire ou non avec sa ceinture de sécurité)
ou des agissements quotidiens (préférer lire un livre ou regarder
la télévision). Là où sociologues, psychologues et anthropolo-
gues voient, généralement, de la morale, des normes et pressions
sociales, des forces culturelles, l’approche beckérienne revient à
tout ramener à des préférences individuelles.
L’individu, vu par Becker, n’est pas totalement ni tout le
temps rationnel. Il est, néanmoins, toujours en quête de bon-
heur et prêt à arbitrer entre des choix diférents pour obtenir des
satisfactions. Ainsi, la criminalité n’est pas le fait de personnali-
tés déviantes, mais d’acteurs rationnels qui arbitrent entre leurs
obligations, opportunités et aspirations, en fonction des risques.
Le criminel met ainsi en balance l’espérance de gain d’un acte
illégal et le risque de sanction. Becker raconte que cette idée
107
Les penseurs de la société

lui est venue lorsqu’en retard pour une soutenance de mémoire,


il eut à choisir entre, d’un côté, perdre du temps pour trouver
et payer une place de parking et, de l’autre côté, se garer là où
c’est interdit et risquer une amende. Becker it rationnellement
le choix « criminel » (sans, d’ailleurs, recevoir de contraven-
tion). Constatant que la criminalité a augmenté à mesure que
les peines déclinaient, Becker plaide pour l’alourdissement des
sanctions, mais, surtout, pour la certitude de la punition. Le
fond de l’afaire est toujours un calcul de probabilités.

Une analyse économique révolutionnaire


Plus globalement, la théorie de Becker repose sur le « capital
humain » dont tout individu est détenteur. Ce capital se com-
pose, par exemple, des expériences professionnelles, de l’état
de santé. Il consiste en capacités innées et en capacités acquises
au prix d’investissements (dépenses matérielles pour se former,
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temps consacré au maintien ou à l’amélioration de ses capaci-


tés). Cette notion, devenue phare, permet de saisir de façon nou-
velle la vie en entreprise ou en famille. Le mariage se comprend
d’ailleurs comme un contrat permettant d’optimiser le capital
humain des membres du foyer. La femme s’engage à faire des
enfants puis à s’en occuper en échange de protection et d’as-
surance. Becker n’a pas une vision traditionaliste de la famille
(même s’il insiste sur le fait qu’il s’agit de l’institution la plus
fondamentale). Il considère que les femmes sont victimes de dis-
criminations, avec lesquelles elles composent.
Le foyer est une unité de production de services domes-
tiques (ménage, cuisine, relations sexuelles…), et tout ce qui le
concerne (vie quotidienne, mais aussi décisions radicales comme
le divorce) peut être décrit par les mécanismes économiques
d’optimisation individuelle. L’éducation, au sein de la famille
comme, plus largement, à l’échelle d’un pays, devient un inves-
tissement dans le capital humain, tout comme l’achat d’une
machine est un investissement dans le capital physique d’une
entreprise. Cette nouvelle façon de voir la formation a révolu-
tionné tout un pan de l’analyse économique.

108
Les rouages de la société

Becker a été pionnier avec cette application systématique de


la démarche économique aux sujets sociaux, et a mis du temps
avant de convaincre du bien-fondé de sa démarche. Consacré
par l’obtention du prix Nobel d’économie en 1992, pour « avoir
étendu le domaine de l’analyse microéconomique à un grand
nombre de comportements et d’interactions humains, y com-
pris le comportement non marchand », c’est certainement lui
qui a permis à l’économie – qu’on le déplore ou qu’on le célèbre
– d’investir d’autres thèmes que ce qui relevait seulement des
questions de marché et de croissance. La science économique
est d’ailleurs depuis critiquée pour son impérialisme, tandis que
ses outils et son vocabulaire sont employés dans tous les autres
domaines des sciences sociales. Si beaucoup critiquent cette
vision de l’homme mû par son seul intérêt, Becker soutient que
les individus ne sont pas uniquement motivés par l’égoïsme.
Les comportements sont commandés par un riche ensemble de
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valeurs et de préférences. Que le modèle des choix rationnels,


à la Becker, permet d’approcher. Mais ce modèle est loin d’être
unique et parfait.

Julien Damon

109
Les penseurs de la société

Économie et altruisme
L’altruisme a été étudié dans le cadre de la théorie des jeux, qui sert
aujourd’hui de référence pour de nombreuses recherches en micro-économie
et en sciences politiques. Le cadre de rélexion est le suivant : à quelles condi-
tions un individu supposé rationnel a-t-il intérêt à coopérer avec autrui ?
L’économiste Gary Becker a proposé, en 1976, le théorème du rotten
kid (enfant gâté). Dans les cas d’interdépendance entre les revenus de cha-
cun (comme c’est le cas dans une famille), G. Becker montre qu’un « enfant
gâté » (qui reçoit des revenus de ses parents) n’a pas intérêt à capter un sup-
plément de revenu à son proit. Cela conduirait à terme à réduire le revenu
global de la famille et donc ses revenus propres.
Cet altruisme, qualiié « d’altruisme stratégique », vise à montrer par le
calcul rationnel qu’on a parfois intérêt à ne pas être trop intéressé…

Extrait de « Les approches de l’altruisme »,


Sciences Humaines n° 103, Mars 2000.
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LA SOCIÉTÉ ÉCLATÉE

– Michel Foucault. Une microphysique du pouvoir


(Clément Lefranc)
– Edgar Morin. La complexité du social
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(Jean-François Dortier)
– Les penseurs de la postmodernité (Louisa Yousi)
– Bruno Latour. L’acteur-réseau (Xavier Molénat)
– Axel Honneth. La société de reconnaissance
(Catherine Halpern)
– Luc Boltanski. La force de la critique (Xavier Molénat)
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MICHEL FOUCAULT (1926-1984)
Une microphysique du pouvoir

M ichel Foucault propose une lecture du pouvoir en


termes de rapports de force multiples, d’ampleur
microsociologique et structurant les activités des hommes en
société. Autrement dit, le pouvoir n’est pas décelable en un lieu
précis (Assemblée nationale, conseils d’administration, grandes
irmes…), mais se déinit au contraire par son ubiquité. C’est
une sorte de lux qui traverse et connecte l’ensemble des élé-
ments du corps social.
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Sa thèse s’oppose plus explicitement aux analyses qui associent


pouvoir et formes extérieures de domination. Face aux juristes,
il soutient que le pouvoir ne peut être associé à un ensemble de
dispositifs légaux qui ont pour but de soumettre les citoyens aux
normes édictées par l’État. Face aux psychanalystes, il ne décrit
pas seulement le pouvoir sous l’angle des igures symboliques
du père, de la loi, etc. Face aux marxistes, il diférencie pouvoir
et système général de domination, exercé par des institutions
répressives, les fameux « appareils idéologiques d’État » (comme
l’école ou la justice) décrits par Louis Althusser. Foucault se dis-
tingue enin des théoriciens de l’élite (Vilfredo Pareto, Charles
W. Mills) pour qui le pouvoir est une denrée rare, dont la pos-
session permet d’opposer élite et masse.

Les quatre caractéristiques du pouvoir


Son approche du pouvoir, conçu comme une sorte de cou-
rant électrique incapable de se focaliser dans des institutions,
fait rebondir l’analyse sur un tout autre terrain. En efet, pour
Foucault, le pouvoir agit directement sur le corps. Au cœur
même de l’usine, de la famille, de la caserne, il s’exprime sous
forme de règlements, disciplines, injonctions qui font du corps
113
Les penseurs de la société

une matière à travailler. Il s’agit par exemple, avec le capitalisme


naissant, de couler l’énergie sauvage dont disposent les hommes
dans un moule disciplinaire, de la dompter ain de la trans-
former en force de travail. Dans La Volonté de savoir (1976),
Foucault précise sa pensée en attribuant quatre caractéristiques
au pouvoir :
• Le pouvoir est immanent : il n’est pas uniié par le haut,
mais s’exerce dans des « foyers locaux » (rapports entre pénitent
et confesseur, employé et employeur, enfant et éducateur…).
• Le pouvoir varie en permanence : il y a d’incessantes
modiications dans les rapports de force (entre enfant et éduca-
teur, employé et employeur…), dont ne saurait rendre compte
l’analyse traditionnelle des institutions.
• Le pouvoir s’inscrit dans un double conditionnement :
en dépit de son caractère microphysique, il obéit également à
une logique globale qui permet de caractériser une société à une
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époque donnée.
• Le pouvoir est indissociable du savoir : tout point d’exer-
cice du pouvoir dans une société moderne est également un lieu
de formation du savoir (sur le vivant, la folie, le sexe mais aussi
la petite enfance ou l’art de produire…). De façon symétrique,
tout savoir établi permet et assure l’exercice d’un pouvoir. Par
exemple, l’extraction administrative du savoir (démographie,
criminologie…) est une manière de connaître la population
pour mieux la gouverner et la contrôler.

Naissance de la société disciplinaire


Foucault montrera ainsi, dans Surveiller et Punir (1975),
comment dans toute l’Europe au début du xixe siècle, le sup-
plice disparaît et laisse la place à un calcul savant des peines :
« Ce n’est plus le corps supplicié, mais le corps assujetti à travers
lequel on vise le contrôle des âmes. » Naît un véritable pouvoir
disciplinaire pliant tout à la fois les âmes et les corps, que ce
soit à la prison mais aussi à l’école, à la caserne, à l’hôpital ou
à l’atelier. Les emplois du temps régissent le corps dans chacun
de ses mouvements. Les règlements prescrivent les gestes de
chaque activité : position de l’écolier pour écrire, gestuelle des
114
La société éclatée

militaires, mouvements du corps pour respecter le rythme des


machines dans les ateliers… Procédure d’objectivation et d’assu-
jettissement, l’examen permet une ixation « scientiique » des
diférences individuelles. L’élève, le malade, le fou y sont soumis
et c’est pourquoi Foucault airme que la société disciplinaire a
donné naissance aux sciences sociales – psychologie, psychiatrie,
criminologie… – et institué « le règne universel du normatif »
avec ses agents que sont le professeur, l’éducateur, le médecin et
le policier qui repèrent et isolent les déviants.
En portant un tel diagnostic sur notre modernité et en refor-
mulant la question du pouvoir, Foucault ébranle les certitudes
établies depuis la philosophie des Lumières et montre clairement
la nécessité de gratter le sous-sol de notre société disciplinaire.

Clément Lefranc
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Concepts clés
Biopolitique
Ce terme rend compte de la mutation qui a lieu, selon Michel Foucault,
au tournant de la in du xviiie siècle et du début du xixe siècle : le pouvoir
ne vise plus alors seulement à gouverner des individus mais des populations
à travers la gestion de la santé, de l’hygiène, de la sexualité, de la natalité.
La gestion de la « vie » est devenue un objet politique comme l’attestent les
mesures dites de santé publique.
Souci de soi
Apparu tardivement chez Foucault, ce concept désigne les techniques
que met en œuvre un individu pour se construire et se transformer.
S’appuyant sur les philosophes antiques, il montre cependant que, loin
de l’introspection et de l’idéologie du « changement personnel », ce souci
de soi est profondément politique : il s’agit, à travers la igure d’un maître
d’existence, d’accorder sa vie aux principes que l’on s’est donnés. Loin de
tout égoïsme, Foucault le décrit comme un mode de pouvoir : se gouverner
soi-même, c’est se mettre en mesure de gouverner les autres.

115
EDGAR MORIN
La complexité du social

«I l serait excessivement candide, particulièrement pour un


sociologue, d’imaginer la sociologie comme une science
pure, séparée des intérêts et des pressions sociales, d’imaginer
une sociologie en quelque sorte dégagée des réalités sociolo-
giques. (…) La sociologie est tout imprégnée d’idéologie. Au
sociologue d’en avoir conscience (…). Il porte en lui des pré-
suppositions inconscientes qu’il est de son devoir de reconnaître
et d’extirper. » Ces lignes ont été écrites en 1952 par un jeune
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sociologue de 31 ans entré un an plus tôt au CNRS, en rupture


de ban du Parti communiste : Edgar Morin.
L’année précédente, il avait publié L’Homme et la Mort, un
essai de « socioanthropologie » sur la mort qui relétait l’un des
thèmes obsessionnels du jeune auteur, depuis le décès de sa mère
survenu lorsqu’il n’avait encore que dix ans. Ce lien entre son
travail et les tourments de sa vie, Morin l’assumera pleinement
tout au long de son œuvre où se mêlent recherche et engage-
ment, événements personnels et bouleversements de l’histoire.
Dans L’Homme et la Mort, puis dans Le Cinéma ou l’Homme
imaginaire (1956) se trouvent déjà présents quelques thèmes
clés que l’on retrouvera plus tard. S’y entremêlent des niveaux
d’analyses anthropologiques, sociologiques, historiques, psycho-
logiques et les forces contraires qui travaillent toute société. Le
Paradigme perdu (1973) soutient que la nature multidimension-
nelle – « bio-anthropo-sociologique » – de l’humain exige l’arti-
culation des savoirs disciplinaires. Chaque discipline des sciences
humaines n’aborde l’homme que sous l’une de ses dimensions.
Ce faisant, elle le découpe, le mutile et s’interdit donc de le com-
prendre vraiment.

116
La société éclatée

Une sociologie au présent


L’œuvre de Morin se découpe en plusieurs périodes et vies
parallèles : celle de l’intellectuel engagé, du sociologue, du phi-
losophe, de l’écrivain à la fois amoureux de la vie, émerveillé
et tourmenté, désireux de tout comprendre dans une sorte de
pensée globale et complexe et conscient des limites de cette vaste
entreprise.
Dans les années 1960, il publie coup sur coup L’Esprit du
temps (1962), La Métamorphose de Plozevet (1967), Mai 1968 :
la brèche (1968), La Rumeur d’Orléans (1969). Parallèlement, il
rédige de nombreux articles sur des sujets « mineurs » : la publi-
cité, la chanson, la jeunesse, l’astrologie. Toutes ces études ont un
thème commun : l’irruption de la « modernité » dans la société
française. Ces changements, le sociologue entend les saisir « à
chaud », au moment où ils se déroulent. Tel est l’objet de ce que
Morin dénomme la « sociologie au présent ».
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Sa pensée invite à une méthodologie multidimensionnelle.


Contre l’observation à partir d’une méthode unique (question-
naire fermé, sondage, étude de comportements), la bonne com-
préhension d’un phénomène suppose de croiser plusieurs sortes
de données : quantitatives et qualitatives, analytiques et globales.
La proximité et l’immersion du chercheur sont nécessaires ;
c’est ce qu’il nomme la méthode « in vivo » (pratiquée pour La
Rumeur d’Orléans, La Métamorphose de Plozevet).

La nature de la société
Les analyses de sociologie du présent et l’élaboration
conjointe d’une théorie de la complexité conduisent Morin à
forger une vision de la société qui va à l’encontre des analyses en
termes de structures, de fonctions ou de système intégrés, qui
avaient dominé la sociologie d’après-guerre. Morin conçoit le
monde social comme une entité où travaillent en permanence
des forces contraires qui s’assemblent et s’opposent, où ordre et
désordre se mêlent, où les actions individuelles et les événements
sont à la fois produits et producteurs de la dynamique sociale, où
les phénomènes d’émergence, d’auto-organisation et de bifurca-
tions viennent parfois briser les régularités de l’ordre social.
117
Les penseurs de la société

La conscience de la complexité sociale débouche aussi sur


une conception de la démarche des sciences humaines. D’abord,
l’irréductible imbrication des phénomènes humains suppose de
relier entre eux les diférents niveaux d’analyse. La démarche
réductionniste, dominante dans les sciences sociales et consis-
tant à séparer les phénomènes pour les étudier dans le détail, ne
peut être qu’une étape de la recherche. Les sciences de l’homme
se sont enfermées dans des modèles réducteurs qui enferment
l’humain dans une seule de ses dimensions.
Pour autant, la démarche complexe ne doit pas se réduire à
une grille abstraite que l’on peut projeter sur le réel pour l’enfer-
mer dans ses rets. La véritable connaissance suppose un aller-
retour permanent entre synthèse et analyse, savoirs spécialisés
et approche globale, objet concret et théorie. Tant il est vrai,
comme l’airmait Pascal, qu’il est « impossible de connaître le
tout si je ne connais pas singulièrement les parties, mais je tiens
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pour impossible de connaître les parties si je ne connais pas le


tout de ces parties ».
Enin, cette démarche de la complexité suppose d’inclure
l’observateur dans son observation. Le sociologue n’est jamais
en position de surplomb par rapport à l’objet étudié. C’est ce
qu’avait déjà compris le jeune Morin dès 1952.

Jean-François Dortier

118
La société éclatée

La Métamorphose de Plozevet.
Commune en France (1967)
En 1965, Edgar Morin pilote une enquête globale sur les transforma-
tions d’une petite commune française : Plozevet, un bourg de l’extrême
Finistère, en plein pays bigouden. Plozevet est une commune agricole.
L’identité bigoudène y est assez airmée. Politiquement, c’est une com-
mune « rouge » (laïque et de gauche), à la diférence de ses voisines.
Mais en ce début des années 1960, la France rurale connaît une phase
de progrès rapide, stimulée par l’arrivée des tracteurs et des engrais, pro-
mue par une minorité active de jeunes agriculteurs qui encouragent à la
modernisation. Parallèlement se produit une autre mutation majeure : la
« révolution domestique ». Arrivent dans les foyers les réfrigérateurs, la télé-
vision, les 2 CV, la salle de bain, le moulin à café électrique, etc. Ici, ce sont
les femmes, « agents secrets de la modernité », qui poussent leurs maris à
équiper les maisons du « confort moderne ».
La jeunesse est un autre groupe innovateur. Les jeunes ne veulent plus
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vivre comme leurs aînés. Dans les cafés du centre-ville, les « blousons noirs »
se regroupent, écoutent la musique au juke-box, jouent au baby-foot.
La Métamorphose de Plozevet (rééd. coll. « Pluriel », 2013) est un bel
exemple d’analyse multidimensionnelle où les facteurs économiques,
sociaux, idéologiques sont saisis dans leur imbrication pour expliquer la
dynamique d’une microsociété en plein bouleversement. Un petit monde
qui relète des tendances globales de la société française tout en gardant un
caractère singulier et local.

J.-F. D.

119
PENSEURS
DE LA POSTMODERNITÉ

N otion forgée en opposition aux grandes idéologies de la


modernité, la postmodernité ouvre la voie à une nou-
velle ère. Celle de l’éclatement des savoirs et de la société redes-
sinée par le règne de l’individu.
À l’image de l’époque qu’elle prétend qualiier, la postmo-
dernité est une notion confuse recouvrant diverses réalités. C’est
pourquoi il convient d’emblée de distinguer le postmodernisme
de la postmodernité. Le postmodernisme correspond, en efet,
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à un ensemble de mouvements philosophiques et culturels mar-


quant une rupture avec le modernisme esthétique et intellectuel
des Lumières. En revanche, la postmodernité désigne les boule-
versements structurels des modes de vie et d’organisation sociale
propres au xxe siècle. Ainsi, alors que le postmodernisme appelle
à délimiter activement une rupture vis-à-vis de la modernité
visant à s’émanciper des grandes idéologies, la postmodernité se
propose comme une théorie sociale délivrant un diagnostic his-
torique. Celui de la disparition des grands récits de la modernité
qui donnaient un sens homogène à l’histoire.

Vérité, juste, beau : des discours diférents


héorisée et popularisée par le philosophe Jean-François
Lyotard, la postmodernité est le résultat de l’écroulement des
régimes communistes qui prétendaient émanciper l’homme en
lui promettant un avenir meilleur. C’est en 1979 que Lyotard
publie La Condition postmoderne, où il développe sa théorie
critique des idéaux progressistes et rationalistes. Selon lui, il ne
faut plus rien attendre des pensées totalisantes qui ont jalonné
le siècle, tels que le marxisme, la psychanalyse, le structuralisme
et la phénoménologie. Sonnant le glas des « métarécits » de la
120
La société éclatée

modernité, il voit dans l’émergence de la postmodernité une


véritable crise du discours.
Les discours scientiiques et politiques n’ont, en vérité, pas
la même inalité. Au contraire, la science, la politique et l’art
ont des objectifs diférents allant jusqu’à se contredire parfois.
La vérité scientiique ne suit pas automatiquement le juste visé
par la politique ou le beau artistique. Le progrès alors prôné par
les Lumières n’a dès lors plus aucune réalité, puisqu’il ne prend
pas acte du caractère fragmenté de la société qui porte en elle
des codes sociaux et moraux fondamentalement incompatibles.
C’est l’une des principales particularités de l’ère postmoderne.
Aucun savoir ne peut plus être solidement ancré dans un fonde-
ment indiscutable ; dit plus radicalement, cet efort de fondation
ne semble même plus avoir de sens tant on ne dispose plus de
critères pour en juger la validité.
Pour Lyotard, ce renoncement en une fondation inébran-
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lable n’est autre que le renoncement de la foi aveugle dans le


progrès scientiique et technologique. Remuée par deux guerres
mondiales, par la Shoah et par le développement de la menace
nucléaire, la raison, dernière idole de la pensée moderne, n’est
plus confondue avec la notion de progrès. La vision postmo-
derne refuse l’idée selon laquelle la raison uniierait le savoir
humain dans un même sens et souligne la coexistence de savoirs
hétérogènes, éclatés. Dès lors, la réalité sociale témoigne d’un
nouvel ordre sociopolitique qui conteste l’hégémonie du modèle
des luttes de classes, porteur d’un projet universel. Le monde
fragmenté et individualisé du discours postmoderne rend
caduque une explication de la totalité sociale qui puiserait dans
une théorie des classes comme sujets intéressés collectivement. Il
s’agit ici de l’efondrement du matérialisme historique, c’est-à-
dire du marxisme lui-même. En efet, ce dernier prétendait éta-
blir scientiiquement une conception où le prolétariat, classe et
sujet de l’histoire, était dans sa lutte contre la bourgeoisie investi
du projet universel d’émancipation.

Le règne de l’individu
L’ébranlement postmoderne des savoirs a conduit néces-
121
Les penseurs de la société

sairement au relativisme et à la méiance vis-à-vis de l’autorité


désormais perçue comme douteuse, puisque ne pouvant plus se
légitimer sur des critères iables. Il s’agit alors de ne se déterminer
que par soi-même, c’est-à-dire en tant qu’individu. Dans L’Ère
du vide (1983), Gilles Lipovetsky constate que la in des illusions
révolutionnaires a laissé place à une véritable quête personnelle
de l’ego devenu nouvelle obsession de l’homme postmoderne. La
libération personnelle et sexuelle s’accompagne en réalité d’un
sentiment de plus en plus frappant de vide dont se nourrit le
narcissisme ambiant. « Le procès de personnalisation impulsé
par l’accélération des techniques, par le management, par la
consommation de masse, par les médias, par les développe-
ments de l’idéologie individualiste, par le psychologisme, porte
à son point culminant le règne de l’individu. » Comblant le vide
idéologique par des plaisirs matériels, l’individu postmoderne
ne porte plus aucun intérêt aux institutions collectives au proit
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d’une régulation hédoniste de son rapport aux autres, abusant de


la séduction et de l’humour généralisé. Ce néoindividualisme,
Lipovetsky l’appellera « seconde révolution individualiste ».
Par ailleurs, la postmodernité sanctionne également un nou-
veau rapport au temps. En quête constante du bien-être, l’indi-
vidu ne s’embarrasse plus d’un passé à transmettre ou d’un futur
à promettre. À l’inverse, il voue un véritable culte au présent.
Attaché à analyser les relations qu’entretiennent les sociétés avec
la temporalité, le sociologue Michel Mafesoli voit une corréla-
tion entre l’hédonisme postmoderne et une forme de présen-
téisme. L’ordre postmoderne est ainsi donné : il faut vivre ici et
maintenant ! Le progrès n’ayant plus de fondement dans le passé
et n’ayant plus rien à apporter dans l’avenir, c’est désormais au
présent qu’il faut se ier. Mais alors que la théorie individua-
liste de Lipovetsky revêt une forme pessimiste, Mafesoli, dans
son ouvrage Le Temps des tribus (1988) voit dans la fragmen-
tation sociale non pas l’émergence d’un individualisme radical
qui conine chaque individu dans son propre narcissisme mais
l’émergence de liens contractuels hétérogènes. Ces réseaux vir-
tuels, se manifestant dans le partage des goûts et des intérêts
communs, agiraient comme de petites tribus en expansion.
122
La société éclatée

Ainsi, au-delà de l’individualisme, Mafesoli pose comme un


progrès l’accomplissement de la liberté individuelle et l’hétéro-
généité qu’elle implique.

Louisa Yousi

La Société de consommation
Nous ne vivons plus dans une société constituée d’hommes mais dans
une société faite d’objets. Telle est la thèse principale du célèbre ouvrage du
philosophe Jean Baudrillard, La Société de consommation (1970). Se caracté-
risant par un cycle de vie particulièrement court, les objets doivent se renou-
veler à un rythme efréné ain de répondre à l’idéal hédoniste de la société
postmoderne : « À proprement parler, les hommes de l’opulence ne sont
plus tellement environnés, comme ils le furent de tout temps, par d’autres
hommes que par des objets. Leur commerce quotidien n’est plus tellement
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celui de leurs semblables que, statistiquement selon une courbe croissante,


la réception et la manipulation de biens et de messages, depuis l’organisa-
tion domestique très complexe et ses dizaines d’esclaves techniques jusqu’au
“mobilier urbain” et toute la machinerie matérielle des communications et
des activités professionnelles, jusqu’au spectacle permanent de la célébration
de l’objet dans la publicité et les centaines de messages journaliers venus des
mass media, du fourmillement mineur des gadgets vaguement obsessionnels
jusqu’aux psychodrames symboliques qu’alimentent les objets nocturnes qui
viennent nous hanter jusque dans nos rêves. »
Décrivant le monde des marchandises comme un « système de signes »,
indépendant de la réalité, Baudrillard voit dans la consommation de masse un
mode nouveau de communication. En efet, dans la société de consomma-
tion, les objets ne sont désormais plus des valeurs d’usage qui leur confèrent
une réelle utilité mais des signes et des symboles au service du consommateur
qui apprend à se déinir et à se diférencier en fonction de son habilité à les
manipuler. Ancrés dans un imaginaire façonné par la publicité, les objets ne
présentent un intérêt que dans les associations d’idées qu’ils suggèrent. Ainsi
un paquet de cigarettes ne doit son pouvoir d’attraction que dans l’image sen-
sualisée et glamourisée que les publicitaires, accordés avec les autres médias de
masse tels que le cinéma, ont conféré à ce produit pour le rendre désirable. En
renvoyant à une communauté ou à une appartenance à un groupe social, les
signes relétés par les biens rendent le cycle de la consommation inini. Car
l’achat ne provient plus d’un manque objectif, mais d’un besoin de reconnais-
sance sociale qui est inépuisable.

L.Y.

123
Les penseurs de la société

Sommes-nous entrés
dans une seconde modernité ?
Et si, au lieu d’avoir rompu avec les idéaux modernes, nous vivions
dans la première véritable modernité ? C’est en tout cas le diagnostic que
formulait dès 1986 le sociologue allemand Ulrich Beck. Dans La Société
du risque, il airmait qu’un changement majeur s’était produit au sein des
sociétés modernes : alors qu’auparavant, le risque provenait essentiellement
de la nature (catastrophes naturelles, épidémies…) et faisait donc peser de
l’extérieur une menace sur la société, aujourd’hui, c’est la société elle-même
qui crée du risque. Maladie de la vache folle, plantes transgéniques, mani-
pulation du vivant : tous ces « risques » sont produits par l’activité humaine,
et il ne s’agit plus tant de les écarter que de les gérer, en sachant que l’on ne
pourra en maîtriser tous les aspects, dans un contexte où les avancées de la
science accroissent notre incertitude.
Beck tire de ces observations une conclusion lapidaire : d’une société
fondée sur la répartition des richesses, nous serions passés à une société
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fondée sur la répartition des risques. Mais cette analyse dépasse largement
les seuls risques industriels. En fait, selon lui, ce sont tous les comparti-
ments de la vie qui sont désormais gérés selon le paradigme du risque. Le
sociologue insiste fortement sur le fait qu’il ne parle pas, bien au contraire,
d’une montée de l’individualisme. Pour lui, « l’individualisation signiie en
premier lieu la décomposition, en second lieu l’abandon des modes de vie
de la société industrielle (classe, strate, rôle sexué, famille) pour ceux sur la
base desquels les individus construisent, articulent et mettent en scène leur
propre trajectoire personnelle » (« Le conlit des deux modernités et la ques-
tion de la disparition des solidarités », Lien social et politique, n° 39, 1998).

Détraditionnalisation et réflexivité
Autrement dit, les formes traditionnelles d’appartenance, qui enser-
raient l’individu, déclinent, ce qui ouvre grand le champ de la décision.
Tout, désormais, est soumis au choix et à la décision de l’individu, dans
un contexte où il est de plus en plus en diicile de prévoir son avenir : les
carrières professionnelles ne sont plus linéaires, les couples ne sont plus
éternels, et même le partage des tâches ne va plus de soi. L’individualisation
est « une contrainte, il est vrai paradoxale, à la réalisation de soi ».
Quand Beck mais aussi son collègue anglais Anthony Giddens parlent
de la seconde modernité comme de la véritable modernité, c’est donc au
sens où celle-ci serait la première forme de société fondamentalement
« détraditionalisée ». En efet, la modernité, qui avait été initialement
conçue contre la tradition (par la valorisation de la raison, de l’individu…),
avait elle-même repris ou créé des éléments de traditions. Par exemple, la

124
La société éclatée

croyance, typiquement moderne, dans le progrès ou en la science, revêtait


une dimension religieuse, donc traditionnelle. Beck va plus loin, en trai-
tant comme tradition la structure sociale dominante de la modernité : les
classes sociales, la famille comme élément de base de la société, la réparti-
tion des rôles sexuels… Aujourd’hui, ces éléments déclinent, notamment
sous l’inluence des mouvements féministes et de l’entrée des femmes sur le
marché du travail, mais sans être remplacés par de nouveaux modèles. Nous
sommes donc dans une société posttraditionnelle non pas au sens où il n’y
aurait plus de transmission intergénérationnelle de modèles normatifs, mais
au sens où ces éléments ont perdu leur force d’évidence, d’allant-de-soi.
À ce constat, Giddens joint celui d’une « rélexivité » accrue, enten-
due comme « l’examen et la révision constants des pratiques sociales, à la
lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui
altère ainsi constitutivement leur caractère » (Les Conséquences de la moder-
nité, L’Harmattan, 1994). L’augmentation des lux médiatiques et de la
connaissance scientiique des phénomènes sociaux fait que l’information
sur telle ou telle pratique contribue à modiier cette pratique. Ainsi, les
acteurs des marchés boursiers guident leur action par la connaissance des
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tendances de ce même marché, de même que les sondages préélectoraux


peuvent inluencer le choix des électeurs. Plus généralement, à l’échelle
individuelle, c’est l’ensemble des pratiques, du choix de vêtements aux
pratiques sexuelles (Les Transformations de l’intimité, Hachette, 2006), qui
sont, selon Giddens, ainsi « réléchies ».

Xavier Molénat

125
BRUNO LATOUR
L’acteur-réseau

C ela avait commencé comme une provocation. Dans La


Vie de laboratoire (1979), Bruno Latour et Steve Woolgar
partent étudier le fonctionnement d’un laboratoire de neuroen-
docrinologie comme s’il s’agissait d’une tribu aux mœurs incon-
nues. Ils insistent sur la place qu’y occupent les « inscriptions lit-
téraires », c’est-à-dire les « traces, tâches, points, histogrammes,
nombres enregistrés, spectres, pics… » que produisent les équi-
pements tels que les spectromètres, qui participent à la transfor-
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mation de la réalité matérielle en données puis en faits. L’activité


du laboratoire semble en efet moins orientée vers la recherche de
la vérité que vers la production d’articles scientiiques, où il s’agit
de mobiliser les bonnes « inscriptions » pour convaincre les pairs.
Mais étudier le travail des scientiiques ou des ingénieurs
suppose également de les suivre hors de leur laboratoire, car cette
élaboration d’énoncés n’est pas séparable d’un travail de mobi-
lisation et d’enrôlement d’individus (autres chercheurs, respon-
sables politiques), d’êtres naturels, d’objets techniques (micros-
copes, sismographes) ou de groupes, qui aboutit à la formation
d’un réseau qui va donner sa force à l’énoncé.
Dans cette approche, qualiiée de « sociologie de la traduc-
tion » ou de « sociologie de l’acteur-réseau » (SAR), la science
et la technique sont vues comme un travail où le travail d’argu-
mentation est inséparable d’un travail de mobilisation d’alliés au
sein de « réseaux sociotechniques ». L’énoncé prend de la force
au fur et à mesure qu’il est « traduit », c’est-à-dire lié aux énon-
cés d’autres acteurs. Des actants disparates, aussi bien humains
que non humains, s’unissent, font converger leurs volontés, et
semblent ainsi agir comme un seul homme : ils forment à ce
moment-là un acteur-réseau.
126
La société éclatée

Une sociologie des associations


À sa parution, l’étude avait fait scandale, semblant réduire la
science à un jeu de manipulation. Pourtant, plus de trente ans
après, la SAR se porte bien, et ne se cantonne plus, loin s’en faut,
aux sciences studies. Dans Changer de société, refaire de la sociologie
(2005), Latour explique que « la société » n’existe pas en tant
que telle, contrairement à ce que pouvait penser par exemple
Émile Durkheim. Ce que l’on peut observer, ce sont des indivi-
dus en permanence en train de créer des liens, des connexions.
À la sociologie du social, le sociologue, fortement inspiré par
Gabriel Tarde, préfère donc une sociologie des associations : c’est
quand les réseaux et les associations formées par les individus
se stabilisent qu’émerge quelque chose comme « le social ». La
société n’est qu’un éternel assemblage/désassemblage de liens.
Une approche qui permet notamment de dépasser certaines
oppositions stérilisantes, telle l’opposition entre « micro » (ana-
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lyses focalisées sur les interactions quotidiennes) et « macro »


(traiter du social par les institutions, les groupes sociaux struc-
turés…). L’approche en termes d’acteur-réseau permet, selon
Michel Callon et Latour, de voir que s’il y a bien des microacteurs
et des macroacteurs, cette diférence de taille n’est pas donnée :
elle est obtenue « par des rapports de force et la construction de
réseaux ». Ainsi, « dès qu’un acteur dit “nous”, voici qu’il traduit
d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le
porte-parole. Il se met à agir pour plusieurs et non pour un seul.
Il gagne de la force. Il grandit. » Le même constat peut valoir
pour la distinction dominant/dominé, qui n’est pas une qualité
intrinsèque des acteurs mais le résultat d’un travail de mobilisa-
tion d’alliés.
Marginale à ses débuts, la SAR a d’abord eu une forte
inluence dans le monde anglo-saxon avant d’entrer peu à peu
dans le mainstream sociologique français. Il est vrai que, depuis
une quinzaine d’années, la place croissante, dans l’espace public,
des controverses scientiiques (sida, vache folle, changement cli-
matique…), où science, politique et mobilisations citoyennes
sont inextricablement mêlées, a donné quelque crédit à cette
perspective, qui a été étendue à d’autres objets : pratiques cultu-
127
Les penseurs de la société

relles (Antoine Hennion), marchés inanciers et comportements


économiques (Fabian Muniesa, Michel Callon), droit (Latour,
La Fabrique du droit, 2002)… Cette volonté de suivre les acteurs
au plus près de leur action, de décrire comment se construisent
les collectifs, de réintroduire les non-humains (objets, animaux,
entités diverses) dans la vie sociale, sans expliquer cette der-
nière par les propriétés sociologiques traditionnelles (âge, sexe,
CSP…), a également eu une grande inluence sur la sociologie
« pragmatique » développée autour de Luc Boltanski. Beaucoup
restent sceptiques, jugeant que l’évident bonheur d’écriture de
Latour et son incontestable talent à manier les métaphores et les
analogies cachent, au fond, des descriptions assez traditionnelles
du monde social. Il n’empêche : la SAR est un véritable acteur-
réseau qui ne cesse de grandir…

Xavier Molénat
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Mots-Clés
Actant
Ce terme, emprunté à la sémiotique, désigne l’ensemble des éléments,
humains comme non humains, qui composent un réseau sociotechnique.
Par exemple, un automobiliste utilisant son véhicule s’inscrit dans un
réseau où les actants sont aussi bien les garagistes, les compagnies de pétrole
que le bitume de la route ou les feux tricolores.
Symétrie généralisée (principe de)
En sociologie des sciences, le principe de symétrie posé par David
Bloor enjoignait d’expliquer de la même manière les succès et les échecs
scientiiques. Michel Callon et Bruno Latour élargissent ce principe en
imposant de traiter dans les mêmes termes la nature et la société, c’est-
à-dire de décrire avec le même langage l’action des humains et des non-
humains (entités naturelles, objets, dispositifs…).
Traduction
Repris au philosophe Michel Serres, ce concept désigne l’ensemble des
opérations (négociations, persuasion, violences…) grâce auxquelles « un
acteur ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou
d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force ».

128
AXEL HONNETH
La société de reconnaissance

R econnaissance, le mot est partout. En général pour en


marquer le manque. Pour évoquer le malaise de salariés
jugeant que leur contribution dans l’entreprise n’est pas per-
çue à sa juste valeur. Pour dénoncer les discriminations subies
par certaines minorités, qu’elles soient sexuelles, culturelles ou
religieuses. Pour comprendre le malaise de nombreux jeunes de
banlieue qui rejettent le mépris dont ils sont l’objet. Pour exiger
que l’État face une place oicielle à des pages sombres de son
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histoire, tels l’esclavage ou la colonisation. La reconnaissance est


un mot magique qui semble capable de saisir dans ses larges rets
tous les malheurs du monde ou presque. Est-elle un fourre-tout
bien commode ou un concept opératoire ?

De Hegel à Honneth
On doit au philosophe allemand Axel Honneth d’avoir repris
la question de la reconnaissance avec rigueur pour en faire le
pivot d’une nouvelle théorie de la société. Le concept n’est pas
neuf. Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit mettait en scène
la lutte engagée par deux individus pour faire reconnaître l’un à
l’autre leur liberté. Ce conlit prenait la forme d’un afrontement
marquant le besoin qu’a chacun du regard de l’autre pour recon-
naître sa propre valeur. C’est donc sur une lecture de Hegel que
A. Honneth, le dernier héritier de l’école de Francfort, va asseoir
sa théorie critique de la société, et non sur Karl Marx comme
l’avaient fait ses prédécesseurs. La lutte pour la reconnaissance
produit une tension qui pousse la société à approfondir toujours
plus ses principes de justice. Elle joue un rôle moteur dans l’his-
toire qui conduit par exemple dans la sphère politique à étendre
le droit de vote d’une petite élite à tous les hommes, puis aux
129
Les penseurs de la société

femmes, qui sait peut-être demain aux étrangers vivant sur le


territoire…
Pour A. Honneth, la société n’est pas un agrégat d’indivi-
dus égoïstes mus par le calcul rationnel de leurs intérêts. Les
hommes ont des attentes morales. Les mobilisations et les luttes
sociales apparaissent alors sous un jour très diférent : elles ne
visent pas seulement à obtenir des avantages matériels, elles sont
des « luttes pour la reconnaissance ».
Cette conception de la société, A. Honneth l’assoit sur une
certaine compréhension de l’homme, celle d’un être qui pour
être épanoui, pour avoir une relation harmonieuse à lui-même,
a besoin des autres. De leur amour, de leur considération, de
leur respect, tant dans leur regard que dans leurs jugements et
leurs comportements. A. Honneth distingue trois principes de
reconnaissance dans nos sociétés modernes qui déterminent les
attentes légitimes de chacun. L’amour, dans la sphère de l’inti-
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mité, qu’il soit familial, amoureux ou amical, est indispensable


pour parvenir à la coniance en soi. Il s’appuie notamment sur
les travaux du psychanalyste Donald Winnicott, qui montraient
l’importance de l’attachement à la mère dans la construction
de la personnalité de l’enfant. Dans la sphère des relations poli-
tiques et juridiques, le principe de l’égalité prévaut : chacun doit
avoir les mêmes droits que les autres pour avoir le sentiment
qu’on le respecte. Enin dans la sphère collective, l’individu doit
pouvoir se sentir utile à la collectivité, il doit avoir le sentiment
que l’on prend en considération sa contribution, que ce soit par
son travail ou par ses valeurs.
On le voit, le programme d’A. Honneth est ambitieux. Les
multiculturalistes, tel Charles Taylor, insistaient sur l’importance
de la reconnaissance des identités collectives. Pour A. Honneth,
tous nos rapports à autrui sont traversés par des attentes de
reconnaissance. À ceux qui pensent que notre époque est celle
de la in des grands récits, il propose une théorie sociale englo-
bante portée par une vision de l’histoire et du progrès. La recon-
naissance serait-elle devenue le nouveau grand paradigme des
sciences humaines ?

130
La société éclatée

Les sciences sociales et la reconnaissance


Les sciences sociales aujourd’hui font un grand usage du
terme de « reconnaissance », qu’il s’agisse de penser le travail, la
place des minorités, les discriminations, les violences faites aux
femmes, les banlieues…
L’atteste la multiplication des parutions sur la question, par
exemple La Reconnaissance à l’épreuve. Explorations socioanthro-
pologiques, sous la direction de Jean-Paul Payet et Alain Battegay1
ou La Quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total 2,
dirigé par Alain Caillé, au titre évocateur. Le philosophe serait-il
victime de son succès ? Tous ne partagent pas cet engouement.
Notamment dans le champ du travail, François Dubet3 insiste
sur le fait que les individus mobilisent en réalité, pour parler de
reconnaissance, plusieurs critères de justice diférents et souvent
contradictoires : égalité, mérite, autonomie. Ils font exploser
l’évidence et l’unité de la reconnaissance. Je peux estimer que
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mon mérite n’est pas reconnu parce que ma progression salariale


est liée à l’ancienneté, tandis que mon collègue peut soutenir
que précisément ce système est juste car il reconnaît l’égalité des
salariés par exemple. Pour F. Dubet, on ne peut donc pas faire
de la reconnaissance le socle d’une théorie de la justice ou de
l’action politique. D’autres soulignent l’usage peu probant fait
dans les sciences sociales du concept de reconnaissance : les ana-
lyses, si elles sont sensibles au « vécu des acteurs », tendent à
pécher par manque d’une vision plus large des rapports sociaux.
La faute à Honneth ou à des usages un peu light qui ferait peu
de cas d’un appareillage conceptuel rigoureux ? Les acteurs eux-
mêmes parlent aisément le langage de la reconnaissance sans
forcément avoir une vision très claire de ce qu’il recouvre. La
reconnaissance telle qu’elle a été conceptualisée par A. Honneth
est sans nul doute un bel outil théorique. Reste maintenant à la
mettre en musique de manière convaincante.
Catherine Halpern
1- J.-P. Payet et A. Battegay (dir.), La Reconnaissance à l’épreuve. Explorations socio-
anthropologiques, Septentrion, 2008.
2- A. Caillé, La Quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, La Découverte, 2007.
3- F. Dubet, « Injustice et reconnaissance », Esprit, no 7, juillet 2008.
131
Les penseurs de la société

Les trois principes de reconnaissance,


selon Axel Honneth
L’image que chacun a de soi, de ses capacités et de ses qualités dépend
du regard d’autrui. Axel Honneth distingue trois principes de reconnais-
sance dans nos sociétés modernes, qui correspondent à trois sphères sociales
diférentes.
• Le principe de l’amour dans la sphère de l’intimité. L’amour (ou la sol-
licitude) désigne ici tous les rapports afectifs forts qui nourrissent les rap-
ports amicaux, amoureux, familiaux. C’est grâce à l’expérience de l’amour
que chacun peut accéder à la coniance en soi. A. Honneth s’appuie notam-
ment sur les théories psychologiques de l’attachement, qui montrent l’im-
portance du rapport à la mère dans la construction de l’identité personnelle
et de l’autonomie.
• Le principe de la solidarité dans la sphère de la collectivité. Pour pou-
voir accéder au sentiment d’estime de soi, chacun, notamment dans le tra-
vail, doit pouvoir se sentir considéré comme utile à la collectivité, en lui
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apportant sa contribution.
• Le principe de l’égalité dans la sphère des relations juridiques. Chacun
doit pouvoir sentir avoir les mêmes droits que les autres individus pour
développer ainsi le sentiment de respect de soi.
Pour A. Honneth, ce sont ces trois principes de reconnaissance qui
déterminent les attentes légitimes de chacun.

132
LUC BOLTANSKI
La force de la critique

S’ acharnerait-il à brouiller les pistes ? En tout cas, Luc


Boltanski, l’une des igures majeures de la sociologie
française, aime bien changer de cap. En plus de quarante ans de
carrière, il aura développé à travers de nombreux travaux empi-
riques des visions diamétralement opposées de la société et de
l’action des individus. De fait, son parcours résume en partie les
évolutions de la sociologie française des vingt dernières années.
Après avoir été longtemps l’assistant de Pierre Bourdieu,
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Boltanski va, au milieu des années 1980, se distancier nettement


de la sociologie de la domination promue par le « patron »,
comme il l’appelle. Dans L’Amour et la Justice comme compétences
(1990), dont le premier chapitre s’intitule « Ce dont les gens
sont capables », Boltanski airme que l’on ne peut envisager le
monde comme fait uniquement de rapports de force qui s’exer-
ceraient à l’insu des acteurs. Ce qui le frappe au contraire, c’est
la critique quasi permanente dont le monde social fait l’objet,
ainsi que les capacités des individus à se référer à des principes
de justice pour fonder, dans tous les domaines, des compromis
acceptables.

Une typologie des principes de justice


Il propose donc de passer d’une sociologie critique, qui
revendique le monopole de la lucidité sur le monde social, à
une « sociologie de la critique » qui prend pour objet les capaci-
tés critiques que les individus mettent en œuvre de façon quasi
perpétuelle dans le cours de la vie sociale. Dans De la justiica-
tion (1991, avec Laurent hévenot), il proposera une typologie
des principes de justice auxquels les personnes peuvent se réfé-
rer lorsqu’ils portent une critique ou qu’ils se justiient dans des
133
Les penseurs de la société

situations publiques de dispute. Les deux auteurs distinguent


ainsi six registres, dont par exemple la justiication civique (fon-
dée sur un idéal d’égalité) ou industrielle (centrée sur des critères
d’eicacité et de compétence). Chacun des registres permet d’or-
donner les personnes (qui sont plus ou moins « grandes » selon
le principe considéré) et de légitimer les accords qu’elles passent.
Au-delà de leur objet, relativement circonscrit, ces travaux
de Boltanski ont connu un important écho car ils s’inscrivent
dans une rélexion plus large sur les manières de penser non
plus l’unité mais la plasticité des personnes et la multiplicité des
logiques d’action. Appuyés sur des auteurs et courants alors rela-
tivement marginaux dans les sciences sociales françaises (ethno-
méthodologie, Erving Gofman, Bruno Latour…), ils consti-
tuent ainsi une alternative aux « sociologies bulldozers », comme
les appelle le sociologue Philippe Corcuf, qui expliquent toute
situation par le même petit jeu de concept (« intérêt », « stra-
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tégie » et « pouvoir » chez Michel Crozier et Erhard Friedberg,


« champ », « habitus », « capital » chez Bourdieu par exemple).
La question n’est plus de savoir si l’individu « est » stratège,
rélexif ou routinier, mais dans quelle situation il l’est, sachant
qu’il peut être tout cela successivement, et bien d’autres choses
encore.
De même, l’intérêt porté par Boltanski et ses collègues aux
afaires, scandales et autres controverses vise et contribue à don-
ner une vision moins fataliste et mécanique de la vie sociale. Car
dans ces moments critiques, l’occasion est donnée aux acteurs
sociaux « de remettre en question certains rapports de force et
certaines croyances jusqu’alors institués, de redistribuer entre eux
“grandeurs” et positions de pouvoir, et d’inventer de nouveaux
dispositifs organisationnels et techniques appelés à contraindre
diféremment leurs futures relations ». Bref, tout n’est pas joué
d’avance dans le monde social, et ce sont les moments de recom-
position qui sont au cœur de ce que l’on qualiie désormais de
« sociologie des épreuves ».
Reste que, rétif à tout esprit de système, Boltanski n’a cessé
de changer de cap. Sa monumentale fresque sur Le Nouvel Esprit
du capitalisme (1999, avec Ève Chiapello), est ainsi une réponse
134
La société éclatée

en acte à certaines des critiques qui lui avaient été adressées


(oubli de la dimension historique des faits sociaux, focalisation
sur les microsituations au détriment d’une analyse globale). Il a
également cherché un moyen de (ré)concilier sociologie critique
et sociologie de la critique (De la critique, 2009). Il s’est égale-
ment plu à se saisir des sujets les plus déroutants, qu’il s’agisse de
l’avortement (La Condition fœtale, 2004) ou bien, récemment,
l’émergence d’un « esprit de l’enquête » au xixe siècle (Énigmes
et Complots, 2012). Derrière ces apparents papillonnages, on
distingue néanmoins toujours le même il rouge : décrire les
opérations par lesquelles les individus dénoncent les injustices,
critiquent le monde tel qu’il est, justiient leurs actions ou
défendent l’ordre des choses, et les manières dont, à travers ces
opérations, la société s’en trouve transformée. Qui sait désormais
où ce chemin l’emmènera ?
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Xavier Molénat

Le Nouvel Esprit du capitalisme


Mais comment le capitalisme fait-il pour survivre aux crises ? En retour-
nant en sa faveur les aspirations que la société lui oppose. C’est l’hypothèse
défendue dans ce volumineux essai de près de 850 pages, dont le titre mani-
feste la iliation avec l’œuvre du sociologue Max Weber. À partir d’un exa-
men comparatif d’ouvrages de management des années 1960 et 1990, Luc
Boltanski et Ève Chiapello montrent comment le capitalisme a intégré les
valeurs d’autonomie, de créativité et d’initiative au nom duquel il avait été
critiqué – en particulier au moment de Mai 68. Parallèlement à cette réap-
propriation de la critique « artiste », la critique « sociale » du capitalisme
comme source de misère et d’inégalités perdait de sa force, via le déclin du
Parti communiste, des syndicats et les transformations du monde du travail
(délocalisations, restructurations, substitution travail/machine). D’où, selon
les auteurs, un certain désarroi des mouvements critiques à l’heure même où
le capitalisme n’avait jamais été aussi dominant.
X. M.

135
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FAUT-IL EN FINIR
AVEC LA SOCIÉTÉ ?

U n État omniprésent ; des institutions (école, famille,


entreprise…) puissantes qui encadrent et norment l’in-
dividu ; une pyramide sociale avec à sa base la classe ouvrière, à son
sommet la bourgeoisie et en son centre la classe moyenne… Les
trente glorieuses nous avaient légué l’image d’une société stable,
intégrée, orientée vers le progrès. À partir des années 1990, cette
image a volé en éclats, tant les trois piliers qui la composaient
(État, institutions, groupes sociaux) semblent s’être efrités.
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« Exclusion » et « fracture sociale »


À vrai dire, sa remise en cause avait débuté dès la in des
années 1980. En 1988 par exemple, Henri Mendras décrit la
société française non plus comme une pyramide mais comme
une « toupie » avec en son centre une vaste classe moyenne
(« constellation centrale ») ne laissant subsister en dessous d’elle
qu’une petite poche de pauvreté et au-dessus d’elle une strate
d’individus (patrons, grands médecins, avocats…) appartenant à
l’élite (La Seconde Révolution française, 1965-1984, 1988). Cette
image rend compte des puissantes transformations qu’a connues
la société française : forte diminution des inégalités sociales,
disparition des paysans, montée en puissance des employés,
explosion des « cadres »… Au-delà de ces changements struc-
turels, Mendras pointe une « désacralisation des institutions »
qu’il s’agisse de l’Église (déclin de la pratique religieuse), des
syndicats ou du Parti communiste. De même, la famille se voit
transformée par l’émergence d’aspirations individualistes qui se
traduisent notamment par l’accès accru des femmes à l’emploi.
L’image va encore se complexiier au début des années 1990.
La crise économique, qui atteint un pic en 1993, divise désor-
137
Les penseurs de la société

mais la société entre « inclus » et « exclus », et souligne les


limites de l’action de l’État. La campagne présidentielle de 1995
consacre le thème de la « fracture sociale ». Perplexes, les socio-
logues changent de focale. Certains s’attachent moins à décrire
la société que la manière dont elle est « vécue ». Pierre Bourdieu
et son équipe laissent s’exprimer toute La Misère du monde
(1993) à travers des entretiens-portraits révélant une « misère
de position », autrement dit une contradiction entre les aspira-
tions individuelles et les possibles oferts. François Dubet, lui,
diagnostique un décalage grandissant entre des logiques sociales
éclatées et s’intéresse à la manière dont les individus doivent
construire leur unité (Sociologie de l’expérience, 1994). Il rejoint
à sa manière le constat posé dès 1986 par le sociologue allemand
Ulrich Beck dans La Société du risque (traduit en 2001) : nous
serions rentrés dans une société « post-traditionnelle » au sens
où les éléments « traditionnels » de la société (classes sociales,
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famille intégrée, rôles sexués, croyance dans le progrès…), sans


avoir disparu, ont perdu de leur évidence, de leur allant de soi,
sans être remplacés par de nouveaux modèles. La pertinence des
catégories sociologiques usuelles est questionnée, et l’on voit
les statisticiens délaisser l’analyse en termes de classes sociales
ou catégories socioprofessionnelles (CSP), pour leur préférer
des variables plus ines, telles que le diplôme ou le revenu. On
voit également se développer des analyses en termes de réseaux,
qui s’intéressent moins à la position sociale des individus qu’à
leur « capital social », c’est-à-dire au nombre de relations qu’ils
peuvent cumuler et mobiliser. Bref, tout accrédite l’idée que la
société aurait perdu de sa consistance, sans que l’on parvienne
à saisir exactement la teneur du nouveau monde qui émerge…

La société dissoute par la mondialisation ?


Cette tendance va se radicaliser avec la mondialisation.
L’internationalisation de l’économie, la circulation sans frontière
de lux médiatiques et culturels, la montée des revendications
« identitaires » (la France se découvre des « communautés » gay,
musulmane, juive…) portent un coup à un concept de société
toujours pensé en association avec la nation. Pour certains, le
138
Faut-il en finir avec la société ?

coup est fatal. Le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman


parle ainsi de « modernité liquide » (Liquid Modernity, 2000)
pour décrire un monde où les dernières institutions qui stabi-
lisaient la vie sociale ont été mises à bas, dévoilant un paysage
marqué par l’instabilité, le changement permanent, l’impossi-
bilité de se projeter et la fragilité des liens, qu’ils soient sociaux
ou afectifs. Un peu plus tard, Alain Touraine (Un nouveau
paradigme, 2005) décrète la mort du « paradigme social », c’est-
à-dire du langage et des catégories qui ont servi à décrire les
sociétés nées de la révolution industrielle : prolétariat, bourgeoi-
sie, État providence… S’éteint ainsi, selon lui, l’idée de société
comme collectivité autoproduite. Ne reste plus, d’un côté, que
des « forces impersonnelles » (guerre, marché, violence) et,
de l’autre, des « sujets » qui ne doivent plus compter que sur
eux-mêmes pour échapper à l’emprise de ces forces. Ce qui ali-
mente la revendication de droits culturels (choisir sa langue, ses
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croyances, sa sexualité…).
Sur un ton moins prophétique, plusieurs chercheurs plaident
pour que la sociologie se défasse du cadre national auquel elle se
restreint trop volontiers. On retrouve ici Beck, qui plaide pour
un véritable « cosmopolitisme méthodologique » prenant acte
du fait que les individus, dans leur vie quotidienne (emploi, cli-
mat, culture…), sont placés dans des interdépendances globales
(Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, 2006). Le sociologue britan-
nique John Urry invite également ses pairs à aller « au-delà de la
société ». Dans un monde de lux (personnes, images, argent…)
circulant à l’échelle du globe, il faut moins s’intéresser aux « sys-
tèmes normatifs et aux diverses contraintes qui s’exercent sur les
individus qu’à la “mobilité” », ce par quoi il désigne « l’ensemble
des techniques et des comportements qui permettent l’accès à
des ressources sociales désirées » (Sociologie des mobilités, 2005).
Finie donc, la société d’antan ? L’idée est séduisante, tant on a
du mal à « lire » l’organisation des nations occidentales. Mais elle
est aussi profondément insatisfaisante, car il semble diicile de
rayer d’un trait de plume le rôle majeur que continuent à jouer
les États nationaux et leurs institutions, ou de nier l’existence de
groupes sociaux diférenciés dans leur niveau et leur style de vie.
139
Les penseurs de la société

Stéphane Beaud et Michel Pialoux frappèrent ainsi les esprits


en opérant un Retour sur la condition ouvrière (1999), sortant
de l’oubli une catégorie qui représentait toujours un quart de
la population active, même si les deux sociologues mettaient en
évidence son progressif délitement. À l’autre bout de l’échelle
sociale, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot décrivent
la bourgeoisie comme une classe au sens marxiste, consciente
d’elle-même et mobilisée pour défendre ses intérêts (Sociologie de
la bourgeoisie, 2000). En 2004, un ouvrage collectif proclamait
d’ailleurs le retour des classes sociales, soulignant qu’elle gardait
un pouvoir explicatif fort en matière de consommation, de vote
ou d’investissement scolaire. Les études comparatives montrent
par ailleurs que si les sociétés occidentales sont confrontées à des
déis communs, les traditions nationales restent fortes dans la
manière d’organiser les rouages sociaux, qu’il s’agisse du système
éducatif, du marché de l’emploi, de l’État providence…
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Des catégories zombies ?


Dans quelle société vivons-nous ?, se demandaient en 1996
François Dubet et le sociologue Danilo Martuccelli. Quinze
ans plus tard, la sociologie n’a pas de réponse univoque à pro-
poser. D’un côté, une sociologie mainstream conserve ses outils
traditionnels d’analyse. Au risque de faire perdurer ce que
Beck appelle des « catégories zombies », des catégories mortes
vivantes, correspondant à un état passé du monde, mais qui
continuent à guider nos façons de voir son présent. De l’autre,
les métaphores (« réseau », « lux ») leurissent mais, impliquant
une rupture radicale avec nos habitudes de pensée, peinent à
dépasser le stade des idées suggestives mais improductives. Peu
de chercheurs s’aventurent, comme le fait Martuccelli, à tenter
une voie médiane et à s’interroger sur La Consistance du social
(2005), en évitant les hypothèses intenables de la rigidité (les
individus reproduisent mécaniquement la société) et de la
« liquidité » (les individus livrés à eux-mêmes, sans support pour
agir). Sans doute seront-ils de plus en plus nombreux dans les
années à venir.
Xavier Molénat
140
Faut-il en finir avec la société ?

Deux penseurs de la société globale


• Manuel Castells
Alors qu’émerge Internet, le sociologue catalan décrit dans La Société en
réseaux (1996) comment la société des trente glorieuses vole en éclat sous
la conjonction de la révolution informatique, de la crise du capitalisme et
des nouveaux mouvements sociaux. Au cœur de cette mutation, les réseaux
de communication, qui dissolvent les sociétés nationales. C’en est ini de
la logique des lieux : le monde s’organise désormais selon des lux de biens,
d’informations, de capitaux qui ignorent les frontières. D’où une crise des
institutions qui ne sont plus en mesure d’imposer des modèles normatifs à
des individus qui se réfèrent avant tout à leur propre expérience. Les iné-
galités sont reconigurées, opposant une « main-d’œuvre générique », peu
apte à naviguer au gré de ces lux, à une « main-d’œuvre programmable »
qui possède les ressources pour s’adapter au changement.

• Saskia Sassen
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Saskia Sassen analyse la dissociation et la recomposition de trois com-


posantes qui auparavant se superposaient au sein de l’État-nation : le ter-
ritoire, l’autorité et les droits (Critique de l’État, 2006). Elle met ainsi en
évidence un « réagencement du national », certaines institutions d’un pays
mettant en œuvre des politiques décidées à un échelon supérieur (un minis-
tère de l’Économie luttant contre l’inlation, par exemple). À l’inverse,
on peut tenter d’utiliser des dispositifs nationaux pour mener une action
internationale (par exemple porter plainte à Washington contre des sociétés
américaines et européennes pour non-respect du droit des travailleurs). Les
villes globales, concentrant des organismes, des entreprises, des événements
internationaux et parfaitement intégrées aux réseaux mondiaux, illustrent
également cette déconnexion entre l’échelle géographique et l’échelle du
pouvoir (La Globalisation. Une sociologie, 2006).

X.M.

141
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PETIT DICTIONNAIRE
BIO-BIBLIOGRAPHIQUE

Arendt, Hannah (1906-1975) Berger, Peter L. (né en 1929)


Née à Hanovre dans une famille juive Sociologue et théologien, se déinissant
libérale, Hannah Arendt étudie d’abord lui-même comme appartenant à la tra-
la théologie. Amie de Hans Jonas, elle dition libérale protestante. Il a réalisé de
suit les cours de philosophie de Karl Jas- nombreux travaux en sociologie de la
pers, d’Edmund Husserl et de Martin religion, notamment dans son lien avec
Heidegger. Elle fuit l’Allemagne nazie la modernité (he Sacred Canopy, 1967 ;
en 1933 et s’installe en France puis A Rumor of Angels, 1970). Il dirige
aux États-Unis en 1941. Elle obtient la depuis 1985 l’Institute for the Study
nationalité américaine en 1951, date à of Economic Culture (devenu en 2000
laquelle est publié son premier grand l’Institute on Culture, Religion and
World Afairs) de l’université de Boston,
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ouvrage, Les Origines du totalitarisme.


• Les Origines du totalitarisme, 1951, qui se concentre sur l’analyse des liens
rééd. Seuil, coll. « Points », 2005- entre changement socioéconomique
2010. (mondialisation notamment) et culture.
• Condition de l’homme moderne, • La Religion dans la conscience
1958, rééd. Pocket, 2007. moderne, Centurion, 1971.
• La Crise de la culture, 1961, rééd. • Les Mystiicateurs du progrès, Puf,
1978.
Gallimard, coll. « Folio », 2003.
• Invitation à la sociologie, La Décou-
• Eichmann à Jérusalem, 1963, rééd.
verte, 2006.
Gallimard, coll. « Folio », 2006.
• Le Réenchantement du monde, Bayard,
2001 (dir.).
Becker, Gary (1930-2014)
Ce libéral militant enseigne à l’univer- Boltanski, Luc (né en 1940)
sité de Chicago, dans les départements Longtemps assistant de Pierre Bourdieu,
d’économie et de sociologie. Il a com- il fonde en 1985 le Groupe de sociolo-
mencé ses travaux par une thèse sur gie politique et morale (EHESS), qui
l’économie des discriminations raciales, deviendra un vivier de renouvellement
étendant progressivement son mode de de la sociologie française.
raisonnement à l’exploration et à l’ex- Œuvres principales
plication de l’ensemble des aspects de la • L’Amour et la Justice comme com-
vie sociale, parfois les plus intimes. pétences, 1990, rééd. Gallimard,
• Human Capital. A theoretical and coll. « Folio », 2011.
empirical analysis 1964, 3e éd., • De la justiication. Les économies
Chicago University Press, 1993. de la grandeur, avec Laurent héve-
• A Treatise on the Family Harvard not, Gallimard, 1991.
University Press, 1981. • Le Nouvel Esprit du capitalisme,
• Accounting for Tastes Harvard Uni- avec Ève Chiapello, 1999, rééd. Gal-
versity Press, 1996. limard, 2011.
143
Annexes

Boudon, Raymond (1934-2013) Centre de sociologie des organisations


Agrégé de philosophie, il est notam- (CSO) qu’il dirige jusqu’en 1993 (et
ment marqué par sa rencontre avec Paul qui existe toujours).
• Le Phénomène bureaucratique,
Lazarsfeld, qui l’oriente vers une concep-
Seuil, 1964.
tion rigoureuse (et quantitative) de la
• La Société bloquée, 1967, rééd.
sociologie. Entré au CNRS en 1962, il
Seuil, coll. « Points », 1997.
fonde le Groupe d’études des méthodes
• L’Acteur et le Système, 1977, avec
de l’analyse sociologique de la Sorbonne
Ehrard Friedberg, rééd. Seuil, coll.
(Gemas) en 1971. Il y défend la notion
« Points », 2007.
d’individualisme méthodologique selon • On ne change pas la société par
lequel les faits sociaux doivent être ana- décret, Fayard, 1979.
lysés comme la résultante d’actions indi-
viduelles. Il est également membre de
l’Institut de France depuis 1991. Durkheim, Émile (1858-1917)
• L’Inégalité des chances, 1973, rééd. Né à Épinal, agrégé de philosophie, il
Hachette, 2011. est considéré comme le « père de la
• Efets pervers et ordre social, 1977, sociologie en France », celui qui a permis
rééd. Puf, 2009. à la sociologie d’y acquérir son autono-
• L’Idéologie ou l’Origine des idées mie universitaire. Entouré de nombreux
reçues, 1986, rééd. Seuil, coll. « Points », collaborateurs qui forment une véritable
2011. « école durkheimienne », il fonde en
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• Essais sur la théorie générale de la 1898 la revue L’Année sociologique.


rationalité, Puf, 2007. • De la division du travail social 1893,
rééd. Puf, 2007.
Bourdieu, Pierre (1930-2002) • Les Règles de la méthode sociolo-
gique, 1895, rééd. Flammarion,
Ce ils de petit fonctionnaire du Béarn coll. « Champ », 2010.
connaîtra un parcours scolaire exem- • Le Suicide 1897, rééd. Puf, 2007.
plaire (lycée Louis-le-Grand, agrégation
de philosophie). Nommé au Collège de
France en 1981, il a notamment fondé
Elias, Norbert (1897-1990)
la revue Actes de la recherche en sciences Né à Breslau (Allemagne), étudiant en
sociales. Son œuvre, de réputation mon- médecine et en philosophie, il fuit le
diale, s’attache à élucider les processus nazisme en 1933. Il n’obtiendra son
de domination (concepts d’habitus, de premier poste d’enseignant en sociolo-
capital social, de distinction, de champ). gie qu’en 1954, à l’université de Leices-
• Les Héritiers. Les étudiants et la ter. Il est déjà à la retraite quand, dans
culture, 1964, avec Jean-Claude Pas- les années 1970, son œuvre commence
seron, rééd. Minuit, 1994. à connaître le succès. Pour Elias, l’his-
• La Distinction. Critique sociale du toire occidentale est marquée par une
jugement, 1979, rééd. Minuit, 1996. révolution des normes qu’il nomme
• Le Sens pratique Minuit, 1980. un processus de civilisation. Ce mou-
• La Misère du monde Seuil, 1993. vement séculaire correspond au pas-
• Méditations pascaliennes, 1997, sage du Moyen Âge, où la violence
rééd. Seuil, coll. « Points », 2003. des conduites est la norme, à la société
moderne, où les conduites deviennent
plus civilisées, plus policées.
Crozier, Michel (1922-2013) • La Civilisation des mœurs, 1939,
Né en 1922, il est passé par HEC et est t. I du Processus de civilisation, rééd.
licencié en droit. En 1961, il fonde le Pocket, 2006.
144
Petit dictionnaire bio-bibliographique

• La Dynamique de l’Occident, 1939, • héorie des quatre mouvements, 1808,


t. II du Processus de civilisation, rééd. Les Presses du réel, 1998.
rééd. Pocket, 2003. • Traité de l’association domestique
• La Société des individus, 1987, trad. et agricole, 1822, rééd. Anthropos,
fr. Fayard, 1991. 1971.
• Le Nouveau Monde industriel et
Foucault, Michel (1926-1984) sociétaire, 1829, rééd. Les Presses du
réel, 2001.
Michel Foucault fut une personnalité • Le Nouveau Monde amoureux, 1967,
hors du commun, dont l’œuvre n’a posth., rééd. Stock, 1999.
pratiquement pas connu de « purga-
toire » depuis sa mort trop précoce.
Agrégé, puis docteur en philosophie en Gofman, Erving (1922-1982)
1961, peu attiré d’ailleurs par l’ensei- Américain né au Canada, sociologue
gnement, il sera de 1970 à sa mort et linguiste, il est, avec Howard Bec-
professeur au Collège de France. Rien ker, l’un des principaux représentants
pourtant, dans sa vie, n’évoque la pai- de la deuxième école de Chicago. Ses
sible carrière d’un « mandarin », et ses recherches ont poté sur les interactions
plus importantes recherches sont aussi entre individus, qu’il analyse à partir
des engagements personnels contre des relations de face à face.
tous les enfermements, qu’il s’agisse du • La Mise en scène de la vie quoti-
corps, de la parole ou de la vie intime, dienne 2 vol., 1959, rééd. Minuit,
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mais tout aussi bien du discours ou du 1996-2000.


savoir. Michel Foucault, en particulier, • Asiles. Études sur la condition sociale
n’a jamais conçu la philosophie sans des malades mentaux, 1961, rééd.
l’histoire, considérant comme Friedrich Minuit, 2003.
Nietzsche que « le manque de sens his- • Stigmate. Les usages sociaux des han-
torique est le péché originel de tous les dicaps, 1963, rééd. Minuit, 1996.
philosophes », et ceci lui vaut encore
aujourd’hui de nombreuses critiques,
d’un bord ou de l’autre de ces deux dis- Honneth, Axel (né en 1949)
ciplines. Figure de la philosophie sociale, Axel
• Histoire de la folie à l’âge clas- Honneth dirige l’Institut für Sozialfor-
sique, 1961, rééd. Gallimard, 2007. schung de l’université Goethe à Franc-
• Les Mots et les Choses, 1966, rééd. fort où il a succédé à Jürgen Habermas.
Gallimard, 2008. Héritier d’une pensée sociale et histo-
• Surveiller et punir, 1975, rééd. Gal- rique, il s’est consacré à la critique des
limard, 2003. maux du capitalisme contemporain.
• Histoire de la sexualité, 1976-1984, • La Lutte pour la reconnaissance,
3 vol., rééd. Gallimard, 2008. Cerf, 2000.
• La Société du mépris, La Décou-
Fourier, Charles (1772-1837) verte, 2006.
• La Réiication. Petit traité de théorie
Né à Besançon, dans une famille de critique, Gallimard, 2007.
marchands de draps, il exerce long- • Les Pathologies de la liberté, La
temps une activité salariée en parallèle Découverte, 2008.
à son travail d’écriture. Inventeur d’une
microsociété utopique où l’amour et le
travail sont régis par la seule diversité. Keynes, John M. (1883-1946)
Il fonde en 1832 la revue Le  Phalans- L’économiste J.M. Keynes s’est vite dis-
tère. tingué comme un étudiant brillant, qui
145
Annexes

accédera tôt au rang de professeur dans Luckmann, homas (né en 1927)


la prestigieuse université de Cambridge. Professeur de sociologie, très proche
Il publie plusieurs ouvrages remarqués
d’Alfred Schütz, dont il reprend la
sur la théorie monétaire.
chaire à la New School for Social
Mais Keynes ne se contente pas d’être
Research de New York en 1959. Il s’oc-
un pur théoricien. Il aborde le sujet
en réformateur et en homme d’action. cupera de la publication posthume de
Conseiller du gouvernement britan- textes manuscrits de ce dernier (Struc-
nique, il participe aux grandes négo- tures of the Life-World, t. I et II, 1973
ciations de son époque. En 1919, il et 1984).
est présent à la Conférence de Paris sur Son œuvre porte essentiellement sur la
la paix. Il prend alors position contre religion (he Invisible Religion, 1967) et
les réparations trop fortes imposées à sur l’approfondissement de la sociolo-
l’Allemagne et a exposé ses thèses dans gie phénoménologique (Phenomenology
Les Conséquences économiques de la paix and Sociology, 1978 ; Life-World and
(1919). Social Realities, 1983).
Au lendemain de la Seconde Guerre Il est aujourd’hui professeur émérite
mondiale, il dirigera la délégation à l’université de Constance, en Alle-
britannique lors des accords de Bret- magne. Ses œuvres n’ont pas été tra-
ton Woods où il préconise la création duites en français.
d’un Fonds monétaire International.
Sa héorie générale vise à trouver des Marx, Karl (1818-1883)
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réponses au problème de la crise écono-


Né à Trèves (Rhénanie), il poursuit des
mique de l’entre-deux-guerres, c’est-à-
études de droit et de philosophie. Après
dire le chômage de masse.
avoir été directeur de journal, il est
Esprit éclectique et ouvert, Keynes était
aussi un amoureux de la vie, de la poésie expulsé de Paris et de Cologne et s’ins-
et des arts. talle à Londres, où il survit grâce à l’aide
• héorie générale de l’emploi, de de son camarade Friedrich Engels. Il crée
l’intérêt et de la monnaie 1936, rééd. la Ire Internationale des travailleurs en
Payot, 1998. 1864. Après sa mort, Engels inira de
publier les tomes II et III de son maître
livre, Le Capital. Ni sociologue, ni philo-
Latour, Bruno (né en 1947) sophe, ni économiste mais un peu tout
Philosophe, anthropologue, Bruno cela à la fois, il a laissé une marque pro-
Latour est l’un des représentants les fonde sur la sociologie, notamment à tra-
plus actifs de la sociologie des sciences vers sa vision conlictuelle et dynamique
en France. Membre du Centre de de l’ordre social et sa théorie des classes.
sociologie de l’innovation de l’école • L’Idéologie allemande Avec Friedrich
des Mines de 1982 à 2006, il est désor- Engels, 1845-1846, rééd. La Dis-
mais professeur à l’IEP-Paris, dont il a pute, 2012.
été le directeur scientiique de 2007 à • Manifeste du Parti communiste Avec
2012. Friedrich Engels, 1848, rééd. Flam-
• La Vie de laboratoire. La production marion, coll. « GF », 1998.
des faits scientiiques, 1979, rééd. La • Le Capital, 1867, rééd. Gallimard,
Découverte, 2006. coll. « Folio », 2008.
• Nous n’avons jamais été modernes.
Essai d’anthropologie symétrique,
1991, rééd. La Découverte, 2006. Morin, Edgar (né en 1921)
• Changer de société, refaire de la Sociologe, philosophe, essayiste. Très
sociologie, La Découverte, 2005. actif dans la résistance, communiste fort
146
Petit dictionnaire bio-bibliographique

peu stalinien et donc vivement exclu du Polanyi, Karl (1886-1964)


parti, mais entré au CNRS dès 1950, Père de la socioéconomie, Karl Pola-
Edgar Morin inaugure sa carrière d’ob-
nyi est un juif hongrois né à Budapest
servateur des mouvements souterrains
en 1886. Très tôt, il prend ses distances
de la société française avec l’enquête sur
avec le libéralisme économique et le
Plozevet, qui sera suivie par celle, très
remarquée, sur la rumeur d’Orléans en marxisme, dont il récuse le détermi-
1969. Invité dans le monde entier, et de nisme. En 1933, il s’exile en Grande-
plus en plus écouté, il entreprend enin Bretagne, puis rejoint les États-Unis
une très vaste série d’ouvrages qu’on après 1946, où il meurt en 1964. Dans
peut considérer comme un traité pra- son ouvrage La Grande Transformation,
tique d’épistémologie contemporaine, il décrit « l’ascension et la décadence de
et qu’il regroupera sous le terme global l’économie de marché » des années 1830
de Méthode. aux années 1930. Œuvres principales.
• Commune en France. La métamor- • La Grande Transformation 1944,
phose de Plozevet, Fayard, 1967. rééd. Gallimard, 2009.
• La Rumeur d’Orléans, Seuil, 1969. • La Subsistance de l’homme. La
• Le Paradigme perdu : la nature place de l’économie dans l’histoire
humaine, Seuil, 1973. et la société, 1977 (posth.), rééd.
La Méthode (Seuil) Flammarion, 2011.
• T. I : La Nature de la nature, 1977.
• T. II : La Vie de la vie, 1980. Simmel, Georg (1858-1918)
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• T. III : La Connaissance de la
Sociologue allemand, contemporain
connaissance, 1986
de Max Weber, théoricien de l’inte-
• T. IV : Les Idées. Leur habitat, leur
raction et des « formes sociales ». Pour
vie, leurs mœurs, leur organisation,
1991. G. Simmel, la vie sociale est le produit
• T. V : L’Identité humaine, 2001. d’un mouvement contradictoire entre
• T. VI : Éthique, 2004. la « vie » et les « formes ». La vie est pul-
• Introduction à la pensée complexe, sion, création, désir, émotions, afec-
Seuil, 1990. tion, innovations. Les formes, ce sont les
• Une politique de civilisation, avec conventions, les institutions, les règles
Sami Naïr, Arléa, 1997. et normes qui encadrent la vie sociale.
• Le Monde moderne et la question • Sociologie. Études sur les formes de la
juive, Seuil, 2006. socialisation, 1908, réed. Puf, 1999.
• Sociologie et Épistémologie, 1911,
réed. Puf, 1981.
Parsons, Talcott (1902-1979) • La Philosophie de l’argent, 1900,
Formé en Europe (Londres, Heidel- réed. Puf, 2007.
berg) avant de revenir enseigner aux
États-Unis, Talcott Parsons fut l’un
des premiers professeurs du départe-
Smith, Adam (1723-1790)
ment de sociologie de la prestigieuse Écossais, Adam Smith poursuit des
université de Harvard, fondé en 1931. études brillantes à Glasgow et Oxford.
Contre l’empirisme dominant d’alors, il Il devient à 27 ans professeur de philo-
a fondé une théorie très conceptuelle du sophie à l’université de Glasgow, où il
système social. enseigne la logique puis la philosophie
• he Structure of Social Action, 1937, morale. Il efectuera un long voyage en
rééd. Free Press, 1968. Europe (1774-1776), au cours duquel il
• Societies. Evolutionary and compara- rencontrera de nombreux penseurs.
tive perspectives, Prentice-Hall, 1966. • héorie des sentiments moraux,1759,
147
Annexes

rééd. Puf, 2003. Premier des deux (substitut du procureur, juge d’instruc-
grands ouvrages d’Adam Smith, la tion, directeur de la statistique judi-
héorie des sentiments moraux a pour ciaire au ministère de la Justice) avant
objet les principes de la morale. Le d’être nommé en 1900 au Collège
principe de sympathie est au cœur de de France, à la chaire de philosophie
la héorie, car il permet l’existence du moderne.
lien social. • Les Lois de l’imitation, 1890, rééd.
• Enquête sur la nature et les causes de Kimé, 1993.
la richesse des nations, 1776, rééd. • La Philosophie pénale, 1890, rééd.
Puf, 1995. L’ouvrage se présente Cujas, 1972.
comme une enquête sur les moyens • L’Opinion et la Foule, 1901, rééd. Le
d’enrichir la nation. Sur la base Sandre, 2006.
d’une théorie des prix, des revenus • Psychologie économique, Félix Alcan,
et de l’accroissement des richesses 1902.
(livres I à III), Adam Smith expose
au livre IV une critique des auteurs Tocqueville, Alexis de (1805-1859)
mercantilistes et dans le livre V sa
conception des devoirs de l’État. Le Issu d’une vieille famille de la noblesse
système de la liberté naturelle n’est normande, Tocqueville est une person-
favorable à l’ensemble de la société nalité politique doublée d’un écrivain
qu’à condition que l’État y participe hors pair, connu surtout pour son
ouvrage foisonnant publié au retour de
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et y exerce un contrôle important. Le


libéralisme de Smith est donc bien son séjour en Amérique, De la démo-
éloigné de la caricature habituelle… cratie en Amérique, et sa remarquable
analyse historique, L’Ancien Régime et la
Révolution.
Spencer, Herbert (1820-1903) • Mémoire sur le paupérisme, 1835.
Né à Derby, dans le centre de l’Angle- • De la démocratie en Amérique,
terre, il manifesta dès son plus jeune 1835-1840, 2 tomes.
âge une foi inébranlable dans le progrès • L’Ancien Régime et la Révolution,
de la science, fruit lui-même d’un pro- 1856.
grès général de l’ensemble d’un univers
soumis à des lois universelles. Ingénieur
des chemins de fer (1837-1848), puis Touraine, Alain (né en 1925)
journaliste, il ne it pas de carrière aca- Agrégé d’histoire, il est, avec Michel
démique. héoricien de l’évolution- Crozier notamment, l’un des fonda-
nisme, il a cherché à transposer les lois teurs de la revue Sociologie du travail.
de l’évolution biologique à l’histoire Il a également créé en 1981 le Centre
et aux sociétés humaines. Son œuvre d’analyse et d’intervention sociologique
connut un succès aussi vif qu’éphémère, (Cadis), à l’EHESS.
puisqu’à sa mort elle était déjà négligée. • Sociologie de l’action, 1965, rééd.
• Principes de psychologie, 1855, rééd. LGF, 2000.
L’Harmattan, 2007. • La Société post-industrielle, Denoël,
• Principes de sociologie, 1876-1896, 1969.
rééd. Hachette/BnF, 2012. • Le Retour de l’acteur, Fayard, 1984.
• L’Individu contre l’État 1884, dispo- • Critique de la modernité, Fayard,
nible sur www.gallica.bnf.fr 1992.

Tarde, Gabriel (1843-1904) Weber, Max (1864-1920)


Gabriel Tarde it une carrière judiciaire Né à Erfurt (huringe), il se forma au
148
Petit dictionnaire bio-bibliographique

droit avant d’enseigner l’histoire du fondements culturels et sociaux du


droit puis l’économie politique. Ce monde moderne qu’il envisage sous
n’est qu’en 1919 qu’il deviendra pro- l’angle de la « rationalisation » de la vie
fesseur de sociologie à l’université de sociale. Sa démarche part de l’étude de
Munich. Ce sociologue allemand fait l’action sociale et son outil privilégié
partie de cette génération de pen- d’analyse est l’idéal-type.
seurs qui, comme Émile Durkheim • L’Éthique protestante et l’Esprit du
en France, va donner corps à la disci- capitalisme 1904, rééd. Gallimard,
pline sociologique, proposer des outils 2004.
d’analyse, et une représentation de la • Le Savant et le Politique, 1919, rééd.
société moderne. Le thème dominant 10/18, 2006.
de son œuvre (Économie et Société, • Économie et Société, 1921 (posth.),
1922 ; L’Éthique protestante et l’esprit rééd. Pocket, 2007.
du capitalisme, 1920) concerne les
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149
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ONT CONTRIBUÉ À CET OUVRAGE

Céline Bagault nombreux ouvrages, il a récemment


Journaliste. publié le Dictionnaire des sciences
sociales, éd. Sciences Humaines, 2013.
Daniel Becquemont
Professeur à l’université Lille-III, il a Catherine Halpern
codirigé avec Dominique Ottavi Pen- Journaliste.
ser Spencer, Presses universitaires de
Vincennes, 2011. Nicolas Journet
Journaliste.
Michaël Biziou
Éric Keslassy
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Maître de conférences en philoso-


phie à l’université de Nice, il a publié Sociologue, enseignant à l’IEP-Paris.
Adam Smith et l’origine du libéralisme Il a notamment publié Lire Tocque-
(Puf, 2003) et dirigé Adam Smith ville. De la démocratie en Amérique.
philosophe. De la morale à l’économie Pour une sociologie de la démocratie
ou philosophie du libéralisme (avec (Ellipses, 2012).
Magali Bessone, Pur, 2009).
Jean-Paul Lebel
Philippe Cabin Agrégé de sciences sociales, il a publié
Journaliste. Alain Touraine. Vie, œuvres, concepts,
Ellipses, 2007, et Lire Alain Touraine,
Solenn Carof sociologie de l’action. Pour une sociolo-
Journaliste. gie des mouvements sociaux, Ellipses,
2012.
René-Éric Dagorn
Géographe et historien, il enseigne à David Ledent
Sciences-Po Paris et collabore régulière- Assistant d’enseignement et de
ment au magazine Sciences Humaines. recherche au Mary Immaculate Col-
lege, université de Limerick (Irlande),
Julien Damon il a notamment publié Émile
Journaliste. Durkheim. Vie, œuvres, concepts,
Ellipses, 2011.
Jean-François Dortier
Fondateur et directeur du maga- Clément Lefranc
zine Sciences Humaines. Auteur de Journaliste.
151
Annexes

Benoit Marpeau est l’auteur de Politesse, savoir-vivre et


Directeur de l'UFR d'Histoire de relations sociales (5e éd.), Puf, « Que-
l'université de Caen. Auteur de Gus- sais-je ? », 2014.
tave Le Bon. Parcours d'un intellectuel,
CNRS Éditions, 2000. Dorothée Picon
Journaliste.
Xavier Molénat
Journaliste. Claude Vautier
Docteur en sociologie ; chercheur
Maxime Morsa au Lereps (université Toulouse-I)
Journaliste. et rédacteur en chef de la revue Nou-
velles perspectives en sciences sociales,
Dominique Ottavi il est notamment l’auteur de Ray-
Professeure à l’université Paris-X, elle mond Boudon. Vie, œuvres, concepts
a codirigé avec Daniel Becquemont (Ellipses, 2002), repris dans l'ou-
Penser Spencer, Presses universitaires vrage collectif Les Grands Sociologues
de Vincennes, 2011. (A. Bruno, dir., Ellipses, 2012).
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Dominique Picard Louisa Yousfi


Psychososiologue, professeur des uni- Journaliste.
versités à l’université Paris-13. Elle
TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos 5

LE TEMPS DES FONDATEURS


Adam Smith. L’intérêt et la morale (Michaël Biziou) 9
Charles Fourier. La mécanique des passions
(Xavier de la Vega) 13
Alexis de Tocqueville.
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Heurs et malheurs de la démocratie (Éric Keslassy) 17


Herbert Spencer. Évolution et Société
(Daniel Becquemont et Dominique Ottavi) 25
Karl Marx. Capital et Travail (Jean-François Dortier) 30
Émile Durkheim. L’invention du social (David Ledent) 34
Gabriel Tarde. Les lois de l’imitation (Solenn Carof) 39
Georg Simmel. L’ambivalence de la modernité
(Xavier Molénat) 42
Max Weber. La rationalisation du monde
(Jean-François Dortier) 46
Norbert Elias. La paciication des mœurs
(René-Éric Dagorn) 49
John Maynard Keynes. L’État régulateur
(Jean-François Dortier) 53
Karl Polanyi. Le père de la socioéconomie
(Nicolas Journet) 57

153
Annexes

LES ROUAGES DE LA SOCIÉTÉ


Talcott Parsons. La société comme système
(Jean-François Dortier) 63
Peter L. Berger et Thomas Luckmann.
Les fondateurs du constructivisme (Xavier Molénat) 66
Ethnométhodologie. La société en pratiques
(Xavier Molénat) 69
Erving Goffman. Le monde comme théâtre
(Dominique Picard) 75
L’école de Francfort. Sortir de l’aliénation (Louisa Yousi) 79
Hannah Arendt. L’impasse de la modernité
(Céline Bagault) 83
Psychologie sociale. Les logiques de l’inluence
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(Maxime Morsa) 87
Pierre Bourdieu. Les dessous de la domination
(Xavier Molénat) 93
Raymond Boudon. Logiques de l’individu
(Claude Vautier) 96
Alain Touraine. Des mouvements sociaux à l’acteur
(Jean-Paul Lebel) 100
Michel Crozier. La vie des organisations
(Philippe Cabin) 104
Gary Becker. L’individu calculateur (Julien Damon) 107

LA SOCIÉTÉ ÉCLATÉE
Michel Foucault. Une microphysique du pouvoir
(Clément Lefranc) 113
Edgar Morin. La complexité du social
(Jean-François Dortier) 116
Les penseurs de la postmodernité (Louisa Yousi) 120

154
Table des matières

Bruno Latour. L’acteur-réseau (Xavier Molénat) 126


Axel Honneth. La société de reconnaissance
(Catherine Halpern) 129
Luc Boltanski. La force de la critique
(Xavier Molénat) 133

CONCLUSION
Faut-il en inir avec la société ? (Xavier Molénat) 137

Petit dictionnaire bio-bibliographique 143


Liste des contributeurs 151
Table des matières 153
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Cet ouvrage a été conçu à partir d’articles tirés du magazine


Sciences Humaines, revus et actualisés pour la présente édition.
Les encadrés non signés sont de la rédaction.

155

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