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Revue d'histoire moderne et

contemporaine

Au Maghreb, pestes et famines contre les hommes : un combat


inégal
Farid Khiari

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Khiari Farid. Au Maghreb, pestes et famines contre les hommes : un combat inégal. In: Revue d'histoire moderne et
contemporaine, tome 39 N°4, Octobre-décembre 1992. pp. 625-644 ;

http://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1992_num_39_4_1652

Document généré le 29/06/2017


075

RECHERCHES ET DÉBA TS

AU MAGHREB, PESTES
UN COMBAT
ET FAMINES
INÉGAL
CONTRE LES HOMMES :

Bien loin que les hommes du Maghreb se souviennent — et leurs


leurs chroniques ou leurs récits de voyages apportent dix fois plutôt
qu'une la preuve — il n'y est question, dans cette tranche d'histoire allant du
xive au xvne siècles, que des malheurs qui les ont accablés, que des conditions
d'extrême dénuement de leurs vies et de leur incapacité, pratiquement totale, à
faire face aux phénomènes de la nature mais aussi, surtout, aux épidémies ;
phénomènes qui trouvaient sous d'autres deux et à la même époque, de plus en
plus de solutions, de plus en plus de parades, de ripostes.
A leurs conditions misérables d'existence, ces hommes subiront une série
d'attaques, extérieures cette fois, venues des États renaissants d'Europe de
l'Ouest, signes indéniables de l'expansion et de l'essor de ce continent,
commencés depuis près de quatre siècles et qui, bien que stoppés ou retardés
par la pandémie de la Peste noire du milieu du xive siècle, voient l'éclosion d'un
nouveau mode de production : le capitalisme qui bouleverse définitivement, à
partir du xvie siècle surtout, le développement historique d'une grande partie
des pays de la planète. Le Maghreb subit les contrecoups de cette expansion
pendant une période s 'échelonnant sur près de deux siècles, se traduisant
concrètement par une occupation militaire, coloniale, de plusieurs villes
côtières. La seconde phase d'expansion de l'Europe capitaliste qui débutera au
xixe siècle, entamant une ère coloniale en Afrique du nord, ne relève pas du
présent travail 1 .

1 . Le présent article est tiré de ma thèse soutenue en juin 1990 qui a pour titre : « Développement
historique et contradictions de la formation sociale du pachalik d'Alger de 1570 à 1670. Une approche
socio-économique à partir de documents internes et inédits : exemple de la province d'Alger».
Le matériau principal de mon travail réside dans le contenu de la série I Mi (appelée série Z) qui
est composée de 70 bobines de microfilms, renfermant des milliers de manuscrits provenant des
registres du beylik d'Alger et dont une copie se trouve aujourd'hui au Centre des Archives d'outre-mer
d'Aix-en-Provence. Mon choix s'est porté sur environ 150 documents dont j'ai fait dans un deuxième
temps une traduction. Cette source, inédite et non classée, a permis une approche novatrice et quelque
peu iconoclaste. La présente contribution traite de l'équilibre très précaire dans lequel a essayé de se
maintenir la population du pachalik d'Alger face aux épidémies et autres famines, ce fut souvent à
l'avantage de ces dernières. Afin de donner un ordre de grandeur de cette population, nous avons
recouru à des graphiques sur lesquels nous aimerons appoeter quelques explications nécessaires. Il
n'existe nulle part, dans ces manuscrits consultés au centre des archives, de séries statistiques portant
sur la mortalité, ni de registres des naissances, ni des obituaires précis ou détaillés. C'est un travail long

Revue d'histoire moderne et contemporaine,


39-4, octobre-décembre 1992.
626 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

La peste : l'autre permanence du Maghreb

Conséquences et enjeux de deux expansionnismes.


La première phase expansionniste d'Europe s'ouvre, pour le Maghreb, par
la prise de Ceuta (Sabta) en 1415 par les Portugais2, premier pays européen à
partir à l'assaut du monde ; celle de Ma'mûra en 1614 par les Espagnols la clôt.
Entre ces deux dates, plus de douze villes tombent entre les mains des
puis surtout entre celles des Espagnols, sans parler des libérations de
de ces villes3, de l'histoire de leurs sièges, de leurs reprises ou tentatives
de reprises.
Mais, dès le début du xvie siècle, un protagoniste de taille, l'Empire
par le truchement d'aventuriers, de condottieri, tels les frères Barbe-
rousse, intervient brutalement sur le cours de l'histoire du Maghreb, histoire qui
était favorable, comme le rappelle Braudel, « aux vastes et même aux très vastes
États»4. Son intervention entre dans le cadre de sa stratégie de s'opposer aux
ambitions de l'autre empire, l'espagnol, et de la conjonction de plusieurs
historiques : outre l'expansion espagnole et ottomane dont les ambitions
s'opposent, l'absence de pouvoirs centralisés au Maghreb, surtout à Alger et à
Tunis où le pouvoir des Hafsîdes est moribond, les ambitions d'aventuriers
par le gain, mouvement porté par le développement de la course qui elle-
même est soutenue par la croissance économique qui saisit le bassin
au xvie siècle5, naît en premier le pachalik d'Alger (1518), puis celui de
Tunis (1574). Entretemps, Tripoli échappe des mains des Chevaliers de Saint-
Jean (1551) pour devenir la troisième province turque du Ponant.

et fastidieux qui a permis de faire un récolement à travers les actes de la série Z des naissances dans les
familles rencontrées ou des décès. C'est la première fois que de tels chiffres sont livrés à notre
Mais il serait malhonnête de nier que leur valeur ne peut être d'ordre scientifique pour les raisons
suivantes
— ce sont des chiffres établis à partir d'une documentation loin d'être exhaustive, seuls 150
:

sur des dizaines de milliers probablement ont servi à les établir ;


— ne concernant, spatialement, que la province d'Alger, ces chiffres ne peuvent être étendus à
tout le pachalik, fut-ce au prix d'un recours à une démarche heuristique quelquefois indispensable face à
l'absence de documents ; mais ce n'est pas le cas ici.
Cette critique a posteriori, et dont nous avions conscience pendant la rédaction même pour être
honnête, n'a pas justifié la suppression pure et simple des graphiques. Nous avons cru, et nous le croyons
toujours même s'il y a plus de nuances aujourd'hui qu'hier, que ces chiffres devaient être livrés à la
connaissance des chercheurs pour être soumis à la critique tout en gardant en mémoire qu'ils ne sont
donnés qu'à titre indicatif. Aucun titre scientifique ne peut les accompagner; c'est à la communauté des
chercheurs d'infirmer, de corriger ou de confirmer ces tendances livrées ici et là dans les graphiques.
2. Sur le fait de savoir pourquoi les Portugais ont été les premiers à partir à l'assaut du monde et
inaugurer ainsi l'ère de la première expansion européenne, cf. le travail magistral d'I. Wallerstein, Le
système du monde du xve siècle à nos jours, Capitalisme et économie-monde, t. 1 (1450-1640),
1980, pp. 49-51.
3. Comme Arzila, Asfi, Azammûr, Bijâya, Alger, Tripoli, Tunis, La'râsh, Jîjil, etc.
4. F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe H. T. 2,
A. Colin, 1979, 4e éd., p. 10.
5. C'est à partir d'exemples tel que celui des Barberousse que l'on s'aperçoit combien l'histoire
individuelle rejoint la grande histoire, et comment de leur interférence ou de leur conjonction pouvaient
naître les États.
PESTES ET FAMINES AU MAGHREB 627

Cette rapide enumeration des opérations militaires, par suite de l'expansion


européenne, est là pour rappeler que le Maghreb n'a pu bénéficier de cette paix
essentielle au développement de toute économie, de toute société humaine, aux
transformations des conditions d'existence des hommes et de leur
par le travail ininterrompu. Évoquant la fin «des vagues successives de
conquérants avides » en Europe, un eminent médiéviste ne résume-t-il pas ainsi
l'avantage acquis à partir de 1015 : «Cette partie du monde — et c'est son
eminent privilège — échappa aux invasions. Une belle immunité rend compte
du développement économique et de tous les progrès ininterrompus dont elle
[l'Europe] fut, depuis lors, le lieu»6? Une observation qui, appliquée mutatis
mutandis au Maghreb, féconde notre approche de son histoire à cette époque.
Car de ces entreprises de pillages et d'invasions, le Maghreb en sera l'objet
jusqu'au début du xxe siècle ! Aussi, comment ne pas voir dans ce
historique soumis aux hégémonies du nouveau monde capitaliste naissant
une profonde altération de la destinée des hommes de ce Nord africain, obérant
par-là même ses potentialités futures ?

Poids particulier de l'épidémie.


Des autres facteurs qui ont influé sur le devenir historique du Maghreb,
sans doute celui des épidémies — en particulier celle de la peste — aura été le
plus mutilant, le plus meurtrier, puisqu'il aura annulé l'essor démographique, la
reproduction des hommes, pendant une longue période. Elle a été une
compagne non désirée, violente, fauchant une partie de la population
de moyens de lutte et de prévention efficients, c'est-à-dire de nature
Sa présence a été récurrente, et les périodes de rémission du mal pesteux
ont été de courte durée sur une période aussi longue, près de trois siècles, guère
plus d'une décennie et demie, pour que les conséquences générées par cet état
de choses n'aient pas eu un poids déterminant sur le développement des
maghrébines. Peut-on du reste évoquer les épidémies du pachalik d'Alger
sans déborder sur les pays voisins : le Maroc limitrophe, la province voisine et
Tripoli ? Si la division géographique est commode pour l'étude de l'histoire du
pachalik d'Alger, elle devient inopérante quand il s'agit de suivre les
de la peste. Mais Alger, plus que toute autre, a connu, suscité pourrait-on
dire, un brassage aussi dense d'hommes venus de tous les horizons chercher
fortune, constituant un « melting-pot» avant la lettre, avec tous les risques que
de telles migrations comportent.

Propagation des épidémies : les facteurs externes.


Lorsque les soldats du Portugal débarquent à Sabta en 1415, la peste,
sur leurs navires, infeste la ville7. En 1441-42, la ville de Fâs subit les
assauts meurtriers de l'épidémie pendant près de dix-huit mois, même le
royaume hafside de Tunis n'a pas été épargné8. De nouveau, l'épidémie est à

6. G. Duby, Guerriers et paysans, vne-xiie siècle, p. 308, Gallimard, 1978, p. 138-139.


7. Cf. l'article de H. P. J. Renaud, Recherches historiques sur les épidémies du Maroc, in :
Mélanges Cénival-Lopez, pp. 369-389, Paris, 1945, pp. 365-366.
8. Ibid., p. 368.
628 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Sabta del451àl453,et, signalée à Tunis, en cette dernière année9. En 1467, le
fléau est à Talamsân 10, reparaît dans le royaume hafsîde en 1468 durant près de
dix-huit mois, emportant jusqu'à mille victimes par jour n. Le wabâ' ou tâ'ûn est
de nouveau à Fas12 en 1481-82, à Talamsân en 1494 13, à Tunis la même
année14. En 1500, la peste est signalée de nouveau dans cette ville15 et à
Djerba 16.
La fin du xve siècle et le début du suivant sont marqués par la
de l'épidémie pesteuse signalée à Fâs en 1509, ce qui coïncide avec
de plusieurs villes du littoral : Agadir et Asfi par les Portugais 17, Bâdis
et Wahrân par les Espagnols 18. Deux années plus tard, le Sud marocain subit
l'épreuve de l'épidémie à son tour, H. Renaud voit là un lien causal avec celle
de 1509. La famine fit des ravages concomittants à la peste 19. De 1519 à 1521,
le Maroc connaît la peste, puis la famine qui donna son nom à cette dernière
année 20 : 1522 voit le fléau se propager dans le Maroc « dans toute sa brutalité »
et emporter beaucoup de monde. Fâs subit à nouveau les effets de l'épidémie
pesteuse en 1533 21. Elle est à Wahrân en 1542 et dure environ trois années,
faisant de nombreuses victimes22 et de 1552 à 1556, Alger fut durement

L'occupation par les Turcs du Maghreb central et les liens ombilicaux


maintenus avec l'Orient où la peste est endémique n'ont pas été pour peu dans
la recrudescence de l'épidémie. Il en est même pour dire que l'année 1552, date
d'arrivée de la flotte qui ramenait le bâylarbây Sâlahrâyis à ses nouvelles
«ouvre réellement l'ère de la peste en Algérie»24. Sans aller à de telles
assertions, il semble évident que la consolidation du pouvoir des Turcs, l'essor
de la guerre de course, les nombreux échanges et contacts avec l'Orient
et l'absence de mesures de prévention ont constitue dans tous les cas des
facteurs favorables à la propagation de l'épidémie, devenue pratiquement
Tel semble avoir été le prix payé par Alger dans sa phase d'expansion,
gageons que l'ample brassage d'hommes et de biens à cette époque n'a pas été
étranger non plus à la présence du bacille de Yersin et qu'il en a été même un
facteur de taille.

9. Id., p. 370.
10. J. Marchika, in : La peste en Afrique septentrionale, histoire de la peste en Algérie de 1363 à
1830, thèse de médecine, n° 11, Alger, 1927, p. 22.
11. M. El-Haddâd, p. 18, in Histoire de la peste en Tunisie (de l'antiquité jusqu'à nos jours),
47 p., n° 657, Paris, 1935; H. Renaud, loc. cit., p. 370.
:

12. H. Renaud, loc. cit., p. 372.


13. Ibid., p. 374.
14. L. L'Africain, Description de l'Afrique, trad. Épaulard, 2 t., Maisonneuve, 1980, t. 2, p. 405.
15. Marchika, op. cit., pp. 22-23.
16. El-Haddàd, loc. cit., p. 19.
17. En plus de l'occupation, Asfi et Azammûr connurent, aux dires de Léon L'Africain, une disette
telle que certains habitants n'hésitèrent pas à se vendre aux nouveaux occupants pour pouvoir se
cf. op. cit., p. 41, t. 2.
18. H. Renaud, loc. cit., p. 376.
19. Ibid.
20. Id., p. 377.
21. Id., p. 383.
22. Marchika, op. cit., p. 24.
23. Id., p. 25.
24. Ibid.
PESTES ET FAMINES AU MAGHREB 629

Chronologie des épidémies.


La peste ravagea les côtes du pachalik de 1555 à 155725, et, bien que
Wahrân et Talamsân ne furent pas épargnés, ce fut Alger qui subit le plus de
pertes, ce qui laisse supposer que cette dernière était de loin la plus peuplée
pour que l'épidémie y fasse autant de victimes. Le fléau frappe à nouveau la
principale ville du pachalik durant trois années, de 1563 à 1566 et l'année
ce fut la famine qui porta des coups meurtriers à sa population26. La
peste se déclare de nouveau en 1571 et se prolonge jusqu'en 1575, faisant
victimes tant à Alger qu'à Talamsân, et trois ans plus tard, une
terrible famine aggrave un bilan déjà lourd dans des populations meurtries. Elle
durera trois années27. La peste s'installe à Qasantîna, provoquant un grand
nombre de victimes pendant deux années. L'année 1582 portera du reste le
nom de l'épidémie qui endeuilla fortement le baylik de l'est, marquant de la
sorte la mémoire collective28.
La peste taille de nouveau dans la population d'Alger en 1590-91, et l'année
suivante, mais cela n'étonnera personne, la famine sévit, terrible, dans le
De 1598 à 1607, la peste, particulièrement meurtrière, est générale,
le Maghreb dans sa totalité : ainsi du royaume du sa'dien al-Mansûr,
«l'Aurique», qui finit par être emporté à son tour par la maladie30, ainsi du
pachalik de Tunis qui eut à supporter les ravages d'une famine conjointe, les
deux fléaux culminant leurs effets dévastateurs en 1604 31. En 1602-1603,
Qasantîna dut subir à son tour l'épidémie pesteuse, très virulente, et fut
neuf années durant par la sécheresse et la famine32. En 1605, la peste est à
Alger, provoquant de nombreuses victimes, et y restera pendant six années à
l'état endémique çà et là mais redevint très meurtrière en 1611. La famine,
désastreuse, qui la suivit, dura deux années33.
La peste, en 1620, s'est de nouveau généralisée dans les trois pays du
Très profonde, elle provoqua un nombre important de morts. Elle durera
près de neuf années avec des périodes où elle redoubla d'intensité, comme
l'année 1623, et où peu de villes furent épargnées. La famine qui l'accompagna
fut aussi sinistre pendant ce temps 34. A Qasantîna, la peste sévit durement de
1634 à 163635, et endeuille Tunis lourdement en cette dernière année. De
une famine aggravera les effets impressionnants de la peste dans ce pacha-

25. Id., pp. 26-27.


26. Id., p. 31.
27. Id., p. 32.
28. Id., pp. 34-35.
29. Id., p. 35.
30. H. Renaud, op. cit., p. 389.
31. M. El-Haddâd, op. cit., p. 20.
32. J. Marchika, op. cit., pp. 36-37.
33. Id., p. 39.
34. El-Haddâd, op. cit., p. 20; J. Marchika, op. cit., pp. 40-41.
35. J. Marchika, loc. cit., p. 43. Elle éprouva durement cette région et ses effets se feront plus
sentir lorsque trois années plus tard, soit en 1637, elle devint la toile de fond d'une grande révolte tribale
contre l'ordre turc qui durera jusqu'en 1644, révolte dont il sera question plus longuement, plus loin.
Notons toutefois que la dégradation de l'écosystème des tribus de la région ou leur substrat par la peste,
et qu'est venue aggraver une famine terrible, a nourri aussi une grande révolte, mais les causes sont
éminemment politiques.
630 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
lik quatre années plus tard36. De 1639 à 1643, Alger connaît la peste qui
emporta une part de sa population37. En cette dernière année, Tunis38 reçut les
effets de la peste et une année plus tard, Qasantîna est atteinte brutalement à
son tour39. De 1647 à 1650, tout le pachalik vit au rythme de la peste qui causa
un nombre élevé de morts40, et même le sud paya un tribut à l'épidémie41.
Tunis connut le même sort et si le nombre de morts ne fut pas aussi important
qu'à Alger, le pachalik fut néanmoins très éprouvé42. Néanmoins, une accalmie
survint dans le pachalik d'Alger et dura quatre années consécutives.
La rémission ne se prolongea pas au-delà de cette date, car à partir de 1654
et ce, durant près d'un quart de siècle, la peste allait causer des pertes sérieuses
en vies humaines et dans le pachalik d'Alger et dans celui de Tunis43. Alger eut
à souffrir beaucoup du passage du fléau en 1661, mais c'est en 1663 que la peste
fut très brutale et provoque un nombre important de morts, Tunis subit les
mêmes effets dévastateurs de l'épidémie44. Le sud des deux régences n'en fut
pas épargné, et il faut voir sans doute là une preuve de l'existence d'un courant
d'échanges entre les villes côtiéres et celles qui ne l'étaient pas et qui reste à
déterminer dans sa densité. La peste dura jusqu'en 1666, puis fut suivie de cinq
années de répit, tout relatif45. La réapparition de la peste en 1671 montre l'état
de latence de ce fléau. Durant plusieurs années de suite, la peste sévit dans le
pachalik d'Alger, culminant dans ses effets morbides en 1678 où elle redoubla
de virulence et se propagea. Elle est signalée à Tunis46 et le Maroc voisin est
gagné par la plurilocation de fléau. L'année 1678 vit un lourd tribut payé à
l'épidémie en vies humaines47. Une année plus tôt, dans la pachalik de Tripoli,
le fléau causa de nombreuses pertes, et dans sa chronique, Ibn Ghalbûn
qu'elle finit par emporter le chef du dîwân48. L'année 1683 a été
à 1678 pour Alger où nombre de ses habitants furent fauchés par
de la peste 49 et cinq années plus tard, ce fut Tunis qui ploya sous la grande
intensité par laquelle s'est déclarée la maladie pestilentielle, et le nombre des
victimes fut très élevé50. L'année d'après, la peste est de nouveau à Alger, mais
en 1691, soit deux années après qu'elle fut déclarée, elle devint meurtrière et,
malgré les accalmies qui suivirent, de courte durée il est vrai, la fin du siècle ne
vit pas moins le fléau redoubler d'intensité, pratiquant des coupes profondes

36. El-Haddâd, loc. cit., p. 20.


37. J. Marchika, op. cit., pp. 43-44.
38. El-Haddàd, ibid.
39. J. Marchika, id., p. 44.
40. Id., pp. 45-46.
41. Id., p. 48.
42. El-Haddâd, ibid.
43. J. Marchika, op. cit., pp. 49-55 et passim; El-Haddâd, op. cit., p. 21 ; Philippe Bernard,
Étude chronologique de certaines épidémies du début de notre ère à 1900, thèse de médecine, Paris,
1935, pp. 13-14.
44. J. Marchika, op. cit., p. 51; El-Haddâd, ibid.
45. J. Marchika, id., p. 56.
46. El-Haddâd, ibid.
47. J. Marchika, op. cit., p. 59.
48. Ibn Ghalbûn (Abu 'Abd Allah Muhammad b. Halîl), Kitâb at-tudhkâr fiman malaka Tarâbu-
îus wa ma kâna bikâ mina 1-ahbâr; 124 feuillets, Ms. Ar. 1889, f° 58 r.
49. Marchika, loc. cit., p. 63.
50. El-Haddâd, loc. cit., p. 21.
PESTES ET FAMINES A U MAGHREB 63 1
dans des populations éprouvées durement depuis de longues années51. Si les
épidémies 52 qui suivent appartiennent au siècle suivant, ce qui ne relève plus de
notre période d'investigations, il n'en reste pas moins qu'elles ne cesseront pas,
qu'elles seront présentes tout au long du xvme siècle et du xixe siècle,
même le xxe siècle jusque dans son premier tiers53, mais c'est là une
autre histoire.
Citons, pour terminer avec le sinistre comput des passages de la peste, ce
qui ressort des trois études pour le xvne : Marchika dénombre pour le pachalik
d'Alger quatorze fois sa présence, chiffre corroborant celui établi par l'autre
thèse, pour la Tunisie, où sa présence a été signalée onze fois54. Ceci nous
donne une idée concrète de sa récurrence.

Les structures mentales : un allié objectif du fléau

L'étiologie de l'épidémie pesteuse et les raisons de ses nombreuses passages


n'entrant pas dans nos propos, l'impact seul du fléau, sur la longue durée, et ses
conséquences ont retenu notre attention, ainsi que les réactions que cela a pu
engendrer ou déclencher. Car, à l'opposé de ce qui s'observait sur la rive nord
de la Méditerranée, il n'y a pas eu, face à ces maladies pestilentielles, de riposte
de nature scientifique 55. Une parade de cette nature pouvait difficilement voir le
jour au Maghreb, du fait que les hommes vivaient ces épidémies comme un fait
d'ordre religieux. Ils les subissaient tout simplement dans un cadre de fin de
monde, comme une sorte de punition, épreuve serait plus juste, peut-être même
un châtiment, de nature divine, participant de l'eschatologie.

Un médecin musulman face à la peste.


Voici d'ailleurs ce qu'en dit un médecin andalou :
La peste est un des plus grands fléaux et une terrible maladie . . . [Elle] décime la
plupart du temps les hommes et vide les terres et les États ... Dieu — qu'il soit glorifié —
l'envoie à qui II veut de Ses créatures comme une compassion divine (rahma) aux
croyants56.

51. El-Haddâd, ibid., Marchika, op. cit., pp. 65-67; Ph. Bernard, op. cit., pp. 15-16.
52. Le tâ'ûn (peste) ne désigne pas seulement la maladie provoquée par le bacille de Yersin, mais
toutes les épidémies.
53. En plus des travaux cités supra, cf. sur la peste : R. Houel, Étude sur l'organisation de la
lutte contre la peste, Th. de méd., Alger, 1922, n° 10; M. Loufrani, Prophylaxie de la peste en
indigène algérien, Th. de méd., Alger, 1923, n° 29; et sur le typhus exanthématique en plein
xxe siècle E. Rebuffat, De quelques complications immédiates du typhus exanthématique observées
à Alger de 1909 à 1912, Th. de méd., Paris, 1912, n° 383, in 8°; J. Quillie, Le typhus exanthématique à
:

Bône. Épidémie de 1909 (avril-juin), Th. de méd., Paris, 1910, n° 34. A. Bouraoui, Le typhus
dans la région de Sousse pendant les années 1940 et 1941, Th. de méd., Alger, 1943, n° 4 ;
R. Couderc, L'épidémie de typhus exanthématique de 1941 à 1943, Th. de méd., Alger, 1943, n° 23;
sur la syphilis, H. Gauthier, Histoire de la syphillis en Afrique du Nord (Algérie), Th. de méd., Alger,
1931, n° 33, consultables à la bibliothèque de l'École de médecine, de la rue du même nom à Paris.
54. Cf. El-Haddâd, Marchika et Bernard, op. cit., respectivement, pp. 21-29, 70-149, 16-20.
55. Le Maghreb ne pouvait produire un Fracastor de Vérone, ni un Gomes Pereira, ni Félix
Plantet dont les travaux permirent de mieux connaître le fléau, et donc de mieux s'en préserver; cf.
H. Renaud, op. cit., pp. 372-373, 387.
56. Cf. Muhammad b. al-' As al-Andalusî, Risâla fi tahqîq al-wabâ'; 1 1 feuillets; Ms. Ar. 3027 de
la B.N.P., f°s 1 v, 2r (non traduit).
632 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
II ajoute :
Mais la vérité de la peste provient de la saleté dans les corps ou de leur dyscrasie (ou
cacochymie) ... Certains esprits musulmans [ou fatalistes, soumis : 'uqûl muslima] ne sont
pas loin de penser que les modifications ou les changements survenus dans l'air
sans aucun doute, d'une action des anges malfaisants (al-jân) qui agissent sur
l'ordre de Dieu et influent sur les causes de l'épidémie ou sur le fait qu'elles agissent dans
un pays et non dans un autre ... 57.
Toute la pesanteur sociologique, historique ressortissant tant aux structures
mentales que matérielles se trouve résumée dans ses conclusions, de même que
la détresse des médecins et leur impuissance face à cet état de fait :
D'aucuns, attachés aux paroles de Dieu, disent que si la maladie t'atteint, le remède
est aux mains de Dieu, et ajoutent que la médecine n'a plus de sens, puisque Dieu seul est
responsable de l'étiologie et des solutions à apporter ... C'est de cette façon que l'on entend
dire au marché, parmi le peuple et ceux qui prétendent à la science religieuse comme à la
science tout court, que les termes de la vie sont invariables, alors à quoi bon la

Pas de tropisme, mais une résignation.


La lutte, à travers ces observations consignées, devait non seulement se
livrer contre le mal pestilentiel, mais aussi et surtout contre ces structures
et sociales qui sont désormais dans une phase de reploiement, voire de
soumission. Cette résistance mentale fut probablement un facteur important,
non le seul évidemment, dans la propagation du virus et l'aggravation de ses
effets, car peu de résistance lui a été opposée. Il n'y eut pas de «tropisme
pestilentiel », et il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir un de ces manuscrits
dont parfois plus du tiers du corpus se compose de suppliques, de deprecations,
de prières non rituelles {du'à") et d' obsecrations contre la peste. En voici une
prise au hasard d'une foule d'autres :
Invocation (du'â') contre la peste. Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux. Ô
Toi l'Auxiliaire des auxiliaires, Toi qui entends toute obsecration, Toi qui ôtes le mal et la
calamité, épargnes-nous les coups, l'épidémie, la peste et ce que Tu as répandu sur nous.
Mais Dieu a décrété [son acte] pour éprouver les croyants afin qu'ils en tirent bénéfice. Ta
protection Ô Dieu, Ta miséricorde Ô Dieu, Ta compassion. Et prière et bénédiction sur
notre maître Muhammad, sur sa lignée et sur ses Compagnons. Paix sur les envoyés [de
Dieu]. Louanges à Dieu, Dieu des deux mondes59.
Pathétiques, les invocations le sont toutes, traduisant le désarroi ressenti
face au déchaînement des épidémies, et leur subsumption sous la volition
divine ; voilà ce qui ressort aussi nettement à la lecture de pareils documents.

Lutte dérisoire contre les épidémies : reflet du niveau de développement de ces


sociétés.
Mais ces hommes ont tenté, avec des moyens qui semblent dérisoires eu
égard à l'ampleur des épidémies pesteuses et à leur caractère terriblement
meurtrier, de faire face à cette litanie montone, morbide et itérative de la peste.

57. Id., f" 2r.


58. Id., f" 5r.
59. Ms. Ar. 4803; 109 feuillets (n. d. et non traduit), f" 79 r; cf. Ms. Ar. 1167; 171 feuillets,
première partie. Les invocations sont anonymes.
PESTES ET FAMINES AU MAGHREB 633
La première des parades a consisté surtout à éviter les lieux où la peste sévit, à
les évacuer lorsque cela était rendu possible (absence d'une autre agression :
brigandage, pillage). Ainsi, le Sa'dien Al-Ghâlib bi'l-lâh qui venait de repousser
les ambitions turques conduites par Hasan b. Hayr ad-Dîn sur le royaume voisin
en 1557, refusa-t-il d'entrer à Fâs malgré sa victoire60. Et le bâylarbây Sâlah
râyis, après sa tentative du siège de Wahrân, ne campa-t-il pas à son retour hors
d'Alger contaminée par la peste61 ? Il n'en fut pas moins emporté en 1556. Or,
Wahrân connut à cette époque une peste si violente qu'elle se vit abandonnée
quelque temps par ses habitants, conquérants espagnols compris62. Tel bâshâ
ne se fit-il pas un moment iconoclaste, brûlant des images chrétiennes
afin d'exorciser aux yeux du peuple l'origine du mal 63 ? Le bruit a même
circulé, un instant, que près de soixante Turcs avaient dû, faute de pouvoir les
nourrir, répudier leurs femmes64. Et que fait cette caravane, de retour du
devant Biskra meurtrie par le virus, sinon de camper hors de la ville
pour attendre l'accalmie du mal, conformément à la Sunna65 ? Les exemples ne
manquent pas qui disent la précarité des moyens utilisés pour lutter contre les
effets du fléau. Il en est même d'anecdotiques, tous en tous cas montrent la
détresse de ces hommes et leur incapacité à faire face au mal contagieux. Tel
bây de Tunis, en 1679, de peur d'être contaminé, ne refusa-t-il pas d'assister aux
obsèques des siens66 ? Voici un navire rentrant en 1686 des Lieux saints, Alger
l'accueille comme il se doit, mais la peste est à son bord67, cas très fréquent du
reste, et la tradition veut qu'on n'isole pas les pèlerins de retour du pèlerinage. Il
y avait des degrés dans le malheur, et les hommes furent quelquefois sommés de
choisir entre Charybde et Scylla, entre peste et famine68.
A d'autres niveaux, des mesures furent prises par les maîtres des deux
régences pour se prémunir contre les effets propagateurs de la peste. Des ports
furent interdits aux bateaux européens venus lever des marchandises et dont on
savait que leur lieu de provenance était contaminé. Des « certificats de santé »
furent exigés ici et là dans les villes portuaires les plus exposées, mais sans trop
de rigueur. On alla même jusqu'à mettre en quarantaine les hommes et les
marchandises venus de villes atteintes par le fléau, à l'exception toutefois des
pèlerins. Cette pratique ne fut pas de règle, car elle grevait les prix et s'avérait
coûteuse, et puis, peste ou pas, les affaires sont les affaires69.

60. H. Renaud, op. cit., pp. 385-386.


61. J. Marchika, op. cit., p. 27.
62. Id., pp. 28-29.
63. Il s'agit de Hasan Veneziano (1577-1580), cf. J. Marchika, op. cit., p. 34.
64. Ibid.
65. Id., p. 53.
66. El-Haddâd, op. cit., p. 21.
67. J. Marchika, op. cit., pp. 63-64.
68. Ravagée par la disette et la famine en 1758, Tunis n'hésita pas longtemps à accepter les
secours de grains venus d'Alger où sévissait l'épidémie. Contre la famine, Tunis choisit la peste. Cf.
El-Haddâd, op. cit., p. 25.
69. Cf. El-Haddâd, op. cit., pp. 23-24 et passim; J. Marchika, op. cit., pp. 37-39 et passim.
634 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Coût des épidémies et des famines en hommes : des estimations à revoir


Quel a pu être le prix payé par ces populations déjà misérables au fléau de
la peste qui a sévi pratiquement à l'état endémique, mais également aux
du typhus exanthématique, à la grippe dite espagnole, aux famines aussi
meurtrières que les épidémies qui se sont manifestées pendant plus de trois
siècles, du milieu du xive à la fin du xvne siècle ? Disons tout de suite qu'il
n'existe pas de travaux qui aient fait le bilan des victimes, et il ne faut pas
chercher non plus dans les archives puisqu'il n'est nulle part question d'obi-
tuaires, ni de statistiques ou registres sur lesquels ont été consignées les pertes
successives.
Absence de statistiques.
Ce qui est vrai des villes l'est encore plus des campagnes où on ignore
presque tout. Aussi, faut-il se contenter, jusqu'à présent, des rapports et
établis par les voyageurs, les missionnaires et les consuls d'Europe qui
ont résidé dans les pachaliks70. Bien sûr, les chroniqueurs du Maghreb ont
évoqué les fléaux et leurs ravages, mais non tant pour établir un recensement
des victimes que pour parler de l'impact des épidémies sur la conscience

Aucune estimation digne de ce nom n'a été dressée des ravages de la peste.
Pourtant, l'épidémie a constitué une des permanences, par sa récurrence, par
son itération, de l'histoire de ces hommes vulnérables à souhait aux estocades et
estafilades du mal pesteux. Néanmoins, des chiffres avancés dans l'étude de
Marchika sont à prendre avec une extrême prudence du fait de l'absence de
recoupements et de paramètres de comparaisons, et du caractère fantaisiste ou
amplement exagéré de certains d'entre eux72. Ainsi, en 1579, il mourait de la
peste à Alger plus de 5 000 personnes par mois. En 1590, c'est 200 à 500
que la peste prélevait au quotidien dans la même ville, et en 1592-95, où
le fléau a été particulièrement violent, Tunis connaissant la même situation, il
faut peut-être doubler ce chiffre.
En 1604-1605, le passage meurtrier de l'épidémie enlève plus de 7 000
à Alger, peut-être plus à Tunis. En 1611, les ravages de la peste furent
aggravés par une terrible famine, et quand l'épidémie reparaît en 1620, pour
une durée de neuf années consécutives, elle fauche une part importante de la
population des deux villes, peut-être bien le tiers, mais on n'est pas obligé de le
suivre quand le chiffre de 50 000 morts pour la seule ville d'Alger est avancé. En
1640, près de 30 000 morts (chiffre sûrement exagéré) sont causés par la peste
dans tout le pachalik et 1654 voit la population allégée du tiers de ses effectifs,
chiffre à coup sûr exagéré, mais paraît justifier la violence du passage du fléau.
De 1663 à 1665, la peste est aussi virulente, «meschante» disait-on à l'époque,

70. Cf. les travaux cTEl-Haddâd, Marchika et Renaud.


71. Cf. par exemple Al-Ifrânî Nuzhat al-hâdy bi ahbâr mulûk al-qarn al-hâdy, Ms. Ar. 4617,
f" 75 r; Ibn Abî Dînâr : Kitâb al-Mu'nis Ms. Ar. 1887; f"s 87 r, 89 r, 90 v et passim; Maddîshî as-
:

Safâqusî Nuzhat al-Anzâr..., Ms. Ar. 5146, f° 34r; Al-Wazir as-Sarrâj al-kitâb al-bâshî..., Ms. Ar.
...
,

4945, f" 106v.


:

72. Il paraît évident que la fantaisie de certains chiffres avait pour but d'accélérer le rachat des
esclaves détenus dans les bagnes du pachalik.
PESTES ET FAMINES AU MAGHREB 635
que plus du tiers de la population d'Alger est décimé, chiffre, encore une fois,
qui reste à vérifier. Quand la famine prend le relais de l'épidémie en 1682, le
nombre des morts fut particulièrement élevé. Le mal pestilentiel qui se déclare
en 1690-93 à Alger est d'une rare violence, faisant de larges coupes dans la
population, le chiffre de 5 000 morts par mois ayant été avancé. Le siècle est
clos par une peste qui durera près de trois années qui virent disparaître une part
importante de la population du pachalik73.
Avant de poursuivre, voici un tableau chronologique récapitulatif des
des épidémies74 :

Maroc Algérie Tunisie


1374 P. noire 1467 p. 1348
1415 Sabta 1494 Talamsân 1443 Tunis
1416 Fâs 1509-1510 Bijâya 1451-1453 Tunis
1437 Fâs 1542-1545 Wahrân 1468-1469 Tunis
1481-1482 1552-1556 1500 Djerba
1493 Fâs 1560 1592-1595
1503 Maroc 1563 1604-1605
1509 Fâs 1565-1567 1620-1622
1511 Sus 1571-1575 1624
1520-1522 Maroc 1582 Qasantîna 1636
1533 Fâs 1584 Alger 1640
1536 Fâs 1590-1595 1643-1650
1557 Nord-marocain 1600 1657
1558 Maroc 1602-1605 (f Qasantîna) 1663
1579-1580 Maroc 1609-1611 1679
1598-1603 Maroc 1620 1689-1690
1605-1606 Marrakech 1623 (t Qasantîna) 1705
1607-1608 Sud Maroc 1634 Qasantîna
1625 Fâs 1639-1640 Alger + Biskra
1626-1627 Fâs + Marrakech 1644 Qasantîna
1631-1632 Vallée du Dra' 1647-1650
1636 Fâs 1654
1647 Salé 1663 (f Qasantîna + le sud)
1662 Fâs 1664 Bijâya
1677 Fâs 1671-1672
1678-1679 Nord Maroc 1677
1680 Maroc 1678 Wahrân
1682-1683
1690-1700
1677
1678 Wahrân
1682-1683
1690-1700

73. J. Marchika, op. cit., pp. 34-67.


74. Sur les épidémies au Maroc, on ne peut que renvoyer à l'excellente étude de B. Rosenberger
et H. Triki, une première somme en fait, «Famines et épidémies au Maroc aux xvie et xvne siècles»,
pp. 109-175 (lre partie) in : Hespéris Tamuda, XTV, 1973 ; (2e partie) ibid., XV, 1974, pp. 5-103. Je me
suis servi, pour compléter le tableau d'ensemble des épidémies dans sa partie sur le Maroc, de la
deuxième partie, pp. 88-89 (tableau III. Récapitulation des crises).
REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Un reflux indéniable.
L'évocation succincte des passages de la peste peut paraître exagérée, mais
à regarder de près, il semble évident que l'on reste en-deça de son influence et
de ses conséquences réelles sur les hommes et leur milieu. Des données, et
nombreuses elles sont, manquent à cette histoire de la peste si bien que, quel
que soit le tableau qu'on en pourrait dresser, il resterait forcément
lacunaire. Peut-on considérer comme secondaire, épiphénoménal, le fait
que si la peste a pu porter un coup sérieux à l'Europe de l'ouest au milieu du
xive siècle, à un moment où elle était pourtant portée, soutenue par un
et ample essor non seulement économique, mais démographique,
scientifique, à tel point qu'il avait fallu près d'un demi-siècle pour qu'elle
s'en relevât et de peu de poids les coups répétés, engendrés par une épidémie à
l'état endémique dans un environnement historique ne connaissant pas une
même vigueur économique et démographique, compensatrice à terme de ses
néfastes effets?
Les États du Maghreb ont subi les épidémies pestilentielles durant plus de
quatre siècles, et où peu de répit — du fait de leur récurrence et de leur violence
répétée — a été accordé aux hommes et à leur milieu organique. Ceci n'est
point avancé pour excuser l'histoire de ces peuples d'avoir perdu — ou de
n'avoir pas pu — «renouer» avec leurs mythiques «siècles d'or» de l'époque
'abbâside que nous soulignons le poids des épidémies. Surtout parce que cette
histoire est omniprésente dans le cadre temporel que nous nous étions fixé pour
l'étude du Maghreb turc, principalement le pachalik d'Alger, et des blocages de
sa formation sociale et économique, c'est-à-dire de la deuxième partie du
xvie siècle, grosso modo, à la première partie du siècle suivant avec des
incursions, qui se sont avérées nécessaires, parfois en-deça, quelquefois au-
delà75.

Des éléments nouveaux.


Si le compte des victimes du macabre phénomène épidémique n'a pu être
établi avec précision, ses conséquences et ses effets, en revanche, ont pesé lourd
sur la destinée de ces populations et sur leur développement historique. Nous
avons pourtant essayé, à partir de nos manuscrits, d'avancer certaines
sur cette démographie dont on sait peu de choses. Si le peu de chiffres ne
permet pas pour le moment de dresser des séries totalement fiables, les
tirés des informations réparties sur près de 150 textes et sur une
allant de 1547 à 1688 offrent néanmoins la possibilité de compenser,
fût-ce partiellement, l'absence totale de données76. Le graphique qui suit laisse

75. C'est en fonction des manuscrits d'Aix-en-Provence que cette période a été fixée, ce qui peut
paraître un peu arbitraire.
76. C'est la première fois, à ma connaissance, que des graphiques portant sur la démographie du
pachalik d'Alger sont avancés à partir de manuscrits couvrant près d'un siècle et demi, 141 années
exactement, soit une longue période. Aussi partiels soient-ils, ces chiffres n'en sont pas moins inédits et
doivent être soumis à une vérification et un recoupement systématiques lorsque d'autres manuscrits le
permettront.
PESTES ET FAMINES AU MAGHREB 637

Graphique I. — Composition d'une famille de 1547 à 1688

Composition d'une famille de 1547 à 1688.|


Nombre d'individus|

lM51f 1515151616161(16161616161616161(16161616161616161(1616161616161(161(161616161616
41747(8194960110142:2627283 1344042434M5474952535456575f5961636467717:737(787980828488

Graphique II. — Composition d'une famille et tendance

[composition d'une famille et tendance!

15 15 15 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16
47 76 94 01 14 26 28 34 42 44 47 52 54 57 59 63 67 72 76 79 82

- Nbre de personnes Moyenne Tendance


638 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
apparaître à travers la composition d'une famille une moyenne s'établissant à
4,2 environ, chiffre incluant les parents et les enfants et qui s'avère être faible 77.
Que le reflux démographique ait été une constante, plus, une permanence,
ceci est indubitable, et le nombre répété des fléaux durant la deuxième partie du
xve, le xvie siècles et le suivant, n'en sont que la preuve de ces coups d'arrêt
portés à la croissance des hommes du Maghreb. Là aussi, les informations
livrées par nos manuscrits ébauchent des voies qu'il faudrait à coup sûr
avec d'autres éléments dès qu'ils seront mis au jour. Les graphiques ci-
dessous montrent que sur une période s 'échelonnant sur près d'un siècle et
demi, le nombre d'individus composant une famille est en régression, c'est ce
qui ressort du moins de la tendance.

Témoignage de Léon L'Africain : des précautions à prendre


Que les conséquences de cette régression démographique aient été
sur le développement de ces sociétés, il suffit, pour s'en convaincre, de
parcourir le bilan accablant dressé par Léon l'Africain dans sa Description au
début du xvie siècle. A travers ce témoignage, il n'est question que de villes ou
villages ruinés, vidés en grande partie de leurs occupants, du dénuement
extrême des hommes et de leur précarité tranformée pratiquement en état
en second état. L'exaspération de cette fragilité des hommes et de leur
milieu s'est traduite aussi par une augmentation de la délinquance et du
organisés ou non.

Une dépopulation avérée.


Marrakech, est inhabitée aux deux tiers 78 et Rabat se trouve dans « un pire
état que jamais», avec une population qui atteint péniblement 2 000
regroupés près de la citadelle, ou qasabah. La plaine de Talamsân est
fertile, mais ses routes n'en constituent pas moins «le séjour d'une bande de
voleurs»80. Nadrûma a de la chance d'être riche en caroubiers, cet arbre de la
famille des légumineuses, qui fournit abondamment les caroubes comme
complément important du régime alimentaire de ses habitants qui, en tous cas,
en font une grande consommation81. Et si Wahrân compte près de 25 000
au début du xvie siècle, il faudrait sûrement revoir à la baisse le nombre de

77. Ces chiffres ne concernent que la ville d'Alger et ne sont donnés ici qu'à titre indicatif, faute de
données consécutives et significatives par leur nombre.
78. L. L'Africain, op. cit., p. 102, t. 1.
79. J'ai assigné à l'expression «feu» de l'auteur de la Description, pour désigner une maison
habitée, une famille se composant en moyenne de cinq membres vivants; exp : Ribàt compte, selon lui,
400 feux. Il va de soi que le nombre réel des enfants par ménage est sûrement plus élevé que trois, mais
en intégrant une mortalité très élevée, les coupes successives des maladies, des épidémies et des famines,
il me paraît qu'une famille composée de cinq membres peut être prise comme un chiffre moyen et ce,
d'autant plus que dans les manuscrits de la série I Ml d'Aix-en-Provence, la moyenne d'une famille
oscille entre six et huit membres. Ceci ne fait pas de l'approximation avancée pour les villes dont
témoigne l'auteur de la Description une sous-estimation des habitants au début du xvic siècle ; j'opterais,
s'il n'y avait pas lacune dans nos informations, pour un chiffre plus pessimiste que celui de cinq pour une
famille.
80. L. L'Africain, idem, p. 326, t. 2.
81. Idem, p. 328, t. 2.
PESTES ET FAMINES AU MAGHREB 639
ceux de Bijâya qui, à en croire l'auteur de la Description, tourne autour de
40 000 82, ce qui dépasse assurément la population d'Amsterdam à une dizaine
d'années près83, mais on n'est pas obligé de le suivre. Alger qui est «très
grande» ne fait cependant que près de 20 000 habitants84. Il faudrait sûrement
corriger le nombre des habitants de la ville de Qasantîna, près de 40 000
chiffre qui me paraît exagéré, à tout le moins sur-évalué. La Tunisie
hafside n'est pas plus pourvue en hommes si l'on en croit toujours le même
auteur, puisque Bâjâ, pourtant très fertile, n'arrive pas à cultiver tous ses
champs du fait de la pénurie d'hommes et, malgré l'apport du travail des
nomades, bien des terres restent en friche 86. Bizerte n'échappe pas à la règle de
cette dépopulation, au reflux que pestes et famines provoquent. C'est une petite
bourgade «habitée par de pauvres gens»87. Il lui faut attendre l'arrivée des
Turcs et, surtout, l'afflux de la deuxième vague des Andalous chassés d'Espagne
(1609-1610) pour se peupler et prospérer, au point de devenir la seconde ville
corsaire du pachalik de Tunis, avec son fameux Porto Farina, ou Ghâr al-Milh,
port de course.
Moins d'un siècle aura séparé les deux états de fait. Tunis, en cette fin de
règne où le royaume hafside est déjà un objet de convoitise des deux principales
puissances de la Méditerranée, est un peu mieux lotie et ne ressemble pas à
Monastir dont les habitants sont «pauves jusqu'à la mendicité»88. Mais ceci
n'empêche pas que sa population, marchands et artisans inclus, se nourrit
d'une bouillie grossière de farine d'orge et qu'elle ne laisse aucune impression
de richesse ou de prospérité89. Quant à Safâqus, elle compte difficilement
2 000 habitants et Qayrawân n'arrive même pas à pourvoir à sa subsistance
quotidienne90, et si Djerba paraît plus aisée, toutes choses relatives, elle n'en
connaît pas moins une cherté de vie qui fait de la viande, par exemple, une
protéine hors de prix pour la plupart de ses habitants91.

Une détérioration continué


L'histoire, lorsqu'il s'agit de relater la vie des hommes de cette région,
devient monotone et c'est à une litanie des mêmes drames vécus que l'on
assiste. Cette histoire pourrait se résumer à deux éléments : premièrement, à un
dénuement extrême des conditions d'existence et, deuxièmement, au bilan
sinistre engendré par les pestes et les famines successives. Car, pour une famine
signalée ou une peste, ou un typhus exanthématique, du fait de leur caractère
généralisé, combien de dizaines, voire de centaines de famines et de pestes
déclarées dans des villages, des bourgs ou des campements nomades et sur

82. Idem, p. 360, t. 2.


83. F. Braudel, in : Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme, xve-xvme; A. Colin, 1980,
t. I, p. 465.
84. L. L'Africain, op. cit., p. 347, t. 2.
85. Idem, p. 365.
86. Ibid., p. 347.
87. Ibid., p. 376.
88. Idem, p. 391.
89. Idem, p. 383.
90. Ibid., p. 394.
91. Idem, p. 400.
640 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
lesquelles l'histoire restera muette? Face à cette détérioration profonde des
termes de la vie, les hommes ont disposé, à l'évidence, de peu de moyens. Une
sous-alimentation chronique n'a pas peu contribué à la propagation des
et à la décrue des hommes, à leur rareté. Comment, devant une telle
situation, les hommes pouvaient atteindre ce que Braudel nomme le
» 92, face à des obstacles tels qu'une faible démographie, des surfaces
limitées, un état objectivement faible des forces productives ?
Le tableau, saisissant, laissé par l'auteur de la Description de l'Afrique
rappelle à chaque instant la précarité de la vie de ces hommes qui ont dépendu,
en fin de compte, tant des conditions bienveillantes ou tolérantes de la nature,
que des répits ou rémissions des épidémies et famines de tous genres. Mais ne le
croyons pas trop quand il accable ceux qu'il nomme les «Arabes», en fait les
tribus arabes nomades, des maux dont souffre le Maghreb à l'état chronique,
permanent.
S'il est un facteur à considérer dans cette approche des conditions
du Maghreb, les attitudes mentales auront été celui-là qui, sans pour
autant être décisif, a pesé lourd dans les solutions produites par le corps social
face aux attaques massives décrites supra. C'est ce qui explique, probablement,
que le commun des mortels faisait découler d'une volonté divine des
de cette nature en face desquels il était si démuni. Ainsi, ne faut-il point
s'étonner de voir que, devant les passages toujours véhéments, souvent
tantôt de la peste, tantôt de la famine, quelquefois des deux, ces sociétés
ont payé un lourd tribut humain et que dans cette course pour la survie, ce soit
la mort qui l'ait toujours emporté et ce, jusqu'à une date, somme toute, récente.
Si le comput des victimes du macabre phénomène épidémique n'a pu être
établi avec précision, ses conséquences et ses effets, en revanche, ont pesé lourd
sur la destinée de ces populations et sur leur développement historique que l'on
va tenter de cerner, peut-être de comprendre.

Considérations autour de la population

Si le tableau précédent suppose un faible niveau des forces productives, en


revanche, le visage qu'offre le pachalik durant la période où la saisissent nos
manuscrits, de 1580à 1680 environ, est, à dire vrai, profondément différent. La
présence turque, depuis près de soixante années, a modifié l'environnement et
influé sur le cours des hommes à tous les niveaux de leur existence : politique,
social, économique, religieux. Si les fléaux n'ont pas diminué d'intensité pour
autant, il n'en reste pas moins vrai que cette montée en puissance de l'économie
du pachalik — profitant de la croissance qui a saisi et porté la Méditerranée
durant ce long xvie siècle — a atténué quelque peu leurs effets dévastateurs. La
dynamique nouvelle qui s'instaure avec l'arrivée des Turcs a donné un coup
d'arrêt à cette entropie dont on a évoqué plus haut les résultats. Le pachalik
voisin de Tunis profitera de ce mouvement dès la fin du xvie siècle avec la prise
du pouvoir par 'Utmân dây.

92. F. Braudel, op. cit., p. 12, t. 1.


PESTES ET FAMINES AU MAGHREB 641

Graphique III. — Composition d'une famille et évolution 1574-1652

Composition d'une famille et évolution de 1574 à 1652


Nbre d'individus

Graphique IV. — Tendance démographique croissante : des exemples

.[Tendance croissante des exemples]


Nbre d'individus dans une famille

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•°- Nbre de personnes — Moyenne Tendance


642 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Le nombre : une exigence de taille dans une économie d'auto-subsistance.


C'est le nombre d'hommes, dont tant de choses auront dépendu, qui a fait
pencher la balance. Qu'il soit déficitaire, et les possibilités d'atteindre les limites
vers lesquelles tend toute société au cours de son développement, qui se
par la transformation de la nature de l'enveloppe sociale au sein de
laquelle les différents groupes mènent cette évolution à son terme, apparaissent
du coup réduites. Ceci a pour conséquence d'entraîner l'anémie de l'appareil
productif qui ne peut que péricliter et devenir obsolète. Mais que ce nombre
aille dans le sens d'une croissance, aussi minime fut-elle, sans aller jusqu'à dire
excédentaire — puisque ni le pachalik d'Alger ni celui de Tunis, encore moins la
Tripolitaine ou le royaume marocain n'ont connu cela avant le milieu du
xxe siècle — aussitôt une décélération remplace le reflux occasionné lors des
passages violents du fléau. De soubresauts, les mouvements à la hausse qui se
saisissent de la société peuvent — pour peu que cela s'inscrive dans le temps —
se transformer en tendance, marquant en cela une amélioration des conditions
d'existence des hommes. C'est ainsi que l'on a observé que dans le graphique
(cf. gr. IV) couvrant une période de près de 40 ans, mais commençant à la fin
du xvie siècle cette fois, la tendance du nombre d'individus dont se compose
une famille est à la hausse. Est-ce une coïncidence si dans tous les graphiques
montrant l'évolution du nombre d'individus composant une famille, la tendance
est à la baisse si l'on inclut la deuxième partie du xve siècle et contraire quand
elle est exclue des évaluations chiffrées, aussi bien toutes relatives ?

Revoir les estimations avancées


Une fois dans la mouvance de l'empire ottoman, le pachalik d'Alger a aussi
servi d'exutoire à ses populations avides de profiter de ce renouveau
C'est ainsi qu'il s'est enrichi des apports successifs d'hommes venus
chercher qui une carrière dans l'armée, la plus lucrative mais non exempte de
risques, qui une fonction dans l'administration achetée auprès de
de la Sublime Porte, qui l'aventure grosse de gains, tous une vie meilleure.
A ces flux migratoires d'Anatolie et d'ailleurs, sont venus s'ajouter ceux
par la Reconquista espagnole : les Andalous victimes de ce renouveau de
l'Espagne peupleront de nombreuses villes du Maghreb, comblant ici et là les
vides occasionnés par les différents passages des épidémies.
Si ces mouvements de population revigorent une économie et un peuple
exsangues, anémiés, il s'en faut pour que leur solde soit positif dans l'ensemble.
A dire d'historien, la population d'Afrique du nord compterait au xvie siècle
près de 3,5 millions d'individus93. Pour nuancer ce chiffre et rendre au pachalik
d'Alger ce qui lui revient de cette hypothèse, car c'en est une, nous sommes
parti d'une autre. En prenant comme point de départ la population actuelle du
Maghreb, estimée à près de 60 millions, Libye exclue. Dans ce chiffre, le Maroc
et l'Algérie se taillent la part du lion avec près de 84 % du total. Si nous appli-

93. J. C. Russel, Late ancient and medieval population, 1958, p. 148, in Braudel, op. cit., t. 1,
p. 27 ; l'évaluation comprend des espaces qui ne correspondent plus il est vrai à ceux que l'on connaît
:

aujourd'hui, caractérisés par de nouvelles frontières.


PESTES ET FAMINES A U MAGHREB 643
Graphique V. — Courbe comparée des naissances et décès dans une famille : exemples

Courbe comparée des naissances et décès dans une famille.


Nombre d'enfants
7 ■] Jk Ak
6 ■
/ \
5 ■ \
\
4 ■

3 ■
mmL.\
1I naissanccs/'am
1 Nbrp de 1 Ile jJHfflh^j. 1 \.
2 ■

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Jflliiiiiii^^
j IgHBftffflBjftflfljflfiBBJffjlBfc ■ i de décessllllflll^^
1 1 1 1
1601 1622 162/ 1640 1649 1654 1663 1678

quons cette répartition à l'évaluation avancée par Russel et reprise par Braudel,
la population du pachalik compterait près de 1,5 millions, celle du Maroc la
même chose. Quant au pachalik de Tunis, il aurait un peu plus de 500 000

Sur la base de cette hypothèse et des relations de voyageurs européens


estimant la population de la cité d'Alger à plus ou moins 100 000 personnes dès
la fin du xvie siècle, celle de Tunis tournant autour de ce même chiffre 94, il
faudrait probablement revoir à la hausse les chiffres de Russel à moins de
qu'à cette époque, Alger concentrerait 7,5 % environ de la population de
tout le pachalik contre près de 20 % pour Tunis. En tous cas, quelques soient les
chiffres avancés ici et là, il est indubitable que la population des deux régences a
vu son nombre augmenter au début du xviie siècle par l'arrivée massive des
migrations andalouses après leur expulsion définitive en 1609-1614 et dont
Braudel évalue les effectifs à 300 000 95, un auteur andalou, faisant partie de
cette dernière vague migratoire, au double environ 96, bien que près de la
un peu plus ou un peu moins, se soit portée en Orient.

94. Cf. «Topographie et histoire générale d'Alger» par Diego de Haëdo, in : Revue Africaine,
n<* 13-14, année 1870, pp. 364-375, 414-433, 490-519; n« 15-16, année 1871-72, pp. 41-69, 90-111,
202-237, 307-319, 375-395, 458-473; n° 24, 1880, pp. 37-69, 116-132, 215-239, 261-290, 344-372, 401-
432; et Gio B. Salvago, «Africa overo Barbaria», 1625, traduit par P. Granchamp in : Revue
n° 30, année 1937, pp. 299-322; nœ 31-32, pp. 471-513. Salvago estime la population de la
province d'Alger, au début du xvne à 200 000 environ (op. cit., p. 492), celle de toute la régence de Tunis
à près de 600 000 {ibid., p. 493).
95. F. Braudel, La Méditerranée..., op. cit., t. 2, p. 129.
96. Cf. A. At TurkI, « Watâ"iq 'an al-hijra al-andalusiyya al-ahîra ilâ Tunis, in : Revue de
de Tunis, n° 4, 1967, p. 38 et sqq.
644 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Ce gonflement de la population, tout relatif qu'il soit, par les apports
de ces vagues de migrations autant andalouses que turques ne traduit pas
moins une vigueur nouvelle de ses mouvements qui se concrétisent par une
tendance à la hausse à travers les informations tirées de nos manuscrits, même
si leur lecture doit se faire avec une extrême prudence du fait de l'état lacunaire
qui les caractérise.
Farid Khiari,
Université de Paris VII.

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