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Comptes rendus des séances de

l'Académie des Inscriptions et


Belles-Lettres

L'espace de l'inintelligible : un ouvrage de cosmographie arabe au


XIIIe siècle
Monsieur Jamel-Eddine Bencheikh

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Bencheikh Jamel-Eddine. L'espace de l'inintelligible : un ouvrage de cosmographie arabe au XIIIe siècle. In: Comptes rendus
des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 132ᵉ année, N. 1, 1988. pp. 149-164;

http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1988_num_132_1_14587

Document généré le 23/02/2018


COMMUNICATION

L ESPACE DE L ININTELLIGIBLE .*
UN OUVRAGE DE COSMOGRAPHIE ARABE AU XIIIe SIÈCLE,
PAR M. JAMEL-EDDINE BENCHEIKH

C'est en 1203 à Kazvin, au sud de la mer Caspienne, que naquît


Zakariyya al-Qazwïnï, d'une famille arabe iranisée. Averroès vient
de mourir (1199). Un autre grand Andalou, le maître des maîtres,
le soufi Ibnu l-'Arabï vit maintenant à Damas. Il est vrai que l'empire
musulman d'Occident vacille. Les catholiques ont repris Séville et
Cordoue. Frédéric II, empereur de Germanie, règne sur la Sicile.
Les croisades se succèdent vers un Orient toujours convoité. La
VIIe connaît la captivité de saint Louis (1250-1254), la VIIIe sa
mort (1270). Pendant ce temps, les armées mongoles envahissent
la Chine et l'Asie centrale. Bagdad tombe sous la déferlante qui met
fin au règne du dernier calife abasside en 1258. Un certain Marco
Polo arrivera en 1275 à la cour de Qubilai, fondateur de la dynastie
des Yuan. Le monde connaît l'une de ces convulsions qui font
l'histoire.
Al-Qazwïnï a-t-il pensé alors à la fin des temps ? Le fait est
qu'après la chute de la capitale impériale, il se consacre à la rédaction
de deux ouvrages dont le premier et le plus célèbre nous occupera
aujourd'hui. Il s'agit du Kitâb 'adja'ib al-Makhlûqât wa ghard'ib
al-Mawdjùdât, titre que je propose, dans un premier temps, de
traduire par Des choses étonnantes de la création et surprenantes de
l'existence.
Éloigné de sa famille et de son pays, al-Qazwïnï se plonge dans la
lecture pour assembler les éléments nécessaires à la rédaction de son
ouvrage. Rappelons-en l'économie générale. Elle est conçue selon
la distribution suivante :

I — Les sphères supérieures ('uluwwiyât)1


A — Les corps célestes2 (al-adjsâm ar-rafVa) : leur constitution,
leur mouvement (dawarân), leur vitesse, leurs conteurs. Le soleil,
la lune et leurs éclipses font l'objet de développements particuliers.
II est à noter que la partie consacrée à l'astronomie (p. 45 à 88) est
suivie par un traité d'angélologie3. Il est passionnant de comparer

1. P. 45 à 130 de l'édition présentée par Faruq Sa'd, Beyrouth, 1973 ; il n'y a


malheureusement pas à ce jour d'édition critique du texte.
2. Il s'agit des planètes.
3. P. 88 à 105.
150 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

ce traité au texte qui constitue la grande référence dans le monde


chrétien, La hiérarchie céleste du Pseudo-Denys l'Aréopagite4 dont
l'influence sur la pensée médiévale fut considérable, il suffit pour s'en
convaincre de relire la fin du chant XXVIII du Paradis de Dante
aux vers 130 à 139.
Cette longue partie consacrée aux corps célestes s'achève sur une
étude des systèmes de recensement des jours, c'est-à-dire des
calendriers (p. 105-130).
B — L'espace intermédiaire : entre ciel et terre5. Étude des
phénomènes atmosphériques : nuages, tonnerre, éclairs, pluie, neiges,
vents.

II — Espaces et espèces terrestres8


Après une présentation générale de la terre. al-Qaz\vinî étudie
successivement les mers, les minéraux, les plantes, et enfin les
animaux, à commencer par le plus noble d'entre eux, celui qui résume
le génie divin, l'homme, auquel sont consacrés des développements
relevant de la psychologie, de la médecine et de l'anatomir7.
Ce très bref rappel d'un contenu met en évidence un mouvement
et un principe. Le premier mène du ciel sur la terre. Il est à la fois
celui de la Genèse et celui de la Révélation (Inzâl) qui donne le
monde à comprendre. Le livre se construit exactement comme a été
créé l'univers mené de la confusion à une parfaite organisation8.
Ses divisions viennent illustrer l'œuvre du Créateur. Le discours de
l'homme enlumine en quelque sorte l'ouvrage de Dieu.
Un mouvement, mais aussi un principe, celui de hiérarchie dans
la création. On doit souligner, sans crainte de se méprendre,
l'harmonie qui existe entre J'idée prégnante du texte — la création décide
un ordre cosmique — et les moyens littéraires de son expression, ici
la stratégie de l'ouvrage dans son ensemble comme dans ses parties.
Deux exemples illustrent ce principe de hiérarchie, inscrit d'ailleurs
partout dans la nature. Le premier concerne les créatures
immortelles que sont les anges, proprement les chérubins qui constituent
une figure métonymique des essences les plus élevées. Le second
touche aux hommes qui dominent, par l'âme et la raison, l'ordre
des créatures vivantes.

4. Éditions du Cerf, Paris, 1970.


5. P. 131 à 147.
6. P. 148 à 495 : les mers (p. 148 à 195) ; le globe terrestre (p. 195 à 240) ;
les minéraux (p. 242 à 281) ; les végétaux (p. 282 à 306) ; les animaux (p. 339
à 495).
7. P. 339 à 387.
8. L'auteur cite explicitement le premier livre de la Torah dans sa deuxième
introduction, p. 37, en même temps que Coran, xxi/30 et lxv/12.
COSMOGRAPHIE ARABE AU XIIIe SIÈCLE 151

Et donc al-Qazwïni se met en devoir de décrire l'univers et de


réfléchir à ses mystères. Sans vouloir introduire une comparaison
prématurée, rappelons tout de même qu'en ce xme siècle, l'Italien
Thomas d'Aquin (1224-1274), fortement influencé par Avicenne,
« écarte la tentation de sacraliser les forces de la nature »9, pour
fonder en foi l'intelligibilité du cosmos. Il sera condamné en 1277
par les maîtres de Paris où, peu auparavant, était fondée la Sor-
bonne (1253).
Le titre de l'ouvrage oriente la réflexion vers l'analyse d'un
premier terme, celui de 'adjïb. Il désigne ce qui surprend, déconcerte,
étonne, impressionne. Est 'adjïb ce qui se refuse comme
incompréhensible ou incroyable, qui s'impose comme étrange, extraordinaire,
insolite et se situe hors de la raison, hors de l'ordre, hors du commun.
Le terme gharïb est une catégorie du 'adjïb à quoi il ajoute les
traits de la rareté : il signifie le singulier, l'exceptionnel. Al-Qazwinî
qualifie ainsi les miracles gérés par les prophètes envoyés de Dieu,
et les prodiges accomplis par de saints personnages, toutes actions
qui dépassent les limites du pouvoir humain et se présentent comme
des signes de l'intervention directe de Dieu agissant par
l'intermédiaire d'âmes fortes10. C'est ici qu'on pourrait, peut-être, parler de
merveilleux, puisque celui-ci relève du surnaturel dont il est le
langage, le seul, comme l'écrit Meslin, « par lequel l'homme puisse
exprimer ce qu'il expérimente comme indicible, comme supérieur
à toute représentation, à tout concept... »u.
Mais il convient de donner à ces termes le sens exact qu'ils prennent
dans la réflexion d'al-Qazwinî. Le 'adjïb dépasse l'entendement
parce qu'il n'exhibe pas son système explicatif ou défie les moyens
existants de l'intelligence. Il met l'homme en état de hayra, c'est-à-
dire qu'il le laisse perplexe, littéralement contraint à l'immobilité,
réduit à l'impuissance, comme un voyageur qui a perdu sa route dans
un désert soudain devenu muet. Le monde se tait devant qui ne sait
plus y cheminer en intelligence12.
Cet état de perplexité finit par rejoindre le blâmable état
d'ignorance vivement condamné par le Coran et commenté d'une façon
précise par al-Qazwîni dans ses introductions. Il s'agit de l'état de
ghafla par quoi se désigne une coupable négligence. Ici se retrouve

9. Nous empruntons l'expression à Marie-Dominique Chenu.


10. La troisième introduction, p. 38 et suivantes, est consacrée au gharïb ;
notons que les actes de magie en relèvent, mais que la mission de Mahomet a,
en théorie, mis fin à l'exercice des magiciens ; il ne saurait y avoir de
cohabitation entre magicien et prophète, la théologie met bon ordre à cela.
11. Le merveilleux, l'imaginaire et les croyances en Occident, ouvrage collectif,
Bordas, 1985, p. 7.
12. Le verbe Hara signifie rester stupéfait, interdit, immobile comme
quelqu'un qui ne sait que faire, dont le chemin s'est perdu dans le désert.
152 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

la même image obsessionnelle, celle d'un voyageur désorienté qui ne


dispose d'aucun signe pour se diriger dans le désert. Espace muet qui
contraint à l'errance, terre sans habitation et sans maître, monde en
déshérence13. Ainsi se présente la création aux yeux de l'impie : elle
donne le spectacle de l'inintelligible.
Le 'adjïb désigne donc un vide, une connaissance absente. Mais
cette ignorance doit s'activer en interrogation et non point réduire
l'esprit à l'inaction, sous peine de ramener l'homme au rang
d'animal14. Pour un croyant, la perplexité doit rechercher sa propre fin.
L'être doué de raison ne saurait considérer passivement un
phénomène inexplicable. Cela conduirait à se satisfaire d'un effet sans
cause, à reconnaître l'autonomie de l'inintelligible et sa définitive
opacité à la raison. Or l'univers est tout entier disposé par Dieu et
l'on ne saurait accepter quelque îlot de matière n'existant que de ses
propres normes. L'intelligence du monde qui ordonne le temps,
comme elle régit l'espace, impose la dure nécessité de comprendre.
Mais l'homme justement, par impossibilité ou incapacité, se
montre en dessous de sa tâche. Le regard qu'il jette sur le monde
peut n'être qu'une suite de moments d'impuissance. L'univers n'est
alors saisi que fragmentairement dans une discontinuité de
sensations et de perceptions. Cette vision des choses est régie par une
cohérence et une irrationalité qui finissent par faire douter de la
logique divine. Le sens exact de 'adjïb apparaît bien : il désigne
l'espace de l'inintelligible.
Or al-Qazwini refuse de voir dans le cosmos une exposition de
l'incompréhensible, une collection d'objets et de phénomènes qui ne
révéleraient rien d'eux-mêmes, qui demeureraient en attente
d'explication. Il serait en somme dans la situation décrite par A. Leroi-
Gourhan d'un « être intelligent, débarquant d'un autre système
sidéral (ignorant que l'homme est religieux) et mis en présence d'un
calice non décoré et d'une coupe à Champagne, d'un couteau de
boucher et de celui d'un sacrificateur. Quel moyen aurait-il de
reconstituer, même vaguement le sens du sacrifice ?... Comment
passerait-il de la superficie décevante des représentations à la
profondeur mystique des concepts ? »15.
C'est ainsi qu'un objet sans mémoire avouée tient le spectateur
à distance. Aucune accumulation de traits descriptifs ne peut, à elle
seule, construire un système explicatif. Mais le mystère ne s'oppose

13. L'adjectif ghufl est, de ce point de vue, très intéressant à analyser, il


s'emploie aussi bien pour une bête non marquée, que pour un désert, une terre
sans maître, un poème anonyme, un personnage obscur, une chamelle stérile, etc.
14. La description des incroyants réduits à l'abêtissement est un thème
coranique : voir vu/179 et xlvii/12.
15. Les religions de la préhistoire, PUF, 5e éd., 1986, p. 1 et 2.
COSMOGRAPHIE ARABE AU XIIIe SIÈCLE 153

qu'à un intellect sans efficacité. Pour comprendre un univers


complexe, al-Qazwïnï s'arme d'une raison simple : rien ne saurait
échapper aux lois de l'harmonie du monde. Dieu peut refuser la
compréhension, il n'a pu créer l'incompréhensible. Il suffit qu'il
soulève le voile, qu'il laisse apparaître les actes dans leur
enchaînement et leur continuité, pour que soient rétablies la cohérence et la
rationalité de la création.
L'entreprise d' al-Qazwïnï est donc de se livrer à un examen attentif
de ce cosmos où sont inscrits les gestes de Dieu. Ce n'est pas une
curiosité intellectuelle qui le pousse. Il obéit à une instruction
spirituelle, à un irshâd, comme il nous l'apprend dans sa première
introduction : « Je me plongeais dans l'examen des ouvrages étonnants
de la création de Dieu... selon la voie qu'il a Lui-même indiquée dans
son interpellation des impies de la sourate L/6 »16.
Son projet est ainsi inscrit dans le Livre. Cela explique que son
texte se tresse à celui du Coran, et se conforme syntaxiquement,
stylistiquement et conceptuellement à sa présence. Ici s'instaure
une intertextualité majeure. Partout présent implicitement ou
explicitement évoqué, le verset coranique s'impose en référence et se
constitue en horizon d'attente. La lecture du cosmos naît de lui et
y retourne dans un double mouvement qui la légitime, puis qui
l'authentifie.
On entrevoit, dès lors, la solution du problème philosophique des
rapports de la connaissance et de la foi. La réflexion porte sur tout
ce qui est accessible à la raison (ma'qûlât) et perceptible par les sens
(mahsûsdt) afin d'en déterminer la réalité et, nous dit al-Qazwïnï,
de « mettre chaque chose à sa place »17. Il se rattache
incontestablement en cela à la pensée d'Avicenne (980-1037) et à sa définition
d'une sagesse /science nécessaire au perfectionnement de l'homme.
il faut observer le monde, parce que le monde parle de Dieu.
C'est cela que signifie le mot na?ar repris du Coran où il scande
l'injonction majeure : « Dis-leur : parcourez la terre et considérez
comment a commencé la création »18, ou encore : « Dis-leur :
contemplez ce que contiennent les cieux et la terre »19.
Le voyage en connaissance s'inscrit sur l'itinéraire de la foi. Le
savoir est tenu pour une obligation fondamentale, car l'investigation
scientifique ne peut qu'aboutir à l'existence divine. La science se
détourne d'elle-même si elle ne se donne Dieu pour objectif. Pratiquer
un savoir prend d'une façon ou d'une autre les allures d'une célébra-

16. « N'ont-ils pas examiné le ciel au-dessus d'eux et vu comment nous l'avons
édifié et embelli... »
17. P. 26.
18. Coran, al-'Ankabùt, xxix/19 ; al-Qazwïnï, p. 35*
19. Coran, Yuans, x/101 ; al-Qazwïnî, p. 35.
154 COMPTES RENDUS DE i/ ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

tion. A l'extrême limite de tout effort de la pensée, doit se profiler le


Créateur. Sereinement et modestement, le savant ne fait que rendre
hommage.
Vertu et savoir ne sauraient donc être dissociés. Ils sont les
membres d'un couple en surveillance mutuelle. Le savoir guide
l'action de la foi, la foi détermine le projet du savoir. Ainsi s'exprime
une proposition élevée tout à la fois contre le vertige d'une science
insolente et l'inutilité d'une vertu orpheline.
L'équilibre de l'homme dépend de ces innocentes banalités dont
on se demande parfois si elles constituent des remparts
infranchissables. « Ah, Dieu ! montre-moi les choses comme elles sont »
se serait écrié Mahcmet20. Interrogation puissante, reprise en écho
par toute une communauté qui veut être guidée. La certitude et le
salut21 s'inscrivent à l'horizon du savoir et de la foi dans une tension
qui organise, en réalité, tout l'ouvrage d'al-Qazwïni.
Celui-ci trace le portrait idéal du savant chez qui la maîtrise des
savoirs est confortée par l'élévation morale et soutenue aussi bien
par les pratiques de piété que par les exercices spirituels. Ainsi
s'améliorent les qualités naturelles, se contrôle le caractère et se
fortifie l'âme. A la référence avicennienne relevée plus haut, il nous
faut joindre ici l'implicite recours à la pensée d'un Miskawayh
(m. 1030). Al-Qazwinï organise ainsi un système philosophique et
éthique qui doit à peu près tout à d'illustres prédécesseurs, mais qui
n'en garde pas moins le relief de la vivacité et l'édification. Si nous
regardons d'ailleurs encore une fois vers l'Europe, il apparaît une
communauté des préoccupations qui caractérise ce xme siècle. Le
franciscain anglais Roger Bacon (1212-20/1292), théologien,
philosophe, mathématicien, lecteur d'al-Fârabi et d'Avicenne, qui met la
connaissance de l'hébreu, du chaldéen, du grec et de l'arabe, au rang
des obligations, entreprend de réorganiser le savoir chrétien et voit
d'emblée l'unité consubstantielle des sciences et de la théologie »22.

Il est temps de s'interroger maintenant sur la place de l'être


humain dans le monde tel qu'il est pensé par al-Qazwïni.
La vision de l'univers ordonne celle de l'individu, dans un
parallélisme remarquable. Avicenne, déjà, souhaitait que l'homme
devienne « un monde intelligible semblable au monde existant »23.
Al-Qazwini banalise cette pensée et l'exprime avec la simplicité d'une

20. Cité par al-Qazwïnï, p. 26.


21. Al-Hadâya wa l-Yaqln, p. 26.
22. Voir l'article d'Alain de Libéra, Encgclopaedia Unioersalis, xvi/7.
23. Voir l'impoitant article d'A.-M. Goichon dans Encyclopédie de l'Islam,
2e édition, m/965 et suivantes, avec bibliographie concernant l'influence sur
l'Occident.
COSMOGRAPHIE ARABE AU XIIIe SIÈCLE 155

pédagogie confiante en elle-même. Les chapitres consacrés à la


créature humaine ouvrent la partie qui traite des animaux dont elle
est l'espèce supérieure24. Car l'homme est un microcosme Çalâm
saghïr) qui résume la création et ses règnes, puisqu'il se nourrit et
se développe comme un végétal, qu'il a des sens et se meut comme
un animal, qu'il pénètre la vérité des choses comme un ange25. Il
participe ainsi du végétatif, de l'animalité et de la spiritualité.
Il s'organise, par ailleurs, comme une véritable république : si le
corps en est le lieu — la cité physique — , l'âme en assure le
gouvernement, assistée par la raison conseillère. Les sens surveillent le
monde extérieur et transmettent les informations recueillies à une
centrale (hiss mushtarak), chargée de trier les messages et de les
acheminer vers les services du gouvernement. Les membres jouent
le rôle de serviteurs, les facultés de l'âme celui de soldats.
Agencement parfait que ne viennent troubler que les appétits et la passion
d'une part, la colère d'autre part. A un univers ordonné, correspond
un microcosme humain remarquablement régenté. Vieux et banal
rêve de théologien qui apparaît dès l'introduction avec l'évocation
des abeilles. Encore une référence coranique d'ailleurs ; le Livre
présente l'activité de la ruche comme « un signe pour un peuple qui
réfléchit »26. Al-Qazwînî admire la parfaite régularité des alvéoles
construites sans règle ni compas, précise-t-il, par les insectes. Il est
frappé par leur activité inlassable, leur obéissance, leur dévouement
à la cause commune. En filigrane de cette description se lit l'autre
rêve d'une communauté musulmane active, solidaire, unie. Heureuse
en somme !
Son contemporain, le dominicain Thomas de Cantimpré ne pense
pas autrement lorsqu'il compose, vers 1260, son Bonum Universale
Apibus : « La République merveilleuse des abeilles, écrit-il, se voit
ici distinguée en trois ordres, représentant la hiérarchie de l'église
universelle, en laquelle sous le Souverain Pontife sont les Évêques,
les prêtres et les autres clercs, comme en l'État séculier sous
l'Empereur romain, les princes, la milice et les peuples se régissent »27.
L'institution ecclésiastique n'a d'ailleurs pas seule bénéficié du
rapprochement. En 1600, Olivier de Serres pense, lui, à la monarchie
et au caractère naturel des classes en écrivant : « La ruche des

24. P. 339 à 387.


25. L'homme réalise ainsi l'unité de la matière distinguée dans les trois espèces
de la matière spirituelle, de la matière soumise au changement et de celle
soumise au mouvement ; ici encore apparaît la nécessité de procéder à l'étude des
sources d'al-Qazwînî. Le développement qui suit résume les pages 339 à 341.
26. Coran, xvi/68-69, an-Nahl ; au verset 79 de cette même sourate, ce sont
les oisesux qui sont donnés en exemple.
27. « Société des abeilles, société des hommes », dans L'abeille, l'homme, le
miel, la cire, Musée national des arts et traditions populaires, 1981, p. 34.
156 COMPTES RENDUS DE L'ACADEMIE DES INSCRIPTIONS

mouches-à-miel est un vrai modèle d'une république bien policée,


où chacune abeille, et toutes en général, travaillent... Elles obéissent
à un roi... »28. La ruche accueillera même l'imagerie révolutionnaire
d'une communauté unie et égalitaire, imagerie légèrement corrigée
par un Bonaparte préparant son sacre et s'écriant : « Les étoiles
seront pour moi, les abeilles pour le peuple »29, ce qui, toutes choses
égales par ailleurs, ne messied pas à un calife ; les pensées ont ainsi
des convergences insoupçonnées 1 Victor Hugo n'y pourra rien en
s'écriant au sujet de « Napoléon le petit » :
« ... 0 sœurs des corolles vermeilles
Filles de la lumière, abeilles
Envolez-vous de ce manteau ! »30
II nous reste, pour éclairer notre propos, à nous interroger sur la
valeur scientifique de cet ouvrage et sur la part incompressible de
merveilleux qu'il contient.
Le jugement porté sur la valeur scientifique des Kutub al-adjdi'ib
est, en général, sévère. « Dans l'ensemble, écrit S. Maqbul Ahmad,
dans l'Encyclopédie de l'Islam, les matériaux sont présentés sans
esprit critique, il n'y est guère question de recherches, et le goût
de l'enquête y fait totalement défaut. La tendance à la rédaction
d'ouvrages de ce genre est principalement due au déclin de
l'instruction et du savoir qui empêche les connaissances géographiques
de progresser »31.
Dubler partage cet avis dans l'article qu'il consacre, lui, aux
'Adjâ'ib*2. Il y a au moins deux reproches graves à faire à l'ensemble
des études consacrées à ce sujet :
— Un même titre, celui de Kitab al-adjâ'ib est utilisé pour des
ouvrages en réalité tout à fait différents. Il semble apparaître au
ixe siècle où il est mentionné à huit reprises, dont cinq fois pour
désigner des textes consacrés aux choses étranges de la mer33. Il est
impossible, à partir de là, de conclure à l'existence d'un genre
définissant un type particulier de littérature qui se caractériserait par
une écriture et un projet, qui offrirait à l'analyse une tradition et une
évolution. Par quel artifice peut-on regrouper sous une même
rubrique les ouvrages de Buzurg b. Shahriyâr (m. vers 953), celui de
Abu Hamîd al-Gharnâtï (m. vers 1170) et celui d'al-Qazwîni ?

28. Op. cit., p. 33.


29. Op. cit., p. 35.
30. Les Châtiments, juin 1853.
31. ii/599-b et 601-a.
32. 1/209.
33. On consultera la liste dressée par M. B. 'Alwân : Kutub 'adjâ'ib al-makhlù-
qât fî l-adab l-'arabi, revue al-Mawrid, Bagdad, m/2, 1974, cette liste n'est
accompagnée d'aucun commentaire.
COSMOGRAPHIE ARABE AU XIIIe SIÈCLE 157

— De quel état idéal de la science parle-t-on ? Les grandes


découvertes de l'heure disqualifient-elles l'esprit scientifique de la veille ?
Où a-t-on pris que le progrès était linéaire, continu et mesurable en
termes aussi simplistes ? En ce même xine siècle, Ibn Nafis (m. en
1288) découvre la petite circulation du sang ou circulation
pulmonaire. Comment, en tout état de cause, peut-on analyser des savoirs
sans tenir compte du lien qui les rattache au projet théologique ?
Ce qui peut se comprendre pour un voyageur ou un géographe, ne
peut plus l'être pour notre auteur.
En fait, il semble que les revers politiques et militaires de l'empire
arabe aient dicté cette conclusion d'une dégradation de sa culture.
Ne s'agit-il pas ici d'un schéma général, parfaitement abstrait et
anhistorique, qui conduit toute la culture arabo-islamique d'un âge
d'or mythique à une décadence décelable chez tous et que ne
démentiraient, ici et là, que quelques exemples aberrants ? Il semble s'agir
d'une interprétation ou hâtive ou un peu innocente. Les savoirs ne
sauraient s'analyser suivant les étapes d'identification idéologique
d'une culture, pas plus qu'ils ne correspondent aux phases politiques
de l'évolution d'une société.
Au demeurant, l'intérêt de la question telle qu'on la pose est
discutable. Il serait futile d'apprécier le contenu d'un ouvrage du
xme siècle dans le seul but de le comparer au développement
scientifique postérieur. L'important est de se demander quel type de
connaissance vient soutenir le projet de la foi, afin de percevoir la
logique d'une pensée. N'essayons donc pas à tout prix de critiquer
ou de glorifier un ouvrage qui étudie le magnétisme et le mouvement
des planètes en même temps qu'il présente un traité d'angélologie,
qui parle du Phénix tout en faisant leur place aux nécessités de
l'observation. Disons qu'il est possible d'affirmer, à partir de quelques
exemples, que le savoir d'al-Qazwïnï s'établit dans une cohérence
appréciable :
1) A propos des phénomènes du magnétisme, il attire l'attention
sur les vertus d'une expérimentation répétée, patiente, critique, en
somme scientifique34.
2) II considère les taches noires de la lune et convient qu'aucune
explication acceptable n'en a été donnée au moment où il rédige son
ouvrage35. Il s'agit, nous le savons, de grandes plaines sombres,
autrefois prises pour des mers et des océans sans eau. Il fallut
attendre Galilée pour observer réellement le relief de la lune en 1609.
3) Pour al-Qazwîni, le soleil tourne autour de la terre. Soit. Le
mouvement qu'il perçoit n'est pas la rotation générale de notre

34. P. 29.
35. P. 32.
1988 11
158 COMPTES RENDUS DE L' ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

galaxie. Il a donc l'impression que la voie lactée décrit une courbe


autour de notre planète. Se croyant immobile, et pour justifier
l'apparence du mouvement, il fait tourner le système autour de lui.
Et lorsqu'il veut donner une idée de la vitesse de déplacement du
soleil, il a recours à un propos mis par le Prophète dans la bouche de
l'archange Gabriel : « Le temps qu'un homme met à prononcer oui
puis non, l'astre parcourt 500 ans de marche d'homme »36. En
prenant la vitesse de 5 km à l'heure pour base, on arrive à 11 millions
de kilomètres par seconde37.
En réalité, c'est toute la galaxie qui tourne sur elle-même, et ce
mouvement giratoire entraîne le soleil et les planètes à une vitesse
de 774 000 km /heure autour du centre de la voie lactée, soit 215 km/
seconde pour parcourir une révolution en 225 millions d'années.
Nous sommes très en dessous de l'affirmation de notre auteur. Nous
le voyons, il s'agit ici d'une métaphore, l'expression infinie d'une
puissance infinie.
4) Al-Qazwînï affirme que le soleil est 160 fois plus « gros » que la
Terre, alors que le diamètre de celle-ci étant de 12 742 km, celui du
soleil est cent fois plus grand. Nous restons dans le système de
majoration métaphorique.
5) Al-Qazwïni calcule la vitesse des astres d'une manière
empirique : « Le temps qu'un cheval lancé à plein galop met à plier ses
antérieurs avant de les reposer, la sphère céleste parcourt 3 000 para-
sanges »38. Le parasange est l'équivalent d'une heure de marche, soit
5,250 km. La vitesse est ici de 15 750 km à la seconde. Or :
Mercure tourne autour du Soleil à 47 km 87 /seconde.
La Terre autour du Soleil à 27 km 78 /seconde.
La conclusion s'impose d'elle-même : l'imaginaire est très au-delà
du réel, les vitesses, les distances, les dimensions sont largement
majorées. Cela n'a aucune valeur scientifique, mais cela montre que
l'ordre de grandeur dans lequel on raisonne est cohérent. Il y a
considérable exagération mais non point ineptie, on peut raisonner
juste sur des données fausses mais homogènes.
Doit-on s'en étonner ? Al-Qazwïnî s'adresse à toute une culture
et qui n'est pas seulement arabe. Son traité de minéralogie est
entièrement piis à Aristote, il cite Ptolémée et Pythagore39. Tout son

36. P. 32, si l'on estime qu'il faut deux secondes pour prononcer oui puis non.
37. La vitesse de la lumière est de 299 792 km par seconde.
38. P. 47.
39. P. 196, passage qui n'a jamais été relevé où l'auteur prête aux disciples
de Pythagore cette affirmation qu'il ne commente pas : « la terre a un mouvement
perpétuel sur son orbite et ce que nous voyons de la rotation des astres est en fait
la rotation de la terre et non celle des planètes ».
COSMOGRAPHIE ARABE AU XIIIe SIÈCLE 159

discours tend à rationaliser une certaine connaissance du cosmos.


En fait, la iemarque de Nicole Bériou à propos du Moyen Âge
chrétien s'applique fort bien à notre auteur : « Au xne et au xme siècle,
au moment où le merveilleux semble avoir conquis à jamais droit de
cité chez les chrétiens d'Occident, se manifestent le plus clairement
des réticences et des refus. D'aucuns, comme Gervais de Tilbury,
déclarent que le merveilleux n'est qu'un cas limite de l'ordre naturel :
il disparaîtra un jour à la lumière de l'explication scientifique »40.
En vérité, ce dont a besoin al-Qazwinï c'est d'ordonner un univers
qui soit digne de recevoir la majesté divine. Sa représentation de
l'infini n'est pas plus fausse que la nôtre : lequel d'entre nous peut
imaginer que la lumière parcourt 1 milliard 79 252 849 km en
une heure ? Que nous parvient à cette heure l'éclat d'une étoile
éteinte depuis 10 000 ans et plus ? Que signifie, pour la mémoire,
que Saturne soit situé à une distance de 1 milliard 279 M. de km
de la terre ? IJ n'est pas important qu'al-Qazwini ne sache pas
mesurer l'infini, s'il sait indéfiniment le prolonger, adjoindre à toute
distance une image qui en approfondisse la perspective. Manuel de
Dieguez l'a admirablement écrit en parlant de science et de
philosophie : « L'homme est un animal cosmique. De tous les êtres vivants,
il est le seul dont l'environnement n'est pas la nature qu'il voit, mais
l'univers qu'il imagine. La question des rapports entre la
philosophie et la science est donc posée par la définition même de cette
espèce dont le regard spécifique est mental du seul fait qu'il est
cosmique »41.
Al-Qazwinî imagine le monde selon les normes et les connaissances
de son temps. H y a dans son livre des îles mystérieuses, des monstres
hybrides, des hommes à tête de chien ou pourvus d'ailes. On y
rencontre la peuplade fabuleuse de Gog et Magog, ou cette tribu de
femmes aux voix angéliques que les animaux viennent écouter
chanter. Elles vivent sans mâle et seul le vent les féconde. Qu'il soit
question de pharmacopée, de botanique, de médecine ou de zoologie,
le savoir est souvent travaillé par la fable.
Il serait très utile, à ce sujet, de procéder à une comparaison avec
le développement du merveilleux occidental qui connaît justement
son âge d'or au xme siècle et investit tous les arts. Pierre Ménard
observe qu'il « s'étale sur la façade des églises romanes... Il s'insinue
dans les tapisseries... Il se déploie en marge des manuscrits... Il se
répand également à travers la littérature où tous les genres lui font
une place importante : vies de saints, visions de l'au-delà, miracles

40. Nicole Bériou, Le Moyen Âge chrétien, p. 36 b de l'ouvrage collectif sur le


merveilleux cité à la note 11.
41. Science et philosophie, Encyclopaedia universalis, 1985, xvi/556 a-b.
160 COMPTES RENDUS DE L' ACADEMIE DES INSCRIPTIONS

de la Vierge, chansons de geste, romans de la Table ronde, récit de


voyageurs, traités savants et encyclopédies »42.
Et certes, il existe en Europe une tradition vivace qui va de
l'Histoire naturelle de Pline (23-79) à la Collection des choses
mémorables de ce monde de Solin (111e s. ap. J.-C.) où l'on voyage de la terre
de Thulé à l'Inde fabuleuse, sans parler du Physiologus, compilation
anonyme écrite en grec et traduite en latin au ive siècle. C'est aussi
aux xiie et xme siècles que se multiplient les bestiaires « pleins de
rêves, d'explications scientifiques et de symbolique chrétienne ».
Phénix, licorne, salamandre et dragon y font bon ménage.
Ces genres existent en littérature arabe. Mais il n'est pas possible
de procéder à une partition qui opposerait les écritures du savoir
et celles de l'imaginaire. Les ouvrages tenus pour sérieux, rédigés
par de savants géographes ou zoologues contiennent des 'adjd'ib ;
des ouvrages considérés comme fantaisistes, se réfèrent à des notions
scientifiques correctes. En contrepartie, la fonction bachelardienne
de l'irréel est aussi bien remplie par un commentaire du Coran, un
livre d'histoire qu'un conte des Mille et une nuits. Par-dessus les
limites établies entre le domaine de la raison et les champs du rêve,
les migrations sont constantes. La légende s'infiltre dans les
dispositifs de la connaissance, le savoir conquiert un site jadis tenu par
l'imaginaire. La configuration des territoires ne correspond pas aux
catégories de l'analyse.
Al-Qazwînï est un théologien juriste qui n'a ni l'envergure d'al-
Djâhiz, ni le génie d'Avicenne, ni l'inspiration illuminée d'Ibnu
l-'Arabi. Mais c'est un théologien qui assume, en tant que tel, tous
les savoirs. Il en met les codes spécifiques au service exclusif de la
raison théologique. Il n'y a pas en face de lui d'Érasme ou de
Copernic qui s'élèvent contre la barbarie des clercs, littérateurs mais faibles
mathématiciens, qui parlent de la Terre d'une façon puérile43.
Cette situation, convenons qu'al-Qazwïni n'en tire aucun avantage
pour imposer une vision obscurantiste du monde, bien au contraire.
Ses étonnements sont, à ce sujet, tout à fait intéressants à analyser.
Il admet très bien, par exemple, que la reine de Wâq Wâq règne sur
dix-sept mille îles, qu'elle reçoive sur un lit d'apparat entourée de
quatre mille servantes. Mais il est navré qu'elle ne soit vêtue que
d'une couronne d'or. Nudité ici, anthropophagie ou monstruosité
ailleurs, en somme une animalité qui contrevient à la beauté d'un
monde créé par Celui qui est tout de Beauté. Il y a dans ce 'adjïb,
pense-t-il, une nécessité qu'il faut chercher en Dieu, mais rien qui
contrevienne à l'admirable harmonie de l'univers.
42. Pierre Ménard, Le monde médiéval, dans op. cit., sur le merveilleux, p. 30.
43. On lira à ce sujet le très remarquable ouvrage de Fernand Hallyn, La
structure poétique du monde : Copernic, Kepler, Seuil, 1987.
COSMOGRAPHIE ARABE AU XIIIe SIÈCLE 161

Dialogue entre la connaissance et la foi, face-à-face du rationnel et


du sacré, n'y a-t-il jamais eu en tout cela place pour autre chose qui
s'appellerait le rêve ? Dans cette vaste fresque, où doivent se
chercher les efïlorescences de la légende ? Dans quels replis de la pensée,
dans quelles failles de la raison se tapissent les représentations de la
fabulation ? Comment l'imaginaire réagit-il aux exactitudes arides
de la science et aux arguments de la théologie ? Dans ce monde
déchiffré et lisse sous la paume d'al-Qazwïnï, il semblerait que toute
inquiétude soit absente, que toute frayeur humaine soit apaisée.
Voici la fin d'une aventure, celle des marins, voyageurs et conteurs
qui avaient patiemment accumulé d'étranges récits et rapporté aux
hommes ce qui pouvait les terrifier ou les émerveiller. Ils étaient peu
savants, mais gardaient cette énergie de l'imagination qu'on appelle
l'innocence. Leur parole célébrait l'éternité des mots. A!-Qazwinî
célèbre l'éternité de Dieu. Ainsi se capture l'expression d'un art naïf
et se dessine un monde rassurant au moment où les Mongols...

M. Charles Pellat présente les observations suivantes :


Après la communication que nous venens d'entendre, je devrais
me dispenser de prendre la parole, mais je voudrais tout de même,
si vous le permettez, dire quelques mots de M. J.-E. Benchcikh.
Agrégé d'arabe — il a même présidé le jury de l'agrégation pendant
plusieurs années — docteur es lettres, il est actuellement professeur
à l'Université de Paris VIII. Issu d'une famille noble d'Algérie,
il est solidement enraciné dans la culture arabe — qui privilégie la
poésie — et éprouve une véritable passion pour la langue française,
de sorte qu'il s'est découvert une vocation d'écrivain et un
tempérament de poète ; il a publié en français une demi-douzaine de
plaquettes de vers qu'il s'est bien gardé de m'envoyer, car il sait
que ses œuvres poétiques sont bien trop profondes et enigmatiques
pour mon faible entendement. Son goût inné pour la poésie l'a
naturellement amené, dès le début de son activité de recherche,
à s'intéresser principalement à celle qui remonte à la péiiode
classique de la littérature arabe. Sa thèse, ou plutôt ce qui en a été
publié sous forme de livre, s'intitule Poétique arabe ; j'en recommande
vivement la lecture car elle fourmille de vues neuves.
Grâce à sa culture littéraire, M. Bcncheikh a pu se lancer avec
succès dans l'entreprise périlleuse que représente la littérature
comparée et c'est, je pense, d'un point de vue comparatiste qu'il
étudie maintenant le merveilleux, les légendes et les mythes. En tout
cas, il annonce la publication prochaine de deux livres, dont l'un est
162 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

intitulé Les Mille et une nuits ou la parole prisonnière, et l'autre est


consacré à la légende du Voyage nocturne de Mahomet. J'espère avoir
l'honneur de déposer dans quelques mois un exemplaire de chacun
d'eux sur le bureau de l'Académie.

Lorsque je vous ai invité à venir nous présenter une


communication, je savais que vous ne manqueriez pas de traiter le sujet que
vous choisiriez avec l'enthousiasme et l'originalité de pensée et
d'expression qui vous caractérisent. Vous avez répondu à mon
attente et l'avez même dépassée, car votre approche personnelle et
suggestive incite à la réflexion, à la discussion et peut-être aussi à la
contradiction.
Nous allons donc suivre le même chemin que Qazwînî et descendre
des hauteurs où vous nous avez conduits pour faire une première
remarque d'une affligeante banalité, parce que je ne devrais pas
avoir besoin de souligner que vous avez lu — et au deuxième
degré — le texte de 282 pages de typographie serrée sur lequel vous
avez longuement médité. Si j'insiste sur ce mérite, c'est que nous
ne prenons plus le temps de lire les ouvrages de ce genre, les tables des
matières, souvent les index et parfois même les glossaires nous
permettent de trouver assez rapidement le détail recherché ; à plus forte
raison quand il s'agit d'un dictionnaire. William Marçais lisait la
plume à la main le Lisân ai'Arab, alors qu'aujourd'hui nous nous
plaignons quand la recherche d'un vocable dérivé d'une racine pré-
gnante nous oblige à parcourir huit ou dix pages de cet énorme
dictionnaire encyclopédique qui remonte lui aussi à la fin du xme siècle.
A ce propos, l'UNESCO ayant décidé, au début des années 1960,
de consacrer aux encyclopédies un numéro des Cahiers d'Histoire
Mondiale — auquel ont d'ailleurs collaboré plusieurs membres de
notre Compagnie — et m'ayant chargé du secteur arabe, j'ai eu la
curiosité de lire l'introduction de ce Lisân, où je suis tombé sur une
phrase signifiant en substance : « J'ai construit cet inventaire de la
langue de notre noble Prophète comme Noé construisant l'Arche,
sous les sarcasmes de son peuple ». L'auteur de ce dictionnaire est
mort en 1311 ou 1312, donc 35 ou 36 ans avant une de ces calamités
chères à J. Delumeau, la peste noire, mais il a connu la grande peur
provoquée par l'arrivée à Bagdad, en 1258, de ce que vous appelez
la déferlante mongole. En proie à une panique bien compréhensible,
des érudits se sont alors mis à compiler des encyclopédies générales,
spécialisées ou professionnelles, afin de soustraire les éléments de la
culture arabo-islamique au cataclysme universel que cette
catastrophique expérience poussait à juger imminent. Comme vous l'avez
COSMOGRAPHIE ARABE AU XIIIe SIÈCLE 163

remarqué, Qazwïni, qui est mort en 1283, a certainement été


impressionné par la conquête mongole, puisque c'est à ce moment-là qu'il a
abandonné ses fonctions de cadi, non sans accepter le patronage
d'un haut fonctionnaire dévoué au Mongol Hiilegù, pour se livrer
à la rédaction de ses ouvrages, une géographie dont on ne parle
guère, et les 'Adjâ'ib al-makhlûqât. Pourvu d'une formation
traditionnelle, mais assez curieux de nature pour lire et exploiter une
bibliographie qu'il n'avoue pas toujours, puisqu'on l'accuse d'avoir
pratiqué le plagiat sur une grande échelle, il a été l'un des premiers à
s'écarter de la série des encyclopédies littéraires et — sauf le respect
que je dois à sa mémoire — il a réussi à présenter une sorte de
fourre-tout à prétention scientifique qui me fait penser à une valise
dans laquelle un individu prévoyant rangerait avec soin ses objets
les plus précieux pour être en mesure de les sauver dans le cas où sa
demeure serait la proie des flammes.
Bien loin de mépriser les 'Adjâ'ib al-makhlûqât, qui font en quelque
sorte le point des connaissances sur l'univers acquises par les
Musulmans au milieu du xme siècle et contiennent naturellement des
renseignements utiles sur des notions ressortissant à des disciplines très
variées, je les cite assez souvent, et il m'est arrivé de m'y reporter
il y a quelque temps à un moment où j'écrivais un article sur les
miroirs et me demandais si un érudit de ce genre répondait à la
question — posée quelques siècles plus tôt — de savoir si l'image
que renvoie une surface polie est une substance ou un accident ;
sauf omission, Qazwïni n'emploie pas ce vocabulaire philosophique,
mais il dit simplement que l'image n'est pas un corps.
Le texte des 'Adjâ'ib n'a pas été établi avec tout le soin désirable ;
il a même été quelque peu manipulé par son premier éditeur, Wiis-
tenfeld, qui l'a publié en 1849. Par ailleurs, les sources utilisées par
l'auteur, qu'elles soient avouées ou passées sous silence, n'ont pas
été recherchées, en dépit de l'intérêt que présente parfois ce genre de
travail qui permet de mesurer l'honnêteté et le degré d'originalité
d'un compilateur, à condition, bien sûr, que ses références soient
encore accessibles ; voyez le profit que l'on peut tirer de l'article de
G. Wiet sur les sources des quatorze volumes de l'Aube de l'hémé-
ralope de Qalqashandî, encore une encyclopédie, de la fin du
xive siècle celle-là.
A en juger par le nombre assez considérable de manuscrits des
différentes recensions des 'Adjd'ib qui subsistent, ainsi que par les
traductions turques et persanes qui en ont été faites, cet ouvrage
a connu un succès populaire durable, mais je serais curieux de savoir
comment ses lecteurs musulmans l'ont interprété. Les éditeurs
égyptiens paraissent y avoir vu surtout de la zoologie puisqu'ils en
ont imprimé le texte, d'abord dans les marges, puis à la suite de la
164 COMPTES RENDUS DE L' ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Hayât al-hayawdn al-kubrâ (« La Grande Vie des animaux »), où


Damiri, toujours au xive siècle, a rassemblé et classé tout ce que
l'on pouvait savoir des animaux, avec ou sans le secours d'Aristote.
Après Wiistenfeld, qui a intitulé son édition Kosmo graphie,
l'habitude a été prise de qualifier Qazwinï de cosmographe, et
R. Blachère le classe effectivement parmi les cosmographes dans ses
Extraits des géographes arabes. Donc, vos prédécesseurs et votre
serviteur rattachent la vision de Qazwini à une conception
traditionnelle en songeant précisément aux géographes antérieurs, mais
sans oublier quelques auteurs qui ont une Weltanschauung
sensiblement plus humaniste et placent au centre du monde l'homme,
ce microcosme vers lequel convergent les éléments de l'univers créés
à son profit. Par conséquent, à ceux qui pensent que les 'Adjâ'ib
al-makhlûqât sont une simple description du monde, peut-être plus
détaillée et ordonnée que celles auxquelles je viens de faire allusion,
vous opposez une^nouvelle interprétation de caractère théologique,
islamique, que vous êtes bien mieux préparé que nous à concevoir
et à formuler. Je ne saurais donc trop vous remercier de nous avoir
ouvert les yeux sur une signification de cet ouvrage effectivement
inintelligible pour le lecteur moyen.

M. Antoine Guillaumont présente les remarques suivantes :


J'ai admiré, pour ma part, la savante et brillante communication
que vient de présenter M. Bencheikh. En l'écoutant, je me suis posé
quelques questions que je voudrais lui soumettre. Vous avez comparé
Qazwinï à St Thomas d'Aquin et à Roger Bacon ; vous auriez pu
évoquer un auteur plus proche de lui, lui aussi du xme siècle (le
siècle des grandes synthèses scientifico-théologiques), le grand
théologien monophysite Abou'l Faradj Bar Ebrâyâ (que nous appelons,
en latinisant son nom, Barhebraeus), qui, dans son œuvre
monumentale, a traité, lui aussi, de cosmologie. Il s'agit évidemment
d'une œuvre de synthèse ; or qui dit synthèse dit sources. Ne
conviendrait-il pas alors d'étudier les influences possibles venues des
auteurs de langue syriaque, chez lesquels ont tenu une grande place
les spéculations concernant la constitution et l'intelligibilité du
monde ? Et, de ce point de vue, aussi bien ceux de la tradition nesto-
rienne ou orientale, dont la représentation du monde est dominée
par la pensée de Théodore de Mopsueste, que ceux de la tradition
monophysite, notamment ceux qui parmi eux ont pris pour base de
leurs spéculations l'hexaéméron.

M. Jean Pouilloux intervient également après cette


communication.

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