Sunteți pe pagina 1din 23

Revue Philosophique de Louvain

Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues. Un


approfondissement des thèses boéciennes
Jean-Michel Counet

Citer ce document / Cite this document :

Counet Jean-Michel. Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues. Un approfondissement des thèses
boéciennes. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 101, n°2, 2003. pp. 319-339;

http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2003_num_101_2_7493

Document généré le 27/04/2017


Résumé
La présence de Boèce chez Nicolas de Cues est évidente à plus d'un titre. En lien avec la thèse
controversée de Stump et Kretzmann selon laquelle l'éternité serait conçue par Boèce comme
étendue, l'article s'efforce de savoir ce qu'il en est de l'éternité chez Nicolas de Cues. La coïncidence
des opposés doit être comprise à ce niveau comme la présence simultanée et connexe de tous les
moments du temps. Une durée est dès lors comprise comme une contraction particulière de l'éternité
et elle appelle, en raison de ses limites intrinsèques, d'autres contractions similaires et donc un
passage des unes aux autres. L'article en déduit quelques conséquences quant à la compréhension du
point, de l'instant et du temps.

Abstract
The presence of Boethius in Nicholas of Cusa is obvious in more than one respect. In relation to the
controversial thesis of Stump and Kretzmann, according to which eternity is conceived by Boethius as
extent, this article attempts to discover what is the situation in regard to eternity in Nicholas of Cusa.
The coincidentia oppositorum must be understood in this regard as the simultaneous and connected
presence of all the moments of time. A duration is thus understood as a particular contraction of
eternity, and it brings about, because of its intrinsic limits, other similar contractions, and hence a
passage from one to the next. The article deduces some consequences in regard to understanding the
point, the instant and time. (Transl. by J. Dudley).
Le temps comme explication de l'éternité
chez Nicolas de Cues
Un approfondissement des thèses boéciennes

1. L'article de E. Stump et N Kretzmann sur l'éternité chez Boèce

En 1981, Eléonore Stump et Norman Kretzmann publièrent un


article1 sur la conception de l'éternité chez Boèce qui fit couler beaucoup
d'encre et qui continue à susciter aujourd'hui débats et discussions, de
nombreux chercheurs estimant ne pas pouvoir accepter leurs
conclusions. Il est vrai que celles-ci sont assez provoquantes dans la mesure où
elles affirment que pour Boèce, l'éternité comprise comme possession
parfaite et totale d'une vie sans limite (aeternitas est igitur interminabi-
lis vitae îota simul et perfecta possessio2 ) — selon la définition célèbre
qui fera fortune au Moyen Age et bien au-delà, — comporte une durée.
Loin d'être réduite à un Nunc Starts ponctuel et sans extension,
l'éternité telle que Boèce la conçoit serait dotée d'une extension, mais d'une
extension qui ne serait évidemment pas temporelle: il faudrait donc
parler à ce sujet de durée atemporelle.
Les arguments que nos deux auteurs avancent ne manquent pas
d'intérêt:
1° la définition devient plus claire, selon les propos de Boèce
immédiatement consécutifs à la définition de l'éternité, si l'on compare
les éléments qu'elle contient avec les éléments correspondants pour
la vie temporelle. Celle-ci ne se possède pas vraiment elle-même,
car elle n'embrasse que successivement, l'un après l'autre, les
moments composant sa durée. Il est donc permis d'en inférer qu'à
l'inverse, l'éternité peut se voir attribuer une durée qu'elle possède
entièrement comme tota simul.

1 E. Stump et N. Kretzmann, «Eternity», in Journal of Philosophy 78 (1981),


pp. 429-458.
2 De Consolatione Philosophiae, lib. V, pr. 6, n° 4., trad. A. Bocognano, Paris,
Garnier, s.d., pp. 243-245.
320 Jean-Michel Counet

2° il est question de la plénitude3 de l'existence de l'éternité. Cela cadre


difficilement selon nos auteurs avec la conception d'un instant figé,
immuable, mort pourrait-on dire. La plénitude semble donc requérir
une épaisseur, une ampleur et une extension pour la durée.
3° Boèce parle du monde qui n'a ni commencement ni fin, qui est donc
perpétuel à ce titre, comme d'une image de l'éternité, dans la ligne
directe du célèbre passage du Timée4 de Platon où le démiurge, dans
sa volonté de réaliser un monde aussi semblable que possible au
Vivant-modèle éternel, se préoccupe de fabriquer une imitation
mobile de l'éternité qui est le temps.
Voici le passage en question de Boèce :
«Le mouvement infini des choses soumises au temps imite cet état présent
d'une existence sans mouvement^ et comme il est incapable de le réaliser
et même de l'atteindre, de l'immobilité il tombe dans le mouvement, de la
simplicité de la présence il déchoit dans la quantité infinie du futur et du
passé et bien qu'il lui soit impossible de posséder également dans sa
totalité la plénitude de son existence parce que d'une manière ou d'une autre
il ne cesse jamais d'exister, dans une certaine mesure il paraît rivaliser
avec ce qu'il ne peut atteindre et même reproduire, il s'attache à la
présence, quelle qu'elle soit, de l'instant actuel, bref et fugitif et comme cette
présence a quelque ressemblance avec l'éternel présent, les êtres qui l'ont
obtenue croient pouvoir dire qu'ils possèdent l'existence5.»
De ce long extrait, soulignons la première phrase qui reprend en
substance l'idée du temps comme image mobile de l'éternité. On peut se
poser légitimement la question: comment une éternité sans extension, sans
durée pourrait-elle avoir pour image satisfaisante une durée perpétuelle?
La thèse de Platon n'implique-t-elle pas une extension de l'éternité?
4° Lorsque l'on compare la définition de Boèce avec celle de Plotin
(«ce qui est dans les limites de l'être a une vie présente tout entière
à la fois pleine et indivisible en tout sens; cette vie, c'est l'éternité
que nous cherchons6.») on constate de grandes similitudes, mais
aussi des différences qui en deviennent d'autant plus significatives.

3 Ibid., n°8: «Quod igitur interminabilis vitae plenitudinem totam pariter compre-
hendit ac possidet...»; Ibid., n°12: «... et cum totam pariter vitae suae plenitudinem
nequeat possidere. . . ».
4 Timée 37D-38C.
5 De Consolatione Philosophiae, lib. V, pr. 6 n°12, pp. 245-247.
6 Ennéades III, 7,, n°3 37-39. Cf. E.Stump et N. Kretzmann, Op. Cit., p. 431
note 6; Beierwaltes W., Plotin ùber Ewigkeit und Zeit (Ennéade III, 7), Frandfort sur le
Main, Klostermann, 1967.
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 321

Là où Boèce note que l'éternité est sans limites (interminabilis), Plo-


tin indique qu'elle est indivisible (adiastatos): c'est là un glissement
important de la part de Boèce, qui s'expliquerait par sa conception
particulière d'une éternité étendue.

Stump et Kretzmann en sont venus dans des développements


postérieurs7 à proposer l'image de deux droites infinies représentant l'une le
temps et l'autre l'éternité: dans la première, un seul point lumineux se
déplace progressivement d'une partie de la ligne à une autre, dans
l'autre tous les points sont illuminés en permanence: à chaque instant, nous
avons bien une simultanéité entre l'événement du temps et l'éternité.
Cette position et l'argumentation sur laquelle elle s'appuyait ont
suscité beaucoup de perplexité dans la communauté scientifique8. Une
des réactions les plus nettes a été celle de Katherin Rogers avec un
article dont le titre est on ne peut plus clair: Eternity has no duration9. La
perspective proposée par Stump et Kretzmann n'est selon elle pas
acceptable pour les raisons suivantes :
1° l'on ne voit pas du tout ce que veut dire concrètement cette durée
atemporelle. La durée semble pour nous irrémédiablement liée à la
succession.
2° Boèce et d'autres auteurs après lui vont employer l'analogie du
cercle et de son centre pour penser les rapports entre le temps et
l'éternité. Mais si l'éternité était étendue, le point serait une bien
mauvaise similitude pour elle et on ne comprendrait pas que les grands
penseurs médiévaux l'aient employée si fréquemment.
3° il apparaît difficile de concilier cette extension de l'éternité avec sa
simplicité affirmée à de nombreuses reprises10 par Boèce.
4° Stump et Kretzmann projettent des sentiments d'aujourd'hui sur les
penseurs du passé. Parler du Nunc Stans comme d'une éternité figée,
morte, sans aucune relation avec la plénitude de l'existence dont il

7 E. Stump et N. Kretzmann, «Eternity, Awareness and Action» in Faith and


Philosophy 9 ( 1992), pp. 463-82.
8 R. Sorabji dans son ouvrage Time, creation and the Continuum, Ithaca, Cornell
University Press, 1983, pp. 98-130 refuse clairement cette façon de comprendre l'éternité
dans la tradition néoplatonicienne et chez Boèce en particulier; un dossier copieux sur
cette polémique est rassemblé par B. Leftow, Time and Eternity, Ithaca, Cornell
University Press, 1991; Voir aussi B. J. Shanley, «Eternity and Duration in Aquinas» in The
Thomist 61 ( 1997), pp. 525-548, où j'ai puisé ces renseignements.
9 K. A. Rogers, «Eternity has no duration» in Religious Studies 30 (1994), pp. 1-16.
10 De Consolatione Philosophiae, V, pr. 6, n° 12, pp. 245-247; 15, pp. 247; 41, pp. 253
322 Jean-Michel Counet

est question par ailleurs dans le texte de Boèce, c'est se méprendre


sur l'opinion des néoplatoniciens pour lesquels ce qui est inétendu
est plus parfait, plus un, que ce qui possède une extension: cette
extension est signe d'une altérité qui est à l'œuvre, d'une
multiplic té qui affecte la réalité de ce qui la possède d'un certain non-être.

Le débat semble donc loin d'être tranché en ce qui concerne Boèce.


Par contre, chez Nicolas de Cues, qui est l'auteur qui nous intéresse plus
particulièrement ici, il n'y a place, semble-t-il pour aucune ambiguïté.
En témoigne ce passage important du De Ludo Globi:
«Nous ne concevons pas l'éternité sans durée. Nous ne pouvons pas
imaginer une durée sans succession. De là le fait que la succession qui est la
durée temporelle se présente (à nous) lorsque nous nous efforçons de
concevoir l'éternité. Mais l'esprit affirme que la durée absolue, qui est
l'éternité, précède naturellement la durée successive. Et ainsi la durée en soi,
qui est dégagée de la succession, est vue dans la durée successive en tant
qu'image comme la vérité dans l'image11.»
Il affirme sans ambages qu'il y a bel et bien une durée propre à
l'éternité; il la nomme la durée absolue; son caractère absolu s'explique par
le fait qu'elle est déliée de toute idée de succession. Reconnaissons
cependant qu'il s'agit de l'éternité telle que nous pouvons la concevoir. Ce qu'il
en est de l'éternité en elle-même indépendamment de nous est laissé en
suspens. Nicolas de Cues se situe ici dans le sillage de Guillaume d'
Occam12, pour qui le temps est mesure non seulement des durées liées au
changement, mais aussi des durées associées aux intelligences angéliques
et même de l'éternité divine. Cette mesure n'est évidemment pas d'ordre
ontologique (comme si le temps était fondement de l'éternité) mais
d'ordre épistémologique: nous ne pouvons concevoir l'éternité qu'en lien

11 De Ludo Globi, t.III, éd. Gabriel, Wien, Herder, 1967, p.316: "Nos aeternitatem
non concipimus sne duratione? Durationem nequaquam imaginary possumus sine succes-
sione. Hinc successio quae est temporalis duratio se offert, quando aeternitatem concipe-
re nitimur. Sed mens dicit absolutam durationem, quae est aeternitas, naturaliter procede-
ree durationem successivam. Et ita in successiva tamquam in imagine videtur duratio in
se a successione absoluta sicut in imagine veritas. »
12 Cf. Commentaire des Sentences, II, q. 1 1 : Utrum tempus sit mensura angelorum:
cette question est résolue par Occam dans le sens que toute durée ( divine, angélique et
terrestre) coexistant avec le temps successif peut être mesurée par lui. A propos de l'éternité,
voir en particulier Op. Cit, pp. 236, 18-237, 3: «Tamen quando dicitur «Deus mensuratur
aeternitate», nihil aliud intelligitur nisi quod durationem Dei mensuramus toto tempore in
actu et in potentia, quia scilicet cuilibet parti temporis coexistit necessario. »
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 323

avec le temps et ses caractéristiques. Avant de discuter plus en profondeur


ce texte du De Ludo Globi, il est utile de regarder d'un peu plus près les
liens très importants qui l'unissent à Boèce.

2. L'influence de Boèce sur Nicolas

Boèce est incontestablement une autorité très importante pour


Nicolas de Cues.
1° L'auteur de la Consolation de la Philosophie a sa place dans la
lignée des vrais philosophes qui pensent dans la perspective de
Pythagore et de Platon.
2° II le considère comme un chrétien et à ce titre il le désigne
affectueusement du vocable de «notre Boèce»
3° II constitue une référence incontournable mais seulement en matière
de mathématiques et d'application symbolique des mathématiques à
la théologie (du moins explicitement).
Cité quelquefois dans l'œuvre du Cusain13, il est souvent associé à
Augustin et qualifié de doctissimus ou litteratissimus. On trouve aussi
chez Nicolas, à côté des références explicites, une présence diffuse et
allusive (un peu comme pour Anselme de Canterbury) à d'autres aspects
de sa doctrine, notamment à la définition de l'éternité, au rapport entre
la Providence et le destin, à la relation créateur-créature comprise
comme regard de Dieu, thème qui allait connaître la fortune que l'on sait
dans le De Visione Dei. Nous pouvons encore ajouter la notion déforma
essendi, la tripartition des sciences théorétiques, la catégorie
complication-explication et sans doute beaucoup de points encore.
La catégorie «complication-explication» est ce sur quoi nous
voudrions centrer ici notre attention.

3. La catégorie de complication-explication

Nicolas reprend aux commentaires du De Trinitate de Boèce dans


l'école de Chartres cette catégorie. Chez Thierry de Chartres, nous

13 De Venatione Sapientiae XXI, éd. R. Klibansky et IG Senger n°59, 5; De Docta


Ignorantia I, 11 éd. E. Hoffmann et R. Klibansky, p. 23, 1. 4; 1. 21; Apologia Doctae
Ignorantiea éd. Gabriel t. I, p. 566, De Ludo Globi,, éd. Gabriel t. III p. 340, Idiota De
Mente V éd. L. Baur n° 95, 2; IX n° 118, 1; X n°126, 6.
324 Jean-Michel Counet

rencontrons fréquemment l'idée que Dieu est la complication de toutes


choses14 {complicatio universitatis rerum) c'est-à-dire qu'en lui les
choses sont dans une parfaite simplicité. Il s'agit là d'une modalité d'être
des choses différente de la modalité de l'existence empirique qui est
désignée par le terme d'explication. Dieu est la complication de toutes
choses, en revanche les choses sont l'explication de Dieu. Le terme
explicatio dérive du verbe explicare qui signifie au sens premier
«dérouler», «déplier»15. Il désigne l'extériorisation d'une force génératrice,
d'une vertu, d'une puissance dans la variété des effets qu'elle est
capable de produire. Tout se passe comme si les éléments qui seront
manifestés dans leur extériorité les uns par rapport aux autres étaient présents
à titre d'imbrication, d'immanence mutuelle dans la vertu dynamique de
leur principe, désignée par le vocable de complication.
Nous savons aussi qu'à la suite déjà de Thierry de Chartres qui
étendait cette catégorie aux rapports entre l'unité et les nombres, Nicolas
de Cues l'appliquera systématiquement aux rapports entre le point et les
figures géométriques, entre le repos et le mouvement, entre l'instant et le
temps, entre l'esprit humain et son univers intentionnel de concepts et de
connaissance symbolique. Ainsi le point est-il la complication de la
ligne et la ligne l'explication du point, l'instant est la complication du
temps et le temps l'explication de l'instant, l'esprit est la complication
des concepts et les concepts l'explication de l'esprit, etc.
A vrai dire l'esprit n'est pas, dans ce cadre, une complication
comme les autres mais une complication de complications en quelque
sorte car chaque complication considérée est en fait une complication

14 De Trinitate ( Quae sit) II, 4, 31-34 in Commentaries on Boethius by Thierry of


Chartres and his school, éd. N. Hâring, Pontifical Institute of Medieval Studies, Toronto,
1971, pp. 155; 163; 172; 174.
«Rerum universitas subiecta est théologie ut est in simplicitate. Est enim rerum
universitas conplicata in quadam simplicitate. Que simplicitas conplicans in se
rerum universitatem est deus. Deus est enim unitas in se conplicans universitatem
rerum in simplicitate. Sicut enim unitas conplicatio est omnis pluralitatis et non est
tamen pluralitas sed unitas nisi vi- unitas enim et potestate pluralitas.»
Ibid. II, 27, 12-13: In deo enim nulla potest esse mutabilitas nulla pluralitas. Ipse
enim est ipsa inmutabilitas et conplicatio omnium rerum. Ibid. II, 59, 11-1%:
« Quippe ipse deus complicatio rerum omnium in simplicitate cui nihil deest. Ipse
enim omnia et ab ipso omnia et peripsum omnia velut si quis haberet pulcritudines
omnium vel fortitudines in se complicans nihil deesset fortitudini eius vel pulcritu-
dini eius.»
15 C.T.Lewis and C. Short donnent comme signification littérale: to unfold, uncoil,
unroll, spread out, loosen, undo. Latin Dictionary, Oxford, Clarendon Press, 1955, p. 696.
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 325

attribuable à l'esprit: celui-ci possède en lui la complication du point car


il est capable de s'assimiler à n'importe quelle figure géométrique, il
possède la complication du nombre car il peut produire n'importe quel
nombre donné, il possède la complication de l'instant car il peut se
rendre présent à n'importe quelle durée du monde physique, etc. L'esprit
image de Dieu est bien dès lors la complication par excellence; parler de
la catégorie de complicatio-explicatio suppose toujours de parler de la
mens humana comme source et principe d'une fécondité véritablement
infinie pour toutes ces ordres d'entités de raison, que sont les lignes, les
durées, les nombres, exactement comme Dieu est source d'une
fécondité infinie pour les créatures.
Les commentateurs de l'école de Chartres n'ont pas été les
inventeurs de cette catégorie. Elle remonte à Boèce lui-même qui l'emploie
quelquefois. Le passage le plus intéressant est celui où Boèce désigne de
cette manière le rapport entre l'éternité de la Providence divine et le
déroulement de la chaîne des événements dans le temps, autrement dit le
destin.
L'intelligence divine possède en une parfaite unité la connaissance
du déroulement de toute l'histoire du monde. Les événements se
succèdent dans le temps selon un certain ordre et une certaine nécessité; ils ne
sont que le déploiement, l'explication de la Providence:
«La Providence en effet embrasse également tous les êtres, quelle que soit
leur diversité, quelle que soit leur infinité, tandis que le destin les met
chacun en mouvement en leur assignant espace, forme et mouvement, en sorte
que ce déroulement du plan dans le temps, vu dans son unité par
l'intelligence divine constitue la Providence, tandis que cette même unité
concrétisée et exprimée dans les divers moments du temps s'appelle le destin16.»
Cet exemple est particulièrement éclairant car les nombreuses
considérations annexes permettent de mieux circonscrire la signification
que recelait pour lui la catégorie d! explicatio-complicatio
'

1° L'ordre qui relie les différents éléments de l'explication s'explique


bien entendu par leur origine commune: le principe dont chacun
d'eux dépend d'une façon spécifique, propre. En dehors de ce lien
essentiel au principe, l'ordre ne peut être compris. C'est d'ailleurs

16 De Consolatione Philosophiae, IV, pr. 6, 10, p; 191: «Providentia namque


cuncta pariter quamvis diversa, quamvis infinita complectitur, fatum vero singula digerit
in motum locis, formis ac temporibus distributa, ut haec temporalis ordinis explicatio in
divinae mentis adunata prospectum providentia sit, eadem vero adunatio digesta atque
explicata temporibus fatum vocetur. »
326 Jean-Michel Counet

pourquoi les êtres humains sont désarçonnés par le cours des


événements : les bons sont couverts de déshonneur et discrédités alors que
les méchants et les incapables triomphent et reçoivent les honneurs.
Ne retrouvant pas l'ordre qu'il imaginait, l'homme en vient à nier
l'existence même d'un ordre et à croire que tout dans les affaires
humaines provient du hasard. En réalité l'ordre existe bel et bien, les
événements se déroulent comme il se doit mais l'homme ne le
remarque pas: c'est là la grande différence entre les phénomènes
naturels et les événements humains: les premiers se déroulent dans
un ordre et une nécessité qui n'échappent à personne, par contre la
plus grande des confusions semble présider aux affaires humaines.
Cette notion d'un ordre sous-jacent, non-phénoménal, s'expliquant
par le lien sui generis et direct entre chaque élément et le principe
premier qui reste en retrait est essentielle pour le De Consolatione
Philosophiae.
2° Boèce insiste sur le fait que c'est la même réalité qui existe sous une
certaine modalité d'être dans l'intelligence divine et sous une autre
modalité dans la succession concrète du monde réel.
3° Boèce a effectivement recours à la métaphore du cercle et de son
centre ou de la sphère et de son axe de rotation pour approcher la
complication-explication. Le point central possède en lui toute la
vertu du cercle, qu'il est capable d'engendrer activement. Le point
central (pour le cercle) ou l'axe (pour la sphère) est la complication
alors que le périmètre du cercle tournant autour de son axe (ou la
surface de la sphère) est l'explication.
4° Boèce lui-même donne déjà une table d'équivalence, assez
semblable à celle que donnera Nicolas de Cues:
«Ce que l'argumentation est à l'intelligence, ce que la créature est à
l'être, ce que le temps est à l'éternité, ce que le cercle est au centre,
l'enchaînement du destin l'est à l'unité stable de la Providence11'.»
5° II y a dans la complicatio un élément dynamique qui est source,
origine de Yexplicatio:
«L'ordre du destin dépend de la simplicité de la Providence. De même en
effet que l'artiste conçoit dans son esprit la forme de l'objet à fabriquer,

17 De Consolatione Philosophiae IV, prose 6, 17, p. 195: Igitur uti est ad intellec-
tum ratiocinatio, ad id quod est id quod gignitur, ad aeternitatem tempus, ad punctum
medium circulus, ita est fati series mobilis ad providentiae stabilem simplicitatem. »
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 327

entreprend la réalisation de son œuvre et impose à ce dont il avait eu une


vue simple et instantanée, de même grâce à la Providence, Dieu règle tout
ce qui doit s'accomplir d'une façon une et stable, mais grâce au destin il
exécute son plan même dans la diversité et dans le temps18.»
6° Cette complication première au niveau de la Providence est à la fois
unité d'une pluralité (elle fait appel à la catégorie du nombre ou des
nombres) et éternité d'un déroulement de cette pluralité dans le
mouvement et le temps (à côté de la catégorie de nombre, nous trouvons
celle de temps).
Toutes ces caractéristiques semblent être de mise pour tout usage,
toute application de la catégorie complicatio-explicatio en tant que telle,
avec toutes les implications que cela comporte dans chaque cas.

4. Éternité et coïncidence des opposés chez Nicolas de Cues

Cette conception de l'éternité comme compliquant simultanément


tous les instants et toutes les durées qui se déploieront dans le temps ne
peut être comprise pour Nicolas qu'en la rapprochant de la notion de
coincidentia oppositorum. Au chapitre iv du premier livre de la Docte
Ignorance, il introduit ce concept essentiel de sa philosophie de la façon
suivante:
«Le maximum absolu, puisqu'il est tout ce qui peut être, est absolument en
acte. Et comme il ne peut pas être plus grand, pour la même raison il ne
peut être plus petit, puisqu'il est tout ce qui peut être. Le minimum est tel
qu 'il ne peut y avoir de plus petit que lui. Comme le maximum est de ce
type, il est clair que le minimum coïncide avec le maximum19.»
Dieu est coïncidence des opposés en ce qu'il est le maximum et le
minimum de toute réalité donnée ou donnable, maximum et minimum
qui n'existent pas à titre phénoménal, mais uniquement en lui. En tant
que minimum et maximum il est aussi par le fait même tous les degrés
intermédiaires formellement et simultanément.

18 Ibid., 11-12.
19 «Maximum absolute cum sit omne id quod esse potest, est penitus in actu. Et
sicut non potest esse maius eadem ratione nee minus, cum sit omne id quod esse potest.
Minimum autem est quo minus esse non potest. Et quoniam maximum est huiusmodi
manifestum est minimum maximo coincidere.» De Docta Ignorantia, I, 4, p. 10
328 Jean-Michel Counet

C'est là la grande différence du concept de maximum de Nicolas


de Cues par rapport à celui de la scolastique du xme siècle, où l'on
prenait seulement en compte l'existence en Dieu de la propriété à un degré
eminent ou suréminent, mais sans insister sur la présence en Dieu de
toute la gamme des valeurs intermédiaires en acte. Ce dont Nicolas
entend ici rendre compte, c'est que Dieu est acte pur et qu'il possède
en lui toute l'effectivité de ce qui n'existe bien souvent en dehors de
lui qu'à titre de possibilité ou de potentialité, mais aussi qu'il est
mesure de tout ce qui existe ou peut exister. A titre de mesure il doit être
égalisé à tout ce dont il est la mesure, ce que le maximum simple ne
peut pas faire. Mais ce que le maximum simple ne peut pas faire, la
coïncidence du maximum et du minimum le peut, puisque Dieu
contient en lui en acte toute la palette, toute la gamme des degrés
possibles d'une grandeur déterminée. C'est dans les notes d'un manuscrit
du Commentaire au Parménide de Proclus20, notes qui viennent de
Nicolas lui-même, que nous trouvons de la façon la plus claire cette
association de la coïncidence des opposés avec le rôle de mesure de
toutes choses imparti au maximum absolu.
On retrouvera cette thématique de l'égalisation du maximum
absolu avec toute réalité finie dans bien d'autres ouvrages que la Docte
Ignorance, en particulier le De Visione Dei, où le regard de l'omnivoyant suit
constamment les mouvements de tous les spectateurs21, en particulier
dans le De Non-aliud où l'infini s'avère être le non-autre de toute
réalité finie, ou encore dans le De Possest où la coïncidence des opposés est
mise directement en relation avec le fait que l'éternité divine est
présente à tous les moments du temps22.
Nicolas pense avoir retrouver par là le véritable sens des
affirmations de Denys23 comme quoi Dieu porte tous les noms, puisqu'il est
égal à sa manière à toutes les créatures et aucun nom, car il est
transcendant à tous ces modes finis auxquels on ne peut le réduire.

20 «Deus mensura omnium. Hic possest dubitatio oriri quomodo deus dicitur infi-
nitus et cum hoc mensura omnium: videtur enim, si est infinitus, cum non habeat finem,
ideo non est mensura finem habentium; et si est mensura omnium, non est ergo
infinitus. » cf. Commentaire sur le Parménide de Platon. Traduction de Guillaume de Moerbe-
ke, éd. C. Steel, tome II, Louvain, Leuven University Press, 1985, p. 550, Cl 14 r.
21 De Visione Dei II, éd Gabriel t. II, p; 100.
22 De Possest, éd. R. Steiger, n° 18-20, pp. 23-26.
23 Noms Divins, 596A
Le temps comme explication de V éternité chez Nicolas de Cues 329

5. Égalité et simultanéité entre Dieu et les réalités finies

En quel sens pouvons-nous toutefois parler véritablement d'égalité


ou d'égalisation entre le maximum absolu et une réalité finie? En termes
temporels, quelle simultanéité concevoir entre l'éternité et le temps?
Pour aborder ces questions il est bon de se référer aux figures
théologiques de Nicolas puisque lui-même considère que c'est là pour nous
le moyen le plus accessible pour aborder ce qui touche à la coincidentia
oppositorum. La ligne infinie24, obtenue par passage à la limite de
n'importe qu'elle ligne finie, possède en acte tout ce qu'une ligne finie est en
puissance: elle est donc triangle, cercle, sphère et possède toutes les
longueurs et toutes les courbures simultanément. Cette ligne infinie est en
réalité le plan tout entier ou même l'espace infini en acte si nous
raisonnons en terme d'espace à trois dimensions. Elle est unique, puisqu'il ne
peut y avoir qu'un seul infini et elle est indivisible: en effet c'est le
propre de l'infini d'être égal à l'une de ses parties. De plus, comme nous le
verrons, les différentes parties de l'espace sont, dans le cadre de la ligne
infinie, immanentes les unes aux autres. La partie est donc le tout, tout
comme le tout est la partie. Par conséquent cette ligne est effectivement
insécable.
Nicolas se demande quelle est la manifestation de tout cela dans le
fini, là où existent les figures géométriques ordinaires séparées les unes
des autres et qui se limitent mutuellement dans leur finitude. L'entité
correspondante que nous trouvons là, nous dit-il, est l'essence de la
ligne25: c'est-à-dire une raison qui est partagée par toutes les lignes
quelles qu'elles soient et qui est donc concrètement le plus grand
dénominateur commun de toutes les lignes considérées. Cette raison de la ligne est
unique: elle est aussi à sa manière insécable, car si je divise une ligne
concrète où est présente l'essence de la ligne, le résultat en sera toujours
une ou plusieurs autres lignes. La ligne est close pour tout ce qui
concerne les opérations de division ou de section: en tant que ligne, une ligne
est donc indivisible.

24 Cf. De Docta Ignorantia, I, 13-19 et en particulier: « Dico igitur si esst ligna


infinita, illa esset recta, illa esst triangulus, illa esset circulus et esset sphaera; et parifor-
miter, si esst sphaera infinita, illa esst circulus, triangulus et linea et ita de triangulo infi-
nito et circulo infinito idem dicendum est. » De Docta Ignorantia, éd. E. Hoffmann et R.
Klibansky, Leipzig, 1932, pp. 25-26.
25 Op. Cit.,l, 17 p. 33.
330 Jean-Michel Counet

Mais comment s'explique ce passage de la ligne infinie à la raison


de la ligne? Là où règne la coïncidence des opposés, cette raison de la
ligne existe en acte avec toutes ses déterminations possibles, avec toutes
les longueurs possibles, toutes les courbures possibles, toutes les formes
possibles, toutes les dimensions possibles puisque cette ligne est à la fois
point, ligne, surface, espace tout entier, etc. Ce qui existe est donc la
raison de la ligne, avec une infinité de déterminations qui constituent
comme une sorte de couronne symétrique, puisque pour n'importe
quelle propriété donnée qui est possédée en acte par la ligne infinie, je peux
aussi trouver nombre de déterminations opposées qui sont également les
siennes.
Si maintenant, par une stipulation nouvelle, nous introduisons que
la coïncidence des opposés ne règne pas mais qu'il faut prendre en
compte le principe de non-contradiction, que va-t-il rester de cette
figure symétrique? Uniquement le centre commun à toutes les lignes, car
dans le domaine des propriétés susceptibles d'avoir des contraires, nous
n'avons de raison de privilégier une détermination plutôt que son
opposée. Nous sommes ici devant une version métaphysique du problème de
l'âne de Jean Buridan, mais à la différence de son confrère hésitant entre
deux bottes de foin exactement identiques l'une à l'autre et qui meurt de
faim faute de pouvoir se décider pour l'une ou l'autre, le nôtre aura tout
de même quelque chose à saisir, à savoir la raison commune, séparée
toutefois de toutes ses déterminations, raison qui est partagée par toutes
les propriétés que prend naturellement la ligne infinie.
On voit très bien comme le passage de la ligne infinie, avec toutes
ses déterminations possédées simultanément, à la raison de la ligne qui
n'en possède aucune mais qui peut les accueillir potentiellement toutes,
correspond à une contraction explicable par la suspension de la loi de la
coïncidence des opposés au profit de la loi de non-contradiction. Le mur
de la coïncidence des opposés apparaît donc comme une frontière entre
deux régions de la réalité: une région où la coïncidence des opposés est
d'application et où la ligne infinie, qui est dans le fond, la véritable
essence concrète de la ligne, possède la totalité de ses déterminations et une
région où cette essence ne prend plus la forme que d'une raison abstraite,
ne possédant plus que potentiellement ses propriétés particulières.
L'identification à une ligne finie bien précise peut se comprendre
de la même façon: cette ligne finie, qui existe dans la partie de réalité
où règne la non-contradiction, va représenter un principe de sélection
permettant de briser, en un sens déterminé, la symétrie fondamentale de
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 331

la ligne infinie et de contracter celle-ci en conséquence, identifiant la


ligne infinie à cette ligne particulière dans le domaine du fini.
Nicolas de Cues décrit notamment de cette façon l'égalité entre le
regard de l'omnivoyant et celui d'un spectateur: possédant par nature
toutes les modalités du regard, l'omnivoyant contracte son regard infini,
dans la mesure où le regard fini de celui qui le regarde lui permet de le
faire. Or le fini ne peut évidemment accueillir l'infini que dans la
mesure de ce qu'il est. Les caractéristiques du fini forment ainsi un réceptacle
permettant d'accueillir l'infini dans une contraction déterminée et de
réaliser par là l'identité entre le voyant et le vu, entre le regard infini et
un regard particulier quelconque.
Nous avons supposé ici que le fini existe préalablement et que dans
un second moment, logiquement postérieur, l'infini s'identifie à lui. La
perspective véritable est bien entendu inverse: c'est l'infini qui donne
naissance au fini en se contractant d'une manière déterminée et en le
faisant par là participer d'une façon déterminée à sa propre entité. On doit
ici parler d'une auto-détermination du maximum absolu, qui suscite à
partir de lui toutes les modalités possibles du fini.

6. La conception de l'image chez Nicolas de Cues

La notion d'image est très présente dans l'argumentation du


passage précité du De Ludo Globi, comme le montre la suite immédiate du
texte26. Mais qu'est-ce qu'une image, précisément pour Nicolas de
Cues? L'image se caractérise par une similitude expressive à son
modèle, c'est-à-dire une similitude qui signifie la totalité de ce dernier. Une
similitude avec seulement une partie du modèle ne convient pas. Il faut
bien entendu de plus un écart de l'image avec le modèle, car cet écart est
constitutif de la notion même de représentation.
Cet écart se traduit concrètement par le fait que l'image possède
une propriété en plus de son modèle, mais ce plus représente en fait une
limitation, une forme de chute dans le non-être relatif par rapport à la

26 De Ludo Globi, éd. Gabriel p. 316: «Imaginatio igitur adiuvat mentem sibi
coniunctam.Certissimum est intelligentem ex phantasmatibus incorruptibilium haurire
speculationem. Sunt autem phantasmata qua offert imaginatio. Hinc subtiles imaginatio-
nes citius succurrunt ratiocinanti et vritatem quaerenti. Nisi enim mens nostra indigeret
adiutorio imaginationis , ut ad veritatem, quae imaginationem excedit, quam solum quae-
rit, perveniat, quasi saltator fossati baculo, non esset imaginationi coniuncta.»
332 Jean-Michel Counet

perfection du modèle. La perfection du modèle est obtenue à partir de


l'image en retranchant cette propriété surnuméraire selon la technique
bien connue de Yaphairesis chez les néoplatoniciens. Une seule de ces
différences est requise pour que l'on puisse parler d'image. S'il faut
faire intervenir deux négations successives, deux opérations de
retranchement, on ne parlera plus d'image, mais de vestige, de simple
similitude ou d'explication.
Ainsi le monde dans sa perpétuité successive peut-il être considéré
comme une image de l'éternité divine27, mais une réalité limitée dans
l'espace et le temps ne le sera pas: il faut en effet deux négations pour
passer d'un temps limité à une éternité sans limite ni succession.
L'esprit humain est à l'image de Dieu; il lui est semblable et cette
similitude est bien expressive (trinité, création d'un monde). Il ne
manque à la mens humana que la capacité à saisir la coïncidence des
opposés pour que l'image égale le modèle.
De ce point de vue, nous comprenons pourquoi il s'agit pour
Nicolas d'associer une durée à l'éternité. C'est que les deux négations des
limites et de la succession laissent logiquement en place la durée elle-
même. Pourquoi dès lors ne pas parler de durée absolue, qui serait
spécifique à l'éternité et qui la distinguerait de la durée successive tout en
permettant à celle-ci de constituer une approche vers celle-là?

7. Statut du point, du nombre, de l'instant

Avec cet arrière-fond de l'essence véritable comme coïncidence des


opposés et de la raison abstraite, nous pouvons mieux pénétrer le statut
de ces entités emblématiques que sont pour Nicolas de Cues le point,
l'instant, l'unité, le repos. Elles sont traitées plus ou moins de la même
manière, comme des cas de cette complication reprise aux Chartrains et
par delà ceux-ci à Boèce, complications qui sont à mettre en relation
avec les explications correspondantes que sont les lignes, les temps, les

27 Apologia de Docta Ignorantia, éd. Gabriel, p. 542: «Qui igitur tantam videt
rerum varietatem unius Dei esse imaginem, ille, dum linquit omnem omnium imaginem
varietatem, incomprehensibiliter ad incompregensibilem pergit. » ; De Docta Ignorantia,
II, 4, éd. E. Hoffmann et R. Klibansky p. 75: «Tamen, sicut in intentione artificis est
prius totum, puta domus, quam pars, puta paries, ita dicimus, quia ex intentione Dei
omnia in esse prodierunt, quod tune universum prius procedit et in eius consequentiam
omnia, sine quibus nec universum nec perfectum esse posset.»
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 333

nombres, les mouvements. Mais la coincidentia oppositorum amène ici


aussi quelques perspectives nouvelles.
Prenons le cas du point, qui peut être considéré comme tout à fait
exemplatif:
1° Le point peut être considéré comme une entité sans partie, sans
extension^ comme Euclide le définit dans ses Éléments2*. C'est là une
définition que Proclus considérait déjà comme remarquable car elle
est uniquement négative; mais c'est précisément le propre des
principes que d'être désigné par la négation des propriétés des êtres qui
vont être produits à partir d'eux29.
On peut aussi le définir comme le terme d'une ligne. Cette
approche que Nicolas reprend à son compte30 a le mérite de montrer que ce
n'est que relativement à la ligne qu'un point est indivisible; c'est parce
qu'il est terme qu'il est indivisible. En effet si ce n'était pas le cas il
faudrait postuler un terme du terme et on serait entraîné dans une régression
à l'infini.. On ne veut pas nécessairement dire par là qu'il est indivisible
en soi. D'autre part, un point n'existe dans l'intervalle déterminé par les
deux termes que dans la mesure où le segment est coupé en deux; le
point intermédiaire à la fois unit les deux segments, et les sépare et ce
second rôle est en fait le plus important; il marque le terme de chacun
des deux segments et ainsi les délimite l'un par rapport à l'autre.
2° Le point peut encore être considéré comme la contraction extrême de
la ligne ou de l'espace infini. Il représente la rupture de symétrie la
plus faible, car l'isotropie empêche cette contraction de comporter la
moindre extension.
Dans le premier cas, le point sera pensé comme inerte, fixe, sans
rapport à un principe. Dans le deuxième cas, en tant qu'émanation d'une
plénitude dont il est le plus faible des reflets, la perspective est
dynamique: au point sera associé le mouvement, la force de produire toutes
les figures finies; de plus le point devient expressif d'un niveau
supérieur, celui des figures théologiques et de la coïncidence des opposés
qu'elles impliquent.
Ces deux manières de voir le point ont chacune leur justification et
de ce point de vue sont toutes deux vraies, chacune à son niveau. Nous

28 Cf. à ce sujet The Tirteenth Books of Elements, transi, with intr. and com. by.
Th. Heath, t. I, Londres, Dover, 1956, pp. 155-165.
29 Commentaire au Premier livre des Eléments d'Euclide, éd. Friedlein, p. 93, 18.
30 Idiota De Mente, Opera Omnia V, éd. L. Baur, n°117 pp. 171-172.
334 Jean-Michel Counet

comptons montrer dans une étude ultérieure que ces deux visions du
point correspondent aux deux types de mathématiques distinguées par le
Cusain: les Mathématiques rationnelles basées sur la non-contradiction,
le tiers-exclu et les Mathématiques intellectuelles où l'esprit se hausse à
un niveau supérieur et parvient à donner du sens à des entités semblables
à 0/0 ou à oo/oo, que les Mathématiques rationnelles ne peuvent traiter
qu'en les considérant comme nulles ou infinies. La délimitation de ces
deux types de Mathématiques31 a toujours été objet de discussions, de
même que la signification et l'importance que Nicolas a accordées à
cette distinction.
C'est dans la seconde perspective que, selon nous, Nicolas
développe la notion du point comme complication de la ligne. La
complication implique l'idée d'une force, d'une production active par
extériorisation d'une vertu incluse à l'intérieur même du principe. Dans VIdiota de
Mente, Nicolas reprend la définition de la ligne comme évolution du
point32. Évolution veut dire explication, déploiement. Ce à quoi il est fait
allusion est la théorie de la ligne-flux. Aristote rapportait déjà dans le De
Anima la conception selon laquelle une ligne par son mouvement produit
une surface, et un point par son mouvement produit une ligne33. Proclus
après lui dira de la définition dynamique (la ligne est le flux du point)
qu'elle est une excellente définition car elle montre quelle est l'essence
de la ligne34.
Mais il y a encore un autre élément à prendre en compte:
rappelons-nous la ligne infinie, c'est-à-dire l'espace infini possédant en acte
toutes les lignes, toutes les courbes, figures propriétés. La contraction de
cette coïncidence des opposés était la raison abstraite de la ligne, qu'ont
toutes les lignes en commun malgré leurs différences. Nous avons vu
maintenant que le point peut aussi être considéré comme la contraction
dans le domaine du fini de la coïncidence: tout se passe donc comme si
le point était identique en fait à l'essence de la ligne.
Considérons un point unique fixé dans l'espace; nous n'avons
encore ici que toutes sortes de possibilités de lignes, mais rien en acte.
Mais c'est aussi ce que nous obtenons en considérant la raison de la

31 Cf. F. Nagel, Nicolaus Cusanus und die Entstehung der exakten Wissenschaften,
Munster, Aschendorff, 1984, pp. 57-85: J-M Counet, Mathématiques et Dialectique chez
Nicolas de Cuse, Paris, Vrin, 2000, pp.280-290.
32 Ibid., n° 118, 14-15: « linea itaque est puncti evolutio.»
33 De Anima I, 4, a 409a 4
34 Commentaire au Premier livre des Eléments d'Euclide, éd. Friedlein, p. 97, 8-13.
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 335

ligne: comme telle elle ne veut rien dire d'autre qu'un ensemble de
lignes différentes possibles. Qu'est-ce qui pour le point unique va
déterminer ce qui manque pour obtenir une ligne effective? La réponse est
évidente: un deuxième point. Un point en général est la raison de la
ligne et un autre point ajouté au premier est une ligne particulière en
acte. Dire que le point est la complication de la ligne veut dire ici qu'il
en possède l'essence, il est la ligne originelle, primordiale.
En d'autres termes, le point exprime l'espace infini de la
coïncidence des opposés; mais il l'exprime d'une façon toute partielle, qui
l'amène tôt ou tard à évoluer, à se mouvoir, à produire d'autres contractions
différentes voire opposées à lui. Qu'on le veuille ou non, une contraction,
quelle qu'elle soit, ne peut être pensée que comme un commencement:
elle appelle des déterminations différentes d'elle, complémentaires. Mais
accepter cela, c'est reconnaître que la contraction possède inévitablement
en elle-même une certaine dualité; elle déchoit de l'unité primordiale
dont elle ne constitue plus qu'une image. L'écart par rapport au modèle
ne peut que prendre la forme d'une division intérieure.
L'apparition de la première contraction sous l'effet de la loi de
détermination implique dès lors, comme l'avait très bien vu Simon
Frank35 dont nous reprenons ici les analyses, l'émergence du nombre.
Celui-ci apparaît avec la détermination, avec le Ceci, c'est-à-dire avec
l'être catégorial, sur fond d'Unité absolue et transcendante. Une fois en
effet qu'existe un être catégorial, mettons A, rien n'empêche de le
confronter à son opposé non-A et de produire ainsi la dualité nécessaire
à tout nombre. Ce processus n'est pas encore possible avec l'Un
transcendant puisqu'en tant que coïncidence des opposés il n'admet pas lui-
même de contradictoire, pas plus qu'une dualité quelconque et ne peut
donc servir de fondement à la numération. Celle-ci n'est possible,
rappelons-le, qu'avec les contractions.
Avec le nombre, mais découlant de lui, vont apparaître comme
nous venons de le découvrir le mouvement et le temps. Une contraction
n'exprimant qu'imparfaitement la coïncidentia oppositorum ne peut
qu'appeler d'autres contractions avec lesquelles se confronter, s'opposer
ou au contraire se relier. Une tension constitutive est à demeure dans la
contraction A, visant à dépasser ses limites factuelles dans lesquelles elle
est enfermée. Après tout être catégorial est par sa contraction même

35 Cf. S. Frank, La connaissance et l'être, Paris, Aubier-Montaigne, 1937,


pp. 245-266.
336 Jean-Michel Counet

extérieur à sa propre vérité, ce qui constitue le fondement ontologique


d'une quête qui ne peut avoir de terme. L' effectuation de cette tension et
de la dualité qui l'accompagne engendre le temps.
Dans le cas de la contraction qu'est le point, cette tension induit la
génération de la ligne, mais aussi de l'instant et du temps comme tels.
Le temps est alors effectivement dans son essence même l'image
mobile de l'éternité car il est visée d'une meilleure manifestation de l'infini
par le fini, de l'un par le multiple, etc.

8. Schéma de la complication-explication

Si nous devions résumer cette conception intellectuelle du point,


considéré non pas simplement comme une entité sans extension, mais
comme la contraction de la coïncidence des opposés, nous pourrions
avoir recours au schéma suivant
Ligne infinie
Espace
Coïncidence des Opposés
mur de la co.
Complications— >—> Explication 1—>— >—> Explication 2
Point Ligne Surface
Ce schéma exprime le caractère d'unité dynamique qui caractérise
le point, en tant que trace d'une plénitude infinie qui s'est contractée.
Tant que le point reste seul, ce dynamisme latent qu'il contient demeure
non libéré. Au contraire lorsque la symétrie se brise, des contractions
nouvelles d'ordre supérieur s'engouffrent dans la brèche, donnant
naissance aux lignes et aux surfaces. Bien entendu des résultats tout à fait
analogues valent pour l'instant, l'unité, le repos. La contraction
première possède d'ailleurs toutes les déterminations de ces différentes
complications.
Il est à noter que si ce schéma est correct, le fait que Dieu est la
complication de toutes choses et l'esprit humain la complication des
conjectures a un autre sens que les complications du point, de l'instant,
car ces complications sont, comme nous l'avons déjà dit plus haut des
complications de complications. Pour prendre le cas de l'esprit humain,
c'est lui qui déploie les complications-explications du type point/ligne,
instant/temps, unité/nombre car celles-ci n'existent qu'en lui et par lui.
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 337

Dieu et l'esprit doivent ici être vus comme des fondements premiers,
comme des illustrations de la coïncidence des opposés: pour Dieu c'est
là un point relativement banal chez Nicolas de Cues, mais l'esprit
humain peut lui aussi être considéré comme une coincidentia telle que
l'expriment les figures théologiques.

9. Réponse À Katherin Rogers

Le chemin ici parcouru permet, nous semble-t-il, quelques mises au


point concernant la conception de l'éternité comme durée et la critique
que K. Rogers a adressée à Stump et Kretzmann.
1° Le cercle et le point sont utilisés par Boèce non pas pour décrire la
simplicité de l'éternité par rapport à l'extension du temps, mais pour
symboliser l'immobilité alors que les événements qui appartiennent à
la roue du temps se meuvent (d'autant plus qu'ils sont éloignés de
l'axe) et sont soumis au destin. L'image n'entend pas comme telle se
prononcer sur l'extension ou la non-extension de l'éternité.
2° Comment tenir à la fois l'extension de l'éternité et sa simplicité?
Chez Nicolas de Cues, pour qui bien entendu l'éternité est aussi
quelque chose de tout à fait simple, le problème est assez facilement
résolu. Les parties de l'éternité sont totalement immanentes les unes
aux autres. Une partie contient effectivement le tout. L'extension est
insécable comme telle puisque toute partie reconstitue
immédiatement le tout.
3° Le néoplatonisme est peut-être ordinairement un courant où la non-
extension est supérieure à l'extension et qu'il faut éviter les anachro-
nismes. Mais il faut aussi s'efforcer de préciser ce que l'on entend
par non-extension. Les néoplatonciens n'entendaient certainement
pas une non-extension dans le sens cartésien. Chez Nicolas cette
non-extension est une possession simultanée de toutes les extensions
sans y être limité à aucune. Elle est en fait la coïncidence de la durée
et de l'instant, ce qui lui donne un caractère totalement sui generis.
4° Stump et Kretzmann ont prétendu que tout en présentant l'éternité
comme absolument indivisible, Plotin dans la suite d'Ennéades III, 7
introduisait la notion de durée dans l'éternité. Il est en réalité très
difficile une fois que l'on a admis la thèse de l'éternité étendue de ne
pas la voir partout. Mais il semble bien que les expressions ambiguës
de Plotin ne doivent pas nécessairement être comprises en ce sens,
338 Jean-Michel Counet

d'autant que la coïncidence des opposés n'est pas là pour donner un


sens précis à l'idée d'une identité du principe absolu et des réalités
finies. Dans ces conditions la thèse de Boèce traduirait des accents
nouveaux dans l'approche néoplatonicienne, qu'ils soient dus à
Boèce lui-même ou à l'une de ses sources.

En conclusion, il semble que Boèce soit réellement à la base de la


doctrine de Nicolas de Cues sur le temps et l'éternité et que la
coïncidence des opposés promue par le Cusain soit l'occasion d'un
approfondissement et d'une répétition de la pensée boécienne: répétition non pas
ici au sens de simple redite, mais au sens de reprise, où à la suite d'un
approfondissement conceptuel, les opportunités qu'offraient dès l'abord
certains concepts sont revisitées et exploitées comme elles peuvent
l'être. L'éternité de Boèce subit ici le même genre de traitement que le
maximum d'Anselme, la visée de la Trinité comme unitas-aequalitas-
connexio de Augustin, ou la notion de Dieu créé chez Jean Scot Érigène.
Que chez Boèce, elle impliquât ou non une extension, l'interprétation
qu'en fait Nicolas de Cues la dote effectivement pour nous d'une
extension tout à fait sui generis en termes de coïncidence des opposés et de
non-altérité par rapport au temps.
En général, dans ce travail de réappropriation des concepts, Nicolas
ne cite pas ses sources, soit qu'il soit conscient de l'inflexion qu'il leur
fait subir, soit tout simplement qu'il les considère comme des
conceptions nouvelles et non comme la simple reprise de vieux matériaux. Les
réflexions sur l'éternité ne sont pas placées sous l'égide du dernier des
Romains, la célèbre définition ne faisant l'objet d'aucun développement,
alors que Nicolas ne manque pas de se réclamer explicitement de lui
dans d'autres aspects de sa démarche, plus liés aux mathématiques
théologiques. Néanmoins nous espérons avoir montré que la manière dont
Nicolas conçoit la catégorie complication-explication en général
emprunte presque tout aux idées de Boèce sur les rapports entre le temps
et l'éternité. Nicolas rejoint ainsi la communauté déjà bien peuplée des
philosophes chez qui les positions ontologiques sont déterminées d'une
façon souvent discrète mais décisive par leur compréhension de la
temporalité.

Institut supérieur de philosophie Jean-Michel Counet.


Place du Cardinal Mercier, 14
B-1348 Louvain-la-Neuve
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 339

Résumé. — La présence de Boèce chez Nicolas de Cues est évidente à


plus d'un titre. En lien avec la thèse controversée de Stump et Kretzmann selon
laquelle l'éternité serait conçue par Boèce comme étendue, l'article s'efforce de
savoir ce qu'il en est de l'éternité chez Nicolas de Cues. La coïncidence des
opposés doit être comprise à ce niveau comme la présence simultanée et
connexe de tous les moments du temps. Une durée est dès lors comprise comme
une contraction particulière de l'éternité et elle appelle, en raison de ses limites
intrinsèques, d'autres contractions similaires et donc un passage des unes aux
autres. L'article en déduit quelques conséquences quant à la compréhension du
point, de l'instant et du temps.

Abstract. — The presence of Boethius in Nicholas of Cusa is obvious in


more than one respect. In relation to the controversial thesis of Stump and
Kretzmann, according to which eternity is conceived by Boethius as extent, this
article attempts to discover what is the situation in regard to eternity in Nicholas
of Cusa. The coincidentia oppositorum must be understood in this regard as the
simultaneous and connected presence of all the moments of time. A duration is
thus understood as a particular contraction of eternity, and it brings about,
because of its intrinsic limits, other similar contractions, and hence a passage
from one to the next. The article deduces some consequences in regard to
understanding the point, the instant and time. (Transi, by J. Dudley).

S-ar putea să vă placă și