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D’UNE LECTURE APATHIQUE DE FREUD

Publié dans Les transformateurs Lyotard, sous la direction de


Corinne Enaudeau, Jean-François Nordmann, Jean-Michel
Salanskis et Frédéric Worms, Paris, Sens et Tonka, 2008.

Pourquoi la pulsion de mort ?


"Interrompre la terreur théorique" ; interrompre cette terreur
qui, depuis Platon, règne sous le signe du pathos de la conviction et
de la prétention à dire le vrai : tel est ce que Lyotard confie à Freud
lorsque celui-ci, se livrant librement au voyage des idées, prend "le
large, en pillard flegmatique". Parce que, dans Au-delà du principe
de plaisir, il récuse les règles du genre savant, parce qu'il
revendique une inconsistance épistémologique liée à l'impossible
observation des faits envisagés, Freud protesterait dans ce texte
d'une diablerie de la pensée, qui fait la hardiesse de l'"Apathie dans
la théorie" 1 . Intrépidité spéculative et dessaisissement théorique
mettraient ici exemplairement en déroute la maîtrise exercée par le
discours de vérité et ses justifications référentielles. Ici, car tel est
l’enjeu de l’invention de la pulsion de mort, en 1920, qu’elle
permet "des possibilités d'énoncés inouïs", avec, selon Lyotard,
pour seule visée de déployer "de nouvelles surfaces de pensée".
Mais cet enjeu, toujours selon Lyotard, Freud le perdrait aussitôt,
puisque, dans Le Malaise dans la culture, à nouveau il dialectise
pulsions de vie et pulsion de mort sous la forme amour et
agressivité.
Je ne suis pas certaine que la position freudienne adoptée dans
Au-delà du principe de plaisir soit dans une rupture aussi radicale
que Lyotard veut l'indiquer. D'une part, les faits proprement
psychiques sont toujours pour Freud des faits inobservables,
construits à partir des seuls effets : ainsi en est-il du postulat de
l'inconscient et du substrat de la pulsion. D'autre part, la "fiction
théorique", où Lyotard voit le cœur de l'audace apathique, est posée

1
J.-F. Lyotard, "Apathie dans la théorie", in Rudiments païens, Paris, UGE, 1977, p.9-31.
290

dès la première heure de l'invention psychanalytique : que ce soit


avec la figuration spatiale de l'appareil psychique ; ou que ce soit
avec le recours au modèle de la décharge réflexe, présenté, lui
aussi, comme fictif.
Je ne suis pas davantage certaine que, en matière de diablerie
apathique, Freud recule dans les pas suivants que sont Le Moi et le
ça ou Le Malaise dans la culture. Bien au contraire, il porte à son
acmé le caractère radicalement non dialectisable de la relation de la
pulsion de mort avec les pulsions sexuelles. C'est d'ailleurs l'un des
traits par lesquels il oppose la seconde topique au dualisme
pulsionnel de la première topique, où pulsions sexuelles et pulsions
d'auto-conservation étaient toujours susceptibles d'alliage. Si le
choc frontal qui résulte du nouveau dualisme ouvre, à partir de
1920, aux hypothèses concernant la décomposition de la culture et
l'irruption de la barbarie, c'est parce que l'introduction non de
l'agressivité mais de la destructivité coïncide avec le démantèlement
de tous les remèdes dialectiques précédemment offerts.
Il n'est d'ailleurs, pour se convaincre de la prolongation
apathique de cette position freudienne, que de considérer sa
référence à Empédocle, dans l'un de ses derniers textes, "Analyse
avec fin, analyse sans fin" 2 . Que la pulsion de mort n'ait pas
meilleure presse que la métaphysique auprès des psychanalystes,
déclare Freud, ne le fera pas céder aux bienséances de la
démonstration empirique. D'où la témérité supplémentaire qui
consiste à assimiler le combat entre Éros et pulsion de mort à la
lutte de Philotès et Neikos, pour dire l'action de dislocation, de
démembrement, exécutée par cet agent clandestin.
Dans ce cas, pourquoi prendre "Apathie dans la théorie"
comme point de départ de mon propos ? Parce que Lyotard confie à
la pulsion de mort le principe d'une démesure dont on ne peut que
se réjouir si l'on considère le triste sort fait aujourd'hui au
"postmoderne" par nombre de psychanalystes. Avec la fin des
grands récits dont participait l'éclairement psychanalytique de
l'esprit, avec la critique du "biologisme périmé" de Freud et
l'effondrement de l'universalisme du projet métapsychologique, on

2
S. Freud (1937), "L'analyse avec fin et l'analyse sans fin", Résultats, idées, problèmes II,
Paris, PUF, 1985, en particulier p. 260-262.
291

assiste en effet à la relégation du langage fondationnel de la


psychanalyse au profit d'un relativisme dont les maîtres mots sont
l'empiricité de la pratique et son évaluation. Dans cette perspective
(principalement anglo-saxonne), la cure est placée sous le signe
d'une multiplicité de jeux de langage déterminés par
l'intersubjectivité et ses pragmatiques singulières, tandis que le
soubassement de l'intelligibilité des phénomènes est renvoyé à
quelques petits récits théoriques locaux. Ceux-ci, produits de
narrations métaphorisantes, strictement assujetties aux besoins
personnels des analystes, auraient le suspect mérite de dégager la
psychanalyse de la métaphysique pulsionnelle. Une telle tendance
semble ignorer que le problème de la vérité ne se dit pas
nécessairement dans les termes de la validation scientifique3.
Or, dès Discours, figure, c'est pour "soulever la table des
significations" que Lyotard convoque Freud : autrement dit pour
soutenir que la vérité ne paraît jamais là où elle est attendue, qu'elle
se manifeste comme une aberration à l'aune du savoir, qu'elle
détonne dans le discours et déconstruit son ordre. De l'événement
psychique – événement dans l'écoute, événement qui trouble la
théorie – Lyotard pose déjà qu'il réside dans l'expression, Freud
venant "à point pour enseigner comment l'homme est un être privé
de la coïncidence et qui en rêve"4. Et, dans ce texte, il confie déjà à
la pulsion de mort, et à ce qu'il considère comme son corrélat direct,
le refoulement originaire, le principe essentiel de la déliaison de la
mainmise de l'esprit, sans possible réconciliation
représentationnelle – ce qui garantit aux processus primaires le
pouvoir d'un surgissement rebelle à la résorption sémiologique.
"Apathie dans la théorie" non seulement confirme le projet, mais il
ouvre à ses suites. Et celles-ci sont nombreuses qui, des Dispositifs
pulsionnels à "La phrase-affect" en passant par Heidegger et "les
juifs" et Pérégrinations, cherchent l'événement d'une altération
radicale et son pouvoir de "stupéfier l'oreille", hors les anticipations
du temps et du sens. Certes, Lyotard est revenu sur "la désespérance
hagarde" qui l'amena à noyer la thèse de l'inconscient dans le

3
Sur ce point, cf. L. Kahn, Faire parler le destin, Paris, Klincksieck, 2005, p. 205-231.
4
J.-F. Lyotard, Discours, figure, Klincksieck, 1971, p. 60.
292

déluge d'une Économie libidinale générale5. Ce faisant, la pulsion


de mort – pure poussée, pure quantité – fut déboutée de sa position
de pivot. Mais quand la Chose et l'infantia dirent autrement
l'incompossible, il resta la volonté de saisir ce qui fait voler en
éclats le point fixe et "haïssable" d'un Je unique6. Chaque fois, il y
va de l'obstacle qui contredit la structure consistante des repères
référentiels. Et, chaque fois, demeure l'argument d'un différend qui
résiste à toute forme d'allégeance, à commencer par celle du
quadrillage des conflits intrapsychiques entre motions inconscientes
antagonistes. Et je parle bien de quadrillage pour autant que, selon
Lyotard, la conflictualité intrapsychique, même si elle s'appuie sur
un système d'instances inconciliables, fait, en réalité, la part
excessivement belle à la référence. À l'inverse, l'action de la pulsion
de mort, puis ensuite l'affect inconscient sont les socles de la défaite
de tels quadrillages, l'altération inconsciente qui en procède étant la
source d'une différence inlocalisable, innommable et non-référable.
Dans tous les cas, Lyotard en appelle au refoulement originaire.
Plusieurs questions se posent donc. Dans un premier temps,
pourquoi Lyotard convoque-t-il la pulsion de mort ? Et pourquoi le
refoulement tout simplement – ce que Lyotard nomme refoulement
secondaire – ne suffit pas ? Cette opération psychique, pourtant –
qui désintègre toutes les articulations sémantiques, qui fait
retourner les pensées et les mots à l'état de matériau-choses – cette
opération, dans son principe même c'est-à-dire dans sa visée de
déqualification, disloque jusqu'à la méconnaissance les contacts
expressifs et les attaches référentielles. Pourquoi apparaît-elle sous
la plume de Lyotard comme facteur de liaison là où, justement, la
déliaison fait rage ? Et, dans un second temps, quand l'affect et la
voix disent l'inarticulé et l'inarticulable, pourquoi Lyotard est-il
conduit à sémantiser le noyau de ce qu'il appelle "l'inconscient le
plus profond", c'est-à-dire, à nouveau, le refoulement originaire ?
Cette sémantisation relocalise, de fait, ce que la pulsion de mort,
puis l'affect veulent délocaliser. Certes, avec une forte charge
d'indétermination grâce à l'usage des guillemets. Mais elle le

5
J.-F. Lyotard, Pérégrinations, Galilée, 1990, p. 32-33, ainsi que "Emma" in Misère de la
philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 60.
6
J.-F. Lyotard, Pérégrinations, op. cit., p. 66.
293

relocalise néanmoins, lorsque le refoulement originaire est, par


exemple, sémantisé sous l'aspect "juifs", ou bien ressaisi sous la
forme d'une différence ontologique nommable (et plus d'une fois)
dans les termes de la différence des sexes. Où l'apathie se situe-t-
elle alors?

Désarticulation du fantasme, démantèlement de la


scène
Pour aborder ces questions, force est de revenir à Discours,
figure. Ou plus exactement de revenir à la critique de l'hypothèse de
Lacan selon laquelle l'inconscient est structuré comme un langage.
Pour Lyotard, cette conception de l'inconscient est "complice de
toute la ratio occidentale qui tue l'art en même temps que le rêve"7.
Ignorant que l'impulsion vers le désigné déborde la saisie, elle
méconnaît que le langage est, de toute nécessité, ouvert sur du non-
langage. Elle laisse donc pour compte la radicale insuffisance de
celui-ci, une insuffisance qui tient à "l'ablation première par
laquelle se détache en bordure des mots la silhouette en négatif de
la chose dont ils parlent"8. C'est pour dire une telle épaisseur que
Lyotard cherche dans Freud ce qui s'opposera à la "réduction de
l'intraitable", c'est-à-dire ce qui contredira le transfert du rapport de
désignation sur le rapport de signification. L'hétérogénéité des
processus primaires et des processus secondaires, leur
incommensurabilité qui déconcerte aussi bien la négation du
grammairien que la discontinuité du structuraliste et du linguiste,
démentent à ses yeux la pente de la lexis. L'écart ici est inflexible,
qui n'est pas de syntaxe mais de transcendance : l'écart d'un hors-
de-soi, qui pose au cœur même de la parole ce qui est lui dérobé. Ce
que Freud détaille dans le texte La négation, au titre de
l'apprésentation de l'absence, et que Lyotard reprend pour articuler,
dans l'opacité même des mots, la profondeur requise par le geste
discursif, signe simultané de son dessaisissement.
Mais effectivement, ceci ne suffit pas. Car, pour Freud, la
négation est un acte psychique mis au service d'une levée partielle
du refoulement. En ce sens, le geste impliqué dans la Verneinung –

7
J.-F. Lyotard, Discours, figure, op. cit., p. 14.
8
ibid., p. 74 ; puis, pour les références suivantes, p. 85-108.
294

et il en est de même pour la profération du fort-da par l'enfant – ces


gestes qui présentent en occultant correspondent, selon Lyotard, à
un "développement finalisé d'opérations", par lesquelles, au bout du
compte, "le Moi-plaisir, enveloppé dans la scansion pulsionnelle, se
trouve à la fois impliqué et refoulé dans une téléologie qui est celle
de la connaissance"9. C'est de ce point de vue que le refoulement ne
peut être le déconstructeur d'un ordre qui ne se relèverait pas de
l'irruption de la chose et de sa scission. Même si la désignation est
en position de discontinuité avec la signification, même si
l'épaisseur du discours rompt avec les systèmes d'opposition du
langage, la liaison de l'énergie pulsionnelle effectuée par le geste
lui-même tend à reconduire le principe des catégories. Elle menace,
par conséquent, de résorber l'événement de la forme, de "récupérer
l'autre dans le même", d'exténuer peu ou prou le corps des mots.
Contre le retour de cette proportion du pensable, qui
subrepticement réapparaît pour mieux juguler la démesure, Lyotard
en appelle donc la pulsion de mort. Car "la pulsion de mort n'est pas
une autre pulsion", elle est "le sans-régime"10. Son excès, dont on
trouve la marque dans son impossible liaison à un quelconque objet
lui permettant de se représenter, assure un degré de désarticulation
tel que l'ailleurs inarticulé demeurera hors tout rattrapage
sémiologique, hors tout "assourdissement de l'économie pure" à
coups d'écarts systématiques. La pulsion de mort consomme le
dégrisement d'une conscience qui nourrirait encore l'espoir que Je
advienne là où est le Ça.
Est-ce à dire que Lyotard n'aurait pas pris pleinement la mesure
de ce que Freud confie à la notion même de travail ? Loin s'en faut,
si l'on en juge par la lecture détaillée du passage de L'Interprétation
du rêve où Freud souligne le fourvoiement de nombreux
psychanalystes lorsqu'ils omettent que l'essence du rêve, ce qui fait
son absolue particularité, tient uniquement au travail de trans-
formation. La "différence qualitativement totale" qui résulte de
l'économie du refoulement et des conditions du retour du refoulé –
une différence telle qu'on ne peut pas même comparer les pensées

9
ibid., p. 127-129.
10
ibid., p. 138, 146, 350-351 etc., ainsi que "Plusieurs silences", Des dispositifs pulsionnels,
nouv. édit. Paris, Galilée, 1994, p. 198.
295

du rêve et la forme-rêve – Lyotard la souligne contre l'insistance de


la lettre dans l'inconscient 11 . Écraser des unités signifiantes ou
signifiées les unes contre les autres, c'est négliger les écartements
stables et "mépriser les graphèmes invariants". De cette action de la
force qui plie, qui froisse le texte et en fait une forme
méconnaissable, il tire la connivence radicale de la figure et du
désir, cela même qui guide Freud dans l'intelligence des opérations
du rêve.
Reste que, malgré la transgression des règles de la signification
par le travail du figural, la matrice profonde dans laquelle le désir
est pris trouve en réalité son compte dans cette illisibilité. Elle le
trouve parce que les formes promues par le rêve, certes
désordonnées, sont néanmoins des images. Et ces images,
hallucinées, sont des images qui comblent. C'est pourquoi il faut à
Lyotard creuser "plus profond" pour retrouver dans la fabrique du
rêve la zone du jeu pulsionnel qui échappe à la satisfaction. Pour
retrouver, au-delà des figures-images (visible halluciné) et au-delà
de la figure-forme (Gestalt non vue mais présente dans le
visible),… pour retrouver, donc, la figure-matrice qui, elle, n'est ni
visible ni lisible. C'est elle qui, objet du refoulement originaire, est
irrémédiablement inscrite dans la violation de l'ordre discursif, et
que discours, image et forme manquent pareillement12.
Je reviens à ma question : pourquoi cette figure-matrice ne peut
être aux yeux de Lyotard l'objet du simple refoulement ? La
réponse est argumentée dans sa lecture de "Un enfant est battu"13 et
concerne la seconde phase du fantasme – la phase refoulée que
analyste et patient ne font que reconstruire. De cette phase, Lyotard
note qu'elle est le lieu du renversement de l'actif en passif. Mais il
en relève surtout qu'elle correspond au moment de l'apparition du
sujet, apparition sur la scène où il reçoit les coups. Omettant que
cette scène est le produit de la construction, il en retire que
l'accomplissement régressif du désir incestueux et son châtiment sur
le mode masochiste sont strictement commandés par la "poigne du
fantasme" – c'est-à-dire la poigne de la liaison.

11
J.-F. Lyotard, Discours, figure, op. cit., p. 240, 244.
12
ibid., p. 271-279.
13
ibid., p. 327-355.
296

L'omission du fait que la liaison tient ici à l'action de la


conscience, qui tente de perlaborer ce qui lui échappe absolument, a
pour conséquence une confusion quant au statut même de la scène.
Sous la plume de Lyotard, la scène construite semble entièrement
assimilée à la scène en tant que composante structurelle du
fantasme. Il en ressort une prévalence de ce que Lyotard nomme
"signifiant iconique", ce qui conduit à faire du fantasme un
"territoire d'images". C'est en tout cas cette scène qui prend place
"au lieu même du défaut de discours". C'est elle qui comble la
scission et résorbe la fracture. Quand bien même la figuralité du
fantasme opère dans son espace propre, sans expédier de rejetons
dans l'espace du discours, la scène fait droit "sinon à la satisfaction
des pulsions, du moins à la formation substitutive qui est
précisément l'accomplissement fantasmatique du désir". Or cette
substitution fantasmatique, produit de la collaboration de Éros et
Logos, a pour visée de brider la puissance transgressive de la
pulsion de mort : ce qu'elle obtient en immobilisant répétitivement
le mouvement pulsionnel dans les rets d'un fantasme toujours
identique à lui-même. Réquisit inhérent à la bonne mesure de la
décharge ; réquisit inhérent au maintien de la survie psychique.
Reste que le fantasme s'avère le terrain sur lequel la libre
circulation de l'excitation négocie sa mise en scène, laquelle fait "de
l'opposition avec de la différence"14.
D'où le fait que le fantasme se révèle in fine une "écriture".
Une écriture qui est un crible dans lequel viendront se laisser
prendre et se faire "signifier" tous les événements de la vie. C'est
cet ordre rigidifié, répétitif – se révélant par exemple dans la
formation du symptôme – que le travail de l'art aura à charge de
renverser une seconde fois, afin de refaire de la différence avec
cette opposition. "Ce qui fait l'art, écrit Lyotard, c'est de baigner cet
ordre dans le milieu de la mort". Et ceci "n'est pas affaire de
sublimation ; c'est force de descendre auprès de la pulsion de
mort". Car la pulsion de mort "n'est pas le jeu, mais le dé-jeu". Elle
"n'a partie liée avec rien", mais seulement "partie déliée"15.

14
ibid., p. 379-385.
15
ibid., p. 383 et 353-354.
297

Le transfert, l'hallucinatoire et le figural


Mon hypothèse est que ce qui contraint ainsi Lyotard à recourir
à la pulsion de mort comme la strate la plus profonde de la
désubjectivation est l'absence d'un maillon pourtant central pour
Freud. Je veux parler de ce mode spécifique par lequel le figural
expédie justement ses rejetons dans l'espace du discours en restant
parfaitement hétérogène à l'ordre discursif : à savoir le transfert. Le
transfert en tant que acte, agir, Agieren. Le transfert en tant que
précisément il ne met pas en scène, mais détruit la scène des
représentations. Le transfert en tant qu'il ne met pas en images ce
que le refoulement maintient dans l'oubli, mais qu'il effectue
l'accomplissement déformé, de la manière la plus opaque, la plus
inaccessible. Le transfert en tant qu'il réalise ce qui échappe –
plaisir ou douleur.
De ce maillon manquant dans la problématique de Lyotard, il y
a une trace claire dans Discours, figure sous l'aspect de
l'assimilation de l'hallucination et l'activité hallucinatoire. En
omettant que le rêve ne fait usage de l'image que pour obtenir la
créance perceptive du rêveur, il néglige le fait que le rêve comme le
symptôme et le transfert tirent leur pouvoir de réalisation de la
fonction hallucinatoire de l'acte psychique. Satisfactions interdites
et expériences douloureuses reviennent en présence non parce que
les images comblent, mais parce que le "vouloir-agir" pulsionnel
réussit, grâce à elles, à faire16.
La distinction entre hallucination et activité hallucinatoire est
centrale pour Freud, et déterminante pour la pratique de la cure.
Freud en a fait le cuisant apprentissage avec Dora, et la leçon a été
retenue une fois pour toutes17. Quand Dora administre à Freud la
gifle de la rupture de son traitement sans même lui donner son
préavis de domestique, rien, en effet, ne s'est auparavant déroulé sur
une quelconque scène qui aurait permis de penser le retour massif
de la haine et de la déception. L'analyste et la patiente allaient leur

16
S. Freud, "Sur la dynamique du transfert", Œuvres Complètes XI, Paris, PUF, p. 107-116
(en particulier p.116), ainsi que "Remémoration, répétition et perlaboration", Œuvres
Complètes XII, p. 187-196 (en particulier p. 190-191).
17
S. Freud, "Fragment d'une analyse d'hystérie", Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1971, p.
1-91, en particulier p. 88-89 (Sie agierte souligné par Freud, GW V, p. 283).
298

chemin, interprétant le premier rêve, et le second, et les feux de


l'amour, et la fuite loin de Mr. K., et la course vers le père, et
l'identification oedipienne, et la toux en relation avec le fantasme de
fellation. Freud interprétait, précisément comblé par la vivacité
visuelle des remémorations de Dora – celle que Lyotard reprend à
son compte lorsqu'il évoque le théâtre d'images "dont l'hystérique
est la spectatrice sur le divan"18.
Mais là résidait toute la difficulté : tandis que Freud et Dora
regardaient ensemble la représentation qui se déroulait sur scène,
l'incendie transférentiel prenait dans la salle19. Un incendie qui,
actualisant l'amour infantile, conduit finalement Dora à réaliser
d'un seul mouvement la séduction et l'abandon, exécutant la
substitution des figures masculines hors langage, accomplissant une
vengeance à la mesure du réinvestissement de positions
pulsionnelles parfaitement méconnues des deux partenaires de la
situation analytique.
Si le cas Dora est à ce point déterminant pour Freud, c'est qu'il
l'amène à modifier de fond en comble la théorie du transfert. Celui-
ci cesse d'être une "nouvelle édition", une "copie" de la
configuration psychique inconsciente. Il est un acte psychique qui
présente, en présence, hors la sphère de la représentation.
Échappant à toute scène imagée –contrairement à ce que Freud
avait lui-même théorisé dans les Études sur l'hystérie – il manifeste
comment l'activité hallucinatoire peut opérer en l'absence de toute
hallucination. Si l'on est donc encore amené à parler de scène du
transfert, il faudra garder en tête que la scène n'est pas ici de
théâtre. Elle est un lieu, une Tummelplatz, une aire hypothétique où
se déploient et agissent les pulsions, comme le rêve est une
Tummelplatz, un champ d'ébats du désir où s'activent les motions
inconscientes 20 . La scénarisation de l'action fantasmatique n'est
donc que le produit de la perlaboration, pour autant que la mise en
acte pousse à la mise en scène.

18
J.-F. Lyotard, "Plusieurs silences", Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 207.
19
S. Freud, "Remarques sur l'amour de transfert", Œuvres Complètes XII, p.197-211 (en
particulier p. 202).
20
Tummelplatz : lieu d'ébats dans Die Traumdeutung, Gesammelte Werke II/III, p.573, ainsi
que, à propos du transfert, dans "Erinnern, Wiederholen und Durcharbeiten", GW X, p.134.
299

C'est, me semble-t-il, parce que Lyotard néglige la dimension


de l'Agieren transférentiel qu'il est conduit ou bien à rabattre
l'image du rêve sur le contenu sémantique du fantasme, ou bien à
renvoyer l'hallucination à l'acting out. Il ne fait en cela que suivre la
leçon lacanienne selon laquelle la réactivation en actions,
lorsqu'elle s'échappe de la scène imaginaire ou symbolique, relève
de la forclusion (ce que Lyotard développe d'ailleurs à propos du
père de Hamlet, dans Figure forclose). Dans les deux cas,
l'hallucinatoire – en tant que ce qui a été déqualifié, désémantisé, et
qui fait retour sous la forme d'un geste que l'on ne peut de prime
abord relier à rien – dans les deux cas, l'hallucinatoire n'a pas sa
place. Je renvoie ici Lyotard à Lacan car lui même s'y réfère
lorsqu'il soupçonne, dans la théorie du rêve, du symptôme et dans la
pratique de la cure, le jeu d'un dispositif où la psychanalyse aurait
mis en place la machinerie destinée à liquider l'énergétique en
langage21.
Soupçon justifié si l'on considère que l'éviction de la dimension
de l'agir hallucinatoire est directement lié, chez Lacan, à la
révocation du point de vue économique, dite et répétée tout au long
des Écrits22. Dans une telle perspective, ou bien l'hallucination a
pour source la symbolique primordiale ; ou bien, désinsérée de
celle-ci, elle "réapparaît dans le réel" ; et elle réapparaît, écrit
Lacan, "erratiquement, c'est-à-dire dans des relations de résistance
sans transfert"23. Ce qui laisse effectivement pour compte le fait que
l'Agieren transférentiel, puisant sa composante d'activité à la source
pulsionnelle elle-même, échappe, dans le champ de la relation
analytique, à l'ordre du discours. C'est d'ailleurs cela qui fait le
noyau de son efficacité en même temps que son opacité :
reviviscence en acte de l'infantile, le transfert engage un régime du
faire qui dédouble la surface du discours en séance – l'analyste
ayant à se déprendre du contenu des énoncés, pour y repérer l'action
même de la parole. La division qui désaccorde "présentation" et
"représentation" est ici essentielle, et toujours maintenue par Freud.

21
J.-F. Lyotard, "Sur une figure de discours", Des dispositifs pulsionnels, op. cit.,p. 126.
22
J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, p. 316-319, 372, 659, 803, 848, 851-854, ainsi que
"Démontage de la pulsion" in Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,
Seuil, 1973, p.147-157.
23
Écrits, op. cit., p. 388.
300

Pourquoi, en matière de transfert, Lyotard a-t-il fait pencher sa


barque du côté de Lacan ? Sans doute parce que sa conception de
l'association libre reste celle d'"une divagation dans un labyrinthe"
qui ne révèle sa dimension d'action que lorsque les mots finalement
disent ce qu'ils veulent faire. Ainsi en est-il par exemple de sa
lecture de L'Homme aux rats, où la violence de l'infantile ne se
manifesterait que dans la bordée d'injures et de vœux de mort
adressée par le patient à Freud 24 . Du coup, la dimension
insubordonnée au langage reste cantonnée dans le langage, du côté
de l'imaginaire ou du signifiant, en tout cas du côté de ce qui est
déjà "apprêté" en vue de la représentation. Pour saisir le moment où
la machine se dérègle, où l'appareil "grince", bref pour rendre
compte du "cri", Lyotard doit donc faire appel à la pulsion de
mort25.
Il faudrait ici assurément faire un second détour pour rendre
compte de l'autre aspect du dispositif transférentiel tel que
Lyotard le conçoit : lorsqu'il réfère la dissymétrie de la situation
analytique au paradoxe de la foi dans le dispositif judaïque. La
lecture que nous en a donnée Elisabeth de Fontenay dans Une tout
autre histoire est parfaitement éclairante26. J'ajouterai seulement
que loin d'être contradictoires, ces deux aspects se complètent en se
conflictualisant. En effet, si Lyotard confie à la dissymétrie de la
relation l'ouverture d'un plan de l'énonciation ne devant plus rien au
discours échangeable, c'est parce que "le transfert suppose que toute
"bonne" métamorphose énergétique passe par la figure qu'est le
discours". Cette "bonne figure" – suspecte d'être si bonne – est celle
ordonnée aux axes de l'Œdipe et de la castration, qui loge l'objet
dans l'espace de l'imaginaire27. À l'inverse, la torsion du dispositif
de parole, trace de la dérive pulsionnelle, sceau de la jouissance (ou
plus exactement de la mort-jouissance) – cette torsion est inscrite,
selon lui, dans l'espace d'un dessaisissement par la voix de l'Autre.
C'est ce dessaisissement que Lyotard rapporte au "dispositif
énergétique dont les traits sont formés par la foi hébraïque la plus

24
J.-F. Lyotard, "Voix", Lectures d'enfance, Paris, Galilée, 1991, p. 148.
25
"Sur une figure de discours", Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p.117 puis 127.
26
Elisabeth de Fontenay, Une tout autre histoire ; Questions à Jean-François Lyotard, Fayard,
2006.
27
J.-F. Lyotard, "Freud selon Cézanne", Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 85-88.
301

ancienne". C'est lui qui donne à l'acte de parole sa portée


affective28.
La question du transfert est par conséquent prise en tenaille :
ou bien le transfert est immédiatement renvoyé la scène de l'Œdipe
qui en compose la représentation, le périmètre de la théâtralisation
limitant l'errance des intensités29 ; ou bien la description du discours
dans la cure comme discours de foi, borne le dessaisissement à
l'intransitivité de la donation de parole, de la demande et de la
prière – la dissymétrie de la situation analytique se ramassant alors
dans la seule invisibilité du locuteur divin. Ce qui réduit
considérablement le périmètre de l'insane qui se présente sans se
représenter dans le transfert. Rien que ceci : les coups portés par les
phrases énoncées dans la séance vont très au-delà de l'offrande, de
la prière, du don ; et les actes qui s'y effectuent sans se déclarer font
trembler la relation autrement que sous la forme du seul
dessaisissement. Avec l'Agieren transférentiel, la déliaison est
saisissement : un saisissement hors-temps, par un événement hors-
mot.
Phrase d'affect ou inscription psychique : la discorde
Quand bien même il ne relève pas la remarquable proximité de
l'agir transférentiel avec le désordre de l'acte tel qu'il le repère chez
Valéry, Lyotard, dans la suite du Différend, n'a pas ignoré ce
saisissement. Cherchant à "émanciper la théorie psychanalytique de
sa métaphysique énergétique"30, ayant débouté la pulsion de mort
de sa précédente fonction théorique, il s'avance sur le terrain de
l'inconscient avec la phrase-affect.
Or celle-ci est pensée dans les termes du saisissement. Phrase-
silence du point de vue de la lexis, phrase qui fait phraser toutes les
autres phrases parce qu'elle est le "différend même", Lyotard la
place, à certains égards, au centre de l'action transférentielle. Tirant
sa nomination du représentant-affect, que Freud distingue de l'autre
délégation pulsionnelle qu'est le représentant-représentation, la

28
"Sur une figure de discours", Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p.129-131.
29
"Capitalisme énergumène", Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 50 et 55.
30
"Désordre : Valéry" in Lectures d'enfance, op. cit., p. 117-119 ; Niels Brügger, "Examen
oral ; entretien avec Jean-François Lyotard" in Lyotard, les déplacements philosophiques,
Bruxelles, De Boeck, 1993, p.137-153.
302

phrase-affect rend compte de ce qui s'éclipse de l'articulation


langagière. Elle manifeste l'événement psychique en ce qu'il résiste
à la dialectique, se dérobe à la flexion, ignore la temporalisation,
interrompt les enchaînements et fait injure aux genres de discours.
Tout à la fois état affectif et signe de cet état, sa communication
mutique ne fait que signaler le sens sans le donner, représentant
sans label de représentance 31 . Si sa tautégorie squatte les
significations et les destinations, elle décourage la tentation de la
référer à une source. La phrase-affect et sa matière, la voix,
s'inscrivent strictement dans le talking de la talking cure.
Il est remarquable que Lyotard ait conçu cette phrase-là dans le
nœud où il savait la tâche du psychanalyste, confronté à la
métaphorisation physique des quantités énergétiques, aussi
impossible que celle du philosophe. L'alternative, en effet, se dit
dans les mêmes termes : ou bien on insère indûment l'univers des
phrases dans le monde des forces, en se livrant à une retraduction –
moyennant quoi "on comble l'abîme ouvert par la métaphore
physique, et on dissout d'avance la tenace résistance de
l'inconscient" ; ou bien "on conserve celle-ci intacte, et nulle
interprétation ne pourra venir à bout du silence mécanique"32. Entre
la menace d'hypostasier la phônè en l'entité métaphysique d'un
"absolument autre", et le risque de la ramener à l'articulation par le
moyen d'une rhétorique des passions, la passe est étroite. Passe
qu'emprunte justement le transfert. Passe où entrent en conflit le
remuement muet des forces et le "faire-parler arbitrairement ce qui
demeure sans parole". Mais où il apparaît finalement que le
transfert reste tributaire d'un principe de transcription. Car, lorsque
la règle de l'attention flottante se structure dans la cure sous l'aspect
de la "demande", du seul fait de la construction de l'adresse, la
phrase-affect nécessairement sera transcrite en intrigue
pragmatique. Cependant, précise Lyotard, la technique de
l'association libre affaiblit la fonction de l'interlocution, de sorte
que la cure donne à la voix affectuelle plus de champ que dans la

31
Les références sont ici : "Emma" in Misère de la philosophie, p. 57-95, "La phrase-affect" in
Misère de la philosophie, p. 45-54 et "Voix", Lectures d'enfance, p. 129-153.
32
"Emma", op. cit., p. 67.
303

voix articulée du discours. C'est pourquoi il définit le transfert


"comme la phônè en train de s'articuler"33.
Mais cette articulation même, on le comprend, est le produit
d'un mensonge. Proton pseudos non de l'hystérique mais de la cure
elle-même, dès lors que les analystes, en quête d'un système de
référence pour qualifier le temps d'avant le logos, laissent pour
compte la transcendance de l'infantia. Ils manquent nécessairement
"l'hôte inconnu", "l'étranger dans la maison", la Chose par quoi
l'état de l'âme enfantine est habitée, et à quoi nulle réponse n'est
jamais faite 34 . Et ceci simplement parce qu'ils sont contraints
d'instancier la phrase affectuelle et sa dépropriation sur les
personnes pronominales en jeu dans la situation analytique. De
même, lorsqu'ils attribuent les affects, éprouvés à l'aventure par
l'infans, à l'excitation de telle ou telle zone érogène, ils ne font
qu'embaucher le discours articulé des adultes – lequel prend
l'organisme en référence, pour donner forme à ce qui n'est que
touche première, hors toute conception corporelle. "La naissance et
l'enfance y sont avant qu'on y soit", écrit Lyotard – ce dont
témoigne la phônè qui, comme ce corps non-encore-corps, comme
cet inconscient-là, demeure, la vie durant, sans jamais se donner35.
Ainsi la phrase d'affect inarticulée crée-t-elle un dommage. Mais ce
dommage, à son tour, donne lieu à un tort, le tort subi par elle – la
phrase articulée et la phrase d'affect ne pouvant se rencontrer qu'en
se manquant36.
C'est bien sous le signe d'un tel manquement que s'inscrit la
cure analytique. Non parce qu'elle ignorerait le choc inaugural de
l'excitation affectant le système sans que l'esprit soit affecté : la
psychanalyse l'a retenu, selon Lyotard, sous les traits du
refoulement originaire. Non parce qu'elle négligerait le
parachronisme de l'affect : l'après-coup freudien traite précisément
de cette atemporalité déterminée par le soubassement du
refoulement. Mais parce que la cure analytique ne conçoit pas
jusqu'à leurs termes les conséquences de la passibilité la plus
archaïque de l'infantia. Elle n'entend pas que l'altération infligée par

33
"Voix", op. cit., p. 143-144.
34
"Survivant" in Lectures d'enfance, p. 66 ; puis "Emma", op. cit., p. 92-93.
35
"Prescription" in Lectures d'enfance, p. 39.
36
"La phrase-affect", op. cit., p. 47.
304

l'autre, la duction vers le dedans de quelque chose qui surgit au


dehors, n'ont valeur de force qu'au titre du mirage métaphysique sur
lequel est assis le langage dynamique.
Mais retransformez l'excitation en ce qu'elle est strictement, à
savoir un affect ; donnez à l'excitabilité le nom non-physique d'
"affectivité pure", et vous verrez alors par quel dédale la phrase
d'affect, ne présentant que la présence du "maintenant", peut sous la
plume de Freud devenir une trace enfouie dont on pisterait les effets
posthumes. Le désaccord entre Lyotard et Freud, qui porte sur
l'après-coup, est ici capital 37. Il engage, en réalité, le statut de
l'inscription psychique.
Car Freud ne contesterait pas que le premier choc excède l'âme
de l'infans dans son impréparation, et que son excès dépose une
stase non administrable, non liable, présence sans représentation et
sans scène. Il ne contesterait pas davantage que c'est de ce premier
temps que résultent les seconds temps : ces affections sans cause,
ces affects sans choc, ces événements sans motif – autant
d'occurrences qui avertissent la conscience qu' "il y a quelque
chose" sans qu'elle puisse savoir "ce que c'est" 38 . Mais le bât
commencerait à blesser avec le constat que l'affect a ici réintégré
son unité, laissant pour compte le quantum d'affect précisément
destiné à arracher la vie psychique à l'immédiateté du sensible. Et le
bât blesserait tout à fait lorsque Lyotard considère que la cure
analytique prend en chasse cette "phrase d'affect pure" pour la
"faire comparaître au tribunal des phrases"39. Pour lui, c'est cette
comparution, en tant que telle, qui fait croire qu'il y a "réveil" du
premier choc dans l'événement du second temps, alors qu'en vérité,
il ne s'agirait que de l'habillage de la phrase affectuelle par les
phrases sexuelles de la génitalité. Recouvrement commandé par
l'adresse transférentielle, et que Freud reproduirait quand, tel le
boutiquier, il appelle en Emma non l'enfant mais la femme.
L'analyste ne ferait en cela que répéter le départage des "genres
sexués", imposé par la sexualité adulte à l'innocence référentielle de
l'infantia.

37
"Emma", op. cit., p. 86 et 92.
38
Heidegger et "les juifs", Paris, Galilée, 1988, p. 27-38.
39
"Emma", op. cit., p. 66, puis p. 88-92.
305

Moyennant quoi Freud étouffe la voix affectuelle, considérant


que la véritable naissance à la passibilité n'est pas celle de l'enfance
impréparée, mais celle qui surgit avec la transformation pubertaire.
Ce que ne dit pas exactement Freud, quand il fait de l'après-coup le
processus par lequel le premier coup n'en devient un que dans le
deuxième temps. C'est parce que la puberté a mis Emma en contact
avec des sensations et des affects nouveaux, que les traces
mnésiques du premier attentat sont réinvesties et chargées
libidinalement. Ainsi le second événement, fort bénin par lui-même
(quelques commis qui rient lors de l'entrée dans un magasin), se
trouve-t-il marqué au sceau du premier outrage. Mais ce premier
choc n'en devient un que parce qu'il est alimenté en libido par le
second temps, celui de la puberté 40 . Lyotard conteste cette
conception de l'après-coup parce qu'il y voit la réinterprétation, par
l'adolescente, de ses représentations infantiles. Or, pour lui, elle ne
fait qu'interpréter "sexuellement" ce qu'enfant, elle représentait dans
le trouble affectuel. La sexualité, c'est-à-dire le langage sexuel (ce
sont les termes de Lyotard) serait par conséquent ce grâce à quoi
l'affect d'origine est "lu", c'est-à-dire "décrypté".
Une telle position présuppose deux choses : premièrement,
que la sexualité, assimilée à la génitalité, soit traitée comme une
famille de phrases fonctionnant sous le régime de la délégation par
représentation, et donc sous le régime de la référence 41 ; et
deuxièmement, que la passibilité de l'infans se tienne dans le
périmètre exclusif d'une réceptivité à la présence extérieure (adulte
ou séduction originaire) – en tout cas rien de ce que Freud
introduira, quarante ans durant, au titre de l'excitation endogène et
de la recherche active de la satisfaction (n'oublions pas que Emma
est un brouillon qui date de 1895).
L'une des nombreuses conséquences de cette orientation est
que Lyotard est amené à parler de "représentations mnésiques"42,
requalifiant de facto ce que Freud pense en termes de traces
mnésiques déqualifiées. Ce faisant, il laisse à la marge la
désarticulation du tissu langagier, dont Freud fait le fondement de

40
ibid., p. 76-83.
41
ibid., p. 61.
42
ibid., p. 83.
306

l'inscription inconsciente : si la représentation-chose peut être


traitée sur le mode primaire, c'est précisément parce que son
matériau est désarrimé des objets référentiels ; quant à
représentation-mot, elle n'est, elle, que l'affaire de l'inscription
préconsciente.
Or c'est bien cette désarticulation que Lyotard perd de vue
lorsqu'il décrit la fascination de Freud pour le "filon lexical" dont
fait usage l'Homme aux rats. Il omet alors que le lexique a
justement cessé d'en être un. Et que l'essentiel réside non pas dans
le "safari tout terrain représentationnel lancé sur la piste brouillée
d'un rat" ; et pas davantage dans l'analogie de cette représentation
avec la tragédie 43 ; mais dans la fragmentation chimique et la
recomposition aberrante des mots, grâce auxquels s'effectuent les
gestes transférentiels. Des gestes qui sont des actes, et ces actes
s'activent, sans scène ni représentation, mus par l'agir inconscient.
D'ailleurs, là est la question : comment comprendre l'activité
inconsciente, comment rendre compte tout simplement du
mouvement qui fait passer d'une régime de phrase à l'autre, si on
conserve pas le morceau d'activité qu'est la pulsion (ein Stück
Aktivität étant la définition minimale qu'en donne Freud) ? Et
comment exempter la passibilité de cette prise dans et sur le
maillage de l'activité pulsionnelle ?
Nouvelle torsion faite à Freud, disait Lyotard à Niels Brügger
en 199044. Ou bien nouvelle lecture apathique. Car, effectivement,
Lyotard avance, lui aussi, en pillard flegmatique. Il prend au mot
l'indétermination inaugurale de l'adresse du transfert,… et prend le
psychanalyste la main dans le sac lorsque celui-ci en construit le
scénario. De ce point de vue, il met en crise, remarquablement, ce
qui fait le cœur de la cure – ressaisissant la voie du différend la co-
présence de deux ordres radicalement hétérogènes. C'est cette
discorde que les nouvelles pratiques de la narrativité et de la
contextualisation intersubjective dans les traitements veulent à tout
prix ignorer, tout en se réclamant du postmoderne.

43
"Voix", Lectures d'enfance, op. cit., p.144 et 148.
44
Lyotard soulignait alors comment Freud, qu'il "ne peut pas laisser tranquille", a été
utilisé comme levier théorique dans chaque opération de rupture ou d'émancipation : que
ce soit vis à vis de la phénoménologie dans Discours, figure, ou vis à vis de la fin du
marxisme dans Économie libidinale (Lyotard, les déplacements philosophiques, op. cit., p.139-140).
307

Mais l'apathie lyotardienne s'arrête quand se déplie la scène. Si


la cure analytique délivre l'affect de son ellipse, le tribut se paye
toujours, peu ou prou, à l'aune de la bonne mesure de la tragédie. Et
le tribut n'est pas mince, lorsque, abordant l'Extermination, Lyotard
cantonne Freud dans le même périmètre de la scène tragique –
leurré que serait celui-ci par son amour d'Œdipe, plus passionné par
le meurtre que par la décomposition45.
Lyotard a lâché la pulsion de mort là où sa valence apathique
était la plus forte : quand la désagrégation décontenance les
vocables de "terreur" et d'"intensité" ; et quand la ruine décompose
la mort elle-même. Il fait peu de doute que le point de vue
économique a été le pivot de l'apathie de Freud. Il est non moins
douteux que c'est sur ce terrain que la diablerie de Lyotard a réitéré
le geste freudien en le retournant.

45
Heidegger et "les juifs", op. cit., p. 55.

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