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Du MÊME AUTEUR JEAN-LOUIS DÉOTTE

Portrait, autoportrait, Paris, '986, Osiris,


aVec M. Servière et E. van de Castee!.
Le Musée, l'origine de l'esthétique, Paris, CHarmattan, '993.
Oubliez! (Les ruines, l'Europe, le Musée), Paris, CHarmatran, '994-
Les Autoportraits de Mapplethorpe, Paris, Baudoin Lebon, '996.
Hommages. La traduction discontinue (collecrif, avec S. Courderc),
L'ÉPOQUE DES APPAREILS
Paris, CHarmattan-Musée d'Amiens, '997.
Le Jeu de l'exposition (collectif, avec P. D. Huyghe), Patis, CHarmattan, '998.
LHomme de verre. Esthétiques benjaminiemzes, Paris, CHatmatran, '998.
L'Époque de la disparition. Politique et esthétique
(collectif, co-édité avec A. Brossat), Paris, CHarmatran. 2000.

L'Époque de l'appareil perspectif. Brunelleschi, Machiavel, Descartes,


Paris, L'Harmattan, 200I.

La Mort dissoute. Disparition et spectralité (collectif, co-édité avec A. Brossat),


Paris, CHarmattan, 2002.

(Ouvrage publié avec le concours de la M5H Paris Nord) lIGNE5IQJMRNIFE5TE

© Éditions Lignes 6- Manifestes, 2004


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Avertissement

Cet essai ne doit pas être lu comme un système, mais comme


un programme de recherche, par définition prospectij élaboré
d'une part au cours des séminaires de DEA du département de
philosophie de l'université Paris VIII, entre 2000 et 2003, dans
une discussion permanente avec Alain Brossat, d'autre part avec
les membres de l'équipe « Arts, Appareils, Diffusion » de la
Maison des sciences de l'homme Paris-Nord. Qu'ils soient tous
ici remerciés, ainsi que les directeurs des revues Lignes, Kinem,
Drôle d'époque, Arts 8, Vertigo, Ligeia,. les éditeurs d'ouvra-
ges collectifi Dolorès Lyotard, Jean-Claude Milner, Gérald Sfez,
Georges Navet, Marc Jimenez, qui publièrent les premiers jets
de plusieurs chapitres du présent ouvrage. Je remercie de même
Jean Lauxerois pour ses précieuses traductions d'Adorno,.
Martine Déotte-Lefeuvre et Alain Brossat pour leurs conseils.

7
SCHILLER: LA CULTURE EST LE MILIEU
DE L'ART ET DE LA POLITIQUE

La situation qu'offient les expositions d'art contemporain


n'est plus celle d'écoles ou d'avant-gardes se succédant d'une
manière critique, mais présentant de ce fait à chaque fois une
unité. Cette situation est au contraire celle de la diversité
la plus échevelée, à un point tel que le pluriel doit néces-
sairement s'utiliser: les « arts contemporains », arts du
« divers 1 ». Le terme de diversité qualifie faiblement une
situation pour laquelle la notion de fragment serait plus
appropriée, sauf que son utilisation par les Romantiques,
d'Iéna jusqu'à Benjamin, nous oblige toujours à nous
demander quelle est la totalité en creux que ces fragments
appellent ou rappellent. Bref, l'esthétique du fragment génère
nécessairement une dialectique de la partie et de la totalité,

1. P. Ardenne, Art, l'âge contemporain: une histoire des arts plastiques à la


fin du XX siècle, Paris, Édirions du Regard, 1997.

9
à moins de considérer le fragment comme partie d'une multi- Le texte de Schiller est essentiel à plus d'un titre. En
plicité rebelle à toute totalisation comme chez Blanchot. particulier parce que sa description du XVIII' siècle finissant
Les arts contemporains mettraient en péril la puissance ne nous est pas étrangère et que le rôle politique attribué
d'unification de l'art. Cette époque serait celle où, à la suite pour la première fois à l'art et à la culture a fourni sa matière
des camps, de l'expérience de la déportation et de l'exter- à la grande illusion née avec la « modernité esthétique ».
mination, de la pratique terroriste d'État de disparition, les Schiller a, en outre, inventé la notion de forme cultu-
survivants seraient comme ces lazaréens que décrivaient Jean relle et lui a donné un fondement anthropologique et
2
Cayrol en 1947 et Georges Perec J, des individus dont la psychologique. En dialectisant sensibilité et intelligibilité,
mémoire est éclatée. eart de cette époque ne serait plus celui il a fait surgir la nécessité qui fera époque - la nôtre -
de la ruine, qui est toujours un fragment, mais de la cendre d'un« instinct» (Trieb: pulsion, poussée) à égale distance
sur laquelle le critique peut difficilement enchaîner. On du sensible et de l'intelligible. Un « instinct» nouveau,
n'imagine pas cet art générant de l'être-ensemble, de la proprement esthétique bien que non immédiatement
communauté, mais au contraire s'échinant à désolidariser artistique, à mi-chemin entre la passivité sensible corpo-
la moindre connexion sociale, à défaire le plus élémentaire relle déterminée, car toujours particularisante comme l'est
consensus - celui que bâtissait malgré tout dans un passé la matière, et l'activité rationnelle indéterminée, car
récent l'œuvre picturale la plus abstraite, selon D. Payot 4, toujours universalisante comme l'est la forme. Une
Les arts contemporains diviseraient donc plus qu'ils « pulsion » à entendre comme ce qui prend la meilleure
n'uniraient et, pour reprendre une caractérisation de part des deux instincts dans un accomplissement harmo-
l'histoire élaborée à partir de la problématique schillérienne nieux : la pulsion de jeu.
du formalisme kantien, ces arts refléteraient un quasi-état eharmonie objective vers laquelle, selon Schiller,
de nature (ou de nécessité) qui est celui de la multiplicité l'humanité doit aller si elle veut sortir de son état de
naturelle des individus, à la fois séparés et en eux-mêmes fragmentation, sera l'œuvre de cette troisième force,
fragmentés 5.
formatrice d'images unifiantes. Il en cherche la possibilité
à l'intérieur d'une philosophie dont le cadre métaphysique
2. J. Cayrol, Nuit et brouillard suivi de De la mort à la vie, Paris, Fayard, est mi-platonicien mi-kantien, opposant principiellement
1997. sensibilité et raison. Le jeu suppose leur équilibre, comme
3. G. Perec, Wou le souvenir d'enfiznce, Paris, Denoël, 1993.
pour la balance celui des poids égaux et opposés. Mais il y
4. D. Payot, L'Objet fibule. Petites attaches de l'art contemporain, Paris,
I:Harmattan, 1997. a plusieurs manières de décrire cet équilibre.
5. F. von Schiller, Lettre sur fëducation esthétique de l'homme, Paris, Aubier, En première lecture, on peut déjà dire que le point
1999.
d'annulation des forces du fléau est à comprendre comme

la
11
ce qui permet de respecter l'opposition logique et physique cation - contre l'état fragmentaire de l'humanité caracté-
des forces en présence, en donnant à l'une comme à l'autre ristique de la fin du siècle de Schiller comme du xx' siècle
la possibilité de se réaliser, à condition toutefois qu'elles se - de l'édification par « l'État esthétique» d'un « homme
réalisent l'une par l'autre, tout en faisant émerger une total », harmonieux, ayant une vie sensible la plus riche
nouvelle force, intermédiaire et synthétisante, à l'origine possible - ayant en quelque sorte rassemblé tout le sensible
d'un nouvel état de l'humanité. D'où le thème schillérien possible, par une pédagogie des sens, tout en élargissant ses
d'un homme accompli,« total », essentiellement doué pour expériences toujours particulières à la dimension universelle
le jeu, résolvant par l'art la tension entre une humanité de l'humanité. On voit poindre un programme politico-
soumise à la « sauvagerie» du principe de plaisir sensible, éducatifen vue de « l'État de la liberté» : « Lorsque la Raison
et une humanité soumise à la « barbarie» du principe de introduit son unité morale dAns la société physique, elle n'a
réalité, du respect kantien de la loi formelle, de la dictature pas le droit de porter atteinte à la multiplicité de la nature.
des principes rationnels et indéterminés. Puis, en seconde Lorsque la nature aspire à affirmer sa multiplicité dAns
lecture, on peut mettre l'accent sur une situation issue de l'édifice moral de la société, il nefaut pas que l'unité morale
la double suspension de la sensibilité et de l'idée, du corps en éprouve un dommage quelconque,. la Forme victorieuse
et du langage (la loi selon Schiller). est à égale distance de l'uniformité et du désordre. Ilfaut donc
Il y a donc deux lectures possibles de la situation du jeu qu'un peuple possède un caractère "total" pour qu'il soit
culturel schillérien selon que l'on insiste sur son caractère capable et digne d'échanger l'État de la nécessité contre l'État
synthétisant (le jeu comme au-delà unificateur de la de la liberté'. »
sensibilité et de la raison) ou sur son caractère de milieu Si l'illusion est pour nous facilement décelable, c'est que
préalable à partir de quoi, ultérieurement, se sépareront le xx' siècle a fait l'expérience historique d'une prétendue
intelligibilité et sensibilité. réalisation esthétique du peuple par le mythe 8 et nous
La première lecture est constitutive de toutes les avant- pouvons aujourd'hui relativiser l'opposition de la «politique
gardes et au cœur de toute politique étatique culturelle de l'esthétique» (Staline) et de 1'« esthétisation du politique»
moderne. Elle consiste à penser que, pour « résoudre dAns (Hitler), opposition élaborée par Benjamin 9. Car la
l'expérience le problème politique, [...] la voie à suivre est
de considérer d'abord le problème esthétique,. car c'estpar la
7. Ibid., p. 93. On retrouverait là l'origine de la politique culturelle du
beauté que l'on s'achemine à la liberté 6 ». C'est en fait une ministre Lang.
illusion que l'on pourrait mieux déceler dans la revendi- 8. Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Le Mythe nazi, La Tour d'Aigues,
éditions de l'Aube, 1991.
9. W. Benjamin, L'Œuvre d'art à lëpoque de sa reproductibilité technique
6. Ibid, p. 75.
(1935-1936), in Œuvres, Paris, Gallimard, 2000, 3 vol.

12
13
prétendue totalité a pris d'autres aspects que ceux d'une La notion d'un «État esthétique» peut prêter à confusion
humanité joueuse et accomplie, ses beautés étaient si on l'entend comme une réalité positive, institutionnelle,
académiques et recopiées - celles de 1'« art » néoclassique étatique, au sens de la Polis chez Rancière « Dans l'État
U :

1
1
nazi ou stalinien - ; mais ce serait pur anachronisme que de esthétique, tout le monde, le manœuvre lui-même qui n'est
relire Schiller ou les avant-gardes (Mondrian, Malevitch, qu'un instrument, est un libre citoyen dont les droits sont
Léger, les constructivismes, etc.) à partir des totalitarismes. égaux à ceux du plus noble, et l'entendement qui plie
Car, comme dans le cas de la révolution marxienne servant brutalement à ses desseins la masse résignée, est ici mis tians
de cadre conceptuel à la contre-révolution stalinienne, le l'obligation de lui demander son assentiment. Ici donc, tians
retournement historique du jeu en esprit de sacrifice dans le royaume de l'apparence esthétique, l'idéal d'égalité a une
la guerre totale des races ou des classes ne doit pas faire existence efJèctive, lui que les illuminés aimeraient tant voir
illusion. Le sens des concepts est largement tributaire des réalisé tians son essence même". »
forces politico-historiques qui les investissent, pas seulement À la première lecture, il semble que, pour Schiller,
de leur place dans une logique de problématique: telle est l'illusion esthétique est nécessaire en réaction au spectacle
la leçon nietzschéenne. Le sens de 1'« homme total » de la Terreur révolutionnaire parisienne. Pour forcer le trait,
schillérien se résume à l'état de grâce de l'élite de Weimar, on pourrait dire: l'égalité dans et par le spectacle culturel :
un moment de plénitude où, comme à Iéna quelques années oui! L'égalité politique (<< tians son essence même ») : non!
plus tard, au temps des Romantiques, le commerce, c'est-à- Plutôt la culture du jeu et l'esthétisation de la Cité que la
dire la communication libérée de toute autre finalité qu'elle- Révolution. On irait alors dans le sens d'une mise en jeu
même, était à l'honneur. D'où la nécessité d'une seconde de la masse, toujours incontrôlable, par des fêtes et des
lecture de la situation de la pulsion de jeu chez Schiller. Une spectacles: d'où l'interprétation de l'opérette du Second
lecture qui déconstruira l'opposition métaphysique de la Empire (Offenbach) par Kracauer, l'ami de Benjamin et le
sensibilité et de l'intelligibilité pour atteindre ce qui est au mentor d'Adorno. Mais, à la seconde lecture, les choses
milieu des deux, leur élément commun: le jeu. C'est à une s'éclairent à partir du moment où l'on interprète au
opération semblable que s'est livré Winnicott dans Jeu et contraire cet « État» comme une situation de la culture,
réalité, pour dégager l'espace transitionnel en partant de
W
sensibilité et intelligibilité mêlées, c'est-à-dire comme un
la théorie psychanalytique. On pourrait donc traduire le jeu état de la culture à la fin du XVIII' siècle en Europe
schillérien par play et non par game. occidentale, marqué par la capacité de tous à juger non

ra. D. W Winnicott, Jeu et réalité: l'espace potentiel, trad. J.-B. Ponralis II. J. Rancière, La Mésentente: politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
et CI. Monod, Paris, Gallimard, 1975. 12. F. von Schiller, Lettre... , op. cit., p. 355.

14 15
seulement en matière d'œuvres, mais plus généralement en il y a en effet un indéniable faire-monde et faire-époque
matière d'événements. « Tous », c'est-à-dire aussi bien le qui lie esthétique et politique, mais qui probablement est plus
manœuvre destiné par ailleurs socialement à obéir que le l'affaire de la culture que de l'art (la multiplicité des œuvres).
plus « noble » donneur d'ordres. « Tous » sont égaux dans Car, en réalité, le terrain de Schiller est fondamentalement
un même partage du sensible qui précède et rend possible celui de la culture, de l'esthétique au sens ancien de l'aisthesis,
la citoyenneté politique '3. Bref, « l'État esthétique » n'est rien la formation '4 par la culture ou l'esthétique, mais pas ou
d'autre que cette fondamentale égalité quant au jugement peu l'œuvre (à la différence par exemple de son quasi-
de goût que décrit Kant dans Critique de la faculté dejuger contemporain Lessing et son Laocoon). L'objet des Lettres,
(la portée universalisante de ce jugement qui n'a comme c'est l'éducation par et pour la culture. Les seuls exemples où
objets que des choses singulières). C'est cette égalité quant pourrait commencer une analyse d'œuvres sont grecs,
au goût, avant sa double détermination artistique et hyperclassiques : telle statue de Junon, les Olympiades, etc.
politique, qui constitue le sol de la société démocratique Et, puisque Schiller est pour beaucoup dans l'élaboration du
moderne. Or elle est indissociable d'une institution mythe allemand d'une bonne éducation (Paiedia) de
culturelle qui la met en forme en cette fin du XVIII' siècle : l'humanité, il opposera, comme plus tard Heidegger, Athènes
le musée et l'exposition publique. à Rome, la plus haute manifestation de l'esprit objectif à la
Faisons l'hypothèse que c'est de cet état -l'apparence - décadence des jeux du cirque et des temples abandonnés.
qu'il faut partir, parce que c'est le commun de toute Les néo-kantiens arraisonneront Schiller comme ils le
communauté (ce qui n'est le cas ni des données sensibles feront avec Kant. Philosophiquement, peut-on désigner ce
que notre corps reçoit du « monde », ni de l'ordre de la loi qui fait le nœud de l'intrigue néo-kantienne? L'illusion qui
qui impose son universalité comme un don, à suivre le Kant va ouvrir un boulevard à la grande philosophie idéaliste
de la Critique de la raison pratique). Il ne faut pas partir allemande et à la politique des avant-gardes? Cette illusion
d'une stricte opposition du corps sensible et de la loi, même s'enracine dans une interprétation du sens commun chez le
s'il s'agit là des constituants de toute politique ou de toute Kant de la Faculté de juger, que l'on ne peut détailler ici,
esthétique. Il faut partir de la mise en forme de l'apparence mais que Lyotard a parfaitement déconstruite ".
par des appareils culturels, comme le musée et l'exposition, La dérive consiste à dire que, mettant en forme, la
qui articuleront donc, selon des époques différentes, selon culture et donc toute l'éducation de l'humanité entraînent
des révolutions qu'il faudra distinguer, le corps et la loi.
14. Au sens où ce terme et ses dérivés vont prendre une extraordinaire
extension chez Goethe.
13· Pour reprendre une expression de Rancière dont je suis ici l'analyse 15. J.-F. Lyotard, « Sensus communis. Le sujet à l'état naissant ", in Misère
(cf La Mésentente). de la philosophie, Paris, Galilée, 2000.

r6 17
une unification selon des principes qui sont ceux du droit. qui ne demande qu'à être restaurée. Les néo-kantiens ont
La torsion habituelle, chez les néo-kantiens, consiste à mythologisé Kant, puisque, en tentant de réunifier les
interpréter le sens commun kantien comme une dimension trois Critiques, ils ont développé une épopée en laquelle
nécessaire de l'être-ensemble (il faut rappeler que les consistera le grand récit des Lumières allemandes fuyant
III
1
principes du sensus communis chez Kant ne rendent pas l'émeute parisienne, et dont le programme a été réalisé,
ill,.1 1
impossible une telle interprétation : se mettre à la place semble-t-il, par Hegel, Hôlderlin et Schelling '7.
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d'autrui et juger à partir de cette place, penser en accord Le coup de force néo-kantien a donc projeté un état
l ,1
avec soi-même, etc.), alors qu'il ne s'agit, chez Kant, que purement subjectif, bien qu'en droit parfaitement
!'
l, .1'1 d'une dimension esthétique qui surgit à 1'« intérieur» de communicable parce qu'universel, vers une réalité historique
!'I la singularité contemplant esthétiquement et sentimenta- et politique à venir, 1'« État esthétique» qui, dès lors, a pris
,l'
1

,Il lement une chose, donc à l'occasion d'une chose dont on une consistance juridique et politique. Le sens commun
dira qu'elle est belle seulement parce qu'elle provoque en deviendrait le commun d'un État qui aurait sa constitution,
III: nous le libre jeu des facultés du connaître. C'est effecti- sa police, son armée, une politique extérieure, et pourquoi
1
vement le moment où, chez Kant, apparaît la notion de jeu, pas culturelle !
1
de jeu harmonieux entre des facultés hétérogènes (l'imagi- Mais l'essentiel est que Schiller élabore la première
nation, la loi de l'entendement). Notion centrale pour philosophie systématique de la culture, d'un point de vue
l'esthétique « moderne» dont il faudrait, mais ailleurs, affirmatif, en associant Kultur et Bild (Ausbildung, der
in suivre le cheminement, de Kant à Benjamin en passant par gebildete Mensch, de là l'importance de l'imagination
Schiller et Nietzsche, sachant qu'elle est au cœur de l'inter- comme force productrice de formes ou d'images: Einbil-
prétation benjaminienne du cinéma comme appareil ,6. dungskraft). La culture sera entendue comme mise en forme
En outre, pour imaginer un État esthétique, encore du sensible, détermination par le sensible de la forme
fallait-il substantiver la beauté, l'attribuer comme une indéterminée et insémination sensible de la forme. La
qualité objective à certaines choses, ce qu'interdit formel- culture « précédera » donc l'artistique et le politique,
lement Kant. Dans le sensus communis de Kant, il n'y a de contenus matériels immédiats et idéalités intelligibles,
commun que deux facultés qui s'accordent à l'occasion d'un percepts et concepts, objet et sujet. La grande originalité
objet qui restera indéterminé ; alors que, chez les néo- de Schiller consiste à mettre l'accent sur l'épanouissement
kantiens, la beauté deviendra une qualité objective, non
seulement celle d'un art passé, mais d'une époque (la Grèce)
17. « Le plus ancien fragmem systématique de l'idéalisme allemand », in
Ph. Lacoue-Labanhe et J.-L. Nancy, L'Absolu littéraire: théorie de la
16. Ibid. littérature du romantisme allemand, Paris, Le Seuil, 1978.

18 19
de la sensibilité, et donc d'Éros, dans le cadre de cette de Mauss'o, que l'art de la courtoisie ou du décor, la
formation du goût, ainsi que le rappelait naguère Marcuse 18. typographie, etc.). La fiction, ce n'est ni l'événement
ilili
l'II
C'est dire qu'il ne faudra pas chercher chez lui l'amorce historique lui-même (le ça a éte; ni son archive authentique,
d'une conception négative de la culture, comme chez ni la vraisemblance de la poétique classique (cela aurait dû
Adorno, Heidegger et bien d'autres pour qui, au nom d'une être), mais la possibilité de la vérité d'une époque historique.
critique de l'industrie culturelle, l'art ne peut que trouver Fiction et vérité historique (archive) ne s'opposent donc pas.
son aliénation en devenant culturel. Ce qu'il faudra retenir, Mais comme eux tous, platoniciens ou pas, les condam-
c'est le lien entre culture et jeu (play). Le jeu comme énergie nations portées par Heidegger contre la culture sont
culturelle ne caractérise plus deux facultés hétérogènes largement reprises, explicitement ou implicitement. Au
s'animant harmonieusement et réciproquement comme mieux, on accordera comme le fait Nancy que tout art est
chez Kant, mais la puissance anonyme faisant surgir de technique: n'ont-ils pas d'ailleurs la même racine, ars" ?
nouveaux états de l'humanité. Pour le dire en suivant Nancy ira même jusqu'à proposer qu'il n'y a de sens
Huizinga, il n'y a pas d'institution sans jeu, sans agon, sans perceptifs qu'entraînés par les arts, et suggérera ainsi que de
rivalité, sans conflits réglés 9 • 1 nouveaux arts pourraient bien enrichir la sphère sensorielle
Rancière, contre la mode situationniste, a largement de la singularité quelconque. Mais on se gardera bien
contribué à redonner au spectacle, à la fiction, à la culture en d'étudier avec sérieux la proposition benjaminienne selon
général, ce côté infrastructurel essentiel que l'on trouve déjà laquelle il n'y a pas de production poétique (artistique) sans
chez Benjamin, et pas du tout chez les heideggeriens à la suite reproduction, c'est-à-dire sans appareil de reproduction. Or
il l
,1 !
du maître, ou chez les adorniens et les disciples de l'École de
Francfort, ou encore chez les deleuziens plus adeptes des
il n'y a pas de culture sans reproduction, pas d'écriture sans
lecture, pas d'écoute musicale sans appareillage mêlant
1:
sciences naturelles que d'une compréhension de la tekhnè. technique et droit juridique, ainsi que l'analyse Szendy" à
Rancière revendique, à la suite de Schiller, avec le thème de la suite des travaux de Derrida sur l'écriture et de Stiegler"
la fiction, que l'homme est précisément homme dans l'élabo- sur les archives et la technique.
ration de ce troisième état, qui est en fait le premier :
l'apparence. I..:apparence qui ri est ni le sensible ni l'intelligible
20, M. Mauss, Manuel d'ethnographie, avanr-propos D. Paulme, Paris,
(ce qui intègre aussi bien pour nous la cosmétique au sens Payor, 1947.
21. J.-L. Nancy, Les Muses, Paris, Galilée, 1994.
22. P. Szendy, Musica practica, arrangements et phonographie, de Monteverdi
18. H. Marcuse, Culture et société, Paris, Minuir, 1970. à James Brown, Paris, I.:Harmaran, 1997 ; er Écoute: une histoire de nos
19· J. Huizinga, Homo ludens : essai sur la jOnction sociale du jeu, Paris, oreilles, Paris, Minuir, 2001.
Gallimard, 1988. 23· B. Sriegler, La Technique et le temps, Paris, Galilée, 1994.

20 21
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J
Il:
En apparence donc, selon Rancière, la culture donne biologie au sens large est censée rendre compte du cinéma!
toute sa consistance aux différents régimes de l'art et du Deleuze rejoint le vieux fonds de la critique phénoméno-
politique, mais elle n'a pas de dimension essentiellement logico-heideggerienne de « l'époque de la technique », qui
technique, comme il le rappelle dans son travail sur le va bien finir par devenir évident comme un lieu commun,
III et s'interdit donc de penser l'histoire. Car comment penser
il cinéma 24. D'ailleurs, le paradoxe des grands livres de
philosophie sur le cinéma, c'est de faire totalement l'histoire sur fond d'histoire naturelle ? On peut se
1
l'impasse sur la technicité de l'appareil cinématographique. demander alors comment il justifie l'exténuation de
Soit en déclarant, comme le fait Rancière, que la fable l'image-mouvement (le cinéma sensori-moteur d'avant-
1

cinématographique ne relève pas de la technique cinéma- guerre) et comment illégitime le cinéma dans son régime
1 1
,
tographique, mais plutôt de la poétique aristotélicienne'5, esthétique'7 de l'après-guerre (l'image-temps). Pour
1

soit en réduisant purement et simplement, comme le fait Rancière '8, les livres sur le cinéma de Deleuze nous en
Deleuze '6, les images proprement cinématographiques à des apprennent davantage sur l'ontologie deleuzienne que sur
11111. images « naturelles », puisque les vraies images ne sont rien le cinéma.
d'autre que les choses du monde naturel qui en émanent et Mais chez Rancière, la clef d'un« régime de l'art », c'est
doivent nous atteindre sans passer par le couple cerveau- toujours une ou plusieurs œuvres littéraires ou philoso-
machine, lequel comme chacun sait est inévitablement phiques matricielles. On n'échappe donc pas au fond à une
réducteur. Si les images sont les choses, alors seules les esthétique, qui est toujours celle des œuvres, même si
apparences sont vraies ; il n'y a pas de monde en soi, vrai, l'exigence se veut autre. Rancière est profondément
sous les apparences. S'il y a des modes de temporalisation rhétoricien dans sa volonté de décrire telle nouvelle époque
par le cinéma, c'est du fait d'un mystérieux cristal dont on de l'art et de la science à partir d'une révolution poétique,
se demande bien d'où il vient et quelle est sa structure, plutôt portée par la littérature (La République de Platon,
probablement goethéenne. La rupture deleuzienne avec la la Poétique d'Aristote ou Madame Bovary de Flaubert), pour
métaphysique classique est consommée par un geste exemplifier trois régimes différents de l'art : le régime
brutalement nietzschéen, mais on s'interdit alors de penser éthique des images, le régime représentatif classique et le
la technique dans ses rapports avec l'apparaître, puisque la régime esthétique. Pour ce dernier, qui trouve son origine
au XVIII' siècle, c'est la littérature qui égalise les contenus
24. J. Rancière, La Fable cinématographique, Paris, Le Seuil, 2001 ; et
Le Destin des images, Paris, La Fabrique, 2003. 27. Pour reprendre une belle expression de Lyotard analysant la conception
25. Ibid. deleuzienne du cinéma, expression proche de celle de « régime esthétique»
26. G. Deleuze, Cinéma J, l'image-mouvement, Paris, Minuit, 1983 ; et des arts chère à Rancière (Le Partage du semible, Paris. La Fabrique, 2000).
Cinéma 2, l'image-temps, Paris. Minuit, 1985. 28. J. Rancière, La Fable cinématographique, op. cit.

22 23
possibles et invente le prosaïque, bref qui démocratise raisonnable de faire d'une œuvre, aussi importante soit-elle,
(principe d'indifférence) tout en articulant autrement la raison d'une transformation époquale de la sensibilité
l'idée poétique et le sensible, la pensée et la non-pensée. Une commune? Une œuvre peut donner la clef d'une époque
œuvre de littérature, qui entraîne telle ou telle révolution de l'aisthésis, mais n'a pas la capacité d'engendrer un
esthétique, est bien l'envoi d'une destination générale créant nouveau régime de la temporalité, une nouvelle définition
comme un site universel (le sensible partagé) pour tous les de l'être de l'étant, une nouvelle détermination de la
savoirs et les savoir-faire, et pour toutes les valeurs. singularité, etc.
Ainsi, quand Rancière écrit dans Les Noms de l'histoire 29 Mais, en même temps, on accordera à Rancière que tous
que l'échec des écrivains-prolétaires du XIX' siècle se les événements politiques ont toujours partagé autrement
signale, sauf exception, par l'incapacité d'élaborer une le sensible, ne serait-ce qu'en faisant surgir publiquement
nouvelle esthétique (ce que font au contraire Hugo ou des acteurs jusqu'alors tenus dans les lisières ou les bas-fonds
Flaubert), on voit qu'il n'y a pas pour lui de révolution de la société, et en cela invisibles, inapparents.
achevée sans un nouveau partage du sensible, liant indisso- Peut-on échapper à l'illusion selon laquelle ce sont les
il! lublement politique et esthétique, indissociable de œuvres qui constituent le commun de la communauté? En
l'irruption sur la scène publique de nouvelles pratiques, rappelant que l'œuvre, à la différence de la culture, n'unifie
populations et motivations politiques, en liaison étroite avec pas, mais qu'elle divise. L'œuvre, c'est ce qui divise tout
de nouvelles pratiques d'écriture (nouveaux thèmes, autres partage du sensible institué par la culture.
rapports au passé, etc.) et donc avec les arts. Mais la D'une part, parce que l'œuvre ne génère pas un monde,
question que l'on peut poser à Rancière est la suivante : si une communauté, une époque, mais tout simplement
les acteurs politiques d'alors n'ont pas créé d'esthétique à rencontre un public qui n'existait pas avant elle. Il y a là un
la hauteur de ce qu'ils faisaient surgir sur le plan politique, paradoxe: quand l'œuvre est exposée pour la première fois,
si au contraire ce sont des écrivains conservateurs comme à la limite, il n'y a pour le public rien à voir ou à entendre,
Il Flaubert qui ont réalisé sur le plan esthétique leurs idéaux sinon ce qui est produit serait immédiatement reconnu.
il! politiques, démocratiques, n'est-ce point qu'esthétique et Si l'œuvre est immédiatement reconnue comme telle, c'est
politique restent irréductiblement séparées si l'on s'en tient qu'elle n'est pas un événement, mais seulement un effet
aux œuvres et aux événements? Ne faut-il pas chercher de dispositif esthétique, comme par exemple le film
ailleurs la raison du nouveau partage du sensible ? Est-il Le Fabuleux destin d'Amélie Pouulin qui ne comporte aucune
vérité nouvelle sur le cinéma. L'œuvre doit donc être relevée
29. J. Rancière, Les Noms de l'histoire: essai de poétique du savoir, Paris, Le par un public qui en premier lieu n'existe pas. Il arrive qu'une
Seuil, 1992. œuvre, comme le nouveau-né à Rome, tarde terriblement à

24 25
1

Il
11

Il
1.
i

II/i
III: être reconnue 30. Pour cela, il faut que, peu à peu, la plaque césure chez Benjamin 3' analysant la structure du vers holder-
Il i sensible qu'elle est sensibilise un public en l'instituant par linien. Dès lors, le côté fracture des arts contemporains
1
là même comme son public. C'est le temps qu'il a fallu à la Q.-L. Nancy a tenté, au risque d'une confusion, la notion
11
Recherche de Proust. Dès lors, l'idée d'un « chef-d'œuvre d'œuvres «fractales ») caractériserait non seulement des
l,
111 '
i \ inconnu » est une contradiction : aucune campagne de œuvres élaborant une certaine expérience - celle de la
communication ne peut faire œuvre. Entre l'œuvre et son fracture de l'expérience totalitaire et post-totalitaire -, mais
; :1
public, il y a donc une dialectique de la sensibilisation et de bien l'art en général: toute œuvre, qui est œuvre parce qu'on
1

la reconnaissance où les médias de communication ne sont s'y divise. Les œuvres des arts contemporains sont certes de
pas essentiels, et non ce rapport de destination, à la fois déliaison en tant qu'effets de l'époque post-totalitaire, mais
nécessaire et improbable, qu'on analysera entre un appareil aussi, tout simplement, parce qu'il n'a jamais été dans la
li et la singularité quelconque, donc le collectif. « nature » d'une œuvre de lier quoi que ce soit. On
D'autre part, même si le public est institué par telle n'adhérera donc pas non plus à un art censé renforcer le lien
œuvre, s'il la reconnaît, il ne le fait que dans le dissensus. social dans le cadre d'une « esthétique relationnelle » ou j2

La preuve que l'œuvre divise et continue de diviser, c'est la à un art « citoyen ». Sans pour autant renouer avec la
1
1/1 1 \
multiplicité d'interprétations à laquelle elle donne lieu et dramatisation romantique de l'œuvre « petit hérisson clos
:j 1
qui génère une temporalité spécifique, qui n'est ni celle de sur lui-même » (L'Athenaeum) ou de l'œuvre toujours déjà
\ ;
la succession des événements sensibles dans le temps, ni celle perdue comme cette étoile lointaine dont on ne distingue
'\1
"
1 du Moi, du « caractère» schillérien, qui préserve son unité l'éclat que parce qu'elle est morte (Benjamin ").
,1

ilili « intemporelle » contre le temps des choses. Le temps de Mais alors, qu'est-ce qui sera l'instrument de la culture
," 1

l'œuvre, c'est celui qu'il lui faut pour se déployer à travers dans l'édification d'un monde commun? Non pas les
des interprétations qui toutes se différencient, s'accumulent œuvres, mais les appareils (pour la modernité : la
comme les strates d'un palimpseste, à un point tel que perspective, la camera obscura, le musée, la photographie,
l'interprète tard venu devra pour rejoindre ce foyer de le passage urbain, le cinéma, la cure analytique, etc.). On
division, en passer par toutes les couches d'écriture peut énoncer ce qu'on entend par là en posant la question
l, antérieures accumulées. du faire époque: qu'est-ce qu'une époque de la culture?
1 \

! Au fond, si l'œuvre divise plus qu'elle n'unifie, c'est Qu'est-ce qui fait logiquement, nécessairement époque pour
qu'elle est intrinsèquement divisée, d'où le thème de la
31. W. Benjamin, Les Affinités électives de Goethe, Paris, Gallimard, 2000, t. I.
32. N. Bourriaud, Fsthétique relationnelle, Dijon, les Presses du réel, 2002.
30. J.-L. Déotte et P.-o. Huyghe (dir.), Le Jeu de l'exposition, Paris, 33· W. Benjamin, Lettres à Rilng, in Correspondances, Paris, Aubier, 1978, t. 1,
I:Harmattan, 1998. P·293.

26 27
la culture, et non sur un mode historiciste ? À chaque fois
une certaine détermination de la surface d'inscription de
l'événement, c'est-à-dire une certaine modification du corps
parlant, du fait du rapport qùun certain appareil essentiel
d'écriture et d'enregistrement entretient avec la loi. Cela
"
"
suppose qu'il arrive quelque chose au corps parlant, un
événement donc, dans son rapport à la loi. Que ce rapport
à la loi soit toujours médiatisé par un appareil. Un appareil
11111:
1 technique et légal à la fois. I;appareil, c'est donc la médiation
entre le corps (la sensibilité affectée) et la loi (la forme vide STRUCTURE DE LÉVÉNEMENT
universelle) que Schiller intitulait Fonne souveraine. La loi, STRUCTURE DE LÉPOQUE
qu'il ne faut pas entendre ici dans un sens limité, juridique,
est ce par quoi, grâce à un appareil, le corps parlant s'ouvre
à ce qui n'est pas lui : l'événement.
i,
I;appareil n'est pas un médium de communication Époque: du grec epokhé : point d'arrêt, interruption,
!II': (correspondance par lettres, presse, radio, téléphone, télé- cessation ; dans le langage des sceptiques : suspension
l,
, ,
vision, etc.). Ces médias modernes sont soumis au capital du jugement, état de doute. On peut distinguer trois
"

et à sa temporalité : le gain de temps et l'achat du temps acceptions:


'l'
! '
'1 futur (le crédit). - suspension du jugement : l'époque, c'est l'état de
l'esprit par lequel nous n'établissons rien, n'affirmant et ne
niant rien. C'est le sens repris par Husserl ;
- en astronomie, s'agissant du déplacement d'une
planète: un temps marqué;
- point fixe et déterminé dans le temps, événement
marquant qui sert de point de départ à une chronologie
particulière. Moment où se passe un fait remarquable, où
apparaît un grand changement, comme le rappelle Bossuet:
« Il faut avoir certains temps marqués par quelque grand
ivénement auquel on rapporte toute le reste ,. c'est ce qui
s'appelle époque, d'un mot grec qui signifie s'arrêter, parce

29
qu'on s'arrête là pour considérer comme d'un lieu de repos, À la différence de cet événement-étendard ou porte-
tout ce qui est arrivé avant ou après'. » flambeau, les philosophies contemporaines ont plutôt
Pourrait-on lier ces trois sens? À première vue, cela paraît insisté sur une autre caractéristique de l'événement: le fait
difficile, puisque si un événement a fait époque au point de n'être pas audible, au moins dans un premier temps,
d'introduire une césure dans la continuité temporelle, c'est
1

d'avancer selon la temporalité de l'après-coup décrite par


1 1
qu'il emporte une sorte d'évidence, qu'il est décisif: une sorte Freud: quand cela est arrivé, le témoin n'avait pas la capacité
de puissance performative indiscutable comme le bombar- de témoigner, quand il l'a eue, qu'il a pu inscrire l'événement,
il,.
dement atomique de Hiroshima pour l'humanité tout entière la chose était depuis longtemps du passé. Il n'y a donc pas
(la possibilité ainsi affirmée de pouvoir détruire toute vie sur de contemporanéité entre le témoin et l'événement. Par
Il
terre ') ou, sur le plan artistique, Le Sacre du printemps de conséquent, il n'y a pas de témoin au sens strict '. Cette
Stravinsky ou le carré blanc de Malevitch. Auquel cas il n'y temporalité a été l'invention spécifique de l'appareil de la
aurait aucune suspension du jugement possible, mais un cure analytique (entendons par là aussi bien la pratique de
nécessaire constat, un énoncé constatif: « Oui, cet événement l'écoute et de l'analyse du transfert, les écrits « techniques»
a fait époque ! » Très vite d'ailleurs la question du « faire de Freud, l'immense appareil théorique de la psychanalyse
époque» pourrait devenir celle de l'événement, du qu'arrive- et ses institutions, que la théorie de l'acte de peindre chez
t-il? du quod ? lyotardien, puisqu'un événement qui ne ferait Lyotard '). Il en va de même de l'événement d'une époque.
pas époque, c'est-à-dire qui n'introduirait pas un remaniement Il est alors extrêmement problématique de dire d'une époque
1,' 1
certain des valeurs, des conceptions, des manières d'être et de qu'elle peut être, comme la nôtre, celle du Témoin 6.
il
, faire, ne serait pas un événement. Mais on sait aussi que Comme l'événement se manifeste en deux temps, pour
certains événements peuvent faire époque sans avoir ce le spectateur aussi bien que pour l'acteur, qui ne sait pas
caractère d'ostension, quasi déclamatif, de l'événement, qui davantage quelle action est la sienne ni comment elle va
est aussi sa commémoration, comme les fêtes de la Révolution entraîner celle des autres, il en résulte que l'événement est
qui marquaient un événement récemment passé tout en se toujours là sans être là. I;événement est de l'ordre d'une
mettant elles-mêmes en scène comme événement. I;exemple- différence interne, comme celle qui divise la couleur vécue
type serait la Fête de la Fédération ,.
carnavalesque qu'il donnera du travail de Mona Ozouf sur les fêtes révolu-
1. Bossuet, Discours sur l'histoire universelle. Dessein général, 168r. tionnaires.
2. On sait que c'est à partir de cet événement - et de cette possibilité d'une .4· R. Harvey, Témoin d'artifices, Paris, I.:Harmattan, 2003.
disparition totale de l'humanité - qu'Arendt pensera la politique comme 5· J.-F. Lyotard, Que peindre ? Adami, Arakawa, Buren, Paris, La
affirmation de la multiplicté et l'action politique comme apparaître. Différence, 19 87.
3· J.-F. Lyotard, Rudiments païens, Paris, UGE, 1977, et l'interprétation 6. A. Wieviorka, L'Ère du témoin, Hachette Littératures, 2002.

30 31

1
par l'enfant de la touche colorée portée par le peintre, qu'il événements étant spectraux, il n'yen a pas qui le seraient
deviendra peut-être, sur la toile, ainsi que l'analyse Lyotard 7. plus que d'autres. Tenons pour acquis que l'événement de
On peut aller jusqu'à écrire, comme le fait Derrida dans son la disparition, pas plus qu'un autre, ne peut se comprendre
analyse de l'événement 8, qu'il arrive toujours précédé de son en dehors de la logique temporelle de l'après-coup. Dès lors,
Il" 1
.•
spectre. Derrida justifie cette analyse par certains rites pour dire l'événement de la disparition, il ne restera que
111
Il. ' traditionnels d'hospitalité selon lesquels, quand un inconnu l'avant-coup spectral. Les « femmes du village » derridien
arrive dans un village, les femmes doivent se mettre à pleurer seront condamnées à pleurer éternellement, au moins
1
puisqu'elles voient s'annoncer le spectre de l'inconnu jusqu'à la découverte de cette archive qu'est le corps du
lui-même. t1esaparecido, comme en Amérique latine ou en Bosnie après
Nous ferons l'hypothèse que notre ère, bien davantage l'ouverture des charniers.
qu'une époque, ouverte par la guerre des tranchées et ses Que serait donc une ère - de la disparition - pour
soldats « inconnus », les génocides des totalitarismes, les laquelle il n'y aurait (pratiquement) pas de témoins ? On
bombarbements massifs de villes et les politiques terroristes devrait arriver à l'idée d'une ère qui n'aurait pas la structure
d'État, peut être dite « de la disparition 9 ». Mais qu'est-ce de l'événement : un spectre d'ère, une ère spectrale.
que l'événement de la disparition, puisque par définition, Redoublé par le fait que, dans notre ère, en raison de la
il n'y a pas eu de témoin? Comment témoigner « en direct» nouvelle définition de la surface d'inscription (en termes de
d'un bombardement atomique? Si les disparus sont réduits, virtualité, de numérique), l'événement spectral ne trouve en
par hypothèse, à l'état spectral, ni morts, ni vivants, on voit fàce de lui qu'un accueil virtuel. On dira que si l'ère n'a pas
que l'analyse de Derrida est embarrassante. la structure de l'événement, il en va de même pour l'essence
En effet, si tout événement est spectral, qu'en sera-t-il de l'époque, l'époqualité.
d'un événement qui ne sera que spectral? D'un inconnu Comment nommer un témoin qui ne peut témoigner
qui n'arrivera que précédé de son spectre et jamais de rien, seulement impressionné par une charge affective
davantage? Le risque est réel de brouiller la spécificité d'un qui erre, ininscrite ? Par le ton de l'histoire ? Pour aller au
W

tel événement et l'idée d'une ère de la disparition: tous les cœur de cette époque qui n'en est pas une, il faut créer cette
chose barbare qu'on pourrait appeler une esthétique du tort,
7· J.-F. Lyotard, Que peindre? op. cit. dont on trouvera des éléments dans les derniers textes
8. J. Derrida et alii, Dire l'événement, est-ce possible ?, Paris, CHarmattan, « esthétiques » de Lyotard n.
2001.
9· A. Brossat et J.- L. Déotte, L'Époque de la disparition: politique et esthé-
tique, Paris, CHarmattan, 2000 ; et La Mort dissoute: disparition et spec- 10. F. Proust, Kant, le ton de l'histoire, Paris, Payot, 1991.
tralité, Paris, CHarmattan, 2002. II. En particulier le texte consacré au peintre danois Stig Bmgger : Flora

J2 33
On a raison de se méfier du témoin et de la mémoire jogging-sac à dos-baladeur-surf-world music -, si les modes
vivante, et de déplacer l'intérêt du côté de l'archive laissée caractérisent l'époque, alors la sociologie détrône la
1111. !
par l'événement. Au sens où un événement a une consti- philosophie, ou du moins recueille pour elle les faits à
i tution archivistique, quel que soit le statut de l'archive n. articuler dans un paradigme ou une épistémê.
La singularité quelconque (qui n'est pas nécessairement un Or Lyotard a fait plus que nommer une époque, ce qu'il
sujet) est essentiellement archiviste. a montré dans une exposition d'envergure au Centre
Et pourtant, certains sujets, certains auteurs, firent G. Pompidou: les Immatériaux (1985), qu'il a accompagnée
époque : Levi-Strauss avec le structuralisme, Derrida avec d'un important catalogue, où la vérité de cette exposition
li: la déconstruction, etc. Si Lyotard a fait époque, c'est au titre où l'on expérimentait les temps nouveaux fut alors vérita-
du postmoderne, lequel consistait en un acte de baptême du blement exposée philosophiquement avec le concept
temps présent. Il aurait fait époque en qualifiant l'époque, d'immatériaux (on parlerait aujourd'hui de réalité virtuelle,
la sienne, c'est-à-dire en l'inventant. Est-ce que cela ne serait d'image ou de musique de synthèse, de nouvelle
pas le degré suprême du faire-époque ? Dire l'époque, « organologie », d'interactivité, pour dire la préséance d'un
inventer l'époque? programme sur la réalisation effective « matérielle »),
Dire l'événement de l'époque. On voit que la question caractérisant ainsi une autre ère de la surface d'inscription.
de l'époque rejoint celle de la mode. Il y a des modes En vérité, les « Immatériaux » caractérisent beaucoup plus
intellectuelles qui sont plus que des vagues éphémères, qui qu'une époque parce qu'ils reconfigurent tous les appareils
caractérisent leur temps. Il faut prendre au sérieux les et les médias de communication modernes existants, en
modes : la postmodernité est à la mode. instaurant une autre surface d'inscription des signes, une
Mais s'il y a des époques comme il y a des modes - autre proto-géométrie que celle inaugurée, probablement,
ce qui est bien en vérité, car une époque est une mode : par l'Égypte ancienne. Avec eux, l'ancienne surface
l'existentialisme français et Saint-Germain-des-Prés, la d'inscription caractérisée par la projection s'efface peu à
postmodernité et l'association Californie-pétard du soir- peu. Une des conséquences de cette nouvelle proto-
géométrie, c'est que l'écriture numérique, la première
totalement universelle, sorte de mathesis universalis
danica. La sécession du geste dans fa peinture de Stig Brogger, Paris, Galilée,
1997· ridée qu'une œuvre est une sorte de phrase qui ne comporterait pas puisqu'elle permet de programmer aussi bien des textes que
un univers, ne possédant aucun des postes de la communication (destinateur, du son ou des images, est une écriture absolue bien que
desrinaraire, référent, sens), mais seulement une charge d'affect est reprise constituée par du langage naturel et des symboles logiques,
dans son Supplément au Différend, in Misère de fa philosophie, op. cit.
12. C'est ce que Lyotard appelle monumentum : Monument des possibles, in
car plus que toute écriture, elle n'entretient aucune relation
Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993. physique avec son référent. I;écriture, étant fondamenta-

34 35
lement orpheline, persistant dans l'être malgré la mort de disparus sont par définition ce qui ne laisse pas trace, ou une
son père, comme l'écrivait déjà Platon, met entre trace ininscrite, ou un événement - la disparition - qui,
parenthèses aussi bien le destinataire (à qui est-elle proprement, laisse le témoin dans l'ignorance de son avoir-
destinée ?), que la signification (qu'est-ce qui est dit ?), que lieu, parce qu'on ne peut lui attribuer ni lieu ni effectivité)
finalement le référent (quel est l'objet visé ?). Dès lors, la de la généralisation de l'écriture numérique. À bon droit,
signification de l'ère dans laquelle nous sommes entrés du parce qu'on ne voit pas ce qui relierait nécessairement ces
fait des « Immatériaux », c'est de généraliser la disparition deux séries hétérogènes, l'une qui concerne le pouvoir (la
'I!
, ,
du référent, entraînant le recul de l'image ou du son politique terroriste d'État), l'autre le savoir en général (la
analogiques (photo argentique, caméra classique avec sa numérisation). Il nous restera donc à nous demander si ce
1'" pellicule et ses photogrammes, etc.) au profit de dispositifs télescopage hétérogène peut être l'occasion de l'avènement,
d'images et de sons dont le support est commun. Les toujours improbable, de nouveaux appareils ; si quelque
« anciens » dispositifs d'appareil subissent une unification chose comme une esthétique du tort pourrait faire époque;
telle que la même caméra peut à la limite servir à la vidéo si des œuvres laisseraient surgir quelque chose comme
comme au cinéma et se rapprocher inexorablement de des apparitions artistiques spécifiques. Cet appareil, on
la photographie. Le retrait généralisé du référent physique l'imagine, ne pourra être analysé à partir de ce que Lyotard
inaugure, incontestablement, une spectralité de pro- appelait, à la suite de Kant, le « sublime », lequel ne saurait
gramme 'J. On sait par ailleurs que Lyotard, dans Le caractériser un appareillage.
Différend, pour répondre au sophisme négationniste, a Avec la caractérisation de l'ère nouvelle par le vocable de
élaboré une théorie du tort distingué du litige juridique. postmodernité, Lyotard faisait passer par-dessus l'épaule de
D'un tort, le langage de communication, articulé, le logos, ses lecteurs (rendait cinématographiable) la « modernité »,
ne peut témoigner: le tort est plutôt la chose d'un sentiment entendue jusqu'alors selon l'ordre des fins et des finalités de
inarticulé, la phôné, la voix aristotélicienne distinguée de ce l'histoire, accomplissement de l'humanité par les Lumières.
que l'homme seul, à la différence de l'animal, peut articuler. Les Immatériaux proclamaient que la « modernité »
L'horizon du Différend, c'est bien une nouvelle ère politico- n'aurait eu qu'un temps, resterait inachevée, voire en
historique: celle de la disparition de masse, des génocides. situation d'échec. Elle deviendrait le passé le plus proche,
Il ne semble pas que Lyotard ait tenté de rapprocher la pensée ce qu'il faudrait décrire dans son inélaboration même. Le
du tort liée à un nouveau régime de la trace (puisque les texte de Benjamin : Expérience et pauvreté, qui caractérise
fort bien cette modernité mettant en exergue le support de
13· M. Porcher, La Production industrielle de l'image: critique de l'image de la surface d'inscription des signes comme support vide, au
synthèse, Paris, I.:Harmattan, 2002. contraire des surfaces saturées du XIX' siècle, saluant comme

36 37
InItiateur le pampWet de Loos '<' ce texte paradoxal de qu'on cherche à décrire, celle dont elle se sépare et une sorte
Benjamin revendiquant, comme Cœurderoy", la venue de de préhistoire mythologique en position archéologique.
« nouveaux barbares », apparaissait dès lors comme une
Mais, on va le voir, cette conception de l'époqualité est en
archive du « mouvement moderne ». De même que la rupture avec les trois sens du mot époque qui ont servi de
volonté benjaminienne de partir de « Soi », de « Peu », de point de départ.
« Rien », de disparaître socialement en effaçant ses propres
On proposera, au contraire, qu'il y ait des époques
traces. Tout cela commençait à apparaître comme étant du se détachant de quelques ères de la surface d'inscription.
passé, quelque chose qui n'était pas elle s'étant glissé à La recherche est ouverte : il en apparaîtra toujours de
l'intérieur de la modernité, les surfaces urbaines se nouvelles. Mille Pidteaux, écrivait Deleuze.
retrouvant peu à peu couvertes de signatures néo-ethniques Pour une téléologie des « âges du monde », il y a deux
calligraphiées, les corps recommençant à être tatoués et sources textuelles possibles pour tout découpage trinitaire
percés comme lorsque l'appareil sauvage d'écriture de la loi de l'histoire: la Bible et les souverainetés (les « idéologies»)
sur les corps faisait époque. Inquiétante persistance de indo-européennes. On ne s'étonnera donc pas de rapprocher
l'appareil archaïque.
le faire-époque et l'invention - ou la nomination -, car celui
Depuis quand les philosophes se mêlent-ils de nommer qui nomme, c'est par excellence Adam, celui qui vient après
l'époque ? Depuis Platon et La République ? Mais c'était la Création et retrouve le nom divin. Inventer, c'est donc
dans le cadre d'une philosophie politique des régimes du nommer pour la seconde fois, renommer la Création divine.
politique et non dans celui des âges de l'humanité. Il y a chez Lyotard plusieurs modèles de l'historialité.
Nommer l'époque, c'est indissociablement nommer Lyotard, esquissant dans Le Différend une succession de
l'autre époque, celle dont elle est issue: c'est le jeu introduit légitimités, des normativités, des ères entre lesquelles il ne
par Lyotard avec le post de postmoderne, qui signale la peut y avoir qu'un différend, en limitait lui aussi le nombre
reconnaissance de la différence des temps et la prise en à trois: le narratif (les sociétés « sauvages-païennes »), la
compte de cette différence.
révélation (les « sociétés théologico-politiques »), le
Dire l'époque, c'est dire l'autre époque et consé- .délibératif (les sociétés « capitalistes-républicaines »). Il
quemment les autres époques. Ou plutôt, dire l'époque, retrouvait d'une certaine manière les trois ordres de la
c'est compter jusqu'à trois en partant de la fin : l'époque souveraineté indo-européenne selon Dumézil (les guerriers,
les prêtres, les producteurs). Modèle secrètement à l'œuvre
14· A. Loos, Ornement et crime, Paris, Payor er Rivages, 200 3. dans Le Discours de Rectorat de Heidegger (1933).
15· E. Cœurderoy, Hurrah! ou Uz Révolution par les cosaques, Grenoble, Mais cette description en termes de normes s'imposant
éditions Cent pages, 2000.
super-époqualement aux genres de discours et donc à la

38
39
manière d'enchaîner des phrases, venait recouvrir une autre norme qu'est le délibératif, le figural aura beaucoup plus
problématique développée dans Discours, Figure: celle des de chances d'apparaître pour lui-même. Mais cette
« blocs d'écriture ». Là où la thèse de 1971 s'attachait à « troisième » époque est bien paradoxale, et en cela un
l'impossibilité logique d'un passage entre blocs en rendant véritable avènement : si elle « succède » aux deux autres,
possible une multiplication de ces derniers, Le Différend elle en est aussi la vérité, ce qui implique que, comme le
réintroduisait un téléologisme puisque la dernière norme désir pour l'appareil psychique, elle a toujours été présente
(le délibératif) était décrite comme la moins métaphysique, dans l'histoire; elle est achronologique ; elle ne peut donc
laissant plus de chance au jeu (play), à l'improbable, au être relevée par l'historien ; elle travaille souterrainement
moment de l'enchaînement d'une phrase sur l'autre. l'histoire comme le chaos carnavalesque chez Benjamin.
Ainsi, même dans une pensée adialectique comme celle Lyotard en voit le symptôme chez les artistes qui œuvrent
de Lyotard, c'est-à-dire dans une pensée de la différence, le pour elle (c'est-à-dire pour la Chose) depuis toujours. Ce
modèle ternaire s'impose à l'époqualité. Dans Discours, qui fait que John Cage, Cézanne, Masaccio et les peintres
Figure et en particulier dans le chapitre central, Veduta sur de Lascaux sont contemporains de la même Chose '•.
un fragment de l'« histoire» du désir, il est clair que, selon La structure de l'époque serait donc, en apparence, celle
le critère de la présence du figural (autre nom de la de l'événement, des deux temps de l'après-coup. Or, on
différence et donc de l'événement), le partage se fait entre vient de le comprendre, la dernière époque, le post-
le genre de discours narratif (dont le meilleur exemple est moderne chez Lyotard, celle qui inscrit la vérité de la
la Bible, puisque le figural y affleure au titre de la différence première en l'émancipant (le narratif comme arkhe1 ne
ontologique entre la Chute et la Rédemption), et le genre peut pas plus qu'elle être dans le temps de l'histoire,
de discours cognitif inauguré par la physique axiomatisée puisque, à la fois, elle a toujours été là et elle en proclame
de Galilée, par la perspective (où le figurai, la Nature, la vérité. Paradoxalement alors, seule une phase intermé-
passent alors à l'extérieur du discours, en position de diaire sera dans l'histoire, fera histoire. C'est le temps qu'il
référent). Il n'y aurait donc en apparence que deux grandes faut entre la première frappe et la seconde, le temps long
époques, sauf que toute l'analyse vise à montrer que, de ces de l'inscription de l'événement, celui de l'archivage, le
deux grandes écritures culturelles, ces « blocs d'écriture » temps platonicien de la mort de la couleur dans Que
que sont le Récit et la Sdence, l'un refoule et l'autre fordot peindre? (entre l'âme-corps de l'enfant affectée par la
le figural (le désir, l'événement). Et qu'il convient donc de couleur et la couleur en gloire sur le tableau du peintre
dégager la possibilité d'un troisième terme, véritable adulte). Ce temps ne peut être béni des dieux: il ne peut
substrat de toute production de sens, qui ne s'appelle pas
encore postmodernité, où, du fait de l'imposition de cette 16. ].-F. Lyorard, «Anamnèse du visible », in Misère tU la philosophie, op. cit.

40
41

-.--
être que celui de l'oubli de l'Être (la métaphysique selon post-heideggerienne a été massivement celle de l'événement,
Heidegger, temps finalement sans épaisseur, du ressas- jusqu'à l'équation: époque = Ereignis.
sement du même: les multiples philosophies de la subjec- Une pensée de l'époque entendue comme événement en
l "
tivité, des « conceptions du monde », entre la pensée de arrive à dissoudre l'histoire dans une sorte de brouaIard où
l'Être selon les présocratiques et l'accueil de l'Être dans la
1

les choses du passé sont indistinctes et peu dignes d'intérêt,


Dichtung poétique), ou que celui de l'aliénation de au mieux préposées au Purgatoire, au pire à l'Enfer. Nous
l'humanité selon Marx (entre le communisme primitif des proposerons au contraire une véritable philosophie de
tribus germaines et le communisme réalisé mondialement, l'histoire qui sera donc nécessairement une histoire du
c'est la succession des formes du même : la société de milieu, parce qu'il faut toujours partir du milieu. Nous
classes, selon les variantes successives de l'esclavage, du serons donc obligés de restaurer une définition de l'époque
féodalisme et du capitalisme). qui ne la réduise pas aux deux temps de l'événement, ou
I.:histoire, si elle existe, est donc toujours et seulement pire, à la phase intermédiaire, celle du temps qu'il faut pour
celle de cette phase, celle du milieu, entendue comme l'incorporation ou l'inscription. Partant du milieu, nous
passage oublieux, dépôt, perte de l'essence, incarnation de retrouverons la définition schaIérienne de la culture comme
l'âme dans un corps-tombeau, aliénation, emprise toujours milieu de l'art et du politique. A contrario, nous ne nous
plus grande du Système selon Adorno ou Lyotard, attente étonnerons pas de constater que les philosophies citées plus
indéfiniment prolongée du Messie. C'est le développement haut ne peuvent que mépriser la culture et ses appareils au
nécessaire des forces productives chez Marx comme seule nom d'une sorte de théologisation de l'art.
, :
, 1 différence entre la tribu germaine et la victoire de la
Commune de Paris à l'échelle internationale. C'est l'extré-
1

1
misation de la subjectivité entendue comme volonté de
1
puissance nietzschéenne selon Heidegger, mais se
retournant en son contraire, le nihilisme, lequel prépare
l'avènement du tout autre de la philosophie : la pensée
méditante. Ou, ce qui revient au même, le tout autre de
l'époque de la technique - phase ultime de la métaphysique
- a comme nom Ereignis : l'Événement absolu. Le moment
de l'arrivée du Dieu.
Pour ces philosophies, l'époque en sa vérité est celle de
l'événement, car l'époque est l'événement. La philosophie

42
CLAUDE LEFORT:
APPAREIL ET HISTORIOGRAPHIE

Arrivés en ce point de l'analyse, il devient évident qu'on


l'I ne peut pas rester dans le cadre d'une pensée de l'époque
'1: 1
1 comme événement, ce qui rend pourtant nécessaire de
comprendre pourquoi l'époqualité a reçu cette interprétation.
fi faut en revenir à une pensée de l'époque comme stase: arrêt,
! :
arrêt du jugement, suspension. Il faut qu'on en arrive à dire:
il y a une multiplicité d'époques, de plateaux, sans qu'aucune
ne puisse être la dernière. Il faut arriver à penser la démulti-
plication des époques comme succession d'inventions de
ce qu'il y a de plus essentiel : de formes de temporalité.
Cépoque intermédiaire, celle de l'oubli et de l'aliénation,
doit disparaître pour laisser la place à une complexification
inachevable des formes du temps et donc de la fiction.
Il faut déjà casser la nécessaire irréversibilité de la
seconde époque, son côté loi d'airain et réintroduire, à la
Suite de Benjamin, la possibilité à chaque instant du retour-

45
nement de l'histoire, comme d'un gant. C'est l'idée à-dire que, là où le Moyen Âge, qui évidemment ne se savait
benjaminienne que les révolutions ne valent que comme pas tel, vivait dans une familiarité totale et aveuglante avec
interruptions du temps (arrêter les horloges le soir de la l'Antiquité -les édifices chrétiens annexant sans vergogne
première journée de l'insurrection de 1830 '). Chez les ruines romaines, Vénus devenant la Vierge -, les lettrés
Benjamin, comme plus tard chez Lyotard analysant la de l'humanisme instituèrent l'Antiquité comme ce qui
Révolution française, cette interruption rend possible dorénavant devait acquérir la puissance d'une archive, un
J'irruption d'un temps chaotique (fort peu messianique modèle opaque dès lors à étudier J. Il était alors inévitable
malgré la tendance des interprètes de l'ami de Scholem à pour ces lettrés que l'époque d'où surgissait leur nouveau
n'y relever que sa seme influence), celui de l'inversion monde, celle dont il ne vomait rien connaître, le gothique,
carnavalesque: quand les rapports sociaux de soumission n'entraînât que mépris. Et il faudra attendre le Romantisme
et de séduction sont interrompus et que les dispositifs et de nouveaux lettrés comme Viollet-le-Duc, pour recons-
d'observation, comme le cinéma primitif, sont retournés par tituer, à partir de l'invention du patrimoine, l'architecture
ceux dont ils étaient les objets, de leur propre chef, vers eux- gothique dans son essence d'époque.
mêmes, mais à des fins politiques 2.
En leur temps, les architectes et artisans gothiques
On va donc proposer de penser l'époqualité comme n'étudiaient pas les ruines romaines qu'ils côtoyaient. Au
suspension, mais permise par des appareils, en tant qu'ils contraire d'eux, Brunelleschi ouvre au Quattrocento la
Il
i,
1
vont inaugurer à chaque fois, selon leurs caractéristiques, nouvelle époque et la nouvelle architecture (projective et
une nouveUe spatio-temporalité.
perspective) en se rendant à Rome avec ses compagnons.
1 1 En effet, qu'est-ce qui est à J'œuvre quand on nomme C'est parce que, pour eux, cette architecture était devenue
',1 son époque?
, i, autre qu'ils décidèrent de l'étudier. r.:invention de la
On l'a dit: inventer son époque en la nommant, c'est perspective, de l'appareil perspectif qui fera précisément
tout aussi bien inventer l'autre époque, ceUe que l'on époque jusqu'à nos jours, est indissociable de l'invention de
constitue alors comme arkhé, comme archive, mais dans la l'Antiquité comme époque tout autre, comme archive"
conscience de la différence des temps. La Renaissance C'est au fond ce modèle qui s'est imposé aux conceptions
s'invente dans son écart constitutif avec l'Antiquité. C'est-

3· E. Garin, L'Éducation de l'homme moderne, la pédagogie de la Renaissance


W Benjamin, Thèses sur le concept de philosophie de l'histoire, in Écrits
I.
ftançais, Paris, Gallimard, 19 8 9. (I4 oo -z6oo), Paris, Fayard, 1968.
4- Cette objectivation perspectiviste de l'Antiquité est le « sujet" même
2. W Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique,
de la Cité idéale dite de Baltimore (musée des Beaux Arts de Baltimore),
op. cit. ; et le commentaire de B. Tackels, L'Œuvre d'art à l'époque de
où les références romaines et romanes sont disposées en un véritable collage
W Benjamin: histoire d'aura, Paris, LHarmattan, 2000.
architectural.

Iljl 46
47
IIli'I,(
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I
111,i, ',I:I'
Il,1,11
11
de l'époque comme événement malgré leur refus d'une application du système perspectiviste, son annonce
conception projective de l'histoire.
simplement dans une posture d'étude, bien avant la mise au
On retrouve la même conscience aiguë de la différence carreau de l'espace. On est, avec une telle analyse, fort éloigné
des temps chez Machiavel qui, pour caractériser le régime de la caricature de l'humanisme qu'a pu donner récemment
Iii
politique de la Florence de son temps (c'est-à-dire naturel- p. Sloterdijk 6 : les lettrés comme caste de maîtres-bouviers,
I!'
lement, pour le contemporain, la chose la plus confuse qui imposant une humanité définitivement courbée en la
soit : quasiment la lutte hobbésienne de tous contre tous, wsant s'asseoir pour apprendre à lire et à écrire!
Florence contre Sienne ou Milan, les Grands contre le On en conclura qu'il n'y a pas de position d'époque sans
I,i Peuple, le Prince contre la Cité, les factions entre elles, etc.), conscience de la différence des temps, sans la position
travaille sur la Première Décade de Tite-Live, c'est-à-dire sur d'altérité de l'autre époque. Mais cet acte intellectuel dépend
une analyse de la Rome républicaine. Machiavel ne peut à chaque fois de ce qu'on appellera un appareil - ici le
caractériser Florence comme République - et décrire malgré dispositif perspectif - en tant que cet appareil invente pour
tout les « bons» effets pour la liberté d'un régime de la cette époque et son autre, un autre rapport au temps. La
division - que parce qu'il sait analyser en quoi la Florence question de la transmission du passé est donc inséparable de
du xw siècle n'est plus la Rome républicaine '. Les uns et celle des appareils. Le paradoxe résidera dans le fait que ces
les autres - Brunelleschi, Machiavel et d'une manière appareils ont, au premier abord, plutôt affaire à l'espace des
générale les humanistes de la première Renaissance _, ne images qu'au temps. eappareil perspectif, la camera obscura,
s'installent pas dans la position d'héritiers d'un testament le musée, le photographique, le cinématographique, extraient
qui ne fait pas problème, dans la continuité familière. Au des représentations dans un continuum spatial. Ils n'intro-
contraire, faisant le choix de la discontinuité et de la rupture, duisent que secondairement à une temporalité spécifique.
de la suspension du jugement, ils font de l'arkhé, de Faisant époque pour leur temps, on dira alors qu'il n'y a
l'Antiquité, une énigme dont seule l'étude la plus érudite et de véritable époque que du fait de ces appareils, car ils
la plus consciencieuse pourra, tendanciellement, venir à CID élaborent la texture : perspectiviste, muséographique,
bout. On reconnaît là, avant cette objectivation générale de photographique, cinématographique, analytique, etc.
la Nature que permettra l'appareil perspectif, l'objectivation )Le XIX' siècle sera ainsi le siècle de l'histoire, c'est-à-dire
du passé, qui cesse ainsi d'être cette chose trop évidente qui ... musée, parce que la vérité de l'écriture de l'histoire réside
obscurcissait en fait la vue des hommes du Moyen Âge. Or la temporalité muséale, ou le xx' siècle celui du cinéma,
ce rapport spécifique au passé constitue bien la première teIon Godard.

5· Cl. Lefon, Le Travail de l'œuvre, Machiavel, Paris, Gallimard, 1972 .
'r'p' Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits,

·
2000.

1I
48 l fl 49
. >.
.'
,
\


On propose ainsi de penser en priorité la texture d'une
époque dans son rapport à l'autre époque, comme une originaire, une acception négative. Ce flux, Benjamin tente
invention de temporalité spécifique à tel ou tel appareil. de l'identifier avec les notions de rêverie collective et de
Chaque appareil, donnant son interprétation de la différence fantasmagorie originaire. La temporalité de ce flux d'images
des temps, fait surgir telle ou telle temporalité qui devient qu'il décrit dans ses protocoles d'expérimentation de
son invention propre: un certain genre de fiction et donc drogues 9 est celle du processus primaire, de l'entre-
un certain genre littéraire. Précisons ce que nous entendons expression des formes ignorant la négation, la mort, le
par « inventer» : non pas faire surgir ex nihilo, mais rendre principe de contradiction.
visible ce qui était là sans être vu, comme on « invente» un Cela suppose que le vis-à-vis de l'appareil ne soit pas la
trésor. Faire apparaître, dégager d'un chaos, d'un magma. nature ou la « réalité» visible, ce qui déplace la problématique
Dès lors, les époques ne se suivent pas, l'une chassant d'un K. Fiedler qui eut tant d'influence sur Benjamin. Les
W

l'autre : l'invention d'un appareil procède plutôt par appareils doivent extraire leur matériau non du réel sensible
différenciation. L'appareil photo et le cinéma étant des mais du plasma imaginal. Ce peut être, pour la société
différenciations de la perspective et de la camera obscura, « sauvage », la rêverie nocturne du chef: les Indiens Mapuches

leurs époques ne les chassent pas, mais coexistent avec elles du Chili ne peuvent agir qu'en fonction de l'interprétation
par complexification, recouvrement et désemboîtement. du rêve du « chef}) que donnera la medecin woman Il était H.

Comment penser cette coexistence des époques, des donc vain de vouloir comparer la perspective « artificielle })
temporalités hétérogènes, des destinataires totalement à la «perspective naturelle» comme on le fait depuis Panofsky.
dissemblables des appareils? Il faudrait, à rebours, analyser La première n'est pas la prothèse plus ou moins «juste n »de
la pseudo-évidence de certains thèmes contemporains, la seconde : elle consiste bien sûr en une rationalisation de
comme celui du métissage (des cultures, des peuples), du l'espace, mais surtout, elle a fait surgir un nouveau mode de
collage et de la « fusion» des arts 7. la temporalité en rabattant le temps sur l'espace: l'instant
En effet, chaque appareil peut être conçu comme un comme découpe dans un continuum homogène de temps, et
désemboîtement spécifique d'un plasma imaginai, d'un flux une nouvelle détermination de la singularité: l'ego cogito ".
continu d'images quelconques auxquelles les singularités ---
9· W Benjamin, Sur le haschich, Paris, Bourgois, 1993.
adhèrent nécessairement, nativement. Ou : bêtement, en ne , 10.K. Fiedler, Sur l'origine de l'activité artistique, préE. et notes D. Cohn,
donnant pas ici à la créance immédiate en une rumeur 8 Paris, éd. de l'ENS rue d'Ulm, 2003.
Il. A. Métraux, Religions et magies indiennes d'Amérique du Sud, Paris,
7. T. W Adorno. L'Art et les arts, trad et prés.
de Brouwer, 2002.
J. Lauxerois, Paris, Desclée Gallimard, 1967.
12. J,- L. Déotte, L'Époque de l'appareil perspectif: Brunelleschi, Machiavel,
8. E. Morin, La Rumeur d'Orléans, Paris, Le Seuil, 19 9.
6 DescarteJ, Paris, 200!.
Il. Ibid.


51
Autre exemple: la spécificité du cinéma, pas plus que celle Premier point : entre la perspective (la peinture
de la perspective, ne consiste dans l'enregistrement du réel. Renaissante) et la narration chrétienne, il y avait un
Sa dimension privilégiée n'est pas « ontologique » au sens de nécessaire différend de normes, qui ne fut apparemment
Bazin '4, repris par Godard qui en fait comme un devoir pour comblé que par l'extraordinaire prolifération des narrations
le cinéma, lequel devrait toujours répondre présent, dans une religieuses dans la peinture classique. Mais, par elle-même,
posture de témoin absolu. Au contraire, la spécificité des la perspective a émancipé le temps de la différence narrative
appareils est de nous émanciper de l'adhésion originaire au et donc de la Faute. Sa temporalité est innocente. C'est celle
corps et aux lieux. Les appareils suspendent, déracinent, de la science, du désenchantement (M. Weber) ou du temps
arrachent, délocalisent, déplacent violemment les corps. Les vide du « progrès» (w. Benjamin), ou de la logique du
appareils ne s'affiontent pas sur le terrain « ontologique ", projet en général, que l'on retrouve par exemple au cœur
au sens où certains seraient plus réalistes que d'autres, mais de l'existentialisme sartrien.
sur celui de l'émancipation et de la complexification des Second point : le cinéma, succession de perspectives
inventions de temporalité. arrêtées (les photogrammes), ne peut rencontrer la nécessité
Il Cette émancipation procède d'une certaine manière par du récit que de l'extérieur, par l'art du montage, par la fable
1,1!1i
1: 1:1 1
qui restera toujours hétérogène. En son fond, le cinéma,
1
paliers, par ruptures, appareil contre appareil: une nouvelle
l',1 temporalité surgit contre une ancienne, si bien ancrée qu'on comme le dessinateur de Greenaway, passera toujours à côté
aurait pu la prendre pour une temporalité « naturelle ", si du crime.
cela avait un sens. La situation d'un art à un moment quelconque n'est
Le film de P. Greenaway, Meurtre dans un jardin anglais, intelligible que si l'on ne confond pas tel art et tel appareil,
est ici exemplaire '5: ce dont il s'agit, c'est bien d'un meurtre, par exemple la peinture et la perspective. Proposons de faire
meurtre de l'appareil du Récit (de la fable) accompli par la comme si la perspective, comme tout appareil, s'était
perspective qui impose une nouvelle temporalité, celle d'un imposée à la peinture, comme à tout art (dessin, sculpture,
temps homogène et vide, découpé en instants. Comme le etc.), comme à toute écriture de l'espace (scène dramatique,
temps nest plus celui du Récit, il ny a plus de différence entre jardin, architecture, etc.), sans nécessité aucune. Cela suppose
la Faute et la Rédemption, le figural (pour parler comme que l'on réduise chaque art à quelques invariants. On se
Lyotard) passe hors-champ, comme meurtre d'un homme référera plus loin aux constituants de la peinture selon
dont le corps disparah. Ceci qui implique deux choses. Benjamin, constituants qui sont aussi ceux mis en exergue
par Lyotard ,6 (la ligne graphique, la tache colorée, le nom),
14. A. Bazin, Qu'cst-ce que le cinéma? Paris, Le Cerf, 1958.
15. Cf infra l'analyse du film. [6. J.- F. Lyotard, Que peindre ?, op. cit.

52 53
analyse qui est plus essentielle que celle de Greenberg (la Dest intelligible que parce qu'au même moment le même
bidimensionnalité du « médium»). On pourrait par ailleurs art peut être appareillé fort différemment, et donc entraîné
prolonger cette analyse pour chaque muse, suivant la dans des temporalités divergentes et hétérogènes. La
le même» sculpture, appareillée nativement par la perspective
démarche inaugurée par Lessing qui opposait principiel-
lement sculpture et poésie '7, c'est-à-dire corps et nom. Mais (sculpture académique, par exemple funéraire, au cimetière
la temporalité qu'on y distinguerait à chaque fois, n'est-elle du Père-Lachaise) aurait pu être muséifiée et recueillie dans
pas celle, essentielle, toujours réinventée par les appareils? À le cadre du musée des Monuments français de Lenoir, être
part les analyses d'usage sur les arts de l'espace opposés aux photographiée par Catherine Hélie et entraînée dans un
2D

arts du temps, à part les comparaisons entre tel art et tel autre devenir spectral, puis numérisée et transférée sur la Toile,
art (la peinture et la musique chez Adorno .S), il faudrait se devenir archive dans une banque de données, matériau pour
demander pourquoi telle esthétique, de la peinture par une future fiction, utilisée comme photogramme dans un
exemple comme celle de Lyotard, fait émerger une film comme La Jetée de Marker comme témoignage d'un
temporalité de l'après-coup (ou de la perlaboration, etc.) ? Il temps d'avant la Catastrophe, preuve tangible pour
est évident alors que l'appareil critique applique une l'homme, maintenant jeté dans l'exploration du passé, qu'il
temporalité inventée ailleurs. Par exemple, peut-on dissocier y avait alors des hommes et des femmes, c'est-à-dire de
la critique d'art de l'appareil du musée? D'autres appareils l'affect, ce qu'isole aujourd'hui la vidéo, etc.
imposeront d'autres temporalités à la peinture, ce sera le cas Cinvention des appareils procède par désemboitement
au XIXe avec le musée et la bibliothèque, avec la photographie et différenciation: elle a le sens d'une nécessaire émanci-
(Baudelaire, Benjamin), aujourd'hui avec les immatériaux. pation. Ce qui implique que les seules vraies révolutions ne
Après avoir distingué les appareils (limités ici à la modernité sont pas politiques, mais culturelles. Mais il faut hiérarchiser
« perspectiviste ») comme dispositifS de destination faisant les facteurs d'une révolution culturelle, distinguer médium,
époque, on étudiera quelques œuvres intelligibles du fait de dispositif et appareil. Ce qui inaugure la Renaissance, ce
cette tectonique des plaques. n'est pas l'invention de l'imprimerie mais la coupole de
La situation des arts contemporains, ces « arts du divers i> Brunelleschi. Une rupture dans l'économie du livre, ce n'est
qui effrangent leurs frontières selon les analyses d'Adorno ", pas rien, ne serait-ce que pour le savoir lui-même qui sera
diffusé universellement à bas coût, sans les erreurs des
17. G. E. Lessing, Laocoon, Paris, Hermann, 1990. Cf noue L'Homme de
copistes. La diffusion sera alors celle de textes fIXés et
verre. Esthétiques henjam;niennes, Paris, LHarmattan, 1998. contrôlés. Cinvention d'un médium de communication est
18. T. W Adorno, Sur quelques reÛltions entre musique et peinture, trad.
J. Lauxerois et P. S1.endy, Paris,La Caserne, 1995.
19. T. W. Adorno, L'Art et les arts, op. cit. 20. Lire plus loin.

54
55


une chose, celle d'un appareil, tout autre chose: c'est la était déjà un récit de l'émancipation (appréhender
définition même du savoir qui change, de son destinateur l'événement par l'amour), alors il faut postuler une
comme de son destinataire, comme de son référent. situation aliénante « originaire », une temporalité toujours
Une révolution culturelle est le fait du surgissement d'un déjà là, en toile de fond, redondante, « Éternel retour »,
appareil, surgissement à la fois improbable et nécessaire. « destin» ou « ennui» sous la plume du Benjamin de Paris,
Improbable comme l'est un événement, bien que la capitale du XIX siècle. Et Benjamin, dans la correspondance
succession des appareils ne soit pas celle des événements avec Rang", décrit l'appareil antique de la mise en scène
sociaux-historiques, « humains », « empiriques », aurait écrit tragique comme désensorcellement, rupture avec la
le Benjamin de la lettre à Rang. Nécessaire, parce que l'enjeu continuité du destin, entendue comme circularité ressassée.
est celui d'une émancipation toujours à relancer, l'émanci- Se dessine en pointillés ce qu'il appellera une « histoire
pation consistant essentiellement dans l'invention d'une spirituelle ') », qui consisterait en une succession de
temporalité inouïe qui suppose une Sotte de temporalité désensorcellements. On pourra donc dire de l'œuvre d'un
j:
originaire menaçant toujours de ressaisir les imaginations. art appareillé qu'elle devra introduire une discontinuité pour
Bernard Stiegler, dans lèmps et Cinéma, analyse bien la etre au plus près de la spécificité temporelle de cet appareil.
capture du cinéma par la télévision en termes d'imposition 11
totale d'une temporalité synchrone, donc continuiste (les !1
actualités de CNN), à des temporalités diachroniques, donc ;/,.
,<

discontinuistes, celles des singularités. Que les temporalités ,:t:


des singularités quelconques deviennent toutes synchrones, :;:1'>
voilà selon lui la forme la plus élaborée de la mobilisation il
de masse, alors que le cinéma avait été perçu dans les années j."
1930 comme l'appareil d'émancipation par excellence, la

temporalité discontinuiste d'un cinéma politique devant
l'emporter sur la temporalité continuiste du contrôle par le
Pl
test professionnel".
Si l'appareil qui constitue le socle de la modernité _ la
perspective - a émancipé les « sujets » de la métaphysique
du récit chrétien de la Faute et de la Rédemption, lequel

21. Benjamin, lire plus loin l'analyse de L'Œuvre d'art... .. Benjamin, Correspondances, op. cÎt., t. 1.
. Benjamin, Paris, capitale du XIX siècle, Paris, éditions du Cerf, 19 89.

56
LÉMANCIPATION SELON BENJAMIN

Thèse XV sur le concept d'histoire :


« Les classes révolutionnaires ont, au moment de leur entrée
en scène, une conscience plus ou moins nette de saper par leur
action le temps homogène de l'histoire. La Révolutionfrançaise
décréta un nouveau calendrier. Le jour qui inaugure une
chronologie nouvelle a le don d'intégrer le temps qui l'aprécédée.
Il constitue une sorte de raccourci historique. C'est encore ce
jour, lepremier d'une chronologie, qui est évoqué et mêmefiguré
par les joursfériés qui, eux tous, sont aussi bien desjours initiaux
que des jours de souvenance. Les calendriers ne comptent donc
point du tout le temps à la façon des horloges. Ils sont des
monuments d'une conscience historique qui, depuis environ un
siècle, est devenue complètement étrangère à l'Europe. La
dernière, la Révolution de Juillet avait connu un accident où
semble avoirpercé une telle conscience. La premièrejournée de
combat passée, il advint qtlà l'obscurité tombante, la foule, en
différents quartiers de la ville et en même temps, commença à

59
len prendre aux horloges. Un témoin dont la clairvoyance Une monade de temps, une journée de mémoire, absorbe
pourrait hre due au hasard des rimes écrivit: "Qui le croirait. tout un cycle, le représente. Elle est excessivement pleine
On dit qu'irrités contre l'heure/De nouveauxjosués, au pied de d'événements si l'on veut bien se pencher sur le fait qu'une
chaque tour/Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour. " » seule fête est une année rituelle résumée en un moment.
Il s'agit maintenant d'introduire le troisième sens du Nous reviendrons sur cette notion de représentation: il n'y
terme époque, le sens « astronomique ». On pourrait dire a pas d'émancipation sans représentation, sans spectacle.
que, pour Benjamin, la Révolution est le respect du Cela impliquera que ce qui s'émancipe dans l'émancipation
calendrier contre le temps mécanique des horloges. Parce que ne le fait pas en propre, dans l'immédiateté de la réalisation
c'est l'irruption d'une discontinuité dans le temps qui en est d'une poussée, mais sur une scène', donc portée par autre
la vérité, contre le temps homogène et vide imposé par chose qu'elle. eémancipation suppose une mise en scène, des
l'appareil perspectif. La perspective a en effet unifié l'espace acteurs, des spectateurs. Un appareillage.
et le temps, comme cela est évident dès la Physique de En quoi consiste la journée de Juillet ainsi achevée par
Descartes. Le temps des horloges, c'est le temps une mise à mort des horloges? Il y va d'un excès contre le
de la science, où un instant ne se distingue pas d'un autre. temps officiel, le temps des horloges, qui s'est imposé à la
Au contraire de ce continuum, les calendriers mettent en temporalité des hommes, un temps vide dont la notion de
rapport la temporalité et la nomination (la mémoire) '. Le progrès aura été l'éphémère enveloppe. Cette temporalité est
jour férié est ainsi interruption du temps profane en ce sens celle de l'ordre, instauré sur les humains depuis la lointaine
que, par lui, émerge une autre temporalité, que Mircea Eliade Chaldée. C'est le temps des astrologues, ces premiers scienti-
appelait sacrée. Cette temporalité indissociable des noms fiques, le temps de la raison imposant l'ordre des astres à la
(Fête des Cendres, Mardi Gras, Pâques) est monadologique temporalité d'ici-bas. La régularité des corps célestes est
au sens où une journée festive résume, miniaturise, à elle venue ordonner le chaos de l'ici-bas. Donc, lors d'une journée
seule tout le cycle d'un autre temps, politique pour révolutionnaire, Benjamin retient l'interruption du temps du
Benjamin. Mais que fête-t-on ? eémancipation du temps. logos. On peut même dire que la Révolution est fondamen-
talement interruption du temps : grève, pause générale,
1. Pour être plus précis, il faudrait dire que le temps de l'horloge mécanique
An I. La totalité des animaux laborieux J s'arrête et prend le
n'est pas réductible à celui de la physique et que le temps mécanique n'est
pas réductible au temps de la mécanique... Si le temps de la science et le temps de voir ce qui va advenir. Mai 68. Par son excès, la
temps des horloges partagent une nature quantitative et indifférenciée, le
temps continu de l'horloge mécanique n'est pas un continuum, mais une
succcession d'" événements" au sens le plus banal du terme, qu'un système 2. De skéné : petite tente.
mécanique compte et décompte. Lhorloge ignorant ce qui se passe durant 3. Lanimallaborans : cf H. Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris,
la période de l'oscillation. Calmann-Levy,197 2 .

60 .' 61

1 7
Révolution a1Tête le temps des astres. Elle ne consiste pas tant à la pédagogie bourgeoise caractérisée par des « pratiques
dans la réalisation d'un programme que dans l'arrêt du sans prévention >i, « compréhensives >i, « intuitives», avec des
temps. Et il faut une énergie considérable pour rompre une éducatrices « aimant les enfants ii.
incroyable tradition de la continuité, de cette continuité Là encore, les éducateurs sont sommés de lire les signaux
qu'on peut accumuler comme fausse promesse de temps, émis par le collectif d'enfants, gestes bridant et mettant en
temps vendu à crédit, temps du capital. Parce que les forme l'imagination débridée des enfants. « La tâche de
Chaldéens ont imposé cette chose au fond extraordinaire : l'animateur consiste à délivrer les signaux enfantins des
l'ici-bas doit se régler sur le temps des astres, sur le cosmos, dangereuses magies de la pure imagination pour leur donner
qui est donc la première figure d'une loi hétéronome, pouvoir exécutifsur les matériaux. Nous savons - pour citer
dissociée de celle des Anciens (<< sauvages », « primitifs ii, uniquement la peinture - que dans cette activité enfantine
peuples « premiers»). Ils ont transformé ce qui était de l'ordre aussi le geste est essentiel Konrad Fiedler a montré le premier,
de l'être physique le plus tangible, le cosmos, qu'il suffit de dans ses Écrits sur l'art, que le peintre n'est pas un individu
lire avant même de savoir écrire, en loi, c'est-à-dire en devoir- qui aurait une vision plus naturaliste, plus poétique ou plus
être. Ce qui doit advenir et faire société, c'est le temps qu'on extatique que d'autres, mais plutôt un homme sachant
peut lire, celui de la position des astres qu'il faut déchiffrer
regarder de plus près avec la main quand l'œil se paralyse, et
méthodiquement. Ce qui implique au passage que la lecture qui transfère l'innervation réceptive des muscles de la vue
précède l'écriture et que le cosmos est la première surface de dans l'innervation créatrice de la main. Mise en rapport
reproduction (l'être comme devoir-être). 1
exacte de l'innervation créatrice avec la réceptive, tel est le
Avant de nous poser la question de savoir ce que la loi 11,.,
geste enfantin. >i
a cherché à assujettir, il faut revenir sur la mise en scène de
Le temps fort de cette transformation de la réceptivité
l'émancipation. Un autre texte de Benjamin nous mettra en créativité, c'est la représentation « théâtrale » : « La
sur la piste. Il fut écrit pour son amie Asja Lacis, qui donna
représentation signifie l'émancipation radicale du jeu que
forme à son activité révolutionnaire de bolchevique en
l'adulte est alors réduit à regarder. » D'une manière alors
organisant par le théâtre des collectifs d'enfants. Ces
totalement paradoxale, pour penser l'émancipation de cette
enfants, dans la période succédant immédiatement à la
jeunesse révolutionnaire -l'urgence la plus contemporaine
révolution bolchevique, erraient en bandes dans les villes
qui soit 4 - Benjamin va chercher ses références du côté du
dévastées, un peu comme des meutes de chiens errants.
plus archaïque: le carnaval, qui est au cœur du paganisme.
Benjamin proposa donc dans ce texte de 1924 : Programme
« La représentation est la grande pause créatrice dans l'œuvre
pour un théâtre d'enfants prolétarien, une conception révolu-

·a'
tionnaire, fouriériste de la pédagogie, qu'il voulait opposer
4· Cf le film d'Abdellatif Kechiche : L'Esquive, 2003.

62 I
,( . I",.
63

,
d'éducation. Elle est au royaume des enfants l'équivalent du Ce Benjamin dionysiaque a eu un maître, totalement
carnaval dans les cultes anciens. Elle offre l'image du monde ignoré de la tradition des études benjaminiennes : Florens
renversé: de même qu'à Rome, durant les Saturnaks, le maître Christian Rang, auteur d'un texte publié en 1927, trois ans
servait l'esclave, les enfants, eux, le temps d'une représentation, après sa mort: Psychologie historique du carnaval. Ce travail
occupent la scène pour l'instruction et pour l'éducation des d'une puissance incroyable a été livré au public français
éducateurs attentifi. De nouvelles énergies, de nouvelles grâce à l'érudition de folkloristes comme Daniel Fabre et
innervations se manifestent, dont l'animateur n'avait souvent trouve sa place à la suite de Nietzsche dans la série des
rien deviné en cours de travail Il apprendà les connaître dans grands écrits sur le carnaval: Goethe, Frazer, puis Bakhtine,
l'émancipation tumultueuse de l'imagination enfantine. Les Propp, Bateson, Bottéro, Le Roy Ladurie, Henri Jeanmaire,
enfants qui se livrent ainsi au théâtre se délivrent dans ce genre Marcel Detienne, etc.
de représentations. Leur enfance s'accomplit dans le jeu 5. » Deux thèses de Rang doivent être isolées ici.
On voit par là que, pour Benjamin, le modèle révolu- Dans son panorama sur la dégradation du carnaval, de
tionnaire n'est pas, comme on l'écrit couramment, un la dérision et du rire, de la Chaldée au christianisme du
messianisme sans messie, c'est-à-dire une interruption du Moyen Âge, Rang met déjà l'accent sur la nécessité qu'il y
temps du fait de l'intervention absolument improbable d'un eut d'imposer un ordre légal au chaos « primitif», celui qui
mouvement messianique; mais une rupture qui permet le envahissait les sociétés préhistoriques qui ne pouvaient faire
renversement des rapports sociaux, comme dans le carnaval le partage entre le monde des vivants et celui des morts.
ou les Saturnales romaines. S'impose alors la figure d'un Limposition de l'ordre astral fut un progrès spirituel pour
• Benjamin réinventeur du paganisme (Mésopotamie, Grèce, des hommes « primitifs » constamment hantés par la
Rome), comme chez Bataille et Lyotard, contre la remytho- présence/absence angoissante des spectres. Mais cette
logisation à laquelle procédaient à la même époque les logique avait deux référents essentiels : la temporalité du
idéologues nazis 6. Irait dans le même sens sa lecture soleil et celle de la lune. Ce calendrier présentait donc un
de Bachofen, s'agissant en particulier du partage sexuel et défaut majeur: il devait tenir compte d'un hiatus, puisque
de la question de la Mère 7. On s'arrêtera plus loin sur la les horloges célestes ne coïncidaient pas. Restait un laps de
notion d'innervation, qui est la clef des rapports arts temps indécidable, rejeté au chaos primitif du retour
(techniques) /corps. angoissant des spectres. Le carnaval- « légale suspension des
lois » - fut alors la tentative rituelle de relancer le temps, en
l'absence de tout critère chronologique, en prenant appui sur
5. W. Benjamin, op. cit., p. 57.
6. J.-L. Déotte, L'Homme de verre. Esthétiques benjaminiennes, op. cit. les forces les plus obscures que les calendriers devaient mettre
7. W Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1989. en ordre. Le carnaval est donc une procession, un défilé, un

64 65
mouvement, un passage qui, s'emparant du vide intercalaire non seulement le moment critique mais nécessaire de tout
et inter-calendaire, doit assurer une suture. Mais le rituel au ordre, mais aussi le point cardinal de l'histoire de l'esprit
risque du chaos ne peut être aimable, la relance de l'ordre lui-même. En effet, le combat libérateur des Grecs contre
va au plus près de ce qu'il s'agit de maîtriser: l'inversion les descendants des Chaldéens, les Perses, lors de la bataille
ritualisée des rôles sociaux, la confusion des sexes. r.: excès de Salamine', va être interprété comme l'irruption définitive
(le sang, le vin) sera le prix à payer pour laisser percer cette dans l'histoire du droit universel au pathos contre l'ordre
énergie-là. Le car-naval 8 , la Nef des fous, est donc essentiel- implacable des Asiates. Bref, l'Occident sera cette brèche
lement une percée qui met à profit un arrêt du temps. Le intercalaire définitivement assumée comme droit universel
processus de relance doit être entre les mains d'un supposé de l'âme. Ce qui n'avait lieu que lors des périodes interca-
roi, devant lequel tous les puissants de la terre, momenta- lendaires - le pathos dionysiaque - va devenir un droit :
nément, s'inclinent. Ce roi de dérision l'est aux deux sens: celui, extraordinaire, de la libre « subjectivité », comme droit
c'est à la fois la féroce ironie lancée contre l'ordre habituel, à la subversion !
et ce dont il faut rire finalement. Le roi de carnaval, capitaine C'est à travers la description de la bataille de Salamine
d'une nef délirante, est condamné par l'ordre qu'il aura que Rang donne tout son sens à la question de la représen-
contribué à restaurer. Maître de l'émancipation, par rapport tation.
à la magie de l'humanité en enfance et aux institutions En effet, le pathos libre dut emprunter le passage du
suspendues, il doit payer de sa destruction sa réussite: dilapi- défilé de l'institution carnavalesque. C'est que les acteurs
dation de Dionysos par ses admirateurs. Ici Rang suggère, grecs du combat, conduits par Aristide et Thémistocle,
plus qu'il n'en affirme la filiation, que le christianisme n'a n'avaient pas en eux la légitimité d'assumer la conduite
réussi à récupérer le carnaval païen que parce que le Christ victorieuse de la bataille: parce qu'ils étaient sans mandat,
n'était rien d'autre qu'un roi ultime de carnaval que les ils ne purent agir qu'en empruntant un masque, celui de
Romains tournèrent en dérision lors de la Passion. Dionysos, prince de l'interrègne. Ils ne pouvaient pas
Décrit ainsi, le carnaval devient une figure supérieure s'avancer sur la scène universelle (Schiller) sans masque: ils
de la police, le moment du désordre où se ressource tout devaient faire comme s'ils étaient habités par un dieu '0.
ordre social, puisque l'excès doit toucher à la limite du sup- Alors, la poésie se fit action. Sur la nef centrale s'installa
portable (l'anthropophagie) et rendre désirable le retour l'Hypocrite: l'acteur-devin-dictateur" qui imposa le Verbe
d'un ordre fondé sur les constellations stellaires. Mais le
génie de Rang consiste à historiciser le carnaval, à en faire
9. Eschyle: Les Perses.
IO. F. C. Rang, Psychologie historique du carnaval, Paris, Ombres, 1990, p. 40.
8. Selon une étymologie assez fantaisiste. II. « Celui qui dicte. »

66 67
à l'anarchie des cris de guerre. Le Verbe donna forme doit être le fait d'une subversion opérée par chacun contre
à l'énergie carnavalesque des Grecs. Athènes créa ainsi ce à quoi il aspire le plus délicieusement, l'état de bonne santé
un nouveau type d'autorité: c'était le Verbe qui agissait. qui est le sien : « Une crise latente parcourt notre siècle
« Athènes, le port dans lequel l'épouvantai4 le fantoche anémique [...]. Notre entière condition semble vouloir percer,
devenu orateur et porte-parole, avait trouvé le lieu où jeter aspirer à éclore. [...] Un spectre, dirait-on, s'est étendu sur nous.
définitivement l'ancre de sa neferrante, Athènes acquit sa Notre respiration se fait haletante, contrainte, saccadée,
suprématie, culturelle etpolitique, en tant que cité d'un type angoissée. Nous étouffons sous la pression. Quelle pression? La
nouveau où le verbefaisait autorité. Autorité non pas légale, pression de tout ce que nous avons accumulé sur nous! De nos
ou dictatoriale, mais exercée sur des alliés, des Grecs libres et propresformes, de nospropres contenus! La révolution frappe
égaux qui succombaient à la fascination de l'enivrante à la porte. Pas celle des opprimés contre leurs oppresseurs, non,
rhétorique. Elle l'acquit ainsi dans tous les domaines de la celle qui nous dressera nous-mêmes contre nous-mêmes ! Et
vie où l'éloquence était à même d'arracher la conduite des cependant, la peur nous glace: la vieille santé se défend,. nous
affaires aux prêtres et aux phratries pour la transférer aux ne voulons pas souffrir, nous ne voulons pas être expulsés de
philosophes et aux démagogues. Et elle ne prit conscience de nous-mêmes. Pourtant, tels que nous sommes, nous nepouvons
son hégémonie qu'à l'instant où elle s'adjugea dans l'ivresse plus nous supporter". » Il est aisé de reconnaître ici la source
du verbe la victoire remportée en acte ". » de l'appel benjaminien aux « nouveaux barbares » - et cela
Pour résumer l'histoire ranguienne du carnaval et du rire au cœur des années 1930 - parce que « nous avons bouffé trop
émancipateur : la liberté du rire, inventée sous une forme de culture '4 ».
fortement ritualisée en Chaldée trois mille ans avant notre L'ivresse subversive n'a rien de brut et d'immédiat, elle
ère, devint verbe libérateur chez les Grecs, c'est-à-dire action ne peut percer que parce qu'elle avance masquée, comme
libératrice dans la guerre, puis sur la scène politico-philoso- Descartes se présentant masqué sur la scène du monde et
phique, préhistoire du genre de discours délibératif. Cette faisant son autoportrait le plus véridique. Il y a une
puissance s'incarna, au-delà du demi-dieu inconstant qu'était essentielle fonction masque de toute percée véridique, un
Dionysos, dans la figure conquérante d'un« dieu-homme » corps singulier qui signe en bas du texte le plus universel.
- Alexandre - qui conduisit les Grecs sur les terres des Asiates. Rang le rappelle : toute autorité est masque. « Dans la
Ce triomphe final annonçait une lente domestication du rire Chaldée astrologique, le masque est l'habit étoilé ,. il revêt un
émancipateur par les Romains, puis par le christianisme,
jusqu'au constat nietzschéen que la Révolution, aujourd'hui,
13. Ibid., p. 20.
14. W. Benjamin, Expérience et paulJreté, in Œuvres complètes, Paris,
I2. F. C. Rang, Psychologie historique du carnaval, op. cit., p. 42-43. Gallimard, 2000, r. II.

68 69

,•.ll"à
lieu (temple, sanctuaire) ou un homme (souverain, oracle,
prophète, prêtre) des emblèmes de la constellation dont le lieu
céleste, la position céleste, l'autorité céleste ou l'oracle céleste
dispense ici précisément la grâce, marque ici l'autre pôle, le
pôle terrestre, de sa ligne d'influence. Le roi ne peut rendre
justice que revêtu de l'habit étoilé de son dieu. [...] Le prêtre
qui rend un oracle devient alors personne et personnage ,.
personat: il "per-sonne" ,. ilparle à travers le masque du dieu
(le professeur est une "personne", mais Dieu aussi en est une:
celle justement qui professe dans le professeur! ). Lorsqu'il FLAUBERT:
s'agit d'honorer un dieu en un lieu donné, le site doit être FAIRE DU MATÉRIAU UN SUPPORT
recouvert de l'habit de celui qu'on honore: une idole est habit
divin posé sur un pieu. [... ] lOute autorité est masque". .. »
On comprend finalement l'intérêt constant de Benjamin
pour le théâtre, du drame baroque à Brecht, pour la Faire époque, c'est bien arrêter le temps, ne serait-ce que
photographie, la psychanalyse, le passage urbain et le le temps de le dénommer pour le juger, ce qui suppose bien
cinéma. Autant de genres culturels, d'appareils capables, qu'on s'en soit écarté, qu'on ait suspendu une sorte de
chacun selon sa technique, de percer le temps homogène et créance spontanée et nécessaire, de l'ordre de la rumeur, en
vide du destin. Ce qui suspend la temporalité des spectres, son époque. Il n'y a pas d'action politique possible sans la
celle de la fantasmagorie collective, ce qui subvertit la dénomination de l'époque (du temps présent). Selon que
temporalité de la légalité sûre d'elle-même, ce qui laisse l'on désignera ce temps comme âge de l'impérialisme ou âge
advenir une nouvelle temporalité jamais présentée antérieu- de la disparition (âge des camps), on ne qualifiera pas les
rement, ce sont ces appareils qui libèrent le temps. Mais s'il événements de la même manière. Dans le premier cas,
a fallu, à suivre Rang, inventer Chronos pour venir à bout l'intervention de l'OTAN au Kosovo sera la énième
du retour incessant des morts, pour faire le partage anthro- manifestation de l'Empire (Badiou), alors que dans le
pologiquement fondateur, plus essentiel que l'interdit de second, ce sera une action nécessaire pour ceux qui n'ont
l'inceste, entre morts et vivants, quel appareil nous délivrera pas oublié les génocides arménien, juif, tzigane. Quel nom
des disparus à l'ère de la disparition de masse? donner à notre époque si la notion de postmodernité nous
semble trop reprendre, en la masquant, la structure de
15. F. C. Rang, Psychologie historique du carnaval, op. cit., p. 60. l'événement ?

71
Essayons de mieux analyser la suspension du jugement entretiennent, à un autre niveau, la fantasmagorie collective
qui rend possible la dénomination de l'époque. Quelle en (culture psychédélique des années 1960-1970, culturejunkY
est la raison ? Ce n'est pas, comme dans la philosophie des années 1980, rave party des années 1990).
classique, le statut de la connaissance sensible. Ce n'est pas Dès lors, on ne se demandera pas principiellement,
l'illusion des sens. Le problème n'est pas tant d'évaluer le comme chez Panofsky ou Goodman, en quoi un appareil,
savoir sensible, qu'on l'invalide dans une tradition platoni- l'appareil perspectif par exemple, respecte ou non la vision
cienne-cartésienne ou qu'on lui accorde une certaine validité naturelle (question de la perspective artificielle nécessitant
dans la tradition aristotélicienne-leibnizienne, laquelle un point de vue cyclopéen, monoculaire, un œil qui ne peut
intégrerait Baumgarten qui inventa le terme d'esthétique. que focaliser sur le centre de l'objet, en pleine lumière), ou
étant déjà pour lui cette connaissance au moyen l'amplifie, la légitime, etc. On insistera au contraire sur
des sensations, donc la science de la sensation qui fera rêver l'arbitraire des appareils qui est à l'œuvre dans toute
Valéry, et non pas encore science de l'art, ce qu'elle deviendra méthode, et que reconnaît de fait Descartes s'agissant de sa
de fait avec Lessing et son Laocoon. méthode. Arbitraire par rapport aux données sensibles aussi
S'il doit y avoir mise entre parenthèses, épokhè, bien qu'au savoir légitime d'un moment de l'histoire, etc.,
suspension, arrachement, ce ne sera donc pas tant par mais surtout par rapport à la temporalité d'un corps greffé
rapport au monde sensible extérieur, ce que la phénomé- sur le monde (Merleau-Ponty).
nologie appelle le champ, que par rapport à une forme Le site des appareils ne sera pas tant le champ perceptif,

'1,1
double de la créance immédiate, spontanée: celle qui est celui de la co-présence du corps et du monde, le corps Iii
dans la fantasmagorie collective, dans la rumeur langagière. entendu comme chair chez Merleau-Ponty, qu'une sorte
La vocation des appareils consistera alors à suspendre et de condensation sans âge, géologique, des images, lieux
préserver la tension née de l'arrachement, voire à l'instituer. communs, clichés, idéologies, récits, légendes, savoirs
En retour, leur faiblesse, leur mouvement quasi-naturel, positifs, savoir-faire, dans lesquels on est pris depuis
entropique, est alors facilement concevable: une sorte de toujours. Bref: le matériau des Idées reçues chez Flaubert,
· i
devenir idéologique, un oubli de la tension constitutive, une matériau englobant toutes les sciences et toutes les pratiques
surcréance pouvant devenir une aliénation. Un exemple : dans le très anti-hégélien et hyper-sceptique Bouvard et
les drogues ont eu un usage de connaissance au XIXe siècle Pécuchet. La méthode flaubertienne procède en deux temps:
et au début du xxe (elles donnèrent lieu alors à des la destruction des savoirs d'une discipline, parce qu'ils sont
protocoles d'expérience comme pour tous les appareils, en contradictoires; et, partant, l'invalidation, discipline après
1
particulier chez Benjamin), elles ne servent aujourd'hui qu'à discipline, de tous les registres du sens, jusqu'à ce que ne
1

1
la jouissance des sujets et à la fusion des corps. Elles subsiste comme seul point indubitable que la nécessité du
"

72 73
support (ici le papier), qui devra donc être exhibé pour lui- Avant sa rencontre avec la loi, le corps était innocent, le
même, comme véritable et seule vérité. corps de la phôné, du plaisir/déplaisir. Depuis, il est ouvert
Dans le second tome de ce roman « métaphysique », au partage, non seulement de l'utile et de l'inutile, mais
resté à l'état de projet, les « deux cloportes » auraient dû surtout du juste et de l'injuste, corps soumis au logos
récupérer tous les supports possibles du texte, comme s'ils (Aristote) et donc produit pour la loi. Il en va de même pour
se destinaient à rendre un nouveau culte au support dans tous les matériaux, qui entrent donc dans la généalogie du
l'exposition de ce dernier. Ce ne sont pas des talmudistes corps pour la loi, comme la pierre gravée ou incisée, la terre,
entretenant le culte du signifiant de la lettre, mais les le papyrus, le parchemin, le papier, la pellicule photo-
premiers philosophes et praticiens de l'appareil dans sa sensible, les murs de l'exposition, l'écran numérique, etc.
littéralité" qui en exposent l'essentiel, parce qu'un des La littéralité d'un support, c'est un matériau sensibilisé par
éléments essentiels de tout appareil, c'est la nature du la loi à la question de l'arrivée de l'événement. C'est au
support, support d'inscription des signes ou traces qui matériau « esthétisé », au support, que se pose déjà la
consignent l'événement et rendent possible la fiction. Et ce question du quod ?, du qu'arrive-t-il ?, de l'enchaînement
sont des théoriciens, parce qu'ils se donnent comme tâche lyotardien. La loi, c'est ce qui ouvre le matériau à autre chose
d'exposer concrètement la littéralité de l'appareil. Ils se que lui: l'événement. C'est la loi (du langage) qui poétise
soumettent ainsi à la valeur d'exposition chère à Bénjamin 2.
le matériau. La glaise alluviale qui reçoit l'empreinte d'un
Bouvard et Pécuchet inventent, en l'exposant, après la coquillage n'est qu'un matériau pour ce qui deviendra un
neutralisation du sens, de toutes les significations des divers fossile; la glaise pétrie qui reçoit les traits d'un visage de
textes, le support-papier, non comme matériau brut (ce ne défunt est un support, peut-être même, selon le témoignage
sont pas des médiologues), mais comme matériau destiné de Pline, le prototype de tout portrait peint" Entre les deux,
à devenir support, recevoir des traces, enregistrer. Cette entre la boue du fleuve et la glaise de l'artisan, il y a
transformation du matériau, qui n'est pas technique, l'invention des rituels funéraires, lesquels n'ont de sens
!! , l'invente comme support de la loi, comme le corps l'avait qu'en fonction du partage anthropologiquement essentiel
été par les rituels d'initiation dans les sociétés contre l'État '. opéré par la loi entre les morts et les vivants. Il est évident
que ce n'est pas la texture chimico-physique du matériau
I. CI. Amey, Mémoire archaïque de l'art contemporain, Paris, CHarmarran, qui peut déterminer le mode de sa légitimité selon les trois
2°°3·
normes distinguées par Lyotard (le narratif, la révélation,
2. W Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique,
op. cit.
3· P. Clastres, La Société contre l'État: recherches d'anthropologie politique,
Paris, Minuir, 1974. 4. Pline l'Ancien, Histoire naturelle. Livre XXXV La peinture, Paris, les Belles
Lerrres, 1997.

74

...
75
le délibératif). C'est là la limite de tout discours mémoire. On retrouve la même démarche chez Marx quand
médiologique. Ces dernières restent absolument indéri- il analyse tout contenu idéologique en termes d'images
vables. Les modes de légitimité sélectionnent aussi bien les inversées de la réalité, comme celles qui sont obtenues par
matériaux que les genres de discours adéquats. On ne une camera obscura 5.
dérivera la loi ni de la texture granitique des Tables, ni On insistera donc sur la dimension historique de ces
d'un savoir révélé sur le Bien, ni d'un accord consensuel fabriques d'images et d'énoncés, en revenant sur une autre
entre pairs. Mais il y aurait une vaste recherche à écrire sur dimension: si, dans son rapport de vérité à l'autre époque,
la présélection du matériau par la norme. N'importe c'est-à-dire à son passé essentiel, une époque met en œuvre
quel matériau ne sera pas sensible littéralement. Certains, l'appareil qui détermine sa propre texture, alors, s'agissant
pour des raisons chimico-physiques, ne peuvent devenir au contraire de l'époque à venir, son futur, la fantasmagorie
supports : une pragmatique devrait être développée. Le projective l'emporte.
corps ne peut se soumettre au délibératif, à peine à la
révélation (circoncision), essentiellement à la narration
(scarification et tatouages traditionnels).
Ce qui implique que la philosophie des appareils,
véritable philosophie de la culture, devra revenir sur l'origine
historique de ce que l'on croit sans âge. D'abord sur l'incon-
tournable passivité liée à ce que nous avons toujours déjà 1,;1

été en position de destinataires, étant enfants et affectés ".

avant de pouvoir parler, toujours déjà parlés, nommés, rêvés


par des adultes. Puis, surtout, sur l'origine historique des
différentes strates de ce sol commun. Ainsi la notion de lieu,
de lieu commun, peut trouver son origine tant dans la
physique d'Aristote que dans l'élaboration, à la fin de
l'Antiquité, de dispositifs mnémotechniques fonctionnant
selon le principe du stockage spatial des informations dans
des locii prédéterminés. Ces dispositifs ont été décrits par
Frances Yates, et Daniel Arasse a pu en montrer l'usage
permanent dans la peinture de la Renaissance. C'est ce que 5. S. Kofman, Camera obscura : de l'idéologie, Paris, Galilée, 1973· Voir plus
Pierre Nora reprend implicitement au titre des lieux de loin.

76

_1
LYOTARD :
LA THERMODYNAMIQUE DES APPAREILS

Lyotard a élaboré la théorie du figural, puis du différend


et de la phrase en partant d'une description du système, que
ce dernier soit entendu à la manière saussurienne et structu-
raliste comme système de signes, ou à partir de Wittgenstein
comme jeux de langage ou jeux de règles' (game), devenant
plus tard les genres de discours du Différend. Ce sont donc
le système, les oppositions réglées (la signification comme
valeur) qui lui permirent de penser le sens et non l'inverse,
selon la distinction de Frege D'où la nécessité, dans
2.

Discours, Figure, d'identifier par l'analyse des blocs d'écriture


culturelle s'opposant les uns aux autres pour rendre pensable
l'interstice, le figural comme matrice, même si, sur le plan

I. J.- F. Lyo tard , La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris,


1
Minuit, 1979.
2. G. Frege, On Sense and Refèrence, in Philosophical Writings, Oxford,
Blackwell, 1960.

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,(
ontologique, on doit penser que c'est dans l'interstice que généricité d'un appareil à celle d'un programme qui, tôt ou
se trouve l'énergie captée par le bloc d'écriture, le plasma tard, aura épuisé toutes les possibilités de jeu. Il y a toujours
imaginal domestiqué par des oppositions structurales et quelque chose de mortifère dans une pensée du système :
langagières. Ce qui nous retiendra, c'est que Lyotard a permis on en a la preuve dans ce texte apocalyptique qu'est « Une
de systématiser l'appareillage qui fait époque en inventant fable postmoderne 5 ». Il en va de même pour la question de
la notion de surface d'inscription des signes, en mettant l'écriture: si elle n'est qu'un codage de traits quelconques,
l'accent Sur le rapport essentiel qu'un signe (pictural par toutes les poussées, pulsions (Trieb), toutes les formes
exemple) entretient avec son support, seul moyen de concevables du désir ne pourront qu'alimenter provisoi-
distinguer des époques de la culture et donc des acceptions rement et complexifier un processus fini d'oppositions
différentes de la Chose. Et donc du savoir, de l'art, de réglées. Le sauvetage régulier du système, qui a pour nom
l'éthique, etc. Mais, en isolant radicalement l'énergie néguentropie, suppose un arraisonnement constant de
nécessaire à l'invention irruptive du bloc d'écriture, de la l'événement, ce qui va permettre de renouveler la différence
surface d'inscription, par le figurai qui deviendra entre l' « intérieur » et l' « extérieur » : telle est, dans la fable,
1'« intraitable» des textes sur le sublime, il se privait de la dernière fonction du corps et de son désir, « humain »,
comprendre comment ce bloc avait une véritable généricité 3 fable qui pourtant annonce sa prochaine et nécessaire
artistique qui ne s'épuisait pas en une seule démonstration extinction. Le système, surtout techno-scientifique comme
révolutionnaire, chez un seul peintre de l'interstice, mais chez Adorno et Horkheimer, aura toujours été entendu
pouvait donner lieu à une puissance de création quasi comme réalisation de la pulsion de mort, le corps comme
illimitée, dont les effets se feraient toujours sentir. Le modèle pulsion de vie, disruption. Selon la fable, à la fin de l'histoire
psychanalytique, élargi aux dimensions de l'histoire et de la des blocs d'écriture, la mort l'emporte puisque le système
philosophie de la culture, donnait finalement, malgré étouffe l'ultime source de différenciation: le désir, le corps.
l'intention initiale, beaucoup plus d'importance à l'ordre et Dans ce sens, Lyotard aura toujours été fidèle paradoxa-
à la répression de la mise en code qu'à l'énergie libre de
1

,II: lement à la conception « libidinale » des premiers textes,


l'inconscient. On ne peut sortir de cette fatalité entretenue malgré Kant (le sublime) et la Shoah (le tort absolu). C'est
nécessairement par une pensée du « Système 4 » qu'en que, pour lui, Éros et Thanatos sont toujours intriqués. Si,
s'écartant de sa loi, qui est finalement celle de la thermody- comme nous le pensons, la ligne de partage des penseurs
namique, la loi de l'entropie, qu'en ne réduisant pas la contemporains passe pour beaucoup entre Benjamin et
Adorno, ce dernier l'a emporté pour des raisons liées autant
3· A. Badiou, Petit manuel d'inesthétique, Paris, Le Seuil, 199 8.
4· J.- F. Lyotard, Misère de la philosophie, op. cit.
5. Ibid.

80
81

1
1,1

I!:

1
à la sombre force d'attraction sur la pensée contemporaine introduit de la disruption, de la plasticité: « Lefigurai, c'est
" de Martin Heidegger qu'à une puissance institutionnelle la différence différente de l'opposition. » Cette théorie aurait
(la machine « École de Francfort »). Pourtant un autre pu devenir la pièce centrale d'une philosophie de la culture,
1
Lyotard, plus benjaminien, apparaît régulièrement, mais des « époques de la surface d'inscription », à la suite du néo-
aussi plus secrètement, comme si, inévitablement, la
" kantien Cassirer et surtout de son disciple Panofsky, qui fit
référence explicite à Adorno ne pouvait que laisser percer ce de la perspective au Quattrocento, à Florence, un véritable
qu'Adorno aura toujours refusé d'accepter, sauf dans objet pour la théorie de l'art, mais aussi pour la philosophie.
quelques textes des années 1960 : qu'il était une manière de La théorie de « la nature du lieu d'inscription » n'était pas
disciple de Benjamin 6.
chez Lyotard au service d'une telle philosophie de la culture,
Mais revenons-en à la question fondamentale du mais on pourrait aujourd'hui la constituer. Lessentiel pour
support, du lieu d'inscription : « Vanité de toute méthode Lyotard, c'était le figural, c'est-à-dire le désir en tant qu'il
iconographique, iconologique, sémiologique, sociologique, défait les modes époquaux d'écriture des signes. Rappelons
psychanalytique qui ne commencepaspar établirprécisément ce texte, fragmenté, datant des lendemains de 68, texte
la position de l'élément plastique (trait, valeur, couleur) par représentatif de la période culminant avec Économie
rapport à l'écran. C'est dans cette position, et en elle seule, libidinale: Désirévolution. Texte présenté ainsi :
que réside la spécificité du sens. Il est aberrant d'aborder avec
les mêmes catégories les mosaïques de Ravenne et les tableaux « Texte 0
de Magritte. Ce qui est décisif, c'est la nature du lieu uxtes écrits dans la braise de juillet 68 Allaient avec des
"

I!',
Iii d'inscription. Cette nature est toujours dans une relation collages du même sang selon un montage différent Un volume
:i!!" concevable avec la position de la société par rapport à elle- d'une vingtaine de planches où les textes aussi s'enchevêtraient
même et au monde 7. » La théorie du figural, à entendre Projet trop coûteux paraît-il à cause de la couleur Collages
comme cette différence qui peut traverser le visible ou le aujourd'hui détruits Proposions un autre montage sans
textuel en tant qu'ils sont constitués d'opposition, y couleur cendres où se réservait la révolution-phénix Encore
,1

6. Lire le numéro de la revue Lignes consacré aux rapports entre les deux
trop cher Restent ces débris et un souffle 8 »
11
1
penseurs, en parriculier l'analyse d'E. Traverso. Lignes, nouvelle série, nO Il;
repris in La Pensée dispersée. Figures de l'exil judéo-allemand, Paris, Au contraire, les surfaces d'inscription sont historiques
Lignes/édirions Léo Scheer, 2004-
et déterminent pour chaque époque telle articulation du
7· Cetre nore de bas de page (208) se rrouve à la fin du chapitre central de
Discours, Figure (Paris, Klincksieck, 1971), intitulé « Veduta sur un fragmenr visible et du texte, du signifiant et du signifié, de la figure
de l'''histoire'' du désir ". À la vanité des disciplines citées plus haut, Lyotard
aurait pu ajouter la médiologie.
8. ].-F. Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, UGE, 1973.

82
83
et de la lettre, de la loi et de la société ; elles ouvrent telle blance, indissociable de l'espace de la représentation, ce à
historicité pour telle ou telle « forme de l'histoire 9 ». Leur
quoi en général on réduit la révolution de la perspective n.
analyse suppose bien l'utilisation de toutes les disciplines Si pour Lyotard, comme pour Benjamin, il n'y a pas
des sciences humaines citées plus haut. Or le but de Lyotard d'histoire de l'art, c'est que les œuvres, pas plus celles de la
n'était pas de circonscrire ces plaques d'écriture, comme il philosophie, ne sont dans l'histoire socio-politique. Les
ya des continents qui s'éloignent en dérivant, mais plutôt peintres depuis le début (Lascaux) répondent, chacun à leur
l'entre-deux, la faille géologique d'où remonte la lave,
manière, à l'exigence de la Chose. La succession des œuvres
l'instant tout juste ouvert pour être refermé, où passe du est faiblement orientée seulement depuis l'institution du
figural, et qui peut avoir comme nom Masaccio (Le Tribut musée à la fin du XVIII' siècle, qui désintrigue l'art en
de la chapelle Brancacci) pour la Renaissance ou Cézanne
suspendant toute finalité, puis toute narration, en rendant
pour notre époque. Ces surgissements du figural ouvrent à
audible l'inaudible de chaque œuvre, sa stridence au sens
chaque fois une autre époque de l'écriture comme système, de Malraux, voire en faisant se répercuter les œuvres les unes
système d'espacements réglés, mais eux-mêmes ne sont pas
sur les autres comme si elles étaient contemporaines, à
dans l'histoire. Masaccio, parce qu'il perce définitivement
l'intérieur du musée imaginaire. Lyotard, à rebours de
le fond de toute peinture médiévale, livre le monde au l'opinion commune, a été un grand commentateur de
visible et ouvre la possibilité de la géométrie analytique puis
l'opération muséale par excellence : la suspension '\
projective, mais il n'est pas réductible à l'appareil perspectif S'il ya des discontinuités dans l'histoire, des interruptions
et à son écriture géométrique. Ses successeurs seront
de telle ou telle époque de la surface d'inscription, ces
davantage des hommes de loi, des hommes de pouvoir coupures ne sont pas messianiques, personne n'en est l'auteur,
comme le dessinateur du Meurtre dans un jardin anglais de
le sujet, même si on peut les nommer. Ce sont les seules
P. Greenaway <D, puis très vite des fonctionnaires, du fait des véritables révolutions, celles des appareils et de leurs effets de
Académies. Ils auront, œuvre après œuvre, à circonvenir le
destination. Cette tectonique des plaques sépare aussi les
figural, c'est-à-dire la Chose, d'après l'ordre de la commande
genres de discours du Différend. Par exemple: la révolution
de cette époque de l'écriture: la rhétorique de la vraisem-
paléolithique et le surgissement du pagus, du monde du

9· Cl. Lefort, Les Fonnes de l'histoire: essais d'anthropologie politique, Paris,


II. En particulier la traduction du Delfa pittura d'Alberti et l'introduction
Gallimard, 1978. NoIre démarche se situe dans le prolongement de la
de J.- L. Schefer. Et chez J. Rancière, Le Partage du sensible: esthétique et
philosophie el de la politique du groupe Socialisme et Barbarie, dont les
politique, Paris, La Fabrique, 2000.
fondateurs furent Lefort et Castoriadis et où militèrent J.- F. Lyotard.
12. J.-F. Lyotard, « Scapeland ; Conservation et couleur; Monument des
H. Damisch et E. Morin.
possibles », in LInhumain : causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988 ; et
10. Le titre anglais est: Le Contrat du dessinateur.
Chambre sourde: l'antiesthétique de Malraux, Paris, Galilée, 1998.


84
85

1 .!
paysan, du récit et de la narration (Au juste et La Condition considérant ligne, couleur, espace, support des signes
1 !
postmoderne à rapprocher du « Narrateur » de Benjamin) ; picturaux, fond de l'image, ombres, dégradés, formes, tous
1
ou la représentation, la science, la perspective des Renaissants les ingrédients d'une sémiologie de l'image à la Louis Marin,
et la profération d'ego cogito dans les Méditations de qu'entre les peintres prétendument les plus avancés de la fin
Descartes (Discours, figure) ; ou encore l'informatisation des du gothique - comme Giotto et surtout Duccio (La Maesta
savoirs, le virtuel, le capital et la règle de performance dans de Sienne) -, et la peinture moderne de représentation, il n'y
la communication (exposition au Centre Georges Pompidou: a nulle continuité, même sous la forme d'une approximation,
Les Immatériaux. L'Inhumain. Moralités postmodernes). Ces d'une ébauche, d'une esquisse de l'espace perspectif. C'est que
époques sont autant de manières de prendre en compte, le fond de leur peinture prétendument « moderne» se donnait
d'enregistrer et d'archiver le figurai, ce que Lyotard appelait toujours comme un support d'inscription de lettres bibliques,
alors l'événement. Ce qui compte, ce n'est pas tant l'avè- un fond d'écriture que l'œil ne pouvait pas traverser.
nement d'une autre époque de l'écriture, de la mise en Une logique des époques de la surface d'inscription
oppositions ou en espacements réglés de la différence, mais doit insister sur la légitimité de chacune, de son choix
l'interruption par le désir, du fait du désir, de l'ancienne d'appareil (la Somme de saint Thomas et l'Université
époque. Car avec l'avènement d'une nouvelle époque, c'est parisienne pour le gothique, le photographique pour le
presque tout de suite un autre ordre qui s'installe, un autre
régime, un autre système lui-même condamné à l'entropie;
c'est Alberti ou Léonard, juste après l'apparition Masaccio.
Cette interruption n'est analysable qu'à partir du régime
monde industriel, etc.), et ne peut que constater le différend
entre elles, comme entre des genres de discours, là où, au
contraire, l'histoire classique de la culture ne verra que
,

continuité et un passé gros d'un avenir. Néanmoins, il faut "


médiéval de l'écriture qui avait su donner une autre place au partir de là, et peu à peu, par une sorte de perlaboration
"
figurai, du fait du récit biblique qui enclôt une intrigue, la historiographique, faire sentir au moins cette décision,
destination de la créature comme rédemption, et du fait des qu'évidemment personne ne prend, qui instaure une
images elles-mêmes, comme chez Hughes de Saint-Victor où nouvelle époque de l'inscription, et entraîne de sérieux
la beauté formelle des figures peintes introduit à un ordre paradoxes. (Par exemple : où s'inscrit cette décision épo-
purement esthétique qui diffère (similitude dissembldble) des quale ? Pas sur l'ancien support, ni sur le nouveau qu'elle
signifiés du texte biblique. Mais ce régime a été interrompu met en place. Elle est donc ininscrite, condamnée à un
brutalement par l'irruption-apparition Masaccio. Lyotard certain immémorial.) Lyotard insiste donc sur la subversion
consacre de longues et belles pages de Discours, Figure, qui intercalaire, intercalendaire, qui fait œuvre. Cette
sont devenues un classique de l'histoire et de la philosophie interruption dure un certain temps. Elle n'appartient par
de l'art, pour montrer, contre Panofsky, trait après trait, en exemple ni à l'ancienne articulation médiévale du figurai

86 87

j
'"
1
et de l'écriture, ni à la nouvelle qui invente le visible comme d'événements réellement contemporains les uns des autres
ce qui est perdu, là-bas, dans la position du référent, inintel- quelle que soit leur place dans la chronologie, si bien que ces
ligible en tant que tel, livré dès lors à la science. Car la nature événements appartiennent à une "autre histoire' que la réalité
a été rejetée là-bas, derrière l'écran du tableau transparent. qui fait l'objet de la connaissance historique: une bonne
L'interruption qui a pour nom Masaccio consiste en une image de cette synchronie des traces serait donnée par les
ii' irruption du fantasmatique, un mixte de terreur, d'angoisse inscriptions que laisse l'inconscient dans la vie éveillée du
"
1
et de désir, du fait du traitement de la couleur des figures, sujet, contemporaines les unes des autres dans l'a-chronie du
enfin débarrassées du contour qui les aurait constituées en processus primaire, et relevant d'un travail de vérité plutôt
lettres, voire en lettrines, et de l'espace derrière elles où l'on que d'un discours de connaissance '\ » On peut faire
ne distingue plus rien, espace non encore soumis au logos l'hypothèse d'une sorte de fantasmagorie originaire comme
,
géométrique. La montée momentanée du chaos dans le chez Benjamin.
temps de l'histoire, ce chaos, qui confond tous les rôles et De la même manière que les œuvres se répondent, en
les postes de la communication, est la vérité de cette même mettant en correspondance leur stridence - ce que le dernier
histoire de la culture. C'est l'affirmation de la multiplicité. Adorno, citant Benjamin, appelait le crépitement des
C'est très exactement, on le sait, le sens de l'interruption œuvres », en distinguant le scriptural de l'écriture" -, les
de l'histoire selon Benjamin, pour qui elle est aussi inversion grandes césures de l'histoire sont contemporaines. Mais
festive des rapports sociaux et pleine effectivité. C'est-à-dire pour quelle écriture de l'histoire ? Car les œuvres
retour du tout de la multiplicité des âmes, ces âmes qui suspendues, les suspens, sont, eux, indifférents au temps des
n'avaient pas trouvé jusque-là de support d'inscription dans anciennes destinations, lesquelles sont toutes destinées à
l'histoire. Effectivité pleine et entière, la plus haute intensité sombrer dans le néant, selon la loi de la Redite malrucienne.
imaginable, que Benjamin appelle apocastatase 'J. Ces Ce n'est qu'à ce prix qu'elles entrent en correspondance dans
irruptions par le figural chaotique, l'imaginaire, la rêverie, l'espace-temps du musée.
sont aussi pour Lyotard toujours en dernier lieu contem-
poraines, comme le sont les révolutions du passé et du
présent selon le Benjamin des Thèses: « Les effets de lafission
a./Jleurent à la surface du tableau historique qu'offre
l'Occident, à maintes reprises. Ces traces forment une série

13· W Benjamin, Paris, capitale du XIX siècle. Réflexions théoriques sur la


connaissance. Théorie du progrès, op. rit. 14. J.- F. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 167.
15. T W. Adorno, Sur quelques relations entre musique et peinture, op. rit.
1

il 88
"

l,

1

i
"
1

BENJAMIN:
L'APPAREIL URBAIN

Benjamin a tenté de décrire dans son projet Paris,


capitale du XIX siècle, ce qui avait institué ce siècle comme
époque: cet appareil, à la différence de Marx, il n'a pas été
le chercher du côté de ce qui est la clefde l'idéologie comme
production de la camera obscura, à savoir les rapports de
production et l'état des forces productives. Ill'a trouvé au
contraire dans ce qui ferait plutôt la superstructure pour un
marxien : la culture, la culture politique (l'utopie),
l'urbanisme, l'architecture de verre et de fer, l'exposition des
marchandises, les comportements nouveaux comme la
collection, la flânerie, la sexualité tarifée, etc. Ses documents
de travail, comme pour Foucault plus tard, n'ont pas été les
grands textes de la philosophie, mais des archives le plus
souvent anonymes.
Bref, ce mauvais marxiste, comme le lui rappelait
régulièrement Theodor Adorno - marxiste rudimentaire lui

91


i'
écrivait-il' -, parce qu'ignorant la médiation, cet archiviste risations par styles (antique, byzantin, roman, gothique,
adialectique cherchait à circonscrire la matrice des rêveries Renaissant, baroque, classique, etc) censés faire époques.
collectives du XIX" siècle, là où ce dernier était en train Benjamin a situé cet appareil par rapport à l'histoire
d'engendrer le monde mythique dans lequel le xxe siècle a économique -la marchandise -, par rapport à une nouvelle
été enfermé dès sa naissance. Le xxe siècle a été engendré valeur d'art -l'exposition -, en en faisant la clef de toute
par la rêverie des hommes du XlXe, comme des enfants rêvés philosophie à venir de l'immanence (les flux, les circuits,
'1
par leurs parents ne sont que le prolongement de leur moi les connexions, les dérivations, les coupe-circuits
idéal narcissique. Cet appareil a pour nom, selon Benjamin: deleuziens, etc.). Et ce à partir des caractéristiques les plus
l'
! !i passage. C'est en effet dans les passages urbains du Paris des simples d'un appareil architectural, à savoir : une rue
années 1830, dont le modèle s'est exporté dans tout le invaginée, un intérieur sans façades ayant la consistance
r! monde de la marchandise, que la lanterne magique et le d'un boyau, une lumière artificielle (au gaz) sans la
kaléidoscope de l'enfant sont devenus des appareils adultes transcendance du soleil, où les rêveries circulent au rythme
de production d'un désir dans lequel le futur allait être lent d'un univers feutré, où les femmes s'exposent comme
enfermé. Le futur ne peut être une dimension de la vérité, des marchandises. Bref, Benjamin a inventé l'urbain
parce qu'il est toujours pris dans le fantasme de l'époque supplantant la ville. À partir de là, on peut définir l'urbain:
qui le rêve.
quand on ne peut plus avoir de perspectives sur une ville,
Quand Benjamin analyse les passages, il le fait plutôt là où les perspectives sur une ville sont impossibles, là où
sur le modèle du Freud de la Iraumdeutung' que sur celui, l'appareil perspectif et ses représentations sont invalidés, là
thermodynamique, de la machine sociale marxienne, puis où la ville ne peut se décrire que de l'intérieur, là où la
lyotardienne. Benjamin, c'est le travail du rêve (déplacement perspective est réduite à n'être qu'une percée dérisoire de
de l'affect, condensation, absence de négation et donc de l'urbain (Haussmann), bref là où la perspective passe au
différence des temps, prise en compte de la figurabilité) et second degré, un objet représenté dans le monde de
l'inconscient comme bloc magique d'écriture plutôt que la l'immanence.
machine à vapeur. Sa force est d'avoir isolé un type Les utopies du XlXe siècle ont été générées dans ce lieu
architectural -le passage - qui jusque-là n'avait pas retenu et par cet appareil (Saint-Simon, Grandville, Fourier,
l'intérêt des historiens de l'architecture et de leurs caracté- Daumier, un certain Marx). Ce sont des rêveries de
l'intérieur, un intérieur saturé où toutes les surfaces
1. W Benjamin et T. W Adorno, Correspondance, prés. E. Traversa, Paris,
La Fabrique, 2002. disponibles supportent des inscriptions '. C'est dire que la
2.S. Freud, LInterprétation des rêves, trad. Meyerson, éd. D. Berger, Paris,
PUF,1967.
3. L. Aragon, Le Paysan de Paris, Paris, Gallimard, 1926.

92
93

Il 1:
vérité d'un tel lieu sera une littérature de citations et un art immanence, d'ouvrir le passage et sa lumière sale à la
de panneaux4. Pourquoi? C'est que le matériau de base radicalité d'une transcendance qui ne sera pas solaire. Cette
qu'utilise cet appareil, c'est la rêverie, donc une temporalité loi, comme toute loi, concerne l'écriture 7. Seule la loi peut
continuiste qui invalide toute pensée de la négation, de la rendre possible le Réveil (das Erwachen) qui est pour
différence des temps, de l'arrêt du temps, de son retour- Benjamin l'autre nom de la Révolution. La loi introduit
nement possible à chaque instant et de l'inversion des l'obligation d'écrire contre le corps qui s'abandonne à la
rapports sociaux (ce qu'est le moment final de la représen- rêverie, corps du flâneur, corps de la nonchalance exposée
tation pour le théâtre d'enfants selon Benjamin). La règle de la prostituée, corps des humeurs, lesquelles circulent
il
du matériau, c'est au contraire celle de la métamorphose, dans l'univers feutré du passage. Une matière résume à elle
comme dans les dessins de Grandville où chaque être est seule la rêverie engendrée par l'intérieur, par le passage
entraîné dans un devenir animal ou végétal, comme dans comme intérieur: le feutre, comme plus tard chez Beuys.
ces caricatures de Daumier que collectionnera l'historien Or, cette loi introduit dans la temporalité hétérogène du
Fuchs '. De la série, comme dans le phalanstère de Fourier passage, faite des eaux mêlées du souvenir, une dimension
où tous les caractères humains doivent s'agencer harmonieu- tout autre, verticale selon la profondeur; une temporalité
sement. De l'hypermobilisation de la terre par l'extension tout autre, non pas celle du fait présent, mais celle de la
illimitée des voies de communication chez les ingénieurs contemporanéité de tous les événements de l'humanité qui
saint-simoniens, voies qui Sont comme le maillage d'un ont été des instants du retournement du temps. La loi
immense réseau d'écriture 6. !NI
...
s'adresse au flâneur non-impassible: elle l'oblige, lors du
Ayant ainsi caractérisé le faire-époque du passage urbain, parcours dans ce monde de l'urbain - qui peut être élargi
on ne dépasserait pas la description d'un simple dispositif désormais à l'ensemble de la ville, à Paris, où se concentrent
si Benjamin n'introduisait la nécessité d'une altérité, d'une toutes les strates de l'histoire, où toutes les rues sont des
loi permettant de sortir en quelque sorte de l'implacable boyaux amnésiques -, à se laisser saisir par les lieux, lire ce
qui n'a pas été écrit, inscrire enfin les traces d'un événement
4· A. Doblin, Berlin Alexanderplatz, trad. Z. Motchane, Patis, Gallimard,
qui a été effacé, relever les indices du crime, surtout dans
1970 ; le théâtre de Brecht et, plus tard, le plasticien Broodthaers. Sur
Broodthaers, voir notre étude dans Le Jeu de l'exposition, op. cit. les endroits vides en apparence, comme ces places photogra-
5· W Benjamin, Fuchs, collectionneur et historien, trad. Ph. Ivernel, revue phiées par Atget 8 ; car là, bien qu'il n'y ait pas de cadavre,
Macula, Paris. Or la métamorphose, c'est, comme on le verra plus loin, le
principe de l'imagination en tant qu'elle déforme les formes déjà
constituées.
7. Idem chez Lyotard, Misère de la philosophie, op. cit.
6. ]. Rancière, La Parole muette: essai sur les contradictions de la littérature, 8. W. Benjamin, Petite histoire de la photographie, in Œuvres complètes, op.
Paris, Hachette Littératures, 199 8.
cit., t. II.

94 95
un « crime a été commis ». À l'évidence, Benjamin, le une technique de suspension et d'oubli que d'enregis-
premier, a ouvert un nouveau « régime de l'art », une trement du visible. Son horizon, c'est un alliage de fiction
esthétique du tort par-delà le « régime esthétique de l'art 9 », et d'archive. Sa technique, c'est l'anamnèse qui suppose
annonçant ce qui, pour le Lyotard du Différend, sera la qu'on se soit rendu aveugle au savoir positif.
tâche des inteHectuels et des artistes : être sensibles à des
paquets d'affects, errants, ininscrits par l'historiographie et
irrelevables par l'institution judiciaire. Et parce que la
loi, qui concerne toujours le corps, est ici mise à l'épreuve
de sa disparition,eHe exige alors de l'habitant des viHes
qu'il apprenne à effacer ses traces. La loi lui dit : tu
dois apprendre à te perdre. Ce qui a deux sens : avec les
meiHeures cartes urbaines, tu dois devenir aveugle, te perdre
grâce à ta connaissance historique de la viHe, oublier ton
savoir pour lever toute préconnaissance, lire entre les lignes;
tu dois te perdre au sens de t'oublier, faire table rase de ton
intériorité, de ton moi psychologique, apprendre à lever les
censures, comme le psychanalyste qui doit communiquer j, •••.

d'inconscient à inconscient avec son client, permettre la "'Ill'

paradoxale efficacité de la « troisième oreiHe » : ceHe de


l' « écoute flottante ». Finalement, tu dois oublier le trop
7..
plein de ta culture, qui ne peut être que ceHe de ce qui a
été légitimement inscrit, ceHe des vainqueurs de l'histoire.
La loi de l'oubli actif, de la suspension du jugement, est
la condition de l'écoute de ce qui n'a pas été écrit :
l'événement des vaincus de l'histoire, des disparus au sens
propre (ceux dont la fin reste une énigme puisqu'on n'en
a pas de cadavre). Cette loi, éthique, s'enquiert de
l'aisthésis. Paradoxalement donc, l'appareil est davantage

9· J. Rancière, Le Partage du sensible, op. cit.

96
..

J
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, . . ..'/

\'
I!
!I:

FOUCAULT:
APPAREIL/DISPOSITIF

Il est évident pour Benjamin que le passage comme


dispositif ne pouvait pas générer de lui-même cette loi.
On a là la différence entre appareil et dispositif. 'i.·' 'ii ilt
Il,,1
r.:appareil vient du latin apparatus (qui vient de apparare : - ,,1" l,
.
préparer pour), qui signifie préparatifet qu'on retrouve dans i'"

le sens de apparat, cérémonie, éCUlt, décor, puis secondement


dans dispositif, prothèse, instrument, engin, etc. r.: appareil
doit respecter la loi de l'accueil de l'événement, car c'est grâce
à lui que l'on va embellir les apparences, manifester la
solennité d'un événement: c'est par exemple l'apparat' d'un
rituel d'hospitalité, la pompe d'une cérémonie publique, la
solennité d'une fête, l'ensemble des notes critiques qui

1. C'est Pierre-Damien Huyghe qui le premier a mis en exergue la notion


d'appareil, en particulier dans Le Devenir peinture, Paris, LHarmattan,
1996 ; et Art et industrie. Philosophie du Bauhaus, Saulxures, Circé, 1999.

99

.i
viennent accompagner un texte majeur. Il est important de ce niveau, la simple découpe de la pierre, le travail manuel
noter que cette cosmétique n'est pas seconde et superficielle, du trait, sont indissociables de la conception de l'ensemble,
car elle va au fond des choses qu'elle prend en charge. puisque tel bloc a déjà sa place dans le projet de l'ensemble.
Ce n'est pas un supplément occasionnel, comme si, aux On ne peut pas dissocier le geste manuel de l'intelligibilité
simples choses apparaissant comme phénomènes, s'ajoutait cognitive de l'ensemble, laquelle est soumise à un principe
un décor superfétatoire. La preuve, c'est que la nudité d'un d'identité puisqu'il faut rendre pareils, donc appareiller, des
homme ne peut être considérée comme son état premier éléments qui initialement ne le sont pas. Comment, dès lors,
d'apparition puisqu'on parlera de « simple appareil ». Le dissocier la production artistique du geste technique,
corps est toujours appareillé, surtout pour l'amant. Ainsi, puisque à chaque fois un appareil est à l'œuvre comme
en architecture, l'appareil d'un mur n'est pas seulement principe cognitif d'identité ? On ne dira pas seulement
un décor plaqué sur un support brut, comme lorsque que chaque art est technique (ce que confirme la racine
aujourd'hui on agrafe des dalles de marbre sur du béton ; commune ars), ni que chaque œuvre est techniquement
c'est un assemblage d'éléments en pierres taillées d'avance différente d'une autre, ni qu'elle peut être reproduite techni-
pour s'ajointer plus ou moins parfaitement (de la perfection quement (Adorno), mais que chaque art est appareillé selon
romaine du « grand appareil» à l'économie du « petit des époques différentes de l'appareil. Ou qu'il y a des
appareil»). Ce qui implique que le matériau brut ait subi appareils qui sont autant de manières différentes de rendre
l'épreuve du trait de la part d'un appareilleur qui sait pareil. Il n'y a pas d'arts sans appareils, sauf pour des raisons ",·'u
d'avance comment seront disposés les éléments, ce qui, dans ,fi",'
méthodologiques. C'est pour cette raison qu'il est un peu ,

le cas d'une voûte, peut être d'une complexité sans égale si


l'on en croit les dessins d'architecture de Delorme. Il y va
vain de s'interroger comme aujourd'hui sur l'image en
général si on la dissocie de son appareil producteur.
","·,t

donc toujours d'un projet, d'un dessein donnant lieu à un Finalement, il faut rappeler la racine commune d'apparaître
dessin porté sur le sol, à partir de quoi les éléments seront et d'appareil. Si les arts plastiques sont, comme le pense
disposés constructivement, verticalement. Mais, entre la fortement Fiedler (le maître de P. Klee pour qui l'art rend
2

sélection des matériaux qui peuvent être a minima des visible), la condition de l'apparaître du visible (sinon la
« appareils littoraux », c'est-à-dire des débris arrachés par la
conscience, interne ou externe, ne saisirait jamais rien en
mer à une côte et abandonnés en lagune, et la construction dehors de flux de couleurs), alors peut-on dissocier l'appa-
effective, il faut bien imaginer tout un ensemble d'opérations raître et l'appareil? L appareil, c'est ce qui donne son apparat
mentales, d'essence projective, comme l'élévation, la rotation à l'apparaître, ce qu'oublient les philosophies de la chose
et la projection, qui sont autant d'anciens gestes techniques
introjetés depuis qu'existe la proto-géométrie projective. À 2. K. Fiedler, Sur l'origine de l'activité artùtique, op. cit.


100 101
r ,'"

... ' \J\


,)1"
« même ». Lappareil, c'est ce qui prépare le phénomène à il faire autre chose que de gérer au mieux les informations
apparaître pour « nous» car, sans apparat, il n'y a qu'un flux et les pouvoirs? Peut-il échapper à la loi cybernétique du
continu et immaîtrisé de couleurs informes. Mais ce « nous» système? Finalement, Foucault est-il autre chose qu'un
n'englobe-t-il pas tous les êtres vivants? fonctionnaliste systémiste critique 4 (pour la période
Au contraire, il n'est pas du tout sûr qu'un dispositif précédant celle du « souci de soi ») ?
(dispositio : disposition, arrangement, règlement, admi- Au contraire, un appareil, quelle que soit sa complexité,
nistration, dause d'un testament) ait beaucoup d'égards s'entretient d'un certain rapport à ce qui est l'autre, sous les
pour l'étranger: dispositif de sécurité, dispositif militaro- deux formes de l'événement et de la loi. Un appareil est un
policier, etc. certain mode d'enchaînement légal sur l'événement. Cette loi
Au mieux, un dispositif est rhizomatique, il se déploie n'est pas un mode d'emploi. On ne peut pas déduire la loi
en plateau, silencieusement, selon la définition du tableau de l'appareil. D'une manière générale, on ne peut pas déduire
selon Foucault : « Un tableau, c'est dans tous les sens du ou fonder la loi (et les normes du langage) à partir d'autre
terme, une série de séries J. " La dimension du savoir sur le chose qu'elle. La loi n'est pas celle d'un savoir ou d'un
tableau est alors réduite à n'être qu'une composante du pouvoir: ce n'est pas l'habillage du savoir, du pouvoir, ou des
tableau lui-même: une autre série, cognitive celle-là. Le « rapports de forces ». C'est « tout simplement» la nécessité
cognitif se connecte au pouvoir sans problème, constituant de l'ouverture du corps parlant à autre chose que lui : parce
un régime de visibilité. Il en va de même pour l'éthique. que le corps est pour la loi, il est ouvert à l'événement, sinon
Il y aura donc des séries hétérogènes (éthico-juridiques, il serait uniquement narcissique et autoérotique. Comme il
cognitivo-politiques, etc.) qui feront tableau, et ce tableau y aura des rapports différents du corps à la loi (la loi pouvant
fera époque ou plutôt épistémé : un événement peut-il aller jusqu'à faire passer le corps hors la loi ou s'enquérir de
interroger le tableau comme de l'extérieur ? Le dispositif lui après sa disparition), les ouvertures du corps à l'événement
peut-il respecter une autre loi que celle de l'efficacité? Peut- seront alors différentes, selon ce qu'on appelle ici appareils.
Quand la loi est strictement pour le corps, alors le texte de
3. M. Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 19 : « Aux la loi est directement écrit sur le corps, sur la peau. Lécriture
derniers flâneurs, faut-il signaler qu'un "tableau" (et sans doute dans tous les est ainsi le premier appareillage du corps, l'écriture comme
sens du terme), cest formellement une "série de séries" ? En tout cas, ce nest
point une petite imagefixe qu'on place devant une lanterne pour la plus grande
dessin, tatouage, marques sur le corps dans ce qui sera nommé
déception des enfiznts, qui, à leur âge, préfèrent bien sûr la vivacité du cinéma. » « époque sauvage de la surface d'inscription ".
Alain Brossat a bien montré que chez Foucault, c'est le dispositif qui fait
époque et non l'appareil, renvoyé, comme dans les écrits althussériens, aux
« appareils d'État ». Cf Quest-ce qu'un appareil ?, Paris, La Dispute, 2004 4. M. Potte-Bonneville, « Dispositif ", in Vacarme, nO 18, hiver 2002. C'est
(à paraître). pour cette raison qu'il ya des foucaldiens de droite comme de gauche.

102 10 3

III
1Î.·'·.,.;'..
Résumons-nous: si l'urbain du XIX siècle a fait époque, La rupture par rapport à un monde de l'immanence
c'est que les « idéologies» de l'intérieur sont devenues le métamorphique colorée ne peut être pour Benjamin que le
substrat de l'existence. C'est, petit anachronisme, le monde fait de l'irruption de la loi, une loi nouvelle, archéologique,
ultérieur du Grand Magasin décrit par Zola dans Au bonheur à ne pas confondre avec l'irruption improbable du Messie j
des dames. Or, malgré la proximité, ce qui fait la texture de une loi qui exercera son magistère dans le seul domaine qui
la rêverie d'intense consommation génialement mise en est le sien, celui des archives. Une loi qui met en crise le
ii
1
œuvre et exploitée par son fondateur Mouret, ce n'est pas monde de l'immanence, de l'Intérieur bourgeois et de l'inté-
tant l'accumulation et l'exposition artistique des diverses riorité psychologique.
étoffes que leurs couleurs. Mouret invente l'impression- Puisque l'élément de la fantasmagorie collective élaboré
nisme. I..:impressionnisme commercial. Ce qui affole toutes par le XIX' siècle, c'est la rêverie d'une réconciliation sur le
ces femmes, ce grâce à quoi il croit les posséder toutes, en plan technique et architectural du plus moderne (le verre,
dehors du prix modique des tissus, ce sont les couleurs. La le fer, l'éclairage artificiel, l'exposition de la marchandise)
victoire du Grand Magasin sur la boutique est celle de la et du plus archaïque (l'inconscient collectif: Jung), alors
couleur sur le gris du commerce balzacien. Or la couleur, l'époque s'appellera ultramoderne. Pour Benjamin, c'est une
c'est par excellence la forme-matière de la rêverie. Telle est sorte de synthèse monstrueuse entre la première technique
la découverte d'un Benjamin stupéfait par les drogues: ce à (domination de la nature par la technique) et la seconde
quoi l'on adhère immédiatement dans l'expérience du crock (domination des hommes par la technique). Le nom de cette
(l'opium), la créance fondamentale, c'est la couleur (ou synthèse fantasmatique au XIX' siècle dans les arts : l'art
mieux, la vitesse colorée du plasma imaginal) qui emporte nouveau. Au XX', en politique: le fascisme. Quel serait au
tout, et pas nécessairement des contenus idéologiques. contraire le nom d'une synthèse réussie entre les deux
Que dit la loi à Denise, qui lui permettra de résister et moments de la technique? Une technique émancipatrice,
d'échapper momentanément au dispositif impressionniste de au-delà de la domination de la nature et de la société techni-
Mouret? Elle lui enjoint de plaider au nom d'autres couleurs, cienne, qui procède par innervation du corps, laquelle est
plus archaïques encore, celles de l'enfance bocagère l'autre nom d'un appareillage réussi du corps.
normande. Zola met le doigt sur l'essence impérieuse du On sait, depuis la thèse de Bruno Tackels " que le cinéma
commerce (du capital) : son adaptation tangentielle à ce qu'il sera pour Benjamin cet appareil du xx' siècle qui permettra
y a de plus archaïque : l'enfance, la vitesse, la couleur, la de sortir de la domination sociale. Car la domination n'est
rêverie collective, le jeu. Contrairement à la thématisation
de l'enfance chez Lyotard (l'enfance comme résistance), il 5. B. Tackels, L'Œuvre d'art à l'époque de W Benjamin: histoire d'aura,
faut bien avouer que l'enfance est l'avenir du capital. op. dt., p. 74-75.

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la masse, se transforment en stars, etc. Pour lutter contre
jamais immédiate et nue : elle est toujours immédiate et
ce mouvement naturel, il faudra des œuvres jamais vues ou
technicisée, séduction et dispositif. Attrait pour les
entendues, qui, pour chaque appareil, en allant plus loin
lointains (aura) et observation objectivante. Dans un
que les œuvres précédentes, rappelleront tel ou tel enjeu
premier temps, la fable benjaminienne raconte que le
d'époqualité. C'est une logique que ne peut pas connaître
cinéma a été utilisé comme dispositif de surveillance au
un dispositif, lequel ne peut inclure le nouveau que selon
service de la« classe dominante}) (un peu comme la vidéo-
surveillance pour la télévision). Puis, identique au retour- le prindpe de la série.
nement du temps en quoi consiste toute subversion, le
dispositif a pu être retourné contre cet usage pour devenir
appareil: producteur d'art et d'un nouveau droit politique.
Le nom de ce retournement artistique chez Benjamin :
Vertov-Eisenstein. Le cinéma est devenu un appareil artis-
tique à part entière du fait de l'adoption d'une écriture:
le montage. Car l'écriture par montage, comme le montre
Kracauer, non seulement respecte les conditions de la
production industrielle (discontinuité radicale des moments ,,1 :
et des lieux du tournage par rapport à la fiction narrative '.

et à la continuité spatiale des décors de la diégèse), mais ,;1

surtout rompt avec toute emprise fantasmagorique. La


discontinuité assumée des plans-séquences vient casser toute
séduction du pouvoir des images 6.
Un appareil fait époque parce qu'il invente une nouvelle
temporalité, en rupture avec celle de la fantasmagorie. Mais
cet arrachement n'est jamais définitif, la continuité de la
fantasmagorie reprend toujours le dessus, les appareils se
mettent à réalimenter, selon leur régime propre, la rêverie
de l'intérieur, les acteurs, pourtant anonymes car issus de

6. D. Payor, Construction et vérité : les raisons du montage, in


J.-L.
Flccniakoska (dir.), Le Collage et après, Paris, L:Hannarran, 2000,

106

J
FW55ER:
L'APPAREIL ET L'ŒUVRE D'ART

Si donc les appareils contribuent à l'émancipation


générale, c'est en provoquant la venue de nouvelles tem-
poralités, donc de nouvelles spatialités, puisque « l'espace
est un différentiel du temps » selon la formule d'Adorno. .i,
1:,
Ce sont les appareils qui essentiellement génèrent la .,i

poéticité d'une époque: sa consistance muséographique,


photographique, psychanalytique, etc. Une époque est
poétique parce qu'elle est appareillée de telle ou telle
manière. Là n'est pas l'affaire des œuvres d'art à elles seules,
contrairement à ce que l'on croit depuis l'interprétation
idéaliste subjective de Schiller. Néanmoins, ce sont les
œuvres d'art qui émancipent les appareils, lesquels, sinon,
devieQdraient des dispositifs.
Tels "sont les rapports entre les œuvres d'art et les
appareils: d'une manière générale, une œuvre est comme
programmée par tel ou tel dispositif d'appareil, tel ou tel

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genre artistique ou littéraire. La loi de la production l'irruption imprévisible de l'appareil comme ce qui a fait
artistique est alors celle de l'épuisement du programme. époque, le moment d'autoconstitution de l'appareil qui n'est
C'est évident par exemple pour la peinture de représen- pas celui de l'invention technique j l'instant où il est devenu
tation, qui a mis cinq siècles pour épuiser le programme évident pour un certain public que, du fait de tel appareil,
perspectiviste de la Renaissance. Ce serait même la loi « on » changeait d'époque. Ce que furent respectivement
de la photographie selon Flusser '. S'il Y a eu succession les certitudes de Manetti à propos des dispositifs de
créatrice et non stagnation, à partir de Léonard par Brunelleschi, après avoir entendu les témoins de l'expéri-
exemple, c'est que les œuvres les plus importantes ont été mentation de ces dispositifs ou, en 1839, le rapport soumis
plus avant que les précédentes dans la monstration des à l'Académie des Sciences par Arago à propos du daguer-
conditions de possibilité de l'appareil perspectif. C'est réotype". « On » avait eu la certitude de changer de rapport
toute la différence entre un programme de dispositif qui, à la loi et de pouvoir transmettre autrement en donnant
selon la loi de l'entropie, ne peut aller qu'à son épuisement cette invention à l'humanité.
par la réalisation de tout ce qu'il rend possible, à moins C'est un véritable avènement et non un événement, car
d'un apport extérieur en informations nouvelles, et un l'appareil est causa sui.
appareil où une véritable généricité est possible, du fait de C'est une affaire d'origine et non de commencement'.
l'analyse créatrice de l'appareil lui-même. C'est ce qui fait Parce qu'à partir de cette révolution (et de ce point de vue,
qu'il y a histoire des œuvres, qu'elles sont dans l'histoire, on peut dire que l'humanité aura connu peu de révolutions:
qui certes n'est pas celle des événements socio-historiques, celles des appareils), c'est le mode d'accueil de l'événement i

Iii
mais qui n'en a pas moins une nécessité que Benjamin et qui change. L'événement est par définition l'imprévisible, 1
Lyotard ont manquée. Cette histoire est dépendante de la ce qui implique qu'un mode d'accueil esquisse, pré-
généricité de l'appareil. détermine ce qui sera pour lui événement ou non: s'ouvrant 1
Chaque appareil est donc partagé entre un devenir à telle ou telle part d'imprévu, la constituant comme
.1

i
programmatique (le dispositif) et une déconstruction monde. Ou comme phrase, sur laquelle une autre phrase
systématique. Les deux ne se recouvrent pas, car la décons- pourra enchaîner selon le mode prescrit par l'appareil ou le
truction artistique trouve son énergie d'une manière
originale. Elle est comme tirée en avant par une énigme : 2. F. Arligo, Le Daguerréotype. Rapportfait à l'Académie des Sciences de Paris
le I9 ao.ftt I839' Caen, Léchoppe, 19 87.
1. v: Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Saulxures, Circé, 199 6 . 3. Selon la distinction benjaminienne établié par Agamben : « Langue et
Texte violemment démoli par certains historiens de la photographie, histoire. Catégories historiques et catégories linguisitiques dans la pensée
comme l'Ont été ceux de Barthes et Benjamin, sous prétexte de lèse- de Benjamin ", in Walter Benjamin et Paris, études réunies et présentées
territoire.
par H.Wismann, Paris, Le Cerf, 19 86 .

110 III

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genre (de discours, littéraire, d'art). Cela implique que
Ainsi on voit bien la différence entre un événement et
l'autre part de l'événement (ou de la phrase) qui ne sera pas
l'avènement de telle époque de la surface d'inscription du
prise en considération, tombera dans le Léthé, le non-être,
fait de tel appareil ou de tel genre littéraire ou artistique.
l'oubli. S'il n'y avait pas telle ou telle surface d'inscription
Si l'événement peut être enregistré pour être transmis, c'est
de l'événement, il n'yen aurait aucun enregistrement et
qu'il a trouvé une surface d'inscription. Ce ne peut être le
aucune mémoire, donc aucun apparaître. La mémoire est
cas pour l'appareil lui-même, qui ne trouvera aucune
en effet appareillée comme n'importe quelle faculté
mémoire pour l'accueillir, puisque c'est lui qui détermine
humaine. Sans mémoire, il n'y a pas d'événement: ainsi n'y
le mode de la mémoire. Dès lors, l'avènement d'un appareil
a-t-il pas d'« événement naturel» avant l'homme.
reste de l'ordre de l'immémorial qui persiste dans l'histoire
qui tire en avant les œuvres d'art comme un trou d'air à la
et la culture mondialisées comme un certain ton.
proue d'un mobile qui l'aspire, c'est celle de la décision, que
n'enregistre pas son avènement, son origine. C'est une pure
personne n'a pu prendre, de l'avènement de tel appareil ou
décision, prise par personne, disruptive. À moins d'ériger
de tel genre littéraire. donc de l'origine de la
un tribunal suprême, transhistorique, enregistrant, accu-
circonscription de tel apparaître, de telle spatialité, de telle
mulant et évaluant toutes ces décisions, celles qui ont eu
temporalité. Par exemple, au début du Quattrocento à
lieu et celles qui auront lieu. On peut appeler ce juge :
Florence, l'énigme de la décision prise par on ne sait qui,
l'Humanité olll'Esprit absolu. Ce qui conduirait à affirmer
selon laquelle un tableau est une quasi-fenêtre OUverte « sur
que c'est le même Esprit (la même Humanité) qui a subi le
le monde'», ce qui a consisté à perforer le fond des peintures marquage sur le corps pratiqué dans les « sociétés sauvages»
du gothique international. Décision époquale, absolument
chères à Pierre Clastres, le même encore présent à Athènes
originale et originaire, puisqu'on passait ainsi d'un monde
sur l'agora, le même qui a été sacrifié au sommet d'une
lisible comme un livre à un monde visible et, à cause de
pyramide aztèque: autant d'époques de la surface d'ins-
cela, infiniment à connaître. Aucune logique historiogra-
cription. C'est affirmer qu'il était là tout équipé dès le début
phique ou métaphysique ne peut rendre compte de ce saut.
de son histoire. dans ce sens, serait bien la
Là est l'irreprésentable, là est le moment sublime, l'irruption
grande illusion que traque Le Différend de Lyotard.
d'une autre loi qui va dès lors s'imposer à la définition de
Mais alors, la conséquence logique de la thèse lyotar-
chaque chose: le principe de raison leibnizien. Et là n'est
dienne consistera à affirmer qu'il y a autant d'humanités
pas le « moteur » du développement scientifique, car la
que de destinataires des appareils, qu'il n'y a pas de tra-
science ne se pose pas la question de son avènement.
duction possible entre appareils, chacun dessinant sa
légitimité, et donc pas de communauté possible universelle,
4· L. B. Alberti, De la peinture, trad. }.-L. Schefer, Paris, Macula, 199 .
2 parce qu'il n'y a pas d'appareil universel. C'est une pierre

II2
II3
jetée dans le jardin de Jean-Luc Nancy. C'est parce que
les légitimités sont incomparables, et déjà celles des usages
de la raison critique kantienne, que le postmoderne au sens
de Lyotard ne débouche jamais sur l'illusion ultramoderne
du métissage des cultures, mais sur la reconnaissance
de différends. On comprend alors que la forme actuelle de
la fantasmagorie collective soit musicale et s'appelle
world music. C'est, malgré les apparences, une musique
de programme pour lequel tous les enchaînements sont
possibles : les musiques pygmées sur du Bach, les Bretons DESARGUES:
sur les Khirghizes, etc. Car le métissage des musiques est RÉPÉTITION ET DIFFÉRENCE
au programme du dispositif de l'industrie du disque.
On saisit mieux alors le risque de voir déchoir un
appareil: comment, en devenant programme, il va alimenter
un devenir commercial par lequel il va conforter la fantas- Reprenons la distinction entre appareil et dispositif
magorie collective et l'économie du spectacle. (programme). Si on peut épuiser un jeu à règles (game) au
bout d'un certain laps de temps, c'est qu'un jeu est un
programme dans lequel le prochain jet de dés est peut-être
inconnu, mais pas la probabilité de voir apparaître tel ou
tel coup. Éternel retour de l'effet du programme.
Au contraire, la succession des œuvres a comme enjeu la
généricité d'un appareil ou d'un genre. Cette dernière reste
un horiwn pour les œuvres, dont la tâche consiste alors à
tenter d'en inscrire l'immémorial (l'origine) dans le visible
ou l'audible. I:énigme de l'art, ce n'est donc pas seulement
celle de l'apparaître du monde comme le pensent Fiedler et
Klee, mais celle de l'avènement des appareils, lesquels traitent
toujours le monde selon des modes différents, le réduisant
quelquefois à l'état de référent des œuvres (les arts de
représentation). Lart n'a donc pas affaire au monde dans

II5


j
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l'immédiateté d'une saisie phénoménologique. Par rapport à
Benjamin a su nommer la fabuleuse alliance du très
leur appareil, les œuvres sont comme des apparitions qu'il
rend possible. archaïque et du plus que moderne. Sa proposition est la
suivante: l'historicisme est la clefde toutes les histoires qui
Résumons-nous: quand Benjamin isole comme matrice
s'écrivent en termes de continuité; ce qui peut être le plus
du XX" siècle le passage urbain, il circonscrit une sorte de
à la mode, c'est paradoxalement, du fait du retour du même,
fabrique de l'histoire à venir, mais aussi un atelier d'écriture
le plus archaïque. Dès lors, le monde de la fable nouvelle
spontanée de l'histoire: l'historicisme. La thèse de Benjamin
sera l'alliance des jeux vidéo virtuels et des contenus
est la suivante: l'historicisme réduit toute valeur, éthique
médiévaux. Ou le métissage culturel intensifdu type world
ou esthétique par exemple, à un fait déterminé dans
music. Ou l'ethnicisme et l'épuration ethnique comme
l'histoire, et à lui uniquement. L'historicisme ne permet pas
critères du politique.
l'introduction d'une autre dimension, celle de la loi qui
Tout se joue sur la définition de l'événement.
enjoint de lire ce qui n'a pas été écrit. Par conséquent, son
L'événement consiste dans le retour de l'archaïque, ou bien
imaginaire est celui de l'histoire rêveuse de l'éternel retour.
dans le retournement total de l'histoire. L'événement n'est
Chez Benjamin, c'est une condamnation de Nietzsche'.
que ce qui est comme une chose, ou bien il peut devenir total
Explication: puisqu'il n'y a que le fait (présent) qui compte,
renversement parce qu'il a deux faces, comme la phrase selon
alors on ne peut qu'aimer son retour, quel qu'il ait été.
le Lyotard du Différend, une face visible et une face obscure.
Historicisme et Éternel retour sont donc liés, ce sont les
Ce partage dans la réception et la définition de l'événement
deux faces de la même médaille : ultramodernité.
est indissociable de la domination de l'appareil photogra-
L'historicisme marque le positivisme du XIX" comme du
phique sur les sciences humaines au XIX". Soit, à la suite
xx' : c'est la philosophie de l'histoire dominante. On ne peut
de Baudelaire' et de Kracauer', on met l'accent sur l'essen-
pas dissocier la valeur du fait : on ne peut décrire que des
tielle « idiotie' » de la photographie, la tautologie réel =
dispositifs. Il n'y a pas d'autres possibles que ce qui est.
photographié, soit sur l'ouverture du passé qu'elle rend
Vouloir ouvrir le temps serait nihilisme, maladie de la
possible. Benjamin est le philosophe de la photographie plus
volonté. Aimer le présent, c'est vouloir son retour, désirer
l'enfermement dans ce qui a toujours été, désirer le destin
et l'archaïque. Faire de l'archaïque un destin. Désirer le 2. Cf, les commentaires de P.-D. Huyghe sur Baudelaire, la photographie

retour de l'archaïque, mais sous des traits modernes. et la peinture, Du Commun. Philosophie pour la peinture et le cinéma, Belval,
Circé, 2002.
F 3. S. Kracauer, Le Voyage de la danse, Saint-Denis, Presses Universitaires de
I. W Benjamin, Paris, capitale du XIX siècle, op. cit. Liasse: Nietszche, Éternel
Vincennes, 1996.
retour, Ennui. 4· Au sens de Cl. Rosset, Le Réel et son double, essai sur l'illusion, Paris,
Gallimard, 1993.

!I6
!I7
que du cinéma dont il a surtout analysé les effets politiques encore: un certain ton de l'histoire comme seul « souvenir»
',II pour la masse, mais pas la temporalité. On ne peut revenir' de l'avènement de tel appareil. La notion importante
i
ici sur la problématique benjaminienne de la temporalité de est celle de loi : ce n'est que par elle qu'on peut rompre
la photographie. On peut écrire, comme il le fait, que le passé le charme de l'ultramodernité. Une loi qui enjoint de lire
est ce qui nous attend' (<< on est attendu dans le passé »), ce qui n'a jamais été écrit. Là encore, la possibilité
l'
" ' qu'une autre histoire que celle qui est réellement attestée par d'une esthétique du tort se dessine, avec une bifurcation
les archives était possible, un autre devenir qu'on pourrait essentielle : un même appareil comme la photographie
dessiner à partir de la même photographie 7, parce que la pourra soit entretenir un rapport complexe aux spectres 8,
temporalité de la photographie, bien plus que celle du « ça en particulier dans la littérature latino-américaine (Adolfo
a été » barthésien, est celle du futur antérieur. Ou plus Bioy Casares, Javier Garcia Sanchez, etc.), soit permettre de
précisément ce que la psychanalyse - à tort - appelle conjurer une politique de la spectralité qui se mondialise,
« illusion d'un déjà vécu ».
en particulier à partir de l'Amérique latine, en faisant entrer
ia position de Benjamin, premier penseur des appareils, le destinataire des œuvres dans un rapport juridique de type
est cohérente contre le positivisme: si l'événement n'est pas « fidéicommission ». Cet énoncé: « Tu dois nommer! » de
ce qui est, il consistera non en ce qui n'a pas encore trouvé la fidéicommission photographique n'est pas connu par l'art
de surface d'inscription, mais ne tardera pas à le faire, mais du portrait en peinture, parce que son appareil est celui de
en ce qui n'aura jamais pu être inscrit. L'ininscrit. Si donc la représentation, laquelle insinue toujours qu'un portrait
l'historiographie ne veut pas sombrer dans l'ultramodernité, est au fond toujours un autoportrait 9, selon la domination
elle n'a qu'un horiwn possible: prendre en charge le non- du principe de subjectivité. Mais quel appareil recueillera
inscrit, l'immémorial historique. Par un accès non pas le ton de l'histoire?
direct, mais médiatisé par un appareil. Cet événement, Quelle est la nature de la succession des œuvres? Une
réduit aujourd'hui à une charge affective errante, est nécessaire irréversibilité et non pas le surplace des réponses
politique : ce sont les « disparus » de l'historiographie à une question qui serait restée la même et induirait la
officielle. C'est aussi un passé toujours ouvert, des utopies répétition des mêmes réponses. Si on réduit finalement,
gisant dans le passé, et non pas des utopies du passé. Ou comme le fait Lyotard, un appareil à un dispositif (à un
d'écriture, donc à un programme culturel dans un
5· J.-L. Déotte, L'Homme de verre. Esthétiques benjaminennes, op. cit.
6. W Benjamin, Thèses sur le concept de philosophe de l'histoire, in op. cit.
7· W Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit. Il faudrait \. 8. Cf, en aval, l'analyse des pharos de Catherine Hélie.
développer ici l'analyse du très benjaminien récit de Richard Powers: Trois
",li 9. J. Derrida, Mémoires d'aveugle. L'autoportrait et autres ruines, Paris,
fèrmiers s'en vont au bal, Le cherche midi en 2004, trad. de J.Y. Pellegrin.
éditions Réunion des Musées Nationaux, 1990.

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Si l'appareil perspectif n'avait été qu'un programme de On tentera donc de répondre à la question : pourquoi y
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1 dispositif (ce que donnent à voir les « traités de perspective »), a-t-il une histoire des œuvres dont l'évidence serait que peindre
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alors les œuvres auraient cessé, en gros depuis Uonard, d'être exactement comme Léonard aujourd'hui ne serait pas
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improbables (la perspective aérienne achevant d'une certaine seulement un plagiat, mais absurde? Ce serait reprendre, pour
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manière le dispositif). la culture, la question leibnizienne des indiscernables. La
I ",l'l' " Et même si, toujours selon Lyotard, l'essentiel de la réponse est que les œuvres doivent se succéder parce qu'elles
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production artistique est le fait d'artistes qui ont fait relèvent à chaque fois d'une époque de l'art indissociable d'un
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,I','I!,I'1 l" " rupture, comme Masaccio ou Cézanne, ceux qui ont appareil. La raison première de la discernabilité de chaque

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interrompu un « programme culturel » comme la peinture œuvre est qu'elle met en œuvre et fait paraître tel axiome
11
'111 1" " 1 médiévale ou l'art de la représentation, qui donc firent constitutif de l'appareil. On retrouve cette certitude chez
l "illll, ililli remonter cette sorte de chaos originaire sur lequel reposent Chastel: « On pourrait se demander s'il ny a pas - pour toutes
1 1111']11,
les cultures, et qui pour cette raison ont affaire à la les créations de l'art humain - une tenMnce invincible à
'1 'illllll,I,I'il'
11",1 1 i
, 'III 1 « Chose », ces artistes qui sont aux interstices des époques produire Mns certaines conditions, au sein même de chaque
11/
'111111/1" II'I!II:I:I'11
de l'art, alors se pose la question de savoir comment ils ont art, une maquette réduite de sa structure ou un scénario de sa
1
11
échappé à la répétition de la même Chose. production n. » Une œuvre est un événement artistique, une
111 11
1 1111:i! Il 1' La question se posera à peu près identiquement chez le « apparition », en tant qu'elle met en exergue tel ou tel principe
Il 1IIIr, dernier Lyotard >0, puisque la Chose aura alors comme
11

III] 1 1 '1 de l'accueil de l'événement. Œuvre après œuvre, on verra donc


I,III,IIII,I,II,:,il,11
consistance la « phrase-affect» : affect ou phrase inarticulée monter en présence tel ou tel principe de l'appareil : des
11
/1 1,111 11 , , et inarticulable, irrelevable par le logos, échappant à toute invariants plastiques pour la peinture ou la sculpture. Soit,
III/II!II,I:I'I:II"I'
temporalité, hors celle du maintenant où elle surgit très rapidement, pour l'appareil perspectif: la fenêtre puisque
I \11,11'11\1111'
pleinement achevée, une fois pour toutes. Si les artistes (les le tableau comme surface est « quasi-fenêtre », le miroir", le
II
1 Il'111,1'11' peintres) se doivent de répondre picturalement au tort que cadre de découpe ", la grille orthonormée projetée sur le sol
1 1
Il'1 ,'11 1,,. 1
, fait nécessairement le langage à la phrase-affect (la couleur
111,1,1111,1,1111111 vécue par l'enfant), une phrase ne se distinguant d'une autre II. Â. Chastel, « Le Tableau dans le tableau» (1964), in Fables, Formes,
1
Il :1111!II'111111
que par sa tonalité affective (la mélancolie n'est pas le Figwes, Paris, Flammarion, 1978, 2 vol.
plaisir), alors comment rendre compte du fait qu'il ya des 12. S. Phay-Vakalis, Le Miroir dans l'art, Paris, LHarmattan, 2001.
li 111111 III
\11:'111,111
13· M. Schapiro, Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982 ; J. Derrida,
La Vhité en peinture, Paris, Flammarion, 1978 ; v: 1. Stoichita, L'instauration
IO. J.-F. Lyotard, Misère de la philosophie, op. cit. du tableau. Métapeinture à l'aube des temps modernes, Genève, Droz, 1999.
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ou faisant toiture, le point de fuite comme point valant pour rhistoire du « point du sujet » est ouverte par Jean
l'infini ." l'obscurcissement des couleurs en fonction de l'éloi- Pélerin, dit le Viator· 6 (1435 ?-1524), chanoine de Toul. Son
gnement ; et, puisque la couleur est le grand refoulé traité est fondé essentiellement sur la méthode des points
l'appareil, son retour massif dans la peinture vénitienne de distance (tiers-points) et inaugure une nouvelle série de
(Véronèse) ou du fait de la querelle ouverte au sein de traités dans lesquels ce procédé va relayer la construction
l'Académie française de peinture (la lutte de Roger de Pilhes albertienne. On y trouve la définition suivante : « Punctus
contre Poussin au XVII' siècle), etc. Fondamentalement, l'enjeu principalis in perspective/debet ad normam oculi constitui :
de tout cet art qui se déploie sur plus de cinq siècles, c'est la qui punctusldicitur fixus vel subjectus. »
décision qui a fait époque, contre l'art médiéval, de rendre en Soit : « Lepointprincipal en perspective doit être constitué
peinture le monde décisivement donné comme visible dans et assis au niveau de l'œil: lequelpoint/est appeléfixe ou sujet. »
l'unité d'un temps et d'un espace homogènes et vides, contre Il est clair que le mot est ici adjectif et non pas substantif,
l'hétérochronie et l'hétérotopie du régime médiéval. La puisque apposé à « flxus)} ou« flx}}. Il signifie à l'évidence
nouvelle surface d'inscription perspective et projective, mise « point sous lequel (sub) sont jetés (jectus) )} ou « duquel
en œuvre par Brunelleschi dans son architecture avant que les partent les rayons visuels)}. Mais il deviendra, dans des textes
peintres ne s'en emparent (Masolino, Masaccio, etc.), a ultérieurs (XVI' et XVII' siècles), «point du sujet}} ou « sujet».
consisté en un nouvel accueil de l'événement, désormais Ce point du sujet est donné dans le plan du dessin (qui n'est
caractérisé comme visible, et non plus comme lisible, ce qui pas désigné comme le plan d'intersection de la pyramide)
était le cas dans l'art médiéval. La révolution qui a fait époque et ne désigne pas le point de vue face au tableau ; c'est en
consiste dans ce saut entre un monde lisible, parce que c'est fait le point de fuite principal, proposé ici comme un donné
par lui que Dieu s'exprime, et un monde visible où l'infini et non pas comme l'extrémité du « prince des rayons )}
n'est plus qu'un point dans une construction géométrique: lorsqu'il aboutit dans le tableau défini par Alberti.
le point de fuite des droites orthogonales au plan du tableau. Chez Jean Cousin (1560), on parle d'un « personnage })
La visibilité acquise, la grande invention aura été celle du et de son « œil )}. Ce nom s'applique indifféremment à l' œil
point, de Brunelleschi à Descartes. Or le nom du point de réel, lorsqu'il s'agit du point de vue, et à l'œil fictif que
fuite dans certains traités de perspective est : point du sujet. constitue le point de fuite principal, qu'il appelle indiffé-
J.-P. Legoff résume cette histoire '5. « point principal }} ou « point de l'œil'? )}.

14· H. Damisch, L'Origine de la perspective, Paris, Flammarion, 19 87. 16.]. Pélerin Viator, De Artificiali Perspectiva, Toul, 1505.
15· J.-P. Legoff, traducteur de Piero della Francesca, De la perspective en 17. J. Cousin, Livre de perspective de jehan Cousin, senenois, maître peintre
peinture, Paris, éditions In Media Res, 199 8 . à Paris, 1560.

122 123
Enfin, chez Girard Desargues (I636), on trouve: « Ce
perspectif (au fond du tableau, là-bas) qui va accaparer la
qu'on sepropose à portrairey a nom SUJET. Ce qu[e d'Jaucuns
singularité quelconque dès qu'elle va se mettre en position
nommentplan géométral, [d'Jautres plan de terre, [d'Jautres
la plante du sujet, y a nom ASSIETTE du SUJET. » de spectatrice de l'œuvre. Dès lors, toute architecture, tout
tableau, toute scène de représentation sont donc subjec-
Cette fois le « sujet» est synonyme de « motif» ; c'est
tivants en un sens nouveau, inouï: ils transforment leur
ce qui se trouve « sous les rayons» ou « sous le regard », et
destinataire quelconque, leur spectateur, en sujet au sens de
« qui est assujetti» à l'observateur réduit à un œil ponctuel
la métaphysique moderne à partir de Descartes. Vous êtes
et ainsi décrit: « En cet art, il est supposé qu'un seul œil voit
déjà dans le tableau, votre place y est avant même de l'avoir
d'une même œillade le sujet avec son assiette et le tableau,
vu : là vous êtes attendu. La loi vous dit : « là-bas, je
disposés l'un au droit de lautre, comme que ce soit: il
t'attends! (là où le je est, tu dois advenir comme sujet). »
n'importe si c'est par émission de rayons visuels, ou par la
de l'appareil perspectif institue le spectateur
réception des espèces émanées du sujet, ni de quelendroit, ou
quelconque en un destinataire dont le sort est réglé pour
lequel des deux il voit devant ou derrière lautre, moyennant
des siècles : devenir sujet; davantage : avoir comme projet
qu'il les voie tous deux facilement d'une même œillade '8. »
la subjectivité. perspectifa donc eu une puissance
Tout simplement parce que, constructivement, le point
de destination considérable, ce qui lui a permis de faire
de fuite situé sur la ligne d'horizon du tableau n'est rien
monde. a été entendu à partir de cette aune:
d'autre que le symétrique, par rapport au plan du tableau,
État-sujet, Nation '9-sujet, communauté-sujet, etc., d'autant
du point de vue (point idéal de construction du tableau).
qu'avec Descartes, il est devenu le socle de la philosophie
Mais cela implique, ontologiquement, que dans les tableaux
moderne et qu'avec le Cusain, G. Bruno, Galilée, la
générés par cet appareil, le sujet « habite» apriori le « cœur»
mathématisation du monde physique a commencé. On
du tableau, aVant que ce dernier soit vu. Donc, il faut
ne devrait pas parler de subjectivation comme le font
distinguer deux ordres. Sur le plan constructif: le sujet est
nos contemporains (Badiou, Rancière), en dehors de la
la projection de l'œil dans le plan du tableau. Sur le plan de
production d'effets de subjectivité par cet appareil
la réception esthétique et donc métaphysique, sur le plan
spécifique. a donné son socle à l'imaginaire
de la destination époquale, le rapport est renversé. C'est ce
moderne : la fiction du sujet.
sujet qui gît là au point le plus intense du dispositif
On peut avoir la tentation d'isoler, dans la série
considérable des œuvres générées du fait de cet appareil, une
18. Desargues, Exemple de l'une des manières universelles du S. G. D. L touchant
Id pratique de Id perspective sans emploïer aucun tiers point, de distance ny
d'autre nature, qui soit hors du champ de l'ouvrage, Paris, 36. 19. Le concept de Nation semble bien apparaître dans ce sens chez
16
Machiavel.

124
12 5
infini; aucune n'avait pensé la temporalité de l'instant, de
œuvre comme étant particulièrement démonstrative de la
la succession des instants, et l'hypothèse, cinématogra-
généricité de l'appareil. Une époque résumée dans l'œuvre
phique écrira Bergman, d'un hiatus entre chaque instant.
d'un homme, et cet homme résumé en un tableau. Ce serait,
Descartes sera le premier à en faire l'élément constitutif de
en première approximation, la métaphore monadologique
sa physique et de sa métaphysique (théorie de la création
(ou miniaturiste selon ses dires) benjaminienne d'une œuvre
incluant une époque: une œuvre qui, si on sait en déployer continue: Physique).
On verra donc se succéder, lors de la première
les caractéristiques, condense les traits de l'époque :
Renaissance, des tableaux spéculatifs, c'est-à-dire spéculaires
« L'historien matérialiste [...] va faire éclater la continuité
dans la mesure où ils mettront en exergue tel ou tel axiome
historique pour en dégager une époque donnée,. il ira faire
constitutif de l'appareil. On verra surgir dans un tableau
éclater pareillement la continuité d'une époque pour en
d'ensemble, d'autres tableaux, plus petits, inclus, qui seront
dégager une vie individuelle ,. enfin il ira faire éclater cette
comme autant d'autres découpes d'instants du temps. La
vie individuellepour en dégager unfait ou une œuvre donnée.
narration pourra, en apparence, réintégrer un espace qui,
Il réussira ainsi à faire voir comment la vie entière d'un
du fait de son géométrisme exacerbé, l'excluait.
individu tient dans une de ses œuvres, un de sesfaits ,. comment
Jusqu'à ce que, avec Manet, alors qùen apparence tout
dans cette vie tient une époque entière,. et comment dans une
l'appareil de représentation est conservé pour représenter
époque tient l'ensemble de l'histoire humaine'o. » Mais cette
un événement historique -la chute de Maximilien -, toute
interprétation est encore trop soumise au modèle leibnizien.
la narration soit privée de son effet majeur: que le spec-
S'agissant de l'époque de l'appareil perspectif, nous propo-
tateur s'y identifie comme sujet et désire mourir en héros
sons les œuvres de l'atelier du Pérugin, sa production et 2<
comme l'empereur en peinture. Un léger déplacement a eu
donc aussi bien les premiers tableaux de Raphaël.
lieu, on ne croit plus à ce qu'on voit, le sujet du tableau
Si l'appareil perspectiviste génère une certaine
devient indifférent. Bref, comme l'écrit Bataille, Manet a
temporalité, inouïe - celle de l'instant de la découpe de la
accompli le sacrifice du sujet. Moment fondamental pour
pyramide visuelle selon la description d'Alberti -, alors un
ce que d'autres appelleront autonomisation de la peinture
tableau sera toujours une découpe instantanée du monde
(la ,peinture devenant son propre objet, sa propre loi,
représenté. Aucune autre époque de la culture n'avait conçu
autotélique). On sait que les toiles de Manet produiront un
le concept d'un espace homogène, continu, isotopique et
énorme scandale, non pas tant du fait de leur contenu
érotique (Le Déjeuner sur l'herbe, Olympia) car on en avait
20. Benjamin, Thèse VII Écrits fiançais, in Œuvres complètes, op. cit., t. III. vu d'autres dans la peinture académique, mais parce qu'il
21.Musée de Pérouse, Mariage de la Vierge du Pérugin, musée des Beaux devenait évident que la peinture, comme la littérature avec
Arcs de Caen, Mariage de la Vierge de Raphaël, Milan, la Brera, etc.

12 7
126
Flaubert, selon Foucault, devenait archivistique, c'est-à-
dire qu'elle était désormais appareillée par le musée-
bibliothèque. Bataille et Foucault comprirent qu'un nouvel
imaginaire était en train de s'instituer avec Manet et
Flaubert, du fait de la bibliothèque et du musée. Un art dont
la dimension essentielle devenait celle du passé, des
archives, et non plus la représentation de l'espace pour la
peinture ou de l'héroïsme pour la littérature. Un imaginaire
instruit (les milliers de textes sur la religion lus par Flaubert
pour l'écriture du SaintAntoine). Une peinture entretenant DISPOSITIF ET ART DE SITUATION
un autre rapport au passé consistant à créer-trouver l'œuvre
du passé ou l'œuvre exogène qui aurait bien pu être la cause
de l'œuvre contemporaine. Et, inversement, consistant pour
le contemporain à rendre hommage à un passé reconnu en Les œuvres se succèdent donc parce qu'elles mettent en
enchainant sur lui par la déformation comme chez Saura œuvre l'appareil. Ce faisant, elles ne se bornent pas à faire
ou Bacon 22.
reculer les bornes d'une certaine époque de la culture, elles
sont dans le même temps intériorisées par leurs destina-
taires. Ce qui implique que la peinture ne reste pas sur
les parois des églises, mais que, par son intermédiaire,
les œuvres informent, appareillent les destinataires. Si la
perspective a été une « fonne symbolique », comme l'écrit
Panofsky en reprenant la philosophie du langage de
., Cassirer, c'est qu'à partir du XV siècle les élites italiennes,
hollandaises et flamandes, puis françaises et anglaises ou
allemandes, puis les nations entières - du fait de l'éducation
la pratique du dessin perspectif, mais surtout de
l'iml'régnation par les images, la scène à l'italienne, les
perspectives urbaines, les jardins à la française, etc. -, ont
22. S. Couderc er ].-L. Déorre (dir.), Hommages. La tradition discontinue, été obligées de voir perspectivement. De plus, la culture
Paris, LHarmarran, 1997.
perspective a rendu possible la mondialisation, puisque la

129
triangulation a permis les voyages océaniques. Perspective Entre le jugement cognitif et le jugement esthétique, il
et mondialisation sont indissociables. C'est très précisément ya les appareils, c'est-à-dire la culture, laquelle se décline
le sens de la culture depuis Schiller : mise en forme selon une historicité particulière. Le néo-kantisme de
collective. Pour mieux faire entendre cette mise en forme Cassirer et Panofsky a consisté à penser la nécessité de
des esprits, on ne peut que reprendre la notion de culture « ponts» culturels entre ces îles qu'étaient la première et la
à Schiller chez qui la Kultur est Bildung. troisième critique dans le criticisme kantien. Il faudrait
Il n'y a pas de passage nécessaire entre une époque et préciser, repenser la place de l'imagination productrice et
une autre, mais, du fait de l'artifice, plutôt de la violence. toute la question du schématisme. Il faut introduire, entre
Violence a été faite dès le XV siècle à la vision, non pas la la sensibilité pure et les synthèses spatiales et temporelles
vision naturelle, qui est une abstraction optico-philoso- auxquelles elle donne lieu, et la synthèse par l'entendement,
phique, mais la « vision » médiévale et théologique qui avait du fait des catégories et des concepts, une mise en œuvre
fait époque. Pour preuve : la révolte du petit peuple de de l'imagination transcendantale par les appareils. On a
Florence, mené par le moine Savonarole, détruisant les tenté d'historiciser la table des catégories, en faisant du
œuvres « contemporaines» et brûlant en place publique la kantisme la philosophie de la physique de Newton par
nouvelle peinture. C'est probablement avec le baroque que exemple. On doit pouvoir, plus fondamentalement,
la réconciliation définitive aura lieu entre le « peuple» et historiciser le schématisme, c'est-à-dire l'imagination " ce
la nouvelle mise en forme des esprits (si le baroque est bien, qui donnera lieu à un transcendantal « impur» (Cassirer).
comme le pense Panofsky, le triomphe de la Renaissance '). Pour résumer, les œuvres ont comme objet la généricité
Ce qu'on veut suggérer sur le plan philosophique, et qui des appareils. eœuvre a donc affaire, à sa manière, indirecte,
renforcera l'idée d'époque de la surface d'inscription, c'est à la vérité, parce qu'un appareil, à la différence d'un dispositif,
qu'il y a un lien entre l'esthétique au sens de la Critique de comporte une vérité. Mais si l'œuvre d'un appareil comporte
la raison pure et l'esthétique au sens de la Faculté de juger une vérité, il revient à la seule philosophie de l'exposer. Clastres
de Kant, donc entre l'esthétique transcendantale, qui met
et Lefort ont exposé la vérité de l'appareil archaïque d'écriture

en exergue le temps et l'espace comme conditions de de la loi sur le corps, Descartes celle de l'appareil perspectif,
possibilité de tout savoir sensible pur, et l'esthétique au sens puisque la structure d'ego cogito est celle du premier dispositif
du jugement de goût. Le lien est le suivant: la temporalité de 'Brunelleschi, Marx celle de la camera obscura, le Kant de
et la spatialité des appareils sont constitutives a priori de la la Critique de la faculté de juger celle du musée, Benjamin celle
réception pure et donc du savoir en général.
2.. M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard,
I. E. Panofsky, Trois essais sur le style, Paris, Le Promeneur, 1996. 1953 ; J. Lauxerois, De l'art à l'œuvre, Paris, I..:Harmattan, 1999·

13° 131
de la photographie, Freud de la cure analytique, Arendt, On se proposera donc de remettre la philosophie sur ses
Nancy, Rancière du cinéma, Lyotard de la vidéo, etc. La pieds en redressant l'image produite par la camera obscura,
philosophie vient donc après l'installation de telle ou telle en reprenant à Rancière son excellente description des
époque appareillée, et non avant comme le suggère Rancière, constituants et effets de l'appareil cinématographique, mais
résumant son propos sur les quatre thèses fondamentales en n'imaginant pas un instant qu'un désir enfantin d'illus-
qui définissent l'esthétique du cinéma en même temps trations colorées, de projection d'images, de dessins sur une
que son historicité d'art : « C'est d'abord l'idie de l'art anti- page déjà remplie, de mouvements et de métamorphoses,
représentatif, de l'art qui oppose l'enregistrement de la pensée ait eu besoin pour se réaliser de toute la critique du
en "touches d'ampère" ou la radiographie du sentiment en Romantisme allemand. Et si l'on devait être complet, mais
ultraviolet aux codes expressifi de la tradition représentative ,. cela a déjà été commencé ailleurs', montrer que les textes
c'est ensuite l'idie de l'art comme double produit, comme unité fondateurs de l'esthétique n'auraient pas été possibles sans
d'un processus intentionnel et d'un processus automatique sans l'avènement d'institutions culturelles comme l'invention du
conscience,. c'est encore l'idie d'un art qui manifeste un mode patrimoine (Quatremère de Quincy), du musée (le même
spécifique, un mode surnaturel du sensible, abolissant les et François de Neufchâteau), de la ruine (Lenoir), de
oppositions traditionnel1es du sensible et de l'inteUigible, de la l'archéologie (Schliemann), de l'histoire moderne de l'art
science et de la sensation ou du sentiment,. c'est enfin cel1e d'un (Winckelmann), de l'exposition publique (Diderot), etc.
art au-delà de l'art, un art qui dqinit un mode nouveau de Un appareil comporte une vérité ontologique et non
l'être en commun et construit des formes de la vie commune. seulement de fait, et par là présentant un caractère à la fois
Or ces quatre idies [... ] étaient toutes déjà élaborées et nouées daté et définitif. Une fois inventé, un appareil ne s'oublie
ensemble depuis un siècle, comme on peut le voir à travers les plus, pas plus que la spatio-temporalité qui a surgi de son
grands textes forulateurs du romantisme, des Fragments de fà.it, donc un certain être-ensemble. Il y aura toujours une
Novalis au Système de l'idéalisme transcendantal de ScheUing part de l'humanité qui vivra à son rythme. Damisch a montré
et au Plus ancien fragment systématique de l'idéalisme '1
{
dans Origine de la perspective que les exercices perspectivistes
allemand, qui semble avoir été rédigé en commun par Hegel, des peintres avaient constitué le terreau de la nouvelle géo-
Schelling et Holderlin. Ces quatre thèses fondamentales métrie, analytique et projective, avec comme point d'orgue
constituent l'historicité dans laquel1e le cinéma se trouve la· théorie de la section des coniques de Desargues. Il a
accueiUi, l'historicité de l'esthétique J• » largement contribué à rendre possible une théorie des

3· J. Rancière ; " Lhistoricité du cinéma », in De l'histoire au cinéma, 4· J.-L. Déotte, Le Musée, l'origine de l'esthétique, Paris, LHatmattan, 1993 ;
Bruxelles, éditions Complexe, 1998, p. 54. et Oubliez! Les ruines, le musée, l'Europe, Paris, LHarmattan, 1995.

132 133
appareils qui ne sombre pas dans la critique de l'industrie
sur la norme archaique, ou sur la norme théologico-politique
culturelle et du Système comme chez Lyotard. En privilégiant
de la révélation (l'icône byzantine par exemple, l'enluminure
l'invention du point de fuite comme point à l'infini et en y
romane, irlandaise en particulier), sur des cultures non-
rattachant la question du sujet, il a largement contribué à
européennes (l'architecture islamique, la miniature persane,
placer l'appareil perspectif Sur un plan ontologique. Mais
la calligraphie chinoise, etc.) et sur toute une « esthétique du
cette ontologie, dans sa problématique fondamentalement
tort» qui se met en place à l'ère de la disparition, en particulier
husserlienne, est restée soumise à la science « européenne »,
dans le cinéma (extra)européen avec Resnais, Antonioni,
les acquis de la perspective artificielle devenant des idéalités
Marker, Egoyan, Angelopoulos, Imamura 7.
de type géométrique. Ce faisant, il a isolé cet appareil en
Nous aurons toujours à distinguer l'appareil du simple
perdant de vue l'essentielle question des rapports du support
dispositif, par exemple du panoptique inventé par Jeremy
et de la loi. Lappareil perspectifdevenait une affaire européo-
Bentham, si essentiel dans Surveiller et punir de Foucault
centrique, on s'interdisait de le placer dans la série des greffes
comme modèle de la prison, puis de toutes les institutions
de l'esprit et du corps humains en général. Ce qui était gagné
(école, usine, hôpital, etc.). Un dispositif, on le sait, articule
d'un côté (la science, le transcendantal) était perdu de l'autre
corps-savoir-pouvoir. C'est pour Foucault la véritable matrice
(l'innervation). Si l'appareil perspectifétait élevé à la dignité
de la nouvelle ère du pouvoir, un élément essentiel du bio-
de ce qui fait monde et époque du fait de sa scientificité,
politique: la discipline des corps. Malgré la proximité entre
d'autres appareils comme le musée se voyaient retirer cette
appareil et dispositif, les différences l'emportent. Si le
dignité et étaient déclassés comme « machines» dans une
perspective marxiste. panoptique articule différemment loi et corps (ou plutôt
pouvoir et corps, car qu'est-ce que la loi chez Foucault?), s'il
Or, du fait de l'actuelle situation « post-coloniale », l'état
fonctionne aussi dans le visible en produisant des images
de la culture est « multiCulturel » selon l'expression de
« objectives» de corps, si donc il est le lieu d'élaboration de
Thomas McEvilley5. C'est dire que l'on ne peut s'en tenir à
tout un savoir positifsur l'homme -les sciences humaines -,
une stricte définition de l'art en termes de régimes comme
il ne détermine pas l'époque de la surface d'inscription. Il ne
chez Rancière 6, ce qui revient à privilégier le « miracle grec »,
fait pas époque, parce qu'il n'introduit pas un nouveau
puisque Platon est la clef du « régime éthique des images » et
rapport à l'événement, n'invente pas une nouvelle
Aristote celle du « régime représentatif». C'est faire l'impasse
tem.poralité. Le panoptique n'est rien d'autre qu'un appareil

de perspective ajusté à la discipline des corps 8. Donc la
5· Th. McEvilley, L'Identité culturelle en crise. Art et diffèrence à lëpoque
postmoderne et postcoloniale, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999.
6. ]. Rancière, Le Partage du sensible, op. cit. 7. S. lmamura, L'Évaporation de l'homme, 1967.
8. P. Greenaway, Meurtre dans un jardin anglais.

134
135
temporalités. Ainsi la procédure expérimentale de projections
question de son avènement ne fait pas énigme. Il commence
dans le passé, la vrille creusant le temps d'une mémoire de
un certain jour, du fait d'un certain Bentham : il n'a pas
Je t'aime, je t'aime d'Alain Resnais. Jusqu'à l'événement de
d'origine. Donc le panoptique (ou tout dispositif semblable:
la rencontre comme renaissance, à partir de quoi une linéari-
le camp pour Agamben) ne peut pas devenir l'horiwn de
sation narrative redevient apparemment possible.
ressource pour la succession spécifique des œuvres d'art. Il
n'y a pas d'« art» du panoptique.
Pourtant, il y a bien une littérature carcérale, d'Oscar
Wilde à Claude Lucas en passant par Genet. Mais, d'une
part, c'est une littérature de situation (comme Moby Dick
l'est pour la mer), et d'autre part, la matrice peut en être
L'Éternité par les astres de Blanqui, sombre utopie d'un
éternel incarcéré. La contre-utopie d'un parallélisme général
entre les astres, telle que ce qui se passe ici-bas sur terre, a
son équivalent parfait sur un autre astre, au même moment.
Et ce pour tous les faits possibles. Répétition du même,
destin exacerbé, qui sont la marque de la fantasmagorie
collective. Alors que si le panoptique avait été un appareil,
il aurait généré des œuvres qui auraient mis à mal la
temporalité de la rêverie collective, en inventant des
temporalités inouïes. Ainsi le cinéma est un appareil,
condamné semble-t-il au respect de la stricte narration 9.
Mais, comme c'est un appareil d'écriture, c'est-à-dire de
montage, des œuvres cinématographiques, des films W
.'j"'1
1,-j
peuvent explorer le temps en générant de nouvelles

9. J. Rancière, La Fable cinématographique, op. cit.


10. La distinction entre le cinéma comme appareil (capitaux, industrie
spécifique, studio, acteur, pellicule, caméra sonore, distribution, salle de
projection, public, critique, etc.) et le film comme œuvre est bien établie
par J.-L. Leutrat et S. Liandrat-Guigues dans Penser le cinéma, Paris,
Klincksieck, 2001.

136
DESCARrES:
[APPAREIL DES MÉDITATIONS MÉTAPHYSIQUES

Il ne faut donc pas essayer de partir d'un quelconque


temps marqué, d'un événement « incontournable », mais
plutôt de ces actes de suspension du jugement en tant qu'ils
ont pu faire époque. Il faudrait s'orienter vers des
j' interruptions suspensives de type sceptique comme celles
qui sont à l' œuvre dans les deux premières Méditations
métaphysiques de Descartes ou dans les Méditations
cartésiennes de Husserl. Partir de ces retraits hors du réel,
de l'étant, du fait, à la recherche d'un point d'appui
indubitable et inébranlable, comme ce cogito atteint par
Descartes à la suite d'un processus systématique de mise en
!tlQÙte de la créance de toutes les opinions reçues, des savoirs
transmis par la tradition, l'éducation ou la construction
démonstrative, voire de la plus immédiate des certitudes,
celle d'avoir un corps, ou par l'introduction des hypothèses
les plus folles: celle précisément d'être fou, d'avoir un corps

139
en verre ou d'être mené par un Dieu trompeur ou un Malin loi qu'elle ne peut avoir créée. En effet, en tant que simple
Génie'. Comme on le voit, la position du cogito, indisso- coïncidence de la pensée (le doute) et de l'existence, le
ciable de l'appareil représentatif et donc perspectif, ne cogito est destiné à s'évanouir l'instant d'après: ce n'est
s'obtient que par un arrachement discursif, une rupture qu'un point. À moins de découvrir dans la substance
systématique avec les deux autres normes antérieures : la pensante une idée dont les caractéristiques font qu'elle ne
narration (les récits qu'on nous a toujours déjà racontés) et peut pas en être l'auteur. Cette idée est pour Descartes celle
l'incarnation iconique du théologico-politique". de Dieu, de l'infini. Car le fini ne peut créer l'infini. Le
Ces méditations fournissent la description du montage cogito n'est rien sans la présence de l'archive, de l'infini
d'un appareil1ittéraire de mise entre parenthèses de toutes comme archive. Appelons cette idée non pas idée de Dieu,
les formes possibles de créance, d'adhésion immédiate ou mais loi, archive de la loi, arkhé au sens de commencement,
médiate. Ce qui est en jeu dans le parcours mené par un origine, fondation, primauté. Le cogito consiste alors à
je qui ignore toute constitution essentielle, ce n'est pas tant s'alimenter de la certitude d'être pour la loi, du fait de
le peu de valeur du donné sensible, toujours obscur et l'avoir été au moins une fois pour un instant. Du fait d'une
confus, que l'extrémisation à l'œuvre dans un passage au- loi qui n'est pas celle de l'instant. Cette passibilité du je,
delà du fait, du réel, de l'étant, appareillés par les normes le fait d'être redevable d'une loi déjà là et pour toujours,
antérieures. Il y va de l'artifice et de la technique, voire de en quelque sorte en attente depuis toujours d'un sujet
l'institution, puisqu'on sait que la méditation philoso- archiviste, c'est, d'une part, l'assurance d'une permanence
phique est parente de la religieuse. Et puis, il y va d'une au-delà du point temporel et, d'autre part, la certitude de
tension intenable, puisqu'en droit, le parcours cartésien ne pas être nécessairement livré aux créances langagières
devrait déboucher sur une certitude qui ne peut être qu'ins- et aux fantasmagories de l'incarnation. Cette passibilité est
tantanée, certitude qui n'a donc pas en elle la capacité de indissociable d'une position de lecteur qu'il faudra bien
durer car elle n'est qu'un point du temps. Ce qui implique retrouver au cours des méditations comme la condition de
qu'elle devrait s'effondrer l'instant d'après si elle ne toute reconstruction de la vérité. Au cœur de l'écriture
découvrait pas en elle la trace de ce qui n'est pas elle: une remémorante du parcours, il y a la double position d'une
lecture originaire. Celle de l'archive qui précède toute
I. Cf la discussion entre Foucault et Derrida à propos de la place de la
subjectivation, celle qui s'assure de la lettre de la
folie dans les Méditations. méditation, pas à pas.
2. Voir l'article de Ph. Crignon in Qu'est-ce qu'un appareil ?, Paris, La
Car cette passibilité doit être réassurée : instituée et
Dispute, 2004 (à paraître). Ce qui invalide toute une phénoménologie
chrétienne appliquée à Descartes et s'écarte de l'iconophilie actuellement appareillée. L'écriture est la première institution et il n'y a
dominante. pas d'institution sans écriture.

140 14 1
sont nécessaires aussi bien à Alberti qu'à Descartes.
Dès lors, Descartes décrira tout le parcours selon l'ordre
L'infrastructure appareillante du cartésianisme, c'est
des raisons '. Le sujet-archiviste n'advient qu'en se faisant
corps scripturaire, en s'appareillant par l'écriture. Pourtant, l'appareil de la perspective, la découpe de la pyramide
visuelle selon Alberti. Dès lors, le modèle de l'identité de
Descartes oublie ce nécessaire passage par l'appareil
la pensée et de l'existence par quoi se définit le cogito se
d'écriture dans le travail du doute. Que serait le doute sans
trouve chez Brunelleschi, dans sa démonstration de la
les archives du doute qu'on peut réunir d'un seul regard?
C'est-à-dire sans tout cet appareil d'écriture qui vérita- perspective, très précisément quand il est évident, dans les
blement permet de systématiser le doute, ne serait-ce que conditions de son premier dispositif, que le point de fuite
et le point de vue coïncident. Mais là où l'appareil de
parce que son auteur peut constamment reprendre les
Brunelleschi requiert un œil extérieur pour lequel ces deux
étapes antérieures, s'assurant à chaque fois qu'une étape a
points sont le même, le parcours cartésien suppose la
bien été totalement explorée avant de passer à la suivante.
relecture d'un parcours écrit. Non pas un voyeur, mais un
Il ne fait pas de doute qu'au bout du compte Descartes
lecteur: soit un je qui se constitue dans la réflexivité à partir
espère une lecture de tout ce cheminement qui se ferait
du parcours d'un simple déictique, soit un lecteur de
en un instant, comme s'il était possible de ramasser tout
Descartes par-dessus son épaule, ou spéculairement. Le
un raisonnement en un point d'espace ou de lumière. À
miroir et l'écriture sont donc nécessaires à l'appareil des
la vitesse de la lumière. L'exigence « pointilliste »,
« calculatrice» de Descartes avait été établie dès les Regulae.
Méditations. C'est-à-dire une surface de reproduction et la
possibilité de l'habiter en y introduisant de la réflexivité.
Elle est au cœur de sa compréhension de la géométrie
Il faudrait distinguer deux registres de la mise entre
comme calcul de points (calcul: petite pierre), d'où la
parenthèses de la créance, de la suspension du jugement.
numérisation de l'espace cartésien préfigurant l'espace des
D'abord celui qui a trait à l'adhésion spontanée aux
points du calcul informatique. Or cette réduction de
histoires, au récit, au narratif et, d'une manière générale, à
l'espace à un calcul de la position des points dans l'espace
la rumeur langagière, qui fait que nous sommes toujours
est au cœur de l'analyse proposée par la perspective, en
les descihàtaires d'un certain nombre d'énoncés. Par
particulier par Alberti dans son Della pittura, avec son
conséquent, le cogito sera la pierre de touche de toute
velum en grand appareil. On pourrait dire que numérisation
science possible, dans une métaphysique de la subjectivité
et projection sont au cœur des dispositifs des appareils
où la vérité est définie comme certitude du fait de la mise
modernes, du moins comme potentialité, parce qu'elles
entre parenthèses de la rumeur langagière.
L autre créance mise en cause se rapporte au corps et aux
3. Selon l'expression de l'étude de Guérou/t, Descartes selon l'ordre des raisons,
images produites du fait de notre union avec un corps,
Paris, Aubier, 1991.

143
142
technique et théorie, car les premiers ne sont pas moins
entendu alors comme chair du fait de l'incarnation. On ne
bavards que les seconds, du fait de leur rapport à la loi.
retient en général des Méditations que l'invalidation des
La spécificité de cette recherche consisterait à inventer
connaissances sensibles. Mais il ne faut pas oublier que le
de nouveaux appareils, à montrer que certains textes
cogito est conquis même dans l'hypothèse où je serais fou,
philosophico-théologiques et littéraires sont expérimentaux,
croyant par exemple avoir un corps de verre. Ce qui indique
au sens où ils demandent un passage à la pratique
que Descartes n'exclut en rien la folie, contrairement à ce
qu'ils appareillent en idée, comme avec cette proposition
qu'affirmait Foucault, mais qu'il affirme la validité du cogito,
du Cusain à des moines de regarder ensemble le même
que je sois fou ou non: c'est au contraire l'intégration de
autoportrait de R. Van der Weyden et de conclure à
la folie dans le classicisme. La définition d'une humanité
l'évidence d'une matrice inclusive de la communauté :
« moderne » strictement inclusive. Sans extériorité. En i,"
Dieu, la substance absolue, pour laquelle les singularités
dehors de la profonde transcendance des archives. :i
quelconques séparées ne sont que des particularités
Ce qui importe ici, c'est la recherche d'un point de Ail
expressives" Ou, on l'a vu, comme Benjamin brisant la
certitude au-delà des fantasmagories de l'incarnation. La
représentation classique de la ville, inventant l'urbain sur
relative mise entre parenthèses du corps comme substance
lequel on ne peut plus avoir de perspectives, l'urbain comme
étendue indique encore en creux un rapport du corps à la
lieu d'une expérience historique nouvelle : la lecture de ce
loi. En effet, la mise hors la loi du corps, momentanée, est
la condition de possibilité pour que le sujet se constitue '1\ qui n'a pas laissé de traces.
i',"

Ces expériences de pensée n'appartiennent pas à la seule
comme archiviste de la loi et donc comme essentiel lecteur. '1"
littérature. Ou alors, la littérature exige toujours, comme à
Il fallait donc bien mettre en relation les notions
rebours, d'isoler l'appareil qu'elle met à chaque fois en
d'événement, de corps et de loi pour dégager celle d'appareil.
œuvre. Il y aurait donc des micro-appareils (pour lesquels
En ce point, on peut distinguer des appareils qui ont
on utilise souvent, dans la critique des arts contemporains,
essentiellement une consistance technique et légale
les termes fourre-tout de dispositifs ou d'installations)
(appareils pour écrire la loi sur le corps, perspective, musée,
expéri,rhentaux: les boîtes de couleurs de Turrell, les caissons
photographie, cinéma, etc.), et d'autres qui sont générés par
de Graham, les outils de Buren, etc. Ces micro-appareils se
une Idée, ou intrinsèquement liés à l'Idée et provoquant une
distinguent des catégories empiriques précitées en ce qu'ils
expérience de pensée ou esthétique. Par exemple l'appareil
gothique parce que, à suivre Panofsky, il reprend structu- ont des enjeux de spatio-temporalité.
rellement l'exposition des arguments de la raison selon saint
Thomas, les méditations religieuses ou philosophiques, la 4. Le Cusain, Traité de la vision de Dieu ou la Face des faces, in Œuvres
choisies, trad. M. de Gandillac, Paris, Aubier, 1942 .
littérature de protocole. L'opposition ne serait pas entre

144
}
),

GREENAWAY:
LE TÉMOIN ARTIFICIEUX

La question de l'archive, du sujet « moderne » de la


métaphysique et donc du témoin est présente dans le film
de Peter Greenaway : Meurtre dans un jardin anglais (19 84)
ou Le Contrat du dessinateur selon le titre anglais, The
Draughtsman's Contract. Draughtsman, c'est le dessinateur,
mais aussi un pion dans un jeu de dames, donc dans un jeu
où la grille des cases est, comme aux échecs, essentielle.
Perspective et échecs ont en commun la grille, le cadre,
comme l'urbanisme moderne. A draught a comme sens: la
traction, l'action de tirer (un filet), l'esquisse, le dessin, le
projet de contrat, le plan, la minute de notaire, le retrait
d'argent, le brouillon de lettre, la traite de mandat, mais aussi
le contrat que peut accomplir un assassin professionnel. Tous
ces sens sont présents dans le film.
Il ya une apparente supériorité du cinéma sur le dessin
en perspective: c'est la possibilité d'un va-et-vient entre la

147
place du dessinateur - alors je suis le sujet idéal, celui qui sait Mais supériorité dernière du cinéma par le mouvement
où se placer, là où l'œuvre a été censément réalisée - et la qu'il introduit dans ce jeu de voilement-dévoilement, par ce
place du spectateur, du critique, celle que je prends en différemment actif. II faut donc considérer les mouvements
m'écartant, en me reculant par rapport au dispositif perspectif de la caméra qui englobe le point de vue du dessinateur-
lui-même, quand je l'encadre à son tour. Je peux alors, par cyclope jusqu'à, par son mouvement propre, s'y identifier:
ce mouvement de recul qu'effectue la caméra, cesser de 1; le cadre de l'intersecteur du portillon devenant celui de
m'identifier strictement à l'artiste et révéler les limites du l'image filmique.
système, sans pouvoir en sortir absolument, puisque la Soit l'intersecteur (la grille, le cadre, la feuille de dessin)
caméra reste fondamentalement ancrée dans le même sol que peut être pris en considération, dévoilé: voici la machinerie
ce qu'elle réfléchit: elle est un autre dispositif de projection. qui fait de vous des dupes. C'est Brecht-Godard battant
C'est là la puissance de l'appareillage moderne par rapport à retraite sur l'installation du studio comme infrastructure,
toute autre définition de la surface d'inscription: sa capacité -r; mode de production de la société du spectacle, enfin dévoilé
théorique, par la réflexion, de faire retour sur soi et de et rendu à la vérité de la lutte des classes. Voici la matrice
s'exposer comme système transcendantal impur en passant de l'idéologie.
à une sorte de méta-modernité. Voilà donc ce que j'étais Soit, par son avancée, le cadre filmique devient celui de
comme moderne, voilà ce que j'excluais. Voilà les limites du l'intersecteur qui dès lors disparaît: on ne voit plus la grille,
cadre que j'imposais aux choses, à la nature, et donc que je elle ne s'interpose plus. Voilement de ce qui permettait la
m'imposais. Qu'étais-je, moi qui n'étais qu'une vue, ou une vue, oubli de l'appareil. Le voilement ou aveuglement de la
collection de vues successives, lorsque je me déplaçais? vérité (celle de la production par l'appareil) est la condition
Le voyeur à quoi me réduit l'œilleton du portillon portatif de possibilité de toute vue, de toute veduta. De fait, vous
de Dürer-Greenaway, ce pervers que je deviens par nécessité avez appris, depuis Brunelleschi, à intégrer les contraintes
chez Duchamp (Étant donné...), est un quasi-aveugle, un impitoyables du dispositif de l'appareil perspectif, qui est
cyclope : ma jouissance (la jouissance de se donner des devenu réalité mentale. Une véritable technique du mental.
représentations) suppose la découpe d'un cadre, l'œilleton. Donc, soit l'on voit la vérité de toute vue qui est dévoilée,
Je ne peux jouir de ce que je ne vois pas (le hors cadre) et à l'appareil mis à nu, mais cette vérité aveugle (la grille
quoi je suis aveugle. Supériorité du cinéma ? Or, le peintre s'interpose) et l'on ne voit rien d'autre. Soit la vue, c'est-à-
peut - il le montre en particulier dans certains autoportraits dire la d'un objet vu, et aussi bien sa représentation
(Norman Rockwell : Triple autoportrait) - rendre compte de peinte s'évanouir la grille elle-même et donc la vérité
l'écartement et donc de la puissance infinie de réflexion de de toute vue.
la peinture de représentation, son fichtéisme intrinsèque.

148 149
Le film de Greenaway porte nécessairement sur l'aveu- Double aveuglement (à la différence entre visible et
glement - celui du héros -, mais pas seulement celui du invisible, entre montrable et nommable) dont il faudrait
dessinateur Neville qui, parce qu'il est réquisitionné par les analyser l'articulation, parce que c'est seulement à ce prix
contraintes du dispositif perspectif, doit s'aveugler pour que l'on comprendra l'importance du contrat du dessinateur
dessiner: aveuglement aux conditions du voir, du dessin, - ce dessinateur qui ne narre pas - mais plus encore de
à l'invisible théorique qui habite le visible. C'est aussi celui l'institution du contrat. Car, fondamentalement, l'appareil
de qui ne sait pas articuler des vues, enchaîner une suite, perspectiviste sera le sol commun du contrat en général,
bref de qui est tellement mobilisé par les contraintes du liant deux parties supposées égales, et donc la condition de
dispositif de l'appareil qu'il ne sait pas phraser, qu'il ne sait possibilité tout à la fois du capitalisme et du contrat social.
pas nommer ce qu'il sait désigner, donc ne sait pas intriguer Il ya là un vaste terrain à explorer, celui de l'intrication de
et contracter, et le paye de son propre aveuglement, puis la représentation au sens le plus large avec l'économie, que
de sa vie. Derrida désigne par le terme d'économimésis'. Et cet
Précisons la nature du premier aveuglement : avoir la appareil rendra possible ce singulier « contrat » joignant
vue, ce n'est pas avoir sa condition, et inversement. Ce qui deux « réalités» hétérogènes: celle du visible et celle de la
est donc véritablement en jeu, c'est la différence entre la vue phrase, celle de l'objet de perception et celle de l'objet
et sa condition. La différence entre l'une et l'autre: c'est d'histoire, celle du « champ» et celle du « monde ».
cela qui est visible-invisible. Je suis aveugle à la différence Nous pourrions peut-être comprendre, en suivant le
qui se trouve entre le visible (le champ que décrit la cheminement des Vies d'artistes de Vasari et en relevant
phénoménologie) et l'invisible (le technico-transcendantal). toute une série de documents exhumés par Chastel'
Je suis tout aussi aveugle à son jeu, quand le technico- provenant de la Renaissance italienne, pourquoi les manifes-
transcendantal est exposé et visible, et le champ invisible. tations sociales des peintres pouvaient être si difficiles, si
Cette différence entre le visible et l'invisible, qui n'est ni critiques, et en quoi quelque chose qui devait être de l'ordre
l'un ni l'autre, mais jeu de l'un et de l'autre, jeu du dessin du télescopage de deux « réalités» se manifestait en ce lieu
et ici de la caméra, laisse une trace (cinématographique). précis : le contrat.
La trace comme différence ou comme devenir, comme Mais il y avait encore contrat et, malgré les récrimi-
passage. Ce que ne saisissaient pas les modernes (ou alors nations des parties et les litiges, des œuvres étaient
dans les marges), et que nous sommes capables d'appré-
hender, c'est ce registre de la différence '. 2. J. Derrida et allii, Mimésis des articulations, Paris, Aubier-Flammarion,
1975·
3. A. Chastel, Chronique de !4 peinture itttlienne il !4 Renaissance, Paris, Vila,
1. M. Merleau- Pomy, Le Visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1979. 1983.

15 0 15 1
produites. Or, de Neville il ne restera rien, comme si le contraire, l'objet d'histoire relève d'un monde (qui est un
hiatus entre le « champ» et le « monde» était désormais complexe plutôt stable de phrases nominatives). La
infranchissable, en ce temps qui est en fait le nôtre, puisqu'il supériorité du nom, et plus fortement du nom propre, c'est
ne s'agirait pas de chercher dans ce film, où le maximum qu'il focalise cet objet dans des réseaux nominatifs sans
d'artifices a été voulu, un témoignage historique. avoir à le situer par rapport à un je ni à aucun déictique '.
C'est pour nous la question de la possibilité pour le Le « monde» peut ainsi se détacher du champ et, s'objec-
nommable de contracter avec le montrable qui est posée tivant, peut devenir le référent de phrases universalisables
avec l'échec (l'assassinat) de Neville-Greenaway et non pas et réfutables.
seulement, comme on a pu l'écrire, celle de la légitimité du Nous savons (Panofsky, Merleau-Ponty, Ehrenzweig) par
peintre et de l'affirmation de sa souveraineté dans un monde r:L, quel mouvement le montrable s'est imposé au visible lui-
de hobereaux dont on peut toujours réactualiser les figures, même, ce que fut la violence payée d'un aveuglement pour
en particulier dans certains films de Greenaway : Le Vtmtre ,,'
" le dessinateur : violence qui érigea le regarder sur le voir
de l'architecte ou Le Cuisinier, le voleur, la femme et son sauvage par une focalisation sur un point central, le toi, là-
amant. Thème constant de ses films: l'écrasement physique bas, tout à l'heure, donc ce qui en tant qu'objet va faire face
de l'artiste par les puissants, la différence des forces toujours au sujet, au je, ici, maintenant. Le sujet a gagné la certitude
en défaveur de l'art et de la pensée. de la réversibilité des places, le point du sujet (ou point de
C'est que le montrable entretient une complicité réelle fuite) dans le dispositif de l'appareil perspectifétant entendu
avec le dispositif perspectif' grâce auquel, aux Temps comme projection du point de vue. Ce qu'il perd dans ce
modernes, depuis la Renaissance, il a massivement pénétré coup de force, c'est ce qui est obturé, hors cadre: la différence
la peinture, la faisant entrer dans l'ordre de la représentation. visuelle, le figural, la latéralité, la confusion des confins. Ce
En effet, le montrable est le domaine de 1'« objet de qu'il gagne, c'est d'avoir le champ de l'expérience dans une
perception ». Celui-ci est présenté par des phrases ostensives vue. Base de la métaphysique de la certitude et donc de la
comportant des déictiques (je et toi, ici et là-bas, main- , science galiléenne, véritable destination (Bestimmung) des
tenant et tout à l'heure). Précisons: d'une part, c'est en , modernes. Résumons-nous. Trois différences constitutives
analysant les univers des phrases ostensives que la phénomé- (trois :
nologie de la perception élabore les idées de champ et - cefle qui institue la profondeur (de champ) entre le
d'expérience. L'objet de perception relève d'un champ. Au visible et l'invisible, et qui n'est pour cela ni visible, ni
invisible;
4· J. Bouveresse, Wittgemtein et la théorie de ll"mage, in Macula n° 5- 6 , Paris.
1979·
5· J.-F. Lyotard, Le Diffèrend, Paris, Minuit, 1983.

152
153
certain vêtement» ; ou, Mr Hammond : « Quelle discipline
- celle entre le centre focalisé et la périphérie sauvage,
de fer il vous faut exercer, Mr Neville? VOus seriez sans doute
constitutive de la latéralité du champ, et pour cela ni claire
mieux employé dans l'armée en tant que simple dessinateur
et distincte, ni obscure et confuse, donc ni intelligible ni
depaysages [...], c'est un général qui commande aux champs. »
sensible;
Neville est un extrémiste de l'époque de la représentation,
- celle entre le montrable et le nommable, donc en elle-
un pur métaphysicien militant qui accomplit cette
même indésignable et innommable. Cela pour l'espace et
i' Bestimmung comme sa propre destinée, aveugle aux
sa pensée. Qu'en est-il alors de la temporalité, ce qui
conséquences. Sa brutalité, son arrogance de parvenu et de
engagera totalement l'imagination déformante?
révolté irlandais, caractérisent bien plus celui par qui advient
Analysant le Della pittura d'Alberti, nous avons vu qu'il
un très singulier avènement: celui grâce à qui surgit pour la
ne peut y avoir qu'une découpe possible, qu'un seul tableau,
première fois, même si l'on se trouve ici à la fin du XVI!', une
en un instant. L'instant de la chute de la lame de la
nouvelle définition de la surface d'inscription, une nouvelle
guillotine, où je suis aveuglé par l'élection d'une vue qui
époque de l'être : les Temps modernes, selon Heidegger 6.
s'impose, est donc l'unité temporelle privilégiée. C'est le
L'art de Neville, son réalisme, son scrupule, sa fidélité, bref,
choix de la temporalité de l'instant qui impose tout le reste,
sa bêtise, manifestent bien les limites d'une raison dont le
en particulier que le Je est le point de vue. Ce n'est qu'à ce
sol est pure spatialité du fait d'une décision quant à la
prix qu'une représentation sera possible, dans la maîtrise
temporalité; un art très brunelleschien, privilégiant le monde
d'une vue qui (m')immobilise. De là la nécessité du voile,
en tant qu'il est géométrisé (demeure, jardin « à la française»
de l'intersecteur, de la grille chez Alberti.
au moment de l'adoption de la mode paysagère introduite
Le dispositif époqual de la représentation instantanéiste
par Guillaume d'Orange, obélisques, etc.) ; un art qui n'a
a pour conséquence la volonté de maîtrise du monde, et non
rien d'istoria, art inactuel qui nous reconduit aux places
l'inverse. C'est d'elle, du « être maître et possesseur de la
désertes des cités idéales: Urbino, Baltimore, Berlin; un art
nature» de Descartes, que vient le projet de saisir le monde
anticommunautaire dont l'autonomie est totalement
dans une représentation (instantanée), laquelle est saisie ou
prise - peu importe dans un premier temps que je saisisse réductrice. Considérons cette Bestimmung :
Mrs 1falmann : « Mr Neville, j'ai acquis la conviction
ou non la totalité de la chose.
qu'un homme intelligentferait toujours un piètrepeintre, car
Le film présente les aspects sociologiques de cette
la peinture exige un certain aveuglement - un refus partiel
décision quant à la temporalité. Mr Talmann à Neville: « Il
est évident [...] que votre régime despotique non seulement
confine la domesticité comme des animaux dans une réserve, 6. M. Heidegger, Qu'est-ce qu'une chose ?, Paris, Gallimard, 1971 ; et
Nietzsche, Paris, Gallimard, 197I, 2 vol.
mais encore vous donne le droit de nous imposer ou non un

155
154
de voir tous les choix. Un homme intelligent en saura plus c'est-à-dire par un référent nommé et montré. Incapacité à
sur ce qu'il peint qu'il n'en verra. Et dans l'espace compris phraser qui rend impossible le récit, la narration, c'est-à-
entre le savoir et la vision, il se trouvera bridé, inapte à dire fondamentalement le témoignage. Le paradoxe est alors
mener une idée avec vigueur, de crainte que les spectateurs celui-ci: Neville a tout vu et tout enregistré, pourtant il ne
pénétrants - ceux à qui il est avide de plaire - ne leprennent peut témoigner de rien, certainement pas non plus de la
en défaut, s'il ny met pas non seulement ce qu'il sait, mais persistance de sa propre identité.
encore ce qu'ils savent eux-mêmes. » Neville (devant l'allégorie peinte) : « Quelle intrigue se
Neville est un cyclope attaché systématiquement à noue? Croyez-vous que ces personnages aient quelque chose
n'entendre aucun des registres de la différence qui sont à nous dire ? [...] Croyez-vous qu'un meurtre se prépare? »
pourtant en jeu, et que la métaphysique transforme en Il reste soumis à la doctrine de la certitude, à la définition
couples d'opposés: il sait montrer, mais ne peut pas nommer, de la vérité comme évidence qui est la philosophie de la
il n'a pas les noms qui lui permettraient d'articuler ce qui se perspective, du portillon, sans lequel il ne pourrait montrer
trame, à cause de cela, dans son (notre) dos. On peut donc le monde en des dessins figuratifs sans figural, sans hiatus.
dire qu'il est aveugle à l'istoria, à la différence des temps, au Neville témoigne de l'impuissance nouvelle du témoin: c'est
complot et à l'intrigue, aux ruses de la raison. Mutité du en fait un homme de la fin du xx' siècle. Pas plus qu'il ne
regard du dessinateur, identique à celle du spectateur du film peut entendre le mythe de la grenade (de Perséphone), il
à qui il est beaucoup montré, mais peu nommé. , ne peut restituer le figural, par soumission à la frontalité
Incapacité du peintre - qui est dorénavant la nôtre, de la visée.
historiquement et culturellement - à lire les figures de Ainsi la figure, la différence, est-elle repoussée aussi
rhétorique, les allégories (ou à les entendre). Étant conduit comme istoria, comme ce noyau du manque sans lequel il
dans le cabinet du Temple d'amour, devant une scène n'y a pas de récit, lequel réintroduit la différence des temps.
inintelligible, il cherche les traces et les indices d'un La conséquence en est une totale détermination de l'espace
événement éclaté qui ne peut que lui demeurer obscur. :;, œprésenté qui ne permettrait pas quelque chose comme
Il ne lui est pas donné de phraser un événement, ce quoi t une projection fantasmatique de la part du spectateur,
(le quod ?), l'événement qui ne peut surgir objectivement (\}aquelle ne peut être sans une part d'indétermination. C'est
que pour celui qui peut coordonner une nominative et une '(encore un niveau du figural qui est exclu. L'écriture
ostensive. Car alors, coordonnées l'une avec l'autre, elles comme système d'écarts réglés a donc été
amènent pour ainsi dire un référent sous 1'« objectif» de la ilystématiquement rabattue sur la figure. La perspective
proposition. La possibilité du sens signifie alors la possibilité forme symbolique au sens de Cassirer-Panofsky est
pour le sens logiquement établi d'être validé par des cas, plus vraie ici, cinématographiquement, qu'en

15 6 157
peinture, elle est plus extrême, plus littérale: elle se sublime des instants parce qu'il y a conservation des états antérieurs
comme image. Cette sublimation est rendue possible par et promotion d'un sens. En tant qu'événement, T.I n'est
notre époque où des artistes comme E. Valette font de la possible que parce que T.o a été conservé: son témoignage.
perspective un thème plastique. Une stricte philosophie du cogito, parce qu'elle est au fond
Mais il y a encore une différence que ne saisit pas Neville, perspectiviste, rencontre nécessairement l'exigence du
et à laquelle il substitue la fiction d'un dessin d'après nature cinéma, comme le montrera Bergson. De fait, seul le
dans l'immédiateté temporelle d'une saisie, comme s'il y spectateur, c'est-à-dire seul le cinéma, est à même de pouvoir
avait continuité entre le dessin et la chose, comme si la main donner réalité et substance à Neville; le cinéma en tant qu'il
du dessinateur dessinant ne déconnectait pas nécessai- développe tous les effets de la différence, enregistre et
rement la vue de la chose, comme le notait Konrad Fiedler. reproduit les répétitions des petites différences temporelles
En effet, comme le fait remarquer Derrida 7, dessine-t-on et spatiales, parce qu'il laisse agir l'imagination déformante,
en regardant la chose ou en regardant sa main? Ne faut-il véritable faculté du milieu.
pas ne plus voir la chose pour la dessiner? S'y aveugler? Neville touche donc à la difficulté fondamentale de la
Le dessinateur (l'artiste) travaille donc toujours de philosophie du cogito et de la science moderne galiléenne:
mémoire : le musée est son site naturel. la discontinuité du temps. Dès lors, seule une représentation
Or, pour Neville comme pour le perspecteur en général, peinte, mémorisée, peut donner assise et substance au
c'est-à-dire pour le cartésien 8, les découpes instantanées du monde physique, au sujet philosophique - seul l'auto-
temps sont autant de découpes spatiales : les découpes portrait pour le peintre de représentation, ou Dieu comme
temporelles T.I, T.2, T.3, etc., autant de vedute. r.:entrée représentation pour l'Occident chrétien. La condition de
d'un élément nouveau ne fait pas événement, n'introduit possibilité de l'identité du sujet est donc une fiction de
pas de différence des temps (quelque chose dont il faudrait permanence, une peinture stabilisante. Mémorable. D'où
tenir compte en le narrant), mais provoque seulement un l'importance de la peinture d'histoire comme fiction
léger déplacement, une nouvelle veduta : c'est à ce titre que générale de la permanence, comme mémoire de l'istoria.
se constitue une série. M';Us, a contrario, on saisit là une conséquence
À suivre Greenaway, il n'y a de l'événement que pour le importante concernant la science, un effet incontournable
cinéma, c'est-à-dire que pour un sujet qui fait la synthèse et émancipateur de l'appareil perspectif: si pour Neville, il
n'y a pas d'événements (l'introduction de la cape du père
entourant les pieds d'un Bacchus, la paire de bottes
7. J. Derrida, Mémoires d'aveugle, op. cit.
8. J. Walh, LIdée de l'instant dans la philosophie de Descartes, Paris, Vrin,
, abandonnée, l'échelle appuyée contre la façade, etc.), c'est,
1953· . dit-il, que « des objets sont innocents ».

158 159
Ce à quoi acquiesce Mrs Talmann : « Pris séparément, de s'aveugler sur l'extérieur et s'ouvrir aux traces
on pourrait les croire tels, mais réunis [...] vous pourriez introjectées, internes, immanentes, à la dimension singulière
passer pour le témoin privilégié d'une triste mésaventure [...] des appareils postperspectifs.
plus que le témoin, le complice. » Ce monde est innocent, pourtant Neville pourrait bien
Pour Neville-Descartes, il n'y a pas de nécessité à passer \,( être complice d'un crime dont il a tous les indices. Et
de T.o à T.I : l'état instantané des choses est innocent. Or
pourtant, il sera aveuglé et assassiné. Et pourtant, le crime
c'est précisément cet état que considère la science. Le projet J\:::" innommable revient par derrière, ou plutôt du côté de ce
métaphysique de la science, en immobilisant ces états, qui était maintenu hors cadre. Ou il revient comme contre-
innocente le monde. Le monde est innocent, telle est la champ dans des dessins qui ne connaissent que le champ,
bonne nouvelle affirmative de l'appareil perspectif. Il n'y a dessins pour cela trop clos, fermés sur eux-mêmes, comme
donc pas eu de crime, nous ne sommes pas coupables. Il le sont les nouvelles images de l'infographie 9. Accordons
n'y a ni péché originel, ni crime historique. Le péché, le alors à Greenawayd'avoir livré plus qu'une brillante circons-
crime, tous les registres de la différence sont passés hors cription critique de la vue comme sol de la métaphysique.
'i'Ili,
cadre scientifique, et en particulier la possibilité de la ,ail Il y va de l'incapacité contemporaine à témoigner du fait
',!,
narration, du récit. des médias. Il y va de la nécessité d'un recours au savoir
Le paradoxe touchant à la pensée de l'événement est alors
'lIt':{. allégorique, à la suite d'un Baudelaire relu par Benjamin.
le suivant: un quelque chose, un quod est bien advenu et Le cinéma de documentaliste, d'archiviste (biblio-
a été enregistré, mais il n'a pas fait événement. Ou : la thécaire, conservateur de musée, historien), de sérialiste
différence qui a suffi n'a pas donné lieu à une répétition. comme celui de Greenaway, semble donc contribuer à faire
Ce qui arrive à Neville est immédiatement neutralisé, reculer le crime par la constitution de listes, comme chez
tué (pour lui, pas pour ceux qui sont hors cadre et qui Rabelais et Lewis Carroll, en privilégiant la classification qui
intriguent). Il n'est absolument pas passible du champ qu'il est une « réaction contre les formes conventionnelles de
encadre pour l'enregistrer puisqu'il le sépare immédiatement narration que partageaient les écrivains et les cinéastes des
de sa différence intrinsèque. Un champ sans contrechamp. années I960 w ».
Ce qui se met en place, c'est bien l'amnésie spécifique aux Alors que la grille était un élément constitutifdu dispositif
médias modernes : tuer dans l'événement la différence de l'appareil perspectif, elle est devenue un élément de la
à soi qui nécessite l'enchaînement et donc la narration.
I..:expérience vécue de Neville est une expérience morte: il 9. S. Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main : cinéma,
télévision, infirmation (I988-I99I), Lyon, Aléas, 1991.
sait tout (il a vu toutes les actualités), mais il n'apprend rien. 10. P. Greenaway, Meurtre dans un jardin anglais, in L'avant-scène cinéma
Et ce parce qu'il ne travaille pas de mémoire, ce qui suppose n° 333, 1984.

160 161
littéralité de l'art contemporain. Elle est ce qui reste quand ci sont à la base des tentatives d'un mythe pour refouler
la Bestimmung projective a été suspendue: la littéralité de la l'opposition. Ainsi Levi-Strauss, à propos du mythe
projection qui n'est plus destinale. Ainsi la grille s'est imposée d'Œdipe, peut-il dégager un noyau logique : la contra-
picturalement (Uger, Hantaï, Dezeuze, Louis Cane) et diction entre deux conceptions des origines de l'homme grec
musicalement (la musique répétitive de Nyman), ainsi que (l'autochtonie/la différence sexuelle).
dans le structuralisme: les grilles des uns et des autres ne sont La justification de cette violation de la dimension
pas seulement spatiales, elles sont aussi des structures visuelles temporelle du mythe découle donc des résultats de l'analyse
qui rejettent explicitement toute lecture du type de celle structurale. Le structuralisme met en lieu et place de la
qu'appellerait un récit, et toute lecture séquentielle. On sait différence des temps relevée dans la narration, des relations
qu'avec le structuralisme (Levi-Strauss analysant différentes logiques (contradiction, inversion, opposition).
versions du mythe d'Œdipe), les séquences d'un récit se Ainsi le meurtre (la différence) disparaît-il. Greenaway
trouvent réarrangées pour former une organisation spatiale. prend le monde dans l'état où le laisse Levi-Strauss: comme
Levi-Strauss procède à cette opération pour révéler la fonction grille de vues (de mythèmes). Dès lors, le meurtre de Mr
des mythes qui consiste dans une tentative de telle culture Herbert - il n'est question que de cela, avant et après la
locale pour traiter de ses contradictions. La grille (le structu- 'ft,· production du cadavre - devient une tâche à accomplir en
.
ralisme), c'est la littéralisation de l'appareil projectif. retour en tant que mythe, comme narration. Le spectateur-
Greenaway fait un pas de plus : c'est un poststructu- critique doit donc lui-même générer les différentes versions
raliste au sens strict, comme le second Barthes. Les deux du meurtre - régénérer le meurtre lui-même - à partir des
contrats de Neville vont imposer une grille de découpe différentes vues de Neville, qui fonctionnent comme
d'espaces et d'instants dans le devenir du monde. La structure logique.
conception du film a des rapports certains avec son Vertical La science qui a expurgé le meurtre de la nature le
Feature Remake, une série de cent vingt et un plans j redestine donc au spectateur. Alors que le structuraliste
présentant différents aspects du paysage, réarrangés pour 1< extrait» la structure logique d'une série de versions, nous,

former quatre films différents; car Meurtre... est une série spectateurs-critiques, les seuls futurs vrais témoins, avons
de retours aux mêmes plans à différents moments de la à affirmer la"productivité de la grille, laquelle est par elle-
journée, pour voir comment la lumière a changé les formes même antihistorique, antinarrative, antidéveloppement. La
des lignes, les ombres, et quel sens elles prennent alors. différence des temps est ainsi restituée au monde. D'où la
En spatialisant l'histoire - en colonnes verticales -, ii. nécessité du meurtre et de l'aveuglement du peintre.
l'analyse structurale était en mesure d'exposer les caracté- C'est le retour de Neville pour un treizième (maudit)
ristiques de la contradiction et de montrer comment celles- dessin qui le fait basculer dans l'intrigue et dans la narration,

162 163
parce que la vue supplémentaire (12 + 1) réintègre le pour toutes les différences ontologiques, tous les genres de
déséquilibre, ce que la grille devait surmonter, la différence discours, dont Neville a fait fi. En ce sens, nous n'avons pas
des temps. Tous les registres de la différence qui avaient à être hostiles au mythe ni à la science, mais à assumer leur
été stabilisés dans des couples d'opposés reviennent alors différence ontologique qui traverse chacun d'entre nous.
brutalement dans le contrechamp du meurtre qui les Le mythe prenait en charge la différence dans sa violence
1:':
condense. La différence sexuelle, régularisée par le contrat extrême, le meurtre, redonnant ainsi la possibilité à la
consistant en un simple échange d'organes génitaux, se it: communauté d'en exténuer les effets au sein du rituel.
dresse dorénavant comme pure dépense ou intrigue succes- { du monde par la science, dans son extrémi-
sorale. Les allégories jusqu'alors inintelligibles, les figures sation cartésienne (ou galiléenne) s'acharnait à dénier toutes
de rhétorique acquièrent la férocité d'un trait, de la coupe les traces de la différence. Ne laisse-t-on pas alors le spec-
d'une vie. La nature naturante, rejetée hors cadre par le tateur définitivement indestiné par l'art postcézannien,
dispositif orthonormé, reste finalement, avec l'homme- singularité quelconque, prendre en charge le poids extrême
végétal, le seul témoin de la cécité criminelle. de la différence, et ce dans un dénuement radical? D'où,
Si nous sommes mis en demeure de générer des versions pour chacun d'entre nous, la nécessité de circonscrire
du meurtre de Mr Herbert à partir de la grille des vedute de dans de petits témoignages toutes les affirmations de la
Neville, qui mettent en jeu des déictiques, c'est que nous ne différence. Ce n'est évidemment pas un hasard si la question
sommes pas emprisonnés dans le champ d'expérience du , centrale de la pensée et de la littérature est aujourd'hui celle
dessinateur, dans son innocence d'appareil. C'est que notre de la crédibilité du témoignage. Et ce pour des événements
place est attendue dans le film. C'est que nous pouvons qui ont défait toute surface d'inscription possible, sans que
échapper au manque de substance d'une vue ou d'une phrase l'on puisse s'en remettre à la fiction d'une représentation
ostensive : nous pouvons enchaîner à partir de mots qui sont ou d'un grand signifiant qui, d'une certaine manière,
des quasi-déictiques, des désignateurs rigides, des noms. attesterait que ces événements ont bien eu lieu. Il était donc
C'est que nous établissons des réseaux de quasi-déictiques inévitable que le cinéma rencontre la question de la
formés de noms d' « objets » et de noms de rapports politique.
désignant des données et des rapports de données entre elles,
c'est-à-dire un monde. C'est que nous sommes postscienti-
fiques, postgaliléens, en ce qu'il nous revient de narrer là où
se sont condensés tous les registres de la différence.
Notre tâche - qui ne consiste pas dans le retour de
l'ancienne Bestimmung - serait alors celle-ci : un respect

16 4
î\ft
.lt..

PANOFSKY :
APPAREIL ET PROTHÈSE

Dans Style et matière du septième art Panofsky permet,


à propos du cinéma, de préciser les rapports d'un appareil
avec l'art, mais aux dépens de l'historien de l'art qui
continue de parler d'art alors que ce qu'il met en exergue
est un appareil. L'opération hégélienne tentée à propos
de la perspective' (faire entrer la progressive élaboration de
la perspective artificielle à l'intérieur d'une histoire plus
générale qui serait celle d'un« concept» -l'espace -, avec
comme point d'orgue la géométrie de Desargues où enfin
le concept se sait) n'est plus possible à propos du cinéma.
Panofsky reconnaît d'emblée que ce n'est pas un besoin
artistique (ou « philosophique » comme pour la pers-
pective : représenter l'espace) qui aurait mené à une
invention technique comme celle du cinéma, mais une

1. E. Panofsky, La Perspective comme firme symbolique, Paris, Minuit, [976.

167
invention technique qui a mené à la découverte d'« une '1/
,;",
est mobile, l'espace qui lui estprésenté l'est, parallèlement, tout
nouvelle forme d'art' ». autant. Ce ne sont pas les corps qui se meuvent seuls dans
Le cinéma ne répond pour lui à aucun « besoin » l'espace, mais aussi l'espace même qui se rapproche, s'éloigne,

conceptuel, car il est fondamentalement un divertissement " tourne, se dissout et se cristallise à travers le mouvement et la
populaire, ses éléments sont matériels, matérialistes et non mise au point de la caméra et à travers le montage des
idéalistes. D'où un essentiel prosaïsme, une littéralité qui différentes prises de vues - sans parler des effets spéciaux'. .. »
le rapproche du roman où tous les genres littéraires viennent rl't
i
Les conditions de la réception ne sont pas comparables,
se dissoudre. Si le roman est l'antigenre, comme le dit contrairement aux affirmations de 1. Rancière 4 : être englouti
Rancière, alors le cinéma serait l'antiappareil où tous les dans une salle obscure sans pouvoir focaliser sur une image
appareils viennent se dissoudre ? est bien différent de regarder chez soi un DVD ou une vidéo
[élément (et donc le plaisir spécifique) du cinéma, c'est du même film que l'on peut arrêter, analyser, abandonner
le mouvement sous toutes ses formes puisqu'il se définit par ou reprendre, sans compter que la taille de l'image a une
une « dynamisation de l'espace » et donc par une « spatiali- importance considérable sur l'aisthésis: l'image miniaturisée
sation du temps ». Dès lors, la pragmatique est plus physique et privatisée d'un écran vidéo est sans aucun rapport avec la
qu'esthétique : le cinéma met en situation la singularité monumentalisation du grand Rex. Peu à peu, les images
« numérisées» seront d'ailleurs montées, mixées, par l'équi-
quelconque (spectatrice) autrement que la perspective
ordonnant la scène théâtrale. Là où l'espace était soumis à valent des Dl pour le son, et diffusées elles aussi sur la Toile.
la règle de la projection orthogonale de la scène à l'italienne Panofsky ajoute, à propos des films de Disney, qu'on
parce que le sujet s'y trouvait toujours déjà présent, assiste à une distillation chimiquement pure du potentiel
dorénavant on ne saurait parler de subjectivité, même cinématographique: « Le concept même d'une existence
esthétique, mais d'une expérience auparavant qualifiée par immobile est complètement aboli. Aucun objet de la création,
Benjamin d'expérience du choc. « Au cinéma, la situation maison, piano, arbre ou réveil n'est dépourvu des facultés du
est l'inverse de celle du théâtre. Là aussi le spectateur est rivé mouvement organique (et même anthropomorphique), de
à son siège, mais en tant qu'être physique seulement, pas en l'expression faciale et de l'articulation phonétique [...]. L'objet
tant que sujet d'une expérience esthétique. Du point de vue inanimé, pour peu qu'il soit susceptible d'être dynamisé, peut
esthétique, en effet, il bouge sans cesse tandis que son regard jouer le rôle d'un personnageprincipal. » D'où « la possibilité
s'identifie à la caméra qui peut se déplacer constamment en d'héroïsation de la machine » comme dans La Croisière du
profondeur et dans toutes les directions. Or, si le spectateur
3. E. Panofsky, Trois essais sur le style, op. cit.
2. E. PanofSky, Trois essais sur le style, op. cit., p. I09. 4. J. Rancière, Le Destin des images, op. cit.

r68 r69
Navigator et Le Cuirassé Potemkine. Si le plaisir pris au n'est pas dissociable de l'acteur, alors qu'un personnage de
cinéma est si total, c'est qu'il est au plus près de ce qu'on théâtre l'est du comédien: problème d'incarnation et de
a appelé fantasmagorie originaire (mouvement, vitesse, consubstantialité de l'acteur et du rôle. Ces remarques du
couleur, métamorphose), tout en l'exposant. philosophe néo-kantien, devenu une sorte de héros de la
Panofsky remarque que, comme pour l' « histoire de la « science de l'art» allemande puis anglo-saxonne, montrent
perspective », le progrès technique est irréversible (l'intro- bien la perplexité de ladite science, qui réduisait classi-
duction du parlant, de la couleur), mais qu'à chaque fois la quement l'œuvre plastique à un énoncé textuel, l'icono-
maîtrise atteinte à l'étape antérieure de la technique est graphie à l'iconologie, devant le cinéma qui est à la fois
conservée, fait date et en cela est indépassable: l'art du muet, technique pure et art pur, sans être par ailleurs réductible
le noir et blanc auront été des stases esthétiques. Ce qui à l'un et à l'autre. J.-L. Leutrat et S. Liandrat-Guigues 6 ont
implique que le cinéma est certes technique, son dispositif fait le recensement de ces perplexités devant lesquelles se
ayant une histoire spécifique, mais qu'en même temps, trouve la critique tant qu'elle cherche à faire du cinéma un
procédant par stases, par temps arrêtés, il est comme un art art comme la peinture, la sculpture, la musique, etc. Bref,
dont les étapes antérieures ne sont pas pour autant révolues. le cinéma entre difficilement dans la série des muses, même
Cette temporalité complexe n'érige pourtant pas pour lui le élargie par Nancy? Le cinéma, entendu stricto sensu, est un
cinéma au rang de « forme symbolique» au sens de Cassirer, appareil, pas une muse. De la même manière, v: Flusser
mais seulement à la place subalterne de « technique de substi- disait de la photographie qu'elle n'est pas un art, mais une
tution d'un art ». Le cinéma est une technique de substi- technique de chasse 8.
tution d'un art, comme la mosaïque, se substituant à la Une des solutions au problème consiste à faire de
peinture, donne les chefs-d'œuvre de Ravenne, ou la gravure, l'appareil un médium.
substitut de l'enluminure, ceux de Dürer. La notion de « médium » élaborée par McLuhan 9 a
Panofsky note aussi que, bien qu'un scénario soit écrit permis d'enrichir le champ de ce « milieu» prenant de plus
comme une pièce de théâtre, le cinéma est plus un « genre» en plus d'espace entre la « technique» et 1'« art », ou plutôt
d'une seule étape - comme la peinture - contrairement au entre les « techniques d'information » et les « arts », en
théâtre, qui est, comme la musique, un art d'écriture et de intégrant photographie, cinéma, télévision, etc. Mais,
réalisation en deux temps, pour reprendre ici la problé-
matique de Goodman '. Dès lors, un personnage de film 6. J.-L. Leurrar er S. Liandrat-Guigues, Penser le cinéma, op. cit.
7. J.-L. Nancy, Les Muses, op. cit.
8. V Flusser, Pour une philosophie de la photographie, op. cit.
5· N. Goodman, Langages de l'art: une approche de la théorie des symboles, 9. H. M. McLuhan, Pour comprendre les médias, Tours-Paris, Marne-Le
Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990.
Seuil, 1968.

170
17 1
comme la notion de médium restait très floue et que son que des différences, les traits par lesquels on aurait pu la
substrat théorique était constitué par la théorie de la constituer n'ont aucune importance. Seul importe l'entre,
communication, il était inévitable qu'avec son rejeton l'inter. On a vu qu'à la limite, les blocs époquaux d'écriture,
hexagonal, la médiologie '", tout puisse devenir médium; A et B, du point de vue considéré - ici l'esthétique mais
les lieux de mémoire, le papier, la bicyclette", etc. C'est peu importe -, n'ont plus de consistance interne « artis-
certainement en interrogeant le médium à partir de la tique » puisqu'ils ne permettent plus de comprendre
notion de milieu, de la réflexion nourrie par la lecture de comment des œuvres d'un art ont pu se succéder d'une
Nancy sur l'inter est, l'entre sans lequel il n'y a pas de relation manière aussi riche pendant toute une époque, car tout était
et donc d'être-ensemble, que la nouvelle génération consumé dans la réalisation une fois pour toutes du figural :
macluhanienne, plus réellement interdisciplinaire et telle œuvre de Masaccio ou de Cézanne. Dès lors, un bloc
spéculative, enrichira la problématique de l' « intermé- d'écriture n'avait plus aucune puissance artistique, mais
dialité ». Sinon, la loi du médium est celle du milieu, c'est-
Il
seulement de contrôle social, voire de discipline, devenant
à-dire du capital, comme le rappelait fortement Lyotard la clef de la commande artistique pendant des siècles. On
dans La Condition postmoderne à propos du savoir qui l en a conclu qu'il fallait restituer à ce qui avait fait époque
s'analyse aujourd'hui en termes d'unité d'information, donc la capacité de ce faire-époque, mais alors œuvre après œuvre.
de valeur marchande. Ce qui revenait à dire que chaque œuvre significative devait
Peut-on tout faire sortir du chapeau de 1'« inter », comporter, mais non exposer, la vérité de l'époque. Comme
comme du travail du négatif chez Hegel ? si la puissance du figural y était toujours à l'œuvre.
On a vu ce qu'était la démarche de Lyotard dès Discours, Cavènement du figuraI toujours présent dans chaque œuvre
Figure : on ne s'intéresse pas tant aux blocs d'écriture ayant été lui-même un événement pour la culture. En ce
historiquement avérés, en eux-mêmes, qu'à ce qui est entre: point de la réflexion, le choix des problématiques est entre
le « figural » ; on ne s'intéresse pas tant à A et B isolés qu'à la généricité de ce qui fait époque et la productivité sauvage,
ce qui relie en différenciant A et B. Mais la conséquence libidinale et carnavalesque de ce qui est entre. Puisque pour
était inévitable: si, dans la culture comme système, il n'y a Lyotard, l'étude des blocs d'écriture historiquement advenus
ne doit servir qu'à l'intelligibilité du lieu du principe
!o. R. Debray, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000. producteur, le figuraI, alors l'intérêt se porte nécessairement
II. Pour reprendre quelques titres des Cahiers de médiologie. de ce côté-là comme vers la source productrice de toute
12. Revue Intermédialités, publiée sous l'égide du Centre de recherche sur
l'intermédialité de l'université de Montréal, sous la responsabilité d'Éric
œuvre possible. D'où le côté stratifié et finalement
Méchoulan. En particulier E. Méchoulan, « Intermédialités : le temps des énigmatique de la « matrice» (des images, formes, figures)
illusions perdues », nO l, Montréal, 2003. chez Lyotard. Ce qu'on a gagné en intelligibilité du côté de

172 173
la compréhension des blocs d'écriture, on le perd du côté qu'une fête révolutionnaire commémorant un événement
de la matrice productrice, laquelle risque de sombrer dans insurrectionnel ? Probablement pas, car il y a là un vrai
la psychologie des profondeurs. problème de temporalité. Quelle est en effet selon lui la
On a d'autres raisons pour ne pas céder aux charmes temporalité de l'être ensemble, de la communauté ? La
d'une déconstruction générale qui enrichirait toujours plus simultanéité. « ''Ensemble'' veut dire la simultanéité (in,
A

considérablement le faisceau de l'inter. C'est que notre . ul)le""


SIm : en meme temps."Etre ensem ble'" "
, cest etre en meme
horizon est celui d'une philosophie de la culture qui a à temps (et ddns le même lieu, qui est lui-même la détermi-
rendre compte de « formes souveraines» (Schiller) histori- nation du ''temps'' comme "temps contemporain''). Le ''même
quement advenues. D'ailleurs, il y a toujours ce moment temps/même lieu" suppose que les ''sujets': pour les nommer
de la spéculation ddtée - on l'a vu à la lecture de Schiller ainsi, partagent cet espace-temps - mais pas au sens
- où ce contre quoi l'on écrit est cité en exemple, histori- extrinsèque du ''partage'': ilfaut qu'ils se le partagent, se le
[/
quement avéré. C'est, chez Schiller, la mise en garde contre ''symbolisent'' comme le ''même espace-temps': sans quoi il
ceux qui voulurent réaliser dans l'effectivité, politi- ny aurait ni temps ni espace. L'espace-temps lui-même est tout
quement, l'égalité du jugement de goût, laquelle aurait dû d'abord la possibilité de l"'avec". [... ] Le temps ne peut être
rester virtuelle, et qui ne réussirent que la décapitation ni l'instant pur, ni la succession pure, sans être ''en même
égalitariste de la Terreur. Ou, dans l'œuvre de Nancy, les temps" la simultanéité. Le temps s'implique lui-même comme
références sociales-historiques au « socialisme réel" ». Une ''en même temps". La simultanéité ouvre immédiatement
pensée de l'entre, de l'inter, n'est-elle pas condamnée à l'espace comme l'espacement du temps lui-même. Le temps
passer à côté de l'effectivité? Peut-il y avoir chez Nancy est possible, mais surtout il est nécessaire, à partir de la
une véritable philosophie de la politique, de l'histoire et simultanéité des ''sujets'' : car pour être ensemble et pour
donc de la culture si la temporalité (ou plutôt la spatio- communiquer, il faut une corrélation des lieux et une
temporalité) de la communauté nue est d'une certaine transition des passages. Partage et passage se commandent
manière la seule authentique? réciproquement''. »
Cela revient à interroger la notion de comparution qui Si le spectacle, dont il affirme par ailleurs la nécessité,
lui est chère. Nancy justifie en effet parfaitement que la doit pour la communauté être celui d'un « avec », c'est-à-
communauté ne puisse être qu'en comparaissant devant ce ,' dire d'un « en un même lieu» et « en même temps», alors ce
qui n'est pas elle : d'où la nécessité du spectacle. Mais ce ne peut être que celui de la communauté se commémorant:
spectacle peut-il avoir une autre teneur chez lui, disons religion civique, Mai 68 et ses multiples lieux d'autocélé-

13· En particulier J.-L. Nancy, Être, singulier, pluriel, Galilée, Paris, 199 6 . 4· Ibid., p. 82.

174 175
bration, ou pourquoi pas la coupe du monde de foot? Nancy Différendde Lyotard : quelle communauté peut être possible
laisse bien entendre par ailleurs que la fameuse « question entre une singularité « archaïque », « sauvage », agissant
de la technique» ne signale qu'un certain rapport de la selon la temporalité du in illo tempore, et une autre se
communauté avec elle-même. Comme si tout se résumait à plaçant dans la temporalité de la révélation christique, ou
1'« avec », avec toutes ses déclinaisons : Mitsein, être- les mêmes, confrontées à la temporalité d'un procès actuel
ensemble, etc. On fera au contraire l'hypothèse que 1'« avec» où l'on délibère? Ce qui a comme conséquence que toutes
est toujours appareillé, sinon on se demande bien comment ces singularités ne peuvent être èn même temps du même
il pourrait y avoir des époques de sensibilités différentes, une lieu. D'où, chez le Lyotard analysant Duchamp, une sorte
histoire de l'art et, finalement, une histoire tout court. d'hétérotopie '5 : une critique de la fiction de l'appartenance
Lhistoire est-elle possible chez Nancy? Comment? Il ne faut à un même espace, nécessairement géométrique, qui serait
pas surajouter la technique à la communauté qui est toujours le substrat du principe politique d'égalité '6. La réflexion sur
déjà appareillée par des dispositifs techniques, donc toujours l'irréductibilité d'une phrase, sur le différend entre normes
déjà politique au sens grec, ou au sens romain, ou au et genres de discours, aura été précédée chez Lyotard par
sens de la perspective, du cinéma, etc. Ce qui fait que la une analyse de 1'« espace» chez Duchamp, en particulier
temporalité de la communauté n'est qu'exceptionnellement du Grand l7erre, œuvre qui pourrait bien comporter une
celle de la simultanéité, dans un même lieu, comme à Vienne part de la vérité de l'époque la plus sensible à l'improba-
cette foule d'émeutiers décrite par Canetti dans son autobio- bilité d'un enchaînement, donc la moins métaphysique. Il
graphie et analysée dans Histoire d'une vie : le Flambeau y a une illusion de laquelle on doit s'écarter à partir de ces
ddns l'oreille. Si l'on s'écarte des grands moments de la analyses : élaborer une sorte de topologie générale, par
communauté comme Mai 68, ou de l'extase de Fourier exemple à partir de F. Klein (Le Programme d'Erlangen '7).
devant une barricade se construisant comme d'elle-même par Car on ne peut pas réduire le rapport d'un corps à la loi,
une foule parisienne calme et déterminée, sans plan préétabli du fait de tel appareil, à un « topos ». On le voit bien pour
et sans commandement, on a plutôt dans l'effectivité une ces grandes normes que sont la narration, la révélation et
temporalité de la coexistence des temporalités. Bref, une la délibération. La topologie ne peut être la clef d'une
temporalité fort hétérogène. , réflexion sur la « pluralité des mondes ».
À réduire le temps de la communauté à la simultanéité,
Nancy oublie qu'une communauté est faite de temporalités IS· Le concept est utilisé aussi par Foucault. Cf les travaux de F. Yvan à
hétérogènes parce que les appareils qui espacent et relient paraître.
les singularités génèrent eux-mêmes des temporalités 16. ].-F. Lyotard, Les Transfirmateurs du champ, Paris, Galilée, 1977.
17· C. F. Klein, Le Programme d'Erlangen, préface]. Dieudonné, posrface
hétérogènes. Ce problème était d'ailleurs au cœur du F. Russo, Paris, Gauthier-Villars, 1974.

176 177
S'il est de l'essence d'un appareil d'être technique cette situation où les techniques lui permettaient de
(on dira que c'est ce qui relève dans l'appareil du dispositif), dominer la nature et ne sera bientôt plus soumis aux
on ne fera pas pour autant de l'appareil une prothèse techniques, qui iraient bien jusqu'à devenir comme une
au sens où Leroi-Gourhan ,8 pense les rapports du corps et seconde nature aliénante (schéma marxien).
des techniques prothétiques comme l'écriture. Prenons Si les appareils innervent le corps, c'est que la greffe est
l'exemple de la mémoire: on sait que, malgré ses capacités beaucoup plus subtile et totale: il ne s'agit pas seulement
inouïes (Homère), la mémoire de l'oralité narrative et de d'amplifier les capacités sensorielles, physiques ou intellec-
la musique non écrite est néanmoins limitée. L'écriture tuelles. Il faut concevoir une introjection des appareils
sur un support extérieur au corps peut déjà être considérée telle qu'il a fallu à Merleau-Ponty développer une œuvre
comme une projection prothétique hors des limites considérable pour contourner l'innervation du corps par la
du cerveau humain, ce qui rend disponible une capacité perspective artificielle et retrouver quelque chose comme une
de mémorisation rapidement illimitée en raison de l'imma- « perspective naturelle », redécouverte par la phénomé-
térialité croissante des supports. La prothèse rend donc nologie de la perception. L'hypothèse alors est celle d'une
possible, du fait de l'extériorisation, la projection sur un évolution créatrice, d'une plasticité, où les appareils jouent
support externe, l'illimitation d'une capacité humaine finie. un rôle essentiel, non seulement pour combler un manque
Un appareil a toujours cette dimension prothétique, ce initial- c'est la thèse de Stiegler dans La Faute d'Épiméthée 20,

surdimensionnement constitutif de la mémoire culturelle celle d'un essentiel inachèvement de l'homme, un défaut
et de l'archive. Sauf qu'un appareil est plus qu'une prothèse originaire ou une absence de prédestination instinctive par
en ce qu'il ne prolonge pas nécessairement une capacité exemple - mais aussi dans le sens d'une inventivité qui ne
humaine, de fait limitée. C'est pourquoi ni le microscope, répond à aucun besoin, aucune nécessité, aucun manque de
ni le télescope, ni l'imagerie médicale ne sont des appareils. l'humain comparé à la plénitude animale.
Certes, cet aspect est encore présent dans le texte de Ce n'est pas un hasard si la plupart des appareils inventés
Benjamin sur la macrophotographie '9, sur la vision incons- au cœur de la modernité relèvent plutôt du ludique, du
ciente que rend possible le cinéma. Ce qui est plus (( jouable» : ce sont des accessoires des plaisirs humains, dont
important, c'est que les appareils innervent, écrit-il, le corps le lieu de naissance n'est ni l'atelier ni le laboratoire mais la
humain, du fait d'une relation de l'homme à la technique baraque foraine. Les appareils relèvent d'une poétique
qui n'est plus de maîtrise. L'homme ne devrait plus être dans technique qui est déjà au service d'elle-même, d'un plaisir
; pris à la fiction que décrit Aristote dans la Poétique.
18. A. Leroi-Gourhan, Le Geste et Id parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
19. W. Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit. Ul. B. Stiegler, La Technique et le temps, op. cit., t. I.

178 179
einvention de la perspective, et donc de la représentation, bandes des années 1960, comme dans l'installation
ne répondait a priori à aucun besoin au début du montréalaise d'Egoyan 22, c'est retrouver l'enfance et le
Quattrocento. Mais une fois en place, cet appareil fit monde. rapport à la mère. Parce que c'était la mère qui, initialement,
Avec les appareils, on reste dans la fiction, non seulement se servait du magnétophone à des fins « émancipatrices»
,;i(
parce qu'ils produisent de nouveaux régimes de la fiction, ,l'l,·'
d'enregistrement (comme étudiante ou chanteuse). eadulte
f;é,
mais surtout parce qu'ils sont autoproducteurs, autofic- d'aujourd'hui est certes bouleversé par l'archive sonore 23,

tionnels, générant à eux seuls des mondes et des temporalités "" mais surtout par les retrouvailles avec ce qui lui avait permis,
qu'on n'attendait pas. Ils émergent accidentellement dans le étant enfant, de jouer avec la mère. Jouer au sens où
devenir humain, y trouvent leurs éléments techniques, leurs

l' Winnicott 24 opposait play à game : jouer avec l'espace et à


;;,
matériaux, et changent à partir de là le sens du courant l'intérieur de l'espace transitionnel entre l'enfant et la mère.
social-historique. On pourrait en dire autant des genres
I}'

littéraires et artistiques. Par exemple, quelle fut la nécessité


du genre pictural « Fête galante », genre qui n'eut d'ailleurs
qu'un représentant, Watteau U? Leur côté fictif et nécessaire,
c'est d'avoir fait époque, alors que dans une autre aire de
civilisation, la Chine par exemple, ils seraient peut-être restés
à l'état de jouets et de jeux. Un appareil, c'est un jeu enfantin
avec les images et les sons qui a fait époque.
Ce sont les enfants qui inventent les appareils. C'est pour
eux qu'ils ont une nécessité impérative et inexplicable.
eintérêt de Benjamin pour les jouets et l'enfance est un
intérêt pour les appareils. Les enfants sont spontanément
du côté des nouveaux appareils, qui n'ont pas de secret pour
eux sans qu'il y ait eu apprentissage institué. Un appareil,
c'est donc l'enfance de l'humanité, l'humanité dans son
enfance, l'humanité rejouant son enfance. Retrouver un 12. Hors d'usage, musée d'art contemporain, Montréal, automne 2002.
appareil hors d'usage, par exemple un magnétophone à 13. S. Beckett, La Dernière bande, Paris, Minuit, 1959.
2.4. M. Girard, dans un article à paraître dans Appareils et fOrmes de la
temporalité, rappeIJe que, pour Winnicott, le rapport de l'enfant à l'objet
21. R. Vinçon, Cythère de Watteau: suspension et coloris, Paris, I.:Harmattan, ! transitionnel est de l'ordre du « créé-trouvé ». Il en va de même pour les
199 6 . .ingularités adultes et leurs appareils.

180
ARENDT:
L'APPAREIL ET LA POLITIQUE


" On peut isoler deux propositions essentielles dans le
texte d'Arendt Qu'est-ce que la politique ?, texte préparant
la Condition de l'homme moderne ; la première : « I) La
politique repose sur un fait: la pluralité humaine. Dieu a
créé l'homme, les hommes sont un produit humain, terrestre,
le produit de la nature humaine. »
Arendt indique par là que le politique ne s'intéresse pas
à l'essence de l'homme, laquelle relèvera au contraire de la
théologie, de la philosophie, des sciences humaines, etc. Si
l'on ne s'intéresse pas à l'homme, mais à la pluralité, on doit
se demander à partir de quand la pluralité est devenue une
évidence, dans le visible et dans la pensée, en particulier chez
Arendt, ou Rancière (Aux bords du politique), ou Nancy
) (ttre, singulier, plurie/). Quand est-on passé de la saisie de
la multitude en termes de masse, qui est un terme issu de la
.physique comme chez Marx, à la conception d'une pluralité

18 3
de singularités ? Bien sûr, la philosophie s'attachant à
mettre l'accent sur la séparation qui relie. Ce n'est pas une
la politique, d'ailleurs pour en nier la spécificité ou la
anthropologie, comme chez Marx par exemple où le travail
légitimité (Platon, La République), a toujours été obligée de
est l'activité première (non l'action politique) au sens où
prendre en considération des modes d'être de la pluralité :
l'homme humanise la nature et s'autoproduit par le travail,
le peuple et les différents régimes du politique chez Platon
,J. ce qui rend alors possible une description de l'aliénation
ou Aristote, 1'« entre» qui rend inévitable la lutte de tous
comme séparation du producteur d'avec sa production, qui
contre tous chez Hobbes (Léviathan), la nécessité du contrat
se fait passer pour autonome (le capital et la question de la
chez Rousseau qui suppose fatalement l'existence d'un être-
valeur). Arendt, en pointant la séparation, l'espace entre
ensemble a priori pour que les hommes puissent passer
chacun, désanthropologise radicalement la formule de Kant
contrat, et donc la nécessité du langage (Du Contrat social),
parlant de 1'« insociable socialité » de l'homme. Cette
la masse prolétarienne et ses rapports à la conscience de classe
capacité de faire du lien sur et à partir de la division, et la
chez Marx (Le I8 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte),
capacité de la division de délier tous les rapports entre les
etc. Mais, chez les uns et les autres, la considération de
hommes. Ce qui interdit, selon Arendt, de donner une
l'essence de l'homme a toujours précédé celle qui porte sur
'i définition, même politique, de l'homme. L'homme n'est pas
le fait qu'une pluralité est une pluralité. Pour ne considérer
un« vivantpolitique» comme l'écrit Aristote. L'homme n'a
que les modernes, le point de départ a souvent été, depuis
pas de substance avérée. Mais alors, d'où tient-il sa détermi-
Descartes, le sujet qui énonce le cogito, pour rencontrer bien
nation? D'une manière évidente, Arendt établit l'horizon
tard la preuve de l'existence du monde, ou comme chez
de l'agir humain: comme ce sera un inter-agir, le monde
Husserl, la question d'autrui, l'intersubjectivité. Avec alors
auquel appartiennent les agissants privilégiera l'espace, la
toutes les difficultés créées par la nécessité pour un sujet de
synchronie, et non le temps. L'histoire, la diachronie, avec
faire le partage entre un objet en face de lui auquel il donne
un tel point de départ, sera une dimension seconde,
sens, qui n'a pas de conscience propre, et un autre objet ayant
d'ailleurs suspecte. S'en remettre à l'histoire, c'est pour elle
une conscience propre et qu'il faudra bien appeler« autrui »,
faire surgir un sujet collectif agissant dans le dos des
l'alter ego comme autre donateur de sens.
hommes, sans raison (Kant) ou avec raison (Hegel).
Le point de départ d'Arendt n'est pas la subjectivité
I.:histoire n'est pas la dimension originaire de l'entre, mais
affrontée à autrui (comme chez Hegel la lutte de la re-
celle de l'enchaînement, avec le risque d'une dépravation
connaissance réciproque des libertés; ou chez Heidegger la
de l'enchaînement d'une action sur une autre, toujours
question de la communauté authentique opposée au On
ilnprobable, en causalité nécessaire de type physique.
dans Être et lèmps ; ou chez Sartre la question du regard
La politique se situe donc entre les hommes: s'agit-il
objectivant), mais le« entre». L'entre chacun. Elle va donc
d'un vide comme entre des atomes ? D'où la seconde

184
18 5
proposition: « 2) La politique traite de la communauté et le rétablissement de la justice par l'incendie du palais de
de la réciprocité d'êtres différents. Les hommes dans un chaos Justice de Vienne en 1927, malgré l'accent totalement
absolu ou bien à partir d'un chaos absolu de différences s'orga- collectif, y a-t-il eu action en soi politique? Pour Arendt:
nisent selon des communautés essentielles et déterminées'. » non. Car une communauté réellement politique doit se
Peut-on penser l'effectivité d'une communauté, sa détermi- dégager de cette masse en fusion que Canetti a parfaitement
nation sociale-historique ? décrite. Pour Arendt, une telle foule insurrectionnelle,
La philosophie a, selon Arendt, deux bonnes raisons de spontanée, qui ne répond à aucun mot d'ordre, dans la
ne jamais trouver le lieu de naissance de la politique. La mesure où elle ne respecte pas, et pour cause, le minimum
première est : « Le won politikon : comme s'il y avait en d'espacement entre les singularités qui est la condition d'une
l'homme quelque chose de politique qui appartiendrait à son parole de persuasion, et où l'action a sa finalité en dehors
essence. C'est précisément là qu'est la difficulté,. l'homme est d'elle-même, une telle foule est pré-politique.
a-politique. La politiqueprend naissance dans lespace-qui-est- On peut aller plus loin: une telle foule, seulement mue
entre-les hommes, donc dans quelque chose de fondamenta- par la passion et l'affect, est paradoxalement amorphe; elle
lementextérieur-à-l' homme. Il n'existe donc pas une substance ri a ni forme ni figure. Elle est éruptive, mais beaucoup plus
véritablement politique. La politique prend naissance dans volcanique qu'une foule classique de carnaval qui respecte
l'espace intermédiaire et elle se constitue comme relation. C'est encore un rituel. Dès lors, une telle foule se mobilisant d'elle-
ce que Hobbes avait compris. » La seconde: « Si la pluralité même n'appelait-elle pas une sorte de mise en forme, ou
n'estpas a priori, mais l'homme telqu'ilest créépar Dieu, alors plutôt de Figure non représentative que Jünger dans Le
ce qui importe, c'est le Même. Autrui, c'est le même que moi, Travailleur J va appeler un Ijpe? Cette foule qui se mobilise
une créature tout aussi méprisable et donc à combattre'. » spontanément a certes en elle-même son propre moteur, sa
La politique n'est pas une qualité que possède la fureur de vengeance, mais comme ses éléments ne se
substance « homme ». La politique, c'est le Mitsein, l'espa- distinguent pas les uns des autres au sens où il n'y a aucun
cement. C'est pour cette raison que l'irruption des masses espacement entre eux, où il n'y a pas de singularités
et surtout des foules insurrectionnelles et fusionnelles que quelconques, alors elle est le matériau idéal pour qu'une
décrit Canetti n'est pas en elle-même politique. L'émeute Figure, un Type, vienne s'imprimer sur elle, comme le
ouvrière, à la suite d'un arrêt particulièrement scandaleux du sceau sur la cire chauffée s'étendant selon la finalité d'une
tribunal, est au centre du récit. Malgré la finalité de l'action: configuration. Ce Type pour Jünger, qui va permettre la
tnobilisation totale, c'est-à-dire totalitaire, des masses pré-
1. H. Arendt, Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 40.
2. Ibid, p. 4 2 .
3· E. Jünger, Le Travailleur (1932), trad. J. Hervier, Paris, Bourgois, 1989.

186 18 7
politiques, c'est celui du Travailleur. C'est pour cette raison privilège de la transcendance). D'où le refus chrétien de la
que l'art nazi par excellence ne pouvait être le cinéma" mais, politique (Tertullien), le privilège du secret de la conscience.
selon Abensour " l'architecture la plus compacte. Le cinéma À l'extrême, c'est le temple de la Réforme qui ne fait même
et l'architecture sont bien deux arts de masse, comme le plus communauté. Ou le marché (souk) musulman : car
remarquera Benjamin dans L'Œuvre d'art à l'époque de sa l'activité marchande est dédiée à la reproduction de la vie,
reproductibilité technique; mais le cinéma est davantage du non à l'action, à la vita activa. De même pour Arendt :
côté de l'entre-exposition des singularités, parce qu'il est un l'usine, l'atelier, le bureau, où s'emploie l'animallaborans.
spectacle, le miroir de la pluralité et ce qui la lie, alors que Un espace commun, public, n'est pas nécessairement un
l'architecture est du côté de l'absorption en soi de la masse. espace politique s'il ne permet pas une relation strictement
Au sens où, comme dans un théâtre romain, la masse absorbe horizontale de persuasion : l'horizon est celui d'une
le spectacle. multitude, mais cette multitude doit trouver sa finalité dans
Il faut rappeler l'horizon d'Arendt: la radicale nouveauté la persuasion mutuelle. Ce sera bien la question d'un
de l'histoire des années 1930-1950, c'est la disparition de « nous » qu'il faudra aborder en termes de frontières, de
masse (génocides et bombardements atomiques) par quoi limites, de bords.
s'inaugure sa réflexion sur la politique. À partir de là, Arendt Qu'est-ce qu'un espace politique? C'est un espace où,
va caractériser l'agir politique en termes d'apparitions - au 5' adressant à des pairs, la singularité n'est pas dans un rapport
sens qui consiste à donner aux autres une apparence de commandement avec quiconque, comme dans l'esclavage,
véridique de soi-même. Dès lors, la question de la scène où et dans le cadre de la famille du pater familias, ni soumise
s'exposent les singularités est essentielle, et donc celle de à quiconque. Dans cette horizontalité absolue, originaire,
l'espace. Avant d'être une agora, lieu de la persuasion l'agissant prend la parole. Cette parole est une action. Parole
mutuelle, c'est l'exposition de soi, comme on expose une perfOrmative. Cette parole-action ouvre à chaque fois un
œuvre d'art, qui est essentielle. La loi la plus fondamentale monde nouveau. C'est ce que comprendra Lyotard avec sa
dirait : expose-toi! théorie de la phrase qui est à chaque fois un nouveau monde,
C'est dire qu'il y aura des espaces plus ou moins OUVert sur la nécessité d'un enchaînement 6.
appropriés à la politique. Ne sont pas politiques des espaces I.: action politique interrompt le devenir physique des
pourtant communautaires comme l'église (du fait du " choses, la continuité prévisible, et laisse advenir ce qui
,l.. n'avait jamais été dit ou vu : une nouvelle proposition
4· J.-M. Frodon, La Projection nationale, Paris, Odile Jacob, 1998. Le cinéma d'action par exemple. L action est une véritable apparition.
nazi n'a pratiquement rien produit de spécifique, sinon des pastorales.
5· M. Abensour, De la compacité. Architectures et régimes totalitaires, Paris,
Sens et Tonka, 1997. \ 6. J.- F. Lyotard, Le Différend, op. cit.

188 18 9
Arendt prend dans le monde d'Homère son exemple notre appartenance au même monde. Nous reconnaissons
princeps de l'espacement entre les singularités: le principe la temporalité spéciale de cette opération double (qui va de
d'isonomia comme égalité de la parole et non égalité de tous la périphérie au centre et du centre à la périphérie). Cette
devant la loi. temporalité est celle, déjà analysée, de l'ici maintenant,
Or, depuis les travaux de Marcel Detienne 7, on sait du simultané (Nancy). Et l'on peut remplacer « singularité»
mieux quelle était la configuration de ce « nous » par « peuple » : un monde, ajoute-t-elle, ce sera la multi-
homérique : un cercle centré. Une fonne géométrique. Le plicité des peuples différents « regardant » en même temps
nous politique est topologiquement appareillé. Les guerriers la « même » chose.
aristocratiques, archaïques, grecs, se mettaient en cercle au Sans s'en rendre compte, Arendt reprend pour elle,
moment du partage du butin ou de la prise de décision. comme s'il allait de soi, un mode de la mise en espace qui
Celui qui allait s'adresser au groupe, au nom du groupe, ne surgira en fait qu'à la Renaissance italienne, dans des cités
pour proposer telle ou telle action, se plaçait au centre : qui réinventeront la politique. Ce mode de la mise en
ès méson. Le sceptre tenu était le symbole de la légitimité espace, c'est l'appareil perspectif, que les anciens ne
accordée par le groupe, le temps, limité, de la prise de connaissaient pas. Il s'agit en effet de l'articulation spatiale
parole. Arendt donne un second exemple d'espacement d'une multitude de points de vue qui ne sont comparables
politique idéal. Elle développe cette figure quand elle aborde que du fait de leur appartenance à un même site, défini
la question de la véracité « politique », en fait ontologique: géométriquement par le géométral. Ce site n'est pas une
qu'est-ce qui nous prouve que nous appartenons au même 1 articulation de lieux hétérogènes. L'appareil perspectif, c'est

monde, à un monde commun? Que la chose saisie par une une certaine articulation d'un certain nombre de points (de
multitude de regards existe et est la même pour tous? C'est, vue) singuliers et d'un universel, dont on retrouve un bon
écrit-elle, la certitude que premièrement, regardant tous la modèle dans la conception leibnizienne de la ville
même chose au milieu, en même temps, à partir de places (Monadologie). Les premiers artistes à déployer cet espace
différentes, donc de « perspectives » différentes, nouS privilégieront la représentation d'objets géométriques
appartenons au même monde du fait de la convergence des symétriques (temple à « plan centré », villes idéales 8, etc.}.
regards. Secondement, c'est la même opération, réversible: i I:intérêt d'une telle représentation picturale, c'est que
regarder de multiples points de vue la même chose, certifie . connaissant un point de vue sur l'objet, en ayant donc une
l'essence complexe de cette chose et, à rebours, reconfirme ; représentation, on peut en déduire tous les autres possibles

7. M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Cf les analyses par Damisch des cités idéales d'Urbino, Berlin, Baltimore,
Maspéro, 1973. L'Origine de la perspective, op. cit.

19° 19 1
(de derrière, d'en haut, d'en bas, etc.). L'appareil perspectif époques de l'espacement. Ce n'est pas un espace immédia-
permet la comparaison rationnelle de tous les points de vue tement vécu par tous et par chacun comme le champ
sur le même objet, parce qu'il génère un site universel. perceptif des phénoménologues. L'entre, le mit de Mitsein,
Pourtant, est-ce qu'une communauté en général ne ce qui divise tout en liant, n'est pas 1'« espace» en général,
suppose pas quelque chose comme un sol commun? Oui, mais au minimum un certain espace appareillé : le cercle
mais ce sol n'est pas nécessairement un topos, encore moins des guerriers aristocratiques grecs, l'espace de représentation
un site universel, un géométral. Benjamin affirmera dans des cités italiennes qui réinventèrent la politique, celui des
ses textes « esthétiques 9 » qu'un des rapports possibles des conventions et des places révolutionnaires françaises, etc. Il
hommes à la loi « positive », c'est la circonscription y aura autant d'espaces politiques, de figures du « nous »,
archaïque d'un espace « sacré» se différenciant d'un espace que d'espaces d'exposition des singularités les unes aux
« profane ». Ce qui faisait alors le commun de la com- 'autres. Ce qui écarte le monde commun du fait d'une
munauté, ce n'était pas la convergence des regards sur le narration ou d'une révélation (le « théologico-politique »).
même, mais le fait d'être passibles des mêmes récits, ceux On voit comment Arendt, trop phénoménologue, fait
qui proviennent selon la tradition des « grands ancêtres» l'impasse sur les conditions sociales-politiques de l'expo-
mythiques. L'appareil de la narration '0, indissociable d'une sition. Or le modèle arendtien de la scène politique est
écriture de la loi sur des supports rendus équivalents (corps, i implicitement celui qui a été mis en œuvre depuis la
terre, objets, « fétiches»), rend compte à la fois de l'hété- 'I,( Renaissance, essentiellement dans les arts plastiques et dans
ronomie absolue de la loi (les grands ancêtres), de la : la constitution de la scène de la représentation: la scène à
passibilité non-démocratique des singularités qui ne t l'italienne pour le théâtre, les perspectives architecturales.
peuvent rien y changer, de la hiérarchie des lieux et d'une tFinalement, la caractéristique de cette scène, c'est le partage
temporalité spécifique qui est celle du in illo tempore. t effectué par la rampe, par la séparation entre les acteurs qui
On veut montrer par là que, si la politique est ('lDettent en scène une fiction et les spectateurs passifs. C'est
« extérieure à l'homme », si « elle prend naissance dans la séparation scène/salle que l'on retrouve au cœur des textes
l'espace-qui-est-entre-les hommes », alors cet espace n'estpas :Ge Kant sur la Révolution française, car l'agissant est pour
quelconque, mais doit être à chaque fois spécifié pour ;Iui un spectateur comme dans l'esthétique. La cause en est
distinguer des époques du politique qui supposeront des '.'Arendt a minimisé le rôle de l'art. Dans Condition de
i"f.homme moderne, l'artiste est une sorte d'artisan qui,
9· W. Benjamin, Fragments, Paris, PUF, 200I.
10. W. Benjamin, Le Narrateur, in Rastelli raconte et autres récits, Paris, Le i-mme l'homo [aber, élabore de l'œuvré, c'est-à-dire un
Seuil, 19 87, voir plus loin; ].-F. Lyorard, La Condition postmodeme: rapport ;.artefact qui, à la différence du produit du travail, ne sera
sur le savoir, op. cit.
consommé immédiatement. L'œuvré est destiné à

192 193
perdurer, comme tout objet produit par l'artisan. Outre la chez Rousseau, c'est l'arbre, qui deviendra arbre de la liberté
temporalité spéciale d'une chose qui résiste au temps, l'autre pour la Révolution française. rarbre H, c'est le lien en soi,
aspect de l' œuvre d'art est la mémoire : l'œuvre d'art (le exhibé comme tel, qui institue la communauté comme être-
poème épique par exemple), parce qu'elle enchaîne sur de ensemble. Or on sait que la structure du sumbolon est fort
hauts faits politiques et guerriers, transmettra la trace de intéressante. Lorsque deux amis vont se séparer, à la fois
l'agir inouï aux générations à venir. À la limite, pour Arendt, pour rappeler leurs liens et pour rendre possible une double
l'art n'est pas plus politique que ne l'est la législation d'une reconnaissance lors d'une prochaine rencontre, ils se
cité rendant possible l'action. Si la constitution légale d'une partagent une médaille en la séparant en deux parties irrégu-
cité grecque détermine les contours de l'action à venir, lières. Quand ils se retrouveront, la possibilité de recons-
l'œuvre rappelle les grandes actions du passé qui peuvent tituer la médaille dont les parties s'accoleront parfaitement
servir de modèle. On est dans l'horizon spatial de la cité réassurera leurs liens. Le symbole, c'est du deux en un : être
(polis) et dans l'ouverture au passé (transmission). Ce sont singulier pluriel.
d'ailleurs les deux axes qui rendent l'action possible. On À ce stade, l'illusion serait de croire qu'une œuvre d'art
pourrait dire que, chez Arendt, la loi et l'art sont du côté peut jouer l'office de l'arbre, parce que l'œuvre serait un
du dispositif technique pré-politique, l'agir du côté de sumbolon : ce qui partage et relie.
l'appareil, véritablement politique, du côté de ce qui va On le sait, l'œuvre en tant que telle divise plus qu'elle
permettre le surgissement du nouveau: l'apparition d'un ne relie : l'œuvre nouvelle est toujours ce qui va venir
nouveau monde tel que le pose une action inattendue, déchirer le sens commun esthétique bien établi, un certain
discontinue et ouverte à un enchaînement improbable. niveau de la culture accepté par tous, des critères esthétiques
On ne peut pas s'en tenir à cette idée que l'art est l'infras- universellement reconnus.
tructure du politique, car il faut réintroduire la dimension Si l' œuvre ne relie pas mais divise ouvertement, elle ne
du spectacle comme condition de l'être-ensemble. Et même peut-être un symbole. Un symbole est un « deux en un »,
un penseur « pré-situationniste » comme Rousseau, qui qui doit aussi être exposé pour être ce grâce à quoi une
avait élaboré une critique très radicale des spectacles, se . communauté va se constituer. Le spectacle d'un symbole est
retrouve obligé, comme le note Nancy", de réintroduire du nécessaire à la constitution d'une communauté, parce qu'il
symbolique: un minimum de chose, placé en quelque sorte " est le spectacle de ce que la communauté n'est pas. En effet,
au milieu des singularités et qui témoignera qu'une alliance il y a quelque chose de spéculaire, de réflexif, dans cet écart
a été conclue ; un symbole, du grec sumbolon. Ce symbole entre la communauté et l'autre qu'elle-même. Un tel

II. J.-L. Nancy, Être, singulier, pluriel, op. cit. ',17.. Comme le sait bien Rohmet : L'Arbre, le maire et la médiathèque, 1992.

194 195
spectacle est de l'ordre du miroir, sans qu'il soit pourtant les sciences sociales introduiraient une sorte de réflexivité au
question d'identification : la communauté ne s'identifie second degré qui complexifierait l'aliénation sociale.
pas à son image au miroir. La communauté n'est pas un Mais il semble que Nancy lui-même n'arrive pas à penser
tas d'éléments comptables, voire un simple agrégat, une cette nécessaire réflexivité autrement qu'en termes de
juxtaposition de parties. Avec une telle conception, on théâtralité, et cela pour une seule époque, toujours la
perdrait la dimension essentielle de la pluralité des même: la Grèce classique. Comme si le théâtre était en lui-
singularités qui toutes sont censées agir différemment. Le même le seul dispositif politique IJ. Il est évident qu'il faut
cinéma n'est donc pas, par exemple, le « stade du miroir» mettre tous les appareils au service du spectacle que la
de la communauté moderne, de la nation. Il n'y a pas communauté donne d'elle-même. Les appareils au sens où
d'équivalence structurale entre la projection cinématogra- ils ont fait époque ; et au sens où, nécessairement, ils
phique et la projection nationale, contrairement à la thèse continuent de le faire. On a ainsi vu que l'appareil perspectif
centrale de Frodon. Il faudrait s'accorder sur ce qu'on " était probablement advenu avec Alberti comme une sorte
entend par projection. Et par nation. La nation n'est pas d'événement saisissant le théâtre en quelque sorte de
essentiellement cinématographique, car elle a recouru avant l'extérieur, imposant la « scène à l'italienne» par le partage
le cinéma à bien d'autres appareils de représentation, ne fût- de la rampe. Avènement refondateur pour le politique,
ce que la peinture d'histoire, l'enseignement, les lieux de rétablissant la politique moderne sur d'autres bases que
mémoire ou la littérature. L'idée d'une structure cinémato- . grecques ou romaines.
graphique de la nation ne s'applique probablement qu'aux On le répète: Arendt permet de rompre l'illusion d'une
États-Unis et au western, et ce n'est pas un hasard si le substance politique de l'homme, parce qu'elle donne à
premier grand fdm de cette nation s'intitule Naissance d'une respace qui sépare et relie les singularités la première place.
nation (Griffith). Les nations européennes, plus anciennes, H n'y a pas déjà la pluralité des singularités et l'espace
ont été instituées, outre le dispositif de l'État et la langue, qui les soutiendrait; il y a déjà l'espacement entre les
par d'autres appareils, comme le musée et l'invention des ,singularités qui va déterminer ce qu'elles seront, époque
archives et du patrimoine aux XVIII' et XIX' siècles. , après époque. Mais il faut faire un pas supplémentaire: pour
Néanmoins, l'idée essentielle est la suivante: il n'y a pas ClUe la communauté puisse dire ce qu'elle est, ne serait-ce
de société sans spectacle. Nous devons donc faire une critique ClUe dans l'exposition d'elle-même dans le plus simple
radicale du situationnisme. Le spectacle n'est pas un état li"Ppareil, telle Vénus sortant des eaux, il faut bien un
particulièrement raffiné de l'aliénation de la société
capitaliste. Raffiné parce que, en plus des genres classiques
de spectacles (panoramas, opérettes, parcs d'attractions, etc.),
in. D. Guénoun, L'Exhibition des mots. Une idée politique du théâtre,
',Saulxures, Circé, 1998.

196
197
spectateur. I..:exposition est toujours exposition à un public présence. La représentation classique sera l'un des modes
qui n'est donc pas ce qui s'expose. Il y a toujours un d'être de cette mimésis. On peut entendre cela à partir d'un
minimum d'écart entre soi et ce qui enregistre la trace du exemple: le fait de présenter son passeport à la frontière.
soi, l'archive. Le Un est toujours deux. Le Un n'est visible C'est lui qui vous représente en toute légalité et qui donne
;:-,
pour lui-même que s'il est divisé. Pour que l'un se dise, il poids à votre simple présence physique, ce qui fait que la
faut le deux. On retombe sur le symbole. mimésis originaire a une légitimité considérable, qui sera
Appelons mimésis originaire'4 le spectacle que donne reportée sur les appareils générant des apparences. Si la
de soi la présence. La présence nue n'existe pas : il faut présence n'était pas l'enjeu de la représentation, alors on ne
un témoin pour certifier qu'il y a eu présence. La foule comprendrait pas l'âpreté des débats sur ce qui peut faire
émeutière de Vienne avait besoin du témoignage et des symbole. C'est la raison pour laquelle les débats
analyses successives de Canetti pour accéder à la visibilité. « esthétiques» sont au fond « politiques ». Mais qu'advient-
Canetti était dans la foule où il put perdre un temps toute il de ce privilège de la mimésis quand la reproduction d'arti-
identité de singularité, et il était déjà en dehors, ce qui sanale devient industrielle ?
lui a permis de revenir toute sa vie sur cet événement Arendt a donc pu décrire la communauté comme
fondateur. On retrouve là la structure de l'événement et présence réversible seulement parce qu'elle a introduit une
du témoignage, essentiellement analysée à partir de dimension de réflexivité (même si, dans sa description, la
Benjamin, pour lequel tout apprentissage est mimétique. communauté grecque n'est pas une chose : elle est divisée
Pour le dire dans ses termes: il n'y a pas de vécu immédiat en elle-même, par exemple entre l'agissant et ses pairs, entre
(Erlebnis) sans expérience authentique (Eifahrung), c'est- l'acteur sur scène qui enchaîne sur l'apparence que l'agissant
à-dire sans écriture, sans archive. C'est la seconde qui rend de l'histoire passée a pu donner de lui-même sans la
présente la première. Quitte à ce que l'écriture ne cesse de contrôler, et le chœur qui « représente» la cité). Or, en son
revenir sur ce qui a bien pu se passer à cette date-là en cet époque, ce n'est pas le théâtre classique ni la peinture qui
endroit-là, quitte à ce que le travail d'inscription soit infini. ont pu lui donner cette dimension de la spécularité : ce
Il n'y a pas de présence nue de la communauté sans ne pouvait être que le cinéma. Seul le cinéma pouvait
il
mimésis originaire (sans apparences, sans spectacle) : la permettre de décrire la communauté en termes de pluralité
mimésis originaire est la condition de présentation de la f de singularités s'exposant les unes aux autres. Et ce parce
qu'il est le premier appareil qui permet à tous de donner
14. Le terme a été élaboré par Benjamin: le corps artiste, le corps dansant,
imite originairement le corps marchant, profane, qu'on n'aurait pas vu sans
\Tolontairement des apparences, donc de répondre à la loi
cela. Cette réflexivité du visible dans la médiation du geste est parfaitement qui dit: apparais! devant tous. Les autres appareils n'avaient
décrite par Fiedler dans Sur l'origine de l'activité artistique, op. cit. que des destinataires limités: le public d'un théâtre ou d'un

19 8 199
concert, celui d'une exposition de peintures, etc., et ne n'avait jamais eu accès à ces réalités. Or, rendues au public,
permettaient aucune réversibilité - quand le destinataire elles deviendront immédiatement des thèmes politiques :
devient destinateur. La thèse arendtienne sur la politique les conditions de logement, d'hygiène, la sexualité et bien
est essentiellement benjaminienne. évidemment le travail. Mais Arendt est bien plus conser-
Nous avons vu que l'action entendue comme exposition vatrice que Benjamin quand elle fait émerger la scène
de soi aux autres supposait une scène circonscrite, un politique comme scène de l'exposition réciproque des
« nous ». Cette scène a toujours une structure d'apparat. singularités et, dans le même temps, renvoie à l'obscurité
Ce qui renforce ce côté artificiel de la scène politique, déjà du secret, de la reproduction de la vie, de la famille, ce qui
chez Arendt, c'est qu'elle doit toujours se distinguer de ce pourtant est en passe de devenir cinématographiable. D'où
qui n'est pas elle, par exemple des lieux où une parole de son constat néo-conservateur d'une crise de la culture 5• Il 1

commandement s'exerce. La scène politique se détache faut entendre par là que les anciens partages qui fondaient
toujours sur un fond de lieu secret, obscur, où la lumière la légitimité du politique sont déplacés ; la sexualité et les
ne pénètre pas, un espace ancillaire. L'opposition minimale rapports familiaux, par exemple, deviennent visibles,
est bien entre « privé» et « public ». Mais comme Arendt , thématisables et donc objets de débats infinis car politiques.
a pensé une communauté « nue », elle ne peut entrer dans Non pas parce que le cinéma invente quasiment ex nihilo
le monde s'élargissant toujours davantage du cinématogra- des thèmes qui deviendront alors politiques, mais parce que
phiable. r.:opération par laquelle la lumière pénétrera dans l'action politique est indissociable de sa mise en spectacle.
le privé devra pourtant être appelée politique. C'est aussi Comprenons bien que la représentation ne succède pas
pour cette raison que le cinéma est un appareil politique. à la présence: il nya pas eu de la présence pure (l'action),
Parce que, comme le rappelle Benjamin, il déplie les espaces puis sa copie. Il n'y a pas, à ce niveau, à distinguer la mimésis
privés : celui de la chambre sordide, du quotidien sans originaire, le dédoublement du corps par lui-même dans le
avenir, de la rue trop connue et pourtant jamais vue. geste artistique chez Benjamin par exemple, et ce que nous
Comme dans LHomme à la caméra de Vertov, la caméra venons de délimiter comme représentation, même si ce qui
pénétrera tout : l'intimité d'une chambre à coucher, la va permettre l'avoir lieu de la communauté n'est pas
toilette de la jeune fille, le labeur quotidien, l'activité , nécessairement mimétique au sens traditionnel. Pourquoi?
automatique des machines, le travail obscur de la mine, le Parce que c'est un artifice. Le sumbolon est totalement
mouvement des mobiles que personne n'avait observé anificiel, « symbolique ». Ce peut-être n'importe quoi, du
auparavant. L'émancipation ne se limite pas aux capacités , moment que cela se déchire en deux. C'est la structure de
','

de la caméra de « faire exploser des espaces confinés », mais


consiste à y introduire tout un public qui, par définition, 15· H. Arendt, Crise de Id culture, Paris, Gallimard, 1982.

200 201
division du sumbolon qui importe: c'est nécessairement un plus fondamentalement, l'irruption d'autres images
espacement, un certain mode de la relation, du face à face. d'appareils (photo, vidéo), pourquoi pas l'incrustation
Ce ne peut être une idole pleine et entière (d'où l'interdit d'images numériques comme chez Greenaway (Prosperos
de l'adoration des idoles). Le danger pour la communauté Book) ou Marker (Levelfive), réintroduisent de l'espacement
est donc bien là : par exemple, dans la représentation par à l'intérieur d'une fable cinématographique qui oublierait
l'idole qui va nécessairement l'instituer comme corps unifié, sa dimension politique. On dira qu'une image cinémato-
harmonieux. C'est ce qu'attendait Jünger du Type du graphique est politique si l'interruption du flux filmique par
Travailleur, ou Speer, l'architecte de Hitler, des ruines des images provenant d'autres appareils permet une
colossales des monuments nazis par lesquelles l'empire \ désidentification (on peut obtenir les mêmes effets par un
millénaire aurait perduré et témoigné de sa puissance pour certain jeu de l'acteur, comme chez Bresson ou Godard).
toujours. La communauté nécessite la re-présentation par C'est, d'une certaine manière, le cœur de la thèse de
quelque chose qui aura une structure dialogique: non pas Rancière' 6 : le cinéma comme fable contrariée du fait de la
celle d'une œuvre d'art, mais celle d'un appareil. C'était controverse de logiques contradictoires. Un appareil devra
le cas, on l'a vu, de l'opposition fondatrice de l'espace donc permettre de générer des images qui, pour être de
moderne: la structure du tableau classique, perspectiviste, représentation (rendant possible la présence de la
avec d'un côté la multiplicité des points de vue, de l'autre communauté), seront nécessairement des dyades, des
le géométral comme manifestation de l'universel. Il faudra « images dialectiques ».
retrouver cette césure dans l'image cinématographique elle-
même, qui sera analysée comme ce qui s'espace selon
plusieurs dimensions, grâce à quoi de l'un en deux pourra
advenir. Le défi, pour les cinéastes les plus conscients de leur
art, aura toujours consisté à réinjecter de la réflexivité dans
cette imagerie, à toujours rappeler d'une certaine manière
que le cinéma n'était pas une fable se développant sur
d'autres supports que l'oralité, mais un rejeton du test
industriel devant être retourné. C'est bien là la fonction des
images vidéo dans les films d'Egoyan, en particulier dans
Next of Kin (1984) ou Family Viewing (1987)' Chez lui,
l'interruption du film par la vidéo (et par des plans fixes
photographiques) ouvre la dimension de la mémoire, mais, J6. J. Rancière, La Fable cinématographique, op. cit.

202
SUR LA FORMULE BENJAMINIENNE :
PEINTURE = COPIE + IMAGINATION

« Assurément tout dépendrait ici d'une définition plus


précise du concept de "nature vraie': pour autant que cette
nature visible "vraie': à laquelle il incombe de constituer le
contenu de l'œuvre, non seulement ne doit pas être identifiée
sans plus à la nature visible qui se manifeste Mns le monde,
mais bien plutôt en être d'abord rigoureusement distinguée
. du point de vue conceptuel Mais à vrai dire se poserait
ensuite le problème d'une identité essentielle plus profonde
entre la nature "vraie" Mns l'œuvre et la nature (peut-être
invisible, seulement accessible à l'intuition, phénoménale au
sens du phénomène originaire) qui est présente Mns les
, manifestations de la nature visible. Ce qui se résoudrait
"', probablement et paradoxalement de la manière suivante :
c'est Mns l'art seul et non Mns la nature du monde, que la
t nature vraie, accessible à l'intuition, originairement
"phénoménale, serait visiblepar reproduction, tandis que Mns

20 5
la nature du monde elle serait certes présente, mais cachée tionneur, un archiviste. Le développement de son œuvre
(submergée sous l'éclat de la manifestation 'J. » est comme celui d'une monade. Une monade, c'est un
Souvent, la clef de Benjamin se trouve dans les écrits de programme qui se développe de lui-même. Une monade ne
jeunesse, dans ces textes qui furent écrits entre 191 5 et le fait pas d'expériences empiriques: il ne lui arrive rien, c'est
début des années 1920 '. Né en 1892, en 19 1 5 Benjamin plutôt elle qui arrive au monde tout équipée. Mais le monde
a 23 ans ! À leur lecture, on acquiert la conviction que n'est rien d'autre que le réseau des autres monades qui toutes,
Benjamin n'a pas vécu. Qu'il n'a pas fait d'expériences ou selon leur degré de complexité, « expriment » le monde
plutôt que les expériences ne lui ont rien appris, parce qu'elles constituent. Les monades s'entre-expriment les unes
qu'épistémologiquement, il n'en attendait rien. Le texte les autres. C'est ainsi que peut s'expliquer 1'« influence» de
(
« Expérience et pauvreté» peut être considéré comme parfai-
Fiedler, Rang, Riegl, Scholem, Brecht, Adorno, etc., sur
tement autobiographique. On se souvient du constat: « on r
Ji
Benjamin. Quel peut être le médium de communication (la
a bouffé trop de culture » et de la revendication esthético- ,X surface absolue) de ces monades? Chez Leibniz, c'est Dieu
politique « moderniste» de la tabula rasa, « partir de Soi » le grand médium, parce qu'il est le «géométral des monades»
et de « Rien» comme Descartes, Loos, Le Corbusier. C'est (Monadologie), celui qui les supporte toutes. On se
celui d'un fils d'antiquaire saturé par la culture paternelle. demandera ce que serait chez Benjamin le médium de cette
Il n'a pas attendu l'expérience du front -la guerre qu'il aurait entre-expression des monades.
voulu faire mais pour laquelle il a été réformé - pour
constater que l'expérience devenait impossible et donc que La perception n'est pas un mode de connaissance
ses contemporains étaient « pauvres en expérience» ; il n'a Benjamin n'attendra pas les textes sur Proust et sur
pas attendu l'esthétique du choc (grande presse, foules Baudelaire' pour invalider le vécu, son souvenir, et la
urbaines, crises politiques, etc.) pour développer le thème conscience perceptive diurne (Erlebnis), en réinterpétrant la
de la crise de la transmission orale; non : il est resté en partie problématique freudienne de la conscience comme pare-
dans le monde de l'enfance et des livres coloriés. D'une excitations, et ce pour restaurer l'autre mode de connaissance,
certaine manière, Benjamin aura autant vécu que Bouvard la remémoration (l'anamnèse de l'écriture nocturne
et Pécuchet : c'est un homme de bibliothèque et un collec- proustienne) donnant lieu à la seule expérience vraie
(Erfahrung), la seule en effet capable de travailler à partir des
1. W Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme
allemand, Paris, Flammarion, 1986, p. 169.
archives du « moi» comme l'écriture proustienne.
2. W Benjamin, Fragments, op. cit. Il faut saluer ce travail des éditeurs et
des traducteurs, Ch. Jouanlanne et J.-F. Poirier, qui tend enfin possible un 3. W Benjamin, Charles Baudelaire: un poète lyrique à l'apogée du
désensorcellement critique.
capitalisme, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1982.

206 20 7
Il faudrait pour restaurer la possibilité de l'expérience, part comme dans la calligraphie chinoise. Il y a un fonds
articuler le programme qu'est chaque monade, qui la commun à l'art, à l'imagination, aux sciences, aux mathéma-
différencie de toutes les autres, du dépôt d'archives qu'est tiques, à l'histoire: c'est l' « image originaire ». Ce fonds est
chacune, sachant qu'une archive n'est pas le reste direct et celui d'une intentionnalité commune: l'artiste s'installe dans
nocturne d'une expérience diurne, parce que d'une telle l'image originaire quand la main qui portera sur la paroi
« expérience diurne, immédiate, directe », il ne reste rien la silhouette d'un animal est la même qui l'a fléché. C'est
sinon des cendres, au mieux des affects innommés. Pour la même main ou le même corps, dansant, parlant, etc.
Benjamin comme pour Fiedler., il n'y a pas de passage La mimésis originaire suppose bien une pratique corporelle,
continu entre le monde de la perception, le vécu, et celui la dyade marcher/danser articulée comme la dyade
de la connaissance ou surtout de l'art, comme l'indique notre parler/chanter. Cela suppose un choix de la singularité de
incipit très goethéen. Chez Fiedler, l'érection de la forme ne donner d'elle-même des apparences et donc de s'imiter en
doit rien aux flux sensibles internes qui sont entraînés par vérité par l'écriture au sens large. Ce registre de l'expérience
le même mouvement que les flux externes insaisissables. . vraie (Erfahrung) n'est donc pas celui du vécu, de la
Seule la forme artistique peut stabiliser et configurer ce qui, perception directe et immédiate (Erlebnis). La politique de
sinon, fuirait toujours. Seule la forme artistique, comme plus Benjamin tiendra dans la constante affirmation, du
tard chez Klee, fait voir en retour ce qui sans elle serait passé Narrateur à L'Œuvre d'art..., de la décision que prend une
inaperçu. Cette forme n'imite pas une présence sensible déjà multiplicité de singuralités de donner des apparences,
là, déjà donnée. Elle en creuse la possibilité sensible. D'où d'exposer d'elle-même ce qu'elle a de plus véridique. Car la
le paradoxe benjaminien d'une mimésis originaire, au sens politique est pour lui essentiellement exposition, entre-
où la « représentation » artistique rend possible, en retour, \. exposition, comme elle le sera plus tard chez Nancy' (à la
la présence sensible. Quand, par exemple, c'est la même différence d'Habermas et Rancière qui sont, eux, du côté de
main qui a tué l'animal et porté sur la paroi sa silhouette, l'argumentation, du logos).
le même corps qui danse et qui parle: s'imitant lui-même Mais si Benjamin tenait pour acquis les textes de Fiedler,
en produisant une forme stable dans la danse et la parole. en particulier Sur l'origine de l'activité artistique", c'était
Cette mimésis qui donne forme est produite par une double pour déporter la puissance de l'imagination. Comme si
innervation: celle de l'œil et celle de la main, se concentrant .l'imagination, puissance de mise en images, faculté de
en un geste producteur d'art où le mot du langage a sa : représentation, supposait un monde de formes déjà

4· K. Fiedler, Essais sur l'art (r876, r878, r887), trad. D. Wieczotek, : J. J.-L. Nancy, Être, singulier, pluriel, op. cit.
Besançon, éditions de l'Imprimeur, 2002.
(6. K. Fiedler, Sur l'origine de l'activité artistique, op. cit.

208
20 9

.....
constitué, l'imagination enchaînant sur la mimésis originaire, penser le devenir et l'histoire sans qu'il y ait ni commen-
sur un dédoublement corporel déjà là. Mais pour qui les cement ni fin (c'est une conception maternelle du devenir:
formes de la culture sont-elles toujours déjà là, à disposition, la naissance est sans douleur, la mort est déformation, c'est-
et ce d'une manière nécessaire? Au fond pour l'enfant qui à-dire conservation de la matière - comme chez Sade -, etc. 9).
a toujours erré dans le magasin d'antiquités paternel, comme La monade ne peut pas être pour la mort comme le dasein
Holderlin qui, pour écrire sur Sophocle 7, a dû déjà parcourir l,
chez Heidegger, parce que la mort empirique ne peut pas
les galeries de sculptures du Louvre, ou pour le peintre advenir à une monade.
Antonio Saura qui arpentait avec son père les galeries des Ainsi, la différence entre la veille et le rêve ne concerne
Vélasquez à Madrid, ou pour Bacon qui accumulait et que le monde de la perception, c'est-à-dire celui de la
souillait les photographies de ses « modèles », refusant le conscience, aucunement la connaissance (la vérité). La
travail sur le motif, trop immédiat et brûlant '. Et ces enfants, véritable opposition est entre le monde de la réalité (de la
certes exceptionnels, seront comme tous les enfants qui 'l,
perception) et celui de la vérité: « Car dans le monde de la
apprennent à percevoir dans une bulle toujours déjà saturée
vérité, le monde de la perception a perdu sa réalité. Peut-être
de formes, un monde œuvré dirait H. Arendt. C'est une fable même que, de manière générale, le monde de la vérité n'est
philosophique que de nous faire croire que la grande pas monde d'une quelconque conscience. Cela veut dire que
question, c'est qu'il y ait quelque chose plutôt que rien, qu'il le problème du rapport entre le rêve et la veille est un problème
faille s'en étonner, de nous persuader que le monde sensible qui relève non pas de la "théorie de la connaissance", mais de
est premier et qu'à partir de là, il va falloir élaborer un monde "la théorie de la perception". » Benjamin n'appartient donc
de connaissances rationnelles et véridiques. pas au mouvement moderne de la subjectivité phénoméno-
Ce qui caractérise la paradoxale monade benjaminienne, logique, à sa définition de la vérité, parce qu'il dissocie la
c'est l'imagination non comme puissance créatrice de conscience de la connaissance. C'est pour cette raison que
formes, mais comme déformation: ce qui accompagne les l'interprétation (herméneutique) est sans valeur pour lui:
choses dans leur déclin, comme le travail de Scarpa sur la « Mais les perceptions nepeuvent être ni vraies nifausses, elles
colonnade classique au cimetière Brion à San Vito d'AJtivole. sontproblématiques seulement au regard du domaine d'attri-
Une déclinaison du classicisme. Benjamin fait alors tout pour , bution de leur teneur signifiante m • » Ce qui implique que,
du point de vue de la connaissance vraie, il est inutile de
7· F. Holderlin, Remarque; JUr Œdipe. Remarque; JUr Antigone, trad. et notes comparer les modes de la perception, cela n'ayant
F. Fédier, préface J. Beaufret, Paris, UGE, 1965.
g. Il faudrait recenser et étudier tous ces peintres qui travaillèrent à partir
de photos comme Gauguin et, d'une manière générale, des archives du 9. W. Benjamin, Johann Jakob Bachojèrl, in Écrit; ji-arlçaù, op. cit.
musée comme Vuillard. " 10. W. Benjamin, Fragmmt;, op. cit., p. 9 2 .

210 2II
d'importance que pour la vie. Donc, pour Benjamin, l'expé- Pour préciser, la dévaluation benjaminienne de l'expé-
rience vécue (Erlebnis) n'a jamais concerné la sphère de la rience ne s'attaque pas à toute expérience (par exemple
vérité, sinon comme objet d'étude. On est très éloigné d'une l'expérience sous drogue, ou l'écriture de remémoration
phénoménologie, et même du kantisme de l'esthétique proustienne), mais seulement à ce à quoi la réduit Kant:
transcendantale de la première Critique. Dans l'étude 1 l'expérience empirique comme la scientifique, c'est-à-dire
ultérieure sur le cinéma ", l'utilisation, comme chez nos une « expérience appauvrie» qui n'a pas en elle-même ses
critiques contemporains, de la Conscience intime du temps principes, puisque ces derniers relèvent d'une science
d'Husserl ne lui aurait été d'aucune utilité. Ce qui nous transcendantale a priori. En fait, Benjamin ramène Kant et
conduira à dire que pour lui la photo et le cinéma sont des les Lumières aux conséquences d'une crise onto-théologique
appareils de vérité plus que des dispositifi de perception. S'ils (hôlderlinienne) : celle du retrait de Dieu. Puisque Dieu s'est
n'étaient que des dispositifs sémio-techniques, ils modifie- retiré du monde, alors l'expérience est une sorte de désert
raient la perception que la masse a du monde (l'inconscient l'et il ne peut plus y avoir comme chez les classiques
optique), ce qui a certes une importance considérable (Descartes, Spinoza, Leibniz) de déductibilité de l'expé-
pour l'aisthesis et pour l'époque, mais pas pour la vérité. En rience à partir de la logique. Ce qui appartient désormais
tant que tels, photo et cinéma sont déjà des dispositifs au monde de « l'expérience vide et sans Dieu" », c'est que
objectivants et formalisants, leurs images de capture sont les données empiriques contingentes devront être accueillies
l'équivalent de tests industriels, ce ne sont pas d'entrée de dans une sorte de passivité originaire. Dans cette situation
jeu des appareils produisant des œuvres d'art. Ils génèrent « moderne» écrit Benjamin, les perceptions des données
des formes qui n'auraient pas été possibles sans eux sont à la connaissance vraie ce que le motif d'un peintre est
(Benjamin dans Petite histoire de la photographie prend . à sa peinture : des objets. D'où la discontinuité entre
l'exemple de la macrophotographie de plantes). La expérience et vérité. Or, le retrait du dieu hôlderlinien n'est
distinction perception/vérité permettra de fonder celle qui il pour nous qu'un effet de l'appareil perspectif: le seul à partir
partage dispositif et appareil, et d'ajouter qu'un dispositif yde quoi Dieu n'habite plus la nature, laquelle n'offre plus
de mise en forme peut être le support d'un appareil auquel . 'ÜOrs que des signes géométriques à lire pour un bon lecteur
il fournit un nouveau monde de formes, pour que lui, !:p.liléen '3. Donc, depuis l'appareil perspectif au moins (et
l'appareil, les dissolve en apparitions artistiques. (ifeux qui en font la théorie comme Kant), l'expérience est
et, sur cette pente, Benjamin ne cessera de constater
II. W Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité teclmique
(1935- 1936), op. cit. Sur les différences versions du rexre er les manœuvres
édiroriales d'Adorno, lire : B. Tackels, L'Œuvre d'art à l'époque de
:Ît1.. w. Benjamin, Fragments, op. cit., p. 39.
W Benjamin. Histoires d'aura, op. cit.
[13. J.-F. Lyorard, Discours, Figure, op. cit.

212
21 3
quels sont les éléments constitutifs des muses ? Benjamin
un appauvrissement existentiel, avec comme point
reviendra à la même époque sur les invariants de la peinture,
culminant le constat d'Expérience et pauvreté. Dès lors,
distinguant la ligne plastique qui entretient un rapport
si l'on conserve l'espoir d'une déductibilité de l'expérience
positif avec son support (le dessin et son fond), la couleur
(ce qui est le cas de Benjamin), ce n'est pas du côté des
qui comme tache est à elle-même son propre support (la peau
dispositifs objectivants qu'il faudra aller, mais du côté de la
du visage envahie d'une rougeur) et le nom qui circonscrit
vérité de l'apparaître. Ce qu'il appelle « art» pour l'instant.
une forme. Dans cette esthétique où le corps a la première
D'où l'entrée en scène ultérieure des appareils comme la
place en tant qu'il entretient un certain rapport à la loi et
narration, la mise en scène baroque, le roman, la photo, le
au langage, la forme colorée doit son accomplissement et son
cinéma, appareils qu'il faudra distinguer des muses.
érection non au dessin, mais au nom qui la fait émerger en
la désignant. Si le nom est la clef de la mise en forme-figure,
L'imagination comme déclin
è est que l'esthétique serait soumise à une philosophie
Si le cinéma a une valeur de vérité, c'est qu'il met en
biblique du langage et de la création '\. Car c'est le nom
œuvre à partir de formes produites par un dispositif qui a
octroyé par Dieu qui crée la nature. Mais le nom lui-même
une destination non artistique: la surveillance de la masse,
n'est qu'un gestus, ce qui est évident dans la calligraphie
si l'on en croit Benjamin. Or, contrairement à la tradition
extrême-orientale. Le texte de Benjamin mobilise les trois
kantienne-husserlienne, l'imagination chez Benjamin n'est
rapports possibles du corps à la loi. Dans le cas de la ligne
pas synthétisante, productrice de formes, mais déformante
du dessin, il s'agit d'une loi qui permet de circonscrire des
(Entstaltung) de ce qui a déjà été mis en forme: « C'est le
lieux, une loi pour l'homme qui rend les choses habitables,
propre de l'imagination que d'entraîner les formes dans le
qui distingue positivement l'espace profane du sacré par
jeu de dissolution de ce qui a été mis en forme '4. » Déformant
exemple. D'où l'idée que le dessin achevé ne peut être exposé
et « ne détruisant jamais », l'imagination donne lieu à des
artistiquement qu'horiwntalement puisqu'il a déjà pour
apparitions (Erscheinung) : « La kngue allemande ne possède
tâche de délimiter des territoires. Le dessin met à disposition
pas de mot spécifique pour les formes [Gestalten] de l'imagi-
l'espace, mieux, il génère de l'espacement comme dans
nation. Peut-être est-il permis d'envisager comme tel
l'architecture, 1'« art» du jardin et la scène théâtrale. Ces
uniquement le mot "apparition", pris en un certain sens. »
modes de l'espacement doivent donc être distingués des
En effet, l'imagination n'a rien à voir avec les formes, avec
muses et des appareils en tant qu'ils ont toujours un a priori
une mise en forme: elle n'est ni destructrice ni constructive,
ni purement inventive ni purement négative. Mais alors,
15. Pour l'analyse de cette esthétique, voir notre L'Homme de verre.
Esthétiques benjaminiennes, op. cit.
14. W. Benjamin, Frag;rnents, op. cit., p. 147.

21 5
21 4
matériel, spatial, un support scénique encadrant les apparitions, nécessairement fugaces, superficielles. Ce texte
apparitions. Dans le cas du nom, c'est la loi du langage qui de 1920-1921 confirme le goût benjaminien pour les époques
nomme ce qui a été créé, comme le fait Adam après la dites de décadence, ces ruinifications infiniment retardées.
création divine. Dans le cas de la couleur, il s'agit de ce qui D'où la référence, dans L'Œuvre d'art... , aux études du
arrive au corps qui a transgressé la loi: c'est par exemple le conservateur de musée viennois des arts appliqués Riegl .8 :
rouge de la honte qui monte au visage (pour le faire l'intérêt pour l'art à l'époque des premières invasions et du
disparaître aux yeux des autres, écrit-il). La peinture, c'est- début de la décadence de l'empire romain, époque de l'écla-
à-dire la couleur, est donc pour Benjamin sous la coupe d'une tement du mythe et d'une véritable beauté qui doit être
loi qui va « à l'encontre }} de l'homme '6. Ces trois rapports reconnue aujourd'hui où le cinéma s'empare de la peinture,
du corps à la loi du langage doivent être distingués des trois quand « décline l'aura '9 " . Pour Benjamin, l'essence d'une
normes de légitimité que Lyotard place en clef de voûte du époque, son époqualité, c'est la ruinification dissolvante et
Différend. Au contraire, l'imagination est maternelle: c'est non l'avènement d'un nouveau monde: on est à mille lieux
le monde de l'enfantement sans douleur (avant la Chute, de L'Origine de l'œuvre d'art de Heidegger, où l'œuvre était
avant le travail, avant la négativité de la sortie du jardin) et entendue comme stèle, c'est-à-dire comme installation d'un
non paternelle, le monde de la fécondation. On pourrait monde et d'une communauté.
ainsi distinguer la mise en forme discontinuiste et instan-
ciante par la connaissance, laquelle est finalement L'œuvre est apparition et copie
destructrice aussi bien qu'installatrice '7, d'une imagination On retient en général de Benjamin le partage décisif
féminine et continuiste dissolvante. Comme elle ne construit entre un art « auratique », celui du « une seule fois, la
rien, elle n'a pas à détruire, elle ignore donc la mort (comme première fois» (l'art lyrique par exemple, avec l'unicité du
l'ignore l'inconscient freudien), mais « pérennise le déclin phénomène de la voix, ou mieux Lascaux, le sacrifice
qu'elle conduit à son acmé par une succession infinie de irréversible du don pictural, puisque les peintres fermèrent
transitions ». Limagination décline les formes, dans tous les
sens du verbe décliner : dans le monde installé et érigé en lS. Riegl, spécialiste des arts décotatifs, a été le premiet à accordet une
légitimité aux arts du Bas Empire et, à la suite de Schillet, à donner une
formes qui sont de quasi-états de chose, elle introduit une acception positive à la culture. A. Riegl, Le Culte moderne des monumerlts,
puissance affirmative de déformation qui libère des trad. et préface J. Boulet, Patis, CHarmattan, 200 3.
19. Caura dont on ne saurait faire la voie d'entrée privilégiée dans l'analyse
16. Ibid. de Benjamin, contrairement à bien des commentateurs depuis Adorno, car
17. Daniel Payot dans La Statue de Heidegger. Art, vérité, souveraineté elle suppose toujours une certaine articulation anthropologique du proche
(Belfort, Circé, 1995) décrit une esthétique de l'installation, de la stèle, et du lointain; ce qui permet de fonder par exemple la distinction entre
contraire point pat point à celle de Benjamin. Éros et sexus.

1:
216 21 7 r
la grotte pour toujours une fois le travail achevé) et un art aussi par la narration, le roman, le collage littéral, non en
non-auratique, de la copie, de la reproduction, comme le tant qu'ils ont affaire à la réalité et qu'ils affecteraient la
roman ou le cinéma, arts ludiques du « n'importe quelle perception comme le font les dispositifs, mais en tant qu'ils
fois» toujours perfectionnable et par essence inachevé. Tout investissent l'imagination (et ses imagos pour parler comme
se passe comme si la reproduction était donc un accident Augustin) qui, de ce fait, cesse d'être en rapport exclusifavec
arrivé un jour à l'art, en fonction d'une histoire qui lui est la nature. On pourrait ajouter alors que l'œuvre, entraînée
propre, de la reproduction artisanale à l'industrielle. Ses dans le processus de déclin par l'imagination, enchaîne
textes de « jeunesse » permettent de dire que l'œuvre qui nécessairement sur une autre œuvre en tant qu'elle la fait
intéresse Benjamin est toujours à la fois copie et apparition, disparaître. Cet enchaînement est donc exactement contraire
sachant qu'il n'y a d'apparition que comme déformation- à ce que les Romantiques d'Iéna (Schlegel, Novalis) enten-
du fait de l'imagination -, en attendant que l'apparition se daient : développement, c'est-à-dire amplification d'une
fige à son tour - du fait de la copie - dans quelque chose œuvre par l'autre, d'un art par l'autre, jusqu'à l'Absolu.
qui pourra être nommé On verra en effet plus loin que
LO.
Benjamin est donc antiromantique, même s'il conserve la
l'apparition en tant que telle - tant qu'elle n'a pas été nécessité de l'enchalnement.
reproduite - ne peut pas être saisie: c'est un phénomène Entre les années 1920 et les 1930, l'horizon de
fugace, comme tout événement qui arrive sur la pointe des pensée change chez Benjamin : la nature dans la première
pieds, qui a besoin du langage qui dénomme. On pourrait décennie, 1'« époque de la technique» dans la seconde. Et,
dire que s'il n'y avait que de l'imagination, il n'y aurait qu'un pour distinguer des époques de la technique: une première
flux de couleur, un monde pris dans une dissolution infinie, époque artisanale et cultuelle (magique, soumise à la valeur
dans une éternelle fugacité, et alors il n'y aurait rien à dire cultuelle) de domination de la nature ; une seconde
de l'œuvre, peut-être même ne la verrions-nous pas. Il faut industrielle et expositionnelle, de domination politique de
donc une stabilisation des formes, qui ne peut avoir lieu que la technique sur l'homme, soumise à la valeur d'exposition
du fait de la dénomination. C'est pour cette raison que et à la guerre. Mais le cadre -la théorie de la connaissance -
Benjamin introduit la nécessité de la reproduction. L'œuvre reste le même (il est rappelé lors du travail sur le cinéma).
de l'imagination n'accède à la vérité, à la connaissance vraie, Seules les formes culturelles sont connaissables pour
que par la dénomination, la reproduction, la répétition. On l'enfant parce qu'elles sont lisibles comme des statues, celles
commence à comprendre l'enjeu représenté par les de notre monde natif. Si l'enfant est enfermé dans un parc,
« appareils de reproduction », gravure, photo et cinéma, mais
c'est un parc de sculptures. Son imagination artistique,
comme chez Proust, va s'appliquer à faire surgir des
20. W Benjamin, Fragments, op. cit., p. 146. apparitions, lesquelles ne deviendront formes à leur tour

21 9
218
qu'en étant dénommées. Ce qui revient toujours à dire que
pure et simple reproduction que l'image réclame inexora-
la lecture est première, le texte, quel que soit son statut, déjà
blement le mot. [...] Que les représentations, quand elles sont
là, et l'écriture seconde, du côté de la singularité qui
de pures et simples reproductions, soient tributaires du mot
s'invente en s'exposant. Le texte, ce peut être celui du ciel
trouve son expression évidente dans le fait qu'il est possible
étoilé, à partir duquel les antiques astronomes chaldéens
de les décrire. Elles seules, et non l'œuvre d'art ni les manifes-
inventèrent l'écriture calendaire du décompte des jours. Il
tations de l'imagination, sont descriptibles. La muette
reste à aller plus avant dans l'analyse de cette imagination tt;:
injonction à les décrire qu'elles adressent à l'enfant éveille en
déformante, libératrice d'apparitions.
lui un mot » Jamais, semble-t-il, on n'avait affirmé avec
H.

I:imagination est une écriture autant d'aplomb que l'œuvre en tant que telle est étrangère
au langage. Lyotard n'a, au fond, jamais rien dit d'autre.
Benjamin s'attache logiquement à la pédagogie, puisque Mais est-on fondé à parler d'œuvre à ce niveau? Y a-t-il
c'est l'enfant qui a toujours déjà été en rapport avec la
quelque chose à voir comme une Madone? Du Pérugin en
culture et le langage, avec le texte en général. À quoi servent
plus? Ne faut-il pas concevoir un état de la peinture où,
les images scolaires de la vie quotidienne, du travail, de la
comme dans Le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac, il n'y a
ferme, etc., que l'instituteur fait étudier aux enfants? Leur
que des taches de couleur informes ? Non pas un chaos
permettent-elles de mieux connaître la réalité? Plaçons côte
coloré d'où n'émergerait qu'une chose, un pied (de
à côte l'image d'un ballon et ce même ballon réel. « On ne
femme ?), mais un glissement de couleurs? La conclusion
pourrait se contenter de ce que l'enfant "reconnaît" de
est brutale : en elles-mêmes, les « œuvres » sont des
quelquefaçon l'identité de l'objet reproduit et de l'objet réel
apparitions fugaces, comme tout ce qui est production de
La seule preuve que l'enfant a vraiment et clairement l'imagination déformante; on ne peut donc rien en dire,
reconnu l'identité des deux ballons serait bientôt qu'il
pas plus que des variations de l'arc-en-ciel. Les œuvres
l'énonce à sa manière ou - si les mots lui font encore
n'accèdent à l'art que du fait de la reproduction, qui allie
entièrement défaut - qu'il demande à en connaître le nom.
image et nom selon des rapports qu'il faudra distinguer.
On voit donc que la reproduction, et précisément au sens
Nous retrouvons ici la nécessaire alliance d'une phrase
naturaliste du terme, ne se réfère pas à la réalité, sanspasser
ostensive (qui désigne) et d'une nominative (l'attribution
par une médiation nifaire de saut, que le sens ne se satisferait
du nom qui configure le donné), déjà repérée dans l'analyse
pas d'une telle référence. Le sens réclame au contraire le mot.
du film de Greenaway. C'est accorder une place
Certes l'image, en soi, ne l'appelle pas - il serait assurément
considérable à la culture (à la reproduction, la représen-
problématique d'affirmer qu'une Madone du Pérugin se
réfère au mot -, c'est seulement au contraire quand elle est
21. W Benjamin, Fragments, op. cit., p. 144.

220
221
tation, la copie), qui se retrouve du côté de la vérité parce
du retour ou du sauvetage du passé. Les œuvres ne peuvent
qu'elle synthétise l'image (le dessin et la couleur, leurs
pas se passer des dépôts d'archives (le musée). Ce n'est pas
différences respectives d'avec le support parce que le signe
le « messianisme sans messie » de Benjamin qui rend
n'est pas la tache) et le nom (le sens) ; alors que l'apparition
nécessaire le sauvetage du passé, mais le fait que l'apparition
fugace ne peut percer que sur fond de culture, son véritable
suscite son archive. Ou, comme il le rappelle, le contenu
support, sans quoi elle se retrouve du côté d'une perception
(messianique), la forme. C'est dire que le messianisme de
sans consistance interne. Chez Benjamin, le monde des
Benjamin concerne avant tout l'apparition des couleurs.
noms l'emporte définitivement sur la chair du sensible.
Tout Adorno est déjà là.
C'est pour cette raison qu'il est un philosophe de la culture
et de ses archives. Si le corps « propre» est ce qu'imite originairement le
corps artiste, alors les ébranlements passionnels du corps
L'œuvre n'accède à elle-même que par sa reproduction
de l'enfant transgressant ou faisant appel à la loi sont, pour
véridique: elle doit laisser s'accomplir la mimésis originaire.
Benjamin et plus tard Adorno reconnaissant sa dette vis-à-
Sinon, littéralement, il n'y a rien à voir. L'œuvre doit faire
vis du premier, le contenu même de l'œuvre de l'artiste
trace: être elle-même (littéralemenC') et ce qui l'avère
adulte, et l'œuvre un« enregistrement sismographique'4 ».
(l'image-nom). L'œuvre doit être elle-même un suspens 2',
L'œuvre est archive de l'enfance: thèse qui sera au centre
et son double, son écho, sa représentation, brefson archive.
du Que peindre? de Lyotard.
Arendt était parfaitement benjaminienne quand, dans La
Si l'œuvre est à la fois elle-même et sa copie, alors l'art
Vie de l'esprit, elle analysait l'imagination comme «faculté
contemporain sera à la fois le plus littéral (comme une
des archives H. On pourrait à partir de là ouvrir quelques
pistes, qu'on n'explorera pas. installation de Beuys) et son archive archaïque (les « rituels»
du même Beuys). Les sites de l'art contemporain seront
Si l'œuvre est imagination et copie, apparition et archive,
définitivement couplés avec les musées d'histoire et
tension entre le maintenant et l'arkhè, alors on a là la
d'ethnologie comme avec leurs doubles. Plus les œuvres
première formule de l'énigmatique « image dialectique»
contemporaines ne seront qu'elles-mêmes, littérales, ne
chère au dernier Benjamin. Le Maintenant du plus contem-
relevant d'aucun arrière-monde ou n'exprimant aucun sens
porain (l'œuvre la plus récente et en cela presque invisible),
transcendant, plus reviendront leurs archives quasi-
exigeant son inscription archivistique, ouvrira la demande
spectrales. Selon Benjamin (à propos de Kafka), il y aura
22. Sur la « littéralité» : CI. Amey, Mémoire archaïque de l'art contemporain: une correspondance en écho entre l'analyse d'une situation
littéralité et rituel, Paris, LHarmattan, 200 3.
profane par la physique la plus contemporaine et sa
23· Appelons suspens le résulrat de l'absolue mise entre parenrhèses opérée
par l'appareil muséal sur une œuvre qui a eu une destination cultuelle.
24. Pour plus de développements, voir notre L'Homme de verre, op. cit.

222
223
narration « cultuelle» dans la tradition talmudique la plus
«archaïque" ». en attendant d'être figée à son tour comme apparaître,
comme phrase-image. Dès lors, Benjamin avait la formule
Inversement, musées d'histoire et d'ethnologie
non seulement du dispositiftechnique cinématographique,
présentant des archives de l'humanité généreront immédia-
mais de tout appareil générant des apparitions, c'est-à-dire
tement de l'an contemporain. D'où l'importance chez
" des œuvres attendant d'être relevées comme telles. La
Benjamin d'une culture des citations les plus prosaïques, des
formule est la suivante : « Apparaître - Forme (I) -
déchets urbains, des détritus, etc. On enrichit ainsi la
dissolution-apparition - Forme (2) - etc. » Ou pour le
définition de l'image: outre la différence « en profondeur
cinéma: « plan (I) - dissolution-apparition -plan (2) - etc. »
perspective» entre le visible et l'invisible, différence dite non-
Reste, pour compléter le dispositif de fiction cinématogra-
visible et non-invisible (une trace) j outre la différence
phique, à déterminer quelle énergie fait tourner la bobine,
« latérale, de camera obscura » entre la zone centrale de
le chaos de la grande parataxe selon Rancière !
focalisation et la large zone indistincte et ombreuse,
Benjamin rencontre nécessairement le paradoxe de
périphérique, de balayage; outre la connexion « cognitive,
l'exposition d'une « œuvre» qui n'a jamais été vue (c'est
projective » entre phrase ostensive, selon l'axe de la
le cas de n'importe quelle œuvre de l'art contemporain
désignation perspectiviste, et phrase nominative, selon le
exposée pour la première fois) et qui doit être relevée par
monde des noms de la culture, dimensions analysées plus
un public qui n'existait pas auparavant par définition,
haut à propos de Greenaway ; on peut ajouter une
public qu'elle va sensibiliser dans l'exacte mesure où il va
dimension différentielle de temporalité, « muséale », entre
pouvoir peu à peu la reproduire. C'est dire qu'il n'y a pas
la littéralité de l'image (la couleur par exemple) et son
d'œuvre sans reproduction et, d'une manière générale, pas
archive. Ce sont les constituants spatio-temporels de la
de multiplicité des arts (des muses) sans appareils (de
phrase-image, pour reprendre cette expression à Rancière '6,
en la complexifiant. reproduction). C'est à l'époque de la reproduction
« mécanisée » (photo, cinéma, etc.) que la chose est
Si les formes sont premières du fait de leur stabilité de
devenue évidente, mais cela avait toujours été ainsi. Sans
reproduction, de copie, si l'imagination est ce mouvement
remonter en deçà de l'appareil perspectif moderne, que
qui les fait se dissoudre, si cette cinématique laisse surgir
seraient dessin, couleur, volume, voix, son, gestus, écriture,
des apparitions, alors l'apparition succède à la dissolution
donc les constituants des muses, sans la mise au carreau
25· W. Benjamin, Lettre à Scholem du 12 juin 1938 , in Correspondances, op. des formes par la perspective « légitime » selon Alberti, sans
t. II, p. 245 sq.
cit.,
la mise en suspens opérée par le musée et qu'analyse
26. J. Rancière. Le Destin des images, op. cit., en particulier p. 54 sq. : « La
phrase-image et la grande parataxe ". Quatremère de Quincy dès la fin du XVIII', sans le
dédoublement de l'après-coup inventé par la cure

224
225
analytique freudienne et qui est la clef de la « postmo- profondément déstabilisé comme ses contemporains
dernité » lyotardienne, sans le dispositif « sismographique » (Heidegger, Adorno) par l'irruption brutale des « techniques
du microsillon analysé par Adorno, sans le montage de reproduction mécanisée ». Et donc qu'il a échappé à la
de temporalités hétérogènes exposé par le cinéma ? Les dérive conservatrice de ces derniers, comme de leurs
appareils ne sont pas que de reproduction, mais ils successeurs où elle est plus ou moins affirmée (Deguy,
supposent une mise en forme, configurent à chaque fois Blanchot, Hamacher, Baudrillard, etc.), s'agissant des
un nouvel espace-temps pour l'aisthesis, et ce n'est pas sans « industries culturelles ». Adorno, pourtant premier disciple
conséquences fondamentales sur les « muses ». Il n'y a pas de Benjamin, n'a pu échapper au paradoxe: écrire les textes
d'arts sans appareils de mise en forme/déformation, sans que l'on sait contre le cinéma (Hollywood !) et le jazz
apparaître/apparition (puisque l'apparition fugace ne (l'Amérique !), tout en faisant du disque microsillon le
s'oppose pas à la dissolution mais à l'apparaître tangible 1 meilleur garant de la musique d'opéra Certes, le dernier

et disponible offert par le dispositif). On le voit, Benjamin Adorno s'est repris, mais cela n'évacue pas la question de
ne s'est pas limité à la question classique des rapports des " l'économie de la culture, car la question demeure: qui
arts et de la technique 7 , question au fond toujours déjà
2 produit et distribue les microsillons? Heidegger lui-même
réglée par un rappel étymologique (ars, teckhnè), mais il n'a pu décrire la structure de vérité spécifique au
a inventé une question nouvelle: celle de la nécessité de christianisme (en termes d'aléthéia d'ailleurs comme pour
la reproduction pour les arts 2', celle de la répétition pour 1 la pensée présocratique), à partir de la Madone Sixtine de
l'événement. À son époque où les philosophes rejettent Raphaël '0 , que parce qu'il a vu ce tableau au musée de
massivement l'étude des techniques de reproduction, Dresde (ou une vulgaire carte postale), tout en critiquant
méprisent le cinéma, ignorent la photographie, lui les place l'arraisonnement muséal de l'art à 1'« ère de la technique" ».
au cœur de son esthétique. Si ontologiquement la culture est première, et en ce sens
Pour le dire autrement, il n'y a pas d'art sans anti-art 'Benjamin est parfaitement dans la descendance du Schiller
(Rancière), c'est-à-dire sans culture, sans industrie culturelle, de la Lettre sur l'éducation esthétique de l'homme, si la culture
pas de société sans spectacle. Donc pas d'art sans Q)mme aisthésis est ce qui nous ouvre à la nécessité (la nature)
intermittents du spectacle. C'est parce que Benjamin a écrit
l'équation: œuvre = imagination + copie qu'il n'a pas été i 19. Je ne peux ici que renvoyer aux textes d'Adorno sur le disque, traduits
:,:par P. Szendy et ]. Lauxerois.
27· ].-L. Nancy, Les Muses, op. eit. [:30. Ce lieu commun de l'esthétique allemande, au moins depuis le Lenz
28. D'où l'importance d'expositions comme Sonie Process au Centre 'Ide Büchner.
Pompidou (2002), où le matétiau initial pour l'art sont des reproduerions: ';31• M. Heidegger, « La Madone Sixtine de Raphaël », in Po&.,ie, n° 81,
disques vinyle, bandes magnétiques, bref, la culture du D]. i{l'luis, Belin, 1997.

226 227
et à la liberté (la politique), alors la production poétique au s'impose dans une sorte de à contempler,
sens large, comme l'action, partiront toujours de formes autant elle garde ses distances du fai t de son évanescence,
préexistantes et non du monde saisi dans l'immédiateté d'une autant les images reproduites, du 1"aÏt de la surface de
perception. Ou, pour le dire autrement, entre le monde et reproduction, sont annexables, "les parce que lisibles.
l'art, il ya la collection Ce qui revient à dire qu'il a toujours
j2. Comme tel peintre chinois de la légeLl.fe, on peut se perdre
fallu apprendre à lire les formes-figures sur une surface de dans une peinture, mais comme d'un film, on
reproduction - peu importe ici laquelle - avant de pouvoir absorbe les images. Si les œuvres lointaines comme
faire surgir une apparition singulière par le gestus. Il faut donc les étoiles qui déterminent notre dest.:irlée, les films sont au
déjà habiter telle ou telle surface de reproduction (comme contraire dans une immédiate proximité. Dès lors, les acteurs
un enfant habite ses jouets). Le dispositif d'un appareil ,: pourront être des personnages quelcoClClues, comme ceux de
consiste toujours déjà en cette mise à disposition. Les la masse dont ils sont issus. Si la peIl sée de Benjamin est
«muses» et les appareils ont en commun d'être des détermi- davantage une pensée de la lecture lIe de l'écriture, il ne
nations de ce que Benjamin appelle «surflUe absolue ll ». saurait pourtant partager la critiq-...-e platonicienne de
La surface de reproduction s'impose à l'enfant-artiste l'écriture, puisque la surface de reprOo-<Iuction est essentiel-
comme possibilité de son expression, laquelle ri est pas lement habitable comme texte et dis-t:::rayante comme jeu,
expression d'une quelconque « intériorité ». Benjamin fut au sens où le lecteur s'y renverse en s -cripteur, le contem-
largement antiexpressionniste, totalement hostile à Gottfried plateur des formes en libérateur d'apparitions non
Benn par exemple. Les dispositifs de reproduction s'ouvrent programmées, le lecteur d'un quotidiien en rédacteur, le
d'entrée de jeu à l'action, car, à la différence de l'œuvre que Ipectateur en auteur ou en actelLr_ Si la surface de
l'on ne saurait toucher, l'essence de telles surfaces est indisso- ;:'*eproduction renversante semble bien -« interactive », elle ne
ciable de la tactilité (d'où chez Benjamin l'importance de irest pas au sens où un dispositif (jeux virtuels,
l'architecture qui donne lieu à une perception de dis- \,19giciels de dessin et de peinture, ne peut réaliser que
traction 34, essentiellement non focalisante: habituellement, que permet le programme, aussi soit-il, jusqu'à
on ne voit pas un édifice, on l'habite J5). Autant l'œuvre que toutes ses possibilités aient ét -é réalisées. Là réside
,d'ailleurs toute la différence entre un di..s.)Qsitif et un appareil
32. W. Benjamin, Fragments, op. cit., p. 134. !q,w laisse paraître des apparitions imprCJbables. On a là une
33. W. Benjamin, Fragments, op. cit., p. 34, « Notes sur la quesrion de la fIt--------
],Il: _
perceprion ». La peinture, comme chez Fiedler, a eu une sorre de privilège s'il peut y avoir des œuvres qui ::scmt des représentations
sur les autres arts en ce qu'elle" ouvre à un esptlce infini ». '!IlJtonomes, se donnant dans le visible, il ne sauar ait y en avoir de tactiles,
34. Selon l'expression de P.-O. Huyghe, Qu'est-ce qu'un appareil? op. rit. dans l'immédiate tactilité et étant p-o urrant autonomes, c'est-
35. La référence à la racriliré fait néanmoins problème,car, comme le note détachées du corps.

228 229
dimension supplémentaire de la phrase-image quand elle
le dis-trayant. Calligraphier est un geste qui écarte, sépare,
devient plan cinématographique, dimension souvent passée
espace l'archive. Car avant que ce geste s'immobilise en
sous saence du fait d'une conception prégnante de l'identi-
<
forme stable, en calligraphie, un bref instant, il saisit et
fication ou de la projection: la dimension du renversement. ,t,1

absorbe une apparition fugace, alors le dessin ne se distingue


Ce ne sera pas la dernière caractéristique de la phrase-image pas de la couleur, comme dans le lavis. Bref, le modèle
cinématographique.
scripto-picturalo-pratique est à rechercher dans l'écriture
Revenons à notre enfant devant ses reproductions
picturale qui est un acte qui se transmet comme dans l'art
scolaires : « Dès lors que l'enfant décrit ces images en mots,
extrême-oriental, ainsi que Benjamin le rappelle à propos
il les décrit en pensée. Et cela d'autant plus nécessairement
des expositions organisées par G. Salles" au musée Guimet.
que c'est moins évident à l'oreille et plus évident aux organes
De ce texte essentiel, on peut tirer plusieurs conséquences:
du toucher et auxyeux. Il habite dans ces images. Leur suiface
- l'apprentissage de la lecture et de l'écriture ne relève
n'est pas, comme celle des œuvres d'art, un noli me tangere,
pas nécessairement d'une « violence symbolique» comme
elle ne l'est ni en soi ni pour l'enfant. Elle ne possède que des
l'écrivent Bourdieu et Passeron 39, mais plutôt d'une émanci-
virtualités allusives, susceptibles d'une condensation infinie.
pation par l'innervation;
L'enfant y insuffle de la poésie. Et c'est ainsi que lui vient,
- une pensée de la culture comme possibilité de l'art n'a
selon le second sens, matériel du verbe beschreiben [qui
pas besoin d'une philosophie de la conscience entendue à
signifie à la fois "décrire" et "couvrir d'écriture", et
partir de Kant et Husserl ;
dichten: "comprimer, densifier" et "écrire de la poésie '6"],
. - et, comme une pensée de la conscience est inévita-
sa prédilection à couvrir ces images d'écriture. Il les
.1 blement une pensée de l'aliénation (de la conscience), on peut
gribouille, leur insuffle de la poésie et, à leur contact, il
concevoir a contrario que la culture (l'industrie culturelle)
apprend, en même temps que la langue, récriture et une
1

l ' ri est pas nécessairement aliénante, ce que ne pouvaient


1

écriture poétique, créatrice: l'écriture hiéroglyphique. [... ]


Il: accepter Adorno et ses successeurs, qui se sont empressés
Nulle autre image que celle-ci ne peut initier l'enfant à la
l, : / d'oublier Benjamin quand ils ne l'ont pas malmené 40. La
langue et à l'écriture". »
Il' , question se pose ici à propos de la culture, mais elle est généra-
Texte capital parce que Benjamin vise ici, au titre de
1: : l'écriture hiéroglyphique, une écriture qui n'est pas séparée i'
III % ,8. G. Salles est l'auteur du fameux Le Regard qui eut une influence
III de l'action, où le signe graphique perce le texte donné en
l'n>nsidérable sur Benjamin (voir Écritsfrançais, op. cit.) et sur Malraux. Sur
Il;
i et G. Salles, voir notre Le Musée, l'origine de l'esthétique, Paris,
l'1,1 i:tHarmattan, 1993.
36 . Note des traducteurs de Fragments, Ch. Jouanlanne et J.-F. Poirier.
"

37· W. Benjamin, Fragments, op. cit., p. 145. ;'9. P. Bourdieu et J.-c. Passeron, La Reproduction, Paris, Minuit, 1970.
Il,: !40 . Cf la thèse de B. Tackels, L'Œuvre d'art à lëpoque de W Benjamin,
Il',l'
Il' \' 230
'1 23 1
1
III,
Il
III;
,l,
lisable : pourquoi la philosophie de la conscience est-elle si
'),
l'a souligné Benjamin, il ny a pas un original qui serait
souvent ressentimentale ? Peut-être parce qu'on n'a pas reproduit massivement: au contraire, le produit de masse est
.(;"
introduit des distinctions essentielles à la compréhension de la chose même. » C'est à partir de cette lecture qu'Adorno
la surfàce de reproduction comme détermination de la surfàce reviendra sur les rapports entre musique et reproduction par
absolue : « Il y a trois configurations sur la surface absolue: le disque 43 et que, d'une manière étonnante, il situera dans
le signe, la perception, le symbole 4'. » la reproduction le lieu et le moment de la vérité de l'œuvre
musicale. D'une part parce qu'une écoute de la musique
L'énergie cinématographique enregistrée, chez soi, permet d'accéder à l'œuvre elle-même
Le dernier Adorno 4' pourtant, tout en conservant ses , sans les parasitages physiques et sociaux d'une écoute en
positions sur l'industrie culturelle comme « idéologie de salle, d'autre part parce que le sillon que suit l'aiguille en
l'idéologie », reviendra dans les années 1960 sur le cinéma saphir du lecteur gramophonique n'est rien d'autre que
et les analyses de Benjamin développées plus de trente ans l'écriture musicale elle-même, en vérité pourrait-on dire.
auparavant, en en reprenant l'essentiel. Le premier point Non pas la notation musicale, qui n'est qu'une médiation
concerne la spécificité de la technique cinématographique: abstraite, mais cette écriture qui n'est autre que l'œuvre elle-
la difficulté de distinguer technique de reproduction et même, dans sa consistance « sismographique », là, visible
« technique immanente », technique adéquate à l'œuvre. et lisible par la tête automatique qui a en charge de restituer
« S'agissant du cinéma, sa naissance tardive rend difficile la dans le monde du son ce qui avait été à l'origine, au premier
distinction entre les deux sens du mot "technique': distinction coup, une émotion archaïque, vécue par l'enfant qui
qu'on pouvaitfaire par exemple s'agissant de la musique, où, deviendra compositeur, mais non-enregistrée ou enregis-
avant l'apparition de l'électronique, la technique immanente , trable alors. On retrouve au fond la conception psychana-
- l'organisation adéquate de l'œuvre - se différenciait de la lytique des deux temps de la temporalité de l'après-coup :
restitution - les moyens de reproduction. Le cinéma engage fi œ que l'enfant a vécu, l'affect, il n'a pu l'enregistrer. Il faudra
à supposer que les deux sens ny font qu'un, puisque, comme " toute une formation - ici musicale - pour que l'affect puisse
etre transcrit sous la forme d'une écriture que la technique
de reproduction du son fera connaître dans son immanence.
op. cit. On peut s'étonner de trouver sous la plume d'un Derrida
décidément très consensuel, l'affirmation que les critiques d'Adorno au .Comme si le matériau premier du musicien-compositeur
moment de l'écriture de L'Œuvre d'art étaient « paternelles" ! Voir . n'était pas la notation mais directement l'écriture sur le
]. Derrida, Fichus, Paris, Galilée, 2002.
41. W. Benjamin, Fragments, op. cit., p. 34.
4 2 . T. W. Adorno, Transparents cinématographiques, trad. J. Lauxerois, à t.\3. En particulier dans « La Forme du disque; Opéra; Disque à longue
paraître. "!durée ", in Les Cahiers de I1RCAM, na 7, Paris, 1995.

232 233
disque ! C'est une nouvelle dimension de la phrase-plan, dans la co-présence des singularités, est ranguienne, c'est-
celle du témoin qu'est tout homme ordinaire au cinéma, à-dire « pàienne » au sens du paganisme de Lyotard. On a
toujours en train d'enregistrer ce qu'il perd en même temps vu, à l'étude de son court texte sur « le théâtre prolétarien
du fait du défilement des images. pour les enfants que le moment de pure effectivité de la
Second point qui déborde une stricte sociologie de la représentation théâtrale par un collectif d'enfants faisait
réception (au sens où Adorno distinguait plusieurs types converger toutes les lignes de force du texte benjaminien.
d'écoute musicale, de la plus instruite à la plus distraite) : lh" Lapprentissage, émancipateur pour les éducateurs
le cinéma est cette surface de (re)production dont le comme pour les enfants, provient d'un spectacle, d'une
« matériau» premier consiste, comme Benjamin l'affirme, représentation; ce spectacle, comme tout spectacle, met en
en images de surveillance (le test politico-industriel) mises scène des masques (des comédiens, des acteurs). En outre,
à disposition des « dominants» par une sorte de dispositif il est celui d'un collectif en acte, produit de l'imagination
d'objectivation des « masses dangereuses" ». Alors, par une qui a entraîné les hiérarchies sociales dans un renversement
déformation renversante, il pourra devenir effectivement ou une dissolution. Benjamin n'attendra pas autre chose,
poétique et politique, à condition de porter sur la masse, politiquement, du cinéma.
de s'adresser à elle, d'être commandé par elle (idéalement, I:appareil cinématographique parce qu'à la fois il est
c'est Eisenstein) et de la mettre en branle. Le cinéma sera essentiellement représentationnel (et non fabulaire: ce n'est
la surface de (re)production idéalement politique parce pas une affaire de contenu, sauf celui du renversement) et
qu'habitable par la masse, ce qui n'était pas le cas des autres qu'en même temps il va au cœur du maintenant, délivre son
appareils, même pas du photographique, pourtant déjà double pàien : le carnaval". En cela, il peut être émancipateur.
largement industriel. Restera à trouver l'énergie disponible Plusieurs fois, Benjamin utilise le terme d'innervation:
pour un tel renversement et une telle mise en branle. Cette de la vue, de la vision, de la main, de la puissance créatrice,
énergie est proprement celle des bas-fonds, l'énergie à ce qui laisse entendre que, pour lui, l'appareillage du corps
l'œuvre dans le carnaval tel que l'a décrit E C. Rang. En producteur de sens n'était pas mécaniste (comme le serait au
effet, on l'a vu, toute la théorie benjaminienne de l'inter- fond une prothèse venant suppléer un défaut organique),
ruption du temps et du renversement subversif des rôles mais quasi organique. Gnnervation du corps comme du
sociaux, c'est-à-dire toute l'utopie de la plus haute intensité collectif par la mise en scène théâtrale n'est pas seulement

44· Cette hypothèse « foucaldienne Il est développée dans un texte ", 45, Sur cette question de la tradition cinémawgraphiée, voir S. RoUee,
préparatoire à L'Œuvre d'art... , op. cit. Lire à ce propos B. Tackels, L'Œuvre \ « Vryage à Cythère », la poétique de la mémoire d'Angelopoulos, Paris,
d'art..., op. cit. 1 I.:Harmattan, 2003.

234 235
réparatrice (certes, ces enfants ne peuvent rester à l'abandon) proprement artistique et politique: « [avec le cinéma] naît
mais aussi libératrice. Car ces enfants écrivent une nouvelle véritablement une nouvelle région de la conscience 49. Il est
temporalité, et c'est ce que les « éducateurs » doivent - pour le dire en un mot - le seul prisme '0 où se déploient
apprendre à lire dans leur jeu. L'appareil (cinématogra- pour l'homme d'aujourd'hui de manière claire, significative,
phique, etc.) sera émancipateur pour autant qu'il s'imposera passionnante, le milieu immédiat, les pièces où il vit, vaque
à la pseudo-temporalité du retour du même, que Benjamin à ses affaires et se divertit. En eux-mêmes ces bureaux,
appelle ennui, éternel retour, et Rang chaos de l'indistinction chambres meublées, salles de café, rues de grandes villes, gares
des morts et des vivants, retour épouvantable des spectres. et usines sont laids, incompréhensibles, désespérément tristes.
On touche ici à un point essentiel s'agissant de la question Plus: ils l'étaient et le paraissaient, jusqu'à ce que le cinéma
de la technique. Si pour Benjamin la technique est émanci- soit là. Il a fait sauter tout ce monde pénitentiaire avec
patrice, c'est qu'elle procède par innervation du corps et donc i la dynamite du dixième de seconde, en sorte que nous
du collectif, et qu'elle est entendue dans une acception ,; entreprenons maintenant entre ses ruines éparses de umgs et
«vitaliste ». Benjamin n'avait pas attendu laleeture de Marx 46 l, aventureux voyages. Le cercle d'une maison, d'une pièce, peut
pour penser l'affirmation par la technique: l'humanité (la . contenir en soi des douzaines d'étapes les plus surprenantes,
« chair », c'est-à-dire la présence historique de l'homme) des noms d'étapes lesplus étranges. C'est moins la modification
intègre, grâce à la technique, « la totalité du vivant et une constante des images que la transformation par sauts du lieu
partie de la nature ». Et il ajoute: « Fait finalement partie , de liution qui maîtrise un milieu se dérobant à toute autre
de sa vie, de ses membres, tout ce qui sert son bonheur". » C'est ouverture, et qui tire encore d'une habitation petite-bourgeoise
dans cette perspective qu'il faut comprendre la succession des •. !4. même beauté que l'on admire dans une Alfa Romeo. » On
appareils, tous émancipateurs de l'humanité. f pourrait dire, pour reprendre la terminologie ontologique de
:. Bazin!', que ce qui caractérise techniquement le dispositif
Dynamiter l'espace et libérer les apparences 'cinématographique, c'est l'invention d'une nouvelle
À propos du film Potemkine 48 , Benjamin distingue bien : temporalité (le dixième de seconde), en tant qu'elle génère
un usage de dispositif du cinéma - où la conscience (une spatialité jamais vue (le déploiement inouï d'un espace
intervient bien parce qu'il la modifie - d'un usage d'appareil iprosaïque), donc la dimension de la profondeur de champ,
.,

4 6. Le « marxisme» de Benjamin serait largement à reconsidérer. C'est Benjamin qui souligne.


47· W Benjamin, Fragments, op. cit., p. 87. ,JO. On peut noter l'utilisation de la notion de prisme qu'on retrouvera
4 8. W Benjamin, « Discussion sur le cinéma russe et l'art collectiviste en Deleuze, mais dans une perspective contraire, car relevant d'une
général» (1927), paru dans Die literarische Welt, Les Cahiers du cinéma, fbilosophie de la nature. Voir Cinéma 2, l'image-temps, op. cit.
nO 226-227, Paris, 1971.
itll A. Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ?, op. cit.

236 237
du fait de la discontinuité des plans (l'écriture de montage). de son enregistrement cinématographique. Aucun autre
Mais ce n'est là qu'un aspect de la nouvelle définition de la moyen ne pourrait restituer ce collectifanimé de moul1ement,
surface de (re) production, « véritable révolution technique plus: aucun autre ne pourrait encore communiquer une telle
qui provoque l'évolution du contenu et de la fonne ». Ce qui beauté au mouvement de l'effroi, de la panique en lui. [...]
III
importe ici, c'est que les révolutions techniques modifient Comme ici la fusillade d'Odessa, dans le nouveau film La
1111 ,

\1\1 la texture de la surface de (re)production, ce qui entraine Mère [de V. Poudovkine], un pogrom contre des ouvriers
:1'11
pour Benjamin une modification tant du contenu que de la d'usine inscrit les souffrances des masses citadines comme une
forme, pour reprendre ces catégories classiques. Les écriture cursive 5J dans l'asphalte des rues. »
révolutions de la surface de (re)production sont autant de Le cinéma est cet appareil artistique grâce auquel la
h'
coupures époquales où les couches les plus profondes de masse révolutionnaire va acquérir un nouveau droit
l'histoire vont affieurer et devenir ainsi connaissables. };autre politique 54 : donner des apparences d'elle-même. Ce droit
caractéristique, proprement artistique et politique, effet n'est pas réductible au fait du dispositif cinématographique,
d'appareil et non plus seulement de dispositif, c'est puisque à partir de la même technique, les réalisateurs
l'irruption de la masse en mouvement, c'est-à-dire l'auto- allemands de la Dfa monumentaliseront la masse, la
exposition volontaire de ceux qui, jusqu'alors, étaient rendront compacte comme l'architecture « éternelle» de
, confinés dans le monde clos de l'obscurité du labeur, n'ayant Speer. Ce qui caractérise les appareils, c'est qu'ils ouvrent
,
1
de ce fait aucune existence politique: « Mais le prolétariat la revendication de nouveaux droits qui tous concernent la
,

1 est collectif, de même que ces espaces sont les espaces du collectif revendication essentielle, esthético-politique, de donner des
Et ce n'est qu'ici, sur le collectifhumain, que le cinéma peut apparences de soi-même. C'est le cas de la narration et du
achever ce travailprismatique qu'ila commencé sur le milieu. droit du quelconque de donner de lui-même, au moment
Le Potemkine a fait date justement parce que cela n avait de son trépas, une image ultime qui condense toute sa vie" ;
jamais été donné à reconnaître aussi explicitement c'est le cas du référent photographique qui entraîne le
auparavant. Ici pour la premièrefois, le mouvement de masse spectateur dans une relation de fidéicommission '" alors qu'il
a le caractère pleinement architectonique, et pourtantpas du ; ri est plus présent, etc.
tout monumental (lire: Vfa s'J, qui seul témoigne de lajustesse

52. Puisque, en citant la Ufa, c'est Benjamin lui-même qui le suggère, deux ,S3. C'est moi qui souligne.
traitements de la foule auraient éré possibles à la même époque: celui, .H· Cf notre « Walter Benjamin: l'émancipation cinématographique », in
monumental, de Métropolis (1927), l'autre, architectonique (Potemkine, Brossac et J.-L Déone (dir.), Masse et cinéma, à paraître.
r9 2 5). Ce qui permettrait de préciser l'opposirion entte esthétisation du W. Benjamin, Le Narrateur, op. cit.
politique (cxpres'sionniste) er politique de l'esrhétique (révolutionnaire). Voir plus loin.

23 8 239
Capparition colorée l'imagination colorante introduit les formes dans un
À suivre le texte sur le cinéma, en le lisant selon la processus de dissolution progressive. Cexemple de la honte
problématique des textes de « jeunesse» sur l'imagination, est essentiel: l'enfant blanc de peau se distingue en cela de
on comprend bien que le cinéma qui lui était contemporain l'animal le plus proche, le singe, lequel commence pourtant
ne pouvait être tout à fait satisfaisant pour Benjamin. Pour à être dénudé en partie. Mais ces parties sont naturellement
l'essentiel, ces formes architectoniques de foules insurgées colorées. ne se distingue pas de l'animalité par le
en mouvement, mais en noir et blanc, pouvaient le satisfaire langage articulé, mais parce qu'il est décoloré: l'homme est
politiquement, mais pas totalement selon l'exigence de la un animal décadent. L'enfant, note Benjamin, est souvent
vérité de l'apparition. En quoi le cinéma, plus qu'un autre saisi par la honte. C'est, dit-il, qu'il a beaucoup d'imagi-
appareil, aurait pu faire préciser ce que Benjamin entendait nation. La honte, rouge vif, lui tombe dessus, d'en haut:
par « surface absolue» ? elle le voile pour le cacher aux yeux des adultes. Le rouge
Rappelons que l'imagination est un milieu ou médium de la honte ne surgit donc pas des profondeurs de l'inté-
pour la couleur. Ou que la couleur est le milieu de l'imagi- riorité, il n'exprime rien. Au contraire, il masque l'enfant
nation. au regard des autres comme sous une pellicule. Il y avait
Déjà, l'imagination est la faculté du milieu, dans tous bien eu antérieurement mise en forme, il y avait bien des
les sens du terme. Entre sujet voyant et monde vu, le vrai existences, mais cela ne concernait pas l'imagination
voyant est celui qui imagine, parce qu'en lui ce qui est vu colorante qui procure des habits colorés et dissolvants aux
et ce qui est voyant ne se distinguent pas. Quand on est un êtres. L'apparition colorée est bien un effacement de la
pur voir, on ne voit pas les formes mais les couleurs. Quand forme. Bien que la numérisation de la couleur par les
je suis voyant, je suis une couleur qui pénètre le monde par palettes graphiques provienne d'un tout autre monde que
la couleur. celui que décrit Benjamin, les effets en sont proches. Tout
La couleur doit donc être pensée en dehors de la forme, finira donc en couleur(s} : les plus belles couleurs sont celles
en dehors du rapport classique substance/qualité. La i du crépuscule, mais elles étaient là dès l'aube (le Paradis)
couleur n'est ni qualité ni substance, ou la substance, parce f; et elles sont conservées dans la grisaille de certaines
que d'elle il n'y a pas de science. Il n'y a pas de concepts de . peintures. Sur le plan pictural, les exemples benjaminiens
couleurs. Les couleurs ne symbolisent pas. La couleur, ou ne sont pas du côté de l'empâtement des couleurs, mais des
plutôt les couleurs sont des apparitions singulières, littérales. !j lavis transparents qui ont la propriété de dissoudre les
Ces singularités ne sont pas des qualités ou propriétés des ,{Contours des formes. « TOutes [les] couleurs ne sont que les
choses car, au contraire, elles viennent se poser sur les êtres facettes J'une et unique couleur de l'imagination.
pour les cacher en les investissant. C'est en ce sens que I\Bien qu'y jouent J'innombrables nuances, elle ne conna;t
i

24° 241
aucune transition, elle est mouillée, elle efface les choses en à lA fois l'objet et l'organe. Notre œil est coloré. La couleur
colorant leur contour, elle est un médium, pure propriété de est engendrée par le voir et elle colore le pur voir 58. » La
nulle substance, multicolore etpourtant monocolore, elle est couleur, ce milieu où le regard se perd dans l'altérité, est
lA coloration de l'unique infini par l'imagination 57. » finalement l'élément de la séduction. C'est la condition de
Ce qui implique que: la fantasmagorie originaire, des différentes rêveries
- l'apparition colorée est indissociable d'une fonction collectives analysées dans Paris, capitale du XIX' siècle,
masque, même quand ce masque est totalement transparent, lesquelles donnèrent matière aux idéologies qui enfermèrent
comme la couleur du lavis ; le siècle suivant dans une immanence mortelle. C'est
- celui qui imagine accueille dans l'oubli de lui-même: l'élément-couleur que Benjamin décrit dans ses protocoles
l'imagination n'est pas expression de soi. L'artiste ne veut d'expériences hallucinatoires provoquées par la prise de
pas imiter (la nature), mais simplement (l')accueillir et (la) drogue 59. La couleur comme milieu originaire par excellence
connaître formellement. La surface de (re)production, c'est où se dissolvent au bout du compte tous les dispositifs
l'accueil, c'est même ce que les sens ont en commun avant rendant possible la connaissance, en particulier la triple
toute différenciation par les arts. Tel sera exactement le rôle distinction perspectiviste kantienne: sujet connaissant/plan
de l'acteur face au dispositif de la caméra. C'est cette de projection/objet connu. La couleur est le réceptacle de
disposition qui permettra l'imitation renversante de la part tout ce qui peut arriver, de tout événement, la matrice des
du spectateur (et non l'identification à quoi l'on réduit en ! choses: « La couleur appartient au pur reçu - sansforme 60. »
général le rapport spectateur/acteur). \ Et: « La couleur est par conséquent, [... ] considérée sous
Résumons-nous. l'angle de lA nature, seulement au contact des choses :
La couleur n'appartient à aucune faculté créatrice, ni propriété 6'. )}
n'exprime aucun sens. La couleur est un milieu : elle Si la couleur est cette matrice accueillante, toujours
appartient aussi bien (comme dans les théories pré- disponible, avant toute distinction axiologique et cognitive,
newtoniennes de la perception) à l'objet vu qu'à l'objet sans forme mais les recueillant toutes, sans propriété sinon
voyant: « Un voyant est tout entier dans lA couleur, voir lA de contact, sans profondeur ou substance, mais toute en
couleur signifie plonger le regard dans un œil étranger où il superficialité, dissolvant les formes dans le mouvement,
se perdra et cet œil est celui de l'imagination. Les couleurs se
voient elles-mêmes, le pur voir est en elles, elles en sont tout S8. Ibid., p. 125. C'est, de fait, la première définition de l'aura. Laura est
" l'imagination colorée-colorante: là où l'œil se perd.
159. W Benjamin, Sur le haschich, op. cit.
57· W Benjamin, « Lare en ciel. Entretien sur l'imagination », in Fragments, (;.60. W Benjamin, Fragments, op. cit., p. 137.
op. cit., p. 128. c6l. Ibid., p. 135.

24 2 243
introduisant la vitesse dans le déplacement de ce qui se
métamorphose sans fin; alors on ne peut qu'en déduire que Les textes de Benjamin appartiennent à ce qu'il aurait
Benjamin s'approchait de la khôra du Timée de Platon. La lui-même appelé préhistoire s'agissant d'un genre littéraire,
khôra, rappelle Nancy, « est l'ouverture du "lieu"général ou mais ici, pour un appareil : le cinéma, et plus précisément
générique, le lieu ou 'te chiasme abyssal" (Derrida) de la pour un genre artistique cinématographique : le cinéma
plasticité et la mimésis originaire d'où Sort le monde, [elle] expérimental, canadien de l'après-guerre par exemple, ou
estprécisément comme telle cela à partir de quoi ilpeuty avoir celui de Godard. Ce genre trouva d'ailleurs assez vite son
la diversité des éléments comme telle. [...] La khôra elle-même aceomplisement sous deux formes dont on peut penser qu'il
n'est rien d'autre que la pâte de la différence, ou l'élasticité les aurait opposées dialectiquement: un drame historique
de l'espacement 62. » Benjamin avait, poïétiquement et postrévolutionnaire comme Ivan le Térrible (en particulier
ontologiquement, besoin d'un milieu qui n'existait pas la dissolution des formes des danseurs dans le rouge qui
encore techniquement, seulement naturellement alors envahit tout dans la seconde partie), et des comédies
comme couleur(s) de l'arc-en-ciel, ou Culturellement comme musicales étasuniennes comme Un Américain à Paris et JOus
décalcomanies, bulles de savon, projections de lanterne en scène (Minelli), Chantons sous la pluie (Donen-Kelly) 6 3•
magique, images de livres pour enfants, etc. U où Platon
déduisit la nécessité d'un tamis pour faire le partage entre
63. Cyril Neyrat signale la rareté de ces scènes dans sa thèse (à paraître) :
le bon grain (l'Être) et l'ivraie et put le concevoir en le « Dans !4 plupart des numéros des grandes comédies US des années cinquante-
métaphorisant à partir d'un engin existant, Benjamin sut soixante, les corps sont plutôt mis en valeur par des costumes qui tranchent sur
le décor. Il est rare que les mouvements se ''dissolvent': ils sont en généralplutôt
qu'il avait besoin d'un milieu identique, indispensable aux mis en valeur, détachés du fOnd de l'image. » Et il ajoute : « On pense plutôt
différents appareils, aux différentes époques de la surface de au début de Le Mépris. Godardy met en scène le travail de l'imagination contre
(re)production, aux arts. Ne serait-ce que parce qu'il n'y a le dispositifde reproduction objectivante. On a assez comparé le corps de Bardot
allongée à une statue: fOrme pa1aitement définie/dessinée, enfirmée dans !4
pas de surface sans accueil, pas de surface de (re)production
ligne. Lesfiltres successifi de couleur dissolvent les lignes. La séquence repose sur
sans surface d'accueil. Mais il ne put faire plus que l'imaginer une énumération mécanique, très vite prévisible: ''et mes bras, et mes jambes,
comme imagination colorante et l'expérimenter sous drogue. et mes fisses, et mes pieds... " Programme d'identification, déroulement logique
Néanmoins, il avait trouvé le milieu, l'équivalent de ce qui d'un schéma dessiné par avance. Contre cette logique joue celle de !4 couleur:
événements chromatiques qui viennent perturber lënumération, événements
pour d'autres sera substance, ego cogito, géométral, nature imprévisibles qui détournent l'attention du programme de dissection des parties
naturante, Esprit, etc: la surface absolue. Le cinéma des d'un corps-objet. Godardjoue là-dessus: le corps-objet, le fétichisme du cinéphile
couleurs est la meilleure approximation de cette surface. - il déjoue cette logique d'identification du cinéma c!4ssique. »
Godard: « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos
désirs. Le Mépris est l'histoire de ce monde. » Le Mépris. histoire du cinéma
62. }.-L. Nancy, Les Muses, op. cit.
classique (i.e. du découpage hollywoodien), ouvre sur ce qui succède à ce
monde, en le défaisant. Dès la première séquence, Godard mer en scène

244
245
Des groupes dansant où, du fait du mouvement et de son
accélération, la couleur s'émancipe des corps, venant tacher
l'écran et masquer les spectateurs, englobant tout en une
seule surface.

ADORNO:
LE CINÉMA ET LE NOUS

Si les appareils, comme nous essayons de les analyser, sont


des déterminations qui auront fait époque, de la surface de
, (re)production, alors la dimension de la transmission est
intrinsèque. Point important qui va permettre de distinguer
. appareil et mass media, transmission et communication, alors
que l'enjeu reste bien l'entre-exposition des singularités, c'est-
( à-dire la dimension collective du nous et pas seulement la
mémoire et l'information. Il y a deux textes essentiels chez
Benjamin s'agissant de la transmission, de la mémoire, de
ce passage, certe déformation d'un monde-objet qui ouvre sur le cinéma l'expérience: Le Narrateur. Réflexions sur l'œuvre de Nicolas
moderne. Voir Histoire(s) du cinéma. Tout le travail de déformation des
. Leskov et L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité
images préexistantes par la couleur, par l'imposirion de couleurs, le
changement de couleurs. La couleur, autant que le montage (donr elle fair ! technique. Ces deux textes sont contemporains (1936), le recto
J'ailleurs partie), esr un moyen essentiel de déformarion pour Godard dans , et le verso d'une même réponse. Le premier porte sur un
ces films. Comme le montage, elle vient défaire ces images, les libérer des
certain appareil, décisif à l'ère de la production artisanale: la
identificarions d'origine, y libérer des signes jusqu'ici inapparents. Cf
P. Bonitzer, « Les morceaux de la réalité », in Le Champ aveugle: essais sur narration ; le second sur un autre appareil : le cinéma,
le réalisme au cinéma, Paris, Perite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999. essentiel à l'ère de la production-reproduction industrielle.

247
On peut faire l'hypothèse que la problématique générale domination par la Nature: le mythe correspond à la fantas-
de la production industrielle permet de fà.ire entrer la question magorie des images dont on peut faire l'expérience grâce aux
de la tradition orale et de son autorité propre dans le cadre drogues. Ce qui est commun aux deux, c'est l'envoûtement,
de l'analyse de ce qui n'a plus en soi-même d'autorité: le l'ensorcellement: la répétition du Même, l'éternel retour
cinéma. C'est en effet au moment où Benjamin s'interroge dans le cas du mythe, l'absorption dans une rêverie
sur l'appareil cinématographique qu'il revient sur d'autres collective parfaitement aliénante dans le cas des images.
époques de la transmission de l'expérience. La narration, l'épopée, consisteront en une libération
Car narration et cinéma sont les deux pôles d'une supposant bien une technique : celle de la transmission
humanité appareillée selon les deux grands moments du d'une expérience collective dont on conservera ainsi la
rapport de l'homme à la technique: d'abord celui où la mémoire, sur un fond d'aliénation à la Nature, ou plutôt
technique permet à l'homme de maîtriser la Nature, ensuite au temps cyclique. Cette technique émancipatrice relève, on
celui où elle a pris tellement d'importance qu'elle devient l'a dit, de ce que Benjamin appelle « première technique ».
comme une seconde Nature face à l'homme. C'est alors que Le cinéma est une autre technique, d'images et de sons,
le cinéma aura une fonction d'émancipation: l'homme peut tout aussi émancipatrice et collective, mais comme les
espérer se libérer peu à peu de la seconde technique (qu'on techniques ont pris le dessus sur la nature et l'humanité,
appelle aujourd'hui techno-science) par un appareil qui, elles deviennent aliénantes à leur tour. D'où la nécessité
comme tout appareil, est bien d'essence technique! C'est d'une nouvelle catégorie d'appareils permettant de lutter
dire que l'horizon du cinéma, ce n'est pas la Nature, mais contre cette seconde nature purement artificielle. La
une technique aliénante, présente aussi bien chez Chaplin nécessité du cinéma ne peut se comprendre qu'en rapport
que chez les burlesques étasuniens. Au contraire, l'horizon à la seconde technique : l'époque de la technique qui
de la transmission narrative, c'était bien la Nature, celle qui s'impose aux hommes, dans ce paroxysme qu'est la guerre,
s'exprime dans le mythe. C'est pour cette raison, massive, entendue comme déchaînement des techniques, ensorcel-
que le cinéma ne relève plus d'une poétique de la mimésis. lement de l'homme par la technique, esthétique du choc
Que l'on tourne la notion comme l'on veut, l'industrie ne pour le choc lui-même. Ce qui, pour Benjamin, caractérise
parachève pas la Nature ! l'esthétisation de la politique célébrée par les futuristes
Chez Benjamin, on l'a vu, il y a bien en sous-main une italiens ou les fascistes allemands de la « bande à Jünger ».
philosophie de l'émancipation, un fil rouge. Sur le plan de Pour caractériser cette distinction essentielle en termes
l'expression, on distinguera des époques de la littérature de temporalité : la narration caractérisera une certaine
comme on avait distingué des époques de l'image, en partant temporalité, celle du don et du sacrifice, quand tout doit
toujours d'une époque originaire ou d'un stade de la se jouer « en une seule fois ». Alors que le cinéma

24 8 249
fi'
't·
correspondra à la temporalité du jeu: quand « une fois n'est -
Ceux qui narrent resteront anonymes et ce qu'ils narrent
rien », est inessentielle, quand une partie annule la
n'a rien d'exceptionnel. Ils ne narrent pas le parcours géogra-
précédente, quand on peut toujours recommencer (d'où
phique d'un héros, Homère ne sera donc pas un narrateur,
l'importance du jeu dans le texte sur le cinéma, du jeu de
mais presque déjà un romancier. Le roman, toujours déjà
l'acteur comme performance sportive, du jeu qu'introduit
individualiste et « bourgeois» s'attachant au contraire à
la caméra dans l'espace perceptif quotidien, du jeu de
relater l'exceptionnalité d'une vie, par exemple l'incom-
l'acteur comme reproduction de ces tests qu'ont à subir tous
parable singularité de Don Quichotte. Le roman, dès lors,
les producteurs soumis à la chaîne industrielle, du cinéma
ne pourra être éducatif, malgré une tentative comme celle
se jouant d'un avenir prévisible et catastrophique' et en cela
de Goethe (Les Années de pèlerinage de l.v. Meister). Le
le désamorçant par une Sorte de catharsis préventive).
noyau de la narration serait plutôt le moment où un homme
Même si le cinéma n'a rien de narratif (on est très loin
quelconque est apparu à lui-même, celui où, à l'agonie, le
des thèses le réduisant à une fable), les points communs sont
plus pauvre d'entre tous peut transmettre le condensé des
nombreux. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit bien de
moments où il s'est effectivement saisi. Quel que soit
transmettre une expérience collective. Pour la narration,
l'appareil de transmission, le contenu de vérité d'une œuvre
celle du voyageur (le marin), du paysan, de l'artisan. Ce SOnt
pourra se résumer à la vérité de la connaissance de soi de
des artisans, relevant de ce que Hannah Arendt appelle
la condition humaine entendue comme entre-exposition des
« homo fàber' ». La narration est le mode de transmission
singularités et non comme Nature: l'ébranlement du corps
de l'époque de la production liée à l'artisanat, dans la mesure
dans une émotion signalant la transgression de la loi
où ces hommes sont en rapport avec les lointains: géogra-
archaïque', la connaissance des lointains de l'homme
phique et spatial pour le marin et le commerçant, chtonien
producteur d'objets uniques, la prise de conscience par
et temporel pour le paysan. On insistera sur le lointain: il
l'homme des masses de son essentielle exposabilité du fait
s'agit bien de l'expérience, mais appareillée, de l'aura,
de la généralisation industrielle du test.
puisque ces hommes nous rapportent une expérience de
La mort, l'expérience la plus universelle, est au fond la
l'altérité, de l'événement (le passé, les confins, le pagus').
condition de toute narration (Les Mille et une nuits) et ce
qui est transmis est de l'ordre de la vérité: ce sera une
1. Le sommet serait ici l'étonnant film politique de Zwick : Etat de siège,
comme pour préparer les USA au II septembre.
sagesse, dont les moralités des fables modernes sont de
2. H. Arendt, Condition de l'homme moderne, op. cit. faibles échos (La Fontaine). Narrer, c'est donc au moins une
3· On ne dira jamais assez la proximité des textes de Lyotard avec ceux de
Benjamin sur le paganisme, la narration, la couleur, le carnaval, la
discontinuité temporelle, etc. {J, 4. Voir W Benjamin, Fragments, op. cit., et la reprise de ce thème essentiel

.
chez Adorno.

250
251
fois rendre proche le plus lointain. Ce qui est raCOnté ne
délivre pas un savoir dénotatif ou la réponse à une question, narration et information : l'information ne peut pas
mais plutôt un conseil: cela aura suffisamment d'épaisseur envelopper un événement, mais seulement une nouveauté.
pour que chaque auditeur du récit puisse encharner à sa Elle n'a pas d'autorité intrinsèque, elle est seulement
manière, entendre ce qui le concerne. Il y aurait presque le vérifiable. Elle ne provient pas des lointains, seulement du
côté oraculaire d'une certaine parole analytique. Ce qui est voisinage, du proche. L'information est toujours de
transmis aura donc une certaine épaisseur, une certaine proximité, c'est pour cette raison majeure que les médias (de
matière, qui permet de comprendre qu'on doit enchaîner. la grande presse à la télévision) ont permis le développement
On encharne sur une histoire par une autre histoire. Par une d'un « village global)} au sens de McLuhan. Un monde réduit
multiplicité d'histoires comme il y a une multiplicité de à la situation, aux petites histoires du village et non le village
destinataires, de la même manière que le premier historien devenant monde. L'information ne permet pas de penser
sera le chroniqueur se bornant à mettre en série des noms parce qu'elle stérilise l'enchaînement. Cette missive
propres, des noms de lieux et des dates, la matière première (l'événement « médiatique )}} que je reçois est un missile
de toute historiographie classique. contre lequel la paroi de l'appareil psychique peut seulement
Il y a deux manières de dégénérer pour la narration: par se protéger et doit être constamment restaurée. C'est ce que
le roman et par l'information médiatique. Point important Freud appelle conscience, Benjamin, expérience vécue
pour une réflexion « intermédiale )}. La narration a une (Erlehnis). L'information est sur le même plan que ce qui a
autorité intrinsèque, puisqu'elle transmet un événement de été vécu sans pouvoir devenir une expérience 6 : la terreur
ponée universelle. Au contraire, l'information est unilatérale, inénarrable de celui qui a subi les assauts des obus au fond
élémentaire: elle s'avance toujours précédée d'un ensemble de sa tranchée, les espoirs collectifs des révolutions qui se
d'explications, elle ne permet pas de penser l'événement, par sont transformées en totalitarismes, et d'une manière
nature imprévisible, sinon d'y réagir'. On comprend qu'on générale toutes les grandes faillites de l'histoire qui n'ont pu
en ait dévelOPpé une science et une économie (la « nouvelle )} être mises en récit et donc transmises.
économie) et qu'elle ait permis à l'industrie de se redéployer De ces chocs, que beaucoup auront subi, il n'y aura pas
alors que tous les autres secteurs de l'économie étaient eu d'expérience, il n'y aura rien à transmettre, pas même
saturés. L'oPPosition est alors très claire chez Benjamin entre une fable. Car une fable au sens classique, aristotélicien, est
déjà une présentation de situation, puis celle d'un nœud et
finalement un dénouement. Peut-on affabuler à panir du
5· Le terme de réactivité est d'ailleurs devenu synonyme de vigilance et de
spontanéité... Triomphe des forces réactives selon Deleuze lecteur de désastre? Est-ce à dire qu'il ne restera rien de cette crise de
Nietzsche?
.,;"

6. W. Benjamin, Expérience et pauvreté, op. cit.

252
253
l'expérience ? Il faudra aller chercher l'expérience vraie et préparatoire à L'Œuvre d'art... que nous avons déjà
sa transmission ailleurs, non pas dans la lumière excessive évoquée. Benjamin nous donne un mythe, comme l'avait
de la nouveauté et dans le caractère toujours déjà ruiné de fait Alberti dans Delld pittura, un mythe érotique. Ce mythe
son souvenir, mais dans le caractère nocturne de la de Narcisse, à l'ère de l'industrialisation de la production,
remémoration écrite, la seule capable, comme chez Proust,
concerne les prolétaires au miroir. Car les dominés, les
de dessiner les traits d'une expérience vraie (Eifahrung). prolétaires, sont soumis depuis toujours à une séduction
t
De l'autre côté, le roman conserve une certaine 5 quasi amoureuse, auratique, exercée sur eux par les
Ir
complicité avec la narration: tous deux sont des modes de .. possédants : dans le face-à-face entre les deux classes, les

la mémoire. Mais le roman, ne s'attachant qu'à un héros, i rêves des dominés se perdaient dans les lointains idéolo-
ne peut privilégier qu'une mémoire « interne» : celle d'un ç; giques des possédants 7. Peu à peu, les dominés ont compris
haut fait, qui peut être d'ailleurs parfaitement anodin que tel ne devait pas être leur destin et les classes se sont
comme chez Flaubert dans L'Éducation sentimentale, sans séparées. Les dominants ont commencé à prendre peur et
aucune portée universelle puisque le temps qui s'y déroule ont recouru à l'observation objectivante des dominés, au
se sépare du sens, selon une distinction établie par Lukacs. test. Benjamin caractérise ce régime de la visibilité par
Tombeau d'une singularité, le roman ne donnera lieu qu'à l'importance du test qu'il élargit au politique dont la
une « mémorialisation ». Le monument à la gloire d'une condition est toujours l'apparaître. En outre, que l'ouvrier
subjectivité: il transmet uniquement le sens d'une vie. Le soit testé à son poste de travail ou que la masse soit l'objet
roman n'est donc pas pour Benjamin un véritable appareil, d'études statistiques, c'est le mode de connaissance qui a
même si c'est un genre littéraire, parce que son référent n'est changé. Une philosophie transcendantale ne pourra
pas le collectif et sa signification, la mémorialisation d'une dorénavant faire l'économie d'une réflexion sur les appareils
singularité. Le roman serait le genre littéraire de l'époque si l'on suit Adorno à propos des industries culturelles: « Le
de l'appareil perspectif. formalisme kantien attendait encore une contribution de
Revenant sur les récits de Leskov, Benjamin conclut l'individu à qui l'on avait appris à prendre les concepts
que, influencé par Origène, ses récits merveilleux rendent fondamentaux pour référence aux multiples expériences des
possible l'apocatastase, le salut final de toutes les âmes dans sens ,. mais l'industrie [culturelle] a privé l'individu de sa
la théologie orthodoxe, salut qu'il ne faut pas entendre fonction. Lepremier service que l'industrie apporte au client
comme une transfiguration mais comme un « désensorcel-
lement ». C'est une autre manière de parler d'émancipation.
7. C' estlà l'acception primitive de l'aura: on comprend alors que le cinéma
Ce sera aussi l'objectif du cinéma, à l'ère de la doive émanciper de cette aura, la ruiner. Ici, aucune nostalgie chez
production industrielle cette fois, selon cette note Benjamin.

254 255
est de tout schématiser pour lui. Selon Kant, un mécanisme
Rappelons-le: la temporalité dominante est dorénavant
secret agissant dans l'âme préparait déjà les données
ceHe de l'indifférence à J'événement: unefois est n'importe
immédiates de telle sorte qu'elles s'adaptent au système de ;f{-
queHe fois. Le registre général est celui du quelconque et
la raison pure. Aujourd'hui, ce secret a été déchiffiP. »
donc de la masse qui devient le seul sujet de J'histoire. Mais
Un nouveau principe d'appareillement, gnoséologique,
cela n'implique pas qu'elle n'ait rien à attendre, qu'elle ne
d'identité, apparaît: la norme, qui permet tous les calculs
soit pas, d'une certaine manière, attendue. Il est toujours
de variables. La question sera alors ceHe-ci : soumise à la
question de sauvetage puisqu'il est bien question de
norme, qu'en est-il de J'expérience, qu'en est-il de sa
désensorcellement, politique cette fois. Par le cinéma. Le
transmission ? Même si J'ouverture du texte sur le cinéma
cinéma est cet appareil grâce auquel les séductions de la
porte, en apparence, sur la reproduction des œuvres d'art,
marchandise (de la nouveauté) peuvent être rompues. Plus
la problématique du texte concerne au premier chef
précisément, le cinéma va devenir un enjeu politique de
J'industrialisation de J'image. La photo et le cinéma qu'eHe
premier ordre. Si une émancipation est possible du fait
prépare sont des appareils de production industrieHe de
du cinéma, une aliénation J'est aussi; par la production de
J'image. C'est pour cette raison que la question de J'authen-
stars, à cause de quoi les pouvoirs de la fantasmagorie
ticité, de J'unicité, de la présence ici et maintenant d'une
redeviennent prégnants, par la production de l'imagerie
œuvre, de sa transmission quasi narrative (du fait du coHec-
d'un peuple réunifié à partir de fragments montés pour
tionneur), se pose de moins en moins. Il y a encore un peu
générer la représentation d'une belle communauté w.
d'aura dans le cas du portrait photographique, puisque la
Le cinéma est un appareil par lequel les dispositifs de
référence physique à une singularité est toujours présente,
surveiHance et de savoir sont retournés. Au départ, J'homme
beaucoup moins dans le cas de J'exposition de J'acteur de
de la masse est tout autant une production industrieHe de
cinéma qui n'est pas un comédien de théâtre, et absolument
J'humain que les pièces qu'il fabrique. Sa vie, ses conditions
plus dans celui de J'image numérique dite de synthèse,
de vie ne présentent aucune exceptionnalité (on ne saurait
laqueHe est une image industrieHe par exceHence, dont la
faire un roman prolétarien). Soumis aux normes, il
source est un langage, mi-naturel mi-logique, comme pour
le dessin industriel 9. n'entretient aucun rapport avec les lointains (le passé, le
pagus) : il ne peut devenir narrateur (il n'y a pas de
« merveilleux» ouvrier). La Nature ne lui parle pas, le

8. T. W Adorno et M. Horkheimer, Dialectique de fa raison, Paris,


merveilleux des contes de fées est confiné à J'enfance.
Gallimard, 1983, p. 133.
9· M. Porchet, La Production industrieffe de l'image: critique de lïmage de
synthèse, op. cit. !O. S. Kracauer, De Caligari à Hitler: une histoire psychologique du cinéma
allemand (I9I9-I933), trad. Cl. B. Levenson, Genève, LÂge d'homme, 1984.

25 6
257
Comme Je film éJaboré à partir de fragments sans rapport
Jes uns avec Jes autres - d'où Ja nécessité du montage _, tournages d'un même pJan et séJectionne Je meilleur. Le geste
de J'acteur est dans Ja stricte continuité du professionnel dont
J'expérience de J'homme des villes est disloquée ". À Ja Jimite,
i, puisqu'iJ est assujetti à Ja réalisation de normes coHectives, iJ reproduit J'acte, sauf que Ja finalité ne se réalise pas : Je
jeu de J'acteur est un jeu d'essai (Téstleistung), proche de Ja
Il
1
J'homme de Ja masse n'a pas pJus d'épaisseur qu'une
Il information. TendancieJJement, iJ va vers J'immatérialité du finalité sans fin chez Kant. « Le film pennet que l'exécution
l'II'
,,', d'un test (professionnel) soit exposable en jouant cette exposa-
Il
calcu1abJe: son être se réduit à J'apparence qu'iJ donne de
bilité elle-même comme un essai (Test). L'acteur va assumer
lui aux dispositifs qui Je testent. Son existence, c'est sa
l'exigence de l'essai (festforderung), ce qui signifie qu'il va
"

1
'
capacité à être testé, sa testabilité, sa totale conformité _
"

11 1

I:!',,1 qu'on peut vérifier - à Ja réalisation d'une norme. C'est pour sauvegarder son humanitéface à l'appareil L'intérêt de cejeu
cette raison que J'acteur ne devra être rien d'autre qu'un (Leistung) est immense, car c'est devant l'appareil qu'une
grande majorité des habitants des villes se trouve dépouillée
homme de la masse : Jui aussi est testé par un conseil
de son humanité dans les bureaux et les usines durant toute
d'experts, Jui aussi est un homme quelconque, tiré presque
au hasard de Ja fou1e, Je temps d'un tournage. Mais, à Ja la durée d'une journée de travail. Le soir, ces mêmes masses
remplissent les salles de cinéma pour faire l'expérience de la
différence de ceJui qui est rivé à sa machine, J'acteur choisit
revanche que l'acteur de cinéma prend pour elles, non
de donner ses apparences: iJ est maître de ce qu'iJ Jivre de
seulement en affinnant son humanité - ou ce qui leur
Jui. L'acteur renverse Ja passivité de Ja testabiJité en activité
apparaît tel- face à l'appareil, mais surtout en se servant de
de Ja maîtrise, parce que Ja caméra Jui Ouvre un espace de
celui-ci pour son propre triomphe u. »
jeu: le « jeu artistique» (Kunstleistung) , c'est-à-dire une
surface de réversibiJité. La notion de jeu est au centre du I..:acteur sait qu'iJ joue pour et «;levant une masse invisibJe
film sur un fond d'indifférenciation des matériaux. Car Je qui Je contrôle, iJ sait qu'il doit jouer Je moins possibJe (être
matériau, c'est bien Je quelconque, la Jittéralité. C'est pour un homme quelconque jouant son propre rôJe) : « L'acteur
type, au cinéma, se joue seulement lui-même. » Le voir, c'est
cette raison que Ja valeur dominante du cinéma est Ja perfec-
tibiJité: un film est toujours perfectible, à Ja différence d'un apprendre spontanément à jouer, c'est déjà être un acteur
marbre classique (<< valeur d'éternité » de Ja statuaire en disponibilité, parce qu'avec Je cinéma, la surface de
(re)production devient habitabJe par tous; Je cinéma est alors
grecque). C'est le montage comme écriture qui fait que
J'ensembJe relève de l'art, pas Jes matériaux. Le monteur met
12. Thèse IO de la première version de L'Œuvre d'art... , erad. B. Tackels. Cf
en compétition, selon Je modèJe du Sport, Jes différents B. Tackels, L'Œuvre d'art à lëpoque de W Benjamin, op. cit. Tomes ces
citaeions de Benjamin sont des eraductions de la première version
II. A. Doblin, Berlin Alexanderplatz, op. cit., et la présentaeion de Benjamin. (manuscrite) de L'Œuvre d'art... , ancérieurement déposée (ee forc peu
exposée) à la Biblioehèque Naeionale.

258
259
fondamentalement démocratique. Possibilité universelle de
D'autre part, le cinéma, en donnant accès à l'inconscient
réversibilité de la surface de (re)production et démocratie
psychique, relie la masse au lointain, non plus géographique
sont liées. Au fond, l'appareil cinématographique transmet
ou historique, mais à celui de l'aliénation mentale. C'est une
l'essence de la démocratie. Non seulement parce que tous
figure du lointain où le cinéma (Bergman : Persona) se
sont des êtres parlants '3, mais parce que tous peuvent
trouve en compétition avec la narration. Le cinéma
apparaître. D'où le droit politique à être filmé. Personne ne
1'1,1: •
prolonge le mouvement d'inclusion de tous les hommes
,'!' sera condamné à l'inapparence, à l'invisibilité: tous en scène,
'11,1, dans le giron de l'humanité - mouvement initié par les
pour jouer seulement eux-mêmes. Les dispositifs de contrôle
I!II, Lumières -, tel qu'il n'yen aura plus hors l'humanité, hors
1
1 des dominants ne faisaient pas monter sur scène, au
1

IIII!I
'
le sens commun, fors le sens '.. I..:extension des droits est
contraire, ils confinaient dans l'invisibilité des découpages
1 11
1 '
donc une conséquence du cinématographiable jusqu'à ce
I l, technico-professionnels (les sondages). Le cinéma renverse
i,':' , qu'on puisse imaginer que des êtres rationnels, de fait non-
cela et confirme que la masse est constituée de singularités
'l' humains - dont le corps ne sera plus celui du « vieil
1'1 qui s'entre-exposent les unes les autres. La nouvelle dignité,
,'11 ' homme », néolithique - succèdent peu à peu à ceux pour
I!II, c'est avoir le droit non pas de jouer un rôle, mais de jouer
qui la sculpture des frises du Parthénon constituait un
,III, son existence au su et au vu de tous: le droit de se présenter
aboutissement indépassable.
illl ' soi-même. Que chacun puisse ouvrir son propre espace de
I, Donc L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité
Il', ' jeu. Cela semble même plus important que de prendre
l'l technique 'S est un manifeste politique au même titre que le
"II , conscience de soi en tant que classe, car la connaissance
I
Manifeste communiste. Ce nouveau droit politique ne peut
ill/ acquise par un groupe du fait du cinéma et donc toutes les
surgir comme une revendication que parce que le cinéma
1

1 ,
I" ,
11
possibilités d'identification à un imago, supposent au
est un appareil et non un dispositif. Un appareil suppose
l' préalable que le groupe donné sache qu'il a le droit d'appa-
un autre rapport à la loi, un dispositif, un autre rapport au
,'
1
l '
111
11
raître. Ce n'est pas une identification mais une certitude.
pouvoir. En effet, Benjamin déclare puissamment que,
111
'1
: Récapitulons les apports de Benjamin.
l'III
I' , dorénavant, tous ont le droit de donner d'eux-mêmes des
D'une part, le cinéma est, dans l'histoire des appareils,
11 apparences : « Dans le domaine du film, les actualités
11
l,I,'
'
le seul qui ait donné à la masse la certitude qu'elle pouvait
démontrent sans équivoque que tout individu [einzeln : isolé,
11
': apparaître, qu'elle en avait le droit, pour elle-même. C'est
11
i séparé] peut se trouver dans la situation d'être filmé. Mais
1111'
1
;: pour cette raison que les acteurs doivent émaner de la masse,
.1 ,1 1
l,l,II! sans pour autant la représenter.
III:' 14. Les « fous », mais aussi les sourds et muets, les aveugles, les déficients
111",

,l'
III
13· J. Rancière, La Mésentente, op. cit. intellectuels.
111'/' 15. B. Tackels, L'Œuvre d'art à lëpoque de W Benjamin, op. cit.
1

'1
1111

III"
Ili '/' ,
260
261
111
11 :
'1 1

l,II ',

Il,
1
,, '
cette possibilité ne suffit pas. Chaque homme aujourd'hui a elle est enveloppante et distrayante ,8. McLuhan aurait utilisé
le droit [Anspruch : revendication] d'hre filmé ,6. »
le terme de massage. On habite un film comme une
Comment un appareil pourrait-il introduire à un droit architecture : d'emblée, la perception est collective, jamais
s'il n'était que technique? Comment le fait d'un appareil (la privative ou singulière. Mais si l'architecture n'est pas en elle-
photo, le cinéma) pourrait-il modifier l'ordre du droit, le même un appareil, elle peut toujours être appareillée
statut du politique ou, plus précisément, la manière (l'architecture postmoderne l'est par le musée). rarchitecture,
d'intervenir sur la place publique en donnant de soi-même comme le théâtre, est un mode d'espacement qui a un a
des apparences que l'on maîtrise au lieu de les subir? Et cela priori cultuel : la scène (la différence spatiale entre le sacré
pour tous, puisque ce qui est en jeu, c'est un droit universel et le profane). Au contraire, pour le cinéma la scène est
qui concerne la multiplicité des singularités en général et non toujours a posteriori, parce que construite selon les lois de
pas un groupe social et politique plus ou moins étendu, l'enchaînement entre les plans. Malgré les apparences, un lieu
comme telle corporation du temps de Rembrandt (La Ronde clos cinématographique, comme chez Lynch ou Sokourov,
de nuit de 1642). n'est pas sous la dépendance du cube scénique théâtral '9.
Par son versant dispositif, le cinéma appartient à Si la dimension collective est au cœur de la réception, le
l'économie en son âge industriel car, nécessitant d'importants cinéma ne devrait plus être le lieu de surgissement du sujet
capitaux, tout se passe comme si la masse elle-même prenait de l'esthétique décrit par Kant. Certes, Kant rencontrait bien
commande d'un film. C'était vrai déjà de l'architecture, dans la Critique de Û1. faculté de juger la dimension de la
en particulier dans son moment gothique. Cinéma et quantité, elle lui permettait de caractériser le jugement
architecture sont d'ailleurs proches pour Benjamin, on l'a vu, esthétique comme un jugement dont la portée était universelle
puisque aussi bien ils s'adressent à la masse (immensité de puisqu'il était en droit communicable. Mais le destinataire
la salle de cinéma décrite par Kracauer '7, volume considérable restait bien une singularité: le sujet esthétique. Tout autre
de la nef gothique), et que ce faisant, ils ne s'appréhendent est la dimension du destinataire d'une réception collective.
pas visuellement (on ne se concentre pas sur une forme), mais répoque du cinéma est réellement celle de la quasi-
tactilement (par l'habitude, en se laissant aller, sans focaliser simultanéité: c'est dans le même temps et au même lieu que
comme on le ferait pour une peinture ou une sculpture). La la réception a lieu, et non pas, comme pour les autres appareils
réception d'un film est plus haptique et tactile que visuelle,
18. Sur la notion de distraction, voir l'importante contriburion de
P.-O. Huyghe et la discussion de Cl. Amey, in Qu'est-ce qu'un appareil ?,
16. Thèse 13 : Le droit d'être filmé.
op. cit.
17· S. Kracauer, Le Culte de la distraction, in Le Voyage et la danse, Saim- 19. Cf la thèse et les travaux de Diane Arnaud sur Sokourov (à paraître
Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 199 6 .
chez L:Harmartan).

262
26 3


« modernes », pour quelques-uns et peu à peu. C'est une dans la quasi-simultanéité, du dispositif cinéma-télévision, à
esthétique « monde » comme l'est la réception du medium la différence du cinéma des années 1930, les foules ne sont
radiophonique. La plupart du temps, au moins depuis Barjavel
\i!,' quasiment plus représentées, n'ont plus droit de cité à l'écran,
et son Cinéma total"", on a interprété cette généralisation en sauf comme virtualités numériques '4.
tennes de mainmise totalitaire. De même qùon peut, à la suite Car, avec la production cinématographique, la foule
de Rancière", lier une révolution politique (la démocratie occupe fondamentalement les quatre postes de la communi-
moderne opposée à l'antique) à la généralisation du jugement cation (destinateur, destinataire, référent, signification du
de goût kantien, et donc à l'institution de la culture (musée, message). Ne serait-ce qùen raison des capitaux mobilisés,
"1
patrimoine, etc.), de même fà.udrait-il tirer les conclusions des la foule commande le film par l'intermédiaire du producteur
propositions benjaminiennes sur le cinéma. Si l'horiwn est
1

I
l
,1 ou de l'État (elle est destinateur), le film s'adresse à la foule
1:'
celui d'une esthétique monde, est-ce que cela a encore un sens des spectateurs (le public destinataire). Dans les années
de développer une herméneutique (Gadamer) à propos d'un d'avant-guerre, ce qui était en référence, c'était la foule elle-
film, comme de l'esthétique en général? Ou une iconologie
"

"
même (King Vidor, John Ford (Vers sa destinée), Capra
(Panofsky) ? Une sémiologie, une psychanalyse appliquée, (L'Homme de la rue), Kazan (Un homme dans la foule),
1 etc. ? Pourtant, il fà.udra bien conserver la possibilité d'une Eisenstein (Octobre), Lang (Métropolis)). Benjamin ajoute
JI/: esthétique, mais sans sujet, ne serait-ce que comme esthétique que, du côté du contenu, à chaque fois, la signification de
de l'homme quelconque, banal, au cinéma, du fà.it de cet ces films concerne directement le monde. Car essentiel-
appareil et à partir de lui u. Benjamin a compris le premier lement, avant et en deçà de chaque film, ce qui est en jeu,
'III
'l, que le destinataire n'était plus le sujet classique, que le sens c'est ce mode d'exposition spécifique du multiple. Car, à la
mobilisé n'était plus seulement la vue, que la réception n'était différence de tous les autres appareils (la perspective, le
plus focalisante, mais inconsciente, au sens que lui donnera musée, la photo, la vidéo, etc.), le cinéma détermine 1'« être-
plus tard le kleinien Ehrenzweig Ll. Paradoxalement avec» en termes de multiplicité ouverte.
aujourd'hui, alors que le monde est le véritable destinataire, Le cinéma de foule tel que l'analyse Benjamin permet
d'aller au cœur de l'appareil cinématographique, comme les
20. R. Barjavel, Cinéma total: essai sur les fOrmes fùtures du cinéma, Paris,
Denoël, 1944. autoportraits du XV' siècle et du XVI' permettent d'analyser
21. J. Rancière, La Mésentente, op. cit. l'essence de l'appareil perspectif. On peut avancer qu'un
22. J.-L. Schefer, L'Homme ordinaire du cznema, et Du monde et du
film ne peut se déployer que s'il répète toujours cette
mouvement des images, Paris, édirions de l'Étoile, Perite bibliothèque des
Cahiers du cinéma, 1997. origine-monde de l'appareil cinématographique, même s'il
23· A. Ehrenzweig, L'Ordre caché de l'art: essai sur la psychologie de lïmagi-
nation artistique, Paris, Gallimard, 1974. 24. Les foules du dernier Titanic.

264 26 5

1
l,.
Illi!:;II'
Il, 1,1
l'l' ,
Il'ili
\II!'IIII
111'11
'
IIII!'
1\1 111 ne présente plus de foule, s'il est totalement intimiste, etc.). Or le cinéma n'est pas un appareil de subjectivation
11
1 11
1 tendance « nouvelle vague li. Ce serait comme si chaque parce qu'il n'y a rien comme un point de fuite qui serait le
ill\ll cinéaste ne pouvait filmer qu'en ayant intériorisé, par point du Sujet, tout simplement parce que l'image en
11 1
11 1
exemple, L'Homme à la caméra de Vertov. C'est en quelque mouvement n'est pas immobilisée par un dispositif recteur
II/II
II, sorte la signature, non de tel ou tel cinéaste, mais de et instantanéisant. En cela, il descend en droite ligne de
I\,1 1 • î
lIII

1'11'1
1
l'origine de l'appareil cinématographique, par laquelle la chatnbre obscure où les singularités sont dans la boîte, ce
II'
I :\,1
:1 chacun devra passer pour faire du neuf. L'idée de Benjamin que ne peut admettre la black box photographique de
11'1,\1
serait que le cinéma est toujours cinéma de foule parce qu'il Flusser 26. Du fait des liens entre le dispositif technique
1
11,1
cinématographique qui absorbe les spectateurs (la salle
1 1

1
111
1
provoque un mode d'exposition de 1'« être-avec li
11 1
impensable avant lui. Est-ce que la multiplicité aurait pu obscure) tout en les obligeant à absorber le flux d'images, et
Il!III,,I,'
1 1 1 11 ,1, apparattre en eIIe-meme aux epoques prece'dentes.) n,
A A ,
Xu' est-
, un des effets majeurs de l'appareil: l'absorption dans le sein
1
1
11 1,11 : ce que les autres régimes de visibilité donnaient à voir? Ils de l'humanité de tout ce qui aura été filmé et qui aura donc
IIH I donnaient plutôt à entendre un sens universel articulé à un dorénavant le droit cl' apparaître, le cinéma va beaucoup plus
1 111
11 1
1 , certain régime de l'exposition de la singularité. loin dans l'investissement de la surface de (re)produetion que
11 1'1 1

1II'I,;I ! Maintenant, si l'on affirme que le cinéma est toujours la photo: il ouvre pour les singularités la possibilité carnava-
\,1
cinéma-monde, par et pour le monde, à propos de la foule, lesque d'un renversement des rôles. Non pas seulement être
'1,1,'1,,'
1\
cela reviendrait-il à dire que ces filmées, toutes exposées au dispositif, ou demander leurs noms, mais, par
1

1"11
1
composées d'atomes, concentreraient des exigences inouïes renversement et inversion, s'emparer du médium. Alors on
pourrait dire que, pour la première fois dans l'histoire du
1

1
\11',1' , d'identification? Cette identification aUrait-elle lieu du fait
111111'
d'un Un (un chef issu de la masse, un anonyme propulsé spectacle depuis les Grecs, la « ratnpe li (Daney) constitutive
!I,I;I' comme leader et retournant quelquefois dans l'anonymat de la représentation en général est franchie, puisque les
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comme chez Kazan) ?Sachant aussi que la masse représentée figurants peuvent passer derrière la caméra, cessant ainsi
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est livrée à une masse de spectateurs qui attend elle-même, d'être objectivés, c'est-à-dire aliénés.
1 comme d'en haut, son identité. Curieusement, sauf au titre Vertov précisait que son film sans scénario, sans sous-
\1\lli:

1111111
de l'analyse de la star, Benjamin coupe court à une analyse titres, sans paroles, sans décors, sans acteurs, sans théâ.tre,
11 11 1,1' en termes d'identification qui ferait, selon Derrida 2', que la avait comme vocation de s'adresser à tous (langage
l 1
I '\1 séance de cinéma a plus d'un rapport avec la séance psycha- universel) et que le moyen passait par l'espacement. Ce
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nalytique (durée, transfert sur la star, spectralité des acteurs, qu'on traduit par montage. Quel est alors le contenu d'un
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25· J. Derrida, Entretiens sur le cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 2000. 26. V. Flusser, Pour une philosophie de la photographie, op. cit.
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tel appareil? C'est la question du « réel }) telle que la pose films ne sont pas réductibles à des marchandises produites
paradoxalement Benjamin. Le paradoxe sera que plus en fonction d'un supposé besoin des consommateurs. D'une
l'appareil donnera à voir ce qui jusqu'alors était invisible manière alors surprenante pour ceux qui ne connaissent que
(l'inconscient optique ou psychique) et plus il s'approchera Dialectique de la raison, Adorno refuse le partage entre
de l'inconscient, individuel et collectif, plus tous seront films « d'essai », films d' « art » et films de consommation
appareillés par la caméra, plus la multiplicité des courante. Le cinéma doit rester un produit de masse, ce n'est
apparitions, l'apparition de la multiplicité, sera donnée telle qu'à ce titre qu'il peut faire époque: « Si les films offrent des
quelle, comme immédiatement : « La mise en images schémas de modes de comportements collectifS, ce n'est pas
cinématographiques de la réalité est donc d'une importance l'idéologie qui le leur impose d'abord comme un supplément.
incomparabkmentplus grande que la peinturepour l'homme C'est bien plutôt la collectivitéqui s'étendjusqu'au plus intime
d'aujourd'hui, parce qu'elle présente une réalité libérée de dufilm. Les mouvements auxquels ildonne représentation sont
tout apparei4 qu'il est en droit d'exiger de toute œuvre d'art, des impulsions mimétiques. Avant tout contenu et avant tout
fondée précisément sur la pénétration du réel la plus profonde concept, ces impulsions engagent les spectateurs et les auditeurs
qui soit: par des appareils. )} Le cinéma serait l'appareil à se mettre à leur tour dans le train du mouvement. Dans cette
par excellence du fait de sa capacité à s'effacer plus que mesure, le cinéma ressemble à la musique, tout comme la
n'importe quel autre appareil, parce qu'il va au plus près de musique, aux premiers temps de la radio, ressemblait aux
l'imagination comme milieu. pellicules de film. Il ne serait pas erroné de définir le sujet
Adorno, quand il reviendra'7 sur I:Œuvre d'art... , à constitutif du cinéma comme un Nous - où convergent son

propos de ce réel que seul le cinéma peut manifester tout en aspect esthétique et son aspect sociologique. Un film des années
s'effaçant, sera peu sensible à sa généricité propre: pour lui trente, avec la célèbre actrice populaire Gracie Fields, s'inti-
le cinéma est un « art » parce qu'il est « objectivant Mais tulait Anything Goes. Ce neutre dit de manière tout à fait
en même temps, il mettra le doigt sur ce qui fait toute la juste, quant au contenu, ce qu'est l'élément formel du
différence avec les autres appareils. Certes, comme dispositif mouvement du film - en deçà de tout contenu. Dans la mesure
programmé par l'industrie culturelle, chaque film pourrait où l'œil est pris dans le bain, ilplonge dans le courant de tous
bien être comme une marchandise et la norme qu'il expose ceux qui suivent le même appel Assurément, l'indétermination
comme contenu devenir/mondiale, sauf que, « la société » de ce neutre collectif, qui va de pair avec la caractéristique
occupant tous les postes de la communication, les effets d'un formelle du cinéma, l'expose à être idéologiquement mal
film ne sont jamais ceux qu'attendent les producteurs. Les employé- à l'exemple de cette manièrepseudo-révolutionnaire
de noyer les choses qui consiste à faire entendre la phrase ''les
27· T W Adorno, Transparents cinématographiques, op. cit. choses doivent changer" dans un geste du poing qui tape sur
,
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268 26 9
la table. Le cinéma émancipé devrait arracher la coUectivité art, sur fond de jeu enfantin 29 , c'est qu'ils ont au fond un
qui est a priori la sienne à la conséquence inconsciente et matériau commun : le Nous. C'est peut-être le nom de ce
irrationneUe de ses effèts, pour mettre cette coUectivitéau service vers quoi va le processus décrit par Adorno comme
des intentions d'une raison émancipatrice. » Comme la « convergence des arts » ?
perspective avant toute œuvre, le cinéma, avant tout film, a La masse que l'on retrouve à tous les degrés d'analyse
un référent. Ce n'est plus le sujet qui deviendra ego cogito de l'appareil cinématographique n'est donc pas le dernier
chez Descartes, mais le neutre, le « Nous» social, la « collec- mot de Benjamin. Si le cinéma est en effet cette surface de
tivité a priori ». Ou plutôt le monde au sens où ce monde (re)production spécifiquement poétique, ce n'est pas pour
élargit toujours davantage ses frontières, du fait du cinéma. servir de miroir à une masse devenant groupe étiqueté
Le cinéma met en mouvement le monde avant tout contenu nationalement. Benjamin l'écrit: l'enfant apprend à écrire,
filmique particularisant. C'est évidemment plus essentiel que à maîtriser sa langue et à produire de la poésie en scarifiant
d'avoir comme objets privilégiés des êtres en mouvement une image pédagogique parfaitement objective. Il y apprend
comme chez Panofsky. Les « images-mouvement» de Deleuze la possibilité de renverser la passivité en production
sont de fait la mondialisation en actes. On assiste aussi chez poétique, à donner des apparences. Mais si cette image avait
Adorno au passage du contenu - le mouvement - qui est été celle d'une foule, si une foule avait fait l'expérience du
fonction de la technique - le cinéma - à ce qui est plus renversement, alors ce qui n'était qu'agrégation infinie de
essentiel chez lui : le matériau, et ce à propos de l'analyse de particularités anonymes aurait pu devenir démultiplication
La Notte d'Antonioni. Le cheminement d'Adorno 28 est le politique des espacements, genèse d'une totalité ouverte de
suivant : puisque précisément ce film ne privilégie plus le singularités s'entre-exposant. La thèse est alors la suivante:
mouvement, qu'il est antitechnique cinématographique les conceptions d'un « sujet politique» comme multiplicité
d'une certaine manière, il provoque l'irruption d'une chez Rancière 3° et de la communauté « désœuvrée» où les
négativité dans un contexte technique toujours dédié à singularités s'entre-exposent chez Nancy, n'auraient pas été
l'objectivation. Dès lors, la mise en exergue de la suspension possibles sans l'appareil cinématographique, du fait de sa
du mouvement, évidente dans ce film, du même type que capacité scripturale (le montage) d'ouvrir et de réouvrir de
celle du rêveur, du penseur ou de la projection fixe par nouveaux espacements. C'est pour cette raison que la notion
lanterne magique pour l'enfant, a pour finalité l'émergence de jeu était au centre du texte de Benjamin et que la surface
de la question du matériau, question si importante dans
l'analyse de la musique.jlAàorno rapproche ce film et cet
29. La référence à l'archaïque et benjaminienne lanterne est évidemment
étonnante.
28. ]. Lauxerois, Adorno à « lëpoque !> du cinéma, in Pratiques, à paraître.
30. ]. Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998.

27° 27 1

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de (re)production, constitutive de tout appareil, doit être
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considérée dans son essentielle réversibilité, du technique
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en poétique ou politique. La question politique aujourd'hui
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'1 1,1 1,
,'I,i est la suivante: le cinéma a-t-il toujours la capacité d'investir
111 la surface de (re)production, ou, en dehors des marges de
11 :1
,II l'Occident, doit-il laisser place à un autre appareil?
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TEMPORALITÉ DES APPAREILS MODERNES
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li Les appareils, chacun se caractérisant par l'invention
!III d'une nouvelle temporalité, génèrent tous un certain mode
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de la mémoire: il y a donc autant de formes de la mémoire
'1'1
lili,111 que d'appareils. Ces mémoires internes introjectent des
supports externes de la mémoire, selon la leçon de Leroi-
1111!i(
Gourhan. La singularité quelconque aura donc des images
'11111!1 mentales de représentation « comme des tableaux »
11111,!,i
l (Descartes), des perceptions instruites par la dernière visite
I '1 1,
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1 dans un centre d'art contemporain, des souvenirs de
1I111 photographies qu'elle prendra pour des choses vécues, des
III 'ii modèles de comportement absolument singuliers et
)11 , pourtant déterminés par le jeu des acteurs du cinéma, ou
par des scénarios écrits par des metteurs en scène eux-
1

1
111 1'1:
Il! mêmes en analyse (cf. E. Kazan), etc.
11111: 11 Si, comme nous l'avons vu, les œuvres d'une époque
Il: 1
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comportent la vérité de l'appareil qui a fait époque, elles fiont
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i pas pour autant la capacité d'exposer cette vérité. Seule
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la philosophie a cette capacité. Si donc, comme l'écrit
Heidegger « arraisonnement » de la Nature. Le principe
Benjamin, une œuvre concentre une époque, une philosophie
1
d'appareillement (rendre pareils les éléments produits à cette
1
peut devenir l'axiomatique d'une époque. Le cinéma n'est
, fin) sera la représentation.
,1
pas le dernier appareil apparu, et d'ailleurs il y en aura
toujours d'autres, mais il introduit une spécificité en ce qu'il Le continuisme de la camera obscura
absorbe ceux qui sont déjà là comme ceux qui s'inventeront
À peu près simultanément, les peintres hollandais du
après. C'est cette capacité qu'il faut maintenant analyser qui
XVIIe siècle' inventent un autre appareil projectif, la camera
fait qu'on ne saurait parler d'une « fin du cinéma ».
obscura, qui n'est pas réductible au premier, même s'il s'agit
L'instantanéisme de la perspective toujours de projection et qu'il suppose toujours que la
2

surface d'inscription des signes soit soumise au régime de


Les appareils que nous allons décrire ont en commun
la représentation, donc que le monde soit donné à voir et
de se déployer sur le même sol, la même protogéométrie
non plus à lire comme dans l'art médiéval. Autant l'appareil
projective. Un appareil comme la perspective, qui ouvre
perspectif peut ressembler à une prothèse, placée devant
puissamment la modernité à partir de la Renaissance
l'observateur, entre lui et la chose observée, autant la
italienne, invente une autre temporalité, celle de l'instant,
chambre obscure diffère puisqu'elle englobe la singularité
comme découpe d'un temps qui deviendra succession
comme dans une bulle J. Au point d'apparaître alors comme
d'instants, donc un temps homogène et quantitatif. Si
un complément de la prothèse, ou plutôt que perspective
l'instant est la clef de cette temporalité, alors la conception
et camera obscura sont les deux faces d'un même archi-
qui s'impose à la société moderne est double: au verso celle
appareil, distinction qui permettra d'identifier d'autres
de la physique et d'un temps homogène, vide, sans finalité
couples d'appareils. Si on peut montrer que l'essentiel de la
et donc sans promesse: le temps du désenchantement selon
« peinture du Nord » est généré par cet appareil et en
Max Weber, de l'amoncellement des ruines qui serait pour
comporte donc la vérité (Vermeer), ce n'est probablement
Benjamin le sens du progrès, si l'on en croit son interpré-
pas la philosophie de Leibniz qui en expose la vérité, parce
tation sidérante du tableau de P. Klee: Angelus novus. Et au
que la monade leibnizienne est proprement « sans portes ni
recto: celle de la temporalité du projet qui rompt avec l'escha-
fenêtres ». Ce qui assimilerait plutôt la monade à un
tologie chrétienne (la philosophie de l'histoire selon Kant).
programme se développant de lui-même, mais en fonction
Si la philosophie de Descartes est une philosophie du point,
et en cela explicite la structure et les conséquences du I. S. Alpers, L'Art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIf siècle, trad.
dispositif perspectif, seul le savoir transcendantal chez Kant J. Chavy, Paris, Gallimard, 1983.
2. Cf la thèse en préparation de M. Bubb.
rend compte de l'essence projective de ce qui deviendra chez
3. P. Sioterdijk, Sphère, microsphérologies. Tome J, Bulles, Paris, Pauvert, 2002.

274
275
des autres, dans une relation d'entre-expression et donc de attendant la singularité quelconque pour la transformer en
réseau, alors que la chambre obscure suppose un minimum subjectivité métaphysique. Mais rien n'est comparable pour
d'ouverture, le sténopé (petit trou) des premiers engins la camera obscura, avec laquelle on a toujours confondu la
photographiques. C'est encore un dispositif indiciel, avec perspective s. La camera obscura est une technique « douce »,
une dimension « ontologique ». Mais le monde extérieur s'y produisant un milieu physique, un engin ludique et puéril
projette la tête en bas. Parce qu'elle renverse les rapports si on la compare à la domination adulte et virile sur le visible
de verticalité, tout en ayailt une dimension indicielle qu'entraîne la perspective. Si la peinture du Sud, italienne
indéniable, la camera obscura est devenue pour Marx la puis espagnole (Vélasquez), constitue le terreau de la subjec-
matrice de l'illusion idéologique 4: dès lors la science devra tivité et de l'autoreprésentation de la cité, rien de semblable
rétablir les choses, renverser le renversement idéologique. avec la peinture du Nord, du fait de l'absorption dans une
Contre le fétichisme de la marchandise, contre la valeur se cellule obscure d'une singularité qui contemple en face
faisant passer pour la source de tout, le travail humain d'elle, sur un écran, le déroulement du monde, le passage
comme la Nature devront être rétablis dans leur vérité du temps, l'obscurcissement de la lumière et le nappage des
générique. C'était reconnaître implicitement à la camera couleurs. Si le Sud a privilégié le rayon central de la pyramide
obscura une place essentielle pour la ratio cognoscendi, visuelle, qui donne la maîtrise sur les choses vues, le Nord
une place certes négative (l'image du réel est renversée), $' est contenté d'une vision périphérique, où les phénomènes
mais irréductible : rendant possible la connaissance vraie peuvent advenir non dans la clarté et la distinction de la
entendue comme renversement du renversement. La camera frontalité, mais dans l'imprécision et la pénombre de la
obscura apparaît finalement comme un moment nécessaire latéralité. On retrouverait le partage établi par Ehrenzweig
- dialectique - dans un processus de connaissance, moment entre les deux perceptions : la centrale qui focalise et
équivalent à l'incarnation de l'âme entendue comme immobilise dans la netteté et la lumière, mais dont la
déchéance chez Platon. Or, c'est sa structure qu'il faut légitimité est restreinte à un angle visuel étroit, et la « vision
étudier et non sa seule dimension métaphorique. Dans le inconsciente », dite de balayage (scanning), au spectre large
cas de l'appareil perspectif, tout se conclut de l'identité du grâce à quoi les phénomènes surgissent, mais à la périphérie
point de fuite et du point du sujet, parce que du fait de la et dans la pénombre. Là où la perspective fixe des formes
construction géométrique, le Sujet est toujours déjà là-bas, par le primat du dessin sur la couleur, du concept sur la
au fond du dispositif, comme l'araignée au centre de sa toile,
5. Lyotard ne les distingue pas vraiment; Damisch évoque seulement leur
distinction. D'une manière générale, la camera obscura n'a pas été identifiée
4· K. Marx et F. Engels, LIdéologie allemande, Patis, Éditions Sociales, 19 68 ; comme un véritable appareil, mais comme un dispositif dérivé de la
S. Kofman, Camera obscura : de l'idéologie, op. dt. perspective, ce qui n'est absolument pas le cas.

276 277
matière, selon une tradition métaphysique qui deviendra un
·.Baudelaire. On peut alors faire l'hypothèse que, d'entrée de
académisme et ouvrira la voie à la numérisation de l'image,
..jeu, la « modernité » s'est divisée selon deux logiques
la camera obscura s'ouvre nécessairement au passage des
divergentes et pratiquement contemporaines, deux
images, à la dissolution, c'est-à-dire à la déformation, parce
appareils : la perspective et la camera obscura. À partir
que les couleurs gomment les lignes. Elle est le lieu où les
de là, deux généalogies ont été possibles: celle de la focali-
choses déclinent sans solution de continuité : première
_tion et celle de l'absorbement. Mais il y a un milieu
expérience du mouvement dans le monde des arts plastiques,
CIOmmun aux deux appareils, comme aux deux généalogies
d'où l'importance que lui accordera le baroque en
qui en proviennent, un milieu qui à la fois les précède et
architecture, les plis et le dépliage indéfini de la monade
les alimente constamment malgré une complexification
leibnizienne selon Deleuze 6. À l'opposé de l'instantanéisme
continue, un milieu par quoi elles continuent de com-
de la perspective, la temporalité de la camera obscura serait
muniquer. Ce fond commun technique, hérité des pratiques
donc celle de la durée continue. En réunissant toutes ces
architecturales artisanales du Moyen Âge, c'est la projection.
caractéristiques, en insistant sur l'inclusion nécessaire de
Difficile, en effet, de bâtir un édifice de quelque dimension,
tout observateur, donc sur l'absorbement inévitable, sur la
de tailler des pierres, etc., sans pratique projective. Ces
continuité de ce qui passe comme de soi-même _ c'est-à-
techniques constructives supposent un dessin au sol,
dire comme s'il n'y avait pas d'appareil, dans une sorte de
suivant donc l'imposition de cette « loi qui est faite pour
quasi-immédiateté -, sur le flux d'un mouvement d'images
l'homme 7 » et qui originairement circonscrit l'espace, hiérar-
colorées qui entraîne les singularités malgré elles, sur un
chisant le profane et le sacré, le monde d'ici-bas et l'au-delà.
rapport au réel qui ne maîtrise pas (avec toujours plus ou
C'est parce que, dans un premier temps, cette loi « positive »
moins de violence), mais seulement prélève des détails sans
a été rabattue sur le sol que, dans un second temps, elle a
rien modifier; on retrouve les caractéristiques de l'imagi-
été relevée et projetée, souvent avec rotation, pour édifier.
nation selon Benjamin. Cette imagination qui dissout les
Une fois le dessin établi au sol, le plan est projeté et élevé
formes de l'apparaître en libérant des apparitions. Et l'on
si l'on veut édifier '. S'il y eut des techniques proto-
en revient toujours - comme Adorno et Proust _ à la
géométriques·, ce ne furent peut-être pas tant celles de
lanterne magique de l'enfance. Benjamin est alors celui qui
l'arpentage des paysans égyptiens, mais des techniques de
- comme philosophe - a exposé les principes et la généricité
projection aussi bien pratiques que légales. Faisons donc
de la camera obscura, probablement parce qu'il avait été un
bon lecteur de Bergson, comme en témoignent les écrits sur 7· W Benjamin, Fragments, op. cit.
8. Cf l'article de J. Boulet in Qu'est-ce qu'un appareil ?, op. cit.
6. G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 19 88. 9· E. Husserl, L'Origine de la géométrie, trad. et intro. J. Derrida, Paris,
PUF, 1962.

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li'III'I"I' " l'hypothèse d'une projection constructive orthogonale,
III!II!IIIII cas de l'architecture considérée en elle-même (et non
Il:IIIII! disponible peut-être depuis l'Égypte, qui aurait rencontré
représentée), pénétrable, l'architecture toujours « d'intérieur»,
IIIII!I!;III::! deux destins opposés tout aussi improbables et nécessaires
1111 11 ,' essentiellement inclusive sauf exceptions m. On comprend
Il!IIIIII',1 à la fois : soit l'arrimage à un point quelconque, qui
',','1 ,1"":
mieux à partir de là le recours benjaminien à l'architecture
" deviendra point du sujet, soit le résorbement et l'absorption
Il!I.I!I
l,ll
pour introduire à la spécificité de la réception cinémato-
Il!li , de ce point à l'intérieur même du dispositif projectif. Ou
11
'11 11 graphique (la perception haptique, habituelle, etc.).
11 1
" bien ce point, d'une certaine manière, aimante la projection
1IIIII!,'I' Architecture d'absorbement simplement parce qu'on ne peut
1111111i l' et tire à lui ses lignes, alors toutes les lignes orthogonales
!,II,I,!' focaliser et que l'habitude (non la contemplation) en est la
au plan du tableau convergent vers lui ; ou bien c'est le
Il'lI'li,,'1,1
,1 11
clef. Architecture qu'il faut alors considérer comme mode
1 contraire: le point est absorbé par un dispositif qui n'a pas
I!I'II!I"! d'espacement sur un support essentiel (comme le corps, le
IIIIII!I" besoin de lui pour « fonctionner », le « tableau» est toujours
1 1111 (: papier et le jardin, passibles légalement) et non comme un
1111111:", déjà là: même sans spectateur, les images passent. De fait,
art de l'espace. On retrouverait ici le trouble kantien au
I·II,I:III".'! à l'intérieur de la camera obscura, il ya projection d'images,
Il
li',,!1 moment de caractériser l'architecture, comme d'ailleurs le
'I!!!I, que le Sujet y soit ou pas. Il faut insister sur le côté
11 111"'1 corps de l'homme: l'un et l'autre ne peuvent être des objets
IIII,IIII!I indérivable et improbable de cette double jection : la
IIIIIIII!I'! possibles pour le jugement esthétique parce qu'ils relèvent
perspective à point de fuite unique n'est qu'un élément au
I
!I!III!" de 1'« Idée de perfection », donc plutôt de l'éthique, c'est-
'111111
I!I!!!'II sein de l'ensemble des projections possibles, l'avènement qui
à-dire de la loi D'ailleurs, une architecture est toujours
H.
III.'II'I!I,'I! a fait époque consiste dans l'imposition du point de fuite
111111i l' appareillée, même quand l'appareil en pierres cesse d'être
!IIIIIIII comme point du sujet. Tout se joue quand « on » décide
IIIIIIIII!I!I
visible du fait de l'utilisation du béton, de même que le
théoriquement (Alberti) qu'un objet est la base d'une
) 1!IIII'1 jardin comme mise en relation de lieux s'offre toujours déjà
Il'IIJIIII pyramide visuelle dont l'œil est le sommet. Et qu'on peut
li,llili a priori à l'ordre et à la disposition '\ Avec l'architecture,
couper cette pyramide arbitrairement en un instant, comme
1II I'I 'I !I'!: '!I! l'appareil de la trame régulière des matériaux se conjugue
III.I!
avec une lame de guillotine, pour positionner numéri-
1111111!I'1
quement les points de section des rayons lumineux. Le
IIII'I!I IO. Le cas Brunelleschi mériterait discussion si, à la suite d'Argan, on le
Ii/ IIII!I double de cette décision, plus que son contraire, n'est pas considère comme le promoteur d'une architecture « perspecriviste ». Les
IIII.IIIIII!
Il''!II! une projection bifocale ou multifocale par exemple, mais exemples conservés révèlent plutôt la préservation de la projection
I/III!I"" orthogonale la plus « régulière », en particulier pour la chapelle Pazzi. Ce
IIIIII!! une absence rigoureuse de captation de la projection, dont
'i· qui ferait exception: la coupole de Santa Maria de Florence, et les deux
on a une idée avec les axonométries, projection qui donc ne dispositifs d'expérimentation décrits par Manerri.
/1111.1111:1
1111
1
1
subjectivise pas mais intériorise ce neutre (la collectivité « a II. E. Kant, Critique de la jàculté de juger, Paris, Flammarion, 2000.
12. Voir notre « Des jardins suspendus », in M. Mosser et Ph. Nys (dir.),
1/:11
11
priori») dont parle Adorno à propos du cinéma. C'est le
1 Le Jardin, art et lieu de mémoire, Besançon, éditions de l'Imprimeur, 1995.

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toujours avec l'apparat. Ce qui apparaît, c'est alors l'appareil l'intermédialité -l'accent mis sur tel qui forme et tel autre
lui-même dans sa littéralité, littéralité que la photo, très tôt 'J, qui déforme, etc. Si la perspective objective le passé comme
comme l'art contemporain'<, ont appris à exhiber. Il faut elle le fait pour tout ce qui advient, la camera d'essence
donc aussi considérer le retour d'un art - comme la peinture fantasmagorique n'introduit aucune différence diachro-
- ou d'un appareil faisant œuvre -la photographie - sur un nique, privilégiant une sorte de « présent vivant" » sans la
support essentiel, ici l'architecture : lorsque l'œuvre prend capacité de synthèse des moments du temps.
en charge et exhibe l'appareillage matériel à quoi un support
essentiel peut être réduit. La boucle rétroactive muséale
Face à l'appareil projectif dans son plus simple apparat Le musée pourra donc être analysé sous deux aspects.
de lignes et de matériaux prédéterminés, il y eut donc D'une part, comme lieu de suspension des dispositifs de
une décision indérivable déterminant la place et donc la destination théologico-politico-sociale, c'est une institution
« nature» de la singularité par rapport à la projection. D'où d'oubli actif, de suspension et de mise entre parenthèses des
la nécessité d'opposer deux modes (projectifs) de l'imagi- effets de dispositif. Le musée « libère» parce qu'il expose
nation : soit l'installation de formes-figures projetées sur les œuvres réduites à elles-mêmes, c'est-à-dire selon leur
un écran dont la transparence est essentielle (la vitre) pour littéralité. Le musée invente, selon un nouveau principe
un sujet; soit la déformation du fait d'un flux constant d'appareillement, la littéralité du suspens, là où jusqu'alors
d'images projetées sur un écran réfléchissant, pour un des œuvres supportant une intense destination transfor-
quelconque qui fait l'expérience de la désubjectivation. Soit maient les singularités en Kanaks de telle ethnie, en
l'Einbildungskraft, soit l'Entstaltung. Soit Kant-Schiller, soit chrétiens, en Byzantins iconophiles, en staliniens, etc. Du
Freud-Benjamin; soit l'apparaître, soit l'apparition. D'où, fait de ces caractéristiques, il ouvre la possibilité non d'une
à partir de là, la distinction entre des appareils qui mettent nouvelle destination en tant que telle, rigoureusement
en formes et d'autres qui dissolvent les mêmes formes. Ou, définie, mais d'une virtualité .6 : celle du sujet de l'esthétique
dans le même appareil, l'accent porté, d'un certain point décrit par le Kant de la Critique de la faculté de juger. En
de vue, plutôt sur la déformation que sur la formation. Et, effet, la relation qu'entretient ce sujet avec la chose, dont il
dans les rapports entre appareils - la grande question de dira après leur rencontre qu'elle lui a provoqué un plaisir
désintéressé, esthétique, est dite de pure contemplation. Ce
13· Cf Salzmann, « Jérusalem, enceinte du Temple, détails de l'appareil de
la piscine probatique» (1856), in A. Rouillé, La Photographie en France.
Textes et controverses, I8I6-I87I, Paris, Macula, 19 89. 15. Au sens husserlien.
'4· J.-L. Déotte, Gagean, peintre d'appareil, Nancy, revue Drôle d'époque, 16. Lire plus loin l'analyse des effets pragmatiques de L'Arche russe de
20°4· Sokourov.

282 28 3
qui suppose malgré tout une focalisation, même si ce qui Salammbô, par exemple ; mais une sorte d'illusion de
importe finalement c'est le jeu harmonieux de deux facultés contemporanéité entre le passé même le plus archaïque, ou
du connaître, fonctionnant en quelque sorte sans finalité: l'exogène le plus radicalement autre, et la nouveauté. Bref,
l'imagination et l'entendement. r.: imagination est bien ici tout se passe comme si ce passé exogène inventé par la
faculté ou puissance de formation, de synthèse des data nouveauté était en fait la cause physique de cette dernière.
sensibles, même si cette puissance est suspendue (notion de Dès lors, les organisateurs d'exposition, les critiques et les
finalité sans fin). Mais, dans le même temps et selon l'autre historiens de l'art ne cessent de réinventer des préfigurations
généalogie, le musée est une institution inclusive, quasi de la modernité, modernité d'avant la modernité qui est déjà
fermée sur elle-même, contrôlant systématiquement les in moderne : Puvis de Chavannes devait bien un jour devenir
put. Bref, plutôt une camera obscura. Benjamin écrira: une un des prophètes du moderne. La nouveauté invente la
maison du rêve collectif'7. La temporalité n'est plus alors contemporanéité du passé, lequel en revanche est censé la
celle de la répétition du plaisir esthétique, au sens où avoir causer. On retrouve ce lien chez Adorno : « Si les grandes
été touché par une œuvre suscite le désir d'une réitération, œuvres d'art du passé semblent closes et simplement identiques
mais elle est métamorphique au sens (pluriel) de Malraux. à leur langage, ce n'est qu'en suiface. En réalité, elles sont des
Ce qui signifie entre autres choses que la temporalité champs deforce, où s'expose le conflit entre la normeprescrite
muséale est celle de la rétroaction: c'est l'œuvre la plus et la voix que ces œuvres cherchent à faire entendre. [... ] La
récente (valeur de contemporanéité ou de nouveau selon phrase de Valéry selon laquelle le meilleur du nouveau en art
18
Rieg1 ) qui fait remonter des réserves ce qui était là mais correspond toujours à un besoin ancien est d'une portée
dont on avait oublié l'importance. La « valeur d'ancienneté» incommensurable: elle dit d'abord clairement que dans ses
est une conséquence de la nouveauté, à ceci près que ce qui manifestations les plus notoires - qu'on discrédite en les
remonte, souvent du plus archaïque, est dorénavant qualifiant d'expérimentales -le nouveau est la réponse obligée
considéré lui-même dans sa « nouveauté» puisqu'il avait été à des questions irrésolues, mais elle détruit aussi du même coup
oublié. Ce n'est pas la certitude de la différence des temps l'apparence idéologique de la clôture bienheureuse -
qui l'emporte, la « valeur d'histoire '9 », c'est-à-dire la apparence dont le passé ne s'affuble de millefaçons queparce
certitude de l'irréductibilité d'un passé inassimilable, donc que l'ancienne souffrance ne peut plus sy lire directement
« barbare », que cherche à faire passer Flaubert dans comme chiffre de la souffrance du monde actuel » 20.

r.: imagination ici à l'œuvre n'est nullement au service de


[7·w: Benjamin, Paris, capitale du XIX' siècle, op. cit.
l'identification de l' œuvre, même suspendue dans sa finalité
[8. A. Riegl, Le Culte moderne des monuments, op. cit.
[9· Toujours au sens de Riegl. 20. T. w: Adorno, L'Art et les arts, op. cit., p. 30-33.

28 4 28 5
.1..
comme dans le cas du plaisir esthétique kantien. C'est au transmis comme image (le disposant), l'instance légale (le
contraire l'imagination de scanningque décrit parfaitement photographe comme grevé de restitution) qui remet l'image
G. Salles dans Le Regard. Lirnagination de celui _ le à un tiers (1'appelé ou fidéicommissaire: le spectateur). Cette
véritable collectionneur - qui ne peut être sensible à certains temporalité du dispositif de l'appareil est indissociable
plis du sensible (certaines œuvres) que parce qu'il ne cherche d'un effet produit sur le sujet « appelé ». Cet effet est dit
pas à reconnaître d'un savoir d'historien de l'art la pièce qui de confiance (trust) par Danto à propos des photos de
fait la différence parce qu'elle comporte plus essentiellement Mapplethorpe ". La singularité quelconque est appelée pour
que d'autres la vérité d'une époque. L'architecture du musée reconnaître et donner un nom à ces traces portées par un
doit respecter cette double contrainte pour faire œuvre à son support optico-chimique. Une photo de Mapplethorpe
tour (le musée Picasso à Paris de Simounet), sans toutefois comporte mieux que d'autres, de lui ou d'autres
s'imposer comme œuvre d'architecture faisant disparaître photographes, la vérité de cet appareil : l'Autoportrait à la
l'art (Gehry à Bilbao pour la fondation Guggenheim). Ou canne à tête de mort de 1988 '4.
la frappe de l'œuvre peut jouer, ou la distraction l'emporte L'appareil photo idéalisant le disposant enregistre la
(ou le vertige physique comme à New York avec Wright pour disparition de ce sensible qui a ainsi été". La photo entre
:;':1'
"
la même fondation). C'est qu'un musée reste une succession en conjonction avec le genre de discours dénotatif (historio-
de boîtes où le primat du blanc des surfaces d'exposition graphique: question de l'archive) quand il s'agit pour le
n'est malgré tout pas incontournable', comme l'a montré genre dénotatif de faire la preuve de l'existence physique de
Daniel Buren à Stuttgart 21.

son référent, en un moment de crise de l'expérience
ft
historique (révisionnisme et falsification de l'histoire).
Le « ça a été» photographique Si chaque photo enkyste un ça a été, alors l'imagination

iil
Analysons, de ce double point de vue, l'appareil photo- déformante peut maintenant s'appliquer à déployer
graphique. Dans un premier temps, on mettra l'accent sur l'événement passé autrement qu'à travers le récit histo-
le fonctionnement de cet appareil en ce qu'il met en place riographique positiviste'· et juridique. Elle peut en effet
:,'
non un rapport indiciel (comme il le sera chez Barthes et
d':;
R. Krauss), mais plut6t un rapport quasi-juridique, légal, ,11
dit de fidéicommission. De là une sorte de temporalité de 23. A. C. Danto, Playing with the edge. The photographie aehievement of
Robert Mapplethorpe, Munich-Londres-Paris, éd. Shirmer-Mosel, 1992.
la nécessité du legs entre trois instances : le corps visé et 24. J.-L. Déorre, « Mapplerhorpe : la fidéicommission ", in L'Homme de
verre. Esthétiques benjaminiennes, op. eit.
25. R. Barthes, ra Chambre elaire: note sur la photographie, Paris, Le Seuil,
2I. R. Vinçon, Artifices d'exposition, Paris, L:Harmarran, 1999.
Cahiers du cinéma, 1980.
22. D. Buren, Hier und da. Arbeiten vor Ort, Stuttgart, Staatsgalerie, 1990.
26. S. Kracauer, La Photographie, in Le Voyage et la danse, op. eit.

286
28 7
réouvrir le passé comme si d'autres connexions étalent qui ne s'entend que par rapport à un autre régime de l'art,
possibles que celles avérées par les archives. Ainsi, si l'histo- le « représentatif », aristotélicien, qui hiérarchisait les
riographie positiviste raconte la succession des événements
thèmes, les situations, les personnages, les genres littéraires,
comme s'il s'agissait d'une relation causale, irréversible et etc., en fonction du public et de ses attentes, connus alors
inévitable, Benjamin suggère, aussi bien dans Petite histoire par avance. Rancière décrit ainsi une véritable destination
de la photographie que dans les Thèses et finalement dans de l'art qui aurait cessé, plus ou moins vite selon les
Paris... , que chaque photo endôt une utopie gisant dans le différents arts, de programmer la production poétique à
passé. Non pas une utopie passée, mais une utopie au sein partir du seuil Hugo-Flaubert. La photographie serait
du passé: les choses auraient pu se passer différemment, le
l'héritière de cette révolution littéraire et non l'inverse.
déploiement des lignes de fuite aurait pu nous conduire
La thèse ranciérienne réduit l'appareil photographique
ailleurs. Le modèle de l'écriture de l'histoire est littéralement au dispositif d'enregistrement positiviste qu'il est. Mais,
photographique: la tâche des historiens du futur revient à s'agissant de Flaubert et de ses rapports à la photographie,
développer enfin une pellicule impressionnée, mais les choses pourraient être décrites différemment. On sait
abandonnée par l'histoire des vainqueurs.
que Flaubert n'appréciait ni la photographie ni les photo-
Rancière, dans Le Partage du sensible, revient sur les graphes 28, mais on peut faire l'hypothèse que, placé dans la
rapports entre littérature et appareil photographique à situation de décrire des monuments, en particulier
propos de l'invention du prosaïque et de la littéralité. On égyptiens, dans leur puissance de destination théologique -
connaît sa thèse: ce n'est pas l'appareil photographique qui ce sera le thème de La Tentation de Saint Antoine - il fut
a fait surgir le quelconque comme référent possible de l'art, libéré de cette tâche qui incombait à tout voyageur ou à tout
mais la littérature, en particulier Flaubert et l'écriture philosophe (que l'on pense à Hegel), du simple fait qu'un
parataxique des petites sensations de Madame Bovary. Il photographe l'avait fait pour lui, en l'occurrence Maxime
s'agit pour Rancière d'illustrer le « principe d'indifférence 27 » Du Camp. Ce n'est pas seulement le genre littéraire « carnets
qui caractérise le « régime esthétique de l'art» : indifférence de voyage» qui s'en trouva bouleversé, mais la possibilité
quant aux thèmes, aux situations, aux héros (une fille de pour la littérature de s'ouvrir à la littéralité et au prosaïque.
fermier cauchois peut être aussi intéressante qu'une princesse De ce que la photographie enregistre mécaniquement et
carthaginoise), aux effets attendus sur le public. Indifférence systématiquement la monumentalité de l'ancienne puissance
de destination, elle libère le champ de perception pour
27· On pourrait très bien trouver l'origine empirique de ce qui deviendra , l'esthétique: tout à coup le jaune d'un petit mur oublié au
principe esthétique du côté de l'hétérogénéité de la présentation dcs
nouvelles par la grande presse où le pl us bas côtoie le plus haut.
28. Les lettres à Louise Colet du 15 janvier et du 14 août 1853 par exemple.

288
28 9
milieu des sables s'impose comme motif central 29 • Par
déjà des témoins, ne serait pas un événement. La chose -
ailleurs, la photographie rend possible le « nouveau régime
l'affect - a été comme absorbée sans être enregistrée, ne
de l'art» en élargissant aussi le cercle du musée, en multipliant trouvant pas de support d'inscription adéquat. Puis, quand
les suspens disponibles. Tout ce qui est photographié entre
petit à petit quelque chose comme un support d'inscription
derechefau musée. Ce sera en fait la grande leçon de Malraux
subjectif s'est mis en place avec la singularité adulte, le
dont le musée - imaginaire - est un musée de photographies
langage, l'inscription est devenue possible, mais il y avait
de sculptures. La photographie invente aussi des suspens par
belle lurette que la chose n'y était plus. Le sujet-témoin n'est
soustraction. Musée et photographie sont complices et
donc pas contemporain de l'événement qui pourtant
d'ailleurs presque contemporains. Ce sont en fait les deux
persiste en lui.
faces d'un même appareil. Tout musée est un musée de
De l'autre côté, la camera obscura s'impose à la psycha-
photographies. Inversement, dans tout suspens muséal il y a
nalyse comme modèle paradoxal de la présence en un même
le spectre d'une destination. D'un côté la prothèse perspec-
lieu (Rome) d'époques incompossibles '0. La logique
tiviste, de l'autre la chambre d'inclusion.
primaire du système inconscient ne connaît ni la négation
L'après-coup analytique ni le principe de contradiction, de même que l'irréversibilité
et la mort sont inconnues de l'imagination déformante:
D'un côté, la cure psychanalytique - essentiellement
l'inconscient n'écrit pas de chroniques, ce qui supposerait
projective dans le transfert et le contre-transfert -, la
la connexion d'un nom propre, d'une date et d'un nom de
pratique comme la théorie, les Écrits techniques de Freud
lieu, donc toute une logique des noms propres". Dans la
comme sa Métapsychologie, firent surgir une autre
fiction psycho-archéologique de Freud, sur le même site de
temporalité dont on peut dire qu'elle est celle du sujet-
Rome furent édifiés à des époques fort différentes des
témoin, du passant-historien benjaminien, de l'anamnèse
appareils d'architecture dont on a préservé les archives et
du sensible chez Lyotard. C'est la temporalité de l'après-
donc la connaissance, appareils qui pourraient se retrouver
coup. Du temps qu'il faut pour l'instance du tableau. Une
en même temps et au même lieu comme si on pouvait les
temporalité en deux actes. Lorsque la chose a eu lieu, il n'y
déployer les uns à partir des autres. L'ordre d'apparition de
avait personne, pas de sujet pour en témoigner. C'est qu'il
s'agissait d'un événement, par définition imprévisible et
30. S. Freud, Maldise dam Id civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 12. La psycha-
inattendu. Un événement attendu, pour lequel il y aurait nalyse met en oeuvre, comme le signale A. Green, de nombreuses autres
figures de la temporalité, mais celle de 1'« après-coup» est son invention
propre.
29· G. Flaubert, Voyages, prés. Barbéris, Paris, Arléa, 1998 ; en particulier
31. S. Kripke, La Logique des noms propres (Naming and Necessity), trad.
Voyage en Orient. Les Carnets fourmillent de ces motifs colorés.
P. Jacob et F. Recanati, Paris, Minuit, 1982.

29°
29 1

-"""
ces spectres historiques pourrait respecter la chronique, mais du fait de l'indifférence entre les représentations des morts
aussi bien la violer, l'appareil le plus récent engendrant le et des vivants ou de leur égalité absolue. L appareil psycha-
plus ancien selon l'irrégularité de la temporalité muséale. nalytique a un double architectural: le passage urbain. Sur
Or chaque appareil architectural avait eu la capacité fond d'exposition de la marchandise, le flâneur benjaminien
d'inventer une temporalité spécifique et de générer telle est idéalement un analyste parce qu'il a su mettre entre
ou telle communauté. La difficulté que rencontre alors parenthèses tout savoir pour devenir historien d'événements
l'archéologue des appareils est plus grande encore que celle qui n'ont pas laissé de traces. Les « vaincus de l'histoire ))
de l'archéologue freudien, laquelle ri était déjà pas mince. n'ont pas d'archives et n'entreront donc dans aucune
I..:imagination déformante peut faire surgir un temple paYen dialectique qui aurait pu les relever. Comme dans les photos
d'une église catholique et inversement, mais à ce niveau ce de rues ou de places parisiennes désertes d'Atget, un crime
ne sont que des symboles (en fait des représentations de a été commis, mais le corps a disparu. La lecture benjami-
chose) qui prennent peu de place, ayant l'immatérialité du nienne annonce une véritable rupture anthropologique, une
rêve. La fiction freudienne du système inconscient permet autre ère, celle de la disparition, sur fond de domination
de rendre compte de la coprésence d'événements d'époques générale de la valeur marchande.
hétérogènes dans le même lieu, parce que les tracés des
infrastructures d'appareil peuvent se superposer sans Lhétérochronie cinématographique
dommage pour cette surface d'inscription du système Si l'appareillage moderne par excellence est la
inconscient qui n'a plus à répondre aux critères de la perspective/ camera obscura, du fait du triomphe de la
dénotation. Mais la fiction est impuissante à faire ressurgir physique galiléenne, alors la connaissance a été entendue
à partir de ces traces, de ces représentations de chose, la classiquement en termes de projection, selon l'ordre de la
capacité de chaque appareil à générer une temporalité conscience. La temporalité générale de la projection est celle
propre. Car si le système inconscient ne connaît pas la du: cela sera du batisseur". Tout change à la fin du XVlIl',
différence des temps, si pour lui toutes les traces sont quand les premiers musées allemands - essentiellement
contemporaines dans une sorte de quasi-éternité, de quasi- Dresde - donnent aux Romantiques d'Iéna l'idée d'une
identité, il ne peut a fortiori rendre contemporains des littérature universelle, une symlitteratur englobant les
appareils qui, chacun en propre, ont généré une temporalité littératures populaires. Dès lors, chaque œuvre puis chaque
hétérogène aux autres, c'est-à-dire des différences de temps art sont conçus comme devant enchaîner sur une autre
qui ne se recouvrent pas. Le système inconscient, c'est à la
fois le triomphe de l'imagination déformante, avec comme 32. J. Boulet, article à paraître in Appareils et fOrmes de la temporalité,
sommet les opérations du « travail du rêve )), et sa limite, séminaire de la MSH Paris-Nord 2003-2004, Paris, LHarmanan, 20°5·

29 2 293
œuvre, un autre art, pour les amplifier. Ainsi le passé était- perdre ses limites et ses frontières (Cl. Lefort), plus la
il absorbé dans le mouvement constituant l'Absolu. temporalité de la communauté « en acte » sera la
Contemporain de la Révolution en France, qui se proclamait simultanéité (Nancy) ; et plus les appareils postrévolution-
en référence à Rome comme hier Florence, Quattremère de naires se tourneront vers le passé. Les appareils vont devenir
Quincy inventait le patrimoine, c'est-à-dire un tout nouveau rétroprojectifs. Lélargissement de l'inclusion absorbante et
mode d'être de la représentation. Les appareils vont peu à la certitude que le foyer de la légitimité est bien au centre
peu cesser d'être seulement projectifs pour devenir aussi - mais un centre qui ne doit pas se confondre avec le pouvoir
archivistiques, comme on en a vu la nécessité dans les selon la leçon de Lefort, un centre qui doit rester inoccupé
Méditations de Descartes. Cela introduit un changement de - font que la projection va se conjuguer au passé. Comme
cap considérable dans l'horiwn du savoir et de l'esthétique. si la nouvelle assiette de la légitimité -le centre vide comme
La mémoire, selon ses différents modes, va redevenir la foyer du sens - n'était possible qu'articulée à la référence
faculté de la connaissance qu'elle était chez Platon. Mais il aux archives, dont le domaine ne cesse par ailleurs de
s'agit d'une mémoire culturelle, de plus en plus une s'élargir J7 • « Autonomie» ne peut se conjuguer qu'avec
mémoire-monde, jusqu'à ce que, avec Arendt, mémoire et « archéologie» au sens le plus général. Plus « on » se divise
imagination soient confondues ". LEsthétique de Hegel 14 à propos du sens à donner aux choses, plus « on » délibère,
avait déjà consisté en un immense parcours de mémoire à la limite de la stasis, de la guerre civile selon les Athéniens,
muséale. On a dit l'importance du Louvre pour Hôlderlin. et plus « on » doit inventer de nouvelles formes de
On sait que la peinture romantique allemande est une temporalité qui n'ont que le passé pour horiwn. Il n'y a pas
peinture de mémoire". Paradoxalement, plus la démocratie d'autonomie sans archives, sans archéonomie. Il faudrait
va agrandir son cercle tocquevillien inclusif (le bio-politique écrire: auto-archéo-nomie ,8. Dès lors, non seulement nos
moderne selon Foucault, l'intégration des infirmes appareils seront toujours de représentation, mais cette
sensoriels et psychiques selon G. Swain I6 ), plus les « sans- dernière sera au passé, selon le principe du rétroviseur 39 pour
part» ranciériens vont élargir le champ des questions dont un véhicule se déplaçant. Au cœur de chaque appareil
il faut débattre (<< la politique »), plus la scène publique va postrévolutionnaire, un miroir qui projette les représen-
tations en arrière. Les images de la camera obscura ne sont
33. H. Arendt, La Vie de l'esprit, Paris, PUE 1993.
34. G. W. F. Hegel, Cours d'esthétique, trad. ].-P. Lefebvre, Paris, Aubier, 37. Cf les travaux d'Arlene Farge.
1995-1997, trois vol. 38. Dont la première formulation philosophique se trouve peur-ètre chez
35. C. Lépront, Caspar David Friedrich: des paysages les yeux fermés, Paris, Vico.
Gallimard, 1995. 39. ].-L. Leurrat, « Le plus simple appareil ou Du cinéma comme
36. G. Swain, Dialogue avec l'insensé, Paris, Gallimard, 1994. rétroviseur », in Qu'est-ce qu'un appareil ?, op. cit.

294 295

.....
plus prélevées dans leur immédiate simultanéité avec et par la diffusion sur la Toile, il est plus un des régimes
l'observateur, mais, du fait de la surface de (re)production, de la légitimité de l'aisthésis qu'un simple appareil ; il
elles entrent dans la dimension de la rétention. C'est que est presque une norme : celle de l'accueil de toutes les
le devoir de mémoire ne date nullement de la catastrophe temporalités possibles. Le régime qui laisserait le plus de
des génocides du siècle passé. Le principe d'appareillement chance à l'improbable et à l'hétérogénéité. Ainsi Rancière 4',
ne sera plus seulement la perspective, mais la trace de analysant le cinéma, met-il l' accent sur toutes les logiques
l'archéonomie. D'où le privilège de l'appareil cinémato- hétérogènes qui viennent contrecarrer celle de la fable aristo-
graphique, parce que le cinéma est, selon Tarkovski 40, télicienne essentielle selon lui au cinéma, logiques qui
« sculpture du temps H. Tous les appareils postrévolution- relèvent soit de l'appareil cinématographique lui-même
,1\

III!I naires seront mobilisés, et toutes leurs temporalités (Epstein 4'), soit de la télévision, etc. Il n'y aurait rien
,I! hétérogènes (y compris celle de dispositifs apparus après le d'imprudent à écrire que c'est la philosophie française
1,1 cinéma comme la vidéo) conjuguées. On fera donc contemporaine (Deleuze, Lyotard, Badiou, Rancière) qui a,
'II!\I! l'hypothèse que le cinéma n'est cet appareil qui privilégie en vérité, systématisé, au titre de sa réflexion sur
[!II'I l'écriture de montage que parce qu'il est lui-même, sur fond l'événement, ce pouvoir du cinéma.
d'appareil narratif, un montage d'appareils postrévolution-

III'"
naires. Mais il faudra distinguer les modes d'enchaînement
1
1

,:!I
11 des phrases-images selon la nécessité des appareils de leur
mise en exergue dans tel ou tel film. La perspective pourra
être mobilisée : Meurtre dans un jardin anglais de

,1111
Greenaway ; la camera obscura : Mère et fils de Sokourov ;
le musée : Godard (Histoire{s) de cinéma) ; la photo :
'1'
'1
111'."1'
La Jetée de Marker; la psychanalyse: Je t'aime, je t'aime de
,!I I Resnais; la vidéo: Family Viewing (1987) d'Egoyan, etc. Le

,III cinéma n'est donc pas le « septième art H, une muse plus
technologique que les autres. À la limite, du fait de ce côté

1111
ho liste de l'absorption de tous les autres appareils, accentué
par la possibilité de la numérisation des images et des sons


111
4I. J. Rancière, La Fable cinématographique, op. cit.
4°· A. Tarkovski, Le Temps scellé, Paris, éditions de l'Éroile, Cahiers du 42 . Il faudrait à ce titre ajouter l'analyse du texte de J. Epstein, L'!nte{{igence
11 cinéma, 1989. d'une machine, Paris, J. Mélot, 194 6.
11'1
, l'I
' ,1



296

!III"

SOKOUROV:
LE MUSÉE CONTRARIÉ PAR LE CINÉMATOGRAPHE
(LARCHE RUSSE)

Sokourov, grâce à une caméra numérique haute


définition portée en steadicam, a enregistré au musée de
l'Ermitage à Pétersbourg, en une seule prise de quatre vingt-
dix minutes, trois siècles de l'histoire russe, une histoire qui
s'arrête avant la Révolution de 1917. Se confondant avec l' œil
de la caméra, on suit le marquis de Custine, écrivain et
diplomate français l, dans un bal donné au palais impérial
converti en arche où boivent et dansent les Noé de la
politique russe. Pour les critiques>, cette arche représente

I. Le marquis de Custine laissa un témoignage caustique et prophétique


sur la Russie du tsar: La Russie en 1839 ou Lettres de Russie, Paris, éditions
de la Nouvelle France, 1946 .
2. Voir la revue lfrtzgo, n° 24, Le Steadicam a-t-il une âme ?, consacré au
Steadicam et au film de Soukorov. Le Steadicam est un système de stabili-
sation d'images pour caméras portées inventé par Garrett Brown en 1973·

299
une enclave culturelle, un territoire préservé de la mémoire. Un appareil (le musée, l'Ermitage) devient le lieu où se
Pour eux, les spectateurs sont priés de suivre le porteur de déploie le film en un interminable plan unique, et impose
Steadicam et son guide français, passer avec eux en dansant en outre une temporalité spécifique, continuiste et métamor-
de salle en salle, traverser des portes - qui sont autant de phique' car transhistorique. Dans ce sens, cet appareil
coupures d'un montage virtuel, divisant les scènes -, non impose son mode d'enchaînement aux phrases-images du
pas tant pour examiner les coulisses du social et de la cinéma. Mais lui-même, à rebours, ne reste pas intact.
politique que pour s'en exalter. Le bal intemporel auquel Sokourov, comme ironiquement Godard avec le Louvre,
on est invité est donc à admirer comme un tableau de sait que le musée, parce qu'il est galerie et donc passage,
musée, seule preuve qui reste d'une époque faste et glorieuse exige de la singularité quelconque qu'elle passe, qu'elle
où la beauté primait. Malgré son côté sarcastique, le glisse. Le musée, invention du XVIII', bien avant le passage
discours que tiennent les visiteurs Custine et Sokourov urbain du XIX', inaugure le passant opposé au croyant. Lun
traduit une affirmation péremptoire: la Russie n'a ni âge survole les œuvres en en défaisant les hiérarchies et les
ni passé. Sa présence, qui est toute éternité, n'est affaire ni accrochages, l'autre s'immobilise de stase en stase, peut-être
de deuil ni de mémoire, mais de nostalgie sans scrupule et jusqu'à l'extase. Au musée, dorénavant, les œuvres qui
d'engouement métaphysique, qui relève de la restauration étaient de culte, vouées à une relative invisibilité comme
d'un ordre ancien et d'une vision insolente de l'histoire. La dans une église ou un temple, sont livrées à l'exposition
conclusion du critique André Roy' mérite d'être analysée, publique et donc à la lumière qui risque peu à peu de les
reconnaissant la performance technique de Sokourov, effacer en les surexposant. Qui dit exposition dit public,
expérience sensori-motrice à coup sûr, à la limite de l'hallu- donc publicité. Tous ces termes ont reçu au XVIII' une
cination, importante et nécessaire pourtant dans le nouvelle acception du fait du nouvel appareil muséal. Le
questionnement de la durée des plans et du refus des musée a littéralement inventé l'esthétique (en pratique et
raccords. Le résultat apparaît cependant paradoxal: le flux en théorie, mais aussi la théorie de l'art, l'histoire de l'art,
étale qu'est le plan est conçu tout autant pour résorber le la critique) là où auparavant s'imposait la suprématie d'un
temps que pour homogénéiser le regard. art - de culte, de destination, de Bestimmung - générant
de la communauté. Ce ne sont pas tant les œuvres qui
changent que l'appareil qui les prend en charge: la même
Ce dispositif est un des plus innervants puisque qu'il fait corps avec le œuvre (par exemple une peinture d'autel dans une église)
cameraman sans introduire les pénibles saccades d'une caméra portée à bout qui avait une fonction pédagogique - livrer le message
de bras; il rend possibles les déplacements les plus sportifs et l'ouverture
à l'improvisation de l'acteur.
3· A. Roy, Embaumement, in Spirale, n° 191, Montréal, 2003. 4. A. Malraux, Psychologie de l'art, Paris, Skira, 1949- 195°.

3°0 3°1
chrétien aux illettrés -, du seul fait qu'elle a été transportée droit de tous à donner d'eux-mêmes des apparences », selon
intacte dans un musée, va pouvoir être l'occasion de ce la forte revendication de Benjamin. Le comportement du
que Kant appellera jugement désintéressé, contemplatif: passant-spectateur d'un musée dans un film est un
subjectif et pourtant universel, esthétique. Mais il y aura révélateur de la politique d'un cinéaste.
un prix à payer: l'œuvre n'aura plus la capacité de destiner I.:Étranger de L'Arche russe entre dans les coulisses d'un
une communauté (ici chrétienne), elle ne fera plus monde, théâtre et, toujours suivi d'une sorte de témoin subjectifqui
elle n'engendrera plus son lieu comme son habitacle. Car l'enregistre comme un miroir vers lequel il se tourne,
si cette œuvre répétait en peinture la vérité du christianisme pénètre dans une enfilade de salles du musée jusqu'à la salle
(par exemple La Madone Sixtine de Raphaël commentée par de bal, finale, où, de contemplateur de tableaux, il devient
Heidegger, l'offrande du Fils par la Mère, c'est-à-dire le danseur, comme s'il retrouvait son temps.
dévoilement chrétien comme essence de la vérité), dans un Contemplateur? De son seul fait, par sa seule présence,
musée, en l'occurrence celui de Dresde, elle ne sera plus les tableaux redeviennent des dispositifs de destination: les
qu'une « représentation 5 », écrit Heidegger. Quelque chose personnages historiques qui constituèrent les fabuleuses
qui n'a plus qu'un rapport lointain avec l'essence du collections, bâtirent les palais pétersbourgeois, y parurent,
christianisme, parce que tombant dans le monde de la les sauvèrent comme l'impératrice Catherine ou la famille
culture. La plupart des contemporains du musée, jusqu'à du tsar Alexandre, s'y succèdent familièrement. Il aura donc
Adorno et Heidegger (et leurs disciples), ont interprété de fallu un étranger pour que les œuvres et les collectionneurs
manière nihiliste la géniale esthétisation muséale comme se retrouvent chez eux, réacquérant une sorte d'aura dans
une dégradation, une ruinification, une chute, la mort de ce qui pourrait bien être une entreprise de remythologi-
l'art, etc. On peut être moins mélodramatique et moins sation dans le monde muséal qui, du fait de son côté
nostalgique et dire qu'avec les musées, les vrais créateurs des suspensif, provoque plutôt de l'oubli que de la mémoire
œuvres (la masse des anonymes) partent à la conquête de vivante. Car le musée n'est certes pas un lieu de mémoire
ce qui n'aurait pu être sans eux. Le musée énonce en effet pour les contemporains des événements et des œuvres: c'est
un double principe d'égalité, révolutionnaire : tous sont un appareil d'oubli actif qui désenchante le monde, ruinant
égaux parce que tous peuvent juger des œuvres, donc des la puissance des anciennes idoles, terrestres ou célestes. Dès
événements, tous pourront devenir artistes en commençant lors, faire « revivre » Catherine - cette fabuleuse collec-
à s'approprier les reproductions des œuvres. La politique du tionneuse qui assura sa légitimité culturelle aux yeux de
musée prépare celle du cinéma, où s'affirmera en plus « le l'Occident en faisant acheter ce que les marchands d'art
possédaient de mieux à son époque - ou ces tsars du début
5· M. Heidegger, « La Madone Sixrine de Raphaël", op. cit.
du xx' qui firent venir à Pétersbourg l'essentiel d'une année

3°2
3°3

III
de production d'avant-garde française, achetant les ateliers
l'orthodoxie russe. l?Étranger avance en reculant et devant
parisiens, c'est évoquer la figure de quasi-spectres. De fait,
Catherine sort du palais et se perd dans la neige pour un lui s'amoncellent les ruines des destinations passées : ce
étranger qui aura été momentanément un courtisan. Ces pourrait être le sens du progrès pour Sokourov. Mais bien
plus, l'Étranger résume d'autres figures: il est à la fois celui
figures historiques successives sont plus familières
qu'étranges, le coUectionneur se transforme en écho ou en qui enfile muséalement - la fameuse métamorphose selon
ombre de ce qu'il a acquis, comme les Grâces d'un tableau Malraux - les époques sans être d'aucune (un Européen de
italien s'échappent en virevoltant selon la ligne de fuite l'Ouest du XVIœ, quelque Romantique, lui-même tout juste
d'une galerie. Est-ce ainsi que perdurent les anciennes sorti du musée de Dresde, matrice de l'esthétique de
destinations des œuvres: comme traces des mondes qu'eUes L'Athenaeum des Novalis, Schlegel, etc.) et, de ce fait,
engendrèrent 6 ? Sokourova tenté de filmer ce qui s'échappe toujours plus ou moins refoulé par les gardiens, maîtres
malgré eUe d'une œuvre devenue un suspens: les lieux où de cérémonie, maîtres d'hôtel des différentes époques
eUe est passée, les coUectionneurs à qui eUe a appartenu, les traversées. Étranger à ces époques s'il faisait mine de
mondes qu'eUe a OUverts, les communautés éthico-théol _ revenir: définitivement séparé de ce qui, antérieurement,
o l'aurait enchanté, et en même temps passible de chaque
giques qu'eUe a instituées. Tout cela s'enfuit en glissant. Car
époque, ou voulant l'être.
la puissance ancienne de ces œuvres, vous ne J'imaginerez
qu'en écoutant J'aveugle qui les exalte en leur tournant le Le paradoxe est là, et c'est une douleur : soit le pur
dos. C'est dire que vous ne pourrez jamais vous approprier spectateur de l'appareil muséal ne peut jouir esthétiquement
leur vérité (comme ceUe des combats des héros homériques) des œuvres (tableaux italiens en majorité, Van Dyck, Le Greco,
qu'inteUigiblement, et non visueUement ou sensiblement 7. Rembrandt, sculptures de Canova, etc.) que parce que leur
Vous n'appartiendrez plus jamais à ces mondes, ces destination est suspendue (ce en quoi consiste l'office du
destinations passées ne seront plus réactualisables. Vous ne musée: suspendre, dans tous les sens du mot, les destinations),
serez jamais ces croyants qu'ils ont été, des Lumières ou de mais alors le spectateur n'appartient à aucune des époques
représentées sauf à celle du musée : c'est notre représentant
6. ].-L. Leutrat, Vie des j4ntômes: le j4ntastique au cinéma, Paris, Cahiers visitant aujourd'hui l'Ermitage et s'y perdant. Soit il est
du cinéma, 1995 ; et ].- L. Leutrat et F. ]acq ues, L'Autre visible, Paris, infléchi par tel dispositifpictural qui fit époque (la perspective
Méridiens-Klincksieck, Presses de la Sorhon ne Nouvelle, 1998.
par exemple), appartenant pleinement à l'époque de l'œuvre
7· Bien que le mot allemand Bestimmung (destination) ouvre la possibilité
d'une écoute de la voix qui perdure, celle d'une ancienne destination en tant qu'elle continuerait d'agir théologiquement ou
dorénavant suspendue quant à ses effets: la Stimme (voix) condamnée dès métaphysiquement, mais alors il ne peut jouir de ce qui n'est
lors à une sorre d'immémorial qui hante les ceuvres, les musées, les
monuments, les jardins du passé.
pas encore esthétique, et dès lors tombe à genoux devant tel
il' tableau religieux. C'est l'étonnante génuflexion de Custine

3°4
3°5
devant Les Apôtres Pien-e et Paul Le paradoxe se manifeste
On peut montrer que cette contrariété se retrouve dans
par une sorte d'indécence provocatrice pour l'institution du
d'autres films de Sokourov : le dispositif cinématographique
musée: on ne peut y supporter des croyants en génuflexion.
est fortement marqué par la perspective à point de fuite
C'est une contradiction dans les termes. Ou la jouissance est
unique, chaque photogramme de film répète d'une certaine
esthétique, ou elle est extatique. Pour trancher, les gardiens
manière cette origine (la Renaissance). Dans Mère et fils,
sont toujours là. La conséquence politique est inévitable:
Sokourov utilise un dispositif de lentilles tel qu'il obtient
soit l'Étranger, indestiné, appartient au public de l'œuvre
les effets d'un objectif du type (( œil de poisson» : la
suspendue. Il est un élément d'une communauté virtuelle: le
projection est nécessairement non focalisée, l'image courbe
public comme idéalité de la raison (Kant). Chaque membre
et largement floue. Tout se passe comme s'il avait voulu
de ce public esthético-politique est à égalité avec les autres
contrarier la destination de la perspective: générer du sujet,
s'agissant de la faculté de juger. Soit il est destiné par l'œuvre
le sujet moderne de la métaphysique cartésienne, socle de
et appartient alors de fait à une communauté réelle, nécessai-
toute philosophie du sujet. Proposons ceci: le cinéma de
rement hiérarchisée et inégalitaire, sur le modèle de la
hiérarchie théologique des âmes. Sokourov est un cinéma de la contrariété de la destination
des appareils (le cinéma lui-même, le musée, la perspective,
En termes kantiens, on pourrait dire que l'Étranger est
l'icône orthodoxe, etc.). D'où la tentation de tout régler en
successivement éthiquement intéressé (son existence dépend
un seul plan, absorbant l'improbabilité de tous les enchaî-
de ce que l'œuvre représentant le divin peut lui procurer,
nements possibles entre plans. Au moment où il présentait
par la prière par exemple) et désintéressé (le jugement
Mère etfils, il rappelait une de ses sources: le peintre français
esthétique est dit « désintéressé» : « je » ne peux éprouver
de ruines du XVIII', Hubert Robert, précisément la série des
de plaisir esthétique que parce que mon existence ne dépend
Grande Galerie du Louvre 9, et singulièrement la Grande
pas de l'œuvre, d'où le côté contemplatif du jugement). Ce
Galerie du Louvre en ruines. Or Hubert Robert peignit des
nœud philosophico-esthétique n'est pas exposé comme tel
fictions et non des témoignages: il n'a pu qu'imaginer la
dans le film, mais présenté par des affects. C'est là la
Grande Galerie, en particulier éclairée au zénith, qui ne sera
puissance du cinéma. D'où le ton étrange du film, quelque
réalisée qu'au siècle suivant. C'est encore plus indubitable
chose de bouffon, d'ironique, d'indécis, qui oscille entre
pour la Grande Galerie en ruines, que Marker aurait pu
l'élégie des moments musicaux et une certaine froideur '. Il
intégrer dans la série des photogrammes constituant La Jetée
y va d'une certaine contrariété qui rend impossible l'iden-
;} comme vue d'un Paris ravagé par l'apocalypse nucléaire!
tification d'une (( idéologie-Sokourov ». ';M

Avec Hubert Robert, la Galerie n'a pas encore été inaugurée
il
J};,
8. C. Neyrat, « Éloge de la traversée ", in Vertigo, n° 24, Paris, 2003.
9. Le Louvre.

30 6
3°7
avec ses grandes toiles italiennes qu'elle est déjà ruinée. La été dans cette ville ce jour-là, et commente un ça a été
Grande Galerie aura été. Or le futur antérieur est bien le photographique. Dès lors, un film ne consiste pas tant en
temps de la contrariété en général et de L'Arche russe en une fable contrariée que dans la résultante d'une contrariété
particulier w. entre des appareils. Le cinéma peut être cet appareil qui
On peut évidemment faire l'hypothèse par ailleurs que présente les contrariétés que lui donnent d'autres appareils
l'Étranger de L'Arche russe aura été un sujet de l'esthétique (l'icône orthodoxe, la perspective, le musée, la photo-
au sens de Kant... si quelque chose comme le jugement graphie, etc.), ou les paradoxes temporels des autres
désintéressé était absolument désirable en Russie. Et appareils qui sans lui n'auraient jamais été sensibles. C'est
Pétersbourg est évidemment une ville stratégique pour le d'autant plus sensible que le film-limite était d'un seul plan,
destin russe, car tout s'est joué là-bas, au moins par deux comme si Sokourov avait voulu faire l'économie de la
fois (Pierre le Grand, 1917) ; être Occidental ou pas. Il est question de l'enchaînement entre plans, interrogeant
probable que Sokourov s'intéresse aux appareils forgés par toujours, à sa manière, l'essence du cinéma.
l'Occident parce qu'il a choisi de filmer d'un point
d'accueil des appareils étrangers, volontariste et résistant;
Saint-Pétersbourg. Une ville, littéralement artificielle, bâtie
sur de la boue par des centaines de milliers de serfs qui
souvent y perdirent la vie, et dont les collections ne furent
sauvegardées pendant le siège qu'au prix de 800 000 morts.
Pour Sokourov, le cinéma n'est pas un simple appareil
(il ne faut pas oublier l'usage du cinéma que fait Hitler,
l'impuissant, dans son nid d'aigle, dans Moloch; (ne) jouir
(que) des images des tanks à l'assaut de l'URSS), mais un
montage d'appareils hétérogènes. Dans Élégie de la
traversée, le voyage vers l'Ouest s'achève dans un musée
néerlandais désaffecté, le voyageur commente les tableaux
comme s'il s'agissait de photographies. Face à un tableau
de Saenredam, le narrateur croit l'espace d'un instant avoir

JO. E. Bullot, « Aura été )J, in Vertigo, hors-série: Projections Baroques


(J.-M. Place, dir.), Paris, 2000.

308 :

j
LA TEMPORALITÉ DU FILM

La consistance spéciale de l'appareil cinématographique


nécessite qu'on s'interroge sur l'élément constitutif du film,
de telle manière que les caractéristiques des appareils analysés
antérieurement soient constitutives de chaque phrase-
image : la projection, le reflet, l'absorbement, la contem-
plation, la renomination, le témoignage, l'enregistrement
mobile rétroactif, l'affection. Il faut donc dépasser la
réduction qu'opère Bergson' : le cinéma n'est qu'une
succession de vues instantanées et fIXes comme le temps
chez Descartes, c'est la mécanique du projecteur qui crée
l'illusion du mouvement, lequel est donc extérieur aux
photogrammes. Il nous faudra montrer que l'élément doit
avoir en lui la raison du passage : l'arrêt sur image n'est
pas l'essence du film. À l'inverse de celle de Bergson, la
conception benjaminienne fluidifie trop considérablement

1. H. Bergson, L'Évolution créatrice, Paris, Félix Alean, 1939, en parriculier


p. 330 sq.

3I!
l'imagination cinématographique, au risque de l'identifier à montrer que la liberté absolue d'enchaînement de la cure
la pâte imaginale, risque rencontré par un certain cinéma analytique est à la condition de la censure de la censure, et
expérimental '. Si Bergson avait raison, le cinéma ne serait donc du refus de la logique d'enchaînement « secondaire »,
qu'un dispositif technique et le mouvement qu'une affaire que la photographie s'enferme dans le futur antérieur, que
mécanique, avec sa raison en dehors des images. Mais, le musée est toujours débordé par les métamorphoses
comme le cinéma est un appareil, du côté du poïen et pas inclusives, etc. Bref, l'enchaînement y est toujours, d'une
seulement de la teckhnè, alors la raison du mouvement doit certaine manière, probable.
être dans les images elles-mêmes, qui ne sont pas des objets La phrase-image n'est pas un état de chose, un donné à
mais des phrases au sens du Différend. La solution consiste unifier par l'intuition comme chez Kant, mais un univers
bien à cerner un élément par lequel le cinéma continuerait qui tombe, arrive comme une question. Ce n'est pas un
de faire toute leur place aux différences analysées, s'opposant tableau au sens d'un diagramme ou d'une découpe de la
radicalement à la métaphysique qui, elle, sait toujours ce que réalité, mais plutôt ces différences à soi distinguées antérieu-
sont les qualités de l'Être. Le cinéma est l'appareil qui rement : entre le « il était une fois» et le présent de narration,
« nous» a émancipés de la métaphysique. Si cet élément est entre le « transcendantal impur» condition de toute vue et
la phrase-image, alors, considérant l'enchaînement d'une la vue perspective, entre le point focal et la périphérie de
phrase-image sur une autre, les films seront les seules œuvres l'image de camera obscura, entre l'instantanéité de l'une et
d'appareil à laisser complètement ouverte la question le flux de l'autre, entre les noms des mondes de noms d'un
de l'enchaînement. Ou à l'exposer comme la question à énoncé de savoir et les déictiques constituant le champ de
l'intérieur de l'œuvre elle-même, et non à 1'« extérieur» perception (cf Greenaway), entre la nouveauté de la
comme son interprétation ou son herméneutique. C'est marchandise et l'archaïque de l'enfance, entre la contempo-
l'appareil du jeu par excellence, parce qu'entre chaque ranéité de l'œuvre et sa « source» historique, entre la frappe
phrase-image, il y a constitutivement du play. Les autres du trauma et son inscription dans le langage, entre la trace
appareils préfigurent toujours l'enchaînement. Si l'on ouvre d'un avoir été et ce qui aurait pu être, entre le maintenant
le spectre des règles de l'enchaînement entre ces deux pôles anhistorique de l'affect et sa répétition vidéo. C'est parce que
que sont perspective et camera obscura, s'imposent alors, la phrase-image tombe comme une question et non comme
entre instantanéisme clos et continuité sans bornes, des un objet tout délimité qu'il faut enchaîner nécessairement
cadres d'enchaînement relativement rigides. On peut sur elle selon l'une ou plusieurs de ses différences. Il ya là
une nécessité et non un devoir éthique. Une nécessité
2. En particulier chez McLaren (1914-1987), inventeur du cinéma sans caméra: d'enchaîner qui n'est pas une responsabilité éthique. Ce n'est
Hmld-Painted Abstraction, Camera Maltes Wboopee, Dollars Dance, etc. donc pas tel spectateur qui se trouverait là dans la nécessité

312 313
:;
"

est aussi un oubli, est bien connue', mais cene dimension


de répondre de ..., comme une responsabilité devant
est seconde par rapport à celle de la phrase-image. Si « on })
l'événement qui demanderait en tant qu'occurrence en quoi
est, sur le plan de la conscience, constamment dessaisi,
il est une occcurrence ou une présentation.
c'est que la phrase-image nous saisit à sa manière en nous
Plus précisément, pourquoi la phrase-image laisse-t-elle
déterminant aussi au niveau le plus élémentaire de
plus de chance à l'improbable ? En raison de son
l'aisthésis : corporellement. Chaque phrase-image nous
incomplétude. C'est une intuition que l'on trouvait déjà
positionne différemment, car elle possède la clef de nos
chez les Romantiques d'Iéna s'agissant de l'œuvre'. Une
postures réceptives successives. Nous proposons donc ici un
phrase-image comporte un univers de mise en relation de
supplément cinématographique à la théorie de la phrase
places (destinateur, destinataire, référent, signification). On
développée par Lyotard dans Le Différend, théorie préparée
l'a vu, chaque régime de phrase-image ou chaque univers
dans La Condition postmoderne par une analyse en termes
introduit sa propre temporalité et sa propre spatialité,
de jeux (game) , en termes de « jeux de langage '" Ce
chaque univers est déjà une temporalisation et une spatia-
supplément s'avère nécessaire si l'on veut comprendre
lisation : une certaine manière de spatialiser ou de
l'effectivité de la pragmatique esthétique d'une phrase. Si
temporaliser les instances de la phrase-image les unes par
une phrase n'est qu'une phrase (même un événement, même
rapport aux autres.
un nuage qui monte à l'horizon comme chez Lyotard),
« On » est, comme destinataire, comme spectateur
comportant un univers de places, elle n'engage pas
quelconque, compris dans chaque phrase-image du fait de
réellement le corps du destinataire. Son destinataire n'est
son axe pragmatique (tu seras sujet ! tu dois te laisser
pas le corps jouant parlant', mais un simple locuteur. La
absorber ! tu dois contempler ! tu dois nommer ! tu dois
différence entre le locuteur et le spectateur d'un film, c'est
témoigner! tu dois sauver le passé !, etc.). Physiquement,
la transmission de l'affect rendue possible par l'innervation
c'est la pyramide instable que décrit Panofsky, dont un des
d'un corps appareillé par l'appareil cinématographique.
côtés est l'écran, le sommet, le projecteur, et l'intérieur, le
C'est la différence entre une philosophie de l'événement
corps du spectateur. Le destinataire est une des places de
comme phrase (Lyotard après son tournant « linguistique,,)
l'univers que comporte la phrase-image. « On ,J ne maîtrise
et une philosophie de la culture qui distingue des appareils.
jamais le film, c'est lui qui nous entraîne comme le fait la
mélodie décrite par Husserl pour rendre compte de la
4. B. Stiegler, Le Temps du cinéma et Id question du mal-être, Paris, Galilée,
possibilité d'une rétention mémorielle. Cette mémoire, qui
200!.
5. Il Yaurait toute une discussion il ouvrir avec Le Diffirend, pas seulement
sur la question des énoncés performatifs, mais aussi sur celle de la torture
3. En particulier A. W. Schlegel, Les Tableaux, trad. A.-M. Lang et par exemple. La phrase Iyotardicnnc oublie qu'elle aussi est appareillée.
E. Peter, Paris, Bourgois. 1988.

j
31 5
314
il.
Cette dernière serait incomplète si on ne rappelait pas que l: pourrait être la dernière, comme dans les films de Monteiro 6,
chaque appareil est indissociable d'un genre de discours: "
que chacune doit constamment sauver sa peau parce qu'elle
l'écriture de la loi sur un Support élu, indissociable du
est au bord du gouffre. Une phrase-image est donc moins que
mythe, donc du récit et de la narration, la perspective pour
le photogramme qu'elle est en même temps comme archive.
le genre de discours cognitif, la camera obscura pour la
Sinon, ce serait le triomphe de l'imagination qui met en
rêverie collective et les genres littéraires de l'inversion, le
forme et focalise selon les lois de la perspective et de la
musée pour l'histoire, la critique et l'esthétique, la photo
nomination, mais il n'y aurait aucune nécessité de l'enchaî-
pour l'utopie, la cure pour sa théorie, le cinéma pour
nement sur cette phrase-image trop pleine, et donc pas de
la philosophie de l'événement, l'installation vidéo pour
flux cinématographique. Une phrase-image cl a pas sa signifi-
un projet d'éthique, etc. Cela implique qu'une image est
cation en elle-même: c'est la phrase-image suivante qui
toujours une phrase-image succédant à une autre.
l'exposera, au prix de l'oubli de son propre sens. Il n'y a en
La phrase-image d'après doit enchaîner sur la première droit pas de fin à la succession des phrases-images, pas de fin
pour l'exposer, mais cet enchaînement est à la fois nécessaire
de l'histoire ni de tribunal du sens de l'histoire (c'est la
et improbable. Nécessaire, parce qùil ne peut pas ne pas y
« valeur de perfectibilité }) du cinéma selon Benjamin). La
avoir une autre phrase-image (ce peut être un plan noir
dernière phrase-image l'est provisoirement. C'est pour cette
comme un silence éloquent entre deux phrases), improbable raison que la forme de la fable ne peut s'imposer à la
parce que la première ne dit pas à la seconde comment succession des phrases-images que de l'extérieur, comme
enchaîner. Ainsi, à sa manière propre, la seconde phrase- s'imposeront d'autres régularités ou modes d'enchaînement.
image expose l'univers que comportait la première, elle est
Ces genres de discours et ces modes d'enchaînement
un nouvel univers de places, mais qu'elle ne connaît pas car
viennent réduire l'improbabilité de l'enchaînement. Ils
seule une troisième phrase-image l'exposera, etc. C'est dire
peuvent être exceptionnellement mis en exergue, le cinéma
qu'à chaque fois (et en cela réside la nécessité de l'enchaî-
contemporain mettant en scène, exposant, citant réguliè-
nement donc du mouvement), une part entière d'une phrase-
rement à comparaître des appareils qui, en même temps, le
image tombe dans le Léthé, l'oubli, l'invu, d'où elle ressurgira régulent dans l'immanence du flux. Tel appareil sera littéra-
du fait de la phrase suivante. Celle-ci enchaînera donc sur la
lement présent dans le film comme son contenu (la
part d'invisibilité-visibilité, et plus généralement de césure,
perspective de Meurtre dans un jardin anglais). Davantage,
que comporte la précédente. La possibilité d'une perte est
évidemment à considérer, sans recours à un quelconque 6. En particulier le dernier, Va et vient, où le dernier plan devient fixe: un
conservatoire des ombres. Un « bon}} film est, idéalement, œil qui s'immobilise définitivement dans la mort, celle du réalisateur-acteur.
D'une manière générale chez lui, les plans, interminables, pourraient
une œuvre où il doit être sensible que chaque phrase-image toujours être les derniers.

}16
317


le CInéma organise les contrariétés des autres appareils, hétérogènes, ouverte en droit: le destinataire de la fable, le
les disputes (ou frottements) entre les appareils qu'il fait sujet-maître de la perspective toujours présent dans chaque
revenir ou celles qu'il provoque. Mais plus généralement, les photogramme, le sujet-objet d'un test scientifique, le témoin
apapreils s'imposent suivant une logique immanente. Ainsi
toujours en retard sur l'événement de la phrase-image tout
le genre de la cure analytique dans Je t'aime, je t'aime de juste passée, le sujet de l'éternel retour pour lequel tout
Resnais réduit-il de fait l'improbabilité de la parataxe : il
est réitération, le sujet du plaisir/déplaisir esthétique,
indique comment enchaîner, mais ne supprime pas la radicale
l'archéologue culturel, le sujet qui se découvre attendu par
discontinuité qui menace l'ensemble du film. Cet état du
une phrase-image qui aurait toujours été là comme une
monde qu'est une phrase-image pourrait être sans successeur, promesse, celui qui prend conscience que désormais il a une
le plan rester en plan, et la totalité du film s'effondrer. C'est responsabilité à tenir par rapport à une tâche, l'infra-sujet
dire aussi qu'une phrase-image doit être la beauté du monde d'un affect brut ou le sujet en proie aux spectres, etc.
donnée en une seule fois, qu'on ne reverra pas, comme une La question demeure du cours (ou de la forme) filmique.
fusée de feu d'artifice qui monte, explose et illumine tout puis On a dit que seule une autre phrase-image (un autre univers,
retombe en cendres comme ne le fera aucune autre. Une une autre situation entre les instances) pouvait prendre en
phrase-image est une vie fragile comme toute vie. C'est ce charge l'univers que comportait ou présentait la première,
qu'avait bien compris Benjamin dans son analyse d'Eisenstein univers qu'elle ne pouvait exposer ou qu'elle n'aurait exposé
(les petites explosions qui « dynamitent» l'espace quotidien). qu'en se transformant en objet. La première phrase-image
Ce qui a été dit du sens d'une phrase-image vaut aussi pour comportait un univers improbable que le second plan va
son référent (ce qui est montré), ce qui implique qu'une prendre en charge en le déterminant, l'exposant, en lui
même phrase-image est à la fois visible et invisible, exposée donnant un sens probable: une situation. La seconde phrase-
et latente : l'enchaînement de la suivante se fait sur la part
image prend cet univers improbable comme référent. La
d'invisibilité, d'obscurité, d'oubli, de latence, de différence succession des phrases-images irait donc dans le sens d'une
de la première. Il en va de même pour l'effet sur le spectateur détermination et d'une précision dans la probabilité toujours
destinataire: chaque phrase-image déneutralise à sa manière
plus grandes, donc dans l'achèvement du film comme forme
la « collectivité a priori », le Nous d'Adorno. On retrouvera dose, et la dernière phrase-image serait la solution de
à ce niveau les différentes formes de subjectivité qui ont été l'énigme (Shining de Kubrick), sauf que:
distinguées sur ce fond de rumeur. Dès lors, le cinéma, à la - chaque univers de phrase-image peut tomber sous
différence des autres appareils, ne s'adressera pas, ne destinera l'attirance gravitationnelle de telle ou telle logique
pas, n'imposera pas une seule figure de la subjectivité immanente d'appareil et de genre de discours. Ces genres et
(même dédoublée), mais une multiplicité de subjectivités ces appareils ne sont pas comme les langues naturelles entre

318
319
elles : aucune traduction n'est possible. Chaque enchaî- de Lynch et Sokourov (Eraserhead, ElephantMan, Blue velvet,
nement sur une phrase-image se fera donc en fonction d'une Twin peaks, Lost highway, Mulholumd drive, La J;(nx solitaire
guerre des appareils et des genres de discours. Ce différend de l'homme, Le Jour de l'éclipse, Pages cachées, Mère et fils,
entre eux réintroduit une très large improbabilité dans L'Arche russe) une « figure spatio-temporelle d'enfermement »
l'enchaînement. Là où un appareil semblait avoir imposé sa où sont confrontés « une dimension de fermeture, la clôture
loi, un détournement par un autre est toujours possible, de la scénographiefilmique, l'encryptage des lieux clos, l'engen-
comme dans les dialogues de Diderot, en particulier drement d'une diégèse en circuitfermé, l'encadrementpictural
Le Neveu de Rameau; et photographique, et une dimension d'ouverture, la partici-
- chaque phrase exposant l'univers de la précédente, selon pation au fantasme originaire, l'expérience émotionnelle de la
la pente ou la ligne de fuite de tel ou tel appareil proéminent, hantise, le basculement hors cadre, l'accès à des activités de
introduit à son tour une part d'indétermination puisqu'elle remémoration et de réassemblage 7 ».
ne peut exposer son propre univers, sa propre part d'ombre. On peut, à partir de certains films de Ford (La
Ce sera la tâche d'une phrase ultérieure. rimprobabilité aurait Prisonnière du désert), Antonioni (L'Avventura, Blow up),
donc tendance à s'accroître au fur et à mesure de l'enchaî- Resnais (Hiroshima mon amour, Muriel), Duras (lndia song
nement successif des phrases-images, sauf à revoir plusieurs et Son nom de l7enise dans Calcutta désert), Marker, Egoyan
fois le même film. Qu'est-ce alors qu'un « mauvais» film? ou Angelopoulos, isoler une « figure de la disparition ». Elle
C'est l'interdiction des phrases-images possibles à chaque est à l'œuvre dans des films qui ne portent pas nécessai-
instant, un défi opposé à l'occurrence. C'est l'effet programmé rement sur la disparition, parce que souvent ces derniers se
et la fin prévisible du film commercial de l'industrie présentent comme des reportages, des enquêtes ou des films
culturelle au sens classique du terme. Nous avons vu que la « noirs» (de Missing de Costa-Gavras à La Sentinelle de
logique immanente de tel ou tel appareil réduit la part Desplechin). Cette figure peut être caractérisée par un
d'improbabilité, devenant un genre d'enchaînement comme certain nombre de traits qui se résument à la quasi-impossi-
dans Mère etfils de Sokourov, quand s'impose la logique de bilité à enchaîner: la narration n'avance pas, le temps est
la camera obscura. Entre cette puissance des appareils et des comme figé ou en boude, il n'y a pas de dénouement parce
genres de discours et la grande parataxe de la fantasmagorie qu'il n'y a pas eu de nœud dramatique, le vide s'installeS.
(où chaque enchaînement serait totalement aléatoire), il faut
introduire des « figures d'enchaînement» plus fines, plus 7. D. Arnaud, Figures d'enjérmement dans les œuvres de D. Lynch et
nombreuses. On peut en isoler deux, au sein d'une d'A. Sokourov. Thèse soutenue à Paris-III en 2003, à parairre chez
multiplicité de figures d'enchaînement à décrire ultérieu- [Harmattan.
8. J. Moure, Vers une esthétique du vide au cinéma, Paris, I:Harmartan, 1997;
rement. Par exemple, on peut cerner à partir de certains films er Michelangelo Antonioni, cinéaste de l'évidement, Paris, [Harmattan, 2001.

320 321
C'est que la disparition est un événement qui, n'ayant pas
de lieu (inconnu par définition), n'a logiquement pas eu
lieu. Mais qu'est-ce qu'un événement qui n'a pas eu lieu,
qui sera toujours en attente d'inscription? Un événement
dont l'onde de choc spiritualise les vivants qui, à leur tour,
perdent consistance et deviennent quasi spectraux. D'une
certaine manière, les logiques immanentes d'appareil
passent alors à la limite: le photographe de Blow up, qui a
cru saisir un corps gisant et avoir été le témoin d'un crime,
à force de rephotographier ses photos, dissout l'image en LES VIDÉOS DE MARIE LEGROS:
un chaos informe de particules 9 ; les amis de la disparue de LA PHRASE-IMAGE À LA LETTRE
L'Avventura oublient sa disparition; les amants d'Hiroshima
ne peuvent témoigner; les personnages d'Egoyan sombrent
dans l'inceste, etc. Quand les représentations de mots et de
choses sont invalidées, perdure l'affect d'un événement Françoise Parfait touche, dans un récent livre de
ininscrit, affect qui peut être pris en charge par un dernier référence' sur la vidéo comme « art », à un problème
appareil, l'installation vidéo. essentiel: l'articulation de l'appareil artistique à un dispositif
Le cinéma fait d'ailleurs couple avec cet autre appareil, technique. La plupart du temps, on l'a vu, cette articulation
dont il se rapproche de plus en plus sur le plan du dispositif est brutalement passée sous silence. Or la temporalité et ses
technique, du fait de la numérisation. rapports à l'appareil ont toujours valeur de test pour
l'analyse. Même pour la vidéo. On sait en particulier que
les installations de Dan Graham, ses boîtes d'architecture,
sont souvent de redoutables installations de rétention
temporelle. Pour F. Parfait, la vidéo n'est qu'un dispositif
ontologique au sens où Bazin caractérisait photo et cinéma"
l'image vidéo est donc nécessairement au présent, dans un
présent sans avenir et sans mémoire, évanescent, volatile et
9· B. Oschner, L'" entre» des images, ou les Stratégies intermédiatiques dans
Blow up de Michelangelo Antonioni, in Appareils etformes de la temporalité, 1. F. Parfait, Vidéo, un art contemporain, Paris, éd. du Regard, 2001.
à paraître chez I.:Harmattan. 2. A. Bazin, Qu'cst-ce que le cinéma ?, op. cit.

32 3
ril l'
lil"



bavard, etc. Ce qui est vrai techniquement, du fait du
1"
un art qui a relégué les médiations habituelles (idée, forme,
1.1.
1" balayage électronique de points ayant une intensité médium) de ce qu'on nomme « art », mais cette littéralité
Il, lumineuse, est transféré tel quel au niveau de l'appareil, alors ne peut être comprise que d'ores et déjà incluse dans l'espa-
que les exemples artistiques analysés montrent la complexité cement qui fait le propre de l'art. En gros, la littéralité
III' des temporalités auxquelles la vidéo donne lieu. Il en va de s'oppose au symbolique. On peut lui rattacher les concepts
il
Il'i même de la mise en exergue de la boucle. La répétitivité, le d'autoproduction, d'immédiateté, d'immanence, de présence
11,lli
non-développement de l'action, l'absence de narration dans ici et maintenant ou d'intransitivité, de matérialité, de
.
"

Il 1,'
la plupart des vidéos analysées, trouvent une raison frappe, termes qui s'opposent symétriquement à ceux
'
technique: soit la boucle de la bobine, soit celle de l'instal- d'expression de l'idée, de transcendance, de présence différée,
liN.
lation dite de feedback, où la caméra enregistre les images
diffusées sur son propre moniteur. On pourrait faire la même
de médiation, de renvoi à autre chose ou transitivité, ou
analyse s'agissant de la trame devenant en elle-même un
signification. Bref, Amey veut développer une esthétique qui
soit aux antipodes de celle de 1'« idù esthétique » du « régime
Il'll i ' matériau esthétique. esthétique tk l'art » chère à Rancière, qui reprend la
1111 1 ,

A partir des analyses de F. Parfait, en particulier sa thèse philosophie de l'art de Schelling.


i ll'l des apports du cinéma expérimental à la vidéo et,

Accordons-nous que le commun de notre communauté,
inversement, des effets de la vidéo sur le cinéma commercial le partage de notre sensible, est aujourd'hui d'entrée de jeu
jlll' (arrêt sur image, retour en arrière, voire rétention, accélé- structuré par la télévision relayant et intégrant le cinéma.
ration et décélération, flou, par exemple dans Matrix) , on se Considérons cet ensemble comme un dispositif mondial de

1III'i
propose d'insister sur le trait suivant: si le cinéma, même
non commercial, est essentiellement narratif, alors il
domination et non comme un appareil. La vidéo et, d'une
manière générale, les « images en mouvement » supposent
'II

111 1 ,
constitue comme une métaphore dont chaque vidéo
artistique pourrait être la littéralité. Cl. Amey' entend par
une suspension du développement de l'action, une rupture
du temps diégétique et, à rebours, pour la vidéo, la mise en
( Il ce terme un concept qui permette de saisir, au sens faible un
symptôme, au sens fort un paradigme, qui désigne une
exergue d'une action effectuée pour elle-même, isolée, sans
autre finalité. La littéralité-vidéo consisterait en une sorte
li l l
III tendance de l'art contemporain, de certaines œuvres, à de grossissement de ce qui, dans le cinéma, devrait trouver
III
s'écarter des paramètres qui ont défini l'œuvre d'art classique son exténuation dans l'action suivante, celle qui enchaîne
Il,,
',il:
et moderne, à sanctionner ses indices de défection et peut- sur la précédente: un plan autosuffisant, n'appelant pas
II
I l, être à détecter un devenir autre de l'art. La littéralité concerne d'enchaînement. Si l'action vidéo est répétée, sans intrigue,
I
l'
"1 '" ",
sans finalité, alors il n'y a plus de personnage qui en serait
1 1 11
3· Cl. Amey, Mémoire archaïque de f'art contemporain, op. cit. :c le support. D'où la disparition du héros et la mise en crise
III,
1
lill!
32 4 32 5
1' 11;
,l'
111 ,
1111i:
de l'autoportrait, alors que la vidéo semblait être un médium diffusion. Ce lien synthétique est semblable pour l'image de
tout à fait approprié pour ce genre narcissique. Ce qui frappe synthèse numérique. D'où une continuité essentielle quand
dans les vidéos de Marie Legros, contrairement à la position triomphe la surface de {re)production, au contraire de la
de critique de Rosalind Kraus., c'est la totale impossibilité discontinuité interne au cinématographique de laquelle on
du narcissisme, puisque le corps, anonyme, n'est jamais vu déduira l'espace (la place) du spectateur', c'est-à-dire sa
en totalité, que le visage est au mieux masqué ou standardisé destination du fait d'un dispositif technique: le spectateur
(Blondie, c'est toi qui comptes, 1997) et, au pire, disparaît peu se trouvera entre la production et la reproduction, entre la
à peu sous une épaisse couche de vaseline (Vaseline, 1994). pellicule introduite dans la caméra puis dans le projecteur
Si le cinéma est cette fable entravée, coupée, suspendue et l'image apparaissant sur l'écran. D'où la possibilité de
dans ses effets d'identification, alors chaque vidéo serait toute une projection fantasmatique et d'une identification
comme une autonomisation de ce qui est entravé, comme aux acteurs, à leurs valeurs et normes, dans ce monde de la
un suspens muséal : Marie Legros filme la bouche d'un camera obscura. S'agissant de la vidéo, le spectateur, même
bègue lisant des lettres d'amour (Bègue, 1992). Il est évident face à l'écran du moniteur, restera à l'extérieur du dispositif,
que la communication amoureuse ne s'accomplira pas, comme dans le cas de la perspective. La vidéo s'adressera
basculant dans l'insupportable. La vidéo est un raté faiblement à la singularité.
poétique. Une pétrification de l'empêchement de la fable. Dans la salle de cinéma, le spectateur est placé à
C'est d'ailleurs un des points forts de l'analyse de l'intérieur du fait de la discontinuité cinématographique:
F. Parfait. Mais comment rend-elle compte de la capacité le flux de conscience du sujet spectateur est assujetti au flux
fabulaire du cinéma, radicalement différente de la pétrifi- du déroulement narratif. La temporalité interne du film
cation - à la limite de la statuaire - à laquelle donne lieu la deviendra inéluctablement, le temps d'une projection, celle
vidéo? La raison invoquée est du côté de l'enregistrement- du spectateur. On ne peut évidemment pas attendre la
projection, de la production-reproduction. Alors que le même adhésion d'un appareil comme la vidéo, qui rencontre
cinéma distingue enregistrement sur une pellicule, puis au contraire dans sa réception de graves problèmes
projection dans une salle ad hoc, donc une discontinuité d'adhésion, d'attention, c'est-à-dire d'exposition - en fait
parfaitement analysée dans LHomme à la caméra de Vertov, ceux des arts contemporains -, parce qu'il faut bien se
la vidéo, elle, fait bloc indissociablement : le dispositif est le l'approprier. Le spectateur des vidéos d'une installation est
même pour l'enregistrement et pour la reproduction- tout autant un passant que celui d'une exposition d'œuvres
contemporaines, le même qui erre dans les salles d'un musée
4· R. Kraus, « Video: the Aesthetics of narcissism ", in Octobre, n° 1, New
York, 1976. 5. M. Fried, La Place du spectateur, Paris, Gallimard, 1990.

i"


1

326 32 7
de peintures classiques. À la limite, il revient à cette
exhibant littéralement, comme le fait un art mineur, un
singularité désinvolte qui parcourt l'installation vidéo
prélèvement sur le grand corps qui fait masse, une petite
constituée de plusieurs écrans, de reconstituer, écran après
bulle d'interrogation contre le contrôle de la masse. On
écran, la trame d'un récit possible. La vidéo ne peut pas
comprend bien alors que ce qu'on attribuait à l'infras-
avoir la puissance d'assujettissement de la pleine page
tructure technique de la télévision, la boucle, la répétition,
cinématographique. On ne sort pas de la projection
le gros plan, consiste en un choix artistique sur fond
amoureux de la vidéo, parce qu'elle consiste finalement en
d'industrie des programmes. Un choix qui concerne l'appa-
l'assujettissement de l'appareil cinématographique ordinaire
raître, ou plutôt l'apparition. L'industrie des programmes
à l'appareil muséal. Est-ce alors le retour du sujet de
(Stiegler 6) peut être décrite comme un gigantesque
l'esthétique au sens de Kant ? La littéralité vidéographique
dispositif engloutissant tout apparaître dans une rumeur,
est-elle à mettre sur le même rang que le strict suspens
dans un flux plus ou moins rapide d'images colorées qui
muséal ? Ce qui fait la différence, c'est le référent privilégié
forme le monde, le commun de l'être en commun, c'est-à-
par la vidéo : le corps exposé.
dire la masse des (télé)spectateurs.
Le risque pris par un corps vidéographié est beaucoup Réduite à l'état de dispositif, couplant nécessairement
plus important que dans le cas du test cinématographique
pouvoir et savoir, la vidéo est déjà un organe de surveillance.
décrit par Benjamin comme mode d'apparaître des
Michael Klier 7 utilise le cadre formel de la télésurveillance
singularités soumises à une sorte de contrôle général à
I!I
(noir et blanc, plongée, zoom, balayage du champ,
l'ère de la production industrielle. Avec la littéralisation
Iii,
'" anonymat de ce qui est filmé) pour produire ce qui relève
l,II
vidéo de l'apparaître de la singularité, il y va de l'endurance
!,II
i,ll, d'un début d'intrigue. À quelles conditions cette littéralité,
l,I',
,11 11
comme dans un match de boxe, de l'expérimentation ce sensible enregistré, totalement anodin et prosaïque
III'
1,/, comme dans un laboratoire. Comme l'action présentée est aujourd'hui, peut-il être autre chose que du non-art ?
l,:
non narrative, elle est simple; comme elle est répétée, elle
1' Paradoxe d'un sensible qui n'est rien d'immédiat bien que
est indéfiniment réitérable ; comme les conditions du
' ::/':
11
, :' :

I,I' sensible, parce qu'informé par un dispositif technique qui


'J, contexte sont visibles, tout est donné pour que l'on se
'II,
'II"
le met à disposition. C'est donc du sensible intrinsèquement
Il!, retrouve dans la situation d'une expérience scientifique,
médiatisé, généré automatiquement par des millions de
nécessairement répétable dans des conditions données. La
caméras de surveillance, dans l'indifférence totale. Ce
vidéo: un peu de fiction dans l'imagerie scientifique, le
traitement du sensible a été la grande affaire de Virilio et
triomphe d'un appareil perspectif pervers?
Mais alors la (petite) installation vidéo à la recherche
6. B. Stiegler, Le Temps du cinéma et la question du mal-être, op. cit.
d'un public aléatoire, comment émancipe-t-elle ? En
7. M. KJier, Der Riese (Le Géant), 1984.

328
32 9

i
Lj
élevé au rang de paradigme universel par Deleuze (la société
(dans Orange mécanique) le passage à tabac d'un clochard
de contrôle). À partir de quand ces images de dispositif
par la joyeuse petite bande, ou la vengeance du premier sur
deviennent-elles des images d'appareil? À partir de quand
le leader des voyous, imposant au spectateur de se mettre
quelque chose comme de l'apparition surgit-il? Quand, par
à la place des uns ou des autres et d'y prendre un certain
exemple, la bande vidéo est couplée à une bande son: chez
plaisir, Marie Legros, au contraire, sélectionne une scène de
Michael Klier, la musique de Mahler. C'est l'imagination
violence gratuite en isolant une serpillière de caniveau
déformante musicale qui s'attaque aux formes fIXées par la
harcelée de coups de bottes (Boudin, 1998). Il est évident
vidéosurveillance. N'importe quel matériau sensible
que cette scène ne permet pas l'identification fantasmatique
prosaïque peut devenir artistique à cette condition: c'est la
(selon un scénario toujours ambigu où les possibilités
grande leçon de Godard et de Passion en particulier. Dans
inconscientes sont mêlées et compossibles : « je suis frappé »,
la vidéo Projection (2001) de Marie Legros, un homme torse
« je frappe », « on frappe », « frappe! », etc.) parce que
nu semble subir des projections d'objets qui n'ont en fait
l'affect qu'elle comporte ne permet aucun enchaînement.
qu'une existence électronique. C'est la scansion de la bande
C'est comme une phrase-image qui n'en réclamerait pas
son qui transforme cette épreuve en rituel énigmatique et
d'autre. L'affect est encadré et suspendu. Il devient un cas
en figure de résistance.
pour l'éthique et la politique. Cela ne se produit pas pour
Le prélèvement d'une action sur le flux d'images
une scène de violence au cinéma où, souvent sous prétexte
quelconques mises à disposition ne consiste pas en la
de dénonciation de la violence, le scénariste outrepasse les
circonscription d'un monde, d'une forme, mais puisque
limites du supportable ou la met sournoisement en abyme
cette action est répétée jusqu'à la nausée comme dans le
par l'utilisation du théâtre filmé... par Dieu (P. Greenaway:
rituel de Projection, s'impose un évanouissement, une
Le Bébé de Mâcon). On ne peut pas dénoncer la violence
dissolution de la forme par sa mise à distance. Celui qui,
au cinéma car il n'y a jamais de dernier plan qui serait le
du fait de l'industrie des programmes, au cinéma, ou
lieu du tribunal de l'histoire.
activant des jeux vidéo, aurait été amené à adhérer à une
Finalement, la grande différence entre cinéma et vidéo
situation ou à une forme sans possibilité de choix, trouve
ne tient-elle pas à leurs rapports réciproques à la multiplicté
ici la possibilité de prendre ses distances, de dissoudre la
(la masse, la foule) ?
forme exposée. La scène est bouclée, statufiée. Donc la
Le cinéma est, on l'a vu, un dispositif où la multiplicité
boucle technique qui rend possible la répétition, la
est présente à tous les postes de la communication, ce qui
continuité du dispositifqui devient intimité, sont seulement
ne peut être le cas de la vidéo.
les conditions de choix artistiques, les conditions de l'appa-
Même si la vidéo n'est pas commandée par la foule, ni
rition. L'écran n'est plus celui des rêves. Si Kubrick filme
ne s'adresse à elle, ni ne la réfléchit comme son thème

33°
33 1

Ai-
propre, il n'en reste pas moins qu'elle doit donner une en affirmant la « fin » du cinéma. Pour être plus précis, la
acception nouvelle de la multiplicité à partir du régime vidéo, après la désaffectation du corps, après sa mise hors
imposé par le cinéma. La vidéo expose la multiplicité d'une la loi, voire sa disparition >0, préparerait un autre rapport
manière spécifique en n'exhibant qu'un corps ou deux, à la loi. Mais on n'en saura pas plus: il est encore trop tôt
exceptionnellement des groupes. La question peut être et cela concerne trop de situations, trop de postures, trop
posée autrement: qu'est-ce qui oblige le vidéaste à filmer d'expositions différentes du corps. La loi qui fait tourner
un corps soumis à une contrainte implacable? Qu'est-ce l'acteur de lèrrain vague ne le punit pas, pas plus qu'elle
qui fait tourner inlassablement, et semble-t-il indéfiniment, n'entrave les deux corps dont les bras sont liés ". Ce n'est
cet homme dans ce terrain vague situé entre boulevard pas un petit théâtre de la cruauté, l'affect isolé et exposé
périphérique parisien et boulevard des Maréchaux, au étant ce dont on se libère, puisqu'il est littéralement bouclé.
milieu des tas de gravats et des flaques d'eau 8 ? Le lecteur La loi vidéographique émancipe les corps des fantômes du
de la littérature « concentrationnaire » y reconnaîtra des cinéma. Il s'agit de rendre à nouveau le corps passible.
scènes dignes des Jours de notre mort de David Rousset. Qu'en est-il de la temporalité de la vidéo prise dans sa
C'est là quasiment une constante de l'art vidéo, issu des littéralité? Pourquoi le non-développement d'une action
performances et du body art : l'extrémisation de ce qu'un deviendrait-il la spécificité de cet appareil? Finalement, ce
corps doit endurer, subir. C'est aussi une règle d'écriture que nous cherchons à isoler sur les traces de Cl. Amey au
vidéographique chez Marie Legros : partir d'expressions titre de la littéralité se rapproche de ce que Lyotard, dans
comme « On compte sur toi! », « Est-ce qu'on peut te un texte posthume, appelait phrase-affect ". La phrase
compter... ? », « Marchez sur les choses 9 ! »Autant d'impé- affect se présente comme un sentiment, comme un silence
ratifs physiques et éthiques qui pourraient devenir catégo- dans un discours. Si l'on reprend l'opposition classique,
riques, c'est-à-dire universalisables, et donc totalement non aristotélicienne, entre phôné et logos, elle est irréducti-
narcissiques, non maniaques, s'adressant par là même à la blement du côté d'une phôné inarticulable, du côté des
multiplicité, définissant un nouveau mode d'exposition des animaux et de leurs cris non discrets, du côté des enfants
singularités les unes par rapport aux autres. La vidéo est qui ne connaissent pas encore la loi. On peut en énoncer
un appareil qui, comme tout appareil, met le corps en quelques caractéristiques: la phrase ordinaire, articulée, et
rapport avec la loi. Cela Suppose qu'historiquement le la phrase affect ne peuvent se rencontrer, il y a entre elles
cinéma n'avait plus cette capacité, ce que suggère Godard
JO. Cf plus loin: Les Portraits d'Altamirano.
8. M. Legros, Terrain vague, 2001. II. M. Legros, Les Liens, 1997.
12. J.- F. Lyorard, D'un supplément au Différend, in Misère de la philosophie,
9· M. Legros, Marcher sur les choses, 1997.
op. cit.

332 333
un différend, ce que ne peut accepter la politique de cinéma dans un musée, un absorbement du cinéma par le
musée. Ce qui les distingue, c'est la possibilité-nécessité
Rancière ". Elle peut en effet faire tort à la phrase articulée
d'enchaîner ou non sur le plan. s'il y a enchaînement, c'est
comme un cri qui vient brutalement interrompre une
péroraison. Par rapport aux autres phrases, elle ne du cinéma, sinon, de la vidéo.
comporte pas un univers, n'expose pas un monde, elle
signale seulement qu'il y a du sens (du plaisir, de la peine).
Ce sens ne se rapporte donc pas à un objet extérieur à lui.
La phrase-affect ne s'adresse à personne, pas plus qu'elle
proviendrait d'un destinateur (pas d'axe pragmatique).
C'est donc plutôt un état affectif et le signe de cet état (un
jugement réflexif). Bien qu'elle ne soit pas en rupture avec
le langage, tout se passe comme si elle « désirait )) être
articulée, et une phrase articulée peut la prendre en
référence. Sa temporalité est celle du maintenant, ce qui
implique qu'on pourra l'évoquer plus tard sans pourtant
la faire revenir telle qu'elle fut. Tout se passe comme si ce
maintenant allait passer sans passer dans le temps: comme
une bulle qui l'enferme et passe à la surface du courant sans
qu'on puisse jeter vers elle le pont qui rend toujours
possible la rétention des moments du passé. Elle est donc
achevée et sans âge. On pourra dater cette émotion sans
pourtant pouvoir l'éprouver à nouveau. I:affect est dans un
maintenant non dialectisable. C'est ce que les vidéos
comportent, littéralement: des plans-affects, enfermés dans
un maintenant et qui, parce qu'ils n'ouvrent pas à un
enchaînement, sont des apparitions closes. Il y a de moins
de moins de différences techniques entre cinéma et vidéo,
l'installation vidéo est un certain choix d'exposition du

13· J. Rancière, La lY1ésentente, op. cit.

334

1.
CATHERINE HÉLIE :
L'INTERVENTION DE LA PHOTO SUR LA SCULPTURE '.

Sur le mariage : « L'Éros, l'amour, a pour seule


orientation la mort commune des amants. Il se dévide comme
le fil dans un labyrinthe dont la "chambre mortuaire" est le
centre. La réalité du sexe intervient dans l'amour seulement
lorsque la lutte contre la mort devient elle-mbne lutte
d'amour. En revanche le sexuel en soi fuit sa propre mort
comme sa propre vie et suscite aveuglément, au cours de sa
fuite, la mort d'autrui comme la vie d'autrui. Cette fuite
mène au néant, à cette misère où la vie n'estplus qu'une non-
mort et la mort qu'une non-vie. Ainsi le navire de l'amour
doit-il se frayer un passage entre le Scylla de la mort et le
Charybde de la misère etjamais il ne le pourrait si, à cepoint

I. Les photos de Catherine Hélie : « Éternités. Deux siècles de sculpture


au cimetière du Père-Lachaise », ont été publiées dans la revue Drôle
dëpoque, nO 12, Nancy, printemps 2003 ; et dans la revue Ligeia, n° 49-50-
51-52, Paris, janvier-juin 2004.

337
de son voyage, Dieu ne le rendait indestructible en le
vérité de matière est éclatante. Dès lors, on ne pourrait plus
métamorphosant. Car, de même que la sexualité est tout à
s'écrier comme Michelet au musée des Monuments français:
fait étrangère à tamour naissant, ilfaut qu'elle soit le propre
« C'est "là" quej'ai reçu d'abord la vive impression de thistoire.
de tamour qui dure. Elle n'estjamais la condition de son être
Je remplissais ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces
et elle est toujours celle de sa durée terrestre... Mais, dans le
morts à travers les marbres. » (Le Peuple) La photo témoigne
sacrement du mariage, Dieu rend tamour "invulnérable" au
d'un devenir-matière des corps et d'un devenir-tache des
danger de la sexualité comme à celui de la mort. »
visages; or la tache, à la différence du trait graphique (dessin),
W Benjamin, Fragments (entre le début de l'été 1918 et 19 20).
n'entretient aucun rapport avec son fond ou son support. Elle
ne se détache pas d'un support, elle est à elle-même son
Les photographies de sculptures funéraires du Père-
propre support ou médium, qu'elle envahit dans la mesure
Lachaise de Catherine Hélie ne s'intéressent pas aux
même où elle le constitue. Étant sans rapport essentiel avec
chambres funéraires, à la différence de celles de Maceheroni'.
le dessin, elle n'est pas circonscrite ; n'étant pas configurée,
Elles supposent que Lenoir ait rassemblé les débris des
elle ne peut donner lieu à une forme. Elle est donc ce qui
tombeaux les plus célèbres dans son musée des Monuments
arrive à une forme préexistante, comme si, se posant sur elle,
français (1791), que Malraux ait constitué un immense musée
elle devait la masquer. Dans la série de Catherine Hélie, les
imaginaire de sculptures qui n'est qùun livre de photos, bref
voiles féminins, les ombres du clair-obscur, les mains de
que l'art soit rentré dans l'époque du musée, que la mort
douleur, sont des équivalents de la tache. Cette esthétique
puisse être esthétique et que les sculptures puissent être
atmosphérique du masque et de la tache ne peut donner lieu
regardées pour elles-mêmes comme des suspens muséaux.
à une valorisation du fragment que supposent, par exemple,
Mais l'impeccable cadrage, sur des visages, des pieds, des
les réflexions holderliniennes sur le divorce des hommes et
extrémités du corps, isole des fragments de la douleur comme
des dieux (Remarques sur Œdipe, Remarques sur Antigone),
d'un plaisir qui relève de l'extase. C'est le corps, distingué de
possibles du fait des Antiques, au Louvre. La grande
la chair, tel que nous le connaissons vivant: par le plaisir
esthétique allemande n'est jamais qu'une esthétique rendue
intense, instantané, mais uniforme : quantitatif j par la
possible par le musée. Mais qu'arrive-t-il quand, comme
douleur variable selon les organes, mais permanente :
dans ces étonnantes fictions peintes de Hubert Robert, le
qualitative. Les gros plans permettent d'interroger ce qui
toit de la Grande Galerie du Louvre a été percé à la suite d'on
advient à la pierre et au marbre exposés au ciel, ce qui n'est
ne sait quelle apocalypse, et que les ruines s'entachent pour
pas le destin des suspens préservés et conservés in vitro. Leur
la photographie?
Les chambres funéraires appartiennent à une époque où
2. M. Butor, Tombes titubantes, Neuchâtel, Ides et Calendes, 2000.
la mort (de l'amour, de la sexualité, du mariage) trouvait

33 8
339

,
normalement, c'est-à-dire glorieusement, sa place dans la « grands » staliniens français, succèdent les différents
ville, et pouvait être élevée ou relevée, car les tombeaux édifices dédiés aux résistants et aux déportés. C'est alors
étaient autant de symboles. On pouvait édifier des stèles à l'abstraction qui l'emporte, soit que l'événement fût
l'amante, au mari, aux héros, parce que la mort n'était pas considéré en soi comme irreprésentable, soit qu'il fût
entrée en crise. D'où le caractère phallique des pierres impossible d'ériger quoi que ce fût comme une représen-
de tombeaux qu'avait noté Bachofen dans L'Essai sur la tation parce qu'on n'en avait plus les moyens symboliques
symbolique sépulcrale des Anciens (1859). C'est pourtant et esthétiques. L'hypothèse serait alors qu'un simple
au XIXe siècle, qui portera tant d'attention aux tombeaux appareil, la photographie, l'aurait emporté sur les symboles
(Winckelmann, Schiller, Quatremère de Quincy, Du eux-mêmes et sur toute imagerie de représentation en deux
Sommerard, etc.) que le statut des morts bascule, ce dont ou trois dimensions, elle-même produit d'un autre appareil
témoigne selon Barthes l l'irruption de la photographie. qui n'avait rien d'immémorial, parce que surgi au XV sur
Mais peut-être que la photo, plus que témoignage d'un des terres florentines : la perspective. Le cimetière serait
malaise anthropologique, a provoqué en tant qu'appareil devenu un lieu stratégique dans une lutte en apparence
contingent et ludique qui a fait époque et nécessité, un microscopique, puisque la photographie des défunts est
bouleversement dans les rapports entre les morts et les venue silencieusement s'installer sur la dalle couvrant les
vivants. L'art funéraire, peu étudié parce que travaillant corps, à proximité de la sculpture édifiée pour sacraliser la
explicitement davantage pour l'oubli (le repos des sexualité sanctifiée par les liens du mariage. Le ver était dans
survivants) que pour la mémoire, est peu à peu devenu le fruit. La mort était mise au défi là où elle se trouvait plus
impossible. On n'édifie presque plus de ces statues qui firent qu'elle-même: en beauté, dans la représentation pétrifiante
la gloire des cimetières latins (catholiques et méditer- et pour cela authentifiante. Car la représentation rend d'une
ranéens), le protestantisme ayant imposé, là comme manière générale possible la présence : elle en est la vérité.
ailleurs, une réforme des images, un art minimaliste. Le L'enjeu du photographique, c'est qu'il modifie de fond en
capitalisme, qui en est l'accomplissement et le parasite, cette comble les rapports des vivants aux morts, et finalement
religion au rituel exacerbé mais ignorant tout dogme et l'ordre de la représentation comme celui du symbole,
toute divinité, ne sait que dire de la mort, ne pouvant puisque le symbole est un tombeau. Or aucun autre lieu
symboliser. On le voit bien d'ailleurs au Père-Lachaise, n'a connu la confrontation d'une représentation de pierre,
dans le carré limité par le Mur des Fédérés: aux héros de d'un symbole et d'une photographie. On sait que, selon
la Commune, aux proches de Marx, à sa famille, aux Baudelaire, la photographie finira par l'emporter sur le
portrait peint, pour des raisons pragmatiques et
3· R. Barthes, La Chambre claire, op. cJt. économiques. Mais était-ce le cas en ce lieu, le cimetière,

34° 341
où s'étalaient les plus folles dépenses, la plus grande pétrifiées et pétrifiantes comme le sont les formes par
démesure ? Où, manifestement, la ratio économique rapport au devenir. Car il faut toujours se souvenir de
n'avait plus lieu d'être? Où se conjoignaient pour l'éternité l'effort considérable qu'implique une mise en forme par
l'homme et la douleur dans ce qu'ils ont d'essentiel et de rapport au flux des impressions sensibles, extérieures et
commun: l'appartenance à la permanence, à la continuité, intérieures à la conscience. La forme, c'est enfin ce par quoi
à la pluralité (la diversité de ces collections de corps sculptés, l'on pourra voir ce qui sinon aurait été entraîné dans la
souvent dans le marbre ou le bronze, pour durer éternel- déperdition sensible: la forme rend visible et, par là même,
lement) ? On peut très bien relever une certaine filiation donne des objets à la connaissance. Sans formes, il n'y aurait
entre la photographie et le masque mortuaire, puisque dans rien à voir: telle était la nécessité de l'art classique. Il était
l'un et l'autre cas il y a eu une relation ontologique au donc inévitable que des formes - funéraires - sanctifient le
référent, ici le corps, le masque étant prélevé sur la figure mariage et la douleur. Mais ces formes ont été ici photogra-
elle-même comme la photo. Cette dernière a eu besoin, en phiées, elles sont, du fait du talent de la photographe, encore
face de l'appareil, d'une existence renvoyant de la lumière plus en gloire (la figure du Commandeur qui émerge de la
vers l'objectif. La photo est toujours l'indice qu'une pierre comme de son fond obscur !), gloire qui retombe
présence a été, indubitablement. Mais le masque, une fois inexorablement sur le sensible qu'elles configurent. Ces
détaché du visage, n'emporte pas avec lui autant de formes, on l'a dit, appartiennent à une époque où la mort
présence/absence ou, pour le dire plus crûment, autant de avait tous ses titres, cette époque trouvant son achèvement
spectralité. Le masque, dont on sait par Pline l'Ancien 4 qu'il et sa ruine au XIX', Alors, du fait d'une industrialisation du
sera chez les Romains à l'origine d'un art, la peinture, de funéraire qui ignore la singularité des corps (avec pour
plus en plus autonome. Le masque introduira donc à un « apothéose » les monuments aux morts de la Première
devenir-peinture de l'art funéraire alors que la photographie, Guerre mondiale), mais surtout du fait de la généralisation
pourtant tout aussi indicielle et funéraire, introduira à un de l'appareil photographique, la mort va reculer au profit
devenir-spectral, non seulement l'art, mais les morts eux- de quelque chose qui n'est ni une résurrection (des corps:
mêmes, c'est-à-dire l'humanité. l'apocatastase de la religion orthodoxe) ni une délivrance
La pure provocation des photos de corps sculptés de (de la chair), mais qui n'est pas non plus ni la mort ni la
Catherine Hélie est donc d'introduire, dans ce devenir- vie. Les conséquences en seront incalculables (on a bien du
spectral, le royaume des formes les plus représentatives, mal, près de deux siècles après les commencements de la
c'est-à-dire les plus identifiantes, car les plus stables : photographie, à établir un clair bilan). Car si la chair ne
trouve plus son achèvement dans l'humanité et le corps
4. Pline l'Ancien, Histoire naturelle, op. cit. d'une personne dans un peuple, alors humanité et peuple

34 2 343
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II' '
Il,,1,'
I
,
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l' ,
Il' 1: 1
1 1 ,
1

1
III! seront livrés à une épouvante dont on pressent toujours plus
III' fantômes : ceux dont on ne peut dire s'ils sont morts ou
l'ampleur. L'effet de l'appareil photo, c'est que, là où un
vivants. Comme si les productions photographiques du XIX'
simple portrait peint glisse peu à peu dans l'anonymat
Il,1
Il!,':: :
avaient fait germer au xx' l'idée démoniaque que le meilleur
l" de la pure peinture, là où la sculpture singularisante se
moyen de générer une humanité de spectres capables d'épou-
1["

'It 1
;
métamorphose en œuvre d'art (le Père-Lachaise est le plus
vanter l'humanité de chair, consistait bien à faire dispar;ûtre
I'l'III,' ' grand parc de sculptures de Paris), le portrait photo est
les cadavres. S'il n'y a plus de cadavres à exposer, si les corps
Il' ' toujours dans l'attente d'une chose: le nom de celui ou celle
11 ont été « aspirés, engloutis », comme le voulait la soldatesque
11
Il,' ,: qui est là présentement. La photo ne délivre pas de belles
l,II, chilienne et argentine (appliquant des techniques françaises
il'," et simples formes, malgré la tendance contemporaine à se
Il III'
mises au point pendant la guerre d'Algérie), il n'y aura plus
plier au « régime esthétique» moderne de l'art, elle nous
',l';Iii', de travail du deuil en l'absence de tout rituel, plus d'altérité
11 ' , aspire vers le passé comme si nous y étions attendus par ce
I
I' , réelle pour l'humanité vivante, chacun se repliera narcissi-
11

1'Iii", :
qu'il faut bien appeler spectres. Ce qui a pour conséquence
quement sur soi. Chaque survivant, entr;ûné lors d'un
que le passé n'est pas accompli, qu'il y a des utopies dans
111"

I I' '
recueillement méditatif par le tourbillon de son esprit, fera
1
le passé et non pas seulement au passé. Le passé est ouvert,
1111" l'expérience d'une sorte de désincarnation de son corps. Ce
'II'11 ce qui s'est ensuivi n'était pas inéluctable, puisque d'autres
1:"1

,I
corps, flottant, qu'il retrouvera projeté hors de lui, mais sans
lignes de fuite étaient possibles. La dualité de la photo réside
1
limites car sans forme, donc comme esprit et comme celui
',' dans cette tension entre utopie et spectralité, qui sont deux
i: d'un autre. D'où l'épouvante pour Benjamin et l'inquiétante
l, modes du double, du revenant.
l l: 1
Si notre hypothèse a quelque valeur, alors il faudra dire
étrangeté pour Freud.
Ce serait un luxe inouï aujourd'hui que de faire sculpter
IIII
H
que le XIX' aura été spiritualiste parce qu'il s'adonnait au
l'image de l'être aimé, mais surtout cela ne correspondrait
III" spiritisme (de Hugo à des scientifiques plutôt positivistes,
l"
plus à l'esprit du temps, désormais incapable de rendre un
Il:: comme les Curie le siècle suivant) et que ce dernier n'aurait
III culte aux morts. C'est pour cette raison que, dans ses photos,
l,' pas été sans l'appareil photographique. Nous sommes les
Catherine Hélie privilégie ce qui fait disparaître les formes
'l" héritiers de ce siècle, tant pour le sentiment de déréalisation ,l'"
',l' sculptées : tout se passe comme si des taches (de couleur :
'i' qui nous accable tous (puisque tout ce qui vient, l'événement, il'I
'II: le noir) étaient tombées du ciel, venant recouvrir les visages l'
se trouve immédiatement dédoublé, donc dévalué, comme
Il!: par exemple. Or la tache (Mal) est l'origine de la peinture
1 11
le référent et sa photo), que pour l'extension de la politique
,1 (Materez) comme le rappelle Benjamin dans Fragments.
terroriste d'État de disparition physique des cadavres, qui a
III: Cette dissimulation des formes sous la couleur, Benjamin
i: comme conséquence de faire cesser leur production, donc
la nomme : imagination (déformante). De la même
l,, leur exposition, et de la remplacer par un essaimage de
1
manière, la pierre est dévorée par une maladie qui la
1:

'i
344
345
pigmente, les silhouettes sont abstraites par le travail corrosif f:
;\1 riorité d'une statue, qui plus est funéraire? Seul un appareil
de la lèpre des villes. Il y a chez Catherine Hélie, d'une part i pelliculaire comme la photo pouvait faire entrer des formes
la certitude d'une impossibilité d'époque, d'autre part l'affir- de pierre dans un devenir-apparition.
mation d'une esthétique qu'on peut dire matérialiste, Ainsi, la photo comme dispositif technique entraîne une
comme chez Sade: la forme individualisante n'est rien, elle autre ère anthropologique, dont la caractérisation la plus
passe, l'important est l'indestructible flux de matière qui significative et la plus épouvantable est bien la politique
passe de forme en forme (comme la couleur est ce qui terroriste de disparition. Entendue au contraire comme
subsiste dans les expériences sous drogue de Benjamin à appareil, dont la puissance est d'embellir l'événement de
Marseille ou Ibiza), c'est l'essentiel, qui l'emporte sur le l'apparition, la photo rend possible un art de l'apparition
reste : le sujet observateur, la chose observée et le plan de superficielle. En conséquence, comme tout état et toute
projection grâce à quoi l'on peut connaître. Pour cette situation, la mort change alors de signification: ce sera le
esthétique, qui n'est pas nécessairement bergsonienne, le verso affirmatif et utopique de la disparition terroriste. En
grain de la pierre devient texture. L'imagination n'est plus effet, comme le suggèrent les photos de Catherine Hélie, la
alors, comme chez les classiques, la puissance ou faculté de création n'est plus suivie d'une destruction violente inévita-
mettre en forme ou en figure, mais cela qui entraîne la blement douloureuse, puisque la mort et la vie sont dans
dissolution des formes. Cela suppose bien établi un parc de une sorte de promiscuité où elles coexistent sans s'opposer
sculptures comme le Père-Lachaise, mais alors un lieu où le radicalement. S'accomplirait alors la prophétie benjami-
patrimoine n'étant plus le problème, et donc la conservation, nienne : notre ère serait celle de l'impuissance masculine à
on attendrait que, par dissolution, les formes deviennent créer, et de la métamorphose de la sexualité virile en
étoffes laissant surgir des apparitions. Ce mot, qu'il ne faut sexualité féminine. D'où, devant le retrait politique des
pas confondre avec « apparaître ", a le bonheur de dire à la pères, la montée sur la place publique des femmes en tant
fois ce qui est en train de devenir spectral, du fait de la que mères: mères de la place de Mai à Buenos Aires, femmes
dissolution, et ce qui est de l'ordre de l'éclat de l'événement. en noir, etc. Et une nouvelle façon d'entendre l'événement
Avec Hélie, les formes-statues entrent dans un devenir- selon Arendt 5 : l'événement comme natalité.
apparition, du fait non d'une confrontation avec de petites
photos funéraires comme au XlXe, mais d'un art majeur de
la pellicule. Car l'important ici, ce sont ces taches qui
viennent recouvrir en particulier les visages, taches dont on
a dit qu'elles étaient superficielles puisqu'elles n'émanent
5. Erie commentaire de J.-F. Lyotard, Survivant, in Lectures d'enfimce, Paris,
bien sûr d'aucune intériorité. Que serait d'ailleurs l'inté- Galilée, 1991.
Il.
Il,
346 1
ALTAMIRANO :
LES IMAGES DE SYNTHÈSE ET LA DISPARITION

ri
$'
Les appareils que nous avons distingués sont soumis à une
double épreuve : une écriture universelle (( le numérique »)
et la disparition politique. Dans une exposition de
photographies contemporaines, il est pratiquement im-
possible de distinguer une image analogique, parce
qu'argentique, d'une image « numérique» générée par un
code qui est un texte formel et procédural. Il en va de même
pour le cinéma (cf. Sokourov) et la vidéo. Certes, le musée
impose aux arts sa loi qui est celle du patrimoine: les images
sont toutes logées à la même enseigne, verticalement (ce qui
impose la même loi au dessin et à la peinture '), homogé-
'\'Ii'
néisées analogiquement et finalement transformées en
il suspens durables; alors que le mode de production des images
« numériques » est en rupture totale avec ce sol commun 2

[ft::1
I. Et même à des peintures dom le sol est le point d'appui comme chez
Pollock.
2. Qui est encore celui de l'imagination chez Benjamin, puisque la couleur

349
· .'1 1
1111
1

1


des images modernes qu'est la projection. Les images rapport aux spectres. Elle va entraîner une nostalgie de la
« numériques » ont connu à un stade de leur développement spectralité qui est au centre de la péroraison de Baudrillard
la forme d'un code, un texte formel et procédural, ne prenant sur la « simulation » et la « perte du réel ». Il y a un essentiel
1 1
111
son sens que par l'éxécution des procédures inscrites dans un cratylisme chez Baudrillard, comme si, à un moment
1. i modèle, qu'il décrit explicitement ou implicitement. La quelconque (la société sauvage !), les signes avaient été en
! i grande affaire n'est pas le caractère binaire de ce code, car tout rapport nécessaire avec les choses. Il est en effet difficile de
code formel peut être traduit sans dégradation dans un autre. s'extraire du sol projectif : on pourrait lui appliquer ce
qu'écrivait Husserl à propos de la terre considérée comme une
Wi
Ce code est stricto sensu une image virtuelle, car ce n'est qu'au
IIl travers d'une procédure d'actualisation qu'il devient une Arche l : c'est l'ultime condition du sens. Mais nous avons

image perceptible, et ultérieurement de l'œuvré pouvant appris à relativiser l'arkhé de toute arche. La projection

acquérir de ce fait une valeur patrimoniale ou marchande. (n')était déjà (qu')un archi-appareil à côté de l'incision (de la
i
Ce n'est pas une image latente, car il s'agit bien d'une actuali- loi) sur les objets, les corps, la Terre.
Dès lors, dans la vision naïve, les espaces du détecteur,
1 1
111
sation et non d'une révélation. Pour un appareil photo
argentique, le négatif de la pellicule sert de capteur j l'image de la cellule de l'appareil numérique, de la mémoire et de

'III
latente du premier devra être révélée (c'est la tâche de l'écran sont décrits comme isomorphes et la donnée
lIll'II
fondamentale est le pixel. Mais c'est encore une conception

l'historien selon Benjamin), alors que le fichier (l'image
1 virtuelle) du second devra être réalisé. Dès lors, le passage par « projective » qui s'impose: le référent se « projette » sur
II:
I
Il' un code brise la liaison physique avec le référent, non l'optique qui « projette » l'image sur le détecteur qui « se
11


1 1
,
seulement en raison de l'absence des photons réfléchis par le projette » dans une mémoire qui, à son tour, « se projette »
l, sur l'écran. La relation au temps est en apparence celle de la
l'I , référent et inscrits physiquement sur le négatif, mais aussi
III
parce que la relation directe à l'espace (empreinte) et au temps photographie 4. En fait, le processus analogique (projection
IlI I • (fragment) est cassée par le caractère purement séquentiel du de lumière sur une surface et transformation chimique
l)' • texte qui permettra de « remonter » espace et temps. De ce

l
point de vue, toute image numérique est une image de 3. E. Husserl, L'Arche-originaire. La Terre ne se meut ptlS (1934), in
I « synthèse » incomparable avec les productions des époques
Philosophie, n° l, Paris, Minuit, 19 84.
4. Le détecteur est soit une ligne de capteurs qui balaye l'espace (scanner,
antérieures. Les imaginaires ne seront donc pas comparables: chambre photographique de studio), soit une aire de capteurs (caméscope,
IIlI l'image numérique, à la différence de l'argentique, n'a pas de appareil photo). Dans le cas d'une aire de capteurs, les lignes sont activées
['une après l'autre, puis les signaux émis par les cellules de la ligne sont
I balayés séquentiellement pour créer un signal analogique. Ce signal sera
Il
'11.
rouge est projetée sur le visage de l'enfant au moment de la honte pour le filtré, analysé et enfin codé. Le dispositif applique certains traitements et
II cacher aux yeux d'autrui. effets (balance des blancs, stabilisation de mouvements, renforcement des

Illi 1

Il 35 1
II 35°



résultante) devient une exploration, un balayage accompagné
spécifications (les appareils) et de leurs arts. On pourrait
d'un codage et d'actions d'écriture puis de lecture, opérations
ajouter que, soumis à l'imagination qui érige des formes et
littérales. Le code produit est, comme tout texte, indéfi-
à l'entendement qui les analyse, il neutralise la temporalité
niment manipulable. Il peut avoir été créé par une caméra
1
de chaque appareil projectif en traitant ses œuvres comme
numérique, par numérisation d'une image analogique, li:
.. des archives. Ainsi la temporalité de telle photo n'est-elle
produit par un système de simulation ou par tout mélange plus celle de ce qui peut me poindre (le punctum), mais
J\
de ces trois procédés. Dans tous les cas, il n'est que virtuel- '.
:\*)
uniquement celle d'un document général (le studium de
lement une image. Pour être perçue, cette dernière devra être Barthes), sélectionné arbitrairement dans un flux d'images
actualisée. Cette proto-géométrie, cet archi-appareil de t,
1 vidéographiques qui ne capture plus rien au sens propre.
balayage (à ne pas confondre avec le scanning inconscient j '[:
Dans ce sens, il n'y a aucun enjeu d'émancipation par
décrit par Ehrenzweig), constituent l'arche de nombreux i)
l'invention d'une temporalité improbable, parce que le temps
dispositifs dont le plus explicite est le radar. Or il était déjà
du computeur est stricto sensu celui d'une horloge autonome
présent dans le projectif dès la Renaissance, ce que rendent
et mécanique, totalement dissociée du temps du cosmos :
explicites les descriptions d'Alberti, les gravures du
victoire du temps vide qui exténue, anéantit les temporalités
« portillon» de Dürer et la numérisation de la géométrie par
intempestives. Ce n'est plus le temps irréversible de la
Descartes. Lyotard 5 en avait parfaitement conscience quand
physique, ni celui des chronologies, afortiori des calendriers,
il réduisait la perspective à une écriture de la Chose, comme
mais un temps géré comme n'importe quelle autre dimension
Flusser quand il introduisait du « concept» à l'intérieur de où l'aval et l'amont sont indifférents. Un temps qui n'a rien
la black box photographique. On pourrait dire que ce
à voir avec les dimensions de la conscience intime du temps
balayage par le logos formel s'est autonomisé vis-à-vis des phénoménologique. Mais, de l'autre côté, réduisant toute
autres archi-appareils qu'il intègre, comme il le fait de leurs donnée (l'image, la couleur, le son, l'odeur, le texte lui-
même, etc.) à du textuel formel, l'archi-appareil de synthèse
COntours) et finalement code l'image et l'éctit sous la forme d'un fichier dans laisse le champ libre à l'imagination dissolvante, et cela
la mémoire amovible. Ces traitements sont effectués par des algorithmes qui
SOnt tous des mathématisations des théories de la perception. Ce fichier est
littéralement, en offrant à la lecture, donc à l'écriture, toutes
ensuite lu, puis traité pour afficher ou imprimer l'image. Pour tout ceci, voir les archives du monde. Ce pourrait être le triomphe final du
M. Porchet, « LAppareil numérique et la perspective ou le Retour des espaces cinéma, non pas un cinéma où la grande affaire est la
projectifs en art », in Qu'est-ce qu'un appareil ?, op. cit.
5· Lyotard dont les analyses de l'écriture, du code, du logos comme articu-
profondeur de champ, mais le montage, au sens du dessin
lation, opposés au figurai, prennent toute leur force aujourd'hui. Discours, animé 6. Ce sont les enfants qui toujours dessinent sur les
Figure devrait être relu dans ce nouveau contexte, celui des !mmatériaux,
mais mondialisé.
6. On a pu dire que certaines images d'Ivan le Terrible (les ombres d'Ivan,

352
353

;f
"


photogrammes, surtout quand ils ont déjà été développés et et conceptualisé la politique de disparition (politique
sont des images disponibles pour l'imagination déformante. Nacht und Nebel : Nuit et Brouillard). Une étonnante
Finalement, Benjamin, en mettant au cœur de l'analyse du complicité s'instaure alors entre la disparition politique et
cinéma les notions de test et de jeu, le déportait du côté du une poétique « disparitionniste ».
« numérique », vers un tout autre archi-appareil que le
Dès lors, la culture cesse d'être sous le « régime de
projectif. C'est la rupture qu'annonce l'industrialisation de l'esthétique}} comme elle le reste majoritairement en Europe
la reproduction. Malgré les apparences, l'impératifdu test et ou en Amérique. L'art à l'époque de la disparition,
de sa réversibilité n'appartiennent plus à la sphère de la qui s'expose à Santiago ou à Buenos Aires par exemple,
mimésis. C'est alors le triomphe de l'indexation et donc de fi appartient plus à la catégorie du sublime esthétique comme
l'archivage qui intervient au niveau de l'actualisation. La l'abstraction d'un Newman ou d'un Rothko. Une véritable
production d'images et de textes se fera alors en prévision esthétique, à l'ère de la politique de disparition, ne se
de l'archive, l'impératif étant toujours de connaître pour conjugue ni sur le mode sublime qui affirme qù « il
retrouver. I.:archive est donc bien la condition de possibilité y a présentation de l'imprésentable 7 », ni sur celui de
de la production, mais elle se transforme en plus en l'icône et de la kénose 8 qui était pourtant une esthétique
destination, venant supplanter les autres. iconophile. Face à une politique d'engloutissement qui exige
I.:autre épreuve que subissent les appareils projectifs est des parents de victimes la preuve que leurs enfants ont existé,
politique : depuis les guerres de masse (Première Guerre alors que pour ses « organes }}, il n'y a que des sans-traces,
mondiale), les génocides métaphysico-politiques perpétrés l'art revient à l'image préprojective en incorporant des traces,
par les totalitarismes, les guerres coloniales puis « anti- des empreintes de disparus. C'est le retour politique à
subversives » dans le cadre de la guerre froide, les États, une technique qu'on croyait en voie de disparition: la
calquant leurs actions secrètes contre les groupes radicaux photographie argentique, mais davantage comme dispositif
ou les populations innocentes sur les pratiques de d'empreinte que comme dispositif projectif. Les artistes
l'ancienne République de Venise, ont de plus en plus chiliens comme Dittborn, Altarnirano ou E. Diaz intègrent
recours à une politique négationniste et antiexistentialiste des photos (sérigraphies, photocopies numérisées) dans leurs
de disparition. Les théoriciens nazis, puis français (guerre œuvres, rejoignant en cela le Pop Art d'un Rauschenberg.
d'Algérie), puis latino-américains, etc., ont systématisé Mais ils sont confrontés en plus à une autre disparition: celle

7. On se souvient de l'importance de ce thème dans les années 19 80 à la


suite du Lyotard des analyses de l'Analytique du sublime de Kam, mais aussi
de sa garde personnelle, etc.) appartenaiem plus au monde du cinéma
animé qu'à celui, logique pour une ombre, de la projection. Cf les travaux chez Derrida, Nancy, Deguy er Lacoue-Labarrhe.
6
de P. Rousse sur Eisenstein. 8. M.-J. Mondzain, Image, Icône, Économie, Paris, Le Seuil, 199 .

355
354
de l'existence physique du référent de l'image de synthèse.
un autre immémorial, historiquement sensible et insensible
Les Portraits d'Altamirano sont en cela exemplaires.
à la fois, affectant l'histoire sans être pour autant monumen-
L'œuvre du Chilien Carlos Altamirano appartient à
talisable. Finalement, si la peinture est bien le rendu de la
un art de résistance à la politique de la disparition. Le
présence comme l'écrit Lyotard, alors l'apparition qu'elle est
disparu n'est pas un absent, car il n'est ni mort ni vivant,
absorbe trop la disparition. Il y a trop de présence en
mais un fantôme. Il y a juridiquement disparition quand il
peinture, trop de transfiguration. Regardez le 3 mai de Goya
n'y a pas possibilité d' habeas corpus (littéralement : « que
ou même, à la limite, les dessins ou les peintures des camps
tu aies le corps »), quand l'État, comme le rappelle E.
de Music.
Gomez Mango ne peut, ne veut pas donner, rendre le corps
Aujourd'hui, quelque chose d'autre qu'une dialectique
devant la cour « ad subjiciendum 9 ». La désignation d'une
de la présence vient télescoper la peinture, une autre
existence comme « disparue » est déjà juridique. C'est un
temporalité : la disparition et son éternel retour qui fait
certain rapport du corps à la loi. Ce n'est pas l'absence du
corps, qui n'est que sentimentale. comme un destin pour l'amante, la famille, la société civile
ou la politique. Une société qui ne peut enterrer ses morts
Débutade, qui selon la légende inventa peinture et
ne peut dépasser son passé. Elle en reste au moment où elle
dessin, pouvait grâce à eux adorer l'image de l'amant absent.
a vu ses hommes et ses femmes pour la dernière fois, lors
Mais la photo d'un disparu inspire la crainte, l'incertitude,
de leur engloutissement, ou furtivement saisis par d'autres
la mélancolie et finalement l'effondrement psychique.
détenus. L'histoire a été interrompue, ni par le Messie, ni
La peinture devrait aujourd'hui, selon son ordre propre,
par le chaos festif cher à Benjamin. Il n'y a presque pas de
prendre en compte rituellement ce corps qui n'est ni mort
survivants ou de témoins.
ni vivant mais fantomal. Mais la peinture est démunie. On
En est-ce fini de la peinture? La peinture n'est pas
dit qu'elle entre en crise, devenant marginale. Elle semble
invalidée (l'Allemand Richter, les Latino-Américains
ne plus être à son affaire: rendre dans le visuel la présence,
Dittborn, Diaz, Balmès, Altarnirano, Noé, Léon, Romero,
faire apparaître. Que rendrait-elle puisque précisément ici,
etc.). Elle est déplacée ou déportée à son tour. Tout se passe
contrairement à la puissante thèse de Lyotard exposée dans
comme si, sur son propre support, elle devait laisser place
Que peindre?, le corps du peintre enfant n'a pas été touché
à des images d'appareil d'enregistrement. Des images dont
par ce qui n'est pas un événement sensible, un affect, mais
la crédibilité est telle qu'elles produisent un effet de
par un événement bien paradoxal? Il lui faudrait, d'une
confiance. Des images qui respectent une loi imposée au
certaine manière, redevenir peinture d'histoire, pour inscrire
corps: là où elles sont, il y a eu un corps.
C'est physiquement et légalement nécessaire. Ces photos
9· E. Gamez Manga, La Pktce des mères, Paris, Gallimard, 1999.
ne sont pas obligatoirement très ressemblantes comme chez

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Boltanski, elles sont souvent floues, non professionnelles,
Un segment de ruban sur deux intègre un cadre doré,
mais ce SOnt des empreintes de corps. Bien sûr, elles peuvent
être ensuite manipulées, esthétisées (G. Peress et les de ces cadres de format horiwntal plutôt adapté à la
charniers de Srebrenica). C'est tout le problème du photo- peinture de paysage ou à la peinture classique d'histoire. Ce
journalisme. Il n'en reste pas moins que c'est la seule arme peuvent être des cadres de découpe, « albertiens » : l'image
(avec le cinéma et la vidéo) contre la politique du secret et pourrait se prolonger tout autour, le cadre en isole une
l'effacement systématique des traces. On voit donc apparaître vue ou un fragment. Mais cette fonction, projective,
introduisant une dimension de profondeur, ne doit pas faire
toute une peinture qui enchaîne sur la photographie. Au i--
cœur de l'apparition en peinture surgit la trace de la illusion: certains cadres sont brisés, un bord a été translaté
disparition. Ou bien c'est une peinture qui se donne comme sur le côté. Le cadre peut ne rien interrompre du tout, ni
une photo, à la manière de la photo, et produite à partir modeler ou configurer quoi que ce soit. Comme s'il glissait
de photos (Bacon, Richter, etc). En tout cas : un art de et était arrêté arbitrairement sur telle portion du ruban. Une
résistance. Oui, ces hommes, ces femmes ont existé. image peut sortir du cadre, une partie sous lui, une autre
Les portraits (Retratos) de Carlos Altamirano sont
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au-dessus. Bref, l'image et le cadre sont de même nature.
disposés les uns à côté des autres sur une Sorte de ruban Un segment se compose de plusieurs images de supports
infini (plus de cent mètres) à l'intérieur d'un panorama. Ce et de thèmes hétérogènes : aucun interstice, aucun vide,
dispositif doit produire un sentiment d'étouffement et aucun blanc. C'est un registre de l'image qui appartient au
i>
d'enfermement : il n'y a pas d'extériorité possible. Sur Pop Art des années 1960 Oasper Johns, Rauschenberg ou
chaque segment de ruban, la présence d'une ou deux photos f Erro}, caractérisé par la saturation, le collage, la coexistence

de disparus portant la phrase Que sont-ils devenus ?, le nom de supports différents. Ce seraient là les critères formels
de la victime, sa profession, la date et le lieu de l'arrestation, d'une imagerie de la disparition, et non le vide ou le désert
fait l'unité. Il faut se souvenir qu'à l'époque de la dictature cinématographique comme chez Antonioni. Il y aurait là
chilienne, tous les supports possibles d'image ont très une régression, car il faut se souvenir qu'un des moments
rapidement servi la cause de la résistance n. essentiels de l'invention du livre a consisté en l'invention
de la discontinuité des paragraphes, dans des interruptions
dans le flux de l'écriture: les blancs, le vide dans l'écriture
10. Catalogue de l'exposition, Musée National des Beaux Ans de Santiago,
latine contre la saturation de l'écriture gothique.
1996, avec des textes de F. Balcells, R. Ferrer, J.-P. Mellado, R. Merino, des supports des images permet presque de
M. Rivas. Je remercie Rita Ferrer à qui je dois de connaître cette œuvre. parcourir tout leur cycle historique : peinture enfantine,
II. Les brigades de peintres « muralistes » à Santiago du temps de la
dictature. broderie féminine, série de figurines de soldats découpées
dans un carton ou de poings fermés, « castristes », ou d'héli-

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coptères « impérialistes », dessins, pellicule photo rephoto-
cultivées, place, mur de briques. La capacité des images
graphiée, publicités, images vidéo, œuvres antérieures
à glisser les unes sur les autres indique précisément une
d'Altamirano, référence codée aux avant-gardes (l'étoile
texture de synthèse: une imagerie virtuelle prenant la place
rasée sur le crâne de Duchamp), peinture religieuse
de la fantasmagorie originaire.
coloniale, peinture d'histoire, photo politique (Allende sur
Si l'on tient compte de tous ces aspects, de la transfor-
son cheval), images d'actualité, gravures de nombres,
mation de tout support d'image en langage formel, qui
éléments de décoration (fleurs stylisées), schémas de traités
conduit à une déréalisation du référent, on entre alors dans
de sciences naturelles, planches de vignettes d'édition
une esthétique de la disparition qui a un autre sens que celui
populaire, images pornographiques, symboles nationaux (le
de Virilio en 1980.
Condor), squelettes radiographiés, etc.
Dès lors, le contraste est total entre ce fond de rumeur
Les images passent les unes sous les autres, latéralement, imaginal de synthèse qui engloutit toute temporalité, et la
signant ainsi leur appartenance à une même pâte imaginale,
présence systématiquement réitérée de photos de disparus
à laquelle on a toujours adhéré, presque dès la naissance,
qui, paradoxalement, sont les seules à pouvoir encore faire
comme une rumeur faite de formes, de couleurs. Une
exister un référent. Elles deviennent des exceptions ontolo-
fantasmagorie originaire, un terreau dont l'évidence ne peut
giques, des images de résistance face à la convergence de
être remise en cause et qui recouvre totalement le champ
régimes politiques qui font disparaître toutes traces des
de perception. Ici, les supports décrits par la médiologie de
hommes en trop et de techniques de synthèse pour
Debray sont malaxés et confondus et perdent toute
lesquelles le réel n'est qu'un « cas ». D'où trois paradoxes
pertinence singulière.
I. Alors que le ruban du carrousel synthétise toutes les
On peut supposer une sorte de matrice commune
époques et tous les supports de l'image parce qu'on peut
à toutes ces empreintes, qui n'est plus la très archaïque
tout « numériser », seule l'image du disparu résiste et
khôra décrite par Platon dans le Timée. Cette matrice,
rappelle l'existence nécessaire de son référent. Altamirano
chez Altamirano, est un fichier. Elle apparaît à certains
a compris que l'époque nouvelle de l'archi-appareil consiste
moments: un fond de poitrine féminine comme écran blanc
en une alliance de deux pratiques de la disparition: d'une
de tous les rêves '\ fragment de chair, fond blanc d'un dessin
part, les génocides et les atteintes aux droits de l'homme;
érotique, trou comblé d'une chaussée (autre œuvre
d'autre part, les nouveaux supports de l'information. D'où
d'Altamirano), herbes et excréments, nappe de couleur
une double crise de l'expérience et de la mémoire.
rouge, peinture enfantine, foule, jardin public, terres
2. La communauté des mères en Argentine, les « folles
de la place de Mai », et à leur suite toutes les mères de
12. D. Anzieu (dir.), Les Enveloppes psychiques, Paris, Dunod, 2003.
disparus, au Chili, en Algérie, en Russie, au Maroc, etc.,

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361
qui se constituent contre la communauté archaïque du
d'inventer un nouvel espace public en proférant des paroles
secret voulu par les militaires, s'approchant à leurs risques
inouïes, jamais entendues, devant un public restant lui-même
et périls de l'énigme de la disparition de leurs enfants, sont
à inventer ? Parce que leurs enfants ont été réduits à la vie
potentiellement porteuses d'un nouvel espace public. Les
nue, seules les mères en tant que mères inventent la natalité
mères de la place de Mai qui se seront rencontrées par hasard
comme événement politique. Mais, on le voit bien, ces mères
dans les couloirs des bureaux des institutions répressives
ont à la fois été déplacées de leur foyer (elles ont appris à
apprendront à se connaître, puis à se regrouper semi-
combattre en cessant d'être femmes au foyer) et elles sont
clandestinement, jusqu'au jour où, follement, quelques-unes
devenues agissantes en étant ultra-maternelles, puisqu'elles
défileront, au cœur de la cité, dans un face-à-face inouï avec
revendiquent le retour à la vie de la collectivité des disparus
les militaires. S'il ya bien une spécificité de la politique des
et non de leurs seuls enfants. Elles sont en deçà et au-delà du
femmes, c'est celle-là : en tant que mères. La maternité
politique, comme le sont les droits de l'homme auxquels elles
collective prend la place de la fraternité récupérée par les
se réfèrent et les ONG qu'elles instituent internationalement.
sociétés secrètes des militaires où règne le régime de
Ces mères ne nous semblent pas renforcer la « police interna-
l'obéissance hiérarchique et du crime rituel exécuté en
tionale » du nouvel ordre mondial.
commun, fraternellement '3. Ce Sont bien deux figures de
l'être-ensemble qui s'opposent irréductiblement.
3· D'un côté, la matrice féminine de tout imaginaire (la
khôra platonicienne, la « rêverie collective » chère à
Benjamin), de l'autre, la résurrection d'un nouvel espace
public par l'action des mères, faisant émerger une question
dont personne ne pouvait parler: la natalité. En effet, dans
cette situation où les hommes ne sont plus liés par aucun
contrat social, ou les opposants n'ont plus le « droit d'avoir
des droits» (H. Arendt), où l'espace public comme espace
d'entre-exposition des singularités a été écrasé, les mâles sont
dépossédés de l'action. Ils restent hors jeu, à la périphérie de
l'action des épouses et mères. S'agit-il encore d'une lutte
fomentée par l'égalité? S'agit-il pour les « sans-part »

13· S. Freud, Totem et Tabou, Paris, Payot, 19 6 5.

362
Avertissement 7

SCHILLER: LA CULTURE
EST LE MILIEU DE L'ART ET DE LA POLITIQUE 9
STRUCTURE DE L'ÉVÉNEMENT, STRUCTURE DE L'ÉPOQUE 29
CLAUDE LEFORT: APPAREIL ET HISTORIOGRAPHIE 45
L'ÉMANCIPATION SELON BENJAMIN 59
FLAUBERT: FAIRE DU MATÉRIAU UN SUPPORT 71
LY01ARD : LA THERMODYNAMIQUE DES APPAREILS 79
li 1

Il BENJAMIN: L'APPAREIL URBAIN 91


Il,1
FOUCAULT: APPAREIL/DISPOSITIF
"
I! ,,
99
FLUSSER: [APPAREIL ET L'ŒUVRE D'ART 109
Il
'l, DESARGUES: RÉPÉTITION ET DIFFÉRENCE II5
Il
"
'/
'1
DISPOSITIF ET ART DE SITUATION 129
Il' DESCARTES: L'APPAREIL DES MÉDITATIONS MÉTAPHYSIQUES 139
/r;
'1 : GREENAWAY : LE TÉMOIN ARTIFICIEUX 147
l' , 167

PANOFSKY: APPAREIL ET PROTHÈSE
II/l ,
1\, ,
ARENDT: L'APPAREIL ET LA POLITIQUE 18 3
Il'l'
Il,
SUR LA FORMULE BENJAMINIENNE :
PEINTURE = COPIE + IMAGINATION 2°5
I/i
Il' ADORNO: LE CINÉMA ET LE NOUS 247
Il
Il TEMPORALITÉ DES APPAREILS MODERNES 273
II
l' SOKOUROV : LE MUSÉ"E CONTRARIÉ PAR
Il: :
LE CINÉMATOGRAPHE (L'ARCHE RUSSE) 299
I Il,
III' LA TEMPORALITÉ DU FILM 3I!
Il LES VIDÉOS DE MARIE LEGROS:
l,
Il LA PHRASE-IMAGE À LA LETTRE 323
)1
Il CATHERINE HÉLIE : L'INTERVENTION
li, DE LA PHOTO SUR LA SCULPTURE 337
1/: ALTAMIRANO : LES IMAGES DE SYNTHÈSE ET LA DISPARITION 349
Ill'
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