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A. LES VOYAGEURS
Outre les recherches déjà effectuées et publiées sur cette région, on dispose bien
sûr des récits, souvent exploités déjà, des voyageurs du XIX° siècle. Ils sont peu
nombreux à avoir traversé la Thrace car les grands voyageurs de l’époque romantique
ont évité cette région qui ne recelait aucun site antique célèbre; les destructions
innombrables n’avaient guère laissé subsister de vestiges du passé et deux séismes
complétèrent les destructions, le premier en 1829 (les 30 mars et 23 avril) fit, dit-
cn, 10 0 0 0 morts dans la région de Xanthi et un second eut lieu en 1834 2 . Rien donc
pour les passionnés d’Antiquité, ni pour les amateurs de champs de bataille célèbres 3,
vailée de l’Evros au nord du Rhodope 4 . Ce passage à Andrinople, qui est aussi le lot de
tous ceux qui se sont intéressés à la Bulgarie en a entraînés certains jusqu’à
Didymoticho, leur seul crochet en Thrace occidentale.
4. À de Lamartine. Voyage en Orient, tome II, Paris, Hachette , 1 869. p.249 à 252.
5. Les ouvrages de A.BIanqui et de Mackenzie ont déjà été cités. F.Kanitz. La Bulgarie danubienne
et le Balkan. Etudes de voyage 1 860-1 880, Paris, Hachette, 1882.
6. C.Jirecek. Das Fürstentum Bulgarien, Vienne, Tempsky, 1891.
C.Jirecek. Die Heerstrasse von Belgrad nach Konstantinopel und die Balkanpâsse, Prague, 1 877.
7. A.Viauesnel. Vovaae dans la Turquie d'Europe, description physique et géologique de la Thrace,
Paris, Arthus Bertrand, 1 868, 2 volumes.
chemin de fer Andrinople-Dedeagatch (Alexandroupolis) mis en service en 1872, qui,
offrant des débouchés nouveaux, provoqua de l’intérêt; on dispose ainsi de l’ouvrage du
beige^ E de Laveleye, lié à la famille Hirsch, les constructeurs de la voie ferrée, et les
renseignements du français Bianconi 9, ingénieur des chemins de fer qui signale les
"investissements" ou "bonnes affaires" à réaliser. D’autres Français comme Launay ou
Parmentier, fournissent quelques renseignements complémentaires, mais n’ont pas une
connaissance particulière de la région. Les écrits du Commandant Niox en 1883 et du
Colonel Lamouche,8
10 chef de la Mission
9 internationale de réorganisation de la
gendarmerie ottomane, puis Consul général de Bulgarie, inaugurent les rapports des
militaires et correspondants de guerre; les années 1912, 1913 et 1914 en fournissent
plusieurs, centrés uniquement sur les épisodes militaires. Bien des témoins n’ayant pas
précisé leur itinéraire, on peut dire que Ami Boué, Viquesnel, Lejean, Dumont et
Bianconi sont les seuls à avoir une expérience précise du terrain en dehors de la vallée
de l’Evros.
D’après leurs témoignages, le voyage en Thrace au XIX° siècle reste une aventure;
il faut en premier lieu obtenir un firman des autorités ottomanes et des lettres
d’introduction pour l’aga de chaque village puis se procurer une escorte de zaptiés
(gendarmes), si possible des Tartares réputés les meilleurs protecteurs (d’après
Lamartine, Blanqui, Boué et Viquesnel, Mackenzie et Irby trouvent les Albanais plus
courageux). Il faut ensuite éviter d’inquiéter les autorités : ne pas oublier, conseille
Ami Boué, que l’on excite toujours les soupçons, il faut donc beaucoup converser avec
les gens, répondre à leurs questions mais ne jamais écrire en leur présence. Launay un
demi-siècle plus tard confirme ces difficultés :
”ceux qui n’ayant aucun but scientifique ou aucune préoccupation artistique
Le voyageur doit aussi prendre garde aux conditions d’hébergement : chaque chef de
village a son "musafir odasi” (pièce de réception pour les hôtes) et se fait un plaisir
d’accueillir l’étranger qui ne débourse pas un sou mais doit être frugal, ne pas
s’attacher au confort et s’attendre à être accablé de questions; la solution confortable,
c’est de se constituer un réseau de notables, grecs le plus souvent (chacun vous
introduit auprès du suivant) dont les demeures plus européanisées effrayent moins le
voyageur; un riche banquier grec de Philippopolis est ainsi devenu une étape régulière,
de Lamartine en 1833 à Ripert d’Alauzier en 1913 (voir HT.I p.56'). L’essentiel, c’est
d’éviter le han, repaire de prosmicuité, d’une saleté repoussante : Blanqui a trouvé une
couche de fumier de 40 cm d’épaisseur dans le han le plus important d’Andrinople en
1841. Les riches banquiers grecs ou arméniens ne se trouvant pas à chaque étape, il
faut prévoir son équipement personnel. Les conseils d’Ami Boué sont très précis :
emporter un petit matelas roulé, draps et couvertures, une toile cirée à placer entre le
matelas ou le tapis de son hôte et sa literie, avoir brosse, briquet, bougies, théière,
brik et chaudron à suspendre, tasse à café, cuillère de bois, fourchette (introuvable),
prendre café, riz et sucre, ne pas oublier crayon, chaise pliante et quinine 1 2 , p|üs
exigeantes, les deux anglaises rejettent radicalement tout matelas ou tapis qui leur est
proposé pour la nuit, transportent une baignoire de bois bordée de zinc qui leur sert
également de coffre et de table, et conseillent d’avoir thé, vin et brandy ainsi que des
médicaments contre les diarrhées. Si les banquiers grecs offrent de la confiture de
roses, du raki et des olives, le reste du temps, c’est le pilaf qui domine. En montagne la
nourriture est rare et chère, aussi Viquesnel conseille-t-il de faire quelques provisions
en piaine 1
13 .
2
Une fois hébergé et nourri le voyageur doit compter avec le flou des itinéraires et
les difficultés de déplacement. Flou, parce que longtemps on n’a disposé que de la carte de
11. L de Launav. Chez les Grecs de Turquie, Paris, E.C Cornely, 1 897, p.1.
12. Ami Boué. La Turquie d'Europe, op cit, Tome IV, p.146.
13. Viauesnel. op cit, tome 1, p.287.
Viquesnel 14, qu’ii existe plusieurs noms en grec, turc ou bulgare, ou même plusieurs
noms en turc pour chaque cours d’eau et bien des lieux-dits, et que ces noms ont été
déformés par les uns ou les autres ... Les chemins n’étant le plus souvent que d’étroits
sentiers, il y a plusieurs itinéraires pour se rendre d’un endroit à un autre et les
informateurs sont rares : Blanqui, avant d’arriver à Andrinople dit que l’on peut
marcher douze heures sans rencontrer personne... et il précise :
"nos plus mauvais chemins vicinaux pourraient passer pour des routes royales de
première classe" J 5
Enfin, les parcours sont très longs tant à pied qu’à cheval; il faut d’ailleurs bien soigner
ses chevaux car les relais sont rares et, en cas de problème, les autorités
réquisitionnent des chevaux chez les chrétiens, ce qui est à éviter. Viquesnel indique la
durée de certains parcours à pied, en cheval de selle ou avec cheval de charge (voir le
tableau ci-dessous); sauf sur les itinéraires les plus fréquentés, c’est souvent le piéton
le plus rapide 1 6 .
* Les distances indiquées sont celles de la route actuelle, bien supérieures à celles des
sentiers muletiers.
Les trajets ne sont guère plus rapides dans la vallée de l’Evros : 25 heures
d’Andrinople à Férès par la route de la vallée souvent impraticable, 42 heures par la
route des collines : Andrinople-Demotica (Didymoticho) au plus vite 6 à 7 heures pour
50 Km, Demotica-Soflou (Soufli) 5 heures pour 32 Km, Soflou-Férès 7 heures pour
4 0 Km, de Férès à Enos 6 heures pour une vingtaine de kilomètres mais avec la
traversée en bac de l’Evros.
A cause de la boue, des torrents à passer à gué, des fièvres, du peu de villages
14. A.Dumont. dans Le Batkan et l'Adriatique, op déjà cité p.1 56, affirme que les Russes
présents dans la région depuis 1 829, disposaient d'une carte bien avant celle de Viquesnel en 1854,
mais cette carte n’a jamais atteint l'Europe Occidentale, semble-t-il.
1 5. A.BIanaui. op cit, p.276.
1 6. Viquesnel. op cit, les différents itinéraires sont décrits en détails dans le tome 2 .
27
rencontrés, les voyageurs évitent souvent les routes de plaine. Même les routes
"modernes" tracées après le passage de Viquesnei ne satisfont pas le voyageur. Launay
décrit ainsi la route de Kavalla à Phiiippes, secteur réputé en 1894 mieux équipé que la
Thrace proprement dite :
"une de ces productions modernes dont les gouverneurs ottomans parlent avec
fierté : une large chaussée, jam ais entretenue (et pourtant relativement célèbre
dans toute la contrée pour son état de viabilité) avec des fondrières, des
Quoi qu’il en soit, aussi imparfaits soient-ils, ces récits n’en constituent pas
moins une source précieuse de renseignements, et ont servi à alimenter les ouvrages de
géographie rédigés à la fin du XIX° et au début du XX° siècle sur la Turquie d’Europe.
A ces ouvrages informatifs mais qui ne sont souvent pas dénués d’arrières-pensées
politiques, on peut ajouter les ouvrages plus nettement activistes, publiés par les
Grecs, les Bulgares et leurs amis, à la veille des Guerres Balkaniques et surtout à la fin
de la Première Guerre Mondiale; sans oublier bien sûr qu'ils cherchent avant tout à
faire pression sur les grandes puissances et leurs opinions publiques en utilisant des
arguments susceptibles de convaincre : suprématie démographique, intellectuelle ou
économique de l’un ou de l’autre, antériorité historique.
Les études de Kiossès et de Kitsikis 18 donnent bien des renseignements sur les
efforts des Grecs et des Philhellènes. Dès les années 1903-1904, Le Matin,
L ’Indépendance belge, Le Gaulois, La Lanterne, Le Journal de Cologne publient
régulièrement des articles favorables aux Grecs, de même que le Times et le Tribune
aux Etats-Unis; les journalistes sont souvent payés par le Ministère grec des Affaires
étrangères, le consulat grec subventionne également la création en décembre 1903 dans
la Salonique ottomane d’un "bureau spécial et permanent de presse" qui doit rédiger des
textes et les diffuser auprès de la presse étrangère. Entre 1904 et 1910, Andreadès,
professeur à l’Université d’Athènes, édite en français le Bulletin d’Orient qui soutient
la cause grecque macédonienne par des arguments ethnologiques jugés plus efficaces que
les arguments historiques employés jusqu’alors. En 1912 le même Andreadès, âgé alors
de 36 ans, est à la tête d’un bureau de presse au Ministère des Affaires étrangères et
fait publier textes et photos dans la presse britannique, dépassant alors nettement*1
8
parlementaire ”. ^ “
Certains journaux anglais sont plus ouvertement pro-grecs; le Times publie des
lettres favorables à la Grèce grâce à l’amitié personnelle entre des Grecs et H Wickham
Steed, son directeur de politique étrangère puis directeur général après février 1919;
le directeur du Manchester Guardian, L.P.Scott, est un ami de l’armateur C.Nomikos,
J.A.Spender, directeur du Westminster Gazette est lié à la Ligue anglo-hellénique, le
directeur de Reuter, H.P.Sargint est également un ami de Caclamanos. En France,
G.Bourdon, longtemps correspondant de presse à Athènes, ami d’Andreadès et directeur
du Figaro donne des dîners mondains aux participants influents; le directeur du
Journal des Débats a des parts dans la Société des Phares de Smyme et son rédacteur de
politique étrangère est nettement pro-grec. A.Tardieu, R.Puaux et G.Deschamps publient
des articles de fond, en particulier dans le Temps par simple conviction philhellène; le
Temps accueille par ailleurs des articles de Léon Maccas, étudiant en droit de 26 ans en
1918, apprenti journaliste et ardent venizéliste. Ce même Maccas, avec l’aide de la
Légation grecque, publie chez Berger-Levrault d’avril 1918 à mars 1921 les Études
franco-grecques qui sont patronnées par M.Barrés, V.Bérard, A.Croiset, G.Fougères,
T.Homolle, J.Reinach, L.Barthou, P.Deschane! et P.Painlevé. Une coalition généreuse
d’hellénistes, d’écrivains et d’hommes politiques offerte en garantie aux lecteurs !
Les services de presse s ’occupent également de promouvoir des ouvrages1
fournis par la Grèce 20 Aussi, devant tous ces efforts, un député anglais a-t-il pu
déclarer :
"Si la Grèce n’obtient pas tout ce qu’elle demande, ce ne sera pas la faute de ses
Les efforts des Grecs ont été plus étudiés que ceux de leurs concurrents, mais iis
ne sont pas seuls. Andreadès entre 1904 et 1910 déclare expressément qu’il lui faut
d’abord lutter contre la propagande bulgare auprès des journaux anglais. L'examen des
publications entre 1918 et 1922 montre qu’alors, c’est à Berlin -fort logiquement- et
en Suisse (la librairie Haupt à Berne et la Librairie des Nationalités à Lausanne) que les
Bulgares ont trouvé des éditeurs, le plus souvent en français. Les Turcs jusqu’en 1920
ne défendent guère leurs positions, mais trouvent à cette date le chemin des librairies :
Rome accueille les écrits de Ghalib Kemali, le représentant de la Turquie kémaliste en
Europe, et chez Bovard-Giddey à Lausanne sont édités plus de 25 opuscules pro-turcs.
La Conférence de 1922-1923 faisant de Lausanne un centre essentiel, les Grecs y
seront publiés par les éditions La Paix des Peuples.
20. voir par exemple, La fraternité arméno-grecque, discours prononcés au Banquet donné par les
Arméniens de Paris le 1 6 janvier 1919 en l'honneur de M.Venizélos. Paris, E.Leroux, 1919.
21. D. Kitsikis. op cit, p. 483.
en particulier les chiffres, et très souvent les différents textes reprennent exactement
les mêmes données (d’autant plus que parfois le signataire n’est qu’un prête-nom);
l’ensemble n’est donc pas aussi riche que la liste des publications, il n’en constitue pas
moins une mine précieuse d’informations.
Le XIX° siècle vit croître et se répandre l’idée de nationalité qui trouva son
apothéose dans les Quatorze points du Président Wilson le 8 janvier 1918, et ce fut
aussi, logiquement, le siècle d’or des cartes ethnologiques. L’Empire Ottoman, terrain
d’application de choix, préoccupa autant les ethnographes que les diplomates.
J’ai pu consulter 54 cartes à contenu ethnologique (sous des titres divers) sur
lesquelles figurait la Thrace; pour 13 d’entre elles je ne dispose que du croquis
simplifié qu’en donne Wilkinson dans son ouvrage 22; pour 19 autres que j’ai pu
consulter directement, je donne mon propre croquis; 2 cartes sont reproduites
intégralement; pour les 19 dernières enfin, je n’ai pas jugé utile, après consultation,
de fournir un croquis, car elles n’apportaient rien de nouveau, n’étant qu’une reprise
ou une compilation des précédentes. Voici donc les listes de cartes des deux premières
catégories; ne portent un numéro que les cartes dont on trouvera le croquis ou la
photocopie, ce numéro est suivi d’un A pour les cartes que l’on peut trouver regroupées
dans le recueil de Rizov 2 3 et d’un B pour celles qui figurent dans le recueil de Saxon-
Mills 2 4 on trouvera la liste des 1 9 cartes non reproduites dans le Tome 2, Sources et
Bibliographie.
Pç ÏÏILKIliSQ tl
-n°4. Vôlkerkarte von Europa (5 4 0 x 4 2 0 mm) von Dr F.A O’Etzel. Berlin,
Technisches Bureau, 1821.
-n°5. Planche ethnologique des Pays et Peuples de l’Europe, de l’Asie antérieure
et de la Berbérie dans leur état actuel. 2° édition, (in) Atlas ethno-géographique. Lânder
und Vôlkerkarten von Wilhem Müller, Paris-Leipzig, 1842.
- n°7. Ethnographie map of Europe (5 9 5 x 4 7 0 mm). Dr Gustaf Kombst. The
22. H.R.Wilkinson. Maps and Politics: a review of the ethnographie cartography of Macedonia,
Liverpool Studies, Géographie University Press,1951.
23. D.Rizov. Les Bulgares dans leurs frontières historiques, ethnographiques et politiques, Berlin,
Wilhem Greve, 1917.
24. J.Saxon-Mills. La question de la Thrace, Grecs, Bulgares, Turcs, Londres, Stanford, 1 91 9.
31
National Atlas of Historical, Commercial and Politicai Gecgraphy, Edinburgh, A. Keith
Johnston, 1843.
-n°13. Die Ausdehnung des Slaven in der Türkei und den angrenzenden Gebieten.
1/3 7 0 0 0 0 0 (400 x 330 mm). A Petermann (in) Petermann’s Mitteilungen Bd XV
Tafel XXII, Gotha 1869 .
-n°20.Tabieau ethnocratique des pays du Sud-Est de l’Europe (205 x 260 mm)
H.Kiepert (in) Notice explicative sur la carte ethnocratique des pays helléniques,
slaves, albanais et roumains. Berlin, 1878.
-n°24. Balkansky Poloostrov VII -VIII. Stol (350 x 340 mm) Slovanské
Starozitnosti. Lubor Niederle. Dilu II. 2 V, Praze, 1910.
-n°28. -The Balkan Peninsula, ethnological. 150 miles = 1 inch (150 x 170 mm)
(in) The Balkans, a history of Bulgaria, Serbia, Greece,Rumania and Turkey. Nevill
Forbes, AJ.Toynbee. Oxford, 1915.
-n°29. Carta etnico-linguistica dell’Oriente europeo 1/3 000 000 (in) L ’Europa
etnico linguistica. Atlante descrittivo in tre carte specialico colorite con testo
dimonstrativo. L’Istituto Geografico de Agostini. Novara, 1916.
-n°30. A sketch map of the linguistic areas of Europe. 1/3 220 177 (935 x 740
m m ) EStanford, London, 1917.
-n°31. Hellenism in the Near East, an ethnological map, 1/2 155 000 (510 x 630
mm ) G .Soteriades, édition Stanford, London, 1918.
-n°32. Carte ethnographique de l’Europe 1/5 0 0 0 000 (1060 x 8 6 0 mm)
J.Gabrys, T édition, Librairie centrale des nationalités, Lausanne, 1918.
-n°33. Races of Eastern Europe. 50 milles= 35 mm ( 830 x 1310 mm )
A .Gross.Daily Telegraph map n°25, Geographia, London, 1918.
-n°34. Ethnological Map 1/1 500 000, feuille IV (610 x 610 mm) Geographical
section, General Staff War Office, London, 1918.
MES , SCHEMAS
Progression chronologique
Si l’on excepte la première carte ancêtre d’O’Etzel, proche des cartes du XVIII°
siècle, et les atlas qui regroupent les informations des cartes précédentes avec un temps
de retard, ces cartes peuvent se regrouper en quelques temps forts.
-1 8 4 2 -1 8 4 7 : 6 cartes; on rencontre la première utilisation du mot
"ethnographique” dans les cartes de Von Müller en 1842 et de Pritchard et Kombst en
1843, la première carte ethnologique de la seule partie européenne de l’Empire Ottoman
est celle d 'Ami Boué en 1847. Il est le premier des cartographes à avoir une expérience
directe du terrain; son voyage de pionnier et sa réputation de géologue font de sa carte
une référence omniprésente jusqu’en 1919.
-1 8 6 1 -1 8 6 9 : deuxième vague, 6 cartes, dont deux cartes essentielles, celle de
G.Lejean et celle des deux britanniques Muir Mackenzie et Irby; ces voyageurs ont étudié
et critiqué les cartes précédentes et en ont inspiré beaucoup d’autres. La carte de
Mackenzie et Irby a été revue par l’officier d’artillerie serbe Zach.
- 1 8 7 6 -1 8 7 8 : 7 cartes en 3 ans, l’explosion cartographique. Une carte clé,
celle de l’allemand Kieoert. devint elle aussi une référence. Le Congrès de Berlin fut
suivi de plusieurs publications, des cartes en général pro-slaves portant avant tout sur
la Macédoine contestée. L’intérêt ne se porte sur la Thrace qu’à partir de 1890 .
- 1908- 1919 : 22 cartes, dont le plus grand nombre entre 1915 et 1919; sont
aussi édités les deux recueils de Rizov et de Saxon-M ills centrés sur la Thrace.
On constate facilement un parallèle entre le rythme de publication des cartes et
l’intensification des difficultés diplomatiques. Lorsque la révolte éclate en Grèce en
1821, en Europe c’est l’ignorance, la presse voit encore les Turcs comme des "Perses"
et les Grecs comme des "Leonidas”. Après vingt ans d’actualité grecque et la révolte
serbe, en 1840 l’intérêt s ’est éveillé et l’on cherche à sortir des visions floues et
antiquisantes. La vague des années 1860 suit la guerre de Crimée et le traité de Paris.
Lejean note alors en commentant sa carte 25
" L ’étude ethnologique de /’ Empire Ottoman n’est plus aujourd’hui un objet de
curiosité scientifique pure."
Les cartes les plus anciennes englobent toute l’Europe sur une feuille 635 x 4 3 5
mm ( celle de W.Müller, en 1842, la plus grande ) souvent sans indication d’échelle; ce
type se rencontre encore plus tard dans les atlas, ou chez Dominian en 1917 (carte
au 1/9 0 0 0 000°); l’évolution se fait cependant dans le sens d’une plus grande
précision : les cartes des années 1840 montrent la Turquie d’Europe et la Grèce, ou les
provinces slaves de la Turquie d’Europe, l’image se centre sur la Macédoine avec la
diminution progressive des possessions ottomanes en Europe. Il faut attendre
Tsarigradski et les recueils publiés à l’occasion de la Conférence de la Paix pour que
l’intérêt se déplace vers la Thrace. Les échelles utilisées cependant, du 1/800 000° au
1/1 3 0 0 000° ne permettent guère une identification précise.
Le détail des légendes de plus en plus complexes reflète les progrès des
connaissances. La définition des "peuples" repose sur un mélange de critères religieux et
linguistiques, les seuls observables, même quand les titres font référence à l’idée de
race. Les deux cartes publiées successivement en 1 9 1 8 par le Daily Telegraph
indiquent l’une "race", l’autre "langue", mais les tracés sont identiques. C’est ce qu’a
constaté Ancel quelques années plus tard.
” On ne peut réaliser la carte des races de la péninsule. Les tentatives faites
jusqu’à ce jour ont beau porter le nom de "cartes ethnologiques”, ce ne sont le plus
souvent que des cartes linguistiques ou parfois religieuses. Les difficultés qu'ont
rencontrées les diplomates... résultaient de l’enchevêtrement des langues, non de la
confusion des races que les indigènes eux-mêmes sont incapables de discerner". 2 6
Cartographie et politique
Grecs 27 . [_es cartes nouvelles rendent compte du mouvement slave : le mot panslavisme
est utilisé pour la première en 1824 par le Hongrois J.Kollar, la même année est publié
27. Fallmeraver a publié en 1830 à Stuttgart chez Cotta, Geschichte des Halbinsel Morea wàhrend
des Mittelalters, puis en 1835, Welchen Einfluss hatte die Bezetzung Griechenlands durch die
Slaven auf das Schiksal der Stadt Athen .
28. C.Robert. Les Slaves de Turquie: Serbes, Monténégrins, Bosniaques, Albanais et Bulgares,
Paris,1 844.
connaître les Bulgares en Europe occidentale. Les années 1850 voient se développer la
curiosité géographique : en 1855 sont créés le Bulletin de la Société de Géographie et
les Peterm ann’s Mitteilungen, en 1857 est fondée à Vienne l’Association géographique
impériale et royale (Die kaiserliche und kôniglische geographische Gesellschaft ).
Russes, Tchèques, Serbes, Anglais... dessinent des cartes en plus des Allemands et des
Français.
Quand l’espoir d’une réalisation politique grandit, l’attitude devant les cartes
change 293
1. A la Conférence de Constantinople en 1876, le Russe Ignatiev présente sa
0
carte d'un futur Etat bulgare qui coïncide avec les limites de l’exarchat créé en 1870 et
celles de la frontière ethnique gréco-bulgare sur la carte de Lejean en 1861. En 1 8 7 7
les cartes de Stanford, Bianconi et Synvet assimilent aux Grecs tous les Chrétiens
"patriarchistes"; mais la carte de Stanford a été fournie par Gennadius, futur
ambassadeur de Grèce à Londres; les diplomates, soucieux de contrer le modèle russe,
font appel à la carte de l’Allemand Kiepert, sommité géographique du moment, Grand
Prix de Cartographie à l’Exposition Universelle de Paris en 1877, hautement estimé
par Bismarck et considéré comme neutre parce qu’allemand. Sa carte, éditée en mai
187 6, sert de base au Congrès de Berlin pour séparer Bulgarie et Rouméiie orientale.
Une bataille de cartes s ’est alors déclenchée : l’ouvrage de Mackenzie a été réédité, le
Prince Tcherkasky, alors administrateur civil russe en Bulgarie, propose en 1 8 7 7 une
carte, dessinée par un professeur bulgare, qui attribue à la Bulgarie toute la Thrace
occidentale, la carte de Wyld, éditée en 1878, comprend au contraire cette région dans
un futur État grec. La carte de K.Sax qui émerveille par ses précisions ethniques est
considérée par certains comme une manoeuvre de l’Autriche pour limiter l’influence
des Bulgares et des Slaves en les divisant, montrant ainsi l’impossibilité de créer un
grand État slave mono-ethnique. En 1878 Kiepert, à la demande de la Société pour la
Propagande des Lettres Grecques à Athènes mécontente de sa carte de 1876, sort une
nouvelle carte "ethnocratique" qui avantage politiquement les Grecs sans renier les
données ethniques de la précédente; selon une autre source, Kiepert aurait agi "sur
L’approche des négociations de paix déclenche une vague cartographique sans égale
après 1915 : Grecs, Bulgares, Serbes, Américains, Italiens, Anglais publient des
cartes, seule la Turquie reste à l’écart comme condamnée d’avance. Ce mouvement est
accentué par le fait que les Grands de la Conférence de la Paix, beaucoup plus qu’à
Berlin, font appel aux experts32 , £n septembre 1917 le Colonel House, à la demande de
Wilson, regroupe des experts, c’est "Plnquiry", cent vingt cinq personnes; selon une
liste du 30 octobre 1918 la majorité des membres sont des universitaires choisis
d’après leurs travaux, leurs opinions politiques et leurs relations personnelles,
certains experts viennent aussi de PUS Central Bureau of Research and Statistics, des
forces années et du Département i’Etat.Parmi eux Wilson amène à Paris un groupe de
vingt-trois experts. Alwyn Parker, bibliothécaire au Foreign Office est chargé au
printemps 1917 de réunir documentation et personnel, la section historique du Foreign
Office prépare sous la direction de G.W.Prothero des Manuels pour la Paix (Peace
Handbooks), 157 en 1920, qui doivent fournir aux diplomates toutes les données de
base sur l’Europe et le Moyen-Orient.
Dans le même esprit est créé en France le 17 février 1917 un Comité d’Études
dirigé par Lavisse, auquel ont participé C.Benoist, E.Bourgeois, J.Brunhes, M.Chabot,
A.Demangeon, E.Denis, C.Diehl, Eisenman, LGallois, H.Grappin, E.Haumant,
LHautecoeur, E de Martonne, P.Masson, A.Meillet, JE Pichon, C.Seignobos... tous
historiens, géographes, linguistes de talent... Ce comité a publié trente fascicules
"Travaux du Comité d’Etudes, Préparation technique de la Conférence de la Paix par le
gouvernement français” en 1918 et 1919. D’après le règlement de la Conférence adopté
par le Conseil des Dix, les experts devaient être présents pour donner explications et
renseignements si nécessaire, et participer aux commissions en fournissant leurs
solutions.
Les différentes commissions territoriales sont formées entre le 1 et le 27
32. D.Kitsikis. Le rôle des experts à la Conférence de la Paix, Ottawa, Editions de l'Université,
1 972. On y trouve toutes les informations de mon texte.
38
février 1919; la "Commission chargée d ’étudier les questions territoriales intéressant
la Grèce" est créée le 4 février 1 9 1 9 après l’audition de Venizélos les 3 et 4 février
par le Conseil des Dix. Elle doit examiner les questions soulevées par Venizélos, se
livrer à un premier examen, réduire les questions sur lesquelles les Dix devront
décider aux limites les plus étroites, et présenter des suggestions. Ses membres sont
autorisés à entendre les représentants des peuples concernés. La commission tient douze
séances au Quai d’Orsay du 12 février au 21 mars 1919 et réunit deux spécialistes
pour chacune des quatre Puissances : deux Américains, W.L.Westermann, professeur
d’Université dans le Wisconsin (spécialiste . de l’Asie occidentale) et Clive Day,
professeur à Yale (spécialiste des Balkans), tous deux membres de Plnquiry, deux
Britanniques, Sir R.Borden Premier Ministre canadien et Sir Eyre Crowe sous-
secrétaire l’Etat au Foreign Office, deux Français, J.Cambon, ex-ambassadeur à Berlin
et Goût, sous-directeur pour l’Asie au Quai d’Orsay, deux Italiens, G de Martino,
secrétaire général aux Affaires étrangères et le colonel Castoldi remplacé par le consul
C.Galli. Castoldi avait été membre de la Commission d’enquête en Epire du Nord en 1913,
parlait grec et albanais et avait servi dans la gendarmerie ottomane. Donc seuls deux des
huit membres n’étaient ni diplomates, ni militaires, les géographes présents au
premier stade de l’enquête avaient été effacés. Mais conscient de son ignorance, Cambon
se fit accompagner à deux reprises de Laroche, sous-directeur au Quai d’Orsay et du
Consul français en Albanie, Krajewski, Borden est souvent accompagné lui aussi de
Harold Nicholson, secrétaire d’ambassade. Nicholson et Krajewski élaborent le rapport
de la commission grecque :
"L ’événement à Paris le plus important et le plus significatif fut la présence de
conseillers experts et d’hom m es de science, ainsi que l’effort qu’ils firent pour
fonder le règlement des questions , non p as sur le caprice ou la force, la convoitise
témoigne 3 4 •
32. 0. Kitsikis. Le rôle des experts... op cit, p.163, il cite R.Stannard Baker.
34. D. Kitsikis. Propagande et pressions , op cit, p.1 69.
39
pic. C’est surtout dans !es Balkans que ce procédé atteignit son apogée".
Grecs et Bulgares utilisent effectivement les mêmes arguments, statistiques,
historiques et ethnologiques qui se traduisent en cartes. Rizov, alors Ministre de
Bulgarie à Berlin, fait publier en 1917 dans cette capitale un recueil de 4 0 cartes Les
Bulgares dans leurs frontières historiques, ethnologiques et politiques en quatre
langues (français, anglais, allemand et russe). Le but en est clairement annoncé :
"La Bulgarie devra réunir tous ses territoires qui lui furent enlevés par la force
en 7878 et partagés entre se s voisins. La Bulgarie a sur ces territoires des droits
naturels, moraux, historiques et géographiques”.
Quatorze des quarante cartes réunies ou dessinées par Zlatarsky sont historiques,
allant des Carolingiens au XIV° siècle, et montrent les frontières de la Bulgarie durant
les règnes les plus importants. L’histoire cependant ne soutient guère les Bulgares en
Thrace : le règne d’Assen II, 1216- 1240, (carte n°13 de Rizov) est le seul moment où
la Thrace occidentale fut comprise dans le royaume bulgare; les dix-sept cartes
suivantes sont des cartes ethnologiques de 1842 à 1915, les huit dernières rappellent
les différentes frontières tracées ou proposées depuis 1876. En 1919 un nouveau flot
de brochures éditées à Lausanne, sous les signatures des deux grands intellectuels
bulgares ivanoff et Ischirkoff, présente d’autres cartes.
Comment tirer de ce flot des renseignements valables ? Il faut bien sûr étudier
l’origine réelle de chaque carte, comparer les cartes contradictoires et recourir aux
critiques adressées par chacun aux cartes de ses prédécesseurs.
Le combat cartographique a porté essentiellement sur la Macédoine; avant 1919 la
Thrace intéresse peu, et les auteurs ont peut-être été moins tentés "d ’intervenir" à son
propos; très souvent des cartes réputées pro-grecques ou pro-bulgares ne méritent ce3
5
35. H.Haskins. So m e oroblems o f the Peace Conférence. Cambridge, Harvard University Press,
1920, p.22.
I qualificatif que pour leurs tracés en Macédoine.
Les variations constatées d’une carte à l’autre peuvent par ailleurs avoir d ’autres
causes qu’un éventuel "maquillage" 36. L’ignorance est très réelle jusqu'à Kiepert,
même Ami Boué et Lejean n’ont fait qu’effleurer la Thrace occidentale; aucune source
chiffrée n’est parfaitement exacte, les chiffres utilisés viennent des Ottomans -dont on
connait les faiblesses en la matière-, des églises grecques ou bulgares, parfois des
consulats étrangers. Lejean essaye de croiser les informations en prenant en compte ses
voyages, les cartes de ses prédécesseurs, les registres fiscaux turcs et les
renseignements fournis par directeurs d’écoles slaves et grecques. Les méthodes
cartographiques par ailleurs contraignent à des simplifications et ne peuvent rendre
compte de l’étroite imbrication des peuples y compris à l’échelle du village. A partir de
1878 chaque modification de frontière ou de statut politique entraîna des mouvements
de population d’où des variations possibles et justifiées et une source infinie de
contestations. Enfin définition et classification des ethnies peuvent expliquer
d’apparentes différences. Classe-t-on les Pomaques comme Bulgares ou comme Turcs ?
Dans le Rhodope, cela change tout. Qu’est-ce qu’un "Bulgare" ? jusqu’à la création de
l’exarchat en 1870 tous les orthodoxes sont comptabilisés comme Grecs, mais où
placer ensuite les Bulgarophones restés fidèles au Patriarcat ?
Tenir compte de tous ces facteurs doit permettre une étude critique valable, même si
subsiste, surtout dans le détail, une large zone d’incertitude.
C. LES ARCHIVES
U .S.P.n
d’émigrer avant 1 9 2 0 .3 8
Le travail à réaliser est énorme et les conditions difficiles : des villages parfois en
ruines et sans bornage, pas de cadastre, des partages successoraux n’ayant pas été
effectués pendant des générations, des documents officiels très souvent disparus en
Thrace, un statut juridique des terres ottomanes parfois difficile à déterminer (la3
8
7
37. S.Ladas. The exchange of minorities, Bulgaria, Greece and Turkey, New York, Macmillan,
1 932. On y trouve tous les détails sur les procédures. Sur ce point précis voir le chapitre 2.
38. Archives S.D.N dossier C.147.
Commission doit envoyer un expert au Defter-Hane, registre des impôts à Istanbul ) ...
sans compter la tendance des émigrants à déclarer plus qu’ils ne possédaient... Dans
l’idéa! le propriétaire doit fournir ses titres de propriété (Voir document 1), leur
traduction et un reçu d’imposition, ou à défaut, fournir deux témoins devant le Juge de
Paix ou trois à la Mairie...et, quand le village est déjà déserté (cas très fréquent en
Thrace), le plus grand nombre de témoins possibles sous serment. La Commission doit
ensuite repérer les faux témoignages, distinguer les prairies et forêts communales -
dont la propriété suprême restait au Sultan et qui ne sont donc pas admises-, compter
disponibilités en eau et du risque plus ou moins grand de malaria 40. Des procédures
analogues sont suivies pour les forêts et les pâturages; pour les constructions, en
Thrace, l’équipe Grec/Bulgare étudie dans chaque village un certain nombre de
disparu". 43- Le 18 mai Venizélos transmet un rapport qui explique les raisons de cette *4
3
Les enseignants salariés par l’Alliance échangent avec elle une correspondance
régulière, détaillée, sur du papier fourni par l’Alliance. Il en ressort une dépendance
très étroite : l’Alliance fournit papier, enveloppes, livres, bons points, plumes...mais
veut le détail des programmes, horaires, examens, niveau, veut également le détail des
recettes et dépenses jusqu’au type de tissu utilisé pour les vêtements confectionnés pour
les pauvres. Le directeur nommé par l’Alliance doit s’entendre avec les autorités
locales, la communauté juive et les parents d’élèves payants (le chef de la communauté
envoie de son côté à l’Alliance des rapports sur son directeur), obtenir des adhésions
pour l’Alliance et faire payer en de multiples épisodes les parents réticents... tout cela
pour un très maigre salaire. Chaque directeur s'en plaint, chacun doit trouver des
travaux annexes pour survivre; le 21 octobre 1920, Agi, directeur à Didymoticho
demande pour équiper son logement une couverture, deux chaises, une cuvette et un
broc, deux draps, une lampe et une natte pour le sol que son salaire ne lui permet pas
En Thrace c’est Andrinople qui voit la première s ’ouvrir une école de l’Alliance,
dans une ville qui compte alors 12 0 0 0 israélites; à côté de l’école traditionnelle
Talmud-Torah et de ses huit cents élèves " chétifs, sales, fiévreux”, l’Alliance ouvre en
1867 une école de garçons qui en 1872 a 120 élèves, quand s’ouvre à son tour une
école de filles avec 80 élèves. Les rapports annuels montrent une communauté en
augmentation jusqu’en 1913; elle passe à 17 000 personnes après la guerre russo-
turque de 1 8 7 7 -1 8 7 8 , l’école talmudique regroupe environ 1 000 enfants
régulièrement tandis que les effectifs des écoles de l’Alliance augmentent régulièrement:
31 9 enfants en 1877, 516 en 1879, 9 1 3 en 1904 , 1 657 en 1908 (1 106 garçons et
551 filles, dont seulement respectivement 4 3 6 et 248 payants ). Ce succès grandissant
lié à un apprentissage solide du français et du turc, forte chance de promotion sociale
fait rêver les Juifs des alentours; aussi dès 1890 des premiers contacts sont établis par
C’est donc essentiellement sur Demotica au début de ce siècle et dans les années
1920 que les archives de l’Alliance sont riches en renseignements. Il faut enfin
préciser puisque la majeure partie émane des directeurs, que si les habitants sont
satisfaits d’avoir une " école comme Andnnople", les directeurs, eux, ne sont guère
contents de ce poste et n’y restent qu’un temps minimum. Franco, nommé en 1903,
obtient en 1905 Gallipoli, Nissim Guéron (de Salonique), dès son arrivée en novembre
1905 demande son changement pour raisons de santé et obtient en 1908 un poste à
Rodosto (Tekirdag ). Son successeur J Mizrahi, natif de Smyrne, arrive à l’automne
1908 d'Andrinople et demande en juin 1909 Djedeida ( près de Tunis ) pour raisons
"climatiques", se disant même prêt à payer le voyage. Attié qui lui succède en 1910, se
déciare très déçu dès son arrivée et part pour Üsküb en 1912 alors que, comme ses
collègues, il demandait Constantinople, Bursa, Andrinople, Salonique ou le bord de mer.
Son successeur est mobilisé le 28 septembre 1914 . Entre 1903 et fin 1905, sept
adjoints se sont succédés, estimant le poste trop mal payé. Inutile donc de préciser que
ces enseignants ne sont guère enclins à dépeindre Demotica sous un jour très rose !
cependant comparer ou vérifier ces listes en utilisant l’ouvrage d’Altinoff 45, un des
fonctionnaires bulgares utilisés par le gouvernement interallié; ce livre reproduit une
partie des résultats du recensement français.
Contrairement aux recensements précédents, celui des Français ne s’est pas
seulement intéressé aux populations, mais aussi à leurs ressources détaillées. Le modèle
de fiche est unique; la rubrique "population" comprend les catégories Turcs ou
M usulm ans - certains agents notent les Pomaques, mais la catégorie n'est pas prévue- ,
Bulgares, Grecs, Israélites, Arm éniens et divers (où parfois l’agent précise Tziganes
ou Bohémiens ou Gagaouzes). Suivent ensuite la nature des cultures principales,
l’estimation des récoltes, les ressources animales (bovins, buffles, porcs, chèvres,
moutons, ânes et mulets, chevaux et même chameaux ), les véhicules, l’indication du
marché le plus proche, un état des voies de communication (très utile pour identifier
certaines localités ) et des ressources en eau ( puits, fontaines, cours d’eau ) . On
trouve enfin les capacités de cantonnement en hommes et chevaux et une rubrique
curiosités qui indique les églises, mosquées, cloîtres et tékés; parfois elle signale une
tour, un fort, un pont toujours immanquablement attribué aux Rom ains . Le Colonel
Rondenay, responsable du cercle de Karagatch, a envoyé à Charpy des statistiques
L’armée reprend ses comptes en décembre, crée les fiches décrites ci-dessus et obtient
de nouveaux chiffres en janvier 1920. Le chef de bataillon Berger, administrateur
militaire du district de Soufli, s ’excuse d’être le dernier à fournir ses chiffres " à cause
du mauvais état des pistes" ; une dernière phrase montre ses scrupules : " le chiffre des
porcs est à réduire des trois-quarts, un grand nombre ayant été tués la veille de Noël, 7
janvier " . Les comptes sont encore revus pour corriger certains détails ou erreurs et
tenir compte des mouvements de population : les derniers chiffres sont fournis en avril
1920 avec quelques retouches au début du mois de mai.
Le 10 avril 1920, le lieutenant-colonel Vicq, contrôleur militaire du cercle de Xanthi
explique ses méthodes :
47. L’idéal serait de consulter également des sources grecques, bulgares et turques, certains
documents grecs ont été publiés dans la revue ARCHEIO.
52
Chapitre III : NATIONALITES
Que sait-on des différentes populations présentes en Thrace à la fin du XIX° siècle,
de leurs activités, de leur nombre ou de leur répartition ?
sur les terres du bey. Selon Boué ^ il est bon, généreux, probe, sobre, fait preuve d'une
résignation stoïque, mais peut se montrer également sans pitié dans la vengeance, si on
le trompe; ses successeurs reprennent ces mêmes traits de caractère tout comme les
romans grecs qui décrivent la vie des Grecs dans l'Empire Ottoman avant 1922. Par
ailleurs les voyageurs européens comme les directeurs des écoles de l'Alliance israélite1
se baigne et se repose" 2 . Mais les voyageurs ne vont pas en Thrace pour s’intéresser
aux Turcs et ne les décrivent que rapidement.
Le Bulgare est quasiment toujours présenté comme un pauvre paysan, berger ou
métayer, apprécié dans l’ensemble (voir HT.II, p.58). Blanqui le juge " doux, paisibles,
patients, laborieux", selon Mackenzie et Irby, c’est " un agriculteur entêté, laconique
mais honnête, propre et chaste Dumont, moins enthousiaste, le voit comme un
”rustre, triste et muet " ; Laveleye, en revanche, le pare de toutes les qualités : le
Bulgare est un admirable travailleur, infatigable, intelligent, économe, bon travailleur,
bon charpentier, bon maçon, pur, sobre, franc, modeste, prudent, sensé... un vrai saxon
conclue-t-il; Gallois enfin, reprend l’image du "saxon” devenu "prussien” des Balkans,
du paysan sobre, patient, laborieux, discipliné, excellent soldat, brave sans témérité ni
enthousiasme 2
3 . Si l’on ne peut juger des éventuels traits de caractère "typiques", on
peut trouver confirmation de leurs professions dans la liste des déportés indemnisés de
1923 : sur 81 personnes dont la profession est indiquée, 47 Bulgares sont bergers.
D’autre part l’estimation des biens bulgares par la S.D.N confirme la prépondérance des
ruraux : dans les seuls districts de Xanthi, Komotini et Dedeagatch, les dossiers
individuels bulgares proviennent de 102 villages différents.
L’image du Grec est beaucoup plus contrastée; à cause de leurs capacités
linguistiques et du fait qu’ils habitent en ville, les voyageurs les rencontrent très
souvent, mais ces Grecs les déçoivent, car ils ne correspondent pas à l'image que
l’Occident s’est fait d’eux. Le Grec, d’après eux, est un citadin, commerçant ou artisan,
ou un homme de la mer, marin ou pêcheur, rarement un agriculteur. Les voyageurs
estiment hautement leurs possibilités intellectuelles, mais sont très critiques sur leur
caractère : ils aiment le bruit, la guerre, le mouvement, l’intrigue, sont rusés,
orgueilleux, vaniteux, ambitieux... Ami Boué conclue le sujet sur un jugement sans
appel 4 :
"Tout Grec est avide d'instruction mais aussi curieux jusqu’à devenir
quelquefois indiscret et désagréable pour le voyageur, tout Grec aime à se
distinguer et aimerait commander, tout Grec aime les disputes, l'intrigue et les
procès; tout Grec aime à se reporter aux temps illustrés par les hauts faits des
Anciens Hellènes lors même que quelquefois aucune goutte de sang hellène ne coule
dans ses veines, mais il en a conservé la langue et vit sur les mêmes lieux".
coloniales"; dans les deux cas il faut ajouter des prêtres 5. Que les Grecs de Thrace
soient majoritairement citadins est confirmé par le recensement français de 1920 : sur
21 3 53 Grecs comptabilisés dans les districts de Xanthi, Komotini, Dedeagatch et Soufli,
15 5 3 9 habitaient les quatre villes principales; seuls les districts de Demotica et de
Karagatch comptaient une part importante de Grecs en milieu rural : 23 4 0 5 sur
33 9 0 5 recensés. L'insistance des voyageurs sur le lien étroit Grecs/métiers de la mer
est moins vérifiable en Thrace occidentale où les côtes sont peu accueillantes, le
recensement de 19 2 0 cependant montre que les seules agglomérations littorales de la
région, Porto Lagos, Makri, Dedeagatch et Enos comportent une forte majorité grecque.
Hormis ces trois peuples majoritaires, les Tziganes, toujours cités, ne sont
décrits que dans le texte de Bianconi 5 ; est-ce la difficulté de rentrer en contact avec
eux ? le fait qu'ils n'ont aucune importance sur le jeu diplomatique ? le reflet des
préjugés en Occident à leur égard ? Ce sont les grands muets de Thrace, malgré une
présence importante en nombre de l'avis de tous, ils apparaissent comme des gens
minces à la peau bronzée, aux yeux noirs, des nomades qui se marient entre eux,
frappent par leur pauvreté et leur saleté, et sont plus déguenillés que le plus pauvre des
Musulmans. Ils se regroupent par deux ou trois familles, dressent leurs tentes, l'hiver,
à proximité des villes, la tente souvent adossée à un remblai ou recouverte en partie de
mottes de terre gazonnées; ils repartent en mars et voyagent à pied, lentement, suivis
de quelques arabas qui transportent les tentes; un homme armé ouvre la marche, à
cheval, suivi des femmes et des enfants, puis viennent les chariots et les autres hommes
à cheval ferment le groupe. Ils parient leur langue et celle du pays, sont chrétiens ou
musulmans, mais dans tous les cas des fidèles assez tièdes. Un proverbe reflète ce peu de
conviction : " Turc, beaucoup de prières, Chrétien, beaucoup de jeûnes, Tzigane,
Pomaques ou Pomaks; personne, à ma connaissance, ne les décrit avant Ami Bouê les
renseignements sont maigres mais unanimes : ce sont durs habitants =>*, RbcxJopes, de
pauvres pâtres qui parlent un dialecte bulgare, des musulmans zélés et conservateurs.
Les hommes portent le costume turc et un turban blanc, 'es femrm*. {sortent un costume
bulgare sous le feredjé (voir H.T.II, p.58'}. Ils vivent isoles, ne recherchant les
contacts ni avec les chrétiens, ni avec les Musulmans. Islamisés par -nterêt, ou de force,
après 40 ans de résistance contre les troupes du Vizir Koprwlu * I fj'jft-1 f?G 5 j et de ses
successeurs (certains auteurs parient également du régne de Hajazet ii «*n i a 9 s et celui
de Selim1(1512-1520), ils conservent certaines traditions héritées du christianisme,
sont monogames et participent aux grandes fêtes chrétiennes, ifs habitent en grande
majorité dans les sandjaks du Rhodope situés au nord de l'actuelle frontière grecque, ils
sont également présents au nord de Xanthi et de Komotm»; fsangrarJski commentant les
résultats du recensement ottoman en 1913 suppose qu'ils représentent le quart des
musulmans du sandjak de Gumuldjina 9; les Français en 1920 n'ont compte que 11 048
Pomaques, mais la catégorie n'était pas prévue initialement dan*, les formulaires et
peut-être tous les militaires n’ont-ils pas fait la distinction Turcs/Pomaques,
Quant aux Arméniens et aux Juifs.,, les textes signalent leur p ré se n c e en ville,
mais n'en disent pas plus... sur les Valaques et les Albanais, un silence total
On ne peut bien sûr accepter tous les jugements a Temporte-pi ch:e de*, voyageurs
sur les peuples et leurs caractères. On peut cependant constater que leurs affirmations7
8
7. Ami Boué. La Turquie d'Europe, op a t , p.23. Jlrecek, op or. p.1C2 tiw . dhacun grâce
récits de voyage de l'époque ou description géographique de ia Ruigaoe cormeet quelques lignes
sur les Pomaques.
8. Tsarigradski. La population delà Thrace, in Questions dipiomjtiqurrs er co/or»mm, Par s. n’385,
1-3-1913, p.288 à 300.
LA TH R A C E FIN XIX°-DEBUT XX° : Philippopolis et D idvm oticho HT.I
3. Didymoticho en 1 91 3, les maisons aux toits de tuile occupent les pentes qui montent à la
f o r t f» r » » fls ir k o v . Bulqarien... , 1916, p.l 20).
sur l'habitat et les activités principales des uns et des autres sont, dans les grandes
lignes, exactes. Ces textes ont par ailleurs joué un rôle historique car ils ont contribué à
créer en Occident une image de ces peuples lointains, dont peu de diplomates et d'hommes
politiques avaient une expérience personnelle; or, souvent, dans les discussions entre
diplomates, ces préjugés sont entrés en ligne de compte. D'autres sources permettent
d’affiner ces images, d'éviter des généralisations parfois abusives et de préciser la
répartition dans l'espace thrace des différentes nationalités. La source la plus répandue
et commentée au XIX° siècle est celle des cartes ethnologiques .
L’étude des cartes ethnologiques ne peut pas toujours apporter des renseignements
complets sur la répartition géographique des populations; complétée cependant par
d’autres sources, elle nous fournit une image de la région qui se précise à mesure que
l'on se rapproche des années 1 9 2 0 .
Parmi les schémas que l’on trouve au tome 2, ceux qui proviennent de l’ouvrage de
l'anglais Wilkinson, conçus pour un sujet portant sur la Macédoine, ont été reproduits
tels quels. Lorsqu’il s ’agit de mes propres schémas, j’ai utilisé une méthode différente.
J’ai extrait la Thrace de la carte considérée en me limitant à la banlieue de
Constantinople à l’est, au sud, à la mer Egée, à la Chaicidique à l'ouest, et au nord, au
parallèle de Bourgas où s ’arrête sur toutes les cartes la présence grecque. J’ai agrandi
cet extrait (le % est indiqué) puis représenté les populations en utilisant un système
graphique et une légende uniques pour faciliter les comparaisons (les exceptions sont
indiquées). Certains tracés peu réalistes viennent de cartes sur lesquelles la Thrace
n'était qu'un appendice secondaire à l'extrémité est.
J’ai indiqué, dans la mesure du possible, les mêmes repères, l’Evros, le Nestos, l’Arda
(s'ils figuraient sur l’original) et certaines villes importantes; certaines cartes bien
sûr signalent davantage de lieux que d'autres. On peut noter que Dedeagatch apparait sur
les cartes à partir de 1876 soit très peu de temps après sa fondation, on ne trouvait
jusque-là que Makri et Enos; les cartes les plus anciennes n’indiquent pas non plus
Xanthi ou Eskidje, mais sa voisine Yenidje, reflets de l'histoire des deux villes.
Les cartes de Kettler, Cvijic, Andreadès, Peucker, celles du War Office et de Ghalib
Khemal indiquent la frontière sud de la Bulgarie après 1885; pour visualiser
l’emplacement de la frontière grecque actuelle, plus au sud, il faut garder à l’esprit que
cette frontière se situe à peu près à mi-distance entre le pied sud du Rhodope et le cours
de l’Arda dans sa partie centrale.
SitffihglSS.e.t abréviatio n s utilisées
...■■■) Grecs
| | Bulgares
p 71 Turcs (pris comme "Musulmans" sauf précisions complémentaires)
Ami Boué présente dans son livre La Turquie d ’Europe édité en 1840, la
première carte ethnologique de la région, reprise en 1847 dans L ’Atlas de Berghaus
(n°8). Sa carte élimine quasiment les Turcs de la Thrace, ne conservant que deux
poches, l’une à l’est de Gumuldjina, l’autre sur la rive ouest de l’Evros entre Demotica
et Férès; les Grecs occupent toute la Thrace orientale à l’est d’une ligne Bourgas-
Andrinople-Demotica, et toute la côte de Thrace occidentale au sud d’une ligne lenidje-
Gumuldjina-Férès. Cette localisation des Grecs est souvent reprise dans les cartes
suivantes. Les Bulgares, pour la première fois, occupent toute la montagne à l’ouest de
l ’Evros et au nord de la ligne lenidje-GumuIdjina. Ami Boué précise par ailleurs que,
sans conteste, sont grecques la Thrace orientale, la vallée de l’Evros au sud d’Andrinople
La carte de Lejean en 1861 (n*9) marque le début d'une nouvelle étape. Lejean
( 1 8 2 8 - 1 8 7 1 ) historien, vice-consul français à Constantinople en 1 8 5 7 et 1858, a
effectué un second voyage dans l'Empire Ottoman de 18 6 7 à 1869 sur ordre des Affaires
étrangères, mats les résultats n’en n'ont jamais été publiés. Il dispose des chiffres
officiels ottomans et de ceux du clergé local; dans son commentaire, il critique les cartes
de ses prédécesseurs : Safarik manquant d’informations a commis des "erreurs graves",
en restreignant ’’beaucoup trop au sud le domaine de la race bulgare", et en supprimant
les Osmanlis de la Turquie d’Europe; la carte d ’Ami Boué a su rectifier ces erreurs.
Lejean cherche à se dégager du critère unique de la langue qui avantage par trop, dit-il,
les Grecs, il cherche à différencier Pomaques et Turcs et se pose la question de la
représentation des Juifs et des Tziganes 11 . Cinquante ans plus tard, les Grecs
l’accuseront d’avoir été trop influencé par ses sources ottomanes ou d’avoir été un agent
payé par les Bulgares pour favoriser la création de l’exarchat; aucun de ses
contemporains cependant ne Ta critiqué .
Sa ligne de séparation entre Bulgares et Grecs/Turcs suit un tracé comparable à
celle de Boué, de Bourgas au nord d’Andnnople, et l’ensemble de la Thrace orientale y est
indiqué comme grec en majorité. Sur la carte de 1861 la Thrace occidentale apparait
comme une région gréco-turque, les Bulgares n’habitent que la partie montagneuse,
nettement plus au nord que chez Ami Boué et ne se trouvent au sud que dans l’angle nord-
ouest de Demotica, Lui plaine entre te Nestos et le lac Bourou est entièrement grecque;
Du Nestos à Lagos il indique donc par un système de bandes alternées le mélange de Grecs
et de Turcs, puis de Grecs et de Bulgares au nord de Xanthi; le delta de la Maritsa est
seulement grec, puis en allant vers le nord, du méandre jusqu’à Kipi on rencontre les
trois peuples mêlés, plus au nord encore, Grecs et Turcs occupent la vallée et les
Bulgares les hauteurs. Il précise également dans son texte qu’on peut trouver des Juifs,
des Tziganes en particulier dans la haute vallée de l’Evros et un groupe d’Albanais
installés par les autorités turques.
Le bulgare Ischirkoff, un demi-siècle plus tard, juge cette carte pro-grecque car
Lejean, en assimilant souvent "grec" et "orthodoxe" aurait négligé des villages bulgares
dans l’arrière-pays de Makri, et surévalué les Grecs dans la région de Gumuldjina. Etre
jugé à la fois pro-grec et pro-bulgare, ne serait-ce pas le signe d'un témoin aussi
impartial que possible ? En tout cas la carte de Lejean a servi de base à plusieurs des
cartes postérieures et a été prise en compte à la Conférence de Constantinople en 187 6.
Les deux britanniques Mackenzie et Irby ont voyagé en 1862 et 1863 et leur
carte (n°10), la première carte ethnologique anglaise, est publiée en 1867. Elles
prennent pour base la carte de Lejean qu’elles veulent améliorer pensant qu’il a sous-
estimé les Slaves; elles ont pris leurs renseignements auprès du Patriarcat, des
Bulgares qu’elles ont rencontrés, d’un ingénieur des chemins de fer autrichiens (sans
doute Von Hahn) et d’un officier d’artillerie serbe, Zach. Leur carte ressemble
énormément à la carte de Lejean de 1861, à la différence d’une présence turque plus
importante jusqu’aux bords du "lac" Bourou et dans le Rhodope. De cette carte jugée
souvent pro-slave les Bulgares sont absents en Thrace occidentale et le texte
d’accompagnement précise 12 :
"Les Slaves n’atteignent en aucun point le Bosphore ou la mer de Marmara. En
Thrace Andrinople peut être prise comme ville-frontière pour les Bulgares et les
Grecs."
A la même époque, la carte de Lejean sert de base aux cartes "slaves " de 1867 et
1868. En 1867 à la Conférence panslave de Moscou est présentée la carte de
F.Mirkovitch (n°11), l’un des points forts de l’Exposition. Les Slaves y occupent plus
d'espace que chez Lejean et Mackenzie, mais sans être cependant majoritaires en Thrace
occidentale. La limite gréco-bulgare en Thrace est pour la première fois située au sud
d’Andrinople, la ville se trouvant en plein territoire bulgare; la vallée entre Demotica
et Andrinople est occupée par des Grecs et des Bulgares, et la ville de Gumuldjina se
trouve à la jonction des espaces attribués aux Grecs et aux Turcs. Les positions grecques
s’y trouvent donc atteintes à la fois par une extension du domaine bulgare et du domaine
turc.
La carte assez sommaire du Tchèque Erben (1 8 1 1 -1 8 7 0 ) publiée en 1870
s’inspire à la fois de Lejean et de Mirkovitch; elle n’apporte rien de nouveau sur la
Thrace occidentale (n°12). En 1869 A.Petermann, l’éditeur de la revue qui porte son
nom depuis 1855, publie une carte pour accompagner l’article du Professeur croate
F.Bradaska, Die Slaven in der Türker, celui-ci précise qu’on a longtemps sous-estimé
les Slaves en confondant Chrétiens et Grecs, Musulmans et Turcs. Sa carte (n°13), en
Thrace, confirme cependant dans l’ensemble les précédentes :
-pratiquement aucun slave à l’est de l’Evros
-à l’ouest, aucun slave hors du Rhodope
-Andrinople reste la ville frontière entre les Bulgares et l’ensemble Grec/Turc.
L’influence de la génération Lejean-Mackenzie se fait encore sentir quinze ans
plus tard dans les cartes de Wyld (1876 ) d’E.Reclus (1 8 7 6 ) et de Bacon (1 8 7 7 ) qui
reprennent ou ne modifient que légèrement les mêmes bases. E.Reclus construit sa carte
(n°15) sur celle de Lejean modifiée par les travaux de Kanitz sur la Bulgarie; pour la
seule Thrace il n’y a pas de réel changement par rapport à la carte de Lejean. Reclus,
comme Lejean, signale explicitement que la carte ne peut être exacte à cause de
l’enchevêtrement des populations. Parlant de la Thrace orientale il commente :
"la population des villages des campagnes de Thrace est composée exclusivement de
Grecs. Ils possèdent le sol et le cultivent...c’est précisément en vue de l’Asie que
les Grecs ont, en dehors du Pinde, leur plus vaste domaine ethnologique”. 1 3
Les années sur lesquelles s’ouvre mon sujet sont marquées par une intense activité
cartographique à propos des Balkans; les diplomates voient se multiplier en quelques
années les informations, éventuellement contradictoires.
Le nom essentiel, c’est celui de Kiepert. géographe reconnu et philhellène notoire,
qui publie en mai 1 8 7 6 une carte (n°14) ethnologique de la Turquie, reprise pius tard
dans plusieurs ouvrages, y compris dans l’Atlas du Times en 1918. Kiepert utilise,
outre son expérience, les chiffres ottomans et les écrits d’un historien grec
P.Aravantinos. Sa carte représente un réel changement par rapport à celle de ses
prédécesseurs.
- on n'y trouve pas d’espaces monoethniques, les bandes obliques alternées
montrent l’interpénétration des populations.
- les Turcs y sont beaucoup plus présents que précédemment et présents dans la
quasi-totalité de la Thrace; mais en Thrace occidentale ils ne touchent la mer qu’en deux
points au sud de Gumuldjina et à l’est de Dedeagatch.
- la limite sud des Slaves en Thrace reprend celle de Lejean, mais avec des poches
plus importantes en Thrace orientale (Ischirkoff en a été satisfait). Il n’ y a cependant
aucun bulgare selon lui sur le territoire de l’actuelle Thrace grecque. Andrinople reste
la frontière entre Grecs et Bulgares.
- si la carte favorise les Grecs en Epire et en Macédoine, elle réduit leur part en
Thrace aux côtes et à la plaine de Xanthi-lenidje; ailleurs ils sont toujours mêlés aux
musulmans; les îles, comme dans toutes les cartes sans exception, sont entièrement
grecques.
La vision de Kiepert a obtenu l’adhésion de tous ou presque; dans le commentaire de
sa carte en 1878 14 il signale cependant que les Bulgares ont une extension réelle bien
plus grande que celle notée sur sa carte, en particulier dans les régions rurales.
14. Kiepert. Die neuen Territorialgrenzen auf der Balkanhalbinsel, Globus, Braunschweig, 1 878,
p.268.
première fois sur une carte) entre l'Evros et i’Arda. Dans l’actuelle Thrace grecque ne
figurent que des Grecs hormis quelques taches bulgares dans la vallée de l’Evros entre
Demotica et Férès; bien que réputé outrageusement pro-grec, il est le premier
également à les indiquer.
Stanford, l’éditeur britannique qui publie en 1 8 7 7 la carte (n°17) fournie par le
diplomate grec Gennadius accuse ses prédécesseurs de s’être basés sur des ouvrages
pansiavistes. Lui, en revanche, classe comme Grecs, des "Grecs bulgarophones" (45
villages dans le secteur de Demotica), des personnes qui, selon lui, ne cessent de
s’identifier à la nation hellénique, se font appeller Macédoniens ou Thraces, mais pas
"Bulgares", mot perçu comme péjoratif et qui se servent du grec comme langue écrite 15
. Donc pour lui, l’ensemble de la Thrace est peuplé de Grecs jusqu’au Baikan, à 4 0 miles
au nord de Philippopolis. Les Bulgares sont limités au Baikan, au nord de la carte, la
barre les indiquant le plus au sud se trouve à l’ouest d’Andrinople dans la région de
Mustafa Pacha. Stanford écrit à leur sujet :
"dans la partie septentrionale de la Thrace et de la Macédoine, jam ais dans le cours
des sept derniers siècles, les Bulgares ne se sont établis de manière permanente et
ils n’y ont formé des colonies de quelque importance. Dans les cas peu nombreux où
ils parvinrent à prendre pied dans le pays, ils choisirent toujours la pleine
campagne comme étant plus favorable à la vie nomade; et c ’est pourquoi bien des
villages ont aujourd’hui des dénominations bulgares tandis que les villes sont
restées grecques".
Mais cette remarque s’applique davantage à la Macédoine, car en Thrace les noms des
villages sont pratiquement tous cités en turc et presque jamais en bulgare.
Selon cette carte il n’y a pas de Turcs dans le delta de l’Evros, quelques-uns sont
indiqués dans le Rhodope (on signale l’existence des Pomaques, musulmans "indigènes"
non turcs, sans les situer), quelques autres entre Lagos et l’Evros dans la région de
Demotica (des Osmanlis et des Tatars installés en Turquie d’Europe après 1854, écrit-
il. Venue après bien des cartes beaucoup plus détaillées, cette dernière n’est finalement
pas d’un grand secours.
1878 vit enfin publier à Vienne la carte de K.Sax (n°19), consul d’Autriche à
Andrinople, qui dispose des rapports des consuls autrichiens de la région, dans
l’ensemble bien informés. Il utilise le même système de bandes que Synvet et les mêmes
chiffres, et veut que l’on tienne compte de la "conscience de groupe" dans les définitions
des peuples. Sa carte très complexe marque séparément les Valaques, les Tatars et les
Pomaques; il insiste sur le fait que les cartes à base linguistique ont donné une trop
forte unité aux différents groupes.
Dans l’ensemble sa carte marque un recul des Bulgares vers le nord, par l’interposition
d’un groupe compact et important de Pomaques dans le Rhodope et au nord-ouest des
sources du Nestos. Mais il est le premier à signaler des Bulgares dans la plaine, au sud-
est de Gumuldjina et dans ia plaine de Xanthi. La vallée de l’Evros comprend elle aussi,
sur fond grec, des Bulgares, des Turcs et des Pomaques tandis que le Rhodope est habité
par des Turcs et des Pomaques. C’est donc dans l’ensemble un recul des Grecs en Thrace
occidentale même s’ils restent seuls sur les côtes. Cette carte peut convaincre de
l’impossibilité de créer un ou plusieurs Etats monoethniques, peut-être, pour cette
raison, n’a-t-elle jamais été très soutenue par les nations en cause et leurs amis (elle
est cependant reprise dans un atlas de 1900 ). Néanmoins les cartes postérieures plus
détaillées donnent souvent raison aux précisions nouvelles apportées par K.Sax.
Ces cartes des années 1876 -1 8 7 8 ont été reprises postérieurement dans
plusieurs atlas, ainsi YAtlas de Richard Andree en 1881 ou le Berghaus
Physikalischer Atlas dans sa carte n° 67 l’Europe en 1880; c’est aussi le cas du
Neuer Handatlas de Debes en 1895 ; on y trouve les Grecs sur les côtes et dans la vallée
de l’Evros, mêlés à des Turcs et quelques Bulgares dans l’arrière-pays; Turcs et
Bulgares ou Pomaques (selon la méthode de classement) occupent le Rhodope. Les cartes
publiées par Toynbee en 1915 (n°28), Dardano en 1 9 1 6 (n°29) et le Vicomte de la
Jonquière reprennent les données des cartes de Kiepert en 1878 pour les uns (c-à-d
une Thrace gréco-turque) ou de 1876 pour les autres (présence bulgare dans la vallée
de l’Evros).
Pour préciser l'image parfois encore floue issue de la comparaison de ces cartes,
on peut utiliser avec profit les données du dossier 4 3 4 de la Bibliothèque de l'Assemblée
à Athènes 16 ■ |e dossier contient 44 pièces de 1876 à 1884, dont certaines ne sont pas
datées et dont plusieurs se répètent; ces documents, à l'exception d’un extrait de journal
de 1884, se présentent comme des listes de paroisses bulgares (bulgarophones
exactement) grecques ou grecques turcophones adressées à la métropole de Didymoticho,
au vice-consulat grec d'Enos ou à la Fraternité Philanthopique pour la Propagation de
l'Instruction à Constantinople; ces listes indiquent le nombre de familles du village cité
et l'état scolaire (école ou non, nombre d'élèves); la majorité des listes sont anonymes,
celles qui concernent les régions de Makri, Maronia et Gumuldjina sont signées d'un
instituteur, Chatzopoulos, qui précise qu'il vit depuis plus de 30 ans dans la région, a
enseigné à Maronia et à Enos et a visité en personne presque tous les villages cités.
Les listes ne couvrent pas toute la Thrace puisqu'elles sont liées aux limites du
16.N. Vafidou , Ecdisiastike eparchie tis Thrakis ke o phakeüos tis vtvliothtkis tis Vouhs pen
Thrakis (diocèses ecclésiastiques de Thrace et le dossier 434 de la bibliothèque de l'Assem blée
au sujet de la Thrace) (in) ARCHEIO XVIII.1 953 p.5 à 1 30 et même titre dans ARCHEIO XXXI.1 965
p.5-29 et 301-311 .
diocèse de Didymoticho et au kaza de Gumuldjina; en revanche, elles comprennent, du fait
des limites du diocèse, des villages qui se trouvent actuellement en Turquie sur la rive
gauche de l'Evros, ou en Bulgarie à l'ouest de l'actuelle frontière. Les noms sont cités en
turc, parfois en grec, et je n'ai pu situer certains d'entre eux. Les renseignements
fournis ont cependant l'avantage d'être très cohérents entre eux d'une liste à l'autre sur
les indications de nationalité, les seules divergences concernent le nombre des familles.
On peut donc en tirer des compléments intéressants aux cartes ethnologiques, et il est
remarquable que ces listes, qui n’ont aucun intérêt à surestimer la présence bulgare,
n'hésitent pas à indiquer en certains secteurs une présence bulgare importante; il est
vrai qu'elles n'étaient pas destinées à un usage international car le sort de la Thrace ne
figurait pas encore à l'ordre du jour des diplomates.
Trois manuscrits signés de l'instituteur Chatzopoulos donnent les états des régions
de Gumuldjina et de Maronia (manuscrits en date du 2 mai et du 25 juillet 1882, du 3
août 1883). Les résultats sont simples : outre la ville de Gumuldjina qui comprend des
Grecs et des Bulgares, ils ne citent que quatre villages grecs, Kosmio, Gratini, Kirka et
Maronia, à côté d'un nombre nettement supérieur de villages bulgares 17 . 18 villages
sont cités dans les trois listes (dont deux que je n'ai pu localiser), un dix-neuvième
village est cité comme bulgare dans le premier texte, puis comme mixte gréco-bulgare,
trois autres enfin sont regroupés dans une accolade unique comme "tchiflik". Cette
vingtaine de villages se situe dans l'arrière-pays de Maronia tout autour de l'Ismaros et
dans le bassin de Sapés, un autre se trouve au nord de Komotini, quelques-uns au sud-
ouest de Komotini dans une région où se situent plusieurs tchifliks (voir carte n°38). Le
texte joint aux listes par l'instituteur indique que dans le canton de Maronia 18> on
trouve trente-huit villages bulgares (pour parvenir à ce nombre, il compte tous les
hameaux). Il ne précise pas si les villages non cités ne comprennent que des musulmans,
c'est cependant vraisemblable vu le soin apporté aux inventaires. Il affirme en tout cas
que dans le kaza montagneux de Dari Dere (Zlatograd), seule la ville-centre comprend
200 familles bulgares qui sont les seuls chrétiens du kaza.
Les mêmes listes comprennent également les divisions administratives de
Dedegatch (alors uniquement grec), de Makri (que se partagent Grecs et Turcs) et de
Férès (on y trouve les trois groupes ethniques). Un seul village est cité comme grec,
Doriskos (son nom turc Rumcuk insiste sur sa grécité); le texte joint cite 19 villages
bulgares, j’en ai localisé 15 qui occupent en fait tout l'arrière-pays de Dedeagatch
(carte n°38). On peut donc dire que les cartes qui indiquent une présence bulgare*1
A partir des années 1880 plusieurs cartes, souvent dites "panslavistes” tiennent
compte de la présence slave et insistent particulièrement sur cette présence en
Macédoine, l'intérêt principal du moment; la Thrace n'est parfois présente que par les
hasards de sa position, et souvent la présence slave n'y est pas spécialement accentuée
malgré la réputation de ces cartes.
Certaines d'entre elles cependant sont aussi excessives que l'était Bianconi à sa
manière; c'est le cas de la carte de la Société slave de Bulgarie établie par le Russe
N.S.Zarvanko. publiée en 1890 à Saint Pétersbourg par V.Komarov (n°22) qui choisit
de n'indiquer que les Slaves. Ces derniers sont, d'après Zaryanko, majoritaires dans
quasiment toute la Thrace, sauf le long des côtes de la mer Noire , de la mer Marmara et
de la mer Egée jusqu'à Enos. En Thrace occcidentale, on ne voit que des Bulgares,
majoritaires partout sauf en un endroit au nord de Gumuidjina laissé seulement "sans
précisions" et qui correspond à un secteur attribué aux Musulmans sur les autres
cartes.
La même année 1890 Kettler publie à Weimar une carte (n°21) centrée sur la
Bulgarie et sur laquelle figure la frontière du nouvel Etat; il reprend dans sa répartition
des populations les lignes générales de Lejean :
-une ligne Bourgas-Andrinople sépare Grecs et Bulgares laissant une Thrace
orientale totalement grecque ou presque,
-la vallée de l'Evros au sud d'Andrinople est essentiellement grecque avec quelques
Turcs près de Férès et de Kipi,
-la côte égéenne et la plaine sont grecques,
-le Rhodope est habité par des Bulgares (les Pomaques ne sont pas signalés) sauf
quelques Turcs au nord de Gumuidjina.
C 'est l'exemple de la carte dite "panslaviste" qui, en Thrace, n'est pas plus
favorable aux Bulgares que bien d'autres. Le colonel Niox s'est montré lui aussi plutôt
favorable aux Slaves dans son Atlas publié en 1899 où il attribue toute la Thrace
occidentale aux Bulgares (à l’exception de quelques Turcs en plaine entre Xanthi et
Gumuidjina, et de Grecs dans le delta de l'Evros). On peut également placer dans ce
groupe la carte de Peucker de 1903 qui se fonde sur des critères linguistiques et veut
montrer la coexistence de plusieurs peuples au même endroit. Il indique que le bulgare
est partout présent en Thrace occidentale, mais précise que le turc est également parlé
partout; toutes les villes de Xanthi à Andrinople sont indiquées comme majoritairement
de langue turque. Une forte présence grecque se remarque dans la région de Xanthi où le
bulgare n’est indiqué que comme langue pariée par moins de 2 5 % de la population; sur
les côtes entre le "lac" Bourou et l'Evros le grec est important, mais le bulgare
également parlé par 25 à 50 % de la population, dans le Rhodope enfin, le grec est
presque absent, le bulgare indiqué pour 25 à 50 % des habitants; dans la vallée de
l'Evros, au nord de Demotica et dans l'arrière-pays, bulgare (50 à 7 5 % de la
population) et langue grecque occupent seuls le terrain.
On peut classer également dans ce groupe des cartes pro-slaves, la carte publiée en
1915 par l'américain Dominian; postérieure en apparence, elle reprend en fait celle du
Debes’ Handatlas de 1911 dressée en 1895 sur des données de 1880. Elle est peu
détaillée et attribue aux Bulgares l'essentiel de la vallée de l'Evros. Son importance
vient de ce qu'au moment de sa publication on accordait beaucoup de crédit au jugement
d'un américain (issu du Robert's College à Constantinople); la même année 1915 fut
publié une carte identique dans ses tracés par M.I.Newbigin, peut-être ont-ils utilisé le
même atlas.
E. DES GUERRES BALKANIQUES À LA THRACE INTERALLIÉE
Quelques cartes moins importantes ont été publiées dans la même période. En 1912
sort la carte des cinq professeurs bulgares (n°25) dont Ivanoff. historien,
géographe et ethnologue bulgare, le "Cvijic Bulgare" selon Wilkinson; sa carte élimine
quasiment les Grecs de toute la Thrace occidentale, ne leur laissant que Bouloustra au sud
de Xanthi, Soufli, Demotica et le nord-ouest d'Ortakeuy; la montagne de part et d'autre de
l'Arda y reste musulmane, mais les Bulgares occupent en Thrace occidentale autant de
terrain que les musulmans; même en Thrace orientale, contrairement à tous les
témoignages, la présence grecque est inférieure à celle des Turcs ou des Bulgares; cette
carte refuse évidemment aux Grecs tout droit à des revendications territoriales sur la
Thrace occidentale. En 1918 la carte du lithuanien J.Gabrvs (n°32), fondateur de
l'Union des Nationalités qui s'installe en 1 9 1 4 à Lausanne et publie la majorité des
mémoires bulgares publiés à cette époque, reprend les tracés de cette carte bulgare.
Entre Grecs et Bulgares, qui veut couper l’herbe sous le pied de l'autre, augmente
la proportion des musulmans considérés comme diplomatiquement négligeables. La carte
(n°31) de G.Soteriadès (en fait celle d'un colonel grec) professeur d'histoire à
l'Université d'Athènes arrête les Bulgares au nord du Rhodope, à l'exception des collines
de Dedeagatch et attribue aux Grecs la plaine et la région d'Andrinople, la majorité du
terrain est cependant accordée aux musulmans. La réponse bulgare vint sous la forme
d'une carte publiée par Ivanoff en 1919 à l'intention de la Conférence de la Paix (n°35):
elle reprend, simplifiée, la carte bulgare de 1912, n'indique que les Bulgares et se
contente de signaler d'une lettre (et pas toujours), la nation dominante dans les secteurs
laissés en blanc; pour lui, les Bulgares atteignent la mer à Lagos et autour de
Dedeagatch, le reste des côtes thraces est attribué aux Turcs.
19. Von Mach. Beitrage zur Ethnographie der Balkan Halbinsel in Petermann's Mittelungen, Gotha,
Julius Perthes, n°45, 1 899.
La ve rsio n ottom ane (T sarigrad ski et Ghalib Kemal)
Les données de 1 9 2 0
Pour affiner l'image ethnique de la région à la veille de son intégration dans l'Etat
grec, nous disposons de plusieurs sources complémentaires : les listes de population et
listes scolaires établies par les Français en 1919 et 1920, les listes de population par
villages et par nationalités données par les Turcs à la Conférence de Lausanne, et enfin
les listes de la S.D.N concernant les Bulgares, communautés bulgares échangées ou
indemnisation des Bulgares déportés en 19 2 3 ( voir fiches I à IX, XVI).
Rien n'est parfait, hélas; les statistiques françaises dans les districts de Soufli,
Demotica et Karagatch ne donnent que des chiffres par communes, les renseignements
par localité n'ont pas été conservés; dans certains cas on peut compléter par la carte
scolaire en supposant que tout village avec une école bulgare ou turque est habité
effectivement par des Bulgares ou des Turcs, pas nécessairement seuls, mais l'absence
d'école ne signifie pas nécessairement l'absence de population correspondante...; les
districts de Demotica et de Karagatch sont absents des statistiques turques car la Turquie
y avait renoncé en 1915, on ne peut donc comparer, et à la suite des échanges de
populations entre Bulgarie et Turquie en 1913 et 1915, l'essentiel de la population
turque a disparu; par ailleurs les Turcs utilisant des chiffres de 1912, certains des
villages cités par eux ont disparu dans la tourmente des guerres balkaniques; enfin les 6
années d'intégration à la Bulgarie ont provoqué des mouvements de population dans toute
la province, départ de Grecs et de Turcs, arrivée de Bulgares dont il est difficile
d'estimer l'influence sur les chiffres recueillis par les Français en 1920.
La présence bulgare.
La liste des communautés ayant déclaré des biens à estimer à la S.D.N fournit
cependant des indications précieuses, on peut y ajouter la liste des "sans-biens", le plus
souvent des femmes qui obtiennent de la Commission titre de transport et passeport, et
la liste des personnes indemnisées pour déportation qui permet de confirmer des
localisations
La liste S.D.N des communautés comporte 65 noms; sur ces 65, trois se trouvent
en fait en Macédoine orientale, trois ne sont pas de réelles communautés car elles n'ont
ni école ni église, ce ne sont que des communes où des Bulgares des villages voisins
possèdent des biens. Restent donc 59 villages, parmi lesquels on a deux cas particuliers,
le village d'Erkendji, village de Bulgares catholiques réfugiés en Thrace occidentale
après 191 3 et qui n'ont pu construire qu'une église en pisé. Le second "cas” est celui du
village de Sitchanli : les habitants survivants ont abandonné en 1912 le village détruit
et se sont éparpillés dans les localités voisines, la Communauté peut-elle demander à
être indemnisée de ces biens ? la réponse de la Commission fut négative, les villageois
sont considérés comme ayant "volontairement" abandonné leurs biens. Restent donc 57
communes bien vivantes et reconnues par la Commisssion (pour 263 en Macédoine),
assez riches pour avoir une ou plusieurs églises et une école (sauf six d'entre elles); on
peut compter 58 communes, Sitchanli comprise, jusqu'en 1912 . On trouvera dans la
fiche XVI la liste de ces communautés, leur équipement et leur population, la
comparaison avec les listes des Français et des Turcs, la présence ou non de ces villages
sur les listes de déportés. Aux 58 communes s'ajoutent les villes de Xarrthi, Dedeagatch
et Komotini; si on enlève des 61 noms de la liste, les centres urbains de Xanthi,
Komotini, Alexandroupolis, Didymoticho, Férès et Sapés où les Bulgares ne sont qu'une
des composantes de l'ensemble, on trouve deux villages seuls dans les limites de l'actuel
département de Xanthi, 21 dans celui de Komotini, 23 dans les cantons d'Alexandroupolis
et de Soufli, 11 dans ceux de Didymoticho et d'Orestias; au premier abord l'accent mis
sur les secteurs de Komotini, Alexandroupolis et Soufli correspondent aux données de la
majorité des cartes et des textes grecs de 1878-82. De ces 58 noms, huit seulement ne
sont pas cités dans le recensement français, 17 ne figurent pas dans les chiffres turcs,
un seul ne se retrouve ni dans l'un ni dans l’autre, mais on le trouve à la fois sur une
liste des indemnisations aux déportés et sur celle des villages bulgares de 1878.
On peut remarquer par ailleurs qu'il n’y a aucune contradiction entre cette liste et
les communes bulgares notées par Chatzopoulos en 1882 (n°38), c’est donc que l’on
peut donc considérer les villages de la fiche XVI comme une sorte de tableau minimum de
la présence bulgare. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas eu de Bulgares ailleurs, au
contraire : des Bulgares habitent en petit nombre dans plus de trente autres villages; ces
villages sont tous situés dans la plaine.
Certaines de ces communes sont très importantes à l'échelle de la Thrace; pour les
sélectionner, j'ai choisi plusieurs critères combinés : la présence à la fois d'une égiise
et d'une école dont la liste des biens dépasse les dix entrées et au moins dossiers
individuels; d'après les comptes des Bulgares échangés en 191 5, une famille équivaut en
moyenne à 5 personnes, donc 100 dossiers déposés représentent en moyenne 500
Bulgares c-à-d un gros village à l'échelle thrace. Répondent à ces critères :
- dans le nome de Xanthi : Gabrovo et Stavroupolis,
- dans le nome de Komotini : Pandrosos, Kassitere, Krovyli, Xylagani, Arriana,
Monastir, Sitchanli, Strymi et Dioni, villages déjà cités dans les listes du dossier 4 3 4
de 1882,
- dans les arrondissements d'Alexandroupolis et de Soufli : Melia, Sykarayi, Avas,
Esymi, Nipsa, Pylea, Potamos, Loutra, Kavysos, Mega et Mikro Dere, Kyriaki et
Protoklissio,
- dans les arrondissements de Didymoticho et d’Orestias, les deux seuls noms de
Mavroklissio et de Pevka confirment la faible présence bulgare selon la liste S.D.N.
Les listes des dossiers familiaux permettent de constater qu'à côté de ces 58 villages,
existe une présence bulgare diffuse : les services topographiques ont enregistré dans la
région de Xanthi 628 dossiers sur 10 communes, mais 616 des 6 2 8 viennent de
Gabrovo, de Stavroupolis et du village voisin de Darovo qui concentrent réellement la
quasi totalité des bulgares de la région. De la même façon dans la région de Komotini, les
relevés signalent 58 villages dont 35 n'ont pas déposé de demandes de communautés mais
comportaient cependant des habitants Bulgares, 3 802 des 4 122 dossiers viennent de
24 communes, 320 des 34 communes restantes, les parcelles inventoriées sont
indiquées comme incluses dans les plans de tel ou tel tchifiik, ces isolés ne sont donc
peut-être que des travailleurs des tchifliks. Dans la région d'Alexandroupolis, les
topographes ont parcouru 34 villages pour 3 857 dossiers dont 3 4 7 3 venaient de 1 6
villages, 384 viennent des 18 villages restants. C'est donc d'un peu plus de 100
villages, tous en plaine, que viennent dans ces trois secteurs les échangés bulgares. La
situation est moins claire dans les districts de l'Evros : en effet le recensement français
signale des Bulgares dans presque toutes les communes de la région Didymoticho-
Orestias,alors que le nombre de dossiers parvenus à la S.D.N depuis les mêmes secteurs
est très faible; les chiffres turcs de Kemal n'indiquaient également qu'une faible
minorité bulgare dans le kaza de Soflou, présence infime dans les deux autres kazas de la
vallée. Les Bulgares des chiffres français ne seraient-ils pas les nouveaux arrivés après
1915 qui n'ont pas eu le temps de créer une réelle communauté et qui, peu attachés au
pays, sont repartis les premiers en 1919 sans avoir de biens à déclarer ?
Grecs et Turcs.
-Dans le nome de Xanthi, outre les villes mixtes de Xanthi et Yenisea, on trouve
cités comme villages grecs, Kimmeria, lasmos, Porto Lagos, Avdira et le village proche
de Tchakal-Mahalle. Une minorité grecque est signalée à Vaniano, Evlalo, Veloni et même
Cheti selon les Turcs, quelques personnes dans les villages de Koptero et Amaxades.
Hormis ces quelques cas exceptionnels, Turcs et Français sont d'accord pour attribuer
aux Turcs (ou Pomaques comptés séparément dans le secteur montagneux par les
Français), la majorité des localités, soit 98 localités selon les Français, 94 selon les
T urcs.
-De l'arrondissement de Komotini les Grecs sont quasiment absents en 1920, on ne
les rencontre, minoritaires, que dans les villages d'Asomati, Gratini, Kosmio; les Turcs
en ajoutent quelques-uns à Krovyli et précisent que Maronia est le seul village
totalement grec (sa fiche malheureusement a disparu des archives françaises) .
Maronia, Kosmio et Gratini figuraient déjà dans les listes de 1882, lasmos figurait dans
une liste scolaire postérieure. Komotini, Salpi et Sapes sont habitées à la fois par des
Grecs, des Turcs et des Bulgares. Moins importante que dans la région de Xanthi à cause
de la part prise par les Bulgares, la présence turque se retrouve cependant diffuse dans
toutes les communes selon le recensement français; deux communes de la plaine,
Amaranda et Kalamokastro, sont exclusivement turques selon les Français, la commune
de montagne, Organi, est peuplée uniquement de Pomaques; les Turcs comptaient 103
villages turcs dans la région, on ne peut détailler le chiffre selon les sources françaises
qui n'ont conservé que les fiches communales, mais l'image semble la même. Dans les
districts de la vallée de l'Evros, à l'inverse des deux districts précédents, la situation
selon les Français en 1 9 2 0 est parfois très différente des résultats obtenus en 1913.
- dans l'arrondissement d'Alexandroupolis, la capitale seule en 1920 compte les
trois nationalités, à Makri, comme en 1882, coexistent des Turcs et des Grecs. Ailleurs,
les Français, à l'exception de cinq petites localités (de 28 à 145 habitants) ne
rencontrent que des Bulgares; en 1912, en 19 localités les Turcs signalent des
musulmans, ils reconnaissent que Rumdjuk-Doriskos, quasi-déserte en 1920, et Kirka
sont uniquement grecques; tout cela a disparu en 1920, guerres balkaniques (1 0
villages sont totalement détruits encore en 1920) et émigration des Grecs et des Turcs
entre 1913 et 19 1 8 ont laissé les Bulgares seuls.
- Dans le cercle de Soflou le problème est analogue: les Français ne rencontrent
des Grecs que dans la ville de Soflou, dans les villages de Kuplu (en Turquie) à Kavadjik-
Kyriaki et Karabunar-Komofolia, des Turcs dans deux villages aujourd'hui en Turquie,
à Mega Derio et dans la commune de Kechros. Tout le reste est bulgare, les Turcs eux,
s'attribuaient 1 5 villages supplémentaires, et voyaient des Grecs et non des Bulgares à
Tryfyllio. Exagération de leur part ou émigration ?
- La région de Didymoticho a connu un échange obligatoire de populations turques
et bulgares en 1915; résultat : les Français ne rencontrent des Turcs qu'à Didymoticho
et dans quelques villages de la rive gauche de l'Evros, ils signalent dix villages comme
ayant une mosquée détruite ou une école musulmane fermée, donc des villages dont les
musulmans ont du partir en 1915; huit de ces dix villages étaient cités comme turcs
en 1877. Mais selon les Français toutes les communes sauf une (soit 10/11)
comportent une majorité grecque, les Bulgares sont omniprésents mais majoritaires
seulement à Kyani, et nettement inférieurs dans l’ensemble aux Grecs (rapport
numérique de 1 à 3,5).
- Du district de Karagatch, selon les Français, les Turcs sont totalement absents
(5 personnes au total), Grecs et Bulgares se partagent la région, les Grecs étant
majoritaires au total et dans 7 des 10 communes (2 de ces communes sont passées à la
Turquie en 1923). Seuls 11 villages aujourd'hui en Grèce avaient en 1 9 2 0 une école
grecque (fiche IX), mais leurs écoles avaient presque deux fois plus d'élèves que les
écoles bulgares. Ici aussi beaucoup de Bulgares étaient peut-être des nouveaux venus car
ils n'ont rien eu à déclarer à la S.D.N.
Après tant de textes sur les erreurs et les "mensonges" des cartes ethnologiques,
leur étude détaillée réserve une surprise : en Thrace on constate en effet que, à condition
d'écarter des cartes nettement partiales et de tenir compte des définitions parfois
différentes du "Grec", du "Bulgare" ou du "Turc", on trouve des images assez
convergentes dans les grandes lignes et de plus en plus précises. On peut parvenir à un
tableau précis à la veille des guerres balkaniques : quand Andreadès, Cvijic, les données
françaises, grecques et turques coïncident, on peut penser en effet être près de la
réalité.
On ne peut dire mieux en neuf lignes et on comprend ainsi les souffrances et les
impossibilités du cartographe tentant de réaliser une carte ethographique de la Thrace et
les hésitations des diplomates...
op cit, p.294.
F. LES DONNÉES CHIFFRÉES
Pgpulatign totale
Les totaux qui atteignent ou dépassent les 4 0 0 0 0 0 habitants sont ceux qui tiennent
compte de la totalité du sandjak de Gumuldjina et du sandjak d'Andrinople (1 9 0 2 et
1910), on voit sur le tableau 2 que le chiffre des musulmans est alors nettement plus
important que dans les autres listes, puisque les kazas de montagne du sandjak de
Gumuldjina étaient essentiellement musulmans : selon Antoniadès ils regroupaient un
peu plus de 134 0 0 0 habitants dont 123 0 0 0 musulmans. Les chiffres français et
ceux d'Antoniadès portent sur un espace proche du territoire actuel (à l'exception de la
poche de Karagatch qui explique le nombre important du groupe "autres”), ceux de
Schultze correspondent au territoire actuel. Le total le plus faible obtenu par les
Français témoigne des années précédentes troublées, le fait que Musulmans et Grecs y
: Ottomans Ottomans : laranov Schultze Antoniadès Français
1902 1910 (Bulgare) 1912 1914 1920
Grecs 72 861 65 864 51 706 87 000 86 649 56 114
Musulmans 313 794 268 448 73 220 111 000 112 899 86 578
Bulqares 59 415 64 493 80 813 35 000 35 493 54 092
Autres 27 279 3 620 4 834 4 000 3 875 7 906
Total 473 349 402 425 212 622 237 000 238 919 _ 2 0 6 690
soient moins nombreux que dans les autres statistiques peut n'être que la conséquence de
la politique bulgare depuis 1913 *23. On peut donc avancer un chiffre de 220 à 2 3 0 0 0 0
habitants pour le total de la population en 1912 .
UPEéSSDÇS musulmane, 24
De l'avis général (sauf chez le bulgare laranov), les musulmans étaient le groupe le plus
nombreux; le chiffre français de 86 0 0 0 personnes correspond à un minimum puisqu'il
prend en compte la surface la plus réduite, après l'échange de populations turco-
bulgares dans- le kaza de Didymoticho, et après les guerres qui ont particulièrement
touché les populations musulmanes de la vallée de la Maritsa.
22 . Les chiffres ottomans de 1902 et 1910 sont cités dans N.Petsaiis-Diom idis. Greece at the
Paris Peace Conférence 1919, Salonrque, Inst d'Etudes Balkaniques,1 978, p.344. Antomadés. Le
développement économique de la Thrace, Athènes,Typos, 1 922, p.211,tableau X. Chiffres grecs
pour 1914 dans les limites de la T.Occ. Schultze dans La colonisation néogrecque en Thrace
occidentale, Geographischer Anzeiger, Gotha, J.Perthes, 1935, p.1 73 choisit des chiffres proches
de ceux donnés par les Grecs. Les chiffres français sont ceux du recensement effectué en 1 9 19-
1 920 pendant le gouvernement interallié. Les chiffres cités par laranov. Le problème de la Thrace
occidentale, Paris, Jouve,1 943, p.2 sont ceux fournis par la délégation bulgare à la Conférence
de la Paix en 191 9.
23. Antoniadès. op dt, p.209, tableau VIII ter.
24. Les chiffres (de source ottomane) de 1894 viennent du Thrakiki Epetiris (Annuaire thrace)
Athènes, Constantinou, 1897, n°1 .laranov. La Thrace égéenne, Sofia, Imprimerie de la Cour, 1939.
p.1 5, ses chiffres sont très nettement favorables aux Bulgares, dans le kaza d’Andnnople, il ne
prend en compte que le secteur de Karagatch. Les chiffres de Venizélos sont ceux qu’il a fournis à la
Conférence de la Paix en 1 91 9, pour décrire la situation avant l'annexion par la Bulgarie. Les
chiffres fournis par les Turcs à Lausanne se trouvent dans le Livre Jaune de la Conférence de
Lausanne, Paris, Imprimerie Nationale,! 923; ils ne citent pas le kaza de Didymoticho ni celui
d'Andrinople.
Ottomans Ottomans : Ottomans ; Venizélos ; laranov Antonia ; Turcs à Français
1894 1902 I 1912 ; 1913 î (bulgare) dès 1914 Lausanne j 1920
S . A n d r in o p l e 138 168 169 545i 128 000; 127 3861
Kz.Andrinople : 44 953 5 5
Kz. Didymoticho: 6 315 1 274 8 069 1 274
S .D e d e a g a tc h 40 262 45 081 45 000 46 400 3 407 40 810 i
Kz.Dedeagatch 10 670 637 11 744 642
Kz.Enos 3 590
Kz.Soufli 32 140 2 770 14 736 2 770
S . G u m u Id j in a 205 228 ! 202 392 185 000 185 000 68 534 62 000: 81 887
Kz.GumuIdjina ! 50 000 37 877 59 967 41 942
Kz.Xanthi 22 000 30 657 42 671 39 945
Les autres Kz i 113 000
i 73 230 I 112 899: 129 120 86 578
Pour estimer le nombre des musulmans avant les guerres balkaniques, on peut
remarquer les chiffres très proches cités par les Turcs, 129 000, et par Venizélos
(1 2 0 00 0 ) qui reste en accord avec les chiffres turcs de 1894, 1902 et 1912 : cet
accord entre les deux ennemis reflète sans doute une réalité et c'est sans doute à près de
1 2 0 0 0 0 personnes que l’on peut évaluer le nombre des musulmans présents en Thrace
occidentale en 1912.
-La-BEésspcfi.Mo.af.s_.25
Le sort de la Thrace se jouant essentiellement entre Grecs et Bulgares au début du siècle,
les chiffres donnés par les uns et les autres sont très différents. Les chiffres bulgares de
1 9 0 0 sont gonflés car ils incluent les Pomaques considérés comme Bulgares; les
chiffres des statistiques ottomanes de 18 9 4 et de 1902 comptent l'ensemble du sandjak
d'Andrinople, ils sont assez proches de ceux que donnent Venizélos et Antoniadès. Ils sont
même supérieurs aux chiffres fournis à Lausanne par les Turcs (qui comptaient ni
Karagatch ni Didymoticho). On peut donc considérer que le chiffre de 35 à 40 0 00
Bulgares présents en 19 1 3 en Thrace occidentale est un minimum. Dans tous les cas ces
chiffres sont nettement inférieurs au total de plus de 50 0 0 0 Bulgares trouvé par les
Français, mais il est vrai que la Bulgarie avait mené depuis 1913 une politique de
bulgarisation de la province (voir les chiffres de laranov).
On peut trouver confirmation de ce chiffre de 50 0 0 0 personnes dans les dossiers de la
SDN : il y eut en effet 10 345 dossiers familiaux déposés avec déclaration de biens et
2 4 0 2 dossiers de "sans biens", l'ensemble provenant de 89 villages différents ; si l'on
considère (d'après les comptes de l’émigration turco-bulgare en 1913) qu'une famille
25. Les chiffres "Bulgares 1 9 0 0 " sont indiqués par Ivanov. Les Bulgares devant le Congrès de la
Paix, Berne, Haupt, 1919 .
correspond en moyenne à près de 5 personnes, l’ensemble correspond bien à environ
50000 personnes, mais certaines d'entre elles n'étaient peut-être que récemment
installées, bien sûr.
La présence grecque
On retrouve les mêmes incertitudes et difficultés que dans les cas précédents : si on rte
prend en compte que les sandjaks comprarables de Dedeagatch et de Gumuldjina, on peut
remarquer que le premier groupe, 1894-1900-1902, fournit des chiffres très
proches, un total situé entre 36 et 38 000 Grecs que l'on retrouve dans les chiffres
indiqués par Antoniadès pour l'année 1914; les chiffres donnés par les Turcs à
Lausanne, alors même qu'ils n'avaient aucun intérêt à surestimer la présence grecque
sont du même ordre puisqu'aux 33 904 Grecs il faudrait ajouter les quelques milliers
du kaza d'Enos. Les trois sources bulgares, par ailleurs s ’accordent sur un chiffre de 16
à 17 000 Grecs dans le kaza de Didymoticho avant les guerres balkaniques, en ajoutant
ce chiffre aux deux sandjaks précédents on obtient un chiffre de 52 à 54 0 00 personnes
auxquelles il faudrait ajouter les nombreux Grecs du kaza d'Andrinople : les Français en
ont trouvé 15 000 en incluant la ville de Karagatch. Dans tous les cas le chiffre de
8 6 0 0 0 parait excessif, mais le chiffre de 56 000 obtenu par les Français est dû en
revanche au grand mouvement d'émigration qui suivit l'annexion de la Thrace par la
Bulgarie en 1913.
Ottomans Bulgares j Ottomans Nedeltche ; laranov ; Anto/dès Turcs Français
1894 1900 1902 : 1913 1914 1914 Lausanne 1920
S .A n d r in o p le : 82 257 116 355 103 984 V
Kz.Andrinople 20 560 10 280 15 045 42 163 15 045
Kz.Didymotichc* 1 5 790 15 790 17 602 18 856
S .D e d e a q a tc h 22 765 23 425 25 418! 19 375 10 000 25 2 5 1 !
Kz.Dedeagatch 3 390 2 565 4 800 3 355
Kz.Enos 4 050
Kz.Soufli 1 5 985 7 435 11 542 7 435
S . G u m u ld j in a 15 050' 13 915 13 415' 13 915 9 059 19 235
Kz.Gumuldiina : 7 840 2 479 8 834: 4 773
Kz.Xanthi 6 075 6 580 8 728; 6 650
Les autres Kz. : 0
86 649 33 904 i 56 114
Il est bien sûr impossible de connaître les chiffres exacts des différentes
populations de Thrace occidentale en 1912, mais certaines données paraissent cependant
probables : un total de 220 0 0 0 à 2 3 0 000 habitants dont environ 120 0 0 0 étaient
des musulmans, 4 0 0 0 0 (au minimum) des Bulgares chrétiens et peut-être 60 0 0 0
des Grecs; le groupe des "autres", Israélites et Arméniens, est régulièrement estimé
par les trois parties à environ 4 0 0 0 personnes.
L’économie de la région est sans conteste dominée au XIX° siècle par la vie agricole
et les différents modes d'exploitation des sols. Le tarif des terres élaboré lors des
échanges de population gréco-bulgares par le Comité Barème en 297 séances, entre le
1. La plaine
t
"La province de Thrace serait très riche si les habitants voulaient la cultiver,
malheureusement...il y a des espaces considérables qui restent sans culture et
constituent de véritables steppes".
Cette phrase de Bianconi représente l’opinion de tous les témoins au XIX"
siècle, Boué en 1840 regrette déjà l'importance des terres incultes, le Turc Vehab en
1912 2 écrit que seuls 8,1% de la surface sont cultivés. Bouè estimait que les terres
étaient plus grattées que labourées, regrettait l'absence de marnage et de cultures
fourragères, et conseillait des travaux de draînage et d'irrigation; Viquesnel, quelques
années plus tard, attribua le sous-développement au manque de connaissances, de main
d’oeuvre, de numéraire et de voies de communication; Vehab un demi-siècle plus tard
encore, cite les mêmes causes, la routine, la pauvreté, l'outillage rudimentaire et les
deux-tiers de la récolte4; la plaine thrace avait déjà été un centre de grandes propriétés
romaines, au XI° les monastères y possédaient de vastes domaines, les Cantacuzène au
Xlir y avaient 5 000 "boeufs de pâture", 1 000 paires de boeufs de labour, 2 500
juments, 200 chameaux, 300 mules, 500 ânes, 50 000 porcs et 70 0 0 0 brebis5 . Il
est difficile de connaître la taille exacte des tchifliks du XIX° siècle; Viquesnel signale
dans la plaine de Xanthi un certain Emin Bey qui ignore l'étendue de ses terres et le
chiffre de ses récoltes, mais dont les terres si grandes qu'il lui faut 6 heures à cheval
pour en faire le tour. Les commissions d'expropriation des années 1920 qui ont fixé à
100 deunums ( 10 hectares) la surface minimum pour une expropriation en Thrace, ont
compté 84 tchifliks (sur 2259 dans toute la Grèce), tous en plaine. Quelques-uns sont
années 1880 ? cite, dans son énumération des villages, les trois lieux de Evren Keuy-
Evrenos, Denizler-Pelayia et Ortakeuy-Porpi avec cette mention : 45 familles bulgares
dans des tchifliks. Il reste d'autres traces de ces tchifliks dans la toponymie, la carte
d'Etat-major de Komotini d'avril 1934 (la seule que j'ai pu consulter) cite encore
Otmanli Tchiflik (Adriani), Djambaz Tchiflik (Schinia), ou Kir Tchiflik (Patrika-
Egiros) sur une surface de plaine représentée qui ne dépasse pas 13 km sur 42 et où
l'on trouve également le tchiflik d'Evren Keuy cité plus haut; dans la plaine de Xanthi on
trouve également les toponymes de Djebel Tchiflik (Potamia) et Kayalar Tchiflik
(Petrochorio). La liste des tchifliks expropriés dans les années 1 920 est longue de
Outre ces noms, on peut trouver dans les listes de la SDN 4 noms nouveaux dans le
district de Komotini et 10 autres noms de tchiflik dans le secteur de Xanthi 8
9 Le tchiflik
est à l'origine d'une mini-agglomération de cabanes de torchis ou de pisé, très basses et
sans chauffage, il n 'y a que
" hutte de torchis, soutenue de quelques poutres, à peine élevée d'un mètre,
Boué^ 1 , une ou deux pièces au sol de terre battue, des murs en briques de pisé avec
treillage intercalaire de branches, un toit de paille ou de chaume, pas de cheminée. Cette
pauvreté est confirmée dans les rapports du Ministère de la Guerre
"Beaucoup de villages offrent un aspect misérable, des habitations en
briques sèches ou en clayonnage, pas de fenêtres, un toit de roseau, une seule pièce
dont le sol sans plancher est couvert de nattes de roseaux;...le tout fort sale"J 2
On retrouve ces localités dans les statistiques turques de 1913 créditées de
quelques dizaines d'habitants comme Tepe Kerevuz Tchiflik, 38 habitants selon les
Turcs, 60 selon les Français en 1920, soit les familles des métayers.
L'examen des propriétés déclarées par les émigrants bulgares montre cependant
8 . A.Qzaüc- Bâti Trakya Türkleri (Les Turcs de Thrace occidentale) ,Istanbul, Kutlug Yayinlari,
1974, p.138.
9. SDN, R.1696, docum ents 4 1 /4 2 7 7 2 /4 0 8 1 6 du 21-6-1924.
10. J,Ancel, op dt, p.135 .
11 • Ami Boué. La Turquie d'Europe, op dt, Tome 2 , p.262.
12. Ministère de la Guerre, Etat-Major, 2° bureau, Notice sur la péninsule des Balkans, Paris,
Imprimerie Nationale, 1915, p.90.
qu'à côté des ces tchifiiks existait en plaine une petite propriété privée aux mains des
Bulgares, alors que les observateurs estimaient que les terres appartenaient
essentiellement aux Turcs, accessoirement aux Grecs, aux Juifs et aux Levantins, mais
rarement aux Slaves. On peut confirmer ces chiffres, avec des réserves bien sûr, par la
carte de la Thrace indiquant la proportion des propriétés foncières, (n°40) publiée par
La plaine de Xanthi.
En plus du recensement français (voir fiche X) nous disposons pour
décrire la mise en valeur de la plaine au XlX° des indications de Viquesnel et de la carte
économique de Bianconi (carte n°41). Viquesnel insiste sur l'association céréales-
élevage et l'étendue des friches; il propose les chiffres de 22 mille tonnes de blé
produits dans le sandjak de Xanthi, 5 870 tonnes de maïs, 3 670 tonnes de seigle et 7
300 tonnes d'orge. Il estime par ailleurs le troupeau à 10 0 0 0 bovins et la production
de laine à 38 tonnes ** 4.
Le texte et la carte de Bianconi diffèrent de ce tableau : dans la plaine, il n’indique
du blé qu'au nord-ouest de Porto Lagos, dans le secteur d’Amvrosia (où se trouvait au
moins un tchiflik), commune actuellement située dans le nome de Komotini; sa carte en
revanche indique du tabac et signale du coton aux abords du delta du Nestos; il peut s'agir
alors d'une culture nouvelle mais ce coton a entièrement disparu du recensement
français (alors qu'il est cité par d'autres voyageurs au XIX) siècle). Bianconi a-t-il
surestimé une culture qui, pensait-il, intéressait davantage les hommes d’affaires ? le
coton avait-il disparu en 1919 à la suite des destructions entraînées par les guerres
balkaniques, d'installations d'eau moins bien entretenues ou des déplacements de
populations ? Les militaires, préoccupés des possibilités de cantonnement n'ont-ils pas
La côte elle-même est peu exploitée pour les raisons naturelles déjà indiquées,
seuls les abords du "lac" Bourou (Vistonis) ont des pêcheries et des saiines fructueuses
qui alimentent un commerce de poissons vers la Turquie, Malte et l'Italie. La lagune
elle-même, profonde de 2 à 4,5 m n'est parcourue que par des barques à fond plat, la
baie de Lagos est largement ouverte aux vents du sud, les fonds ne dépassent pas 7 m,
avec des bancs de 3 à 5 m au centre de la baie, les navires de commerce doivent mouiller
à l'est de la baie et à l’ouest du phare, les plus grands comme ceux des Lloyd's s'arrêtent
à quatre milles au large; le port cependant abrite un agent consulaire français et il est
desservi par les mêmes navires que ceux qui font escale à Dedeagatch. En 1 8 5 4 -1 8 5 5 il
exporte pour 9 millions de livres turques de tabac et pour 51 000 livres de céréales et
jusqu’en 1860 il est plus important que celui de Kavalla 1 6 . Les communications
difficiles imposaient dans un premier temps un port d'exportation très proche des lieux
de production, même mal équipé. Dans l'ensemble de la plaine, les "véhicules" c-à-d les
arabas en bois, des chars à boeufs, sont rares, les chiffres de 1920 donnent des rapports
de un véhicule pour 11 à 16 habitants dans la plaine de Xanthi, un pour 18 dans la
région de Komotini, peut-être moins riche car le tabac y est plus rare; peut-être est-ce
pour cette raison que seule la commune d'Amvrosia est mieux équipée, où les habitants
s’étaient-il fait une spécialité de transporteurs ? Les graves désordres dus aux guerres
balkaniques ont pu également contribué à diminuer le nombre des arabas.
2. R é m ont et montaone
1 5. D.Dandalidou. / Pedia is ta Avdira kata tin teleftea ekatondaeda ds tourkokradas (l‘éduc 3tion à
Avdira pendant le dernier siècle de la turcocratie) Thrakika Chronika n°1, nov 1960.
16 . K.Vakalopoulos. Istoria tou Voriou Ellinismou, Thraki ( Histoire de l'hellénisme du nord.Thrace)
Saionique, Kyriakidis, 1 990, p.1 20.
tarif établi par la commission d'évaluation prévoyait une exception, les champs de tabac
du secteur de Xanthi devaient être évalués au cas par cas par une commission spéciale
tant leur situation était unique, hors normes : une production de 100 0 0 0 okes pour
Xanthi, 120 0 0 0 okes pour Chryssa. L'élevage devient par là-même relativement
secondaire, 4 0 0 0 moutons et 2 8 0 0 chèvres pour 5 500 habitants (sans Xanthi), mais
plus riche : près de 8 0 0 bovins, sans qu'il y ait davantage de véhicules (un pour 20
habitants).
Les villages de piémont, à mi-chemin entre Xanthi et Komotini comme par exemple
Syllio, à l'écart de cette zone du tabac de qualité semblent pratiquer une réelle
polyculture, céréales, élevage, légumes et un peu de tabac, ils se rapprochent des
activités des villages de la plaine de Komotini. Le recensement français confirme, en ce
qui concerne la situation et l’importance du tabac, les données de Viquesnel et de la carte
de Bianconi; en revanche la carte de Bianconi plaçait des vignes tout autour de Komotini
que le recensement français n'indique pas; avaient-elles disparu entre temps et pour
quelle raison, quand une grande part des chrétiens de la province se concentrait à
Komotini ?
une "nation" distincte; en revanche ils ont été étudiés dans les années 1920 par Hoeg 1 7
et Schultze; éleveurs d'ovins et nomades, ils passaient l'hiver dans les steppes de la
plaine et louaient des pâturages d'été dans les Rhodopes. Un marché hebdomadaire réunit
à Xanthi et à Komotini les habitants de la plaine et ceux de la montagne, et aux deux
grandes foires annuelles de Komotini on vend également pour l'exportation, des laines et
des peaux.
Le tabac, étant donné son importance et sa célébrité (il est considéré comme le
meilleur de la Turquie d'Europe) a été souvent cité ou étudié; le taslik de Yenidje était,
selon Viquesnel,^ 8 |e tabac le plus estimé des écrivains car son odeur n'imprégnait pas
les étoffes. C'est une culture exigeante, 8 à 10 deunums occupent à l’année une famille de
4 à 5 personnes, aussi en plaine, les grands propriétaires comme Emin Bey ont-ils
recours à des ouvriers agricoles. Viquesnel attribue à cet Emin Bey une récolte de 50
000 okes de tabac (soit 64,2 tonnes) et comme il cite un rendement moyen de 2 100 kg
à l'hectare, cela suppose qu'Emin possédait au moins 30 hectares cultivés en tabac. Le
terrain doit être chaque année épierré à la main et aplani dans les zones de montagne,
avant le repiquage des graines mises à germer préalablement au chaud, dans un sac; le
terrain doit être préparé à la bêche (parfois à la charrue en plaine) en y incorporant le
fumier des animaux, parfois même des excréments humains; la graine, une fois semée,
17. CHoea. Les Saracatsanes, une tribu nomade grecque, Paris, E.Champion, 1 925.
■ J.H.Schultze. Neugriechenland, eine Landeskunde Ostmakedoniens und Westthrakiens mit
besonderer Berücksichtigung der Géomorphologie, Ergânzungscheft n°223 zu Pctermann's
Mitteilungen, Gotha, Justus Perthes, 1937 .
18. L'ouvrage cité de Viquesnel comprend un mémoire spécial sur le tabac, tome 2, p.486 à 530.
93
est recouverte à la main puis arrosée chaque jour en mars; entre avril et juin, on
repique la plante dans un terrain où l'on a auparavant parqué les animaux, on récupère
le crottin, de cheval de préférence (mais ils sont peu nombreux) et l'on prépare le
terrain à la pioche ou à la charrue, on effectue deux à cinq façons, selon ses moyens,
enfin a lieu la plantation définitive et un dernier et unique arrosage. Le riche Emin Bey
fait effectuer cinq labours à la charrue et fait venir vingt arabas de fumier (6 0 0 à 7 0 0
kg par araba) par deunum tous les trois ans (un tiers de ce poids les deux autres
années). En montagne on "fum e" moins, on "laboure" moins, et les rendements sont plus
faibles, en moyenne 1 4 0 0 kg à l'hectare contre 2 100 kg par hectare en plaine. De
juillet à la fin de septembre a lieu la récolte des feuilles, quotidienne car il faut savoir
choisir les feuilles "à point", et impérativement avant le lever du soleil, deux à quatre
feuilles par tige et par jour au meilleur moment; la qualité du tabac varie, entre autres
facteurs, avec la terre, la hauteur de la feuille sur la tige et le moment de la coupe . C’est
ce ramassage quotidien qui explique dans la montagne, au nord de Xanthi, la
multiplication d’habitats précaires, de cabanes d’été pour les membres de la famille qui
restent à proximité des champs.
Il faut ensuite percer et enfiler les feuilles mises à sécher, pendant huit à dix
jours (dans la région de Xanthi) sur des fils longs de 3 à 4 mètres, le jour même de la
cueillette, au soleil et à l’abri de la pluie (une goutte d'eau, et il est perdu...). Après le
séchage, l’emballage est également régi par des règles strictes; selon le poids de la balle,
la façon de lier les feuilles et le tissu qui les entoure, qualité et prix diffèrent. La
première qualité de Xanthi, le boktcha est entouré d’une étoffe de coton par paquet de 5 à
10 okes, alors que les qualités immédiatement suivantes n’ont que des étoffes de lin. Le
basma, lui aussi très célèbre, correspond à des balles de 40 à 50 okes (deux par cheval)
de feuilles pressées et entourées d’un linge de crin et d’une natte de jonc... L'acheteur
envoie ses agents chez le producteur reconnaître la marchandise, elles est stockée
ensuite dans des entrepôts à Yenisea d’abord, puis à Xanthi dans le dernier quart du
siècle; les balles sont vérifiées après ce premier transport, puis dans l’entrepôt, elles
doivent être retournées à trois reprises à trois jours d’intervalle, puis trois autres fois
à quatre, cinq, et six jours d’intervalle. Après, ce tabac peut être exporté,
essentiellement par Kavalla et Porto Lagos, les navires étrangers préférant le port de
Kavalla, plus sain. Vakalopoulos signale dans son ouvrage que le commerce du tabac a
beaucoup contribué à l’essor de Kavalla en 1 870 -1880; la Régie autrichienne absorbe
alors presque tout le tabac exporté par Kavalla, Yenisea et Porto Lagos. A Xanthi, au
début du siècle, sont représentées de grandes compagnies étrangères, l’American
Tobacco, la Commercial Tobacco Company, Mayer et Cie, Herzog et Cie; en 1922 selon le
commandant Lespinasse, ce tabac est très recherché en Egypte, en Grande Bretagne et
aux Etats-Unis comme tabac de coupage. 1 9
A l'époque de Viquesnel, le tabac de Yenisea est celui qui se vend le plus cher, de 4
à 3,5 piastres le kilo, contre seulement 1,5 à 4 piastres le kilo pour le tabac de
montagne et de 1,5 à 3,25 piastres pour celui de Gumuldjina. Voici ses estimations sur
la production et les surfaces cultivées :
i
M o n ta gn e P la in e T o ta l
1 Frod kg Surf cuit ha Prod kg Surf cuit ha Prod kg Surf cuit ha
Yenidje 728 000 606 1 1 95 000 569 1 923 000 1 175
Gumuldjina 10 000 8 10 000 4 20 000 12
position qu'à une reconstruction du XX° siècle^"1 ; ne reste donc que Melivia, qui avant
1913, était déjà situé le long de la route menant d'Echinos vers la Bulgarie : c’était, dit-
Les exportations de tabac et de céréales sont à l'origine d'une grande richesse (voir
H.T III, p.96'). Xanthi possède au début du XX° siècle vingt ateliers de travail du tabac,
dans le Bottin Didot de 1912 on signalait dans la ville 65 commerçants et banquiers
grecs, 8 Juifs, 4 Arméniens, 2 Bulgares et un Turc. A Gumuldjina selon la même source,
on trouvait 2 3 commerçants Grecs, 6 Arméniens, 4 Juifs et trois Turcs. Quand les Juifs
de Demotica présentent à l'Alliance la "candidature" de ceux de Xanthi, environ 160
familles, ils précisent que c'est une ville riche à cause du tabac et les israélites de
Xanthi précisent eux-mêmes qu'ils ont déjà une école de six classes . Le tabac échappe à
ses producteurs dès la première étape de sa commercialisation pour passer aux mains de
commerçants grecs puis de sociétés étrangères, représentées sur place par des agents
grecs, comme le montrait la liste des otages grecs pris à Xanthi et Komotini en juin
1913 par les Bulgares. Le tabac ouvrit la société thrace sur l'extérieur, il suffit de
penser aux sociétés étrangères, banque, compagnie d'assurance signalées dans la liste des
otages grecs, aux deux hôtels existant à Komotini en 1913 (le Rhodope et le
Constantinople ), contacts et voyages aux conséquences parfois inattendues : on cultive
une variété de cerises beaucoup plus grosses que les autres variétés grecques dite
localement "pachniotika" c-à-d "cerises de Pachni" qui serait, dit-on sur place,
d'origine française; un vendeur de tabac ayant voyagé en France au siècle dernier aurait
4, La vallée de l'Evros.
troupeaux rentrant au bercail". 24 La ville, bien sûr, ne fait pas partie de l'actuelle
Thrace grecque et n'a même pas fait partie de la Thrace égéenne bulgare, cependant sa
23. Selon les sources grecques ( Vacalopoulos. op dt, p.243) en 1906, Xanthi comptait 6 214
Grecs, 8 269 Turcs, 455 Bulgares dont 442 réfugiés de Macédoine, 234 Juifs, 117 Arméniens, 1 3
Valaques et 65 étrangers.
24. Ami Boué. Recueil d'itinéraires dans la Turquie d'Europe, op dt, parle "d'Elysée" p.l 04.
. Lamartine, op dt p.252.
. Dumont. Le Balkan et l'Adriatique, op cit, p.l 19.
. Ripert d'Alauzier. Sur les pas des Alliés: Andrinople, Thrace, Macédoine, Berger-Levrault,
Paris, 1914.
i a THRACE FIN X1X°-DEBUT XX°s : le tabac, richesse de Xanthi HT. il!
26. Les noix de galle des Balkans dites "du Levant" sont des excroissances poussant sur les chênes
de l’espèce quercus aegilops, riches en tanin et utilisées en tannnerie et pour les teintures comme
les vallonnées, cupules du chêne vélani, elles aussi exportées.
99
rchondika de Komotini HT. IV
l a IH E A *
tables, 6 chaises et deux poêles, à Mavroklission l'école en pierre de 200 rr>2 possédait
m2) allie à la fois la culture du mûrier (la communauté possède plus de 600 arbres),
l’élevage dans les prés riverains de l'Evros et des droits sur des forêts et des pâturages
en montagne; les paysans déportés auraient perdu 6 000 moutons, 6 0 0 bovins, 80
buffles et 120 bêtes de trait
Dans cette partie intermédiaire et étroite de la vallée où, selon Antoniadès, 27 |es
"bonnes années" sont celles où il n'y a pas d'inondation du fleuve, les plus gros villages
sont en général situés sur le bord des collines; c’est ce secteur qui est qualifié de
"jardin". Les villages ne sont reliés que par des sentiers impraticables tout l'hiver; la
vallée inondable est occupée par quelques rizières, un peu de coton et les pâturages, le
cheptel a l'originalité de compter des buffles et des chameaux; Antoniadès donne le
chiffre de 2 500 chameaux pour toute la Thrace en 1919, en Thrace occidentale on n'en
rencontre que dans la vallée de l'Evros d'où le chemin de fer les déloge peu à peu. Les
villages des collines produisent des céréales (blé, orge, maïs) du sésame et du fourrage
O re stia s-K a ra g a tc h
Cette région est celle sur laquelle les documents fournissent le moins de
renseignements précis, sans doute parce que considérée comme une banlieue
d'Andrinople, elle disparait dans les descriptions enthousiastes de la ville; la carte de
Bianconi indique du blé et des mûriers, le recensement français montre que cette région
de plaine et de basses collines est consacrée essentiellement aux céréales, avec une
grande variété et des productions importantes; la proximité du marché d'Andrinople
justifie une importante culture de légumes dans les communes les plus proches comme
Karagatch, Bosna Keuy ou Kavyli. L'éleave également est important : en 1920, 14 286
bovins et 53 923 ovins et caprins. La moitié des communes cependant a souffert des
guerres au point que tout cantonnement y est impossible.
On peut remarquer enfin que la division administrative Xanthi, Komotini,
Dedeagatch, Soufli, Demotica, Karagatch correspond à des types différents d’exploitation
du sol, et que les divisions administratives ottomanes, reprises par les Bulgares et les
Français en 1919, l'ont été également par l'administration grecque postérieure; seules
quelques communes se trouvent actuellement dans des éparchies différentes du kaza
auxquel elles appartenaient en 1912 (Kechros et lasmos). Dans l'ensemble il est vrai
que le recensement français donne une vision réduite quantitativement des ressources de
la région, mais il reste un excellent témoignage de la variété des systèm es agricoles
élaborés dans la région. Ces systèmes sont davantage liés aux conditions naturelles du
terroir, à la propriété foncière et aux données commerciales qu'à la "nationalité” des
agriculteurs (à l'exception de l'élevage des porcs). Ainsi coexistent dans la même
province un grand archaïsme dans l'exploitation extensive des plaines et des cultures
industrielles aux larges horizons comme le tabac ou le mûrier, renommés en dehors
même de l'Empire Ottoman.
29. K.G.Kourtidou. Péri katagoyis ton Souflioton, (Sur l’origine des Soufliotes) in ARCHEiO, nslO .
103
[ a JTIRAPF DEBUT XX° S_j_Ja_SQjfî_à_SQ.yfli HT.V
Andrinople à la mer Egée, soit 149 kilomètres, était terminée en août 1873 30. Pour la
construction, Hirsch avait créé La Société Impériale des Chemins de fer de Turquie qui
regroupait l’élite des ingénieurs des chemins de fer néerlandais, français et viennois;
pour l’exploitation de la ligne, il créa en janvier 1870 avec Paulin-Talabot (alors
directeur du P.LM ), La Compagnie générale pour l'exploitation des chemins de fer de
Turquie d ’Europe, dont le siège fut à Paris jusqu’en 1879, les principaux actionnaires
furent la Société Générale, L'Anglo-Austrian Bank et la Banque Bischoffsheim-Hirsch de
Belgique.
La liaison Andrinople-mer Egée promettait d’être rentable, Ami Boué conseillait
déjà sa construction en 1840; 5 à 6 0 0 0 caïques remontaient l’Evros jusqu’à
Andrinople, mais son lit était encombré de bancs de sable et il n’était navigable qu’en
novembre-décembre et mars-avril, parfois mai. Le trafic aboutissait au port antique
d’Enos situé sur la rive gauche du delta. Mais ce petit port, le premier de la région
jusqu’en 1872, ne pouvait tenir le rôle d’un terminus de ligne de chemin de fer. Situé
sur une petite colline au milieu des marécages, il était encore au XV° siècle directement
accessible aux petits bâtiments de mer, mais les alluvions de l’Evros l’éloignèrent peu à
peu de la mer (aujourd'hui il en est à une demie heure); vers 1850 un bras de l’Evros
s’est déplacé et a contribué à ensabler davantage le port Quand Viquesnel visite la
région, Enos est encore le premier port de la Turquie d’Europe, en 1847 il a exporté
525 0 0 0 hectolitres de blé (autant alors que Volos) 385 à 513 000 kg de tabac (selon
les années), des laines, des peaux de buffles, des alcools, du maïs, de l’orge, du sésame,
des graines de lin, de la soie, des vallonnées, des sangsues...il était également célèbre
pour ses poissons salés ( 128 à 2 5 6 tonnes par an) grâce à ses salines (600 à 900 t par
an). Mais c’était déjà un port qui se dépeuplait depuis une peste importante (1837 )
venue s’ajouter aux fièvres et à l’ensablement. L’abri qu’il offrait aux barques en cas de
lieu 313
2.
Les ingénieurs de Hirsch cherchèrent donc un port plus accessible, plus sain, et
qui évite la traversée du delta car le chemin de fer devait suivre la rive droite pour
desservir Demotica et Soufli, sans équivalent commercialement intéressant sur l'autre
rive. Il était inutile en revanche que ce port soit près du fleuve dont le chemin de fer
voulait capter le trafic. La côte entre le delta et les falaises du Tchoban Dag à l’ouest de
Makri n’est guère propice : plate, sans abri, semée de bas-fonds et pas exempte des
fièvres (à Dedeagatch en 1878 trente soldats russes en sont morts). Dumont reconnaît
et déplore (voyage de 1868) l’absence de port en Thrace qui explique selon lui le
médiocre développement des villes, on tire encore les navires sur le sable pour l’hiver,
attendant le retour des beaux jours comme dans l’antiquité 32 _ Mais il faut choisir...
c’est le site de Dedeagatch qui est choisi, une simple avancée sur la mer, d’après la
légende, un lieu désert habité par un ermite sous un chêne (d’où le nom Dede, grand-
père, sage, ermite, et Agatch, l’arbre), une grève fréquentée depuis 1870 par les
pêcheurs d’Enos qui y avaient installé des cabanes, proches du site de l’antique Sali
(détruite défintivement au 11° siècle par le passage des Galates).
Dedeagatch n’est à ses débuts qu’
"un pauvre port maussade établi en vertu d’un raisonnement abstrait dans
une grande plaine marécageuse et dont l’existence très théonque ju sq u ’ici est
31. Sur Enos, voir Dumont, op dt, p.204-205, laranov. La Thrace ègeenne, Sofia, impnmene de
la Cour, 1939, p.17 sqq. et Viouesnel. op d t , p.270.
32. A.Dumont , Rapport ...op dt, p.202 .
33. Launav. op dt, p.174.
33. A.Pimenidou. Apo tin archea Sali sti simerim Alexandrcupoli ( de l’antique Sali à
l'Alexandroupolis contemporaine) in ARCHEiO, n‘36,1973.
105
Le site une fois choisi par les chemins de fer, le port grandit très vite; en 1876 déjà,
104 navires français des Messageries Maritimes et de Freycinet s'y sont arrêtés, en
1912, un navire de chacune des deux compagnies fait escale une fois par mois à
Dedeagatch. La Compagnie a construit des ponts sur l'Evros suffisamment bas pour que
les voiliers ne puissent plus atteindre Andrinople 34, l'Evros progressivement ne sert
plus qu'au flottage du bois et la ligne récupère son trafic, le port en profite.
Les premiers habitants de Dedeagatch sont venus, dit-on, d'Enos à 4 5 % (pêcheurs
et artisans), 35 % sont originaires de Makri, Maronia et Samothrace (tous lieux
peuplés presque exclusivement de Grecs) et les 20 % restants auraient été originaires
des villages alentour. Après l'armistice signé à Andrinople en 1878, 12 000 soldats
russes atteignent le port et y restent une année, l'administrateur civil russe Stabok fait
alors dresser un plan orthogonal du centre ville naissant (de l'actuel centre jusqu'à la
place Truman), un phare est construit en 1880. L'instituteur d'Enos déjà cité, en 1882,
annonce que cette ville uniquement grecque voit s'installer des Bulgares qui viennent en
particulier du village de Yenikeuy (lana) à une heure et demie de marche dans les
collines dont les habitants souffrent de l'absence de sources et commencent à
"descendre". Pour l'ingénieur Bianconi en 1884, c'est un grand port qui a exporté pour
plus de 27 millions de Francs de blé (de Thrace et de Roumélie orientale), plus de 31
millions de Francs de laine et près de trois millions de francs en coton, millet, lin et
peaux de buffles. Les exportations sont allées en majorité vers Constantinople (pour 10
millions de Francs en valeur) au deuxième rang, vers un groupe composé de
l'Angleterre, la Belgique et la Hollande (dix millions de francs également); des
marchandises d'une valeur de 4,7 militions de francs sont parties vers Marseille et
d'autres ports méditerranéens, les îles grecques et l'Italie ne figurent que pour une
valeur de deux millions de Francs. En retour le port a importé pour 13 millions cfe
poursuivre vers les détroits 3 ^, Enos est totalement étouffé et l’administration entérine
le fait économique : Dedeagatch devient le centre d'un mutesarif et en 1885 la métropole
orthodoxe d'Enos s'installe elle aussi à Dedeagatch; Enos ne compte plus alors que 750
développement commercial des Grecs 37 David Niego qui s'adresse le 3 août 1898 à
l'Alliance Israélite pour demander de l'aide, dresse un bref historique de la communauté:
les premiers Juifs se sont installés vers 1887 après avoir hésité à se trouver isolés, et
en 1898 :
'7a population Israélite comprend 180 âmes en 3 9 familles où l'on peut
compter 40 garçons et 45 filles; il n'est pas besoin de vous dire que le nombre va
en augmentant tous les ans, Dedeagatch étant un port et une ville toute neuve". 3
38
7
Les trente-neuf familles veulent créer une école moderne et présentent des plans
37. Thrakiki Epetiris tis en Athines thrakikis adelphotitas (annuaire thrace de la Fraternité
Thrace à Athènes), Athènes, Constantinou, 1897, n*1.
38. A.LU, Turquie XCIV . E .
ambitieux : 4 salles de 20 avec un étage ou deux salles de 16 m2 et trois de 40
au rez-de-chaussée. L'Alliance accepte de subventionner le tiers de la dépense si la
somme totale ne dépasse pas 11 0 0 0 Francs français et si l'immeuble est inscrit au nom
de G.Meyer, ressortissant autrichien, ce qui le met à l'abri des confiscations
arbitraires.
A la veille des guerres balkaniques, la ville comprend des Turcs, en majorité des
fonctionnaires, des Grecs, hôteliers, marins, pêcheurs, médecins, des Bulgares, maçons,
artisans et agriculteurs, des Juifs et des Arméniens, employés des deux sociétés de
chemins de fer et des sociétés de commerce et quelques étrangers, en majorité liés au
L'influence du chemin de fer ne s'est pas limitée à la création d'une ville devenue
capitale administrative qui monopolise l'essentiel du trafic import-export entre
Andrinople, la haute vallée de l'Evros et le reste du monde; il eut des conséquences sur
toute la vallée grecque de l'Evros. Roulant à 30 km/heure en moyenne, il dépasse tous
les transports de l'époque; la voie depuis la mer atteint Andrinople en 140 km, se
faufilant en nombreuses sinuosités le long de l'Evros à la limite des marécages.
"Dans la basse vallée la rivière ruine les remblais et peut tout emporter" écrit
Bianconi. En fait la voie surélevée est souvent utilisée par les paysans comme voie de
communications en période de crue; ses sinuosités sont le plus souvent attribuées à un
désir de "faire du kilomètre" : le firman de 1869 attribuait au constructeur -sur les
finances ottomanes- 14 0 0 0 F par kilomètre et par an pendant 99 ans (réduits en 1872
à 50 ans) et 8 0 0 0 F par kilomètre et par an de la Société d'exploitation. Les gares sont,
elles aussi, situées nettement en dehors des centres villes, problèmes de transport ?
raisons stratégiques ? faire des économies sur le prix d'achat des terrains ? Les trois
raisons ont été évoquées, il n' y a pas de réponse "officielle " de Hirsch 40 . Pour éviter
une traversée supplémentaire du fleuve, la gare principale d'Andrinople est située dans
39. G.Mapnotis. I Thraki, i istona tis ke ta synchrona provlimata tis (La Thrace, son histoire et
ses problèmes contemporains) in Thrakika, n°5, p.21 8-249.
40. La question est discutée dans Grundwald. op cit, p 50 à 52.
le faubourg grec et résidentiel de Karagatch (où se trouvaient les maisons de campagne
des consuls européens d'Andrinople), sur la rive droite de l'Evros. Cette position crée
des difficultés lors de la fixation des frontières : si on choisit l'Evros comme "frontière
naturelle", cela revient à séparer la ville de sa gare située en territoire étranger... La
ligne comporte cinq arrêts entre Andrinople et Dedeagatch, Kouleli Bourgas (Pythio),
Demotica, Sofiou, Bidicli (Tychero) et Férès. Les villes de Demotica et surtout celle de
Soflou à qui le chemin de fer offre une voie pratique pour l'exportation de ses soieries,
ont, d'après les contemporains, beaucoup profité de cette ligne; en revanche d'autres,
comme le Turc Vehab qui rédigea en 1912 à Lille, une thèse sur la Turquie d'Europe,
estiment que le chemin de fer est venu "trop tôt" car faute de routes dans l'arrière-
pays, il ne peut jouer pleinement son rôle. Il est indéniable cependant qu'il devient
dorénavant un élément essentiel dans la vie de la région .
Selon les directeurs de l'école juive à l'Alliance Israélite, Demotica, célébrée par
les voyageurs pour sa forteresse antique, son cachot le plus impénétrable de toute la
Turquie d'Europe, est d'abord " un bourg peu intéressant d'Orient ", "un village
Cette petite société rurale parait insupportable aux enseignants cosmopolites qui
parlent " d'absence totale de toute vie intellectuelle”, de "centre si arriéré où aucun
livre ni journal ne pénétre”, de " localité où manque toute société cultivée”... "J'étouffe
intellectuellement parlant" écrit le premier directeur le 13 janvier 1904, et c'est le
même qui ,1e 16 mars 1905, parle de localité "privée du confort de la c iv ilisa tio n 4 3
Dans cette société réduite les "élites locales" se serrent les coudes, le métropolite
bulgare, le métropolite grec, l'évêque arménien, le Caïmacam, l'avocat musulman, le
Commandant de la garnison, les officiers et même les épouses des dignitaires
musulmans, assistent aux fêtes de l'école israélite, tous les magasins de la ville ferment
à cette occasion 4
44 , le Président de la communauté juive est lui aussi invité aux
3
2
cérémonies officielles auxquelles il se rend avec joie. Le métropolite de Xanthi Mgr
Joachim et son vicaire transmettent à l'Alliance de Demotica une lettre d'un jeune juif de
Kavalla45 . Lorsqu'il n 'y avait pas assez.de place à l'école israélite, quatre fillettes sont
allées à l'école grecque, quand l'école israélite fonctionne bien, certains non-Juifs
n’hésitent pas à y envoyer leurs enfants. Ce sont ainsi deux officiers du Club local Union
et Progrès qui inscrivent leurs fils en 1909, puis une fillette en 1910, puis le
Commandant y place son fils en 1911, cinq filles d'officiers musulmans s'y trouvent la
même année, en 1912, c'est le neveu du caïmacam et la fille du Président du Tribunal.
Outre les musulmans réformistes, ce sont aussi deux Arméniens et un Grec qui y avaient
placé leurs enfants en 1905, deux autres Grecs en
emplois", 48 tel est le leit-motiv; ils visent les emplois administratifs, surtout ceux de
la Régie des Tabacs, des Chemins de Fer, des Télégraphes, souvent occupés par de jeunes
Arméniens ou des Juifs issus des écoles d'Andrinople. Le niveau de l’école s'améliorant
le directeur se félicite en novembre 1911 de voir un élève engagé aux Chemins de Fer,
puis un autre engagé comme télégraphiste en français à Andnnople en avril 1912, en
46. A.I.U, I.E.14 28-7-1897, I.E.14 6-1-1901, 1.E.16 5-1 2-1 909 et 7-2-1 91 0. LE. 12 3-3-
1911, 3-5-1911 et 9-1-1912, II.E.26 1-1-1905 et 4-3-1908.
47. A.I.U, I.E.12, 28-6-1911.
48. A.I.U I.E.14, 28-7-1894 .
juillet 1912, deux nouveaux élèves entrent aux Chemins de fer et à la Poste, deux autres
sont admis à l'Ecole supérieure turque, deux dans une école de commerce et deux autres
juive, présentant les 140 familles qui la composaient et leur état de fortune. 51
51.A.I.U, I.E.14.
homme gagne sa place en se faisant embaucher comme porteur d'eau chez un cordonnier
d'Andrinople, pendant 6 mois il joue le simple d'esprit inoffensif tout en observant la
technique, et quand il montre un jour qu'il sait faire des babouches, l'artisan l’accepte
officiellement comme apprenti...L'obstacle principal, plus que la religion, c'est,
Les lettres adressées à l'Alliance permettent de toucher les rapports entre les
communautés : chacune a son quartier, son lieu de culte, son école, ses fêtes, son costume
(d'où des détails, costumier "bulgare", fabricant de "chaussures turques") et son
organisation communautaire. Les listes de la métropole de Didymoticho ( du dossier 434
52. A propos de l'apprentissage chez les Grecs, I.E.14 du 21-7-1898, II.E.23 du 2-1-1905, II.E.27
du 5-1-1908.
53. Bianconi. Carte commerciale de la région de la Turquie d'Europe, 1° série, n“3 ,Thrace, Paris,
Chaix.l 885.
de i'Assemblée) 545signalent en 1863 l'existence de douze quartiers (mahalle) dans la
ville où se trouvent des familles grecques; les noms des quartiers reposent à la fois sur
des localisations, le nom des différentes nations, ou les spécialisations commerciales; on
trouve ainsi Hissar Mahalle, le quartier de la citadelle, Kôprü, celui du pont, Yehudi
Mahalle, le quartier juif qui s'appelle cependant en grec Panayia (la Vierge), Zinzirli et
Zinzar Mahalle (les Tziganes), Tatarlar (les Tatars), Arnaout Mahalle (le quartier des
Albanais), les quartiers du Bazar, du medressé, des orfèvres; dans chacun on compte
quelques familles grecques, tant ils semblent constituer l’élément le plus important;
leur nombre varie cependant de 2 familles au Zinzir Mahalle, à 123 (pour 349
personnes) à la citadelle; dans le quartier juif, le manuscrit note 134 familles, mais
seulement 182 habitants grecs, et si l’on s'en tient au nombre d'habitants signalés, c'est
la citadelle et le quartier des orfèvres qui comptent les plus grands nombres de Grecs,
plus de 300 habitants chacun. On trouve des indices de cette même coexistence dans les
autres villes, Xanthi compte 14 mosquées et 15 églises orthodoxes, une synagogue, trois
monastères et trois tékés en 1919; Gumuldjina compte à la même date 8 grandes
mosquées et 16 petites, une métropole grecque, deux églises bulgares, une église
arménienne et une synagogue; les détails de l'inventaire des biens de la communauté
bulgare montrent qu'à Xanthi, Gumuldjina et Dedeagatch (rien à Demotica) il y avait un
quartier bulgare, la séparation se continuant jusque dans les cimetières.
Une série de règles non-écrites maintient une vie sans heurts violents entre les
communautés, les élites entretiennent de bonnes relations, mais chacun reste sur ses
gardes et "défend son territoire". Les Turcs font ainsi tout pour retarder la construction
de la nouvelle école Israélite en prétextant que le terrain acheté était ceiui d'un ancien
cimetière musulman.
Les Israélites entretiennent d'excellents rapports avec les autorités turques et
tiennent à les conserver. Les débuts de l’école à la française ont failli gâcher ces
rapports en provoquant la peur des autorités, c'est "l'esprit d'obscurantism e qui
caractérise nos fonctionnaires, heureux jusuqu'à présent de voir Dem otica comme une
Le directeur qui considère les Bulgares comme des paysans, mais les Grecs comme
des concurrents, s'efforce également de maintenir de bons rapports avec ces derniers. En
1904 5
575
6 8 il se propose de créer un club de lecture, il trouve 70 adhérents dont un Grec,
un Arménien et deux officiers musulmans; les associés louent un local, s'abonnent à
Vlkdam et d'autres journaux, installent un billard dans le local, et comme les deux
chrétiens sont barbiers et occupent les lieux le samedi et les jours de congé israélites,
le billard et les barbiers rapportent de quoi payer le loyer !
La Révolution Jeune Turque introduit un élément nouveau dans le jeu délicat de ces
rapports entre communautés. Le 5 août 1908 le directeur Guéron 58 donne son compte
rendu des évènements : c'e st la surprise générale à l'annonce de la proclamation du 25
juillet, les officiers de la garnison jubilent, une grande manifestation réunit deux jours
plus tard toute la population, le 30 juillet une délégation venue de Salonique fait savoir
qu'il ne faut obéir qu'au Comité Union et Progrès, au début du mois d'août plus de 4 000
soldats révolutionnaires ont défilé dans Andrinople où tout a fermé, de même que toutes
les écoles du vilayet. Dès ce moment les rapports sont au beau fixe entre les Jeunes
Turcs et les Israélites de Dimotica.
"Nous avons salué avec enthousiasme l'avénement de l'ère de la liberté" écrit le
directeur, puis :
( nous devons ) " inspirer à nos jeunes élèves la reconnaissance à un pays qui nous
a élevé au rang de citoyens et partant à la dignité d'hommes libres, leur apprendre
l'obéissance aux lois, et pour les attacher à leur patrie, leur montrer les bienfaits
pour la réparation de la synagogue^; ce sont des dons et des emprunts qui comblent le
trou du budget. Une société, la Bikour Holim, porte secours aux malades pauvres et
isolés, des personnes âgées veillent sur elles à tour de rôle; la Gemiluth Hassadim
regroupe des jeunes qui assurent gratuitement les enterrements, la Société des Dames
paye le loyer des veuves, marie les jeunes filles pauvres, distribue des secours
alimentaires, la société La Jeunesse, achète des journaux et orgaise des conférences, la
Société d’Apprentissage aide financièrement à placer des jeunes (quand elle a les fonds
necéssaires). Chaque année l'école accueille des élèves gratuitement, 4 4 sur 108 en
1897, 62 sur 204 en 1909 par exemple; elle se charge aussi de nourrir certains
gratuitement à midi, en habille une fois une quarantaine en moyenne et en chausse
quelques-uns (une douzaine en moyenne). En 1908 elle a ainsi dépensé 6 8 9 6 F (elle a
reçu 1633 F de l'Alliance ) dont 1100 F pour la nourriture et les vêtements.
C'est que bien des élèves quittent l'école avant la fin de leurs études, pour travailler.
Ainsi, sur 14 enfants qui ont quitté l'école en juillet 1899, trois garçons de 12, 13 et
15 ans sont devenus "garçons de boutique", trois autres de 7,10 et 12 ans accompagnent
leurs pères en tournée dans les villages voisins, deux autres, 11 et 13 ans, sont devenus
domestiques, un autre à 13 ans, aîné de sept enfants, vend des fruits dans les rues avec
son père, le fils d'un colporteur s ’engage à 13 ans chez un épicier, un orphelin de 12 ans
devient apprenti ferblantier, un petit garçon de 12 ans, fils d'un porteur d'eau et aîné de
huit enfants, devient apprenti tailleur... le dernier est expulsé pour mauvaise conduite.
Du négociant en soie au porteur d'eau, l'éventail social est large...6
1
61. I.E.14, rapport annuel , pour les sociétés précédentes, LE. 14 21-7-1898.
117
L'effort principal de la communauté, comme c'était aussi le cas chez les Grecs et
les Arméniens, porte sur l'école. Taxes, souscriptions, subventions de l'Alliance,
emprunt auprès des notables, organisations de fêtes et de tombolas . Le terrain acheté en
1898 mesure 2 4 7 9 m^, la nouvelle école coûte 26 000 F, elle est inaugurée en 1911;
c'est une superbe bâtisse néoclassique à un étage avec entrée centrale et 19 m de façade;
elle est si belle que de 19 1 3 à 1922, elle est sans cesse réquisitionnée par les
militaires et les administrations successives. A la veille des guerres balkaniques, elle
comporte six classes, au programme on trouve: hébreu, français et turc ( les enfants
chez eux parlent le judéo-espagnol ), arithmétique, sciences et leçon de choses, histoire
générale, histoire ottomane et histoire des israélites, géographie, morale et instruction
religieuse. Le mobilier est encore réduit, le directeur en 1910 a dans son bureau deux
armoires bibliothèques, un bureau et un canapé turc, une montre, un thermomètre et
les portraits des Hirsch 62 ; l'école possède sept cartes de géographie murales, sept
TERRITOIRE : 1878-1923
1■ Dnault et Lhentier. Histoire diplomatique de ia Grèce de 1821 à nos jours, Paris, PUF,1926
t.S, p3l8.
En 1864 une réorganisation de l’administration ottomane crée le vilayet d’Edirne
(Andrinople) divisé en cinq sandjaks, Edirne, Islimiye, Tekirdag, Gelibolu et Filibe; il
s’étend de la mer Noire à l’est de Xanthi et du Danube à la mer Egée, couvrant ce qu’on
appelait généralement la "Thrace" depuis l'époquè romaine. C'est le Congrès de Berlin de
1878 qui rompt pour la première fois cette unité historique en délimitant un territoire
bulgare, résultat de la poussée des nationalismes en Europe au XIX° siècle, et, plus
directement, du soulèvement bulgare du printemps 1876. La délimitation de ce
territoire n’est qu’un aspect de l’activité diplomatique et des remaniements de cette
période, mais c’est volontairement que je passe sous silence tout ce qui n’est pas
indispensable à la compréhension de ce seul aspect du sujet.
Entre 1878 et 1 9 2 3 les grandes puissances ou les Etats des Balkans sont parvenus
à se mettre d’accord sur neuf tracés différents à travers la Thrace, et au moins autant
de tracés ont été tentés, évoqués, envisagés... ce qui prouve, entre autres choses,
qu’aucun tracé "naturel” ne s ’imposait aux yeux de tous. Sur quels critères s ’est-on
fondé, selon les périodes, et sur quels intérêts ou rapports de forces pour dessiner les
différentes lignes ? C’est, ce qui m ’intéresse ici.
Chapitre I : 1875-1878.
I F PRFMIFR TRACÉ.
2. Pour les grandes lignes du récit diplomatique, on peut consulter avant tout
, Driault et Lhèritnsr. Histoire diplomatique de /a Grèce de 1821 à nos jours, t.3 (1862-1 878),
Pans, PUT, 192S.
.K.Elianos. / Afsttoouqgatta ke t prmartisi tm Thessallas ke tis Ipirou (L’Autriche-Hongrie et
l’annexion de la Thes salie et de i'f pirei. Saiontque, Inst for Balkan Studies, 1988.
.S.Gorianov. La question <fOnent J la veille du traité de Berlin, Paris, Vuibert, 1948.
.E.Kofos. Greece and the i as terri cmis, Salonique, Inst for Balkan Studies, 1975.
■ E.Kofos. Istona tou Elhnikau fthno us fHistoire de la nation grecque) 1.13 (1833-1881),Athènes,
Ekdotiki Athmon, 197’ .
■S.H.Lascaris. La politique extérieure de Grèce avant et après le Congrès de Berlin 1875-1881,
Paris, Bossard.l 92-*.
.W.N.Medhcott, The Congress ot Berlin and atter. A diplomatie history of the Near Eastern
Seulement 1878-1880, P.Cass and Co, 1963.
.M.Stoianovic. The Créât P0wets *he Balkans.! 875-1878, Cambridge University Press,1968.
122
réformes administratives favorable aux chrétiens; il s’agit d’apaiser les révoltés et les
opinions publiques tout en conservant le statu quo; le sultan riposte en promettant son
propre plan de réformes. Le 30 décembre 1875, le comte Andrassy, ministre des
Affaires étrangères de l’Autriche-Hongrie, propose, en accord avec les autres
puissances, mais sans succès, un nouveau plan de réformes. En mai 1 8 7 6 l’Allemagne,
l’Autriche-Hongrie et la Russie mettent sur pied une nouvelle version du plan, dont
l’exécution serait surveillée par les consuls européens : c’est le "mémorandum de
Berlin" accepté par l’Italie et la France, alors refusé par la Grande-Bretagne qui craint
une trop forte influence russe dans les Balkans. Le tsar cependant, pendant cette même
période, de l’été 1875 au printemps 1876, se garde de tout soutien officie! aux
pansiavistes russes.
Le gouvernement grec, pour sa part, n’est pas tenté par une action militaire : il
n’en n’a guère les moyens, ni financiers, ni diplomatiques, ni militaires, il n’a pas non
plus envie de soutenir des Slaves, et surtout des Bulgares.
La Grèce est alors un petit pays de 50 000 km^, comptant 1 500 0 0 0 habitants,
une armée de 10 à 12 000 hommes mal équipés, et de lourdes dettes. Les grandes
puissances lui ont fait clairement comprendre par le blocus franco-anglais du Pirée
pendant la guerre de Crimée et l’écrasement de la révolte crétoise en 1868 et 1869, que
tout nouvel accroissement territorial ne pouvait s ’obtenir sans elles ni malgré elles.
Mais le petit Etat, limité à la Vieille Grèce au sud de la ligne Arta-Volos, est porté, et
étouffé parfois, par son illustre passé; hommes d’Etat, hommes de lettres et historiens y
ont développé le rêve de la "Grande Idée", regroupement dans un même Etat des régions
de peuplement grec, plus ou moins identifiées avec les anciennes terres byzantines. Ce
rêve oriente nécessairement les regards de la diplomatie vers la Thrace, la Ville,
Constantinople, constituant le rêve suprême de la reconquête, et certains situant même à
Varna la limite nord des terres hellènes.
La Grèce en 1876 est encore sous le choc du firman du 12 mars 18 7 0 qui créa
l ’exarchat bulgare, ce qui équivaut, dans la logique de l’organisation ottomane à la
reconnaissance d’une nouvelle "nation", un millet détaché du millet orthodoxe qui se
forme "contre" lui puisqu’il lui prend une partie de ses effectifs. Un "réveil national
bulgare" s’est manifesté dès les années 1830-1840 : en 1 8 3 0 des Bulgares de Skopjle
demandent au Patriarcat la nomination d’un évêque bulgare, en 1833 les habitants de
Samokov adressent une pétition au sultan dans ce sens, le sultan Mahmud en 1838 et
Abdul Medjid en 1845 se voient adresser les mêmes demandes à l’occasion d’un voyage
dans la province; en 1 8 4 0 est publié le premier ouvrage traduit en bulgare, et, à Paris,
de Xanthi.
Les Bulgares se plaignent amèrement du sectarisme et de la cupidité du clergé
orthodoxe d’origine grecque et demandent donc en premier lieu, tels les habitants de
Vidin en 1856, la limitation des prélèvements et la nomination de prêtres bulgares,
puis, les relations devenant plus tendues, l’autonomie d’une église orthodoxe bulgare
(Pautocéphalie du siège d'Ochrid avait été supprimée en 1767). En 1849 l’église Saint
Etienne de Constantinople est concédée aux Bulgares, mais en 1860, à la mort du
métropolite d’Ochrtd, le Patrtarche nomme un successeur non bulgare, connu de
surcroît pour sa cupidité; les Bulgares refusent alors, en avril, de reconnaître ses
pouvoirs et Pévêque de l'église Saint Etienne, Hilarion, propose de supprimer le nom du
j
Patriarche de la liturgie pascale. En septembre 1860, 750 Bulgares originaires de
trente-deux villes de l’Empire adressent une pétition au Sultan proposant de faire
d’Hilarion le chef d'une église bulgare; la "conscience bulgare" se renforce rapidement ;
Dumont considère en 18 7 3 qu’en 10 ans se sont accomplis chez eux des changements
Les historiens occidentaux et les Grecs estiment en général que ce mouvement a été
très fortement poussé, parfois même créé par les Russes. C’était l’avis de l’archéologue
"en 1845 alors que personne ne songeait au bulgare, un agent russe ouvrait à
Philippopolis dans le consulat la première école pour les Slaves orthodoxes de
cette province...Plus récem m ent en 1867, des ingénieurs russes ont parcouru le
j
pays et relevé les p a ssa g e s du Balkan, étudié le caractère des habitants, encouragé
toutes leurs espérances. D am la querelle devenue vive entre le Patriarche et les
j Bulgares, le consulat ru sse de l^hitippopolis a toujours été ouvertement pour lesI
Et tous les auteurs de signaler le rôle du comte Ignatiev, représentant russe fort écouté
à Constantinople et tout acquis au panslavisme... Les historiens bulgares du XX0 siècle au
contraire insistent sur le côté strictement bulgare du mouvement : les Russes n’ont pas
soutenu le mouvement à ses débuts en 1850, la révolte de 1876 s ’est déclenchée sans
eux et les Bulgares ont agi de leur propre initiative, la Russie a soutenu leurs voeux
quand ils étaient conformes à ses intérêts mais elle ne les a pas créés 7 .
Quoi qu’il en soit, pour mon étude, le firman de 1 8 7 0 présente trois aspects
essentiels :
1. C’est la reconnaissance officielle d’une nation bulgare, rivale des Grecs, puisque
recrutant parmi les mêmes fidèles, reconnaissance capitale puisque l’idée qu’à chaque
nation doit correspondre un Etat gagne du terrain au cours du XJX° siècle et que la Thrace
du sud se trouve historiquement, géographiquement et ethnologiquement être une zone de
contact entre ces deux mondes.
2. L’article X donne la liste des quinze diocèses dépendant de l’exarchat :
"L ’Exarchat comprendra les villes et les districts de : Roustchouk, Siiistria,
Choumla, Tirnovo, Sofia, Wratcha, Loftcha, Widdin, Nisch, Charkeui, Kustendil,
Samakoff, Veles (à l’exception de vingt villages sur la mer Noire entre Varna et
Constantia, qui ne sont pas bulgares, ainsi que Varna, Messembria et Anchialos) ,
le sandchak de Slimno, sauf quelques villages du littoral, le district de Sosople, la
Ce paragraphe est en partie à l’origine des violences endémiques entre villageois Grecs
et Bulgares jusqu’en 1922. Le Patriarche en a demandé la suppression dès 1870, le
7. C.Christov. Russia, the West European States and the libération of Bulgana from Ottoman Rule
in Southern Europe, 6/2/1979, Arizona State University, p.127-135.
. 7. C. Nicolaïdes. op cit, p.11 2.
sultan consent le 25 décembre 1870 à la convocation d’un concile oecuménique à
j Constantinople sur ce sujet puis rapporte en mars 1871 l’iradé autorisant cette
! convocation; le Patriarche alors n’insiste pas, car les Russes risquaient d'être
majoritaires au concile et les grandes puissances en mars 1871 ont les yeux tournés
vers un autre secteur de l’Europe. En tout cas ce paragraphe inaugure un demi-siècle de
compétitions auprès des villageois pour gagner des âmes et des habitants dans les
comptabilités nationales. Dans cette compétition tous les moyens sont bons pour
convaincre : écoles, orphelinats, sociétés d’entraide s ’efforcent d’attirer les uns ou les
autres, boycott économique des commerçants, violences et terreurs sont exercées par
des groupes nationalistes de part et d’autre.
La tension gréco-bulgare ne s’apaise donc pas avec le firman de 1870 et aboutit en
1872 à la scission définitive par l’excommunication; dorénavant les textes grecs
I distinguent les "patriarehistes" et "les schismatiques", et la Grèce change ses
orientations politiques : mieux vaut s ’entendre avec les Ottomans et coopérer contre le
I danger slave, en conservant par lâ-même des postes d’influence et en évitant des
représailles contre les Grecs de l’Empire. C’est la politique suivie par le roi Georges et
ses premiers ministres à partir de 1871, politique qui lui assure par ailleurs le
soutien britannique. Dans ces conditions le gouvernement grec n’est donc pas du tout
disposé à intervenir aux côtés des Slaves en 1875 et 1876.Il
Il est cependant soum is à une triple pression pendant cette année 1876. Les
Serbes, qui depuis 1867 étaient alliés à la Grèce, lui envoient en mars 1876 un délégué,
Garassanin, qui entre en contacts secrets avec le premier ministre Koumoundouros; il
I évoque l’intérêt objectif des deux alliés â éviter la formation d’un royaume bulgare,
propose un plan de partage de la Macédoine favorable aux Grecs, mais rien n’y fait. Les
Serbes par ailleurs, par l'intermédiaire de LVoulgaris et du colonel Becker, officier
russe de l'armée serbe, poussent à l'agitation et contribuent à équiper et financer les
milieux des réfugiés crètois, thessaliens et épirotes à Athènes, les Associations
nationales grecques comme la Fraternité (créée en 1876) et la Défense Nationale.
Rédts de massacres turcs, activités de ces groupes et nationalisme ambiant chauffent
l’opinion publique qui manifeste, et c’est le second élément de pression sur le Premier
Ministre. Le troisième élément, ce sont les grandes puissances dont les ambassadeurs
multiplient les démarches auprès du gouvernement grec pour l’exhorter à la patience.
I Koumoundouros évalue les risques : son armée n’est pas prête, il n’a rien à gagner à un
I éventuel partage de territoires en Macédoine et en Thraee alors que les priorités
! grecques à cette époque sont la Crête et l'extension en direction de l’Epire et de la
Thessaiie... c'est donc sans la Grèce, que le 30 juin et le 1 juillet 1876 Serbie et
Monténégro déclarent la guerre a l’Empire Ottoman.
B. LA CONFERENCE DE CONSTANTINOPLE
Les discussions des ambassadeurs portent à la fois sur le contenu des réformes à
faire et sur les territoires concernés. Le 18 décembre lors de la cinquième réunion,
Ignatiev présente deux cartes qui tracent les limites des provinces à organiser selon lui,
Bulgarie et Monténégro; on dit que la carte d’Ignatiev 9 s ’appuyait sur celle de Lejean
(qui en Thrace occidentale ne place des Bulgares que dans les bordures montagneuses du
Rhodope) et celle de Kiepert (dessinée à la demande même d’Ignatiev selon les Grecs)
qui assigne aux Bulgares en Thrace occidentale la même limite que celle de Lejean; en
fait les regards russes ou bulgares ne se tournent pas vers le sud de la Thrace, mais vers
la Macédoine et Andrinople. La Bulgarie que propose Ignatiev descend vers le sud jusqu'à
l’Haliakmon en Macédoine et s ’arrête au pied nord du Rhodope; à la suite des
interventions britanniques et autrichiennes, la ligne en Macédoine est repoussée à la
hauteur d’Ochrid et des lacs Prespa, elle reste, à l’est, au pied du Rhodope, et passe par
Andrinople. Salisbury propose une division de la Bulgarie nouvelle en deux provinces
distinctes, espérant que dans la province méridionale, la coalition majoritaire
Turcs/Grecs annulerait le rôle des Bulgares ou des Russes. Pour la première fois est
tracée sur une carte une "Bulgarie" dont l’actuelle Thrace occidentale ne fait pas partie,9
Bulgarie n'a jamais été prononcé dans aucun document officiel de la Sublime Porte " ^ .
Les Ottomans refusent alors d ’appliquer le plan des puissances élaboré sans eux
qui prévoit une commission de surveillance inacceptable à leurs yeux; le sultan
proclame donc une constitution à la fin du mois de décembre pour rendre ce plan inutile.
Ignatiev a présenté une délégation de Grecs de Macédoine le 21 décembre et prononcé une
unique phrase le 20 janvier à propos des abus commis en Crète. Il n’a jamais été
question des Grecs de Thrace.
10. voir le projet annexe 0. n Gabne! Efîeflflj Noradounphian. Recueil d’Actes Internationaux de
l'Empire Ottoman, Pam , C oM ion r-r.b.Qn, ’. 802, tome lit.
11. Gorianov. cp or. p.1 ‘ et
à Andrinople, !e 31 les Turcs signent l’armistice proposé par les Russes, mais le
gouvernement grec l’ignore (à la suite d’une rupture des communications entre
Andrinople et Constantinople son ambassadeur ne peut être averti à temps) et donne
l’ordre au général Soutsos de franchir la frontière thessalienne; c’est chose faite le 1
février et deux jours plus tard, la Grèce apprend la signature de l’armistice et des
"bases de paix"; elle ne fait donc pas partie des vainqueurs et s ’est exposée de surcroît
aux représailles turques : le 5 février le roi et Koumoundouros arrêtent Soutsos.
La convention d’armistice du 31 janvier prévoit que la ligne de séparation entre
troupes russes et ottomanes parte de Makri, laissant Dedeagatch sous l’occupation russe,
et remonte ensuite vers le nord en suivant la ligne de partage des eaux de l’Evros. Le
premier article des bases de paix signées du Grand-Duc Nicolas et de Server et Namyk
Pachas précise à propos des limites de la Bulgarie :
”...la Bulgarie, dans les limites déterminées par la majorité de la population
bulgare, et qui en aucun cas, ne sauraient être moindres que celles indiquées par la
Conférence de Constantinople". 12
C’est cette insistance sur la notion de "majorité de la population" qui explique la guerre
de cartes et de statistiques entre 1876 et 1878.
Ces bases servent à l’élaboration des préliminaires de paix discutés entre Ignatiev
et Safvet Pacha à partir du 12 février à Andrinople et signés par les Turcs le 3 mars à
San Stefano, à deux pas de la capitale, sous la menace des armées russes 1 3 ignatiev
souhaitait une Bulgarie qui comprenne la ville de Salonique mais n’a pu imposer ce
sacrifice aux Turcs; l’hinterland de la ville cependant, dans son projet, devient bulgare.
La Grande Bulgarie créée lors des préliminaires d’Andrinople comprend dix-huit ex-
sandjaks ottomans, elle atteint les côtes de l’Egée du lac Vistonis à la Chalcidique, et de
nouveau entre les embouchures de l’Axios et de l’Haliakmon; de la Macédoine, l’Empire
ne garde que la Chalcidique, Salonique et le sud d’une ligne Kastoria-Verria, de la Thrace
occidentale que la plaine à l’est de Porto Lagos (la limite du sandjak de Gelibolu à cette
époque) 14.
Les préliminaires ayant été signés rapidement, sous pression russe, pour mettre
les puissances devant le fait accompli, les populations concernées, même si on parle en
leur nom, n’ont pu se faire entendre; la guerre russo-turque cependant a eu sur elles un
profond retentissement.1
4
3
2
Suleyman Pacha se sont alors déployées dans la plaine autour de Gumuldjina pour
attendre les Russes au sortir d'une éventuelle traversée du Rhodope, puis elles se sont
repliées vers l'est pour défendre la capitale. Les Russes en janvier 1878, descendirent,
depuis Andrinople, toute la vallée de l'Evros jusqu'à Dedeagatch où ils restèrent huit
mois; ils ont été aidés contre les Ottomans par les Bulgares qui leur fournirent des
guides, des renseignements, du ravitaillement et des groupes de guérillas. L’un des plus
célèbres fut celui du capitaine Petko Voivoda de Doghan Hissar (Esymi) qui avec 300
hommes engagea vingt fois le combat contre les Turcs entre mars 1877 et mars 1878;
en décembre 1877 il fit prisonniers à Tasiik Dere, au nord de Dedeagatch, trois
officiers turcs, une petite unité de soldats et leur drapeau; il installa également,
profitant de la présence de l'armée russe dans la vallée, une administration provisoire
bulgare dans les villages des collines de Dedeagatch et de Soufli.
La réaction la plus importante cependant, ne fut pas celle des Bulgares mais celle
des musulmans de Thrace. Dés février 1878 éclatent les premières révoltes
musulmanes contre ta présence russe; d'abord limité à la région de Philippopoiis et de
Tatar Pazardjik, le mouvement gagne le haut Evros, l'ensemble des Rhodopes et la vallée
de l’Arda. Les révoltés sont ceux qu'on appelle en turc les "Kircaalilar" ou "Daglilar",
les "gens de Kirdjali" ou les "montagnards", la région de Kirdjali se révélant
effectivement être leur quartier général; ils disposent des meilleurs fusils de l’époque,
les Martin, et même de trois canons car des bataillons des armées de Suleyman Pacha et
d’Osman Pacha le héros rie Mevna, se sont joints aux révoltés, en refusant de se rendre
aux Russes, et leur ont apporté armes et munitions. Au printemps 1878 ces révoltés
forment en Thrace occidentale un gouvernement provisoire dirigé par un certain Ahmed
Aga Tirmiski; en avril o m e bataillons russes aidés de milices bulgares passent à
l’attaque contre le Rhodope et ravagent les villages, mais en juin 1878 la révolte s’est
étendue vers le nord aux environs de Tirnovo et de Revna. Les forces musulmanes ont pu
regrouper jusqu’à 28 0 0 0 hommes. Il semble qu’un officier anglais du nom de Sinclair
ait été à la tète d’une partie rie ces révoltés (ainsi qu’un musulman du nom de Hadji
Ismail) sans que Ton dispose d'aucun renseignement plus précis sur son rôle et les
conditions de sa présence. Tri octobre 1878 cet Anglais quitte le Rhodope à la suite d’un
désaccord avec l'un de ses officiers, se rend à Salonique et Constantinople puis revient
14. T.Genov. Military opération-, in tfre Bjtkan Theatre dunng the 1877-78 war, in Southern
Europe, 6/2/1979. Anzona Star»* University, p.136-153.
130
dans la montagne; aucun texte ne précise quand il l’a quittée définitivement. Mais, même
après l’incorporation du Rhodope à la Roumélie orientale, les populations locales restent
en état de désobéissance quasi totale jusqu’en 1886 16 .
Les Ottomans et les puissances européennes sont prêts à tirer parti du soulèvement
du Rhodope pour limiter l’extension de la Bulgarie, puisque les révoltés expliquent à
plusieurs reprises qu’ils ne veulent rien d’autre que le maintien de l’administration
ottomane et précisent dans un mémoire du 16 mai 1878 qu’ils luttent contre la présence
et les excès russes concluant sur une prière
" Nous vous supplions de ne pas donner à la nouvelle Bulgarie un empan de terres
Devant les plaintes ottomanes contre les exactions russes et celles des deux
régiments de milices bulgares dirigées par Skobelev, les puissances décident à Berlin le
11 juillet 1878 l'envoi d’une Commission internationale dans le Rhodope "pour
s ’enquérir de l’état des populations émigrées" ; la Commission est composée de Fawcett
consul-général anglais à Constantinople, du colonel Raab, attaché militaire à
l’ambassade d’Autriche, de Challet consul de France, de Müller, vice-consul allemand, de
Graziani second drogman à la légation italienne et du Russe Basiii, deuxième secrétaire à
l’ambassade; les Turcs Nashid Pacha et Riza Bey y participent. Les membres de la
Commission se réunissent pour la première fois à Therapia sur le Bosphore le 17
juillet 1878 et rédigent leur rapport final le 25 août; le 29 juillet le Russe Basiii se
fait porter malade pour ne plus affronter les nombreux témoignages anti-russes que ses
collègues considèrent comme recevabies et crédibles. Parvenue à Philippopolis le 21
juillet la Commission a décidé de visiter le district de Gumuldjina, mais le voyage direct
lui parut difficile et peu sûr; les huit membres décident donc de "contourner l’obstacle"
en se rendant par le train à Dedeagatch, ils montent alors dans un vapeur anglais qui les
dépose à Lagos où ils sont accueillis par l’Agence du Lloyd austro-hongrois. Du 24 au 26
juillet les huit membres sont à Xanthi, du 27 au 31 à Gumuldjina; pendant les dix
premiers jours d’août ils se rendent à Mastanli et Kirdjali et rencontrent les forces de
Sinclair en différents campements en plaine campagne; le 12 août ils atteignent
Ortakeuy avant de rejoindre Demotica et le chemin de fer. Les rapports de la Commission
confirment les exactions des troupes russes, l’opposition des musulmans et l’étendue des
16. T.Biviklioalu. Trakya’da milli mücadele (La lutte nationale en Thrace), Ankara, TTKB, 1 987,
t.1, p.19 à 24.
16. op dt ci-dessus, p.23.
1 7. G de Martens. Nouveau recueil général de traités, De Dieterich, Gottingue, 1 880, 2° série V.
Procès-verbaux de la Commission internationale chargée de s ’enquérir de l’état des populations
émigrées dans le Rhodope, précédés d’un mémorandum des ambassadeurs près de la Sublime Porte,
et suivis du rapport des Commissaires de l’Angleterre, de la France, de l’Italie.
131
forces des révoltés de Sinclair, mais l’enquête n’entraîne aucune mesure concrète 18 .
D. LE CONGRES DE BERLIN
Les accords de San Stefano provoquent une vive réaction des grandes puissances :
l'accès de la Russie, via la Bulgarie, à la mer Egée et le maintien pendant deux ans des
troupes russes en Bulgarie sont insupportables pour l’Autriche et la Grande-Bretagne
alors que des accords secrets conclus en janvier et mars 1877 laissaient penser qu’il
n’y aurait ni grand Etat slave, ni Etat sous contrôle russe direct; la Grande-Bretagne
par ailleurs, s ’inquiète de voir les troupes russes stationner aux portes de
Constantinople; lorsque les conditions de San Stefano sont connues officiellement à
Londres le 23 mars 1878, il est évident que la Grande-Bretagne et l’Autriche ne
sauraient les accepter, mais il ne s ’agit que de "préliminaires", et il semble bien
qu’lgnatiev ait simplement tenté, sans illusions, d’obtenir les plus grandes concessions
possibles pour pouvoir ensuite montrer sa bonne volonté en cédant du terrain, tout en
gardant l'essentiel. Les Grecs expédient pétitions, lettres, cartes et chiffres en Grande-
Bretagne, l’ambassadeur anglais Layard transmet le 4 mars 1878 un rapport sur les
atrocités russes contre les civils musulmans, des délégations de musulmans de Thrace
contactent la presse berlinoise et viennoise, les autorités ottomanes montrent que la
nouvelle Bulgarie comprendrait 2,5 millions de Bulgares et 3,9 millions de non-
Bulgares, que son étendue rendrait indéfendable le reste de la Turquie d’Europe...
Salisbury, nommé au Foreign Office le 28 mars 1878 s’emploie à créer un front
commun gréco-turc comme rempart contre les Slaves, s’appuie sur les Grecs de
Constantinople et convamt le gouvernement grec de mettre fin aux révoltes en Thessalie
et en Crète. En avril il s'intéresse aux Grecs de Thrace " une mdsse considérable", qui ne
doivent pas être inclus dans un Etat slave trop influent 19; c’est l’époque où il laisse
entendre aux Grecs qu'il soutiendra leur participation, directe ou non, à une future
conférence de paix, mais il traite parallèlement avec la Russie... Il explique son jeu le 9
mai au chargé d’affaires britannique à Athènes :
"Nous avons besoin de t’aide des deux pays pour faire reculer l’enclave slave...la
Turquie a encore beaucoup de vie en elle et la Grèce, dans son état actuel, est
incapable de prendre sa place. Il est nécessaire à notre but que le déclin de la
19. C.Vavouskos. les réglementations juridiques opérées par le traité de San Stefano au sud de la
péninsule d'Hemus et ses repercussions ethnologiques, in Balkan Studles, 17/1976, p.269-282.
.Ontrouve également l'essentiel des contacts diplomatiques de l’époque dans Ministère des
Affaires Etrangères, D ocum ents Diplomatiques, Affaires d ’Onent, Congrès de Berlin 1878, Paris
Imprimerie Nationale, 1878.
Turquie et la croissance de la Grèce marchent au même rythme...la Turquie ne doit
pas être tuée si sa vie n’est pas finie et la Grèce doit se contenter d ’attendre...
Puisque leurs estomacs demandent de la nourriture plus substantielle, on peut les
nourrir adroitement de rêves. C’est pour leur bien : s ’ils se jettent dans la mêlée
maintenant, ils serviront de dépouilles aux autres, et leurs plus chers espoirs
sombreront. Si les Slaves peuvent occuper le nord de l’Egée pendant une
20 . E.Kofos. Greece and the Eastem crisis, op cit, p.221, et Documents Diplomatiques op cit, le
1.4.1878.
21. Voir le détail des réunions dans E.HertsIet. The map of Europe by treaty 1975-1891, London
Butterworths Harrison, 1891, tome 4, texte 528 n° 1 à 20.
133
l’acceptation russe : la Macédoine et la Thrace ne sont plus concernées. Lorsque
Deliyannis et Rangavis sont admis à lire leur mémoire le 29 juin, il n’y est question que
de Crète, d’Epire et de Thessalie; cela ne signifie pas un désintérêt des Grecs pour le
reste, mais simplement un réalisme résigné : à insister davantage, on risque de ne pas
être entendu du tout ... Salisbury avait déjà dit à Deliyannis le 18 juin que les demandes
de promesses territoriales vers le nord : le Français Waddington lui démontre qu’il vaut
mieux abandonner momentanément la Crète car les frontières septentrionales "sont d’un
intérêt capital pour le royaum e et beaucoup plus difficiles à obtenir pour l’avenir " 23,
A Berlin donc, seuls Waddington et Salisbury ont eu l’occasion de signaler (sans plus) la
présence grecque en Thrace.
Stefano; Andrassy, l'Autrichien, "couvre le sol de cartes " 24 et veut persuader les
Anglais de substituer l'Evros au Balkan comme limite sud de l’Etat bulgare mais la
Grande-Bretagne refuse de revenir sur ce point considéré comme acquis. Salisbury, le
17 juin, présente ses arguments contre la Grande Bulgarie : elle mettrait la Turquie
sous dépendance russe, des Grecs sous domination bulgare, enfin un nouvel Etat riverain
de l’Egée serait créé. Il propose donc le 22 juin un territoire bulgare limité au Balkan,
une province méridionale sous suzeraineté ottomane sans les bassins de la Mesta et de la
Strouma, qui laisserait de surcroît les côtes à l’Empire Ottoman. Sa proposition soulève
l’indignation russe et Bismarck propose aux deux représentants de régler la question
entre eux avant toute nouvelle réunion. En réalité le principe de la division des
provinces bulgares est, déjà accepté par la Russie. Le 18 une réunion à quatre a lieu à
l’ambassade de Grande-Bretagne; Shuvalov pense accepter la ligne du Balkan s’il obtient
en échange le sandjak de Sofia qui jusque-là n’était pas garanti à la Bulgarie dans les
conversations privées.
La discussion se poursuit sur le nom à donner à la province méridionale autonome;
la Grande-Bretagne et l’Autriche refusent absolument la proposition russe de "Bulgarie
du sud"; l'appellation de "Roumétie orientale" proposée par Salisbury n’offre pas de
connotation très claire : la Roumèiie désignait jusqu’alors l’ensemble des possessions
ottomanes en Europe, alors "Orientale", par rapport à quoi ? la Macédoine considérée
comme le centre 7 la Russie accepte le 22 juin la proposition de Salisbury, sachant
de Sofia 25 .
Tundza, allant vers Büjük Berdend, qu’elle laisse au nord, ainsi que Soudzak." 26
Selon la décision prise à Berlin sont créées des commissions européennes pour la
délimitation des frontières; la commission pour la frontière de Roumélie comprend deux
Russes, les capitaines Eck et Philipoff, un capitaine italien, Tornaghi, un capitaine
allemand, Von Krahmer, le capitaine français Nicolas, l’Autrichien de Wurmbrand et
deux Anglais, le major Gordon et le lieutenant de Wolski; la Turquie envoit le colonel
Chakir Bey, le Commandant Hilmi et Nisan Effendi; la commission travaille entre le 21
octobre 1878 et le 24 septembre 1879; elle se réunit le plus souvent à Constantinople,
àGalatasaray, et se déplace pour régler certains détails difficiles . Jusqu’en avril 1879
les travaux sont arrêtés par un problème de procédure : la décision d’une commission
peut-elle être prise A la simple majorité ? les Russes n’acceptent le principe qu’après
plusieurs mois de refus. Pour délimiter la frontière sud les experts utilisent la carte
autrichienne et attendent des relevés topographiques russes (qui ne seront jamais
fournis). Ils constatent d’abord les problèmes dus aux insuffisances de la carte : noms
faux, limites des villages parfois inconnues des habitants eux-mêmes...Leurs soucis
sont, suivant les instructions reçues. A la fois économiques et militaires : ne pas diviser
les terres d'un même village ou couper des liens étroits entre le centre et les hameaux
nombreux dans le Rhodope; il faut; en outre que le territoire laissé aux Ottomans soit
militairement défendable, toile croupe ou tel mamelon est-il réellement indispensable à
l’un ou à l'autre ? Ils décident que lorsque le traité dit "crête" ou "chaîne principale",
on doit traduire par "ligne de partage des eaux", mais que, si c'est nécessaire, on peut
s’en écarter. Les membres de la commission commencent leur travail de terrain à
Mustafa Pacha le 28 octobre par le repérage des points; ils hésitent sur la façon de
mesurer la distance par rapport au fleuve étant donné les méandres de la Maritsa,
étudient les demande*, rie la population d’un village qui demande à être intégré à la
Roumélie; le 27 novembre le*, travaux sont arrêtes a cause de rassemblements hostiles
des Bulgares de Buyuk Oerbent (il m s'agit pas de celui qui se trouve près de
Dedeagatch) et la commission rentre a Constantinople. Le 21 avril 1879 les travaux
reprennent, le 20 juin rang officiers topographes russes rejoignent la commission
pour l’étude du Rhodope ainsi qu'une escorte de dix hommes par officier, le pays n’étant
toujours pas sûr. Le 31 juillet le groupe rentre a Constantinople, dresse un croquis au
1/42 000* et y joint un texte descriptif a l'intention des commissions de bornage, pour*
1879 27 2
.
8
Les régies mises au point peu à peu depuis San Stefano ont fixé les principes à
respecter dans le tracé des frontières : ethnographie, topographie, économie et
nécessités militaires; ces principes sont toujours invoqués par la suite jusqu’en 1923.
Sur le terrain le tracé est aux mains des militaires-topographes étrangers; dans
l’élaboration de la décision, à Berlin, les diplomates ont surtout respecté l’équilibre des
puissances.
Les Ottomans de leur côté ne peuvent envisager un conflit sans l’appui des puissances,
leurs forces ne sont pas prêtes et ils craignent que la Grèce et même la Grande-Bretagne
27. On trouve les procès-verbaux dans Hertslet. op d t , n° 537, p.201 8 et n° 556, p.2520.
28. Istoria tou ellinikou ethnous, op dt, p.25.
137
ne soutiennent les Bulgares. Le sultan accepte donc la réunion d’une conférence à
Constantinople des sept puissances signataires de Berlin. Elle se tient entre le 5
novembre 1885 et le S avril 18 8 6 et regroupe Sait et Server Pacha, Calice et Radowitz,
Nelidov, White, Gaivagna et G.Hanotaux. Les populations musulmanes du Rhodope voyant
qu’il n’y a aucune réaction officielle du sultan se manifestent une fois de plus : les
musulmans de Philippopolis tentent de réunir en décembre 1885 un congrès des élus
musulmans de la province, la police empêche cette réunion; à Gumuldjina en revanche
des paysans musulmans se réunissent, menacent de marcher sur Philippopolis et
demandent l’autonomie; ils font transmettre également un mémoire à Abdul Hamid dans
carte 30. |_a combinaison des nécessités diplomatiques et la prise en compte des
populations qui ont su s ’imposer ont conduit à une nouvelle modification de frontière
laissant à la Thrace ottomane l'essentiel du Rhodope et renforçant la forte proportion de
musulmans. Dans les deux cas, 18 / 8 et 1886, se manifeste le désir d’une frontière
"moderne" c’est-à-dire délimitée précisément et matérialisée par des bornes sur le
terrain. Les diplomates prennent les décisions et sur le terrain les experts sont des
militaires occidentaux.
Les années 1 8 / 6 -1 8 8 6 forment donc une première étape dans l'histoire politique
de la Thrace moderne ; des populations insurgées, en jouant des intérêts contradictoires
des grandes puissances ont pu obtenir la création d’un Etat qui morcelle l'espace thrace;
dans cette première étape la Thrace du sud reste marginale, elle n'est guère revendiquée,
elle n'est pas touchée politiquement et peu touchée économiquement du fait que la
nouvelle frontière n’est pas réellement hermétique.2
0
3
9
A, LES PREPARATIFS
vrai, de son activité s ’est déroulée dans le vilayet d’Andrinople 31; selon les mémoires
de l’Organisation, entre 1898 et 1903, il y eut 132 rencontres entre troupes turques
et milices de l’ORIM dont 10 dans le vilayet d’Andrinople, affrontements auxquels ont
participé 74 0 0 0 combattants dont 2 600 dans le vilayet d’Andrinople, avec 5 000
hommes tués et blessés (mais un peu plus de 200 seulement dans le vilayet); avec un
décalage également l’insurrection de i’Iliden du 20 juillet gagna la région d’Andrinople
le 18 août, et la révolte se limita au sandjak de Kirk-Kilisse. Cependant alors que les
historiens insistent sur l’activité multiforme des bandes de comitadjis bulgares en
Macédoine, les témoignages portant sur la Thrace occidentale sont extrêmement rares, il
n’est question que de la bande de Taneff dans l’arrière-pays de Dedeagatch.
Face aux Bulgares, les Grecs disposent d’organisations analogues, mais leur mise
sur pied en Thrace est relativement tardive 32 . Les autorités consulaires d’Andrinople,
de Vyzie et de Kirk Kilisse envoie en 1905 un archidiacre, A.Papadopoulos, prendre
contact avec les organisations macédoniennes déjà expérimentées; en retour, des
officiers en congé sont détachés auprès des consulats d’Andrinople et de Kirk Kilisse
33- D.Xanalatos. The Greeks and the Turks on the Eve of the Balkan Wars, in Balkan Studies, n° 3,
1962, p.277-296.
directement liée aux difficultés que connaissent alors les Grecs de ces régions devenues
bulgares. Peut-être l’importante majorité musulmane dans les sandjaks de Thrace
occidentale (la région de Dedeagatch exclue précisément) a-t-elle contribué à amortir
les conflits entre Grecs et Bufgares.
La rivalité se traduit également par une lutte scolaire; les Grecs ont été le peuple
des Balkans le plus anciennement et fortement attaché au maintien d’un système
d’enseignement dans leur langue, ce qui leur valut à la fois des possibilités d’ascension
sociale dans le cadre de l’Empire ottoman, le maintien et le renforcement de leur identité
nationale et un grand respect auprès des occidentaux qui les considéraient comme le seul
peuple éclairé ou civilisé de la région; ils ont pu également helléniser ainsi tout ou
partie des orthodoxes fréquentant leurs écoles. Toutes les communautés locales ou les
individuels qui s’enrichissent ont à coeur de financer une école dans leur village.
" L ’Association pour la propagation des lettres grecques " subventionne des écoles en
Thrace jusqu’en 1886, en 1887 une "commission pour le renforcement de l’église et de
l’éducation grecque", fondée par le ministère des Affaires étrangères grec, prend le
relais et envoie des ressources en Thrace par l’intermédiaire du Patriarcat, de
l’ambassade à Constantinople et de la " Fraternité enseignante et philanthropique "; en
1891 par manque de ressources, la Fraternité limite ses envois aux provinces
ecclésiastiques d’Enos, de Demotica, Lititsa, Maronée et Xanthi, c'est-à-dire, les
diocèses qui constituent précisément la Thrace occidentale 34. Par l’école on se compte,
on s’affirme et on se fait reconnaître. Pas étonnant donc que l’affirmation nationale
bulgare passe également par la création d’écoles, dont la première précisément à
Gabrovo au nord de Xanthi. Le résultat de cette compétition fut un prodigieux effort
scolaire des deux communautés et un flot de statistiques sur le sujet.
L’Empire Ottoman a été lui aussi entraîné dans ce grand courant scolaire. Une
réforme de 1846 complétée en 1869 crée en effet des écoles publiques ottomanes,
près de 650 élèves . Quelques années plus tard, en 1899, les cartes de Von Mach 37
qui représentent la répartition des écoles par nationalité et par kaza, ne situent aucune
école grecque ou bulgare dans les cantons montagneux, sauf un établissement bulgare
isolé à Dari Dere; dans te kaza de Xanthi seules deux écoles bulgares et trois écoles
grecques, isolées elles aussi, sont indiquées; le kaza de Gumuldjina comprend quatre
écoles grecques isolées et un peu plus de bulgares (il est placé dans la catégorie des 5 à
19 écoies par kaza). Les kazas de la vallée de l’Evros de Mustafa Pacha jusqu’à
Oedeagatch se trouvent dam cette cat égorie des 5 à 19 écoles tant chez les Grecs que chez
les Bulgares; les écoles grecques sont de loin plus nombreuses dans le kaza d’Andrinople
: catégorie des 20 et plus. On peut noter crue les écoles grecques les plus nombreuses sont
situées en Thrace orientale.
Les statistiques publiées plus tard dans le livre de Virgilj confirment sinon ces
chiffres, du moins leur répartition géographique : seules deux écoles bulgares dans le
kaza de Dan Dere, dans celui de Xanthi treize écoles grecques et deux bulgares; les kazas
de Gumuldjina, Ortakeuy et Demotica regroupent 70 écoles grecques et 21 bulgares; le*3
7
Les préparatifs auxquels se livrent les Etats des Balkans dans cette période
prennent également la forme de contacts ou d'engagements diplomatiques avant
l’éclatement d’une guerre ouverte. Dans ces conversations figure immanquablement le
partage des éventuels terrains conquis, et donc les frontières. Une activité diplomatique
intense se déployé entre la Serbie et la Bulgarie, la Serbie et la Grèce, la Grèce et la
Bulgarie. L’essentiel des discussions porte bien sûr sur la Macédoine; par contre la
Serbie qui n’a pas d’intérêt direct en Thrace peut la céder sans hésitations à la
Bulgarie comme éventuelle monnaie d’échange, c’est pourquoi dans le traité d’alliance
serbo-bulgare de mai 1912 ” une annexe secrète précise les cas où pourrait se produire
une action militaire commune. Si des accroissements territoriaux étaient alors réalisés,
la Serbie abandonnerait à la Bulgarie les territoires situés à l’est des Rhodopes et de la
Strouma ”.38
acquisitions". ^ 0
BALKANIQUE
novembre les forces bulgares aux Turcs 41; le IV° Corps d’Armée Turc d’Andrinople
avait réparti ses divisions, une pour garder la capitale du vilayet, une à Dedeagatch, une
à Gumuldjina, deux entre Demotica et Lule Burgas, son intention principale étant de se
concentrer le long de la voie ferrée pour garder l’accès à Andrinople et à Constantinople.
Face à elles, une des divisions bulgares, celle du général Kovatchev, alliée à des groupes
de volontaires, traverse les Rhodopes, descend vers Xanthi (atteinte le 8 novembre
1912) et le bas Nestos, le général Genev se dirige par le centre sur Gumuldjina, tandis
que le colonel Taneff (Pex-comitadji) prend Soufli le 3 novembre et contrôle la voie de
chemin de fer; les forces turques reculent et le 29 octobre une autre armée bulgare
atteint Lule Burgas, à 40 km de Constantinople; à la fin du mois, la ville d’Andrinople
est encerclée par les Bulgares. Le gouvernement grec visant principalement Salonique,
l’Epire et les îles, tente de consolider l’union avec les Bulgares en leur proposant alors
de fixer la frontière gréco-bulgare au Nestos, la Bulgarie obtenant ainsi la plus grande
partie de la Thrace. Driault résume ainsi la politique grecque de cette époque :
" Le gouvernement grec par la plume de Coromilas guidée par Venizélos dressait le
plan du partage intégral de la Turquie d ’Europe... elle aurait Cavalla qui est de
population grecque; la Bulgarie descendrait à la mer Egée entre la Mesta et la
Maritsa" . 42
Contrairement à Venizélos le prince Constantin insiste en revanche après l’occupation de
Salonique sur la nécessité d’étendre les opérations militaires grecques en Thrace et
propose de se joindre aux Bulgares; c’est que, au-delà de la priorité donnée à la
Macédoine, il pense à Constantinople et veut empêcher l’armée bulgare d’y entrer seule.
Le 3 novembre les Ottomans demandent aux ambassadeurs à Constantinople
d’intervenir pour arrêter les hostilités, à la mi-novembre les Bulgares sont déjà devant
les lignes de défense de Tchataldja. Le 26 novembre a lieu la première rencontre entre
les délégués turcs et bulgares, et le 3 décembre est signé un protocole d’armistice sans
la Grèce qui veut poursuivre la lutte en Epire pour obtenir lannina.
41. Colonel Desbrière. Aperçu sur la campagne de Thrace. Paris, Imhaus et Chapelot, 1 91 3.
42. Driault et Lhéritier. op c it, tome 5, p.78.
146
territoires gagnés. Les négociations avec !a Turquie achoppent essentiellement sur le
problème d’ Andrinople. Le 1 7 janvier 1913 les puissances adressent une note commune
aux Ottomans les engageant a abandonner Andrinople et les îles; les Turcs répondent le
30janvier qu’ils sont prêts a abandonner Karagatch, mais pas Andrinople. Les Bulgares
reprennent la lutte armée au même moment et remportent une nouvelle victoire. Le 6
mars les Grecs prennent lannina, trois jours plus tard la Porte admet une éventuelle
ligne frontière allant d 'E n o s à la mer Noire, mais sans lâcher Andrinople; le 26 mars
cependant, Andrinople est prise d’assaut par les Bulgares après 161 jours de siège. La
Turquie ne peut plus que céder rapidement. L’article 2 du traité signé à Londres le 30
mai 1913 précise :
"Sa Majesté l'Em pereur des Ottomans cède à leurs Majestés les Souverains
Alliés tous les territoires de son Empire sur le continent européen à l’ouest
d'une ligne tirée d 'E n o s sur la mer Egée à Midia sur la mer Noire, à l’exception de
l'Albanie. Le tracé exact de la frontière d'Enos à Midia sera déterminé par une
Le second volet des négociations, le partage des ex-territoires ottomans est très
difficile pour les Grecs toujours déchirés entre plusieurs fronts, l’Epire, les îles, la
Macédoine et la Thrace. Venizélos veut en priorité garder Salonique et éviter que l’île de
Thasos ne revienne au tsar de Bulgarie "comme une bague à son doigt", quitte même à la
céder à la Grande-Bretagne. Il est même prêt à céder Kavaila et Drama et à accepter une
frontière gréco-bulgare à 14 km a l’est de Salonique. Devant l’émotion provoquée en
Grèce par la rumeur de ces concessions, il explique en février 1913 lors de son retour à
Athènes qu’il n'a aucune prétention au-delà de la Strouma pour des raisons
"géographiques".
"Je n'accepterais p as une pareille frontière, pleine de danger pour nous; car si
nous devrons nous étendre sans solution de continuité le long de la mer pour
arriver à englober toutes les populations grecques de la Thrace, la Grèce, ainsi
allongée sans posséder une colonne vertébrale le long de la mer, serait plus faible
43. Texte entier dam G dc. Mart0.05. -P cit. 3’ ->ène, tome VIII, 1914.
44. Dnault et Lhfefitier. op at, tome 4 , p.93.
147
1913, les deux Etats signent un protocole d’entente qui fixe la frontière entre eux;
Salonique reste à la Grèce et la frontière est assez éloignée à l’est pour que la ville soit à
l’abri d’une éventuelle attaque bulgare. Ce protocole est suivi d’un traité d’alliance signé
à Salonique le 1 juin 1913 et d’une convention militaire : le frontière gréco-bulgare
partirait à l’est du lac Doïran et atteindrait l’Egée à l’est du golfe d’Eleuthères, douze
kilomètres à l’ouest de Kavalla. L’article 7 de la convention militaire montre que
Venizélos, malgré son discours de février, n’avait pas renoncé à toute ambition en
Thrace, mais avec la Serbie, le partage était plus simple qu’avec la Bulgarie :
"la Grèce concède que la Serbie occupe une zone de territoires d’une largeur de dix
kilomètres, située sur la rive gauche du Nestos, au nord de Xanthi, et à l’est du
Bourou Gol. La Serbie d’autre part s ’engage à laisser libre passage à la Grèce à
travers cette zone; elle reconnaît l’influence de la Grèce sur le territoire
Le 11 juin 1913 les négociations de Londres sont rompues; alors qu'aucun accord
réel n’a pu être obtenu et que Grecs et Serbes se préparent à une guerre éventuelle
contre la Bulgarie, les Bulgares, le 30 juin, reprennent le combat les premiers contre
la Grèce en Macédoine; en quelques jours Serbie, Roumanie et Turquie attaquent la
Bulgarie. Les Grecs débarquent au début de juillet à Dedeagatch, le 12 juillet ils
atteignent Gumuldjina et Xanthi le lendemain, et à la fin du mois, ils ont pris Kavalla,
Serrés, Drama et, victorieux à Kilkis, remontent le Strymon; les Turcs qui le 15
juillet, ont repoussé les Bulgares de Tchataldja jusqu’à la ligne Enos-Midia, hésitent :
leur ambassadeur à Berlin leur conseille de ne pas dépasser cette ligne pour ne pas
froisser les puissances, mais Talat et Enver veulent atteindre Andrinople avant les
Grecs... Le Ministère ottoman de la guerre fait savoir aux puissances le 19 juillet 1913
que la frontière doit passer au nord de la Maritsa pour que la protection de
Constantinople soit réellement assurée, l’Evros est seion lui la seule frontière
stratégiquement sûre. Djemal Pacha ajoute que Dedeagatch, Soufli et Demotica doivent
rester ottomanes pour assurer la sécurité d’Andrinople, et que les sandjaks de
Gumuldjina et de Xanthi devraient rester ottomans au nom des 8 5 % musulmans de leur
population; l’argument est alors utilisé pour la première fois par les autorités turques.
L’armée ottomane reprend Andrinople le 23 juillet 1913, passe le fleuve, atteint
Demotica réoccupée le 18 août, et fixe le gros de ses troupes au sud-ouest d’Andrinopie
dans le secteur délimité par l’Evros et le Kizil Dere, la gare de Karagatch comprise. Elle4
5
Dès la mi-juillet les puissances, inquiètes, font des propositions pour obtenir un
accord; le 15 juillet elles incitent la Bulgarie à renoncer à toute prétention à 6 km à
l’est de Makri (donc sur l'Evros); le 30 juillet, les Grecs, arrêtés dans la haute vallée
duStrymon, acceptent un armistice. Une nouvelle Conférence de paix peut alors se tenir,
c’est Bucarest qui est choisie, dans l’Etat le moins impliqué dans la lutte. Le sort des
armes a changé les conditions depuis mai; la Grèce ayant occupé la Macédoine orientale et
une partie importante de la Thrace occidentale, il n’est plus question pour elle de se
contenter de Salonique au prix de sacrifices, ses ambitions vont au moins jusqu’à
Kavalla et peut-être jusqu'au Nestos.
Il y eut, semble-t-il, des divergences à ce sujet entre les diplomates et les militaires.
Le roi Constantin et l'amiral Coundouriotis ont demandé à Athènes l’envoi de
fonctionnaires pour officialiser de facto l’occupation de la Thrace; mais un télégraphe de
Coromilas répond au roi :
"Dans les circonstances actuelles II serait impossible de demander plus, d’aller
par exemple jusqu'à Dedeagatch. Non seulement les Grandes Puissances se
rangeraient résolument du côté de la Russie qui n’admet pas que la Bulgarie soit
Les négociations s'ouvrent sur des demandes que l’on sait inacceptables de part et
d’autre : la Bulgarie veut Salonique et; la Grèce Dedeagatch, l’une au nom du débouché
nécessaire de tout Etat sur la mer, l’autre au nom du principe des nationalités; la lutte
porte en réalité sur Kavalla. l e ministre russe Sazonoff avait déclaré à ce sujet :
T a Grèce a des ports a ne savoir qu'en faire. Elle va prendre Salonique. Or à l’est
de Salonique, il n 'y a que Cavalla qui puisse faire un bon port Dedeagatch ne vaut
rien. Quant à Enos, sa position sur l'extrême frontière le rend difficilement
utilisable. Il est équitable que la Bulgarie ait un port sur la mer E g é e ". 48
L'Autriche, la Russie et l'Italie sont d’accord sur cette position, l’Allemagne et la4
8
7
6
49. G de Martens. op dt, 3° série, tome VIII, 1914. On y trouve ce texte et le suivant.
150
Le tracé est effectué sans qu’il y ait besoin de recourir à un arbitre et la ligne tracée du
Kuslar Dagh à la mer Egée par Okchilar-Toxotes et la vallée du Nestos, forme la limite
occidentale de l’actuelle Thrace grecque; c'est pour les Ottomans une nouvelle restriction
de l'espace thrace qui pour eux s’étendait jusqu’au Strymon.
Le tracé de la frontière qui prend une fois de plus comme référence la carte
autrichienne au 1/200 000°, est indiqué sur un croquis annexe et la partie inférieure
du cours de la Maritsa est décrite en prenant pour base une carte détaillée au 1/50
000°; un protocole annexe prévoit la pose de pyramides signalant la frontière,
l'établissement d'une carte au 1/25 000° et une commission spéciale pour le partage
des îles du fleuve. Le nouveau tracé pose le problème du chemin de fer -jusque là dans
un monde sans frontières- qui, entre la Bulgarie et le port de Dedeagatch, effectue un
parcours de près de 80 km en territoire ottoman. La Bulgarie s’est fait garantir
l’utilisation gratuite de la voie pendant dix ans et pense tout de suite à la construction
d’une nouvelle ligne. L’enclave de Demotica occupe toute la zone de plaine de l’Evros et
Dans les négociations de 1913 les voeux des populations concernées n’ont pas été
pris en compte; d’autres que la délégation d’Andrinople s’étaient pourtant exprimées. Le
7 août 191 3 l’archiprêtre de Gumuidjina Papakyriakos et le mufti Mehmet Arif
envoient un télégramme aux souverains anglais et italien, aux Empereurs de Russie,
d’Allemagne et d'Autriche et au Président Français pour protester contre leur
incorporation à la Bulgarie mais... Un rapport du métropolite d’Enos au Patriarcat le 22
août 1913 décrit la consternation des populations grecques lors du départ de leur armée:
" on apprit que Dedeagatch était destinée à retomber sous le joug bulgare. La
consternation s ’empara de tous, on ne parla plus que d’émigration en masse,
d’incendie de la ville et d’autres résolutions désespérées. La douleur des habitants,
Grecs et Musulmans, fut au comble quand il fut connu que le 8 août l'armée et la
flotte grecque devait s ’éloigner. Il se produisit alors un mouvement extraordinaire
qu’aucune puissance n ’aurait pu enrayer. Toute la population de la ville, comme un
seul homme, n ’eut qu’un cri : la grande voix de la protestation nationale, la
détermination d ’abandonner le foyer que prenaient en même temps les villes
florissantes de Xanthi, Gumuidjina, Maronia, de Makri, Porto Lagos et leurs
environs " . 5 2
rejoint par les anciens administrateurs turcs de Dedeagatch 53. Ils organisent un
embryon d’Etat avec une gendarmerie qui tient les passes importantes de la montagne
(un centre important est celui de Hemitli-Organi au nord de Gumuldjina), une armée,
des fonctionnaires municipaux et des tribunaux hérités du système ottoman; leur seul
but affirmé est le maintien d’une région à majorité musulmane dans le sein de l’Empire.
A l’annonce du traité bulgaro-turc, les insurgés ripostent en proclamant l’indépendance
du Gouvernement Provisoire de Thrace occidentale acceptée de fait par les Grecs (le
texte du 25 septembre est signé d’Esref, Hadji Sami et Suleyman Pacha de Gumuldjina).
Pour faire passer cette indépendance dans les faits, il leur faut Dedeagatch qu’ils
espèrent obtenir avec l’aide des Grecs avant l’installation des Bulgares dans la ville; des
contacts ont été pris dans ce sens par l’intermédiaire de Ali Bey molla, un turcocrétois
de Drama et du métropolite de Gumuldjina; Anastas Efendi, un Grec de la mairie de
Dedeagatch se rend même à Salonique pour plaider la cause turque auprès des Grecs,
Kourtidis représente ce pouvoir nouveau à Soufii. Le gouvernement s’organise : un
drapeau, une "Agence Officielle de Thrace occidentale" confiée au juif Samuel Karaso
pour diffuser des nouvelles, un journal " L ’Indépendant " rédigé en français et en turc.
Suleyman Pacha depuis Gumuldjina s ’occupe de la défense, il réunit l’essentiel de ses
troupes dans le Rhodope et ne laisse dans la plaine que des forces limitées de maintien de
l’ordre. En septembre 1913 il obtient de Constantinople 3 0 0 0 fusils et 5 0 0 caisses de
munitions, puis 2 0 0 0 nouveaux fusils parviennent à Demotica : en octobre il dispose
donc de 8 à 10 000 fusils. Au milieu du mois d’octobre le Gouvernement de Thrace
occidentale rédige un projet de budget avec salaires pour les fonctionnaires, estimations
des rentrées fiscales annuelles... pour les kazas de Gumuldjina et de Kirdjali. Il annonce
également une armée pouvant atteindre cent mille hommes ! alors qu’en réalité,
d’après les documents disponibles, il aurait disposé de 29 170 personnes. Selon le
traité turco-bulgare, les Turcs devaient avoir évacué la Thrace occidentale au plus tard
le 25 octobre 1915; pour éviter de nouveaux conflits avec les Grandes Puissances (qui
ne souhaitent pas la création d’un Etat nouveau dans la région) Muhafiz Albay Djemal,
Les guerres balkaniques sont donc la deuxième étape dans l'histoire moderne de la
province qui sort alors du cadre ottoman; l'intégration à la Bulgarie respecte les voies
d'échange nord-sud établies depuis longtemps à travers le Rhodope et la nouvelle voie de
chemin de fer le long de la Maritsa; laisser le kaza de Demotica aux Ottomans respectait
également les liens économiques entre cette région et Andrinople. Face aux appétits
bulgares qu'elle veut contenir en Macédoine, la Grèce n'a pu compter dans ses priorités
cette Thrace majoritairement musulmane où vivaient peu de Grecs; la Thrace des rêves
grecs, c'est la Thrace constantinopolitaine, celle de la Ville, où les Grecs dominent.
Chapitre III : 1914-1915. LE TEMPS
DES MARCHANDAGES
54 .
54. Pour les tractations diplomatiques de la période, aux ouvrages déjà cités on peut ajouter:
- H.N. Howard. The partition of Turkey 1913-1923, Norman. University of Oklahoma Press,1931.
- Driault et Lhéritier. Histoire diplomatique de la Grèce de 1821 à nos jo u rs, tom e V, Paris, PUF ,
1926.
- A.F. Franaoulis. La Grèce et la crise mondiale, Paris, F.AIcan, 1 926.
- N. Petsalis-Diomidis. Greece at the Paris Peace Conférence 1919, Salonique, institute for Balkan
Studies, 1 978.
du mois d’août; or les puissances ne veulent pas s’engager.
Au contraire elles sont de plus en plus désireuses, en 1915, d’obtenir de la Grèce des
sacrifices en échange de la seule neutralité bulgare, en clair, la cession de Kavalla. Selon
Guillemin, délégué de la France à la Commission du Danube, bien des personnes aux
Affaires étrangères conseillaient ce "sacrifice" :
"Il y avait beaucoup de personnes qui pensaient maintenant en France que
l’attribution de Cavalla à la Grèce avait été une sottise puisqu’elle avait rendu
instable l’équilibre dans les Balkans, alors que l'Europe avait intérêt à le
consolider. Le roi de Roumanie lui-même, avait exprimé à M. Guillemin, dans le
temps, son regret d ’avoir prêté son appui à la Grèce pour Cavalla qui ne lui était
pas indispensable et dont l’acquisition par la Grèce avait laissé dans les Balkans
Dès lors il s ’agit de faire comprendre à la Grèce qu’en cédant Kavalla, Serrés et
Drama, elle pourrait obtenir des garanties sur le reste de ses frontières; c’est ce que
Delcassé lui fait savoir officieusement le 13 mai 1915 par l’intermédiaire de son
représentant à Paris, Romanos; le 3 août le ministre anglais à Athènes fait la même
demande et évoque de surcroît des compensations en Asie mineure, qui pourraient être
d’autant plus importantes que serait étendu l’hinterland cédé avec Kavalla. Cette idée
peut être reçue favorablement par une partie de l’opinion grecque. Venizélos qui en avait
déjà envisagé le principe en décembre 1914, dans un mémoire au Roi le 24 janvier
1914 mentionne le " sacrifice de Cavalla pour sauver l’hellénisme en Turquie et assurer
la fondation d’une Grèce vraiment grande" 56 Un second mémoire deux jours plus tard
reprend cette idée en évaluant les pertes et gains possibles en km2 et en populations.
Mais les propositions de l’Entente, quand elles filtrent dans l’opinion publique grecque,
provoquent de vives réactions et des manifestations. Gounaris (qui a succédé à Venizélos
en mars 1915 ) répond dignement le 12 août aux puissances que la Grèce, estimant avoir
des droits historiques et moraux sur les territoires d’Asie Mineure, ne saurait
comprendre " qu’elle eût à en payer le prix comme s ’il s ’agissait de l’acquisition d’une
terre étrangère " 57 . Grey revient sur le même sujet à la fin du mois d’août 1915 après
le retour au pouvoir de Venizélos, mais le 21 septembre 1915 les Bulgares décrètent la
mobilisation générale; il n’est plus possible d’obtenir leur neutralité moyennant des
sacrifices grecs, Delcassé peut donc écrire le 2 octobre 1915 58 . » Nous sommes prêts à5
6
7
8
Mais il s ’agit de propositions qui, non seulement présupposent une victoire fort
incertaine en 1915, mais qui sont de surcroît contraires à la politique royale grecque.
Le roi, qui veut rester en dehors du conflit, reste sourd à ces offres. Profitant de
l’opposition entre lui et Venizélos, les forces de l’Entente s ’installent à Salonique en
octobre 1915, puis à Casteilorizo et à Corfou en décembre, et, en mars 1916, dans les
îles proches des détroits. Le 22 mai 1916 le ministre allemand à Athènes communique
au premier ministre Gounaris le désir de son gouvernement d’occuper
"temporairement” les gorges de Rupel au nord de Serrés et une avancée de 14 km de part
et d’autre du Strymon à la frontière bulgaro-grecque, pour faire face à la nouvelle
situation créée par la présence des Français à Salonique. Le roi cède, le 27 mai le fort de
Rupel est rendu, la Grande-Bretagne riposte le 29 par un embargo sur les navires grecs
et l’occupation de Thasos le 9 juin; les forces allemandes annoncées sont en fait
bulgares, et le 17 août les Bulgares, en accord avec l’Allemagne, sortent de la zone
primitivement définie et, le 7 septembre atteignent Kavalla où les forces grecques, ne
pouvant quitter le pays à cause du blocus du port par la marine britannique, sont faites
prisonnières et emmenées en Bulgarie.
mai 1915 60 elle prend des contacts avec les Ottomans pour juger de ce qu’elle peut
obtenir moyennant une promesse de neutralité. L’Empire Ottoman pendant le mois d’août
1914 et même après l'entrée de la flotte ottomane en mer Noire le 29 octobre, avait
maintenu des contacts diplomatiques avec l’Entente et avec l’Allemagne pour voir
garantie son intégrité territoriale, avec également les différents Etats des Balkans
dans l’espoir de récupérer une partie de la Thrace occidentale. Il comprend bien vite
qu’il n’y a rien à espérer de ces derniers, rien non plus des pays de l’Entente qui ne
veulent pas voir la Turquie à la table des vainqueurs; de plus, on entend parler à
Constantinople des projets de partage des Occidentaux et des propositions faites aux uns
et aux autres. L’Empire Ottoman choisit donc le camp des puissances centrales, puis se
décide à des négociations avec la Bulgarie, d’autant plus que l’Allemagne pousse les deux
Etats à s'entendre.
Le plénipotentiaire bulgare Kolusev comprend à la fin du mois de mai 1915 que les
Turcs sont prêts à céder du terrain sur l’Evros mais ni Andrinople, ni la ligne Enos-
Midia; l’ambassadeur allemand, le baron Von Wangenheim, lui assure en effet que la
Turquie n’y consentira jamais. Le 13 juin cependant, Kolusev demande officiellement
cette ligne, le négociateur Turc rompt immédiatement les discussions mais quatre jours
plus tard, Radoslavov lui fait savoir par le plénipotentiaire à Sofia, que cette demande
n’avait été formulée que "pour l’opinion publique". Le 26 juin les négociations
reprennent et Kolusev ne parle plus de cette ligne. Au conseil des ministres des 28 et 29
juin les ministres Halil, Talaat (député d’Andrinople) et Enver s’opposent au Grand
Vizir et à son idée de concessions territoriales en Thrace. Ce dernier cependant, le 29,
explique à Von Wangenheim qu’il veut bien céder sur l’Evros si l’Allemagne s ’engage à
payer un nouveau chemin de fer et une gare pour Andrinople. Et voilà de nouveau le
chemin de fer au coeur des problèmes de frontières...
Aux discussions préparatoires prennent part Kolusev et le colonel Zekov pour les
Bulgares, les ministres turcs Halim et Talaat, Enver et Sait Halim Pacha, l’Allemand
Von Wangenheim et l’ambassadeur d’Autriche Pailavicini. Les négociations commencent
le 8 juillet et au cours de l’été Von Wangenheim, malade, est remplacé par le Prince
Hohenlohe; un troisième délégué, Tockov, rejoint les deux premiers Bulgares, et
Radoslavov utilise également les services officieux (et mal connus) d’un commerçant,
Tjufekciev. En juillet et août les négociations butent sur deux points : la Turquie est
prête à céder l’ouest de l’Evros, sauf les forts d’Andrinople, mais ne veut pas consentir à
des sacrifices supplémentaires près de Kirk Kilisse, elle désire en contrepartie une
entrée en guerre de la Bulgarie qui n’offre alors que sa neutralité. A la suite des
60. W olfgang Uwe Friedrich. Bulgarian-Turkish relations in the summer o f 1915, in Baikan
Studies, 1 8 /1 97 7, p.363-379.
interventions allemandes auprès des deux Etats, le 3 septembre un accord est trouvé et
signé le jour même, qui est aussi le jour de la signature du traité germano-bulgare. Le
conseil des ministres bulgare et le Sobranié n’ont été informés des négociations en cours
par Radoslavov qu’à la fin du mois d'août. Le 11 septembre 1915 la Bulgarie attaque la
Serbie, le 1 5 novembre le premier convoi de munitions arrive à Uzun Kdprü en ayant
traversé la Bulgarie. En échange, la Turquie renonce au sandjak de Demotica soit environ
La victoire des pays de l’Entente relance les discussions de frontière puisqu’il faut
passer des conjectures à la réalité. On doit cependant, pour comprendre les décisions
61. Aux ouvrages d'histoire diplomatique déjà cités il faut ajouter les ouvrages et recueils
suivants:
- M.Repoussi. La Grèce et la Turquie 1919-1923, évolution et rencontre à travers les avatars de
la Grande Idée, Paris, Thèse J.Thobie, 1 987.
- P.C Helmreich. From Paris to Sevres : the partition of the Ottoman Empire at the Peace
Conférence of 1919-1920, Colombus, Ohio State University Press, 1974.
- H.N. Howard. The partition of Turkey 1913-1923, Norman University of Oklahoma Press, 1931.
- P. Mantoux. Les délibérations du Conseil des Quatre, Paris, Ed du C.N.R.S, 1955.
- Conférence de la Paix 1919-1920, Recueil des A ctes de la Conférence, IV.C.5 Questions
territoriales, Commission chargée d'étudier les questions territoriales intéressant la Grèce, Paris,
Imprimerie Nationale, 1923.
62. P.Mantoux. op cit, tome 1, séance du 1 3 mai 191 9.
161
problème de ia possession de ia Thrace à un affrontement gréco-bulgare puisqu’on
éiimine les Turcs par principe. Enfin il pose la question cruciale de savoir qui sera
maître en Thrace orientale et à Constantinople si on en expulse le sultan : la Grèce avec
le soutien britannique (ce qui entraîne réticences françaises et opposition italienne) ?
un mandat international collectif de la S.D.N ? ou un mandat confié aux seuls Etats-
U n is?
Il explique également l’indifférence, voire l’hostilité, face à Damad Ferid Pacha
lorsqu’il veut plaider pour son pays; il remet en effet le 17 juin 1919 un mémoire au
Conseil des Quatre demandant à garder la Thrace occidentale au nom de la majorité
musulmane de sa population et au nom de la protection stratégique d'Andrinople; son
texte est lu le 25 juin et Uoyd Georges le commente en ces termes :
A. LES ARGUMENTS
Chacun des Etats concernés présente et fait connaître ses arguments auprès des
Grands et de leurs opinions publiques, et cela avant même le début des négociations
officielles.
Le 17 septembre 1918 Caclamanos communique au Foreign Office une note
relative aux revendications helléniques, première tentative de formulation concrète : il
Aux arguments économiques avancés par la Bulgarie, la Grèce répond que cet
Etat, s'il perd la Thrace occidentale, ne sera pas le seul sans débouché sur la mer, que
d’ailleurs il dispose de ports sur la mer Noire, utilisables si l’on décide de la liberté de
navigation dans les détroits, et qu’enfin entre 1913 et 1919 il a peu utilisé ces ports
tant demandés : le pays ne faisait par l’Egée que 3,8% de ses importations et 6 ,8 % de ses
exportations ! Venizélos, généreux, se propose de lui assurer "un débouché commercial
sur l’Egée" si nécessaire.
- Dans d’autres textes et par voie d’enquête, les phiihellènes s’efforcent de
prouver que les Bulgares sont des "sauvages inhumains" qui n’ont droit à aucune
bienveillance. La Grèce obtient une Commission internationale d’enquête sur les
massacres perpétués par les Bulgares dans la Macédoine occupée pendant la guerre et
sur les mauvais traitements à l’égard des prisonniers de guerre en Bulgarie. Cette
commission formée d’un Français, d’un Anglais, un Belge, un Serbe et un Grec visita
Les Bulgares, mal placés car dans la position du vaincu, lancent dès octobre 1918
pour défendre leurs intérêts en Thrace, une campagne qui se prolonge jusqu’en 1922,
puisqu’ils essayent de représenter à Lausanne la question de la Thrace occidentale.
- la Bulgarie insiste sur des arguments économiques et géographiques : être
coupée de la mer Egée serait pour elle catastrophique; que deviendrait le commerce sans
l’accès à l’Egée ? Les Grecs promettent un accès à Dedeagatch ? La Bulgarie n’a guère
confiance et ne veut pas mettre on commerce à la merci d’un pays ennemi; elle ne peut
utiliser des facilités éventuelles à Porto-Lagos vu l’impossibilité de construire la ligne
de chemin de fer depuis Philippopolis, la mer Noire est difficile et les détroits souvent
fermés, il faut donc pouvoir s ’en passer, aussi a-t-elle un besoin vital du port de
Dedeagatch "débouché naturel de la vallée de la Maritsa La plaine côtière constitue,
dit-on "le complément naturel" du pays et forme avec les Rhodopes un ensemble6
66 . Rapport et enquête de la commission interalliée sur les violations du droit des gens
commises en Macédoine Orientale par les armées bulgares.
- R eiss. Bulgares et Turcs contre les Grecs, Paris, Grasset, 1919.
- Délégations de Grèce, de Roumanie et du royaume des Serbes. Croates et Slovènes. Réponse au
mémoire de la délégation bulgare concernant les crimes commis par les autorités et les troupes
bulgares au cours de la dernière guerre, au Conseil des Dix, Paris, 1919.
Qn p eu t tro u ve r J'ensem bLe. des, a rgu m e n ts, o ro -g re c s dans:
- M.AIexandri. Les Balkans et les prétentions bulgares à l'hégémonie balkanique, Berne, Société
suisse de publicité, 1918.
- Andreadès. La Grèce devant la Conférence de la Paix, in Revue politique et parlementaire Paris,
févrierl 91 9.
- Antoniadès. La puissance de l'hellénisme et le rôle économique des Grecs en Thrace, Rapport à la
Conférence de la Paix, Paris, Chaix, 27-2-1 91 9.
- sans auteur, Les aspirations nationales de la Grèce, Ed de la Paix des Peuples, Paris, 1919.
- A.France. La Grèce et la Paix. Paris, Chaix, 1919.
- A.Karadim itri. A propos des revendications helléniques devant le Congrès de la Paix, Auxerre,
A.Gallot, 1919.
- Malleterre. Reinach et Sartiaux. La Grèce devant le Congrès de la Paix. Paris, Boivin, 1919.
- N.Politis. Les aspirations nationales de la Grèce, Paris, La Paix des Peuples, 1 91 9.
- l'ensemble des Etudes franco-grecques publiées à Paris chez Berger-Levrault entre 1918 et
1 920 sous la direction de L.Maccas._____
indivisible; que deviendraient autrement les pasteurs nomades ? L’insistance à prouver
que ces demandes sur la Thrace sont justifiées par des raisons "naturelles" atteint un
"la Bulgarie a pour elle cette loi naturelle qui porte, d ’une poussée irrésistible,
les populations de l’hinterland vers la côte et qui fait que les populations côtières
de coionistes, comme c ’est le cas pour les Grecs en Thrace occidentale, sont
fatalement submergés par l’élément ethnique dominant".
Les musulmans doivent jouer un jeu difficile : pour éviter à la fois la domination
bulgare et celle des Grecs, ils soutiennent alternativement le plus faible des deux, et
comprenant qu’ils ne peuvent espérer rester ottomans, ils demandent la constitution
d’une province ou d'un Etat autonome; les mêmes personnes peuvent tenter de négocier
sur tous les fronts simultanément
Grecs et Bulgares contactent les députés musulmans au sobranié bulgare; ces
députés ont rédigé en octobre 1918 un mémoire sur l'intolérance et les mauvais
traitements des Bulgares à l’égard des musulmans, le général Chrétien refuse de
transmettre leur message à ses supérieurs, le colonel Mazarakis qui dirige alors la
mission grecque en Bulgarie aux côtés des Alliés, entre en contacts avec eux et rencontre
ismail Hakki Bey, grand propriétaire terrien en Thrace occidentale et dans la région de
Kavalla; poussé par Mazarakis ce groupe de députés envoie son mémoire à Venizélos et à
Franchet d’Esperey. Le texte est signé de Ismail Hakki, Mehmet Djelal, Edhem Rouhi,
Saffet Choukri, Salim Nouri, Mehmet Hachim, Tevfik et Kemal Handi 69; en fait, selon
certains, il aurait été rédigé par Mazarakis lui-même et transmis à Franchet d’Esperey
le 2 janvier 1919. Les signataires se plaignent des Bulgares, demandent une occupation
interalliée, plus sûre pour eux qu'une région autonome menacée par les convoitises des
voisins, et concluent :
" L'annexion à la Grèce est ce qu'il y a de mieux pour les musulmans".
Mazarakis envoie ismail Hakki organiser un mouvement anti-bulgare à Salonique,
ce qui entraîne des représailles contre les autres élus musulmans bulgares; certains
quittent alors Sofia pour Constantinople, ceux qui restent signent des textes les
dissociant des premiers. Venizélos, qui n’a pas encore reçu la pétition envoyée par
Mazarakis, demande le 3 février au Conseil des Dix de consulter les députés bulgares au
Sobranié, puis le 24 février il assure aux puissances que le droit grec prévoit la
protection des non-orthodoxes et présente la pétition reçue cinq jours plus tôt; le 26
février il poursuit la même argumentation en promettant de respecter les monuments
musulmans d’Andrinople et lit un passage d’un article de Franchet d’Esperey 6
70 qui en
9
janvier 1911, dans la Revue du Monde Musulman vantait la vie sans problèmes des
musulmans dans la Thessalie grecque.
Le 1 mars, l’Italie, contrant la Grèce, obtient que le texte envoyé par Franchet
d’Esperey ne soit pas inclus dans le rapport général de la Conférence de Paix et présente
une seconde pétition signée le 5 mars à Sofia de dix autres députés musulmans (restés en
Bulgarie) qui se déclarent heureux d'être bulgares et totalement opposés à la Grèce.
"Les Grecs, dans leur soif insatiable de conquêtes territoriales dans les Balkans...
répandent le bruit que les musulmans de la Thrace orientale se sont plaints des
Bulgares et préféraient l'administration grecque... Les musulmans sont dévoués à
leur patrie commune la Bulgarie, et ils l'ont démontré par le sang versé sur les
69. On peut trouver ce texte dans Les Etudes franco-grecques, Paris, Berger-Levrault, n°8,
Les conflits sanglants lors du débarquement des Grecs à Smyme en mai 1919
pèsent lourdement contre l’argument de la préférence éventuelle des musulmans pour la
Grèce, et de surcroît le 28 juillet le chargé d’affaires américain à Sofia, Murphy,7
2
1
73. Mise sur pied en 1911, l'Entente Libérale est opposée au groupe Union et Progrès, et prête,
dans ce cas, à se soumettre, même à regret, aüx exigences des Alliés.
74. Biviklioalu. op d t , sur l’ensemble des activités musulmanes en Thrace en 191 8 et 1 91 9,
p.123 à 195.
commun à Constantinople.
Le T.P.M.H.C publie à Andrinople un journai Trakya où des articles insistent sur
les mauvais traitements infligés aux musulmans de Thrace par les Bulgares; le 22
janvier 19 1 9 il organise une réunion générale à Constantinople avec les députés
musulmans bulgares qui ont pu rallier la ville et ils se prononcent pour une Thrace
unique avec tenue d’un plébiscite. Un comité de dix membres reste à Constantinople pour
contacter les étrangers et le gouvernement ottoman; ils rencontrent les ministres les
plus importants, Ghalib Khemal, le plénipotentiaire ottoman à Paris, le Grand vizir,
Mustafa Kemal, l’ambasssadeur d’Angleterre et celui des Etats-Unis... les autorités
ottomanes les soutiennent en paroles mais se déclarent impuissantes, les occidentaux
leur répondent de ne pas s ’inquiéter et M.Kemai les encourage à poursuivre; c’est ce
comité qui décide en mars 1919 d’envoyer, grâce à l’aide italienne, le groupe des quatre
députés menés par Djelal; ils ont pour mission de se faire connaître auprès des hommes
politiques et des journalistes, de rencontrer des amis de la Turquie comme Loti, de
plaider pour une Thrace unie et turque, ou à défaut, pour un protectorat des grandes
puissances. Ils sont restés un peu plus de trois mois à Rome. Ils ont eu en réalité
beaucoup de difficultés à se faire entendre, seul Ghalib Khemal a pu atteindre Paris,
mais les sociétés turques de Suisse ont pu faire publier leur point de vue 75 .
Du gros travail de propagande effectué par le comité il reste le texte du 18
décembre 1918 adressé aux délégués étrangers à Sofia et qui insiste sur le droit du
peuple majoritaire à décider de son sort, une carte ethnographique d’Andrinople, les
deux cartes de la répartition des populations et des propriétés en Thrace incluses dans
l’ouvrage de Ghalib Khemal, enfin une brochure Cenubi Trakya’da hakki hâkimiyet
kimindir ? (à qui revient la souveraineté dans la Thrace du sud ?) ; cette brochure est
signé d’un pseudonyme, Hilal, (le Croissant), écrit à Andrinople le 16 mars 1919 et
publié à Constantinople; elle aussi plaide pour l’unité d’une Thrace à majorité
musulmane et soutient que les Grecs de Thrace ne sont le plus souvent que des
descendants hellénisés de Thraces antiques, Huns, Avares, Koumans, Petchenègues... des
Grecs mâtinés de Latins ou de Karamans qu’il n’y a donc pas lieu d’incorporer à la Grèce.
76. L’ensemble du rapport final est cité dans Franaoulis. op cit, p.35 sqq. Les textes de la
discussion sont publiés dans les Actes de la Conférence de la Paix, op cit. IV.C.5, PV n°4 le 20-2-
1 91 9, PV n°7 le 26-2-1 91 9, PV n°8 le 27-2-1 91 9,PV n°10 le 4-3-1 91 9 et P.V n“1 2 21 -3-
1 91 9, texte p.145.
" La Commission examina aussi la question de savoir si ia cession à la Grèce de la
Thrace occidentale ne constituerait pas pour la Bulgarie une servitude économique.
En présence de l'engagem ent formel pris devant la commission par M. Venizélos
que le gouvernem ent hellénique accordera à la Bulgarie un débouché garanti sur la
mer Egée, soit par Cavalla, soit par Salonique, soit même par Dedeagatch, et même
si la Bulgarie le désirait, construira une voie ferrée allant de Cavalla à la
frontière bulgare, les délégations américaine, britannique et française sont
d'accord que l'union à la Grèce de la Thrace occidentale ne portera aucune atteinte
vitale aux intérêts économiques de la Bulgarie. Il semble également établi que la
situation géographique et les conditions naturelles de la rade de Dedeagatch sont
telles qu’elle ne puisse jam ais être mise en état d'avoir pour la Bulgarie une
réelle valeur commerciale, et que, d'un autre côté, l'ouverture des Détroits
assurera un libre passage aux transactions commerciales de la Bulgarie par les
ports de Varna et de Bourgas.
Dans ce s conditions la Commission tombe à l'unanimité d'accord sur la cession à la
Grèce de la Thrace".
Le rapport du Comité Grec est approuvé par le Comité central territorial qui le
soumet le 30 mars au Conseil des Dix; le délégué américain ne reprend pas la position de
ses collègues du comité grec et se prononce alors une Thrace bulgare 77.
Les divers délégués disposent des rapports faits par les experts des organes
dépendant de leur propre gouvernement qui avaient déjà envisagé les problèmes puisque
les demandes de Venizélos étaient connues bien avant l'entrevue officielle du 3 février.
Le groupe des experts américains de l'Inquiry avaient ainsi conseillé au Président
Wilson, le 21 janvier, de laisser à la Bulgarie ses frontières de 1913 avec une garantie
de transit par le port de Kavaila ou de Salonique; c'est aussi l'avis du commissaire
américain à Constantinople en mars 1919. Conscient de l'opposition des populations
Dans les premiers mois de 1920, alors que le statut de la Thrace occidentale
retirée aux Bulgares est encore incertain, l'attribution éventuelle de la région aux Grecs
est de plus en plus souvent critiquée.
Franchet d'Esperey écrit au ministère de la guerre le 23 mars 1920 que " la haine du
Grec et de l'Arménien amènera la formation de bandes dans les pays cédés "...( à la Grèce
ou à un Etat arménien) 7
80; Foch en avril1920 à San Remo annonce une situation
9
militairement difficile si on accorde la Thrace aux Grecs, les rapports des services de
renseignements de la marine en Thrace occidentale signalent le 29 mai que la haine des
Grecs 81. On retrouve ces mêmes idées dans la presse, ainsi l'Europe nouvelle, le 28
février 19 2 0 estime que la Grèce ne peut tenir la Thrace contre la Bulgarie, que la
France en soutenant la Grèce s'aliène l'amitié des Bulgares et des Turcs qui risquent de
se tourner vers les bolcheviques; on trouve les mêmes doutes exprimés le 24 avril et le
1 août, alors que la cession de la Thrace à la Grèce est décidée, la revue n’hésite pas à
parler de la mégalomanie de Venizélos, rappelant l'opposition déclarée des populations
locales 82 .
L'homme politique, recevant des avis contradictoires des spécialistes doit donc,
exercer pleinement son rôle, choisir et décider.
Mais sur quels critères ?
Grandes sont les hésitations si l'on en juge par le nombre des solutions proposées.
Les différents projets présentés entre 1918 et 1920 sont accompagnés de propositions
de frontières avec cartes et tracés différents (voir carte n°43).
associées". 8 5
Le Conseil s'en tient donc encore à une demie décision, qui réserve l'avenir, sans excluer
totalement la solution grecque.
Le 7 août devant le Conseil Suprême un des délégués américains, Polk, reprend les
doutes exprimés par certains experts de son pays sur la présence grecque en Thrace et
un nouveau projet est élaboré le lendemain sous l'influence de Wilson : la Grèce aurait
seulement les kazas de Xanthi et de Gumuldjina tandis que l'Etat international de
Constantinople comprendrait Andrinople, la vallée de la Maritsa jusqu'à Dedeagatch, et8
5
4
3
83. Dans les A ctes de la Conférence de la Paix, op cit, IV.C.V, voir les PV 1 5, 1 6, 17, 1 8, 20,
21,23.
84. Petsalis-Diom idis. op cit, p.262.
85. Petsalis-Diom idis. op cit, p.263.
ie chemin de fer. La Grèce refuse dès ie lendemain, soutenue par Clemenceau qui ne veut
rien laisser à la Bulgarie vaincue. Entre le 8 et le 1 2 août nait un nouveau projet : la
Grèce aurait le sud du Kuslar Dagh jusqu'à Makri et la Thrace occidentale à l'est d'une
ligne allant du fond du golfe de Xeros à l'est de Midia; la partie intermédiaire serait une
zone internationale ! Venizéios est prêt à accepter cette solution dans ses grandes lignes,
et dans les jours qui suivent (le 28 août) demande simplement quelques modifications
pour raisons stratégiques; il souhaite que la frontière passe par Memkovo, le Kartal
Dagh et le Tokadjik Dagh, qu'à l'extrême ouest le village de Bukia et son pont sur le
Nestos reviennent à la Grèce, il faudrait également prévoir un droit de passage grec à
travers l'Etat international. Mais Wilson refuse et n'accepte qu'une cession à la Grèce
limitée aux kazas de Xanthi et Gumuldjina dans les frontières de 1913, le reste de la
Thrace allant à l'Etat international, la Grèce à son tour refuse.
La France et la Grande-Bretagne pour sortir de l'impasse présentent au début du
mois de septembre un nouveau projet : on ne fixe que la frontière sud de la Bulgarie, et
le reste de la Thrace occidentale sera confié, en attendant d'autres décisions, à une
administration interalliée, la Grèce prenant part à l'occupation dans la partie ouest du
kaza de Xanthi que tous sont prêts à lui accorder définitivement. Les Etats-Unis
acceptent un projet qui leur parait un pas vers l'Etat international. Le lendemain le
comité central territorial trace une ligne de frontière suivant les conseils du comité
grec de mars, le Conseil des Quatre l'accepte à l'unanimité le 6 septembre; seuls les
Etats-Unis ne participent pas à l'occupation interalliée; le 18 septembre Franchet
d'Esperey reçoit l'ordre d'organiser l'évacuation bulgare et l'installation d’une
occupation interalliée limitant le secteur grec et ne préjugeant aucunement du sort
réservé dans l'avenir à la province.
Le nouveau projet de frontière sud de la Bulgarie fixe une ligne qui part une fois de
plus du Kuslar Dagh, descend vers le Kartal Dagh au sud-est, suit le Tokadjik Dagh vers
le nord-est jusqu'à la ligne de 1913 à 4 km au nord de Kuçuk Derbent, de là, se dirige
vers le Nord-ouest jusqu’à l'Evros, retrouve sur la Tundja la ligne de 1913 et la suit
jusqu'à San Stefano sur la mer Noire; le village de Bukia et son pont est accordé à la
Grèce. Le projet est communiqué à la Bulgarie le 19 septembre. La Bulgarie perd dans
l'opération tout le kaza de Dedeagatch, les 7/8 des kazas de Xanthi et de Gumuldjina, les
5/6 du kaza de Soufli, les 4/5 de celui de Daridere, le 1/5 de celui d'Ahi Celebi et le
1/6 de celui d'Egridere.
La seule décision prise au bout d'un an de discussions est donc celle de repousser la
Bulgarie vers le nord, mais rien n'est encore décidé sur le sort de la Thrace elle-même.
C'est dans le cadre de ce que l'on appelle plus généralement le "traité turc" que son sort
doit se décider; ce n'est donc plus qu'un des aspects du découpage de l'Empire Ottoman, lié
aux rapports de force entre les puissances, aux problèmes qui se rattachent à la
présence grecque à Smyrne, au nationalisme turc qui grandit au fur à mesure que
s ’amplifie la volonté des puissances de se désengager du secteur. Les Etats-Unis ne
participent pas aux négociations concernant la Turquie, les Italiens après l'affaire de
Fiume sont moins écoutés, les décisions essentielles sont prises par la France (qui se
soucie davantage des problèmes allemands) et la Grande-Bretagne; c'est donc cette
dernière qui souvent décide et laisse Venizélos s'engager.
Pendant l'hiver 1919 -1920 aucun Etat n’étant prêt à assumer le mandat sur la
Thrace, il apparait de plus en plus que l'on s'achemine vers une solution confiant
l'essentiel de la Thrace aux Grecs. Les musulmans de l'Inde font savoir leur opposition à
tout projet expulsant le khalifat de Constantinople, des contacts entre Kemal et les
87. "Qu'allons-nous faire dans cette felouque ? " se demande l'Intransigeant, en mars 1 920. cité
dans Dumont. Mustafa Kemal, Bruxelles, Ed Complexe, 1983.
180
et Smyrne doivent rester à la Grèce car les "T u rcs y sont en minorité " 88 . Depuis le
mois de juin cependant la majorité des militaires et de la presse déclarent le traité
inapplicable, Lloyd Georges reste seul à croire les forces grecques capables de l'imposer
à la Turquie. L'ensemble des traités y compris le traité relatif à la Thrace est cependant
signé le 10 août à Sèvres, mais aucun Parlement n'entame même les procédures de
ratification.
Dès lors la question thrace est comprise dans l'ensemble de l'activité du mouvement
nationaliste turc de Kemal. En mars 1920, Cafer Tayyar décide de couper les liens avec
le gouvernement du sultan et fonde le gouvernement autonome d'Edime; Ismail Hakki,
qui préparait en octobre 1919, en accord avec Athènes, un projet d'autonomie de la
région sous direction grecque, renonce devant l'hostilité des nationalistes, il tente
encore en mars 1920 une démarche auprès de Damad Ferid qui se déclare impuissant.
Après les accords de San Remo les membres des diverses organisations renforcent leurs
contacts devant l'urgence de la situation. Un grand congrès les réunit à Andrinople entre
le 9 et le 14 mai; des désaccords se font jour sur la nature des moyens à utiliser :
organiser immédiatement une résistance armée comme le conseille Tayyar (le mufti de
Gumuldjina Hilmi n'est pas très chaud), envoyer une délégation spéciale à Paris mais
les écoutera-t-on ? Certains tels Arif bey n'espèrent plus rien du sultan et veulent une
rupture immédiate avec lui, Hilmi et Hasan Sabri, plus liés au groupe Entente Libérale
qu'aux anciens d'Union et Progrès ne veulent pas couper les liens avec le sultan,
acceptent l'idée d'une défense mais pas une mobilisation ou une collecte d'argent
immédiate... 2 0 0 délégués contre 2, et 12 abstentions se prononcent pour l'organisation
immédiate d'une défense armée; le congrès se termine le 13 mail 920 en réaffirmant sa
volonté de ne pas laisser à la Grèce un pays à majorité musulmane, il crée un nouveau
comité pour organiser la lutte, envoie quatre délégués en Europe et choisit Cafer Tayyar
comme commandant en chef. Les trois délégués d'Andrinople rejoignent à Rome Galip
Kemal, ils .rencontrent Giolitti, publie des textes et des statistiques dans la presse
italienne, adresse des télégrammes aux différents Premiers Ministres... sans effet 90 .
Dès le 19 mai le nouveau comité créé prend une série de décisions destinées à
organiser la défense : réquisitionner les armes, les vivres, mobiliser les jeunes gens.
Le Comité de Thrace occidentale qui s ’était transporté à Gumuldjina en octobre 1919
avec l'occupation interalliée, organise autour d'Hemetli (Organi, nord de Gumuldjina) le
27 mai 1920, après l'installation des Grecs, un gouvernement de Thrace occidentale
composé de neuf membres (dont deux bulgares) dirigé par Tevfik Bey et mène une
guérilla pendant un peu plus de deux ans contre la présence grecque.
Doit-on lutter pour assurer à un "beau-frère félon", ce qu'on avait accordé pour
A. LE REPLI PROGRESSIF
La question que se pose le Figaro au mois de novembre 1920, alors que Venizélos
vient de perdre les élections et que le retour du roi en Grèce est imminent, symbolise les
changements qui s ’effectuent à partir de l'été 1920 dans les positions diplomatique .
Comme prévu, le traité de Sèvres ne peut être réellement appliqué vu l'opposition armée
des forces nationalistes de Kemal; le changement politique en Grèce met fin aux relations
personnelles de respect et d'amitié qui liaient les négociateurs occidentaux à Venizélos,
des changements de personne se produisent également en Occident et amènent au pouvoir
des hommes politiques qui ne sont pas liés personnellement aux décisions antérieures.
Par ailleurs, indépendamment des questions de personnes, bien des éléments plaident en
faveur d'un désengagement de la France et de la Grande-Bretagne dans les affaires
ottomanes : le désir de ne pas se couper de leurs sujets musulmans (Kemal s'adresse en
mars 1920 à l'ensemble du monde islamique), la peur d'une alliance entre les
bolcheviques et Kemal, les intérêts économiques, le besoin de rapatrier aussi
rapidement que possible les militaires occidentaux encore sous les drapeaux en Turquie,
l'hostilité de l'opinion publique face à un engagement dont elle ne comprend pas
l'intérêt...
Le résultat est que la France établit très vite des relations avec Kemal : en
décembre 1919 il reçoit à Sivas, le représentant de la France en Syrie G.Picot, le 11
février 1920 les Français vaincus évacuent Maras et ils abandonnent en mars 1921
toute prétention sur la Cilicie, en juin 1921 Franklin-Bouillon se rend à Ankara et
parvient à un accord entre les deux gouvernements le 20 octobre 1920... Le temps
travaille contre la Grèce : moins elle peut s'imposer sur le terrain militaire en
Anatolie, plus les contacts entre la France, la Grande-Bretagne et Kemal se multiplient.
Traduction logique de cette évolution, dès la fin de l'année 1920 on parle de
La campagne non décisive menée par les Grecs en Anatolie dans l'été 1921 renforce
les tendances déjà indiquées. En janvier 1922 Français, Anglais et Italiens se réunissent
à Cannes pour examiner l'évolution de la situation, la question de la Thrace est à l'ordre
du jour et Gounaris doit se résigner à accepter " qu'une petite modification soit effectuée
aux frontières de Thrace et que ces frontières soient déplacées de la ligne de Midia à une
ligne au-delà de Rodosto de sorte que cette dernière ville demeure à la Grèce" 9
93. La
2
presse turque lance une grande campagne sur le caractère turc de la Thrace et accuse les
Grecs de maltraiter les musulmans depuis leur entrée dans la région, des informations
du même syle paraissent dans le Temps du 30 janvier; les différents comités thraces
envoient des représentants à Paris. Les militaires informent leurs supérieurs que les
Turcs ne renoncent pas à leurs demandes sur la Thrace et sur Andrinople et que la
Bulgarie n'a pas renoncé à retrouver le terrain perdu. Ainsi le Commandant Lespinasse
qui rédige le 1 mars 1 9 2 2 une "note sur la Thrace" estime-t-il que le traité de Sèvres a
Puissances 94. A la conférence orientale qui réunit à Paris à partir du 22 mars 1922,
Français, Anglais et Italiens, la Turquie présente les arguments annoncés par le
commandant Lespinasse : au nom de la population et de la protection de Constantinople, il
faut une modification de frontière en Thrace; les alliés s ’accordent sur une nouvelle
ligne qui pourrait partir de Ganos sur la mer de Marmara jusqu'au mont Strandja, et
une zone démilitarisée sous contrôle international qui pourrait garantir la paix dans la
région. Mais
" Les trois ministres n’ont pas la prétention de penser que cette solution du
soir même télégraphie à son gouvernement 0 0 que le retour aux frontières de 1913 et
le plébiscite seront très difficiles à obtenir et qu'il ne veut pas rompre les négociations
là-dessus, mais qu'il pourra peut-être parvenir à conserver Karagatch.
La journée du 23 novembre est consacrée à l'argumentation turque; Ismet fournit,
en réponse aux statistiques grecques de la veille, ses propres chiffres : la population de
la Thrace occidentale en 1913 était en majorité musulmane, Venizélos lui-même l'avait
reconnu, c'est vrai également de la population de l'enclave de Demotica, donc on ne peut
parler de protection éventuelle des droits des minorités musulmanes quand il s'agit de la
majorité ! il ironise également que l'idée que la Maritsa qui coupe la ville d'Andrinople
en deux puisse être une frontière, ou que l'on puisse séparer une ville de son faubourg
comme ce serait le cas pour Karagatch. Le 24, la sous-commission territoriale dirigée
par le général Weygand recommande une zone démilitarisée de 30 kms de large allant de
la mer Noire jusqu’à l'embouchure de la Maritsa sur l’Egée et souhaite également que
Dedeagatch devienne un port franc sous contrôle international; les Turcs acceptent cette
zone si les puissances garantissent son inviolabilité et s’ils y restent souverains.
Le conseiller technique bulgare Morphoff donne lecture du mémoire bulgare
estimant nécessaire que la conférence traite également de ia 'Thrace occcidentale ou
bulgare"; il rappelle les conditions du traité de Neuilly, les paroles modérées de
Venizélos en 1913 qui estimait dangereuse une extension au-delà de la Strouma,
l'importance de la Maritsa pour la Bulgarie, le rôle de Dedeagatch comme port des
Balkans et non comme port inutile pour la Grèce, l'importance démographique des
Bulgares dans la région de Dedeagatch... c'est la reprise des arguments de 1919 .
Comprenant qu'une annexion à la Bulgarie est sans espoir, il propose la création d’un
Etat autonome de Thrace. Mais la réunion a surtout été l'occasion d'un affrontement entre
Venizélos et Stambouliski, Ismet dans son télégraphe à Raouf Bey cite un rapport de
Curzon qui précise que l'affrontement furieux entre les deux hommes s'e st déroulé "p o u r
Ismet comprend la menace voilée et transmet à Raouf bey qu'il n'y a guère plus à
espérer; celui-ci lui ordonne de consulter son gouvernement avant toute décision sur le
sort de Karagatch et lui suggère d'insister sur le plébisicite en Thrace car renoncer à
l'un des points du Pacte National ferait très mauvais effet auprès de l'opinion islamique.
La question des frontières de Thrace est cependant ajournée au soir du 25, et le statut
des îles d'Imbros et de Tenedos est considéré comme une part du problème des Détroits.
Pendant plusieurs semaines la Thrace n'est plus le souci premier d'Ismet qui doit
également rendre compte des discussions sur les Capitulations, leur aspect juridique et
financier, la dette ottomane, la question de Mossoul et celle de l'Arménie, le problème
des prisonniers de guerre turcs et grecs, enfin l'échange de populations entre Grèce et
Turquie qui est discuté à partir du 1 décembre. Ismet en dehors des réunions officielles
continue ses contacts, il rend compte d'un article du Temps du 10 décembre qui présente
la question d'une manière favorable à la Turquie : comment être maître dans une ville
comme Andrinople si on n'a pas la gare de Karagatch à 4 km ? un plébiscite en Thrace
Au cours du mois de décembre les deux pays essayent sur le terrain thrace lui-
même de faire évoluer la situation par le retour discret à le pression armée; à la mi-
décembre des détachements de guérillas locaux aidés par l'armée turque et menés par
Fuad Bey s'opposent aux forces grecques à Ôren-Oreo et Sahin-Echinos au nord de
Xanthi; les militaires français sur place estiment cependant que la presse monte en
épingle cette "soi-disant insurrection " insignifiante. Le général Pellé écrit le 4
1 02. Simsir. op cit, tel 58 p.1 70, texte du Temps p.200 et 201, te! 1 62-1 63 du 31 décembre
p. 301.
103. S.H.A.T, 7. n.321 7-3.
d'une centaine d'hommes et les forces helléniques . Celles-ci auraient eu un
capitaine tué et onze blessés; soixante comitadjis faits prisonniers auraient été
exécutés".
A la fin du mois de décembre et au début du mois de janvier les Grecs renforcent
leurs effectifs en Thrace, rappelant que si leurs forces ont été vaincues en Anatolie,
elles peuvent encore menacer Constantinople, iis s'installent dans certains points des
bords de la Maritsa dont les accords de Moudania les avaient éloignés, avec la tolérance
des Alliés : ils tiennent le pont de Kuleli Burgas, le fleuve entre Bosnakeuy et Soufli,
puis un détachement grec participe à l'occupation de Karagatch. Les diplomates français à
Constantinople envoient de nombreux télégrammes aux Affaires étrangères pendant ce
mois de janvier : ils remarquent l’effervescence régnante, la nervosité grandissante,
l'escalade verbale (on parle du côté grec de "fêter Pâques à Sainte Sophie"), mais
104. Archives S.H.A.T, l'ensemble des télégrammes dans 7.N.3218-1 et 3218-7. Citation du 12-1-
1923.
C. LAUSANNE: LA QUESTION DE KARAGATCH
Après une série de rencontres officieuses ou secrètes, puisque tous les pays
concernés ont besoin de sortir de l'impasse, les négociations reprennent le 23 avril. Les
Grecs en février ont continué •leurs manoeuvres d'intimidation en Thrace, mais les
militaires français estiment que l'état désastreux des finances rend toute guerre
impossible et à la fin du mois de mars 1923 la crue de la Maritsa a rendu toute
L’Anglais Rumbold pense le 18 mai avoir trouvé une issue et la propose à Ismet 1 0 6 :
" peser de toute notre influence sur la délégation hellène pour lui faire accepter
la transaction suivante : d'une part la Turquie renoncerait pratiquement aux
réparations que la Grèce est hors d'état de lui payer, d'autre part la Grèce céderait
à la Turquie Karagatch (ville et gare)".
Ismet demande l'avis d'Ankara avant d'accepter et Venizélos conseille à Gonatas
d'accepter la transaction. Le 26 mai Ismet accepte donc le principe de l'échange et
feuille récente au 1/75 0 0 0 107. Le 1 septembre le rapport de Catroux signale que les
travaux de démilitation sur le terrain et de report sur la carte sont terminés en
frontière intérieure ^ 0 8 ;
" L'opération initiale a eu pour objet de fixer en présence du représentant du
gouvernement bulgare, capitaine Dmitroff, la borne n°16, comme à la Bulgarie et
à la Grèce. La com mission a fait choix de la borne portant le numéro 160 , dans la
série des bornes marquant la frontière politique entre la Bulgarie et la Grèce...
De la borne n°l 6, le tracé descend par le vallon orienté sud-sud-est entre les
villages de Babalar et Sarap Dere ju sq u ’au confluent de ce vallon avec le Kizil
Deli Dere. De ce point il remonte d'abord le Kizil Deli Dere sur un parcours de 2
kilomètres 600, puis le cours d'eau affluent du Kizil deli Dere (lequel conflue
immédiatement au sud de Memler) sur une distance de 2 kilomètres environ. Il se
prolonge ensuite sensiblement vers le sud jusqu'à la cote 721 (5 kilomètres 2 5 0
au sud de Memler). A la cote 72 7 est édifiée la borne 17.
De la borne n°17, le tracé s'infléchitr sou s forme de demi-lune,suivant
parallèlement et à une distance d'un kilomètre à l'est la ligne de hauteur jalonnée
par les cotes 671, 830, 889, 893, 907, 9 5 0 (Gelin Mouradi), de telle sorte que
cette série de hauteurs soit maintenue en dehors de la zone démilitarisée. A un
point situé à un kilomètre au nord de 9 5 0 , le tracé gagne ensuite la hauteur qui
s'élève respectivem ent à environ 2 kilomètres au nord de Tahtali et à 2 kilomètres
5 0 0 à Test-sud-est de la cote 950. Sur cette hauteur est élevée la borne n° 18.
De la borne n°189, le tracé prend une direction générale sud-ouest en
passant par la hauteur située à 4 kilomètres à Test de Findijik puis, coupant
transversalement les têtes de ravins descendant vers le sud du Kara Giurgene,
atteint la hauteur de Sivri Tepe ( 1 kilomètre sud)ouest de Hodjakeuy, lequel
village reste en dehors de la zone). Du Sivri Tepe, il se dirige sur le chemin de fer
de Dedeagatch à Gumuldjina qu’il atteint au ponceau situé à 3 5 0 0 mètres au sud-
ouest de la station de Kirka. A la sortie sud-ouest de ce ponceau est édifié la borne
n°l 9.
De la borne n°19 , le tracé passant à Test du village de Dollan,se dirigeant vers le
sud-sud-ouest, atteint le point situé à 100 mètres au nord du cap, désigné dans le
langage des habitants sous le nom de Ammoudia. En ce point est élevée la borne
n°20.
De la borne n°20, le tracé rejoint le cap Makri, en laissant en dehors de la
zone démilitarisée , conformément aux stipulations de la convention concernant la
Thrace, le village de Makri. Au cap Makri, à 100 mètres au nord du rivage est
élevée la borne n°21."
108. Archives S.H.A.T, 7.N.321 9-6, de Catroux au Président du Conseil E.Herriot, le 22-9-1924.
195
En pratique l'emplacement des bornes est indiqué mais les bornes ne sont pas
construites; un nouveau compte-rendu du capitaine Capdevielle du 28 janvier 1 9 2 6
donne i'état d'avancement des travaux d'abomement dans les trois pays; le rapport final
de la commission formée du français Sarrou, de l'Anglais Harenc et de l'Italien Capizzi,
le 20 mars 1926 signale qu'il a fallu intervenir plusieurs fois auprès des trois
gouvernements pour obtenir des travaux, après des demandes de travaux
complémentaires dans l’été! 925; à présent l'ensemble des travaux d'abomement est
réalisé; un nouveau rapport du 8 avril précise cependant que les autres travaux de
démilitarisation prévue dans la convention n'ont pas été effectués et ne le seront sans
doute jamais si on ne nomme pas à cette effet une commission spéciale. Cette commission
n'existera jamais.109 Le 31 juillet 1938 est signé à Salonique une convention qui
supprime la zone démilitarisée entre les trois Etats.
Il faut donc près d'un demi-siècle, de Berlin à Lausanne, pour passer d'une Thrace
unique à la division encore actuelle, après de multiples hésitations. Dans la situation du
pays au début du XX° siècle aucun élément physique, économique, historique ou ethnique
ne pouvait former une raison contraignante pour justifier en faveur d'un tracé; les
frontières finalement décidées résultent donc du choc entre des ambitions nationales
contradictoires et de tractations entre des grandes puissances qui ont en vue des horizons
beaucoup pius larges que la seule Thrace. Le droit des populations a été beaucoup plus
invoqué que respecté et, dans ces conditions, ces frontières sont toujours considérées
comme contestables par les parties concernées qui cultivent, chacune, le complexe du
"bon droit bafoué". En cela la Thrace n'est, il faut l'avouer, guère différente de
l'ensemble des Balkans. Enfin dernier paradoxe de l’histoire et de la géographie
mélangées : n'ayant pu intégré la Roumélie orientale et ses Grecs, ni conservé la Thrace
orientale où l'hellénisme était majoritaire, la Grèce a finalement gardé de l'ensemble
thrace, les régions où les populations grecques étaient les moins nombreuses.
Le second conflit mondial donne l'occasion à la Bulgarie de poser une nouvelle fois
sur le plan international la question de la Thrace et de ses frontières. Comme en 1914,
la Bulgarie est courtisée à la fois par les Franco-anglais qui souhaitent la voir se
joindre à la Petite Entente et par l'Allemagne avec qui elle fait une part importante de
son commerce. Mais la Bulgarie ne peut se joindre à des puissances auxquelles elle
souhaite reprendre des territoires comme la Grèce, la Yougoslavie ou la Roumanie; elle
se tourne donc vers l'Allemagne : on admire ses succès économiques et son refus du traité
de Versailles, la majorité des universitaires bulgares ont étudié en Allemagne et les
ouvrages en langue allemande dominent dans les bibliothèques universitaires, et la
Bulgarie est fière de son surnom de "Prusse des Balkans" 11°; le tsar Boris s ’en tient
cependant à une sage neutralité en septembre 1939, refusant de s'engager à la légère. Le
15 février 1940 le nouveau Premier ministre Bogdan Filov est un ardent
germanophile, les contacts se multiplient entre les deux pays pendant l’année 1940, le
15 juin la Gestapo obtient le droit d’opérer en Bulgarie et le général Zhekov est invité à
visiter les champs de bataille de France. Bien qu'en quelques semaines Mussolini, Hitler
et Staline lui aient tour à tour promis un accès à la mer Egée 111, Boris affirme
redouter une attaque turque et hésite encore. Cependant, lors d'une visite en Allemagne le
18 novembre il donne son accord au plan d'Hitler (Marita) qui prévoit une invasion de
la Grèce par la Bulgarie et un groupe d'officiers dirigé par le colonel Zeitzler installe
des dépôts de fioul, répare les ponts, étudie la topographie du pays tandis que les
spécialistes de la Luftwaffe installent des postes d'observation aérienne. A la fin de
l'année 1940 plusieurs milliers d’Allemands sont déjà en Bulgarie. Le 17 février 1941
enfin est signé la pacte de non-agression bulgaro-turc qui libère la Bulgarie de ses
craintes majeures, elle s'engage : le 1 mars 1941 elle signe le pacte Tripartite à Vienne
et Ribbentrop informe officiellement Filov que la Bulgarie recevra une sortie sur la
mer Egée entre la Strouma et la Maritsa ^ 2 ç e sont |es troupes allemandes qui
attaquent la Grèce et la Yougoslavie, la Bulgarie n'est que l'occupant de territoires que1
2
0
110. Marshall Lee Miller. Bulgaria during the 11° World War, Stanford University Press, 1976, p.8.
111. ibid, p.34 à 36. les 1 5 octobre, 1 7 novembre, 25 novembre 1 940.
112. ibid, p.40.
"Allemagne lui concède et n'intervient en Yougoslavie que lorsqu'Hitler a déclarée la
Yougoslavie dissoute; elle n’a donc pas attaqué légalement la Petite Entente, la Turquie
peut rester neutre.
La Bulgarie ayant donc occupé la Thrace grecque depuis le milieu du mois d’avril
1940 jusqu'en octobre 1944 (elle évacue entre le 12 et le 25 octobre), la question de
la Thrace est de nouveau posée à l'occasion de la conférence de Paix qui se tient à Paris
entre le 29 juillet et le 11 octobre 1946.
Dès l'année 1943 la Bulgarie prépare le terrain et fait publier à Paris des brochures
destinées aux Alliés 113 qui reprennent l'ensemble des arguments géographiques,
économiques et ethnologiques utilisés entre 1918 et 1922; elle explique l'occupation
bulgare de 1941 par une réaction contre l'injustice commise en 1919 et demande la
création d'un Etat thrace autonome en y associant une menace : "sinon le peuple bulgare
combattra pour réunir se s frères à la Mère-Patrie" 114* . Des contacts pris en juin et
août 1944 avec les Alliés montrent néanmoins aux Bulgares qu'il n 'y a rien à espérer
pour eux en Thrace, car il n'est pas question de céder du terrain à un vaincu 11 5. En
1945 et 1 946 une série de publications grecques et bulgares reprennent les thèmes- de
1918 et 1919 : rien de réellement nouveau; au thème des " atrocités bulgares", la Grèce
peut ajouter celui de la "triple agression" ( en 1913, 1915 et 1941 ) et les nouvelles
atrocités commises pendant l'occupation récente; pour témoigner de l'opinion des
musulmans du Rhodope, en septembre 1946 arrive à Paris une misssion pomaque
dirigée par le député Hamdi Fehmi qui demande l'union de tous les Pomaques à la Grèce.
C'est au nom de la triple agression que la Grèce demande une rectification de sa frontière
nord en juillet 1946 116 : elle souhaite repousser la ligne vers le nord à la latitude du
Mouton &
1. n Ppntyopoulos. The Balkan exchange of minorities and its impact upon Greece, Pans,
"Les m assacres sont la forme extrême de la lutte nationale entre des voisins
mutuellement indispensables poussés par cette idée occidentale, poursuivis par les
autres arm es mortelles que sont l'expropriation, l'éviction, les interventions
hostiles dans l’éducation, la religion ou l’usage de la langue maternelle et le déni de
Ces réfugiés venaient en majorité de la haute vallée de la Maritsa que les Russes ont
atteint à la fin de l'année 1877 et ont donc traversé le Rhodope en plein hiver dans la
neige, abandonnant en route 30 0 0 0 arabas qui ralentissaient leur fuite. Pourquoi cette
fuite ? Les personnes interrogées parlent de onze villages brûlés près de Tatar
Pazardjik, de femmes, d'enfants et de vieillards massacrés, de femmes violées, enduites
de poix et brûlées vives, ou de jeunes filles "habillées à l'européenne" et enlevées par
les soldats... une partie des Pomaques du Rhodope ont été pris de panique en entendant
ces récits et les suivirent... La Commission constate par elle-même le 7 août à Gabrovo
que les trente maisons musulmanes ont été brûlées tandis que les 90 maisons bulgares
sont indemnes, et le 8 août à Kouchnalar, que seules vingt des 230 maisons du village
sont encore intactes. Simsir affirme qu'à Philippopolis il ne reste en 1879 que 5 des
80 mosquées, 2 des 29 écoles coraniques et aucun des onze medressés, tous les autres
Cet exode, directement lié à la guerre, est loin d'être le seul mouvement de
population dans la région; les Bulgares 101affirment que les Turcs ont à la même époque,
en représailles, chassé 2 0 0 0 0 0 Bulgares de la Thrace ottomane; si le chiffre parait
excessif, le mouvement est confirmé par les listes dressées par Chatzopoulos peu après
1878 11. Celui-ci cite en effet pour chaque diocèse des villages qui ont perdu la majorité
de leurs habitants "pendant la guerre" mais précise que la plupart sont revenus; il
n'indique pas les raisons de ces départs, signale seulement que certains Bulgares
auraient souhaité vivre dans la future Bulgarie. Dans les secteurs de Gumuldjina et de
Maronia 17 villages sont cités, tous des villages de la plaine dont 15 sont, selon
l'instituteur, "bulgares" : ont-ils laissé la place devant le flot des réfugiés musulmans ?
Dans le diocèse de Didymoticho, le texte indique 21 villages évacués sur la rive droite de
la Maritsa, 14 autres sur la rive gauche (aujourd'hui turque). Sur ces 21 villages 11
sont bulgares, 9 sont grecs et le dernier "mixte”; l'armée russe qui occupa neuf mois la
vallée de la Maritsa est accusée d'avoir incendié les villages musulmans détruits que vit
la Commission en 1878 dans la région, mais elle n'a pas chassé les villageois bulgares;
l'instituteur précise enfin que plusieurs bourgades, à la suite des événements, n'ont pas
les moyens de salarier un maître d'école. Quoi qu'il en soit la vallée de la Maritsa parait
avoir été particulièrement touchée par les événements, depuis Tatar Pazardjik jusqu'à
Dedeagatch.
Les déplacem ents des arm ées sont accompagnés de massacres, viols,
confiscations et incendies; chacun des trois Etats en cause accuse les deux autres de
massacres. Une enquête internationale financée par le fonds Carnegie en 1914 reconnaît
cependant que bien des récits sont exagérés : trois des quatre métropolites de Macédoine
tués par les Bulgares selon les Grecs sont bien vivants, le récit des massacres de Turcs à
Andrinople fait par P. Loti est faux, mais des massacres ont bien eu lieu cependant, Grecs
et Bulgares montrant, selon les enquêteurs, la même volonté évidente de supprimer
l’autre 12. Les violences sont le fait de bandes d'irréguliers, des armées, surtout quand
elles battent en retraite et des habitants eux-mêmes jusqu'à l'arrivée des nouvelles
autorités. Ainsi les armées bulgares se repliant en juillet 1913 ont-elles pillé des
villages grecs comme Bouloustra-Abdère, lasmos ou Maronia, incendiant les magasins,
les dépôts de munitions et trois banques de Dedeagatch, emmenant avec elles des otages
choisis parmi les notables (clergé et métropolite compris), 27 originaires de Xanthi,
22 de Gumuldjina, près de 50 personnes de Bouloustra-Avdira, 190 personnes de
Dedeagatch et Koyoun Keuy-Chrysa, 90 de Makri; 8 0 0 captifs de Dedeagatch sont libérés
contre rançon, certains le sont sur l'intervention des consuls occidentaux d'Andrinople,
les autres sont emmenés en Bulgarie.
Les T u rc s furent ainsi les victim es de choix des haines sociales et locales1
Pillage par la "populace" quand les notables perdent le contrôle, intervention des
bandes, rançons... sont des ingrédients classiques de tous les récits.
Un rapport adressé au Patriarcat grec par les autorités religieuses locales donne lui
aussi des précisions sur les "cruautés" commises par les Bulgares à l'encontre des
musulmans en juillet 1913 1 5 : l'armée bulgare, aidée des forces du comitadji Taneff a
brûlé, dit-on, 18 villages turcs au nord de Gumuldjina, a massacré 6 0 0 Turcs à Makri,
organisé des viols collectifs de jeunes musulmanes à Dedeagatch, transformé les deux
grandes mosquées de Xanthi et Gumuldjina en églises consacrées à Cyrille et Méthode et
installé une porcherie dans une troisième mosquée, elle a également baptisé de force
plusieurs milliers de paysans ottomans (en particulier des Pomaques que certains
considèrent des "frères Bulgares et égarés")... 3 5 6 4 musulmans de Dedeagatch ne
La Thrace occidentale fut pendant l'été 1913 successivement occupée par les
Bulgares, reprise par les Grecs et rendue par eux aux Bulgares à l'exception de la poche
de Demotica qui revint, pour un an et demi seulement, aux Turcs. Elle souffrit donc à la
fois du passage des diverses armées et des déplacements de population; la vallée de la
M aritsa fut une fo is de plus particulièrem ent touchée. C’est ce qu'indique ce
récit publié dans le Bulletin de l'Alliance Israélite Universelle de l'année 1913 17 :
6
1
" Tout le long de la voie ferrée qui court de Constantinople à Andrinople, le
voyageur n'aperçoit plus que des cham ps dévastés, défoncés, brûlés...à plusieurs
kilomètres à la ronde on ne rencontre plus aucun village, aucun villageois, et
bientôt les pluies et les neiges de l’hiver auront effacé les vestiges de cette belle et
riche plaine, naguère parsemée de villages peuplés et florissants qui alimentaient
Andrinople et autres localités importantes telles que Kirk Kilisse, Moustapha
Pacha, Demotica".
16. Isjrkov. Bulgarien, Land und Leute, I Parlapanov, Leipzig, p.16, estime qu'ils étaient en voie
de "rechristianisation" jusqu'à ce que des agents turcs les "dévoyent".
17. Bulletin de l'Alliance Israélite Universelle, 19 13 , p.81.
1 8. L'égiise et l'école bulgare ont été détruites à Bach Klisse, Dervent, Ispitli, Kizlar, Koutroudja ,
Merhamli, Monastir, Okouf, Pichman, Sitchanli,Tchermen et Teke. On signale également des
villages musulmans incendiés ou dont la population a été déportée en 1913, Musselimdjik, Ak
Saray, Yel Bourgas, Vakouf Sandal, Chahinler ou Dikili Tach (SDN, R.1696, 41/40901.4081 6). Le
rapport Carnegie précise également, p.135,que les Bulgares de l'arrière-pays ont été pourchassés,
fin septembre 1 91 3, entre le départ des troupes grecques et l'installation des autorités bulgares.
207
destructions ont été telles que dans cette région considérée comme riche, les possibilités
de cantonnement sont nulies dans 13 villages. Le Bulgare Altinov confirme ces
destructions : "pendant la guerre balkanique une grande partie des habitants des villages
ils ont été, à la suite de la dévastation des campagnes, fortement lésés. " 22-
Thrace occidentale" 24 2
5
A la fin de 1913 une partie des personnes déplacées par les combats
reviennent dans leurs villages, mais dans l'ensemble l'exode est m a s s if : Turcs ou
Bulgares quittent la Macédoine devenue grecque, et de la Thrace occidentale devenue
bulgare s'écoule un flot de musulmans, paysans des villages détruits ou gens aisés, "seuls
les gens de la classe moyenne, comptant exclusivement sur leur métier, n'ayant ni
bulgare que n'im porte quel coin de la Vieille Bulgarie" 26- Les déplacements sont
amplifiés par le fait que le traité de Constantinople de 1913 prévoit (annexe 1,
protocole 1) un échange de population facultatif des deux côtés de la frontière :
v
t
grecques. Une première vague de Bulgares affolés fuit Xanthi à l'annonce de l'occupation
grecque, suivie très vite des fonctionnaires et des réfugiés macédoniens de 1913, c'est-
à-dire ceux qui sont le plus récemment implantés dans la région, et c'est au tour des
Bulgares d'accuser les Grecs d'helléniser alors la région de Xanthi par la violence, les
vols ou les confiscations etc... Le mouvement se poursuit dans l'ensemble du territoire
interallié; le général Charpy essaye de calmer les esprits et fait expulser certaines
personnalités bulgares accusées de créer la panique, il crée des commissions d'arbitrage
pour vérifier le bon droit de certaines demandes des Grecs contre les Bulgares, enfin il
s ’efforce d'humaniser les conditions de départs des Bulgares. L'annonce en mai 1920 de
l'attribution de la Thrace à la Grèce provoque un nouvel exode, et l'on retrouve pour le
décrire, les mêmes images de réfugiés éperdus dans le mauvais temps qu’en 1878.
"Depuis une semaine, les routes défoncées et boueuses de la Thrace occidentale sont
encombrées de files interminables de réfugiés. Hommes, vieillards, femmes et
enfants cheminent sou s l'averse battante de ce printemps pluvieux, emportant sur
leur dos une maigre partie des biens... L'exode a commencé avant l'occupation
grecque et les habitants ont fui éperdum ent. Chaumières, maisons, ruches, tout est
abandonné. Des troupeaux suivent, escortés par les gars les plus solides du pays.
D es bandes arm ées grecques, profitant du désarroi, assaillent les caravanes,
pillent le bagage, emportent le bétail, tuent... A quelques kilomètres de la
frontière, un village en flammes éclaire l'horizon de son rougeoiment sinistre .
peur bulgare 28 .
Dans le même temps certains Grecs partis en 1913 et 1914 reviennent. Franchet
d'Esperey précise que ce retour doit s'effectuer progressivement pour ne pas provoquer
de troubles; les militaires français, le 1 janvier 1920, estiment que plus de 5 000
Grecs sont rentrés (en deux mois et demi) et que seule l'insuffisance des transports
freine le rythme des retours; les agents recenseurs comptabilisent les mouvements dans
les gares, essayent de suivre la situation et constatent l'impossibilité de tenir des
Ce sont aussi d 'in n o m b rab le s tra g é d ie s hum aines que ces multiples exodes;
les haines, vengeances et contre-vengeances s'accumulent : les "macédoniens" Bulgares
ou Turcs partis en 1913 sont réputés les plus féroces adversaires des Grecs, les Grecs
qui rentrent dans leurs foyers en 1920 ne sont pas tendres etc... Toynbee rapporte ainsi
en 1922 qu'il a vu à Constantinople une famille thrace chassée six fois depuis 1912 et
affirme que la moyenne courante dans la région est de trois à quatre évictions 31.
On trouve un exemple du désarroi qu'ont pu créer ces années troublées dans le
carton 4.N. 129 du SHAT sous la forme du dossier des "prisonniers thraciens". Ce sont
des hommes (tous les noms cités sont des noms musulmans bulgarisés) faits prisonniers
sous l’uniforme bulgare ou turc; s'ils peuvent prouver leur origine "thracienne" ils ont
légalement le droit d'être libérés, mais certains sont oubliés ... le dossier comprend donc
les demandes des familles aux autorités françaises : chacune se compose d'une lettre
rédigée en turc au nom d'une épouse ou mère de prisonnier, la traduction en français,
une lettre du mouchtar assurant l’origine "thracienne" du prisonnier et les résultats de
l'enquête militaire faite pour le localiser. Dès le 11 décembre 1919 Charpy demande au
Général en chef des armées alliées à Constantinople d'accélérer leur libération pour
aider l'agriculture et rendre populaire l'occupation française. Les lettres de la famille
sont rédigées sur des papiers de toute nature et de tout format jusqu'au petit carré mal*3
1
30 . S.H.A.T. 4.N.129.
31. Tovnbee. op cit, p.1 39.
33. Le dossier malheureusement ne dit pas ce qu'ils sont devenus et je n'ai pas eu la chance de
rencontrer l'un de leurs descendants.
coupé qui montre la rareté du matériau dans les villages. Une liste établie en décembre
comporte 4 8 noms de prisonniers du district de Karagatch, 145 noms du district de
Xanthi, 142 noms de celui de Dedeagatch et 583 de celui de Gumuldjina. Charpy demande
également en février 1 9 2 0 la libération de 22 musulmans encore incorporés dans
l'armée bulgare dont le Président de la communauté musulmane de Xanthi. L'armée
retrouve la trace de ces prisonniers et l'on s'aperçoit que ces paysans aux horizons très
limités jusque là 32 , enrôlés souvent malgré eux, se sont retrouvés dans les camps des
armées serbes, grecques, françaises et britanniques. Certains, originaires de
Gumuldjina, sont à Baalbeck, à Bagdad, aux Indes et même en Birmanie, d'autres sont
détenus en Corse, d'autres à Preveza... Quelle épopée pour eux !
C'est un p avs ravagé que les troupes françaises découvrent en 1919 : villages
incendiés par les militaires ou par les exilés qui ne veulent rien laisser derrière eux
Tout est donc à reconstruire; les troupes interalliées sous la direction du général
Charpy sont en majorité françaises; le district de Xanthi, limité à l'est par une ligne
allant de la cote 19 0 0 sur la carte à l'embouchure de l'Ak Sou, est confié aux Grecs, une
compagnie italienne est établie à Ferès, un officier et cinquante soldats hindous forment
toute la présence britannique à Gumuldjina, le reste des troupes, à Gumuldjina,
33. Le 2 avril 1 920 les Bulgares demandent à Charpy d'intervenir auprès des Grecs pour obtenir
un délai pour exhumer les os de leurs parents, il refuse toute exhumation pour raisons sanitaires,
34. Colonel Buiac. Occupation de la Thrace occidentale in Etudes franco-grecques, n°8 novembre
1919, p.82.
Dedeagatch, Karagatch, Demotica, Kuleii Burgas, Soufii et Bidicli, sont françaises; elles
comptent plusieurs pelotons du 3° spahis à Gumuldjina, Dedeagatch, Karagatch,
Demotica et Soufii. Le commandement français essaye de rétablir une "vie normale" 353
6.
Les troupes remettent en état certaines routes (12 tronçons), réparent des ponts,
organisent un comité économique chargé d'effectuer les achats nécessaires de céréales
pour assurer l'hiver et les semences. Des mesures d'hygiène sont prises : nettoyage des
immondices accumulées dans les rues, curage des fosses d’aisance, réouverture des
hôpitaux, installation d'un éclairage à acétylène, distribution gratuite de quinine, tout
cela dans la ville de Gumuldjina où la mortalité était alors supérieure de deux fois et
demie à la natalité, une ville "plongée dans la boue qui surnageait à la surface des
trottoirs turcs; la nuit, l'obscurité était si désastreuse que la circulation par les rues
constituait une prouesse" 3 6 Le haut commandement pense même aux distractions : une
troupe de vaudeville donne une représentation par semaine à Gumuldjina, et le régiment
de cavalerie marocaine organise une fantasia hebdomadaire le long de la route Makri-
Dedeagatch (on amène les spectateurs par camions militaires). Mais surtout il entame
des travaux d'avenir, le capitaine Nugues est chargé d'une étude sur l'orographie et
l'hydrologie; on confie ensuite aux soldats sénégalais le soin d'assécher les mares, de
passer au pétrole certains gites de larves, de nettoyer les canaux d'évacuation des eaux,
et un grand projet de reboisement du Rhodope est mis au point : un corps de gardes
forestiers dirigé par un Bulgare diplômé de Nancy est constitué et deux pépinières
modèles sont établies au printemps à Dedeagatch et à Gumuldjina ... toute cette activité
bénéfique justifierait les regrets des populations locales, certains ayant déclaré, selon
Armingeat, lors du départ des Français en mai 1920 "Il eût mieux valu que nous ne vous
Il est difficile de répondre à cette question comme à toutes les questions chiffrées
à propos des Balkans.
a) A la suite des guerres balkaniques la Bulgarie a dû accueillir 2 5 0 0 0 0
réfugiés Bulgares venant de Macédoine et de Thrace orientale selon le Bulgare Isirkov,
40 0 0 0 seulement venant de Macédoine selon l'historien américain Crampton, 15 0 0 0
selon les Grecs... Ce sont, en revanche, selon Crampton, 11 000 Grecs qui ont quitté la
35. On trouve un tableau très favorable de l'oeuvre française dans l'ouvrage cité d'Altinov.
voir aussi Commandant Arminaeat. Le commandement français en Thrace occidentale, in Revue
militaire française, 1925, n°16 juillet-sept p.287-308.
36. Altinov. op dt, p.1 34.
37. Arminaeat. oo dt, p.308.
Bulgarie dans la même période; les Grecs formaient 1,1 7 % de la population bulgare en
phénomène, pris à des sources turques et assez concordants avec ceux d’Antoniadès 39 .
! I
! •
1912 -19 13 1914-191 5 1916 -19 17 1 9 1 8 -1 9 1 9 : 1 9 1 9 -1 9 2 0 *
1
T o ta l 1 9 1 2 - 2 0 :
413 922 177 352 120 566 18 912 22 244 74 848 j
1
Total 1 9 1 2 -2 0 venant
d e G rè ce : 1 4 3 1 8 9 68 947 53 718 1 252 6 736 12 536
J'ignore si sont compris dans ces chiffres les échangés officiels à la suite du traité de
Constantinople soit 4 8 5 7 0 Turcs et 4 7 3 4 7 Bulgares.
celui d'Enos
Si l'on ajoute à ces chiffres celui de 60 0 0 0 Bulgares (fourni par les Bulgares) qui
auraient quitter la Thrace occidentale après le traité de Neuilly, on a une idée de ce que
peut représenter l'importance des mouvements de population dans la région avant même
les décisions de 1923.
41 .R.Puaux. Les persécutions bulgares en Macédoine, in Etudes Franco-grecques n°1, avril 1918.
Antoniadès. op dt, p.40-41.
42. Les sources grecques = toujours Pallis
A.France. La Grèce et la paix, L'Humanité, 3-2-1 919.
Antoniadès. op cit , tableau XIII, p.219.
216
C. LES ECHANGES DE POPULATION
ln '. id é e _ ^
adjustment" 434.
Appliquée une première fois en 1913, l'idée est reprise en 1914 par Venizélos et
Ghalib Kemal, elle est encore envisagée en 1915 par Venizélos, puis elle revient avec
force à la fin de 1918 pour être mise en forme sous l'égide des grandes puissances et de
la SDN dans les traités de Neuiily et de Lausanne. Les puissances invoquent alors des
raisons humanitaires plutôt que la "régularisation ethnologique".
1) Il s'agit, dit-on, de compléter officiellement ce qui s'est déjà fait
officieusement. Ainsi en 1913 et 1914, le gouvernement ottoman poursuivant sa
politique de turquisation de la Thrace orientale pour protéger sa capitale, s'efforça d'en
chasser les Bulgares et les Grecs et d'y attirer des Turcs de Thrace occidentale ou d'y
installer des réfugiés, "il y eut ainsi quoique non codifié et non valable en droit, une
43. En français dans Driault. op cit, p.1 77 citant Venizélos le 24 janvier 1 81 5, en anglais même
texte in Ladas. op dt, chap 1, p.30.
44. Roover. mémoire n°2, p.9.
l'esprit de la Convention" 4 5 _
C'est la même raison qui est invoquée lors des préparatifs de Lausanne par Poincaré qui
parle de "meilleure solution " ou par Mougin qui écrit quelques jours plus tard :
" à mon avis, en raison de l’état d'esprit qui anime les populations, il faudra en
arriver à cet échange. Si la situation des Chrétiens, surtout des Grecs orthodoxes,
était peu enviable avant les derniers événements, elle sera dans l’avenir
intolérable, car jam ais les musulmans ne pardonneront aux Hellènes et à plus
forte raison aux Grecs résidant dans le pays qui ont été leurs com plices les
musulmans de Grèce car les Grecs étaient chassés de Turquie. C 'est un fait " 4 8 .
Le traité de Constantinople organise en 1913 un échange "facultatif", "par villages
entiers" avec des commissions mixtes, chargées d’évaluer, si besoin est, la différence
du total des biens entre villages. En pratique il s'agissait souvent de compléter un exode
déjà commencé en expulsant de force les plus acharnés; en limitant le mouvement à une
bande de 15 kilomètres de part et d'autre de la frontière, les gouvernements montraient
leur souci stratégique : créer un glacis ethniquement sûr. Le 23 mai 1 9 1 4 une
commission mixte, présidée par Chukri Bey inspecteur civil du vilayet se réunit à
Andrinople pour organiser l'évaluation des biens; on crée alors deux sous-commissions
Bulgarie et Turquie 49; du 25 au 30 mai ont lieu des discussions âpres sur les règles
d'évaluation des biens, on prend finalement pour base financière les prix des registres
fiscaux ottomans sans inclure dans les propriétés privées les pâturages, forêts ou terres
non productives qui restent propriété éminente du sultan même si un particulier peut en
avoir le droit d'usage. Les deux sous-commissions ont travaillé de juin à octobre 1914
établissant les listes de familles admises à émigrer et celles de leurs biens. Les 9 7 1 4 4
9
8
7
6
5
45. De Roover commentant l'article 1 2, 1 921, p.1 5.
46. Poincaré, archives S.H.A.T, 7.N.4145-4, le 13-10-1922, Mougin même dossier, le 16-10-
1922.
47. Archives S.H.A.T, 7.N.3217-2, le 1- 3-1922.
48. Ladas. op cit, p.465.
49. Ladas. ibid, p.1 9 sqq.
familles turques laissèrent en tout 6 9 5 0 ha, 1 7 0 5 ha venant des 3 4 4 5 familles du
kaza d'Ortakeuy, 2 611 ha des 2 9 6 5 familles du kaza de Soufli et 1 714 ha des 1 977
familles du kaza de Dedeagatch; dans tous les cas, cela représente moins d'un hectare par
famille, confirmant à côté des tchifliks l'existence de mini-propriétaires ou métayers
ottomans qui ne doivent leur survie qu'à l'exploitation des forêts, aux pâturages
communaux et aux travaux effectués en saisonniers sur les tchifliks.
Le s projets
Pour sceller l'accord, Venizélos devait rencontrer en Europe le Grand Vizir Said5
0
L'idée d'échange reste cependant dans les esprits : le 24 janvier 1915, alors qu'il
cherche encore par quels sacrifices la Grèce pourrait obtenir l'assurance de la paix avec
la Bulgarie ou la Turquie, Venizélos assure au Roi qu'il n’hésiterait pas à sacrifier
Cavalla pour sauver l'hellénisme en Turquie et faciliter la création d'une confédération
balkanique rendue possible par une "régularisation ethnologique". Dans son mémoire à
Lloyd Georges en novembre 1918, en exposant ses demandes territoriales en Ionie,
Venizélos explique que là aussi un échange pourrait être envisagé :
" on créerait un mouvement de mutuelle et volontaire émigration, laquelle, en
l'espace de quelques années, diminuerait d'une manière sensible , le chiffre de la
Mais le premier traité signé est celui de Neuilly, c'est donc dans le cadre gréco-
bulgare que l'échange est envisagé.
le sujet _ Majs pendant ce même mois de juillet la délégation grecque fait savoi r
qu'elle verrait d’un bon oeil la création d'une commission mixte pour superviser une
émigration gréco-bulgare; la commission considère la proposition de Venizélos le 25
juillet et pense même souhaitable d'appliquer cette règle à tous les Balkans. Un sous-
comité est créé pour étudier les propositions de Venizélos, le projet est soumis au
Conseil des Cinq qui le 4 septembre le renvoie, modifié, à la délégation grecque. Celle-ci,
le 25 octobre, soumet son propre projet (rédigé peut-être par Politis) qui
concernerait aussi les Serbes et créerait une émigration volontaire sur décision du chef
de famille dans un délai de quatre ans. Le 8 novembre, les Serbes refusent. Faut-il
présenter le projet à la seule Bulgarie ? L'Italie refuse, les Etats-Unis pensent qu'il
51 . Desbierre. Aperçu sur la campagne de Thrace, Paris, Imhaus et Chapelot, 1913, p.25.
52. Voir les détails dans Ladas. op dt, chapitre 1 en entier .
220
faut d'abord régler le sort de la Thrace, la France, la Grande-Bretagne et le Japon jugent
que l'on peut signer l'accord en réservant simplement la décision sur la Thrace, les deux
autres pays acceptent Venizélos tient dans son mémoire à insister sur le côté facultatif
de cet échange :
"Il va de soi que cet échange n'aurait rien d ’obligatoire, car alors, il serait
odieux... aussi longtemps que cet échange mutuel de populations s'effectuerait sous
le contrôle de la SDN, il n 'y a guère de doute que peu de gens se priveraient de
l’occasion ainsi offerte de s ’établir et de vivre désormais dans les limites de leurs
Les 13,15 et 17 novembre le comité étudie le projet grec qui, à peine modifié, accepté
par la Grèce, est présenté au Conseil Suprême. Les Bulgares envoient leurs remarques
sur le projet et insistent sur l'état pitoyable de leurs réfugiés; le 19 novembre le
Conseil Suprême remet le projet définitif aux Bulgares. L'échange de populations
"facultatif" est prévu à l'article 56 alinea 2 du traité de Neuiily du 27 novembre en ces
termes :
" La Bulgarie s'engage à reconnaître les dispositions que les Principales
Puissances alliées et associées jugeront opportunes relativement à l’émigration
réciproque et volontaire des minorités ethniques".
Une Convention entre la Grèce et la Bulgarie relative à l'émigration réciproque est
signée, le même jour, par Venizélos, Politis et Stambouliski.
Les seize articles de la Convention laissent en suspens bien des questions que la
Commission Mixte doit ensuite régler.
1. Elle doit ainsi s'assurer du respect de l'aspect volontaire de l'échange. Mais
était-ce réellement possible ? Par ailleurs, alors que certains espéraient "liquider
populations" 55
Pour supprimer un contentieux dangereux, il décide de prendre en compte tous les
L'3gÇ9,r<j gré,çq,-turc
octobre, il écrit que Turcs et Grecs souhaitent tous deux cet échange 58. Venizélos, aux
prises avec son opinion intérieure affirme plus tard ne pas avoir donné son accord,
Ghalib Kemal dans son mémoire précise en tout cas qu'il n’est pas question que les Grecs
déjà partis puissent être autorisés à revenir et que Venizélos a donné son accord sur ce
point. Le 15 octobre les Hauts Commissaires des puissances à Constantinople confient à
Nansen le soin d'obtenir un accord sur l'échange de populations avant même le début des
négociations de paix. Le 31 octobre cependant, Hamid Bey déclare qu'il ne peut négocier
que sur une émigration obligatoire et totale (Constantinople y compris); Nansen, peu
favorable à ces deux points prévient le gouvernement grec; sa réponse est nettement
opposée à l'échange des Constantinopoiitains et " clairement défavorable " à l'obligation
politique d'immigration 60, |_e second affrontement sérieux porte sur la présence du
Patriarcat à Constantinople; son rôle réel et symbolique en fait un enjeu d'importance,
et pour obtenir son maintien, la Grèce doit consentir à ce qu'il n'ait plus que des
pouvoirs spirituels et religieux. Le 10 janvier la Grande-Bretagne, la France, la
Roumanie, la Yougoslavie soutiennent la Grèce sur ce point. La sous-commission termine
la rédaction du projet le 27 janvier, Venizélos déclare alors "se soumettre à la nécessité
inéluctable”. La Convention est signée le 30 janvier 1923 par Venizélos et Caclamanos
pour la Grèce, Ismet Pacha, Riza Nur et Hassan pour la Turquie. La Convention est
applicable au secteur de Karagatch quand on décide quelques mois plus tard de l'attribuer
à la Turquie. L'article premier annonce nettement :
" Il sera procédé dès le 7 mai 7923 à l’échange obligatoire des ressortissants turcs
de religion grecque-orthodoxe établis sur les territoires turcs et des
ressortissants grecs de religion musulmane établis sur des territoires grecs. "
L'article deux précise :
"N e seront p as compris dans l'échange prévu à l'article premier.
a) les habitants grecs de Constantinople;
b) les habitants musulmans de la Thrace occidentale.
Seront considérés comme habitants grecs de Constantinople tous les Grecs déjà
établis avant le 3 0 octobre 1918 dans les circonscriptions de la Préfecture de la
ville de Constantinople, telles qu'elles sont délimitées par la loi de 1912.
Seront considérés comme habitants musulmans de la Thrace occidentale tous les
musulmans établis dans la région à l'est de la ligne frontière établie en 1913 par
le Traité de Bucarest ".
Les dix-neuf articles de la Convention, comme dans le cas gréco-bulgare, ne peuvent
répondre à toutes les situations, et une Commission mixte gréco-turque doit également
élaborer des règles complémentaires. Après bien des discussions, la décision n°XXVIII de
la Commission Mixte gréco-turque définit définitivement le non-échangeable musulman:
il doit être présent en Thrace occidentale avant le 30 janvier 1923; on peut admettre
les absents s ’ils sont inscrits sur les registres d'état-civil de la région, y ont une
résidence et des moyens d'existence. Des personnes présentes à la date indiquée peuvent
60. Recueil des actes de la conférence de Lausanne, 1° série, p.250-259, 272-278, 547, 637.
224
cependant être exclues si elles n'ont pas de moyens d'existence connus, le gouvernement
doit remettre une liste nominative des personnes en question ne dépassant pas 120
personnes 6 .
L'année 1 923 marque donc une étape essentielle : après de multiples massacres et
exodes, les politiques ont accepté le fait accompli et décidé que seuls des échanges de
populations pourraient garantir un avenir pacifique à la région. Les échanges réalisés
entre les trois Etats voisins ont réalisé en Grèce la plus vaste opération de clarification
ethnique des Balkans. Quant à la Thrace occidentale elle devient dès lors un cas unique
puisque ouverte comme le reste du territoire grec à l'installation des réfugiés, elle est
la seule province exclue des échanges obligatoires de population.6
1
A. L'URGENCE
La Thrace est en effet le seul passage terrestre vers la Grèce, donc si la majorité
des Grecs d'Ionie ou de la côte sud anatolienne, évacuée par mer, s'entasse dans les ports
grecs, tous ceux qui ont pu atteindre Constantinople, les Grecs de Thrace orientale et une
partie de ceux de Bulgarie traversent nécessairement la Thrace, en train ou en chariot.
Quelques milliers de réfugiés du Caucase et du Pont étaient déjà arrivés en 1 920, mais
l'essentiel de la vague déferle à partir d'octobre 1 922.
Les autorités alliées dirigées sur place par le général Charpy surveillent
l'évacuation des armées grecques de Thrace orientale qui doit s'effectuer en quinze
jours: entre le 15 et le 20 octobre 1922 elles évacuent le pays à l'est du méridien de
Rodosto, puis entre le 20 et le 25, le territoire qui s'étend entre Rodosto et la Maritsa,
les Arméniens craignent le retour des Turcs et s'enfuient, tandis que les Bulgares 6 3 f
totalement démunie 6 4 Mais le gouvernement grec proteste que les réfugiés ont besoin
de ce blé car le pays n'a pas de réserves pour les nourrir et que d'ailleurs la Grèce
n'avait pas hésité l'année précédente à distribuer des céréales à tous, même aux
musulmans. Les 18 et 20 octobre l'Etat-Major français signale que des musulmans de
Thrace occidentale se plaignent de la violence des réfugiés, mais dans l'ensemble les
télégrammes de la fin du mois d'octobre sont plus rassurants : une tournée effectuée en
avion n'a pas décelé de villages incendiés, les pillages et violences ont été exagérés, dit-
on, même s'il est vrai que les réfugiés emportent tout le bétail ou prennent les trains
d’assaut 6 5 _ L'essentiel du flot des réfugiés s'écoule pendant l'automne et l'hiver 1922-
23, la fin de l'hiver suivant voit l’émigration des Grecs de Karagatch; à la fin de 1928
arrivent encore 1000 Pontiques venant du Caucase.
Hemingway envoie, pendant l'automne 1922, au journal Toronto Daily Star des
récits et descriptions de l'ensemble de la Thrace. Ainsi le 20 octobre 1 922, sur la route
d'Andrinople il voit les réfugiés ;
" La colonne principale qui franchit la Maritsa à Adrianopolis s'étend sur 2 0
miles. Vingt miles de charrettes tirées par des vaches, des boeufs et des buffles
aux flancs boueux, avec des hommes épuisés, titubants, des femmes et des enfants,
des couvertures sur la tête, marchant à l’aveuglette sous la pluie à côté des seuls
biens qui leur restent en ce monde. Ce courant principal est grossi par toute la
population rurale. Ils ignorent où ils vont. Ils ont quitté leurs fermes, leurs
villages et leurs champs roussis et prêts pour la récolte et ils se sont joints au flot
des réfugiés lorsqu'ils ont entendu dire que les Turcs arrivaient Maintenant, ils
ne peuvent que garder leur place dans l'atroce défilé tandis que la cavalerie grecque
couverte de boue les mène comme des bouviers poussant des bestiaux.
C 'e st un défilé silencieux. Personne ne murmure. Ils ont tout juste la force
d'avancer. Leurs costum es paysans aux vives couleurs sont trempés et crottés. Des
poulets attachés par les pattes pendent aux charrettes. Des veaux cherchent à téter
les vaches de trait dès qu'un encombrement arrête le flot. Un vieillard marche
courbé sous un porcelet, une faux et un fusil, une poule attachée à sa faux. Dans
l'une des charrettes, un mari étend une couverture sur sa femme en couches afin6
4
5
le tout dans la bruine et la boue" 67 Qn trouve au musée A.Kahn des photos prises dans
les premiers jours de novembre 1922 qui montrent également ces meubles entassés le
long des voies à la gare d'Andrinople et sur les toits des wagons 68. Le colonel Treloar,
représentant de Nansen en Thrace, donne les mêmes images dans un rapport qu'il rédige
en avril 1923; il précise qu'à son arrivée à Dedeagatch à la fin du mois d'octobre
précédent :
" nuit et jour les réfugiés se déversaient. La route menant à Dedeagatch était une
ligne mouvante de charrettes et de tous les m oyens de transport imaginables, sans
interruption. Depuis ceux peu nombreux qui pouvaient payer un passage jusqu'aux
hommes et femmes misérables avec leurs bagages sur le dos et des enfants
souffrant, trop épuisés même pour gémir; tous ces réfugiés étaient obsédés par la
folie du déplacement et, bien que sachant qu’ils étaient déjà en Thrace occidentale,
et hors de danger, ils poussaient toujours vers l'avant et ni la persuasion ni la
Enos 7 0 ( ou se sont embarqués sur des bacs à Upsala, Tatli-Suvat ou Cataltepe, ceux6
0
9
8
7
66. E.Heminawav. En ligne, choix d'articles et de dépêches, Paris, Gallimard, 1 970. p.76-77
67. E- Hemingway, ibid, p.81.
68. Photos Edirne, 36423, 36422, 36439.
69. SDN, Fonds Nansen, C.1 1 28, dossier 4, le 1 2 avril 1 923.
70. SDN, Fonds Nansen, C 1128, doc 8, le 2-11-1922.
228
enfin que des bateaux européens ont pu embarquer à Rodosto . Dans son rapport du 1 2
avril 1923, le coionel Treloar explique qu'il n’a pas pu placer des postes de secours le
long du fleuve car tous les approvisionnements arrivaient par le port de Dedeagatch, et
Dedeagatch submergée.
A Dedeagatch s'ajoute un nouveau flot, celui des réfugiés arrivés par les trains et
qui ne peuvent poursuivre vers Gumuldjina, car le trajet comportant une forte pente au
passage de l’Ismaros, les trains doivent abandonner une partie de leur charge à
Dedeagatch. Comme la voie est unique on ne peut ajouter d’autres trains, et ce sont ainsi
les passagers de 50 wagons chaque jour (dans le rapport du 2 novembre) qui s'entassent
à Dedeagatch et ne peuvent continuer par mer vu le mauvais état du port et les forts
vents du sud. Le 29 octobre le préfet de la région adresse un appel à l'aide au colonel
Treloar :
"Je suis presque noyé sous cette vague de réfugiés qui a submergé Dedeagatch.. Ja
moitié des réfugiés dort dans des tentes militaires à dix ou quinze personnes par
tente faite ordinairement pour quatre à cinq personnes; les autres dorment en
plein air... ils sont exposés au froid, en particulier à pluie, mourant de fatigue,
souffrant de la faim, presque sans vêtements, privés de tout soin sanitaire, n ’ayant
même pas assez à boire car l'eau est rare dans la région de Dedeagatch" 7 2 .
Le rapport de Treioar à Nansen sur la situation dans la ville à son arrivée reprend les
mêmes images
" Au large du port des steamers surchargés de réfugiés attendaient plusieurs jo u rs
la possibilité de décharger.
Le manque d'eau et de nourriture se faisait sentir et prenait son dû bien que le
gouvernement fît tout en son pouvoir pour organiser les secours. Des trains
surchargés déversaient leurs malheureux réfugiés à la gare et aux alentours. D es
dizaines de milliers de réfugiés s'éparpillaient autour de la gare et du port sans
abri ni aide pendant le mauvais temps froid de novembre.
En ville même,tous les cafés, restaurants, hôtels, maisons et entrepôts étaient
pleins au point que personne ne pouvait avoir plus que juste de quoi s'étendre" (le
préfet lui-même n'a pu trouver qu'une pièce et deux lits pour les huit hommes de
la mission Treloar).
" Après dix à quinze jours de trajet, avec un faible ravitaillement en eau et en
nourriture, avec peu ou p as de sommeil et pas d'abri, avec des milliers d'enfants,
Les services d'aide en novembre 1922 s'attendaient à 300 000 personnes, mais
personne n'a pu tenir de comptabilité exacte. Certains n'ont fait que passer, d'autres,
épuisés se sont arrêtés quelques mois, d’autres sont restés. En juillet 1923 les services
de la SDN évaluent les réfugiés présents en Thrace à 150 0 0 0 personnes, le
recensement grec provisoire des réfugiés d'octobre 1923 compte 99 913 réfugiés en7
3
B. LES RÉQUISITIONS
villages, ont reçu les délégués de 6 autres et six cents pétitions 75 j_e 10 décembre
1925 Turcs et Grecs pour une fois d'accord, demandent à la SDN de surseoir à toute
nouvelle enquête "étant en train de régler les questions qui avaient fait l'objet de leurs
démarches antérieures" . Une nouvelle enquête, décidée cependant en 1926, n'a pas lieu
car les Turcs refusent d'y participer. Une dernière commission d'enquête dirigée par
Holstad parcourt la Thrace en novembre 1928 et rend son rapport le 17 décembre de la
même année. Ces différents rapports permettent de se faire une idée de l'étendue des
réquisitions et des relations humaines qui en découlent.
74. SDN, mémoire grec à propos de la Thrace le 5 décembre 1 924 R.1 696, 41 /4081 6 / doc
4081 6; mémoire turc de décembre 1 924 même dossier document 40901 ; mémoire grec du 23
décembre 1 924 R.1 696, 4 1 / 411 0 0 / doc 4081 6; mémoire grec du 5 mars 1 925
R.1 696,41 /4 2 7 9 7 / 4081 6 et mémoire turc du 6 mars 1 925 R.1 696, 41 / 42 772 doc 40 816 .
75. SDN, 4 1 /4 4 2 4 7 /4 0 8 1 6 , rapport final du 29-11-1925.
76. Chiffres dans SDN, 4 1 /4 3 2 9 7 /4 0 8 1 6 , rapport du 28-5-1925.
233
Une autre estimation de 1925 indique que parmi les "pièces" réquisitionnées 2 335 se
trouvent dans ie district de Komotini, et 3 160 dans celui de Xanthi.
Les plaintes turques portent sur les réquisitions de terres, de récoltes, de bétail, sur
des violences physiques et des corvées obligatoires. Les Grecs promettent un retour
r apide à la normale, insistent sur les circonstances exceptionnelles et assurent que les
Lo ge m e n ts réquisitionnés : la cohabitation
Les rapports des Commissions d'enquête montrent que le plus difficile fut la
cohabitation entre musulmans et réfugiés. Quelques chiffres en montrent l'am pleur^ .
La 9° sous-commission dirigée par le docteur Briquet visite le 22 juillet 1 9 2 4 cinq
villages musulmans à l'ouest de Xanthi, le 23 juillet 8 villages musulmans et deux
villages mixtes au sud-est de Xanthi, le 24 juillet six villages musulmans au sud-ouest
de Xanthi; la sous-commission dirigée par le professeur Schazmann visite le 17 octobre
au nord-ouest de Demotica, 4 villages musulmans et deux mixtes, le lendemain, au nord
de Demotica près du fleuve, 6 villages musulmans et un mixte, le 1 9 octobre 4 villages
musulmans entre Demotica et Soufli, le 20 octobre un village turc et un village mixte à
l'e st de Dedeagatch, le 21, Makri et deux villages mixtes de l'intérieur; enfin le 34
décembre 1924 dans le secteur de Komotini 6 villages mixtes ont été visités. Le
compte-rendu ne précise pas systématiquement dans chaque cas les effectifs "indigènes"
et réfugiés pour faire une comparaison, sur le tableau ci-dessous ne figurent que les
villages musulmans pour lesquels on possède les deux chiffres : le chiffre des familles de
réfugiés ne comprend que celles qui sont installées dans les maisons musulmanes; pour
les musulmans, les textes indiquent "foyers" ou "maisons". L'ensemble des 34 villages
représente 1 5 5 7 foyers musulmans pour 1 968 familles de réfugiés auxquelles il faut
ajouter 4 1 0 familles installées sous la tente à proximité du village; dans l'ensemble le
rapport est légèrement supérieur à 1/1 entre population indigène musulmane et
population réfugiée, la proportion semble cependant nettement supérieure sur les bords
de l'Evros, au nord et au sud de Demotica. Est-ce du à la proximité de la frontière ou à la
richesse de la plaine ? Comment fut guidé le choix des villages visités ? les rapporteurs
ont-ils choisi les villages facilement accessibles ou ceux dont les protestations étaient
parvenues à leurs services ? le rapport Shazman sur la région de Demotica précise
qu'ils n'ont visité que des villages de la zone cultivée et ont négligé la montagne où
n’habitent que quelques bergers grecs .Le rapport de 1925 79 comporte en appendice des7
9
8
mars 1925 8 0 r
"On a pu remarquer que les villages turcs ont été choisis de préférence pour
l'installation des réfugiés grecs. " 8
0
O u est de X
maisons musulmanes 20 20 37: 40 60 ...... 1.771
familles réfugiées 20 25 50; 65 16: 1761
S u d -E st de X ■ : | : i
maisons musulmanes 60 55 35. 40 65: 45: 30 3301
familles réfugiées 80 40 60 25 70 50 15 340 1
S u d -O u e st de X
maisons musulmanes 42 25 25 25 25 30 272
familles réfuqiées 300* 15 45 13 45: 40 158
Tous les rapports constatent qu'ii n'y a pas eu de nouvelle réquisition depuis l'été
1923 et que peu à peu les pièces occupées sont évacuées, mais les musulmans préfèrent
s'entasser à plusieurs familles dans la même maison quitte à en souffrir, plutôt que de
cohabiter avec les Grecs qui mettent un malin plaisir à élever des porcs dans la cour,
tandis que les femmes ne peuvent plus se dévoiler à l'intérieur en raison de la présence
d'hommes étrangers; rares sont les cas où l'on se plaint de violences physiques 82^ majs
précise Schazman le 1 3 -1 1 -1 9 2 4 :
"la pire chose est cette tension résultant de la cohabitation forcée et sous un même
toit de ces deux éléments qui sont comme l'huile et l'eau. Habitudes, moeurs,
religion, tout diffère chez ces races d ’une origine si différente; aussi une situation
qualifiée de "supportable" il y a quelques mois, peut aujourd'hui, par sa durée
même, être devenue "difficile".
Le nouveau rapport d'enquête établi l'année suivante reprend les mêmes thèmes :
"La cohabitation forcée avec les réfugiés, c ’est-à-dire l'obligation de partager
leurs demeures avec les Grecs venus de Turquie constitua une mesure d'autant
plus pénible pour les Musulmans que leurs coutumes ancestrales et leurs
convictions religieuses rendaient difficilement supportables la vie en commun avec
un élément différent d'eux. On ne saurait d'ailleurs imaginer que la mentalité d'une
population aussi attachée à ses anciens usages et à la pratique de sa religion... ne
Le 25 août 1927 le gouvernement grec doit fournir à la Commission la liste des biens
qu'il veut acheter, la Commission donne son avis le 15 septembre, mais le 19 décembre
elle doit constater que l'évacuation des terres n'est pas terminée... En avril 1927
cependant sont mis sur pied deux comités d'évaluation comprenant chacun un Grec, un
Turc et un neutre, en décembre il y en a 8 et 1 2 en juillet 1928. A la fin de 1928 2 0 0 0
cas ont été estimés, au début de janvier 1929 il y a 306 réclamations turques sur ce
sujet, les accords financiers signés le 10 juin 1930 à Angora ajoutent à la liste des
petites propriétés dressée le 18 juin 1927 un total de 7 0 0 0 décares. Le gouvernement
grec a également accepté en juillet 1924 d'indemniser les paysans pour les réquisitions
effectuées et prouvées par des bons,(la preuve est difficile car souvent il n'y avait pas
eu de bon établi au moment de la réquisition); la loi correspondante est votée le 16
décembre, une somme de 50 millions de drachmes est remise alors à la Commmission
mixte pour régler ces indemnités, et une commission de cinq personnes doit évaluer les
sommes dues à partir de février 1925. Holstad dans son rapport de 1928 constate que
les indemnités sont en cours de paiement et que la Banque Nationale a fait des prêts
importants aux musulmans; il reste cependant beaucoup d'indemnités à verser pour les
différentes réquisitions et les terres à racheter. Lors des accords d'Angora en juin 1930
on décide d'allouer à la Commission la somme de 150 0 0 0 £ pour régler les indemnités
encore en suspens, somme très importante pour l'époque qui suppose que la majorité des
cas n'étaient pas réglés. Il est parfaitement logique que, vu les conditions, le provisoire
ait duré bien longtemps, mais on peut comprendre aussi que la situation et ce provisoire
qui dure parfois plus de dix ans aient pesé lourdement sur les esprits.
droit divin". 87
Kirlik Kiri n°1 du 25 janvier au 31 mars 1923 Des réfugiés sont logés dans 13
villages déjà existants, 8 nouveaux villages sous tente sont en outre installés, qui
comptent en février 1923 à leurs débuts, Mourhan 462 personnes, Songurlu 2 1 5 p,
Rumbeyli 85 p, Bayatli 222 p, Kir Tchiflik 183 p, Kirli n° 1, 182 p et Kirli n° 2,100
personnes, un village est alors en construction à Phanar au bord de la mer.
Le site de Kirli n°1 est choisi fin janvier, il est à la fois proche du village de Tokmak
Keuy, peu éloigné de la route et de Komotini et près d'un point d'eau. Le camp est tracé le
27 janvier, le 30, les 14 premières familles arrivent, elles sont 19 quatre jours plus
tard et 136 familles soit 547 personnes au 31 mars. Parmi ces 547 personnes, il y a
une légère majorité de femmes, 179 femmes pour 1 60 hommes, mais surtout beaucoup
d'enfants, 158, et de jeunes enfants, 50 ( soit 208 sur 547 personnes). Le camp
possède 60 tentes en février, 105 en mars et une partie des réfugiés est logée au village
voisin, chez l'habitant musulman; le cheptel avoisine les 1 80 bêtes, une soixantaine de
bovins, une centaine de moutons, quelques ânes et quelques buffles. Les réfugiés sont des
Arméniens et des Grecs originaires de Bursa et de Nicomédie.
Le camp de Kirli n°2 créé lui aussi le 27 janvier est dirigé par G.Heiking, il est8
88. L'ensemble est relaté dans le dossier SDN, C.1129, Nansen-Treloar-Gumuldjina également
R.1 672.48/2491 2.
situé à deux miles de la route non loin de Bayatli; mais, à cause de cartes erronnées, dit-
on, le site est mal choisi, le premier puits est à trois miles du camp et à la mi-avril, le
camp se déplace à trois-quarts de miles de la rivière. Entre février et avril le camp
atteint les 65 familles soit 2 5 4 personnes dont 71 enfants et 20 bébés (91 sur 254
personnes); les réfugiés sont logés pour moitié sous la tente et pour moitié au village de
Bayatli .
Le tableau 1 7 regroupe les données fournies sur les sites de ce secteur par les rapports
de Treloar de mai 1923; on y trouve des données démographiques, l’état du cheptel dont
disposent les réfugiés, le mode de logement et le nombre des couvertures disponibles,
enfin le nombre de décares ou stremmata à la disposition des colons.
Les difficultés des deux camps de Kirli sont les mêmes : les directeurs demandent
a) des tentes. Leurs besoins sont permanents et grandissants. Il y eut de surcroît
une difficulté supplémentaire avec 1000 tentes très attendues de l'armée belge. Par
suite d'un problème de traduction, quand elles arrivent, ce ne sont pas des tentes, mais
de grandes capes imperméables avec un trou central qui devaient couvrir le soldat et son
arme dans les tranchées. Il faut donc six à huit de ces "imperméables" pour fabriquer
une tente acceptable et qui ne peut supporter un second hiver.
b) des poêles, des braseros, des couvertures et des vêtements : les réfugiés n'ont
que les vêtements qu'ils portent, très sales et ne peuvent se changer; il n'y a d’ailleurs
pas de savon disponible.
c) du fourrage : les réfugiés thraces ont emporté leurs animaux, mais pas le
fourrage, les réserves disponibles ont déjà été réquisitionnées pour l'armée grecque; en
mars il n'y a plus rien pour les animaux de Kirli n°2, le mois précédent trois taureaux
sont morts de faim. Ce problème est important pour tous les camps de la région et
pourtant on a besoin des animaux pour mettre les terres en culture, on ne peut demander
davantage de fourrage aux "indigènes" déjà trop sollicités précédemment. Treloar
l'explique en plusieurs lettres aux autorités : la moitié du bétail est mort, l'autre
moitié, en mauvais état, ne peut guère labourer :
" Les réquisitions ont été faites pour les besoins de l'armée sans considérer les
besoins du propriétaire, et l'extrême impossibilité où il était de nourrir son
troupeau et cultiver sa terre... autant que je sache, les autorités civiles ou
militaires n ’avaient p as d ’autre solution... Mais je désire attirer l'attention sur les
conséquences inévitables à moins que l'Etat ne vienne en aide aux propriétaires de
1
L O C A L IT E !f A M IL L E S P E R S O N N E S E N F A N T S CHEPTEL C O U V E R T U R E LO G EM EN T STREM M Ai
KIR TCHIF. 60 248 89 56 81 TENTES 550 !
I
BAYATLI 45 180 67 68 B + 271 M 70 HABITANT 600 i
ANA KEUY 88
O
x—
O
PHANAR
*
Pour les personnes que l'agriculture ne peut employer, le Gouverneur général a créé des
90. SON. Fonds Nansen, C.11 28, dossier 4, rapport confidentiel d’octobre 1 923.
243
emplois : en avril elles font du charbon de bois (1 5 0 personnes), ou des briques pour
les constructions nouvelles (40 p), réparent les routes (1 0 0 p); les femmes, en
priorité les femmes seules, sont lavandières (3 4 p pour le linge des militaires, de la
Croix Rouge et des hôpitaux), brodeuses et dentellières (70 p). Le gouvernement crée
une fabrique de tapis qui emploie les compétences des femmes de Bursa (il y a au moins
mille femmes expertes à ce travail autour de Komotini), distribue des mûriers, 11 0 00
et 5 0 0 0 plants dans les deux Kirli, pour faire renaître l'industrie de la soie de Bursa
(mais il faut attendre deux ans pour avoir une première production intéressante de
feuilles). L'ensemble représente 611 emplois soit environ 2 5 0 0 personnes prises en
charge; il y a encore des possibilités d'en créer d'autres, mais il manque de l'argent et du
matériel comme des métiers pour le tissage ou les tapis.
Sir Lawford Childs visite le secteur en avril 1923 et établit un rapport élogieux : les
Grecs sont si satisfaits que les deux villages de Kirli 1 et Kirli 2 ont été baptisés
Procteria (devenu Broktion avec 3 9 6 hbts en 1928 ) et Treloria (Thriilorio avec 433
hbts en 1928). Il conclut le 8 -4 -1 9 2 3 :
" Il est impossible de ne pas déduire de ce succès miniature la solution finale de
tout le problème des réfugiés grecs. Il est possible que tous les réfugiés en Grèce
ne soient pas absorbés avec succès en étendant ce plan. Les trois-quarts d ’entre
eux cependant devraient l'être. Le dernier quart mourrait probablement ou
Cependant les difficultés, même pour ces 10 0 0 0 "chanceux" ne sont pas toutes
surmontées. Alors qu'en septembre Treloar et Procter sont félicités pour leur succès
par la SDN, dans leurs nouveaux rapports de juillet et d'octobre 1 923 ils dressent la
liste des difficultés :
- l'hiver a été long, l'été sec, le matériel agricole et les semences ne sont pas
arrivés à temps pour effectuer le travail dans les meilleures conditions. Résultat : il
faut encore aider les colons l'hiver suivant car la récolte a été médiocre, sur les 21
sites pris en charge, 12 ont eu des récoltes suffisantes soit 4 0 0 0 personnes, l'aide
alimentaire américaine s'est arrêtée à la fin de juin 1923; ce sont l'Imperial War
Relief et le Save the chiidren Fund anglais qui assurent depuis avril les rations aux
10 0 0 0 réfugiés.
- les fabriques de briques et de tapis fonctionnent bien, les charbonniers ont dû
cesser leur travail pendant l'été, la broderie a dû être abandonnée car les clients se
faisaient rares (trop de femmes sont disponibles "sur le marché").
- la construction des maisons par le gouvernement n'avance pas assez vite; en 6
mois il a bâti 50 maisons à Procteria, quelques fondations à Treloria et à Mourhan, 14
se sont montées à Tepe Tchiflik grâce à des aides privées. Or il faut absolument 5 00
maisons ou des tentes nouvelles avant l'hiver suivant.
- le gouvernement veut leur envoyer encore 10 000 personnes parmi celles qui
doivent évacuer Karagatch, mais Treloar conseille de les installer entre Demotica et
Soufli en leur donnant rapidement un abri avant l'hiver et de quoi labourer pour le
printemps prochain.
- enfin l'hôpital de Palazii qui a vu 9 0 0 0 personnes en 6 mois ferme ses portes
94. voir dans Ladas. op ât, chVI la définition du droit de propriété, ch VIII, la question des forêts
et pâturages.
Décares = | Thrace/G rèce
stre m m a ta En Thrace En Grèce en %
D é ca re s c u ltivé s 627 102| 4 701 543 13;
i D écares friche 533 0271 2 655 592 20|
Total 1 160 1 2 9 j 7 3 5 6 735 1 5,7
On remarque que la Thrace se distingue par une moyenne plus importante de terres en
friche ce qui confirme leur importance déjà souvent attestée, et la fréquence de deux
sources, les terres domaniales et communales liées au problème du statut juridique des
terres ottomanes, du droit de propriété; les chiffres confirment la part que tenaient ces
pâturages et forêts dans l'organisation du pays avant 1923, ils représentent plus de 42
% de l'ensemble des terres obtenues et on comprend également pourquoi les musulmans
ont tant combattu pour affirmer leurs droits de propriété sur ces terres. Briquet dans
son enquête de juin 1924 signale que les 4/5 des cas litigieux sont des prairies et terres
communales jugées "terres de la communauté" donc non-expropriables par les uns et
"terres de la commune" donc de l'Etat par les autres 9 En revanche, fort logiquement
puisque l'échange ne concerne que les Bulgares, la part provenant des terres des
échangés est nettement inférieure (51 % contre 71 % ) à la moyenne grecque, elle
comprend cependant plus de 60 000 hectares ayant donc appartenu à des Bulgares en
Thrace et confirme une présence importante de cette population dans le pays .
régulièrement attribués 9 8
En 1926, selon la SDN, l'Office autonome a installé en Thrace 16 596 familles soit
68 358 personnes (respectivement 11,2 % et 12,3 % des familles et personnes
installées en Grèce); à la fin de 1929, parvenu à la fin de son mandat, le bureau de
colonisation de Xanthi avait installé 10 9 8 0 personnes en zone rurale, celui de Komotini
16 794 personnes, celui d'Alexandroupolis 21 4 8 5 personnes et celui d'Orestias 22
801, soit un total de 7 2 0 6 0 personnes en zone rurale auxquelles il faut ajouter les
installations urbaines; le bilan de 1930 indique que la Commission a contribué à
installer au total en Thrace 42 7 9 0 familles, soit 179 0 6 0 personnes tandis qu'il n'y
eut parallèlement aucune installation effectuée par le gouvernement grec; notons
cependant que Drama et Kavalla font alors partie de la Thrace.
Installation de plus de 100 0 0 0 personnes dans une région qui comptait tout juste
200 0 00 habitants, importants transferts de propriété portant sur plus de 220 000
hectares... ce sont bien comme dans l'ensemble de la Grèce du nord, les caractères d'une
véritable opération de colonisation intérieure.9
8
7
Comme dans le reste de la Grèce du Nord, l'installation des réfugiés en Thrace a des
conséquences sur tous les aspects de la vie de la région : densification et transformation
de l'habitat, mise en culture des plaines, hellénisation massive; la situation en Thrace
est particulière du fait de la proximité de frontières menacées et du maintien de la
présence musulmane. Les transformations sont si importantes que le géographe allemand
J.H.Schuitze, après deux voyages dans la région en 1933, parle de "colonisation
néogrecque" et de "grande expérience anthropogéographique".
L'examen de la carte des colonies agricoles établies par l'Office autonome des
réfugiés (voir n°44), et celui des chiffres détaillés par commune permet de préciser
les lignes générales de l'installation des réfugiés. La carte est particulièrement
frappante : 208 colonies agricoles, mais aucune n'est installée dans la zone de montagne
au nord de la plaine côtière, les villages cités les plus au nord, Pandrosos, Gratini,
Amphia, lasion, Evrenon sont situés exactement au contact de la plaine et des premières
hauteurs (au moins trois d'entre eux étaient des villages bulgares), la même séparation
plaine-montagne est respectée dans la vallée de l'Evros à l'exception de quelques villages
des collines, comme Esymi, Nipsa, Patara, Kotronia, Sidiro ou Mikro Derio, eux aussi
d'anciens villages bulgares; dans l'Ismaros, entre Maronia, Proskynites, Krovili et
Askites, on constate également l'absence de toute colonie.
Les chiffres du recensement mènent aux mêmes conclusions : dans le district de
Xanthi la population des sept communes entièrement situées en montagne où aucune
colonie n'est implantée, est passée de 11 840 à 13 547 habitants entre 1 9 2 0 et 1928
soit une croissance de 14 %, bien inférieure à celle de l’ensemble, les rares Grecs qui
sont venus s'installer sont épiciers, boulangers, médecins ou employés communaux, à
Oreon on trouve 30 Grecs en 1928, 80 à Echinos, 6 à Myki; en revanche la population
des communes de plaine et de piémont (sans Xanthi ville) est passée de 20 999 à 42 715
habitants, soit une augmentation de 103%. Dans les secteurs de Komotini et de Sapes,
les quatre communes de montagne, elles aussi sans colons, passent de 6 1 35 à 5 800
habitants perdant 5,4 % de leur population, les communes de la plaine et du piémont
passent de 39 397 à 53 552 habitants, connaissant une croissance de 35,9 %. De la
même façon dans le district d'Alexandroupolis, si l'on observe les communes des
hauteurs, comme Avas, Esymi, Pevka, Nipsa, lana, Damia, Potamos, Dikella,
Mesimvria, Plaka, Sykoraghi, Atami et Avra, on voit qu’elles comptaient 8 011
habitants en 19 2 0 et 4 781 en 1928, leur part dans le district passe de 3 7 ,8 % à
17,5% de la population totale; la commune de Mikro Derio passe également dans le même
temps de 561 à 5 3 6 habitants.
Dans l’arrière-pays de Soufli Schuitze a pu également visiter en 1933, entre 250
et 500 m d’altitude, trois villages turcs détruits en 1913, Tistimpati, Mukatasi et
Tahtadjik, restés depuis lors entièrement déserts : il a distingué les ruines des maisons
et mosquées, les champs retournés à la friche, et emprunté des sentiers qui n’étaient
plus fréquentés que par les éleveurs nomades, aucune tentative de colonisation n’avait
eu lieu.
Dans l’ensemble cette période a été décisive dans les rapports plaine/montagne : le
poids des communes des hauteurs diminue nettement en valeur relative dans l’ensemble
de la région, la prééminence passe définitivement à la plaine; la division
ethnogéographique réelle au début du XX° siècle s'accentue : l'hellénisation ne touche que
les plaines, transformant les hauteurs en une enclave musulmane.
Le Journal Officiel de la SDN estime en novembre 1929 qu'un tiers des fondations
est un réel succès, un deuxième tiers est un échec, le dernier tiers restant encore
incertain; Schuitze en 1 9 3 4 a cartographié les succès, échecs ou limites de la
colonisation, en prenant pour base les recensements (voir n°45) : toute croissance de
la population supérieure à 2 0 % en 8 ans équivaut à un succès, toute diminution
correspond à un échec, la zone intermédiaire incertaine serait plutôt à interpréter
également comme un échec. Sa carte et ses observations sont remarquables, on peut
cependant nuancer la notion d'échec ou semi-échec de la colonisation, comme il l'a fait
dans son texte, en tenant compte de la carte SDN sur l'installation des réfugiés et en
suivant l'évolution jusqu’en 1940.
Ainsi on ne peut parler d'échec de la colonisation dans les régions de hauteurs (15,
17 ou 21 de la carte de Schuitze) car en réalité il n'y a pas eu de tentative de
colonisation. La différence sur la carte de la SDN entre la montagne à l'ouest et à l’est de
la ligne de séparation entre Thrace et Macédoine est particulièrement instructive. Les
implantations dépendent avant tout des terres que l'Office autonome a pu obtenir, mais
dans les hauteurs il n'y avait aucun tchiflik susceptible de rachat; de surcroît la
commission Mixte a pris garde à ce que le maintien des populations musulmanes reste
économiquement possible, or les hauteurs étaient déjà densément peuplées, les terres
cultivables réduites et les terres de parcours indispensables à la survie ont dû être
laissées aux communautés. L'Etat grec n'avait pas intérêt d'ailleurs à s'aliéner ou à
pousser au départ des populations habitant une zone frontière stratégique. Ces régions
restent donc simplement à l'écart des courants nouveaux.
En revanche on peut repérer quelques cas d'échec réel de la colonisation : des
villages, malgré l'installation de réfugiés, voient leur population stagner, d'autres n'ont
pu se relever des destructions de 1913. C'est le cas à l'extrême nord-est de villages qui
sont stérilisés par la proximité de la frontière bulgare : Pendalofos perd 6,6%, Bara
90% , Yalia 87% , Petrota (ces quatre villages n'ont pas accueilli de réfugiés), Milia,
Therapio, ne progressent que de 1 à 7%; la route fermée vers Ortakeuy-lvanovgrad
limite aussi la croissance des communes les plus proches de la frontière, Vergi, Megali
et Mikri Doxipara n’augmentent que de 11 à 25 % . Plus au sud, la commune de Mikro
Derio dans le même cas, malgré la présence de 3 6 8 réfugiés en 1923, a moins
d’habitants en 1928 qu'en 1920 (536 contre 561).
Un autre cas d'échec relatif est celui d'anciennes localités bulgares dont les
populations n'ont pas été totalement remplacées. Dans les collines de l'Evros, on voit
que, hormis quelques cas d'installation réussie dans d'anciens villages bulgares,
Korymvos + 1 2 7 % , Mavroklissio + 9 5 % , Protoklissio + 9 7 % , Kyriaki + 7 5 % , Agriani
+ 5 3 % , Yannouli + 4 3 % et Sidiro + 1 9 2 % , ailleurs la population des collines diminue
(Kotronia, Virini, Kitrinopetra, Provato et les communes déjà citées plus haut). A
Kotronia, 4 0 0 m d’altitude, lors de la visite de Schultze, les 22 familles de réfugiés
installées n'occupent pas toutes les demeures de pierre des anciens bulgares et ne
cultivent pas tous les champs disponibles. Et pourtant à Avra, Dikella, lana, Potamos,
Avas, Esymi, Mavropetra, Nipsa, Kila, Pevka, l'Office a aidé à installer des réfugiés :
d'une part les réfugiés n'ont pas réussi à remplacer l'importante population bulgare de
ces villages, d'autre part la greffe n'a effectivement pas pris, si on considère que ces
villages (Avas, Esymi, Patara, lana, Potamos, Pevka, Dikella, Nipsa, Sykoragi, Atarni,
Avra) n'ont pas retrouvé en 1940 leur population de 1920, elle-même inférieure à
celle de 1913. La situation est comparable dans les villages bulgares qui bordent
l'Ismaros (la région 19 de Schultze) : malgré i'implantation de réfugiés, Askitai, 535
habitants turcs et bulgares en 1920, n'a plus que 348 habitants en 1928, Krovyli
passe de 945 à 885 habitants, Petrota de 152 à 83, Dioni de 7 4 8 à 51 9, Strymi de 987
à 808 (avec cependant près de 4 0 0 réfugiés en 1923).
On peut retrouver la même situation dans des régions de plaine où le remplacement
des Bulgares s'effectue également lentement (le 18 a de Schultze et certains villages du
18c) : Arriana, Micho Pisto, lasion, Evrenos, Monastirion, ont perdu entre 7 et 56 % de
leur population de 1920. Si mathématiquement la croissance est moins forte dans le
secteur de Komotini et Sapes que dans celui de Xanthi, c'est avant tout que les réfugiés ne
se sont pas ajoutés à une population présente, mais substitués à elle : le petit bourg de
Xylagani est un exemple de ce mouvement, 1 241 habitants en 1920 ( d'après les
Français 1 503 dont 1 110 Bulgares), il héberge 8 2 8 réfugiés en 1923, mais n’a que
1 5 5 4 habitants en 1928. Le remplacement s’effectue cependant avec succès, le village
gagne encore 28 % de population en 1928 et 1940.
Quelques résultats médiocres en plaine peuvent être dûs par ailleurs à
l'importance de la malaria, en particulier dans la zone 18b de Schultze, autour de Porpi,
Glykoneri, Mesi, Glyphada, Arogy.
Une série de villages neufs se crée dans la même région : Nea Orestiada qui remplace
Karagatch-Orestiada, Nea Vyssa, Nea inoï, Neos Pyrgos, Nea Sagini, Neo Chimonio, Neo
Kosti, Neo Liii, Isaakio, Neï Psathades, Monastiraki déserte après 19 1 3 renaît. Tout
autour d'Alexandroupolis on trouve le même mouvement, une augmentation de 40 à
6 9 7 % selon les communes, et des communes neuves comme Maïstros (ou Neos Maïstros
du nom d'un village de la région d'Enos). Enfin dans la plaine de l'Arda on retrouve le
même type de chiffres : Arzos +622%, Kanadas + 1 8 0 % , Kyprinos + 9 4 % , Phylakio
+77%, Spileo + 137 % , Elia +111%,- Plati +7 5 % , Keramos + 1 5 9 % , Ammovouno
+1 1 4 % .
maladie est absente 101. L'Office autonome s'efforce donc de créer systématiquement les
nouveaux villages sur les mamelons qui forment les ondulations de la plaine, ce qui est
noté à la fois dans le rapport de 1926 et dans les descriptions de Schultze, ce sont les
"obligations géographiques des îlots secs".
Une seconde nécessité entre également en ligne de compte, la disponibilité en eau :
les détails du recensement français de 19 2 0 montrent que dans la plaine, la qualité des
eaux est très médiocre et le camp de Kirli 2, à peine installé, doit se déplacer pour un
problème d'accès à l'eau. De gros travaux sont donc d'autant plus nécessaires qu'on
installe les villages sur les hauteurs. Des études géologiques et des sondages profonds
sont effectués en 1 9 2 4 dans la plaine côtière par des services qui disposent de trois
appareils à moteur et d'un appareil manuel. Le printemps de 1925 voit les premiers
succès : dans la plaine de Komotini, 32 forages sont effectués entre 30 et 124 m de
profondeur,31 fournissent de l'eau pure et convenable et un débit total de 30 à 150 000 1
0
102. La thèse de F.Tsibiridou. Etude de la formation économique et sociale d'une communauté mixte
de réfugiés en Thrace grecque, Paris, EHESS, 1 990, montre que la fusion est difficile même
lorsque les deux groupes viennent de régions relativement proches: à Krovyli, les réfugiés
rouméliotes venant d'un village des bords de la Tundja et ceux de la région de Kessan en Thrace
orientale, tous thraces, installés dans deux quartiers séparés par une rivière, sans pont, ont des
rapports assez conflictuels entre eux jusque dans les années 1 960.
258
Quant au Pontique...
"Les provinces montagneuses et les hauts plateaux du Pont nourrissent une race
d'hom mes à la morale austère qui ont gardé toute l'ardeur combattante et les vertus
guerrières de leurs ancêtres, le héros médiéval Digénis Akritas. Les femmes sont
agréables, douées de courage et de vigueur, travaillant plus dur encore dans les
champs qu'à la maison. Les Pontiques sont considérés comme les plus purs des
Hellènes, leur taille imposante, la pureté de leurs traits et de leur langue
O R IG IN E /F A M IL L E S EN THRACE cul
70 ilII eu:
70 EN GRECE
ASIE MINEURE 1 960 11,8l! 4,2 45 828
THRACE ORIENTALE 11 141 67,1 j 26,5 42 010
PONT 1 059 6,3 2,6 39 556
CAUCASE 517 3,1 1 4,8 10 586
BULGARIE 1 535 9,2| 1 9,2 7 929
DIVERS 384 2,3| 29,7 1 290
103. Ladas. op at, p.647.
104. Pour Kavakli voir Thrakika 7, Nea Kessani voir Thrakika Chronika n°7 , pour Schinia voir
ARCHEIO n°7, Maïstros ARCHEIO n°9, Lykofi Thrakika n°3; pour les autres voir le rapport de
C.B.Eddy, SON, C.1 59.
B. L’HELLENiSATiON
:
Région Pop 1 9 2 8 -1 9 2 0 Réf en 1 9 2 8 R é fu g ié s/ p o p tôt
!Xanthi + Komotini 62 583 59 778 33,3
Evros 32 906 47 829 3 9 ,6
T o ta l 95 489 107 607 35,8
Depuis 1878 on a pu constater une tendance nette chez les musulmans à se replier
sur la Turquie au fur et à mesure du recul des frontières ottomanes, repli souvent
imposé par la force, et parfois choisi pour vivre dans un Etat musulman. Qu'allaient
faire les musulmans de Thrace occidentale que les lois ne contraignaient pas au départ ?
Dans un premier temps l'installation des forces interalliées en novembre 1919
105. SDN, C.129, Office autonome pour l'établissement des réfugiés Grecs, dossier Eddy, notes sur
une inspection en mars-avril 1930.
entraina un flux de retour des musulmans chassés par la présence bulgare; la présence
grecque en 1920, peut-être parce qu'elle s'étendait également à la Thrace orientale,
n'entraina pas de grande vague de départ, ni non plus le traité de Lausanne. Il n'y a donc
pas eu de réaction immédiate de refus absolu de la domination grecque. La conscience des
difficultés d'installation en Thrace orientale à partir de 1923, la protection offerte en
Grèce par les traités et la présence de nombreuses commissions de la SDN, un fort
attachement à la terre de cette communauté essentiellement paysanne, une certaine
méfiance à l'égard d'une Turquie nouvelle dont les réformes ne faisaient pas l'unanimité
chez ces musulmans très conservateurs... tout cela a sans doute contribué à maintenir
sur place la majorité des musulmans. On peut ajouter que si la Commission Mixte a fixé
au 30 janvier 1923 la date limite de présence en Thrace pour obtenir la non-
échangeabilité, c'était pour éviter d'inclure des musulmans crétois qui, après cette date,
connaissant le texte de Lausanne, se sont installés en Thrace pour ne pas être échangés,
preuve que tous les musulmans n'étaient pas volontaires pour l'échange (il est vrai que
leur cas est particulier).Les rapports des commissions d'enquête de la SDN constatent
également que les musulmans ne sont pas physiquement contraints à l'émigration, et que
les terres qui leur sont laissées leur procurent le plus souvent des moyens d'existence
suffisants.
difficile, écrit Schazman 1 0 6 de devenir une "minorité" dans un pays où l’on était
maître, et la cohabitation forcée avec les réfugiés a paru insupportable à certains; par
ailleurs les métayers des tchifliks n'ont plus de ressources et souffrent de la
concurrence de la main d'oeuvre des réfugiés, les innombrables conflits sur le droit de
propriété jouent également un rôle important... La deuxième commission d'enquête dans
son rapport du 28 mai 19 2 5 fait les mêmes constatations, insistant sur le facteur
moral:
"... la presque totalité des représentants de la minorité turque avec lesquels les
rapporteurs ont été en contacts pendant leur voyage a manifesté catégoriquement le
désir de quitter la Thrace occidentale... Les rapporteurs ont cru devoir mentionner
ces considérations d'ordre psychologique, en dehors des facteurs d'ordre
économique qui sont la conséquence des mesures gouvernementales car il leur a
paru qu'elles tiennent une place importante dans l’ensemble des éléments
permettant d ’expliquer la mentalité qui règne actuellement au sein de la minorité. "
107
106. Archives SDN, R.1 696.41/4 0 9 0 1 /4 0 8 1 6, rapport de décembre 1924, annexe 2 au n°14,
p.35 à 37.
107. Archives SDN, R.1 697, 4 1 /4 3 2 9 7 /4 0 8 1 6 , rapport du 28 mai 1925.
261
Cependant dans le district de Xanthi on ne signale pas de départs en 1 924, tandis que
dans celui de Komotini 400 familles turques ont demandé l’autorisation d'émigrer; dans
108. Pour cette citation et les suivantes voir le document SDN déjà cité.
262
aussi celle qu'ils quittent en plus grand nombre après 1923 complétant ainsi la
simplification ethnique.
1922, avec un clocher 1 1 0 . Dans l'ensemble de la Grèce d'ailleurs tous les témoignages
concordent : les Bulgares ne se pressent pas pour émigrer, les premières demandes
viennent de Grecs de Bulgarie qui veulent s'installer en Thrace orientale grecque en
1920 et échapper aux réformes agraires de Stambuliski; De Roover considère alors que
les agriculteurs bulgares étudient les conditions matérielles avant de se décider, et que
seuls sont réellement prêts au départ les métayers et ouvriers sans travail. En revanche
à partir de novembre 1 9 2 2 la situation change radicalement, les Bulgares, comme les
musulmans, souffrent de la cohabitation avec les réfugiés, des réquisitions (on trouve
une liste de 32 villages où l'église et l'école bulgare ont été réquisitionnées pour les
réfugiés), et, étant souvent ouvriers agricoles, de la concurrence de la nouvelle main-
d'oeuvre bon marché. De novembre 1922 à juin 1923 la Commission enregistre en
moyenne 166 demandes bulgares par mois, en juillet 1923 le chiffre passe à 288, puis
349 au mois d'août. Les Bulgares, estime De Roover, comprennent peu à peu que les
frontières risquent d’être définitives. Les Grecs par contre ne sont plus pressés de
rejoindre un pays déjà embouteillé par les réfugiés.
1 09. Voir tome 2, document 1, la demande d'indemnité d'un libraire de Komotini qui montre les
difficultés d'un commerçant investi d'une petite fonction officielle (il vend des timbres) pour
cohabiter avec les autorités grecques, et les problèmes que pose une demande d'indemnité.
110. SDN, Commission Mixte d'émigration gréco-bulgare, C.1 55, doc 2, liste des demandes de
liquidation des biens des communautés bulgares de Thrace.
263
La déportation des Bulgares de la région de Dedeagatch en 1 923 par les autorités
grecques marque un tournant décisif. La déportation a lieu en mars 1 923, la SDN en est
avisée à la fin du mois, en avril la délégation grecque promet leur retour prochain, en
Ces déportations "stratégiques" sont confirmées par le fait que des musulmans de
certains villages de la Maritsa ont été également déportés dans l'île de Milos.
Combien sont ces déportés ?
Un rapport de l'anglais Matthews à la fin de juin 1923 cite le chiffre de 481 familles
(soit 1960 personnes) internées, en Crète, dans les forts de Rethymno et de La Canée,1
111. Pour l'ensemble de l'affaire, SDN, Commission Mixte pour l'échange gréco-bulgare C.1 51 et
section 11/27553 classeur 611. Egalement, Mémoire De Roover n°1 à la BN à Paris.
11 2. SDN. 4 1 /4 2 9 8 7 /3 9 3 3 9 , Constatation des membres de la Commission Mixte nommés par le
Conseil de la SDN relatives à la situation des émigrants en Grèce et en Bulgarie.
et de 600 personnes à Suda; il estime qu'un dixième des déportés, des enfants surtout,
est mort de bronchite et de dysenterie. Le représentant bulgare à la SDN, Mikoff, dans
son rapport de juillet 1923, indique que 2 9 5 0 déportés sont ouvriers agricoles dans
49 villages de Thessalie, et 2 0 0 0 personnes internées en Crète (les deux tiers à La
Canée, les autres à Rethymno). Un rapport du bureau de Salonique du Haut Commissariat
aux Réfugiés de la SDN, le 11 mars 1924, donne un total de 1405 familles (pas
seulement des hommes) venant de 22 localités, tandis que le gouvernement grec
indiquait 9 1 0 familles, six villages proches de la voie ferrée et les cinq grands centres
bulgares de Tchoban Keuy-Sykorayi, Eni Keuy-lana, Domuz Dere-Nipsa, Doghan
Hissar-Esymi et Dervent-Avas; la majorité des familles déportées vient de ces cinq
villages, 320 familles de Dervent, 2 1 0 de Domuz Dere et 210 de Doghan Hissar. Sur les
listes de déportés à indemniser qui sont dressées par la Commission gréco-bulgare, 9
autres villages sont cités, ayant eu chacun moins d'une dizaine de personnes déportées,
des hommes jugés indésirables L'ensemble représenterait donc environ 5 600
personnes déportées en Grèce (selon la SDN, sur 1405 familles, 1300 sont revenues),
auxquelles il faut ajouter les familles qui se seraient enfuies en Bulgarie pour échapper
à la déportation. Selon Corfe et De Roover, ce so n t" plusieurs milliers de thraciens qui
se sont sauvés vers la Bulgarie en février et mars 1923
Dans l'été 1923 les services de la SDN organisent une aide immédiate pour les
déportés qui rentrent et ne retrouvent ni leurs demeures, ni leur troupeau, ni leurs
récoltes : les voisins ou les réfugiés ont pris leur place. Le gouvernement grec s'est
engagé à les indemniser et à permettre le retour de ceux qui sont partis en Bulgarie sans
passeport, et les déportés ont jusqu'à décembre 1 9 2 4 pour déclarer leurs pertes devant
la Commission Mixte; Corfe et De Roover rappellent dans une lettre du 15 décembre
1923 au Gouverneur général de Thrace les engagements officiels : rendre, remplacer ou
payer les objets et le bétail volé, fournir des semences; ils lui demandent également
d'augmenter les rations de secours (2,5 kg de semoule et 30 drachmes par personne et
par mois), de fournir à chaque famille deux boeufs (ou 5000 drachmes), une charrue,
du fourrage et des semences avant le 1 mars 1924. Le processus d'indemnisation est long
et repose une fois de plus sur des témoins car tous les documents ont disparu. Après une
première estimation, la Grèce s'engage le 17 mai 1924 à verser 30 millions de
Des listes complémentaires sont dressées, des dossiers sont oubliés, une lettre du 2
décembre 1931 traite de 13 000 drachmes supplémentaires allouées aux ex-déportés à
la suite d'une erreur reconnue en août 1928. La suite des impayés se perd dans le
contentieux gréco-bulgare et ne laisse plus de trace à la SDN, la Commission Mixte ayant
cessé ses fonctions. La lettre ci-dessous est un exemple concret des difficultés concrètes
1 5 0 0 0 118 *1
; une lettre de Sir J.Campbell le 11 mai 1925 juge la situation encore plus
0
2
radicalement :
"La Macédoine centrale et orientale est à présent presque nettoyée de tout Bulgare,
demande des Allemands 120. |es premiers décrets antijuifs, d'une portée limitée, sont
pris en Bulgarie en septembre 1940 et ne sont signés par le tsar Boris que le 15
février 1941 et peu appliqués. En décembre 1941 Hitler propose aux Bulgares de
déporter leurs Juifs, mais les autorités refusent en prétextant des besoins de main
d'oeuvre, ce qu’elles répètent en septembre 1942. En août 1942 cependant est créé le
KEV ou Commissariat aux Questions Juives dirigé par Belev; en février 1943 la
pression nazie est plus forte, le capitaine SS Dannecker, représentant d'Eichmann vient
en Bulgarie négocier la déportation de 20 000 Juifs, les Bulgares décident de déporter
en priorité les Juifs des "territoires nouvellement libérés" (= conquis, soit la Thrace et
une partie de la Macédoine). Un acccord est signé le 22 février 1943, l'opposition de
Boris et de certains députés réussit à sauver les juifs originaires de Bulgarie qui ne sont
que placés dans des camps de travail en Bulgarie même.
La déportation des Juifs de Thrace s'opère dans la nuit du 3 au 4 mars 1943, les
familles arrêtées à domicile sont enfermées quelques jours dans les entrepôts de tabac,
puis conduites à travers le Rhodope au départ de Komotini vers des centres de transit à
Dupnitsa et Blagoevgrad d'où des trains les emmenèrent les 18 et 19 mars vers
Treblinka. Aucun n'est revenu. On possède quelques chiffres sur le nombre des personnes
ainsi disparues.121
122. I.Laaani. Les rapports de la Grèce avec ses voisins balkaniques de 1941 à 1949, Paris, thèse
3° cycle, 1985, p.64.
123. Marshall Lee Miller, op cit, p.128.
"Les Grecs ont à présent été chassés pour toujours de ces régions bulgares; nos
frères thraces retournent en masse dans leurs demeures anciennes. Par la
repopulation de ces régions par des Bulgares qui est menée à une large échelle, et
par la bulgarisation de la Thrace occidentale, ces territoires du sud sont colonisés
pour la quatrième fois par ceux qui ont vécu ici pendant des siècles".
mieux faite 127; on permet aussi au réfugié de Thrace orientale de réutiliser les portes,
fenêtres et parfois même l'escalier qu'il avait emportés avec lui (Bulgares et Turcs
avaient fait de même en quittant la Thrace occidentale). Le plus difficile, c'est
l'acheminement des matériaux de construction, aussi des familles gagnent-elles leurs
vies en fabriquant des briques de pisé qu'elles cuisent (Schultze). Le modèle prévu est
une maison monobloc de deux pièces, sans étage, avec une petite remise. Le rapport
d’Eddy fournit des données financières sur les constructions : à Kavyli la maison
"thrace" a coûté 8 000 dr de matériel et 4 000 dr en espèces à la Commission, à
Alexandroupolis, à Komotini et à Xanthi la simple maison en brique cuite a coûté 17 000
dr, 37 000 dr la maison terminée y compris les plâtres intérieurs (35 000 à
Xanthi sans les plâtres), 40 000 ou 45 0 0 0 dr la maison construite sur contrat.
Précisons qu'un instituteur de la ville gagne alors 2 à 3 0 0 0 dr par mois. Dans
l'ensemble du nord de la Grèce les constructions pour réfugiés se repèrent très vite, ne
serait-ce qu'à leur uniformité architecturale, l'application du "systèm e thrace" a créé
dans la région une diversité plus grande qu’en Macédoine.
Schultze dans sa description de 1933 se montre très sensible aux constructions et
à l'aspect général des villages. Selon lui il est très facile de distinguer le village turc du
village ou du quartier nouveau . Ce sont "deux mondes différents", souvent séparés de
surcroît par un cours d'eau ou un ou deux kilomètres : le village turc est un village bloc
aggloméré, sans structure; la seule construction importante est la mosquée, toutes les
fermes sont derrière des murs ou des clôtures élevées (en bois, rotin ou autre matériau
A Xanthi (voir n°46) la vieille ville est installée sur la pente et près de la sortie
encaissée de l’Eskidje Dere, elle est habitée principalement par les Turcs, mais aussi
par des Grecs et les maisons y sont construites selon le mode traditionnel balkanique. Le
quartier de Magir Mahalla a accueilli à partir de 1900 des Turcs réfugiés de Bulgarie, il
est également habité par des Juifs et quelques Grecs, c’est le quartier le plus
commerçant, avec des maisons de "type européen" et un urbanisme plus régulier. Les
nouveaux quartiers de réfugiés sont très différents : plan en damier, maisons identiques
construites en série, aucun arbre; les réfugiés sont implantés en trois endroits : le plus
important au sud-ouest, le plus "horriblement monotone", c’est la nouvelle Chryssa, le
deuxième se trouve au sud-est entre la rivière, le chemin de fer et le Muhadjir Mahalla,
128. J.H.Schultze. op cit in Geographischer Anzeiger, p.172, p.175 les deux Chryssa, p.177 Zygos.
129. Journal Officiel de la SDN, juin 1930.
130. voir SDN, C.1 29, dossier Eddy, rapport du 10-3-1930 signé C.Terzoudis, pour Xanthi,
Komotini et Aiex/lis.
maisons à proximité des casernes, 200 dans l'ancien quartier du gymnastirion, 90 dans
l’ancienne ville haute et 350 dans le quartier de Kypseli.
Tous les témoins s'accordent à attribuer à Komotini (voir n°47) un caractère plus
"oriental" que Xanthi préférée par les Grecs; la ville créée au VII” siècle au carrefour de
la via Egnatia et d'une des traversées du Rhodope est établie à 40 m d'altitude, en terrain
plat et traversée par une rivière le plus souvent à sec, le Duludja Dere; au pied du noyau
byzantin, entouré de la ville ottomane, des Grecs se sont installés dans la deuxième
partie du XIX0 siècle. Dans la partie nord du fleuve, le centre musulman est traversé par
un secteur grec qui coupe la viile turque en deux; il se reconnait à ses ruelles aux pavés
inégaux tortueuses ou en cul-de-sac, ses maisons en encorbellement aux fenêtres
grillagées, les places avec fontaines, platanes et cigognes. Les quartiers grecs plus
récents entourent la ville ottomane, il y a également un quartier juif à proximité du
quartier commerçant où l'on trouve beaucoup d'ateliers et de petits commerces; les
professions se regroupent par rues comme dans les villes ottomanes et des marchés
importants se tiennent à l'est de la ville. Le principal se tient devant la Mairie où l'on
voit des Turcs en fez, des paysannes voilées qui vendent leurs légumes et des Grecs en
haillons européens qui offrent leurs services; sur une autre place on trouve les
caravanes de mulets et d'ânes qui apportent du bois de la montagne, au marché à
bestiaux, près de la rivière, on voit en plus les Saracatsanes et leurs troupeaux, les
bovins, les ânes, les buffles... Les trois nouveaux quartiers de réfugiés au plan en
damier ont été installés, l'un au sud-ouest vers la voie ferrée, le second au sud-est et le
troisième au nord près des casernes; ce sont des maisons basses sans étage, le rapport de
mars 1930 signale 447 maisons construites dans le quartier de la communauté
arménienne, 14 près du Palais de Justice, 58 dans le quartier dit Voriothrakon et 150
près des casernes. La ville conserve une allure de vaste bourgade rurale malgré
l’installation du Gouverneur général de Thrace( voir HT.VII, p .2 7 4 ’).
Les différences entre quartiers sont moins nettes dans Alexandroupolis, une ville
neuve encore en 1920, construite sur un plan à damier où la vieille ville ne comportait
que quelques maisons turques en bois; celles-ci subsistent mais c ’est le plan en damier
qui domine et se développe; à côté des 78 maisons "européennes" néoclassiques bâties par
la compagnie des chemins de fer pour ses employés, la Commission a financé 545
maisons, à partir de 1924 au nord-ouest de la ville. Le quartier Tsimentenia donne un
exemple de l'urbanisme de l'époque : les rues tracées ont 12 m de large, le terrain est
divisé en îlots de 60 / 45 m ou 40 / 40m, partagés en parcelles rectangulaires de 50 à
300 m2, les maisons prévues chacune pour une famille sont placées en bord de voie, les
jardins à l'arrière se touchent, l'ensemble de la construction est carré, comporte deux
pièces et une cuisine rudimentaire sur la cour, les toilettes sont dans le jardin; dans le
quartier des Karagatsiana, habité d'employés de la régie française des chemins de fer, la
population aux ressources plus importantes et qui avait pu transporter ses biens par la
L’INSTALLATIO N DES RÉFUGIÉS EN VILLE : KQMOTiNj HT.VII
20. La demeure carrée à un étage élevée selon un plan fournie aux réfugiés
par la Commission abritait deux familles, la maison plus petite à un seul
niveau était plus courante. D’un confort aujourd’hui insuffisant elle est
abandonnée, mais située proche du centre actuel, elle laisse souvent la
place à un immeuble.
voie ferrée, a pu apporter des améliorations qui reflètent son niveau de vie plus élevé,
les maisons en bois ont le plus souvent un étage, des ouvertures plus larges, un balcon
ou une loggia, le sanitaire est intérieur, la cuisine a un four (ces demeures ont été
remplacées en 1975 par des immeubles collectifs) 131. Alexandroupolis est cependant
dans les années 19 3 0 la seule ville où les réfugiés dominent dans une ville préexistante
et sans avoir à y ajouter dans un premier temps de nouvelles structures. Orestias
inversement est une ville entièrement nouvelle destinée à accueillir en majeure partie
les Grecs de Karagatch; elle compte déjà 8 6 9 0 habitants en 1928 et c'est la première
ville de la région à posséder un éclairage électrique et Schultze remarque que le trafic de
sa gare en 1931 est déjà supérieur à celui des autres gares de la vallée de l’Evros et que
son activité importante doit lui permettre de devancer d'ici peu Didymoticho
"l'endormie", ses prévisions se réaliseront.
Le s p a y sa g e s ruraux
passage des troupeaux 132 . Les documents de la SDN nous apprennent que la moyenne des
lots a été en Thrace de 20 à 60 stremmata, de 15 stremmata dans la vallée de l'Evros
plus fertile, de 9 à 20 stremmata dans les régions de tabac (où en fait il y a eu très peu
d'installations) et de 80 à 100 stremmata de pâturages dans les quelques villages de
montagne (arrière-pays d'Alexandroupolis et de Soufli) où furent installés des
éleveurs; les artisans reçurent 1/2 ou 1/4 de lot. Témoins et études locales nous
donnent des exemples précis : le président de la Commission C.B.Eddy dans des notes de
mars 1930 signale qu'à Kalfalar et à Mandra les familles ont reçu 40 stremmata (pour
deux personnes avec possibilité de 2 str supplémentaires), 10 stremmata seulement à
131. Voir Spitalas. Alexandroupolis, évolutivité de l'espace urbain d'une ville frontalière, Paris X,
Thèse, 1985.
1 32. J.H.Schultze. op dt, in Geographischer Anzeiger, p.1 98 à propos de la plaine de Komotini.
275
Yenisea et à Fetinos où ii y avait moins de terres disponibles; à Thryllorio le lot était de
38 str et pouvait aller jusqu'à 70 str pour une famille de plus de 7 personnes. A
Krovyli les couples sans enfants ont reçu un lot de 30 stremmata, chaque enfant ajoutant
1/4 de lot jusqu'à 4 et un maximum de 2 lots, chaque lot comportait 5 catégories de
1 33. Je dois une dette énorme à J.H.Schultze, tous les détails qui suivent viennent de ces deux
ouvrages cités, sauf référence à la statistique agricole grecque de 1 950 ou au dossier de C.B.Eddy,
SDN, C.129.
600 str en 1933, mais plus de 5 0 0 0 str avaient été replantés en cépages américains.
Parallèlement les bureaux de la colonisation se sont attachés à promouvoir la culture des
arbres fruitiers et des mûriers, qui reprenait à la fois les compétences traditionnelles
des collines de l'Evros et celles de nombreux réfugiés originaires de la région de Bursa;
dans la ferme expérimentale du Rhodope, à côté des vignes, on trouvait en 1930, 24 000
mûriers, 37 0 0 0 acacias et 12 0 0 0 arbres fruitiers pas encore greffés; près de
8 00 0 0 0 pieds de mûriers ont été distribués entre 1923 et 1929 par la Commission ;
C.B.Eddy dans sa tournée d'inspection de 1930 a visité Kavyli (N.Orestias) où l’on
comptait 1 50 0 0 0 mûriers et arbres fruitiers (le 1 avril).
Quelques-uns des chiffres dont on dispose permettent de mesurer l'intensité des
transformations effectuées.
Culture Stre m m ata : Okes Stre m m ata Okes A ug surface Aug. okes en ;
1 9 2 3 /2 4 ; 1 9 2 3 /2 4 : 1 9 2 6 /2 7 1 9 2 6 /2 7 en % %
,
Froment 92 5 6 3 1 3 565 685 99 6 8 2 9 0 5 9 085 i . 7 ,e : .... ..... IM
58 3 4 7 1 3 7 4 7 395 83 392 8 86 7 815: 4 2 ,9 1 3 6 ,6 1
Seiqie 14 959! 8 4 4 622 39 266 3 547 387 1 6 2 ,4 3 1 9 ,9 1
M a ïs 85 0 3 8 7 7 0 0 751 70 946 9 2 0 9 558 -1 6 ,5 19,5!
Sésam e 12 652 2 6 9 751 27 655 1 281 229: 1 1 8 ,5 595,81
M illet 5 398 2 9 4 1 49 6 541 629 7 8 9 : ....2.1,1 ...... 114,
A voin e 99 0 3 4 847 1 94 9 189 625 96,8 444,1 j
Sorgh o 4 82 2 3 3 3 198 3 859 3 9 0 1601 -19,9 171
Léqumes secs 8 724 3 4 4 665 9 61 0 9 5 8 866: 1 0 ,1 1 .7 8 ,2
Pom m es de terre 1 664 1 77 804 1 635 9 6 5 440: ....c l , Z!
...... 4 4 2 , 9|
Tabac 13 475 7 2 2 481 23 379 1 423 706- 73,4 97!
Coton 2 002 30 510 2 008 6 4 303: ....... 0 , 2 ...... 1 1 0 ,7
Oiqnons, échalotes 606 71 7 6 9 283 100 410: -53,3 39,9
Légumes 108 54 0 0 0 734 621 930 579,6 479,8 :
A côté d'une croissance de 2 5 % au total des surfaces mises en culture qui s'explique
facilement par l'extension progressive des défrichements, on remarque une croissance
encore plus spectaculaire de la production qui augmente même lorsque la surface mise en
culture diminue, indiquant un net progrès dans les rendements; ces progrès plafonnent
cependant dans les années 19 3 0 car il n'y a pas d'apport nouveau, engrais ou sélection
des espèces, qui puisse prolonger ce mouvement. L'intense travail humain fourni avait
trouvé ses limites.
Le tabac a été la grande victime d'une crise de surproduction provoquée à la fois par
l'augmentation subite et forte de la production grecque après l'installation des réfugiés
et par la restriction des marchés d'exportation liée à la crise de 1929 : les récoltes se
Surface stremmata Production mille kg
1924 75 530 5 770
1925 82 504 6 1 56
1926 87 060 5 787
1927 99 881. 6 625
1928 120 089 6 765
1929 104 644 5 791
1930 86 420 5 075
1931 64 899 3 644
1932 54 000 2 834
1933 71 428 4 470
1934 68 000
vendent mal ou pas du tout (à Yenisea en avril 1930 la récolte de l'année précédente,
bien que de qualité excellente, n'avait pas été vendue), le gouvernement en vient à
interdire la culture en plaine où le tabac est de qualité médiocre (carte Schultze,
secteurs 22, 23 et 24)) d'où la réduction des surfaces observée à partir de 1929; il y a
dès lors une concentration de la culture du tabac sur les régions de piémont ou les
hauteurs de Xanthi (régions 15,16 et 17 où dans 9 villages il occupe près de 100% de la
surface cultivée), dans les villages turcs anciens. Les réfugiés n'ont donc joué qu'un rôle
temporaire dans le tabac en Thrace.
L'élevage des vers à soie, réduit presque à zéro en 1916, reprit fortement sans jamais
retrouver, semble-t-il, son importance du début du siècle : la production de cocons
était de 523 000 kg en 1920, de 739 897 kg en 1930 dans une Thrace un peu plus
réduite, mais Schultze cite le chiffre de 788 300 kg en 1911 pour le seul kaza de
Soufli. La production thrace en 1930 représente 2 9 % de la production nationale et plus
de la moitié de ce total vient du seul département de l'Evros, les rendements obtenus
étant plus du double de la moyenne de ceux de Macédoine, eux-mêmes supérieurs à la
moyenne nationale.. Mais là aussi la tentative pour étendre la culture des mûriers hors
de la zone traditionnelle de Soufli-Didymoticho n'est pas un succès à long terme : si au
recensement agricole de 1950 la Thrace possède encore 2 9 % des mûriers de toute la
Grèce, la quasi-totalité se situe dans le nome de l'Evros, 98,3% , la culture a disparu des
autres départements où elle n’était guère appropriée.
L'implantation des colons s'est donc traduite essentiellement par l’extension de la mise
en culture des plaines au profit des céréales (tableau 29), le blé l'emporte sur les
autres céréales et envahit les plaines de Xanthi et Komotini au rythme des réfugiés, le
maïs est limité par les disponibilités en eau; l’ensemble des céréales occupe 6 8 % de la
surface cultivée en 1929, 7 7 % dans l'éparchie de Komotini, 79% dans celles
d'Alexandroupolis et de Didymoticho, 8 8 % même dans celle d'Orestias.
Tabieau 29 : EXTENSION DES SURFACES CULTIVÉES EN CÉRÉALES EN THRACE entre! 924
etl 9 3 3 (Schultze)
L’extension des surfaces cultivées se traduit parallèlement par une diminution des
pâturages et en particulier des terrains de plaines louées l’hiver aux nomades
saracatsanes dont les troupeaux comptaient près de 160 0 0 0 têtes en 1923. Les
responsables de la SDN, conscients de cette conséquence inéluctable, écrivent eux-
mêmes : "l'antique art pastoral est destiné à disparaître en quelques années " 134 . Hoeg
pour sa thèse publiée en 19 2 5 ne s'e st pas rendu en Thrace, par contre Schultze a
rencontré des nomades en Thrace en 1933, et le travail de G.Zoïa nous fournit le récit
autobiographique d’une saracatsane née en 1929 près de Kavalia, d’une mère née en
Turquie et d’un père né près de Plovdiv " quand les déplacements étaient faciles et qu'il
n 'y avait pas de formalités ".
En réalité l’élevage nomade n’a pas disparu aussi vite que le prévoyait la SDN car la
réforme agraire et les défrichements ne se sont effectués que très lentement et n’étaient
pas encore terminés au début de la seconde guerre mondiale, il a donc pu se poursuivre
jusque dans les années 19 5 0 mais en se réduisant de plus en plus; les pâturages d’été
sont réduits par l’établissement de frontières de mieux en mieux surveillées qui
empêchent d’accéder au haut Rhodope, les pâturages d’hiver sont réduits par la mise en
culture. Tous les récits concordent : les jeunes gens se chargent de la surveillance des
moutons et des brebis, les hommes effectuent les transactions commerciales en fin de
saison deux fois par an, les femmes chargées d’une famille nombreuse fabriquent les
huttes (HT.VIII, p .280’), travaillent la laine, cardent, filent, tissent, vêtements,
couvertures et revêtements de sol, s'occupent des agneaux, des corvées d'eau et de bois
qui rendent la cuisine au brasero éprouvante... et sont, d'après les témoins, les
premières à souhaiter la sédentarisation du groupe. On les trouve en hiver dans la plaine
près de Porto Lagos (où une association locale a dressé récemment une hutte témoin) ou
près du delta du Nestos (Schultze rencontre un groupe de 7 familles en 12 huttes avec
600 brebis), l'été ils trouvent surtout à louer dans les hauteurs d'Alexandroupolis et de
Soufli où une colonisation ratée leur laisse des pâturages disponibles; un groupe se
trouvait dans l’été 1933 à 8 0 0 m d’altitude près du lieu-dit Tris Vryssi, dans des huttes
-C.Hoea. Les Saracatsanes, une tribu nomade grecque, Paris, E.Champion, 1 925.
-G.Zoïa. Tradition et modernité en Grèce aujourd'hui. Un groupe de pasteurs sédentarisés: les
Saracatsanes, Paris, D octorat EH ESS, 1989. Récit de la p age 6 à 19.
279
de branchages coniques; le recensement de mai 1928 en signale certains groupes, deux
de 323 et 35 personnes respectivement sur les communes de Karyofyto et Paschalia à
l'extrême ouest de la Thrace, deux autres comptant 56 et 27 personnes sur la commune
de Soufli, 85 personnes à Metaxades et quelques "attardés", 9 personnes, dans la plaine
de Xanthi près de Selero. Devant la pression sur les terres, les prix de location en hiver
deviennent de plus en plus élevés, les conflits entre nomades et sédentaires se
multiplient, les cultivateurs accusant les pasteurs de laisser les troupeaux divaguer la
nuit sur des terrains cultivés ou non compris dans la location... pour limiter la
spéculation une loi de juillet 1930 permet au pasteur d'exiger la sécurité d'un bail
renouvelable sur plusieurs années, ce qui contribua à réduire l'ampleur de leurs
déplacements; un décret de mai 1938 oblige les nomades à s'inscrire sur les registres
d'une commune, leur donnant ainsi un droit d'accès automatique aux pâturages
communaux et contribuant à leur sédentarisation; alors qu'ils se considéraient
jusqu’alors comme des montagnards qui "descendaient" en hiver, ils choisirent en
général leur commune "d'hiver", s'y fixant à la limite extérieure de la commune, les
hommes partant seuls pour la transhumance d'été.
135. Sir John Campbell,vice-président de la Com m ission d 'é tab lisse m e n t d e s réfugiés, rapports
trimestriels sur les travaux de l'Office Autonome, n°24, 1 927.
280
Dans la plaine de Komotini dans les années 19 30 (A.Hatzimichali, Greek Folk Costum e,
( 2 1 - Le costum e des fem m es varie selon l’âge; la plus âgée, à gauche, porte un costum e de laine,
avec simplement quelques m otifs brodés au bas des m anches et sur les chaussettes. La jupe de
couleur indigo est la pièce la plus caractéristique du costum e, une pièce de 20 m de laine épaisse,
| coupée en deux puis cousue, un pli reste ouvert pour faciliter les travaux difficiles; les femmes
cousent d’abord les plis (4 0 ) immergent l’étoffe dans l’eau bouillante, puis décousent les plis et
m ontent la taille.2
2 2. Spyros et Vangelis Koutlas, leurs épouses. Les m otifs du tablier sont rouges. Le plus souvent
les fem mes sont pieds-nus (voir ci-dessus) pour protéger leurs chaussettes de la boue.
Chapitre IV : I'INTEGRATION
"Devant l'attitude résolue de ces trois peuples qui se heurtent de front dans ce
terminus européen, l'étranger demeure sous l'impression d'assister à une
suspension d'arm es plutôt qu'à un état de paix”. 2
Grèce et Turquie
étude d'intégration nationale d'une région macédonienne, Paris IV, Thèse, 1993. p.1 7 5 .
2. SHAT, 7.N.3 2 2 1 /2 , 2 8 -1 -1 9 2 6 , le capitaine Capdevielle, adjoint de l'attaché militaire français
en Turquie.
des Grecs n'ont pas renoncé définitivement à Constantinople... Dès le 1 5 juillet 1925, le
capitaine Denardon, observant la prospérité nouvelle de la vallée grecque de l'Evros,
remarque :
" il pourrait être difficile de la (Grèce) tenir éloignée de l'antique Byzance qui
reste toujours l'objet de son rêve national et dont elle n 'e st séparée que par des
Le même capitaine cite encore quelques mois plus tard ”/e mirage de la reconstitution du
grand Empire Byzantin ", face à la volonté turque de ne céder "aucun pouce de terrain".
Mais l'état d'épuisement des deux pays, les problèmes résultant de l'échange des
populations, l'instabilité politique en Grèce, la mise en place des réformes en Turquie ne
permettent pas d'envisager une action militaire, même si les revendications fanfaronnes
de Pangalos en 1926 sur la Thrace orientale ou les plaintes fréquentes des deux
gouvernements auprès de la SDN à propos du sort des musulmans de Thrace ou des Grecs
d'Istanbul contribuent à entretenir une tension continuelle.
Vu les conditions matérielles et l'équipement de l'époque, l'Evros est une frontière
naturelle efficace : le delta large de plus de 30 km est alors infranchissable, il n'y a de
ponts sur le fleuve qu'à Edirne, Pythio et Paleochori et des bacs pour chariots à Soufli et
Péplos, les crues empêchent tout passage du fleuve pendant au moins trois ou quatre
mois par an et coupent la route de la vallée entre lavara et Férès, la zone démilitarisée
enfin, laisse aux Grecs la ligne d’observation des collines; dans ces conditions, une
attaque surprise a peu de chances de réussir.
Par ailleurs les tensions diplomatiques diminuent. Dès son retour au pouvoir en
1928 Venizélos prend contact avec la Turquie; la conscience de l'intérêt commun, la
priorité donnée par les deux Etats à la lutte contre le danger bulgare et le rêve de
Venizélos d’une Confédération égéenne gréco-turque poussent les deux Etats à s'entendre,
Les négociations aboutissent à une série d'accords, naval, commercial et financier,
accord même "d'amitié éternelle", en 1930 et 1933. Venizélos effectue en octobre 1930
une visite officielle en Turquie, Inonü se rend en Grèce peu apres, Tsaldaris, poursuit la
même politique en 1933 après la défaite électorale des ventzèiistes. Les deux Etats
s'engagent à ne participer à aucune alliance dirigée contre l’autre, a rester neutre en
cas d'attaque du partenaire par un tiers et à remettre tout différend éventuel entre eux à
l'arbitrage du Tribunal de La Haye. Des contacts pris entre 19 3 3 et 1935 pour un
accord militaire plus complet n'aboutissent pas; les deux Etats ont cependant en 1933
garanti les frontières de la Thrace, en mai 1937 ils concluent un accord sur
l'exploitation de la voie ferrée Alexandroupolis-Sviiengrad, et un second pour réaliser
des travaux hydrauliques sur l'Evros, ils s'engagent en avril 1 9 3 8 à empêcher un
troisième Etat (la Bulgarie) de passer par leur territoire pour attaquer le partenaire,3
282
et des contacts sont pris entre les deux Etats-Majors 4. Dans son rapport du 3 août
1937, l'attaché militaire français R Peyronnet estime, qu'étant donné les préparatifs
qu’il a pu observer dans la zone démilitarisée entre Grèce et Turquie, un accord secret
doit exister entre les Etats-Majors grec et turc 5; au même moment l'attaché militaire
français à Istanbul annonce que le chef d'Etat-Major grec serait invité à observer les
grandes manoeuvres de l'armée turque en Thrace, ce qui est réalisé en août 1937 6 ,
l'accord du 31 juillet 1 9 3 8 qui supprime la zone démilitarisée en Thrace concrétise
donc cette entente, Alexandroupolis devient le siège de la V° Armée grecque, les troupes
turques entrent le 21 août 1938 à Edirne.
Ce n'est donc pas la frontière de l'Evros qui est la préoccupation majeure des
militaires de l'époque et c'est face à la Bulgarie que la région s'organise.
Le danger bulgare
6. SHAT, 7.N.3 2 2 7 .
7. Voir J .B a rro s. The League of nations and the great Powers, the greco-bulgarian incident 1925,
Oxford, Clarendon Press, 1 970.
l’intérieur de la Bulgarie sur environ 30 km de large. La Bulgarie, sans riposter,
s'adresse le jour même à la SON où, à la réunion du 27 octobre, on envisage les sanctions
à prendre contre la Grèce. Le 28 octobre la Grèce cède et retire ses troupes, le 30
octobre tout est revenu dans l'ordre, une commission internationale enquête pendant
trois jours sur place et la Grèce est condamnée à payer avant mars 1 9 2 6 une indemnité
de 45 000 £ à la Bulgarie, tandis que la Bulgarie est invitée à mettre fin aux activités de
ses comitadjis. L'attaché millitaire français à Athènes note simplement quelques années
plus tard, le 20 septembre 1932, que les incursions de comitadjis se font très rares en
Thrace car, les Bulgares ayant émigré, les partisans ne trouvent plus de soutien dans le
pays 8 .
Comme par ailleurs le colonel de Courson de Villeneuve signale depuis 1935 une
" grande méfiance entre Turcs et Bulgares, les uns regrettant Haskoy, les autres Edirne
et Kirk Kilisse, chacun serait ravi d'une occasion de réviser les frontières" <î c'est donc
contre le danger bulgare potentiel que se réalisent les contacts militaires gréco-turcs
entre 1937 et 1939.
La nouvelle Thrace grecque doit donc apprendre à partir de 1923 à vivre en
région assiégée et menacée: comme les autres nouveaux territoires du Nord, l'Epire et la
Macédoine, elle forme un "gouvernorat général" dont le siège se trouve à Komotini et qui
comprend quatre nomes ou départements, l'Evros, le Rhodope (les actuels nomes de
Xanthi et du Rhodope), Kavalla et Drama, reprenant donc la définition turque de la
'Thrace occidentale".
Mais les militaires français expliquent à plusieurs reprises que défendre
efficacement la région est quasi impossible et donnent leurs raisons, reprenant les avis
exprimés en 1920 : la frontière nord convoitée "par des adversaires aussi courageux
que tenaces " mesure plus de 800 km au total, le terrain accidenté est difficile, l'armée
ne dispose pas des moyens nécessaires. Quant il s'agit de la Thrace proprement dite, iis
jugent la situation encore plus menaçante :
1. Le couloir de l'Evros est parcouru par une voie ferrée à vote unique où les
convois ne dépassent pas 20 km à l'heure, et qui, sur toute sa longueur, est à portée de
canon turc et à 20 km au plus de la frontière bulgare.
2. Les renforts sont difficiles à acheminer,le train entre Salonique et
Alexandroupolis met 13 h au moins, le port lui-même ne dispose d'aucun engin de levage
et on ne peut donc y débarquer que du matériel portable à dos d’homme.
3. Seul le chemin de fer peut être envisagé pour des mouvements militaires
"rapides" puisque les routes sont inaccessibles aux camionnettes sauf sur quelques rares
tronçons d'une dizaine de kilomètres, les ponts sont en bois, certains torrents se passent
à gué, la boue gêne les transports pendant plusieurs mois, les pistes même sont en
8. SHAT. 7.N.2872.
10. L'essentiel dans SHAT, 7.N.2872, des 20 et 30 septembre 1 932, et l'étude du service
géographique de l'armée du 1 avril 1 940 dans 7.N.3258.
11. SHAT, rapport détaillé du 20-9-1932, 7.N.2872.
10. SHAT, 7.N.2875, 3-8-1937.
13. SHAT, 7.N.321 9/5.
généralement hors d'usage, tout un habillement et un équipement jam ais brossé,
réparé et entretenu, une absence de propreté corporelle dont l'odorat est offensé,
un bavardage permanent, même sous les armes... Les chevaux étaient aussi négligés
que les hommes, insuffisamment pansés et de toute évidence mal nourris; leurs
harnachements toujours délabrés étaient consolidés par des attaches de fortune. En
un mot il y avait harmonie entre bêtes et gens.Tout cela marchant cependant tant
bien que mal, une certaine jovialité insouciante animant cadres et troupes et leur
faisant sans doute considérer comme un état normal ce qui pour nous était indices
de désordre et de relâchement".
Officiers de maigre qualité et qui n'apprécient guère leur poste, troupe négligée et
indisciplinée sont encore des notations que l'on retrouve fréquemment dans les rapports
des années 1930.
La Grèce cependant ne renonce pas à défendre cette région "indéfendable"; le
commandant Peyronnet visite Serrés, Kavalla, Xanthi et Komotini; la IV" Armée a alors
son siège à Kavalla et comprend deux divisions, la 7° à Drama et la 12° à Komotini, ville
de garnison importante avec 80 officiers en 1933 14 . Le système de défense que
Peyronnet décrit dans son rapport du 20 septembre 1932 veut à la fois éviter les
incursions des comitadjis, créer un cordon fiscal entre les deux pays et matérialiser la
possession du territoire. Le système comprend deux lignes et des réserves au chef-lieu,
Komotini. En 1° ligne on trouve 80 postes de 4 à 6 hommes, situés sur la crête en été et
repliés sur une ligne à mi-hauteur en hiver, soit à peu près 4 0 0 à 4 2 0 hommes; la
deuxième ligne est composée de petits postes de 10 à 20 hommes où se trouvent les
officiers, et regroupe à peu près autant d'hommes que la première (voir son schéma
page suivante). L'ensemble, y compris les malades et les permissionnaires représente
deux bataillons d'infanterie sur les quatre présents à Komotini, mais le français n'est
guère optimiste :
" C’est le secteur le plus étendu. Il compte 83 postes. Face aux Turcs, de Demotica à
Pythion et Andrinople, sur les 185 kms, il n 'y a que de rares postes. C'est donc
près de 81 petits groupes qui sont échelonnés face aux Bulgares, de Slivengrad (à
l’est) à la limite des départements de Drama et Komotini (à l'ouest). Ce front
mesure avec les sinuosités de la frontière plus de ZOO kms. La densité ainsi
obtenue, soit 5 hommes tous les 2 kilomètres et demi, donne-t-elle de l'efficacité
au système en pays si montagneux ?
Pays si difficile que le commandant de la division, s'il peut inspecter les postes de
la Maritsa en draisine, ne peut visiter ceux du Rhodope qu'à cheval et cette tournée
demande 40 jours".
Les pronostics des militaires, on l'a vu, se sont en grande partie vérifiés : la Bulgarie a
saisi en 1941 l'occasion de réviser les traités, les routes menant à Serrés par le Rupel,
La ferm eture
Cette menace réelle a des effets contradictoires sur la vie de la région et son
intégration dans le pays : d'une part l'opinion grecque en général s'attache d’autant plus à
un secteur qu'elle le sent menacé, d'autre part le risque a des effets stérilisants et
renforce le sentiment d'insécurité qui domine chez les réfugiés.
L'un d'eux est la fermeture progressive des frontières qui rompt des
complémentarités anciennes et transforme une région de passage en cul-de-sac. La
vallée de l'Evros est privée du trafic vers Edirne et vers Istanbul, privée également du
transit vers la Bulgarie puisque le port franc prévu à Alexandroupoiis e n !922 n'est
jamais réalisé faute d'accord entre Grèce et Bulgarie sur les modalités concrètes et faute
d'insistance de la SDN. La ville de Didymoticho perd ainsi son débouché principal, de
surcroît ses cultures de tabac, de moins bonne qualité que celui de Xanthi, disparaissent
pratiquement à la suite de la crise mondiale 1929-1932, sa population augmente donc
très peu, 9%, entre 1920 et 1928, et diminue même de 5 % (de 8 2 0 4 à 7 791
habitants) entre 1928 et 1940. Soufli végète également : une partie de ses pâturages
sur la rive gauche de l'Evros est restée en Turquie, une part des feuilles de mûriers
nécessaires à l'élevage des vers à soie venait aussi de l'autre rive et il fallut plusieurs
années avant que les nouveaux arbres plantés en territoire grec produisent en
abondance. Après une interruption de presque dix ans, les conditions du marché mondial
se sont modifiées, les riches clients du sérail ont disparu, la crise mondiale ne favorise
pas une production de luxe... Soufli entre 1920 et 1928 ne gagne donc, grâce aux
réfugiés, que 12 % de population supplémentaire, et seulement 2 % entre 1928 et
1940. Toujours à cause de la frontière, les villages des collines du nord-ouest perdent
les ressources de leurs forêts, complément indispensable à une maigre agriculture, on
peut ainsi citer l'exemple de Pentalofos dont les habitants auparavant exploitaient la
forêt devenue bulgare et vendaient le charbon de bois à Karagatch.
1 5. Les lois 375 et 376 de 1 936 sur l'espionnage, renforcées par les lois 1 237 et 1405 de 1 938.
16. SHAT, 7.N.2875, rapport du 1 novembre 1937.
1 7. B.Vernier. Représentation mythique du monde et domination masculine chez les Pomaques
grecs, in Revue des Recherches sociales, n° spécial 1981, publication de l'EKKE, Athènes.
289
B. L'ISOLEMENT
Le capitaine Denardon, du fait de ses fonctions, n'a visité que la vallée de la Maritsa,
mais le tableau n'est guère différent de ce que l'on trouve pour l'ensemble de la Thrace.
Les grandes lignes sont : étroitesse, peu de revêtement, peu de ponts, des chemins le plus
souvent impraticables par temps de pluie; les travaux nécessaires ne sont réellement2
0
20. SHAT. 7.N.3220, le 1 5 juillet 1 925, Observations à la suite des opérations de tracé de la zone
démilitarisée dans le secteur Maritsa, p 6 et 7.
commencés qu'à partir de 1936 pour des raisons militaires. Lu route de Kavalla à
Xanthi, seul lien avec le reste de la Grèce, n'est encore en 1 9 3 2 qu'une piste étroite,
avec des fondrières, et à Toxotes on passe le Nestos sur un pont de bois, les petits bras ou
affluents annexes devant se passer à gué, cependant un pont en béton sur le Nestos
comprenant 5 arches est terminé en février 1940; entre Xanthi et Komotini la route
directe qui longe le Rhodope, 46 km, n'est qu'un sentier impraticable en 1932, en 1940
les sorties des deux villes ont reçu une couche de macadam, et des ponts ont été réalisés
sur les torrents; quant à la seconde route qui passe par Lagos, elle est en relatif bon état
et goudronnée entre Lagos et Xanthi(23 km), les 31 km qui séparent Lagos de Komotini,
sont eux en très mauvais état, une nouvelle route surélevée (inondations fréquentes) est
prévue mais non réalisée en 1940. Entre Komotini et Alexandroupoiis les travaux pour
réaliser une route réelle sont commencés dès les années T ) 20. et en 1940 selon les
portions, la route a reçu du macadam, du goudron ou au moins un revêtement de pierre,
un pont en ciment et deux autres en bois ont été réalisés; des travaux ont été également
entrepris le long de la vallée de l'Evros et en 1940 le trajet Alexandroupolis-Orestias
juxtapose des portions en bon état, d’autres en très mauvais état et des portions en
travaux, les portions modernisées sont proches d'Alexandroupoiis (l'importance du
port) ou aux entrées et sorties des grandes villes, mais les critères du "bon état" sont
encore peu exigeants : la basse vallée entre Férès et Soufli reste régulièrement inondée
et impraticable aux camions. Les deux routes reliant la région a la Bulgarie ne sont
utilisables que "par beau temps", dit-on, et Métaxas a fait mettre du macadam
uniquement entre Xanthi et le fort d'Echinos, la route prévue entre CcchVps et Mikro
Derio n'a jamais été réalisée. Quant aux très nombreux villages qui ne se trouvent pas le
long de ces grands axes... rien n’a changé pour eux, ils ne disposent que de chemins de
terre boueux ou de sentiers muletiers, en 19S5 encore pour aller de Krovyli à
Komotini, 27 km, il fallait 6 h à pied ou 2 heures en train.
Isolement physique... mais la région connaît également une sorte de mise i l'écart
sur le plan humain. Région en danger, elle devient bien entendu une région de garnison,
et les militaires par leur nombre et leur pouvoir d'achat sont des lors une des données
humaines importantes de la région, en particulier dans les grandes villes ou ils gonflent
l'effectif des fonctionnaires, une donnée politique également puisqu'a chaque élection, le
gouvernement en place est accusé de jouer sur tes effectifs et les déplacements pour
assurer une majorité dans tel ou tel secteur. Ces militaires, en particulier les officiers
originaires le plus souvent de la Grèce du sud, contribuent également a ('hellénisation de
la région et à son intégration dans l'Etat grec, mais ils ne sonr guère volontaires pour ces - —
postes et utilisent toutes les échappatoires possibles pour ne pas rejoindre leur poste
ou y rester très peu de temps; le lieutenant-colonel Catroux décrivait les officiers en
ces termes ;
"Il est possible que la médiocre faveur dont jouissent dans l'armée grecque, ces
garnisons frontalières, particulièrement austères, influe sur la qualité des
officiers qu'on y rencontre, car très peu y sont venus volontairement et les cadres
n 'y sont pas au complet. La plupart des compagnies, qui d’ailleurs ne comptent que
deux officiers présents, sont commandées par des lieutenants. Et en fait on
comprend que cette zone frontière exerce peu d ’attraction sur les officiers. Ils y
jouissent à la vérité d'une majoration de solde et le coût de la vie y est peu élevé,
m ais l'installation dans de misérables villages coupés l'hiver de toute
communication s'oppose à la vie de famille, tandis que la dislocation des effectifs en
une poussière de petits postes, réduit l'action du chef à un travail administratif" .21
La région n'est d'aiileurs pas plus appréciée des fonctionnaires que des officiers :
Altinoff remarquait qu'en 1919 l'armée française avait déjà eu des difficultés à
embaucher des Grecs francophones, ils étaient peu nombreux en Thrace même, et ceux
qui se trouvaient ailleurs en Grèce n'étaient pas disposés à monter vers le nord.
Incertitudes sur l'avenir du pays et isolement sont alors des handicaps à une
intégration rapide de la région, que des facteurs humains et sociaux rendent encore plus
difficiles.
La Grèce issue des échanges de populations est une Grèce très fortement "hellène''
où les minorités ethniques ont fortement diminué, d'où cette déclaration de Venizélos le
18 février 1929 22 :
"S i je ne me trompe, il n 'y eut jam ais d'Etat national grec que celui que nous avons
aujourd'hui. Nous avons formé des empires comme celui de l'époque macédonienne
ou celui de l'époque byzantine, mais pas un Etat national purement grec. Notre Etat
actuel est purement national, et même si homogène qu'il est peut-être l'Etat
national le plus homogène de l’Europe actuelle ".
L ’idéal
Cette homogénéité remarquable est alors moins une réalité qu'un voeu ardent, mais
une unité fondamentale reposant sur une indéniable conscience nationale, l'appartenance
à la religion orthodoxe et la langue grecque cimente une large mosaïque culturelle
hétérogène, à la fois chez les réfugiés et les autochtones. On symbolise l'hellénisation en2
1
21. SHAT, 7.N.321 9/5, 21-9-1924.
22. Vacalopoulos. op dt, p.28. Venizélos essayait alors, il est vrai, de faire accepter sa politique
gréco-turque aux réfugiés plus que réticents en leur montrant les conséquences positives des
échanges de population.
donnant ou redonnant à tous les villages un nom grec : le recensement de 1928 cite
parfois deux noms ou utilise le nom turc, celui de 1940 n’utilise plus que des noms
grecs ou grécisés et dans le recensement de 1951 on trouve des transformations
complémentaires visant à helléniser encore plus fermement après l'épisode bulgare; en
1920 seules Xanthi, Avdira, Maronia, Macri et Soufli portaient couramment leur nom
grec ancien, certains villages portent des noms totalement nouveaux repris à l'Antiquité
comme Strymi, la plupart portent la traduction grecque de leur nom turc Pendalofos-
Bech Tepe, Proskynite-Hadjilar, Mavroklissio-Karaklisse, certains ne sont qu'une
approximation phonétique lasion-lasi Keuy, Oreo-ûren, Sarakio-Sarakeuy, ce dernier
devenant Righio après la seconde guerre mondiale. Dedeagatch devient Alexandroupolis
parce que le roi Alexandre y effectue un voyage en juillet 1 920.
Un Etat grec fortement centralisateur succède à l’Empire ottoman très souple sur bien
des points, et utilise pour parvenir à son idéal d'Etat-nation de Grecs heilénophones et
orthodoxes les armes classiques de tout Etat : l'armée, l'école et l'Eglise. Ainsi
s'expliquent l'implantation symbolique et rapide du Pope et de l'école dans toute
installation de réfugiés comme le remarque le capitaine Denardon en juillet 1 925 232
4:
"Un observateur habitué à considérer les choses de Turquie n 'e st p as moins frappé
par le souci d 1Hellénisation qui se manifeste dans le village le plus reculé des
hautes vallées par la présence du prêtre orthodoxe, le "papa”, et de l’instituteur.
Dans les villages perdus et presque vides d ’habitants, com m e à BUYUK DERBEND,
dont la population bulgare émigre et n ’est pas encore remplacée par des
immigrants grecs, les quelques familles grecques qui y restent, sont soutenues par
le présence de leur pasteur et leurs enfants sont formés dans la tradition hellène
par le maître d’école. Prêtre et maître d’école, ces deux bons ouvriers de
l’orthodoxie religieuse et hellène, de l’orthodoxie grecque en un mot, ont été établis
en chaque lieu le jour même où on y plantait le drapeau bleu et blanc. Il se
multipliera donc là, non seulement une population nombreuse, laborieuse et riche,
mais encore une population au patriotisme élevé. "
Dans les dossiers de l'Office Autonome pour l'établissement des Réfugiés ?4, les rapports
de C.B.Eddy, Président de la Commission, montrent dans un bilan de 1930 les efforts
réalisés par les communautés réfugiées pour leur école : à Komotini et à Xanthi la
Commission a donné 1 million pour l'école et la communauté 2 5 0 0 0 0 drachmes, à
Mischos, Petinos, Kalfalar, Mandra, Kavyli par exemple, les communautés, malgré
leurs difficultés, ont construit seules leur école. Les témoins des années 1 920 25 ont
constaté dans tous les villages de réfugiés les efforts et sacrifices qui sont consentis pour
24. Archives SDN, Office Autonome pour l'établissement des Réfugiés Grecs, dossiers confidentiels
C.B.Eddy. Bilan en 1930.
25. Ainsi Ancel. Les Balkans face à l’Italie, Paris, Delagrave.l 928, p.108, à propos de Serrés.
294
la construction prioritaire d'une école.
La création d'un service militaire national, imposé à tous à la différence du système
ottoman prévoyant des possibilités de rachat (le bedel depuis 1856), est aussi l'une des
armes de l'hellénisation. En 1920, comme les musulmans, les Juifs peuvent l'éviter, en
payant une taxe de 3 0 0 0 drachmes, réduite en 1921 à 1 0 0 0 drachmes; mais les
décrets des 17 et 21 août 1921 suivis des lois 3 0 6 6 et 3108 décident que dorénavant
tous sont mobilisables; de surcroît les ex-mobilisables de 1913 à 1923 qui n'ont pas
fait leur service, sont considérés rétroactivement comme insoumis et doivent payer une
taxe nouvelle de 5 0 0 0 drachmes que la loi 3 2 9 8 permet de verser en trois ans, et qui
officielle du pays 28. L'Ecole continue à nourrir gratuitement une fois par jour de 15 à
30 élèves (sur 200 en 1929), elle distribue des vêtements (à 35 enfants en 1931 293
),
2
1
0
fournit des chaussures : ainsi, des personnes d'Edirne ont donné en 1921 deux paires de
chaussures et des Juifs de Shanghaï ont envoyé de quoi habiller 24 enfants 20 . L'oeuvre
d'apprentissage reprend : il est toujours aussi difficile de trouver des patrons non-
israélites pour les apprentis, et la communauté paye la pension des trois ou quatre
candidats qui trouvent une place chaque année.
L 'école, désorganisée pendant huit ans, retrouve dés 1921 un assez bon niveau :le
directeur, pour la première fois depuis dix ans propose en 1922 trois candidats à
l'Ecole Normale de Paris et deux jeunes pour les écoles de l'Alliance en Palestine;
considérant que " les circonstances exceptionnelles où nous v iv o n s'' offrent des
possibilités nouvelles, l'Ecole enseigne en supplément aux plus âgés le Traité de
Juifs de Grèce jouiront d e s mêmes droits que les autres enfants de la patrie hellène" 34 .
Dans cet océan de bonne entente déclarée, il y a cependant dans cette
correspondance raréfiée ou dans les déclarations du rabbin et de Métaxas en 1938 des
signes de difficultés implicites.
Les Juifs ont dû réorganiser leurs relations économiques : il leur faut apprendre à
regarder vers Athènes et Salonique au lieu d'Edime et d'Istanbul, l'Alliance doit ainsi
envoyer ses livres et son courrier via Salonique même si cela prend davantage de temps
que précédemment, à partir d’octobre 1 9 2 0 elle ne doit plus envoyer de "livres turques"
mais des "Francs grecs", puis les enseignants demandent des francs français pour lutter3
4
heures d'hébreu et 7 à 10 heures de grec par semaine 35 . C 'est i'ère des bons résultats
turcophiles 3
36. Ce reproche adressé aux Juifs se retrouve à l'origine d'une autre
5
querelle, celle du vote. Le gouvernement crée des collèges électoraux séparés pour Juifs
et pour musulmans; cette décision est ressentie par les .Juifs comme "un ghetto
politique", la suppression des collèges séparés en 19 2 6 les remplit de joie, mais
Venizélos les rétablit en 1928; Tsaldaris les supprime de nouveau en 1932. L'enjeu
35. Archives A.l.U. II.B.11, 9-12-1928, en 1928 il y a 7 classes, 4 p ro fe sse u rs de grec, deux de
français et deux d'hébreu.
36. Paix et Droit, 1924, VII, 5.
concerne Salonique où l'importance relative des Juifs est telle qu'elle peut jouer un rôle
électoral. Venizélos aurait déclaré à I' Him érisios Kyrix du 1 6 septembre 1932 : " Il est
inadmissible que 2 4 0 0 0 électeurs de race étrangère influencent d ’une façon décisive
les résultats des élections", le journal en revanche félicite les musulmans qui souhaitent
le rétablissement du collège séparé. Les vénizélistes se méfient des Juifs, alors que
ceux-ci dirent soutenir Tsaidaris uniquement parce qu’il leur promet la suppression des
fameux collèges séparés. Les Juifs de Didymoticho ne peuvent représenter une force
électorale inquiétante, mais le conflit atteint cependant la Thrace car on signale en 1932
que des jeunes ont lancé des pierres sur les vitres de la synagogue de Xanthi 37.
En définitive, malgré de bonnes relations à l'échelle locale, la communauté juive
ne se satisfait guère du nouvel état de choses : elle ne peut plus dans le cul-de-sac qu’est
devenu Didymoticho trouver d'emploi dans les compagnies étrangères, Edirne lui est
fermée, l'Alliance offre de moins en moins de places dans les écoles de Paris ou de
Palestine; la crise générale des années 1930 aggrave les problèmes... l'année 1929 a
amené au mauvais moment gel, sécheresse et inondations, puis en 1930 la dépréciation
des prix agricoles ruine même les classes moyennes; or, avant 1912, la communauté
avait déjà expliqué que sa prospérité dépendait de celle des agriculteurs alentour.
Traduction de ce malaise ? dès 19 2 4 le directeur se plaint de ce que les meilleurs élèves
se sont expatriés et que le mouvement se poursuit : deux familles sont parties pour la
France, une pour la Palestine, une pour la Bulgarie; dix familles demandent à partir en
Palestine aux frais des organisations sionistes; en 1932, après les manifestations liées
au problème électoral, d'autres familles partent pour la France et la Palestine. Selon le
directeur de 1924, Agi, le sionisme est venu entre 1913 et 1919 avec les Juifs de
Bulgarie et serait resté malgré leur départ; pour ces fanatiques l'Alliance ne serait
" qu’une société anti-juive d'assimilation "; en 1935 encore une lettre déplore que
beaucoup de Juifs soient partis en Palestine. La communauté compte encore 900
personnes en 1 9 2 4 auxquelles il faut ajouter vingt familles qui s'installent à Orestias,
en 1928 le recensement grec n'en signale plus que 648, l'école maintient ses effectifs
entre 150 et 200 élèves dans les années 1930; ils sont encore 187 dans la dernière
lettre datée de janvier 1939.
Les années 1923-1941 auront vu les Juifs prêts à respecter légalement l'Etat
grec, ses règles et sa langue, et dans leur double désir d'y trouver une place et de
conserver leur identité, tenter de créer un subtil équilibre dont on ignore quels
auraient pu être les résultats puisque la politique allemande mit fin à la présence
israélite en Thrace.
37. On retrouve toute l'affaire dans Paix et Droit, 1926 VII,10 ; 1932 VI,12 et VIII,1 1.
299
La situation des musulmans
La situation de ia communauté musulmane est différente de celle des Juifs car leur
forte implantation numérique, leur attachement au sol, la proximité de la Turquie qui
intervient à tout instant en leur faveur et la protection du traité de Lausanne les mettent
en position de résister à toute tentative d'assimilation culturelle. Les articles 37 à 45
du traité de Lausanne qui s'adressent aux minorités chrétiennes de Turquie, le dernier
article, n°45, précisant que la réciproque est valable pour les musulmans de Grèce,
garantissent en effet à ces populations le libre usage de leur langue y compris devant les
tribunaux, la possibilité de respecter la charya en recourant à la juridiction du mufti,
enfin la possibilité de conserver des écoles privées musulmanes en langue turque
financées en partie par le gouvernement dans les régions à fort pourcentage de
population musulmane. Le texte, dans la lignée des différents textes signés par l'Empire
Ottoman depuis le début du XIX° siècle pour garantir les droits des minorités, assure,
s'il est respecté, la survie d'une situation de type ottoman; c'e st la création d'un nouveau
m i Met en plein Etat-nation : deux populations différentes de langue et de religion, qui
relèvent de juridictions différentes, vivent dans des villages ou des quartiers distincts,
fréquentent des écoles différentes, sans aucun mariage mixte pour adoucir la séparation.
39. A propos du rôle de Mehmet Hilmi voir S.Yildiz. Mehmet Hilmi celui qui a édairé le nationalisme
turc en Thrace ocddentale et la presse turque en Thrace occidentale (en turc) in Türk KüItürüA 59,
1976, p.20 sqq.
promotion sociale, une économie rurale appauvrie par la perte des tchifliks et une forte
natalité.
A côté de ce repli volontaire et de l'indifférence gouvernementale joue la force de
l'opinion publique où les réfugiés supportent mal la présence de Turcs, ennemis d’hier
sur leur soi quand eux-mêmes ont dû partir; le fait que les textes comparent toujours
Grecs et Turcs ou Grecs et Musulmans dans la région, laisse à penser qu'un musulman
n'est pas et ne peut être réellement Grec, enfin si l'égalité en droits est affirmée, la
pratique est souvent différente sur le plan local à la fois parce que l'ignorance du grec
handicape les musulmans, et parce que l'administration et certains groupes de pression
favorisent les réfugiés, c'est ainsi qu'un témoin étranger constate en 1933 dans un
article à propos de la Thrace occidentale 40 :
" Cependant en Grèce comme en Bulgarie, à côté des autorités légales, il en existe
d'autres. Formées sous l'apparence d'institutions patriotiques et ayant comme
tâche de collaborer avec les autorités de l'Etat, à l'organisation des conditions
politiques et culturelles dans les régions reconquises, ces sociétés de leur propre
initiative, s'approprient des attributions politiques et adm inistratives non prévues
par la constitution. On peut trouver une justification de l'action illégale de ces
sociétés en prétendant qu'elles ne font que traduire en action les sentiments
généraux de l'opinion publique. Ces organisations illégales sont en réalité le seul
maître de la situation en Thrace occidentale. Elles sont au-dessus des lois et au-
dessus de l'influence des partis au gouvernement et de leurs programmes, ce sont
les réfugiés de Turquie. "
Les différents éléments dont nous disposons concourent donc à nous dépeindre une
situation humainement difficile : les habitants de la Thrace, aux prises avec une
situation difficile, sont plus divisés que partout ailleurs en Grèce ; divisions et
méfiances entre les indigènes et les réfugiés, entre les chrétiens et les musulmans,
entre les réfugiés de différentes origines, entre les musulmans, conservateurs ou non,
entre les Juifs et les chrétiens, entre les Tziganes et tous les autres, entre les nomades
et les sédentaires. Dans ces conditions la réalisation de la "synthèse" de Schultze ne peut
qu'être difficile.
40- S.A.Tchemalovitch. Les musulmans en Grèce, in L'Europe de l'Est et du sud-est, Paris 111/3-4,
1933, p.205-210.
traitent de ia résistance grecque ne citent jamais la Thrace, et sur la période de la
guerre civile qui lui fait suite, le silence est plus épais encore.
Les officiels grecs que j’ai consultés sur ce point estiment que la dureté de
l’occupation bulgare explique le peu de vigueur de la résistance, l’ELAS était présente
cependant en Macédoine orientale et en Thrace où elle extermine en décembre 1944 les
derniers partisans du groupe "nationaliste" de Tsaous Anton qui avait collaboré avec les
Bulgares 41; par la suite les communistes aidés par la Bulgarie n’ont rencontré que peu
de soutien de personnes sortant de l’occupation bulgare, ni de musulmans opposés à toute
doctrine athée, en revanche les Grecs auraient pu utiliser les services de certains
Pomaques de Bulgarie 42. Nul ne conteste que les musulmans incorporés dans l’armée
grecque n’aient combattu à l’égal des chrétiens, quelques communistes turcs regroupés
autour d’Ekrem Bey ont formé une "Légion turque de libération de la Thrace
occidentale", avec le soutien du KKE et de la Bulgarie, mais ils semblent avoir été
motivés plus par le désir de voir changer les frontières du pays que par le communisme
et ils ont été peu suivis. L’épreuve de la guerre mondiale a plutôt resserré les
solidarités entre les habitants face à l’ennemi commun, et les éléments les moins bien
intégrés qu’étaient les musulmans, se sont montrés des citoyens en large majorité
fidèles à la Grèce et à son régime. Cependant la province en 1949 est comme le reste du
pays, profondément traumatisée et ravagée par la guerre.
Les sources officielles grecques 43 permettent d’observer à propos des destructions
dues à la guerre certains points intéressants; ainsi l'occupation allemande semble-t-
elle avoir été moins sévère que l'occupation bulgare : la carte des villages incendiés ou
pillés montre qu'à une dizaine d'exceptions près, sur une cinquantaine au total, ils sont
tous dans la zone bulgare, on remarque aussi sur la carte figurant l'évolution des
populations entre 1940 et 1945 que les seuls centres dont la population ait augmenté, à
cause des "réfugiés" indique-t-on, se trouvent dans la zone occupée par l’Allemagne. Une
étude plus précise montre que les centres les plus atteints sont la ville
d'Alexandroupolis (quasi déserte en 1 945 ) , les villages de son arrière-pays, ceux de
l'Ismaros et la région de Micro Derio; le recensement de 1950 confirme (fiche XVII,
colonne 9) : entre 1940 et 1950 la commune de Micro Derio a perdu 3 7 ,5 % de sa
population, Avas 18,6%, Nipsa 21% , Damia 41,9% , Esymi 47,5% , Potamos 60,9%,
K yriaki 54,2% , Korym vos 61,3% , Lefkimmi 53,1% , Strymi 18,2%, lasi 29,1%,
Kizario 39,5%... Ces villages sont tous d'anciens villages bulgares, leur dépopulation
importante (le nome de l’Evros a perdu dans le même temps 8 ,7 % de ses habitants)
n'est-elle pas le reflet de la politique de rebulgarisation menée après 1941 aux dépens
41. The United Nations and the problem of Greece, op cit, p.1 36.
42. Ibid, p.276.
43. Secrétariat d'Etat à la Reconstruction, Les sacrifices de la Grèce dans la 2° guerre mondiale,
Athènes,1 946.
des Grecs qui les avaient remplacés ? A l'ouest de l'Ismaros en revanche, aucun village
n'a été détruit entre l’Ismaros et le Nestos.
Les musulmans insistent sur les ravages de la guerre civile, le village d’Echinos,
selon eux, a été le seul village de la montagne à échapper aux communistes et les
militaires gouvernementaux y ont rassemblé tous les Pomaques de la région, le medressé
étant transformé pour l’occasion en réserve de munitions 4 4 ; on exposa également à
Echinos les têtes coupées des rebelles à la fin de la guerre civile. Certains Pomaques
disent aussi en privé que Grecs et Bulgares ont tour à tour essayé de faire pression sur
eux en jouant sur une éventuelle parenté d'origine ou sur la base linguistique commune,
que les combattants tant gouvernementaux que communistes les ont terrorisés et ont
puisé dans leurs ressources, qu'enfin, si les Bulgares ont rarement repris la politique
de baptêmes forcés collectifs de 1913, certains evzones gouvernementaux l'ont fait... Les
forces officielles et la peur ont poussé les habitants des montagnes à se regrouper dans
quelques villages ou en ville, des musulmans ont jugé plus sûr de se réfugier en Turquie:
ainsi une commune musulmane comme Avdella (Didymoticho) perdit en 10 ans 38,5%
de ses habitants, les hameaux d'altitude des communes de Polynnthos ou lasmos se
vidèrent (Askylo et Syllio -9 5 ,8 % et -9 7 % , Polyarno -6 6 ,2 % ), Echinos perdit
20,3% de sa population, Oreo 27%, Yerakas 27,4% , Kidaris 28.4%... les communes
chrétiennes qui surplombent le Nestos à l’extrême ouest se vident également : Kariofyto,
Paschalia, Stavroupolis et Komninon perdent entre le quart et la moitié de leurs
habitants.
Dans son ouvrage publié en 1956 sur la minorité musulmane de Thrace,
Andréadès 45 fournit des preuves indirectes de l'ampleur des désastres en citant des
chiffres sur l'aide gouvernementale aux populations. Son but est de prouver que les
musulmans ont reçu au moins autant d'aide que les chrétiens; en laissant de côté cet
aspect, on peut remarquer l'importance de l'aide fournie et la durée, signes de l'ampleur
des besoins. Aux victimes des guerres le gouvernement fournit :
Tableau 30 : AIDE APPORTÉE AUX VICTJMES.DE GUERRE EN THRACE
Création d'une nouvelle province grecque ? le bilan en 1950 est mitigé. Les Grecs
sont devenus majoritaires, le paysage a connu des tranformations qui l'éloignent sans
cesse des paysages de Thrace orientale et le rapprochent du reste de la Grèce du Nord,
l’occupation bulgare a même involontairement renforcé l'élément grec et resserré les
liens entre les habitants. Cependant l'intégration profonde est loin d'être réalisée ; la
province est mal reliée au reste du pays, les Bulgares l'ont isolée davantage et les deux
ponts l'unissant au reste du pays ont été détruits par les opérations militaires;
l'éloignement, la menace permanente créent chez les réfugiés un sentiment d'insécurité
et détourne les autres Grecs de la Thrace, la forte présence musulmane assure à la
région une "originalité" que le reste de la Grèce envisage plutôt négativement. Les
avatars de la Thrace grecque depuis le début de siècle peuvent souvent se comparer à
ceux de la Macédoine : les grandes différences résultent de l'obsession de la frontière, du
maintien de la population musulmane et d'une distance plus grande par rapport à la
capitale.
THRACE
Que la presse grecque depuis quelques années évoque très souvent les problèmes de
la Thrace et la considère comme l'une "des régions menacées", indique que tout ne s'est
pas passé au mieux. Les statistiques de la CEE ont rendu visible ce que tout le monde
disait déjà tout bas : la Thrace est la région la plus pauvre de la CEE 3 et sa population a
continué à diminuer entre les recensements de 1981 et 1991 (passant de 345 220 à
3 3 8 147 habitants, soit -2 % ) alors qu’elle augmentait en général dans les autres
provinces grecques. N'est-ce pas le signe de la mauvaise intégration économique d'une
région pourtant riche de potentialités ? Les députés musulmans se plaignent auprès des
différentes instances européennes et des télévisions étrangères de mesures
discriminatoires à leur encontre; même s ’il ne s’agit que d'une exagération volontaire
ou d'une mauvaise perception de la situation, cela ne serait-il pas également le signe
d'une mauvaise intégration sur le plan humain ?
Que certains Grecs puissent en arriver à dire que "la Grèce s'arrête au Nestos"
n'est-il pas révélateur de graves problèmes ?
Autrement dit, l'intégration, commencée dans des conditions difficiles, n'a-t-elle pas
partiellement échoué ?
3. Selon Eurostat en 1984, le pouvoir d'achat moyen de la Thrace atteignait l'indice 35 pour une
moyenne de 1 00 en Europe et de 45 en Grèce.
Chapitre I : LE PAYS DES AKRITES
Le partage de la Thrace méridionale entre Grèce et Turquie est né d’un conflit entre
les deux pays, les échanges de population, le maintien de deux minorités, grecque et
musulmane, à Istanbul et en Thrace résultent également d’un accord gréco-turc. Dès
4. Ainsi dans Vlkonomikos Tachydromos du 1 8 mars 1 993. Un texte publié par le Mouvement des
Citoyens à Athènes en janvier 1 993 et intitulé Frontières, symboles, stabilité, rappelle cependant
les visées de la Bulgarie sur la Macédoine et la Thrace. L’Eieftherotypia du 27 décembre 1993
rapporte que lors d’un voyage privé à Sofia, le Russe Jirinovski a affirmé que la Bulgarie devrait
annexer la Macédoine de Skopjie et la Thrace.
310
iors la région est étroitement liée aux fluctuations des relations entre les deux pays.
Les accords de 1930 entre Venizélos et Atatürk s ont instauré une période de
détente qui s'est traduite par la réouverture officielle à Komotini du consulat de Turquie
(présent depuis 1923, date à laquelle il avait quitté Kavalla, mais sans réelle activité)
et l'expulsion des plus actifs des antikémalistes qui s'étaient réfugiés en Thrace en
1922 et 1923. Les années 1947-1953 ont connu une nouvelle détente entre les deux
pays, contraints à l’entente par les pressions des Etats-Unis qui voulaient verrouiller
le sud-est de l'Europe face à l'URSS. Cette entente s’est, traduite par l'entrée en 1952
des deux Etats dans l’OTAN, par des accords économique et cult ur el, et en 1953, par un
pacte d'amitié et de non-agression. Elle a été symbolisée par des visites officielles :le
président Turc Celai Bayar se rend en juillet 19 5 0 au Patriarcat tandis que le maréchal
Papagos effectue à Ankara sa première visite officielle à l'etranger en décembre de la
même année; en mai 1951 le Premier Ministre Turc Mende res se rend à Athènes, et en
septembre Celai Bayar à Imbros; en février 1952 le fils de Venizélos, alors Président
de l'Assemblée grecque, est reçu à Ankara, en avril et mai Merideres et son ministre des
Affaires étrangères F.Kôprülü se rendent à Athènes, en juillet 1952 le couple royal
grec effectue un voyage officiel en Turquie et, en retour, en décembre, Celai Bayar est
reçu à Athènes. En Thrace, en 1950 le Consulat de Turquie devient Consulat-général,en
1951 le turc devient langue d'enseignement écrit dans toutes les écoles minoritaires
(37 d'entre elles n'utilisaient encore que le pomaquej, en décembre 1952 Celai Bayar
inaugure en présence des souverains grecs le premier "lyeee musulman minoritaire
turcophone" qui porte son nom; en décembre 1954, dernier signe symbolique : les
écoles "musulmanes" de Thrace deviennent officiellement écoles "turques" (ordre signé
du dernier gouverneur-général de Thrace, Fessopoulos, et souvent reproduit dans les
ouvrages sur la Thrace, tant grecs que turcs).
5. On trouve les différents aspects de la question dans '.‘ouvrage coure* * d.nge par Aicxaidns.fi
Veremis. Les relations gréco-turques 1923-1987, (en greni Atnenn*.. GruiSiS, 1988.
31 1
l'année 1974 : délimitation du plateau continental (qui a pour corollaire la question de
la propriété des îles orientales de l'Egée et celle des ressources pétrolières sous-
marines), la délimitation des eaux territoriales (la Grèce veut passer la limite de 6 à
1 2 milles marins comme bien des pays l'ont déjà fait, ce qui couperait certains ports
turcs des eaux internationales), du F1R (Région d'information de Vol) et de l'espace
aérien, démilitarisation réelle des îles de l'Egée 5 ... Depuis quelques années la Grèce
s'inquiète des regards nouveaux que posent certains hommes politiques Turcs sur les
Balkans : éventuel projet turc "d'arc musulman" (musulmans de Turquie, de Bulgarie,
de Grèce, de Macédoine, d'Albanie), aide possible aux musulmans de Bosnie, comme des
contacts entre la Turquie et les républiques musulmanes d’Asie centrale. Le XXI° siècle
ne serait-il pas celui de la Turquie ?
Il n’est pas question ici d'étudier le détail de ces relations, l'important pour la
région, c'est l'existence de cette peur, cultivée par la presse et les médias, ravivée par
les manoeuvres militaires, le rapport démographique inquiétant dans le présent (50
millions d'habitants contre 10) et encore plus dans l'avenir (la fécondité en Grèce est
l’une des plus faibles d'Europe) ou I' importance de l'armée turque et le soutien que lui
accordent les Etats-Unis. La Turquie a su profiter des 1 8 % de population turque à
Chypre pour obtenir 3 6 % du territoire de la République et y laisser stationner ses
troupes malgré les décisions de l'ONU, elle peut et veut profiter des musulmans en
grande partie turcophones de Thrace pour réussir une manoeuvre analogue et "prépare"
l'opinion internationale, en insistant sur les mauvais traitements dont ils seraient
victimes 6
7 : telle est l'idée commune aujourd'hui en Grèce qui conditionne et explique les
méfiances, l'atmosphère, et bien des mesures prises dans la Thrace actuelle.
La place de la Thrace dans les rapports gréco-turcs est également conditionnée par
l'idée d'une réciprocité entre les minorités musulmane et grecque, de Thrace et
d'Istanbul. Les comptes-rendus des négociations de Lausanne montrent qu'effectivement
la Grèce n'a accepté la présence des musulmans en Thrace que pour obtenir le maintien
des Grecs et du Patriarcat à Istanbul; Ismet fit d'ailleurs diminuer l'aire géographique
stambouliote comprise dans le traité pour diminuer d’autant le nombre des Grecs exclus
des échanges obligatoires et le rapprocher de celui des musulmans de Thrace moins
nombreux; de même les articles relatifs aux droits des minorités définissent les droits
6. On trouve l'état de ces différents points dans Le différend gréco-turc, sous la direction de
S.Vaner. Paris, l’Harmattan, 1 988. en particulier de A.Mavrovannis. L'impact de la question
chypriote sur les rapports gréco-turcs.
7. C'est le sens par exemple du titre du journal chypriote Enimerosi du 1 5 février 1 990
"Komotini, une nouvelle Chypre au coeur de l'hellénisme".
des minorités "non-musulmanes" de Turquie et précisent ensuite, dans l'article 45,
que ces droits seront réciproquement valables pour les "m usulm ans" de Grèce :
" Les droits reconnus par les clauses de la présente section aux minorités non-
musulmanes de Turquie seront pareillement reconnus par la Grèce à la minorité
musulmane vivant sur son territoire
Cependant même si le texte n'utilise pas le terme "turc", le fait que le traité soit conclu
entre Grèce et Turquie, que les accords d'échange de populations soient officiellement
des "échanges de population grecque et turque", fait de la Turquie un porte-parole
implicitement désigné de l'ensemble des musulmans de Thrace, même non-turcophones,
d'autant plus qu'aucun autre Etat n'est candidat pour parler spécifiquement au nom des
Pomaques ou des Tziganes.
Il y a donc bien une relation établie dès 1923 entre les deux minorités mêmes
rien ne dit expressément que tout changement dans la situation de l'une doive être suivi
automatiquement d'un changement dans la situation de l'autre. Par la suite, dès que l'un
des deux Etats expose à la SON les mauvais traitements reserves à sa minorité,
l'autre s’empresse de présenter son propre catalogue de mauvais traitements, dès que
l'un des deux Etats veut plaider sa cause auprès de l’ONU ou des instances européennes,
il met en avant le sort difficile de sa minorité, auquel l'autre répond en invoquant les
difficultés de ses protégés; inversement, en 1930, Venizélos ne demande aucune mesure
particulière en faveur des Grecs d'Istanbul, persuade que leur sort s'améliorera avec
l'amitié entre les deux pays. Ainsi les minoritaires deviennent-ils de simples pions sur
l'échiquier diplomatique entre les deux pays. Il s'ensuit donc dans une partie de
l'opinion grecque l’idée que serait juste une réciprocité totale entre le sort des deux
minorités, ce qui, pratiquement, pourrait signifier l'expulsion ries musulmans de
Thrace ; en effet aucune des dispositions spécifiques a Imbros et T’enedos prévues dans le
traité de Lausanne n'a jamais été réalisée, et la communauté grecque d’Istanbul forte
de 300 000 personnes en 1920, ne compte plus que 3 SCO personnes environ8 . Aussi
la Grèce s'estime-t-elle victime de la Turquie et de l’indifférence des organisations
internationales, tandis que la référence aux Grecs de Turquie entretient une crainte
latente chez les musulmans (qui les pousse à thésauriser des pièces d’or ou à placer
leur argent en Turquie) et une suspicion permanente entre les deux communautés,
8. C'est ainsi que le Stochos, journal de l'extrème-droite nationaliste conseille d'expulser les
musulmans de Thrace ou de supprimer le traité de Lausanne, ij regrette egalement souvent queles
autorités aient laissé rentrer en Grèce les musulmans qui s'étaient réfugiés en Turquie pendant la
guerre civile et n'aient pas ainsi "profité de l'occasion”. Voir aussi l es violations du traité dt
Lausanne [en grec), édition de l'Association des Thraees de Constantinople, imdros et Tenedos,
Komotini, 1993.
Dans cet esprit de "réciprocité" les écoles musulmanes de Rhodes ont **te fermées en 1972, àla
suite en 1969 de la fermeture des écoles grecques d'imbros et de Ténérios.
accentuées par la présence de nombreuses personnes originaires d'Istanbui, d'imbros et
de Tenedos. Les conditions psychologiques ne sont donc guère favorables à des rapports
humains détendus, même si apparemment ils sont des plus aimables, si chacun a un ami
musulman ou chrétien, si la région est celle où l'on compte le moins de cas de
délinquance en Grèce 9 .
TO o Ë °m *S Ê ^ DÉCISIONS MAINTENANT
Le parti national exige:
; ANA0H2PHIH THX X W è H K H I - révision du traité de Lausanne (1 )
THX AT2ZANNHI - expulsion des instigateurs Turcs (2)
• AflEAAIH TflN TOYPKHN Y n O K lN H T g ^ - relèvement culturel de la Thrace (3)
• n o A i T i r tikh anabagmixh | - soutien aux Pomaques (4)
THX Q P A K H 1 , •u ,. - classement de Lemnos et de Samothrace
• ENIXXYXH TQN flOMAKflN dans le nome du Rhodope (5)
T
V epaknôtv OàyfrsnréaKûnpoç (2) = le personnel du Consulat de Turquie
' & i .............
(3) = musulmans responsables du niveau
' e
scolaire plus faible
(4) = diviser les musulmans
(5) = renforcer le nombre des chrétiens
Le parti en question n'obtint que 101 voix aux élections d'avril 1990 dans le Rhodope mais
l’affiche resta au centre ville pendant les deux semaines de mon séjour.
9. Selon les autorités en février 1 993, en ce coin exceptionnel de l'Europe un vol est encore une
chose très rare, on n'en compte pas plus de deux ou trois cas par an dans toute la province.
ies conversations est souvent restée celle de la littérature des années 1930, un être
gentil, bon, calme, et ... naïf, prêt à se laisser manipuler^ .
Mais l'absence de renseignements officiels permet les estimations les plus variées:
140 000 pour De Jong en 1971 12, 106 000 en 1974 pour Ôzgüç, jusqu'à 3 65 0 00
dans l'Annuaire de Téhéran; pour les années 1980, le chiffre le plus souvent cité dans
la presse turque ou turcophone de Thrace et repris par M.Popovic est celui de 120 000
personnes tandis que la presse grecque tend à réduire le chiffre : 103 869 selon Kapsis
i3, 110 500 dans I' Eleftherotypia .
Que sont devenues ces quelques 120 000 personnes au début des années 1990 ? Les
journalistes turcs citent souvent le chiffre de 170 0 0 0 personnes en invoquant la forte
natalité des musulmans, à l'inverse le journal (en général bien informé) l’Ikonom ikos
Tachydromos, en mars 1993, ne dénombre que 112 200 musulmans, un ouvrage 14
10. Voir ma contribution Grecs et Turcs d'après la prose grecque 1900-1925, in S.Vaner. Le
différend gréco-turc, op cit.
11. Andreadès. op dt, p.9; mes chiffres proviennent cependant de la publication officielle du
recensement, peut-être ne disposait-il encore que des résultats provisoires.
12. A.Popovic. op dt, p. 172-173, on peut y trouver les références et tous les chiffres cités
jusqu'à la rédaction de son livre.
Un ouvrage de propagande turque pour l’étranger, The Western Thrace Turks issue in the Turkish-
Greek relations, Istanbul, International Affairs Agency, 1 92, p.1 2, cite le chiffre de 140 à 1 50000
personnes, il précise également que le Ministre de la Justice, A.Kanellopoulos aurait parlé le 7 juin
1990 de 150 000 personnes, mais je n'ai pu contrôler l'information.
13. G. Kapsis, anden ministre des Affaires étrangères, dans le Vima tis Kyriakis le 3-9-1989.
14. Papavannakis. Le développement de la Thrace, op cit, p.47.
315
récent donne le chiffre de 105 0 0 0 musulmans ; Mme V.Tsouderou, secrétaire d'Etat
aux Affaires étrangères jusqu'en octobre 1993 et considérée comme une "spécialiste" de
la Thrace parce qu'elle fut un membre important de la Commission Parlementaire
Multipartite sur les Régions Frontalières en 1991-92, a dans une interview au
journal précédemment cité, publiée le 18 mars 1993, parlé de 130 à 150 0 0 0
personnes. Personnellement, en tenant compte de la baisse de natalité chez les
musulmans de Thrace (voir ci-dessous), de l'émigration actuelle, du fait que la
population totale de la région a diminué depuis dix ans, en considérant également la
population des villages uniquement musulmans que j'ai pu repérer (tableau 31) et la
part de la population musulmane des grandes villes, j'estime que la minorité doit
compter comme dans les années 19 8 0 environ 1 20 0 0 0 personnes, au grand maximum
130 000, soit 3 5 % environ de la population totale.
15. Pour identifier les villages, j'ai utilisé les renseignements de K.Kreiser. Die Siedlungsnamen
Westthrakiens nach amtlichen Verzeichnissen und Kartenwerfen, Freiburg, Schwartz, 1 978, F De
Jona. Names, religious dénomination and ethnicity of settlements in Western Thrace, Leiden, Brill,
1980, H.Sella. Le grec parlé par les Turcophones du Nord-Est de la Grèce, Paris V, Thèse de
Linguistique, Université R.Descartes, 1 986. Ces ouvrages sont déjà anciens car, à cause de
l'émigration, la situation évolue; j'ai donc ajouté à ces données mes observations personnelles sur
place, l'examen des annuaires téléphoniques, les résultats des élections, les renseignements de la
presse turcophone, j ’ai interrogé certaines personnes; parfois je n'ai pu trancher entre des
résultats contradictoires. Les communes de plaine regroupant différents écarts sont à peu près
toutes des communes mixtes, c'est pourquoi j’ai pris en compte les localités et non les seules
communes administratives.
Consulat de Turquie à Komotini 16.
La situation est par contre fort différente dans les deux autres nomes, de Xanthi et
du Rhodope qui comptent, à eux deux, 194 356 habitants en 1991. Si l’on estime le
total des musulmans à 120 ou 130 000 habitants et que l'on retire de ce total les
12 000 musulmans de l’Evros, on arrive au chiffre minimum de 108 0 0 0 musulmans
pour les deux autres départements, soit la majorité absolue de la population totale.
16. I.Kamozawa. Ethnie minority in regionahzation. the case of Turks or Western Thrace, in
Population mobility in the Mediterranean World, Tokyo, At Hitosubashi Umversity, 1982.
317
Tableau 32 : L’INSTRUCTION PRIMAIRE MUSULMANE EN THRACE. année 1992/93
(source, Ministère de l'Education Nationale et des Cultes)
L'opinion publique et les données dont on dispose montrent que ces musulmans se
trouvent en plus grand nombre dans le département du Rhodope qui compte 135 des 231
écoles musulmanes (5 8 ,1 % ), 4 2 4 4 des 9101 élèves musulmans (46,63 % ) et 429
des 7 65 enseignants (5 6 % ); mes identifications villageoises montrent que les villages
"purs" musulmans regroupent 4 5 % de la population rurale, les villages mixtes plus de
30 % et tous les témoins s'accordent à reconnaître que les musulmans forment au moins
la moitié des 38 0 0 0 habitants de Komotini; par ailleurs en 1991/92 les écoles
primaires du Rhodope comptaient 4 519 élèves musulmans (soit 5 4 ,3 % du total des
enfants scolarisés dans le primaire), et 3 800 enfants chrétiens. Tous les signes
concordent donc : les musulmans sont majoritaires actuellement dans le nome du
Rhodope; en 1951 ils étaient au nombre de 49 660 selon Andreadès, près de 59 000
selon le recensement, l'Ikonom ikos Tachydromos indique le chiffre de 67 000, qui me
parait très vraisemblable et même légèrement surévalué, si on le compare à ceux que
l'on peut obtenir avec les calculs précédents; sur un total de 103 0 0 0 habitants dans le
département, ils formeraient donc entre 60 et 6 5 % de la population.
Dans le département le plus occidental enfin, celui de Xanthi, les musulmans
représentent près de 49 % de la population rurale en villages "purs", une part des
3 0 % de la population rurale en villages mixtes et environ un tiers des 35 0 0 0
habitants de la ville de Xanthi; ils comptent par ailleurs 4 0 9 7 enfants scolarisés dans
le primaire, soit 4 5 % du total des musulmans; ce chiffre de 4 5 % appliqué au total de
120 0 0 0 musulmans donnerait un chiffre de 54 0 0 0 personnes, mais les enfants
musulmans de ce département sont réputés plus scolarisés qu'ailieurs, le chiffre de
54 0 0 0 est donc trop élevé. Les musulmans étaient 42 245 en 1951 selon Andreadès,
plus de 40 000 selon le recensement, 42 0 0 0 selon l'Ikonom ikos Tachydromos en
1993, chiffre peut-être légèrement sous évalué. On peut remarquer que le
département, à la différence du Rhodope, compte moins d'élèves musulmans (4 097)
que d'élèves chrétiens (4 550) soit 47,4%, pourcentage qui, appliqué à la population
totale donnerait environ 43 000 habitants musulmans. Les familles musulmanes ont
plus d'enfants que les familles chrétiennes mais leurs enfants ne sont pas tous
scolarisés... C'est donc entre 42 et 45 000 habitants que l’on peut estimer
approximativement la population musulmane du département, chiffre "sensible"
puisqu'il est proche de la moitié de la population totale (9 0 965).
Ch peut remarquer que cette population musulmane est restée fortement rurale
comme le montre la répartition des écoles ( 11 écoles classées comme urbaines sur
231, mais ces 11 écoles comptent chacune beaucoup plus d'élèves qu'une école rurale)
ou la carte que j'ai pu dresser (n°48), avec cependant une urbanisation montante : la
moitié des habitants de Komotini, un tiers de ceux de Xanthi sont musulmans, des
Tziganes se fixent progressivement autour d'Alexandroupolis, Férès et Soufli.
L'ensemble de la zone montagneuse qui n'a pas connu d'implantations de réfugiés dans les
années 1920 est restée une zone de peuplement uniquement musulman, d'où
l'importance numérique du nombre de localités musulmanes car l'habitat dans le
Rhodope est particulièrement dispersé : dans le nome de Xanthi 4 4 des 98 localités
musulmanes ont moins de 100 habitants, 24 sur 103 dans le nome du Rhodope, ces
hameaux sont beaucoup plus nombreux parmi les villages musulmans que parmi les
villages chrétiens. L'extrême-ouest du nome de Xanthi, sur la nve gauche du Nestos,
fait exception parce qu'il n'appartenait pas administrativement à la Thrace occidentale
en 1922 et qu'il a donc connu les échanges de population, cette montagne "chrétienne"
est en voie de désertification totale contrairement à la partie musulmane. Les villages de
piémont, à l'exception des plus importants classés comme mixtes, sont également
musulmans. Les villages mixtes sont d'ailleurs le plus souvent le résultat de la fusion
administrative entre le Palio, l’ancien village musulman et le Neo, le village issu de
l'implantation des réfugiés, que le recensement de 1 9 2 8 distinguait encore, mais la
fusion n'est le plus souvent qu'administrative, dans l’architecture elle reste visible et
les habitants continuent à parler "d'ancien" et de "nouveau", d'autres villages mixtes
sont des communes très proches des deux grandes villes où les regroupements récents
changent la structure plus ancienne. Dans la plaine, les localités musulmanes étaient
déjà signalées en 1920, les villages uniquement chrétiens sont les descendants
d’implantations très anciennes comme Maronia ou Avdira, ou des villages créés pour les
réfugiés, ainsi remarque-t-on l'importante présence chrétienne dans le secteur Porto
Lagos-Komotini-Thrylorio-Proskynites. Il y a donc une grande stabilité de l'habitat et
des répartitions par religion depuis le début du siècle, il en est de même en ville; le
plan actuel de Komotini (n°49) par l'absence de rues, les impasses, les sinuosités
permet de repérer facilement les quartiers musulmans qui sont déjà ceux qu'indiquait
le plan de Schultze : Kir Mahalle au NE, Yenice Mahalle au Sud, Yeni et Mastanli Mahalle
à l'ouest. Ruelles aux maisons basses presque collées au sol, entourées d’un mur passé à
la chaux, séparées de la rue par un jardin potager ou sans ouvertures... la description
n’a guère changé depuis Schultze (HT. IX, p.320’).
On peut enfin observer la forte proportion de villages "purs” : 84,2 et 82,6 % des
villages identifiés ethniquement, à la fois signe et cause d'une intégration difficile; les
contacts avec "l'autre" à la campagne sont d'autant plus limités que les villages mixtes
sont divisés sur le terrain par une rue principale, deux cafés, deux lieux de culte et
deux écoles différentes.
Cette présence importante est perçue par certains en Grèce comme une menace
potentielle, renforcée par la différence entre les taux de natalité (mai étudiée) des deux
populations. Malheureusement il est difficle, dans ce domaine également, d'obtenir des
renseignements précis, et les conversations des uns et des autres relèvent parfois plus
du fantasme que de l'information.
Les chiffres disponibles montrent que dans les années 1920 la natalité était élevée
en Thrace (les chiffres vont de 24 à 37 pour mille), mais que cette importance était
due au moins autant aux réfugiés (on constate la même chose en Macédoine où il n'y a pas
de musulmans) qu'à la population musulmane. Pendant plus de dix ans, à partir de
1922, l'accroissement naturel est plus élevé dans l'Evros que dans le Rhodope alors que
l'Evros compte nettement plus de chrétiens que le département voisin, en 1927 le taux
de natalité dans l'Evros est le second en Grèce après celui du département de Kozani, le
1° en 1928, le 2° en 19 3 3 et 1937 (après Drama et Kilkis, deux départements où les
réfugiés sont très nombreux). Il n'y a donc pas de différence sensible entre les deux
communautés sur ce point et personne ne s'inquiète alors de cet aspect des choses.
En 1961 encore, la natalité en Thrace est relativement forte, mais sans constituer un
réel record en Grèce : Xanthi avec un taux de 27,6 pour mille est le 3° nome grec
derrière l'Evrytanie et la Thresprotie, nomes de montagne uniquement chrétiens, le
Rhodope le 14° avec 24,29 pour mille et l'Evros le 16° avec 22,91 pour mille; ces
chiffres marquent cependant le début d'une différenciation entre les deux communautés :
l'Evros, presque uniquement chrétien, est dépassé par le Rhodope ou Xanthi, les
éparchies rurales et nettement musulmanes de Xanthi ou Sapes ont des taux nettement
plus élevés que le reste du nome : 31,76 pour mille ou 26,89. Notons que le taux le
plus faible en Grèce est alors de 12,7 pour mille. Cependant l'éparchie première en
Grèce pour la natalité, est celle de Margariti en Epire avec 33,45 pour mille, et
l'éparchie rurale, thrace et chrétienne d'Orestiada a encore un taux de natalité de 27,30
pour mille. Les moins de 15 ans en 1961 sont plus nombreux dans l'Evros (3 0 ,9 2 % )
que dans le nome de Xanthi (3 0,8 0% ) ou du Rhodope (2 9 ,6 7 % ) où les musulmans sont
plus importants, ces trois nomes sont d'ailleurs loin d'être les plus jeunes de Grèce.
Dans les différences constatées alors ,le rôle de la ruralité pouvait donc être aussi
important que celui de la religion.
C'est dans les années 1960 que la situation semble évoluer différemment, la
natalité diminuant rapidement dans les familles de réfugiés. L'étude de P.Y.Péchoux 17
(précieuse car rare et précise) sur la commune d'EvIalon en 19 6 6 montre une plus
grande jeunesse de la population musulmane par rapport à celle du village de réfugiés
tandis que la jeunesse des Sarakatsanes chrétiens est restée importante, et une
différence grandissante entre le nombre d’enfants des 208 couples chrétiens et des 644
couples musulmans selon la période de leur union, 1 9 5 1 -5 3 ,1 9 5 7 -5 9 ou 1963-65.
On voit enfin que la taille de la famille diminue très vite chez les chrétiens seion l'âge
du chef de famille, tandis que la même diminution se produit également dans les familles
musulmanes mais avec un net décalage, la famille de 3 à 5 enfants y est encore très
importante (48,1% ) alors que la famille de 1 ou 2 enfants l'emporte nettement chez les
chrétiens (76,5%). Le tableau 36 montre que, si effectivement le nombre des
naissances diminue chez les musulmans en 1963-65, il est nettement supérieur à celui
des naissances enregistré dans les familles chrétiennes, la natalité est encore dans les
années 1960-62 de 26,2 pour mille chez les musulmans d'EvIalo et d'Avato, de près de
45 pour mille chez les montagnards plus conservateurs. Il est vrai que la différence
dans le rythme des naissances peut être compensée dans les premiers temps par une
très forte mortalité infantile chez les musulmans : 110 pour mille en 1 9 6 0 -6 2 à
Evlalo, 94 pour mille à Avato, plus encore chez les Pomaques.
1
Turcs d'EvIalo j Sarakatsanes Grecs d'Avato |
i
% 0-16 ans 3 3 ,8| 33,1 I 30,4
% 17-36 ans 42,9! 36,3^ 39,8
% 37-56 ans 1 6,2! 20,7: 18,3
% plus 57 ans 7,1 ! 9,9: 1 1,5
17. P.Y.Péchoux. Les paysans de la rive orientale du Bas Nestos (Thrace grecque) in Etudes
rurales, Paris, Mouton, n°29, janvier-mars 1968.
18. P.Y.Péchoux. op cit, tableau 4, p.27.
KOMOT1N1 AUJOURD ’HUI : ia présence musulmane HT. IX
4—
E vro s X a n th i Rhodope i
1 961 22,2 2 4 ,3 : 22,7
1 971 1 3,8! 21,2 1 7,6 j
1 981 13) 17,4: 14 j
La seule étude détaillée récente dont je dispose à ce sujet est celle de Kiochos 21 qui
a pu faire des sondages dans les registres communaux (dimotologhia) des trois plus
grandes villes, et dans ceux de la commune d'Amaranda qui regroupe 5 villages dont un
seul est habité par des chrétiens (en tout 2 2 1 4 musulmans et 531 chrétiens). Il a
comparé le nombre d'enfants des couples chrétiens ou musulmans, mariés lors des
années indiquées; bien sûr la période de fécondité des couples mariés les plus
récemment, en particulier en 1980 et 1985, n'est pas terminée, mais la comparaison
entre les deux communautés reste possible, seul le nombre réduit des mariages à
Amaranda rend parfois les résultats non significatifs.
On peut remarquer que c'est à Alexandroupolis que la différence entre les deux groupes
est la plus grande, bien que cette différence diminue régulièrement d'une date à l'autre
passant de 2,79 (entre le nombre moyen d'enfants dans la famille musulmane et la
famille chrétienne) pour les couples mariés en 1961 à 0,6 pour les couples mariés en
1985; à toutes les dates, ce sont les couples musulmans d’Alexandroupolis qui ont eu le
plus d'enfants. Est-ce dû à un réflexe inconscient de résistance pour un groupe très
minoritaire, ou au fait que ces musulmans sont majoritairement tziganes, groupe
auquel on reconnaît une plus forte natalité qu’ils soient musulmans ou chrétiens ? je
n'ai pas les moyens de trancher bien que la seconde solution me paraisse vraisemblable.
Dans le cas de Xanthi et de Komotini, la différence entre le nombre d'enfants des deux
groupes de couples est de 0,5 à 0,7 enfants entre 1961 et 1970, à partir de 1 9 7 0 eile
diminue pour n'être plus que de 0,1 à Xanthi et même à Komotini (effet du hasard?) elle
s’est inversée en faveur des couples chrétiens. Il s ’agit bien sûr d'exemples urbains,
mais si l'on regarde les chiffres d'Amaranda, en plein milieu rural, le nombre des
naissances musulmanes n'est pas plus élevé qu'en ville.
On peut trouver une confirmation de cette baisse de la natalité musulmane dans les
statistiques scolaires : en 1954/55 les enfants musulmans scolarisés dans le primaire
étaient au nombre de 13 478, en 1991/92 ils n’étaient plus que 9 324, 9 101 en
1992/93 et pourtant tout le monde s'accorde à reconnaître qu'en 1954 bien des
enfants, les filles en particulier, n'étaient guère scolarisés ce qui n’est plus le cas,
donc, dans les conditions actuelles, le chiffre des élèves aurait été nettement supérieur
à 1 3 000. Cette diminution progressive de la natalité chez les musulmans a même été
remarquée très tôt par les auteurs turcs eux-mêmes puisque Ôzgüç, en 1974, accuse
:
: C h r é t ie n s M u s u lm a n s
:
Janvier 35 64
Tableau 39 : L E S N A IS S A N C E S D A N S LE DEM E Février 25 43
! M ars 31 52
DE X A N TH I EN 1990. (Kiochos. op cit. p.87)
A v ril 32 47
Mai 35 44
Juin 19 34
Juillet 44 41
Août 34 50
Septembre 23 59
Octobre 25 59
Novembre 29 48
Décembre 36 91
« Total 368 632
les Grecs de favoriser les avortements chez les musulmanes pour limiter ainsi la
population 22 . Contrairement à mes conclusions les chiffres des naissances inscrites
dans le dème de Xanthi en 1990 laisseraient supposer que le tiers des habitants
musulmans de Xanthi fait preuve d'une natalité record face aux chrétiens (tableau 38)
... il me semble qu'il faut attribuer cette différence impressionnante au fait que les
musulmans de Xanthi sont pour beaucoup des nouveaux installés, jeunes et récemment
venus de la montagne face à une population chrétienne urbaine et nettement plus âgée.
C'est ce que l'on peut conclure également des chiffres publiés dans le journal local
Aux inquiétudes fondées sur la démographie vient s'ajouter le fait que les contacts
entre la minorité musulmane et la Turquie se renforcent. Cormiers directs : les
transports sont à présent rapides, on peut trouver des taxis collec tifs a la frontière de
Kipi, les Thraces effectuent des achats en Turquie en profitant de la différence des prix
grandissante entre les deux pays (c'est même le cas des chrétiens d'Orestiada qui se
rendent souvent à Edime au grand dam des commerçants grecs l<x:aux), des lycéens et
des étudiants musulmans de Grèce étudient en Turquie, certains s'y fixent
définitivement et gardent des contacts avec la Thrace grecque, t a presse turque cite
le chiffre de 350 000 ou même 500 0 0 0 Turcs de Thrace occidentale vivant en
Turquie, mais elle étend les limites de la Thrace occidentale au Strymon et considère
comme "Thraces occidentaux" tous les descendants des familles qui ont pu s'installer en
Turquie depuis 1923, la presse turcophone de Grèce, plus raisonnable, cite les chiffres
de 93 000 ou 100 000 personnes originaires de Thrace occidentale et vivant en
Turquie 24; les centres de cette émigration sont Bursa, qualifiée de "deuxième Thrace
occidentale"2s , Istanbul où le quartier de Kuçuk Cekmece est surnommé "la Petite
Komotini" et où l'arrondissement de Gaziosman Pacha a eu jusqu'en 1 9 9 4 un maire natif
22. A.Ôzaüç. L e s T urcs de Thrace occide ntale (en turc) Istanbul, Kutluq yayinlaft. 1974, p.65.
23. l'A d e s m e ft i de Xanthi le 5-8-1992, repris dans le Trakya’nm sera n* 429. in 1 3*8-1992.
24. 93 000 selon Ie T ra k y a 'n in s e s i n*434 du 5-11-92. 100 0CC dans <> ru vj nuz n'83-84.
25- Y u va m iz n° 54 et 79.
de Thrace occidentale, la troisième ville la plus citée est celle d'Izmir. Dans les trois
villes existent des Cercles très actifs de Turcs de Thrace occidentale qui organisent des
réunions, éditent des revues, s'efforcent de faire connaître les écrivains originaires de
leur région, en particulier à l'Université d'Izmir; les musulmans de Grèce ont par
ailleurs investi dans l'immobilier en Turquie, même lorsqu'ils n'y résident pas,
certains disent que 3 0 % des familles possèdent un logement en Turquie 2s . Les contacts
se renforcent également par l'intermédiaire des médias : on peut depuis très longtemps
capter les radios turques dans toute la Thrace, et, si au début des années 1980 les
musulmans se plaignaient de ne pouvoir recevoir partout la télévision turque
volontairement brouillée par les Grecs selon eux 27, actuellement une antenne
parabolique achetée bon marché en Turquie (on en vend à la frontière) permet de
recevoir outre les chaînes grecques, TRT 1, 2, 3, 4, Star 1, Tele 10 et Tele show en
turc, TVE1 en espagnol, TV5, RAI 1 et RAI2 ; j'ai pu constater que les antennes
paraboliques sont très nombreuses dans les villages pomaques au nord de Xanthi, et la
mairie de Xanthi en a installé une sur son toit. De nombreux commerces à Xanthi et à
Komotini louent des vidéo-cassette venues d'Allemagne, en turc; seuls les journaux
turcs ne se vendent pas en Thrace occidentale, mais certains voyageurs en transportent
avec eux malgré la vigilance des postes frontières, et on en trouve souvent un
exemplaire à la disposition publique dans ies cafés. C'est ainsi que la Turquie a pu ces
dernières années intervenir par la voie des ondes dans les élections grecques, en
conseillant aux musulmans de soutenir tel ou tel candidat.
Ces rapports sont renforcés par le fait que les musulmans, même lorsque le turc
n'est pas leur langue maternelle, connaissent actuellement tous la langue turque. Les
enfants sont scolarisés dans le primaire où les cours sont donnés pour moitié en langue
turque, l'enseignement religieux est également donné en turc y compris les éventuels
cours supplémentaires donnés en dehors de l'horaire scolaire obligatoire, et souvent les
cours en turc sont en pratique plus nombreux que les cours en grec car l'instituteur
musulman qui habite sur place est plus disponible, n'est pas gêné comme son collègue
chrétien par les problèmes de transport en hiver et prend en charge les élèves quand le
collègue grécophone est absent. Les Pomaques ont eu leurs premiers contacts étroits
avec les turcophones pendant la guerre civile quand ils ont dû quitter leurs villages
pour la ville 28 ou se sont réfugiés en Turquie, les autorités grecques qui étaient alors
26. Gaziosman Pacha est l'un des secteurs de la ville peuplé d'immigrés récents, les personnes
originaires des Balkans y composent plus de la moitié de la population, aux élections de 1 994, c'est
le Parti de la Prospérité (= les islamistes) qui a remporté le plus de voix. Pour ce chiffre de 30%
voir le T r a k y a 'n in s e s i n° 452 du 26 mai 93.
27. On trouve le détail dans le Y u v a m iz n°69 de mai 1 992, le journal publie régulièrement les
publicités pour des commerçants musulmans vendant en Grèce ce genre d’antennes. Sans antenne la
réception est très mauvaise en montagne, même celle des chaînes grecques.
28. Témoignage d'habitants d'Oreo, au nord-ouest de Xanthi.
326
soucieuses de les couper de la Bulgarie, considérée comme l'ennemi prioritaire, ont
patronné en 1951 l'enseignement du turc pour tous les musulmans, et aujourd'hui ils
ont plus de facilités à poursuivre leurs études dans un lycée turc que grec. On assiste
donc à une sorte d'unification de la minorité autour de la "turcité", les distinctions
anciennes entre Pomaques, Tcherkesses, Turcs s'effaçant ou passant au second rang,
seuls les Tziganes, particulièrement mal considérés, restent à l'écart de ce mouvement;
à titre individuel, certains d'entre eux sont assimilés par le groupe "musulman
turcophone”, mais être traité de "Tzigane" reste une offense.
Enfin les contacts plus étroits avec la Turquie se retrouvent dans la poursuite,
sous une forme rajeunie, du conflit entre paléomusulmans et Jeunes Turcs kémalistes.
La lutte entre les deux groupes a conservé sa forme ancienne jusqu'en 1967, la
dictature des colonels réduisant alors au silence les uns et les autres. A la fin de la
guerre civile Hüsnü Yussuf (encore un déserteur) et Mollah Yussuf fondent à Komotini
l'association Intibah-i-islam (Renaissance de l'Islam) et éditent avec Hafiz Yasar le
Hak Yoi (la Voie Droite) jusqu’en 1952 quand Mollah Yussuf, par ambition personnelle
politique change de camp; en 1955 encore 29 , après les accords avec C.Bayar qui
avaient renforcé les positions des kémalistes, les autorités reçoivent (ou "se font
adresser") de nombreuses lettres de protestation venant des musulmans conservateurs.
L'Union des Musulmans de Grèce refuse de changer le mot de "musulman" en "turc",
demande, à côté du lycée C.Bayar, la création d'un medressé qui ferait "de bons citoyens
antiturcs, musulmans" et serait une " protection contre le com munisme et l’athéisme"
(deux arguments qui pouvaient porter dans la Grèce d’alors), elle se plaint des
instituteurs et du consulat turcs qui veulent les obliger à changer de costume,
d'alphabet, de jour férié; une pétition signée de 2 0 0 0 personnes refuse l'usage de
l'alphabet latin, des autorités municipales se plaignent de leur instituteur trop "turc"
et pas assez "musulman", on trouve parmi les signataires des communes de montagne
comme Organi, Cechros, Echinos, Myki, Oreo (dont les représentants signent en
caractères arabes), mais aussi du piémont, Lofario, Arisvi, Mirana, Aratos, Asomati ou
Chalchas. Cependant les Tcherkesses et conservateurs des années 1920 sont éliminés
par l'âge, le combat pour le fez est déjà perdu, il a disparu ries villages de plaine et la
dernière presse à mouler les fez est alors montée de Xanthi (ou elle est devenue inutile)
à Oreo. Le tcherkesse Hafiz Ali Resat, l’un des fondateurs de l’association Défense de
l'Islam édite à Komotini de 1958 à 1966 le Muhafazakar (Conservateur) en caractères
arabes, entre 1957 et 1977 Hafiz Yasar et Hassan Sabn publient le Sebat dans les
deux alphabets, Hüsnü Yussuf contribue également au périodique Devam entre 1964 et
1970 (les colonels l'interdisent); c'est donc en 1977 seulement que disparait le
dernier journal imprimé en caractères arabes, mais il n’avait plus guere de lecteurs,
30. L'imprécision du chiffre vient de ce que certains journaux ne vivent que quelques numéros,
mais il s'en crée de nouveaux chaque année, que d'autres ne paraissent que très irrégulièrement,
principalement en période d’élections.
31. Il n'y a plus de publicité depuis le n° 397, auparavant il était le seul à publier parfois des
publicités pour des écoles privées occidentales installées en Grèce, des compagnies d'assurances ou
des médecins spécialistes grecs non musulmans.
32. P.Konortas. La presse d'expression turque des musulmans de Grèce pendant la période post -
ottomane, Turcica XVII, Strasbourg, 1985, p.245-278.
33. mosquée de Karachi dans le n°367, mosquée verte de Bursa n°372, la Kaaba n°374 et n°376,
Médine n°379, Mosquée bleue n°384, Mosquée Emin sultan à Bursa n°392, Mosquée Sungur Bey de
Nigdé n°390, Mosquée Hirka Serif d'Istanbul n°392, Nairobi n°394, Gambie n°41 8.
328
nombreux articles repris du Zaman turc proche aujourd'hui des islamistes 34. || se
place nettement comme l'héritier de Hafiz Yasar, l’ex-collaborateur du Hak Yol et du
Sebat qui fut également 7 ans député à l'assemblée grecque, travailla 30 ans au service
de gestion des vaqfs et donna des cours de Coran; Abdülhalim Dede reproduit l'article que
le Zaman consacra à la mort de Yasar et créa en novembre 1992, après sa mort, une
chronique " après Hafiz Yasar " : il y célèbre sa droiture morale et son honnêteté, le
présente comme un défenseur de l'islam contre la laïcité d'Atatürk, et dénonçe tout ce
qu'il n'aurait pas fait dans le présent s'il était vivant et que certains font... Cet isolé qui
lança même l'idée de la création d'un parti politique "m usulm an" 3s, pour éviter la
division interne et les difficultés provoquées par l'éventuelle création d'un parti
"turc", n'est invité ni aux cérémonies officielles grecques, ni à celles du consulat, et
assure ne pas pouvoir se rendre en Turquie car il figure sur "la liste noire" aux mains
des autorités frontalières turques.
Argent venu d'Arabie Saoudite, étudiants dans les Universités du Golfe, parti
"musulman", articles du Zaman, cela a conduit certains Turcs à voir en lui l'avant-
garde d'un danger "intégriste" en Thrace; il est vrai que la position de l'islam est très
forte, des cours supplémentaires de Coran sont organisés dans les locaux scolaires, en
montagne surtout, le matin entre 7h30 et 8h 30 ou en fin d'après-midi. Le "parti
musulman" cependant n'a jamais vu le jour, il n'y a aucun signe aujourd'hui encore de
ce qui marque l'intégrisme dans les autres pays, mais l'évolution de la situation en
Turquie pourrait peut-être avoir des conséquences. Il est certain en tout cas que le
gouvernement grec considère le risque d'un éventuel intégrisme local (qui n'a pas
besoin de revendiquer la charya déjà légalement appliquée) comme beaucoup moins
dangereux que celui d'un "nationalisme turc".
Face au Trakya'nin sesi, toutes les autres publications adoptent des positions pro
turques, mais la lutte verbale entre les deux groupes est violente, on se traite de
"vendu", "traître", "espion", "pantin à la solde de...", dans chaque numéro. Il est
difficile de connaître exactement la diffusion de ces journaux; la supériorité numérique
du groupe des "pro-turcs" n'est pas nécessairement le signe d’une supériorité
équivalente du nombre de lecteurs, d'autant plus que ces journaux seraient fortement
subventionnés par la Turquie.
L'une des publications les plus régulières de ces dernières années est IeYuvamiz
(notre nid), un mensuel publié à Komotini depuis 1986 et qui en est à son numéro 102
(février 1995) et coûte 300 drachmes (6,5F). A la différence des feuilles temporaires
strictement politiques, même s'il est lié lui aussi à un groupe politique puisqu'on y
36. Ainsi dans le n°51,6 pages de textes et 2 pages de photos, n°63, 4 pages de texte et une
photo en couverture, le n°64 célèbre la naissance d'Ataturk, le n°75 comporte trois pages de
textes et la photo en couverture, le n°87 6 pages de textes, la couverture et une photo couvrant
les deux pages centrales.
37. Par exemple n°85, 91, 93, 98.
38. n° 61, 74, 75, 77, 78, 79, 83, 84, 100.
39. n°81, Ozal, après sa mort, est qualifié de héros, et les députés musulmans de Thrace grecque
ont assisté à ses funérailles.
40. n° 50, 51, 55, 58, 61, 63, 64, 65, 70, 75, 81.
41. n° 50, 52, 54, 56, 59, 61, 64, 65, 68, 72, 78, 79, 90.
330
sur la Thrace occidentale, appels à la solidarité en faveur des Turcs qui ont quitté la
Bulgarie ou de ceux qui sont frappés par un séisme (Erzincan)42 . La revue comporte
d'autres aspects, mais le mensuel qui s’appelle lui-même "mensuel des Turcs de Thrace
occidentale" ne laisse passer aucun numéro sans cultiver cette parenté et ces racines,
considérant tous les musulmans comme Turcs et essayant de le prouver historiquement.
42. Y u va m iz n°68.
plus que 1 9 % des voix, celui du Rhodope 3 3 % ... et les musulmans pour la première
fois depuis 1920 n'ont plus aucun élu à l'Assemblée bien que dans le Rhodope le parti
DEB soit arrivé en tête des résultats, aucun élu non plus aux élections européennes de
juin 1994 où le DEB recommanda le vote blanc.
Le poids électoral des musulmans reste cependant réel à l'échelle locale, ils
participent, remportent des succès aux élections municipales et dirigent bien des
municipalités; le maire chrétien de Komotini a reconnu leur poids en organisant des
assemblées de quartier, y compris musulmans, et le maire de Sapes, en région rurale à
forte population musulmane, a organisé des rencontres avec son homologue,
I.Rustemoglu, maire de Gaziosman Pacha; la première assemblée régionale élue à
l'automne 1 9 9 4 comprend 8 musulmans sur 25 membres et l’un d’entre eux est devenu
président de Commission.
43. Le 4 avril 1991 Jeri Laber, directeur exécutif du groupe d'Helsinki Watch, écrivit à ce sujet au
Président Caramanlis. M.Siauan. Les minorités linguistiques dans la Communauté Européenne :
Espagne, Portugal, Grèce, Bruxelles, 1 990, Document de la CEE. A Helsinki Watch Report,
Destroying ethnie identity, The Turks of Greece, 1990.
332
Toute cette activité ne contribue pas à améliorer l'image de la Grèce en Europe et aux
Etats-Unis, et dans une période où le pays s'inquiète particulièrement des rapports
entre la Turquie et la CEE, des positions occidentales sur la question de la Macédoine ou
des fournitures d’armes américaines à la Turquie, elle ne peut qu'être ressentie comme
une nouvelle "menace turque". C'est ainsi qu'est née l'idée chez certains de poursuivre
A.Sadik pour propagande antinationale et de lui retirer pour cela la nationalité grecque
44 ; la décision de justice sur la question a été ajournée, l'affaire reste donc à suivre,
mais en faire un martyr serait-il une bonne solution ?
Le refus paradoxal
44. L'article 19 du code de nationalité, permet de supprimer la nationalité grecque à ceux qui
effectuent des propagandes antinationales ou aux personnes "qui ne sont pas d’origine grecque" et
qui quittent le pays sans intention d'y revenir ou se livrent à l’extérieur A des actes ou propos
contraires aux intérêts de la Grèce.
44. Les négociateurs de Lausanne utilisent le mot musulman dans le traité, mais la SON dans ses
rapports de 1 925 par exemple titre "minorité de race turque en Thrace occidentale".
45. Discours reproduit dans le T ra k ya 'n in s e s i du 25 août 1994.
écoles où l’on repeint les pancartes, les associations, en particulier l'Association des
Jeunes Turcs de Komotini et celle des Instituteurs Turcs de Thrace occidentale reçoivent
en avril 1991 (après deux décisions judiciaires de 1984 et 1987) l'injonction finale
d'avoir à changer le mot "turc” pour "minoritaire", ou de fermer. A la fin de 1994 les
Associations reçurent une nouvelle mise en demeure : se soumettre ou fermer, elles
fermèrent.
Le résultat direct fut de resserrer l'union contre le gouvernement, de renforcer
les convictions, et de provoquer un déferlement de protestations. La plupart des
villageois, en pleine zone pomaque, se proclament "Turcs" si on leur pose la question
directement; la presse turcophone, même le Trakya'nin sesi qui joue les trouble-fêtes,
se déclare "turque"; les ex-députés ne perdent pas une occasion de se proclamer "Turcs"
et portent plainte auprès des instances européennes, leur seule concession a été de
parler à l'Assemblée de "minorité" sans prononcer le mot "turc", mais sans ajouter le
mot "musulman" ce qui leur vaut des réflexions acerbes de leurs collègues; même Orhan
Hacibrahim, un avocat de Xanthi, passé du PASOK à la Nea Dimokratia en 1982, candidat
de ce parti en juin 1989 et considéré comme un homme très modéré, déclare au journal
Eleftherotipia, le dimanche précédent les élections de juin 1989 :
" Chaque homme a le droit de croire à une religion, d'appartenir à une ethnie au
sens large; et en plus de cela il est citoyen grec. Le mot "musulman" exprime la
position religieuse, le mot " turc" l’essence ethnologique, disons...
- autrement dit, vous considérez que la minorité est turque ?
- Je pense que c'e st logique...
-... Vous avez une conscience turque ou grecque ?
- Je crois appartenir à une ethnie au sens large, donc j'ai une conscience turque.
Mais je n'identifie p as le sens de l’ethnie et le sens de l’Etat ".
Un autre candidat du même parti, Zeybek Celai (élu député en 1977) déclare au même
journal :
" Je suis Turc, turc de l'extérieur comme il y a des Grecs de l'extérieur1’.
Ce dernier argument est souvent repris par les turcophones : puisqu'il y a des "Grecs
d'Amérique", "d'Allemagne" ou "d'Albanie", pourquoi pas des "Turcs de Grèce"... et de
remarquer que le gouvernement grec demande pour les Grecs d'Albanie des droits qu'il
n'accorde pas aux Turcs de Grèce...
La "menace turque" en Thrace est-elle réelle ? en tout cas, la peur est réelle et pousse
à de maladroites réactions de rejet qui donnent des arguments aux plus extrémistes de
part et d'autre, créant une possibilité d'explosion interne indéniable ...
Chapitre 11 : L'INTÉGRATION. SOUHAITÉE.
REFUSÉE. REDOUTFF...
musulmans (d'origine turque, pomaque ou tzigane) qui vivent dans des conditions
d'isolement géographique, social et économique relativement fort. Les activités
rurales limitées (principalement dans les régions de montagne et de semi-
montagne) auquelles ils s'adonnent, le statut incertain de leurs propriétés, leur
bas niveau culturel, leurs méfiances, les difficultés qu’ils rencontrent pour
s'intégrer dans l'économie locale sont quelques-uns des problèmes qui
s'accum ulent avec le temps et poussent les populations musulmanes à une
dépendance excessive (de caractère économique et social) par rapport à des
facteurs étrangers, et les rend particulièrement accessibles aux propagandes
extrémistes qu'attisent des tensions et des antagônismes locaux.
Dans ces conditions, ils ne participent que d'une façon limitée au marché local, et
en général dans "leur" secteur de ce marché. Les revenus qu'ils tirent de la
production agricole, principalement du tabac, mais aussi d’autres cultures et des
subventions communautaires correspondantes, ils les thésaurisent en proportion
importante et les font sortir de Grèce, de différentes manières, ce qui affaiblit les
Le texte ci-dessus est sans doute la description la plus objective jamais publiée en
Grèce de la situation de la minorité, et elle témoigne des limites de son intégration. Mais
les avis divergent sur les origines de cette situation : indépendamment du rôle des
conditions géopolitiques et historiques, certains affirment que les musulmans sont les
premiers responsables de leur isolement tandis que les porte-paroles de la minorité
accusent la Grèce de les maintenir volontairement dans un statut de citoyens de second
ordre. Ils attribuent l'essentiel de leur difficultés au gouvernement de Métaxas (qui
agissait au nom de considérations stratégiques), à celui des colonels (au nom du slogan
sur la "Grèce des Grecs chrétiens") et à celui d'A.Papandréou après 1981 (au nom du
re la tio n s g ré c o -tu rq u e s, Ankara, MBVY, 1986; très souvent dans le Y u v a m iz , ri' 53 , 55 , 57, 58,
59, 64, 66, 70, 73. On peut trouver également dans VAvyi ( journal grec) du 24-3-91 un texte
d'I.Onsunoglou qui reprend à peu près les mêmes demandes.
336
Il est logique que les problèmes fonciers soient de première importance dans une
population essentiellement rurale. Les musulmans affirment avoir possédé 8 4 % du sol
en 1923, mais ce chiffre est contesté par les autorités grecques car il comprend les
terres d'Etat dont les communes n'avaient que l'usufruit et dont la propriété est donc
passée automatiquement à l'Etat grec. Il m'est difficile de connaître l'étendue des
propriétés musulmanes aujourd'hui : dans le nome de Xanthi les musulmans
posséderaient 2 3 % de la surface cultivée, la quasi-totalité des terres de la moitié nord
montagneuse et un peu plus de 1 5 % dans la moitié sud où a eu lieu la colonisation 5o ;
dans le nome du Rhodope, on évalue à 4 6 ,5 % du sol la propriété foncière musulmane.
Dans les deux cas ces chiffres leur attribuent une part de la SAU inférieure à leur part
dans la population du département, ce qui se traduit par l'existence de très petites
exploitations et une "faim de terres" qui explique l'extrême sensibilité de tous à la
question. Le japonais Kamozawa, qui tire ses renseignements du consulat turc de
Komotini oppose ainsi à deux villages chrétiens du nome du Rhodope, un village mixte et
un village musulman : dans les villages chrétiens de Neo Siderochorio et Aghioi
Theodori, en plaine, chaque famille dispose respectivement de 40 et de 70 stremmata en
moyenne, en revanche dans le village mixte de Pagouria, la moyenne serait de 60
stremmata par famille mais aucune famille chrétienne n'aurait moins de 10 hectares,
et au village musulman de Symvoia les 70 familles n'ont en moyenne que 5 stremmata
chacune si . Mais cette différence ne serait-elle pas le résultat du choix des 4 cas ?
Symvoia, contrairement au 3 autres communes, appartient au piémont, au pays du
tabac où les conditions sont très différentes de celles de la plaine, l'étude de B.Vernier
sur les Pomaques d’Echinos témoignait de l'existence de micro-exploitations de moins
d'un hectare dans le monde du tabac de montagne, tandis que P.Y.Péchoux dans la plaine
du Bas Nestos montre que la répartition des exploitations par taille, pour des raisons
historiques, n’est pas la même chez les musulmans et les chrétiens, sans qu'il y ait
premier est bien évidemment la réforme agraire des années 1920 et les mesures
d'expropriation communes à toute la Grèce qui ont repris après le décret 2185 de
1952. Depuis lors sont venues s'ajouter des procédures d'expropriation classique pour
53. En 1980, on a également exproprié des terrains musulmans pour établir l'université de
Komotini et pour de nouvelles installations militaires, 1700 ha.
54. Journal Officiel du 19-3-1993 reproduit dans le T r a k y a 'n in s e s i, n“475.
53. K.Andreadès. op dt, p.29 à 35.
définitifs avant 1960, parfois le transfert des biens des échangés n'est pas encore
terminé... chez tous, tes retards de procédure ont entrainé des rancoeurs et une
incertitude préjudiciable à la région.
il faut ajouter à tout ceia une lente érosion de la propriété qui résulte de mesures
plus strictement "anti-musulmanes": depuis 1967 la Banque Agricole prête sur 20 ans
la totalité de la somme nécessaire à un chrétien qui achète des terres musulmanes avec
possibilité de ne commencer les remboursements que deux ans plus tard, tandis que le
musulman, en vertu de la loi Metaxas sur les zones frontalières strictement
réappliquée par les colonels, doit demander préalablement à tout achat une autorisation
militaire qui lui est systématiquement refusée depuis 1967; c'est ainsi que la situation
se fige, le musulman ne vend plus qu'à la dernière extrémité ou s'entend avec un
coreligionnaire sans enregistrement officiel, l'argent économisé ne peut que s'investir
en Turquie ou être thésaurisé. K.Mitsotakis a fait lever ces obstacles discriminatoires :
la conséquence fut une vague d'achats des musulmans qui montrèrent ainsi leur
attachement à la région, rapatriant même des capitaux placés en Turquie. Et certains
Grecs de s'inquiéter, on accuse le consulat de prêter de l'argent aux musulmans pour
faciliter leur mainmise sur le pays S6 , on parle de Turcs qui auraient acquis la
nationalité allemande et profiteraient de la législation européenne pour s'implanter
dans la région (peut-être des personnes originaires de Thrace grecque et qui auraient
perdu leur nationalité grecque)...
Une nouvelle source d'inquiétude apparait : le remembrement et le tracé d'un
cadastre à l'occasion des travaux d'aménagement hydrauliques en cours sur le Nestos (le
barrage de Thisavro qui permettrait d'irriguer un million de stremma) et prévus dans
le Rhodope. La presse nationaliste locale (Agen et Foni tis Xanthis S7) ne cache pas
qu'elle espère de ces procédures non seulement la création de parcelles plus grandes et
plus productives, une refonte du réseau rural mais aussi la récupération de terres
indûment exploitées par des agriculteurs qui auraient grignoté des terres communales,
ou abandonnées par l'émigration (jusqu'à 3 0 % de la SAU); et elle suppose que tous les
fautifs sont musulmans, quant à eux, ils surveillent la manoeuvre d'un oeil soupçonneux
et y voient avant tout une nouvelle méthode pour réduire leurs terres... L'utilisation des
photos aériennes faites dans la région en 1938 pourrait permettre d'établir certains
empiètements de manière indubitable, en levant les méfiances, mais l'ensemble doit se
faire avec "transparence" si le gouvernement ne veut pas voir un nouveau conflit
s'ajouter aux précédents.
Faim de terres, insécurité, sentiment d'injustice...
56. Le journal Kathimerini du 26-11-1 994 parle d’achats massifs grâce à un" pactole" turc et de
musulmans qui posséderaient 4 2 % des terres du Rhodope; dans le contexte actuel, rien d ’impossible
57. Cités dans IeTrakya'nin sesi, n°408 de janvier 1992.
339
S o u s-é a u ip e m e n t
statistiques et reconnu par les autorités. Mais selon les uns, il est lié au monde rural, à
la montagne et à la dispersion de l'habitat, selon les autres, il résulte d'une volonté
délibérée de marginaliser les musulmans.
Les documents 4 et 5 insistent sur l'état des routes et des transports. Il est vrai que
l'asphalte est arrivé tardivement dans les villages de Thrace et que la majorité des
routes secondaires n'était pas asphaltée en 1990 même en plaine; en montagne seules
trois pseudo-routes sans revêtement avec creux, bosses, virages et torrents à passer à
gué étaient parcourues par un autobus (vers Echinos, Organi et Cechros), le reste
n'était que sentiers cahoteux. L’autobus effectue son parcours de 40 km en plus de deux
heures, par beau temps, avec deux aller-retours par jour : il descend le matin les
travailleurs vers la ville, les remonte vers 14h, effectuant donc deux trajets à vide,
mais il n'y a aucun chauffeur musulman. En plaine, j'ai pu constater qu'effectivement
les routes asphaltées desservent majoritairement les villages chrétiens, mais ces
villages sont souvent les plus peuplés et beaucoup ont été créés dans les années 1920
précisément à proximité des axes de communication. Cependant quand on peut voir dans
un village mixte que l'asphalte s'est arrêté à l'entrée du quartier musulman ..., on
comprend que cela ne puisse que créer des rancoeurs... L'amélioration générale du
réseau routier entreprise récemment grâce aux crédits européens pourrait sans doute
contribuer à régler ce problème.
On retrouve une situation analogue à propos des problèmes concernant l'électricité
et le téléphone qui ont souvent tardé à atteindre la Thrace : les villages de la plaine sont
à présent tous équipés, la montagne reçoit l'électricité à l’exception des villages de la
commune de Cechros et de certains écarts au nord-est de Xanthi. Mais tout le monde se
plaint d'une installation précaire qui ne résiste pas aux mauvais temps et de
l'impossibilité d'obtenir une ligne téléphonique; l'expérience personnelle en février
1993 m’a permis de constater que depuis les villages pomaques il était très difficile
d'obtenir la préfecture de Xanthi, même un jour de beau temps; l'examen du catalogue
téléphonique montre que dans les villages musulmans, même en plaine, les postes
téléphoniques sont rares, limités souvent au café-épicerie, à l’école et à la
gendarmerie. Mais le sous-équipement est-il volontairement dirigé contre les
musulmans ? certains secteurs de montagne épirote ou crétoise ne sont guère mieux
lotis... Il est vrai cependant qu'ils ne disposent jamais des "relations" qui, ailleurs,
aident à obtenir une ligne ou un investissement nécessaire...
On rencontre ces mêmes doutes face au problème médical : Athènes concentrant
près de 6 0 % de l'ensemble des médecins grecs, l'Etat prend en compte la répugnance des
diplômés à s'éloigner de la capitale en les obligeant à effectuer en début de carrière un
service civil dans les dispensaires ruraux du pays, mais "ensemble des besoins n'est
pas couvert, la Thrace est la région la moins demandée et les quelques médecins
musulmans qui parviennent à faire valider en Grèce des diplômes obtenus en Turquie
doivent effectuer leur service civil hors de leur région; la Thrace dispose de deux fois
moins de dentistes et de lits d'hôpitaux pour 1000 habitants, de deux fois et demie
moins de médecins, que la moyenne grecque. Il est donc indéniable que les médecins et
C'est dans le domaine des relations avec l’administration que les conflits semblent
les plus fréquents, et dans ce domaine l'intervention de K.Mitsotakis a eu des résultats
réels. Si l'on en croit les témoignages, dès qu'un musulman veut obtenir un permis, il
se heurte à un fonctionnaire qui sort toute la panoplie des arcanes administratives et de
la langue savante pour se venger sur son interlocuteur des évènements de 1922, 1955
ou 1974. Ainsi obtenir un permis de conduire voiture, tracteur ou taxi se j un permis
de chasse, un permis de construire ou de réparer une maison ou une étable était devenu
impossible; ainsi s’expliquent la permanence de l'habitat et de ses caractères depuis 70
ans, comment changer quelque chose quand on ne peut obtenir de permis de construire ?
où placer son argent, sinon en Turquie ? de nouveaux ménages cependant se sont
installés, souvent en ville, d'où une poussée de constructions illégales "spontanées"
(ainsi au nord de Komotini à proximité des casernes) qui ne sont pas rares en Grèce par
ailleurs, au moins 3 0 0 0 familles sont dans ce cas selon la presse locale; mais parfois
les autorités locales se fâchent, surtout contre des "Turcs", au lieu de légaliser à
l'occasion des élections, et les bulldozers entrent en action ou les amendes pleuvent...
Elles pleuvent également sur les contrevenants, chasseurs, agriculteurs qui conduisent
un tracteur sans permis... créant de multiples rancoeurs qui tiendraient de Clochemerle
si les nerfs n'étaient pas si tendus par ailleurs. Dans ce domaine les promesses de
K.Mitsotakis furent suivies d'effet, le Trakya'nin sesi a enregistré avec satisfaction les
changements concernant les permis et même le Yuvamiz le constate tout en considérant
ce domaine comme secondaire 5
59 .
8
La guerre des permis se poursuit par celle des diplômes, la Grèce qui est
soupçonneuse face aux diplômes étrangers, l'est encore plus face à des diplômes obtenus
en Turquie; pour ceux qui n'ont pu obtenir le transfert de leur dossier de Turquie à
Salonique en cours d'étude pour raison familiale (soutien de famille), l'homologation de
leur diplôme turc en Grèce est un véritable parcours du combattant de nature à en
décourager plus d'un. Voici un exemple de cette guerre d'usure : 4 diplômés de
58. Il ya 600 taxis enregistrés en Thrace, aucun musulman, aucun poste à essence musulman.
59. Yuvamiz, n°101.
pharmacie en Turquie désirent s ’établir au pays natal, ils se soumettent donc avec
succès à tous les examens prévus par l'organisme officiel DIKATSA pour faire
reconnaître leurs diplômes, effectuent leur service militaire et leur stage de service
civil conformément à la loi 60 ; mais avant de s'installer, il leur faut une autorisation
préfectorale et l'accord de l'Ordre des Pharmaciens du département. L'un des 4, dépose
sa demande à la Préfecture en mai 1991, en mars 1993 il s'adresse à Mme Tsouderou
qui semble lui donner raison, en août il s'inscrit habilement au Parti de la Nouvelle
Démocratie et s'adresse au Premier Ministre et quand enfin il obtient la signature
préfectorale tant désirée, il ne peut ouvrir boutique... car l'Ordre lui demande avant
toute inscription de passer un examen nouveau prouvant qu'il connait bien le grec !
(comment avait-il auparavant satisfait aux contrôles du DIKATSA ? il avait effectué en
Grèce ses études secondaires); à l'automne 1994, le Préfet du Rhodope dans un effort
d'apaisement signe les autorisations nécessaires à ses trois collègues, et c'est alors
l'Ordre des Pharmaciens qui fait appel auprès des tribunaux de la décision trop rapide
du Préfet : ne faut-il pas réexaminer les diplômes fournis ? ne sait-on pas qu'en
Turquie les diplômes sont faciles à obtenir, que le gouvernement est même prêt à les
donner aux Thraces pour inonder la Grèce de faux diplômés... Il est vrai qu’il existe une
presse grecque pour critiquer ces excès, et que l'ouverture de quatre nouvelles officines
susceptibles de drainer la clientèle musulmane peut expliquer cet acharnement, mais on
comprend également comment les musulmans peuvent s'estim er brimés. Ainsi
restent-ils en majorité agriculteurs, aucun n'est employé dans les services publics,
même pas comme balayeur à la Préfecture, aucun n'est employé dans les usines de la
région, un seul travaille dans une banque; ils sont majoritaires dans le petit commerce
et l'artisanat (cafetiers, menuisiers, barbiers, cordonniers, forgerons, tailleurs,
bijoutiers...), mais une petite élite combattive de diplômés se constitue lentement :
aujourd'hui, outre les instituteurs, une douzaine de médecins et autant de dentistes, une
dizaine d'avocats, autant "d'ingénieurs civils" et un vétérinaire, de futurs pharmaciens
(4 médecins et radiologues nouveaux se sont installés en 1991 )...
hellénique qui sont de plus en plus mal perçues par la minorité, l'une d'elles est la
persistance de la zone surveillée depuis 1936, l'autre est l'article 19 du Code de
nationalité. La zone interdite qui s'étendait en 1936 à la région allant de la frontière
nord à la ligne de chemin de fer (4 0 % de la surface de la région) a été légèrement
60. Eleftherotypia du 18-9-1993 détaille l'affaire, Scholio "nos minorités" cité en grec in
Trakya'nin sesi du 28-7-1994, Pondiki 26-5-1994, Chronos des 9 et 13-12-1994. Le candidat
a même invoqué le fait que son père ait été blessé dans l'armée grecque sur le front albanais.
342
réduite, les villages situés au pied des hauteurs sont tous accessibles, la région de
Stavroupolis à l'extrême ouest est "libre" depuis 1974, la route d'Echinos est
aujourd'hui accessible jusqu'à Smynthi; néanmoins, en ces temps de libre circulation
européenne, en vertu de textes de 1936, 1938, 1939, 1947 et 1953, l'essentiel de la
montagne reste fermé par peur de la Bulgarie et de l'ennemi intérieur; ainsi s'est
formée ce que les journaux turcophones appellent "une prison en plein air" pour plus
de 30 0 00 habitants. Prison ? le non-habitant doit se munir d'une autorisation
militaire et le permis de circulation des habitants prévoit une "libre circulation dans
un rayon de 30 km de leur habitation" 61, autorisation élargie à l'ensemble du
département. "Prison" peut être une outrance de langage, mais il est certain que cette
restriction a des effets négatifs sur l'économie, et peut-être plus encore sur la
psychologie locale : la mesure est ressentie comme une volonté d'isoler spécifiquement
les musulmans depuis la libération du secteur de Stavroupolis qui lui, était chrétien.
Effet pervers de la frontière et du contentieux historique ?
C 'est ici qu'intervient le fameux article 19:
" ... au-dessus de la tête du minoritaire est suspendu comme une épée de Damoclès
l'article raciste du code de nationalité grecque qui donne la facilité à tout ministre
de l'Intérieur de lui supprimer sa nationalité. D'un coup, sans prévenir et
secrètement, et pas avec des roulements de tambour comme pour Constantin
Glücksburg. Chaque minoritaire court le risque de se réveiller apatride. Qu'il se
trouve à l'étranger et on lui interdira le retour dans sa patrie, qu'il vive dans son
village et n'ait jam ais voyagé, qu’il soit allé travailler à Athènes, qu'il soit même
en train d'effectuer son service militaire, quelque part, à la frontière...” 62
L'article 19 en question prévoit que la nationalité grecque puisse être enlevée
automatiquement aux citoyens "d'origine non-grecque" qui se livrent à une activité
antinationale ou quittent le pays sans intention d 'y revenir, cet article est utilisé
régulièrement depuis 1 9 6 7 en particulier à l'encontre de musulmans qui sont partis
s'installer en Turquie, et si l'on en croit la presse minoritaire, à l'encontre de
personnes parties travailler en Allemagne, de jeunes qui étudient en Turquie,
d'activistes qui sont simplement partis effectuer quelques achats et ont une surprise à
la frontière; la presse minoritaire cite les noms de quelques "bavures", des jeunes qui
effectuaient leur service en Grèce au moment de la décision, des nourrissons... difficile
d'obtenir des chiffres précis sur le sujet, d'après la presse locale, il s'agit de plusieurs
centaines de personnes chaque année. Depuis que récemment la Grèce accorde
généreusement sa nationalité à des réfugiés originaires du Caucase qui ne parlent pas sa
Dans ce contexte, l'école est un champ de bataille privilégié. Il est donc important
d'en connaître les règles; comment fonctionne le système scolaire pour un enfant
musulman?
63. En 1 990 ce fut dans le cas d'une visite très officielle, accompagnée du conseiller pédagogique et
du directeur des écoles minoritaires; en 1993 j'étais seule avec l'un des instituteurs de la région,
ce qui ne supprima pas toutes les hésitations car avoir l'autorisation de circuler dans la région me
désignait déjà comme une espionne potentielle du gouvernement; certains cependant pensaient, à
cause de ma nationalité, que mon enquête était la suite des plaintes portées à Strasbourg .
64. H.Sella, Le grec parlé par les turcophones du nord-est de la Grèce (Thrace occidentale), Paris,
Thèse de Linguistique, Uni R.descartes, 1 986.
345
trois heures de ia 3° à la 6° année. Les cours s'étalent sur une semaine de cinq jours,
répartis en deux séances de 90 minutes et deux autres de 4 0 minutes, avec des
récréations intermédiaires, l'ensemble allant donc de 8h30 à 13h30, avec des
aménagements pour tenir compte de la prière du vendredi; les vacances scolaires sont
identiques à celles des autres écoles de Grèce, les écoles choisissent entre le congé du
vendredi-samedi ou celui du samedi-dimanche.
D'après mon expérience, l'école, dans son aspect matériel, rappelle les écoles
françaises rurales des années 1950 (voir HT.X. p.346') : un bâtiment souvent d'allure
fort honorable par rapport aux constructions environnantes, une cour avec des poteaux
de basket-ball et des toilettes plus ou moins sommaires, dans chaque salle un poêle à
bois (parfois si peu efficace que les enfants en février, en montagne, portaient leurs
anoraks), des murs peints en blanc, bleu ou vert, et un "matériel éducatif" sommaire.
Au mur sont tendues de petites cordelettes auxquelles sont suspendues des lettres de
l'alphabet turc ou grec, des mots de deux ou trois lettres, des objets dessinés sur des
cartons. L'apprentissage du turc se fait selon la méthode globale De Crolly , celui du
grec selon la méthode syllabique. L'instituteur grécophone n'a pas reçu de formation
particulière, à lui d'innover, d'inventer des méthodes lui permettant de se faire
comprendre d'enfants qui vivent dans un village où seuls le turc ou le pomaque sont
parlés couramment, il utilise les manuels en usage dans toutes les écoles grecques,
ralentissant le rythme selon la classe et le milieu ambiant (à Komotini, on suit
exactement le manuel officiel de l'année, à Koptero, village uniquement musulman, on
garde pendant deux ans le manuel de la première année, à Glavki, on suit le rythme
général mais en étudiant deux fois moins de textes).
2 7. Le lycée
Celai Bayar.
28. Le medressé de
Komotini.
l'échec; à Koptero ou dans les petits villages visités par H.Sella, seuls un ou deux élèves
par classe avaient atteint le niveau de grec requis. Vie dans un milieu rural non
grécophone, non-formation des instituteurs chrétiens, télévision et radio écoutées en
turc, manque d'aide de la part des mères de famille illettrées, ou désintérêt, refus
instinctif ou provoqué des enfants pour une langue dont on ne dit pas grand bien dans
leur entourage, ce sont les explications fournies par les uns et les autres à ce relatif
échec. J'ai cependant pu constater que les enfants d'une dizaine d'années, me sachant
étrangère, étaient tout à fait capables de me comprendre et de me parier en grec, en
dehors du cadre scolaire. Alors mauvais enseignement ou refus ? ? ?
Dans la ligne des écoles musulmanes existent deux lycé e s m usulm ans
m i n o r i t a i r e s à Xanthi et à Komotini. ils fonctionnent suivant les mêmes règles
générales que les écoles primaires : congés et horaires identiques à ceux du secondaire
grec, manuels identiques pour les cours donnés en grec, horaire et personnel
strictement divisés entre les deux langues, aménagements pour la prière du vendredi,
contribution des parents aux dépenses, en moyenne 400F pour l'année en 1990.
L'horaire est de 3 4 heures par semaine, soit les 30 heures du gymnase grec et quatre
heures de langue turque supplémentaires, sur cinq jours, avec sortie à 1 2 ou 1 3 h le
vendredi selon la saison. Les élèves ont 15h de cours en grec (4h de grec ancien, 5h de
grec moderne, 6h d'histoire-géographie et instruction civique) et quinze heures en turc
(mathématiques, physique-chimie, sciences naturelles, anglais, éducation physique,
instruction religieuse); s ’y ajoutent les 4h de langue turque. Les cours en grec sont
donnés par des professeurs grécophones titulaires, les cours en turc ont été donnés,
dans le cadre des accords entre Papagos et Celai Bayar en 1952, par des enseignants de
nationalité turque et formés pour l'enseignement dans des écoles turques à l'étranger :
" Cependant comme il est probable qu'il ne peut y avoir de professeur d'origine
turque et de citoyenneté grecque dans les cinq années qui suivent le décret (la
mesure est renouvelable), des professeurs d'origine turque et de nationalité
étrangère peuvent être autorisés à former l'équipe enseignante d'origine 65 "
Ces enseignants étaient salariés par le consulat et logés près du lycée; depuis 1982 ils
reçevaient une indemnité supplémentaire de vie chère (par rapport à la Turquie); mais
ils sont considérés comme des agents de propagande professionnels, ou des espions
patentés de la Turquie, et la Grèce tend donc à en limiter progressivement le nombre,
d'autant plus que les enseignants formés en Grèce ne sont plus acceptés à Istanbul;
actuellement ce sont donc des instituteurs promus qui donnent ces cours en turc au lycée
et depuis 1 9 9 4 la plupart des postes de turcophones ne sont pas pourvus. Volonté
d’étouffer cet enseignement ?
Depuis 1 9 9 0 ce sont environ 1 500 élèves qui sortent de la dernière année de
Plusieurs points des conflits sur l'école montrent une volonté certaine, de la part
des musulmans, de se tenir en retrait par rapport à l'ensemble grec environnant.
Ainsi bien des instituteurs déclarent que les maigres résultats des enfants
viennent en partie de ce qu'ils ne fréquentent pas d'écoles maternelles, mais dans les
villes où existent des maternelles grecques, seuls quelques enfants musulmans les
fréquentent, ceux des milieux les plus favorisés; ainsi à l’Idadiye, presque tous les
enfants musulmans de 1° année avaient fréquenté l'école grecque, à Kir Mahalle, ce
n'étaient plus que 3 enfants sur 25, aucun dans les villages. Quand le Premier Ministre
K.Mitsotakis propose d'ouvrir, aux frais de l'Etat, dans les quartiers musulmans, des
maternelles d'Etat, donc strictement grécophones, les représentants refusent
vigoureusement. On constate également que seuls 8 enfants musulmans en 1991/92
fréquentent les écoles primaires non-musulmanes. Certains extrémistes vont jusqu'à
refuser les crédits attribués dans le cadre des programmes régionaux de la CEE pour des
réparations, ou la construction d'une nouvelle école parce que, élevée aux frais de
l'Etat, elle serait une école "grecque".
Toujours luttant contre l'hellénisation, certains ne cessent de protester contre le
nombre grandissant d'heures de cours dispensées en grec (5 0 % de plus aujourd'hui par
rapport à l'horaire 195 2 -1 9 6 8 ), et, à la suite d'un mouvement de plusieurs semaines
de grève scolaire en 1993, les parents de Myki ont accepté de renvoyer leurs enfants à
l'école, mais en leur demandant de ne pas assister aux cours en grec. Comment, dans ces
conditions, réussir l'intégration dans un Etat dont on ignore la langue ?
Les enfants qui n'entrent pas dans les deux lycées minoritaires ne sont pas exclus
de l'enseignement secondaire, ils peuvent entrer automatiquement dans les gymnases
grecs puisque la scolarité est gratuite et obligatoire jusqu'à 16 ans, de minuscules
gymnases ont même été récemment ouverts en montagne, ne regroupant que des élèves
musulmans; mais ceux-ci sont nombreux ces dernières années à préférer les
établissements secondaires d'Edirne ou d’Istanbul, trouvant un hébergement bon marché
chez des parents ou amis déjà installés dans la région, ce qui signifie, en cas de succès
dans leurs études, la quasi-impossibilité de s'intégrer en Grèce par la suite.
L'un des grands conflits actuels peut également être aussi interprété en termes de
refus, c'est celui des manuels scolaires. Les accords de 1951,1953 et 1968
prévoyaient que les manuels en langue étrangère des écoles minoritaires dans les deux
pays devaient être fournis gratuitement par les gouvernements de l'autre pays; l'accord
de 1 S6 8 prévoyait un processus compliqué : les manuels turcs expédiés en Grèce (ou
inversement), corrigés et censurés par les autorités ministérielles, renvoyés en
Turquie, reviendraient sous cette forme nouvelle acceptée par la Turquie, et visés enfin
par les autorités, seraient distribués aux enfants. En pratique des manuels ont été une
première fois distribués en 1955, E.Arvanitou rapporte 66 que dans les années 1960 il
n’y en avait qu'un seul disponible pour deux ou trois élèves, en 1990 on utilisait encore
les manuels survivants ou des photocopies des manuels de 19 5 4 dont bien sûr les
chiffres, les références, les exemples étaient parfois dépassés au point d'être ridicules.
Pourquoi pas de manuel récent en turc ? la censure grecque épluchait les références,
illustrations ou exemples des manuels turcs trop nationalistes à son gré 67, la Turquie
refusait de renvoyer les livres corrigés pour pousser les musulmans à la colère selon
les uns, la Grèce refusait de distribuer les manuels renvoyés par la Turquie 68 pOUr
abaisser le niveau d'enseignement du turc ou pour se venger du peu d'élèves grecs
restant à Istanbul selon les autres; bref en 1990, c'était un sujet tabou 69 , en 1993,
c'est devenu une question brûlante.
En effet K.Mitsotakis, lors de sa visite en Thrace en mai 1991, promit des livres
rapidement, les livres sont bien arrivés en 1992, mais sous la forme d'un manuel de 1°
année puis d'un autre de seconde année, rédigés par LZenginis, un grec bilingue gréco-
turc, natif d'Imbros. Le manuel de 1° année que j'ai pu voir contient 45 textes courts en
turc, concernant la vie ruraie et familiale, et des récits héroïques adaptés de l'Iliade et
de l'Odyssée; chaque texte est suivi de 4 mots à apprendre, de 5 questions orales et d'une
question écrite (H.T.XI, p350'); on trouve une notion de grammaire nouvelle toutes les
5 leçons et un test de deux pages toutes les dix leçons, le lexique final compte 2 5 0 mots
70. Certains instituteurs musulmans m'ont avoué que ces manuels étaient bien meilleurs
que tout ce dont ils disposaient, on a même eu le tact de ne pas y mentionner la fête
nationale du 25 mars 71 et d'y citer la participation vaillante des soldats musulmans à
la guerre d'Albanie en 1940-1941; en revanche on n'y trouve aucune allusion à la
67. Voir l’exemple de correction dans un manuel turc d'anglais,fourni par les autorités,document 5.
68. La Turquie aurait selon le Y u v a m iz n°81 de mai 1 993, 83-84 de juillet et août 93, envoyé en
1991 65 modèles de manuels, 11 auraient été acceptés par la Grèce, et plusieurs milliers seraient
disponibles au Consulat de Komotini, la Grèce interdisant leur diffusion.
69. Les parents ont boycotté les écoles musulmanes trois jours puis une semaine en février 1 990
à ce sujet; lors de mes visites, le sujet était toujours soigneusement évité.
70. J'ai effectivement pu voir l'un de ces manuels en 1 993 , en pays pomaque grâce à la confiance
d'un instituteur qui ne voulut pas prendre le risque de me le laisser photographier; on en trouve une
description et la photo dans le magazine E p silo n n°96 de février 1 993.
71. Le 25 mars 1 821 marque le début officiellement commémoré de la guerre d’indépendance
grecque contre l'Empire ottoman et sa célébration est toujours très mal vécue par les turcophones.
350
LES MUSULMANS : affirm er sa différence HT.XI I
72. Les parents ont boycotté les écoles et les instituteurs ont fait grève du 1 au 5 février 1 993,
puis du 28 mars au 2 avril 1 994 pour protester contre l'introduction de ces manuels , l'école de
Myki est restée fermée par décision des parents de février à décembre 1 993; c'est alors que j’ai
rencontré l'un des instituteurs locaux. Entre février 1993 et décembre chaque mois des parents ont
été condamnés à des peines allant de 1 à 1 5 mois de prison, peines convertibles en amendes; le
total en décembre dépassait les 500 mois, voir les Yuvamiz n°82, 88 et 89 . L'Etat ayant des
moyens d'agir contre ceux des instituteurs musulmans qu'il rétribue, ceux qui avaient fait grève en
février 1993 ont perdu un quart de leur salaire, puis 1 5 d'entre eux ont été mis en disponibilité
sans solde pour le reste de l'année ( d'où une grève de solidarité avec eux les 11 et 1 2 ami 1993),
14 enfin ont été mis à pied après la grève de mars 1994; en avril 94 le gouvernement décida de
mettre fin en juillet à tous les contrats d’embauche conclus pour trois ans, les autorités
préfectorales étant chargées d'en conclure de nouveaux pendant l’été, Yuvamiz n°81, 89, 91,
Trakya'nin sesi n°480 du 14 avril 1994. Lors de ma visite en février 1993, l'instituteur pro
manuel de Myki avait eu ses fenêtre brisées et restait bloqué chez lui, seule sa femme sortait.
351
pas s'y opposer car ce serait faire !e jeu de la Turquie aux dépens de pauvres paysans
crédules. Quant au Stochos... pendant ce temps il se réjouit : la CEE peut être satisfaite,
la Grèce a fourni des manuels en turc aux musulmans, s ’ils les refusent et restent
ignares, tant mieux ! Autrement dit ce conflit est l'un des volets exemplaires de la lutte
gréco-turque pour la direction intellectuelle de la communauté, il traduit une
crispation face à un risque d'assimilation culturelle qui parait obséder la communauté
musulmane.
Un autre conflit tout aussi exemplaire est celui qui concerne le recrutement des
instituteurs musulmans. Il y avait en 1992/93, 343 enseignants chrétiens et 427
musulmans exerçant dans les écoles minoritaires, soit un pour 1 2 élèves ( 1 pour 1 5 en
1981); ce sont en nette majorité des hommes, hommes seuls dans les villages de
montagne que j’ai pu visiter, majoritaires ailleurs, 1 femme et 7 hommes à l'Idadiye, 1
femme et 3 hommes à Kir Mahalle, 5 hommes et 1 femme à Polyanthos, 3 hommes et 1
femme à Koptero (la proportion est la même chez les instituteurs chrétiens); la
profession très valorisante est l'un des rares métiers "honorifiques" pour les
musulmanes. Les enseignants de langue grecque sont des instituteurs nommés par le
Ministère dans le département, et répartis localement par les services locaux, aussi
bien dans les écoles minoritaires que dans les autres. Certains sont volontaires,
beaucoup n'ont choisi ni la Thrace, ni ce type d'école, seuls les non-titulaires sont
recrutés localement; dans une large majorité ce sont des citadins qui se sentent exilés,
ne parient pas le turc et s'adaptent assez difficilement aux conditions locales.
Il existe en revanche trois catégories statutaires d'enseignants turcophones de
nationalité grecque. Le groupe des enseignants de nationalité turque autorisé en 1952
comprenait 24 personnes en 1953/54, 35 l'année suivante, 25 en 1980, 29 en 1990;
les autorités diminuent actuellement le nombre de visas accordés à ces
"propagandistes". J'ai pu rencontrer deux d'entre eux en 1990; en poste dans des écoles
de Komotini depuis trois ans, après un poste en RFA, ils ignoraient le grec, leurs
collègues musulmans disaient apprécier leur expérience, les grécophones les jugeaient
"très gentils", mais ils semblaient fort isolés.
Parmi les musulmans hellènes, la catégorie la plus ancienne, celle des hodjas est
constituée d'hommes issus du medressé ou d'une scolarité plus courte encore, ils
connaissent très peu le grec, mal l'alphabet latin et se fondent avant tout sur le coran.
Peu formés, ce sont aussi les plus âgés, souvent en poste dans les plus petits villages,
ils sont payés par les villageois partiellement en tabac ou en produits des récoltes. En
1981 ils étaient 217 sur 4 6 0 enseignants (47 %), en 1992/93, ils ne sont plus que
115 sur 432 (26,6%); 97 d'entre eux sont issus du medressé, 11 ont fréquenté le
gymnase, 7 s'en sont tenus à la seule école primaire; 41 sont en poste dans le
département de Xanthi, 68 dans le Rhodope (près de 28 % des enseignants du
département) et 6 dans l'Evros.
Une seconde catégorie est celle des instituteurs formés dans les écoles pédagogiques de
Turquie. Ce sont les plus militants dans tous les domaines, des personnes de plus de
quarante cinq ans (ils ont pu étudier en Turquie entre 1951 et 1968), et ils sont en
poste le plus souvent dans les écoles des villes ou celles de la plaine. Ils étaient 108 sur
460 en 1981 (2 2 ,4 % ), ils sont encore 98 en 1992/93 (22,9%), mais leur
recrutement étant terminé, les autorités comptent sur la retraite (après 35 ans de
service) pour éliminer cette catégorie. Ces instituteurs perçoivent un salaire venant
des contributions des parents (environ 2 0 0 f par an en 1990) et des recettes des waqfs.
La troisième catégorie, la plus récente, est celle des instituteurs formés à l'Académie
Pédagogique de Salonique (dirigée par E.Zenginis, l'auteur des manuels contestés); ces
instituteurs reçoivent de l'Etat grec le même salaire que leurs collègues chrétiens;
pensionnaires aux frais de l'Etat à Salonique pendant deux ans, ils y ont reçu un
enseignement uniquement en grec. Ils étaient 110 sur 4 6 0 en 1981 (23,9%), ils sont
219 sur 4 3 2 (5 0 ,6 % ) en 1992/93; 73 sont en poste dans le nome de Xanthi, 134
dans le Rhodope ( 5 5 % du total)et 22 dans l'Evros (73 % du total).. L'intention du
gouvernement est bien évidemment de créer un corps de fonctionnaires contrôlables qui
échappe à l'influence de l’Etat turc; la Turquie et ses partisans ont vu la portée de la
mesure, beaucoup s'en inquiètent et refusent la constitution d'un corps "d'instituteurs
assimilés", eux-mêmes "agents d'assimilation". Cette carrière assure à ceux qui
l'embrassent une promotion sociale au village par le prestige et le salaire régulier
qu'elle apporte et c'est une possibilité qui s ’ouvre aux diplômés du medressé qui par
ailleurs sont souvent des Pomaques dont le turc n'est pas la langue maternelle. D'où
l'argument des opposants : on fait enseigner le turc par des personnes qui parlent bien
le grec (pour certains d'entre eux, c'est indéniable) et dont le turc n'est pas la langue
maternelle... c'est bien la preuve des sombres desseins du gouvernement à l'égard de la
langue turque... et c'est ainsi qu’une campagne est déclenchée par certains contre ces
Saloniciens, campagne de boycott qui commença dès la nomination des premiers d'entre
eux au début des années 1980 et se poursuit encore parfois très violemment dans
certains villages où l'on met l'instituteur en quarantaine; certains de ces instituteurs
ont participé aux grèves récentes contre les livres, par conviction ou pour rester
mieux intégrés à leur village, et c'est eux qui sont sanctionnés alors par la Grèce 73. Ce
conflit sur les instituteurs peut être interprété en simples termes de politique, on peut
y voir le doigt de la Turquie incitant ses partisans à refuser tout ce qui ne vient pas
d'elle, mais si le doigt de la Turquie a pu être aussi influent, c’est qu'il correspond à une
peur diffuse dans la communauté, celle d'une assimilation qui lui ferait perdre son âme.
73. Après tout ce que j'ai dit sur les méfiances entre chrétiens et musulmans, les conflits
intérieurs aux musulmans entre " musulmans ", " pro-turcs ", " hellénisés " ou soupçonnés de
l'être, et les différentes catégories d'instituteurs, le lecteur peut comprendre pourquoi je n'indique
pas les noms de m es informateurs.
La nomination des muftis
En 1949 mourut Mustafa Sabri, le dernier seyh ul islam; Mustafa Hilmi d'abord
simple "naip " exerçant les fonctions sans le titre de mufti, fut nommé en 1958 par les
autorités grecques sans que la procédure ne provoque de remous, ce fut également le cas
en 1973 lorsqu'un musulman d'origine tzigane remplaça le mufti de Didymoticho qui
venait de décéder; la présence des colonels et le peu d'importance du monde musulman
local ont étouffé les réticences, encore actuelles cependant, devant l'origine du nouveau
titulaire.
Le conflit important est récent : le mufti de Komotini, Hüseyin Mustafa, mourut en
1985, en décembre 1985 Meço Cernai fut nommé naip et le 30 mars 1990 il devint
mufti en titre, sa nomination passe au journal officiel le 6 avril, le 4 mai il prête
serment comme tout fonctionnaire. C'est au printemps 1990 qu'une partie de la
presse76 se déchaîne contre lui : pour les ultra-nationalistes grecs, c'est un agent
d'Ankara, pour les "Turcs" c'est un agent des Grecs, un "hellénisé" que l'on appelle par
dérision "M itso" (pour Meço) pour insister sur ses liens avec le Premier ministre
Mitsotakis, on l'accuse de n'avoir qu’une médiocre culture religieuse et d'être un
mauvais musulman qui boit de l'alcool les jours de fête ! Le conflit s'aggrava avec la
mort le 12 février 1 9 9 0 du mufti de Xanthi, Mustafa Hilmi; son fils Mehmet Emin Aga
qui depuis 1958 gérait les waqfs de la région, est alors nommé naip; c'est un naip
militant de la turcité, un "imbécile ignorant" 77 selon ses adversaires, qui participe à
la campagne contre son collègue de Komotini; en mai 1990 il démissionne pour
protester contre la nomination de Cernai, prononce contre lui un prône solennel du
vendredi, tandis que l'adversaire riposte en menaçant d'exclure de leurs fonctions
religieuses tous les imans ou fonctionnaires musulmans qui le suivraient. Les militants
turcs décident alors d'organiser seuls l’élection du mufti; après annonce à la mosquée de
quatre candidatures, l'élection a lieu le 17 août 1990 à la mosquée principale de Xanthi
et Mehmet Aga recueille 8 0 % des voix des présents; les militants de Komotini ne
veulent pas rester en arrière et annoncent le 1 5 décembre 1990 la tenue d'élections
identiques à la grande mosquée Eski Cami; elles ont lieu le 28 décembre et Ibrahim
Serif, le second de Sadik, condamné avec lui et emprisonné jusqu'en avril 1990, obtient
95 % des voix 78 .
76. Selon le Yuvamiz,il aurait été vu buvant de l'alcool en public à l'hôtel Capri à Athènes, le 29
janvier 1990, nuit de Mevlit, mais Cernai, assisté du directeur du Trakya'nin sesi et d'ibrahim
Onsunoglu, un ancien député, fit aux dirigeants du journal un procès pour diffamation, qu'il gagna.
Voir le Yuvamiz n°52, décembre 1990 et le Trakya'nin sesi n°369 du 6-12-1990.
77. Selon le Trakya'nin sesi du 22 novembre 1 990, n°368.
78. Tout le détail de l’affaire dans le Yuvamiz n°54 de février 1991.
355
Le gouvernement ne reste pas inactif pendant l'année 1990, et, les colonels ayant
officiellement supprimé la loi de 1920, le gouvernement veut remplir le vide juridique
et prépare un nouveau texte officiel réglant la nomination des muftis; les nouveaux
textes sont des décrets du 24 décembre 1990 et du 3 janvier 1991 79. Dorénavant les
candidats au poste doivent se déclarer à la Préfecture, une commission locale est créée
qui doit parmi les candidats établir un classement indicatif qu'elle propose au Ministre
qui nomme. Le 3 mai 1991 parait le texte officiel de la Préfecture de Xanthi qui invite
les candidats à se faire connaître d'ici le 4 juillet de la même année, le 1 4 août se
réunit la commission de contrôle des candidatures formée du préfet, de deux diplômés du
medressé, de deux imans, d'un membre musulman membre de la municipalité de Xanthi
et de quatre élus municipaux musulmans des villages de la montagne; il y avait 10
candidats, la commission mit en premier le nom de Bosnak Sabri, le gouvernement
choisit le 22 août Mehmet Emin Sinikoglu. Mehmet Aga décide alors de commencer une
grève de la faim, organise le lendemain un sitting de ses partisans dans la rue proche du
siège du mufti à Xanthi et dans la nuit du 24 août, 200 à 3 0 0 jeunes gens, très excités
au sortir d'un concert public où l'on avait déployé le drapeau grec, affrontent à coups de
poing et de pierres les musulmans assis dans la rue 7
80. Y eut-il 4, 1 2 ou 36 blessés
9
parmi les musulmans ? les trois chiffres sont cités. Mehmet Aga le lendemain fait
fermer quinze jours, puis cinquante jours les mosquées (qui restent finalement closes
jusqu'à la fin de février 1992).
Depuis 1991 la communauté musulmane dispose de deux muftis, l'un légal, l'autre
non, à Komotini et Xanthi; les deux muftis nommés, Sinikoglu et Cernai, doivent
demander l'aide de la police pour entrer dans les locaux officiels; le 22 août 1991, la
police contraint Mehmet Aga à laisser la demeure de fonction à Sinikoglu, le 12
décembre 1991 c'est Ibrahim Serif qui doit laisser la place à Cernai (la décision
judiciaire datait de juin 1991) mais il a installé ses bureaux dans la biliothèque de
Yeni Cami où se réunissait, depuis 1982, le conseil de rédaction du Hakka Davet, la
revue officielle du mufti. Le 6 septembre 1991 le vice-consul des Etats-Unis accorde
une reconnaissance indirecte aux partisans de l’Aga en lui rendant visite, Sadik porte
plainte auprès du Tribunal européen contre les décrets sur la nomination des muftis;
des journalistes locaux, en 1994, portent plainte contre Serif et l’Aga pour usage
illégal du titre de mufti, les procès ont lieu loin de la Thrace, à Agrinio, les condammnés
81. Trakya'nin sesi n°455 et 45 6 . Selon le n° 428 il aurait reçu de l'argent de l'Arabie Saoudite
pour aider son orphelinat.
82. Meço Cernai déclare à I’Eleftherovima du 1 8 décembre 1991, c'est moi "l’indépendant”, pas
"les autres".
83. Trakya'nin sesi n° 395, 440, 4 4 1 ,4 5 1 .
84. Le journal n'a pas encore eu, à ma connaissance, de procès en diffamation. Pour l’ensemble voir
le Trakya'nin sesi n° 420 à 425.
C. HELLÉNISATION RAMPANiE ou INTÉGRATION
PARTIELLE ?
En effet si l'on porte sur la question un regard plus détaché du cadre conflictuel
gréco-turc, on peut interpréter l'actuelle affirmation ou repli sur la turcité autant
comme une réaction de peur face à une "hellénisation" débutante, que comme une
affirmation politique. Il est certain par ailleurs que les autorités turques perdraient
beaucoup à cette éventuelle hellénisation... certains les accusent de faire pression sur
les musulmans pour qu'ils refusent tout poste de fonctionnaire qui leur serait
éventuellement offert, même simplement éboueur municipal ! s s
Les statistiques officielles permettent également de constater que le nombre des enfants
scolarisés dans le secondaire augmente régulièrement, par l'entrée de jeunes8
5
Les cinq gymnases de montagne situés à Sminthi, Glafki, Echinos, Thermes et Organi,
tous en pays pomaque, répondent depuis 1987 aux nécessités nées de l’augmentation
légale de la scolarité et au problème des transports; ils ne comportent que trois niveaux
et de très petits effectifs. Ce sont des gymnases grecs classiques, avec enseignement,
langue et programme identiques aux autres mais ils ne sont fréquentés que par des
enfants musulmans peu ambitieux, du même coup, le niveau de ces établissements est
faible de l'avis général. Leur présence est cependant le premier signe d'un désir de
prolonger légèrement la scolarité dans un milieu réputé auparavant très hostile. Les
journaux turcophones cependant grincent des dents devant les photos de la presse locale
montrant ces jeunes musulmans qui défilent pour le 25 mars sous le titre de "grecs
musulmans" !
Le changement le plus important est la présence de plus de 900 enfants musulmans dans
des gymnases ou lycées grecs, mêlés à des chrétiens, suivant un enseignement
totalement en grec; les enfants sont dispensés de cours d'instruction religieuse
orthodoxe et on accepte que les filles portent un foulard sur la tête, ne participent pas à
l'éducation physique ou aux sorties communes. J'ai pu me rendre au gymnase de Sapés
où environ 2 0 % des enfants sont musulmans et assister à des cours, les élèves
musulmans n'ont d'autre caractéristique extérieure qu'un certain mutisme, ils ne
prennent pas spontanément la parole en grec, et dans la cour de récréation ils se
regroupent et parlent turc. Les autorités attendent beaucoup de cette génération, en
particulier des filles, qui sont sorties de leur isolement, connaissent mieux la langue
grecque et ont eu l'occasion de voir vivre les jeunes chrétiennes.
Ces chiffres officiels ne comprennent pas les élèves qui sont partis dans un
établissement turc, dont le nombre est difficile à connaître, il semble que cet exil soit
la solution choisie par les parents "pro-turcs" et ambitieux pour leurs enfants, quand
ceux-ci ne sont pas admis au lycée bilingue. En 1992, sur 18 élèves de l'Idadiye entrés
dans un établissement secondaire, deux sont allés à Ebirne. D'après les statistiques
officielles en 1992, 1467 élèves ont terminé le cycle primaire, environ 7 5 0 à 760
d'entre eux ont dû poursuivre dans le secondaire, mais à la rentrée 1992, seuls 693
élèves se trouvaient en Grèce en première année de gymnase ou medressé; si
l’estimation de 750 à 760 est exacte, cela signifierait que près de 60 élèves ont dû
trouver place en Turquie soit 4 % de la classe d’âge ou près de 8 % de ceux qui entrent
dans l’enseignement secondaire.
A l’issue de cette scolarité secondaire les élèves musulmans buttent comme tous les
citoyens grecs sur le concours d’entrée dans les Universités, les Panhellinia; en 1992,
une première, 12 candidats musulmans, aucun reçu dans les Universités classiques
mais 10 musulmans étudient en 1993 dans les TEI (sorte d’IUT), les portes
commencent donc à s ’ouvrir, elles s’ouvrent plus largement sur les Universités turques
où les turcophones thraces sont naturellement avantagés dans le concours ouvert aux
étrangers : en 1993, d’après la presse minoritaire près de 700 candidats de nationalité
grecque, 550 en 1994 auraient participé à ce concours, plus de 250 sont reçus chaque
année, souvent les premiers reçus sont de nationalité grecque mais les 9/10 des
candidats habitent la Turquie 86, et le premier de 1994 était fils d’un employé du
consulat de Komotini. Il faut ajouter que chaque année une dizaine de jeunes gens issus
des medressés partent poursuivre des études dans les Universités du Moyen Orient,
majoritairement en Arabie Saoudite, aux frais le plus souvent des pays d’accueil (ils
sont actuellement une soixantaine au total).
Cet accès à l’enseignement secondaire n’est encore qu’un tout début cependant :
depuis 1990, entre 1 400 et 1 500 élèves sortent chaque année de la dernière année du
primaire, et pourtant le secondaire, sur 6 ans, ne compte au total que 1 6 0 2 élèves. Les
autorités estiment qu’environ 7 0 % des garçons poursuivent dans le secondaire, et
environ 3 0 % des filles, le pourcentage variant selon les milieux sociaux et le cadre
géographique, rural ou urbain; ainsi sur la classe de 6° année de l’Idadiye en 1990, 18
élèves ont poursuivi leurs études, mais dans certains villages ils ne sont que deux ou
trois. Visiblement l’Etat grec ne contraint pas les familles à respecter l’obligation
scolaire de 9 ans valable pour tous les enfants du pays : tolérance pour ne pas heurter
les familles ou satisfaction secrète de voir les musulmans réduire eux-mêmes leurs
possibilités d’ascension sociale ? ...
De surcroît la plupart des élèves ne restent qu’un an ou deux au gymnase, les filles
surtout sont souvent retirées de l’école lorsqu’elles sont nubiles (moins au Celai qui
recrute parmi des familles socialement plus évoluées). A Glafki en février 1993,
l’instituteur prévoyait que seules trois ou quatre de ses dix élèves filles entreraient au
gymnase, les parents des autres jugeant cette scolarité inutile. Dans l’établissement de
Le mouvement perceptible dans le domaine scolaire n'en est donc qu'à ses débuts, mais il
témoigne d'un réel changement d'attitude que d'autres signes viennent confirmer : les
parents se rendent plus souvent aux réunions organisées dans les écoles, ils achètent à
leurs enfants une revue turcophone rédigée par des instituteurs, l'Arkadas Cocuk (le
camarade) qui ressemble beaucoup à nos cahiers de devoirs de vacances 87 , certains
jeunes suivent des cours de langue étrangère dans les cours privés florissants en Grèce
(frondistiria)dans l'espoir d'une meilleure situation sociale, autour du maire de
87. J'en possède de très nombreux numéros; on trouve dans cet hebdomadaire, jeux éducatifs,
exercices de grammaire et de vocabulaire, jeux arithmétiques, poèmes, tout en turc.
361
Gaziosman Pacha a été créée à Istanbul une fondation qui finance par des bourses
l'éducation de jeunes thraces en Turquie 88 ... Le conflit entre les activistes
minoritaires et les autorités ne porte plus aujourd'hui sur l’accès à l’enseignement
secondaire, mais sur le type d’enseignement secondaire : les uns souhaitent la
multiplication des établissements musulmans, les autres souhaitent "helléniser" et
remportent leurs premiers succès statistiques, d’où les réactions inquiètes.
Le domaine féminin
La musulmane de Thrace est souvent photographiée dans la presse grecque : c’est
l’exemple visible, par son costume, de la différence entre les communautés et du
"retard" des musulmans dans l’échelle de la modernité. Cependant pour elle aussi la
situation évolue, et selon son âge et son milieu social, elle peut être très variée.
L’image traditionnelle est celle de la femme que l’on peut rencontrer au marché
hebdomadaire, couverte d’un long et ample manteau noir, portant un foulard (voir
HT.XI.p.350’), ignorant totalement le grec et limitée dans ses décisions par un strict
contrôle masculin; cette description est toujours valable pour la majorité d’entre elles,
en particulier les femmes les plus âgées et celles qui vivent en milieu rural isolé. Mais
leur isolement n’est plus aussi grand : la télévision a porté depuis quinze ans jusqu'au
fond de la montagne les modèles européens ou américains, les téléspectatrices qui ne
sortent guère, naviguent toute la journée entre TV turque et TV grecque au fil de leurs
feuilletons préférés ou des dessins animés suivis par les enfants; les villageoises au fur
et à mesure de l'amélioration, même relative, des autobus se rendent plus souvent en
ville, et la population urbaine musulmane augmente; les hommes de la famille sont bien
plus qu'autrefois absents, partis pour I' Allemagne ou pour un contrat temporaire en
Grèce, et la division des tâches si stricte il y a trente ans, doit céder devant les
nécessités pratiques; les instituteurs kémalistes ont contribué à répandre un modèle
féminin occidentalisé; la fréquentation scolaire enfin a élargi l'horizon des fillettes et
leur a donné des bribes de langue grecque.
Si donc, aujourd'hui les villageoises aux champs portent encore les traditionnels
pantalons bouffants multicolores et un foulard sur la tête, si pour se rendre en ville,
elles disparaissent sous l’ample manteau noir, on peut parallèlement observer toute
une gamme vestimentaire différente; les fillettes des classes primaires ne se
distinguent absolument pas des chrétiennes dans l’habillement et n’ont pas
systématiquement la tête couverte, les jeunes filles en ville effectuent un savant
compromis entre les deux styles vestimentaires : robe standard et bas, jeans, mais un
manteau gris, mal fermé et plus court que celui de leurs aînées, et un foulard qui ne
couvre pas totalement les cheveux; les femmes adultes de la classe moyenne 8
89 portent
90. n°78.
immanquablement réagir leurs coreligionnaires semble excessif : se rapprocher du
milieu dominant par la connaissance de sa langue et son genre de vie, peut être considéré
comme un début d’intégration réelle, pour la première fois depuis 1923; mais
l’exemple des Grecs de l'Empire ottoman montre qu'il y a loin de l'intégration à
l'assimilation : partager la vie matérielle, la cuisine, la musique, la langue de l’Empire
leur a permis de s’y faire une place, mais il n’y a jamais eu d’assimilation réelle tant
que la différence religieuse a assuré le ciment de l’identité nationale.
Alors intégration refusée de part et d’autre ou en cours ? l’avenir le dira.
CHAPITRE III : LA DFPRFSSION
DÉMOGRAPHIQUE
Dans une atmosphère lourde d'inquiétudes comme celle qui vient d'être décrite, où
les rapports numériques entre populations sont considérés comme stratégiques, on
comprend qu'il soit porté une très grande attention à la situation démographique de la
région; aussi la diminution globale de la population depuis un demi-siècle est-elle
considérée comme un grave danger par les autorités. Elle traduit également un grave
malaise économique, politique et parfois même psychologique.
A. LE RECUL GLOBAL
habitants soit seulement 1 0 0 0 habitants de plus qu'en 1951, mais près de 26 000 de
moins qu'en 1 9 4 0 (voir tableau 43), son maximum démographique connu.
Pendant la période 1951-1961, g"âce à une natalité assez forte (en 1961, 24,3
pour mille dans le nome de Xanthi, 22,7 pour mille dans celui du Rhodope et 22,2 dans
l'Evros), à une légère baisse de la mortalité et au retour d'une partie de ceux qui
l'avaient quittée temporairement pendant la décennie précédente, la région a
relativement pansé ses plaies; elle a gagné globalement 20 000 habitants alors qu'elle
en avait perdu plus de 25 0 0 0 entre 1940 et 1951; cependant cette progression de 6 %
ne parvient pas à ramener le total au niveau de 1940 et représente une progression
inférieure à celle de la moyenne grecque. La décennie 1961-1971 est marquée en
Thrace comme dans toute la province grecque par une très forte saignée démographique
(-7,6%) due à l'émigration, en majorité vers la Belgique et l'Allemagne fédérale.
Malgré une légère reprise (+ 4,7 % ) entre 1971 et 1981, dûe en grande partie à des
retours depuis l'Allemagne, mais nettement inférieure à la progression générale de la
population grecque, le mouvement de recul de la population reprend entre 1981 et
1991 : - 2 ,1 % en 10 ans alors que la population grecque a légèrement augmenté; les
retours sont en effet moins nombreux et, profitant de l'entrée de la Grèce dans la CEE de
nouveaux départs sont enregistrés, les départs de musulmans vers la Turquie
continuent. Enfin, selon les experts, cette diminution devrait se poursuivre : une perte
de 3 ,5 % de la population dans les dix prochaines années n'aurait rien d'impossible 91 .
Conséquence logique de cette évolution : la densité de population en Thrace est
actuellement inférieure à celle de 1940 et la plus faible de toute la Grèce; de surcroît
la densité est encore plus faible dans le département de l'Evros, face à une Thrace turque
dont la population ne cesse d'augmenter rapidement.
Année : Total Thrace Evolution Evolution % Population Densité thrace Densité nome
intercensitaire intercensitaire thrace/ popul au km2 Evros
. en Thrace en % en Grèce en % grecque
1940 355 923 4 ,84 4 1 ,7 35,5
1951 333 268 -6,3 3,92 4,41 39,3 32,4
1961 353 661 6 9,9 4,26 41 ,6 36,5
1971 326 556 -7 ,6 4,53 3,76 3 8 ,4 32
1981 342 037 ........ 4 ,7 ........ 11,08 3,54 4 0 ,2 34,2
1991 334 668 -2,1 5 3,3 3 9 ,4 33
Sur l'ensemble des 50 années qui viennent de s'écouler, on peut observer plusieurs
mouvements dont certains sont spécifiques à la Thrace, d'autres beaucoup plus communs
à l'ensemble de la Grèce.
L ’é m ig ra tio n
Il est indéniable que la cause majeure de la stagnation ou de la diminution
démographique est l'émigration, à la fois extérieure et intérieure. Comme ailleurs en
Grèce la cause principale de l’émigration fut sans doute la petite taille des exploitations
agricoles (attribuées aux réfugiés ou antérieures) et la forte natalité qui accrût les
difficultés à la génération suivante; de plus la plaine et la part importante des cultures
de céréales désignaient la région pour une mécanisation relativement rapide de
l'agriculture : il était donc logique que le milieu rural ne puisse plus assurer l'emploi
de tous ses habitants, et comme les autres sources d'emploi ne se sont pas développées
assez rapidement, c'est en dehors de la région que les habitants ont dû chercher des
solutions avec, dans les années 1950 et 1960, le plein accord des autorités qui
trouvaient ainsi une solution immédiate au problème du sous-emploi et une source de
devises. Il faut ajouter que, comme ailleurs en Grèce du Nord, une partie des
populations qui ont dû quitter leur village pour cause d'occupation étrangère et de
guerre civile pendant parfois plus de cinq ans, ont fini par s'implanter ailleurs et ne
plus revenir. Aujourd'hui la pression démographique sur de petites exploitations se fait
toujours sentir, en particulier en milieu montagnard où la natalité est restée forte, elle9
1
On voit en effet sur le tableau 44 qu’entre 1955 et 1959, alors qu’elle représentait9
3
2
92. La production du tabac est à plus de 9 5 % effectuée par les agriculteurs musulmans; la presse
locale turcophone transmet régulièrement les informations des coopératives, explique le
fonctionnement des subventions européennes, parle souvent des difficultés de la commercialisation;
en décembre 1 993 le Yuvamiz précise que le tabac s'est vendu entre 1 500 et 1 800 drachmes le
kilo, en janvier 1 995 il n'est plus question que d'obtenir 1000 drachmes pour la récolte de 1 993 en
comptant sur une subvention communautaire, 400 drachmes sans subvention alors que le pays
connait une inflation sévère (Yuvamiz n°101 et 102). Une réception spéciale a été faite à Xanthi à
l’ambassadeur du Japon, pays qui est actuellement un grand acheteur de basma thrace dont ses
spécialistes appprécient tout particulièrement les qualités-
93. K.Katsimati. Emigration grecque et retours, Athènes, EKKE, tableau 3, p.1 9.
367
4 % de la population grecque, la Thrace a fourni plus de 1 1 % des émigrants, ce
pourcentage reste par la suite toujours supérieur à sa part dans la population du pays;
entre 1960 et 1964 la région qui comptait alors environ 3 5 0 0 0 0 habitants, a perdu
près de 30 0 0 0 personnes du fait de la seule émigration extérieure; de plus les départs
de musulmans vers la Turquie ne sont pas compris dans ces chiffres officiels, or il est
mathématiquement certain que si le total des musulmans n'a guère varié depuis 50 ans
malgré une natalité importante dans la première partie de cette période, c’est qu'il y a
eu une émigration importante vers la Turquie.
A côté de cette émigration vers l'extérieur existe une migration en direction du
reste de la Grèce sur laquelle nous sommes encore moins bien renseignés. Kiochos94
fournit les chiffres les plus précis que l'on puisse obtenir à partir des échantillons
officiels : au recensement de 1961, 6 600 personnes auraient déclaré avoir quitté la
Thrace depuis 1955 au profit d'une autre région de Grèce, 3 4 0 0 hommes et 3 200
femmes tandis que 6 0 0 0 autres seraient venues s'installer en Thrace, en large
majorité des hommes (3 600) ce qui reflète le fait que souvent ces installations sont
dûes à des nominations de fonctionnaires qui ne se déplacent pas toujours en famille; la
perte est donc faible, 600 personnes, comparée aux près de 20 0 0 0 personnes qui se
sont expatriées dans le même temps. Dans la période 1966-1971 le solde négatif serait
de 8 640 personnes, et de 8 010 personnes pour les années 1975-81; les départs et
arrivées portent dans ces deux cas sur des chiffres de 20 à 30 0 0 0 personnes, mais ce
mouvement soutenu par une "circulation de fonctionnaires" peut comprendre dans les
comptes deux fois la même famille à dix ans d'intervalles. Dans la dernière période le
nome de l'Evros aurait été nettement plus touché : un solde négatif de 5 9 50 personnes
sur le total thrace de 8 010, dont 3 280 dans la tranche d'âge des 1 5 à 3 4 ans.
D'après les chiffres fournis par Kiochos, entre 1955 et 1961, 2 8 ,1 % des départs
auraient été effectués en direction de l'agglomération athénienne et 6 4 % vers la
Macédoine reflétant la proximité géographique de Salonique; pour les deux tranches
suivantes notre source ne précise plus la part des migrants s'installant en Macédoine,
mais montre que l’attraction d'Athènes grandit nettement, 3 5 ,6 % des départs entre
1965 et 1971, 44% entre 1975 et 1981 se sont effectués en direction de
l'agglomération athénienne : est-ce le reflet d'un relatif progrès des transports qui ont
"rapproché" la capitale ? Les quelques renseignements dont K.Katsimatis disposait dans
son ouvrage à propos des retours de familles parties en Allemagne montraient que les
retours vers la Thrace étaient en poucentage inférieurs aux départs : une partie des
anciens émigrés ont, semble-t-il, préféré à la Thrace, Kavalla ou Salonique.
94. P.Kiochos. Analyse du problème démographique de la Thrace de 7951 à 1984 (en grec) ,
Université du Pirée, Pirée 1991; pour cet aspect p.53-63.
368
le décalage entre populations musulmanes et chrétiennes. Jusqu'en 1971 la différence
est légale : les autorités empêchaient pratiquement l'émigration des musulmans et les
bureaux qui aidaient les émigrants dans les formalités à effectuer pour l'Allemagne ne
s'adressaient qu'aux chrétiens. Une autre différence vient d'une plus grande réticence
des musulmans à émigrer; cette résistance est attribuée (selon les interlocuteurs) à
différentes raisons qui ne s'excluent pas l'une l'autre : fort attachement au sol de
populations installées là depuis beaucoup plus longtemps que les enfants des réfugiés,
conservatisme allié à un manque d'ambition sociale, désir de rester en milieu musulman
(mosquée, école), pressions du Consulat de Turquie qui ne veut pas que les musulmans
puissent disparaître des registres thraces... Les musulmans eux-mêmes ont souvent, en
ma présence, fait porter la responsabilité aux femmes : plus conservatrices, craignant
de se trouver isolées dans un pays dont elles ignorent la langue, privées de toute
initiative puis devenues incapables d'en prendre, elles s'opposeraient à tout
déplacement définitif de la famille... aussi beaucoup d'hommes se contentent-ils de
travailler ailleurs en Grèce ou à l'étranger une bonne partie de l'année en laissant la
famille au village; c'e st aussi cette résistance féminine jointe aux pressions turques qui
expliquerait que certains aient refusé des postes de fonctionnaires dans le reste de la
Grèce.
L'émigration musulmane a donc été moins importante que celle des chrétiens dans
les années 1960, elle a été beaucoup plus tardive, elle se dirige très peu vers le reste
de la Grèce, elle regarde plus vers la Turquie que vers l'Europe occidentale, enfin dans
ce dernier cas, elle est plus souvent définitive 95 (tenir compte également de la perte
possible de la nationalité grecque). Le mouvement connait également des hauts et des bas
d'origine politique : après les départs dûs à la guerre civile 96 , une vague de départs a
suivi les événements de septembre 1955 à Istanbul, une nouvelle vague a suivi
l'opération Attila à Chypre en juillet-août 1974, c'est alors que des musulmans ont
vendu en toute hâte leurs terres aux chrétiens et placé leur argent en Turquie; dans les
deux cas des turcophones ont déclaré craindre des représailles et prendre les devants
(il y eut effectivement des esprits échauffés et des violences sporadiques en Thrace en
août 1974).
95. A noter cependant que certains comptent sur une entrée de la Turquie dans l'Union Européenne
qui par le biais de la libre circulation leur permettrait de rentrer en Grèce comme citoyens
européens.
96. Passer la frontière était théoriquement interdit, mais assez facile dans l'Evros, ces personnes
reçurent l'autorisation de rentrer,mais certains villages mixtes ne revirent jamais leurs
musulmans, tel Komara qui perdit ainsi ses 50 familles musulmanes. Le Trakya'nin ses; du 26 mai
1993, n°452, cite le chiffre de 40 000 personnes qui seraient parties en Turquie pendant la
période 1 941 -1 949, précise que le gouvernement Menderes et le gouvernement grec se seraient
mis d'accord sur cette émigration après 1955, parle également d'une "émigration psychologique"
pendant la dictature des colonels.
Que représente globalement ce mouvement d'émigration musulmane? Certains
estiment aujourd’hui à 100 000 personnes le nombre des musulmans nés en Thrace
grecque et vivant en Turquie 97 où ils ont formé des Cercles très actifs. En outre, à côté
des différentes associations de Thraces grecs-chrétiens qui existent en Allemagne ou en
Belgique (une très vivante association des Evrites à Bruxelles), on trouve en Allemagne
plusieurs associations de Turcs de Thrace occidentale qui se sont fédérées entre elles (le
centre est à Düsseldorf) et estiment à plus de 30 0 0 0 le nombre de musulmans thraces
travaillant en Allemagne989 ; ils y sont très actifs, publient plusieurs journaux, Bâti
Trakya, Yeni Bâti Trakya, Bâti Trakya Türkü, Sesim iz , organisent des fêtes, des
activités pour la jeunesse et ont présenté une liste distincte au conseil municipal de
Düsseldorf "Les Turcs démocrates de Grèce". Des lignes de car relient régulièrement
Komotini aux grandes villes d'Allemagne avec des départs toutes les semaines et même
parfois plusieurs fois par semaine, et l’un des émigrés a suffisamment réussi pour
créer sa propre entreprise de transports entre la Thrace et l'Allemagne (Hambourg).
Par ailleurs on pense qu'environ 3 000 musulmans thraces vivent de façon
permanente dans l'agglomération athénienne (du village déjà cité de Symvola 6 familles
seraient installées à Athènes) " , et surtout très nombreux sont les hommes seuls qui
travaillent plusieurs mois par an sur les chantiers de travaux publics à travers la
Grèce, dans les mines de Grèce centrale ou dans les entreprises touristiques de
Salonique et de Chalcidique (l'un d'eux y aurait même rencontré et épousé une
Française, m'a-t-on assuré dans un village, ce qui l'a coupé définitivement de sa
famille) : ils essayent dans la mesure du possible de rentrer chez eux au moment du
ramadan, les femmes et les enfants effectuent l'essentiel du travail du tabac sans eux, la
commercialisation se fait par la coopérative et leurs quelques mois de salaires assurent
l'argent frais qui complète les revenus de l'autoconsommation rurale; les emplois qui
m'ont été donnés en exemple sont tous des emplois sans qualification et on peut noter
97. La presse minoritaire donne souvent des nouvelles de leur réussite sociale et montre qu'il
n'oublient pas leur région d'origine, Sukru Sankaya natif d'Itea qui est devenu l'un des plus grands
industriels du textile de Bursa, l'ex-maire de Gaziosman Pacha natif de Dikella , Feyyam Saglam
qui enseigne à l'Université d'Izmir, un joueur de football célèbre en Turquie...
98. Les chiffres cités vont de 30 à 35 000. Le Trakya'nin sesi du 26 avril 1 9 9 0 cite le chiffre de
10 0 0 0 musulmans partis en Allemagne en 1 988 et 1 989, le 4 juillet 1991 il parle de 20 000
départs pendant les 5 années précédentes, les journaux grecs de mars 1 9 9 0 imaginaient 1 5 000
musulmans prêts à rentrer d'Allemagne pour voter. Kamozawa.dans l'ouvrage cité précisait que
sur les 127 familles du village mixte de Pagouria, 1 2 seraient parties en Turquie et 1 2 autres en
RFA, du village musulman de Symvola qui compte 70 familles, 40 autres seraient parties en
Turquie, 1 5 en Allemagne et 10 seraient récemment revenues d’Allemagne.
99. La presse turcophone, désireuse d'insister sur le nombre des musulmans turcophones donne des
chiffres beaucoup plus importants, 7000 dans l’agglomération athénienne dans le Trakya'nin sesi
n°452, 4 7 000 en y ajoutant la Grèce centrale dans le n°434 et 10 0 0 0 à Salonique.
370
également que certains musulmans s'engagent dans la marine (qui, hormis aux postes
d'officiers, n'attire plus guère les jeunes Grecs) alors qu'il s'agit pour eux d'un milieu
totalement étranger et inhabituel; sur 59 534 marins grecs en 1980, 1683 étaient des
musulmans de Thrace, en 1959 ils n’étaient que 12 sur 66 028 marins 100 .
|Année Nome Nome Eparchie Eparchie Nome Eparchie j Eparchie Eparchie Eparchie
Xanthi ; Rhodope Komotini Sapes Evros Alex/!is j Didy/cho Orestias Soufli
i ......
1940 98 575 106 575 79 977 26 598 150 790 36 726! 46 528 44 644 22 892 j
i
i 1951 89 891 : 105 723 79 994 25 729 137 654 34 166- 39 200 42 831 20 885 i
........ !!
%1951
j/40 -9,6 -0,7 0,02 -1 3 , 2 -8,7 -6,9; -1 5 , 7 -4 -8,7
!... 1961 89 591 109 201 82 531 26 670 1 54 869 38 327; 44 169 47 624 23 810;
h 61961
/51 -0,33 3,3 3,1 3,6 1 1 ,6 .... 1 1 , 7 . ..... 7 , 2 ....1 1 , 1 14
L 1971 82 912 107 668 81 866 25 811 135 976 39 720 37 404 39 949 1 8 903 i
j%1971
1/61 .... - 7 , 5 -1,4 -0,8 ... - 3 , 2 -1 1 ,9 ......2,.?i.. -15,3 -1 6,1 ... .-20 , 6;
i 1981 88 793 107 954 83 814 24 143 145 310 50 6 8 4 : 35 796 42 226 16 909
%1981
/71 7,1 0 ,3 2 ,3 -6,4 6,8 2 5, 6 ! .. ..-4,2 5 ,6 .. - 1 0 , 5 .
1991 90 965! 103 391 81 448 21 943 140 312 52 346; 32 944 40 018 15 004!
‘961991
781 2 ,4 -4,2 -2,8 -9,1 -3,4 3; -7,9 -5,2 -1 1 ,2
100. E.Kolodnv. Recent trends in the régional crew enlistment of the hellenic merchant fleet,
Studies in the Mediterranean World, Mediterranean studies research group, At Hitosubashi
University, Tokyo, 1 988.
d'émigration... entre 1971 et 1981 ces mêmes communes voient à leur tour leur
population nettement diminuer et ne connaissent pas de "retours”. Dans l'éparchie de
Sapes, à large majorité musulmane, on retrouve ce même décalage : le recul maximum
de la population ne se produit que dans la décennie 1 9 8 1 -1 9 9 1 , avec un net retard sur
la moyenne de la région.
Dans l'Evros, alors que la décennie 1951-1961 est marquée par une forte progression
démographique (+12,5% )à peu près générale dans tout le département, les seules
localités ou communes qui connaissent une croissance faible ou négative, Sykorayi (-
16,8% ), Mousaki-Komaros (-25,3% ), Perama, Makri, Dikella, Mesimvria à l'ouest-
nord-ouest d'Alexandroupolis, ou, plus au nord, Mega Derio, Elaphochorio (-29,8%),
Karoti, Kyani, Avdella, Agriani (-14,3%), Chelidon (-4 4 ,3 % ) forment pratiquement
la liste des rares communes musulmanes ou mixtes du département : reflet du
mouvement d'émigration vers la Turquie qui toucha l'Evros à la fin de 1955 ? En
revanche dans la décennie 1961-1971 qui voit l'émigration massive des chrétiens, les
villages musulmans d'Agriani, Avra, Komaros, Perama ou Mega Derio sont quasiment
les seuls à gagner quelques habitants, comme dans la décennie suivante. Enfin dans les
dix dernières années 1981-1991 l'émigration frappe même ces villages musulmans
qui, pour la première fois depuis 1961, perdent des habitants.
On peut également expliquer par les comportements différents des chrétiens et des
musulmans l'évolution distincte des communes de montagne et de piémont (parfois
inséparables car ces dernières comportent souvent des écarts en montagne) dans les
nomes du Rhodope et de Xanthi.
Le tableau 46 permet en effet de voir qu’alors que la population des villages chrétiens de
l'extrême ouest du nome de Xanthi s'est rapidement effondrée dès 1951 perdant au total
plus de 6 3 % en 50 ans, celle des deux zones de montagne musulmanes voisines n'a
commencé à diminuer qu'après 1971, la diminution s’est nettement accentuée après
1981 alors que le mouvement s'inversait parfois dans le reste du département; ce
décalage a permis à la montagne de maintenir son importance relative dans la population
locale jusqu'en 1981, contrairement à la quasi-totalité des montagnes du reste de la
Grèce. Il ne s'agit cependant que de "décalage", le rattrapage est entamé et tout porte à
croire qu’il se continue depuis 1991. Peut-être la réticence des musulmans à changer
officiellement leur inscription communale a-t-elle également accentué le décalage.
Enfin une dernière particularité peut être attribuée à la différence de confession :
alors que dans les deux nomes de Xanthi et du Rhodope, la répartition hommes/femmes
de la population est très comparable, légèrement à l'avantage des femmes (elles sont
5 0 ,5 % de la population de Xanthi, 50 ,7 % dans la Rhodope) la situation est nettement
différente dans l'Evros, elles ne sont plus que 4 7 ,4 % de l'ensemble. L'examen commune
par commune montre que seules les villes ont une répartition équilibrée, à l'inverse des
Tableau 4 6 : POPULATION DES VILLAGES DE MONTAGNE ET DE PIÉMONT DES NOMES DE
XANTHI ET DU RHODOPE. 1951-1991 101 (source ESYE)
Xanthi, Communes Xanthi, Communes % Corn Mus Rhodope, Communes % Corn Mus
chrétiennes musulmanes /nome musulmanes / nome
Pop en 1951 ■ 8 497: 18 074; 20,1 21 698 20,5
Pop en 1961 ; 6 762; 18 899: 21,2 23 865 21,8
1951-61% : -2 0 ,4 : 4,5: 9,9
Pop en 1971 5 169 19 1 0 8 : 23 24 859 23
1971-61% -2 3 ,5 1.1 ; 4,1
Pop en 1981 3 411 i 18 958: 21,3 23 390 21,6
1981-71% -34^ ............... -0 ,7 -5
Pop en 1991 3 102 17 8 2 0 ; 19,5 20 184 19,5
1991-81% -9! -9 ,6 -1 3,7
1991-51% -6 3,4 : - 1 .4 ! -6,9
communes rurales où l'on rencontre parfois des cas extrêmes, ainsi 192 femmes pour
568 habitants à Doriskos, 270 femmes sur 751 habitants à Vrysika, 92 sur 235 à
Evgeniko, 343 sur 1 289 à Koufovouno; les personnes que j'ai consultées sur place
m'ont dit que c'était le résultat de la volonté des jeunes villageoises chrétiennes de fuir
le village à tout prix, accepter n'importe quel emploi en ville et si possible hors de la
région, trouver un mari hors du village, faire des études et ne jamais revenir... toutes
choses que ne font pas les villageoises musulmanes 1
102 . Les jeunes filles ne font
0
d'ailleurs que refléter le sentiment général dit "astyfilia" qui veut que seule une
résidence en ville soit socialement valorisante.
10 750
__ i
27 929 9,91
00
Ce glissement relativement tardif vers les villes est confirmé par les données de
Kiochos sur l'émigration interne : entre 1955 et 1961 la majorité des personnes qui
ont changé de commune dans la même région se sont installées en région rurale, il n'y a
pas encore de réel mouvement important vers la ville, entre 1965 et 1971 ce n'est
plus que le tiers des installations nouvelles qui s’effectue en commune rurale, entre
1975 et 1981 un quart; c'est dans l'ensemble le nome de Xanthi qui aurait connu les
transferts les plus importants de population de la campagne vers la ville.
On peut noter enfin une dernière particularité : on ne constate pas comme ailleurs
en Grèce de déplacement des populations vers le littoral (dont on a déjà dit qu'il n'était
guère avenant) : Phanari subsiste à peu près inchangée, Porto Lagos a perdu près du
quart de sa population en trente ans, les recensements signalent parfois un hameau de
bord de mer, Paralia Dikella, Paralia Avdira, Paraiia Mesi, mais aucun n'atteint les 50
habitants, aucune "marine” ne s'est encore imposée reflétant le très faible mouvement
touristique.
Environ un tiers du produit régional vient du secteur primaire qui occupe encore,
malgré une diminution rapide, 50,6% des actifs, tous agriculteurs puisque la pêche n'a
qu'un rôle minime et que les activités extractives du début de ce siècle ont disparu.
L'agriculture est encore, comme avant 1940, centrée sur les céréales qui occupent
de 57 à 7 3 % de la SAU (pour 3 7 % en Grèce en moyenne): la Thrace produit près de
1 5% des blés grecs et de 2 8 % du maïs, en majorité dans le nome de l'Evros; le tabac, de
type oriental pour plus de 9 8 % de la production, est également une culture
traditionnelle, mais cultivé sur les pentes et sans irrigation, il obtient des rendements
nettement inférieurs de près de moitié à la moyenne grecque (tableau 50). La région a
conservé certaines particularités anciennes, la quasi-totalité de la production de sorgho
grec ou des graines de "passatempo" dans l'Evros, la production de la moitié des plantes
aromatiques du pays dans le département du Rhodope, mais leur rôle est secondaire.
Depuis 1961 cependant la région a connu d'importantes transformations (tableau 51 ) :
104. Tous les chiffres de 1 991 viennent du livre de Papayannakis déjà cité, les données agricoles
de 1979 et 1 986 viennent des statistiques agricoles grecques publiées par l'ESYE; l'ouvrage de
1986 est le dernier disponible.
le développement de l'irrigation à partir des eaux du Nestos, de l'Evros et de forages
privés, (le % de terres irrigués va de 3 2 % à 5 0 % dans le nome de Xanthi) et la mise en
culture de plus de 500 000 stremmas nouveaux (le quart de toutes les surfaces
nouvelles mises en culture en Grèce pendant la même période) sont allés de pair avec
l’introduction de cultures nouvelles. Les années 1960 virent l'arrivée de la betterave à
sucre (dans l'Evros plus de 2 0 % des surfaces cultivées en Grèce) : la région fournit un
tiers de la production grecque. Ensuite la conjoncture européenne a contribué aux
orientations nouvelles : entre 1979 et 1986 les surfaces consacrées au blé tendre ont
diminué de 5 2 % tandis que celles du bié tendre ont presque doublé et que les surfaces en
maïs ont été multipliées par 173%; les surfaces en betterave à sucre diminuent
légèrement, tandis que le coton et le tournesol connaissent un développement foudroyant:
5 1 6 % d'augmentation des surfaces consacrées au premier en huit ans, tandis que celles
du tournesol ont progressé de plus de 4 0 0 0 % (de 15 0 0 0 stremma en 1979 pour
atteindre plus de 600 000 stremma en 1987), fournissant plus de 7 8 % de la
production grecque. L'élevage bovin en revanche n'a pas résisté à l'ouverture
européenne.
Dans ces conditions il est logique de prévoir que les populations quittant
l'agriculture aient des difficultés à rester sur place, ce qui, joint à l'inquiétude diffuse
et au sentiment d’abandon expliquent les sombres pronostics des spécialistes : la région
rique fort de voir encore diminuer sa population face à une Thrace orientale
surpeuplée, le vide naissant dans les régions rurales devrait s'accroître. C'est l'élément
primordial de ce que la presse appelle "le problème thrace”.
105. Le chemin de fer demande toujours une bonne douzaine d’heures pour aller d’Athènes à
Komotini, un train quotidien" rapide”, s'il parvient à réellement profiter de la priorité qui lui est
organisée sur les voies uniques réussit à gagner quelques heures sur l'habituel Salonique-
Alexandroupolis; le port d’Alexandroupolis n’est relié qu'en été aux îles de l'Egée orientale,
l’aéroport n'a qu'un trajet hebdomadaire vers Salonique, le nombre de vols quotidiens vers Athènes
a été réduit récemment pour plus de rentabilité. Xanthi bénéficie de sa proximité avec Kavalla; la
moitié nord de l'Evros est particulièrement défavorisée.
383
f !
CHAPITRE IV : REVITALISATION ?
Sans compter avec les artifices statistiques réclamés par certains extrémistes
J'ai plusieurs fois fait allusion depuis le début de ce travail à la division des
musulmans entre Turcophones, Tziganes, Pomaques, ou Circassiens... Les Pomaques sont
ethniquement revendiqués depuis les guerres balkaniques à la fois par les Grecs, les
Bulgares et les Turcs. Le mot Pomaque n'apparaît pas avant le XIX° siècle dans les
sources ottomanes, et on le trouve dans les années 1850-1860 dans les publications
bulgares et les premières descriptions ethnologiques européennes1. Depuis lors, diverses
étymologies ont été fournies ; le mot Pomaque viendrait du verbe Pomagam "aider",
désignant des auxiliaires qui auraient collaboré au XIV°s avec les T urcs contre les
Bulgares, ou du nom d'une ville antique de Thrace Pomakos, ou encore de Apomachos,
terme s'appliquant chez Strabon aux soldats démobilisés de l'armée d'Alexandre. On les
rencontre sous le nom d'Achriani, terme attesté dès l'Antiquité, dans l'est et le sud du
Rhodope (un village près de Didymoticho porte le nom d’Agriani), de Torbeschi ou
dApovtsi en Macédoine, de M urvatsi dans la région de Serrés... Dans tous les cas on
désigne ainsi des populations de religion musulmane qui parlent un dialecte bulgare mêlé
de mots turcs (les chiffres par exemple) et grecs (des verbes).
La tradition locale parle de conversion forcée dans la seconde moitié du XVIPs (sans
doute par le vizir Mehmet Kôprülü 1656-16612) à la suite d'une révolte; les études
ottomanes suggèrent plutôt un processus de conversion étalé du XV” au XîX°s pour raisons
économiques, sociales et religieuses, qui n'exclut pas d'ailleurs des phases de violence.
L'étude de Zenginis sur le bektachisme en Thrace1
3 développe l'idée que les hétérodoxes
2
bektachis ont joué un grand rôle dans la conversion à l'islam, et qu'ils ont été encouragés
par les sultans Orhan et Murat 1 qui réglaient ainsi partiellement le problème des
relations sunnites-bektachis en Asie Mineure, tout en leur donnant une place dans
l'Empire. Intégrant dans une religion syncrétique certains éléments du christianisme,
par leur tolérance envers le vin et la danse, le culte de certains saints, ils présentaient
aux chrétiens une version de i'islam beaucoup plus accessible, et leurs préoccupations
sociales pouvaient persuader des paysans en lutte contre les notables que la domination
turque leur serait bénéfique. Il semble également qu'ils aient eu plus d'audience auprès
des hérétiques chrétiens, Pauliciens et Bogomiles, qui habitaient les montagnes. Umur
Bey qui dirigeait les auxiliaires turcs des Cantacuzène au X IV ’s était lui-même derviche
bektachi; le sultan Mourat 1 leur accorda, lors de la conquête, des terres à Didymoticho
pour construire un premier teke (monastère bektachi), puis dans six villages proches,
et un village près de Férès. Jusqu'à Mehmet 2, les sultans leur ont concédé de grandes
étendues de terres et des privilèges fiscaux importants, menant par leur intermédiaire
une sorte de colonisation : ils amélioraient l’état des villages en leur pouvoir et y
3, 5 et 6.
attiraient des habitants. Les bektachis ont été particulièrement bien implantés dans la
région de Mikro et Mega Derio où a été fondé en 1402 le teke de Kizil Deli (au nord de
Roussa) qui reste leur centre actuel. Quoi qu'il en soit, les Pomaques sont réputés au
XIX°s pour leur convictions musulmanes ardentes, et ils forment au XX°s le noyau des
antikémalistes en Thrace. Zenginis 4 estime que les bektachis sont encore nombreux
parmi eux, 10 à 15 0 0 0 personnes, et montre qu'ils ont conservé dans leur culte un
héritage chrétien : le calendrier de leurs fêtes suit l’ancien calendrier chrétien,
Hiderellez le jour de la Saint Georges, Yayla le jour du Prophète Elie, Ali Baba le jour de
la Métamorphose du Sauveur, Kasim le jour de la Saint Démètre, Djem au moment de
Noël; par ailleurs ils honorent particulièrement Saint Georges, et également St Elie, St
Spyridon, Ste Paraskevi, St Nicolas et St Constantin, vouent une dévotion spéciale à la
Vierge et fréquentent certaines chapelles chrétiennes le jour de ces fêtes (carte 51 sur la
présence bektachi). Les études ethnographiques ont montré dans les coutumes pomaques
la survivance de symboles chrétiens s : le signe de croix sur le pain, la galette de la St
Basile, le maintien de lieux-dits au nom chrétien (Theotoka = la Vierge), la transmission
héréditaire de prénoms chrétiens (llias), le signe de croix tracé sur le nourrisson dans
son berceau, l’exclamation courante " ach, Panayiam " (par la Vierge).
Bulgares, Grecs et Turcs s'acharnent à prouver leur parenté avec les Pomaques. Les
Turcs, insistent sur le lien religieux et en font des descendants de Turcomans installés en
Thrace au Xl°s par les souverains byzantins, ou des Coumans et des Petchenègues arrivés
au Xll°s et qui se seraient rangés aux XIV° aux côtés des Ottomans 6 ; ce seraient donc des
Prototurcs. Les Bulgares insistent sur la communauté linguistique, la localisation
géographique (la grosse majorité se trouve en Bulgarie) et leur passé chrétien, pour en
faire des Bulgares convertis malgré eux.
Les Grecs qui ont craint cette parenté avec les Bulgares, puis leurs liens avec les
Turcs, ont entrepris de démontrer qu’il s'agit en fait de descendants des antiques Thraces
ou des Grecs antiques réfugiés dans les montagnes : on invoque l'héritage chrétien, le nom
d’Agriani qui rappelle Alexandre, le culte de St Georges qui évoque le culte antique du
cavalier Thraka, les agapes, libations, orgies attribuées aux bektachis à la fête Djem, qui
rappellent les cérémonies dyonisiaques à la même saison. Leurs demeures sont
différentes des maisons turques de la plaine, beaucoup plus ouvertes, avec de nombreuses
fenêtres au premier étage, elles ne sont pas systématiquement entourées de hauts murs et
ressemblent aux demeures de montagne de tout le nord de la Grèce. Leur société
strictement patriarcale où règne le pouvoir absolu du père et une stricte séparation des
4. E.C.Zenainis. Calendrier des fêtes et culte des saints en Thrace occidentale, (en grec),
Symposium de Laographie de Grèce du Nord, Komotini, mai 1989, Salonique, mai 1991.
5. Maoriotis. op dt, p.22-25, et Chidiroqlou, op dt, p.27.
6. On retrouve ce point de vue dans les Yuvamiz n°73, 74, 83-84.
386
sexes, les sévères interdictions concernant la femme sont pour les uns un signe
d'appartenance au monde musulman, pour les autres une survivance de la société
achéenne 7 . On assure même qu'une plus grande facilité à apprendre le grec, les aptitudes
commerciales dont ils font récemment preuve à Xanthi seraient une résurgence de leur
grécité s ! Les colonels commanditèrent des études hématologiques effectuées entre 1968
et 1971 par l'Université de Salonique pour prouver leur parenté avec les Grecs : 50 à
7 0 % de parenté entre les moyennes grecques et les habitants des villages d'Echinos et de
Satres 9 , on compara également les caractéristiques de la boîte crânienne avec les
ossements des tombes antiques. L'essentiel est de prouver que ces Pomaques n'ont aucun
des caractères des Turcs mongoloïdes, mais qu’ils sont grands, blonds, et ont les yeux
bleus comme ceux d’Alexandre le Grand et qu' "Ils ont les caractères anthropologiques des
races montagnardes indoeuropéennes qui se rencontrent dans les races montagnardes
grecques en Evrytanie ou dans le Pinde ", pour conclure " Nous savons que les
Prehéllènes sont plus Héllènes que les Doriens et les Achéens, et que entre cette époque
(néolithique) et aujourd'hui, il y a une suite inébranlable et solide... c'est-à-dire
l'identité des caractères anthropologiques "i o .
Il ne faudrait donc plus les appeler Pomaques, m ais G recs m usulm ans ou
même Rhodopéens. c'est ce qu'indiquent certains slogans peints un peu partout :
Turcs= Mongols, Rhodopéens= Agriani= Grecs !
Ces revendications contradictoires mettent souvent les Pomaques en situation
difficile : au nom de l'islam ils ont lutté contre les Russes en 1877, contre le
rattachement à la Bulgarie en 1885, pour le maintien dans l'Empire ottoman entre 1918
et 1922; au nom de la parenté linguistique, les Bulgares ont voulu les "rebulgariser" en
les baptisant de force en 1913, et en réaction contre cette violence les députés pomaques
à l'Assemblée bulgare se sont adressés à Franchet d'Esperey en 1918, ou aux Etats-Unis
en 1945 pour demander leur rattachement à la Grèce; au nom de leur foi religieuse ils
ont protesté dans les années 1950 auprès des autorités grecques contre les réformes
qu'introduisaient en grand nombre les kémalistes ... lis ont prouvé nettement leur
attachement à l'islam et à leur région, quel que soit l'Etat auquel elle appartienne. Mais le
citoyen grec musulman de langue pomaque, écartelé entre des héritages historiques
7. P.MvIonas. Les Pomaques de Thrace (en grec) Athènes, Nea Synora, 1 990, p.57.
8. Mvlonas. op cit, p.80; le paradoxe est qu'après avoir insisté sur leur ignorance dans les années
1960 (sur 27 000 personnes, pas plus qu’1% n'avait terminé le lycée), on les présente
actuellement comme des élèves d'élite.
9. Chidiroalou. op rit, p.1 5-1 6.
10. La première citation est de Maqriotis. op dt, p.12 et la seconde de Mvlonas. op ot, p.33. Pour
avoir visité plusieurs écoles en pays pomaque, je dois reconnaître que les enfants ont en majorité
la peau et les cheveux clairs, et souvent les yeux bleus, les femmes qui sortent peu et bien
couvertes conservent cette peau très claire.
387
contradictoires, peut aussi jouer sur l'ambiguïté, se déclarant musulman, grec, turc ou
européen selon les lieux, les interlocuteurs ou les circonstances.
1 1 . KnAndreadès , op crt,p.9.
12. Pjp.ay_annal£js. op at, p.47.
f
25 à 26 0 0 0 est très plausible si l'on ajoute aux 16 415 habitants des communes
traditionnellement pomaques de la montagne (Yerakas, Echinos, Thermes, Kotyli, Myki,
Satres, Oreo), une part de la population de communes "mixtes" comme Kimmeria et une
large majorité des musulmans de Xanthi. On peut mettre ces chiffres en relation avec les
statistiques scolaires qui subdivisent "ethniquement" les écoles musulmanes.
Nome Total écoles E.turques E.pomaques E.tziganes E ."m ix te s" Congé vendredi
Xanthi 76 32 38 6
Rhodope+Evros 156 86 35 6 29 46
Total 232 118 73. 6 35 46
Les écoles pomaques composent la moitié des écoles musulmanes du nome de Xanthi
auxquelles il faut ajouter une part des élèves des écoles "mixtes"; dans le second groupe
le nombre des écoles est relativement important car les communes de Cechros, Organi et
Mikro Derio comportent beaucoup de petites écoles. On peut donc conclure de ces
différentes sources que les Pomaques forment aujourd'hui environ un tiers de l’ensemble
des musulmans de Thrace et sont nettement majoritaires dans le nome de Xanthi.
1 3. Le Yuvamiz en 1 991 et 1 993, n°61 et 88, envisageant plutôt les conditions de la plaine compte
sur une production plus importante, 1 à 1 500 kg par famille, mais un prix inférieur, de 800 à 1
500 drachmes au kg, ce qui donne des revenus équivalents; en revanche le journal considère que ies
frais de production sont très importants. Sans les subventions il est question de prix pouvant
descendre jusqu'à 2 6 0 drachmes le kilo en 1 995.
390
Kotyli, Echinos, Myki ou Oreo; en revanche des communes comme Thermes ou Satres, peu
douées naturellement pour le tabac, ont perdu l'une 2 6 ,7 % de sa population, l'autre
6 3 ,3 % en 30 ans.
Les données disponibles et mon expérience limitée m 'ont permis de dresser une
typologie sommaire de la région nord de Xanthi.
a. La commune de Sminthi, au sortir de la gorge étroite qui sépare le pays pomaque de la
ville de Xanthi voit ses habitants peu à peu abandonner les différents écarts et se
concentrer le long de la route, dans des constructions de béton sans style; le tabac est
cultivé sur de très petites parcelles sur les pentes ou le long de la rivière et il n'est
guère réputé; mais la commune ne fait pas partie de la zone surveillée, elle est reliée à
Xanthi par une route de bonne qualité et beaucoup de ses hommes y travaillent et trouvent
ainsi des revenus complémentaires. Elle devient une annexe musulmane de Xanthi.
b. Plus au nord-ouest, les deux villages d’Oreo et de Kyknos restent très traditionnels
(voir HT.XV. p.392'), se consacrant à un tabac de bonne qualité qui assure encore, joint
aux potagers près du village, des revenus suffisants : les demeures et les toits sont en bon
état, les séchoirs à tabac occupent tout l'espace disponible. Les deux villages de Glafki et
Pachni, légèrement plus au nord, ont à peu près les mêmes caractéristiques, malgré une
plus grande modernisation extérieure de l'architecture (balcons surajoutés), beaucoup
de jeunes gens travaillent aujourd'hui en dehors de la région. Ces quatre communes ont
conservé des instituteurs formés à Salonique et maintiennent de bonnes relations avec les
autorités.
c. Le secteur central des communes de Kentavros, Myki, Echinos et Melivia se consacre
!ui-aussi au tabac; c'est une zone militante : les muftis sont originaires d'Echinos, les
femmes portent très strictement le costume traditionnel (remarquable surtout par sa
blouse foncée et son tablier long à carreaux rouges et noirs, très proche de ceux du
costume thrace grec ou bulgare, un foulard vert), on y trouve également des partisans
très actifs de la turcité, des parents qui organisent un boycott très sévère contre les
instituteurs "saloniciens" et l’enseignement du grec. L'atmosphère au café des villages est
assez lourde, la personne qui m'accompagne conseille l'emploi de la langue turque; nous
avons dû d'ailleurs, pour indiquer que je n'étais pas "une espionne grecque", laisser
penser que ma présence était en rapport avec les démarches des Turcs à Strasbourg.
d. Les villages situés plus au nord ou à l'est sont visiblement dans une situation
économique difficile; dans la région de Thermes, et Medousa, le tabac est quasiment
absent, l’élevage et quelques champs de seigle paraissent les seules ressources, les
villages sont petits, en partie inhabités et les demeures en très mauvais état. La petite
station thermale de Medousa, fréquentée l'été par quelques familles, ne se compose en
réalité que d'une dizaine de chambres à louer, les sources restant à ciel ouvert
accessibles à tous; l'endroit en février est désert. Plus à l'est, la commune de Satres, la
seule qui n'ait pas encore vu le moindre kilomètre de route asphaltée, respire l'abandon;
le centre paraît peu entretenu, quelques maisons sont éparpillées le long d'un sentier qui
suit la rivière, les 2/3 d’entre elles semblent inhabitées, les autres n'ont apparemment
ni électricité, ni eau courante. Cette région ne produit plus de tabac.
Ces données sommaires demanderaient une étude détaillée sur place que je ne me suis pas
sentie à même de mener étant donné les problèmes de "confiance". Toujours est-il qu’il
m'a semblé, indépendamment des positions politiques, que l'élément primordial de
distinction entre villages était bien la part du tabac et sa qualité; ii tient donc un rôle
important en tant qu'éiément essentiel du maintien de la population dans une zone de
montagne stratégique.
14. Lors d'un très officiel (en présence de la TV et du préfet) festival de la jeunesse des lycées de
Xanthi le 1 9 mai 1 994, les élèves du gymnase de Sminthi ont présenté différents travaux manuels,
des petits sketchs et extraits de pièces de théâtre en grec, puis des chansons populaires en
pomaque et des danses folkloriques de Thrace, y compris de Roumélie, mais pas un mot ni une danse
turcs, d'où la fureur du Yuvamiz, Jlt-août 1994, n°95-96.
392
un groupe grec musulman réellement intégré qui sortirait le pays de la division, Grèce-
Grec chrétien/musulman-Turc. Mais l'affaire est délicate : les quelques personnes que
j'ai pu rencontrer semblaient lasses d'être revendiquées, cajolées ou menacées, très
méfiantes et très conscientes que les capitaux actuellement consacrés à leur région
venaient en large part des subventions de la CEE; de surcroît la sollicitude des autorités
les place dans une situation fausse par rapport aux autres musulmans d'où leur
embarras. Leur région enfin reste "zone surveillée", ce qui est en contradiction avec la
politique d'intégration. Néanmoins il est certain qu'une politique qui parviendrait à
mieux intégrer plus du quart des habitants de la population du nome de Xanthi, en
majorité des frontaliers, ne peut qu'être bénéfique à l'ensemble de la province.
Les récents changements politiques en Europe orientale ont offert aux autorités
grecques une occasion de rehélléniser la région, en tentant, à petite échelle et dans un
contexte différent, une expérience de colonisation comparable à celle des années 1 920.
Jusqu'en 1914 les relations entre les Rums de l'Empire ottoman et l'Empire des
tsars étaient nombreuses, d'importantes colonies commerçantes grecques s'étaient
implantées sur les rivages de la mer Noire et de la mer d'Azov à la demande des
souverains russes; vu leurs rapports souvent difficiles avec les autorités ottomanes,
bien des chrétiens de la région de Trébizonde s'étaient au XIX°s installés en Géorgie et ils
étaient nombreux dans les villes de Stavropol, Soukhoum ou Batoum 16 . Ces Grecs venus
le plus souvent des côtes sud de la mer Noire et de son arrière-pays montagneux, la
chaîne pontique, sont connus comme "Pontiques" et parlent le dialecte du même nom.
Lorsqu'au début de 1918 les armées russes évacuèrent le littoral qu'elles avaient occupé
jusqu'à Trébizonde et une partie du Caucase, environ 2 0 0 0 0 0 Grecs qui les avaient
accueuillies chaleureusement, les suivirent par peur des représailles, et se trouvèrent
très vite "bloqués" dans la nouvelle URSS. Ils s'accommodèrent alors du nouveau régime,
la Constitution de 1926 reconnut leur langue comme l'une des langues officielles qui fut1
6
5
15. Je dois l'essentiel de mes connaissances sur le sujet aux renseignements fournis à Athènes en
février 1 993 par la Fondation Nationale dont il est question plus bas, à l'ouvrage déjà cité de
Papayannakis et à la directrice du village de Sapes qui m'a très aimablement accueillie en 1993.
16. Dans Valkanika Symmikta, n°3, Salonique, 1989, voir K.K.Paooulidis. Venizélos et l'hellénisme
du Caucase en 1914, (en grec) , rapport d'un médecin envoyé par Venizélos dans le Caucase pour
étudier la situation des Grecs, leurs besoins (en enseignants) et leur désir éventuel d'un
déplacement vers la Grèce.
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I FQ \/il 1 AGES_EQ M A Q U ^
LA THBAÇE ^UJüUED m
37 Un v.Hagc du tabac
traditionnel: Kyk"«s ’ _
„ur un replat bien expose
'surplombant les '
terrasses consacrée,
tabac.
Les premiers arrivants, se sont "débrouillés" par eux-mêmes, aidés par des
parents ou amis déjà installés, ou par les associations de Pontiques (échangés
obligatoires de 1923) très vivantes en Grèce. Les familles n'ont pu exporter d'Union
Soviétique que peu d'argent, mais elles ont vendu leurs biens et les ont convertis en
matériel, elles rapportent donc tout ce qu'elles ont pu acheter : icônes, samovars,
poupées russes, oeufs décorés, caviar, jeux d’échecs, appareils photographiques,
téléviseurs, services à thé... et l'on voit se multiplier les vendeurs à la sauvette à
Salonique, ou à Athènes sur les trottoirs de la place Kotzia et de la rue Athinas; certains
continuent même à effectuer des aller-retours entre les deux pays pour alimenter ce
a
demandaient parfois deux ans). Des entrepôts clos permettent de placer à l’abri voiture,
remorque et matériel (6 0 0 0 m2).
Il est clair que ce programme vise à la fois à faciliter l'installation des nouveaux-
venus en comblant le vide démographique, et à réduire la part des musulmans. On parle
ainsi de la création d'un village neuf près de Maronia qui porterait le nom symbolique de
Dioscouria ou de Romania (le pays des Romioi, des Rums, des Grecs). On construit 110
logements à Evmiro qui comptait 2 9 4 habitants musulmans en 1991, 7 5 à Yannouli ou
Kotronia qui avaient respectivement 82 et 36 habitants en 1991, mais 2 9 4 et 4 6 6 en
1961; Palayia, village d'accueil pour plus de 1 0 0 0 personnes n'avait en 1991 que 232
habitants; Sapés voit se construire un nouveau village, pour plus de 1 2 0 0 personnes
alors que la ville n'en compte que 2 300, et le rapport démographique
chrétiens/musulmans y sera du même coup inversé.
HT.XS!
Ipc viilaae^ ri’accuei» de Saoès et Paj ayiâ
\ F ç PONTIOUES.
«
Ce programme se heurte dans la pratique à des difficultés nombreuses.
En premier lieu personne n'est contraint de s'adresser à cette Fondation ou de suivre son
programme jusqu'au bout. Beaucoup des nouveaux-venus rêvent de la ville occidentale,
centre de plaisirs et de consommation, et ce rêve ne correspond guère à la réalité de
Sapes même si au centre d'accueil, on affiche un peu partout des cartes d'Europe pour
bien montrer aux Pontiques que la Thrace, bien indiquée, fait partie de l'Union
européenne.
De plus l'implantation définitive suppose un travail. Les services de Sapés m'ont assuré
qu'ils n'avaient aucun mal à placer, après formation linguistique, les diplômés (en
1991, 6 0 % des arrivants étaient des techniciens, 6 % des diplômés universitaires) car
les diplômés en Thrace sont peu nombreux 20 et ceux qui n'en sont pas originaires ne
souhaitent guère s 'y installer : ainsi trois médecins venaient en 1993 de trouver un
emploi à l’hôpital d'Alexandroupolis, plusieurs infirmières travaillaient à l'hôpital de
Komotini. Dans un tout autre domaine on m'a précisé que les musiciens qui connaissent la
lyre pontique sont très demandés par les cercles de Pontiques installés en Grèce depuis
1923, nombreux en Grèce du Nord, (la musique populaire des Pontiques du Caucase est
restée proche de celle de leurs parents de Grèce 2 1 ). Tous ne sont pas, hélas, diplômés ou
musiciens... Le secteur parallèle, si florissant ailleurs en Grèce, peut contribuer à
fournir des emplois, mais le marché local étroit, en dehors des grandes villes, réduit
souvent les possibilités : Sapés compte 2 300 habitants, y trouver soudain un emploi
pour 3 0 0 chefs de famille supplémentaires ne peut être facile. Les nouveaux-venus
comptent de surcroît dans leurs rangs des agriculteurs et des bergers qui souhaitent
conserver cette profession. Trouver des terres à exproprier pour installer de nouveaux
paysans est délicat dans une région aussi tendue; nul n'est heureux des expropriations qui
ont eu déjà lieu, encore moins les musulmans qui revendiquent le droit de l’autochtone
face à un immigré qui parle le grec moins bien qu'eux-mêmes. Les travaux
d'établissement d'un cadastre avec réexamen des titres de propriété sont liés au désir de
"récupérer" des terres disponibles pour y établir des Pontiques; on en espère 150 000
stremmata, ce qui pourrait signifier la création de 2 500 exploitations. Il faut
également prévoir une formation pour ces agriculteurs qui découvrent un monde
différent du Caucase ou de l'Asie centrale : conditions climatiques, cultures,
fonctionnement des coopératives et des subventions européennes, où se procurer les
20. 7 3 % des habitants n'ont pas dépassé l'enseignement primaire en 1991,87% en 1981.
21. Dite aussi kemendje, plus primitive que sa cousine crétoise, c'est un étroit parallélépipède
allongé, aminci vers le haut, de 50 à 60cm; elle est en bois de conifères et l'archet, souvent en
bois d'olivier, comprend des poils de queue de cheval. C'est un instrument à trois cordes, le joueur
peut jouer la mélodie sur deux cordes ou sur une seule, en tenant le ton en même temps sur la corde
voisine. Le jeu s'apprend par l'exemple, souvent de père en fils; facile à transporter, la lyre
accompagne le Pontique dans toutes les circonstances de la vie, gaies ou tragiques.
398
engrais etc... ii est prévu de créer un service à Sapés pour ce type de formation.
Ce programme exige par ailleurs de grosses dépenses d'un Etat auquel la CEE
demande de diminuer ses dépenses publiques. Le gouvernement Zolotas en 1990 prévoyait
la construction de 5 200 logements (soit l'installation de 15 0 0 0 personnes) pour
1992, le prêt de 300 Millions $ devait couvrir 6 0 % du coût total de l’opération, mais
tous les logements prévus ne sont pas édifiés en 1992. Entre 1991 et juin 1993 les
centres thraces ont loué pour les Pontiques 712 logements et en ont acheté 151 autres,
ils ont ainsi établi 7 722 personnes, soit 1 7 % des personnes entrées dans le pays
depuis 1989 et 6 5 % des personnes dont la Fondation s'est occupée. A la fin de 1993 les
centres provisoires hébergeaient 5 742 personnes et 250 logements nouveaux étaient en
cours de finition,(donc 1 0 0 0 personnes installées prochainement).
Mais cette installation est-elle définitive ? Entre 1991 et 1993, 17% des
personnes accueillies en Thrace ont quitté la région, 692 personnes ont reçu un logement
définitif, soit 9 % seulement des personnes accueillies en Thrace ou 1,5% des personnes
entrées en Grèce dans la même période. Ce succès ou échec relatif est avant tout lié à
l'obtention d'un travail régulier qui seul peut fixer les populations et les empêcher de
rejoindre les banlieues d'Athènes ou de Salonique. Or sur les 1 566 personnes accueillies
à Sapés en 1 992, seules 3 4 % ont pu trouver un emploi, 1 3 ont un emploi définitif, 325
un emploi temporaire et 2 0 8 un emploi saisonnier; c'est un succès, vu les conditions
locales et le fait qu'un emploi représente la survie d'une famille, mais ta proportion
écrasante des emplois temporaires n'est guère de bon augure. Le succès de l'opération
Toison d'Or est donc lié à une relance des activités et donc de l'emploi dans la région.
Quel que soit le nombre des personnes établies définitivement, il n'empêche pas sur
place un certain nombre de difficultés inévitables.
Les organisations d'accueil doivent ainsi compter avec le passé des personnes concernées;
à Sapés on constatait que les récents arrivés de Géorgie souffraient de traumatismes
importants et d'un vif sentiment d'insécurité qui se traduisaient de diverses manières :
un enfant qui refuse de parler en quelque langue que ce soit depuis son départ de Géorgie,
un médecin capable de réussir ses examens écrits en grec, mais incapable d'en prononcer
un seul mot (ce qui justifie un séjour complémentaire au village), refus de quitter l'abri
du centre au bout de six mois... que faire des femmes seules avec enfants et sans
qualification, des personnes pour lesquelles l’apprentissage du grec est difficile
(certaines ont honte d'aller en cours "comme des enfants" ou se déclarent inaptes)...
Les règles de la vie occidentale ne sont pas comprises immédiatement loin de là : "ils" ne
savent rien faire par eux-mêmes, dit-on, attendent que les choses tombent "toutes
cuites", ils sont très inquiets en découvrant que le travail n’est pas garanti à vie, que la
protection sociale grecque n'est pas parfaite... Réactions que l’on peut retrouver ailleurs
qu'en Grèce chez bien des personnes venant du monde ex-communiste...
HT.XIH
p m -m ilF S : Plan^ u _ y ili ^ p npllf de Sages
p = = PËRSPECTIVE I AHOYH
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Enfin il faut compter avec les difficultés d'intégration de ces populations nouvelles dans
la population locale, comme dans tous les cas comparables, comme dans la Thrace des
années 1930. Le responsable de Sapés lui-même trouve que ses Caucasiens manquent du
plus élémentaire savoir-vivre, les jeunes gens sont querelleurs, ils portent le couteau à
la ceinture, ont parfois la gâchette facile et ne comprennent pas pourquoi il leur faudrait
changer leurs habitudes "en pays libre", ils seraient portés sur l'alcool... La population
chrétienne a dans un premier temps accueilli avec beaucoup de sympathie les
"Pontiques"; après quelques années, on parie plutôt des "Russes", l'aide qu'ils reçoivent
pour le logement, les terres ou ie travail peut faire des jaloux. La population musulmane
est, évidemment, encore plus méfiante, sinon hostile, à leur égard : elle surveille de près
toutes les opérations du cadastre, conteste la "grécité" des nouveaux-venus non-
grécophones en affirmant qu’on peut acheter des témoignages ou un visa facilement, ne
cesse de se plaindre de la diffusion de la prostitution dans la région par la faute des
"Natachas” 22 ; dans la ville même de Sapés il m'a semblé que l'opposition aux habitants
du nouveau village réussissait même à créer un accord nouveau entre les "anciens”, pour
la première fois par delà le facteur religieux.
Rien d'étonnant dans ces réactions purement humaines...
La Thrace accueille également plusieurs centaines de réfugiés et -d'orphelins
arméniens (à Maronia, Soufii, Didymoticho et Alexandroupolis), donc si la tentative
actuelle de repopulation réussissait, elle accentuerait encore sa mosaïque ethnique. Mais,
le succès de l'opération ne dépend pas que du logement et du travail, les réfugiés de
1 9 2 2 -1 9 2 3 ont trouvé logement et travail, leurs enfants ont émigré... Aujourd'hui, dès
qu'ils ont acquis une connaissance convenable de la Grèce contemporaine, les immigrants
peuvent constater que toute la population environnante ne parle que de quitter le pays,
que l'on compte sur eux comme sur de nouveaux Akrites prêts à défendre une région
menacée... or la plupart d'entre eux, arrivant d'une Géorgie en guerre, ne souhaitent que
la sécurité dans un pays sans turcophones (l'héritage familial pontique pèse très lourd).
Leur faire craindre une guerre civile est plus que maladroit. Le rôle d'Akrites ne les
tente guère...
22. L'expression est fréquemment utilisée dans le Yuvamiz, comme le Balkan 21-6-1 994 (qui a les
mêmes rédacteurs), et très souvent dans la presse turque. On y affirme que pour 2000$ en
Géorgie, on peut obtenir un faux visa de Grec.
400
la communauté villageoise. Il était aussi joueur de lyre comme son
fils.
Pendant la première guerre mondiale les raids des guérilleros de
Sada contre les villages turcs et 1 'aide q u ’ils ont apportée aux
armées russes est célèbre dans le Pont; en 1918 les familles n'ayant
pu rejoindre à temps les bateaux grecs sur la côte suivent donc
l'armée russe dans sa retraite. Elles s'installent finalement sur
les bords de la mer Noire; Antikleia est née à Batoum (République
d'Adjarie) et son mari à Soukhoum (République d'Abkhazie également
en Géorgie). En 1949 les futurs époux, encore enfants, suivent leurs
familles déportées, sans avertissement ni préparation, au
Kazakhstan. Il s'agissait de peupler les nouveaux secteurs irrigués
du Syr Daria au sud du Kazakhstan, Kentaou, Tourkestan, Kizyl-Koum,
Taldi-Kourgan.
A la fin de ses études secondaires Antikleia quitte son sovkhoze
cotonnier de Pachta-Aral pour des études de littérature russe et de
médecine à l'Université de Chimkent. Diplômée avec mention très
bien, elle travaille ensuite à l'hôpital de la ville. Chimkent
compte plus de vingt nationalités différentes, mais Antikleia
épouse, comme la majeure partie des Pontiques de Chimkent, un Grec
originaire du Pont, ingénieur des Travaux Publics. Ils se déclarent
tous deux de nationalité grecque lors des recensements et restent en
contact avec l'hellénisme par l'intermédiaire d'un bulletin édité
par l'Ambassade de Grèce à Moscou; toute la famille parle le
pontique, mais personne n'a reçu de cours de grec dans leur région.
Les Pontiques de Chimkent ne veulent pas fréquenter les Grecs
communistes du Kazakhstan, mais apprennent que certains Grecs
obtiennent le droit de rentrer. Après de nombreuses démarches, le
couple et ses deux enfants obtient en décembre 1985 les permis
nécessaires, et entame un long périple en voiture : trajet de
Chimkent à la mer Caspienne, sans sommeil complet de peur de voir la
voiture pillée, traversée de la Caspienne en bateau jusqu'à Bakou,
nouveau trajet de Bakou à Odessa... et un bateau les débarque au
Pirée le 20 avril 1986. La famille a avec elle une voiture, un
piano, 5 caisses de bagages et 90 roubles par personne (à l'époque
18 000 drachmes, soit 900F), elle est d'abord hébergée par des
parents à Menidi au nord-ouest d'Athènes. Pendant l'été 1986 la
famille accepte de partir pour Komotini où elle reçoit de l'Etat la
somme de 150 000 drachmes pour aide au logement dans un immeuble de
l'EKTENEPOL (7 500F) et 25 000 drachmes (1 250F) complémentaires par
trimestre pendant trois trimestres. Toute la famille parle le russe
et le pontique, elle suit donc les cours de langue grecque organisés
par les services scolaires de Komotini; Antikleia et les enfants
réussissent rapidement, le père trois ans après, comprend le grec et
ne le parle guère, le fils aîné, 13 ans à son arrivée en Grèce,
obtient un diplôme de mécanicien automobile, le second, de deux ans
son cadet, est allé au gymnase et au lycée. La mère de famille,
malade, n'a pas fait valider ses examens pour reprendre son métier,
le père qui a retrouvé ses titres, validés après examen en 1988, a
obtenu alors un contrat de travail pour un an, mais ce contrat n'a
pas été renouvelé et il a depuis travaillé comme ouvrier non déclaré
dans le bâtiment. En 1990 une dépression nerveuse lui vaut un séjour
à l ’hôpital d'Alexandroupolis, et depuis les petits travaux du père
et les revenus du fils aîné font vivre les 4 personnes.
Aventure symbolique : les grands-parents du Pont, la mise en valeur des terres vierges
du Kazakhstan, le sentiment national exarcerbé qui pousse une famille aisée à tout
sacrifier pour recommencer dans un pays adoré, mythique, mais inconnu, l'installation
facilitée par la famille, I’ Etat, le niveau intellectuel des personnes concernées, et la
dépression actuelle, des soirées moroses de souvenirs de persécutions et le désarroi
devant le rêve écorné... Ils tiennent à la Grèce, mais la moindre offre de travail ailleurs
leur ferait quitter la Thrace.
" Dans l’espace national grec déjà isolé, avec ses frontières est et nord pratiquement
fermées pendant de longues années, l'isolement intérieur de la Thrace est aggravé
par les mauvaises communications, le manque d'infrastructures, i'éloignement par
rapport au grand centre de consommation, le faible niveau technologique,
l'inefficacité de l'administration publique et les contre-coups des développements
négatifs qui traversent l’ensemble social dont une grande partie, l’élément
musulman, reste en marge" 23.
La conclusion qu'en tirent tous les spécialistes grecs est donc simple : l'appel à une
volonté de sacrifice face à l'ennemi au nom du patriotisme ne peut suffire, brisons
l'isolement, équipons le pays, relançons l'économie locale pour redonner vie à la région,
et par la prospérité, satisfaire et mieux intégrer les habitants. Dès janvier 1990 le
gouvernement Zolotas affirme que tout dépend d’un développement économique rapide de la
région. Or la conjoncture est favorable : l'entrée dans l’Union européenne et "l'ouverture"
de la Bulgarie offrent des possibilités inconnues depuis 1920.
l'Evrcs a donc un débit inférieur à celui d'autrefois et se réduit, en année de faible
pluviosité, à un filet d'eau en été; les agriculteurs en souffrent et le biotope du delta
encore plus. A présent, les eaux salées s'infiltrent dans certaines zones mises en culture
et elles ont même remonté en été le cours du fleuve jusqu'à Peplos et Lykofos nécessitant
la construction d’une digue de terre protectrice. Telle est la situation. Les incertitudes et
les conflits d'intérêt enjeu font qu'on en reste aujourd'hui au stade des études.
Le reste des travaux mis en chantier, est consacré au domaine social et au tourisme.
"Domaine social" signifie concrètement la création, la réfection, l'aménagement d'un
certain nombre d'écoles, d'un lycée technique à Xanthi ou de l'Université, l'ouverture de
dispensaires ruraux dans le nome de Xanthi, l'agrandissement des hôpitaux de Komotini et
Didymoticho.
Quant au tourisme... c'est actuellement le grand absent; malgré l'existence de plages
sablonneuses quasi-vierges, quelques noyaux urbains anciens et des sites antiques très
honorables, très peu de touristes prennent la direction de la Thrace (seule l'île de
Samothrace attire davantage). Le chapitre "tourisme" des budgets actuels comprend en
réalité un saupoudrage de capitaux très limités sur de multiples aménagements; les
recherches archéologiques sont les mieux dotées, (paradis pour l'archéologue grec
contemporain !), un musée neuf et moderne à Komotini, des sites antiques importants,
Mesimvria, Avdira et Maronia encore peu exploités, de nombreux sites repérés dans le
Rhodope, et la conscience de participer à une oeuvre de promotion de l’hellénisme en zone
contestée. On prévoit de surcroît la mise en valeur de l'architecture ancienne de Xanthi,
Maronia, Soufli ou Karyofyto, un premier aménagement du littoral à Mandra ou Avdira,
un effort pour les sources thermales de Thermes ou de Kessani, la construction de centres
culturels, la valorisation des gorges du Nestos, dites "Tempé du Nestos" par référence au
modèle thessalien. Mais les capitaux sont faibles, la mise en valeur touristique attend
l’amélioration du réseau routier et le libre accès à la zone montagneuse. Il est paradoxal
que les dépliants officiels alléchants vantent les forêts, les cascades, le rafting, les
sources de Medousa, les forteresses du Rhodope qui restent légalement inaccessibles;
enfin une démoustication incomplète peut décourager les amateurs de plages sauvages...
L'armée n’est pas la seule concernée : les fonctionnaires, comme les instituteurs,
réagissent de la même manière. La Thrace est le lieu d’exil des "limogés", le début de
carrière des non-pistonnés ou la solution de ceux qui cherchent une promotion rapide. Le
destin de TUniversité de Thrace en est une illustration exemplaire. A la fin des années
1970 l’Etat décida de créer en même temps que d’autres universités de province, une
Université de Thrace; dans le souci de répartir entre les 3 départements la manne
supposée de l’opération, parce qu’aucune ville à elle seule ne pouvait dans l’immédiat
héberger toutes les personnes concernées et par souci électoraliste, l’Université
Democrite fut divisée : Xanthi reçut l'Ecole Polytechnique, Komotini le Droit,
Alexandroupolis la Médecine. Après quelques années de fonctionnement, des réalités
s'imposent.
Le système des Panhellinia suppose que le candidat étudiant indique ses universités
préférées et voit son voeu exaucé selon sa place au concours d'admission national.
Certaines universités sont plus appréciées et il faut donc de meilleures notes pour y être
admis : Athènes, Salonique, Patras, la Crète. D'autres en revanche sont peu demandées et
les notes des étudiants admis sont inférieures, ce qui contribue ensuite à diminuer leur
prestige; dans cette queue de peloton figurent la Thessalie et la Thrace. L'Université de
Thrace ne vient en tête que dans 7 % des voeux, et plus de 9 0 % des candidats originaires
de la région demandent une autre université, malgré la distance et les frais
d'hébergement. A la suite du brassage national, plus de 9 0 % des admis viennent du reste
département.
Les routes se sont considérablement améliorées depuis quelques années, les villes
ont connu des aménagements importants, sont aussi bien équipées et modernisées que
beaucoup d'autres villes de province grecques, le climat n'est pas aussi sibérien qu’on le
d it ... la main tenue aux musulmans, un meilleur équipement, une relance de l’économie ...
mais tant que l'habitant de la Thrace se sentira déconsidéré et abandonné, l'intégration au
pays sera incomplète. Cette intégration "mentale" est sans doute l'élément central qui fait
Au terme de cette étude, que conclure sur les rapports entre population et
territoire dans ce cas précis, la Thrace grecque ?
11 me paraît essentiel d'insister sur le rôle des facteurs politiques depuis 1875.
Les déplacements de populations musulmanes, grecques, bulgares, arméniennes, juives
entre 1875 et 1944 résultent de causes politiques : on invoque la présence réelle ou
passée de telle ou telle population pour demander ou justifier un déplacement de
frontière, et la nouvelle frontière entraîne à son tour le déplacement d'autres
populations. Depuis 1944, le déplacement des populations montagnardes pendant la
guerre civile, les différentes vagues d'émigration vers la Turquie, l'arrivée récente des
Pontiques sont une fois de plus la conséquence de décisions politiques. On peut même
affirmer que l'émigration des trente dernières années dûe à des facteurs économiques, est
indirectement liée à des origines politiques : les populations nouvellement installées
n'avaient pu s’enraciner, le désintérêt des gouvernements avait contribué à les
désespérer.
L'aménagement de la région a donc été souvent dû à la politique plus qu'à des causes
strictement "naturelles" ou géographiques : la colonisation des plaines des années 1920
et 1930 est une nécessité qu'impose l'afflux des réfugiés, les mauvaises relations
diplomatiques avec la Bulgarie ont inspiré la création de la "zone surveillée" et la
législation particulière néfaste à toute la région, la question de la minorité musulmane
est directement liée aux relations gréco-turques, les espoirs que fait naître la nouvelle
conjoncture viennent de l'intégration dans la CEE et des changements politiques en Europe
orientale. L'effort nouveau des gouvernements pour relancer le développement
économique de la région vient des craintes que la Turquie proche leur inspire.
Parallèlement au politique, un second facteur me paraît jouer un rôle essentiel, la
durée. Les frontières thraces sont encore très récentes, 75 ans depuis 1920, 50 ans
depuis la fin de l'annexion bulgare, et l'ensemble du siècle qui vient de s'écouler a été
placé sous le signe de l'insécurité : personne n'est jamais sûr, même aujourd'hui, de la
pérennité de la frontière. Il est difficile de créer dans ces conditions la synthèse entre
populations, héritage régional et territoire qui constitue la personnalité d’une région.
Vue depuis Athènes, l'éventuelle "personnalité thrace" semble être plutôt un assemblage
de différences perçues comme négatives : plus loin, plus froide, moins riche, moins
développée, moins "grecque". Cependant, sur place, on peut constater qu'une réelle
"individualité" s'élabore. Dès la fin des années 1 920 les militaires français pouvaient
constater des différences sensibles dans l'aménagement des paysages entre les deux rives
de l'Evros, l'observateur actuel ne peut confondre les paysages de la Thrace turque ou
grecque, de la Maritsa bulgare ou de l'Evros dès qu'ils sont humanisés : un mode de vie
différent y laisse son empreinte; même les musulmanes de Komotini, par le
conservatisme de leur costume se distinguent des Turques d'Edirne. Les populations
locales, chrétiennes et musulmanes, sont conscientes de ce qui les unit au-delà des
divisions gouvernementales, l'attachement à la région. Il y a donc bien eu en trois quarts
de siècle création partielle d'une "région" et début d'intégration à la Grèce; pour
compléter et parfaire la réalisation, il ne manque peut-être que la durée.
30. D.Kitsikis. Les anciens calendaristes depuis 1923 et la montée de l'intégrisme en Grèce, p.42,
in P.Y Péchoux et S.Vaner, Grèce, identités, territoires, voisinages, modernisations, Paris,
CEMOTI , n°1 7, 1994 .
descendante de personnes installées après 1923 31 ou venant du Caucase russe; ainsi se
retrouvent opposés deux groupes qui s'estiment chacun dans leur droit, l'un comme "pur
grec", l'autre comme "autochtone de longue date", et s'appuient sur des cultures qui ne
peuvent que s'affronter : mais si l'on s'en tient au Grec heilénophone et orthodoxe, que
faire de citoyens qui refusent l'une et l'autre des définitions et n'acceptent même pas
d'évoquer d'éventuels ancêtres convertis qui pourraient les rapprocher du modèle idéal ?
En cette période d'immigration nouvelle pour la Grèce, il devient essentiel de se poser la
question ; comment définir le Grec, peut-on être Grec sans être orthodoxe ?
- La Thrace est par ailleurs l'illustration parfaite des blocages provoqués en
Grèce par les mauvaises relations diplomatiques avec les Etats voisins, car son existence
est étroitement liée à ces fluctuations. Les craintes qui empoisonnent les rapports entre
la Grèce, la Bulgarie et la Turquie ont handicapé bien des secteurs du pays : impossibilité
de coopérer dans le développement de l'espace égéen et de ce fait marginalisation des îles
de l'Egée orientale, impossibilité de construire un réseau moderne de communications à
l'échelle balkanique, rupture de solidarités économiques autrefois complémentaires qui
stérilise les régions frontalières de Grèce du Nord. Le contrecoup s'en fait parfois sentir
sur toute l'économie hellène. La méfiance a ainsi changé la Thrace en cul-de-sac et ses
minoritaires en espions potentiels; contribuant à chasser les chrétiens hors de la région
et à pousser par réaction ses musulmans dans le giron turc, elle contribue à la
catastrophe redoutée. L’évolution récente illustre une fois de plus cette situation : bien
que tous les économistes s ’accordent sur les bénéfices possibles pour la région d'une
ouverture de la frontière bulgare... elle reste fermée.
Dans la lignée du point précédent, si, prenant du recul, on place la Thrace dans un
cadre plus large que celui de la seule Grèce, on peut voir en elle un modèle de la région-
frontière. Les lignes qui divisent ia Thrace antique en trois Etats ont été tracées
récemment, après de longues hésitations, par des diplomates et militaires européens
étrangers à la région; issues de plus d’un demi-siècle de luttes fratricides elles restent
des frontières mal consolidées et mal acceptées que les Etats veulent transformer en
barriè res hermétiques sans penser aux conséquences négatives pour les régions
concernées. Enfin l'insécurité dominante, matérialisée par l'omniprésence des
militaires, crée une atmosphère de camp retranché défavorable à l'économie et à des
rapports humains dépourvus d'arrières-pensées.
L'Union Européenne doit donc tenir compte du fait qu'elle comprend une région
typiquement balkanigue par ses conditions géographiques, mais surtout par le poids de
l'histoire, le rôle de la religion dans la définition des populations, l'héritage de haines,
31. Selon P.A.Yoraantzi. Xanthi (en grec), Xanthi, SEVATH, 1991, 6 5 % de la population chrétienne
serait composée de descendants de réfugiés, 1 5 % seulement seraient "dopioi", autochtones.
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d'angoisses et de méfiances toujours sous-jacentes, l'impression d’un fragile équilibre où
les susceptibilités de ces très jeunes Etats-nations sont très vives, balkanique surtout,
parce que posant un problème de minorité non seulement religieuse mais nationale. C'est
le danger principal de la situation : comme en d'autres lieux, sous une apparence de calme
et d’entente, règne une séparation si profonde dans les esprits, les valeurs de référence,
les relations humaines et même l'espace habité que la moindre étincelle peut entraîner
une coupure définitive. La renaissance violente des nationalismes dans la région, les
surenchères de certains politiques dans les Etats concernés renforcent bien évidemment
les risques, la peur avouée qu'inspirent aux populations locales les évènements de Bosnie
peut-elle être bonne conseillère ? L'Europe doit-elle découvrir une facette oubliée de la
"question d'Orient" ?
Enfin, en ces temps où se pose de plus en plus à l'Occident le problème de la
coexistence dans le même Etat de cultures très différentes, comment ne pas prêter
attention à la seule région européenne où la charya soit légalement en vigueur ?