Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
de la Méditerranée
Kably Mohammed. Espace et pouvoir au «Maroc» à la fin du «Moyen Age». In: Revue de l'Occident musulman et de la
Méditerranée, n°48-49, 1988. Le monde musulman à l'épreuve de la frontière. pp. 26-37;
doi : 10.3406/remmm.1988.2229
http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1988_num_48_1_2229
ESPACE ET POUVOIR
AU «MAROC» A LA FIN DU «MOYEN AGE»*
Dans la mesure où l'on ne saurait sans artifice cloisonner des réalités adjacentes,
on peut dire, s'agissant de la Méditerranée occidentale, que l'ensemble de ses espaces,
en dépit de chronologies dissemblables, avait connu, dans certains cas, des relais
aussi distincts que confondus. Pour le monde occidentalo-musulman, la fin du
«Moyen Age», bien que différenciée dans le détail, serait aussi valable, en tant
qu'épisode cohérent, qu'il l'a été jusque-là, en gros, pour l'autre rive. D'autre part,
dans le cas particulier du «Maroc», la même période qui serait plutôt
d'affaiblissement progressif paraît devoir débuter par là-même où commença l'ascension
inverse du mouvement de «Reconquête», soit donc par la débâcle d'al-'Uqâb,
laquelle fut essuyée par les Almohades le 14 safar 609/12 juillet 1212 à Las Navas
de Tolosa, sur le sol ibérique. Alors qu'on pourrait lui assigner pour premier terme
l'occupation par le Portugal le 21 Août 1945, de la ville de Ceuta. Puisqu'un tel
événement inédit pour la cité investie, allait annoncer pour les derniers Mérinides
des difficultés décisives, pour le pays en général des mutations de tous ordres, pour
l'Occident, enfin, une suprématie qu'on sait depuis lors irréversible. Si bien qu'à
considérer ainsi les choses, ledit épisode pourrait s'appréhender dans les deux sens
comme épisode de transition. Avec pour trait dominant une compétition sans merci,
autour et pour l'espace.
A propos de cet espace, on sait qu'il était uniformément almohade jusqu'à la
* Afin d'éviter tout anachronisme ou impropriété civilisationnelle, les termes Maroc et Moyen
Age, dans cette étude, seront mis entre guillemets.
déroute d'al-'Uqâb. On sait aussi qu'il ne l'était déjà presque plus quelque demi-
siècle plus tard, avant même la disparition «physique» du pouvoir titulaire de
Marrakech. Entre ces deux situations-limites, un véritable éclatement du territoire avait
emboîté le pas, pour ainsi dire, à la régression militaire de l'État. Des réalités
souterraines, apparemment, s'étaient alors étalées au grand jour : en Andalousie, des
mouvements d'indépendance dont il n'émergea finalement qu'un émirat
minuscule — celui constitué par les Nasrides à Grenade dès 629/1232 — avaient
commencé par renouer résolument avec la tradition locale des reyes des taïfas; du côté
du territoire d'Afrique du Nord, d'autres mouvements, tribaux pour la plupart,
entendaient de leur côté, mais bien à leur manière, se passer de toute
subordination inconditionnelle, d'où qu'elle vînt, pour s'approprier effectivement leur
«mouvance» sinon même pour l'élargir. Et alors que la ville de Cordoue succombait
sous les coups de Ferdinand III de Castille et de Léon en 633/1236, les Zayyâni-
des, du côté opposé, étaient sur le point de proclamer la création de l'émirat
autonome, bien que formellement proalmohade, de Tlemcen. Cependant que
Marrakech cherchait positivement à s'assurer les services des Mérinides déjà à demeure
au nord-est, non loin de leurs cousins et rivaux zayyânides, et que lesdits
Mérinides, ne nourrissant encore, et pour longtemps, aucun projet sérieux de
substitution aux gouvernants, se comportaient alternativement en tribus rapaces ou
mercenaires. D'autre part, devançant ces communautés zénètes de l'ouest, les Hafsides,
lieutenants chargés depuis peu de la protection de PIfrîqiya, avaient préféré quant
à eux annexer cette province dès le début de 627/1229. Pour se poser bientôt comme
masmudiens proches du Mahdi fondateur en héritiers «légitimes» du califat, ce
qui signifiait d'abord, en fait comme en droit, qu'ils prétendaient au patrimoine
dans son ensemble. De telle sorte qu'à la disparition en 668/1269 du dernier calife
almohade, ledit patrimoine, amputé considérablement en Ibérie, se trouvait
partout entre les mains de puissances locales antagonistes.
Dans le cadre de ce contexte, les Mérinides, grâce à l'appui stratégiquement
indispensable des Hafsides, purent conquérir, au nom de ces Hafsides, une bonne
partie du territoire puis la capitale officielle de l'« Empire». Après quoi, dès la
maîtrise du nord et de Ceuta acquise, une nouvelle orientation se dessina aussitôt :
elle consistait en un mot à aller outre ce domaine. D'abord en poursuivant la
marche vers le nord, au nom du principe expêditif et déjà inopérant du Gihâd, ensuite
en s'engageant du côté de l'est où à force d'insistance, on avait fini, sous le règne
d'Abu-1-Hassan, par s'emparer en 737/1337 de tout l'émirat de Tlemcen. Puis ce
fut le tour du pays ifrîquiyen envahi en 748/1347 au nom, cette fois-ci, du légiti-
misme prohafside. Néanmoins, une dizaine d'années plus tard, il était devenu
évident qu'une si coûteuse expérience, bien que relancée pour un temps, ne pouvait
plus se poursuivre1.
Ce fut alors le reflux quasi définitif. Entamé avec la disparition subite d'Abù
'Inân en 759/1358, il devait annoncer le repli durable, en dépit de soubresauts
espacés, mais aussi — ce qui n'est guère moins important — une certaine atomisa-
tion interne du territoire. Associée à la multiplicité des fronts en compétition pour
le pouvoir, cette dernière attitude allait mener le Maghreb Extrême, bien avant
la perte de Ceuta, à une réelle subordination de fait, par le biais de prétendants
en exil, vis-à-vis à la fois de la Castille et de Grenade2.
D'où les questions : pourquoi cette ardeur des Mérinides, une fois installés au
Maghreb Extrême, à vouloir coûte que coûte maîtriser un espace beaucoup plus
28 / M. Kably
En entreprenant d'étendre leur autorité vers le nord puis vers l'est, les Mérini-
des, d'un certain point de vue, évoluaient dans un seul et même espace. Appelé
Ma'grib par les premiers géographes moyen-orientaux des inc/ixe et ive/xe siècles,
il incluait traditionnellement, outre la Sicile et l'Andalousie alors sous autorité
umayyade, tout le nord du continent jusqu'à l'Egypte. Au niveau du détail de cette
partie du monde musulman, on note cependant que le mot «Magrib» est de
préférence affecté par les mêmes géographes à la seule portion africaine qu'ils situaient
en général entre la ville d'Alexandrie et l'Atlantique3. En clair, le Maghreb
théorique, au sens le plus courant, correspondait au début à cet ensemble incluant la
Cyrénaïque (Barqa), la Tripolitaine, l'Ifrîqiya et le reste composé d'un certain
nombre d'unités territoriales ou ethnico-territoriales et de cités-États (Tahert, Sous,
Sijilmassa, Bargwâta, etc.). Autrement dit, l'ensemble de cette région, aux yeux
du voyageur ou tout autre sujet oriental, paraît avoir constitué une unité à peu
près homogène qui n'excluait pas toutefois les nuances ni les traits sous-régionaux
particuliers.
Il va de soi qu'une telle perception est liée historiquement à la conquête, soit
à un moment où le nord-ouest africain était appelé à devenir musulman, qu'il l'était
peut-être en partie, à travers l'Ifrîqiya, et qu'il relevait militairement, en tant que
domaine global, du commandement provincial de l'Egypte. De ce fait, le mot
«Magrib», selon cette acception le destinant d'emblée à Dâr-al-Islâm, serait né
à son tour de la conquête4. Il s'en suivrait que depuis la fin du premier siècle de
l'Hégire (fînvne-début VIIIe s. ap. J.-C), tout le Maghreb, au sens limité à
l'Afrique, constituait en pratique, pour l'Islam oriental, un espace d'un seul tenant.
D'où, apparemment, la consécration unanime des premiers géographes
moyen-orientaux.
En Occident musulman, on note qu'une telle approche sera adoptée à la lettre,
le plus souvent, par la tradition historico-géographique, «médiévale». Bien plus,
elle sera accueillie en Italie, à l'orée du xe/xvie siècle, par le biais notamment de
la «Description» de Léon l'Africain, pour figurer plus tard, vers le milieu du siècle
suivant, dans «l'Afrique de Marmol»5. Seul Ibn Haldûn, que l'on sache, s'écarte
dans ses 'Ibar d'une perception si répandue et qu'il avait pourtant assez
curieusement commencé par reproduire lui-même, sans plus de nuance, en rédigeant la
partie reflexive de son œuvre, c'est-à-dire la Muqaddima6. Quoi qu'il en soit, il
est heureux que se référant à l'opinion courante parmi les habitants de ces
contrées», les 'Ibar puissent nous apprendre que le Maghreb, du côté du levant, n'excède
pas les limites de la province de Tripoli, ce qui permet du reste à l'auteur d'iden-
Le * Maroc» à la fin du «Moyen-Age» I 29
tifier cet ensemble, de son époque, avec « les régions qui formaient dans les temps
anciens le domaine des Berbères»7.
Or il se trouve que l'époque d'Ibn Haldûn, comme chacun sait, est au cœur de
la tranche chronologique qui a été définie plus haut. A moins que le présent
indéfini utilisé à l'occasion ne permette, quant à lui, de déborder cette tranche en amont,
ainsi qu'on le verra par ailleurs. En tout état de cause, la remarque formulée par
Ibn Haldûn pourrait permettre de renvoyer non plus à un espace plus ou moins
didactique et défini de l'extérieur mais plutôt à un espace saisi comme concret
cette fois-ci, au plan psychologique, et vécu collectivement comme solidaire.
D'autre part, à tenir compte du développement explicatif étayant la même
remarque, il nous faudrait préciser immédiatement que cet espace, tout en étant
solidaire, est cependant réparti en entités distinctes, lesquelles, soulignons-le, sont
d'abord définies par leurs ethnies dominantes respectives. Sans d'ailleurs que soient
négligées tout à fait les limites dites naturelles, du moins dans le cas du Maghreb
Extrême, peut-être parce que celui-ci «abrite un tel nombre de peuples que seul
leur Créateur pourrait les dénombrer»8. Alors que le Maghreb central «est en
grande partie le domaine des Zenâta» et que la division voisine, celle du «pays
de Bougie et de Constantine» est «aujourd'hui occupée par les Arabes, à
l'exception de quelques régions montagneuses d'accès difficile où on trouve encore les
résidus» des premiers occupants «Zwâwa, Ketâma, 'Ajîsa et Huwâra»9. Alors aussi
que «toute l'Ifrîquiya jusqu'à Tripoli... est devenue de nos jours un terrain de
parcours pour les tribus arabes Sulaym», après avoir été autrefois la demeure des
«Nefzâwa, des B. Ifren, des Neffûsa et d'innombrables autres tribus berbères»10.
Autrement dit, la distribution de l'espace, au Maghreb médiéval, est surtout
d'ordre ethnique. Pour l'individu sans aucun doute et en tout cas pour la
documentation qui demeure assez près du «terrain» (relations de voyage, recueils
hagiographiques, nawâzil ou cas d'espèce juridiques), la référence, à travers la région
tout entière, renvoie couramment à la population résidente, plutôt ou en même
temps qu'à la localité même de résidence11. Quant aux désignations territoriales
signalées à l'instant d'après le texte des 'Ibar, on remarque qu'elles
n'interviennent que comme repères cardinaux et qu'à part le nom antique d'Ifrîquiya, les
autres appellations, à scruter les descriptions successives du voyage, seraient de
date assez récente.
De fait, trahissant un début d'existence propre et partant une certaine conscience
de communauté territoriale associée d'évidence au développement phagocytaire
de l'État, la nouvelle nomenclature, s'appliquant à des domaines malgré tout encore
mouvants, serait apparue, selon toute vraisemblance, à l'époque zîrîdo-hammâdido-
almoravide, c'est-à-dire probablement aux alentours du milieu du ve/xie siècle. Dans
le cas d'al-Magrib-al-Aqsâ ou Maghreb Extrême en tout cas, la chose est à peu
près sûre. Puisque ce nom, en tant que terme appliqué à une division territoriale,
est mentionné pour la première fois, semble-t-il, ainsi d'ailleurs que celui d'a/-
Magrib-Azosat (Maghreb central), dans le texte bien connu de la Nuzhat d'al-
Idrîsî12. Mais alors que le Magrib-Awsat n'y apparaît qu'à un seul endroit et pour
s'appliquer à cette époque au domaine de Bougie — ce qui signifierait que cet espace
aurait «glissé» à l'ouest, vers l'émirat de Tlemcen, à l'époque d'Ibn Haldûn13 —
l'autre appellation — celle d'al-Magrib-Aqsâ — y est à ce point fréquente qu'elle
ne saurait être fortuite. En d'autres termes, et comme la composition de la Nuzhat
a été achevée en 548/1154, alors que s'installaient les Almohades au «Maroc»,
30 / M. Kably
cette fréquence dénoterait non point une innovation originale mais plutôt un usage
vraisemblablement courant, lequel, a priori, serait apparu par suite de la première
expérience de centralisation étatique essayée dans cette partie du Maghreb, celle,
bien entendu, des émirs almoravides14.
Est-ce à dire cependant que l'État «phagocy taire» ainsi apparu au Maghreb et
appelé Makhzen de fort bonne heure au Maroc15 a essayé depuis lors, de même
que son homologue en Occident, de s'identifier peu à peu à une «nation»
subrégionale devenue sienne et qui se démarque, le temps aidant, par rapport aux
«nations» avoisinantes? Rien, assurément, ne permet de le soutenir. Non point
pour cette raison non négligeable d'appartenance à la 'Umma de l'Islam —
puisque le facteur parallèle de Respublica Christiana, par rapport à l'Occident, ne fut
aucunement déterminant, à cet égard16 —, mais surtout parce que le ressort d'un
tel État, Ibn Haldûn l'a bien vu, est d'abord, là aussi, d'ordre ethnique. Car pour
un État centralisateur qui se veut en principe unitaire, un tel ressort, quoi qu'on
fasse, ne saurait être qu'antinomique. D'où les heurts incessants, comme en témoigne
toute la chronique, entre État et territoire, c'est-à-dire entre quelques divisions
rivales mais dominantes et un ensemble de 'asabiyya-s subjuguées et
alternativement insoumises. D'où aussi, en conséquence, le caractère « a-national », pourrait-
on dire, à la fois du territoire et de l'Etat. D'autant que l'existence de parentés
ethniques — même fictives17 — , ne milite pas, à l'échelle de la région, en faveur
de la notion exclusive de frontière. Ce qui explique qu'il n'en est guère question,
à généralement parler, qu'au niveau de l'écrit savant ou de la tradition officieuse.
Sur le terrain au contraire, il ne s'agit, le plus souvent, que de limite. Étant
associée à l'origine de l'habitant, cette limite, au surplus, n'est jamais tout à fait non-
intangible. De là son caractère multidirectionnel, discontinu et plutôt éphémère18.
De là aussi, sinon surtout, la nécessité pour nous de réajuster notre approche quant
à la nature de la confrontation du dominant maghrébin, quel qu'en soit le point
de départ, avec l'espace au «Moyen Age».
ou division tribale en avait reçu ainsi sa part «en pâture», ce qui revient, en un
mot, à une véritable invitation à la ruée20.
2. — Dès qu'il eut exécuté ce dessein dans l'éclatement fondateur ainsi décrit,
le mouvement mérinide envahit peu à peu tout l'espace atlantique environnant
pour ne s'arrêter en 660/1262 qu'à la limite «naturelle» de l'Oum Rbia. Jusqu'à
l'année 668/1269, date d'occupation de la capitale, le Maghreb Extrême sera donc
coupé en deux, par rapport à cette rivière, et partagé en fait, par conséquent, entre
Mérinides et Almohades21. D'autre part, sur le flanc oriental, il semble que le
nouvel occupant ait entrepris, dès le début, d'éloigner les anciens compagnons
Ma'qil qui durent alors se replier vers le sud —- du côté du Drâa comme en
direction du Sous dissident des Banû Idder —, sans pour autant abandonner
complètement le pays du nord extérieur. Pour arriver à cette fin, les Banû Marîn, précisons-le,
eurent recours à des populations locales de la même 'asabiyya zénète, tels les Mik-
nâsa, les Banû Waritân, les Banû Wangâs et les Banû Yerniyân et s'en servirent
pour protéger les voies de passage menant vers les plaines occidentales. De même
qu'ils veillèrent à renforcer cette protection en s'alliant aux Hiladiens Suwayd venus
de l'est, lesquels, au surplus, étaient réputés ennemis à la fois des Ma'qil et des
maîtres de Tlemcen.
Or, à tenir compte de ces détails, on ne peut s'empêcher de conclure à un
certain pragmatisme nuancé de la part des Mérinides en ascension vers le pouvoir,
face à l'espace. Car de même qu'ils savaient cohabiter avec l'autre et «se résigner»
au partage, de même s'attachaient-ils, dans ce partage, à monopoliser au mieux,
en fin de compte, les positions centrales déjà acquises. Et puis il y a le dernier
épisode — très complexe parce que de clôture — qui peut se lire sous ce même
angle. Puisque les Ma'qil, une fois repoussés au loin, avaient les uns rejoint le
Sous alors que d'autres, les Munabbât, s'étant d'abord emparés de Sijilmassa, mirent
aussitôt ses possibilités et avantages à la disposition des Zayyânides. Pour
redresser la situation à leur profit dans ces contrées méridionales, les nouveaux
dominants du nord et du Gharb n'hésitèrent pas, en 665/1266, à installer cyniquement
à Marrakech un émir muminide dévoué à leur cause. Escomptant ainsi pouvoir
drainer le trafic et le tribut promis vers leur domaine, les Banû Marîn, devant
l'habileté et le sérieux inattendus, semble-t-il, du partenaire almohade, ne
tardèrent pas à se déclarer «trahis» par ce calife surnommé Abu Dabbûs. D'où le siège
final de la capitale et la substitution pure et simple au partenaire22. Au nom,
rappelons-le, du califat de Tunis.
3. — Étant limitée au centre du Maghreb Extrême pour ne concerner vers le
sud que Marrakech et alentour, cette substitution, aux yeux sans doute des
intéressés eux-mêmes, était à l'évidence insuffisante. Du fait que le Maghreb Extrême,
en tant qu'espace, avait déjà acquis une orientation telle, au niveau de l'État, que
nul système ne saurait s'y passer du grand commerce subsaharien. Or celui-ci relevait
non seulement des réseaux d'acheminement du Centre mais d'abord des points
d'accueil méridionaux, lesquels, étant situés dans le Sous et dans le Drâa, étaient
alors soit autonomes soit soumis à la volonté des adversaires ma'qiliens.
• Pour neutraliser ces facteurs et ériger réellement un pouvoir efficace au «Maroc»,
les Mérinides, dès l'occupation de Marrakech, entreprirent une action militaire
aussi intense que soutenue. Après la première défaite cuisante de Tlemcen, en
670/1272, le Sous rentra dans l'ordre l'année suivante mais Sijilmassa dut tenir
bon, malgré tout, jusqu'au milieu de 673/septembre 1274. Du coup, l'émir Abu
Le «Maroc» à la fin du « Moyen-Age» I 33
à Tlemcen en 774/1372, à ce même sort déjà infligé dans des conditions similaires
aux réalisations d'Abû 'Inân.
Pourquoi donc cet acharnement de la communauté des cheikhs à vouloir
«dramatiser» ainsi les choses, cependant que le pouvoir, quels qu'en fussent les défauts,
ne les tenait point à l'écart et que l'élargissement de l'espace, après tout, ne
pouvait en principe que renforcer leur prestige et celui de leur État ? A en croire la
réaction répétitive des opposants, le problème, à ce qu'il semble, ne se posait
nullement en ces termes. A leurs yeux, l'expansion de l'État, par rapport aux
privilèges d'usage, ne constituait qu'une menace et un défi. Par la mobilisation durable
qu'elle implique et la domestication subséquente qu'elle entraîne, à l'avantage des
sultans, cette expansion, du point de vue des cheikhs, va à rencontre du principe
fondateur du pouvoir puisque celui-ci, à sa naissance, avait d'abord eu à œuvrer
pour l'équilibre et l'arbitrage, dans une optique de distribution et non point de
concentration de l'espace28.
D'où d'ailleurs, de la part des conjurés successifs, la restitution régulière et
immédiate, au bénéfice d'émirs associés de Tlemcen, de Bougie-Constantine ou de Tunis,
de l'ensemble des contrées à peine acquises. D'où aussi, s'agissant du Maghreb
Extrême, la pulvérisation parallèle, à chaque reprise, du territoire. Dans le but
manifeste de contrarier le penchant «pan-maghrébin» de l'institution sultanienne,
de l'acculer à l'intérieur à une paralysie consentante, de dresser sur son chemin,
à l'extérieur, des obstacles aménagés par avance. Devant la récidive périodique
des souverains attirés irrésistiblement, quant à eux, par les charmes du prestige
liés au monopole des débouchés et réseaux, les contribuables jaloux de leur
autonomie respective auraient décidé finalement d'y mettre un terme. Dès la
disparition équivoque d'Abû 'Inân, une tendance se dessina nettement qui devait se
confirmer au lendemain du sursaut d'Abû Fâris et consistait en bref à traiter
politiquement le domaine-tremplin du Maghreb Extrême en espace tripartite : à côté du
territoire du nord, celui de Fès, il y avait désormais l'émirat de Marrakech et celui
de Sijilmassa. Dans les faits, tout cet espace, quelque compartimenté qu'il fût,
était pratiquement livré à lui-même. Car par-delà les clans compétiteurs et leurs
princes, étaient intéressés au «Maroc», non seulement les Andalous Nasrides dégagés
à présent de la pression de Fès et du joug de leurs Guzât Banû Marîn, mais aussi
les Castillans qui avaient également leur «réserve» de candidats de rechange29.
Au même moment, les anciens compétiteurs ma 'qiliens devaient commencer à
entreprendre d'ouvrir des brèches menant au Centre, au Gharb et dans le nord.
Tout en se posant en dominants absolus à travers le Sous et le Drâa, dans l'attente
de pouvoir entrer en conflit, ou en rapport, avec à la fois les Wattâsides, les Sa
'adiens et les envahisseurs portugais.
Ainsi donc, l'attitude de référence, vis-à-vis du territoire, se situerait
différemment, au sein du système mérinide, selon qu'il s'agit de tribus composantes ou
d'instance étatique personnifiée exclusivement par le monarque. Plus ouverte parce
que dépendant, dès l'origine, des rivalités de voisinage et d'outre-mer, cette
instance paraît privilégier la dimension régionale, autant que faire se peut, pour
arriver réellement à se présenter comme autorité suprême à l'intérieur auprès de tous.
Alors que les contribules, de leur côté, ne voudraient retenir, au premier chef,
que le geste qui dispensa les «domaines», dès l'origine également, et partant l'autorité
privative et quasi-absolue. D'autre part, cette attitude binaire, de la part des
associés mérinides, a sa réplique, au niveau de l'espace, et s'appuie sur une opposition
Le «Maroc» à la fin du «Moyen-Age» I 35
NOTES
1. Sur l'allure et le contexte global de ce double mouvement, voir notamment R. Arié R., 1973,
63-71, et R. Brunschvig, 1940, 148-149, 162-171, 176-179.
2. M. Kably, 1986, 199-216.
3. A titre indicatif, voir Ibn al-Faqîh, 1885, 78-84; Muqaddasî, 1906, 215-216; Ibn Hawqal,
1938, 64 (trad., 1964, 1, 57); Istakhrî, 1927, 1 1-12 et d'une façon générale la bibliographie
mentionnée par G. Yver in E.I.2.', V, 1174.
4. Courant à l'époque d'Ibn 'Abd-al-Hakam (182/798-257/871), le mot est assez fréquemment
employé à propos des incidents relatés dans le récit rédigé par cet auteur — le plus ancien qui
nous soit parvenu — sur la conquête de l'Egypte et l'Afrique du Nord; voir Ibn 'Abd al-Hakam,
1942, 30, 36, 52, 56, 60, 72, 82.
5. J. Léon l'Africain, 1956, 3-4; Marmol, 1667, I, 9.
6. Ibn Haldun, 1957, 278 (trad. V. Monteil, 1967-8, 93). A comparer avec le texte des 'Ibar,
1959, VI, 201 (trad. A. Cheddadi, 1986, vol. 2, 478 ou De Slane, 1968, I, 194).
36 / M. Kably
BIBLIOGRAPHIE
Arié"
R., 1973, L'Espagne musulmane sous les Nasrides (1232-1492), éd. E. de Boccard, Paris, 528 p.
BÂDIS& (al-) 'Abd-al-Haq 1926, El-Maqsad, traduction annotée de G. S. Colin, Archives
marocaines, XXVI, Paris, 254 p.
Bekri (al-) 'Ubayd, 1965, Description de l'Afrique septentrionale, 2e éd. Adrien-Maisonneuve, Paris,
405 p.
Berque J., 1978, L'intérieur du Maghreb, Gallimard, Paris, pp. 13-65.
Brunschvig R., 1949-7, La Berbêrie orientale sous les Ha) 'sides des origines à la fin du XVe siècle,
2 vol., Adrien-Maisonneuve, Paris, I, 13-171.
Dufourcq (Ch.-E.), 1 966, L 'Espagne catalane et le Maghrib aux XIIIe et XIVe siècles, PUF, Paris,
pp. 157-168, 193-207 et 376-406.
Fédou R., 1971, L'État au Moyen Age, PUF, Paris, pp. 68-85 et 137-151.
Ibn al-Faqîh,'
'Abd al-Hakam, 1942, Futhûh Ifriqiya Wa-l-Andalus, Alger, 163 p.
Ibn 1885, Compendium LibriKitâb al-Buldân, éd. M.-J. De Goeje (B G A,V), Leide,
pp. 56-84.
Ibn Battûta, 1968-9, Voyages d'Ibn Battûta, 4 vol., éd. Anthropos, Paris, IV, 328-375.
Le «.Maroc* à la fin du «Moyen-Age* I 37
Ibn Hawqal, 1938, Kitâb Sûrat al-Ard, 2 vol., Leyde, I, 60-107 (trad. J. H. Kramers et G.
Wietj 1964, Configuration de la Terrell vol., Beyrouth-Paris, I, 57-105.
Ibn Haldûn ('Abd-ar-Rahmân), 1957, AI-Muqaddima, 2 vol., éd. A. Wâfî, Le Caire, I, 278 sq.
(trad. Vincent Monteil, 1967-8, Discours sur l'Histoire universelle, 3 vol., Sindbad, Paris,
I, p. 93 sq.).
Id., 1959, Kitâb al-Ibar..., 7 vol., Beyrouth, vol. Ill, trad. De Slane, 1968-1969, Histoire des
Berbères, 4 vol., Paris, vol. IV, ou A. Cheddadi, 1986, Peuples et nations du monde, 2 vol.,
Sindbad, Paris, vol. II, 470-481 et 555-586).
Ibn Marzûq (Muhammad), 1981, Al-Musnad as-Sahîh al-Hasan... S.N.E.D., Alger, 610 p (trad,
espagnole de Maria J. Viguera, 1977, El-Musnad : Hechos mémorables de Abû-l-Hasan,
sultan de los Benimerines, Instituto Hispano-Arabe de Cultura, Madrid, 562 p.
Idrîsi (al-), 1983, Le Magrib au XII' siècle..., d'après Nuzhat al-Mu§tâq, texte établi et traduit
en français par M. Hadj Sadok, éd. Publisud-O.P.U., Paris, 220 p+ 188 p.
Istahrî (al-), 1927, Masâlik al-Mamâlik, 2e éd., Brill, Leide, pp. 9-46.
Julien Ch.-A., 1952, Histoire de l'Afrique du Nord, 2e éd., Payot, Paris, pp. 132-203.
Kably M., 1986, Société, pouvoir et religion au Maroc à la fin du Moyen Age, éd. Maisonneuve
et Larose, Paris, 376 p+XXXII.
Id., 1987, Muraga 'ât..., éd. Toubkal, Rabat, pp. 7-20.
Laroui A., 1970, L'histoire du Maghreb..., éd. Maspero, Paris, pp. 147-226.
Léon l'Africain J., 1956, Description de l'Afrique, 2 vol., éd. Adrien-Maisonneuve, Paris, 630 p.
Lévi-Provençal E., 1928, Documents inédits d'histoire almohade, éd. Paul Geuthner, Paris,
pp. 35-49 (trad. 53-74).
Marmol, 1667, L'Afrique de Marmol, trad, de Nicolas Perrot d'Albancourt, 2 vol., Paris, I,
9-11, et II, 1-2 et 137-140.
Mas Latrie, 1886, Relations et commerce de l'Afrique septentrionale ou Maghreb avec les nations
chrétiennes au Moyen Age, Paris, pp.-299-455.
Michaux-Bellaire, 1913, Le Gharb, Archives marocaines, XX, Paris-Leroux, pp. 5-61.
Miquel A., 1973-4, La géographie humaine du monde musulman, 2 vol., Mouton, Paris-La Haye,
II, pp. 525-540.
Mollat M., 1977, Genèse médiévale de la France moderne, XIV-XV siècle, Arthaud, Paris,
pp. 99-151.
Muqaddasî (al-), 1906, Ahsan at-Taqâsim..., éd. Brill, Leide, pp. 1-9 et 215-216.
Strayer J.-R., 1979, Les origines médiévales de l'État moderne, éd. Payot, Paris, 156 p.
Tâdilî (at-), 1984, At-Tasazvwuf ilâ Rigâl at-Tasawwuf, éd. A. Toufiq, Rabat, 542 p.
WanSarîsî (al-), 1981, Al-Mïyâr al-Mu'rib..., 13 vol., Rabat-Beyrouth, vol. XIII et passim.
Zuhri (az-), 1968, Kitâb al-Gagrâfiyya, éd. Hadj Sadok, B.E.O., XXI, Damas, 194 sq. (trad.
113 sq.).