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Texte publié in : in Marc Chevrier, Yves Couture et Stéphane Vibert (dir.

), Voyage dans
l’Autre de la modernité – Essais d’anthropologie philosophique, Montréal, Fidès, 2011,
pp.165-198

LES « AUTRES » SOCIO-ANTHROPOLOGIQUES DE LA MODERNITÉ :


« COMMUNAUTÉ » ET « CULTURE »

Si l’on suit l’une des intuitions les plus fécondes de l’anthropologue français Louis
Dumont, l’idéologie moderne telle qu’il la définit se structure principiellement autour de
l’idée-valeur de l’individu moral, libre et rationnel1. Non pas que cette émergence d’une
subjectivité redessinée apparaisse comme le seul critère afin d’appréhender la nature de la
dynamique moderne, mais l’on peut estimer à la suite de Dumont que la conception de
l’individu comme être autonome va entraîner une reconfiguration majeure des différentes
sphères de l’agir humain, que ce soit le religieux, le politique, l’économique, le juridique,
l’esthétique, etc. D’aucuns considèrent à raison qu’il s’agit là d’un basculement général à
l’intérieur d’une matrice théologico-politique commune à l’ensemble de la civilisation
occidentale, mais qui bien entendu prend des figures très disparates selon les contextes
historiques et sociaux particuliers2.
La « genèse de l’individualisme » déployée par Dumont invite à saisir la manière
chaque fois spécifique dont la nouvelle figure subjective travaille de l’intérieur à
l’autonomisation de champs sociaux, mais aussi à la transformation de chacun d’eux pris
séparément. Dans des sociétés qui « sortent de la religion », selon les termes de Marcel
Gauchet3, l’individu va jouer un rôle de valeur-pivot autour de laquelle se recompose
l’intelligence des phénomènes et la redisposition des normes collectives. Ainsi, il est bien
connu que le schème contractualiste, à travers ses successives expressions, commande une
compréhension renouvelée de la nature de l’ordre politique, ainsi que de la légitimité qui
soutient l’autorité centrale. Mais la naissance de l’économie ou du droit comme univers de
sens et d’action autonomes vont également répercuter à leur niveau propre cette « révolution
de l’individu », individu qui en retour se retrouve lesté de capacités et d’attributs quasi-

1
Louis Dumont, Essais sur l’individualisme – Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris,
Seuil, 1983
2
Notamment par les synthèses hiérarchisées entre holisme (référence à la totalité sociale) et individualisme
(valeur prééminente de l’individu et de ses droits) effectuée au sein de chaque totalité sociale particulière. Pour
l’exemple de l’Allemagne, voir Louis Dumont, L’idéologie allemande (Homo aequalis II) – France-Allemagne
et retour, Paris, Gallimard, 1991. Pour un aperçu théorique de cette appréhension de la modernité chez Dumont,
nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Stéphane Vibert, Louis Dumont – Holisme et modernité,
Paris, Michalon (coll. Le Bien commun), 2004.
3
Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde – Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985

1
naturalisés. Car l’individuo-universalisme moderne, ainsi que l’explique Robert Legros4, va
engendrer une idée d’humanité comme radicalement insaisissable, tout à la fois potentialité
ontologique d’arrachement aux coutumes, préjugés et traditions, pouvoir de penser et de juger
par soi-même, initiation au devenir autonome. Or les droits fondamentaux substantialisent
pour ainsi dire, et naturalisent des idéaux qui ne se déterminent que négativement : « la
tolérance, le dialogue, l’indépendance du jugement, la critique du dogmatisme, du sectarisme,
de l’orthodoxie, de toute révélation positive »5. Paradoxalement, le droit naturel moderne finit
par se retourner contre toute idée de « nature humaine », qui serait par définition modèle
normatif préalablement établi : « En concevant l’homme à partir de l’idée d’arrachement,
d’un arrachement qui est en lui-même révélateur de la véritable vocation humaine, les
Lumières ‘déterminent’ l’humanité par une indétermination essentielle, sa ‘nature’ par une
dimension essentiellement non naturelle »6. C’est, on le sait, cette pente abstraite qui sera
profondément récusée par le romantisme comme vecteur de déshumanisation et d’aliénation,
d’inauthenticité et d’artificialisme. Et c’est dans le sillage de cette critique de l’individualisme
abstrait et de ses conséquences culturelles et socio-politiques que deux notions fondamentales
vont apparaître, marquant pour ainsi dire la naissance des sciences sociales modernes : d’une
part, la « communauté », considérée par Robert Nisbet comme le concept initial de la
sociologie émergente7, et d’autre part, la « culture », qui va jouer un rôle prépondérant dans
l’érection de l’anthropologie dite justement « sociale et culturelle » en discipline scientifique à
part entière.
En quel sens nous faut-il considérer ces deux notions comme des « Autres socio-
anthropologiques de la modernité »? Si l’on accepte la caractérisation de la modernité par
l’hégémonie croissante de l’idéologie individualiste, par son intégration en tant que principe
central dans toutes les sphères de l’agir collectif, cela signifie, comme nous l’avons dit, qu’a
dû être concomitamment réinventée une perception originale de l’être-ensemble. Or, au XIXe
siècle, l’arrangement collectif appelé à soutenir et exprimer le principe de subjectivité
autonome va essentiellement se traduire sous le double registre de la « société » (sur le plan
de la puissance collective interne de « production », tant matérielle au travers de l’économie
marchande, que sociale par les rapports contractuels privés ou qu’esthétique par l’expression
artistique) et de la « nation » (sur la puissance collective externe de manifestation, tant
intellectuelle par un esprit national unitaire que matérielle par une politique étrangère ou

4
Robert Legros, L’idée d’humanité, Paris, Grasset, 1990
5
Ibid. pp.45-46
6
Ibid. p.46
7
Robert Nisbet, La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984 (1966).

2
diplomatique agressive voire irrédentiste). Car ainsi que le dit Marcel Gauchet :
« l’autonomisation achevée de l’économique et le dégagement de l’individu en tant justement
qu’acteur économique qui l’accompagnent impliquent (…) une transformation radicale de la
représentation du lien social »8. Or, d’une part la « société » (notamment sous l’acception de
« société civile ») va prendre le nouveau sens d’une production de la collectivité par elle-
même, production à la fois normative et historique, par l’intermédiaire de l’activité
industrielle, du progrès technique et de l’auto-perception dans la durée; et d’autre part, la
nation (sous les traits de la nation civique) va se présenter comme la véritable « société des
individus », en tant qu’exprimant de manière particulière l’universalité de la raison historique
en acte, la citoyenneté délibérative et ouverte, ainsi que l’émancipation politique d’une
collectivité souveraine. Plus ou moins problématiquement, les deux notions de « société » et
de « nation » tenteront de représenter la figure collective (à la fois comme condition de
possibilité, lieu d’expression et résultante causale, trois perceptions qui induisent par ailleurs
des ontologies sociales différentes et concurrentes) de l’interaction entre individus rationnels
et autonomes. Une interaction dont les manifestations ne se réduisent d’ailleurs jamais aux
actes volontaires et conscients des membres pris séparément, comme l’indiquent toutes les
dénominations faisant appel à un moteur caché quoiqu’immanent, comme la fameuse « main
invisible » chère aux économistes libéraux ou les « effets émergents » (voire « pervers ») des
diverses théories de l’acteur rationnel.
Il serait d’ailleurs à cet égard important d’aborder la façon dont ces traductions
collectives de l’individualisme finissent toujours par renvoyer à un au-delà plus ou moins
implicite de l’individualisme (et les conséquences que cela emmène sur le plan de la théorie
sociologique), ainsi que continuent de le faire dans leur perspective la théorie de l’action
rationnelle (par exemple à travers les « bonnes raisons » excipées par l’individualisme
méthodologique de Boudon9) ou la théorie des jeux de nos jours (comme l’a fait brillamment
J.-P. Dupuy dans « Le sacrifice et l’envie »10, retrouvant en Adam Smith un précurseur des
anticipations rationnelles). Mais historiquement, en rupture explicite avec la « société civile »
et la « nation civique » comme relais de l’idéologie individualiste, se sont présentées deux
notions censées critiquer et limiter les prétentions de cette posture : la « communauté » et la
« culture », qui peuvent donc être appréhendées comme les « Autres » socio-anthropologiques
de la modernité humaniste. Entendons-nous bien avant de poursuivre : nous comprenons

8
Marcel Gauchet, La condition politique, p.418
9
Raymond Boudon, Raison, bonnes raisons, Paris, PUF, 2003
10
Jean-Pierre Dupuy, Le sacrifice et l’envie – Le libéralisme aux prises avec la justice sociale, Paris, Hachette,
1992

3
l’expression « Autre de la modernité » ici comme la dimension à la fois opposée,
complémentaire et irréductible qui sert d’envers à la face visible de la perception majoritaire
commune aux modernes. Il n’est ainsi pas anodin d’avoir recours, comme le fait Dumont, au
concept d’idéologie moderne. « Idéologie » est ici à entendre à la fois dans son sens neutre et
descriptif (ensemble de représentations et d’idées-valeurs), mais également dans son sens
critique investi par Marx (tout en récusant son soubassement sur le déterminisme de classe) :
sorte de pli de la représentation qui voile et obscurcit certaines conditions d’existence réelles
et objectives de la vie sociale. Dès lors, les Autres socio-anthropologiques de la modernité
n’incarneraient pas tant des dimensions « antimodernes », archaïques ou passéistes, passibles
uniquement de connaissance et de mémoire, que des couches de signification sédimentée, des
réservoirs de sens perpétuellement réactivés (de fort hétéroclites manières, plus ou moins
confuses au plan épistémologique et plus ou moins convaincantes sur le plan de la traduction
socio-politique), parfois « en creux », c’est-à-dire du fait de l’insistance unilatérale et
réductrice sur le subjectivisme auto-suffisant, qui finit régulièrement par appeler son contraire
afin de le contrebalancer. Les incarnations successives de ces notions – notamment si l’on
considère l’extraordinaire polysémie des termes « communauté » et « culture » jusque leurs
déclinaisons contemporaines et même postmodernes – illustrent à l’évidence que se joue ici
autre chose qu’un simple résidu de transcendance, d’obscurantisme ou de tradition à réduire
patiemment grâce au travail de la maîtrise scientifique, de la rationalité instrumentale et du
dévoilement critique. Bien plutôt – et c’est là l’hypothèse centrale de ce texte –, c’est de la
mise au jour d’une dimension sans doute irréductible de la condition humaine dont il s’agit :
l’inscription des êtres dans un monde de sens et d’appartenance, relayée de façon historique,
localisée et contingente par les notions de « communauté » et de « culture », deux notions
qu’il convient d’examiner d’un peu plus près.

La communauté : le versant sociologique de la modernité individualiste


Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que les réactions contre l’individualisme et
sa reconstruction de l’ordre social sur des bases rationnelles, soutenue par le progressisme
moral, l’utilitarisme politique ou l’économie classique, émergent au XVIIIe siècle dans le
sillage d’une critique d’obédience romantique ou conservatrice des idéaux révolutionnaires.
Dans le cadre d’un bouleversement de l’ensemble des structures politiques et socio-
économiques, les sciences sociales dans le cours du XIXe apparaissent comme portant une
critique interne de la modernité à propos d’elle-même. En effet, elles aspirent à circonscrire
un espace collectif harmonieux qui à la fois préserve les droits subjectifs tout en les encadrant,

4
les empêchant ainsi de dégénérer en lutte de tous contre tous, synonyme d’anomie, de
concentration capitaliste et de misère sociale. Plus particulièrement, la sociologie « se donne
alors pour tâche, soit d’établir théoriquement-normativement les conditions du maintien de
l’intégration sociale face aux forces dissolvantes qui sont libérées par la subordination de la
société à la logique économique individualiste, soit de fournir une expression scientifique et
systématique à la contestation croissante dont fait l’objet la légitimité d’un ordre sociétal
fondé idéologiquement et pratiquement sur le libre jeu des lois du marché »11.
Ainsi s’exprime le paradoxe des sciences sociales : pour une bonne part, leurs objectifs
et valeurs politiques sont aussi modernes (et parfois même révolutionnaires) que leurs
concepts et présupposés se révèlent conservateurs, au sens où il s’agit de préserver une
dimension collective indispensable à l’épanouissement de l’homme, sans pour autant revenir
aux appartenances contraignantes et hiérarchiques des sociétés pré-modernes. D’où le succès
fulgurant connu par la notion de « communauté », qui incarne à la perfection ce contraste et se
présente de ce fait comme un concept majeur de la « tradition sociologique ». Comme on le
sait, la genèse spécifiquement sociologique du concept de « communauté » se comprend à
partir d’une gangue conservatrice, contre-révolutionnaire puis romantique (Bonald, Burke,
Carlyle) pour une part, et, pour une autre part, de la redécouverte du moyen-âge européen, de
ses solidarités corporatives, villageoises ou municipales par divers historiens et juristes
(Savigny, Fustel de Coulanges, Von Gierke). Cette double source contribue à alimenter
l’imaginaire des premiers sociologues, en fournissant l’exemple de structures sociales
hiérarchisées représentant « tous les types de relation caractérisés à la fois par des liens
affectifs étroits, profonds et durables, par un engagement de nature morale et par une adhésion
commune à un groupe social »12. Étudié jusqu’alors par tous les domaines de connaissance
(histoire, droit, théologie, philosophie politique) sans conduire à un concept unifié
(« Communitas, universitas, corpus, civitas et, moins couramment, societas renvoient à ce
que nous pouvons appeler, en termes génériques, le groupe social »13), la « communauté »
devient progressivement au XIXe siècle un objet réel du savoir sociologique, appréhendé sous
divers angles plus ou moins complémentaires : valorisé pour son potentiel d’intégration
morale nécessaire à l’élaboration d’une « statique sociale » chez Comte, observé en termes
statistiques et comparatifs comme forme d’association (famille, monastère, coopérative) chez

11
Michel Freitag, « La crise des sciences sociales », in Le naufrage de l’université (et autres essais
d’épistémologie politique), Montréal, Nota Bene, 1998 (1995), p.125.
12
Robert Nisbet, La tradition sociologique, op.cit. p.70
13
Jeannine Quillet, « Communauté, conseil et représentation », in James H. Burns (dir.), Histoire de la pensée
politique médiévale, Paris, PUF, 1993 (1988), p.494

5
Le Play, encensé comme contre-pouvoir local à l’encontre des tyrannies éventuelles de la
puissance des masses chez Tocqueville, ou encore semblant d’union collective cachant aux
individus leur aliénation au Capital chez Marx. Mais c’est évidemment chez l’Allemand
Ferdinand Tönnies que l’opposition communauté / société acquiert une valeur
paradigmatique, qui sera reprise et développée selon des méthodologies et des
conceptualisations diverses par Durkheim et par Weber. Au delà des nuances propres à
chaque typologie, il convient de souligner deux convergences théoriques, fondamentales pour
le devenir de la « communauté » comme concept sociologique14.
D’une part, la « communauté » chez ces trois « pères fondateurs » de la discipline
(Tönnies, Durkheim et Weber) se pare des stigmates de la vie « naturelle », une vie qui certes
ne renvoie plus à l’état de nature imaginé par les théoriciens contractualistes du politique,
mais qui en relaie certains aspects, comme la dimension amorphe, massifiée, quasi-
inconsciente des rapports sociaux (un quasi-déterminisme du tout sur les parties, de la
collectivité sur les membres). S’il existe bien une socialité humaine de type traditionnel (et
non seulement des familles ou des individus dispersés, en contact de façon discontinue par
une promiscuité sexuelle éphémère), cette dernière se caractérise par sa profonde
homogénéité15, qui se traduit au niveau des rapports interpersonnels par la prédominance de
l’action routinière et non réfléchie, fondée sur la répétition et l’habitude. On trouve la
traduction de ce genre d’analyses autant dans les déterminations de la « volonté organique »
(Wesenwille) de Tönnies, de la solidarité mécanique durkheimienne ou de l’activité sociale
« traditionnelle » ou « affectuelle » (émotionnelle) définie par Weber, et ce, bien que ce
dernier favorise l’analyse de la forme d’activité significative pour l’acteur
(« communalisation » : Vergemeinschaftung) au détriment de l’institution sociale qui en
résulte (Gemeinschaft)16. Comme on le sait, les comportements « traditionnels » et
« affectuels » qui fondent la dynamique de communalisation se trouvent selon Weber « à la

14
Pour un développement plus complet sur cette question fondamentale, nous nous permettons de renvoyer au
paragraphe « L’invention moderne de la ‘communauté’ », in : Stéphane Vibert, « La communauté est-elle
l’espace du don ? De la relation, de la forme et de l’institution sociales – partie I », Revue du M.A.U.S.S.
semestrielle, n°24, 2004, pp.353-374
15
« Une masse indistincte et compacte qui n’est capable que de mouvements d’ensemble, que ceux-ci soient
dirigés par la masse elle-même ou par un de ces éléments chargé de la représenter. C’est un agrégat de
consciences si fortement agglutinées qu’aucune ne peut se mouvoir indépendamment des autres. C’est en un mot
la communauté, ou, si l’on veut, le communisme porté à son point le plus haut de perfection. Le tout seul existe;
seul il a une sphère d’action qui lui soit propre. Les parties n’en ont pas » : Emile Durkheim, « Communauté et
société selon Tönnies » (1889), in Textes – 1.éléments d’une théorie sociale, Paris, Ed. de Minuit, 1975 (pp.383-
390), p.384
16
« Nous appelons ‘communalisation’ (Vergemeinschaftung) une relation sociale lorsque, et en tant que, la
disposition de l’activité sociale se fonde – dans ce cas particulier, en moyenne ou dans le type pur – sur le
sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même communauté » : Max
Weber, Économie et société 1. Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, 1995 (1971), p.78.

6
limite » de l’activité significative qui seule mérite le privilège d’être « sociale », et sont
davantage appréhendés comme des irrationnelles « réactions à des excitations »17 que comme
des orientations conscientes.
D’autre part, et ce second point commun aux trois auteurs prolonge leur intuition
première, la tentation évolutionniste (le passage progressif de la communauté à la société par
rationalisation des formes d’activité) s’avère chez chacun contrebalancée par l’intention
typologique, qui permet d’envisager la coexistence de différents types d’activité et de relation
sociales à l’intérieur d’une même période historique. Procédant par disjonction systématique
grâce à l’opposition paradigmatique à la « société », la « communauté » incarne les liens du
sang, du lieu et de l’esprit régissant les comportements par l’affect et l’habitude dans un
univers de coutume et de religion, à rebours des liens du contrat et du marché, créés par
réflexion rationnelle et quête de l’intérêt personnel. Ainsi, la notion de « communauté », une
fois débarrassée des pesanteurs archaïques, routinières, superstitieuses et inégalitaires propre à
une culture « traditionnelle » hégémonique (culture qui définit en fait toute appartenance à un
monde non moderne), voit s’ouvrir un nouvel horizon d’expression, tant sur le plan des
représentations que des actions (sociales, culturelles et surtout politiques), permettant sa
réintégration dans l’univers moderne comme aspiration consciente et idéal de réforme (et non
plus seulement comme nostalgie d’une concorde unanimiste révolue ou philosophie
organiciste conservatrice faisant office de rempart contre l’artificialisme mécanique et
atomisateur).
Il ne sera dès lors plus question d’exclusivité d’un mode d’organisation au détriment
de l’autre (par succession dans le temps) mais de prédominance de l’un sur l’autre, tout état
culturel révélant une coexistence des liens de communauté et de société. C’est pourquoi tant
chez Tönnies, Durkheim que Weber, la notion de « communauté » et les types de relation qui
lui sont attachés (sentiment, émotion, morale, tradition) deviennent toujours plus constitutifs
de (et nécessaire à) la modernité naissante, quoique restant largement subordonnés (sur le plan
des représentations) à l’hégémonie des rapports contractuels et instrumentaux qui spécifient le
conventionnalisme politique et économique. Plus encore, la critique sociologique de cette
modernité individualiste et capitaliste trouve son aboutissement dans l’assomption
17
Le comportement traditionnel n’est souvent « qu’une manière morne de réagir à des excitations habituelles »,
tandis que le comportement affectuel peut n’être « qu’une réaction sans frein à une excitation insolite » (M.
Weber, Économie et société, op.cit. pp.55-56). On aperçoit ici l’écart considérable qui sépare l’analyse
approfondie par Weber des modes de connaissance et d’action non occidentaux (notamment dans sa sociologie
des religions) et le réductionnisme rationaliste qui préside à l’élaboration de cette typologie, laquelle – par une
assimilation indue entre consciente, rationalité et signification – conduit à rejeter aux marges (voire hors) de
l’activité sociale l’immense majorité des pratiques qui structurent la réalité quotidienne de l’existence humaine,
moderne ou non.

7
conceptuelle de la communauté, celle-ci incarnant progressivement un type d’unité qui, non
plus inconscient et spontané mais réfléchi et volontaire, permettra de modérer la
désagrégation sociale induite par la rationalisation froide des comportements et des
institutions. L’espérance en un certain « socialisme communautaire »18 chez Tönnies et
Durkheim ou le constat weberien de la communalisation moderne (sous forme nationale ou
ethnique) exprime sous des aspects différents la tentative de conjuguer les progrès en termes
de libertés et droits subjectifs avec le maintien d’une unité sociétale irréductible aux seuls
intérêts égoïstes et rapports contractuels. D’où l’instance de la sociologie naissante sur
ces formes modernes de communauté (syndicats, corporations professionnelles, sociétés
secrètes, ou encore les quartiers urbains et les groupes ethniques avec l’Ecole de Chicago)
aptes à socialiser et moraliser l’individu au sein d’appartenances partielles mais vecteurs
essentiels de l’intégration sociale.
Il convient d’ailleurs de souligner deux orientations majeures, bien différentes,
dessinées par cette réhabilitation de la notion. En Europe, la « communauté » va contribuer à
accentuer au début du XXe siècle l’imaginaire d’un « autre » de la modernité individualiste,
au point d’incarner une mythique restauration de l’Un ontologique sous les auspices de
l’expérience totalitaire, du Peuple-Un. Alors que la distinction sociologique communauté vs
société s’est élaborée sur fond d’une opposition entre unité (homogénéité religieuse, morale et
coutumière a priori par-delà les différences de rôle, de statut ou de pouvoir) et pluralité
(hétérogénéité d’intérêts et de finalités qui doivent envisager une conciliation voire une
harmonisation a posteriori par l’intermédiaire du contrat et du marché), l’entreprise de
restauration de l’unité vise « la représentation d’un peuple entièrement rassemblé, sans
division interne, tout actif, mobilisé en direction d’un but commun à travers la diversité de ses
activités, et, pour cette raison même, dans le même temps, voué à extirper de soi tout ce qui
porte atteinte à son intégrité, à éliminer ses parasites, ses nuiseurs, ses déchets »19. Il s’agit
donc d’une certaine façon de travailler à la disparition de la scission sociale qui caractérise la
« société », visible principalement à travers la lutte des classes, afin de retrouver l’unité
perdue – infiniment proche d’une communion étymologiquement attachée à la
« communauté » – du fait des contradictions internes au système capitaliste : « à partir du
refus du conflit inscrit dans l’idéologie bourgeoise, l’État fasciste rejoint l’État censé réaliser
le communisme dans une même affirmation de l’identité de la société avec elle-même, que ce
soit sous la forme de l’unité de la société avec son vouloir politique incarné dans l’État, ou

18
Julien Freund, D’Auguste Comte à Max Weber, Paris, Economica, 1992, p.185
19
Claude Lefort, Un homme en trop – Réflexion sur « L’Archipel du Goulag », Paris, Seuil, 1976, p.51

8
sous la forme de la convergence des intérêts et des aspirations de l’ensemble des agents
sociaux. Dans l’un et l’autre cas surgissent des régimes également fondés sur l’ambition
d’éliminer le conflit ou de surmonter la division de la société »20. De ces tentatives de
restauration de l’Un ontologique selon les lois d’une philosophie de l’histoire purement
immanente va sortir, en Europe surtout, une profonde déconsidération de l’idée même de
« communauté », accusée de charrier dans sa besace les ferments du conformisme, de la
massification, du contrôle moral et de l’homogénéité, à l’encontre des valeurs libérales
d’épanouissement personnel, de liberté, d’originalité et de diversité. Ce n’est pas par hasard
qu’au terme de « communauté » est souvent attachée – notamment dans une perspective
républicaine française assez virulente – la désignation de « communautarisme », qui désigne
péjorativement certaines tendances au repli, à l’autarcie, à la tradition et à la ghettoïsation (par
opposition à une « communauté de citoyens »21, en fait une société nationale civique,
favorisant l’intégration et l’égalité en même temps qu’assurant les droits et libertés
individuels).
A contrario, seconde orientation majeure, la notion de « communauté » a connu un
destin bien différent dans le monde anglo-saxon, notamment en Amérique du nord. A partir
des travaux pionniers de l’école de Chicago s’est en effet imposée une traduction socio-
anthropologique de la « communauté » généralement conçue comme partie intégrante
indispensable de la « société » globale22. L’idéologie individualiste s’inscrivant au fondement
même de la religion civique aux Etats-Unis, son caractère indiscutable s’est articulé à une
insistance complémentaire (et non contradictoire dans l’esprit de ses partisans) sur
l’importance du lien « communautaire », de proximité et d’affinité (communautés locales,
religieuses, morales, d’intérêt), comme lieu d’expression et de défense des libertés
individuelles, face à un pouvoir politique toujours perçu comme potentiellement tyrannique et
centralisateur. Initialement reliée aux différences les plus marquantes (minorités religieuses
comme les Mormons ou les Amish, minorités ethniques comme les Italiens ou les Polonais,

20
Marcel Gauchet, « L’expérience totalitaire et la pensée de la politique », in La condition politique, Paris,
Gallimard, 2005, p.443
21
Dominique Schnapper, La communauté des citoyens : sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994
22
Il convient ici de signaler que c’est précisément l’un des apports spécifiquement sociologiques des analyses de
Tönnies, à l’encontre des interprétations qui insistent sur l’opposition frontale des concepts de « communauté »
et « société ». Car le lien complémentaire et hiérarchique (au sens de Dumont où la valeur supérieure englobe la
valeur inférieure en tant que niveau à la fois subordonné et contraire) entre Gemeinschaft et Gesellschaft (comme
types idéaux) se double d’une relation entre les formes sociales d’« union » et d’« association ». Aussi, par
exemple, « l’union en Gesellschaft » (donc en « société ») intègre en son sein de vastes domaines de rapports
« communautaires » (rapports fondés sur une conception de la morale et s’incarnant dans des vertus sociales :
loyauté, honneur, amitié, confiance, etc.). C’est au travers de ce rapport hiérarchique que l’école de Chicago
s’inscrit dans la filiation sociologique des réflexions sur la « communauté des modernes ».

9
minorités « raciales » comme les Afro-Américains, les Amérindiens ou les Asian American),
ainsi qu’à la dimension locale (la paroisse ou le village comme lieu des relations
interpersonnelles où « tout le monde se connaît »), la « communauté » a longtemps figuré un
« monde dans le monde », non pas voué à contredire la société globale mais au contraire à
incarner son tissu élémentaire. D’où le recours en Amérique du Nord aux théories
associationnistes, censées rétablir le lien entre l’individu isolé et l’État bureaucratique, selon
des règles morales d’entraide, de solidarité et de coopération. La notion de « communauté »
mêle ici inextricablement la dimension empirique (une sorte de réseau social élargi) et l’idéal
politico-social, ainsi que le prouvent depuis une trentaine d’année l’émergence de courants
situant les maux actuels de la société (délinquance, incivisme, absentéisme, égoïsme) dans
l’affaiblissement des liens communautaires et appelant par conséquent à leur restauration :
mouvances communautariennes en philosophie politique (Sandel, McIntyre) ou en sociologie
politique (Bellah, Etzioni), écoles du « capital social » (James Coleman et Robert Putnam),
théories des « réseaux sociaux » (Granovetter), études sur la « capacité communautaire »
(Chaskin, par adaptation de la notion de capability élaborée par Amartya Sen), etc. Tout en se
référant prioritairement à un mode de relations inter-personnelles, la « communauté » (sous
les quatre principales figures de l’appartenance locale, du groupe identitaire, de l’organisation
associative et de l’union civique nationale23) en Amérique du nord peut être comprise comme
une notion profondément subjectivisée dans la période contemporaine, dans le prolongement
des ethnic studies, cultural studies ou gender studies, engagées dans une critique radicale de
toute essentialisation potentielle des identités et appartenances collectives. En effet, à travers
les figures du pluralisme culturel, de la mosaïque ethnique ou du multiculturalisme, la
« communauté » identitaire en est venue progressivement à signifier d’abord une
appartenance élective, choisie et revendiquée, soutenant la position socio-politique du sujet
dans l’espace pluriel24. Malgré l’ontologie sociale propre au courant communautarien mettant
l’emphase sur l’inscription de l’homme au sein d’un monde préexistant et contribuant à
former ses valeurs et fins ultimes, la perception générale « politisée » de la communauté ou de
l’identité (nous verrons que cela constitue une évidente homologie avec l’évolution de la
notion de « culture ») érige ces réalités en ressources, stratégies et intérêts, mobilisables plus

23
Cette typologie sommaire a été construite à partir d’études d’écrits officiels (au Québec) faisant appel à la
notion de « communauté », mais peut hypothétiquement être étendue à une description de modes de
« communautarisation » dans les sociétés démocratiques libérales. Voir : Stéphane Vibert, La communauté au
miroir de l’État – La notion de communauté dans les énoncés québécois de politiques publiques en santé,
Québec, PUL, 2007.
24
Stéphane Vibert, « La communauté des modernes – Étude comparative d’une idée-valeur polysémique en
Russie et en Occident », Social Anthropology, vol.8, part 3, 2000, pp.163-197

10
ou moins consciemment par le sujet individuel afin de dessiner son parcours de vie et de
réaliser son épanouissement personnel. Se conclurait ici un cheminement qui réintègre la
figure de la communauté dans la modernité individualiste, au sens où elle ne permettrait plus
réellement à appréhender l’existence d’un au-delà collectif aux actions et représentations
subjectives.

La « culture », ou le fondement de l’anthropologie


Il est possible de tracer une perspective analogue en ce qui concerne le concept de
« culture ». Si l’antithèse entre culture et civilisation25 s’est fondue un temps dans
l’opposition historique et politique entre nation culturelle et nation civique26, elle s’est
également insérée dans le schéma évolutionniste de l’anthropologie, sous les traits d’une
« culture primitive » de l’humanité originelle persistant chez certains peuples exotiques
(notamment les nomades chasseurs cueilleurs), alors même que la civilisation occidentale
s’auto-caractérisait par le Progrès techno-scientifique, l’État rationnel et moult aspects
concomitants (urbanisation, industrialisation, individualisation, etc.). Du fait de son
appartenance au courant évolutionniste, qui cherchait à démontrer l’unité du genre humain (à
l’encontre des doctrines polygénistes de la pseudo-science racialiste) tout en déterminant les
facteurs causaux des différences entre sociétés, Edward B. Tylor fut l’un des premiers à tenter
de construire une définition englobante du concept de culture qui satisfît à ces deux
exigences : « ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l’art, les mœurs, le droit,
les coutumes, ainsi que toute disposition ou usage acquis par l’homme vivant en société »27.
Ainsi que le rappelle le remarquable et synthétique ouvrage de D. Cuche sur la question, en
publiant l’ouvrage Primitive culture dès 1871, Tylor « fut le premier ethnologue,
effectivement, à aborder les faits culturels avec une visée générale et systématique. Il fut le
premier à étudier la culture dans tous les types de sociétés et sous tous ses aspects, matériels,
symboliques et même corporels »28. Tout en s’interrogeant sur les mécanismes de l’évolution

25
Norbert Elias, « La formation de l’antithèse ‘culture’ ‘civilisation’ en Allemagne » et « La formation du
concept de civilisation en France » in La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, pp.11-73. Il y
montre comment « l’accent de l’antithèse ‘culture-civilisation’ se déplace peu à peu de l’opposition sociale vers
l’opposition nationale » (p.45).
26
Rogers Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin, 1997. A travers cette
reconstitution comparative, Brubaker met particulièrement en lumière le rôle du cadre institutionnel et politique
étatique (qui sous-tend la présomption d’une « civilisation » à étendre dans le cas français, et dont l’absence fait
reposer l’identité sur une « culture » ramenée à des traits linguistiques, raciaux ou historiques dans le cas
allemand).
27
Cité in : Pierre Bonte et Michel Izard (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF,
2000 (1991), p.190
28
Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 1996, p.17

11
culturelle dans un cadre progressiste par étapes universelles, cette démarche établissait une
continuité définitive entre « primitifs » et « civilisés », désormais séparés par une différence
de degrés et non de nature.
Dès la sortie de l’anthropologie de son moment fondateur évolutionniste (Tylor,
Frazer, Maine, MacLennan), au tout début du XXe siècle, ce n’est bientôt plus la Culture
(considérée selon certains stades spécifiques de son progrès universel) mais les cultures qui
sont abordées comme objet d’étude scientifique, en élaborant (avec Boas29, Malinowski ou
l’école française de Durkheim et Mauss) un point de vue relativiste sur les « totalités socio-
culturelles » qui intègrent l’être individuel dans un univers collectif de sens et d’action30.
Malgré la diversité des courants théoriques qui parcourent le devenir du champ
anthropologique, ce postulat de base reposera au fondement de la discipline en son ensemble
jusque dans les années 1970, tant pour le culturalisme américain que le structuro-
fonctionnalisme britannique, en passant par l’héritage de l’école française (Leenhardt ou
Griaule par exemple). La « culture » reste comprise comme un espace symbolique et matériel
unissant les représentations, les idéaux et les valeurs partagés dans une collectivité, et
supposant l’interdépendance des différentes institutions sociales (langue, système politique,
économie, droit, religion). Le terme de « culture » devient alors un outil privilégié afin de
répondre au défi initial (et toujours présent) de la connaissance anthropologique : tenter de
réconcilier l’évidente diversité des groupes humains avec l’unité fondamentale de l’humanité.
Dans la pluralité de ses incarnations, l’anthropologie s’élabore en cherchant à démontrer
combien l’existence de l’être humain ne peut être comprise qu’à travers le prisme de
médiations qui informent jusqu’aux fonctions vitales, au travers d’une véritable
« incorporation de la culture » qui structure les pensées et les pratiques les plus quotidiennes.
Ainsi que l’exprime excellemment Marshall Sahlins, reprenant à son compte cette
intelligibilité élargie de la notion (à l’encontre du postulat structuro-fonctionnaliste opposant
structure sociale à « culture » comme représentations et idéaux, et supposant la prééminence
de la première sur la seconde), « le concept de culture englobe chacune et toutes les formes de

29
Franz Boas est encore aujourd’hui considéré comme le « père » de l’anthropologie culturelle américaine, pour
avoir suggéré le fait que les cultures détiennent une spécificité intrinsèque impliquant que tout « élément
culturel » (valeur, idée, institution, rituel, technique) « ne peut être appréhendé que replacé dans son contexte
d’ensemble et que chaque culture, par définition unique, doit être respectée et protégée pour le bien de
l’humanité tout entière » (P. Bonte et M. Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, op.cit. p.194).
Ce sont les élèves et les disciples de Boas qui vont contribuer à asseoir la réputation de l’école culturalisme au
sein de la discipline anthropologique américaine, notamment au cours de son « âge d’or » entre les deux guerres
mondiales.
30
Ce que Cuche nomme « le triomphe du concept de culture » : D. Cuche, La notion de culture dans les sciences
sociales, op.cit. p.30

12
pratiques humaines, y compris les relations sociales : tout ce qui est symboliquement
constitué et organisé. (…) le système des relations sociales n’est plus considéré comme
distinct de la culture, mais comme étant lui-même culture »31. Tout comme pour le concept de
« communauté », on a assisté à une constante oscillation entre la perception de la « culture »
comme totalité organique (ou contribuant d’un point de vue « idéel » à assurer l’existence de
cette totalité matérielle), d’une part, et, d’autre part, la prise en compte des conflits
d’interprétations, des rapports de force, des changements sociaux qui sous-tendent la
compréhension d’une « culture » à un moment donné.
En général, les courants du culturalisme américain ou du structuro-fonctionnalisme
britannique (et ce même si le premier fut nommé « anthropologie culturelle », alors que le
second se fit reconnaître comme « anthropologie sociale » par l’attention qu’il portait
prioritairement aux institutions sociales comme vecteurs de l’intégration et de la solidarité
entre les groupes aux niveaux les plus divers : tribus, clans, classes d’âge, etc.32) avaient
tendance à privilégier la première approche, fut-ce à travers des conceptualisations parfois très
différentes du rôle de la « culture » : comme détermination de types de comportement physio-
psychologiques au travers d’une socialisation primaire de la personnalité (d’où le nom
désignant la très fameuse école « Culture et personnalité » regroupant les positions
diversement accentuées de Benedict, Sapir, Mead, Linton ou Kardiner33) ou comme système
d’idées partagées, de symboles et de significations qui vient à la fois orienter et s’intégrer à
une structure sociale, en tant que « sous-système » favorisant le maintien de la stabilité
collective et la transmission des valeurs communes (certaines versions du fonctionnalisme

31
Marshall Sahlins, La découverte du vrai sauvage et autres essais, Paris, Gallimard, 2007, p.20
32
Dans ses « fragments d’une autobiographie intellectuelle », Sahlins explicite très clairement la dichotomie
système social vs culture postulée par la théorie structuro-fonctionnaliste positiviste (notamment Radcliffe-
Brown). Dans cette dernière, « le concept de culture présentait d’évidents défauts épistémologiques (…). La
culture était historiquement contingente dans ses formes tandis que les structures sociales étaient systématiques ;
elle n’était que locale là où les structures étaient comparables. Lorsqu’ils entrent dans la maison de Dieu, les
chrétiens retirent leur chapeau tandis que les musulmans se lavent les pieds. Mais la différence des coutumes est
secondaire par rapport à leur commune raison d’être : exprimer la déférence envers le divin maître de la maison.
En tant que styles locaux d’une structure, ces façons de faire étaient donc incommensurables et contingentes,
alors même que les relations sociales qu’elles manifestaient étaient du même type et généralisables à travers les
sociétés. Une science de la société était donc possible, tandis que seules pouvaient exister des histoires de la
culture » : ibid. p.18
33
Il faut signaler que la sensibilité « culturaliste », propre à Boas et ses héritiers, imprégna d’une façon
importante – et ce, avant même que le « culturalisme » en tant qu’école se fût explicitement formé – la
sociologie de l’école de Chicago, colorant l’étude des « communautés » d’une dimension culturelle, ce qui n’est
guère étonnant quand on se rappelle que leurs recherches portaient principalement sur les relations
interethniques. Ce rapprochement entre sociologie et anthropologie conduisit les sociologues à aborder les
quartiers urbains tout comme l’anthropologue les villages exotiques, selon l’hypothèse de la représentativité du
microcosme communautaire par rapport à la culture sociétale en son ensemble (ainsi les études de communauté
de Robert Lynd qui envisageait de définir la culture américaine dans sa globalité, alors que rapidement elles
s’intéresseront davantage à la diversité culturelle et à la différence spécifique des « sous-cultures »).

13
britannique iront jusqu’à comprendre la « structure sociale » davantage comme une « réalité
mentale » que comme une unité morphologique organiquement solidaire, assumant de ce fait
« un mouvement de la fonction à la signification »34, mouvement incarné selon Pocock par les
transformations de la théorie fonctionnaliste de Radcliffe-Brown à Evans-Pritchard).
Par contre, on sait qu’à partir des années 1960, différentes approches vont émerger
afin de contester la vision jugée statique, figée, a-historique et faussement unanimiste de la
« culture » propre à l’anthropologie classique, qu’elle fut d’orientation fonctionnaliste ou
culturaliste. Cette entreprise de contestation et de reformulation reçut des incarnations
hétérogènes mais se manifesta avant tout comme une réhabilitation de la « dynamique » du
changement historique dans les perceptions des identités collectives, jusqu’à fournir le nom
d’un nouveau courant anthropologique (l’« anthropologie dynamique », censée regrouper tant
l’école de Manchester de Gluckman ou Turner et les études des modalités de conflit politico-
culturel que certaines figures françaises comme Bastide ou Balandier35). Dans cette nouvelle
perspective, ce ne sont plus les ensembles culturels (perçus comme des ordres
institutionnalisés et stabilisés) qui doivent être pris comme objet scientifique privilégié, mais
un certain nombre de processus (changement, conflit, transformation, adaptation, désordre,
déséquilibre) mieux aptes à rendre compte du caractère perpétuellement mouvant de la réalité
humaine, jusqu’alors artificiellement réifié par les catégories conceptuelles traditionnelles
(« culture », « société », « institution », etc.). Dans la filiation des études pionnières de
Herskovits (auteur avec Redfield et Linton d’un « Mémorandum pour l’étude de
l’acculturation » dès 1936), la culture se verra bientôt analysée du point de vue de
« l’acculturation » (« ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct
entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans
les modèles culturels initiaux de l’un ou des deux groupes »36), notamment dans le cadre des
recherches portant sur les sociétés en phase de décolonisation. Les travaux de l’anthropologie
dynamique ont abouti à créer une nouvelle acception généralisée de la notion dans le champ
disciplinaire, en mettant l’accent sur les mutations, tensions et contradictions inhérentes à
toute vie sociale, ainsi qu’en critiquant fortement la dichotomie tradition / modernité. En effet,
nous disent Bastide, Balandier ou l’école de Manchester, autant les sociétés dites
traditionnelles apparaissent traversées par des confrontations, des inégalités ou des désaccords

34
Cité in Louis Dumont, dans sa préface à : E.E. Evans-Pritchard, Les Nuer, Paris, Gallimard, 1994 (1968),
p.VII. Pour plus de précisions sur ce point, voir l’excellente synthèse d’Adam Kuper, L’anthropologie
britannique au XXe siècle, Paris, Karthala, 2000.
35
Robert Deliège, Une histoire de l’anthropologie, Paris, Seuil, 2006, pp.253-290.
36
Herskovits cité in D. Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, op.cit. p.54

14
souvent masqués par l’idéologie dominante « consensuelle » (et reprises de manière acritique
par l’anthropologie classique qui y voyait la confirmation de ses préjugés sur les sociétés
simples, égalitaires et harmonieuses), autant la « modernité » elle-même ne se contente pas de
détruire la coutume éternelle des isolats culturels, mais est-elle productrice, directement ou
indirectement, de nouveaux phénomènes socioculturels (syncrétismes religieux, messianismes
politiques, hiérarchies sociales) tout aussi riches et complexes.
Dans la période plus récente, disons une vingtaine d’années, ce rééquilibrage
nécessaire et fécond de la notion de « culture » par la prise en compte croissante de
l’historicité fondamentale de tout vivre-ensemble collectif et du rapport implicite des savoirs
locaux aux activités pratiques qui les mettent en œuvre (par exemple dans les travaux de
Sahlins37, Geertz ou Schneider), a été en quelque sorte dépassé par une version radicale de la
critique « dynamiste », sous les traits des courants postmodernistes ou postcoloniaux. Or ces
derniers ne se contentent pas d’approfondir la réflexivité des savoirs anthropologiques afin de
construire des modèles de processus culturels plus proches des expériences vécues, mais vont
parfois jusqu’à contester la possibilité même d’une connaissance non immédiatement soumise
aux intérêts particuliers et aux rapports de domination (homme / femme, nord / sud, classes
dominantes / classes dominées, blancs / non blancs). Dans le sillage de cette approche, il a été
rappelé combien la construction rhétorique des monographies reposait en grande partie sur
l’autorité de l’ethnologue – assise sur le savoir spécialisé de l’expert sur le terrain, à « croire
sur parole » –, ainsi que sur l’utilisation littéraire de figures de style (métaphores,
métonymies, synecdoques, ellipses, ironie)38. Ce recours aux tropes permettait à l’ethnologue
« classique » d’établir « des relations d’équivalence entre la partie des conduites isolées dans
l’enquête et le grand tout imperceptible de l’ordre social et culturel sous-jacent à la possibilité
de ces expériences fragmentées »39, au travers de la référence à une « totalité fictive » (la
« société primitive ») désormais dénoncée comme projection ethnocentriste, domination
politique et coup de force épistémologique. A l’extrémité de ce courant postmoderniste (selon
lequel l’ethnographie devrait aujourd’hui devenir « dialogique », se contentant de reproduire

37
Évoquant le travail de réhabilitation de la notion de « culture » effectué par Sahlins à l’encontre de sa possible
dissolution dans l’historicité des traditions et contre sa réduction à la rhétorique des discours, L. Berger précise
fort justement que « c’est une version sémiologique de la culture que celui-ci s’attelle à promouvoir, en tant que
totalité irréductible, autonome, et propre à l’ethnologie, lorsqu’il propose de la concevoir à la fois comme un
ordre symbolique médiatisant la perception et l’action dans le monde, et un ensemble de schèmes signifiants
informant la diversité des activités humaines, au-delà des contraintes matérielles et écologiques adaptatives, ou
des calculs et des préférences utilitaires maximisant les rapports coûts / avantages de telles entreprises » :
Laurent Berger, Les nouvelles ethnologies – Enjeux et perspectives, Paris, Armand Colin, 2005, p.34.
38
James Clifford, Malaise dans la culture : l’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, École
nationale supérieure des Beaux-arts, 1996
39
Laurent Berger, Les nouvelles ethnologies, op.cit. p.40

15
les multiples voix entendues sur place, contre toute prétention à une description neutre et
désengagée), on trouve quasiment une dénégation du présupposé de toute activité de
connaissance, qui réside en l’acceptation de l’existence d’un certain type de justesse
objective, au moins à titre d’idéal régulateur.
La méfiance accrue de l’anthropologie à l’égard de toute généralisation abusive et
naturalisation des concepts prend ainsi le risque de verser rapidement dans un quasi-
nominalisme, réduit à l’expression située d’un individu décrivant son expérience limitée et
personnelle. Cette modestie du rôle incombant au sujet connaissant (l’anthropologue) trouve
son pendant dans les modifications touchant l’objet à connaître, les sujets de l’observation : si
toute « culture » ou « société » ne constitue en fait qu’un flux hétérogène d’événements, de
pratiques et de croyances, alors toute classification ou catégorisation scientifique ne peut que
représenter un coup de force politique et épistémologique à l’égard du réel. La déstabilisation
visible des « identités culturelles » à l’ère de la mondialisation, bien loin d’illustrer une
exception contemporaine par rapport aux collectivités plus stables et homogènes des époques
précédentes, ne ferait que révéler la véritable nature de tout vivre-ensemble : « les cultures
seraient des hybrides à l’état toujours transitoire, à l’intérieur d’un monde culturel flou,
fuyant, insaisissable ; elles seraient le produit d’une créativité humaine continue »40. Cette
dissolution de la notion de « culture » comme totalité distinctive revient en fait à la
transformer en flux circulatoire (de produits, de pratiques, d’idées), en substance se déplaçant
sans cesse entre et dans les individus, eux-mêmes constamment en contact avec la « diversité
culturelle » : « Et cette substance peut être indifféremment pure ou mélangée, monoculturelle
ou multiculturelle. La multiculture est ici un mélange de substances qui, déposées dans le
même réceptacle humain, se mélangent pour devenir une substance unique, créole ou
hybride »41. La perception de la « culture » comme toujours potentiellement essentialisée dans
des ensembles collectifs inégalitaires (des communautés, des nations, des ethnies, des genres
dominants ou dominés) contraint les sciences sociales postmodernes à se rabattre sur
l’expérience individuelle comme seul lieu légitime d’expression « culturelle ». Car c’est à
l’intérieur du corps individuel que doivent venir se mélanger les différents « traits culturels »
(idées, morale, rapport aux objets, et même physionomie physique) afin que le « métissage »
soit vécu comme émancipateur : « les individus hybrides ne partagent rien sinon le fait d’être
des mélanges, tous également dissemblables les uns des autres, à l’exception de

40
Regna Darnell, « Postmodernisme », in Pierre Bonte et Michel Izard (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de
l’anthropologie, op.cit. p.820
41
Jonathan Friedman, « Des racines et (dé)routes – Tropes pour trekkers », in L’Homme, n°156, 2000, p.193

16
recouvrements ou de similarités dans le contenu culturel. (...) Le corps est redéfini comme le
point de convergence d’une multitude de rhizomes d’origine différente, un lieu de rencontre
dans le vaste monde où se diffusent les significations »42. La « culture » prend alors le sens
d’une substance identique, incarnée individuellement en des proportions diverses.
Si l’on s’éloigne de cette aporétique déconstruction postmoderne, qui peine à saisir
autrement qu’en la déconsidérant la persistance des appartenances collectives dans un monde
globalisé, il est possible de conclure ce point en émettant l’hypothèse que la notion de
« culture » peut être saisie à travers un double aspect complémentaire. D’une part, certes,
toute « culture » s’avère contingente et arbitraire à l’échelle de l’histoire et du devenir
humain, puisque sans autre origine que l’évolution immanente des formes de vie collectives.
Mais, en même temps, il convient d’admettre sa nature nécessaire et contraignante pour les
sujets socialisés en son sein, comme véritable « seconde nature », prisme quasi-définitif de
perception, de jugement et d’action. Y compris pour les tenants les plus invétérés du
« relativisme culturel », cette notion ne signifia pour autant jamais – quoi qu’en disent
certaines critiques – l’incommunicabilité des horizons mentaux ainsi circonscrits, mais leur
relative irréductibilité. Si l’homme n’est homme qu’à travers une socialisation, cet être au
monde culturellement déterminé peut certes être élargi, enrichi, voire abandonné au profit
d’un autre après un long dépaysement, mais en aucun cas absent. Condamnation radicale de
l’individuo-universalisme moderne (et de son prolongement postmoderne), ce soubassement
descriptif des réalités humaines enjoint nécessairement un questionnement insoluble sur les
valeurs et les normes, et notamment l’extension des droits individuels fondamentaux au-delà
de leur lieu d’origine43. Un questionnement qui se trouve d’ailleurs passé sous silence lors des
célébrations intempestives du multiculturalisme ou du pluralisme culturel par les instances
internationales, qui les subordonnent implicitement à une conception naturalisante du sujet
humain comme porteur de droits fondamentaux et universels. Nous rejoignons par là une
évolution parallèle du terme de « culture », qui s’est totalement individualisé ces trente
dernières années, grâce à son association avec la notion d’identité, jusqu’à incarner pour
certains une quatrième génération des droits subjectifs : les « droits culturels », revendiqués
par groupes et individus distincts44. Ce qui n’était pas encore tout à fait le cas lorsque les
expressions de « culture de masse », « culture de classe » ou « culture dominante » sont

42
Ibid. p.202
43
Stéphane Vibert (dir.), Pluralisme et démocratie – Entre culture, droit et politique, Montréal, Québec
Amérique, 2007
44
Patrice Meyer-Bisch, « Quatre dialectiques pour une identité », in Will Kymlicka et Sylvie Mesure (dir.), Les
identités culturelles, Comprendre n°1, 2000, pp.271-295.

17
apparues45 : il était alors encore possible de penser une détermination sous-jacente aux actions
et volontés individuelles, sans la rabattre immédiatement sur une dimension consciente et
voulue, quitte à ramener abusivement la boîte noire de « l’aliénation » comme ultime recours
explicatif.

« Communauté » et « culture » comme figures du monde commun ?


Pourquoi considérer les quasi-concepts de « communauté » et de « culture » comme
des « autres » de la modernité ? Essentiellement parce que, durant un siècle, malgré ou à
cause de leur polysémie, ils ont pu figurer un « au-delà » de l’individualisme comme
configuration centrale de l’idéologie moderne. C’est-à-dire un lieu qui contredit
l’individualisme comme référence ultime de la modernité à un certain niveau – sur le plan de
l’ontologie sociale et de la genèse des institutions –, mais un lieu qui, sur un autre plan,
constitue la condition de possibilité même de cet idée-valeur du sujet autonome et moral – en
tant que finalité normative d’une politique démocratique –46. Loin d’être contradictoires, plus
encore que complémentaires, ces deux dimensions se supposent l’une l’autre, et c’est peut-
être le sens de cette articulation qui semble se dissoudre aujourd’hui dans le constructivisme
le plus invétéré, qui n’est qu’une version contemporaine du volontarisme rationnel inhérent à
l’artificialisme des modernes. A contrario, restaurer l’intelligence de cet arrière-plan suppose
de rompre avec une partie de la vision que la modernité donne d’elle-même, dans ses versions
principales.
Nul doute que les deux concepts de « communauté » et « culture » aient pu
historiquement être abusivement naturalisés et essentialisés, dans des formes délétères par
ailleurs bien connues, sur le plan politique ou scientifique. De la mythologisation de la
communauté raciale à la reconduction des stéréotypes et préjugés, de l’utopie d’une
communauté sans classe ni conflit à la justification sans retenue des coutumes les plus
cruelles, la pente quasi-naturelle de l’emploi des deux termes a souvent conduit à surestimer
l’homogénéité des ensembles ainsi circonscrits, soit afin d’en légitimer la nature authentique
et protégée des méfaits de la modernisation, soit au contraire afin d’en soulever les aspects
archaïques et obscurantistes et appeler à une transformation profonde des pratiques et valeurs.
Cependant, cette naturalisation abusive a, depuis une trentaine d’années, suscité par retour de
balancier un excès inverse, qui consiste non seulement à déconstruire le symbolique afin de

45
Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, op.cit.
46
Cette analyse particulière s’avère donc une illustration du principe que Louis Dumont nomme « hiérarchie »,
définie par l’englobement du contraire. Voir « Vers une théorie de la hiérarchie » in Louis Dumont, Homo
hierarchicus – Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966, pp.396-403.

18
dévoiler les intérêts dominants qui en constituent l’armature, mais plus encore à considérer
que toute référence collective peut et doit être ramenée aux volontés conscientes et activités
explicites des acteurs sociaux. Dans leur prétention à « dénaturaliser » le réel afin de le
« défataliser », certains courants dits postmodernistes des sciences sociales en viennent à
exprimer ce que Jacques Dewitte a excellemment nommé un « déni du déjà-là »47, une
récusation de l’épaisseur à la fois historique et symbolique qui se joue dans la précédence de
l’appartenance et dans la sédimentation culturelle. L’utilisation du terme « communautés
culturelles », dans la plupart des démocraties occidentales, montre combien va loin la logique
d’individualisation de toute appartenance, qui en oblitérant toute une partie de l’existence
humaine, la rend partiellement incompréhensible, et surtout conduit à une profonde
schizophrénie civilisationnelle. Car au moment même où les sciences sociales ne cessent au
nom d’une dénaturalisation émancipatrice de déconstruire toute réalité, de montrer l’arbitraire
de toute coutume, la relativité de toute valeur, le métissage de toute pratique, l’hybridation de
toute appartenance, les politiques les plus progressistes invoquent la nécessité de quotas pour
des groupes défavorisés, de statistiques sur des critères ethniques et raciaux (l’insupportable
notion fondamentalement raciste – puisque se réduisant à une reconnaissance par traits
physiologiques, essentiellement la couleur de peau – de « minorité visible »), de
discrimination positive et procédures différenciées selon la confession religieuse du citoyen.
On peut craindre que la négation délibérée de l’institution du sens, socio-historique par
définition, loin de mener à une libération des désirs à l’égard de la norme étouffante, ne
conduise à son contraire : la réaffirmation pathologique de ce que Dumont a nommé des
« individus collectifs », qui transposent au niveau d’un groupe tous les attributs d’une
personnalité unifiée : conscience de soi, volonté, rationalité instrumentale, activité et destin.
Or, sous les termes « culture » et « communauté », si l’on veut bien aller au-delà des
définitions conjoncturelles données selon les écoles et les auteurs, ce qui se trouve en jeu
relève fondamentalement de la question d’un « monde commun ». Cette question du « monde
commun » s’avère d’une importance capitale tant sur les plans descriptifs, épistémologiques
que plus directement politiques. L’évacuation cognitive et normative de ce qui dans les
notions de « culture » et de « communauté » révélait, ou au moins laissait poindre, un « au-
delà de l’individualisme », ouvre non seulement sur une mécompréhension des conditions

47
Jacques Dewitte, « Le déni du déjà-là – Sur la posture constructiviste comme manifestation de l’esprit du
temps », Revue du M.A.U.S.S., n°17, 2001, pp.393-409. « Car en dévoilant ainsi l’arbitraire, c’est un fait massif
et positif que l’on s’emploie à souligner, et je ne crois pas que l’on ait beaucoup gagné à substituer au fétichisme
du fait soi-disant naturel la lourde positivité de l’arbitraire, surtout que, comme on l’a vu, la préoccupation
principale est de mettre en même temps en relief la supériorité de l’esprit qui effectue cette opération, qui jubile
et triomphe de son savoir et de son pouvoir » (p.400).

19
d’existence même d’une société démocratique et de la constitution d’un sujet autonome, mais
plus encore, rend totalement incompréhensible désormais tout ce qui excède la volonté
consciente des individus. Il existe pourtant une tradition de pensée à la fois diversifiée et
rigoureuse qui s’est attelée à déployer la nature et les horizons de ce monde commun, sous de
multiples appellations selon les auteurs considérés, qui par-delà leurs ancrages originaux,
partagent pourrait-on dire une même perspective de pensée. Une perspective de pensée qui
tente d’explorer ce qui apparaît comme « hiérarchie de valeurs » chez Louis Dumont, comme
« dimension social-historique » chez Cornelius Castoriadis, comme « horizon de
significations partagées » chez Charles Taylor, comme « esprit objectif des institutions » chez
Vincent Descombes, comme « totalité synthétique a priori » chez Michel Freitag, etc. Bien
entendu, il n’est pas ici question de minimiser les différences profondes qui particularisent ces
auteurs48, mais il semble possible d’affirmer qu’ils pourraient être rassemblés sous une
étiquette commode, celle que Descombes nomme le « holisme structural »49, afin de
circonscrire une perspective qui part à la quête d’un fondement symbolique à la socialité
humaine conçue dans l’horizon d’une totalité à la fois signifiante et concrète.
Par le recours au terme maussien d’« institution », ces différents auteurs retrouvent les
médiations symboliques qui tissent la société de part en part et structurent par là un monde
commun contingent et original : le langage bien entendu, mais aussi et surtout l’ensemble des
dimensions sociales dans lesquelles les individus empiriques s’inscrivent chaque fois qu’ils
pensent et agissent. Il vaut la peine de citer ici Castoriadis : « Ce qui tient une société
ensemble est évidemment son institution, le complexe total de ses institutions particulières, ce
que j’appelle ‘l’institution de la société comme un tout’ – le mot institution étant pris ici dans
le sens le plus large et le plus radical: normes, valeurs, langage, outils, procédures et méthodes
de faire face aux choses et de faire des choses et, bien entendu, l’individu lui-même »50. Il
s’agit donc de mettre au jour « un niveau d’être inconnu de l’ontologie héritée, le social-
historique en tant que collectif anonyme, et son mode d’être en tant qu’imaginaire radical
instituant et créateur de significations »51. Le fait que les significations instituées soient
« sociales » implique une cohérence intelligible pour les acteurs, qui acquièrent par
socialisation la compréhension et la finalité de leurs pratiques dans une perspective
48
Pour une comparaison plus affinée entre les positions de Castoriadis, Dumont et Freitag, je me permets de
renvoyer au texte : Stéphane Vibert, « La référence à la société comme ‘totalité’ – Pour un réalisme ontologique
de l’être-en-société (sociologie dialectique et anthropologie holiste), Société n°26, 2006, pp.79-113.
49
Vincent Descombes, Les institutions du sens, Paris, Gallimard
50
Cornelius Castoriadis, Domaines de l’homme – Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil (Essais), 1986,
p.277
51
Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé – Les carrefours du labyrinthe III, Paris, Seuil (Essais), 1990,
pp.66-67

20
relationnelle d’action mutuelle. Mais il apparaît alors qu’il n’est pas dans le pouvoir de ces
acteurs sociaux de générer les règles des actions qu’ils entreprennent, ni la structure
signifiante des situations et contextes auxquels ils ont à s’ajuster. Ils ne peuvent se trouver à
l’origine de l’ordre du sens de leurs actions particulières comprises à l’aune de situations
sociales, car c’est justement cet ordre du sens englobant (impersonnel et anonyme, dirait
Castoriadis) qui donne forme à leur expérience créatrice subjective, un ordre du sens présent
sous forme de données « objectives »: institutions, structures d’activité, manières de faire et
de penser, usages établis, règles à suivre, etc. La structuration qualitative des actions,
événements, situations et contextes renvoie à des manières systématiques, « synthétiques a
priori », de faire et de penser, dont l’expression par des actes individualisés et situés se révèle
contingente dans leur déterminité. Tout engagement existentiel « met en œuvre des schèmes
prédéterminés de connaissance du monde, et l’auteur, l’acteur ou le locuteur s’y engage dans
une modalité elle aussi déterminée de l’action et du jugement »52. Or, à notre sens, ce sont
précisément ces « schèmes prédéterminés de connaissance du monde » que tentaient plus ou
moins confusément, à travers la diversité des incarnations historiques, de saisir en général les
quasi-concepts de « culture » et de « communauté », non pas tant en ce qu’ils pourraient
restreindre le libre-arbitre subjectif au nom d’un déterminisme social (l’équivalent d’un
véritable conditionnement hypnotique, le fameux cultural dope justement dénoncé par
Garfinkel) – ainsi que le laisserait accroire une « philosophie de l’histoire » inhérente aux
Lumières qui opposerait tradition / réflexivité, irrationnel / rationnel, stagnation / progrès, etc.
–, mais en tant qu’ils se voyaient mobilisés afin d’appréhender et expliciter les conditions de
possibilités sociales de l’agir individuel, comme valeurs et représentations structurantes
(définissant un ensemble d’actions et de perceptions possibles, ni exhaustif ni infini) sans être
déterministes, contingentes sans être hasardeuses ni nécessaires53.

Conclusion

52
Michel Freitag, « Pour un dépassement de l’opposition entre ‘holisme’ et ‘individualisme’ en sociologie », in
Jean-François Côté, Individualismes et individualité, Sillery, Septentrion, 1995, (pp.263-326) p.315
53
Voir le magnifique et très inspirant texte de Jacques Dewitte, « Ni hasard ni nécessité. La contingence des
phénomènes sociaux selon Marcel Mauss », Revue du MAUSS semestrielle, n°19, 2002, pp.241-272 : sous le
« regard anthropologique » de Mauss, « il n’y a pas seulement eu contingence dans le moment passé et révolu de
l’institution, auquel aurait succédé une nécessité implacable par rapport à laquelle le regard de l’historien, de
l’anthropologue ou du philosophe, apporterait seul une certaine distance. Il y a une sorte de distance à soi, non
critique et non réfléchie il est vrai, qui a lieu dans le présent et que l’on peut situer dans un rapport continué à
soi-même, dont l’attachement des membres d’une société à leur modalité d’existence particulière constitue
l’aspect affectif » (pp.271-272).

21
Ainsi que l’a exprimé Marcel Gauchet dans un texte portant sur Louis Dumont qui
vient d’être repris dans La condition politique54, l’avènement de l’individualisme signe
également le moment où la société a pu devenir une réalité sui generis et un objet scientifique.
En effet, la révolution moderne suppose « une reconnaissance de ce que l’autonomisation
achevée de l’économique et le dégagement de l’individu en tant justement qu’acteur
économique qui l’accompagne impliquent (…) une transformation radicale de la
représentation du lien social. Le primat de l’individu, ce n’est évidemment pas l’absence du
social, c’est même une idée extrêmement déterminée de société »55. Et avec l’émergence de
l’idée générique de société, qui incarne cette faculté collective d’auto-organisation immanente
et d’auto-transformation dans la durée (présupposée par l’approfondissement de
l’historicité56), se précisent concomitamment les significations socio-anthropologiques de
« communauté » et de « culture », comme pour en spécifier les conditions morales et
gnoséologiques. En effet, si l’on tente d’en extraire le noyau dur, par-delà leurs expressions
historiques polymorphes, la référence à la « communauté » visait à mettre au jour la présence
indélébile d’un socle normatif (désigné comme « moral » dans les premières sociologies :
devoir, don, confiance, réciprocité) permettant aux interactions sociales de se dérouler dans
une atmosphère d’attentes mutuelles garanties, tandis que l’exploration de la « culture »
tendait à identifier « l’esprit objectif » d’une société humaine, sa signification imaginaire
centrale qui se comprend « comme la courbure spécifique à chaque espace social ; comme le
ciment invisible tenant ensemble cet immense bric-à-brac de réel, de rationnel et de
symbolique qui constitue toute société et comme le principe qui choisit et informe les bouts et
les morceaux qui y seront admis »57. Autrement dit, en ces formules synthétiques et
saisissantes qu’affectionnait Castoriadis : « un système de significations imaginaires qui
valorisent et dévalorisent, structurent et hiérarchisent un ensemble croisé d’objets et de
manques correspondants, et sur lequel peut se lire (…) cette chose aussi incertaine
qu’incontestable qu’est l’orientation d’une société »58. La dimension irréductiblement
« holiste » de la condition humaine – totalisée durant des millénaires sous la figure
d’une dette de sens à l’endroit d’un invisible instituant, avant d’être réinstaurée dans les
sociétés modernes sous l’aspect d’une intégration politique offrant de manière dialectique une

54
Marcel Gauchet, « De l’avènement de l’individu à la découverte de la société », in La condition historique,
Paris, Gallimard, 2005, pp. 405-431
55
Ibid. p.418
56
Marcel Gauchet, « Le renversement libéral et la découverte de la société », in L’avènement de la démocratie I
– La révolution moderne, Paris, Gallimard, 2007, pp.155-185
57
Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p.216
58
Ibid. p.227

22
place prépondérante au sujet individuel – trouvait ainsi dans les modalités
« communautaires » et « culturelles » de perception, d’évaluation et d’action un niveau
ontologique (comme condition de possibilité et horizon de totalisation) et épistémologique
(comme catégorie de connaissance et de hiérarchisation) qui contrebalançait efficacement la
dynamique historique de la modernité valorisant la rupture symbolique, le changement social
et l’individualisation des intérêts59.
En dissolvant partiellement les ordres de sens qui rendent possible et compréhensible
l’inscription dans un monde commun, la radicalisation de l’idéologie individualiste – qui
retraduit toute « communauté » en une juxtaposition d’individualités pensant partager une
caractéristique identique (qu’elle soit ethnique, raciale, sexuelle) sans même se connaître et
toute « culture » en une somme incohérente d’éléments décontextualisés et folklorisés
(vestimentaires, alimentaires, linguistiques, professionnels) parce que « hybrides » et
« métissés » – pourrait non pas conduire à une anomie généralisée (quoique certains signes
manifestes de la « fatigue d’être soi » iraient certainement dans cette direction), mais à une
mécompréhension totale de cette incomplétude originelle qui fait de l’être humain un être
originellement et irréductiblement social-historique, qui fait que « l’homme est société, il
n’est que dans et par la société, son institution et les significations imaginaires sociales qui
rendent la psyché apte à la vie »60. En réduisant toute appartenance collective à la résultante
stricte d’une addition de volitions individuelles, conscientes et rationnelles, la vulgate
contemporaine laisse la subjectivité ainsi « émancipée » sous le joug de régulations
strictement anonymes et autopoïétiques, principalement juridiques (en vertu de ses « droits
inaliénables » qui ne trouvent plus nulle part les devoirs réciproques qui y correspondent) et
économiques (en vertu de ses « besoins » qui ne trouvent plus nulle part les limites
écologiques ou simplement décentes à leur satisfaction), censées gérer en son nom (les droits
de l’homme et la croissance comme objectifs universels…) de façon systémique et
pragmatique les questions fondamentales liées à son existence et son devenir. D’où
certainement le constat de cette rage impuissante qui saisit les individus déliés qui, de plus en
plus théoriquement titulaires de droits et libertés, semblent de moins en moins vouloir
participer à courber la trajectoire de leur destin collectif.

59
Y compris d’ailleurs sous les formes les plus « révolutionnaires » de l’idéal communiste (perspective d’une
communauté humaine restaurant la dignité de l’homme générique par la suppression de ses contradictions
internes aliénantes et externes oppressives) et de la culture prolétarienne (cherchant par rupture avec la
superficialité bourgeoise une modalité authentique d’expression collective).
60
Cornelius Castoriadis, « Anthropologie, philosophie, histoire », in La montée de l’insignifiance – Les
carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, 1996, p.112

23
Résumé :
La modernité politique s’est constituée autour d’une perspective individuo-universaliste, sous
les traits principaux du sujet autonome, de l’État de droit, de la démocratie représentative et
des progrès de la Raison. Concernant la légitimation de l’autorité politique, le schème
contractualiste s’est imposé comme un mode dominant afin de penser le consentement
individuel à la base de toute collectivité humaine. A rebours, les sciences sociales ont tenté
dès les lendemains de la Révolution française et jusqu’aujourd’hui d’élaborer des théories de
la « société » dénonçant les illusions d’un individu fondateur, parce que naturellement libre et
rationnel. Nous interrogerons donc la « communauté » (en sociologie) et la « culture » (en
anthropologie) comme des concepts majeurs -mais polysémiques- qui cherchent à penser le
sujet autonome non pas comme origine mais comme finalité normative de l’être social-
historique, et également comme condition d’existence et de possibilité pour les capacités
d’action politique individuelle et collective délibérée.

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