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langage LES GRANDS DOSSIERS DES SCIENCES HUMAINES / tRIMEStRIEL N° 46 - MARS - AvRIL - MAI 2017
Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 17-03-2017

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SCIENCES HUMAINES

des

Fodor
Peirce
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Platon

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Jakobson
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Wittgenstein

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Les Grands

hypothèse
langage

en Europe
SCIENCES HUMAINES
Dossiers

une nouvelle
Les grands

• Vers la fin des


bibliothèques ?
• Faire ou ne pas
penseurs du

la recherche

faire des enfants


actualités de

• L’art des cavernes,


n° 46
Comprendre l’humain et la société

Chez votre marchand de journaux


le 1er mars

NOUVEAU
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Qu’est-ce Que le langage ?


Tous les enfants du monde se mettent à parler sans qu’il soit
besoin de leur enseigner à le faire. Il en va du langage comme
de la société : nous les pratiquons tous les jours sans avoir
besoin d’y penser. La linguistique comme la sociologie sont des
sciences récentes.
Pourtant, les philosophes n’ont pas attendu leur naissance
pour soulever des questions qui, sous des dehors différents,
ont traversé les siècles et restent encore ouvertes aujourd’hui.
Elles sont au moins au nombre de trois : le langage est-il à
l’image de nos pensées ? Quel rapport a-t-il avec la réalité du
monde ? Quels sont ses usages légitimes ?
De telles questions surgissent de la simple tentative de dé-
crire une langue : de quelle réalité le verbe « être » ou le mot
« cheval » sont-ils les images ? Au Moyen-Âge, cette question
donne lieu à une belle querelle, celle des universaux. Elle ne
sera suspendue que par la conviction montante de l’origine
humaine du langage, et non divine. Le 19e siècle européen
place l’étude des langues au centre de ses soucis, au motif
qu’elles sont les âmes des peuples qui les parlent. Lorsqu’à
quelques dizaines d’années d’intervalle, Charles S. Peirce et
Ferdinand de Saussure déplient leurs théories du signe et du
sens, l’affaire semble réglée : le langage est une convention
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humaine, dont les langues sont les réalisations systématiques.


Pour autant, les questions soulevées plus de deux mille ans
plus tôt ressurgiront, sous d’autres apparences. Le 20e siècle,
en effet, voit se déployer un débat entre les partisans d’une
vue « mentaliste » du langage et ceux pour qui il est avant tout
un des moyens de communiquer et d’agir sur le monde. Et c’est
désormais avec l’aide des sciences naturelles et des sciences
cognitives que linguistes et philosophes peuvent compter pour
éclairer cette question. l

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36 Charles Sanders Peirce
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DOCUMENTATION 38 Gottlob Frege et Bertrand


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Russell - Les illusions du
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langage ordinaire
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22 Platon - D’où vient le nom aLi BenMakhLouf
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Titres et chapôs sont de la rédaction.
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ISSN : 1777-375X
penseurs du langage
DOSSIER COORDONNÉ PAR NICOLAS JOURNET

54 Joseph Harold Greenberg  68 Pierre Bourdieu


Les grandes familles Derrière les mots, un pouvoir
linguistiques érik neveu
Sophie Saffi
70 Steven Pinker
56 William Labov - Façons de Le langage est un instinct
parler, façons d’être JacqueS françoiS
Laurence BuSon
72 Derek Bickerton
58 Émile Benveniste L’hypothèse du protolangage
Vivre le langage JacqueS françoiS
chLoé LapLantine
74 Louis-Jean Calvet
L’écologie des langues
LouiS-Jean caLvet

76 Robin Dunbar
Pourquoi le langage?
Jean-françoiS dortier
Library of Congress, Washington DC

78 Bibliographie
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60 Roland Barthes
Il y a du texte dans
l’image
nicoLaS Journet

62 Paul Grice - À la recherche


du sens caché
Béatrice Godart-WendLinG
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

64 Jerry Fodor - La bosse du


langage à l’ère numérique
ranka BiJeLJac-BaBic

66 George Lakoff
La métaphore structure la
pensée
Matthieu pierenS
actualités de la recherche

Culture
Vers la fin des bibliothèques ?
Face à la montée du numérique, les bibliothèques diversifient leurs missions et élargissent
leurs activités. Mais à trop s’ouvrir, ne risquent-elles pas d’y perdre leur âme… et leurs livres ?
Le ministère de la Culture et quand les bibliothèques sont plus matériels, mais bien ajoutés. Les
de la Communication vient de petites. L’offre d’un catalogue en professionnels le mentionnent
publier la synthèse de l’activité ligne est plus fréquente et elle se d’ailleurs et soulignent qu’un travail
des bibliothèques, fondée sur développe rapidement : deux tiers des spécifique de communication et de
le fonctionnement d’environ bibliothèques des villes de plus de médiation se révèle nécessaire pour
10 500 d’entre elles. Mesurer leur 2 000 habitants avaient un catalogue accompagner le développement de
fréquentation globale est complexe en ligne en 2014. Sans surprise, ces ressources nouvelles. C’est le pari
car on peut entrer et s’installer les connexions à distance sont que doivent relever les bibliothèques.
librement dans une bibliothèque. Il fréquentes. On en compte 20 400 en
est plus aisé, même si plus réducteur, moyenne, par an et par bibliothèque Les bibliothèques « troisième lieu »
de comptabiliser les inscriptions : concernée, auxquelles on peut D’accès libre et gratuit, les
actuellement, environ 18 % des ajouter 4 500 connexions depuis les bibliothèques deviennent de
Français sont inscrits dans une ordinateurs mis à disposition sur véritables lieux de vie, de travail,
bibliothèque. Ce chiffre, stable depuis place. Ce chiffre a presque doublé de citoyenneté, qui fédèrent leurs
2011, a toutefois connu une légère entre 2010 et 2014, parallèlement à usagers autour de projets culturels
diminution depuis 2005 où il s’élevait la diversification de l’offre en ligne et sociaux. C’est ce qu’on appelle
à 19,4 %. La part d’emprunteurs actifs (catalogues, livres, encyclopédies la bibliothèque « troisième lieu »,
(au moins un document dans l’année) et dictionnaires, presse, logiciels un concept encore peu développé
est passée, elle, de 14,7 % en 2005 d’autoformation et contenus en France mais qui connaît un vif
à 13,5 % en 2010, et elle s’est depuis audiovisuels…). succès en Angleterre et dans les
stabilisée. Parallèlement, l’arrivée du Pourtant, le nombre moyen de prêts pays nordiques. Sa mise en œuvre
numérique est venue bousculer l’offre de livres imprimés (5 documents par passe d’abord par une modification
documentaire, en particulier dans les habitant et par an) n’a pas évolué visible des lieux : mobilier plus
bibliothèques les plus importantes depuis 2012. Cette stabilité suggère convivial et attractif, agencement
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qui ont diversifié leurs services pour que les usages numériques ne se mêlant espaces ouverts et espaces
s’adapter à la demande des usagers. sont pas substitués aux usages restreints (voire fermés) pour plus

Le numérique, chance ou menace


pour les bibliothèques ?
Le téléchargement et la diffusion
en streaming sur Internet réduisent
16 000 lieux de lecture publique
en effet l’intérêt d’aller emprunter
Il existe plus de 16 000 lieux de lecture publique en France. Parmi eux,
des livres, notamment chez les
on recense environ 8 000 bibliothèques et médiathèques municipales et
plus jeunes. Numérisation des
9 000 points d’accès au livre. Pourtant, la France est encore loin d’avoir atteint un
archives, ressources en ligne, prêt
niveau d’équipement satisfaisant si l’on en croit le dernier rapport de l’Inspection
de livres numériques complètent
générale des bibliothèques. Certes, les bibliothèques municipales demeurent
aujourd’hui la palette d’activités de
dans notre pays l’établissement culturel le plus fréquenté. Le taux de desserte du
nombreuses bibliothèques. Cela dit,
territoire est élevé : près de 90 % des Français ont accès à un lieu de lecture.
toutes les structures ne sont pas
Mais ce taux reflète de fortes disparités régionales, 96 % pour Paris et la région
encore équipées : la presque totalité
PACA par exemple et moins de 75 % pour la Picardie et la Haute-Normandie.
(97 %) de celles implantées dans
Par ailleurs, plus de la moitié des communes (55 %, soit 11,2 millions
des communes de 40 000 habitants
d’habitants) ne disposent d’aucun équipement en propre. l c.l.
et plus disposent d’un site Internet
dédié mais ce taux décroît fortement

6 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017


actualités de la recherche

Jeunes publics,
une cible
privilégiée
Une étude récente du Centre national
du livre montre que les jeunes lisent
en moyenne 6 livres par trimestre,
dont 4 (auxquels ils consacrent
environ 3 heures par semaine) dans
le cadre de leurs loisirs. Cependant,
ce temps de lecture baisse fortement
à l’entrée au collège, pâtissant de la
concurrence d’autres activités. La
fréquentation des bibliothèques suit
cette tendance : 88 % des jeunes
scolarisés fréquentent la bibliothèque
de l’école et 65 % s’y rendent au
moins une fois par mois. Ils ne sont
plus que 48 % après le collège.
En outre, 42 % des enfants sont
Pierre Gleizes/Réa

personnellement inscrits dans une


bibliothèque municipale, surtout les
filles et les plus jeunes (dont la moitié,
au primaire, a sa propre carte).
Le partenariat institutionnel avec les
de tranquillité. Elle passe ensuite projections. Plus d’un tiers d’entre structures éducatives est fort : 60 %
par une diversification des activités elles pilotenr des fêtes, salons du des bibliothèques sont partenaires
proposées, plus proches des besoins livre et festivals. Mais certaines d’un service de la petite enfance
et attentes des usagers : ateliers expérimentent des activités plus et en 2014, plus de 90 % des
d’aide à la recherche d’emploi ou originales telles que cours de yoga, bibliothèques travaillaient en lien
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d’alphabétisation par exemple, de langues, prêts de jeux vidéo, avec l’école primaire. En revanche,
horaires élargis (ouverture en et même du speed-booking… Cet seules 25 % des bibliothèques ont
soirée ou le dimanche). Enfin, elle éclectisme suscite des réactions un partenariat avec un collège et
s’accompagne d’un changement contrastées : certes, cette évolution 10 % avec un lycée. Contraintes
du rôle des professionnels, qui se peut créer du lien social, renforcer horaires, présence au sein de
concentre sur la médiation : les l’attractivité des bibliothèques et l’établissement scolaire du Centre de
bibliothécaires accompagnent et relancer leur fréquentation. Cela documentation et d’information sont
guident le lecteur vers le savoir dit, à trop pousser la diversification, des éléments qui expliquent cette
désiré en mobilisant les nouveaux les bibliothèques ne risquent-elles désaffection. l c.l.
supports et modes d’information. pas de perdre leur âme et d’oublier
Concrètement, 80 % des leur mission fondamentale : offrir
établissements des communes de un accès au livre et à la lecture ?
Observatoire de la lecture publique, « Bibliothèques
plus de 2 000 habitants ont organisé Les critiques les plus acerbes
municipales. Données d’activité 2014 », Ministère de la
des expositions et des séances dénoncent « l’autodafé symbolique » Culture et de la Communication, 2016.
d’heure du conte. Près de 75 % ont qui s’annonce… La discussion, Mathilde Servet, « Les bibliothèques troisième lieu. Une
également proposé des conférences, inépuisable, n’est pas près de se nouvelle génération d’établissements culturels », Bulletin
rencontres et lectures. La moitié clore. l des bibliothèques de France, n° 4, juillet 2010.
Virgile Stark, Crépuscule des bibliothèques, Belles
des bibliothèques organisent des christine leroy
Lettres, 2015.
clubs (de lecture ou d’écriture) et Centre national du livre, « Les jeunes et la lecture »,
programme des concerts ou des juin 2016.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 7


actualités de la recherche

Psychologie
Quand l’enfant
rencontre le livre…
Comment le jeune enfant rencontre-t-il le livre ? Se produisant
vers 17 mois, cette découverte revêt différentes formes, constate
Sophie Ignacchiti dans une thèse en psychologie. La chercheuse
a enquêté auprès de plus d’une centaine de familles, par
questionnaire et observation directe pendant plusieurs mois.
Sur cette base, elle distingue trois profils d’enfants à partir
de différents indices : taux de livres choisis parmi des objets,
pratiques autour du livre (exploration par exemple, avec ou
sans le parent), attention portée à la lecture… Il apparaît trois
groupes d’enfants distincts : les premiers se désintéressent
totalement des livres, les seconds aiment les manipuler seuls ;
enfin, les troisièmes se révèlent principalement intéressés par
les interactions avec l’adulte lors d’une lecture partagée.
Du côté des parents, la moitié des parents s’adapte au
comportement de leur progéniture. Mais d’autres n’en tiennent
pas compte, préférant privilégier par exemple la lecture partagée.
Même si la relation au parent et « plus largement à l’adulte-lecteur »

Cultura Creative/Alamy
reste cruciale, S. Ignacchiti remarque que l’attractivité du livre
prévaut sur le profil parental. À cet âge, un fort interventionnisme
ne constituerait pas forcément la meilleure méthode… Comment
procéder alors ? Être simplement présent et observer les actions
de son enfant, tout en répondant à ses besoins, pourrait être
tout aussi pertinent. l Sophie Ignacchiti, « Les rencontres du jeune enfant avec le livre : entre exploration de
Diane GalbauD l’objet et lecture partagée », thèse soutenue à l’université Lyon-II, octobre 2016.
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Un logiciel qui détecte la dépression


au son de la voix
L’élocution des personnes dépressives est souvent questions posées par un personnage virtuel. L’analyse de
marquée par un débit plus lent, l’utilisation de leur élocution révèle des problèmes d’articulation pour
pauses, une articulation réduite ainsi qu’un plus petit les personnes diagnostiquées comme dépressives ou
volume sonore. On parle d’une voix monocorde. Ces souffrant d’un TSPT. Lorsqu’elles prononcent les voyelles
altérations de la production verbale seraient dues A, I et U, l’écart des différentes fréquences émises est
à un ralentissement des fonctions psychomotrices moins marqué que pour les personnes qui vont bien. Ce
fréquemment observées dans la dépression. Elles type d’outil pourrait donc dans l’avenir aider à affiner le
ne sont cependant pas toujours détectables lors de diagnostic de la dépression, mais également d’autres
l’entretien clinique et peuvent donc passer inaperçues. troubles mentaux. Les chercheurs prévoient de tester leur
Des chercheurs de l’université de Californie du Sud outil pour la maladie de Parkinson et la schizophrénie. l
ont mis au point un logiciel qui analyse la production Marc olano
verbale. Ils ont testé 253 personnes dont une partie avait
préalablement été diagnostiquée comme dépressives ou Stefan Scherer et al., « Self-reported symptoms of depression and PTSD are associated
souffrant d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT). with reduced vowel space in screening interviews », IEEE Transactions on Affective
Les participants à cette étude devaient répondre à des Computing, vol. VII, n° 1, 2016.

8 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017


actualités de la recherche

Santé fois ou plus dans sa vie). de dos, tête et ventre) plus d’une fois
Autre spécificité peu flatteuse, par semaine, soit presque deux fois

Comment vont les collégiens français se révèlent


particulièrement peu sportifs
plus que les garçons (27 %). Sur ce
point, la France occupe la 30e place

les collégiens ? (au 39e rang sur 42). Cependant,


quel que soit le pays, les niveaux
sur 42, mais la 5e place en ce qui
concerne les symptômes récurrents.
d’exercice physique des adolescents Outre le sexe, le milieu social n’est
En France, 82 % des collégiens se demeurent très faibles. Ainsi, seul pas non plus sans incidence : sans
disent satisfaits de leur vie, un chiffre un quart des élèves de 11 ans et surprise, les adolescents qui ont
légèrement inférieur aux autres 16 % de ceux de 15 ans respectent plus facilement accès aux loisirs,
pays. C’est le constat de l’enquête les recommandations actuelles pour aux médias, aux voyages et qui
HBSC (Health Behaviour in School- leur âge (au moins une heure par bénéficient de plus d’intimité parce
Aged Children) 2014, menée auprès jour d’activité physique modérée à que disposant d’une chambre
de 10 434 élèves de 11, 13 et 15 ans, vigoureuse). Et dans tous les pays, individuelle, se déclarent globalement
diffusée en décembre dernier. Dans les filles sont moins susceptibles en meilleure santé et plus satisfaits
les grandes lignes, les Français se d’atteindre ces seuils. Elles sont aussi de leur vie que ceux qui sont moins
démarquent peu des adolescents plus nombreuses à se plaindre de favorisés. l D.G .
étrangers, sauf sur un point : ils leur santé : à 15 ans, 21 % d’entre elles
figurent en tête de la consommation la perçoivent comme assez mauvaise, Virginie Ehlinger et al., « Présentation de l’enquête
HBSC sur la santé et les comportements
de cannabis (27,5 % des élèves de voire mauvaise (contre 13 % des
de santé des collégiens de France en 2014 »,
15 ans). Ils restent plus mesurés garçons). La moitié des adolescentes Agora débats/jeunesses, HS, n° 4, 2016/4.
du côté de l’alcool (30e rang sur 42 disent souffrir de plus de deux
concernant le fait d’avoir été ivre deux symptômes psychosomatiques (maux

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Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 9


actualités de la recherche

Éducation
à quoi servent
les devoirs scolaires ?
On entend un peu tout et à l’extérieur de l’école,
son contraire concernant grâce à des associations,
les devoirs scolaires. des centres sociaux,
Interdits depuis des ou même des acteurs
décennies en primaire, économiques privés
jugés sans effets (cours particuliers ou
pédagogiques notables remédiations). Mais bien
Signatures
sur les apprentissages, souvent, la juxtaposition et
ils animent pourtant le manque de coordination
quotidiennement les de ces dispositifs

L’ambiance scolaire,
retours d’école, et pas nuisent à leur efficacité
toujours dans la sérénité. et loin de permettre
Une synthèse de travaux
très récente a le mérite
une consolidation des
apprentissages, le travail clé de la réussite
d’en appréhender la demandé renforce les
réalité et d’en démêler inégalités ; il profite Pour faire réussir les élèves, il faut soigner le climat scolaire.
les enjeux. D’abord, si essentiellement aux C’est la conclusion de chercheurs américains et israéliens, dans
le travail à la maison meilleurs et enferme une étude publiée par la Review of Educational Research. Ainsi,
perdure, c’est qu’il répond bien souvent les autres plus l’ambiance est positive, plus les enfants progressent, en
à des attentes sociales dans leurs difficultés. particulier ceux issus de milieux défavorisés. En conséquence, le
fortes, et notamment à L’école doit donc risque d’échec scolaire s’éloigne et les écarts de réussite entre
celles des parents. Le réfléchir aux relations les catégories sociales se réduisent. Bref, selon les chercheurs,
travail demandé « pour avec les pratiques il est crucial d’améliorer l’atmosphère des établissements pour
la classe hors la classe » extérieures à l’école et favoriser l’égalité des chances. Un moyen notamment de limiter
répond à plusieurs faire de ces interventions les influences négatives en provenance de l’extérieur.
objectifs : renforcer les (périscolaires, associatives, Quelles sont les composantes d’un climat bénéfique ? Au
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acquisitions, préparer familiales, etc.) de réelles quotidien, les enseignants font preuve d’empathie et de soutien.
les apprentissages collaborations. Mais Les élèves, eux, se sentent liés à leur établissement et sécurisés
à venir, mobiliser les c’est dans la classe face aux risques de violence ou de harcèlement. Acteurs
connaissances dans même, en fin de séance non négligeables, leurs parents participent à la vie scolaire.
d’autres situations notamment, que les élèves Étonnamment, les facteurs socioéconomiques ne pèsent pas
et/ou exercer ses doivent établir les liens dans la balance, contrairement aux idées reçues. Autrement dit,
capacités d’analyse. nécessaires entre le travail les établissements situés en zone défavorisée ne connaissent
Ce travail est certes demandé à la maison pas forcément des ambiances pires que les autres.
encadré par les familles et ce qui a été fait en Pour parvenir à ce constat, les chercheurs ont décortiqué
(dont on sait d’ailleurs classe. l c . l . 78 études menées depuis quinze ans sur ce thème. Remarquant
qu’elles sont inégalement une forte variation des définitions et des mesures du climat
armées pour le faire), scolaire, ils plaident pour l’instauration de normes claires et
mais aussi par des uniformes. Ils recommandent de ne pas se limiter aux perceptions
Rémi Thibert, « Représentations et enjeux
intervenants nombreux des enseignants et des élèves, mais de tenir compte également
du travail personnel de l’élève », Dossier
et divers : soit au sein de veille de l’IFÉ, n° 111, juin 2016.
des personnels administratifs et des parents. Car au niveau d’un
des établissements établissement, toute la communauté scolaire peut élaborer de
(études ou aide aux concert un programme pour améliorer le climat. l D.G .
devoirs par exemple), soit
Ruth Berkovitz et al., « A research synthesis of the associations between socioeconomic
background, inequality, school climate, and academic achievement », Review of
Educational Research, novembre 2016.

10 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017


actualités de la recherche

Filles scientifiques, l’équation insoluble ?


Le chiffre est éloquent : après un bac S, sées dans les classes préparatoires les Cette construction sociale se manifeste
18 % des garçons entrent en classes pré- plus élitistes, maths-physique et phy- d’abord dans les représentations : le bon
paratoires scientifiques, contre seule- sique-chimie, reste très faible. Que se scientifique serait rapide, doté d’une
ment 9 % des filles. Pourtant, celles-ci passe-t-il donc ? Trois sociologues se grande intuition ; des qualités que l’on
représentent presque la moitié des ba- sont penchés sur cette énigme et ont attribue plus facilement aux garçons. La
cheliers S et obtiennent de meilleures examiné cette « disparition » comme un classe prépa est aussi un espace saturé
notes que leurs camarades masculins. fait social à part entière : les filles ne de jugements scolaires et les commen-
Certes, elles sont désormais nom- sont pas plus timides ou moins bril- taires sur les bulletins sont éloquents :
breuses en médecine et en classes pré- lantes que les garçons, elles se cen- on dit aux garçons qu’ils ont « du po-
pa bio, mais le nombre de filles scolari- surent car elles se sentent censurées. tentiel », quand on félicite les filles plu-
tôt pour leur « sérieux » et leur « minu-
tie ». Des jugements professoraux qui
façonnent grandement les aspirations
de ces élèves et déterminent en partie
leur réussite aux concours. Enfin, pour
ces futures scientifiques, l’origine socio-
professionnelle des parents, et surtout
des mamans, est déterminante : si une
fille a un père, mais surtout une mère
ingénieure, elle souhaitera plus facile-
ment intégrer une classe préparatoire
maths-physique ou physique-chimie.
En maths-physique, 15 % des filles ont
une mère ingénieure et seulement 9 %
des garçons. l
anna Quéré
Tendance floue

Marianne Blanchard, Sophie Orange et Arnaud


Pierrel, Filles + sciences : une équation insoluble ?
Enquête sur les classes préparatoires scientifiques,
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Rue d’Ulm, 2016.

L’initiative
Vive la cantine !
Les pays avec des contraintes cuisinés sur place. Le suivi d’une
budgétaires fortes peuvent-ils cohorte d’élèves montre alors que la
néanmoins améliorer leur système fréquentation scolaire s’est accrue
éducatif, sans en augmenter les de plus de 3 %, et que certains
coûts ? Oui, si l’on en croit des élèves ont été particulièrement
Alamy

chercheurs indiens, et simplement touchés : les plus jeunes, les élèves


en modifiant le menu des cantines. du matin (quand la classe est à
Farzana Afridi, Bidisha Barooah et Rohini Soma-
Les écoles publiques de Delhi double vacation) et l’ensemble
nathan, « Student responses to the changing content
proposaient jusqu’alors des snacks des élèves des écoles proposant of school meals in India », Working Papers, n° 264,
en guise de repas ; ceux-ci ont plusieurs menus (végétarien ou non Centre for Development Economics, Dehli School of
été remplacés par de vrais plats par exemple). l c . l . Economics.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 11


actualités de la recherche

Société
Le moral des jeunes Français
Une vaste enquête s’intéresse au moral des jeunes Français. Et montre qu’en
dépit de leurs inquiétudes, ils redoublent d’énergie pour lutter contre les crises
environnementale, économique et sociale.
Une jeunesse sombre, pessimiste du travail. Pour Cécile Van de « Pourtant, s’étonne A. Muxel, les
quant à son avenir, mais porteuse Velde, professeure de sociologie à jeunes ne développent pas l’envie
de révolte et capable d’innovation. l’université de Montréal et chargée de d’être assistés. » Ils estiment que
C’est le tableau contrasté révélé par décrypter les résultats du précédent la société actuelle ne leur permet
la consultation « Génération What ? » volet (2013), le pessimisme de ces pas de faire leurs preuves et lui
menée auprès des 18-34 ans par jeunes « n’est pas seulement le reflet demandent de leur faire confiance. Ils
France Télévisions avec les sociétés du monde du travail qui ferme ses ont une mauvaise image du salariat,
Yami2 et Upian depuis mais aimeraient partir à
2013. À partir de plus l’étranger – une possibilité
de 200 000 réponses, la pour 70 % d’entre eux – ou
sociologue Anne Muxel, encore vivre heureux sans
directrice de recherche travail – 65 % y pensent,
au Cevipof, a constitué un 12 points de plus qu’en
échantillon représentatif 2013. Autant de variables
des jeunes Français. qui trahissent des
« Les jeunes n’ont pas « stratégies d’évitement »
confiance en la société face aux difficultés
et les institutions qui d’insertion professionnelle
les entourent et ce et une volonté de
pessimisme a encore « travailler autrement ».
augmenté depuis 2013 », « On voit en effet en
constate A. Muxel, France et dans d’autres
Olivier Saint-Hilaire/Haytham/Réa

contactée par Sciences pays se développer une


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Humaines. Ils se méfient posture libérale, sous


de la politique (87 %) et la forme “on ne me fait
considèrent de façon pas de place, alors je
unanime (99 %) que les vais créer ma propre
hommes politiques sont case” », ajoute Cécile Van
corrompus. Même sort De Velde (1). Mais cette
pour les médias qui Paris, 9 mars 2016. Grève à l’université Paris-I contre l’avant-projet de adaptation est fragile.
récoltent la défiance des loi El Khomri de réforme du Code du travail. Ces jeunes pourraient
jeunes à 87 %. aussi décider de se
Le monde du travail et l’école ne sont portes, mais de la jonction des crises rebeller, ou – plus probablement – et
pas épargnés par cette exaspération. environnementale, économique et à défaut de trouver leurs places, de
Les deux tiers des jeunes actifs sociale qui ferme leur horizon ». se marginaliser, à l’image des « neef,
(65 %) considèrent que leur travail ni en emploi, ni aux études ni en
n’est pas payé à la hauteur de leurs Forcer l’optimisme : formation », une catégorie en hausse
qualifications. La même proportion une stratégie d’adaptation dans les statistiques publiques. l
(68 %) estime que le système éducatif Les jeunes enquêtés ont ainsi le lucie ronDou
ne donne pas sa chance à tous, et sentiment que la société est bloquée.
(1) Cécile Van de Velde, « J’aimerais que quelqu’un
ils sont plus encore (87 %) à juger De fait, les conditions d’intégration m’attende quelque part », Inegalitessociales.com, chaire
que le système éducatif n’est pas sociale et professionnelle leur de recherche du Canada sur les inégalités sociales et les
efficace pour entrer sur le marché sont de plus en plus difficiles. parcours de vie, novembre 2016.

12 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017


actualités de la recherche

Travail
Les salariés impatients sont plus efficaces !
Suffit-il de promettre des primes pour à cette conclusion, E. Sadler a testé un sa prime. Il aura donc plus de réticence
stimuler la créativité des salariés ? modèle économétrique où un employé à perdre du temps et se motivera pour
Evan Sadler, doctorant en économie se voit confier par son chef d’équipe travailler avec acharnement. » À noter
comportementale à Harvard montre toute une série de projets qui ont plus qu’un salarié impatient aura tendance
que notre rapport au temps nous rend ou moins de chances de réussir (et à choisir les projets les moins risqués
plus ou moins sensible à ce système de donc de lui faire gagner des primes en qui lui garantissent une prime future. À
récompenses. « Les salariés impatients retour). Le salarié décide de poursuivre l’inverse, une personne patiente, moins
sont plus sensibles aux incitations ou non ses efforts pour mener à bien la pressée de toucher la récompense,
financières. Ils travaillent plus dur tâche. Il peut abandonner pour passer à aura davantage tendance à s’attaquer
que les autres dans la perspective un autre projet, sachant que changer de à des projets dont la réussite est
d’obtenir rapidement une récompense, tâche lui fait perdre du temps. Résultat : incertaine. l f.G .
même faible. Une entreprise en quête « Abandonner un projet se révèle très
d’innovation aura donc tout intérêt à coûteux pour un salarié impatient
favoriser l’embauche de personnes puisque le retard engendré par ce Evan Sadler, « (Im)patience is a virtue . Time preference
impatientes », assure-t-il. Pour arriver changement diminue le montant de and incentives for innovative work », SSRN, 2016.

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Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 13


actualités de la recherche

Démographie
Faire ou ne pas faire des enfants en Europe
On s’inquiète souvent de la baisse de la fécondité en Europe,
depuis la fin du baby-boom dans les années 1970. Ce que l’on
sait moins, en revanche, c’est que la proportion du nombre de Évolution du taux d’infécondité
femmes sans enfants est moins élevée aujourd’hui qu’il y a un par grande région européenne
siècle. Elle était de 17 à 25 % (soit un quart des femmes) au
début du 20e siècle pour 14 % aujourd’hui (moyenne européenne). 25 Part de femmes sans enfants (en %)
Le taux d’infécondité* a en fait évolué selon une courbe en U,
en diminuant régulièrement jusqu’aux années du baby-boom
1
pour atteindre son taux le plus bas (10 %) et remonter ensuite 20 2

Mo
progressivement.

ye
nn
Cette courbe en U est symptomatique des évolutions 3

ee
uro
1re guerre 4


économiques, sociales et culturelles qui ont travaillé le 20e siècle. 15

en
ne
mondiale
Dans les premières décennies, l’infécondité s’explique par un
célibat féminin important : beaucoup de femmes ne trouvent pas
de conjoint, en raison du décès de nombreux hommes jeunes 5
10
6
durant la Première Guerre mondiale. Dans les parties les plus 1 Allemagne, Autriche, Suisse
pauvres de l’Europe (Est et Sud), l’infécondité s’explique aussi 2 Espagne, Italie
par l’émigration vers des pays plus riches. 3 Europe de l’Ouest 12ree guerre
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la croissance 4 Europe du Nord mondiale
économique de l’Europe de l’Ouest et l’apparition de la protection 5 Europe de l’Est et du Sud-Est
sociale ont engendré cette fois une forte hausse des naissances : 6 Europe centrale Année de naissance
c’est le seul moment où le remplacement des générations est
0

0
0

7
19

19

19

19

19

19

19

19
assuré (2,1 enfants par femmes).
Source : INED, janvier 2017 Légendes Cartographie
Depuis les années 1970, la généralisation de la contraception et
une incertitude croissante pour s’installer dans la vie semblent
Les moyennes régionales sont calculées à partir des informations
avoir éloigné certains couples de la parentalité. Ce phénomène pour tous les pays de la région pour lesquels des données
a été surtout marqué dans les pays de langue allemande existent. Nombre de pays pris en compte : 8 en 1900 ; 12 en 1910 ;
(Allemagne, Autriche, Suisse), où près d’une femme sur cinq
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18 en 1920 ; 25 en 1930 ; 28-30 de 1938 à 1965 ; 24 en 1968 ; 10 en


née dans les années 1970 est restée sans enfant. L’Europe du Sud 1972.
quant à elle connaît des évolutions identiques de manière décalée.
Traditionnellement adeptes des familles nombreuses, la Grèce,
l’Italie, l’Espagne affichent aujourd’hui des taux d’infécondité
élevés (dépassant 20 %), en raison des difficultés économiques
et de politiques familiales peu développées.
nMOT-CLÉ
Taux d’infécondiTé
Si l’on ajoute à cela que, dans toutes les générations, les femmes
Pourcentage des femmes n’ayant pas d’enfants dans un pays
peu instruites deviennent plus fréquemment mères que celles
donné. En France, il s’élève à 14 % chez les femmes nées en 1968
ayant suivi des études supérieures, la démocratisation de l’accès
(contre 25 % chez les Allemandes de l’Ouest nées la même année,
aux études apparaît également comme un facteur favorisant
taux le plus élevé en Europe). Seules 3 % des Françaises décident
l’infécondité. À une exception près cependant : la France, encore
volontairement de ne pas avoir d’enfant, et 2 à 4 % connaissent
aujourd’hui championne de la natalité en Europe (1,93 enfant
des problèmes de stérilité. Pour les autres, l’infécondité résulte
par femme), où les femmes réussissent à concilier vie active
des circonstances de la vie et des contraintes économiques et
et maternités. l
sociales.
flora yacine
C’est en Europe du Sud que le taux d’infécondité a le plus
augmenté récemment – jusqu’à une femme sur quatre nées dans
Eva Beaujouan, Tomáš Sobotka, Zuzanna Brzozowska, et al., « La proportion de
femmes sans enfant a-t-elle atteint un pic en Europe ? », Population et Sociétés, n° 540, les années 1970 pourrait y rester sans enfant, notamment en
janvier 2017. raison de la faiblesse des politiques familiales qui rend difficile la
conciliation entre travail et famille.

14 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017


actualités de la recherche

Où vivent les Français après 85 ans ?


Passé 85 ans, de plus en plus de résidentiel et la vie en institution sont un mode de vie deux à trois fois plus
Français vieillissent chez eux (seuls ou plus fréquents dans les pays d’Europe fréquent dans plusieurs départements
en couple) au lieu de cohabiter avec du Nord tandis que la cohabitation du Sud-Ouest comme le Gers, le Tarn-
leurs enfants. Selon une enquête de multigénérationnelle est l’apanage de et-Garonne, les Landes, l’Ariège ou le
l’Ined, en 2011, la cohabitation familiale ceux d’Europe du Sud. Cantal. Inversement, il est beaucoup
a ainsi été pratiquement divisée par trois De même, de fortes disparités sont plus fréquent de vivre seul dans le Nord
depuis 1982, passant de 31 % à 11 %. observées suivant les départements de la France, le record étant à Paris où
La part de l’hébergement en maison de français. La cohabitation familiale 60 % personnes âgées sont dans cette
retraite n’a pas varié depuis trente ans atteint 28 % en Corse (contre 11 % en situation. La vie en maison de retraite est
et reste à 20 %. « La croissance de moyenne dans le pays) et constitue plus fréquente dans les Pays-de-la-Loire,
l’autonomie résidentielle aux grands les Vosges, l’Yonne et l’Est du Massif
âges est observée partout en Europe. central. Ces disparités géographiques
Elle s’explique notamment par le plus s’expliquent selon l’Ined par le nombre
fort désir d’indépendance des différentes de places d’hébergement, la proximité
générations, l’amélioration de la situation de famille et la situation économique
économique des personnes âgées et le des personnes âgées. l f.G.
Thomas Jouanneau/Signatures
développement des politiques de prise
en charge de la perte d’autonomie »,
Loïc Trabut et Joëlle Gaymu, « Habiter seul ou avec
remarque l’Institut. des proches après 85 ans en France : de fortes
À l’échelle européenne, les contrastes disparités selon les départements », Population et
entre pays restent forts : l’isolement Sociétés, n° 539, décembre 2016.
www.le-cercle-psy.fr

Dans ce numéro
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à lire aussi :
• L’EFT : les émotions au bout
des doigts ?
• L’anorexie chez l’enfant,
un phénomène sous-estimé
• Les risques de
l’hyperconnexion

NOUVEAUTÉ
EN KIOSQUE
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 15
actualités de la recherche

Profil
Marin Dacos, ornithorynque
des humanités numériques
Plus de quinze ans après avoir créé le site Revues.org,
Frédérique Plas/CNRS

Marin Dacos a été récompensé pour son travail sur


l’accès libre dans le domaine des sciences humaines
et sociales.
L’ornithorynque est un animal bien idée… qui est loin de faire l’unanimité moi, il y a trop de jeux de pouvoir,
outillé : il a une fourrure, un bec, pond dans le monde de l’édition des sciences de sédimentations pour qu’un jeune
et peut aller dans l’eau. Il en est de humaines. Les revues indépendantes doctorant en histoire contemporaine,
même pour l’expert en humanités et les plates-formes privées comme que personne n’attend, pas “fils de”,
numériques : il doit à la fois posséder Cairn craignent que le remède de l’open puisse créer quelque chose… que tout
des compétences dans le domaine access soit pire que le mal : le monde attend, en réalité », pense
de l’édition, du Web, et des sciences pourront-elles survivre au manque à M. Dacos, que l’on rencontre d’ailleurs
humaines et sociales. Voici comment gagner engendré par l’accès gratuit ? Et au cœur de la cité phocéenne.
Marin Dacos, 45 ans, directeur du si les coûts d’édition étaient supportés
Centre pour l’édition électronique par des subventions publiques, Ouvrir l’accès au savoir
ouverte (Cléo), résume son métier (1). l’indépendance et l’esprit critique des La volonté de cet ingénieur de
Un métier hybride, donc, qui l’a conduit auteurs pourraient-ils être garantis ? recherche au CNRS – au service, donc,
à recevoir, en juin dernier, la médaille de la recherche – d’ouvrir les articles
de l’innovation du CNRS, pour le Dans sa chambre d’étudiant scientifiques au plus grand nombre a
travail accompli avec OpenEdition, L’open access n’était pas à l’agenda il été forgée par son histoire familiale. Sa
une infrastructure regroupant quatre y a quinze ans. « On était considérés mère, professeure de mathématiques,
portails différents : Revues.org comme des militants, avec un couteau avait créé une petite école dans un
(plus de 400 revues hébergées), entre les dents. Des “partageux”, quartier pauvre de Liège, en Belgique,
Hypotheses.org (près de 150 carnets prêts à sacrifier l’édition au titre avec l’association ATD-Quart monde.
de recherche), OpenEditionBooks d’une démocratisation démagogique Son père, artiste, avait une presse pour
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(plus de 2 500 ouvrages) et enfin de l’accès au savoir », se souvient la gravure à la maison. « Mais le projet
Calenda (un agenda sur l’actualité M. Dacos. vient aussi de mes grands-parents
de la recherche). Soit 64 millions de En 1999, il fait partie du comité de ouvriers de l’industrie liégeoise et petits
visites en 2015. On comprend mieux rédaction de deux revues d’histoire. paysans du Sud-Est qui ont eu des
pourquoi cet historien de formation Pour les développer, au lieu de créer enfants promus grâce à l’école de la
se définit comme un « passeur de deux sites Web isolés, il décide de les République. » Ceci explique peut-être
sciences humaines ». Mais pour lui, la réunir sur une plate-forme commune aussi l’importance, chez ce contributeur
condition de cette transmission doit pour les rendre plus visibles. C’est Wikipédia, de l’accès à la connaissance
être l’accès libre – ou open access – le début de l’aventure. Il obtient « un pour tous.
car la moindre barrière (technique, petit bout de serveur » à l’université Nul doute que l’accès ouvert défendu
juridique ou commerciale) réduit d’Avignon. « J’ai acheté le nom de par M. Dacos et les débats qui en
considérablement l’impact d’un article. domaine Revues.org avec mes sous découlent ouvriront de nouvelles
En 2012, justement, la Commission d’étudiant – dans mes souvenirs, perspectives dans le monde de
européenne propose que les travaux c’était 700 francs par an. » Il invite l’édition scientifique, et une occasion
financés par des fonds publics soient d’autres revues à le rejoindre et en d’inventer de nouveaux modèles de
publiés en libre accès au plus tard six 2007, le CNRS décide de le recruter financement. l
à douze mois après publication. En et lui donne les rênes d’une structure Marie D eshayes
France, l’article 7 de la loi pour une à Marseille, le Cléo. « Je pense que (1) Il emprunte cette référence à son adjoint du Cléo,
République numérique, promulguée c’était impossible de créer ce projet Pierre Mounier, avec qui il a écrit L’Édition électronique,
en octobre dernier, reprend aussi cette à Paris, au centre du système. Pour La Découverte, 2010.

16 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017


actualités de la recherche

Médias
Apprendre à déjouer l’intox
Avec la multiplication des supports tendance à répéter cette erreur, alors qui délivre l’information en termes
d’information et l’accélération de leur qu’ils savent pertinemment que c’est de crédibilité ;
diffusion, nous sommes de plus en plus Moscou. D’après le chercheur, ce biais 4) se méfier plus particulièrement
confrontés à des données inexactes. vient du fait que nous avons tendance des approximations entourées
Prenons un auditeur de radio adepte à nous appuyer sur les informations d’informations justes, ce sont les
des matinales. Tous les jours, il entend les plus facilement accessibles en plus difficiles à détecter.
des affirmations politiques plus ou mémoire. Or, ce sont en général les Donc, avant la prochaine matinale,
moins contradictoires. Comment faire dernières que nous enregistrons. Pour révisez bien ces consignes avant de
le tri du juste et du faux ? Selon le sortir de ce piège, D.  Rapp donne tourner le bouton… l M .o.
psychologue américain David Rapp, quatre conseils :
les gens ont tendance à mémoriser et 1) c o r r i g e r i m m é d i a t e m e n t l e s
répandre de fausses informations alors informations fausses avant de les
même qu’ils ont les connaissances mémoriser, ou bien les mémoriser
suffisantes pour les invalider. Ainsi, en tant qu’infos problématiques ;
lorsque des participants d’une 2) considérer le contexte dans lequel
étude lisent un texte dans lequel l’information est donnée pour éviter David Rapp, « The consequences of reading inaccurate
Saint-Pétersbourg est cité comme de généraliser sa portée ; information », Current Directions in Psychological
la capitale russe, ils ont ensuite 3) toujours considérer d’abord la source Science, vol. XXV, n° 4, 2016.
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La pensée de
Michel Foucault :
bilan critique
et perspectives
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Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 17


actualités de la recherche

Relations internationales
Qui sont les états exportateurs d’armes ?
Comment les États élaborent-ils leur préserver sa prééminence militaire. • Beaucoup moins sensibles aux
politique d’exportation d’armes ? Illustration de cette stratégie ? Les considérations stratégiques, les « états
Celle-ci relève d’un savant dosage États-Unis verrouillent constamment marchands » de la troisième catégorie
e nt re inté rêt s é c o no mi q u e s et leurs exportations d’armement vers (Turquie, Israël, Brésil…) adoptent
impératifs de défense, répondent les la Chine, perçue comme un potentiel quant à eux une politique fortement
chercheurs Lucie Béraud-Sudreau et rival militaire. axée sur les exportations.
Hugo Meijer. Ces derniers ont ainsi Enfin, le Japon, la Chine ou encore l’Inde
établi une typologie des États, afin • Deuxième catégorie, les pays sont plutôt des « états importateurs » :
de mieux appréhender leurs diverses comme la France, le Royaume-Uni ils sont caractérisés par une faible
s t r até gie s e n m at iè re d ’exp or t ou la Russie, dits « états gardiens ». capacité de production et d’innovation
d’armement. Tout en privilégiant les considérations du matériel de défense et une faible
stratégiques sur les intérêts dépendance à l’exportation d’armes. l
• En tête, formant une catégorie à part économiques, ils ont néanmoins une J ustine canonne
entière, celle de l’« état hégémon », on industrie d’armement assez dépendante
Lucie Béraud-Sudreau et Hugo Meijer, « Enjeux
retrouve naturellement les États-Unis. de l’exportation : cela les conduit donc stratégiques et économiques des politiques d’exportation
La superpuissance exporte très peu à avoir une politique moins restrictive d’armement », Revue internationale de politique
ses technologies de pointe ce, afin de que l’hégémon. comparée, vol. XXXIII, 2016/1.

Technologies
Les nouveaux outils de la censure chinoise
Des chercheurs de l’université de Toronto viennent de de technologies de censure. Elle repose sur une intelligence
révéler un système de censure d’un nouveau genre en artificielle avec une fonction d’apprentissage par la
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Chine reposant sur une intelligence artificielle et ciblant machine. Donc, le système de censure apprend par
l’application de la messagerie instantanée la plus populaire lui-même. » L’étude relève que cette censure est silencieuse,
du pays (Wechat). L’équipe de recherche canadienne a l’utilisateur ne recevant plus de notification pour l’avertir
testé plus de 26 000 mots-clés en lien avec des sujets qu’un message a été bloqué. Ce système permet de
sensibles en Chine comme la santé des cadres faire perdurer les restrictions pour les utilisateurs
du Parti communiste chinois, la répression des chinois à l’étranger mais de les lever pour les
manifestations prodémocratie de Tiananmen utilisateurs dotés numéros de téléphone non
ou la persécution des adeptes du Falun chinois. « Le filtrage d’Internet est utilisé par
Gong (pratique de méditation indépendante des États du monde entier (autoritaires ou
du pouvoir). Dans les conversations privées, démocratiques) et peut aboutir à un réseau
seule l’expression Falun Gong est bannie. territorialisé. WeChat est un exemple flagrant
En revanche, dans les groupes de discussion, qui montre comment les mêmes frontières
le filtrage est très sophistiqué et ne repose Edgar Su/Reuters peuvent s’étendre aux applications populaires »,
pas uniquement sur une liste de mots interdits. concluent les chercheurs. l f.G .
L’application autorise l’évocation du 4 juin, date anniversaire
de Tiananmen, mais supprime des serveurs un message
Lotus Ruan, Jeffrey Knockel, Jason Q. Ng et Masashi Crete-Nishihata, « One app, two
contenant cette date associée au mot « étudiant » et
systems ; How WeChat uses one censorship policy in China and another internationally »,
à l’expression « mouvement prodémocratie ». Pour le Citizenlab, University de Toronto, 2016.
professeur Jack Qiu, l’étude confirme que Pékin utilise des Nathan Vanderklippe, « China using AI to censor sensitive topics in online group chats »,
algorithmes pour censurer : « C’est la nouvelle génération The Globe and Mail, 30 novembre 2016.

18 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017


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DU LANGAGE
Quoi de neuf
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du langage ?
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Au cœur
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des sciences
du langage
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actualités de la recherche

Drac Rhône-Alpes
Grande fresque, salle du fond, grotte Chauvet, Pont-d’Arc (Ardèche), 36 000 av. J.-C.

Préhistoire
L’art des cavernes : une nouvelle hypothèse
« L’art paléolithique ne représente pas la nature. Il ce n’est, conclut-il, pas un art naturaliste, ni non plus
sélectionne plutôt en elle et découpe en son sein quelques narratif, mais de toute évidence symbolique. A. Testart
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images assurément réalistes, mais en laissant de côté n’est pas le premier à le penser : l’intention rituelle de
maintes autres qui ne l’intéressent pas. Et dans un but qui cet art des cavernes profondes a déjà été attribuée
ne peut pas être celui de représenter la nature. » à des croyances comme la « magie de chasse » ou le
Le regretté Alain Testart (1945-2013) avait, deux ans « chamanisme ». Mais l’analyse minutieuse qu’il fait de la
avant de disparaître, quasiment achevé un ouvrage sur composition de ces figures animales associées à une forêt
l’art paléolithique. Finalement publié en décembre 2016, de signes sexuels féminins le mène dans une troisième
Art et religion de Chauvet à Lascaux se révèle être une voie : celle du totémisme classificatoire et des rites de
révision intégrale de notre approche de 30 000 ans fécondité claniques, dont on retrouve des éléments assez
d’art pariétal et mobilier européen : pour A. Testart, il comparables chez les Aborigènes australiens. Qu’on le
doit être traité comme un « style », dont l’anthropologue suive ou non dans cette hypothèse, ce livre posthume est
entreprend méthodiquement d’examiner les conventions, une magistrale leçon d’iconologie préhistorique. l
sur la base de centaines de clichés. L’art pariétal est, nicolas Journet
on le sait, dominé par les figures animales, et quelques
autres plus mystérieuses. A. Testart met en évidence Alain Testart, Art et religion de Chauvet à Lascaux, Gallimard, 2016.
qu’elles sont gouvernées par des règles intraspécifiques
de composition : symétrie axiale, translation, rotation.
Ainsi, montre-t-il, les espèces animales occupent des
espaces séparés, souvent superposés, et sont coupées
de leur environnement : malgré le réalisme des figures,

20 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017


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Les

du
grands
penseurs
langage
les grands penseurs du langage

Platon
D’où vient
le nom des choses ?
Marie-Lan Nguyen

« Connaître les noms, c’est connaître la nature des choses, Platon, Cratyle. »

Q
uel rapport le langage a-t-il avec convenus certains en lui assignant une livre la clé de la signification profonde et
le monde ? Au début du 4e siècle parcelle de leur langue qu’ils émettent, intime des choses. Il y aurait donc une
avant J.-C., Platon (- 428/- 348), mais il y a, par nature, une façon correcte sagesse cachée déposée dans les mots
élève de Socrate, ouvre à Athènes une de nommer les choses, la même pour en vertu de leur capacité à révéler ce
école philosophique qui vivra plus de tous, Grecs et Barbares (1). » La seconde qui est. Le souci de « bien dire » ne serait
huit siècles. Sous forme de dialogues, thèse, défendue par Hermogène, pré- pas seulement une habileté à manier la
il développe une œuvre considérée tend que la nature n’est pour rien dans langue, mais la possibilité de remonter
comme fondatrice de la philosophie en cette justesse, et que les mots sont affaire à l’essence, au monde intelligible des
Occident. Vers - 390, il met la dernière d’accord ou de simple convention entre Idées, selon la terminologie de Platon.
main à l’un de ses dialogues, qui a pour les hommes. « Ma foi, Socrate, pour ma
objet de décider si le langage est une part, malgré tous les entretiens que j’ai Un pont entre les mondes
pure convention entre les hommes, eus avec lui et avec beaucoup d’autres, je intelligible et sensible
ou bien s’il a un rapport direct avec le n’ai pu me laisser persuader que la recti- Platon développe sa propre thèse. Selon
monde qui nous entoure : c’est le Cra- tude de la dénomination soit autre chose lui, il existe deux manières de voir la
tyle, où, comme d’habitude, Socrate est que la reconnaissance d’une convention. réalité : ou bien sous l’angle du chan-
le porte-voix de Platon. À mon avis, quel que soit le nom qu’on gement, celui de l’espace-temps quo-
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assigne à quelque chose, c’est là le nom tidien, du monde sensible où toutes


Les noms sont-ils correct. (…) Car aucun être particulier choses viennent à l’existence, se main-
arbitraires ? ne porte aucun nom par nature, mais il tiennent et disparaissent ; ou bien, sous
Dans ce dialogue, deux thèses com- le porte par effet de la loi, c’est-à-dire de l’angle immuable et intelligible des pro-
mencent par être opposées. En premier la coutume de ceux qui ont coutume de priétés qui forment l’essence des choses.
lieu, celle de Cratyle soutient qu’il existe donner les appellations (2).» La fameuse énigme du bateau de Thésée
pour chaque objet une juste dénomi- Voici donc le problème posé. Le nom illustre cette alternative : à son retour de
nation et que les noms sont justes par des choses est-il imposé par la nature ou Crète, les Athéniens décident de le pré-
nature. « D’après Cratyle que voici, il bien par une convention plus ou moins server en remplaçant les planches usées
existe une dénomination correcte natu- arbitraire ? Si la thèse d’Hermogène nous par de nouvelles. Au bout d’un certain
rellement adaptée à chacun des êtres : est familière, celle de Cratyle soulève temps, il ne reste plus aucune pièce
un nom n’est pas l’appellation dont sont quelques questions. Que signifie un d’origine, mais la forme reste identique.
nom « juste par nature » ? Pour Platon, Conceptuellement, c’est le même, mais
donner un nom à un objet est un acte matériellement, c’en est un autre.
qui a d’emblée une portée ontologique. Le langage est, selon Platon, un inter-
n Brigitte Boudon
Docteure ès lettres et enseignante en
Il consiste à dire ce qui est, et renvoie
à « l’être » de chaque chose. Connaître
médiaire entre les mondes intelligible
et sensible. En effet, selon lui, le mot
philosophie, elle a publié, entre autres, Platon. les noms, c’est connaître les choses. Par est le signe d’une idée. « Pomme »,
L’art de la justice, Ancrages, 2016. exemple, l’étymologie ne sert pas seule- « casquette », « pierre », « ciseaux » ou
ment à fleurir les discours, mais elle nous « maison » sont des noms qui peuvent
22 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
Gameover/Alamy

Vase antique grec dépeignant le style de vie d’une femme au foyer.

s’appliquer à quantité d’objets singuliers quand cesse l’imitation grossière des choses en partant d’elles-mêmes plutôt
et différents. Il s’ensuit que le langage objets et là où commence la pensée. Le que des noms qui leur sont donnés. « La
est l’ordre de la généralité et non de langage est comme un habillage de la rectitude d’un nom est ce qui, quoi que ce
la particularité. En effet, on ne donne pensée, même si Platon est obligé d’ad- soit, indique la chose telle qu’elle est (3).» l
pas un nom particulier à chaque objet. mettre que la convention joue un rôle (1) Platon, Cratyle, Flammarion, coll. « GF »,1998.
Quand l’esprit nomme, il procède par dans la formation des noms, et qu’il est (2) Ibid.
catégories. Il abstrait des propriétés et souvent plus judicieux de connaître les (3) Ibid.
les rassemble sous un concept. Le mot

n
ne désigne pas la chose que nous avons
sous les yeux, mais son idée (son image
mentale, dirions-nous aujourd’hui).
Cette thèse typiquement idéaliste s’op-
Le mauvais usage de la parole
pose donc à celle d’Hermogène, qui Durant toute sa carrière, Platon a pour sur la foule, il est le symbole d’un
considère le langage comme une simple
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adversaires les sophistes, une école de immoralisme radical qui rejette toute
convention humaine. Pour Platon, si pensée qui affirme que l’art du langage obligation de justice et de vérité.
c’est l’homme seulement qui donne – la rhétorique – n’a qu’un seul objectif : Pour autant Platon ne condamne pas
valeur et sens aux choses, il n’y a alors persuader autrui, quel qu’en soit le prix. l’art de la parole. Il rejette son mauvais
ni vérité ni erreur ; il n’y a rien que l’on Dans le Gorgias, Platon (via Socrate) usage consistant à créer une réalité
puisse dénommer ou qualifier avec reproche à ses interlocuteurs sophistes factice parfois très convaincante. C’est
justesse. Ce qui sera proclamé grand par de faire passer pour vrai ce qui ne l’est son principal danger, analogue à celui
quelqu’un paraîtra petit à un autre. Il en pas. C’est le principal grief formulé à que représente la poésie, ce qui a fait
sera ainsi de tout. Il n’y aura plus moyen l’encontre de la rhétorique : celui de ne dire à beaucoup d’exégètes que Platon
de dialoguer. Tout ce qui sera dit sera pas s’intéresser à la vérité, mais de se n’aimait pas les poètes. Mais ce que
également vrai ou également faux, ou soucier seulement de l’apparence et Platon a critiqué tout au long de sa vie,
plus précisément ne sera ni vrai ni faux. du vraisemblable, et surtout de n’avoir c’est la toute-puissance du simulacre,
Voilà pourquoi, par la voix de Socrate, pour but que de contenter le public de l’illusion, du faux-semblant destiné
Platon critique la thèse d’Hermogène. auquel elle s’adresse. La rhétorique des à flatter et contenter la foule, au mépris
Le mot n’est pas non plus l’imitation de sophistes est un art de la flatterie, sans de la vérité. Platon montre que trop
la chose dans ce qu’elle a de sensible règles ni souci du bien. Platon reproche souvent la rhétorique est utilisée pour
mais dans ce qu’elle a d’intelligible. à Polos de défendre une moralité de faire adhérer le peuple aux valeurs du
L’interjection, les onomatopées, les cris façade excusant les plus terribles pouvoir en place. Pour nous, lecteurs
ou l’imitation des sons de la nature ne injustices. Quant à Calliclès, qui brigue d’aujourd’hui, le problème demeure à
sont tout au plus que la matière brute une carrière politique en s’appuyant peu près le même. l b.b.
de la parole. Le vrai langage commence
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 23
les grands penseurs du langage

Aristote
Le pouvoir
de l’orateur
Giovanni Dall’Orto

Aristote, fondateur de la rhétorique, est le premier


philosophe qui a formalisé l’art de manier le
discours et de persuader son auditoire.

L
es philosophes grecs se sont accuse les sophistes d’en propager une Trois genres et trois modes
beaucoup intéressés aux res- contrefaçon. L’héritage platonicien est de persuasion
sources du langage. Ils ont été, au indéniable, mais le fondateur du Lycée Selon Aristote, tous les discours publics
sens étymologique du mot, des philolo- confère à l’art rhétorique une autonomie qui visent la persuasion peuvent être
goi, des « amoureux de la parole ». Ils ont que Platon ne lui a pas reconnue. Aris- ramenés à trois genres : le genre déli-
réfléchi à la nature du langage, ses ori- tote s’intéresse surtout aux arguments bératif, le genre épidictique (du grec
gines, ses rapports avec le vrai, le bien, le logiques qui permettent de produire epideiktikos, « qui sert à montrer ») et
beau, l’utile, et lui ont reconnu une spé- des discours persuasifs. Pour lui, cet art le genre judiciaire. Le critère principal
cificité humaine. Aristote (- 384/- 322) est à la portée de tout le monde, et pas qui fonde cette distinction des genres,
en particulier a promu l’art du discours seulement des spécialistes. En effet, qui devenue très vite traditionnelle, est le
et le texte qu’il lui a consacré, Rhéto- peut affirmer qu’il ne devra pas un jour rôle donné à l’auditeur. Il est juge dans
rique, est fondateur. Bien connu des soutenir une position, se défendre. deux cas, juge d’une décision qui doit
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philosophes grecs et romains, il a été Aristote avance quatre arguments pour être prise à l’avenir dans le cas du déli-
souvent recopié dans les écoles monas- démontrer l’utilité de cet art. En pre- bératif, juge d’un jugement qui a déjà
tiques au Moyen Âge, traduit en arabe mier lieu, il peut être mis au service du été prononcé dans le cas du judiciaire, et
et en latin, et d’innombrables fois com- vrai et du juste. Deuxièmement, le fait spectateur dans le genre épidictique, où
menté. Il permet de mesurer le pouvoir que la rhétorique ne relève pas d’une c’est le temps présent qui prime.
que l’homme exerce grâce au langage. science totalement rigoureuse la rend Les fonctions et les finalités de ces trois
Disciple de Platon pendant une ving- capable de persuader un large public. genres sont également distinctes. La
taine d’années, Aristote enseigne la Troisièmement, l’art rhétorique permet fonction du genre délibératif est l’exhor-
rhétorique au sein de l’Académie pla- d’argumenter des positions contraires, tation ou la dissuasion, sa finalité est de
tonicienne alors qu’il est très jeune, et ce qui permet, non pas de défendre montrer l’utile et le nuisible ; la fonction
comme son maître, il reconnaît le lien indifféremment un point de vue ou du genre épidictique est l’éloge ou le
entre la rhétorique et la dialectique, et son contraire, mais de mieux réfuter blâme, sa finalité est de montrer le beau
les adversaires mus par de mauvaises et le noble, opposables au laid et au
intentions. Enfin, la rhétorique est un vil ; la fonction du genre judiciaire est
moyen de se défendre plus digne que l’accusation et la défense, et sa finalité
n Brigitte Boudon
Docteure ès lettres et enseignante en philoso-
l’usage de la force. Aristote fait toute-
fois remarquer qu’un usage injuste de
est d’opposer le juste et l’injuste.
La méthode rationnelle qui leur est
phie, elle a publié, entre autres, Aristote. L’art du la puissance du verbe peut causer de commune recourt à trois modes dis-
bonheur, Ancrages, 2016. graves dommages, mais cela est vrai de tincts de persuasion. C’est en premier
tous les biens, excepté la vertu. lieu l’argumentation raisonnée, mais il
24 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
existe deux autres modes de persuasion,
inhérents au caractère de l’orateur et
aux états d’âme de l’auditeur. L’apport
principal d’Aristote en matière de rhé-
torique concerne le volet « logique ».
En effet, il est le premier à présenter
une théorie cohérente et élaborée de
l’argumentation rhétorique. Celle-ci
peut user de deux types de raisonne-
ment : le raisonnement déductif, qui
est un syllogisme qu’on appelle « enthy-
mème » reposant le plus souvent sur
National Geographic Creative/Alamy

des prémisses probables, faites de vrai-


semblances et d’indices. Si les indices
sont certains, ils prennent le nom de
preuves. Les enthymèmes sont destinés
à démontrer ou réfuter une thèse ou un
fait. Quant au raisonnement inductif en
rhétorique, il se nomme « exemple », et Sur l’agora d’Athènes.
il en existe deux sortes : l’un qui évoque
des faits passés, l’autre qui invente des
faits, comme font la parabole et la fable. conformes à l’esprit de l’auditoire et à le ralliant à sa cause. Cette cause étant
Ce ne sont là que quelques notions ses convictions, qui lui viennent de sa juste pour la cité, l’orateur n’est pas un
parmi tant d’autres auxquelles Aristote culture et de ses valeurs profondes. Il manipulateur, mais un homme doué
fait appel dans sa théorie de l’argumen- usera d’expressions rhétoriques et non de morale visant le bien et l’harmonie.
tation oratoire. d’un jargon technique pour démontrer, L’apport d’Aristote est d’une extrême
convaincre, blâmer un sujet ou faire richesse, car on y trouve de la sociolo-
Caractère de l’orateur, l’éloge d’un autre. Il faut donc allier gie, de la psychologie, de la politique,
états d’âme de l’auditeur éloquence et naturel pour paraître vrai et de nombreux éléments de la science
Outre leur argumentation logique, les et ainsi changer l’esprit de l’auditoire en moderne du langage. l
discours des orateurs sont dépendants
de facteurs plus subjectifs : le caractère
de l’orateur, l’état d’âme de l’auditeur.

n
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Pour inspirer confiance au public, l’ora-


teur doit manifester de la prudence, de « Lieux communs », « cas d’espèces »
la vertu et de la bienveillance. Il a aussi
besoin de connaître son auditoire pour Pour le Stagirite (Aristote est natif exemple, le lieu réunissant le possible
pouvoir s’y adapter et mettre à profit le de la ville de Stagire), l’orateur auquel et l’impossible en tentant de démontrer
kairos, c’est-à-dire la bonne occasion il s’adresse n’est pas le spécialiste qu’une chose arrivera ou qu’elle
oratoire. L’auditoire est-il composé de d’une discipline, mais est amené n’arrivera pas. Un autre lieu commun
jeunes, de vieux, de nobles, de riches, à s’exprimer sur de très nombreux est celui de la grandeur : les orateurs
de puissants ? L’orateur doit connaître sujets. Il lui faut ranger dans sa amplifient lorsqu’ils s’adressent à un
les caractères de son auditoire. Quant mémoire, sous des têtes de chapitres auditoire pour conseiller, louer ou
à la persuasion qui s’obtient par les distinctes, de nombreuses données blâmer.
émotions de l’auditoire, Aristote évoque qui contiennent les arguments dont D’autres lieux sont propres à un
quatorze passions, au sens large du mot il aura à se servir, en fonction des domaine et sont appelés « espèces ».
grec pathos, dont la colère et la douceur, circonstances. D’où la notion de « lieu » Par exemple, la guerre et la paix, la
l’amitié et la haine, la crainte et l’assu- (topos) qu’Aristote utilise dans son législation, le bonheur, la vertu, le
rance. Les passions que l’orateur éveille œuvre sur la rhétorique. Deux sortes plaisir etc. « Lieux communs », « cas
peuvent avoir pour effet de modifier le de lieux sont à distinguer : les uns sont d’espèces » : nous savons maintenant
jugement de l’assistance. appelés « communs » parce qu’ils sont à qui nous devons ces expressions
Aristote rappelle souvent que les moyens applicables à tous les domaines. Par courantes ! l b.b.
que doit utiliser un orateur doivent être
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 25
les grands penseurs du langage

Guillaume
d’Ockham
Les mots sont de
DR

pures conventions
À la fin du Moyen Âge, le nominaliste Guillaume d’Ockham
professe que les concepts et le langage n’existent que
dans l’esprit des hommes, et non dans le monde où ils vivent.

G
uillaume d’Ockham (v. 1285- ne jamais projeter dans la réalité des même si ici ils se renforcent l’un l’autre.
1347) est un logicien et théo- choses, des caractères ou des distinctions Le nominalisme est d’abord la thèse
logien anglais, franciscain, qui qui appartiennent au plan du langage. selon laquelle tout ce qui existe est,
fit ses études et reçut ses diplômes à Ainsi, ce n’est pas parce qu’on utilise des par soi-même, une chose singulière.
Oxford avant que sa carrière universi- termes communs qu’il existe quelque Autrement dit, on n’a pas d’abord une
taire soit brusquement interrompue par chose qui corresponde à ces termes espèce puis quelque chose qui l’indi-
une convocation à Avignon, puis par sa communs : le cheval en général n’a pas vidualise. Dans la pensée d’Ockham,
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fuite et sa prise de parti pour Louis IV de d’existence réelle, il n’existe que des ces choses singulières sont soit des
Bavière contre le pape Jean XXII. chevaux particuliers. Ce n’est pas parce substances individuelles (cet homme-
Si Ockham est un théologien, la logique qu’on utilise des termes abstraits qu’ils ci, ce cheval-là) soit des qualités, elles-
joue un rôle décisif dans sa pensée. Cette se réfèrent à des abstractions (l’humanité mêmes toujours particulières (cette
discipline a une fonction propédeutique, en dehors des hommes singuliers). Cette blancheur-ci et non la blancheur en
elle permet d’exercer la pensée, et elle est exigence débouche donc sur le « principe général). Ainsi est-on conduit à récu-
en même temps utile pour construire d’économie » qu’on a appelé par la suite ser à la fois toute existence réelle de
une nouvelle métaphysique et une nou- le rasoir d’Ockham : « On ne doit pas l’universel, que ce soit à titre de forme
velle physique. Mais c’est sa fonction cri- multiplier les êtres sans nécessité.» Si la séparée, ou à titre de composant réel
tique, sans doute la plus importante, qui formule n’est pas totalement neuve, elle des choses, et l’existence de réalités
a le plus marqué les contemporains. Le prend avec Ockham une portée radicale. spécifiques qui correspondraient aux
principe fondamental consiste à séparer De nombreuses entités sont jugées inu- termes des catégories de quantité ou
nettement ce qui relève du langage de ce tiles. Cette destruction d’entités jugées de relation. Par exemple, on dira qu’il
qui compose le monde. Pour Ockham, il superflues, c’est le sens usuel qui a été n’y a pas de paternité réelle distincte du
ne faut jamais confondre les deux plans, donné à son « nominalisme ». père et du fils, mais une qualité de X qui
fait qu’on peut dire « X est père de Y ».
n JoëL Biard
Professeur de philosophie, université
Tout ce qui existe est
une chose singulière
Si l’universel n’a pas d’existence réelle,
qu’est-il ? Pour Ockham, c’est un signe,
François-Rabelais, Tours. En vérité, nominalisme et principe conceptuel ou verbal. La philosophie du
d’économie ne sont pas équivalents, langage revêt donc pour Ockham une
26 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
importance décisive. Sa vision du lan- quoi dans les
gage s’appuie sur une théorie du signe, querelles à la
qui reprend, mais en leur donnant un fois doctri-
autre sens, des éléments provenant nales de la fin
d’Augustin. Le concept est un signe du 15 e siècle,
naturel naissant d’une réaction psy- les « réalistes »
chique à une impression causée par une reprocheront
chose. Ce qui nous intéresse ici n’est pas aux « nomina-
le procès psychologique de constitution listes » d’accor-
de ces signes, mais leur caractère natu- der une impor-
rel, indépendant de toute langue parti- tance excessive
culière. Ils constituent donc un véritable aux mots au
langage mental, ayant une syntaxe et détriment des
des propriétés sémantiques. Ce lan- choses. Mais Museo Diocesano, Cortone

gage est universel. Les signes vocaux vo i r d a n s l e


quant à eux sont des signes institués nominalisme
en étant subordonnés à tel ou tel signe un enferme-
conceptuel, ils sont conventionnels, ment dans le
Fra Angelico (v. 1400-1455), L’Annonciation de Cortone (1433-1434).
donc variables selon les langues. L’ana- langage serait
lyse logique consiste d’abord à restituer un contresens
les relations sémantiques (signification, total si l’on comprend l’intention aller aux choses mêmes sans passer par
et référence en contexte propositionnel, ockhamienne de préciser au contraire le langage, confondaient précisément
dite en latin suppositio) entre ces signes les relations signifiantes entre mots et les mots et les choses, faute d’analyse
et les choses. choses. À ces critiques, les nominalistes critique du langage employé dans les
La philosophie se fait dès lors ana- qui se réclamaient d’Ockham répon- différentes disciplines, de la physique
lyse critique du langage. C’est pour- daient que leurs adversaires, croyant à la théologie. l

n Le réalisme de Duns Scot


John Duns Scot (1265-1308) est réellement identiques (en réalité, il n’y a donc qu’une seule et
à la fois l’adversaire principal de même chose désignée par deux noms différents), ou bien sont
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Guillaume d’Ockham, et l’une de distinctes de sorte qu’elles sont séparables, soit naturellement,
ses sources d’inspiration dans le soit du point de vue de la toute-puissance divine, dès lors qu’il
domaine de la métaphysique et n’est pas contradictoire que l’une existe sans l’autre.
de la théologie. L’un des points Or Duns Scot applique, entre autres, cette distinction formelle
essentiels du débat concerne au rapport entre la nature commune (l’humanité) et la différence
la théorie des distinctions, une qui l’individualise (et qui fait que Socrate est tel homme, Platon
DR

procédure courante dans la tel autre, etc., et non pas l’humanité en général). Cette thèse est
logique médiévale, mais particulièrement usitée par celui que totalement rejetée par Ockham, qui estime qu’une chose est de
l’on a surnommé le « docteur subtil ». soi individuelle, sans aucune autre chose, partie ou forme qui
Duns Scot ajoute à l’opposition classique entre distinction devrait lui être « surajoutée » pour qu’elle devienne un individu. Il
réelle et distinction de raison (ou conceptuelle) un troisième égrène longuement les contradictions qui, selon lui, résulteraient
type : la distinction formelle. Celle-ci doit être fondée dans la de la position scotiste (Somme de logique, livre I, chapitre 16).
structure même des choses, mais n’implique pas de séparabilité Dans cette polémique, c’est donc aussi le statut de l’universel
réelle entre les deux constituants (par exemple la matière et la qui est en cause. Récusant toute nature commune, Guillaume
forme d’une substance individuelle, ou l’espèce et la différence n’accorde aucun statut réel à l’universel, même en tant que
individualisante). On peut donc avoir une identité réelle et une composant des choses. Pour lui, l’universel est simplement un
distinction formelle du côté des choses, a parte rei. signe (conceptuel ou parlé), signifiant une pluralité de choses
Guillaume d’Ockham s’oppose frontalement à l’idée de singulières, et susceptible de se référer à elles selon différentes
distinction formelle a parte rei. Selon lui, deux choses sont modalités lorsqu’il est utilisé dans une proposition. l j.b.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 27


les grands penseurs du langage

L’école de
Port-Royal
Une grammaire
pour toutes les langues
La grammaire dite « de Port-Royal » entendait ramener à
des principes logiques la manière dont nos pensées prennent
forme dans le langage. Et ce, pour toutes les langues connues.

L
a Grammaire générale et raison- bien que le projet de grammaire ration- les principes de l’analyse du langage
née, dont la première édition date nelle naît en réponse au problème de la et des langues. Ces principes doivent
de 1660, est l’un des ouvrages les diversité linguistique, rendu sensible par servir à la description des langues, qu’on
plus célèbres de l’histoire de la linguis- les progrès continus de la description pourra concevoir comme l’application
tique, auquel on a pu accorder le statut des langues depuis le siècle précédent. « raisonnée » de cette grammaire géné-
de texte fondateur de la « grammaire rale. Par là même, la GGR inaugure bien
moderne » (1). La singularité de ce petit La manifestation des un nouveau programme scientifique,
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ouvrage tient en partie aux circons- pensées immédiatement sensible en France dans
tances de sa rédaction à quatre mains, La grammaire générale se veut en effet l’instauration d’un partage disciplinaire
par d’éminentes figures jansénistes reti- une exposition des « vrais fondements de durable entre grammaire générale et
rées à Port-Royal-des-Champs. Claude l’art de parler », par lesquels on pourra grammaire particulière. En cela, elle se
Lancelot (1615-1695), auteur de gram- rendre compte aussi bien du commun distingue des théories générales du lan-
maires du latin, du grec, de l’espagnol et que du particulier des langues. La géné- gage qui ont précédé (celles du Moyen
de l’italien, rapporte dans la préface de la ralité visée ne se confond donc pas avec Âge, et des grammaires humanistes de
Grammaire générale et raisonnée (GGR) l’universalité : si la théorie linguistique Scaliger ou Sanctius).
qu’il s’est assuré la collaboration du phi- d’Arnauld et Lancelot n’est pas restreinte Quels sont ces « vrais fondements »
losophe et théologien Antoine Arnauld à une langue particulière, elle s’appuie de la grammaire ? Pour Arnauld et
(1612-1694) afin de lui soumettre ses sur l’observation synchronique de Lancelot, ils sont d’ordre tout à la fois
interrogations sur « les raisons de plu- quelques langues connues (le latin et le psychologique et anthropologique : la
sieurs choses qui sont, ou communes français principalement, mais aussi l’hé- raison humaine est universellement
à toutes les langues, ou particulières à breu, le grec, l’italien et l’espagnol) sans partagée et le langage est toujours la
quelques-unes ». Ce modeste récit dit préjuger des aménagements du modèle manifestation des pensées au moyen
que pourrait occasionner la prise en de l’assemblage des mots, signes de nos
n VaLérie raby
Maître de conférences à l’université Paris-VII,
compte de langues moins familières. La
grammaire générale se situe vis-à-vis des
idées. Ainsi, par exemple, on explique
l’existence de dérivés de noms (ferreus
laboratoire Histoire des théories linguistiques. grammaires particulières dans un rap- en latin ou de fer en français) par l’ajout
port d’antériorité logique : elle rassemble au mot qui signifie la substance (les
28 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
noms ferrum et fer) de la signification grammaticale (les classes de mots et les
de la chose à laquelle cette substance règles morphosyntaxiques – c’est-à-dire
se rapporte : cette addition d’idées se l’étude des variations formelles de l’as-
traduit en latin par l’adjectif (ferreus), en sociation des mots) pour élaborer une
français par l’association de la préposi- syntaxe sémantique, toujours rapportée
tion et du nom (de fer). à l’ordre des opérations intellectuelles.
Le programme scientifique ouvert par
Créations humaines Port-Royal s’est poursuivi et transformé,
Ce processus de traduction de la en France et en Europe, très avant dans
pensée en mots est imparfait, parce le 19e siècle. Bien que certains succes-
que les langues sont des créations seurs des Messieurs, Nicolas Beauzée en
humaines, c’est-à-dire des réalisations particulier, se soient efforcés d’y intégrer

Josse/Leemage
contingentes, limitées, hétérogènes et un nombre croissant de langues, ce
contraintes par les divers besoins pra- cadre théorique a paru inadapté à la
tiques de la communication. La tâche grammaire historique et comparée telle
de la grammaire générale consiste à qu’elle s’est développée au 19e siècle.
Jacob Jordaens (1593-1678), Les Quatre
identifier ces distorsions entre l’ordre Il reste que la grammaire générale a Évangélistes (v. 1625), musée du Louvre.
des idées et celui de leur expression, produit un nombre impressionnant de
de manière à rapporter les séquences connaissances, particulièrement dans (1) Voir Marc Dominicy, La Naissance de la grammaire
linguistiques aux séquences de pensée le domaine de la syntaxe et de la théorie moderne, Mardaga, 1984, et Jean-Claude Pariente,
dont elles sont l’image. C’est pourquoi des temps. l L’Analyse du langage à Port-Royal, Minuit, 1985.
la GGR est indissociable de La Logique

n
ou l’Art de penser, parue sous une pre-
mière version en 1662 et rédigée par
le même Arnauld, associé cette fois au Le signe, représentant de l’idée
théologien Pierre Nicole (1625-1695). La
logique, alors conçue comme la disci- La théorie du signe est exposée dans répond au besoin de représenter les
pline qui fait réflexion sur les opérations La Logique ou l’Art de penser : « Quand différents types d’idées et d’opérations
naturelles du raisonnement humain, on considère un objet en lui-même et sur les idées qui sont universellement
constitue la charpente théorique de dans son propre être, sans porter la vue partagés et en nombre fini : ces types
la grammaire générale : « On ne peut de l’esprit à ce qu’il peut représenter, correspondent aux classes de mots
bien comprendre les diverses sortes de l’idée qu’on en a est une idée de chose, identifiées par la grammaire. La théorie
significations, qui sont enfermées dans comme l’idée de la Terre, du Soleil. Mais du signe justifie donc l’organisation de
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les mots, qu’on n’ait bien compris aupa- quand on ne regarde un certain objet la GGR, qui étudie successivement les
ravant ce qui se passe dans nos pensées, que comme en représentant un autre, signes verbaux comme entités sonores
puisque les mots n’ont été inventés que l’idée qu’on en a est une idée de signe, et graphiques (les sons et les lettres),
pour les faire connaître.» et ce premier objet s’appelle signe. puis comme unités signifiantes : d’abord
La grammaire importe donc un cer- C’est ainsi qu’on regarde d’ordinaire la face corporelle du signe linguistique,
tain nombre de concepts d’origine les cartes et les tableaux. Ainsi le signe puis sa face spirituelle. Si La Logique
logique, au premier rang desquels enferme deux idées, l’une de la chose s’intéresse au problème de la liaison
celui de proposition. La proposition qui représente, l’autre de la chose réciproque des idées et des mots,
est conçue comme la contrepartie lin- représentée ; et sa nature consiste à c’est essentiellement pour examiner
guistique du jugement, opération intel- exciter la seconde par la première (1). » les erreurs et équivoques qui naissent,
lectuelle par laquelle nous affirmons La signification est donc un processus dans la communication verbale, d’une
qu’une chose que nous concevons est par lequel l’esprit conçoit une chose mauvaise interprétation de cette relation
telle ou n’est pas telle, comme quand comme représentante d’une autre. de signification (2). l v.r.
nous disons la terre est ronde (sujet-est- La division des signes donne aux mots
attribut). À partir de là, tous les énoncés le statut de « signes d’institution des (1) Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou
pensées », et aux caractères (les unités l’Art de penser, 1662, rééd. Gallimard/BnF, 2016.
des langues naturelles pourront être
(2) Martine Pécharman, « Les mots, les idées, la
analysés à l’aune du modèle proposi- de l’écriture) celui de signes d’institution
représentation. Genèse de la définition du signe dans
tionnel. La théorie de la proposition des mots. Les signes linguistiques sont La Logique de Port-Royal », Methodos (en ligne),
permet d’examiner à nouveaux frais les donc arbitraires, mais leur invention n° 16, 2016.
outils d’analyse hérités de la tradition
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 29
les grands penseurs du langage

August Schleicher
Les racines
des langues
Czech Academy of Sciences

indo-européennes
Stimulée par la découverte du sanskrit, la « grammaire comparée »
se développe tout au long du 19e siècle, avec l’ambition de
reconstruire une histoire naturelle des langues indo-européennes.

D
u 19e siècle, on a pu dire que des langues (1865) d’August Schleicher morphologiques et syntactiques tirées
c’était celui de l’histoire, du (1821-1868), où le philologue, profes- de l’observation, Schleicher en établit
romantisme philosophique, seur à Iéna, redéfinit les objectifs de la la filiation, cherchant parfois à saisir un
du nationalisme, des peuples et de leurs linguistique comparative, telle qu’elle se « chaînon manquant », et surtout à fixer
« cultures ». À juste titre, mais c’est aussi pratique depuis la fin du 18e siècle. Elle les traits d’une hypothétique « langue
celui, moins bien connu, de l’invention a pour objectif de reconstruire l’arbre mère » (Ursprache), sorte d’ancêtre fon-
d’une science historique des langues généalogique des langues sur la base dateur disparu de toute la famille : la
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plus directement inspirée par le modèle de leurs liens de parenté et des lois qui langue « indo-européenne ». Ce sera le
des sciences naturelles de l’époque et de gouvernent leurs transformations. Pour Graal de certains de ses continuateurs
la théorie qui, graduellement, s’impose : ce faire, le linguiste procède comme et disciples, et le début d’un long et hou-
le « transformisme », plus tard appelé le zoologue, et considère les langues leux débat sur l’existence d’une civili-
« évolutionnisme ». comme autant d’espèces biologiques sation et d’un peuple indo-européens.
évoluant sous l’effet de forces qui n’ont Car les vues de Schleicher ne sont pas
Les langues comme rien de conscient. C’est ainsi que Schlei- exemptes d’à-côtés anthropologiques.
des espèces biologiques cher lui-même, à l’instar de l’essentiel de Il pense, comme beaucoup de ses collè-
Chose remarquable, ce développe- ses collègues, s’emploie à reconstruire la gues et comme l’a professé Wilhelm von
ment unique au monde a pour cadre généalogie des langues dites indo-euro- Humboldt (p. 32), que langues et cultures
quasi exclusif les pays de langue germa- péennes, à savoir un grand nombre de sont les miroirs l’une de l’autre. Or, elles
nique, avec quelques apports scandi- langues mortes et vivantes dont, depuis ne se valent pas : certaines sont plus évo-
naves. Il culmine dans les années 1860, William Jones, les philologues ont signalé luées que d’autres.
avec l’Abrégé de la grammaire comparée puis montré les liens de parenté avec le Schleicher considère, en particulier,
des langues indo-européennes (1862) sanskrit, la plus ancienne langue écrite que, les langues synthétiques (le sanskrit,
et La Théorie darwinienne et l’esprit en Inde. Cela va du latin, du grec et de l’allemand, le grec, le latin) dépassent en
l’allemand (ancien et moderne), aux lan- raffinement les autres. Ce jugement de
gues celtiques et slaves, et jusqu’à l’alba- linguiste connaîtra des réemplois idéo-
n nicoLas Journet nais, l’arménien et le persan. Armé d’une
une panoplie de règles phonétiques,
logiques ravageurs jusqu’au 20e siècle.
Mais la grammaire historique de
30 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
Schleicher ne s’est pas édifiée en un jour.
Elle résulte de l’accumulation patiente
par ses prédécesseurs d’observations
sur les langues anciennes et modernes,
leur classement en « familles » et l’éta-
blissement de régularités permettant
de passer de l’une à l’autre. Cette dis-
cipline, baptisée « grammaire compa-
rée » par le poète Friedrich von Schlegel
en 1808, est développée par son frère
Wilhelm von Schlegel (1767-1845), qui,
en travaillant sur la morphologie et la
syntaxe comparées, identifie les langues
« isolantes » (asiatiques), « affixantes »
(turc) et « flexionnelles ». Ces dernières
sont nombreuses dans la famille qu’on
appelle encore selon le cas indo-ger-
manique, scythe ou indo-européenne.

Utexas.edu
En 1822, Jacob Grimm (1785-1863) se
penche sur la phonétique du grec, du
latin et des langues germaniques : là où
les premières comportent un « p », les considère comme étant la « langue « progrès » ou de « dégénérescence » des
secondes mettent un « f », un « p » pour mère » de toutes les autres. langues. Ils réfutent les liens nécessaires
un « b », etc. Ces règles de mutation Restait à en tracer l’arbre généalogique : entre langue et culture. Ils entendent
consonantiques, résultant d’une trans- ce sera l’entreprise de Schleicher qui, produire des lois de changement pho-
formation supposée protohistorique, de surcroît, tentera de faire revivre ce nétique plus rigoureuses et universelles :
recevront le nom de « loi de Grimm » qu’il considère l’ancêtre perdu de la même les exceptions doivent obéir à des
et, malgré leur fragilité (il y a des excep- famille, la langue indo-européenne. causes, et celles-ci doivent être trouvées.
tions), feront partie de l’attirail cou- Par sa méthode, Schleicher met en Ils introduisent des notions comme
rant des comparatistes permettant place les différentes branches de ce l’analogie (interne à une langue) et l’em-
d’établir des liens de parenté entre les qui est train de devenir une science du prunt (d’une langue à l’autre). Leurs
langues. Le philologue danois Rasmus langage : phonétique, morphologie, exigences de méthode, très positivistes,
Rask (1787-1863), lui, est connu pour syntaxe et sémantique. leur font comprendre les écueils d’une
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avoir rapproché, sur la base de com- linguistique historique largement fon-


paraisons lexicales et phonétiques, Les néogrammairiens dée sur l’étude de textes écrits : seule
l’ancienne langue islandaise (vieux Si le darwinisme et le naturalisme de l’étude de la langue orale rend compte
norrois), le gotique, le lituanien, le Schleicher se heurteront bientôt à des de sa réalisation sonore. Parallèlement,
vieux slave, le grec et le latin. Il est aussi critiques, son influence a été néanmoins d’autres dogmes, comme la conception
celui des grammairiens qui, le premier, très importante dans la mesure où, selon représentative de la pensée par le lan-
a professé une analogie entre l’his- Marie-Anne Paveau, « la diffusion de sa gage, sont bousculés, notamment par
toire des langues et celle des espèces pensée alla souvent de pair avec l’intro- William Whitney (1827-1894) : selon lui,
vivantes, tirant ainsi la linguistique du duction du comparatisme », notamment la fonction première du langage, c’est la
côté des sciences naturelles et empi- en France où la grammaire comparée communication, et il convient de bien
riques, à la différence de ses collègues sera enseignée, entre autres, par Michel distinguer la compétence langagière
allemands plus imprégnés de roman- Bréal, Abel Hovelacque, Gaston Paris, (universelle, innée) de ses réalisations
tisme lyrique. Franz Bopp (1791-1867), James Darmesteter et Antoine Meillet. particulières (les langues naturelles).
enfin, est une figure encore plus impor- Parmi la génération suivante de «compa- Ces idées nouvelles ne tomberont pas
tante pour la grammaire comparée ratistes », beaucoup se tourneront contre dans les oreilles d’un sourd : parmi les
dans la mesure où son œuvre, étalée les présupposés aussi bien romantiques « néogrammairiens » se trouve un certain
entre 1816 et 1866, confirme, à partir de que lourdement évolutionnistes de leurs Ferdinand de Saussure qui, au début du
l’étude des conjugaisons, l’étendue de aînés : ils jugent spéculatives la recherche 20e siècle, formulera la théorie du lan-
la famille indo-européenne et ses liens d’une «langue mère», les reconstructions gage considérée comme fondatrice de la
de filiation avec le sanskrit, que Bopp historiques, tout comme les notions de linguistique moderne. l
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 31
les grands penseurs du langage

Wilhelm
Gottlib Schick/ Deutsches Historisches

von Humboldt,
Museum, Berlin

théoricien de la
diversité des langues
Selon Wilhelm von Humboldt, les langues véhiculent une vision du
monde propre à chaque communauté humaine.

L
a réflexion linguistique de Un voyage d’étude dans le Nord-Ouest tout dynamique constitué de parties
Wilhelm von Humboldt (1767- de l’Espagne le convainc que la langue, organisées entre elles œuvrant conti-
1835), ministre d’État prussien et en raison de ses propriétés, peut devenir nuellement à une cohérence interne.
fondateur de la nouvelle université de le vecteur de ce qui particularise une Le concept d’organisme* contient pour
Berlin, se développe dans le cadre de nation. En définissant la langue dans Humboldt les éléments de réponse aux
son projet anthropologique de caracté- des rapports de dépendance avec la questions sur l’origine du langage et sur
risation des nations (1796-1798) (1). La pensée, l’homme et la nation, Humboldt
langue est alors, pour lui, un élément postule que la diversité humaine peut
parmi d’autres de cette description être étudiée à partir de la diversité des nmots-clés
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physique et intellectuelle du groupe langues (2).


EnErgEia
humain à laquelle il entend parvenir. L’originalité théorique de Humboldt
le langage est défini comme energeia,
La rencontre avec la langue et la culture réside en une approche globale du lan-
« une activité en train de se faire »,
basques est décisive dans l’évolution gage : la langue est pensée sous tous ses
opposée à ergon, un « ouvrage fait ».
de son anthropologie comparée vers aspects cognitif, expressif, communica-
une linguistique. En effet, la situation tif, historique et social conçus en liens organisme
d’isolement géographique et historique les uns avec les autres. C’est la première métaphore utilisée pour évoquer le
du Pays basque inchangée depuis des fois dans l’histoire occidentale de la des- langage comme une force vivante qui
siècles, associée à une langue d’origine cription des langues que se développe évolue au sens de « se transformer » et
inconnue, constitue pour Humboldt, un intérêt scientifique pour la diversité de « s’exécuter ».
un terrain d’observation privilégié du linguistique au point de projeter d’en Vision du monde
rapport nation-langue qu’il veut cerner. faire l’objet d’une science linguistique (WEltansicht)
autonome. Propriété du langage qui propose de
nanne-marie
cHabroLLe-cerretini
Rompant définitivement avec la
conception dualiste qui séparait pensée
saisir la réalité abstraite et concrète.
Humboldt prend soin de distinguer la
Professeure de linguistique à l’université de et langage, Humboldt affirme que le vision du monde d’une conception du
Lorraine, elle est l’auteure de La Vision du monde langage doit être appréhendé comme monde (Weltanschauung) qui est un
de Wilhelm von Humboldt. Histoire d’un concept une création, comme une « activité » et discours construit, une interprétation du
linguistique, ENS, 2008. non un résultat (energeia*). Le langage monde.
est une composante de l’homme, un
32 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
la participation de ce dernier à l’élabo- du monde d’une langue corres-
ration de la pensée. Humboldt soutient pond à la somme des éléments
en effet que le développement de la structurels qui auront été validés
faculté de langage n’a été possible dans par un emploi dans une finalité
le cerveau humain que lorsque l’homme esthétique.
a présenté une maturité suffisante pour Homme de grande rigueur et
en faire usage. Il inverse ainsi la rela- d’ambition scientifique, Hum-
tion causale habituellement avancée boldt s’intéresse à toutes les lan-
en déclarant que c’est bien le langage gues sans distinction, chacune
qui génère un besoin de communica- étant un exemplaire de l’aptitude
tion et non le contraire. Le langage se humaine au langage. Il travaille
retrouve de fait naturellement associé à en priorité sur les langues les plus
la structuration de la pensée et va servir exotiques, les moins connues des
de médiation avec la réalité. À la fonc- Occidentaux. Il est aidé en cela par
tion d’analyse de Condillac, Humboldt son frère cadet, Alexander, le géo-
oppose celle de synthèse qui confère graphe-cartographe naturaliste,

Library of Congress, Washington


au langage une double faculté créatrice que l’on surnomme le second
d’expression et de compréhension du découvreur de l’Amérique. Ce
monde, du connu et de l’inconnu et de dernier reviendra de ses voyages
l’expérience humaine. avec notamment des grammaires
et vocabulaires de langues amé-
La propriété cognitive du rindiennes. Humboldt est aussi
Broderie japonaise représentant des objets
langage épaulé par un jésuite espagnol,
étrangers légendée en anglais et en japonais.
Humboldt poursuit sa proposition bibliothécaire pontifical du palais
novatrice en posant que l’interaction du Quirinal à Rome, qui lui facilitera polynésiennes (Karl Buschmann),
continue entre pensée, langage et l’accès à des documents sur des langues amérindiennes (Lucien Adam), mais
monde est fécondée par une nation. du monde entier amassés par des mis- aussi dans l’œuvre de linguistes qui, en
Chaque langue naîtra de ces interdé- sionnaires espagnols et italiens. plus d’avoir décrit des langues amérin-
pendances uniques. C’est le concept diennes ont contribué au fondement
de vision du monde* qui désigne chez L’héritage de la linguistique d’outre-Atlantique et
Humboldt la propriété cognitive du lan- Humboldt et son travail sont connus de d’une de ses émanations, l’ethnolinguis-
gage. Elle se réalise dans chaque langue son vivant par les linguistes allemands, tique (Franz Boas, Edward Sapir, Benja-
particulière qui découpe, organise le mais aussi français, italiens, espagnols, min Whorf). En stylistique, l’approche
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monde extralinguistique afin de per- autrichiens, suisses et américains. Ses circulaire des textes littéraires de Leo
mettre à l’homme d’appréhender cette prises de position sur des sujets discutés Spitzer affiche son affinité avec la pen-
réalité, de s’y situer et d’y référer. Chaque à l’époque tels que la généalogie des sée de Humboldt. Plus proche de nous,
langue propose ainsi, par essence, une langues, la classification, la description le poète-linguiste-traducteur Henri
vision du monde. Ce concept permet de du chinois, l’étude linguistique en géné- Meschonnic (4) a proposé une poétique
penser, pour la première fois, la diversité ral, ont facilité la diffusion de ses idées. du traduire fortement imprégnée de
linguistique au niveau des représenta- Son projet, malgré tout, remporte peu la théorie du langage de Humboldt.
tions conceptuelles et non plus au seul d’adhésion ne correspondant pas à l’ho- Aujourd’hui, cette théorie est reconnue
niveau des réalisations graphiques et rizon d’attente des années 1820, toutes comme incontournable pour continuer
phoniques. La linguistique humbold- tournées vers la grammaire comparée. à penser la diversité des langues. l
tienne (3) se mène dans deux directions Dès le milieu du 19e siècle, la récep-
convergentes. C’est, d’une part, un pro- tion de la linguistique de Humboldt (1) Wilhelm von Humboldt, Journal parisien (1797-
1799), Honoré Champion, 2013.
gramme de description structurale des se caractérise essentiellement par un (2) Wilhelm von Humboldt, Sur le caractère national des
langues et, d’autre part, une étude her- éclatement théorique et une distorsion langues et autres écrits sur le langage, Seuil, 2000.
méneutique de la littérature des nations, des concepts. Cependant, sa pensée (3) Jürgen trabant, Humboldt ou le sens du langage,
puisque c’est dans l’œuvre littéraire, exerce une influence réelle de façon plus Mardaga, 1995.

âme spirituelle de la nation, que Hum- ou moins souterraine dans les travaux (4) Henri meschonnic, « Théorie du langage, théorie
politique, une seule stratégie », Études littéraires, vol. IX,
boldt entend dégager l’usage privilégié de description structurale des langues n° 3, décembre 1976 ; Pour la poétique, t. V., Poésie sans
que les locuteurs font de la structure de africaines (Hermann Steinthal), finno- réponse, Gallimard, 1978 ; Poétique du traduire, Verdier,
la langue. Point de jonction, la vision ougriennes (Lucien Tesnière), malayo- 1999.
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 33
les grands penseurs du langage

John Stuart Mill


Le langage sert
à dire le monde
London Stereoscopic Company/Getty

Selon John Stuart Mill, nos propos sont vrais


quand ils désignent des objets qui font partie du
monde. Leur sens vient, en quelque sorte, de
surcroît.

E
nfant prodige, John Stuart de logique déductive et inductive, au mot « nom ». L’anglais, dans ce
Mill (1806-1873) commence qui paraît en 1843, est le fruit d’une domaine, est mieux loti que le fran-
à apprendre le grec à 3 ans. À vingtaine d’années de réflexion. Il y çais, car il dispose de deux mots :
12 ans, lorsque son père ajoute à son tente modestement de systématiser « noun », l’unité formelle, ou par-
cursus l’Organon d’Aristote et les les meilleures idées des meilleurs tie du discours et « name », dans le
traités de logique scolastique, il lit penseurs et ainsi rendre accessible sens d’« attribution d’une appel-
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déjà les grands textes de l’Antiquité, une méthode de raisonnement qui lation ». Par « name », Mill entend
en latin et en grec à livre ouvert. Il conduira le plus grand nombre au tout ce qui peut faire l’objet d’une
adore l’histoire, raffole des sciences plus grand bonheur possible. Et, affirmation ou d’une négation. Ce
expérimentales et dévore les traités puisque le raisonnement ne peut pas fragment de discours, qui peut être
de chimie. Dans son autobiographie, se passer des mots, Mill consacre le constitué d’un seul mot, ou groupe
il raconte que c’est à cette époque premier livre du traité à la définition de mots, est un être logique (Mill
qu’il commence à réfléchir à « l’utilité des noms et des propositions. affectionne le terme « being ») qui ne
de la logique syllogistique » et com- se définit ni par sa nature ni par sa
ment trois ans plus tard, en décou- Le statut particulier du forme. Dans la proposition « l’or est
vrant la démarche syllogistique de verbe « être » jaune » (« gold is yellow »), la qualité
son parrain Jeremy Bentham, tout Ce premier livre est lu par tous ceux jaune de la substance or est affirmée ;
tombe, comme par magie, en place : qui s’intéressent à la grammaire et à dans la proposition « Franklin n’est
son chemin est tracé. Le Système la linguistique. Son originalité tient pas né en Angleterre » (« Franklin
à la haute estime de Mill pour les was not born in England »), le fait
grammairiens du Moyen Âge, à la d’être né en Angleterre est nié pour
réintroduction de quelques idées ce qui est de Franklin (1). L’or (« gold »),
n dairine ni cHeaLLaigH
Professeur émérite de linguistique à l’université
fondamentales sur le langage,
comme la dénotation et la connota-
jaune (« yellow »), Franklin est né en
Angleterre (« born in England ») sont
de Toulon. tion, le statut particulier accordé au tous, d’après le système de Mill, des
verbe « être » et le sens qu’il donne « names » (des appellations), dont
34 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
la particularité est de renvoyer à un ment dans le contexte de la relation sélectionner un ou plusieurs traits de
référent. Ainsi, dans le système de entre une appellation et ses attri- caractère de telle ou telle entité (en
Mill, « jaune » dans « l’or est jaune » buts. En d’autres termes, la notion général célèbre) et de l’appliquer à
est un nom, alors que dans « elle a mis de sens est indissociable de celle de une autre entité : c’est un Mazarin,
sa robe jaune », « elle » est un nom et connotation. etc. Mais on observera que les traits
« jaune » n’est qu’un des constituants Par connoter, il faut comprendre de caractère individuels ne doivent
du nom « mettre-sa-robe-jaune ». Le noter de surcroît. Ainsi, lorsque je dis pas être confondus avec des attributs
grammairien, pour qui « jaune » est « mon chat est sorti par la fenêtre », généraux. Or les attributs portés par
un adjectif et « elle » un pronom est je désigne (dénote) deux référents la connotation, au sens de Mill, s’en-
réticent, mais Mill délimite très clai- dans l’univers phénoménal : une pre- tendent dans la généralité. Le malen-
rement son domaine, sa priorité est mière chose, « mon chat », et l’événe- tendu, ici, semble reposer en partie
la valeur de vérité. Il part d’ailleurs ment/chose, « sortir par la fenêtre » ; sur une mauvaise compréhension
d’un constat très simple, à savoir : 1) ces deux appellations sont mises de « connotation » au sens technique.
que la recherche de la vérité se fait en rapport et, par le truchement de Le nom propre, appellation indivi-
dans le cadre unique de l’affirmation la copule, transformées en acte de duelle non connotative, dans la ter-
et de la négation ; 2) qu’affirmer ou croyance. minologie de Mill, sert donc d’indice
nier constitue une opération de pen- Si je remplace mon chat par Maza- (clue) pour faire surgir le référent
sée, à savoir, un acte de croyance ; 3) rin, mon assertion aura la même dans l’esprit de l’interlocuteur. Dans
que tout acte de croyance requiert valeur de vérité, mais la mécanique le cadre normal du code conversa-
au minimum deux objets de pen- sémantique ne sera pas la même. tionnel, il est clair qu’on ne peut pas
sée ; 4) que ces objets de pensée, qui Dans le premier cas, je désigne mon dire « j’ai vu Marie aujourd’hui » sans
peuvent viser des entités physiques chat par son appartenance à l’es- que les participants soient tacitement
ou psychiques, sont par définition pèce chat, à savoir, « petit mammifère en accord sur l’identité de la per-
nommables. familier à poil doux (Grand Robert) ». sonne ainsi nommée. Autrement dit,
Attention, il ne s’agit pas de l’idée que dans l’espace discursif, nous faisons
Le sens est indissociable de je me fais de l’animal appelé chat, momentanément « comme si » une
la connotation mais de mon chat individuel chéri ; seule Marie existait, celle à laquelle
Le propre d’une appellation est il y a donc à la fois dénotation et on pense. S’il y a la moindre ambi-
donc d’être « le nom de quelque connotation. Dans le second cas, en guïté, le moindre doute, on ajoutera
chose » (the name of something), le nommant par son nom individuel, un moyen supplémentaire d’iden-
c’est-à-dire d’être catégorématique je mets entre parenthèses ses attri- tification, tel que « Marie-Bernard »
(autre terme emprunté aux modistes, buts. Autrement dit, je dénote sans ou « mon-amie-Marie ». Pour Mill ce
grammairiens du 13e siècle) ; l’appel- connoter. serait, dans chaque cas, des noms
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lation nomme la chose elle-même individuels connotatifs complexes.


et non pas l’idée de la chose. Elle Les objets de l’univers Ces observations confirment les
n’est donc rien d’autre que l’indice phénoménal remarques de Mill selon lesquelles,
(« clue ») qui conduit à la chose (objet Cette manière de définir le nom à la différence des thèses idéalistes,
du monde ou objet de pensée). À propre par rapport au nom commun les appellatifs ne renvoient pas aux
la différence des mots, les appel- a fait couler beaucoup d’encre et, idées, mais aux objets de l’univers
lations n’ont pas de passé, chaque comme c’est souvent le cas, che- phénoménal. C’est une conception
occurrence est sui generis. L’acte de min faisant, le terme connotation a dite « externaliste » ou « réaliste » du
croyance est un événement réfé- changé de sens. Pour la plupart des langage, dont on retrouvera la pré-
rentiel ad hoc. Pour Mill, les appel- locuteurs d’aujourd’hui, y compris sence chez les penseurs logiciens
lations sont des signes dans le sens les analystes du langage, « conno- du 20 e siècle, comme Ludwig Wit-
de signum, c’est-à-dire de simples tation » a pris le sens, très dilué, de tgenstein dans sa première période
indices qui, par le truchement des « porteur d’associations secondaires » (p. 42). l
images mentales qu’ils véhiculent, ajoutées au sens premier. Ainsi, ils
nous conduisent directement aux parieront que mon chat Mazarin
choses. La dichotomie que Ferdinand est un chat mâle de race (Mazarin
de Saussure établira entre signifiant était un noble personnage), et feront (1) Ce sont les deux exemples d’illustration proposés
et signifié n’a pas de place ici. Dans peut-être remarquer que je ne dois par John Stuart Mill (Système de logique déductive et
le système de Mill, en effet, le terme pas être tout à fait nulle en histoire. inductive, 1843).

« sens » (meaning) s’emploie unique- Mais rien n’interdit, loin s’en faut, de
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 35
les grands penseurs du langage

Charles 
US Department of Commerce/NOAA

S. Peirce
Le triangle sémiotique
Charles Sanders Peirce, fondateur de la sémiotique, science des
signes, est l’inventeur d’une approche incarnée du signe qui a
ouvert la voie à une science interprétative du récit.

P
hilosophe et logicien né à Cam- qui les unissent. Il formule ainsi en Exemple de signe visuel : face à une
bridge (États-Unis), fils de 1867 une théorie des « catégories » ou empreinte laissée par un animal, le
mathématicien et lui-même « modes d’êtres » qui reprend le projet trappeur lira la trace du renard qu’il
formé dans cette spécialité, Charles des catégories de l’esprit de Kant, pour traque depuis le matin, et qui lui
S. Peirce est reconnu comme étant en donner une tout autre version. Il indique la voie à suivre. Mais un natu-
l’un des fondateurs, avec John Dewey pose que toute chose est connaissable raliste la lira autrement : comme la
(1859-1952) et William James (1842- sous trois aspects : en tant que chose, en preuve que l’espèce renard est pré-
1910), du pragmatisme, une tradition tant que représentation, et en tant que sente dans la région. Quant à celui qui
philosophique influente aux États- concept (qu’il appelle « fondement »). n’y voit qu’un dessin dans le sable, c’est
Unis. Le pragmatisme est la théorie Cette présentation « triadique » fixe le pour lui l’occasion de prendre une jolie
selon laquelle la valeur des connais- cadre du développement de sa pensée, photo.
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sances tient à leurs effets, aussi bien laquelle sera retenue comme fonda- Dans la sémiotique de Peirce, l’origi-
intellectuels qu’expérimentaux, et non trice d’une science générale des signes, nalité réside dans la fonction « inter-
à leur conformité à des principes. Pen- qu’il appelle « séméiotique », anticipant prétante » (qui ne figure pas chez
seur prolifique et encyclopédique, sur les vues plus strictement linguis- Saussure). L’interprétant ne désigne
Peirce suivra une carrière atypique, tra- tiques de Ferdinand de Saussure. pas la personne (bien que sa présence
vaillant d’abord comme astronome et soit indispensable), mais bien l’opéra-
physicien, puis se retirant à 48 ans pour Tout signe s’interprète tion de pensée qui assure le lien entre
achever son œuvre philosophique, Tout d’abord Peirce met de l’ordre dans le signe et ce qu’il désigne, le référent.
laquelle ne sera en grande partie éditée les différentes sortes de signes : l’icône En matière de langage, il est particu-
que bien après sa mort. (représente visuellement), l’indice lièrement probable que l’interprétant
Peirce est d’abord un logicien qui a (montre), le symbole (signifie). Ensuite, appartienne lui-même au langage.
apporté des contributions notoires à il cherche à définir le travail commun Par exemple, si j’ouvre un diction-
la logique algébrique. Mais ses intérêts qu’ils accomplissent, et le dispose en naire à l’article « homme » je lirai sans
sont très larges, et embrassent tous les un triangle. Tout processus signifiant doute qu’il s’agit d’un « être humain de
grands problèmes de la connaissance, (langagier ou visuel) comporte trois sexe masculin » : cette définition est un
du langage, du réel et des rapports éléments : le signe lui-même (repre- interprétant du mot « homme ». Mais
sentamen), l’objet singulier auquel il ce n’est pas le seul : « homme » peut
réfère (référent), et un troisième terme signifier « être courageux » (comme
n nicoLas Journet (l’interprétant) qui met le premier en
relation avec le second.
dans « sois un homme »), ou ne pas
avoir de sexe (comme dans « Droits de
36 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
l’homme »). De même, l’article « chien » tions toujours nouvelles, ce qui entre narratifs, mettra en place les notions
dira « mammifère de la famille des en harmonie avec l’esprit même du de « lecteur modèle » et d’« auteur
canidés ». Mais chien signifie aussi pragmatisme, lequel s’intéresse aux modèle », ainsi que celles de « mondes
« ami fidèle » ou au contraire « ani- choses (ici, les mots) en tant que ce possibles » et d’« isotopie » (cohérence),
mal servile et méprisable ». Selon les qu’elles font, et ne leur attribue pas qui ont les mêmes fonctions : celles de
contextes, le même mot se verra attri- d’essence. mettre des limites à l’interprétation et
buer une signification différente, ce qui Par cette démarche, Peirce a ouvert la à la sémiose illimitée. Mais en théorie,
n’est pas une découverte en soi. voie à une sémiologie faisant place au ces limites ne sont jamais définitive-
Mais Peirce va plus loin, car il fait caractère « triangulaire » du signe, et ment fixées. ●
remarquer que « être humain » et donc à la multiplicité des interpréta-
« sexe masculin » sont susceptibles tions, dont Umberto Eco sera l’un des ŒUVRES PRINCIPALES
de recevoir une définition, de même continuateurs remarqués. Cependant,
que « mammifère », « canidé », « ami il est déroutant d’affirmer qu’un signe ● collected Papers
fidèle » et « animal servile », de sorte (en l’occurrence un mot) peut renvoyer 6 vol., posth., 1931-1935, rééd. Harvard
University Press, 1960.
que, de fil en aiguille, les interprétants à l’ensemble de toutes les significations
deviennent à leur tour des signifiants possibles. Cela entraîne, par exemple, ● Écrits sur le signe (1885-1911)
qui doivent être interprétés. Et ainsi qu’une phrase peut virtuellement Trad. fr. Seuil, 1978.
de suite : ce processus de signification, prendre une infinité de significations.
POUR ALLER PLUS LOIN…
Peirce le conçoit comme une dérive Ce qui ne correspond pas à l’usage
virtuellement sans limites (c’est la courant que nous faisons du langage. ● Le signe
« sémiose illimitée »). Le modèle de Aussi, Peirce admet que nos « habi- Umberto Eco, 1990, rééd. LGF, 2002.
Peirce rend compte du fait que le sys- tudes » font que nous donnons plus
● Les Limites de l’interprétation
tème des signes langagiers n’est pas volontiers un sens qu’un autre à une
Umberto Eco, Grasset, 1992.
clos, qu’il est ouvert à des interpréta- phrase. U. Eco, lui, à propos de textes
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La famille
dans tous ses états !
Sébastien Dupont
Psychologue, thérapeute familial, chercheur asso-
cié à l’Université de Strasbourg. Il est l’auteur de
Seul parmi les autres : le sentiment de solitude chez
l’enfant et l’adolescent (Érès, 2010).

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200 pages - 12,70 €

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 37


les grands penseurs du langage

Gottlob Frege
Bertrand Russell
Pictorial Press Ltd/Alamy

Les illusions Hulton Getty

du langage ordinaire
Au tournant du 19e siècle, Gottlob Frege et, à sa suite,
Bertrand Russell, dénoncent l’imprécision du langage naturel
quand il est utilisé à des fins scientifiques et affirment la force
affirmative de la vérité de nos pensées.

G
ottlob Frege (1848-1925) et Ber- d’une expression, il devient inévitable à l’existence. Le dialogue que Frege
trand Russell (1872-1970) ont de traiter du langage, en particulier des a eu avec le théologien Bernhard
mis l’accent, en tant que logi- illusions que celui-ci entretient sur la Pünjer (1), montre combien cette rela-
ciens philosophes sur la souveraineté, nature des pensées exprimées, comme tion magique du langage est confortée
non de la conscience, mais de la pensée. l’illusion de voir naître et disparaître les par des arrière-pensées théologiques.
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En effet, la tâche de la logique selon pensées par le seul fait de les affirmer Dans la proposition « Dieu existe », le
Frege n’est pas de dire comment les ou de les nier : nous n’avons pas ce mot « Dieu » n’est pas un nom propre
gens pensent, ni d’indiquer ce qu’ils pouvoir créateur sur les pensées par le qui désigne un être singulier qui serait
tiennent pour vrai. Si cela avait été le cas, seul fait de les exprimer. Frege dénonce Dieu, c’est un mot conceptuel incom-
si la logique s’intéressait à ces processus, le pouvoir destructeur que le langage plet du type « ce qui a le maximum de
elle devrait accorder une grande impor- ordinaire accorde spontanément à la réalité » : affirmer son existence, c’est
tance au langage. Or, Frege considère négation : la négation ne découpe pas dire qu’un concept exprimé ainsi n’est
que l’objet propre de son étude n’est pas les pensées. Elle n’est qu’un opéra- pas vide. Mais le langage entretient l’il-
le langage, mais les conditions de vérité teur logique qui présente un contenu lusion selon laquelle l’existence quali-
et de fausseté de nos pensées : non pas jugeable d’une certaine façon. On peut fie directement les objets, individus du
ce qui est tenu pour vrai, mais ce qui affirmer, nier ou questionner : on n’a pas monde, êtres singuliers, alors qu’elle se
l’est véritablement. Cependant, dans encore jugé pleinement. La négation est rapporte aux concepts.
la mesure où, pour nous humains, la une caractérisation de la pensée, et non De plus, le langage, en raison de
pensée se donne toujours sous la forme du jugement. l’absence d’une marque syntaxique
propre, nous présente les proposi-
Des arrière-pensées tions suivantes comme étant de même
n aLi BenmakHLouf
Philosophe, professeur à l’université Paris-Est-
théologiques
La relation magique aux choses
structure alors qu’elles sont logique-
ment très différentes : « l’homme
Créteil. que le langage entretient est bien sûr existe » et « Sachse existe ». Dans le pre-
sensible dans les questions relatives mier cas, l’existence se dit du concept
38 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
« homme » et la proposition est bien quintessence de ce que Frege appelle n’existent pas, comme « Pégase » ou
formée logiquement ; dans le second « pensées ». Des mathématiques et de « l’actuel roi de France » : descriptions
cas, elle semble qualifier le nom propre la logique, Russell a tiré une méthode qui ne se rapportent à aucun objet du
« Sachse » ; or, contrairement au pre- pour l’analyse philosophique. Certes, monde et qui sont cependant pleine-
mier cas, nous n’avons là aucune infor- les mathématiques nous éloignent ment légitimes en logique.
mation. Dans la mesure où, pour Frege, des faits, mais c’est le seul domaine L’apport de la logique est loin d’être
la logique exclut les noms propres de la connaissance où la précision est circonscrit au seul problème du
sans référent, il va de soi qu’en disant maximale. Partout ailleurs, la connais- jugement d’existence. Il a des consé-
« Sachse », on présuppose qu’il y a bien sance comporte une part irréductible quences directes dans la théorie de la
un individu du monde qui répond à ce de vague. connaissance, voire dans les dévelop-
prénom ; ajouter « existe » ne peut que Le projet logique de Russell ne se pements relatifs aux remarques sur
brouiller l’esprit et laisser installer cette résume pas au logicisme, c’est-à-dire l’éthique et la politique. En s’intéres-
confusion grave qui nous fera considé- à la réduction des mathématiques à la sant aux croyances et à leur sous-classe
rer l’existence comme une propriété logique. Il visait aussi à introduire dans que sont les connaissances – c’est-à-
des individus du monde. l’analyse philosophique une méthode dire les croyances susceptibles d’être
Les pensées, l’objet même de la dont on a vu les bénéfices dans le trai- vraies ou fausses –, Russell a dû poser
logique, ne sont ni en nous comme tement de la question de l’existence le problème de leur « justification
des représentations subjectives, ni hors avec Frege. On peut souligner à ce logique », c’est-à-dire le problème de
de nous comme les arbres et les forêts ; sujet que : 1) grâce à la formulation des la dérivation d’une croyance à partir
elles sont objectives, et se tiennent jugements existentiels, il est possible d’une autre. Il a ainsi pu distinguer
dans un troisième monde, distinct du de reconnaître que la vérité transcende un type de croyances, les « croyances
monde de la subjectivité et des réalités l’expérience : je sais, selon la vérité, instinctives (2) », comme la croyance à
du monde physique. Il y a une réalité qu’il y a des hommes à Tombouctou l’existence d’un monde extérieur. Mais
des pensées qui n’est pas celle de la même si je n’en connais aucun en par- si ces croyances instinctives sont logi-
Terre comme objet physique, mais qui ticulier dans mon expérience vécue ; quement premières, elles sont néan-
est celle de l’objectivité comme ce qui 2) les jugements existentiels mettent moins psychologiquement dérivées
se rapporte à l’axe de la Terre. fin à la prééminence de la forme de nos perceptions. Russell soutient à
sujet-prédicat et nous font prendre la fois que nous avons une « croyance
Une grammaire conscience que le monde n’est pas fait instinctive » à l’existence de choses non
philosophique de substances diversement et acci- réductibles à nos perceptions, et qu’il
Russell, lui, est un philosophe animé dentellement qualifiées ; 3) le rapport n’y a aucune impossibilité logique à ce
tout autant par un sens robuste de la entre les jugements existentiels et les que le monde se réduise à n’être qu’un
réalité. Il a, tout comme Frege, consa- jugements universels tel que la logique flux d’événements perçus.
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cré la majeure partie de son œuvre à aristotélicienne l’avait établi est radi- La méditation philosophique se ren-
la logique mathématique car avec les calement transformé : les jugements contre chez ceux qui ont une « disposi-
axiomes, les théorèmes nous avons la universels ne supposent aucunement tion aventureuse » pour les régions du
que les concepts desquels ils se com- savoir « où règnent encore des incerti-
posent se rapportent à des objets du tudes ». L’exercice philosophique porte
pouR alleR plus loin…
monde (monde physique ou idéel des alors sur « ce qui peut être vrai » plutôt
l Les fondements de mathématiques) ; en ce sens, ils disent que sur le vrai lui-même. Mais il est
l’arithmétique moins que les jugements existentiels aussi animé d’une intention sceptique,
Gottlob Frege, 1884, trad. fr. Seuil, 1989. qui eux affirment vraiment qu’il y a de « l’intention de rendre les hommes
tels objets. Pourtant, on ne peut nier conscients qu’ils peuvent être dans l’er-
l Écrits logiques et
que les jugements universels ont une reur, et qu’ils doivent tenir compte de
philosophiques
portée plus générale. Il convient donc cette possibilité dans tous leurs rapports
Gottlob Frege, 1882-1904, trad. fr. Seuil,
coll. « Points », 1971.
de distinguer entre la portée géné- avec les hommes d’opinions différentes
rale d’un jugement et la réalisation des leurs (3) ». l
l Problèmes de philosophie des concepts qui y apparaissent ; 4) la
Bertrand Russell, 1912, trad. fr. Payot, 1989. (1) Gottlob Frege, « Dialog mit Pünjer über Existenz »,
généralisation existentielle du type « il
l « La philosophie de l’atomisme existe au moins un cheval avec des in Écrits posthumes, Jacqueline Chambon, 1999.
logique » ailes » admet la négation « il n’existe
(2) Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, 1912,
trad. fr. Payot, 1989.
Bertrand Russell, in Écrits de logique
pas de cheval avec des ailes » et nous (3) Bertrand Russell, « Philosophy and politics »,
philosophique, 1897-1919, trad. fr. Puf, 1989.
permet ainsi de parler des choses qui in Unpopular Essays, Allen & Unwin, 1950.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 39


les grands penseurs du langage

Ferdinand
de Saussure
Le père de
DR

la linguistique moderne
La Linguistique générale de Ferdinand de Saussure redéfinit
la tâche du linguiste : décrire un état de langue en un moment
donné est la seule façon d’en comprendre le système.

F
erdinand de Saussure (1857- algébrique d’une extrême rigueur, sera 1911, trois cours de linguistique géné-
1913) est issu d’une lignée confirmée une cinquantaine d’années rale, mais il s’installe progressivement
d’aristocrates et de scientifiques plus tard par le déchiffrement d’une dans un silence éditorial presque total.
genevois – son arrière-grand-père, langue, le hittite, portant la trace des En 1913, il s’éteint sans avoir publié
Horace-Bénédict, est un naturaliste sons postulés par Saussure. d’autres travaux de grande ampleur.
célèbre pour avoir réalisé la première L’histoire aurait pu s’arrêter là et Saus-
ascension du Mont-Blanc. Le jeune Silence éditorial sure ne rester qu’un nom connu des
Ferdinand choisit la carrière des langues Le Mémoire lui assure une célébrité seuls spécialistes de grammaire com-
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et, après des études en Allemagne où dans le monde des linguistes. Michel parée si deux de ses disciples, Charles
il se forme à la grammaire comparée Bréal, véritable patron des études lin- Bally et Albert Sechehaye, n’avaient eu
des langues indo-européennes, il fait guistiques en France, le fait venir à l’idée de demander à sa veuve l’autori-
paraître son mémoire de fin d’études Paris où il lui cède sa chaire à l’École sation de consulter ses papiers de travail.
qui va ni plus ni moins révolutionner sa pratique des hautes études (EPHE). Ne trouvant pas dans ses archives de
discipline. Cet ouvrage, intitulé Mémoire Saussure a alors 22 ans. Mais, après manuscrit prêt pour la publication, ils
sur le système primitif des voyelles dans ce début fulgurant, sa carrière déçoit. décident de publier les cours de linguis-
les langues indo-européennes, démontre Certes, Saussure s’investit activement tique générale donnés par Saussure à
l’existence, dans le proto-indo-euro- dans le fonctionnement de la Société partir des cahiers de notes prises par ses
péen  (1), de types de sons qui ne sont de linguistique de Paris, il donne des
pas présents dans les langues histo- cours à l’EPHE qui marqueront une Pour aller Plus loin…
riques mais qui expliquent la structure génération de linguistes, il publie de
de certains de leurs mots. L’hypothèse, nombreux petits articles mais il ne l saussure
obtenue au terme d’une démonstration livre pas de travaux de grande ampleur Joseph John, Oxford University Press, 2012.
à la hauteur des espérances suscitées cours de linguistique générale
n Pierre-Yves TesTenoire
Maître de conférences, université
par le Mémoire. Après dix ans, Saus-
sure retourne à Genève où il ensei-
l
Ferdinand de Saussure, 1916, rééd. Payot,
2016.
Paris-Sorbonne, Laboratoire d’histoire des gnera à l’université jusqu’à sa mort. Il l écrits de linguistique générale
théories linguistiques. donne alors des cours de sanscrit, de Ferdinand de Saussure, Gallimard, 2002.
grammaire comparée puis, de 1907 à
40 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
étudiants et de quelques notes prépara- linguistique synchronique, quant à elle, parole, rapports associatifs/rapports
toires retrouvées. Sur cette base paraît en se donne pour objet la description d’un syntagmatiques…). Les textes manus-
1916, sous leur responsabilité, le Cours état de langue tel qu’il est perçu par la crits de Saussure découverts à partir
de linguistique générale (CLG). conscience d’un sujet parlant. Saussure des années 1950 donnent accès à une
expose dans ses cours les principes de pensée qui ne se réduit pas aux clas-
La linguistique diachronique cette linguistique synchronique qui sifications du CLG ni à la lecture qu’en
C’est par le biais de ce livre, dont Saus- sont étayés par son approche empi- a fait le structuralisme. Saussure se
sure n’a pas écrit une ligne, que ses rique d’une diversité de langues. Son révèle, dans ses manuscrits, un penseur
idées sur le langage ont été transmises apport majeur est de conceptualiser du désordre qui sape les illusions et les
à la postérité. Le CLG est une recons- l’objet « langue » comme un système de entités factices que se construisent,
truction, en partie déformante, d’idées relations déterminé par deux grands aujourd’hui encore, les linguistes dans
sur le langage exposées devant des principes : le postulat de l’arbitraire et la l’approche du langage. l
étudiants que Saussure a mûries tout théorie de la valeur (encadré). (1) le proto-indo-européen n’est pas une langue
au long de sa carrière dans des brouil- Le CLG a fourni à la linguistique du attestée par des témoignages écrits mais une langue que
lons d’ouvrages inachevés et des notes 20e siècle – et par-delà aux sciences reconstruisent les linguistes par la comparaison de diffé-
rentes langues anciennes qui en seraient issues (sanscrit,
fragmentaires. humaines – une batterie de couples
grec, latin, langues germaniques…).
La réflexion théorique de Saussure conceptuels qui se sont révélés extrê- (2) lettre à antoine Meillet, 4 janvier 1894 (Émile Ben-
provient d’une insatisfaction devant la mement opératoires (synchronie/dia- veniste, « Lettres de Ferdinand de Saussure à Antoine
méthodologie de la grammaire histo- chronie, signifiant/signifié, langue/ Meillet », Cahiers Ferdinand de Saussure, n° 21, 1964.
rique et comparée. Son objectif est de
« montrer au linguiste ce qu’il fait (2) ».
Contre l’illusion que le langage est une
donnée préalable que le linguiste n’au-
rait qu’à observer, Saussure pose que
c’est le point de vue qui crée l’objet de
n la langue comme système
Ferdinand de Saussure développe
connaissance. L’hétérogénéité des faits une conception relationnelle de la
langagiers rend possible, montre-t-il, langue où chaque élément qui la
de multiples points de vue qui créent compose est doté d’une valeur, non
des ordres de données irréductibles les en soi, mais par opposition aux autres
uns aux autres. Saussure distingue deux éléments du système. La langue est
points de vue pour l’approche du lan- définie comme un système de signes
gage : un point de vue synchronique qui associant une partie acoustique,

Dreamstime
appréhende la langue à un moment T que Saussure appelle le signifiant et
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et un point de vue diachronique qui une partie conceptuelle, le signifié.


Saussure récuse l’idée ancestrale le roi hittite Yariris et son fils Kamanis,
s’attache à la transmission des langues à
que l’association des sons et des Carchemish, vers 750 av. J.-C. (Turquie).
travers le temps. La linguistique diachro-
nique qu’envisage Saussure s’oppose sens dans la langue soit déterminée
La signification d’un mot, par exemple, est
à une approche historique qui décrit par un lien naturel ou logique. Il qualifie
la contrepartie des autres significations
l’association des signifiants et des signifiés
l’évolution des formes – par exemple coprésentes dans le système : « Des
d’« arbitraire » en donnant à cet adjectif
le passage de cantare en latin à chan- synonymes comme redouter, craindre,
un double sens : 1) cette association est
ter plusieurs siècles plus tard – sans avoir peur n’ont de valeur propre
dépourvue de raison ; 2) cette association
prendre en compte leurs rapports avec que par leur opposition ; si redouter
s’impose aux sujets parlants qui ne
les autres formes qui composent une n’existait pas, tout son contenu irait
peuvent pas la modifier. L’association d’un
langue. Les changements qui affectent à ses concurrents (1). » Cette vision
signifiant et d’un signifié – le fait que dans
une forme linguistique à travers le temps relative et différentielle du système
une langue donnée telle suite de son soit
ne peuvent s’expliquer, pour Saussure, linguistique où les valeurs se déterminent
associée à telle idée – est déterminée par
que par des déplacements au sein du réciproquement implique de concevoir
l’opposition avec les autres signifiants et
système de la langue à des moments que les changements de la langue à
les autres signifiés du système. En cela,
donnés. Faire l’histoire d’une forme ou travers le temps ne sont ni prédictibles ni
les signes linguistiques ont une « valeur »
d’une langue nécessite de reconstituer orientés. l p.‑y.t.
qui, à l’image de la valeur d’une pièce
la succession des états par lesquels elles de monnaie, dépend de l’ensemble du (1) Ferdinand de saussure, Cours de linguistique géné-
sont passées. Pour faire de la diachronie, système dans lequel ils sont insérés. rale, 1916, rééd. Payot, 2016.
il faut donc faire de la synchronie. La
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 41
les grands penseurs du langage

Ludwig
Wittgenstein
Désensorceler
le langage
Wittgenstein Archive, Cambridge

Transfuge de la rigueur logique, Ludwig Wittgenstein ouvre


la voie à une autre approche du langage : celle de son usage
ordinaire, dans la variété de ses contextes et de ses pratiques.

E
n 1921, Ludwig Josef Wittgenstein instituteur en Basse-Autriche, puis manière porter atteinte à l’usage effectif
(1889-1951) publie le Tractatus architecte à Vienne. Il pense avoir tout du langage, elle ne peut donc, en fin de
logico-philosophicus. Le jeune dit dans son premier livre. compte, que le décrire. Car elle ne peut
Autrichien est protégé par le logicien pas non plus le fonder. Elle laisse toutes
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Bertrand Russell à Cambridge, qui le Ne pas expliquer, choses en l’état (Recherches philoso-
tient pour un génie. Pour Wittgens- mais décrire phiques, § 124). »
tein, le langage est une image de la Dix ans plus tard, il est pourtant de Comme l’explique le philosophe
réalité : de ce fait, une proposition n’a retour à Cambridge. Il va alors chan- Jacques Bouveresse, l’un de ses plus
de sens que si elle peut renvoyer à des ger de position, au grand désarroi de fins commentateurs (1) : « Personne n’a
faits. D’un geste définitif, il exclut de B. Russell qui le voit quitter les sentiers dénoncé avec autant de vigueur que lui
la sphère du sens les énoncés de la de la logique. C’en est fini de l’approche l’erreur, commise par le néopositivisme
métaphysique, de l’esthétique ou de formelle du langage et des thèses gran- et par lui-même dans sa première
l’éthique pour affirmer dans la der- dioses. Son style n’en est pas moins philosophie, qui nous fait attribuer au
nière proposition du Tractatus que aussi désarmant que du temps du langage une fonction privilégiée, en
« sur ce dont on ne peut parler, il faut Tractatus : pas de théorie générale du l’occurrence précisément la fonction
se taire ». Dont acte : le jeune homme, langage, de la société ou de l’esprit descriptive et informative. Il y a autant
bien qu’issu de la grande bourgeoisie humain, mais des aphorismes et des de fonctions du langage qu’il y a de
viennoise, tourne le dos à son milieu réflexions, principalement « gramma- jeux de langage et en un certain sens
d’origine, donne congé à la philoso- ticales », sur l’usage ordinaire de tel il n’y a pas de langage, mais seulement
phie et se fait tour à tour jardinier, ou tel mot ou expression (« savoir », des jeux de langage. »
« douter », « avoir mal aux dents »…). Derrière la notion de jeu de langage,
Une posture descriptive revendiquée il y a l’idée que le langage est, comme
n catHerine HaLpern comme telle par le philosophe : « La
philosophie, écrit-il, ne doit en aucune
tout jeu, guidé par des règles qui déter-
minent ce qui fait sens ou non dans un
42 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
contexte donné, dans une forme de souvent sous la forme de conversa- la philosophe Christiane Chauviré,
vie donnée. Wittgenstein se garde bien tions avec ses auditeurs, dans une « Wittgenstein a toujours été discuté
de définir ce qu’il entend par « jeux de tension intellectuelle extrême. Quand par les linguistes américains. Ceux-ci
langage », mais en donne de nombreux il meurt en 1951, il laisse des dis- l’ont traité sinon comme l’un des leurs,
exemples : donner des ordres et agir ciples qui prolongeront sa réflexion, du moins comme un philosophe du
d’après des ordres, inventer une his- mais aucune nouvelle publication, langage à la fois assez proche du concret
toire, faire une plaisanterie, la racon- en dehors du Tractatus et un article et assez théoricien pour apporter une
ter, rapporter un événement, faire du de 1929. Ses notes seront publiées contribution à la linguistique (2). » C’est
théâtre, traduire d’une langue dans à titre posthume et rassemblées en le cas par exemple d’Eleanor Rosch,
une autre, décrire un objet, solliciter, volumes : Recherches philosophiques, psycholinguiste à Berkeley, qui a repris
remercier, prier, etc. La signification Le Cahier bleu, Le Cahier brun, De la à Wittgenstein la notion de « ressem-
d’un mot n’est pas à chercher dans certitude… On ne saurait trop sures- blance de famille » pour développer
l’objet ou le concept qu’il représente- timer l’influence de Wittgenstein sur sa théorie du prototype (encadré). Au
rait, elle est déterminée par les règles la pensée anglo-saxonne. C’est ainsi risque de le trahir. Car s’appuyer sur
de son usage. « Et se représenter un lan- qu’à sa suite, la philosophie dite « du Wittgenstein pour formuler des thèses
gage veut dire se représenter une forme langage ordinaire », qui réunit des générales sur le langage, c’est assuré-
de vie (Recherches philosophiques, auteurs comme John L. Austin, Peter F. ment penser contre lui. l
§ 19) », note-t-il, avec une inflexion Strawson et Gilbert Ryle, ne cherchera
résolument pragmatique. Parler de pas à critiquer ou à fonder le langage (1) Jacques Bouveresse, La Parole malheureuse.
De l’alchimie linguistique à la grammaire philosophique,
forme de vie signifie que tout jeu de courant, mais à le comprendre dans sa
Minuit, 1971.
langage doit être pensé à partir de et diversité et dans ses contextes d’action. (2) Christiane Chauviré, Le Grand Miroir. Essais sur
dans l’activité commune d’un groupe Son influence se fera sentir jusque chez Peirce et sur Wittgenstein, Presses universitaires
de locuteurs. les linguistes. Comme le remarque de Franche-Comté, 2004.

Une visée thérapeutique


Cette seconde philosophie de
Wittgenstein veut être thérapeutique :
c’est « un combat contre l’ensorcelle-
n Les mots sont des entités floues
« Considère, par exemple, les processus Les philosophes ont une fâcheuse
ment de notre entendement par les res-
que nous nommons “jeux”. Je veux dire tendance à penser qu’il y a une
sources de notre langage (Recherches
les jeux de pions, les jeux de cartes, essence derrière un concept. En
philosophiques, § 109) ». Il convient
les jeux de balle, les jeux de combat, réalité, explique Ludwig Wittgenstein,
alors de déjouer les chausse-trappes
etc. Qu’ont-ils tous de commun ? il y a surtout des « airs de famille », pas
que nous tend le langage quand il
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– Ne dis pas : “Il doit y avoir quelque de bords nets ou de frontières que l’on
tourne à vide, notamment quand
chose de commun à tous, sans quoi peut tracer une fois pour toutes. Cette
les philosophes sont de la partie. Les
ils ne s’appelleraient pas des ‘jeux’” – analyse a inspiré la psycholinguiste
problèmes philosophiques résultent
mais regarde s’il y a quelque chose américaine Eleanor Rosch et sa
toujours d’une incompréhension du
de commun à tous. Car si tu le fais, théorie du prototype. Selon cette
fonctionnement de notre langue et
tu ne verras rien de commun à tous, dernière, certains membres d’une
engendrent une certaine perplexité,
mais tu verras des ressemblances, catégorie sont plus représentatifs
voire de la souffrance. Pour Wittgens-
des parentés, et tu en verras toute que d’autres. L’émeu, qui ne vole pas,
tein, la philosophie ne devrait pas
une série (…). Je ne saurais mieux ou le kiwi, qui n’a même pas d’ailes,
construire de théories, mais se limiter
caractériser ces ressemblances que sont bien des oiseaux, mais ils sont
à décrire les règles des jeux de langage,
par l’expression d’“air de famille” ; moins représentatifs de leur catégorie
et nous permettre ainsi de sortir de ces
car c’est de cette façon-là que les que le moineau avec lequel ils ont
impasses.
différentes ressemblances existant une ou plusieurs ressemblances.
Sans surprise, Wittgenstein tranche
entre les membres d’une même famille On ne trouve pas une telle théorie
dans le milieu académique de Cam-
(taille, traits du visage, couleur des chez Wittgenstein, ni aucune autre
bridge, et certains s’agacent de ses
yeux, démarche, tempérament, etc.) d’ailleurs. Mais sa façon de considérer
manières peu orthodoxes qui exercent
se chevauchent et s’entrecroisent les mots comme des entités floues a
une grande fascination sur les étu-
(Recherches philosophiques, su ouvrir des pistes fécondes pour les
diants. Pas de cours à proprement
§ 66-67). » sciences du langage. l c.h.
parler mais des séances où il pense à
voix haute, prolongeant ses réflexions,
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 43
les grands penseurs du langage

John Langshaw
Austin
Quand dire,
c’est faire
Partant du constat que le simple fait de baptiser
accomplit ce qui est dit, John L. Austin ouvre la voie
à une théorie générale du langage où tout énoncé
DR
est, à divers degrés, une action.

«L
es paroles partent et les actes ment à une tradition logicienne qui vou- priété qu’il nomme « performativité ».
marquent » : cette punchline lait qu’une assertion ne puisse qu’être Prenez les expressions suivantes : « Je
du rappeur Oxmo Puccino vraie ou fausse, il y a couramment des baptise ce bateau Surcouf », « Je vous
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traduit une idée très présente dans le phrases qui ne sont ni vraies ni fausses : déclare maintenant mari et femme », « Je
sens commun, à savoir que les paroles celles en forme de question, de souhait, parie sur le cheval n° 4 ». Ce sont autant
ne seraient que du vent alors que les de commandement, de concession… de phrases qui, une fois prononcées,
actions, elles, laissent des traces. Pour Et pour cause : ce sont des énoncés qui auront peut-être des conséquences
être populaire, la formule ne résisterait engagent le sujet dans le monde, qui irréversibles sur le cours de votre vie.
pas à l’examen d’un philosophe du lan- sont censés agir sur lui, et se traduisent Elles sont bien différentes des phrases
gage, et ce depuis les années 1950… En par des succès ou des échecs. D’où le qui constatent un fait, comme « il fait
effet, dans une série de conférences pro- titre de son livre posthume Quand dire, beau aujourd’hui ». Ces énoncés qui
noncées en 1955, l’Anglais John Langs- c’est faire (1962) qui reprendra cette série permettent d’agir ainsi sur le monde
haw Austin (1911-1960), l’un des prin- de conférences, et dans lequel, avec des sont, selon le terme employé par Aus-
cipaux philosophes analytiques formé mots simples et des exemples nom- tin, « performatifs ». Dérivé du verbe to
à l’école de Gottlob Frege et de Bertrand breux, il bouscule bon nombre d’idées perform (exécuter, réaliser une action),
Russell, exposait une thèse bien diffé- courantes sur le langage. L’approche est il indique que leur énonciation revient à
rente à propos du langage quotidien et originale et aura une belle postérité. exécuter une action dans le monde. En
des effets que celui-ci produit sur autrui. « Le phénomène à discuter, écrit-il, est en prononçant un performatif, je ne décris
Il remarquait d’abord que, contraire- effet très répandu, évident, et l’on ne peut ni n’affirme ce que je fais, mais je le fais,
manquer de l’avoir remarqué, à tout le tout simplement. Encore faut-il que la
moins ici ou là. Il me semble toutefois phrase soit prononcée dans le contexte
n régis meyran qu’on ne lui a pas accordé spécifiquement
attention.» De quoi s’agit-il ? D’une pro-
adéquat pour que l’acte aboutisse : par
exemple, la déclaration « je lègue à mon
44 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
fils unique mon grand appartement nières catégories, dont la qualification tibles d’avoir une dimension performa-
parisien », ne prendra vraiment effet dépend de la situation. Ainsi, je peux tive. Il s’achemine donc vers une théorie
que si elle est prononcée devant notaire. avertir des connaissances en leur disant : générale de la parole comme action. Il
Austin nomme ces données de contexte « Attention, on mange très mal dans dresse alors, dans sa douzième et der-
« conditions de félicité ». ce restaurant ! », c’est un acte illocu- nière conférence, un tableau de cinq
toire, par lequel je les dissuade d’aller classes de discours, qu’il liste en fonction
Les actes locutoires, manger dans ce lieu. La conséquence de leur performativité décroissante. Ce
illocutoires et perlocutoires de mon avertissement (les amis choi- sont les « verdictifs » (quand un verdict
Mais comment caractériser précisément sissent un autre restaurant) est un acte est rendu par un jury), les « exercitifs »
la performativité du langage ? Dans sa perlocutoire. (quand on exerce des droits, un pou-
série de conférences, Austin, conscient Dans un troisième temps, Austin ressent voir, une influence), les « promissifs »
qu’il défriche un terrain inconnu, affine le besoin de revenir sur la distinction un (quand on promet), les « comportatifs »
au fur et à mesure l’idée de départ. Ainsi, peu caricaturale entre énoncés consta- (qui relèvent du comportement social :
il propose, dans un second temps, de tifs et performatifs. En effet, certains jurons, excuses, etc.) et les « expositifs »
distinguer les agissements possibles énoncés sont mi-performatifs, mi- (phrases qui permettent l’exposé : « j’il-
de la parole en les rangeant dans trois constatifs, comme quand vous dites, lustre », « je montre que »…). l
catégories : les actes « locutoires » (acte après avoir gaffé, « Je suis désolé » : vous
de dire quelque chose), « illocutoires » décrivez ainsi votre état affectif inté-
(acte effectué en disant quelque chose) rieur mais, en le déclarant, vous apaisez pour aller pluS loin…
et « perlocutoires » (acte que je provoque en principe le ressentiment de votre
par le fait de dire quelque chose). Il interlocuteur. Austin en vient progres- l Quand dire, c’est faire
n’est toutefois pas si facile de tracer sivement à admettre qu’en réalité, tous 1962, rééd. Seuil, coll. « Points », 1991.
une frontière nette entre les deux der- les énoncés sont plus ou moins suscep-

John Searle
Des actes de langage à la philosophie de l’esprit
« De quelle façon les mots se relient-ils à la réalité ? » Cette bon nombre de philosophes
question, qui ouvre les Speech Acts (Les Actes de langage, de son temps, la conscience,
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1969) de John Searle, est le fil rouge qui lie toute son œuvre. l’intentionnalité et la faculté
Américain, mais formé à Oxford dans les années 1950 où il de langage sont des facultés
a suivi les cours de John Austin, Searle est alors professeur naturelles du cerveau, « au University of Chicago
à Berkeley. L’ouvrage, écrit dans un style moins accessible, même titre que la digestion »
plus austère et formaliste que celui de son professeur, reprend pour ce qui est de l’estomac.
toutefois les idées de ce dernier, depuis l’opposition entre Quant aux actes de langage,
illocutoire et perlocutoire, jusqu’aux cinq grandes classes ils sont l’expression d’états
d’actes de langage, qu’il distribue un peu différemment : intentionnels de l’esprit : ainsi, un ordre est l’expression d’un
assertifs, directifs, promissifs, expressifs, déclaratifs. Il distingue désir, une promesse celle d’une intention, etc. En outre,
également deux familles d’actes de langage : les directs (« je tout sens linguistique, toute intentionnalité s’appuie sur un
vous prie de m’excuser ») et les indirects (« Vous ne trouvez pas ensemble d’aptitudes, sur un « arrière-plan » à la fois biologique
qu’il fait chaud ? » sous-entendu « je vous demande d’ouvrir la et social, qui rend possible l’acte de langage. Le philosophe
fenêtre »). L’originalité de son travail réside surtout dans le fait cherche donc à comprendre le mécanisme rationnel qui lie la
qu’il va s’orienter ensuite vers une philosophie de l’esprit qui conscience, l’intention et l’acte de parole. Pour autant, Searle
l’amènera à développer un point de vue original et à faire la s’affirme contre le réductionnisme, il nie qu’il existe des « blocs
critique du réductionnisme dans les sciences cognitives, alors élémentaires de la conscience », et appelle de ses vœux une
en développement. Dans Les Actes de langage, il s’intéressait nouvelle conception du fonctionnement du cerveau. l r.m.
déjà aux croyances, aux désirs, aux intentions des individus. À lire
Mais avec L’Intentionnalité (1983), il bascule de la philosophie Les actes de langage. essai de philosophie du langage, 1972, rééd. Hermann, 2009.
du langage vers la philosophie de l’esprit : pour lui, comme pour L’intentionnalité, Minuit, 1985.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 45


les grands penseurs du langage

Edward Sapir
Benjamin L. Whorf
La langue est
une vision du monde
La langue que nous parlons façonne notre perception du monde.
La théorie de Benjamin Whorf, pour contestée qu’elle soit, a eu le
mérite de remettre sur le métier cette éternelle question.

«L
a langue est façonnée par la Sapir-Whorf ». L’idée que la langue et article intitulé Science and linguistics.
culture et reflète les activi- la culture déterminent la pensée des Selon une idée admise communément,
tés quotidiennes des indivi- individus est déjà ancienne, et figure explique-t-il, parler permettrait d’expri-
dus » : voilà résumée en quelques mots la dans une conférence fameuse de Wil- mer dans une langue particulière une
fameuse hypothèse dite « Sapir-Whorf », helm von Humboldt (1820). Dans ce pensée déjà formulée dans l’esprit de
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qui a priori a l’air d’une banalité, mais texte, le philosophe allemand expliquait façon non linguistique. Toute pensée
soulève de profondes questions et a sus- que chaque langue construisait une serait ainsi fondée sur une logique pré-
cité de houleux débats dans les sciences « vision du monde » (Weltanschuung) langagière et universelle, indépendante
humaines depuis plus de cinquante ans. particulière à ses locuteurs. Cette idée est du fait que la personne parle chinois ou
Dans les années 1930, un ingénieur en ensuite reprise par les tenants berlinois choctaw. Or, selon Whorf, le système des
assurances, Benjamin Lee Whorf (1897- de la psychologie des peuples (Heymann langues (lexique et grammaire) n’est pas
1941), intéressé par les langues amé- Steinthal, Moritz Lazarus) et marque simplement un outil de traduction qui
rindiennes, suit les cours de l’anthro- durablement un de leurs jeunes élèves, permettrait d’énoncer des idées déjà
pologue Edward Sapir (1884-1939) à le géographe Franz Boas. Ce dernier, formées. Au contraire, ce système met
l’université Yale. Rapidement, les deux émigré aux États-Unis et devenu un en forme les idées du locuteur, lesquelles
hommes travaillent ensemble. À partir anthropologue de premier plan, déve- n’existaient pas vraiment encore : le sys-
de l’étude comparée des langues hopi, loppe une conception particulariste de tème des langues est « le programme et le
maya et inuit, Whorf exemplifie les idées la culture qui trouvera son prolongement guide de l’activité mentale de l’individu,
de Sapir sur la culture, ce qui donnera le plus abouti chez son disciple Sapir et, de l’analyse de ses impressions ». Pour
naissance à ce que les anthropologues donc, son collaborateur Whorf. cette raison, tout locuteur est poussé
appellent communément « l’hypothèse à certains types d’interprétations du
Des structures monde par la langue qu’il utilise.
incommensurables Comment étayer une telle affirma-
n régis meyran L’hypothèse linguistique apparaît en
1940 sous la plume de Whorf dans un
tion ? Whorf va tenter de montrer que le
rapport des individus à leurs sensations,
46 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
cause. Ensuite, parce que dans ce jusqu’à nos jours, elle a connu un
les années 1960, l’influence retour en grâce, tant chez les linguistes
croissante de Noam Chomsky que les anthropologues. De nombreux
et plus tard de la théorie de la chercheurs travaillent à la réhabiliter,
modularité de l’esprit de Jerry en soulignant l’importance du contexte
Fodor accrédite l’idée que tous socioculturel dans le développement
les hommes disposent des de l’esprit humain. Un colloque inter-
mêmes outils mentaux innés. national et transdisciplinaire, organisé
Wikipédia

Wikipédia

Ces auteurs, qui s’appuient par la fondation Wenner-Gren en 1991,


en partie sur la théorie des a remis sur le métier l’hypothèse de la
edward sapir. Benjamin lee Whorf.
stades universels du dévelop- relativité linguistique, en partant du fait
pement de l’esprit proposée indéniable que certains éléments de
ainsi qu’à leur perception de l’espace par Jean Piaget, postulent en effet qu’il sens ne peuvent pas être traduits (ou
et du temps, varie en fonction de la existe des bases génétiques communes difficilement) d’une langue à l’autre.
langue qu’ils pratiquent. Il sollicite le de la cognition humaine, sur lesquelles Par ailleurs, ce même colloque a fait
cas des Hopis (Indiens du Nord-Est de viendrait se greffer un module de tra- valoir qu’à ce jour, hormis les couleurs
l’Arizona), qui selon lui n’auraient pas duction dans telle ou telle langue. et les nomenclatures très peu d’uni-
de moyen dans leur langue de désigner versaux sémantiques ont été établis.
le temps qui passe et ne distingueraient L’hypothèse de la relativité Un autre cas d’école permettant de
donc pas entre le passé, le présent et le linguistique tester l’hypothèse de Sapir-Whorf a été
futur. Il cite aussi un autre cas appelé Aussi, entre 1960 et 1990, la thèse de avancé : celui d’une petite peuplade
à devenir célèbre : les Inuits, qui vivent Whorf sera surtout mise au placard, aborigène du Nord-Est de l’Australie,
dans la neige et la glace presque à lon- ou bien vertement critiquée par des où l’on parle le guugu yimithirr. Selon
gueur d’année, posséderaient quantité anthropologues ou des linguistes. À le linguiste britannique Steve Levinson
de mots distincts pour nommer diffé- propos du supposé grand nombre de qui a séjourné auprès de ce peuple dans
rents types de neige (neige sur le sol, mots désignant la neige en inuit, plu- les années 1970 et 1980, cette langue
neige compactée ou gelée, neige molle, sieurs ethnologues (notamment Laura impose, à travers des routines mentales,
neige dans une tempête, etc.). Les lan- Martin) ont souligné l’usage négligent un découpage particulier de la réalité
gues indo-européennes n’en possèdent des sources fait par Whorf et dénoncé les observée, et notamment une façon
généralement qu’un seul, en la qua- exagérations postérieures qui feraient de spécifique de penser l’espace. Les tests
lifiant différemment selon le cas. Les cette anecdote un pur et simple mythe. réalisés auprès de locuteurs du guugu
Inuits ne penseraient donc pas la neige En 1969, les ethnolinguistes Brent Berlin yimithirr suggèrent qu’ils possèdent une
comme un phénomène, mais comme et Paul Kay se distinguent en établissant « boussole mentale », leur permettant
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une pluralité d’éléments de la nature. l’existence d’universaux sémantiques de se positionner, systématiquement


Whorf déduit de ces cas particuliers que pour ce qui concerne le spectre des cou- et avec une faible marge d’erreur, par
les structures propres à chaque langue leurs et la structure des nomenclatures rapport aux points cardinaux. Ce sens
sont incommensurables, et influencent botaniques. Pour eux, un poisson rouge absolu de l’orientation contraste avec
la façon de penser et d’agir des indi- est bien rouge dans toutes les langues, l’usage courant que nous faisons des
vidus. Son relativisme linguistique et quel que soit le mot utilisé pour dire orientations relatives (gauche-droite)
culturel questionne ainsi le principe de « rouge ». Plus tard, en 1983, l’Américain et suscite de nombreux malentendus
l’universalité de la perception et de la Ekkehart Malotki arguait que les don- pour un locuteur étranger. Ainsi donc,
pensée humaines, soutenu par les pen- nées lacunaires de Whorf lui avaient fait puisqu’on n’arrive pas à l’écarter et
seurs des Lumières. « exotiser » son objet d’étude, et que les même si on a du mal à la généraliser
La démonstration de Whorf, trans- Hopis avaient, comme tout le monde, au-delà de quelques cas particuliers, on
formée en hypothèse Sapir-Whorf, une grammaire permettant de parler au n’en a sans doute pas fini avec l’hypo-
a d’abord été popularisée dans les futur ou au passé. La fameuse hypothèse thèse Sapir-Whorf. l
années 1950, puis rapidement contes- n’était-elle qu’une escroquerie ou bien
tée pour plusieurs raisons. D’abord, une erreur scientifique profonde ? Les
parce que divers psycholinguistes (Eric rapports entre le langage et la pensée pour aller plus loin…
Lenneberg, Peter Brown) ont discuté constituent en fait un problème d’une
son traitement des données hopis et redoutable complexité. L’idée de Whorf l Linguistique et anthropologie
inuits, et conçu un programme de était-elle enterrée ? Benjamin Lee Whorf, Denoël, 1969.
recherche qui visait à le remettre en Pas vraiment. Dans les années 1990, et
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 47
les grands penseurs du langage

Noam Chomsky
Parler comme
un ordinateur
Épicentre des débats théoriques dans
Graeme Robertson/The Guardian

les années 1970, la grammaire de Chomsky


assimile le fonctionnement du langage
à celui d’un automate générateur de phrases.

C
omme avant lui le logicien et la linguistique structurale américaine, un outil propre à illustrer l’unité de l’es-
épistémologue britannique Chomsky soutient sa thèse en 1955. prit et du langage humain en dépit de
Bertrand Russell, dont il parta- Son profil diverge absolument de celui la diversité des langues. Sa démarche
geait l’engagement contre les crimes des linguistes américains de sa géné- vise à générer toutes les structures syn-
de guerre au Vietnam, Noam Chomsky ration. À cette époque, la linguistique taxiques valides et à bloquer toutes les
est plus connu en France pour son acti- américaine se conçoit essentiellement structures non grammaticales. Mais
visme politique que pour sa théorie comme un conservatoire des langues il ne s’engage que prudemment sur le
linguistique. Elle a cependant dominé amérindiennes menacées. La plupart terrain de l’organisation sémantique de
la recherche en syntaxe pendant toute des jeunes linguistes consacrent leur la phrase et il laisse à d’autres l’étude de
la seconde moitié du 20e siècle. Ses pre- thèse à l’étude d’une famille de ces lan- la communication quotidienne. Ainsi,
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miers ouvrages (1) sur la grammaire gues et l’un d’eux, Martin Joos, écrit pour Chomsky, la phrase « les idées
générative et transformationnelle à l’époque que « les langues peuvent vertes dorment furieusement » est bien
(GGT) rédigés entre 1957 et 1970, ont se différencier les unes des autres sans formée, même si sa signification est
été traduits en français, mais le caractère limites et d’une manière imprédictible », problématique.
de plus en plus technique du débat a suggérant qu’il n’existe aucune sorte L’impact considérable de la GGT a
ensuite incité les éditeurs français à ne d’universel linguistique. Tout à l’opposé, entraîné l’émergence d’une pléiade
faire traduire que ses travaux majeurs en la thèse de Chomsky porte sur « la struc- d’autres théories de syntaxe et de
philosophie du langage (2). ture logique de la théorie linguistique ». sémantique formelles à partir des
En plus de 900 pages, c’est un essai de années 1970, créant un vaste courant
Le fondateur du courant formalisation mathématique des struc-
des linguistiques formelles tures de l’anglais qui ne sera publié que
Formé au maniement des transforma-
tions de phrases par Zellig Harris (1909-
vingt ans après. Seul un fragment paraît
en 1957 sous le titre moins redoutable de
nmot-clé
grammaire
1992), l’un des principaux fondateurs de Syntactic Structures. transFormationneLLe
Chomsky est sous l’influence des pre- Grammaire qui dérive soit de la structure
miers développements de l’informa-
n Jacques François
Professeur émérite de linguistique à l’université
tique. Il conçoit la pratique du langage
comme une manifestation de « l’esprit
d’une phrase complexe soit de celle
d’une phrase simple (Zellig Harris), soit
d’un noyau syntaxique qui n’a pas encore
de Caen, membre du bureau de la Société de calculatoire ». Il veut faire de la gram- le statut de phrase (Noam chomsky).
linguistique de Paris. maire transformationnelle* de Z. Harris
48 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
formaliste en linguistique, proche de gné d’un article (le cheval), d’un adjectif
l’intelligence artificielle et testé (tem- épithète (blanc) et/ou d’un complé-
porairement et sans grand succès) en ment de nom (du sergent), quel que
psychologie du langage. Selon Chomsky, soit l’ordre de ces constituants. L’ordre
les langues ont un fonctionnement réalisé habituellement n’est plus qu’un
central analogue à celui d’un langage paramètre que l’enfant est supposé
informatique et un fonctionnement enregistrer progressivement : le fran-
périphérique (la production du signal cophone entendra « le cheval blanc
sonore, complété par des gestes et une du sergent » et l’anglophone « the sar-
mimique, et son effet sur l’interlocuteur) gent’s white horse ». Cependant, si l’on
considéré comme étranger à la « théorie admet que la phrase de base se compose
linguistique. Une partie des théoriciens d’un sujet et d’un groupe verbal (ex. « [j’]
du langage ont refusé de le suivre dans [adore les huîtres] »), une phrase comme
cette voie et ont constitué un courant « Les huîtres j’adore » ne peut pas être

Comstock/Getty
« fonctionnaliste », centré sur l’inventaire décrite par une structure emboîtée.
des outils de la communication verbale La solution consiste alors à admettre
à travers la variété des langues. un mouvement de l’objet direct qui
l’extrait du groupe verbal pour le dispo-
L’ambition de la grammaire ser en tête. C’est ce que l’on appelle une liste (1995) à cette question, Chomsky
universelle « transformation ». soutient la thèse controversée selon
La GGT a recours aux classes de mots La grammaire universelle, qui concerne laquelle les structures (syntaxiques,
nom, verbe, adjectif et préposition, la compétence linguistique d’un locu- sémantiques et phonologiques) du lan-
mais seules les deux premières ont vrai- teur idéal, abstraction faite de ses perfor- gage humain seraient « une solution par-
semblablement un caractère universel. mances éventuellement incomplètes ou faite pour les conditions d’interface », à
Comment fonder une grammaire uni- fautives, distingue, dans la composition savoir l’interface entre la représentation
verselle sur une base aussi mince ? La de toute phrase, un noyau syntaxique. conceptuelle de la phrase et la formula-
solution adoptée par Chomsky consiste Par exemple : [« Le jardinier reconnaît tion interne, inarticulée, de cette même
à ne considérer comme universels que le meurtrier »]. Peuvent s’y ajouter des phrase. L’articulation et la communica-
deux traits, le nominal pour l’expression constituants qui vont étoffer ce noyau tion de la phrase à un interlocuteur ne
prioritaire des choses et des personnes, de base. Ainsi dans la phrase dérivée l’intéressent pas. Cet idéal est étranger à
et le verbal pour celle des événements, « Le jardinier ne pourrait-il pas avoir la biologie évolutionnaire, qui insiste sur
des actions et des états. Si les noms ont reconnu le meurtrier ? », le noyau syn- les exigences opposées qui ont pesé sur
un profil uniquement nominal, et les taxique est enrichi par une indication de l’émergence du langage et ont conduit
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verbes un profil uniquement verbal, les temps (avoir été), une modalité condi- à des solutions de fortune (p. 70). Ce
adjectifs, qui n’existent pas dans toutes tionnelle (pourrait), la négation et le qui a fait écrire à Christiane Notari :
les langues, ont un profil hybride dû au mode interrogatif. On peut s’imaginer « La linguistique cognitive chomskyenne
fait que dans certaines langues, notam- l’apport de ces diverses indications sont relève très clairement des technologies de
ment en latin, ils prennent des marques comme l’habillage d’un mannequin à l’intelligence artificielle, simulation de
de déclinaison analogues à celles des l’aide de pièces vestimentaires succes- l’intelligence naturelle, plutôt que de la
noms et fonctionnent comme prédicats sives. Ce qui est universel, c’est donc psychologie et de la biologie auxquelles
dans les langues dénuées d’équivalent finalement la combinatoire des traits, elle prétend appartenir (3).» l
du verbe être. l’emboîtement des groupes syntaxiques
Autre problème : l’ordre des mots. Les (p. 72) et les opérations de montage de
langues sont fréquemment classées la phrase étoffée à partir de son noyau
(1) Noam chomsky, Structures syntaxiques, Seuil,
selon la place du verbe (V), du sujet (S) syntaxique.
1969 ; Aspects de la théorie syntaxique, Seuil, 1972 ;
et des compléments d’objet (O) dans la La Linguistique cartésienne, Seuil, 1969 ; Principes de
proposition déclarative, et il n’y a ici rien De la grammaire universelle phonologie générative, avec Morris Halle, Seuil, 1973 ; et
d’universel. La solution de Chomsky à la biolinguistique Questions de sémantique, Seuil, 1975.
consiste à considérer que le seul trait Depuis le début du 21e siècle, c’est la (2) Noam chomsky, Le Langage et la Pensée,
1968, rééd. Payot, 2006, et Réflexion sur le langage,
universel est l’emboîtement des groupes validité de la grammaire universelle
Flammarion, 1997.
syntaxiques, tous constitués d’une tête et son origine qui dominent le débat (3) christiane Notari, Chomsky et l’ordinateur. Approche
et de membres. Par exemple, pour les autour de l’œuvre de Chomsky. En critique d’une théorie linguistique, Presses universitaires
groupes nominaux, un nom accompa- appliquant son programme minima- du Mirail, 2010.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 49


les grands penseurs du langage

Roman Jakobson
L’inventeur
du structuralisme
C’est à Prague, entre les deux guerres, qu’une
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science nouvelle, la phonologie, ouvre la voie à


l’analyse structurale des langues et des textes,
même poétiques.

A
u plus proche des avant-gardes de Moscou et s’imprègne du forma- mais diffèrent par un trait distinctif :
artistiques de son temps, lisme russe où prédomine l’analyse des /p/ est sourd (sans vibration des cordes
Roman Jakobson (1896-1982) formes du discours, indépendamment vocales) tandis que /b/ est sonore (avec
est l’une des figures les plus marquantes de leur histoire et de leur auteur. vibrations). L’efficacité et la rigueur de
de la linguistique structurale. De Mos- En 1926, il participe à la création du ces dispositifs sont à l’origine du large
cou, où il est né, à Prague puis New York, Cercle linguistique de Prague, aux côtés succès de la notion de « structure » qui,
il laisse dans son sillage une œuvre aussi de son compatriote Nicolaï Troubetzkoï. appliquée aux langues, permet de les
influente qu’éclectique. Ils vont alors, en s’inspirant de Saus- représenter comme des systèmes clos,
En 1963 paraît en français le premier sure, créer une discipline nouvelle, la autonomes, mais comparables, parce
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tome des Essais de linguistique géné- phonologie, qui s’intéresse aux sons que constitués selon le même principe
rale. La France est alors à la veille du des langues parlées en tant qu’ils y ont d’opposition distinctive.
déferlement de la vague structuraliste, une fonction. L’unité pertinente est le
et Jakobson n’y est pas étranger. Mais phonème. Un son n’est un phonème que La communication,
il est lui-même inspiré par un prédé- s’il joue un rôle distinctif : /p/ et /b/ sont télégraphe ou orchestre ?
cesseur, Ferdinand de Saussure (p. 40). des phonèmes du français parce qu’un Après l’invasion de la Tchécoslo-
Au début du 20e siècle, ce dernier a « pas » n’est pas un « bas ». En revanche, vaquie par les nazis, Jakobson se réfugie
révolutionné la linguistique en expli- un /r/ roulé et un /r/ grasseyé ne sont d’abord en Scandinavie, puis s’installe
quant que la langue n’est pas le fruit des pas des phonèmes distincts aux oreilles définitivement aux États-Unis. En 1942,
accidents de l’histoire : c’est un système, d’un francophone, bien que phonéti- à New York, il fait une rencontre cru-
un ensemble cohérent et autonome. quement différents. Le phonème est ciale : celle de l’anthropologue français
On l’étudiera donc comme telle : en un souvent considéré comme la plus petite Claude Lévi-Strauss, qu’il initie à la
moment donné, comme un ensemble unité du système d’une langue, l’atome linguistique structurale. Ce dernier s’en
de règles et au-delà de ses réalisations irréductible. Mais Jakobson va plus loin inspirera pour étendre le structuralisme
particulières. En 1915, Jakobson parti- en décomposant le phonème en une à l’étude des systèmes de parenté, des
cipe à la création du Cercle linguistique série de « traits distinctifs », qui sont les récits mythiques et des arts primitifs, et
constituants ultimes de la langue. Les à tout le champ de l’anthropologie.
sons /p/ et /b/, par exemple, ont les Mais Jakobson, qui après 1949
nKarine PHiLiPPe mêmes points d’articulation (consonnes
bilabiales, les deux lèvres se touchent),
enseigne à Harvard et au MIT, est aussi
en contact avec les travaux des mathé-

50 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017


maticiens Claude Shannon et Warren
Weaver sur la théorie de l’information.
Il s’en inspire et, pour essayer de décrire
la totalité des fonctions du langage, pro-
duit vers 1960 un schéma resté depuis
canonique. Il comporte six pôles : un
émetteur qui transmet un message à
un récepteur par le biais d’un canal
(visuel, auditif…) en utilisant un code
(pictural, linguistique…), le tout dans

Gerhardt Verlag, Berlin, 1966


un contexte donné. À ces six pôles sont
associées, respectivement, les six fonc- Alexander
tions du langage : la fonction expressive Rodchenko, affiche
manifeste la présence de l’émetteur, la de la Révolution
russe, 1924.
fonction poétique porte sur l’esthétique
du message, la fonction conative vise
à impliquer le récepteur (« parce que de son œuvre (encadré). Ce schéma fait l’orchestre, où les protagonistes contri-
vous le valez bien ! »), la fonction pha- encore référence, en dépit des critiques : buent conjointement à l’élaboration de
tique assure le contact entre émetteur on lui a reproché une conception très l’échange. Quoi qu’il en soit, le schéma
et récepteur (le « allô » au téléphone), mécanique, ne prenant pas en compte de Jakobson constitue un jalon incon-
la fonction métalinguistique concerne la complexité des échanges, ni la sub- tournable dans l’histoire des théories de
le code (« “cadeaux” prend un /x/ au tilité des processus d’interprétation. la communication. l
pluriel »), enfin la fonction référentielle Les chercheurs de Palo Alto, réputés
renvoie au contenu informatif du mes- pour leurs travaux sur la communica- PouR ALLeR PLuS Loin…
sage. Ce schéma figure dans un article tion interpersonnelle, critiquaient la
intitulé « Linguistique et poétique » : en linéarité du schéma, reliant un point l essais de linguistique générale
effet, la poésie est pour Jakobson une A à un point B, à la manière d’un télé- Roman Jakobson, 2 t.,1963 et 1973, rééd.
Minuit, 2003..
passion qui accompagne l’ensemble graphe. Ils lui ont opposé le modèle de

n Structuralisme et poésie
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Quoi de plus éloigné de la poésie que la froideur d’un tableau (rythmes lents ou rapides, sonorités cristallines ou râpeuses…)
des éléments chimiques ? Pour autant, Roman Jakobson l’amena à nuancer la thèse de l’arbitraire du signe : « L’objet
– passionné de poésie – entendait bien concilier les qualités de la poétique, c’est avant tout de répondre à la question :
de l’esprit de finesse et de l’esprit de géométrie. En 1912, il “Qu’est-ce qui fait d’un message verbal une œuvre d’art ?”
adhère au mouvement futuriste russe, pour lequel la forme (...) La poétique a affaire à des problèmes de structure
doit être envisagée pour elle-même ; il a alors 16 ans. Il se linguistique (...), de nombreux traits relèvent non seulement
lie d’amitié avec les poètes Vladimir Maïakovski, Velemir de la science du langage, mais de l’ensemble de la théorie
Khlebnikov, ainsi qu’avec le peintre Kazimir Malevitch, des signes, autrement dit de la sémiologie (ou sémiotique)
et contribue à la fondation de l’Opoyaz, société littéraire générale (2). » Sa démarche influencera des auteurs comme
consacrée à l’étude du langage poétique, à Saint-Pétersbourg. Nicolas Ruwet (Langage, musique et poésie, 1972), Tzvetan
Avec les formalistes, il récuse la critique littéraire et veut Todorov (Poétique de la prose, 1971) ou encore Gérard
constituer une science des discours esthétiques. Des années Genette (Figures, 5 t., 1966-2002). L’analyse des Chats (3), de
plus tard, il se souvient : « Je pensais de plus en plus à la Charles Baudelaire, signée Jakobson et Claude Lévi-Strauss,
structure de l’art verbal et à la question du rapport entre la est souvent donnée en exemple d’analyse structurale. l k.p.
poésie et la langue. (…) À mon père, chimiste étonné de (1) Roman Jakobson, « De la poésie à la linguistique », L’Arc, numéro spécial « Jakob-
mes préoccupations, je disais qu’il s’agit de chercher les son », librairie Duponchelle, 1990.
constituants ultimes du langage et de déterrer un système (2) Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale,
analogue à la classification périodique des éléments t. I, 1963, rééd. Minuit, 2003.
(3) Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson, « “Les Chats” de Charles Baude-
chimiques (1). » Le pouvoir évocateur des formes langagières
laire », L’Homme, vol. II, n° 1, 1962.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 51


les grands penseurs du langage

André Martinet
Le langage sert à
communiquer
Si la fonction du langage est d’être pertinent pour
autrui, alors la mécanique des langues tient tout
entière à des conventions de son et de sens, que rien
n’empêche de changer.
Puf

D
ans le sillage de Ferdinand L’axiome de Martinet tion qui s’inscrit dans un paradigme de
de Saussure, et surtout celui L’axiome de Martinet a pour consé- significations possibles : « la personne
de l’école de Prague (Nikolaï quence de faire de la production du qui vient » n’est pas la « voiture qui
Troubetskoy, Roman Jakobson, p. 50) sens et du transport d’information vient », ni « la pluie qui vient », etc.
le linguiste français André Martinet les déterminants premiers de tout La seconde articulation est celle des
(1908-1999) s’est affirmé dans les énoncé. Pour autant, comme cha- sons reconnus comme pertinents et
années 1960, alors qu’il enseigne à la cun sait, le langage humain utilise distinctifs dans la langue. Ainsi « la
Sorbonne, comme le fondateur d’une des sons, voyelles et consonnes, qui, lampe » n’est pas « la rampe » : « l » et « r »
approche fonctionnelle, ou fonction- intrinsèquement, ne sont porteurs sont, en français, des phonèmes dis-
naliste du langage. Sa maxime paraît d’aucun sens : ils sont simplement tincts : ils différencient formellement
presque banale : il s’agit de considé- perçus comme distincts les uns des des unités qui s’opposent par le sens,
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rer la langue comme « un instrument autres. Aussi la théorie de Martinet même s’ils n’ont pas intrinsèquement
de communication doublement arti- postule que le langage naturel, est, à la de sens.
culé et de manifestation vocale ». En différence des langages formels, « dou- Armé de ces deux outils, il devient pos-
fait, cette définition met en avant les blement articulé ». sible de décrire les réalisations d’une
enjeux de communication qui, en der- La première articulation est celle du langue du point de vue de leur « fonc-
nière instance, pèsent sur tout échange sens. Martinet appelle « monème » tion communicative », description
langagier. Si la fonction du langage la plus petite unité de sens dans une qui est très différente des catégories
est de communiquer, alors ce sont langue donnée, qui ne se confond de la grammaire classique. Ainsi, par
les contraintes de pertinence qui le pas avec le mot. Ainsi, l’adjectif « illi- exemple, en français, les substantifs
structurent. La théorie de Martinet est sible » comporte non pas un, mais ont un genre (la Lune, le Soleil) : pour
aux antipodes de l’approche de Noam trois monèmes : « il- » privatif, et « -lis- » Martinet, ce trait n’est pas pertinent,
Chomsky, alors en plein développe- (action de lire) et « -ible » (possibi- car il n’apporte aucune information
ment outre-Atlantique, qui considère le lité, comme dans « compatible » ou (à la différence du sexe qui est indiqué
langage comme le produit de règles for- « risible »). En revanche, « qui » et « que » dans l’opposition ami/amie).
melles prédéterminées, inscrites dans peuvent être considérés comme ne
le cerveau et aptes à coder la pensée. formant qu’un seul monème : dans les La synchronie dynamique
phrases « la personne qui vient » et « la On a pu reprocher à la linguistique de
personne que j’ai aperçue », ce sont les Martinet de laisser de côté des aspects
n nicoLas Journet variantes sujet et objet du même relatif.
Un monème est un élément d’informa-
importants de la parole comme l’in-
tonation, l’accent, la prosodie, qui
52 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
peuvent très bien modifier le sens par l’exigence de synchronicité posée
d’une phrase (comme lorsqu’on pose par Saussure (p. 40). Martinet lui-
une question). En fait, il ne s’agissait même s’est beaucoup penché sur
pas de les nier, mais simplement de la question du changement phoné- pour aller plus loin…
considérer qu’ils ne faisaient pas par- tique et sémantique dans les langues :
tie du système de la langue, mais s’y pour lui, les mêmes contraintes de l Éléments de linguistique
ajoutaient, et n’étaient pas réductibles communication qui imposent aux générale
à des unités discrètes, comme les pho- langues de faire système sont celles André Martinet, Armand Colin, 1960.
nèmes et les morphèmes. qui les amènent aussi à changer, à l Fonction et dynamique
En revanche, cette approche fonc- s’adapter aux situations nouvelles. des langues
tionnaliste a eu pour avantage de C’est ce qu’il nomme la « synchronie André Martinet, Armand Colin, 1989.
rouvrir le champ de l’histoire, barré dynamique ». l

Morris swadesh,
l’archéologue des langues
Il existe, de par le monde, des milliers de langues dont ne sait rien degrés de proximité.
du passé. Voici comment, dans les années 1950, fut inventée une Mais tout comme les
méthode permettant de calculer leur ancienneté. grammairiens du 19e siècle, le
En 1959, le linguiste américain Morris Swadesh (1909-1967), lexicologue a un autre souci
alors enseignant à l’université de Mexico, publiait un article intitulé en tête : celui de la généalogie.
« La linguistique, un outil pour la préhistoire » qui fit quelque bruit. Or, déterminer des proximités
Il y expliquait comment, à l’aide d’une méthode relativement entre des langues ne permet
simple de calcul, il était possible d’obtenir pour deux ou plusieurs pas de dater leur filiation. C’est

DR
langues non écrites apparentées une datation approximative là que l’ingéniosité de Swadesh
de leur divergence en siècles et, plus souvent, en millénaires. l’amène à se tourner vers des
Cette technique, développée par Swadesh et plusieurs de ses langues dont l’histoire est beaucoup mieux connue, comme celles
collègues, porte le nom étrange de « glottochronologie », et permet, de la famille indo-européenne. Sur 13 langues, Swadesh établit
comme nous le verrons, d’obtenir des résultats à la fois étonnants que le taux de remplacement lexical est en moyenne de 14 % par
et très controversés. millénaire. Il en fait une règle transposable à toutes les langues du
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Elle repose en fait sur les travaux antérieurs de Swadesh, et monde, qui lui permet de calculer, par exemple, que deux langues
ses trente ans de recherche sur les langues amérindiennes, en amérindiennes présentant 70 % de mots d’origine commune ont
particulier du Canada, des États-Unis et du Mexique. Confronté dû commencer à se séparer il y a douze siècles. Cette méthode
à la difficulté de comparer des langues incomplètement décrites, « glottochronologique », fondée sur des données purement
Swadesh a mis au point un procédé statistique qui repose sur quantitatives, a pu, lors de sa mise au point apparaître comme
une liste de 207 termes virtuellement présents dans toutes les aussi miraculeuse que la datation au carbone 14 en archéologie
langues : un vocabulaire de base, comprenant des termes (comme préhistorique.
« tête », « main », « graisse », « eau », « feu ») désignant des réalités Mais les objections de toutes sortes n’ont pas tardé, soulignant
universelles. Ils sont présumés présents quels que soient les les exceptions : ainsi, le maintien des échanges entre groupes
environnements culturels variés des locuteurs de ces langues, et linguistiques voisins peut induire des emprunts, et brouiller la
présentent moins de risques d’avoir été empruntés à une autre dérive « naturelle » des langues. Ensuite, la « liste de Swadesh »
langue. originale s’est montrée inapplicable dans certains cas : on l’a donc
Ensuite, la comparaison de ces listes extraites de deux ou ramenée à 100 mots. Enfin, ni la stabilité du taux de conservation
plusieurs langues permet de quantifier des « cognats », c’est- des langues, ni la méthode d’identification des cognats ne sont
à-dire des mots qui ont la même racine phonétique (comme considérées comme vraiment établies et fiables.
« sol » en espagnol, et « soleil » en français). Plus il y en a, plus Il n’empêche que c’est le premier outil permettant d’aborder
on a de raisons de penser que ces langues sont apparentées : l’étude historique de langues orales et partiellement décrites,
à 70 %, elles descendent d’une même ancêtre commune, à comme les 250 parlers différents des Aborigènes australiens.
90 % elles sont très proches parentes. Cette technique, appelée Swadesh a donc laissé son nom à cette méthode, qui continue
« lexicostatistique », permettait donc de grouper les langues par d’être utilisée. l n.j.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 53


les grands penseurs du langage

Joseph H.
Greenberg
The National Academies Press

Les grandes
familles linguistiques
Déjà maintes fois abordée par les philosophes et les grammairiens,
la question des traits communs à toutes les langues a été renouvelée
par Joseph Greenberg, puis Merritt Ruhlen.
Avec des réponses différentes pour le maître et pour l’élève.

J
oseph H. Greenberg (1915-2001) structures profondes de la syntaxe. langues (1). Sa démarche est à l’opposé
a été directeur du département Le but premier de la recherche sur la de celle des spécialistes des langues
d’anthropologie de l’université de grammaire générative était de détermi- indo-européennes : ce que Greenberg
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Stanford et membre de l’Académie ner l’ensemble des règles permettant cherche à mettre en valeur ce sont les
des sciences des États-Unis. Les tra- de générer toutes les phrases d’une ressemblances plutôt que les diffé-
vaux de ce linguiste et anthropologue langue donnée. Mais cette recherche rences. Par exemple, les six possibilités
américain sur les universaux du lan- a également permis de montrer qu’il syntaxiques d’ordonner une phrase
gage et la typologie des langues ont existait des invariants communs à composée d’un sujet nominal (S), d’un
marqué son époque. La question des de nombreuses langues. Ainsi, selon verbe (V) et d’un objet nominal (O)
universaux a en effet ressurgi dans Greenberg, dans les langues sans mor- sont SVO, SOV, VSO, VOS, OSV et OVS.
les années 1960 avec les travaux sur phologie nominale (par ex. sans décli- Les six occurrences sont possibles en
la grammaire générative de Noam naisons), l’ordre sujet nominal-objet russe, mais SVO est le seul ordre initia-
Chomsky (p. 48) et les recherches sur la nominal (SO) est le seul qui régit les lement employé par les enfants russes :
traduction automatique. La théorie du phrases affirmatives, et, dans les lan- dans une phrase comme Mama ljubit
langage de Chomsky repose sur l’hypo- gues présentant des distinctions mor- papu (Maman aime papa), si l’ordre
thèse du développement de schémas phologiques, fait office d’ordre non des mots est inversé, Papu ljubit
fixes innés et celle de l’universalité des marqué (c’est-à-dire, par défaut). mama, et malgré les désinences mar-
En 1961, Greenberg propose une liste quant S et O, les jeunes enfants ont
de 45 universaux morphologiques tendance à mal interpréter le message
n sopHie saffi
Professeure de linguistique italienne et romane à
(éléments significatifs composant les
mots) et syntaxiques (façon dont les
et à comprendre « papa aime maman »
comme si on avait prononcé Papa lju-
l’université d’Aix-Marseille. mots se combinent pour former des bit mamu. Ainsi, la règle de Greenberg
phrases) sur la base de l’étude de 30 peut être restituée comme suit : dans
54 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
des phrases affirmatives avec un sujet macrofamilles qui regroupent l’en- il compare les sons qu’emploient
nominal et un objet nominal, le seul semble des langues humaines. les grandes familles de langues pour
ordre ou bien l’ordre non marqué est exprimer neuf concepts de base : les
presque toujours celui dans lequel le Des critères objectifs de chiffres 1, 2 et 3, la tête, l’œil, l’oreille,
sujet précède l’objet. Dans une langue classement le nez, la bouche et la dent, parce
où S et O ne présentent pas de marques Sur les traces d’Edward Sapir (p. 46), qu’ils constituent un ensemble de
distinctives, en français par exemple, il rompt avec la tradition à tendance signifiés qui ne sont jamais emprun-
l’ordre SO est le seul admis. Cet ordre génétique pour élaborer des critères tés à une autre langue ou culture du
est obligatoire dans une langue comme objectifs de classement : il affine la fait de leur apparition précoce dans
le russe, quand S et O perdent leur liste de critères proposée par Sapir la dénomination du monde dans
marque morphologique : Mat’ ljubit do’ et propose dix indices de classement l’histoire du lexique de la langue. Il
(la mère aime sa fille), la signification (suffixation, dérivation, tendances propose une classification en trois
changeant si l’ordre s’inverse. synthétiques ou agglutinantes, etc.) (2). groupes pour le continent américain :
Greenberg a également rénové la clas- Il aborde la typologie par le traitement l’eskimo-aléoute sur la bordure nord-
sification génétique des langues. Il statistique des systèmes phonolo- ouest du Pacifique, le na-déné dans le
est l’inventeur de la moitié des douze giques et du lexique. Ainsi, en 1987, Sud-Ouest américain et l’amérindien
qui regroupe plus de 150 familles de
langues. Il organise donc le millier
de langues des Amériques en trois
Merritt Ruhlen groupes seulement. Il a également été
L’hypothèse de la langue mère le premier à élaborer une classifica-
tion unifiée des langues africaines et
La plupart des linguistes s’accordent d’acquisition à grouper en quatre familles les 2 000
sur l’existence d’un certain nombre de que partagent langues d’Afrique (1963). Il a aussi
familles de langues dans le monde, la majorité des réuni en un seul embranchement les
mais ne s’accordent pas à leur trouver langues. On 700 langues papoues (1971).
de liens de parenté. Merritt Ruhlen, de pourrait y voir la Dans un dernier ouvrage (3), il s’at-
l’université de Stanford, ancien élève conséquence taque au dogme de l’isolement de la
Merritt Ruhlen

de Joseph Greenberg, a identifié vingt- d’une sélection famille des langues indo-européennes
sept racines communes à toutes les des points et montre que l’indo-européen est
langues (1), et soutenu l’idée que les communs à toutes apparenté à d’autres familles (ouralo-
langues actuellement parlées sur Terre les langues du youkaghire, altaïque, coréenne-japo-
sont toutes les descendantes d’une monde (premiers phonèmes acquis), naise-aïnoue, tchouktchi-kamt-
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unique langue ancestrale qui daterait sans nécessité qu’ait jamais existé une chatkienne, eskimo et guiliake) qu’il
de 50 000 ans environ. Son hypothèse « langue mère ». réunit en une macrofamille « eurasia-
a l’avantage d’être compatible avec les Les racines de Ruhlen pourraient, tique ». Il se heurte à la linguistique
arguments fournis par l’archéologie et la par ailleurs, suggérer qu’il existe indo-européaniste et ouvre la voie à
génétique en faveur d’une origine unique un symbolisme de base universelle l’idée de l’origine unique des langues
de l’homme moderne localisée en Afrique, dépassant de loin les neuf concepts de humaines, défendue et illustrée par
suivie d’une dispersion sur l’ensemble Greenberg. Merritt Ruhlen (encadré), avec l’aide
de la planète. Le problème principal que Pour autant, Ruhlen est en désaccord de John D. Bengtson. l
posent ces arborescences génétique, avec toute forme de symbolisme
linguistique et anthropologique est que phonétique, même dans des termes
toutes sont incertaines, et que chacune comme papa et maman. (1) Joseph Greenberg, Charles Osgood et James
Jenkins, « Memorandum concerning language
utilise les autres comme cautions. Aussi, En effet, une remise en cause – même
universals », in Joseph Greenberg (dir.), Universals of
de nombreux linguistes se sont montrés partielle – de l’arbitraire du signe Language, MIT Press, 1963, et Joseph Greenberg (dir.)
sceptiques, voire hostiles à cette idée. ruinerait son hypothèse historique Universals of Human Language, Stanford University
On objecte, par exemple, que les d’une protolangue unique, puisque les Press, 1978.
racines identifiées par Ruhlen utilisent traits communs à toutes les langues (2) Joseph Greenberg, « The Nature and Uses of
Linguistic Typologies », International Journal American
principalement les phonèmes limitrophes trouveraient leur explication dans la
Linguistics, vol. XXIII, n° 2, avril 1957.
des systèmes phonologiques des langues psychologie humaine universelle. l s.s. (3) Joseph Greenberg, Les Langues
du monde définis par Roman Jakobson, (1) Merritt Ruhlen, L’Origine des langues. Sur les traces indo-européennes et la famille eurasiatique, Belin,
c’est-à-dire les premières étapes de la langue mère, Belin, 1997. 2003.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 55


les grands penseurs du langage

William Labov
Façons de parler,
façons d’être
University of Pennsylvania

En se penchant sur l’anglais des ghettos de New York,


William Labov montrait que la diversité des usages était
organisée et structurée.

W
illiam Labov est né en 1927 recherches commencent dans les /r/ dans « parce que », et produire soit
dans le New Jersey. Après années 1960. À cette époque aux États- « parce que » soit « pa(r)c(e) que ». Son
des études de chimie Unis, l’idée est très répandue qu’il exis- idée est de montrer que la présence
industrielle à Harvard, il commence terait un lien direct entre manières de ou l’absence de ce phonème n’est pas
sa carrière professionnelle par une parler des classes populaires, notam- aléatoire, qu’elle ne relève pas d’une
succession de différents emplois, ment de la communauté noire, échec « déficience » du « African American
allant de la rédaction de résumés lit- scolaire et exclusion sociale. Le parler vernacular english » et que cette varia-
téraires à la sérigraphie. Il reprend des Noirs américains est parfois décrit tion répond à une logique qu’il s’agit
des études de linguistique au début comme une sorte de sous-langage, qui de décrire. Pour ce faire, Labov enquête
des années 1960 à l’université Colum- empêcherait de penser logiquement et dans trois magasins new-yorkais, dif-
bia. Il est aujourd’hui professeur à de réussir économiquement. Ces idéo- férents par leur localisation et leur
l’université de Pennsylvanie. Il a lar- logies reposent sur la conviction qu’il clientèle. Sa méthode est ingénieuse :
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gement contribué à la réflexion sur la existerait un parler standard unique et, l’enquêteur se présente à l’employé
variation langagière et le changement en périphérie, un ensemble chaotique comme un client demandant des ren-
linguistique. Ses recherches, engagées et désorganisé de pratiques fautives et seignements afin de lui faire prononcer
socialement, notamment en faveur hétérogènes ne répondant à aucune le mot floor (étage) :
de la communauté noire américaine, règle logique. Comment vérifier ou - Excuse me, where are the women’s
constituent indéniablement un repère invalider une telle représentation ? shoes ?
incontournable de la sociolinguistique Labov choisit de se pencher sur des - Fourth floor.
actuelle. zones d’instabilité du système linguis- - Excuse me ?
C’est en cherchant à décrire préci- tique, d’aller observer sur le terrain - Fourth floor.
sément, à grande échelle et pour la leurs réalisations, et d’essayer de com- Son enquête qui combine plusieurs
première fois, la diversité des usages prendre autour de quelles régularités méthodologies révèle des régularités
linguistiques à New York, et spécifi- s’organisent ces pratiques. Il mène plu- liées au milieu social, mais aussi à
quement les usages « non standard », sieurs enquêtes sur les parlers à New la situation de communication : le
que Labov s’est fait connaître. Ses York, dont une qui consiste à étudier la social et le stylistique évoluent selon
réalisation ou non du /r/, par exemple des patrons identiques. Ainsi, pour
en finale du mot « floor ». Le /r/ peut en reprendre notre exemple en français
n Laurence Buson
Maître de conférences en sciences du langage à
effet être prononcé ou non en finale
de certains mots en anglais améri-
du /r/ dans « parce que », on mon-
trerait d’abord que les locuteurs de
l’université Grenoble-Alpes. cain, au même titre par exemple qu’en milieux favorisés prononcent davan-
français, on peut prononcer ou non le tage le /r/ que les locuteurs de milieux
56 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
populaires. Mais on trouverait aussi chez les habitants de l’île de Martha’s teurs. Ainsi, Labov montre que le lan-
que, dans tous les milieux, les taux de Vineyard, au large du Massachusetts. gage peut être un marqueur identitaire,
production de /r/ sont plus élevés si Il observe que la particularité de la qui se manifeste à différents niveaux et
l’on prend la parole dans un contexte prononciation locale est renforcée ou obéit à des régularités prévisibles.
formel. Labov a ainsi montré que tout au contraire modérée selon que les De très nombreux chercheurs appar-
locuteur d’une langue est capable de habitants sont plutôt favorables ou tenant à des communautés linguis-
mobiliser des ressources variées en défavorables aux touristes, comme tiques du monde entier ont mené des
fonction des contextes d’interaction. c’est le cas des pêcheurs de l’île qui enquêtes inspirées de ses travaux,
Dans une autre enquête restée ont tendance à exagérer leur accent généralisant ses modèles d’ana-
célèbre, Labov s’interroge sur l’usage local dans la mesure où leur activité est lyse à plusieurs langues et variables
d’un accent local, celui qu’on trouve menacée par l’arrivée massive des visi- linguistiques. l

Basil Bernstein
« Langue des riches » et « langue des pauvres » ?
En distinguant le code restreint des « pauvres » et le code élaboré des
« riches », Basil Bernstein soulevait pour la première fois un problème :
celui de la discrimination linguistique opérée par l’école.

est plus important chez les enfants de de descriptions qui se fondent, d’une part,
classes populaires que chez ceux de sur des représentations erronées de la
classes moyennes ou aisées. En enquêtant syntaxe de la langue parlée, et, d’autre
sur les façons de parler des enfants avec part, fétichisent la langue légitime, tombant
leurs mères, Bernstein en vient à définir ainsi sous le coup de la critique formulée
deux codes, liés au milieu social : le « code par Bourdieu, selon qui la légitimité d’un
restreint », utilisé par les enfants issus de discours n’a pas d’autre justification que la
milieux défavorisés, et le « code élaboré », position dominante de celui qui l’énonce.
maîtrisé par ceux de milieux plus aisés. Pour autant, certains chercheurs ont
Cette distinction a largement été mobilisée voulu, dans les années 1990, réhabiliter
à l’appui des théories sur le handicap le propos de Bernstein, considérant que
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DR

linguistique et des logiques d’éducation sa théorie des codes était tout sauf une
Basil Bernstein, né à Londres en 1924, compensatoire dans les années 1970-1980, théorie du handicap linguistique des classes
titulaire d’un doctorat de linguistique à ce qui a contribué à discréditer Bernstein populaires. Son propos serait, comme lui-
University College, poursuit sa carrière chez bon nombre de chercheurs s’inscrivant même le faisait d’ailleurs valoir, exempt
à l’Institute of Education de Londres. Sa dans une perspective de différence et de tout jugement de valeur, et inviterait au
théorie des codes langagiers et de leurs non de déficit linguistique ou culturel. contraire à une prise de conscience des
effets sur la mécanique de la reproduction Les critiques formulées à son encontre différents codes langagiers existant au sein
sociale en a fait depuis les années 1970 peuvent à l’occasion être approximatives, d’une même société. Pour lui, les difficultés
une figure marquante mais controversée mais l’œuvre de Bernstein reste grevée de scolaires de certains enfants seraient
de la sociologie de l’éducation et de la choix terminologiques malheureux et de directement liées au fait que l’école requiert
sociolinguistique. Ses travaux ont été en descriptions linguistiquement mal étayées. un « code élaboré », ce qui défavoriserait les
partie traduits en français dans plusieurs La manière dont il décrit les codes qu’il enfants des milieux populaires, ces derniers
ouvrages, comme Langage et classes formalise semble en effet orientée. Par y étant moins régulièrement exposés. Les
sociales aux éditions de Minuit. exemple, il évoque « le choix rigoureux travaux de Bernstein ont en cela constitué
Bernstein est l’un des premiers à avoir des adjectifs et des adverbes » des une contribution majeure aux recherches
interrogé la relation entre l’origine familiale classes sociales favorisées, pour l’opposer sur les discours pédagogiques. Ils ont
et l’école, et à théoriser la dimension à « l’usage rigide et limité des adjectifs mis au jour les discriminations exercées
langagière et éducative de la reproduction et des adverbes » ou à la « syntaxe par l’école qui tend à imposer une langue
des inégalités. Il part d’un constat, qui pauvre » des locuteurs populaires. La décontextualisée et abstraite comme seul
semble aujourd’hui banal : l’échec scolaire sociolinguistique a depuis invalidé ce type outil et objet des savoirs légitimes. l l.b.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 57


les grands penseurs du langage

Émile Benveniste
Vivre le langage
Archivo El Litoral

Si la langue est un système, elle ne s’actualise qu’à travers des


discours et des locuteurs singuliers. En distinguant l’énonciation de
l’énoncé, Benveniste replaçait l’humain au cœur du langage.

É
mile Benveniste (1902-1976), Benveniste. En effet, si « la linguistique eux, l’étude des langues nécessite que
né en Syrie, est envoyé à Paris est d’abord la théorie des langues » – et l’analyste prenne conscience de son
en 1913 pour étudier au petit de loin les recherches sur les langues propre regard, se garde de la projection
séminaire israélite. C’est finalement et les cultures représentent l’essentiel de ses catégories de langue et de pen-
vers l’École pratique des hautes études de ses publications –, en même temps, sée, afin de pouvoir finalement appro-
(EPHE) qu’il se dirigera, se formant à pour lui, « les problèmes infiniment cher les langues par la mise au jour de
la grammaire comparée (notamment divers des langues ont ceci de commun, leur grammaire propre. Benveniste,
auprès d’Antoine Meillet, Sylvain Lévi, qu’à un certain degré de généralité ils attiré par les terres inconnues, se rendra
Joseph Vendryes), et se spécialisant mettent toujours en question le langage lui-même dans le Nord-Ouest améri-
dans l’étude des langues iraniennes, (Problèmes de linguistique générale) ». cain en 1952 et 1953 pour mener des
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participant, entre autres, au travail Ainsi la linguistique générale est-elle enquêtes linguistiques auprès de popu-
d’édition de manuscrits bouddhistes un domaine toujours à découvrir, et lations parfois très proches du point
en langue sogdienne rapportés d’Asie toujours questionné par l’observation de vue de la culture mais très dissem-
centrale par Paul Pelliot. Il enseigne des langues réelles. blables du point de vue linguistique
dès 1927 à EPHE, et est nommé pro- (c’est le cas des tlingits et des haidas).
fesseur au Collège de France en 1937, L’acte de dire est toujours « Ma préoccupation est de savoir com-
partageant son enseignement entre singulier ment la langue “signifie” et comment elle
des questions de linguistique générale Benveniste modifie le visage de la dis- “symbolise” », écrit Benveniste dans le
et des problèmes ayant davantage trait cipline comparatiste en France en l’ou- contexte de ces enquêtes. S’il s’intéresse
à la linguistique comparée des langues vrant aux langues les plus diverses, en en effet à l’originalité du fonctionne-
indo-européennes. Loin de constituer intégrant dans son enseignement et ses ment des langues, il est en même temps
un morcellement de son travail, cet articles des données de langues non critique des linguistiques formalistes
objet double, l’étude du langage et des indo-européennes pour traiter de pro- qu’il voit se développer notamment aux
langues, caractérise la démarche de blèmes généraux tels la phrase nomi- États-Unis dans le sillage des travaux
nale, la phrase relative, les pronoms ou de Leonard Bloomfield et qui tournent
la négation. Il est également sensible le dos à la dimension signifiante de la
n cHLoé LapLantine
Chargée de recherches au CNRS, Laboratoire
au mouvement critique impulsé aux
États-Unis par Franz Boas puis Edward
langue. Chez lui, la langue n’est jamais
séparée de l’expérience, de la vie des
d’histoire des théories linguistiques. Sapir dans le contexte de l’étude des sujets : «Vivre le langage, tout est là : dans
langues et cultures américaines : pour le langage assumé et vécu comme expé-
58 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
rience humaine, rien n’a plus le même
sens que dans la langue prise comme
système formel et décrite du dehors.»
Dans un article de 1958, « De la subjecti-
vité dans le langage », Benveniste inter-
roge la comparaison courante, et appa-
remment innocente, du langage avec
un instrument de communication. Cri-
tiquant cette vision qui sépare l’homme
de son langage, Benveniste pose que
« c’est un homme parlant que nous trou-
vons dans le monde, un homme parlant
Library of Congress, Washington DC

à un autre homme, et le langage enseigne


la définition même de l’homme (PLG) ».
Benveniste définit ainsi un « homme
dans la langue (1) », et propose de pen-
ser un sujet linguistique – « c’est dans et
par le langage que l’homme se constitue
comme sujet (PLG) » –, sujet qui ne se L’ethnologue Frances Densmore et le chef Blackfoot, Mountain Chief,
constitue jamais seul du fait de la situa- pendant une session d’enregistrement du Bureau of American Ethnology
tion de dialogue inhérente au langage :
« Je n’emploie je qu’en m’adressant à des critiques qui cherchent à dépasser humain dans le langage, la signification,
quelqu’un, qui sera dans mon allocu- un état ancien du problème (« C’est l’activité d’interprétation, posant une
tion un tu. C’est cette condition de dia- peut-être le meilleur témoignage de la faculté métasémantique, un « deuxième
logue qui est constitutive de la personne, fécondité d’une doctrine que d’engen- niveau d’énonciation, où il devient pos-
car elle implique en réciprocité que je drer la contradiction qui la promeut, sible de tenir des propos signifiants sur
deviens tu dans l’allocution de celui qui PLG »). Pour Benveniste, la nouveauté la signifiance ». Ce deuxième niveau
à son tour se désigne comme je (PLG).» de Saussure réside dans sa conception d’énonciation (deuxième, mais il n’en
La définition de cette personne inter- d’une spécificité du signe linguistique, existe peut-être pas d’autre) constitue le
subjective permet, selon Benveniste, ceci permettant la reconnaissance de la mouvement du sujet et de son analyse
de dépasser la représentation en entités langue comme objet propre, et situable du réel, et est à plus grande échelle le
oppositives et discontinues du « moi » par rapport aux autres systèmes de mouvement même de l’histoire, au sens
et de l’« autre », de l’« individu » et de la signes. Saussure, dans son enseigne- où « ce n’est pas l’histoire qui fait vivre
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« société ». ment, posait le projet d’une sémiologie le langage, mais plutôt l’inverse. C’est le
Considérée du point de vue de l’inter- – « science qui étudie la vie des signes au langage qui, par sa nécessité, sa perma-
subjectivation, la langue prend le visage sein de la vie sociale » – où la linguistique nence, constitue l’histoire (PLG). » C’est
neuf du discours, de l’énonciation. devait prendre place. Donnant suite à finalement dans l’expérience poétique
Pour Benveniste, « dire bonjour tous les ce projet dans Sémiologie de la langue – et la théorie du langage de Benveniste
jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque (1969), Benveniste établit la place spé- ouvre sur une poétique – qu’il voit un
fois une réinvention (PLG) ». En effet, cifique de la langue par rapport aux maximum de l’activité critique et créa-
chaque énonciation est toujours unique autres systèmes de signes du fait que la trice du langage et des sujets ; dans sa
et neuve, et la phrase (unité du discours) langue est l’interprétant de tous les sys- recherche manuscrite sur la « langue
« n’est que particulière (PLG) ». Je, d’élé- tèmes de signes y compris d’elle-même : de Baudelaire », il écrit ainsi : « Le poète
ment d’un paradigme, « devient une « Les signes de la société peuvent être recrée donc une sémiologie nouvelle,
désignation unique et produit, chaque intégralement interprétés par ceux de par des assemblages nouveaux et libres
fois, une personne nouvelle (PLG) ». la langue, non l’inverse. La langue sera de mots. À son tour le lecteur-auditeur
donc l’interprétant de la société (PLG).» se trouve en présence d’un langage qui
La langue interprète tout Cette relation d’interprétance implique échappe à la convention essentielle du
Parmi les auteurs qui influencent les qu’on ne quitte jamais le domaine de discours. Il doit s’y ajuster, en recréer pour
recherches de Benveniste, Ferdinand de la langue (« L’homme dans la langue »), son compte les normes et le “sens”.» l
Saussure est sans doute le plus notable. et que les objets d’étude en sciences
Benveniste semble fonder ses avan- humaines sont, par leur nature, lin- (1) Titre d’une section des Problèmes de linguistique
cées sur les siennes, tout en énonçant guistiques. Benveniste définit le vivre générale.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 59


les grands penseurs du langage

Roland Barthes
Il y a du texte
dans l’image
DR

Lire un texte caché dans l’image : voilà ce qu’en 1964 le


philosophe Roland Barthes entendait développer à l’aide
d’exemples pris dans l’ordinaire de notre paysage visuel.

E
n 1964, Roland Barthes (1915- certes, mais aussi les images, fixes et cité, et toute autre approche – photo
1980), alors enseignant à l’École animées, et, en fin de compte, les choses de reportage, image d’art, document
pratique des hautes études, n’était elles-mêmes. Tout cela serait-il quelque botanique – est écartée. Le texte est
encore réputé que pour ses écrits sur peu « langage » ? L’exemple qu’il analyse pauvre, mais remarque Barthes, les
la littérature et ses critiques de théâtre. dans ce texte – une page de publicité images sans texte sont très rares.
Pourtant, ses « Petites mythologies du pour les produits Panzani – est devenu Vient ensuite l’image « dénotée ». C’est
mois » publiées dans un quotidien et ras- canonique. Trouvée au détour d’un le contenu de la photo, qui montre des
semblées en 1957 (Mythologies) annon- magazine, la photo montre « des paquets légumes frais, des produits industriels et
çaient déjà la suite. Dans ces textes de pâtes, une boîte (de sauce), un sachet un filet qui déborde, comme au « retour
courts – que l’on pouvait prendre pour (de parmesan), des tomates, des oignons, du marché ».
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des divertissements –, il dissertait sur la des poivrons, un champignon, le tout Leur juxtaposition serrée signifie leur
popularité du steak frites, sur la poétesse sortant d’un filet à demi-ouvert, dans des proximité, dont bénéficient les pro-
Minou Drouet, les publicités pour déter- teintes jaunes et vertes sur fond rouge ». duits vantés. Le message est : Panzani
gents, la DS Citroën et d’autres sujets dis- Il y a un texte bref qui dit : « Pâtes-sauce- est aussi bon et frais qu’une « prépa-
parates, traités comme autant d’aspects parmesan à l’italienne de luxe. » Cette ration purement ménagère ». Mais
du « mythe bourgeois ». Un article, publié page banale, devient, sous la plume d’autres signes aussi s’imposent : la
en 1964 dans la revue Communication et de Barthes, l’occasion d’un ample tomate, le poivron, le vert, le jaune.
intitulé « Rhétorique de l’image », révélait développement. Autant de légumes et de couleurs qui
en fait une plus large ambition : celle de – aux yeux d’un Français – signifient
faire « l’inventaire des systèmes de signi- Ancrer la photo et cadrer « l’italianité » de l’image et des produits,
fication contemporains » à l’aide des clés le lecteur déjà suggérée par le nom de la marque.
de la linguistique structurale. Ses armes En effet, explique-t-il, elle ne fait pas Troisièmement, quelles sont les
sont celles de la théorie du signe, telle que montrer des produits alimentaires. « connotations » de cette photo ? Elles
que développée après Ferdinand de Elle véhicule non pas un seul, mais ne sont pas tant dans les éléments que
Saussure, mais appliquée à bien d’autres plusieurs messages portés par le texte, dans leur association. Il y a d’abord
objets que la langue : l’écriture littéraire, par l’image « dénotée » et par l’image la complétude de l’ensemble pâtes-
« connotée ». Le texte, même laconique, sauce-fromage, qui compose un autre
se révèle nécessaire : il « ancre » la photo message : « Panzani fournit tout ce
n nicoLas journet et cadre le lecteur. Il vante des produits
sans autre justification : c’est une publi-
qui est nécessaire à un plat composé. »
Enfin, il y a une allusion culturelle :
60 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
Barthes raccroche cette image à la tra- productions humaines sont langage, et
dition picturale de la « nature morte », ont, comme le discours de l’orateur, le
assurant un lien fragile entre l’image pouvoir de voiler le réel et de véhiculer
culinaire et le monde du beau. des mythes : pour la publicité, celui
Avec cet exemple, Barthes entendait que les produits qu’elle vante sont les
démontrer l’existence d’une « rhéto- meilleurs.
rique de l’image » qui devait autant aux La sémiologie de l’image s’est dévelop-
Anciens qu’à la linguistique structurale pée depuis en une discipline d’ensei-
alors en pleine phase de diffusion. gnement et de recherche diversifiée,
Cette extension de la science du signe avec des auteurs comme Serge Tisseron,
à l’image, puis aux objets manufac- Christian Metz, Jean-Marie Schaeffer,
turés eux-mêmes (Le Système de la Jean-Marie Floch, le Groupe μ, mais est

Panzani
mode, 1967), répondait au fond à la aussi une technique pratiquée par les
conviction que toutes (ou presque) les publicitaires eux-mêmes. l

appel aux faits ou aux états d’âme des


Chaïm Perelman auditeurs. Ensuite vient l’argumentation

Lucie Olbrechts-Tyteca proprement dite, c’est-à-dire


l’ensemble des procédés par lequel
La nouvelle rhétorique le locuteur entend faire approuver

Presses universitaires de Bruxelles


une conclusion particulière. Ils sont
La parole persuasive ne repose pas sur des vérités nombreux et, soulignent les auteurs
démontrables : elle s’appuie sur des valeurs partagées et du traité, appartiennent au domaine du
des arguments qui visent à l’évidence. Telle est la leçon de la « quasi-logique » : redéfinir une notion,
« nouvelle rhétorique ». en appeler à un exemple, opposer
Souvenons-nous : Platon, dans son Cratyle, exprimait des réserves deux cas, les mettre en parallèle,
profondes à l’égard de l’art oratoire du sophiste, au motif qu’il ne faire appel aux chiffres (probabilités),
se souciait pas de démontrer la vérité de ses arguments (p. 22). tirer une conséquence, citer un auteur faisant autorité, opposer
Aristote, lui, concevait que l’art de la persuasion reposait en bonne apparence et réalité, etc. Beaucoup d’entre eux correspondent à
partie sur l’accord entre les valeurs et les émotions de l’orateur ce que les Anciens considéraient comme des figures de style. Mais
et celles de son auditoire. Vingt-cinq siècles plus tard, Chaïm pour Perelman et Olbrechts-Tyteca, ce sont plutôt des formes du
Perelman (1912-1984), juriste et philosophe belge, saisira ce raisonnement qui, sans être démontrables, mènent à des évidences
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dernier point de vue comme la première marche conduisant à partagées. Prenons un exemple : les auteurs appellent « modèle »
l’édification d’une rhétorique modernisée. un personnage historique ou allégorique auquel on associe dans
SelonPerelman, en effet, l’objectif de l’orateur politique ou du juriste le discours une action ou une opinion. Pensez à l’effet désastreux
n’est pas d’opérer une démonstration logique de la vérité de son de cette affirmation : « Vous aimez les autoroutes ? Hitler aussi… »
point de vue – type « dissertation » – mais d’obtenir l’assentiment Certes, c’est abusif, mais cela correspond à ce que les internautes
de son auditoire en vue d’une action à prendre. La méthode qu’il nomment aujourd’hui le « point Godwin », lequel met fin à l’échange.
développe avec Lucie Olbrechts-Tyteca (1899-1987), sociologue, Tel n’est pas l’objectif de la nouvelle rhétorique, qui ne recherche
dans leur Traité de l’argumentation (1958), comprend deux grands que l’assentiment de l’auditoire, et ce en toutes circonstances. Une
développements. D’abord, une réflexion sur les prémisses de toute des clés de son succès est, on l’aura compris, la largeur de ses
prise de parole. Il existe un genre discursif (appelé « épidictique » vues : la rhétorique de Perelman ne vise pas seulement l’orateur en
par Aristote), convenant aux cérémonies de deuil, d’inauguration tribune. Elle concerne toutes les occasions d’argumenter, des plus
ou de célébration patriotique, où l’orateur n’a d’autre but que de quotidiennes aux plus formelles, orales comme écrites : discussions
conforter les valeurs partagées par l’auditoire de manière quasiment privées, négociations, conférences, publicité, déclarations
indiscutable. C’est un genre limité, qui ne peut pas servir de modèle publiques, articles, essais, etc.
à une plaidoirie, mais définit, selon Perelman et Olbrecht-Tyteca, L’œuvre de Perelman a connu rapidement un large écho
le préalable à une prise parole. Le locuteur moderne s’interrogera international et a été développée par son disciple Michel Meyer. En
donc sur les valeurs de son auditoire particulier, en tant que celui- France, elle a été reçue dans les années 1990 par des chercheurs
ci les tient pour universellement acceptées (Dieu, les droits de comme Oswald Ducrot, Jean-Claude Anscombre, Christian Plantin,
l’homme, la liberté d’expression, la santé, le bonheur, le courage, Philippe Breton, et représente une branche active de la linguistique
etc.). Il appuiera son discours sur celles-ci, plutôt que sur tout autre du discours. l n.j.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 61


les grands penseurs du langage

Paul Grice
à la recherche
du sens caché
Nos échanges verbaux véhiculent souvent de
l’implicite. C’est à ce problème que Paul Grice
Oxford University Press

s’est attelé.

Q uinquin : « J’ai des envies de


voyage. L’Océanie, Bora Bora, les
vahinés… Tu connais ? »
Nathalie : « Pourquoi ? Tu veux
avec l’état du monde. Beaucoup de nos
propos véhiculent des sens seconds
qui, s’ils ne sont pas interprétés correc-
tement, auront pour effet d’entraver
Reste à expliquer comment la question
« tu connais ? » a pu être interprétée
comme une invitation au voyage. Au
principe de coopération, Grice ajoute
m’emmener ? » la compréhension de ce que l’autre a alors quatre maximes applicables par
Quinquin : « On n’emmène pas des sau- réellement voulu dire. Si le dialogue le biais de leurs règles.
cisses quand on va à Francfort.» d’Audiard fait sourire, c’est à cause de
Ces répliques signées Michel Audiard l’interprétation erronée qui est faite 1. La maxime de quantité qui spéci-
extraites du film Le Pacha auraient des intentions de Quinquin évoquant fie, grâce à deux règles, la quantité
pu servir d’exemples au philosophe son désir de voyage et ajoutant « tu d’informations qui doit être fournie
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anglais Paul Grice (1913-1988) dans connais ? » Mais la réplique de Nathalie pour que la conversation se déroule
sa recherche sur l’interprétation des témoigne aussi de sa volonté de col- avec succès :
dimensions implicites de nos échanges laborer à l’échange. Si elle pose une a.) que votre contribution contienne
verbaux. Grice commença par poser question et demande « pourquoi ? », autant d’informations qu’il est néces-
quelques jalons en distinguant la c’est bien qu’elle s’intéresse à ce qu’elle saire (informativité) ;
« signification naturelle » de nos dires, suppose à tort ou à raison être le vou- b) que votre contribution ne contienne
c’est-à-dire leur sens littéral, à leur loir-dire de l’autre. Ce comportement pas plus d’informations qu’il est néces-
« signification non naturelle » porteuse verbal coopératif est la condition du saire (exhaustivité).
d’intentions que le locuteur souhaite bon déroulement de nos conversations
voir éventuellement décryptées par courantes. Il a dans la théorie de Grice le
son interlocuteur. Parler, en effet, ne se statut de principe fondateur, car il per-
pour aller plus loin…
réduit pas à transmettre une informa- met de rendre compte de la rationalité
tion susceptible d’être jugée vraie ou de nos propos. Il permet de comprendre
l studies in the Way of Words
fausse en fonction de son adéquation pourquoi l’interlocutrice du dialogue
Paul Grice, Harvard University Press, 1989.
d’Audiard ne répond pas : « Mais tu sais
n Béatrice godart-WendLing
Chargée de recherches au CNRS, Laboratoire
très bien qu’une fille comme moi n’a
jamais eu l’occasion d’aller en Océanie ! »,
l «Présupposition et implicature»
Christophe Al-Saleh, in Béatrice
Godart-Wendling et Layla Raïd (dir.),
d’histoire des théories linguistiques, car cette réplique peu coopérative ris- à la recherche de la présupposition, ISTE,
université Paris-VII. querait – parce qu’elle rabroue l’autre – 2016.
de mettre fin à l’échange.
62 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
2. La maxime de qualité (c’est-à-dire d’intelligibilité) qui précise comment on déclencher des inférences – appe-
de sincérité) qui a pour règle générale : doit dire ce que l’on dit : « Soyez clair » et lées « implicatures » – qui orientent le
« Que votre contribution soit véridique », en particulier : destinataire dans la recherche d’une
et pour règles : a) évitez de vous exprimer avec interprétation seconde.
a) n’affirmez pas ce que vous croyez obscurité ; Ainsi, dans notre exemple, en n’étant
faux ; b) éviter d’être ambigu ; qu’une pure remarque rhétorique, la
b) n’affirmez pas ce pour quoi vous c) soyez bref ; question « Tu connais ? » bafoue visible-
manquez de preuves. d) soyez méthodique. ment la maxime de pertinence et fait
3. La maxime de relation (c’est-à-dire de Le non-respect de ces maximes que Nathalie cherche et trouve une autre
pertinence) qui s’exprime par la règle : conversationnelles, selon Grice, alerte interprétation ironique basée sur les
« Parlez à propos, soyez pertinent.» l’auditeur sur la présence d’un sens règles de l’amitié (les amies, ça s’invite)
4. La maxime de modalité (c’est-à-dire implicite et a pour conséquence de qui lui conférerait une pertinence. l

John Gumperz
Construire le sens des interactions
observées à la loupe, nos Pour Gumperz, le langage est une forme de pratique sociale, mais
University of California

conversations révèlent la variété des avec une matérialité qui lui est propre et dont il faut tenir compte. Il
ressources dont nous disposons a élaboré une sociolinguistique interactionnelle dont le but est de
pour nous faire entendre… ou non. comprendre comment les interlocuteurs construisent ensemble
le sens des interactions, qu’elles soient monolingues, plurilingues
Le rayonnement intellectuel de John J. Gumperz (1922-2013) ou pluriculturelles. De ce fait, il analysa des phénomènes
fut très rapidement mondial et il est considéré comme l’un des interactionnels comme les difficultés de compréhension, la
fondateurs de la sociolinguistique. Comme chez de nombreux mésentente entre les participants. Ainsi dans l’exemple du chauffeur
linguistes de sa génération, les premiers intérêts de Gumperz se de bus indien à Londres qui demande aux passagers « exact
sont portés sur des questions de dialectologie. Il étudia dans des change, please » (« l’appoint s’il vous plaît »), et que les passagers
villages en Inde du Nord les contacts entre langues et variétés. Puis, perçoivent comme « grossier » avec eux. Gumperz montre que cet
lors de son enquête à Hemnesberget en Norvège, il développa incident repose sur l’intonation du chauffeur qui a prononcé cette
et proposa le concept de « répertoire verbal » des locuteurs, et mit demande habituelle avec un schéma mélodique inhabituel en
à jour les contraintes sociales qui pèsent sur le changement de anglais londonien : il a fait une pause avant « please », il a accentué
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langues (code-switching) effectué par les locuteurs en interaction fortement ce mot, et a produit une descente mélodique. Cette
entre des variétés de langues : ici le norvégien standard et le prosodie est culturellement interprétée comme impolie et grossière
dialecte local. Ces notions de « répertoire verbal » et de « code- par les passagers londoniens.
switching » transformeront en profondeur la vision, psychologique, Ses intérêts scientifiques pour les situations pluriculturelles et
qu’on avait du bilinguisme : le bilingue n’est plus l’individu qui plurilingues, conjugués à sa conviction que le sens social se
apprend des langues à l’école et les parle parfaitement (le construit pour une large part dans les interactions verbales, l’ont
bilinguisme individuel), mais le membre d’une communauté où conduit vers un positionnement de plus en plus anthropologique,
plusieurs langues sont parlées (le bilinguisme sociétal) et où construisant ainsi avec d’autres une « anthropologie linguistique ».
différentes fonctions sociales sont attachées à ces langues. Par Ses deux ouvrages majeurs de 1982 (partiellement traduits en
exemple en Floride, l’espagnol et l’anglais font partie du répertoire français dans deux publications en 1989 ) en sont la démonstration
verbal des citoyens. L’anglais est attaché à la scolarisation, aux éclatante. l
interactions institutionnelles tandis que l’espagnol est la langue de
la maison, des groupes de pairs. Le fait d’alterner ces deux langues pour aller plus loin…
dans la conversation (code-switching) n’est plus considéré comme
un signe de déficience linguistique mais comme une ressource l « dialect differences and social stratification in a
spécifique aux sujets socialement bilingues qui ont donc deux north indian village »
American Anthropologist, vol. LX, n° 4, 1958.
langues et le code-switching à leur disposition.
l « Linguistic and social interaction in two
communities »
n josiane Boutet
Linguiste, professeure à Paris-Sorbonne, directrice de la revue Langage et Société.
American Anthropologist, vol. LXVI, n° 6, 2e partie, décembre 1964.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 63


les grands penseurs du langage

Jerry Fodor
La bosse du
langage à l’ère
numérique
Rutger University

Dans la continuation des travaux de Noam Chomsky,


Jerry Fodor a développé une vision modulaire de l’esprit,
dans laquelle le langage se comporte comme une sorte
de sous-programme autonome. Avec quelles preuves ?

I
l y a bientôt deux siècles que des les hémisphères gauche et droit du il publie La Modularité de l’esprit. Il
chercheurs ont constaté les liens cerveau. y reprend l’idée que le cerveau est
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existant entre certains troubles du L’idée que le langage est un organe formé des modules autonomes, dont
langage et des lésions bien localisées comparable au foie ou au cœur et qu’il les mécanismes complexes sont à la
dans le cerveau. Si la lésion touche est régi par des processus cognitifs auto- base des facultés cognitives telles que
une région précise du cerveau gauche, nomes a d’abord été avancée par Noam la mémoire, la perception, l’attention,
le patient ne pourra plus parler, mais Chomsky (p. 48) dans les années 1970. le langage… Il compare leur fonction-
pourra encore comprendre, et si c’est Selon lui, les structures mentales sont nement à celui d’un dispositif de trai-
une autre région qui est endomma- des ensembles de connaissances spéci- tement de l’information : l’information
gée, le patient pourra parler, mais ne fiques à un domaine. Le système mental (stimulus) venant de l’environnement
comprendra presque rien, et ce qu’il serait modulaire et non unitaire, et le est traitée par étapes séquentielles ou
dira n’aura aucun sens. Si la relation langage, l’un de ses modules essentiels. parallèles. Tout comme un programme
entre le cerveau et le langage n’est pas Pour Chomsky, et d’autres avec lui, la informatique, un processus cognitif
simple, neuroscientifiques et linguistes modularité du langage est associée au peut être décomposé en plusieurs
conviennent que des fonctions langa- nativisme : l’être humain naît avec une modules de traitement ayant chacun
gières différentes sont localisées dans prédisposition innée au langage, héritée une fonction particulière. Par exemple,
et non acquise. lorsque nous sommes en conversation
n ranka BijeLjac-BaBic
Psycholinguiste, MC-HDR à l’université de
Cette conception du fonctionnement
mental modulaire a été développée,
avec une personne, la parole qui nous
parvient subit d’abord une analyse
Poitiers, et Laboratoire de psychologie de la approfondie et répandue par le phi- acoustico-perceptive, puis le système
perception (CNRS/université Paris-V). losophe américain Jerry Fodor, alors va analyser les sons (phonèmes) et leur
qu’il était professeur au MIT. En 1983, organisation (phonologie), puis il va
64 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
reconnaître les mots (analyse lexicale- très rapide et serait la conséquence du (hyperacousie) et certains manifestent
sémantique), et enfin la façon dont les traitement obligatoire. La compréhen- un talent et un goût pour la musique.
phrases sont formées (syntaxe). sion du langage est un bon exemple de Ce sont leurs capacités linguistiques
Toujours en 1983, Fodor développe traitement rapide : un lecteur moyen qui incitent à penser que le dévelop-
une architecture cognitive constituée peut lire plus de 200 à 300 mots par pement et le fonctionnement du lan-
de plusieurs types de composantes minute en les comprenant. gage sont dissociés des autres facultés
fonctionnelles : les systèmes d’analyse cognitives. En effet, les sujets affectés
d’entrées, les systèmes centraux res- Encapsulation informationnelle : c’est de ce syndrome communiquent avec
ponsables de l’intégration de l’infor- la propriété centrale de la modularité aisance et sans aucune gêne, parlent
mation et les systèmes moteurs-exécu- cognitive. Fodor postule qu’un pro- très correctement, utilisent souvent
teurs. Les systèmes d’entrée sont bien cessus n’a pas accès aux informations des mots rares ainsi qu’une riche mor-
sûr modulaires et les processus qu’ils traitées par d’autres processus, il est phologie, et leur mémoire phonolo-
gèrent présentent les caractéristiques autonome. Aussi, il n’est pas influencé gique est excellente. Il apparaît donc
communes, qui s’appliquent bien évi- par les états physiques (fatigue, inat- que, malgré un déficit mental sévère,
demment au module du langage. tention) ou psychologiques (croyances, leurs facultés langagières sont intactes.
connaissances). Cependant, des études plus approfon-
Ils sont spécifiques : le module de la dies et ciblant certains aspects bien
perception du langage opère unique- Architecture neuronale fixe : du fait de spécifiques du langage, tels que cer-
ment avec les informations du langage, l’encapsulation informationnelle, les taines règles syntaxiques complexes
sans tenir compte des informations bases neuronales de chaque module ou l’utilisation de verbes irréguliers,
visuelles ou sociales. sont spécifiques. Ainsi le dysfonction- montreraient que ces sujets sont
nement spécifique à la suite d’une moins bons que des sujets normaux.
Ils sont obligatoires : un processus est lésion cérébrale devrait entraîner un Il y a donc matière à débat. Pour bon
obligatoire lorsqu’il est automatique dysfonctionnement comportemental nombre de chercheurs, le syndrome de
et indépendant des autres modules. spécifique (par exemple, la phono- Williams vient à l’appui d’une dissocia-
Ces opérations ne peuvent donc pas agnosie, la prosopagnosie). Cepen- tion entre le langage et la cognition, et
être contrôlées ou modifiées par des dant, l’architecture cérébrale des plaide donc en faveur de la modularité
processus de haut niveau, comme fonctions cognitives n’est pas néces- de l’esprit. Mais d’autres soutiennent
par exemple notre connaissance du sairement organisée de telle sorte que que certains aspects seulement du
monde. Face à un mot, nous ne pou- chaque module soit implémenté dans langage sont découplés de la cogni-
vons pas interrompre son traitement une région corticale bien délimitée. tion, mais pas tous. Depuis Fodor, la
sémantique pour compter le nombre théorie de la modularité a connu un
de syllabes ou identifier la couleur de Programme de développement onto- développement considérable de la part
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l’encre avec laquelle ce mot est écrit. génétique : chaque module serait inné des partisans de cette théorie et aussi
Nous arrivons directement au sens et suivrait un programme de matu- appelé de nombreuses critiques, de la
du mot, de façon obligatoire et auto- ration spécifique. Selon la théorie de part notamment de John Searle. Elle
matique. Le fameux « effet Stroop » la modularité, certaines fonctions a profondément marqué la psycholo-
(1935) illustrerait ce phénomène : on cognitives supérieures pourraient être gie cognitive du langage chez les per-
demande à quelqu’un de nommer déficitaires, alors que d’autres sont pré- sonnes normales et celles avec déficit
rapidement la couleur de l’encre avec servées. Le « syndrome de Williams » cérébral ou comportemental. l
laquelle est écrit le mot « jaune » sur confirmerait ce principe : c’est un
une feuille ou un tableau. S’il est écrit trouble psychiatrique qui associe un
pour aller plus loin…
avec de l’encre verte, le temps qu’il lui retard mental à une hypersociabilité et
faut pour dire « verte » est plus long que de bonnes capacités linguistiques. Ces l La modularité de l’esprit. essai
lorsqu’un autre mot, « maison » par sujets ont en moyenne un QI de 55 (ce sur la psychologie des facultés
exemple, est écrit en vert. Cela veut qui est très faible) et sont incapables de Jerry Fodor, Minuit, 1986.
dire que priorité est donnée à l’accès au réaliser certaines tâches élémentaires,
l L’esprit, ça ne marche pas
sens du mot, lequel ralentit l’identifica- telles que nouer leurs lacets, utiliser
comme ça
tion et la dénomination de la couleur. un couteau ou un balai, reproduire un
Jerry Fodor, Odile Jacob, 2003.
dessin. Ils sont aussi très médiocres
Rapidité de traitement : le temps qui pour toutes les tâches spatiales. Mais ils l Vues de l’esprit
Douglas Hofstadter et Daniel Dennett,
s’écoule entre la présentation d’une ont une excellente reconnaissance des
InterÉditions, 1987.
entrée et la production d’une sortie est visages, ils sont très sensibles au bruit
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 65
les grands penseurs du langage

George Lakoff
La métaphore
structure la pensée
En soulignant le rôle des métaphores,
George Lakoff lève le voile sur la manière
dont les mots prennent sens à partir
Bart Nagel/Simon and Schuster
d’expériences concrètes et de concepts partagés.

C
onsidéré comme un pionnier de tique générative fait alors sécession, temps, c’est de l’argent », « le temps est
la linguistique cognitive dès les mais, marginalisée au sein du monde une ressource », « le temps est un bien
années 1980, connu pour son universitaire, elle disparaît au cours des précieux » forment un même système
rôle d’intellectuel de gauche engagé années 1970. Lakoff délaisse bientôt le qui renvoie au concept de valeur. Les
dans le camp démocrate, George Lakoff générativisme et la logique pour s’inté- expériences physiques que nous fai-
est, comme l’est Noam Chomsky au resser aux liens entre cognition et lan- sons de notre corps (exemple : le haut/
sein de la linguistique générative, une gage. L’université d’été qu’il organise en le bas, l’intérieur/l’extérieur, le chaud/
figure médiatique de la linguistique. 1975 au Linguistic Institute de Berkeley le froid) nous permettent de structurer
Il commence sa carrière en disciple marque une césure. Il y fait la connais- des notions abstraites et de commu-
de Chomsky et travaille, comme lui, sance de chercheurs en sciences cogni- niquer sur elles par métaphores. Ainsi,
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sur l’analyse syntaxique des langues. tives, en particulier Eleonor Rosch qui on pourra dire en français qu’on a « le
Mais, dès le milieu des années 1960, en présente une nouvelle théorie de la caté- moral dans les chaussettes » ou bien
compagnie de James McCawley, Paul gorisation humaine ne reposant plus sur qu’on est « au septième ciel » en raison
Postal et John Ross, Lakoff s’émancipe, des conditions nécessaires et suffisantes de ce que la tristesse est associée au
et tente de développer une sémantique ainsi que l’avait établi Aristote, mais sur relâchement (donc « en bas ») et la joie
générative qui pose une structure pro- la théorie du prototype. avec la tonicité corporelle (donc « en
fonde sémantique à laquelle sont subor- haut »). Cet ancrage dans l’expérience
données les propriétés syntaxiques. La La métaphore omniprésente perceptive et corporelle mis en évi-
déception des « quatre chevaliers de La rencontre avec Mark Johnson en dence par Lakoff et Johnson s’oppose
l’apocalypse », comme les appelaient 1979 va être décisive : leur intérêt com- autant au subjectivisme (p. 58) qu’au
les partisans de la théorie standard, fut mun pour la métaphore débouche sur réalisme (la croyance selon laquelle
grande car Chomsky refusa de s’inté- un livre en 1980 (Metaphors We Live les propositions exprimées dans un
resser à leurs propositions. La séman- By ou La Métaphore dans la vie quoti- langage ont une valeur de vérité objec-
dienne). Lakoff et Johnson montrent tive, indépendante de notre faculté de
que les métaphores, loin de n’être que connaissance).
des figures de rhétorique, sont omni-
n mattHieu Pierens
Docteur en sciences du langage,
présentes dans nos manières de penser
et de communiquer. Les métaphores
Le lien entre cognition et
langage
université Paris-VII. sont organisées de façon systématique L’autre ouvrage majeur de Lakoff,
et cohérente : ainsi les expressions « le Women, Fire and Dangerous Things
66 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
Ceux-ci peuvent nombreuses critiques. On lui reproche
être une structure son mentalisme, c’est-à-dire l’assimi-
propositionnelle lation des signifiés linguistiques à des
(par exemple, catégories mentales, à des concepts. La
le MCI de la cognition expérientielle qui fonde les
semaine stipule le catégories inclut, selon ses défenseurs,
nom et le nombre des facteurs socioculturels variables,
de jours dans mais dans les faits, se réduit souvent
u n e s e m a i n e, aux perceptions sensori-motrices et
ainsi que le rôle kinesthésiques qui s’imposeraient de
du week-end), manière universelle à tout être humain.

Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique


une structure de Par contre, le rôle du langage et de l’acti-
schème d’image, vité humaine dans le développement
des projections de la cognition est ignoré. La linguis-
métaphoriques tique cognitive de Lakoff prend toujours
ou métony- comme point de départ le sentiment
miques. Exemple linguistique des locuteurs, et néglige
s o u ve n t c i t é : constamment la dimension historique
« La colère est et intersubjective des significations,
rené Magritte (1898-1967), Le Retour (1940).
la chaleur d’un laquelle peut jouer un rôle important.
fluide dans un Ainsi, revenant sur l’exemple de la
(1987), aborde davantage un autre récipient » est le MCI qui structure la colère développé par Lakoff en 1987,
aspect de la cognition au sein du lan- conceptualisation de la colère. Caroline Gevaert montre que la concep-
gage, à savoir la catégorisation en tant En popularisant l’idée que ces modèles tualisation de la colère comme une
que processus de construction du métaphoriques permettent l’expression émotion « chaude » n’est pas dominante
sens. Pour Lakoff, « le langage est rendu de la pensée abstraite et en soulignant à toutes les époques en anglais et qu’elle
signifiant parce qu’il est directement les aspects corporels et perceptifs de est liée à la théorie des humeurs. l
relié à la pensée signifiante et dépend la cognition, Lakoff a stimulé de façon
de la nature de la pensée ». Dans cette considérable la recherche sur les rap-
perspective, la pensée humaine met en ports entre cognition et langage. Son pour aller plus loin…
œuvre deux types de structures sym- ouvrage avec Johnson est devenu un
boliques signifiantes. Les premières, classique qui, au-delà de la linguis- l the History of anger .
les structures directement signifiantes tique, a influencé la philosophie et la the lexical field of anger from
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comprennent les concepts de niveau psychologie. Les thématiques de la old to early modern english
de base, lesquels correspondent à un catégorisation et du lien entre cogni- Caroline Gevaert, Louvain, thèse de
niveau d’expérience physique fonda- tion et langage, jusqu’alors négligées, doctorat, 2007. https://lirias.kuleuven.be/
mental (celui qui permet de distinguer sont devenues incontournables et tout bitstream/1979/893/2/considered
un tigre d’un éléphant), et des schèmes linguiste doit prendre position par rap- l Les métaphores dans la vie
d’image simples (par exemple celui du port à elles. Lakoff se félicite à maintes quotidienne
chemin, illustré en anglais par les pré- reprises de l’aspect novateur de la lin- George Lakoff et Mark Johnson, Minuit, 1985.
positions from et to). Les secondes, en guistique cognitive en l’opposant aux l Women, Fire and dangerous
revanche, résultent des capacités ima- vieilles théories formalistes, logicistes, things. What categories reveal
ginatives de l’esprit humain et ne sont rationalistes et objectivistes qu’in- about the mind
signifiantes qu’indirectement : il s’agit de carnent selon lui Chomsky et Steven George Lakoff, University of Chicago Press,
projections métaphoriques et métony- Pinker. Ce faisant, il oublie de dire que 1987.
miques construites à partir des schèmes la métaphore jouait déjà un rôle majeur l «La cognition humaine
d’image et des concepts du niveau de pour la pensée aux yeux de philosophes saisie par le langage: de la
base. Par exemple, le schème du che- tels que Fritz Mauthner, Giambattista sémantique cognitive au
min permet de décrire, par métaphore, Vico ou Friedrich Nietzsche. médiationnisme»
le passage d’un état psychologique à Vincent Nyckees, CORELA (Cognition,
un autre. Lakoff postule l’existence de Des négligences historiques Représentation, Langage), hors série n° 6,
modèles cognitifs idéalisés (MCI) qui Les fondements et les présupposés de 2007.
structurent concepts et significations. la linguistique cognitive font l’objet de
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 67
les grands penseurs du langage

Pierre Bourdieu
Derrière les mots,
un pouvoir
Parler n’est pas seulement une technique.
C’est un acte qui tire ses effets de la légitimité
du locuteur et de son aptitude à la faire valoir.
Autrement dit, c’est un fait sociologique.
Marta Nascimento/Réa

L
es sociologues ont-ils leur langage par des individus, des groupes écrire de François Furet et Mona Ozouf
mot à dire sur le langage ? Ou sociaux, des institutions. Même si en 1977) ou qui s’intéressent aux effets
bien, n’est-ce qu’une intrusion des sociolinguistes anglo-saxons se des supports (La Raison graphique de
indue de leur part ? Pour en débattre, sont effectivement penchés sur les Jack Goody en 1979.)
il faut revenir à l’opposition fonda- variations sociales de cet usage, cette Dans un deuxième temps, le socio-
trice posée par Ferdinand de Saussure démarche a été longtemps à peu près logue livre ses propres réflexions sur
entre « langue » et « parole » : la langue, ignorée des linguistes en France. ce que pourrait être une linguistique
c’est le code, et la parole, c’est l’usage. centrée sur la parole et ses détermi-
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Saussure et la linguistique du 20e siècle Une linguistique centrée nants sociaux. Ce sera Ce que parler
vont d’abord investir le système de la sur la parole veut dire, en 1982, puis Language and
langue, celui des normes et des règles Que vient faire Pierre Bourdieu (1930- Symbolic Power, en 1992. Ces textes
régissant l’usage correct dans une 2002) dans ce contexte, à la fin des prennent très au sérieux l’apport de
société donnée. Le choix leur réussira, années 1970 ? Il joue d’abord un rôle la linguistique. Ils s’intéressent à la
puisqu’il a mené à l’épanouissement de passeur, en traduisant dans sa col- « matérialité textuelle ». On peut le
d’une discipline, qui a pu dans les lection « Le sens commun », un grand vérifier en lisant le réjouissant démon-
années 1960-1970, en tant que creu- nombre de textes qui s’emploient à tage des procédés qui produisent
set d’un structuralisme contagieux, réintégrer dans l’analyse du langage un effet d’autorité et de scientificité
occuper une position centrale dans la variation sociale de son usage, soit dans la rhétorique des marxistes
les sciences sociales et humaines. sur un plan théorique (Linguistique althussériens, ou encore en repre-
Mais la conséquence de ce choix est d’Edward Sapir, Le Marxisme et la nant les pages que Bourdieu consacre
aussi celle d’une sous-exploration de philosophie du langage de Mikhaïl aux propriétés formelles des textes
la parole, c’est-à-dire de l’ensemble Bakhtine), soit à partir d’études de d’Heidegger pour montrer comment
des modalités singulières d’usage du terrain comme Langage et classes l’érudition y est mise au service de la
sociales de Basil Bernstein (p. 57) et production d’effets de hauteur et rend
Sociolinguistique de William Labov plus acceptables des positionnements
n érik neveu
Professeur de science politique à l’IEP-Rennes.
(p. 56). Bourdieu édite également
des travaux sur les logiques sociales
politiques embarrassants. Une phrase
résume le cœur du propos : « Dès qu’on
d’apprentissage du langage (Lire et traite la langue comme un objet auto-
68 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
nome, acceptant la séparation radi- le français dans les rapports avec les les années 1960. Ses travaux sur la
cale que faisait Saussure entre la lin- administrations. En même temps, photographie et sur les musées met-
guistique interne et la linguistique ils poussent leurs enfants à user du taient en évidence des lectures dif-
externe, entre la science de la langue français, langue de la réussite scolaire férentes des mêmes œuvres par des
et la science des usages sociaux de la et sociale. Bourdieu invite à mobi- publics distincts. Dans un Monet, les
langue, on se condamne à chercher le liser les notions de « disposition » et uns pouvaient voir une cathédrale, et
pouvoir des mots dans les mots, c’est- d’« habitus » pour décrire les diffé- les autres un tableau impressionniste.
à-dire là où il n’est pas… » rences de ressources, d’appétence Contre ce qu’il nomme « l’illusion du
et de sentiment de légitimité dans communisme linguistique », Bour-
Le statut des locuteurs les pratiques langagières. Ces diffé- dieu souligne que mots et images
Si le pouvoir des mots n’est pas dans rences se donnent à voir, par exemple, ne sont jamais perçus et appréciés
les mots, où le trouver ? Il se niche, dans la façon distincte qu’ont les à l’identique dans un monde social
professe Bourdieu, dans le statut hommes et les femmes de manier marqué par des différences et des
des locuteurs, dans les ressources les tours de parole, de la prendre et inégalités. À ceux qui n’y verraient
d’autorité et de représentativité qui de la couper à autrui. Dans des cir- qu’une évidence, rappelons qu’elle
viennent indexer leur propos. Par ail- constances publiques, ces inégales continue d’être ignorée. Trente-cinq
leurs, souligne-t-il, les performances dispositions peuvent provoquer, chez ans après les propos de Bourdieu,
langagières interviennent sur des des locuteurs dont les propos pri- le même ethnocentrisme langagier
marchés plus ou moins institution- vés peuvent être d’une remarquable fait plus que jamais croire aux intel-
nalisés qui tantôt valorisent l’usage finesse, un évanouissement de la lectuels et aux journalistes que les
d’une langue légitime, tantôt font capacité expressive. Si les problèmes propos d’un Trump ou d’un(e) Le Pen
place à des usages plus relâchés, plus de « réception » deviendront un objet devraient soulever le cœur et l’indi-
inventifs, dans une langue qui peut central des sciences de la commu- gnation du corps électoral tout entier.
même ne pas être l’officielle. Ainsi, nication dans les années 1990, c’est En fait, c’est précisément par ces
les locuteurs bretonnants utilisent aussi grâce à l’attention portée aux postures et ces propos jugés inconve-
plus souvent le breton dans l’espace différences de perception des mes- nants qu’une partie de l’opinion est
domestique et du travail agricole, et sages à laquelle invitait Bourdieu dès mobilisée. l

n un programme en jachère ?
On peut ramener la contribution de bibliographie liée à ce programme reste pour aller plus loin…
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Pierre Bourdieu sur le langage à une courte. Pourquoi ? La réponse la plus


l ce que parler veut dire.
perspective centrale. Celle de prendre évidente tient à la rigidité des frontières.
L’économie des échanges
au sérieux le travail des linguistes et Les universitaires font carrière dans
linguistiques
des sémiologues, tout en reconnaissant les murs d’une discipline. Ils tendent à
Pierre Bourdieu, Fayard, 1982.
que les effets et pouvoirs du langage intégrer des patriotismes disciplinaires,
ne sont intelligibles que dans la prise à s’y enfermer. Les logiques de carrière l Langage et pouvoir symbolique
Pierre Bourdieu, 1992, rééd. Seuil, 2001.
en compte de la diversité des publics, et de promotion rendent souvent
de leurs ressources cognitives et risqué l’exercice de l’interdisciplinarité. l comment sont reçues
de leurs dispositions. Les travaux Vu l’inflation des publications, il est les œuvres
de Bourdieu ont mis en œuvre ce difficile de maîtriser convenablement Isabelle Charpentier, Creaphis, 2006.
programme. D’autres, en particulier deux disciplines. Une bonne étude de l Lire le noir. enquête sur
entre 1980 et 1990, en ont montré réception est coûteuse en temps, pose les lecteurs de récits policiers
la fécondité : ainsi, les recherches des problèmes de méthode (comment Annie Collovald et Érik Neveu, Presses
d’Anne-Marie Thiesse sur les lecteurs observer des téléspectateurs sans universitaires de Rennes, 2013.
de feuilletons de la Belle Époque, affecter leurs comportements ?). Si l L’idéologie dans le roman
d’Isabelle Charpentier sur le succès l’intérêt d’une telle approche ne suscite d’espionnage
des récits d’Annie Ernault, d’Érik Neveu aujourd’hui que peu d’objections de Érik Neveu, Presses de Science-Po, 1985.
et Annie Collovald sur les romans principe, sa mise en pratique réelle l Le roman du quotidien
d’espionnage et les polars. Mais la reste un projet plus qu’un acquis. l é.n. Anne-Marie Thiesse, 1984, rééd. Seuil, 2000.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 69


les grands penseurs du langage

Steven Pinker
Le langage
est un instinct
Selon Steven Pinker, la compétence langagière
ne peut être qu’un héritage génétique.
Roger Askew/Rex Features

S
teven Pinker, canadien d’origine tique et même à la stylistique avec listes » pour lesquels le langage sert
et professeur de psychologie un fondement psychologique. Malgré essentiellement à se représenter le
cognitive à l’université de Har- sa diversité, l’œuvre de Pinker suit monde. Elle fait l’objet de vives cri-
vard, est un personnage aux mul- un fil d’Ariane : l’idée de l’universa- tiques de la part des linguistes dits
tiples facettes : auteur prolifique, res- lité de l’esprit humain, ancrée dans « fonctionnalistes » qui considèrent
pecté dans le monde de la recherche des processus mentaux partagés par que la fonction principale du langage
en sciences cognitives, il est tout l’ensemble de l’humanité et des traits est d’échanger, non seulement des
autant apprécié du grand public, en communs à l’ensemble des langues savoirs et des croyances, mais aussi
Amérique comme en France. Trois de du monde, actuelles et anciennes, en des affects et des besoins. Ce qui reste
ses principaux ouvrages sont traduits dépit de leur disparité phonologique, controversé aujourd’hui, ce n’est pas
en français, Comment fonctionne morphologique et syntaxique. le besoin « instinctif » de verbaliser le
l’esprit (2000), Comprendre la nature vécu, mais la thèse de l’autonomie
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humaine (2005) et L’Instinct du lan- Mettre ses pensées en de la faculté de langage vis-à-vis des
gage (2008). mots, un instinct autres facultés et notamment de la
Pinker n’est pas un linguiste spé- Dans L’Instinct du langage (1994), cognition sociale.
cialisé, mais il est résolument inter- Pinker, convaincu par l’argumen-
venu dans les débats qui ont agité tation innéiste (ou nativiste) de Le débat sur la biologie et
les sciences du langage depuis la Chomsky et par la « modularité de l’origine du langage
fin des années 1980 sur les rapports l’esprit » défendue par le psychologue Le développement des techniques
entre les langues, l’esprit humain et et philosophe Jerry Fodor, voit dans le d’imagerie cérébrale à partir de la fin
la théorie de la grammaire univer- langage une compétence autonome. des années 1980 a renouvelé la ques-
selle élaborée par Noam Chomsky L’intelligence linguistique, c’est-à- tion des « centres du langage » dans
et ses collaborateurs. Si la question dire l’aptitude à mettre en mots les le cerveau, mise en évidence à la fin
de la nature humaine l’a beaucoup concepts de choses, de personnes, du 19e siècle et laissée en friche pen-
occupé, il a consacré également deux de qualités (par des noms, des adjec- dant l’époque du behaviorisme, qui
monographies à la psycholinguis- tifs et des adverbes) et à mettre en entendait traiter le cerveau comme
phrases les concepts de relations une boîte noire. Simultanément, la
(par des verbes, des conjonctions et question connexe de la place de la
n Jacques François
Professeur émérite de linguistique à l’université
d’autres mots grammaticaux), diffé- sélection naturelle dans l’émergence
rerait de l’intelligence générale. Cette du langage est revenue au premier
de Caen, membre du bureau de la Société de thèse était et reste véhiculée par le plan, et Pinker a joué un rôle essen-
linguistique de Paris. courant des linguistes dits « forma- tiel dans ce débat. Dans un article (1)
70 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
magistral de 1990, en effet, Pinker et deux autres fonctions
Paul Bloom font le procès des spécu- vitales, la déglutition
lations des anthropologues, psycho- et la respiration, le
logues ou biologistes sur l’origine du partage de ces trois
langage dans l’ignorance des acquis fonctions résulte iné-
de la théorie de la grammaire généra- vitablement d’un « bri-
tive fondée par Chomsky. D’un autre colage évolutionnaire »
côté, ils rejettent la thèse de ce der- (François Jacob), et
nier selon laquelle l’espèce humaine la perfection ne peut
aurait élaboré une grammaire par- résider que dans la via-
faitement appropriée à la verbali- bilité de ce partage.
sation de la pensée, mais imparfai-
tement adaptée aux exigences de la Le langage :
communication. une « niche
Au début du 21 e siècle, Chomsky cognitive »
défend, en collaboration avec des Dès la fin du 19e siècle,

Kinson C./Getty
biologistes, une thèse « biolinguis- il y eut des biologistes
tique », impliquant un lien direct pour attribuer certains
entre la compétence grammaticale aspects de l’évolution
et la physiologie du cerveau humain. à des facteurs qui ne
Il imagine (en accord avec Derek devaient ni à Darwin ni à Lamarck : de causes et d’effets. Pinker y voit un
Bickerton, p. 72) qu’une mutation c’était « l’effet Baldwin ». La théorie « parcours du survivant » qui implique
génétique a permis à un seul humain de la construction de niches, qui en a « des théories intuitives sur différents
de vivre une révolution cognitive qui découlé un siècle plus tard, considère domaines du monde, tels que objets,
lui a conféré un tel ascendant sur que l’héritage génétique résultant de forces, parcours, lieux, manières, états,
ses congénères que cette nouvelle la sélection naturelle a été complété substances, essences biochimiques
configuration de l’esprit a progres- par un héritage écologique. Cette cachées et autres croyances et désirs
sivement diffusé dans le patrimoine théorie stipule que les organismes des individus (3) ». Le problème de la
génétique de l’ensemble de l’huma- ne sont pas seulement soumis à leur diversité des langues premières est
nité. La révolution en question tient, environnement, mais qu’ils le modi- mis entre parenthèses. C’est l’apti-
selon Chomsky, à la capacité nou- fient et interviennent ainsi dans leur tude de l’esprit humain à penser et
velle de relier grammaticalement propre évolution. Parmi les facteurs à mettre en phrases l’expertise du
des bribes d’informations aupara- susceptibles de façonner l’héritage groupe qui a inscrit des comporte-
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vant isolées : la pensée et le langage écologique de l’espèce humaine, le ments salutaires dans son patrimoine
deviennent « récursifs », par exemple langage est considéré comme essen- génétique commun. Par ses thèses
pour les représentations de lieux, tiel, car un groupe humain disposant retentissantes sur la faculté de lan-
comme [l’entrée [de l’immeuble [de d’un langage avancé, permettant gage comme sur la nature humaine
gauche]]] ou pour celles de situa- un échange efficace sur l’espace, le ou la place relative de la violence
tions, comme [je sais [que tu vas temps, les causes et les buts, a une dans l’histoire de l’espèce, Pinker se
croire [que je te mens]]] et ce repé- capacité de survie supérieure à un révèle un agitateur d’idées excep-
rage de relations entre des choses, groupe qui en est privé. Pinker sou- tionnel qui contribue assidûment
des personnes, des lieux, des temps tient cette thèse, développée notam- au renouvellement des sciences
et des événements semble réser- ment par le bioanthropologue Ter- cognitives. l
vée non seulement au langage, mais rence Deacon (2), en mettant l’accent
aussi à la cognition humaine. Bien sur la flexibilité de l’esprit humain,
qu’il partage avec Chomsky la thèse qui se reflète dans l’aptitude des pre-
d’une capacité de langage innée, miers hommes à peupler un vaste (1) Steven Pinker et Paul Bloom, « Natural language
Pinker intervient dans ce nouveau éventail d’habitats. Par sa capacité and natural selection », Brain and Behavioral Sciences,
débat pour mettre en doute notam- d’abstraction, l’espèce humaine a vol. XIII, n° 4, 1990.
(2) Terrence Deacon, The Symbolic Species. The
ment l’idée d’une correspondance appris à contourner les défenses
coevolution of language and the brain, Norton, 1997.
parfaite entre les sons et les significa- développées par les plantes et les ani- (3) Steven Pinker, « Language as an adaptation to the
tions : dès lors que les organes de la maux en repérant et en mémorisant cognitive niche », in Morten Christiansen et Simon Kirby
parole doivent également permettre progressivement une vaste panoplie (dir.), Language Evolution, Oxford University Press, 2003.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 71


les grands penseurs du langage

Derek Bickerton
L’hypothèse du
protolangage
Frankfurt Institute for Advanced Studies

L’homme aurait-il parlé « pidgin » avant de


pouvoir faire des phrases ?

A
près une longue carrière riche (observés à Hawaï). Les créoles sont sur la « créolisation », c’est-à-dire la
en thèses originales et en vives des idiomes de seconde génération normalisation des pidgins en langues
controverses, Derek Bickerton qui se sont normalisés, dont le voca- de communication, 2) les acquis empi-
a atteint ses 90 ans en 2016 après avoir bulaire s’est étendu et qui ont acquis riques de la grammaire générative et
encore publié une synthèse de ses des régularités grammaticales. 3) l’état actuel des connaissances sur
recherches en 2014 (1). Il a deux quali- l’évolution biologique et neurologique
tés qui font les grands linguistes : il est L’émergence du langage de l’espèce humaine.
d’abord un homme de terrain, d’abord moderne Bickerton conçoit la transition entre
à Surinam (ex-Guyane néerlandaise) L’hypothèse du bioprogramme (2), le protolangage et le langage moderne
où il a enseigné la linguistique au esquissée en 1981 et soumise à la com- en cinq phases :
milieu des années 1960, puis à Hawaï munauté scientifique en 1984 (3), sug-
1 Les primates auraient développé,
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où il a exercé pendant vingt-huit ans. gère que les langues créoles prennent bien avant l’apparition d’Homo
Sa principale théorie, qui a soulevé un leur origine en une seule génération sapiens, un calcul social incluant des
vaste débat, est le « bioprogramme », chez les enfants de parents déplacés représentations abstraites des actions
élaboré à partir de ses observations ou immigrés, à partir d’un apport et de leurs participants conservées
sur la transition générationnelle entre dénué de structures (le pidgin de leurs dans la mémoire des événements
les pidgins et les langues créoles. Les parents). Selon Bickerton, ces créoles (mémoire épisodique) : on a vu la cha-
pidgins sont des parlers hybrides et représentent la grammaire univer- rogne d’un aurochs – il était grand – il
limités à un lexique minimal dénué selle sous une forme plus pure que était au pied de la falaise – c’était hier.
de grammaire, pratiqués notamment
jusqu’au 19e siècle par les victimes
de la traite négrière qu’il a étudié à
le font les langues dotées d’un déve-
loppement historique, parce que ces
enfants, n’ayant plus accès à la langue
2 Un protolangage facilité par un
contrôle plus efficace des organes
intervenant dans la production des
Surinam et plus tard par les migrants première de leurs parents, sont forcés sons (le « tractus phonatoire »), mais
économiques et les réfugiés politiques de faire appel à des formes universelles dénué de structures, serait apparu il y
de représentations du sens pour bâtir a plus de deux millions d’années dans
leurs énoncés. L’objectif de Bickerton, la branche des hominidés.
n Jacques François
Professeur émérite de linguistique à l’université
exposé dans deux ouvrages en 1996
et 2009 (4), est de bâtir un modèle plau- 3 Aucun progrès décisif ne s’en serait
suivi jusqu’à un passé relative-
de Caen, membre du bureau de la Société de sible de la faculté de langage et de ment récent, car le cerveau humain
linguistique de Paris. son émergence en tirant parti de trois n’était pas encore apte à organiser
sources : 1) ses propres observations des phrases susceptibles de refléter le
72 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
calcul social qui régulait les sociétés
d’hominidés.

4 Parmi ces sociétés, une seule,


celle de nos ancêtres sapiens, y
est parvenu, en inventant un langage
doté de deux propriétés décisives,
la structure prédicative (exemple :
A < humain > donne B < chose > à C
< humain > en échange de D < chose >)
et la relation de récursivité (A s’appelle
Hulk, A est le frère de C, B est l’arc de A
et D est la hache de C). Désormais on

Benoît Clarys
peut bâtir une phrase représentant un
réseau complexe de relations tel que
Hulk s’adresse à son frère dans ces
termes : « Donne-moi ton arc contre
ma hache. »

5 Enfin, la morphologie grammati-


cale (les pronoms, les marques de
temps, les conjonctions) s’est déve-
loppée, imposant un effort cognitif
important au locuteur, mais facilitant
le repérage de ces relations par le des-
tinataire, dont la réaction dépend de
Rencontre entre un Néandertalien et un Homo sapiens.
sa capacité à se représenter : 1) J’ai une
hache ; 2) Hulk a un arc ; 3) Hulk veut
ma hache ; 4) Son arc me plaît plus/ enfants (et par le passé les hominidés) attaque). Au second stade du créole et
moins que ma hache. Selon Bickerton, peuvent combler le fossé entre des des langues issues du protolangage,
la capacité à bâtir ces représentations énoncés à un mot (essentiellement un contour prosodique unique va
s’est intégrée progressivement au des noms qui représentent des pro- réunir les mots qui contribuent à
patrimoine génétique humain, car positions entières) et des propositions la représentation d’un événement,
elle a donné aux premiers hommes à plusieurs mots dont un verbe. À des catégories syntaxiques vont les
un pouvoir d’interaction supérieur partir de l’étude d’un vaste corpus de ordonner et les mots grammaticaux et
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aux autres hominidés (et donc une productions orales d’enfants en phase éventuellement les accords vont voir
meilleure cohésion sociale facteur de d’acquisition, T. Givón suppose que le jour (ex. : antilope en face, nous [l’]
survie collective), constituant ainsi chez les premiers hommes ce fossé attaque[ons]). l
une « niche cognitive ». a été comblé par l’intermédiaire de
propositions dénuées de verbe qui se (1) Derek Bickerton, More than Nature Needs.
Pidgins et sont peu à peu agglomérées par un Language, mind, and evolution, Harvard University Press,
langues des signes modelé prosodique unifié favorisant 2014.
(2) Derek Bickerton, Roots of language, 1981, rééd.
Le bioprogramme de Bickerton a la fixation de catégories, celle des Language Science Press, 2016.
incité des linguistes qui voient dans noms pour la désignation des objets, (3) Derek Bickerton, « The language bioprogram
l’émergence des grammaires l’œuvre celles des adjectifs pour les qualités et hypothesis », Behavioral and Brain Sciences, vol. VII, n° 2,
de mécanismes universels à exami- des verbes pour les événements et les juin 1984.
(4) Derek Bickerton, Language and Species, University
ner les sources vraisemblables de actions, et plus tard celles des mots
of Chicago Press, 1990, et La Langue d’Adam, Dunod,
cette « grammaticalisation ». Ainsi grammaticaux (pronoms personnels, 2010.
Bernd Heine et Tania Kuteva (5) ont relatifs, conjonctions, etc.). Au pre- (5) Bernd Heine et Tania Kuteva, The Genesis of
fait valoir qu’une partie au moins des mier stade du pidgin et du protolan- Grammar. A reconstruction, Oxford University Press,
pidgins ainsi que la langue signée gage de l’humanité, les mots repré- 2007.
(6) https://en.wikipedia.org/wiki/Nicaraguan_Sign_
des sourds au Nicaragua (6) sont des sentent des événements singuliers
Language.
pratiques susceptibles de conduire dans une succession de propositions (7) Thomas Givón, The Genesis of Syntactic Complexity.
à ce processus. De son côté, Thomas prosodiquement réduites à un mot Diachrony, ontogeny, neuro-cognition, evolution, John
Givón (7) s’est demandé comment les (ex. : antilope–en–face–chasseurs– Benjamins Pub., 2009.

Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 73


les grands penseurs du langage

Louis-Jean Calvet
L’écologie
des langues
Luc Josia-Albertini/Centre universitaire méditerranéen

En traitant les langues du monde comme autant


d’espèces vivantes, l’écologie des langues
découvre une autre manière de décrire leurs
rencontres et leurs histoires.

C
harles Darwin n’a abordé la plusieurs langues. Comme les espèces néologismes verbaux étant du premier
question des langues que très vivantes, les langues cohabitent avec groupe, le plus facile à conjuguer) et par
brièvement dans son œuvre : une d’autres langues, et donnent naissance le biais de l’acclimatation. Darwin suggé-
vingtaine de lignes dans L’Origine des à de nouvelles. Toutes les variantes de rait que l’évolution interne des langues
espèces (1859) et quelques pages dans La l’écologie des langues partent de ces relevait d’un principe de sélection, mais
Descendance de l’homme (1881). Mais, mêmes prémisses. Certaines s’inté- c’est surtout dans les rapports entre les
au cours des années 1990, ses idées ont ressent en particulier à la protection langues que cette logique éliminatoire
inspiré plusieurs linguistes, et les ont des langues menacées de disparition, est facilement observable. Or, une langue
amenés à inventer de nouvelles disci- mais d’autres ont pour objectif de com- est en réalité un ensemble de variantes,
plines nommées, selon le cas écologie prendre la manière dont toutes les lan- de formes dialectales, que le pouvoir
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des langues, écologie linguistique, ou gues du monde évoluent. standardise et parfois « centralise », mais
encore écolinguistique. Leurs contenus, qui demeure, pour le linguiste, multiple.
à vrai dire, ne sont pas identiques, mais Perturbations Une variante ou un dialecte peut être
toutes ont leurs sources dans la même écolinguistiques considérée comme une langue en sursis
image : tout comme une niche écolo- Selon Darwin, les moteurs de l’évolution ou comme une langue en devenir. On
gique est constituée d’un biotope et des du vivant sont la sélection naturelle (par peut classer dans la première catégo-
espèces qui y vivent, une niche écolin- le milieu) et la sélection sexuelle (par des rie les formes régionales d’une langue
guistique est constituée par une com- individus de la même espèce). Darwin nationale que la centralisation politique
munauté sociale et des langues que l’on ne donne que quelques éléments de et linguistique condamne en les unifiant
y parle. Comme les espèces vivantes, les réflexion sur ces notions, mais les tra- et les langues régionales minoritaires,
langues changent avec le temps. Elles vaux des sociolinguistes ont montré et dans la seconde les formes locales
ont leur origine dans une autre langue qu’il existait des langues dominantes que certaines langues sont en train de
ou bien procèdent du croisement de et des langues dominées, avec un effet prendre à travers le monde (anglais de
analogue à celui de la sélection naturelle. Hong Kong, ou français du Canada).
Quant à la sélection intraspécifique, on Les déplacements de populations et de
n Louis-Jean caLvet
Sociolinguiste, professeur à l’université d’Aix-
en retrouve l’effet sur les langues, mais de
manière complexe. En effet, une langue
langues ont introduit ce qu’on appelle
en écologie des perturbations, c’est-
Marseille, il a publié, entre autres, La Méditerranée, évolue à la fois sous la pression de fac- à-dire des événements jouant un rôle
mer de nos langues, CNRS, 2016. teurs internes (le système verbal français dans la dynamique des écosystèmes.
tend vers une régularisation, tous les L’histoire des langues est une suite de
74 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
n Qui sont les créateurs
de l’écologie
des langues ?
• albert Bastardas i Boada
Ecologia de les Llengües, 1996.
Caraïbéditions/éd. Albert René

Propose une analyse écologique


et holistique des phénomènes
sociolinguistiques en général et en
particulier de l’écosystème catalan, de
la situation espagnole et de la politique
L’album La Zizanie d’Astérix et Obélix traduit en créole antillais. de « normalisation ».
• Louis-Jean calvet
perturbations qui modifient le milieu et guistique génère une compétition : si les Pour une écologie des langues du
lui donnent sa dynamique. En Méditer- rapports entre langues et locuteurs sont monde, 1999, La Méditerranée, mer
ranée, la pression du punique (langue du type hôte-parasite, les rapports entre de nos langues, 2016.
des Phéniciens), puis du latin sur le ber- langues sont du type proie-prédateur,
• Hildo Honorio do couto
bère, suivie de l’arrivée de l’arabe, ont la disparition de certaines étant l’effet
Ecolingüistica, Brasilia, 2007.
été autant de perturbations du milieu le plus visible de la sélection « natu-
La dynamique des langues mais aussi
berbérophone. Les croisades, elles, relle » chère à Darwin. Quant à celles qui
les différentes parties de la linguistique
ont perturbé un système dans lequel restent, elles illustrent le mécanisme de
(sémantique, syntaxe, phonétique…)
coexistaient trois langues, grec, turc la « survie du plus apte ».
analysées du point de vue des relations
et arabe. L’un des effets de ces pertur- En génétique des populations, on consi-
entre langue et milieu ambiant.
bations se trouve dans l’acclimatation dère que la compétition peut prendre
linguistique, c’est-à-dire le phénomène deux formes : une compétition par • salikoko mufwene
consistant pour une langue venue d’ail- exploitation, lorsque les populations The Ecology of Language Evolution,
leurs à prendre racine et à prendre des ne sont pas en relation directe mais 2001, Language Evolution, 2008.
« couleurs locales », à s’intégrer. De la exploitent des ressources communes, Partant de la conception des langues
même façon que le phénicien s’est et une compétition par interférence, comme des espèces, Mufwene
acclimaté un temps à Carthage, puis lorsque les populations sont en relation explique leur évolution, leur disparition
que l’arabe s’est acclimaté dans les pays directe et que l’une empêche l’autre ou leur émergence (pour les pidgins
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du Maghreb, le français s’est acclimaté ou les autres d’accéder aux ressources. et les créoles) du point de vue de la
dans le Maghreb, en Afrique et, dans Dans le domaine des langues, il y a sélection naturelle.
une moindre mesure, au Liban ou en compétition par exploitation entre les
• Peter mühlhäusler
Égypte, l’anglais s’est acclimaté dans différentes langues étrangères (anglais,
Linguistic Ecology, 1996.
l’ensemble du Commonwealth, l’espa- allemand, espagnol, arabe, français,
Mühlhäuser examine les modifications
gnol en Amérique latine, le portugais etc.) proposées aux élèves dans un sys-
de la situation linguistique de l’Australie
au Brésil, en Angola et au Mozambique, tème scolaire. Il y a compétition par
et de la région pacifique depuis
l’arabe dans le Maghreb, etc. interférence lorsque dans une instance
deux siècles sous la pression de
internationale (un colloque ou une réu-
l’histoire, de la colonisation et de la
Hôte, parasite, proie, nion de l’Onu) avec plusieurs langues
modernisation. l l.‑j.c.
prédateur et compétition de travail, la majorité des participants
Les relations qu’entretiennent les s’expriment en anglais. Dans les deux
hommes et les langues sont du type cas la compétition mène à l’exclusion de
hôte-parasite. Les langues n’existent pas certaines langues. que la mondialisation entraîne dans les
sans les populations qui les parlent, elles L’écologie des langues n’est donc pas situations linguistiques (voir les travaux
ont besoin de locuteurs pour exister, une simple métaphore, ni une projec- de Peter Mühlhäusler et de Louis-Jean
comme le gui a besoin du pommier. tion plus ou moins justifiée de concepts Calvet). Elle n’en est qu’à ses balbutie-
Elles sont les « parasites » de leurs locu- darwiniens sur les situations linguis- ments mais a devant elle des nombreux
teurs. Par ailleurs, la coexistence de plu- tiques. C’est un outil d’analyse qui four- champs de recherche. l
sieurs langues dans un écosystème lin- nit un cadre explicatif aux mutations
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 75
les grands penseurs du langage

Robin Dunbar
Pourquoi
le langage ?
Épouillage, commérages et autres bavardages
Associazione Festival della Scienza

seraient-ils les raisons fondamentales de la


naissance du langage humain ? C’est la thèse
avancée par Robin Dunbar.

P
ourquoi les hommes parlent- gage tient chez les humains le même d’information utile. Conclusion : « Le
ils ? La réponse à cette ques- rôle que l’épouillage dans les sociétés langage est issu du commérage, du
tion semble évidente : ils parlent de singes. C’est une forme de pratique bavardage, de l’échange d’informations
pour échanger des informations, pour sociale qui entretient les relations, sociales générales, sans but utilitaire
transmettre des messages et ainsi aug- apaise les conflits et crée des liens entre immédiat. »
menter leur aptitude à la survie. Pour- les individus. Un autre argument a été avancé par
tant, ce n’est pas la thèse la plus cou- Dunbar en faveur de sa théorie du lan-
ramment défendue par les chercheurs Faciliter la sociabilité gage comme produit de la sociabilité.
qui tentent de trouver une explication à Pour étayer sa thèse, Dunbar a mené L’anthropologue a constaté que la taille
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l’émergence du langage chez l’homme. des enquêtes sur le contenu de conver- du cerveau est proportionnelle chez
Du point de vue de la sélection natu- sations courantes. Lui et son équipe les primates à la taille du groupe. Plus
relle, certains pensent même que le fait sont allés enregistrer les personnes qui le groupe est nombreux plus la taille
de parler ne présente pas d’avantage bavardent dans les cafés. De quoi les du cerveau est élevée. Les chimpanzés
particulier : il pourrait être même plus gens parlent-ils ? Pour l’essentiel, ils vivent dans des groupes de 50 indivi-
intéressant pour l’individu de garder parlent des relations avec les autres. dus environ. Les sociétés humaines
ses pensées et ses intentions cachées. « Nous avons étudié des conversations de chasseurs-cueilleurs regroupent
Selon l’anthropologue et primato- spontanées dans des lieux divers (café- des clans de 150 personnes environ.
logue Robin Dunbar, professeur de térias d’université, bars, trains…), nous « 150 » est désormais connu comme le
psychologie évolutionniste à l’uni- avons découvert que 65 % environ du « nombre de Dunbar ». Or, pour gérer
versité d’Oxford, l’avantage évolutif temps de conversation est consacré à les relations sociales dans un groupe
du langage ne réside pas tant dans des sujets sociaux : qui fait quoi, avec de cette importance, il faut un gros
l’échange d’informations que dans le qui, ce que j’aime ou n’aime pas, etc. », cerveau et une intelligence correspon-
maintien des relations sociales. Dans écrit Dunbar. Il en tire cette conclu- dante. Le langage se serait développé à
Grooming, Gossip and the Evolution of sion : « Les conversations sont des évé- partir de cette dynamique.
Language (1998), il soutient que le lan- nements destinés à mettre de l’huile La théorie de Dunbar sur le cerveau
dans les rouages de la machine sociale. » social a suscité l’intérêt mais aussi
Ainsi, pour Dunbar, le langage agit attiré des objections. L’une d’elles porte
n Jean-François dortier comme un « épouilleur social », il faci-
lite la sociabilité plus qu’il transmet
sur le fait que ses enquêtes, menées
dans les cafétérias, les bars et les trains,
76 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 Mars-avril-mai 2017
n Parler pour
raconter des
histoires
Un des aspects de la théorie
du « petit potin » est en tout cas
d’attirer notre attention sur une
facette du langage à laquelle les
linguistes accordent de plus en
plus d’attention : la « narrativité ».
C’est-à-dire le fait de produire
Laurent Weyl/Argos/Picturetank

des récits, de raconter des


événements, de rapporter des
faits réels ou imaginaires. Et si le
langage était là avant tout pour
raconter des histoires ? C’est la
thèse proposée par Mark Turner
Quartier du Panier, Marseille.
dans The Literary Mind (1998).
Cette théorie s’inscrit dans le
– donc hors des lieux de travail – surva- dans l’évolution du langage. L’origina-
cadre des linguistiques cognitives,
lorisent par définition l’importance du lité du langage humain réside dans sa
qui soutiennent que le langage
bavardage inutile. La même enquête fonction référentielle, c’est-à-dire sa
dérive de structures cognitives
réalisée sur des lieux de travail, dans les capacité à rapporter les faits du monde,
plus fondamentales, dont il n’est
familles, ou bien à partir des conversa- chose qui est impossible pour l’animal.
qu’une expression. Autrement
tions téléphoniques ou électroniques Pour J.-L. Dessalles, la tendance à rap-
dit, ce n’est pas le langage qui
aurait sans doute révélé des usages porter des événements a une fonction
fait la pensée, mais la pensée
pratiques et fonctionnels du langage. importante : elle contribue à mettre en
qui fait le langage. Selon cette
À raisonner comme Dunbar, on devrait valeur le locuteur. Il capte l’attention
approche, il faut donc partir de
conclure que les boissons n’ont été des autres et se fait une bonne place
l’esprit humain, de sa capacité
inventées que pour fabriquer du lien dans le groupe. Cette propension aux
à produire des représentations,
social, puisque les gens vont se rencon- commérages contribue à forger des
des images, des cartes mentales.
trer dans les cafés sans avoir vraiment coalitions solides, des groupes stables.
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Sur cette base, M. Turner soutient


soif… Au fond, le langage aurait une fonction
que le propre de l’esprit humain
essentiellement « politique » : il donne
réside dans son « imagination
Petits potins, ragots, une prime aux bavards et aux beaux
narrative » (narrative imagining),
événements inédits… parleurs.
et que l’aptitude à raconter des
Ce qui sonne juste dans la théorie de Cette théorie politique du langage ne
histoires permet d’évoquer en
Dunbar est qu’une grande partie des manque pas d’originalité, mais est-elle
pensée des événements passés
conversations qui ont lieu dans les vraiment convaincante ? Sa principale
ou imaginaires.
cafés ou ailleurs n’ont pas de contenu faiblesse est qu’une fois exposée on
Le langage, qui dérive de cette
informationnel évident. Un des thèmes se dit « pourquoi pas ? », mais aussi « et
puissance imaginative, est ce qui
les plus fréquents de conversation pourquoi pas autre chose ? ». Pourquoi
permet de raconter ce qui s’est
est celui des petites histoires insolites l’assise politique du langage serait-elle
passé et d’échanger des projets
que l’on a entendues dans la journée plus importante que son assise sociale
avec autrui. Ce faisant, il devient
(« Tu connais la nouvelle ? »). Les petits (Dunbar) ou tout simplement que la
un vecteur essentiel pour partager
potins, les ragots, les événements iné- fonction informative du langage ? La
des mondes mentaux. l j.‑f.d.
dits, même très minces, occupent une thèse de J.-L. Dessalles semble avoir
place de choix dans les bavardages quelque chose de forcé, d’artificiel.
quotidiens. Partant de ce constat, Jean- On a le sentiment qu’il tire d’une
Louis Dessalles, chercheur en intel- petite cause (le besoin de raconter des
ligence artificielle, a échafaudé une potins) un énorme effet (l’émergence
théorie sur le rôle de ces « petits potins » du langage). l
Mars-avril-mai 2017 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 46 77
bibLiograPhie

Les grandes théories histoire du


de La Linguistique structuraLisme, t. i, Le
de la grammaire comparée à la chamP du signe, 1945-1966
pragmatique François Dosse
Marie-Anne Paveau et La Découverte, 2012.
Georges-Elia Sarfati

à La recherche de
ferdinand de saussure
Michel Arrivé
Puf, 2007.
argumentation et
Langage et image dans conversation
L’œuvre de PLaton éléments pour une analyse
Fulcran Teisserenc pragmatique du discours
Vrin, 2010. Jacques Moeschler
Didier, 1995.
aristote
Le langage Le Pouvoir des mots
Anne Cauquelin Josiane Boutet
Puf, 1989. 2e éd., La Dispute, 2016.

guiLLaume d’ockham introduction à une


science du Langage à La recherche de
Logique et philosophie La PrésuPPosition
Le signe Jean-Claude Milner
Joël Biard Béatrice Godart-Wendling
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d’un concept
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Port-royaL barthes
Bouchta Farqzaid Pour une écoLogie
six études logico- des Langues
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grammaticales Louis-Jean Calvet
discours
Jean-Claude Pariente Plon, 1999.
de l’énoncé à l’énonciation La rhétorique
Minuit, 1985. Joseph Courtès Michel Meyer
Hachette, 1991. 3e éd., Puf, coll. « Que sais-je ? »,
2011.
russeLL
Ali Benmakhlouf
L’énonciation
Les Belles Lettres, 2004. Catherine Kerbrat-Orecchioni
4e éd., Armand Colin, 2009.
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Pierre bourdieu
histoire de une initiation
La grammaire française Patrick Champagne et
Jean-Claude Chevalier Olivier Christin
2e éd., Puf, coll. « Que sais-je ? », Presses universitaires de Lyon,
1996. 2012.

« en reLisant miLL i »
Dairine Ni Chaellaigh
Modèles linguistiques, n° 60, Lire Les recherches
2009. PhiLosoPhiques de
Wittgenstein
« en reLisant miLL ii » Sandra Laugier
et Christiane Chauviré noam chomsky
Dairine Ni Chaellaigh
Jean Bricmont et Julie Franck
Modèles linguistiques, n° 61, Vrin, 2006.
Les Cahiers de l’Herne, n° 88,
2010.
Flammarion, coll. « Champs »,
Linguistique d’edWard
saPir 2015.
La vision du monde de
WiLheLm von humboLdt Fiche Universalis, 2015. comment Le Langage
La socioLinguistique est venu à L’homme
histoire d’un concept
Louis-Jean Calvet Jean-Marie Hombert et
linguistique John austin
8e éd., Puf, coll. « Que sais-je ? », Gérard Lenclud
Anne-Marie Chabrolle-Cerretini René Daval
2013. Fayard, 2014.
ENS, 2008. Ellipses, 2000.
Le manuel de base
indispensable !

Sandrine Zufferey
Jacques Moeschler

Initiation
à
l’étude
du
sens
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