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FAUX TITRE
314
ISBN: 978-90-420-2410-6
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2008
Printed in The Netherlands
Introduction
1
Voir, par exemple, le titre de la biographie par Gérard de Cortanze : J.M.G. Le
Clézio. Le nomade immobile, Paris, Editions du Chêne, 1999.
2
Jacques-Pierre Amette dans Le Point du 31 janvier 2003, p. 106.
3
Cf. le titre de l’étude de Jacqueline Dutton, Le chercheur d’or et d’ailleurs : l’utopie
de J.M.G. Le Clézio, Paris, L’Harmattan, 2003.
4
Thierry Bayle, « Le Clézio en Robinson », Magazine littéraire, n°337, novembre
1995, p. 71.
5
Martine Bercot et André Guyaux (ed.), Dictionnaire des lettres françaises - le XXe
siècle, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche », 1998, p. 644.
6
Cf. Madeleine Borgomano, « Le Clézio ou le voyage dans tous ses états », in M.-C.
Gomez et Ph. Antoine (ed.), Roman et récit de voyage, Paris, Presses de l’Université
de Paris-Sorbonne, 2001, p. 183-190.
6 CARNETS DE DOUTE
7
Michel Butor, « Le voyage et l’écriture », Répertoire IV, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1974, p.13.
8
Ibid., p. 9-10.
9
Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Editions Montaigne,
1963, p. 16-17 et 44.
10
Ibid., p. 14.
11
Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, p. 12 et 207.
12
Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, Paris, Dunod, 1992, p. 16 et 6.
INTRODUCTION 7
13
A. Pasquali, Le tour des horizons. Critique et récits de voyages, Paris, Klincksieck,
1994, p. 18 et 19.
14
Le livre des fuites place en exergue une citation de Marco Polo : « Or laisserons de
ceste cité & irons avant » (p. 7) ; le titre du roman leclézien peut se lire comme un
double inquiétant du Livre des merveilles de Marco Polo. Tant Le chercheur d’or (p.
69) que La quarantaine (p. 418) renvoient à l’auteur de Paul et Virginie. La référence
à Robinson Crusoë est particulièrement insistante chez Le Clézio : voir, par exemple,
Le chercheur d’or p. 71, 198, 245, 365 ; La quarantaine p. 245, 340, 536 ; Hasard p.
160. L’influence de Conrad est attestée par Le Clézio dans divers entretiens : « C’est
Conrad qui m’a donné la première fois cette impression de la magie de l’échange avec
l’autre. [...] Il m’a fait comprendre ce que je cherchais en moi-même », déclare-t-il
ainsi à Jean-Pierre Salgas (La quinzaine littéraire n° 435, 1985, p. 7). Hasard est
dédié à la mémoire de Richard Hughes (1900-1976), connu surtout pour son roman A
High Wind in Jamaica (Londres, Chatto & Windus, 1929), et qui a écrit par ailleurs
un récit de mer dont au moins le titre semble avoir inspiré Le Clézio : In Hazard : a
sea story (Londres, Chatto & Windus, 1938).
15
Cf. Roger Mathé, L’exotisme d’Homère à Le Clézio, Paris, Bordas, 1972, p. 213, et
L’aventure d’Hérodote à Malraux, Paris, Bordas, 1973, p. 178-179.
16
Isabelle Guillaume, Le roman d’aventures depuis L’île au trésor, Paris,
L’Harmattan, 1999, p. 330.
8 CARNETS DE DOUTE
17
« L’exotisme fin-de-(XXe)-siècle », Revue de littérature comparée, vol. 296, 2000,
p. 533-553 ; Lire l’exotisme, op. cit., p. 93 et 184-195 ; La littérature des lointains.
Histoire de l’exotisme européen au XIXe siècle, Paris, Champion, 1998, p. 288 et 414.
18
Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, p. 59.
19
Ibid., p. 76.
20
Adrien Pasquali, Le tour des horizons, p. 91.
INTRODUCTION 9
21
Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, p. 83.
22
Voir l’introduction fournie par A. Pasquali dans Le tour des horizons, où l’auteur
interroge le comment et le pourquoi de cette multiplication éditoriale et médiatique (p.
1-15).
23
Ibid., p. 61-62.
10 CARNETS DE DOUTE
24
Voir la page d’accueil du site internet du festival: www.etonnants-voyageurs.com.
25
Cf. Roger Mathé, L’aventure d’Hérodote à Malraux, p. 178.
26
Cf. Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, p. 93. Ultérieurement, ce critique
développera une lecture plus approfondie et un point de vue plus nuancé de
« l’exotisme » leclézien dans Le chercheur d’or : voir son article « L’exotisme fin-de-
(XXe)-siècle ».
27
Cf. Michel Maffesoli, Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, Paris, Librairie
Générale Française, coll. « Le Livre de Poche », 1997, p. 13, 15 et 103.
INTRODUCTION 11
28
Voir L’Invention du quotidien. Arts de faire [1re éd. 1980], Paris, Gallimard, coll.
« Folio essais », 1990 (surtout la partie « Pratiques d’espace », p. 137-191) et La fable
mystique, Paris, Gallimard, 1982 (en particulier le chapitre intitulé « Labadie le
nomade », p. 374-405).
29
L’Invention du quotidien, p. 188.
30
La fable mystique, p. 48 (voir aussi p. 25, 57, 269, 374). L’oeuvre de Duras
constitue une référence récurrente chez Michel de Certeau ; cf. sa contribution à un
ouvrage collectif sur l’imaginaire durassien : « Marguerite Duras : On dit », in
Danielle Bajomée et Ralph Heyndels (ed.), Ecrire dit-elle. Imaginaires de Marguerite
Duras, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985, p. 257-265. Parmi les autres
références littéraires de La fable mystique figurent Yves Bonnefoy (p. 218, 269, 405)
et René Char (p. 411).
31
La fable mystique, p. 410.
32
Ibid., p. 411.
33
M. de Certeau, L’invention du quotidien, p. 155.
12 CARNETS DE DOUTE
34
Maurice Delcroix préconise la double mise en valeur par l’analyse de la littéralité et
de la littérarite et affirme que la critique « se justifie toujours par son rapport au
texte » (« La littéralité profonde », Romanic Review, n°66, 1975, p. 47-56) ; Michel
Charles érige l’interaction texte-commentaire en un postulat de la méthode exposée
dans Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, 1995, p.47.
35
Michel Charles, « Digression, régression (Arabesques) », Poétique, n°40, 1979, p.
397.
36
Ibid., p. 395. La notion de dysfonctionnement est définie par Michel Charles
comme « l’effet des heurts et ruptures qui accompagnent le passage d’une structure à
une autre, d’un système à un autre, d’une cohérence à une autre » (« Proust d’un côté
d’autre part. Qu’est-ce qu’un dysfonctionnement ? », Poétique, n°59, 1984, p. 281-
282).
37
Maurice Delcroix, « La littéralité profonde », p. 49.
38
Michel Charles, « Digression, régression (Arabesques), p. 404.
39
J.M.G. Le Clézio, « Nezahualcoyotl, ou la fête de la parole », Le rêve mexicain, p.
146. Dans ce texte élogieux, Le Clézio explique la force et l’actualité du poète
précisément par la « contradiction », l’« incertitude » ou encore « le doute que l’on
perçoit dans les chants de Nezahualcoyotl » (p.147 et 149).
INTRODUCTION 13
40
Notre examen des déplacements s’inspire de la typologie esquissée par Michel
Butor dans « Le voyage et l’écriture » (art. cité) et de celle proposée par Guy
Barthélémy dans « L’errance comme problème » in Pierre Barbéris (éd.), L’Errance,
Caen, Centre de publications de l’Université de Caen, 1992, p. 149-189.
41
Pierre Brunel, Mythocritique. Théorie et parcours, p. 68 et 85.
42
Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, p. 114 et 116.
14 CARNETS DE DOUTE
43
Sophie Linon-Chipon et.al. (éd.), Miroirs de textes. Récits de voyage et
intertextualité, Nice, Publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences
Humaines de Nice, 1998, p.X.
44
Dans un entretien avec Gérard de Cortanze, Le Clézio dit que sa fascination du
désert est d’abord « une attirance verbale », qu’il a été guidé « par les légendes et les
paroles » (G. de Cortanze, J.M.G. Le Clézio. Le nomade immobile, p. 134). A propos
des couples de livres que forment Désert et Gens des nuages d’une part, et Le
Chercheur d’or et Voyage à Rodrigues d’autre part, Madeleine Borgomano note que
la transposition romanesque est antérieure au voyage réel, l’expérience imaginaire
précédant l’expérience concrète et physique (« Le Clézio ou le voyage dans tous ses
états », p. 184).
45
Voir Madeleine Borgomano, « La quarantaine de Le Clézio et le vertige
intertextuel », Narratologie, n° 4, 2001, p. 199-211 ; Mireille Naturel, « L’alchimie
intertextuelle dans Le Chercheur d’or de Le Clézio, une nouvelle recherche du temps
perdu », in Bertrand Degott et Pierre Nobel (ed.), Images du mythe, images du moi.
Mélanges offerts à Marie Miguet-Ollagnier, Presses universitaires franc-comtoises,
2002, p. 39-52 ; Sophie Jollin, « La Bible chez Le Clézio : références et réécriture »,
in Olivier Millet (ed.), Bible et littérature, Paris, Champion, 2003, p. 221-230.
INTRODUCTION 15
46
Cf. les déclarations de l’auteur dans un entretien avec Jérôme Garcin, qui voit dans
Le livre des fuites « le témoignage d’une crise profonde, ultime ». Le Clézio confirme
que Le livre des fuites a été écrit « au bord du gouffre » : « J’ai bien failli ne pas en
sortir vivant. J’étais vraiment allé jusqu’au bout » (Jérôme Garcin, Littérature
vagabonde. Quarante-trois visites à des écrivains de langue française, Paris,
Flammarion, coll. « Pocket », 1998, p. 236 et 237).
16 CARNETS DE DOUTE
47
J.M.G. Le Clézio, « Nezahualcoyotl, ou la fête de la parole », La fête mexicaine, p.
151.
La fuite ou le voyage mis en question
Le livre des fuites
1
Le livre des fuites, p. 51-52 ; 71.
2
Ibid., p. 72 et 85.
20 CARNETS DE DOUTE
3
Ainsi, François Nourissier trouve que Le Clézio « est prodigieusement doué pour
l’art d’écrire » (« Le livre des fuites, roman de J.M.G. Le Clézio », Les nouvelles
littéraires, n°2173, 15 mai 1969, p. 2).
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 21
4
Robert Kanters, « En fuite : Jean-Marie Le Clézio », Le Figaro littéraire, 18-24 août
1969, p. 20.
5
François Nourissier, art. cité, p. 2.
6
Henri Clouard, « J.M.G. Le Clézio », La revue des deux mondes, 1er juillet 1969, p.
129.
7
Parmi les études récentes, signalons l’article de Bruno Thibault, « Le livre des fuites
de J.M.G. Le Clézio et le problème du roman exotique moderne », The French
Review, vol. 65, n°3, 1992, p. 425-434 ; et la contribution de Madeleine Borgomano,
« Sur un roman-essai de Kundera et un essai-roman de Le Clézio », dans Gilles
Philippe (éd.), Récits de la pensée. Etudes sur le roman et l’essai, Sedes, 2000, p.
353-360.
8
J. Onimus, Pour lire Le Clézio, p. 13-14.
9
Cf. le point de vue de Claude Cavallero : « Tout l’art narratif de Le Clézio consiste à
maintenir un équilibre entre éclatement formel et consonance des thèmes. Le procès
de fragmentation ne ruine pas en effet l’affinité des figures et des motifs fictionnels
qui de page en page se font écho... » (J.M.G. Le Clézio : les marges du roman, Thèse,
Université de Rennes, 1992, p. 353).
22 CARNETS DE DOUTE
1. A partir de ruptures
Un univers en éclats
10
Le mot « mica » a une étymologie latine qui signifie « parcelle ».
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 25
11
Dans Le livre des fuites, les images d’insectes nous semblent presque toujours
inquiétantes ; pour une lecture entièrement euphorique de l’insecte leclézien
(notamment dans L’Inconnu sur la terre et Mondo et autres histoires), voir le chapitre
consacré à Le Clézio dans l’ouvrage d’André Siganos, Les mythologies de l’insecte.
Histoire d’une fascination, Paris, Librairie des Méridiens, Klincksieck et Cie, 1985, p.
230-238.
26 CARNETS DE DOUTE
12
Jean-Paul Mezade évoque, à propos du Procès-verbal, « la sérialisation des formes
et des signes qui brouillent les repères et confèrent à la cité moderne son statut de
jungle de béton » (« Le voyage à rebours », Sud, n° 85/86, 1989, p. 150).
28 CARNETS DE DOUTE
13
Ook Chung considère que l’ombre dans ce passage représente « le dernier
retranchement où se condense la conscience individuelle », ou encore un « dernier îlot
d’individualité » (Le Clézio. Une écriture prophétique, p. 159 et 160).
14
La question est posée trois fois d’affilée à la fin de la section d’ouverture du roman
(p. 13).
30 CARNETS DE DOUTE
Villes aliénantes
15
Certains critiques tendent à estomper la négativité qui gouverne Le livre des fuites.
Miriam Stendal Boulos, par exemple, affirme que les personnages de ce roman sont
« à la recherche d’un monde meilleur », « en quête d’une meilleure connaissance de
soi », et que « toutes les errances et les rencontres de Hogan sont marquées par le
désir constant de s’initier au monde par la contemplation et la fusion » (Chemins pour
une approche poétique du monde, p. 32-33), alors que la démarche de Hogan, du
moins à l’origine, nous semble purement négative, visant à contester plutôt qu’à
s’initier.
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 31
16
Voir Michel Raimond, « L’expression de l’espace dans le nouveau roman », in
Michel Mansuy (ed.), Positions et oppositions sur le roman contemporain, op. cit., p.
190.
17
Ces rapprochements métaphoriques se présentent aussi dans le roman. A un certain
moment, Hogan affirme que de chez lui, il voit la mer, alors que c’est une étendue
urbaine qu’il évoque : dans cette « grande mer bleu-gris avec de grands rocs blancs
dressés à la verticale », « roulent les autos le long des rues droites faites avec du
goudron ». Voir aussi p. 225 : « la ville s’étalait, mer grisâtre allant jusqu’à l’horizon,
où miroitaient çà et là des gratte-ciel blancs ».
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 33
La maison prison
18
Cf. l’assertion qu’il s’agit d’une « côte préhistorique, pleine de vieux restes du
temps des calmars et des animaux brutaux » (60).
19
Notons que le liquide évoqué fait penser à un lac plutôt qu’à une mer : son « eau
sale » dégage « un souffle chargé d’odeurs lourdes » ; elle est remplie de matières
fécales (« excréments », « étron ») et de substances en état de décomposition (« os
pourris », « crânes cousus d’algues ») (60).
34 CARNETS DE DOUTE
20
André Siganos relève la double valorisation de la chambre chez Le Clézio : d’une
part, elle représente « un poste d’observation privilégié, une possibilité de
concentration, d’agréable repliement sur soi » ; d’autre part elle est « le lieu
géométrique d’un psychodrame qu’il faudra nécessairement fuir si l’on n’est pas
parvenu à maîtriser [...] le secret d’intimes relations contrapuntiques que les objets
entretiennent entre eux et avec nous » (« Lieux », Sud, n° 85/86, 1989, p. 111). Dans
le cas du Livre des fuites, la valeur dysphorique de la chambre semble l’emporter sur
les vertus évoquées par André Siganos.
21
G. Bachelard a souligné l’importance de la maison, « véritable principe
d’intégration psychologique » : la maison étant « un corps d’images qui donnent à
l’homme des raisons ou des illusions de stabilité », sans elle, « l’homme serait un être
dispersé » (La poétique de l’espace, p. 18, 34, 26).
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 35
22
« La ville était étendue sur la terre, espèce d’immense nécropole aux dalles et aux
murs éblouissants, avec le quadrillage des rues, des avenues et des boulevards » (14).
36 CARNETS DE DOUTE
23
Gerda Zeltner, « Jean-Marie Gustave Le Clézio : le roman anti-formaliste », art.
cité, p. 218.
38 CARNETS DE DOUTE
24
On pourrait voir dans cette manière descriptive l’application d’un procédé fort en
usage parmi les nouveaux romanciers et expliquer la démarche leclézienne par le seul
goût de l’époque. Signalons cependant que l’auteur la reprend bien des années plus
tard, en 1982, dans une nouvelle du recueil La ronde et autres faits divers, pour
évoquer la progression de la voiture du protagoniste. Comme dans Le livre des fuites,
le véhicule paraît ne pas bouger, et c’est au paysage environnant que le narrateur
assigne la mobilité : « [l]es lignes glissent, haies rapides, poteaux, talus jonchés de
papiers blancs et d’éclats de verre. C’est la route qui avance, pas la voiture. C’est la
terre qui se déroule autour de la cabine hermétique de l’auto de fer, qui lance ses
objets, ses images, ses souvenirs » (Ronde 140).
25
Michel Raimond, « L’expression de l’espace dans le nouveau roman », p. 185 et
183.
26
Ibid., p. 181.
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 39
Il regardait par la fenêtre et perdait ses mots. [...] Il perdait aussi des gestes,
des mouvements >…@. Des clignements de paupière, des frissons de la
nuque, des déglutitions. Il perdait connaissance. >…@ Il perdait des noms de
rue, d’avenue, de boulevards. Il perdait des kilomètres de trottoirs, des
odeurs de pain, des odeurs de savon. Il perdait des chiens, des pigeons, des
puces. Tout cela s’en allait en dehors de lui. (51-52)
Chaque arbre arraché qui s’enfuyait en arrière était un mot disparu. >…@
Chaque visage d’homme ou de femme apparu devant la vitre, et nié au
même instant, était une mutilation étrange, l’abolissement d’un mot très
doux, très aimé. (51)
40 CARNETS DE DOUTE
27
Cf. « Fuir, c’est-à-dire trahir ce qui vous a été donné, vomir ce qu’on a avalé au
cours des siècles » (88).
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 41
2. Etapes et escales
28
Les références explicites au roman d’aventures sont elles-mêmes paradoxales.
D’une part, Le livre des fuites revendique un lien avec le genre, la mention « roman
d’aventures » figurant sur la couverture de l’édition originale du livre ; d’autre part, il
dénonce la dégradation tant des aventures que du roman qui prétend les raconter :
« Un roman ! Un roman ! Je commence à haïr sérieusement ces petites histoires
besogneuses, ces trucs, ces redondances. Un roman ? Une aventure, quoi. Alors qu’il
n’y en a pas ! » (54).
42 CARNETS DE DOUTE
29
A ce propos, notre opinion diffère de celle de Claude Cavallero qui, au sujet du
Livre des fuites, affirme que « l’incohérence du monde visité [...] ne débouche chez
Le Clézio sur aucun regret de cohérence, mais sur une entière acceptation de l’état des
choses » (J.M.G. Le Clézio : les marges du roman, p. 463) ; à nos yeux, ce sont
précisément le refus d’un tel « état des choses », puis l’aspiration à un autre monde
qui nourrissent la démarche de Hogan.
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 43
30
Le timonier raconte à Alexis des histoires « sans fin » (Le chercheur d’or, p. 135)
d’une « voix chantante » (p.137). Parfois, on croit entrevoir dans les premiers textes
lecléziens des esquisses de personnages de l’oeuvre ultérieure. Dans Le livre des
fuites, la brève évocation d’une femme « debout au centre de sa pirogue », au visage
pareil à un « masque inamovible, modelé selon le moule ancien de sa race » (p. 143)
paraît comme un croquis succinct du personnage d’Oya ou encore de Suryavati. Le
visage d’Oya est ainsi comparé aux « masques égyptiens » (Onitsha, p. 171) et
souvent, le récit représente la jeune femme à bord d’une pirogue : « Oya glisse à la
proue de la longue pirogue, sa perche en équilibre dans ses mains comme un
balancier » (p. 193). Suryavati aussi utilise une pirogue de temps en temps, et son
visage « est un masque très ancien » (La quarantaine, p. 466). La description de
femmes sous des traits primitifs est récurrente chez Le Clézio ; elle apparaît dans son
oeuvre dès les premiers récits pourtant situés dans des décors très urbains et
modernes.
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 45
L’épreuve du désert
31
Les rues asphaltées de la ville sont comparées à des « déserts de bitume » (p. 63) ;
une vingtaine de pages après l’épisode du désert, Hogan parcourt une ville géante, et
le récit précise alors que « [c]’était comme de marcher dans le désert », à cette
différence près que « la soif n’était plus la même » (p. 126).
32
Un détail du texte confère néanmoins une spécificité au désert : le récit précise que
le prédateur en question est un « fourmilion » (p. 95), c’est-à-dire un insecte du désert
dont la larve attire les fourmis dans son trou en entonnoir et les broie avec ses
mandibules.
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 47
Refuges insulaires
33
Six occurrences du mot « centre » en l’espace de deux pages (p. 130-131).
34
Ailleurs dans le récit, l’arrêt est assimilé à la mort : voir l’épisode où le protagoniste
envisage de s’installer définitivement sur la rive d’un fleuve, qui par la suite se
nomme le Styx ou l’Achéron (p. 122).
35
Ce silence valorisé s’oppose au silence dysphorique lié à la ville. Le silence urbain,
« silence de fonte, de béton armé » (p. 66) est l’équivalent du vide, du néant que le
sujet ressent « à l’intérieur de la tête » (p. 65) alors qu’il se trouve au milieu du
vacarme de la métropole.
48 CARNETS DE DOUTE
Joueurs de flûte
36
Trois occurrences du mot « cirque » en début de section (144), suivies du mot
« cercle » (145) et des locutions spatiales « au milieu » (144, 147, 148) ou « au
centre » (144, 145).
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 51
37
Le récit commence par dire que le petit garçon qui joue de la flûte est « assis par
terre », pour se corriger ensuite en précisant sa vraie posture : « Il n’était pas
exactement assis: il était accroupi sur ses talons, ses jambes nues repliées, le haut du
corps penché un peu en avant » (144).
52 CARNETS DE DOUTE
38
Expression empruntée au Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain
Gheerbrant (Paris, Robert Laffont, 2002, p. 868), qui indique bien la polysémie
symbolique et l’ambivalence du serpent.
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 53
Profils de femmes
39
Ce n’est sans doute pas un hasard si le premier joueur de flûte est un petit garçon,
alors que le second est un homme adulte ; on connaît l’importance que revêtent les
enfants dans l’oeuvre leclézienne. Gerda Zeltner explique cette prédilection pour les
êtres enfantins en disant que l’enfant représente un « rapport irrationnel et magique
avec le monde ainsi qu’avec le langage » (« Jean-Marie Gustave Le Clézio : le roman
anti-formaliste », in M. Mansuy (ed.), Positions et oppositions sur le roman
contemporains, p. 219) ; pour Jean Onimus, elle est liée au fait que les enfants ont
« une prodigieuse puissance d’observation et de participation » (Pour lire Le Clézio,
p. 127).
54 CARNETS DE DOUTE
40
Majuscules dans le texte.
41
On compte cinq occurrences du verbe « descendre » dans les deux premières pages
de la section (160-161).
56 CARNETS DE DOUTE
La solitaire maîtrise
[c]’était une ville immense [...] ondulant sur plusieurs collines. Du haut, on
l’apercevait par instants, entre les blocs des immeubles, espèce de flaque
grise faite de toits et de murs. Puis, quand on y entrait, on ne voyait plus
rien du tout. On marchait le long de l’avenue en pente, avec, de chaque
côté, les façades des maisons basses, les vitrines des magasins, les garages,
les postes d’essence. (160) 43
La tension entre les deux résulte sans doute de ce qu’aucune des deux
positions n’est durablement satisfaisante : si la position subalterne
menace de noyer le sujet dans un monde qu’il ne peut saisir dans sa
totalité, la domination sécurisante implique une douloureuse exclusion
de ce monde. Lire l’espace ou le pratiquer : on retrouve ici
l’antagonisme mis en valeur par Michel de Certeau dans la partie
« Pratiques d’espaces » de L’Invention du quotidien. Le mouvement
alternatif entre les deux pôles s’exprime dans le récit leclézien et dans
le discours certalien en des termes étonnamment analogues. Michel de
Certeau introduit la distinction entre l’espace théorique des
cartographes et l’espace quotidien des marcheurs par une évocation du
plus monumental des gratte-ciel new-yorkais. C’est dans cette même
42
Michel de Certeau, L’invention du quotidien, p. 139.
43
Nous soulignons. A propos des pratiques d’espace, M. de Certeau oppose de même
les « voyeurs » aux « marcheurs » (L’invention du quotidien, p. 139-142).
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 61
ville que Le Clézio situe l’épisode qui relate les projets mégalomanes
de Daniel Earl Langlois, dont l’ami porte le prénom insolite
« Tower ». Quelques pages plus loin, l’auteur dénonce la froide
solitude de « >c@elui qui monte en haut d’une tour >…@ et qui ose
regarder cette ville » (200) 44 . Son protagoniste s’avère incapable de
supporter le vertige que cause la position surplombante au point qu’il
a hâte de redescendre dans la foule des communs : « Venez m’extraire
de la tour, venez me remettre à ma place chez les insectes » (201).
44
Cf. M. de Certeau : « Depuis le 110e étage du World Trade Center, voir
Manhattan » (L’invention du quotidien, p. 139).
45
Il s’agit respectivement des pages 120-122, 226-231 et 277-279.
62 CARNETS DE DOUTE
46
On pense aux deux sections mettant en scène des joueurs de flûte ou aux diverses
sections autocritiques.
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 63
En haine de la fixation
47
Hoang Trung Thong (1925-1993) est poète, essayiste et critique littéraire
vietnamien, connu surtout pour ses poèmes sur la vie des campagnards et sur leur
engagement dans la lutte pour l’indépendance nationale. Les guerres de résistance
anti-françaises et anti-américaines constituent également le sujet principal de l’oeuvre
de Nguyen Ngoc (1932-), écrivain qui a obtenu divers prix littéraires au Viêt-nam.
Son roman le plus connu s’intitule Le pays se lève ; il est par ailleurs le traducteur
d’auteurs tels que Roland Barthes, Jean-Paul Sartre et Milan Kundera.
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 65
48
Cette anecdote est racontée par Le Clézio dans un numéro hors série de Libération,
« Pourquoi écrivez-vous ? 400 écrivains répondent », mars 1985, p. 69 ; Sophie Jollin-
Bertocchi la place en exergue à son étude J.M.G. Le Clézio : l’érotisme, les mots,
Paris, Kimé, 2001, p. 7.
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 67
49
Majuscules dans le texte.
LA FUITE OU LE VOYAGE MIS EN QUESTION 69
Bilan
50
Italiques dans le texte.
51
En témoignent les concentrations, par endroits, d’occurrences du lexème « vide »
dans les dernières sections du récit ; par exemple, aux pages 232-233, huit
occurrences en l’espace de deux pages, augmentées par cinq occurrences du mot
« rien ».
72 CARNETS DE DOUTE
Sur le plan du langage non plus, les étapes successives ne mènent pas
vers quelque aboutissement ; elles n’ont pas pour résultat de faire
accéder le narrateur à un langage authentique. Les instants lumineux
vécus grâce au premier joueur de flûte se ternissent sous le coup du
spectacle désenchantant offert par le second, dont les performances
tragi-comiques ne font que réaffirmer la perte de la vraie musique :
« >i@l n’y aura pas d’accord. Il n’y aura jamais d’harmonie » (211). La
conclusion qui s’impose au cours des longues déambulations s’avère
décevante : « >d@’un bout à l’autre du monde >…@ roulent les échos des
paroles vaines » (211). Tout ce qui se dégage des incessants
mouvements du protagoniste leclézien est une nécessité de préserver
une « ouverture vers l’inconnu » (213), de continuer à mener une
existence « sans repos » (212). Réticent à mettre un terme à ses
déambulations et impuissant à convertir sa fuite en un mouvement
orienté, à finaliser sa démarche ambulatoire, le protagoniste du Livre
des fuites a le profil d’un fugueur en récidive dont le récit raconte les
expériences limites selon les modalités de la démesure.
La quête ou le voyage réinventé
Le chercheur d’or
1. Le paysage de l’enfance
Un univers marin
1
Le chercheur d’or, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 11. Dans la suite de cette
partie, les chiffres entre parenthèses dans le corps du texte renvoient à cette édition.
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 77
2
L’importance du sens auditif, associé à l’attente, est confirmée par le début du
second chapitre du roman, qui fait l’éloge de la « voix de Mam » (24). La voix de la
mère fait écho au bruit de la mer évoqué dans l’incipit : les deux sont gravés dans la
mémoire du narrateur et chacun des bruits fait l’objet d’une attente éveillée. Ainsi,
parmi les leçons que la mère donne aux enfants, Alexis a une préférence marquée
pour les dictées : « penché sur la page blanche de mon cahier, tenant la plume à la
main, j’attends que vienne la voix de Mam » (27-28).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 79
La masse des enfants se précipite sans cesse auprès de la grande cuve qui
tourne sur elle-même, pour guetter le moment où les valves ouvertes, tandis
que l’air pénètre en sifflant à l’intérieur des cuiseurs, arrive la vague de
sirop bouillant, qui coule le long des gouttières comme un fleuve blond.
(21)
3
La description de la sucrerie attribue des traits monstrueux aux pièces des machines
et reprend ainsi, localement, un motif important du Livre des fuites : « la chaudière de
fonte, la grande cuve d’acier [...] bout comme une marmite de géant » (Le chercheur
d’or, p. 20) ; les cannes sont « broyées » par « les mâchoires des cylindres » (Ibid., p.
21). Précédemment, la comparaison des feuilles des cannes à des « lames de sabres
d’abattage » (p. 13) transformait un élément naturel en une arme. En ce moment du
récit cependant, la dimension violente de l’espace insulaire est refoulée en quelque
sorte par la puissante imagerie marine ; ce n’est que vers la fin du roman qu’elle
devient plus insistante.
82 CARNETS DE DOUTE
limité à l’est par les pics déchiquetés des Trois Mamelles, au nord par les
immenses plantations, au sud par les terres incultes de la Rivière Noire, et à
l’ouest, par la mer. (25)
4
Citons ces exemples : « Je tourne sur moi-même au sommet de la pyramide, et je
vois tout le paysage, les fumées des sucreries, la rivière Tamarin qui serpente au
milieu des arbres, les collines, et enfin, la mer, sombre, étincelante, qui s’est retirée de
l’autre côté des récifs » (p. 14) ; « l’Enfoncement du Boucan, ce domaine imaginaire
limité par les deux rivières, par les montagnes et par la mer » (p. 35).
84 CARNETS DE DOUTE
5
Les enfants voient leur père « enveloppé dans les nuages de la fumée de cigarette » ;
le père peut « surveiller la marche des nuages » à partir de son bureau (p. 61) ; le
rapprochement entre les nuages et la fumée de cigarette fait communiquer davantage
l’intérieur et l’extérieur.
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 87
Ebauches exploratrices
[c]’est interdit d’entrer sur les ‘chassés’, mon père serait très en colère s’il
savait que nous allons dans les propriétés. Il dit que c’est dangereux, qu’il
peut y avoir des chasseurs, qu’on peut tomber dans une fosse, mais je crois
que c’est surtout parce qu’il n’aime pas les gens des grands domaines. Il dit
que chacun doit rester chez soi, qu’il ne faut pas errer sur les terres
d’autrui. (19)
6
Ce sentiment de culpabilité se manifeste à diverses reprises dans la première partie
du Chercheur d’or ; il s’exprime souvent à travers des renvois bibliques. Ainsi voit-on
affirmer le narrateur, en parlant des leçons données par Mam à l’ombre de la
varangue : « il me semble que je ne mérite pas ces instants de bonheur » (p. 25) ;
sensible comme Alexis aux « signes avant-coureurs de la fin du Boucan », Laure parle
à son frère de « la pluie de feu que Dieu a envoyée sur les villes maudites de Sodome
et de Gomorrhe » (p. 60) ; en cherchant un abri lorsque le cyclone arrive, Alexis se
souvient de « l’histoire du déluge, [...] lorsque l’eau s’est abattue sur la terre et a
recouvert jusqu’aux montagnes » (p. 81) ; par la suite, il compare le déluge biblique à
l’ouragan du Boucan : « Quand l’ouragan est arrivé, nous savions très bien que tout
était déjà perdu. C’était comme le déluge » (p. 95). Dans la deuxième partie du roman,
le narrateur insiste sur l’idée que lui et ses parents ont été « chassés » de leur domaine
comme d’une sorte d’Eden (p. 103, 106, 138) ; la mort du père paraît aux yeux des
enfants un véritable « châtiment du ciel » (p. 113).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 89
7
A l’interdit formel du père concernant les « chassés » et aux remords d’Alexis au
sujet des escapades nocturnes vient s’ajouter le malaise qui gagne le garçon devant les
sucreries : « J’ai un peu peur, parce que c’est la première fois que je viens ici » (p.
20).
90 CARNETS DE DOUTE
8
Exceptionnellement, l’un des deux pendants du couple départ/retour est élidé. A la
page 46, seul le retour est mis en relief : « Un jour, en fin d’après-midi, comme je
reviens d’une longue errance avec Denis, j’aperçois mon père et Mam sur la
varangue ». Une seule fois, semble-t-il, le retour n’est pas raconté. Il s’agit alors d’un
moment de crise dans la narration, Alexis étant le témoin d’une émeute devant la
sucrerie, au cours de laquelle les ouvriers des plantations jettent leur supérieur dans
les flammes du four (p. 68).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 91
9
Bruno Thibault, « La Métaphore exotique : l’écriture du processus d’individuation
dans Le Chercheur d’or et La Quarantaine de J.M.G. Le Clézio », The French
Review, vol. 73, n° 5, avril 2000, 845-861.
10
Ibid., p. 849.
92 CARNETS DE DOUTE
11
« Au loin, près de la ligne d’horizon, il y a un grand vaisseau à voiles qui se
confond avec les nuages, et quand je demande à Mam qui est dans ce vaisseau, elle ne
peut pas me répondre. Il me semble qu’un jour je saurai qui voyageait dans ce grand
navire, pour apercevoir Jonas au moment où il quitte le ventre de la baleine » (30).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 93
signale son incapacité à voir clair dans les propos de son père : « il
parle, et je ne comprends pas bien ce qu’il dit » (62). Les phrases
prononcées par la mère lors des dictées sont qualifiées d’« incom-
préhensibles » (28) ; quant aux supports écrits, ils ne s’avèrent guère
plus éclairants, les mots lus dans les paperasses du père étant désignés
comme « mystérieux » (37).
Curieusement, cependant, ce manque de compréhension ne
semble nuire aucunement à l’efficacité de la communication. Le jeune
Alexis a beau ne pas bien comprendre ce que son père lui dit, il
« devine » néanmoins qu’il s’agit là de « la chose la plus importante
du monde » (63). La première partie du Chercheur d’or conçoit ainsi
l’idée d’une connaissance en quelque sorte intuitive et émotive ; elle
envisage l’existence d’une faculté qui permette de percer le sens
profond d’un énoncé sans passer par le savoir rationnel et objectif.
Sinon, comment expliquer que les phrases de la dictée soient
« incompréhensibles et belles » (28), alors que les mots lus sur la
grande feuille de papier dans le bureau du père sont « mystérieux »,
donc tout aussi énigmatiques, mais « pleins de menace » (37) ? Au
séjour passé dans la vallée du Boucan correspond donc une
appréhension du monde basée non sur la compréhension rationnelle,
mais sur l’intuition. Qui plus est : la puissance des énoncés paraît
croître à mesure que la compréhension du protagoniste est défaillante.
Tout se passe en quelque sorte comme si la compréhension imparfaite
créait dans son esprit des sortes de « terrains vagues », des zones
laissées en friche par la raison et que l’imaginaire peut d’autant mieux
peupler, le mythique emplissant avec délice les espaces que la raison
laisse vierges. C’est ainsi que l’identité creuse du « Corsaire inconnu »
se transforme en plénitude : cette dénomination, qui en fait désigne
une absence de nom, voire un vide identitaire, aux yeux du narrateur
« semble plus vrai et plus chargé de mystère que n’importe quel autre
nom » (63).
Au sujet des astres et des constellations, on voit se développer
un énoncé double. D’une part, il y a le savoir factuel transmis
essentiellement par le père, qui concerne les noms des étoiles et leur
groupement dans les constellations ; d’autre part, des données de
l’ordre de la superstition surgissent au même sujet et font des astres
les porteurs de sens cachés, les dépositaires de messages secrets. Si le
père est celui qui apprend aux enfants à aimer la nuit et à connaître par
coeur les dessins inscrits dans le ciel, des personnages féminins se
96 CARNETS DE DOUTE
Nous regardons beaucoup Saturne, Laure et moi, parce que notre tante
Adelaïde nous a dit que c’était notre planète, celle qui régnait dans le ciel
quand nous sommes nés, en décembre. [...] C’est vrai qu’il y a en elle
quelque chose qui effraie, une lumière pure et acérée comme celle qui brille
parfois dans les yeux de Laure. [...] Mon père n’aime pas les choses qu’on
raconte sur les astres. (49-50)
Il y a tant de signes dans le ciel. [...] Un soir, nous avons vu une pluie
d’étoiles, et Mam a dit tout de suite : ‘C’est un signe de guerre’. Mais elle
s’est tue parce que notre père n’aime pas qu’on dise des choses comme cela.
(50)
Ainsi, l’idée que les astres puissent être les porteurs de sens secrets se
trouve à la fois suggérée et contestée. Le protagoniste, quant à lui,
assimile le savoir paternel comme il s’imbibe des récits des femmes ;
il n’est insensible ni aux croyances que véhiculent celles-ci (‘c’est vrai
qu’il y a en elle quelque chose’) ni au doute que fait pointer celui-là
(‘notre père n’aime pas qu’on dise des choses comme cela’). Les deux
savoirs se mélangent dans son esprit et convergent vers une fasci-
nation d’autant plus puissante. Cependant, la duplicité des discours au
sujet des astres figure la tension entre les deux espèces de savoir, l’un
relevant de la raison, l’autre d’une croyance plus intuitive. Par la suite,
la tension entre ces modes de connaissance et d’appréhension du
monde constituera l’enjeu de la quête du protagoniste.
Une épave, c’est à cela que ressemble notre maison, en vérité, à l’épave
d’un navire échoué. (89)
Le soir, nous revenons le coeur triste vers le Boucan. L’épave est toujours
là, à demi effondrée sur la terre encore humide, dans les ruines du jardin
dévasté. (94)
12
Voyage à Rodrigues, p. 125.
98 CARNETS DE DOUTE
13
Le recueil La ronde et autres faits divers met en oeuvre un procédé semblable à la
mise en relief ou à la tournure « en vérité » ; il consiste à insister progressivement sur
le rapport de similarité entre le comparé et le comparant. Dans la première nouvelle,
le camion qui finira par renverser la protagoniste est d’abord « un peu semblable à un
animal en colère » (La ronde, p. 20), puis « un peu semblable à un animal furieux »
(ibid.), et enfin « tout à fait semblable à un animal » (p. 24). Dans « Le jeu d’Anne »,
un témoin déclare que la voiture d’Anne est tombée « comme une boule de feu » ; la
dernière phrase de la nouvelle décrit la chute dans le ravin de la voiture d’Antoine lors
de son suicide : « elle tombe comme une pierre, et en touchant la terre, elle explose,
tout à fait comme une boule de feu » (p.149). Cette façon de certifier les images
produites par le récit contraste avec un autre trait stylistique leclézien, où au contraire
le narrateur laisse planer un doute quant à la certitude des rapports de causalité
évoqués : « C’est peut-être la lumière qui cause cette impression d’étrangeté » (La
ronde, p. 137) ; « C’est peut-être à cause de cela que nous ressentons cette impression
étrange d’une menace [...]. C’est peut-être aussi la chaleur presque insupportable qui
pèse sur les rivages » (Le chercheur d’or, p. 60).
14
Au moment où se déchaîne le cyclone, Alexis se souvient de l’histoire du déluge
que sa mère lisait dans le grand livre rouge, ainsi que du « grand bateau qu’avait
construit Noé pour s’échapper ». « Mais moi », se dit-il, « comment pourrais-je faire
un bateau ? » (p. 81).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 99
[Laure et moi], nous ne savions pas que tout allait changer, que nous étions
en train de vivre nos derniers jours à l’Enfoncement du Boucan. (36)
15
Que ce soit à travers l’image d’un naufrage qu’est figurée la perte de la maison
natale ne peut que renforcer, l’étymologie aidant, l’idée que cet événement se donne à
lire comme une rupture : le mot naufrage est composé à partir de navis, « bateau », et
frangere, « briser ».
16
Il faudrait peut-être parler plutôt d’une « quasi-omniscience » du narrateur, étant
donné que celui-ci, même avec le recul des années, ne détient pas un savoir illimité
concernant ce qui s’est produit.
100 CARNETS DE DOUTE
Chacun de ces noms est au fond de moi, [...] dans l’ombre de cette maison
que nous allons bientôt quitter. (71-72)
Rien ne permet dans ces cas de dire si le héros se rend compte ou non
de la prochaine disparition du paysage et de la maison qui lui sont
chers, le récit n’attestant ni son ignorance, ni son intuition. Comme
nous le verrons, cette variante constitue un chaînon intermédiaire dans
la série.
La troisième et dernière variante concerne les prolepses qui
soulignent que l’événement sur lequel elles anticipent est prévisible.
Dans ces cas, l’écart entre le savoir du personnage (Alexis à huit ans)
et celui du narrateur (Alexis adulte) se réduit considérablement parce
que le jeune garçon se doute bien de ce qui va se produire :
[...] il y a une sorte de fièvre, qui annonce la fin de notre bonheur. (89)
17
J.M.G. Le Clézio semble attacher une valeur particulière à l’attente. Lorsque
Bernard Pivot demande à l’auteur s’il a une devise, Le Clézio répond
d’abord « attendre et voir », puis rectifie : « ou alors, simplement, attendre » (Bouillon
de culture, émission du 14 mai 1999 sur Antenne 2).
102 CARNETS DE DOUTE
18
Cette expression qui associe le plaisir à l’inquiétude paraît annoncer la formule qui
figure dans La quarantaine en tant que réponse à un questionnaire auquel Amalia
soumet son futur époux Antoine durant le voyage en bateau où ils se rencontrent :
« Etat de votre esprit en cet instant ? – Inquiétude et expectative » (La quarantaine, p.
298). Par la suite, l’expression de leurs parents devient une marque de complicité
entre les frères Jacques et Léon, ainsi qu’une formule magique pour faire face aux
situations difficiles : « Quand on avait une difficulté dans la vie, ou qu’on redoutait
quelque chose, il y en avait toujours un qui concluait : ‘Inquiétude et expectative’ »
(La quarantaine, p. 299).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 103
Souvent, les objets ainsi attendus paraissent tirer leur valeur du fait
même qu’ils se sont fait attendre. L’attente est susceptible de
mythifier les objets, surtout si, en plus, ceux qui guettent leur arrivée
ont de grandes difficultés à comprendre quels en sont les propriétés et
l’usage. Il en va ainsi pour l’électricité, censée venir dans l’île grâce à
l’un des projets chimériques du père d’Alexis. C’est en des termes
surnaturels que les enfants pensent à elle, comme s’il s’agissait de
l’avènement de quelque divinité :
nous croyons qu’elle va venir chaque soir, comme si, par miracle, elle allait
soudain tout illuminer à l’intérieur de notre maison, et briller au-dehors [...]
comme le feu Saint-Elme. ‘Quand viendra-t-elle ?’ Mam sourit quand nous
lui posons la question. Nous voulons hâter un mystère. (45) 19
Laure me parle de la pluie de feu que Dieu a envoyée sur les villes maudites
de Sodome et de Gomorrhe, et aussi de l’éruption du Vésuve en l’an 79
quand la ville de Pompéi fut engloutie sous une pluie de cendres chaudes.
Mais ici, nous guettons en vain, et le ciel au-dessus de la montagne du
Rempart et des Trois Mamelles reste clair, à peine voilé par quelques
nuages inoffensifs. (60)
19
Par un heureux hasard, le féminin du mot électricité donne lieu à une célébration
qui rappelle celle de la mer : on observe une même tendance à la personnification, et
une façon analogue de la représenter moins comme un corps que sous les traits d’une
personne idéale (au double sens d’idéelle et de parfaite), en tant qu’être féminin
dépourvu de caractéristiques sexuelles.
104 CARNETS DE DOUTE
20
Le narrateur explicite par exemple l’idée que l’expérience subjective du temps peut
s’écarter beaucoup de l’écoulement du temps formalisé par la montre et le calendrier.
Ainsi, Alexis assigne à une journée exceptionnelle une durée mentale de plusieurs
mois, voire d’années : « Jamais je n’oublierai cette journée si longue, cette journée
pareille à des mois, des années, où j’ai connu la mer pour la première fois » (58).
Ailleurs, le narrateur adulte s’expose en tant qu’instance narratrice en attribuant
certaines lacunes dans son récit à la défaillance de sa mémoire. Il en va ainsi pour le
projet chimérique de la centrale électrique qui occupe le père et que le narrateur se dit
incapable de situer dans le temps : « Quand cela a-t-il vraiment commencé ? Je n’en ai
pas gardé de souvenir précis parce que mon père avait, à ce moment-là, des douzaines
de projets différents » (43). De même, le narrateur explique pourquoi le discours
rapporté de son père à propos du trésor du Corsaire inconnu demeure tellement
vague : « Qu’a-t-il dit ? Je ne puis m’en souvenir avec certitude, parce que cela se
mêle dans ma mémoire à tout ce que j’ai entendu et lu par la suite » (61). L’élision du
discours paternel, doublement justifiée (par l’incompréhension d’Alexis enfant, et par
la mémoire confuse du narrateur adulte), n’en devient que plus remarquable...
110 CARNETS DE DOUTE
21
Quelques pages auparavant, il est question des mendiants « qui dormaient à l’ombre
des arbres, ou qui glanaient les débris du marché » (p. 117).
112 CARNETS DE DOUTE
22
Voir pages 27, 51, 73 pour d’autres exemples.
114 CARNETS DE DOUTE
chaussé « pour la première fois depuis des jours, des mois peut-être »
(184). Comme nous l’avons constaté pour les jours brûlants du dernier
été au Boucan, cette impression de dilatation du temps confine à une
abolition de la temporalité et favorise le glissement dans l’immémorial
du mythe. « Il me semble être hors du temps, dans un autre monde »
(181-182).
Or, certaines précisions au sujet du cadre temporel viennent
ponctuellement parasiter cette plongée dans le mythique. Les
hésitations du protagoniste quant au nombre de jours écoulés entre le
moment du départ et la journée où le Zeta fait escale à Agalega sont
contrecarrées quelques pages plus loin par la sèche déclaration que
l’équipage arrive à cette île « après cinq jours de traversée » (151). De
même, les mois entiers que semble avoir duré le voyage aux yeux
d’Alexis au moment de débarquer, perdent leur ampleur lorsque le
narrateur, dans un des paragraphes suivants, affirme que quatre jours
suffiraient pour rentrer de Rodrigues à Maurice 23 . Infirmée par ces
incursions spécifiques, l’abolition du temps ne s’opère que partiel-
lement.
Une lecture qui se propose de faire apparaître la dynamique,
voire la fragilité des textes, gagne à intégrer au champ de la
mythocritique des questions narratologiques qui y semblent au
premier abord étrangères. Les constats d’ordre narratologique que
nous venons de faire mettent à nu des tendances contraires
(valorisation de l’atemporel grâce à un travail de l’estompe
vs. datation précise des événements) qui montrent que c’est d’une
manière approximative que le récit leclézien se dote d’une dimension
mythique.
23
Cf. p. 184 : « Je me retourne, je regarde encore la silhouette du Zeta contre le ciel
pâle, avec ses mâts inclinés et le réseau de ses cordages. Peut-être que je devrais
retourner sur mes pas, remonter à bord. Dans quatre jours, je serais à Port Louis ».
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 117
24
Claude Cavallero renvoie à cette « ivresse sensorielle, poussée parfois jusqu’au
paroxysme du vertige » (« Les marges et l’origine. Entretien avec J.M.G. Le Clézio »,
Europe, vol. 71, n°65, 1993, p. 170). Madeleine Borgomano va plus loin en suggérant
que le vertige, « cet état instable », pourrait bien être chez Le Clézio « la source même
de l’écriture » (« La Quarantaine de Le Clézio et le vertige intertextuel »,
Narratologie, n°4, 2001, p.200).
118 CARNETS DE DOUTE
J’écoute le bruit de l’eau qui serre la coque du navire [...]. Le vent surtout,
qui gonfle les voiles et fait crier les agrès. Je reconnais bien ce bruit, c’est
celui du vent dans les branches des grands arbres, au Boucan, le bruit de la
mer qui monte [...]. Mais c’est la première fois que je l’entends ainsi, seul,
sans obstacle, libre d’un bout à l’autre du monde. (125)
25
Claude Cavallero remarque à ce propos que « la mer déstabilise, brise les
certitudes » (J.M.G. Le Clézio : les marges du roman, p. 112).
26
Cf. p. 181 : « ces marins comoriens, indiens, à la peau sombre, le timonier toujours
debout devant sa roue, son visage de lave où les yeux ne cillent pas, et même
Bradmer, avec ses yeux plissés et sa face d’ivrogne, est-ce qu’ils n’errent pas depuis
toujours, d’île en île, à la recherche de leur destinée ? ».
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 121
le capitaine Bradmer, même le timonier sont avec eux, de leur côté. Eux
aussi sont indifférents au lieu, aux désirs, à tout ce qui m’inquiète. (160-
161)
27
Dans la mesure où Alexis part pour revenir et reconquérir la maison du Boucan, son
entreprise ne relèverait pas à proprement parler de l’aventure moderne, qui selon
Vladimir Jankélévitch est « le départ sans le retour » ; pour ce philosophe de
l’aventure, les pérégrinations dont l’objectif majeur est de « rentrer à la maison », de
« réintégrer [les] foyers », perdent beaucoup de leur caractère aventureux puisque
« l’aventure n’est pas sans l’ouverture » (cf. L’aventure, l’ennui, le sérieux, p. 26-28).
Il nous semble cependant que les motifs du protagoniste leclézien sont complexes et
qu’à son désir de reconquérir la maison familiale s’ajoute bien une impulsion qui
pourrait correspondre à ce que Jankélévitch nomme « l’appel de l’horizon » : c’est ce
que suggère entre autres le fait qu’à la fin du récit, il conçoit de nouveau des projets
de voyage.
122 CARNETS DE DOUTE
28
Le motif du sillage est récurrent chez Le Clézio et s’inscrit dans une thématique
paradoxale de la trace et de l’effacement, qu’Alain Buisine explore dans son article
« Effacements » (Sud, n°85/86, 1989, p. 95-109) ; selon ce critique, la structure
romanesque du Chercheur d’or « est entièrement réglée par la question de la trace et
de son effacement, de la marque et de sa disparition » (p. 97).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 123
Le domaine du minéral
29
Selon Bruno Tritsmans, toute l’oeuvre de Le Clézio se caractérise par la volonté de
transformer le chaos apparent en un ordre fondamental, et l’écriture leclézienne « se
modèle sur cette opération réorganisatrice par excellence qu’est la cartographie »
(Livres de pierre. Segalen, Caillois, Le Clézio, Gracq, Tübingen, Gunter Narr Verlag,
1992, p.54).
126 CARNETS DE DOUTE
30
Nous employons les lettres A jusqu’à E pour renvoyer aux chapitres successifs et
indiquons la pagination correspondante (deuxième colonne) ainsi que le nombre total
de pages (troisième colonne) de chaque chapitre.
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 127
31
La série de toponymes qui clôt la phrase (« à Mangues, à Patate, à Montagne Bon
Dié ») est même doublement ternaire, le troisième des noms propres étant composé
lui-même de trois éléments.
128 CARNETS DE DOUTE
32
Cf. David Gascoigne, « Entre les géométries et la jungle. Quelques espaces du moi
dans Le Procès-verbal de Jean-Marie Le Clézio », art. cité.
130 CARNETS DE DOUTE
Les étoiles emplissent le ciel, et je les contemple, pris par cette folie. Je
parle tout haut, je dis : je vois le dessin, il est là, je le vois. Le plan du
Corsaire inconnu n’est autre que le dessin de la Croix du Sud et de ses
‘suiveuses’, les ‘belles de nuit’. Sur l’étendue immense de la vallée, je vois
briller les pierres de lave. Elles sont allumées comme des étoiles dans
l’ombre poussiéreuse. (205)
33
Certains passages du Livre des fuites évoquent l’exaltation qu’engendre la lecture
géométrique du monde : « Je lis tous les points, toutes les croix, les contour des côtes.
[...] Je regarde tous ces pays qui sont à moi, tous les fleuves qui coulent pour moi. [...]
Je prends possession, comme du haut d’une tour » (p. 87) ; d’autres donnent à lire une
subtile critique d’une telle démarche en soulignant la mise à distance et la froideur
qu’elle implique, le vertige devenant une sensation non plus exaltante, mais
angoissante : « Celui qui monte en haut d’une tour, ainsi, une nuit, et qui ose regarder
cette ville, et toutes les autres avec. Celui qui regarde si froidement qu’il fait corps
avec la tour. Est-ce qu’il n’est pas plus loin encore que s’il regardait la terre du fond
de l’espace, à travers le hublot de l’espèce d’obus plaqué or ? [...] C’est pour cela
qu’il y a des garde-fous sur les tours, pour que les hommes ne montent pas en
cohortes se jeter dans le vide » (p. 200-201).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 131
L’arpenteur et l’initiatrice
34
Lors de la « révélation » finale, Alexis se demande s’il est « en proie à une nouvelle
hallucination » (335, nous soulignons). Ce fait peut se lire comme une allusion
lointaine à la première vision (204-207).
132 CARNETS DE DOUTE
[des] pierres marquées d’un coeur, de deux poinçons, d’un croissant de lune.
[...] Une tête de serpent, une tête de femme, trois coups de poinçons en
triangle. [...] Rocher tronqué. Rocher sculpté en toit. Pierre ornée d’un grand
cercle. Pierre dont l’ombre dessine un chien. Pierre marquée d’un S et de
deux poinçons. [...] Roches portant une ligne de poinçons indiquant le sud-
sud-ouest. Roche cassée et brûlée. (225-226) 35
35
Cf. Le livre des fuites, p. 46 : « Les visages frôlaient les tôles de l’autobus, avec des
expressions figées qu’on oubliait tout de suite. Un homme coiffé d’un béret, une
grosse femme aux yeux enfoncés, une femme maigre aux cheveux gris [...]. Des séries
de photographies qui voltigeaient en arrière, qui étaient emportées par le vent ». La
différence par rapport au Chercheur d’or semble consister en ce que Hogan oublie
aussitôt les images volatiles, alors qu’Alexis les consigne méticuleusement dans son
cahier. A d’autres occasions, cependant, Hogan dresse des listes pour conserver le
souvenir de ses observations (voir, par exemple, les pages 60-61 du Livre des fuites).
134 CARNETS DE DOUTE
Quand les oiseaux repassent au-dessus de la vallée, je sais que c’est la fin du
jour. Il me semble que je connais chacun d’eux, et qu’eux aussi me
connaissent, cette ridicule fourmi noire qui rampe au fond de la vallée.
(199)
36
L’emploi du verbe ramper pour évoquer le mouvement de la fourmi paraît curieux
dans la mesure où il suppose une progression lente et peu aisée (le serpent et le ver
rampent), alors que la course des fourmis donne plutôt l’impression d’une vive
agitation.
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 135
s’en servir comme d’un objet matériel, mais qui le met en présence
d’une puissance dont il ne peut mesurer ni l’étendue ni la profondeur.
Au long du chapitre D (208-258), Alexis a parfois l’intuition de cette
sagesse, le plus souvent sur un mode hésitant. Ainsi se dit-il à un
certain moment que ce qu’il est venu chercher à Rodrigues, c’est
« une force plus grande que la [sienne], un souvenir qui a commencé
avant [sa] naissance » (209). Comme souvent chez Le Clézio, le récit
met en scène un personnage secondaire qui fait figure de guide
spirituel auprès du protagoniste. L’émergence progressive de la
sagesse dans ce chapitre correspond en effet à la présence de plus en
plus marquée d’Ouma, personnage féminin qui constitue en quelque
sorte le point de fuite de cet autre versant de la recherche d’Alexis.
Ouma commence par sauver le chercheur d’or quand il s’effondre
sous l’effet de la solitude et de son excitation fiévreuse ; elle lui paraît
« descendue de sa montagne » (225) telle une prophétesse dont il aime
sentir le regard sur soi ; il se dit que la jeune femme qui « méprise
l’or » et pour qui « le trésor ne compte pas » (252) est sans doute « la
véritable maîtresse de la vallée » (228). En sa compagnie, il fait une
excursion en mer, double du voyage en pirogue avec Denis, qui se
présente dans le récit comme une catharsis, une expérience susceptible
de métamorphoser le protagoniste en le purifiant.
Après cette journée si longue, pleine de lumière, nous sommes dans une nuit
profonde et lente qui nous pénètre et nous transforme. C’est pour cela que
nous sommes ici, pour vivre ce jour et cette nuit, loin des autres hommes, à
l’entrée de la haute mer, parmi les oiseaux. (244)
J’envie leur légèreté, la rapidité avec laquelle ils glissent dans l’air, sans
s’attacher à la terre. Alors je me vois, accroché au fond de cette vallée
stérile, mettant des jours, des mois à reconnaître ce que le regard des
oiseaux a balayé en un instant. J’aime les voir, je partage un peu de la
beauté de leur vol, un peu de leur liberté. (216)
Mascarades et miroitements
Quiconque nous aurait vus traverser ainsi la vallée de l’Anse aux Anglais,
eux avec leurs pelles et leurs grands chapeaux de vacoas, et moi à leur tête,
avec ma barbe et mes cheveux longs et mes habits déchirés, la tête encore
bandée d’un mouchoir, aurait pu croire à une mascarade imitant le retour
des hommes du Corsaire, venus reprendre leur trésor ! (259)
37
A cause de la métaphore théâtrale, présente ici sur un mode discret, ce paragraphe
semble annoncer le récit Hasard (1999), où la métaphore théâtrale (plus précisément,
la référence cinématographique) devient très insistante et où l’autodérision se fait plus
incisive : Juan Moguer, cinéaste de second plan et possesseur du yacht où la
protagoniste embarque clandestinement, est qualifié à plusieurs reprises de « pirate de
cinéma » (p. 78, 136, 168) ; son navire aussi est un « bateau de cinéma » (p. 27) ; les
voyages de Moguer se terminent par un échec dérisoire, « dans une parodie de
naufrage » (p. 195).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 139
plans s’effacent, et que les signes inscrits sur les pierres ne sont que
des traces d’orage, la morsure des éclairs, le glissement du vent »
(262).
La découverte de la deuxième cachette vide et la prise de
conscience qu’elle occasionne signalent ainsi une nouvelle étape dans
l’apprentissage d’Alexis. Il paraît prendre ses distances par rapport au
premier versant de son entreprise et s’ouvrir à la dimension spirituelle
de sa recherche. Sa décision de reboucher les cachettes mises au jour
dans le ravin serait-elle une tentative de réparer l’espèce de
profanation commise en ce lieu ? Ce faisant, Alexis fait un pas dans le
sens de la sagesse véhiculée par Ouma. Un instant, on voit s’esquisser
un rapprochement des deux personnages, mis en scène à travers leur
adhésion commune à une sorte de rire libérateur. Rappelons que, la
première fois où il mentionne le trésor dans une conversation avec
Ouma, Alexis demeure imperméable au scepticisme exprimé par la
jeune femme. En apprenant qu’il a trouvé la deuxième cachette et
qu’elle était vide comme la première, Ouma éclate de rire ; la réaction
d’Alexis est révélatrice. « Je suis d’abord irrité », concède-t-il, « mais
son rire est communicatif et bientôt je ris avec elle » (268). Cette
adhésion d’Alexis au rire de la jeune fille révèle la transformation
subie par le protagoniste. Leur rire partagé est l’indice de la
connivence qui, momentanément, s’établit entre les deux personnages.
Car la complicité est de courte durée ; elle est suivie presque
aussitôt d’une nouvelle distanciation. A la scène du rire partagé
succèdent des paragraphes qui insistent au contraire sur la difficulté,
voire l’impossibilité de la communication avec Ouma. La relation
entre Alexis et la jeune femme est troublée ; le protagoniste semble
préoccupé par des soucis qu’il ne peut faire comprendre à sa furtive
compagne.
Je voudrais lui parler de notre maison au Boucan, [...] de tout ce que nous
avons perdu, puisque c’est cela que je cherche. Mais je ne sais pas le lui
dire. (268-269)
Un instant, j’ai envie de tout dire à Ouma, mais ma gorge se serre. (269)
38
Le narrateur décrit la jeune femme dès le début comme une « image fugitive » (p.
218), une « ombre furtive » (p. 225) qui « disparaît parfois si longtemps [qu’il] ne
sai[t] plus si elle existe vraiment » (p. 246).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 141
39
Il s’avère que les « crabes soldats » sont une espèce particulière de crabes qui ont la
caractéristique spécifique de marcher non pas latéralement, mais vers l’avant. Cf. les
détails fournis par Danièle Guinot, professeur au Muséum national d’Histoire
naturelle, sur le site internet de l’Institut National de Recherche Pédagogique :
« Parmi les amphibies, les représentants australiens d'une famille particulière
(Mictyridae), appelés "crabes soldats", marchent en avant et semblent être les seuls à
se mouvoir ainsi : ils forment de grandes troupes alignées qui déambulent vers l’avant
comme des "grenadiers" (leur surnom en allemand) le long de la plage, à heures
fixes » (http://www.inrp.fr) .
142 CARNETS DE DOUTE
Le grondement de la guerre
40
Plusieurs articles critiques sur Le chercheur d’or mentionnent à peine l’épisode de
la guerre. Selon Jean Montalbetti, la guerre « ne sera finalement qu’une parenthèse,
un affrontement symbolique du dragon des Argonautes » (« Un modèle dix-huit
carats », Magazine littéraire, n° 216-217, 1985, p. 101) ; David Gascoyne réduit la
portée de l’épisode en affirmant que Le Chercheur d’or n’est en aucun sens un roman
historique (« the novel is in no sense a historical one », Times Literary Supplement, 4
octobre 1985, p. 1113).
41
« Ailleurs et altérité dans trois romans contemporains : L’amant, Le chercheur d’or,
La goutte d’or », Etudes francophones, vol. 13, n° 1, 1998, p. 38.
42
« La Métaphore exotique : l’écriture du processus d’individuation dans Le
Chercheur d’or et La Quarantaine de J.M.G. Le Clézio », The French Review, vol.
73, n° 5, 2000, p. 851.
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 143
43
« J.M.G. Le Clézio : Le Chercheur d’Or – Goldsucher anno 1985 », Romanistische
Zeitschrift für Literaturgeschichte, XIII, 1989, p. 393. L’auteur juge l’épisode de la
guerre peu crédible et plutôt artificiel du fait que l’horreur de la guerre y est stylisée et
décrite dans le même langage poétique qui, ailleurs dans le roman, chante la beauté de
la mer.
44
Art. cité, p.100.
45
Art. cité, p. 389.
144 CARNETS DE DOUTE
46
Gérard Abensour, « L’Epopée de la fin de l’insularité », Critique, tome XLI, n°462
(novembre 1985), p. 1107 et 1109.
47
Voir L. Rasson et B. Tritsmans (éd.), Marines écrites. Récits de mer au XXe siècle,
Roman 20-50, Collection « Actes », Lille, 2004.
48
G. Abensour, art. cité, p. 1111.
49
Max Alhau, « J.M.G. Le Clézio, Le chercheur d’or », Europe, n° 674-675, 1985, p.
203.
50
Marina Salles note à ce propos que dans tous ses romans, Le Clézio maintient « une
tension constante entre l’ancrage historique et l’appréhension de la guerre comme
phénomène transhistorique, permanent et universel » (Le Clézio notre contemporain,
Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 58).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 145
Agir en troupe
51
Le souvenir du bruit de la mer évoqué dans l’incipit est par excellence personnel ;
le début de la seconde partie met l’accent sur la solitude du narrateur lors des années
passées à Forest Side ; le départ à bord du Zeta souligne les impressions intenses
vécues par Alexis ; l’arrivée à l’Anse aux Anglais est relatée également selon le point
de vue individuel du protagoniste. La seule fréquence du pronom (personnel ou
possessif) de la première personne du singulier montre que les premiers paragraphes
de chaque nouvelle partie insistent sur l’individualité du protagoniste.
146 CARNETS DE DOUTE
52
Cf., par contraste, l’emploi marqué du singulier au début de « Forest Side » :
« Alors j’ai commencé à vivre dans la compagnie du Corsaire inconnu [...]. Toutes ces
années-là, j’ai pensé à lui, j’ai rêvé de lui. Il partageait ma vie, ma solitude » (p. 103).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 147
53
« Et là-bas, au loin, les dunes relevaient lentement leurs murailles, réduisant peu à
peu le cirque où l’homme avançait, fermant la prison de leur cercle. C’était comme
d’être tombé dans la fosse du fourmilion [...]. Au centre, l’insecte au ventre mou
attendait que sa proie se fatigue et se laisse glisser jusqu’à lui » (Le livre des fuites, p.
95).
148 CARNETS DE DOUTE
54
Marina Salles fait remarquer que d’une manière générale, l’évocation des guerres
chez Le Clézio est à la fois « sous-tendue par une documentation scrupuleuse » et
« filtrée [...] par le point de vue ‘déshistoricisant’ de témoins adolescents ou de
combattants novices » (op. cit., p. 65).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 149
voix basse, des mots qui vont et viennent, des ordres répétés,
contredits, déformés » (278). Dans une certaine mesure, l’écriture
leclézienne mime cette dislocation énonciative. Ce chapitre du roman
semble rédigé en une langue volontairement moins fluide, la narration
se déroulant selon un rythme irrégulier et discontinu. L’apparence en
quelque sorte hachée de la narration tient à une mise en oeuvre
systématique de constructions par juxtapositions, le récit omettant
souvent d’indiquer la nature du rapport entre diverses propositions. Ce
recours fréquent à la parataxe, à plusieurs niveaux du récit, produit un
effet énumératif, les divers propos s’ajoutant simplement les uns aux
autres sans s’inscrire dans une logique sous-jacente.
Ainsi, au fil des premières pages de cette partie, l’emploi
répété de l’adverbe temporel « alors », souvent en début de phrase,
est-il l’indice d’un brouillage des repères chronologiques, les
moments successifs se trouvant simplement relatés les uns après les
autres sans enchaînement véritable. « Alors nous avons commencé
notre longue marche vers le nord-ouest » ; « [a]lors, autour de nous le
cercle de feu s’est refermé » ; « [a]lors nous avançons dans un paysage
désert » (280). Les soldats perdent la notion du temps à mesure que se
prolongent les travaux préparatifs dont la logique leur échappe depuis
le début. Les catégories temporelles et spatiales n’ont plus de
pertinence pour eux dès lors qu’ils se meuvent tous les jours au sein
d’un espace invariable où ils répètent sans cesse les mêmes gestes.
Cette « désorientation » est d’un autre ordre que la perte des repères
euphorique lors de la traversée à bord du Zeta : en pleine mer, la perte
de la notion du temps confine à une abolition de la temporalité, à
l’inscription dans un hors-temps mythique. Ici, elle est liée à la
répétition monotone du même ; les hommes se trouvent renvoyés à
une logique de l’et cetera qui mesure l’évolution chronologique et la
progression spatiale en fonction de la seule accumulation : « nous
avançons [...] jour après jour, mètre par mètre » (278).
La dislocation se manifeste encore dans la composition des
phrases, dont le rythme s’avère par endroits particulièrement saccadé.
L’impression de fragmentation résulte d’une part de l’accumulation de
segments juxtaposés ; d’autre part, les subordonnées se construisent
pour ainsi dire en cascade, de sorte que le lien avec l’antécédent
devient lâche et que des bouts de phrases apparaissent isolément, un
peu au hasard, comme des parties tronquées au milieu de la phrase.
Les soldats parmi lesquels se trouve Alexis rencontrent chaque jour
152 CARNETS DE DOUTE
Elle noie dans les fondrières, dans les mares de boue au fond des ravins, elle
étouffe sous la terre, elle glace le corps de ceux qui sont couchés dans les
lazarets, sous la toile trouée des tentes, ceux dont le visage est livide et le
thorax émacié, rongés par la dysenterie, par la pneumonie, par le typhus.
(284)
Cette phrase, coupée par les virgules en non moins de neuf segments,
produit un effet énumératif à cause de son débit haché, même si seul le
dénombrement des trois maladies à la fin de l’énoncé relève à
proprement parler de l’énumération. Dans le reste de la phrase,
certains syntagmes (« dans les fondrières », « dans les mares de
boue ») sont des quasi-synonymes et répètent davantage au lieu
d’ajouter une donnée nouvelle. D’autres segments fournissent des
précisions au sujet d’un élément particulier : « sous la toile trouée des
tentes » décrit un détail des lazarets plutôt que de désigner un autre
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 153
55
Bruno Thibault, « La Métaphore exotique », art. cit., p. 853.
56
Ibid.
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 155
Ainsi, dans le firmament, où nulle erreur n’est possible, est inscrit depuis
toujours le secret que je cherchais. Sans le savoir, je le voyais depuis que je
regardais le ciel, autrefois, dans l’Allée des Etoiles. (335)
57
Daniel Earl Langlois et son ami Tower fournissent un exemple d’enfants
potentiellement dangereux ; le premier joueur de flûte est un enfant dont émane une
attirance ensorcelante, mais qui disparaît bien vite pour ne resurgir que dans une
version mi-parodique (le second joueur de flûte étant d’ailleurs un adulte).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 157
Mirages et désenchantements
58
A l’intérieur de la phrase, la conjonction comme si dépend d’un verbe et introduit
un rapport de comparaison hypothétique, par exemple : Il parle comme s’il était fâché.
En tête d’une proposition exclamative, comme si exprime « un étonnement, une
protestation, un refus, l’ironie, etc. » et nie en fait la proposition qu’elle introduit,
Comme si tu l’ignorais ! signifiant Tu ne l’ignores pourtant pas (Nouveau
dictionnaire des difficultés du français moderne, p. 233). La phrase leclézienne
n’entre ni vraiment dans la première catégorie (comme si n’apparaissant pas à
l’intérieur de la phrase), ni tout à fait dans la deuxième (la proposition n’étant pas
exclamative). Cette forme déviante accentue d’une manière troublante la conjonction
et sa valeur hypothétique.
160 CARNETS DE DOUTE
59
Le tamarinier brisé par l’ouragan rappelle le clocher d’Ypres qui dans le paysage
blessé par la guerre « penche comme une branche brisée » (p. 285).
60
La cachette est évoquée à deux reprises dans la première partie du roman (p. 76-77
et 96-97).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 161
61
En évoquant le souvenir d’une leçon d’arithmétique au cours de laquelle la mère
explique le calcul aux enfants en disposant devant eux des tas de haricots, le récit
raconte qu’Alexis, au lieu d’écouter, se perd dans une rêverie nourrie par la vue des
« longues mains aux doigts effilés » de sa mère, alors que sa soeur est dite être
« toujours si appliquée, si consciencieuse pour faire des tas de haricots » (p. 27).
62
Dans un accès de colère, Laure reproche à Alexis qu’il s’obstine à poursuivre « ce
stupide trésor » (p. 317).
LA QUETE OU LE VOYAGE REINVENTE 165
63
Une situation comparable se produit vers la fin de Voyages de l’autre côté : Naja
Naja, figure initiatrice, disparaît ; ses amis se préparent alors à poursuivre les histoires
qu’elle a « semées » en eux et à prolonger ainsi sa voix qui s’est tue : « Elle ne parle
pas. Elle ne parle plus. Maintenant c’est à nous de raconter des histoires » (Voyages
de l’autre côté, p. 291). Raconter des récits pour conjurer la mort semble une pratique
courante chez les personnages lecléziens : dans Hasard, Nassima se rend à l’hôpital
où Juan Moguer est en train de mourir et elle se met à parler doucement au vieil
homme endormi (Hasard, p. 203-208). Comme dans Le chercheur d’or, un navire
occupe une place centrale dans ses récits : « Elle lui parlait de la seule chose qu’il
avait aimée vraiment, du Azzar, elle parlait du bateau tel qu’il lui était apparu la
première fois, il y avait une éternité, venu de l’autre côté de la mer pour elle, avec ses
grandes ailes d’oie éployées au soleil, glissant majestueusement dans la rade » (ibid.,
p. 203).
166 CARNETS DE DOUTE
je suis resté seul dans la chambre obscure avec Mam, hébété, sans
comprendre, assis sur la chaise grinçante devant la veilleuse qui tremblote,
prêt à chaque instant à recommencer mon histoire, à parler à mi-voix du
grand jardin où nous marchions ensemble. (358)
Bilan
1. Espaces brisés
1
La quarantaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 61. Dans cette troisième partie,
les chiffres entre parenthèses dans le corps du texte renvoient à cette édition.
176 CARNETS DE DOUTE
Plate est par 19°52’ de latitude sud, et 57°39’ de longitude est. A environ 20
milles au nord du cap Malheureux, c’est une île presque ronde, dont la
forme rappelle, en plus petit, celle de Maurice. (61)
Sur Plate, le ciel, la mer, le volcan et les coulées de lave, l’eau du lagon et la
silhouette de Gabriel, tout est magnifique. L’île n’est qu’un seul piton noir
émergeant de la lueur de l’Océan, un simple rocher battu par les vagues et
usé par le vent, un radeau naufragé devant la ligne verte de Maurice. (70)
2
L’un des personnages (John Metcalfe) mentionne la « carte de l’Amirauté » (p. 86)
dont une reproduction figure en tête du roman.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 181
Coupures et démarcations
3
La dédicace du roman semble confirmer la pertinence de la symbolique qui oppose
un monde paradisiaque à une zone infernale, à cette nuance près qu’elle situe chacun
des mondes antagonistes à l’intérieur de l’île Maurice : « En souvenir d’Alice, qui
disait chaque fois, sur la route de la pointe d’Esny : ‘Ici finit le paradis des riches et
commence l’enfer des pauvres’ » (p. 9).
182 CARNETS DE DOUTE
4
Gabriel est décrit par exemple comme une « silhouette noire » (p. 87), un « dôme
noir » (p. 89), un « iceberg noir » (p. 153), ou encore comme une « masse noire » (p.
310).
5
Plus tard, la connotation funèbre de Gabriel s’estompe et évolue vers une
valorisation plus euphorique, l’îlot figurant alors le lieu élémentaire par excellence.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 183
6
Voir pages 96, 98, 99, 100, 102. La formule « de l’autre côté » fait penser au récit
leclézien intitulé Voyages de l’autre côté (1975). Cependant, ce récit valorise le
dépassement des frontières entre divers mondes, alors que dans La Quarantaine,
l’expression « de l’autre côté » souligne la séparation, désignant la frontière comme
une invention (nécessaire selon les uns, absurde selon les autres) qui entrave la
communication.
184 CARNETS DE DOUTE
l’institution d’un couvre-feu sur toute l’île ainsi que d’une frontière
entre les parties est et ouest, afin de limiter le risque de diffusion des
épidémies. Cette mesure apparaît comme une manifestation de force
de la part des « autocrates » et s’inscrit dans un rapport à l’espace basé
sur la gestion rationnelle et la domination. C’est ce qui ressort entre
autres du geste révélateur de Julius Véran, qui instaure un poste
d’observation sur un sommet de l’île, en haut du volcan qui, pour
d’autres raisons, exerce une fascination sur le protagoniste. Au début
du séjour, Léon aime venir s’asseoir sur un rebord de lave en haut du
volcan « pour [se] nourrir de la rumeur douce du village des coolies,
pour respirer l’odeur des fumées » : c’est aux sens auditif et olfactif
qu’il fait appel afin de se souvenir de « [t]out ce que Jacques [lui]
racontait, autrefois », pour retrouver « [l]es mêmes bruits, les mêmes
odeurs » (84).
Les objectifs de Julius Véran sont bien différents et liés
étroitement au seul sens visuel. Pour cet homme, le haut du volcan
remplit la fonction de « poste de vigie » (115), « poste de guet » (174),
« poste d’observation » (179) ou encore de « mirador » (269). En
compagnie de Bartoli, l’homme s’y installe pour « scrut[er]
l’horizon » (114), « guett[er] inlassablement la côte de Maurice »
(133) et surveiller les mouvements des deux côtés de la frontière qui
divise artificiellement l’île Plate. Les accessoires dont ils sont équipés
en disent long sur la démarche des deux personnages : l’ « autocrate »
Véran et son « acolyte » Bartoli sont « armés [d’une] lunette
d’approche, [d’un] revolver d’ordonnance et [d’un] pseudo-
héliotrope » (243), ce dernier étant un instrument doté d’un miroir au
moyen duquel ils essaient d’envoyer des signaux aux autorités
mauriciennes. Les autres accessoires, la longue-vue et le revolver,
donnent une connotation militaire aux activités scrutatrices. Précé-
demment, nous avons fait remarquer que le regard, et en particulier un
regard surplombant à partir d’un lieu surélevé, est l’expression d’une
impulsion autoritaire et l’indice d’un rapport à l’espace fondé sur la
domination 7 . Le fait que le récit rend compte du comportement de
Véran en des termes issus du registre militaire confirme cette idée.
Julius Véran a « l’air sinistre d’un milicien », son regard « une
7
Cf. Michel de Certeau, qui explique « le plaisir [...] de surplomber » en disant que
l’élévation permet à l’homme « d’être un Oeil solaire, un regard de dieu »
(L’Invention du quotidien, p. 140).
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 185
l’épisode 8 . Rappelons que ce motif était très présent aussi dans les
pages d’ouverture du Livre des fuites : la longue déambulation de
Jeune Homme Hogan commence le jour où il s’aperçoit que sa maison
est une prison. La hantise des barrières se trouve alors étroitement liée
au monde urbain : les éléments architecturaux de la ville (murs,
angles, fenêtres) sont dénoncés par le protagoniste comme des objets
qui provoquent l’étouffement et l’aliénation de l’homme. Les sensa-
tions dysphoriques que l’homme éprouve dans les métropoles sont à
l’origine de la haine féroce que Jeune Homme Hogan cultive à l’égard
de la ville. De toute évidence, La quarantaine décline ce motif de
l’emprisonnement selon d’autres modalités, puisque son histoire se
situe dans un univers insulaire loin des villes. Conjointement à ce
déplacement géographique, on observe une évolution remarquable
quant aux facteurs qui causent le sentiment d’étouffement et de
claustration.
Dans Le livre des fuites, une tension conflictuelle s’établit
entre l’homme et la ville, dans une configuration où, généralement, la
ville prend l’aspect d’un monstre dont l’homme est la proie.
L’homme, en d’autres mots, est victime de la ville, cette dernière
s’érigeant en quelque sorte en une ennemie impersonnelle et abstraite
(on pense au rôle important que jouent les machines). Dans ce
contexte, il est frappant à quel point Le livre des fuites tend à effacer
la responsabilité de l’homme même dans l’évolution monstrueuse des
villes. Tout se passe en effet dans ce roman comme si ce n’était pas
l’homme qui a construit la ville. Le lecteur voit les piétons tomber en
proie aux voitures métalliques et machinales ; jamais on ne voit un
homme monter à bord et devenir le conducteur de l’une de ces
machines redoutables. Le livre des fuites canalise ainsi la dysphorie et
la reporte quasi exclusivement sur le milieu spatial, qui semble
s’imposer à l’homme avec une force qui le dépasse.
Il n’en va pas de même pour le roman de 1995. Dans La
quarantaine, il ne s’agit pas de quelque entité abstraite qui instaure
des barrières et trace des frontières, provoquant chez l’homme une
8
Quatre occurrences du mot « prisonnier(s) » au fil des cinquante pages qui ouvrent
l’épisode de la quarantaine. Au total nous avons repéré une douzaine d’occurrences
des lexèmes « prisonnier(s) » et « prison » ; aucune n’apparaît au-delà de la page 382,
ce qui signifie que les cent pages environ qui clôturent la partie consacrée à la
quarantaine ne renvoient plus à l’emprisonnement.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 187
Transgressions
Désormais nous sommes très loin l’un de l’autre, comme si nous n’avions
jamais grandi ensemble. (281)
soudain, j’avais peur que tout ne devienne indéfectible, trop réel. Comme
s’il y avait vraiment une frontière, que j’avais à la franchir sans retour. (264-
265)
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 191
9
Le rapport Léon/Jacques rappelle à certains égards celui entre Alexis et Laure, celle-
ci étant également plus rationnelle et douée pour les chiffres que son frère porté vers
les légendes.
192 CARNETS DE DOUTE
Son arcade sourcilière est tuméfiée, le sang a séché sur sa paupière. Le verre
de lunette cassé dédouble son regard. (129)
il se tourne vers moi, je vois son oeil divisé par le verre brisé. (209)
Suzanne « ne sont plus que deux silhouettes parmi les autres, dans la
yole, emportés par les vagues » (456). Le navire se met en marche et,
l’instant d’après, Léon « ne sai[t] plus où sont Jacques et Suzanne », il
les a « perdus de vue » (457). Voilà comment le récit enlève à
l’adieu 10 sa gravité : le couple ne se dérobe pas au protagoniste, mais à
son seul champ visuel. Perdre de vue n’est que perdre à moitié.
10
Strictement parlant, il n’y a même pas de moment des adieux. Jacques et Suzanne
ne prennent pas congé de Léon, pensant que le jeune homme les suivra de près et
embarquera comme eux à bord du navire.
194 CARNETS DE DOUTE
11
Léon dit à un certain moment qu’il sent sur lui « le froid ironique de la lentille qui
scrute l’île » (p. 194).
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 199
12
Cf. « le dôme de nuages accroché aux montagnes de Maurice, pareil à un mirage »
(p. 102) ; « les rayons du soleil qui font jaillir l’émeraude des montagnes, la frange
d’écume le long des récifs, et qui dessinent même, comme un mirage, entre les
champs de cannes bleu-gris, les toits des maisons et les cheminées blanches des
sucreries » (p. 162) ; « la ligne verte de Maurice qui flottait au loin comme un
mirage » (p. 382).
200 CARNETS DE DOUTE
13
Signalons la remarquable alternance ombre / ambre dans les descriptions du regard
de la jeune fille. Elle produit un double effet de similitude phonétique et de contraste
sémantique d’autant plus frappant que les deux variantes apparaissent à faible
distance. Lors de la scène de l’union sexuelle, par exemple, les yeux de Surya sont
alternativement « deux puits d’ombre » (p. 319) et « deux puits d’ambre » (p. 323).
14
Les descriptions du bijou présentent de légères variations lexicales : à part le terme
« clou d’or » (p. 180 et 359) il est question d’un « point » (p. 149) ou d’une « goutte
d’or » (p. 427) qui brille sur la narine de Surya.
15
« J’ai compris qu’elle marchait sur l’arc des récifs qui unit Plate à Gabriel à marée
basse » (p. 87).
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 201
16
Cf. l’article « Isis » dans le Dictionnaire des mythes littéraires (p. 786-794). Ann-
Déborah Lévy y retrace l’évolution du mythe d’Isis à partir de ses origines
égyptiennes jusqu’aux adaptations récentes chez Rimbaud (dans le poème « Aube »)
et Flaubert (dans La Tentation de saint Antoine). L’auteur explique que, pour les
romantiques, Isis est « la déesse qu’un voile dérobe au profane » (p. 791). Dans La
quarantaine, les passages à propos du châle (ou du foulard) de Suryavati soulignent
tantôt ses propriétés couvrantes : le châle fait « une ombre sur son visage » (p. 90),
« cache son visage et ses cheveux » (p. 190), voire « la couvre entièrement » (p. 133) ;
tantôt ils renvoient au dévoilement, lorsque Surya « écarte » (p. 110 et 270) ou
« ôt[e] » (p. 91) son foulard. Le mythe d’Isis et les mythes solaires constituent l’un
des liens possibles entre la poésie rimbaldienne et le roman leclézien ; cette question
dépasse toutefois le cadre de cette étude.
202 CARNETS DE DOUTE
17
Le mot « étale » compte deux syllabes si on accepte l’élision usuelle du e muet
final.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 203
18
La scène de l’union sexuelle de Léon et de Surya se termine ainsi par une baignade
dans la lagune, geste rituel qui s’apparente à une nouvelle naissance : « Nous étions
redevenus des enfants. Nés à nouveau, dans l’eau courante du lagon, sans passé et
sans avenir » (p. 326).
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 205
19
A propos du roman Désert, Elena Real a signalé le « lien d’équivalence [qui]
s’établit entre l’intériorité corporelle et l’extériorité des choses. L’homme se trouve
dans un espace qui le contient et qui l’absorbe, mais qu’il contient et absorbe à son
tour » (« Un espace pour le vide », Sud, n° 85/86, 1989, p. 183).
206 CARNETS DE DOUTE
20
Les occurrences sont nombreuses : « cette vibration, dans le socle de l’île » (p.
299), « cette vibration, comme au fond de l’océan » (p. 318), « la vibration des vagues
sur le socle de l’île » (p. 327), « la vibration qui monte du socle de l’île » (p. 426).
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 207
21
Hervé Lambert fait remarquer que dans Le procès-verbal ou Le livre des fuites, la
représentation de l’acte sexuel « possède une certaine intensité pathologique » alors
que dans les romans ultérieurs tel Désert, on assiste à « l’ellipse [...] presque
complète » de cette représentation, à laquelle se substitue « une érotisation onirique de
l’univers » (« Fuite et nostalgie des origines », Sud, n° 85/86, 1989, p. 89). Selon
Sophie Jollin-Bertocchi, le « dispositif expressif » des passages lecléziens thématisant
un acte sexuel se caractérise par un « jeu connotatif privilégiant le mode suggestif »,
qui « mime le mouvement symbolique de la vague [...] et fonde l’érotique de la
jouissance », le tout créant le sentiment « d’une quête d’adéquation fusionnelle avec
l’autre et avec le monde » (J.M.G. Le Clézio : l’érotisme, les mots, p. 132).
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 209
22
Cette description semble correspondre à la réalité biologique. Il existe trois espèces
de pailles-en-queue (phaeton) : lepturus (à bec jaune), aethereus (à bec rouge) et
rubricauda (à brins rouges).
212 CARNETS DE DOUTE
23
On trouve le nom correct ailleurs dans le roman : à la page 509, le narrateur
contemporain parle des « cris rauques des pailles-en-queue (Phaeton rubricauda) ».
Cf. aussi Sirandanes, le recueil de devinettes mauriciennes publié par Le Clézio en
1990, qui comprend un « petit lexique de la langue créole et des oiseaux ». Ce lexique
mentionne le paille-en-queue en donnant le nom latin exact de l’animal : « phaeton
aethereus » (Sirandanes, p. 86).
214 CARNETS DE DOUTE
24
Suryavati prétend en outre que les pailles-en-queue « sont comme les humains, ils
n’ont qu’un seul enfant » (380). Les sources ornithologiques confirment cette
assertion de Surya et les propos du roman : les pailles-en-queue vivent en colonies
relâchées ; quand un couple a été formé, les partenaires restent fidèles à vie ; un seul
oeuf est pondu. L’affirmation de Suryavati renforce le rapprochement entre l’oiseau et
l’homme, esquissé précédemment par la description très analogue de la jeune femme
et des oiseaux. Pour les renseignements scientifiques, nous renvoyons à l’article de
Sébastien Payet sur le site de la Société d’études ornithologiques de la Réunion,
http://perso.wanadoo.fr/seor974/index.html.
25
Dans le roman, le feu et la fumée renvoient aussi bien à la mort qu’à la vie. La
fumée des brasiers où les habitants de l’île préparent leur nourriture se mêle en effet à
celle des bûchers qui consument les corps des défunts. Le récit souligne cette double
valeur alimentaire et funéraire des feux : le « parfum du santal sur les bûchers » se
joint à « l’odeur du basilic et de la coriandre » (p. 254) ; autour du village des
immigrants plane ainsi « une odeur lente de nourriture, mêlée à la fumée des
bûchers » (p. 385) ; lorsqu’une vieille femme agite un éventail pour attiser le feu qui
doit brûler le corps de sa fille décédée, Léon observe que son geste fait « un bruit
familier, comme quand elle allume le feu sous la marmite de riz » (p. 392)...
26
Jacques La Mothe associe le nom de Suryavati à celui de la Syrie primitive, « qui
est l’île centrale ou polaire du monde à laquelle le phénix [...] est associé ». L’auteur
propose par ailleurs d’autres rapprochements entre Léon et Surya d’une part, et
l’oiseau d’autre part : voir son article « ‘L’autre extrémité du temps’, une lecture de
La quarantaine de J.M.G. Le Clézio » in Michael Bishop et Christopher Elson (ed.),
French Prose in 2000, Amsterdam/Nex York, Rodopi, 2002, p. 218-219.
27
Cf. l’article de Marie Miguet à propos du mythe du phénix dans le Dictionnaire des
mythes littéraires, p.1117-1127. Signalons que le nom latin exact du paille-en-queue,
qui, comme nous l’avons dit, figure également dans le roman (p. 509), renvoie lui
aussi à un mythe solaire, mais à connotation tragique : Phaéton, fils du Soleil, meurt
foudroyé par Jupiter suite à sa tentative échouée de conduire le char de son père.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 215
Ils sont magiques et maladroits [...]. L’un d’eux marche vers nous, l’air
menaçant, l’oeil de côté. Il a les plumes de son jabot hérissées, il voudrait
nous faire peur, mais sa démarche est grotesque, cahotante, il ressemble à
une poule en colère. (362)
Ces oiseaux qui semblaient si grands dans le ciel, avec leurs longues ailes
blanches en forme de lames de faux, [...] sur la terre sont petits et sans
défense, à peine plus grands que des pigeons. (362)
L’Albatros
28
Charles Baudelaire, Oeuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude
Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. 1, p. 9-10.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 217
29
Pour une lecture stimulante du poème « L’Albatros » en ces termes, voir l’article de
Susan Blood, « Mimesis and the Grotesque in ‘L’Albatros’ », in William J. Thompson
(éd.), Understanding ‘Les Fleurs du Mal’. Critical Readings, Nashville, Vanderbilt
University Press, 1997, p. 1-15.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 219
30
Le motif de l’oiseau et la réminiscence baudelairienne apparaissent chez J.M.G. Le
Clézio dès La Fièvre : dans l’une des nouvelles de ce recueil, le narrateur décrit sa
propre maladresse en se comparant à un étrange oiseau. « Je ne sais pas balancer mes
bras normalement le long de mon corps, en inversant le mouvement des jambes. Mais
puisqu’il faut le faire, je le fais quand même, le mieux possible, et j’essaie de
ressembler de toutes mes forces à une espèce de grand oiseau équatorial qui sortirait
d’un lac, toutes les plumes collées à la peau, traçant pour le futur des empreintes de
pattes fossilisées » (La Fièvre, p. 87) ; la maladresse de la démarche, les allusions à
l’acte scriptural (plumes, traçant [...] des empreintes) et l’assimilation de l’homme-
écrivain à un oiseau « équatorial » rappellent le poème « L’Albatros » de Baudelaire.
Une métaphore similaire apparaît dans Hasard (1999), où le cinéaste Juan Moguer est
comparé à un « vieux gerfaut aux ailes rognées » (212) et où les métaphores
ornithologiques conduisent également à une représentation de l’artiste sous les traits
d’un poète déchu ; voir à ce propos notre étude « Ecrire l’aventure aujourd’hui : Le
Clézio ‘quelque part entre les îles et la terre ferme’ (Hasard) » dans Bernadette
Mimoso-Ruiz (éd.), J.M.G. Le Clézio. Ailleurs et origines : parcours poétiques,
Toulouse, Editions Universitaires du Sud, 2006, p. 41-51.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 221
31
Voir p. 135, où Surya raconte à Léon : « Mon père aussi travaillait dans la sucrerie.
Et puis il a eu un accident, il est mort quand j’avais un an ».
32
Pour compléter la liste des personnages orphelins, il faut ajouter Suzanne, que
Jacques présente à son frère de la façon suivante : « Suzanne Morel, une Réunionnaise
à Paris, une orpheline, comme nous » (p. 292).
33
Voir aussi p. 68 et 246.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 223
34
Cf. cet énoncé de Suzanne évoquant des souvenirs à propos de poésie en s’adressant
au protagoniste : « Tu m’avais parlé de Baudelaire, j’avais détesté ça. Un homme
méchant, et son horreur des femmes ! Je t’ai dit que je ne voulais rien entendre. Et
quand même, tu avais récité La servante au grand coeur, ‘les morts, les pauvres
morts, ont de grandes douleurs’, ça me donnait le frisson. Tu te rappelles ? Et moi,
The Song of Hiawatha. C’était comme une bataille, tes mots contre les miens. Et
Jacques qui ne comprenait pas, qui avait voulu réciter Le lac, cette horreur ! » (p.295).
35
Cf. aussi p. 285 : « Quand maman est morte, j’avais juste un an, c’était comme si
elle n’avait jamais existé. Ananta, elle, était présente, je sentais sa chaleur, sa vie ».
36
Italiques dans le texte.
37
Italiques dans le texte.
224 CARNETS DE DOUTE
38
Le mélange de la cendre et de la salive réunit des éléments opposés : la cendre,
substance résiduelle rattachée au feu, relève par excellence de la sphère céleste et du
royaume de la mort, alors que la salive, par sa nature humide (et dans son acception
euphorisante), est davantage un symbole chtonien de fécondité.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 225
Jacques au-delà des divergences qui finiront par séparer les deux
frères. La fraternité symbolique qui se noue entre Léon et Surya se
place sous le signe de la complémentarité davantage que sous celui de
la similitude, mais elle instaure néanmoins une puissante complicité.
Une commune passion pour la poésie rassemble Léon et Suzanne,
nous l’avons dit, de même qu’entre Suzanne et Surya s’établit un
certain lien du fait qu’elles sont les « deux soeurs » du protagoniste.
Les destins croisés d’Amalia et d’Ananta tissent entre ces figures
féminines une analogie que matérialisent leurs noms similaires. Enfin,
des affinités particulières unissent Anna à son amie secrète Sita ainsi
qu’à Noël, le père du narrateur contemporain : lors de leurs rendez-
vous secrets, Anna et Sita « parlent pendant des heures, de tout et de
rien, comme si elles avaient grandi ensemble, qu’elles étaient les deux
parties d’une même personne » (523). Quant à Noël et Anna, ils sont
nés la même année et vivent ensemble l’expérience douloureuse que
constitue l’expulsion hors du domaine familial. Tous deux figurent
aussi sur un tableau peint par Jacques, leurs « silhouettes d’enfants »
aux « robes longues et chapeaux ronds identiques » se ressemblant
« comme si c’étaient des jumeaux » (521).
Les relations verticales, moins nombreuses, ne sont pas moins
signifiantes. Elles se rapportent presque toutes au personnage d’Arthur
Rimbaud. C’est en particulier dans la première partie du roman,
intitulée « Le voyageur sans fin », que se construit un réseau de
connivences autour de la triade formée par Rimbaud, Léon (le frère de
Jacques) et Léon (le petit-fils de Jacques). Au cours de la partie
d’ouverture, chaque entité de la triade se trouve mise en rapport avec
chacune des deux autres, les diverses mises en relation ressortissant
toutes, bien sûr, à la perception du je narrateur. A partir de l’apparition
de Rimbaud dans le bistrot où se trouve Jacques, le narrateur
contemporain commence par s’identifier à son grand-père, puis au
grand-oncle. « Parfois il me semble que c’est moi qui ai vécu cela. Ou
bien que je suis l’autre Léon, celui qui a disparu pour toujours » (21).
Par la suite, les analogies se multiplient entre le « poète disparu » (51),
le grand-oncle qui s’est effacé, et celui qui s’apprête à partir à la
recherche de leurs traces 39 .
39
Parmi les relations verticales, signalons aussi la singulière similitude entre Rimbaud
et Anna, qui tous deux empoisonnent les chiens errants (le poète au Harrar, la petite-
fille du Patriarche au marché de Mahébourg).
226 CARNETS DE DOUTE
40
Cette lecture permet de conserver le double sens du complément « sans fin » : il
signifie simultanément que le voyage n’a pas de destination précise (un voyage sans
but) et qu’il ne s’arrête jamais (un voyage sans terme).
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 227
La quête du botaniste
41
La distance que Léon prend ici par rapport au botaniste ressemble à l’écart qui se
creuse entre le protagoniste et son frère médecin.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 231
42
« Il me semble que John l’a laissé juste pour moi, pour que je me souvienne, que je
continue après lui les leçons de botanique » (448).
232 CARNETS DE DOUTE
Mon seul trésor, c’est le petit livre noir noué d’un galon rouge, où John a
raconté les derniers jours de sa vie, sa chasse à l’indigotier austral, son rêve
d’un monde meilleur où les plantes auraient guéri l’humanité de toutes ses
plaies. (462)
Parler de lieux
évoquer des souvenirs 43 . Bien souvent, ces récits portent sur quelque
endroit qui revêt pour le locuteur et son public une importance
particulière. On se rappelle que, vers la fin du Chercheur d’or, Alexis
ressent le besoin pressant de parler du monde de son enfance, de
remplir les derniers instants de la vie de sa mère mourante de récits
qui évoquent le domaine du Boucan. Ces discours oraux se dotent
d’une puissance particulière, les paroles pouvant produire un effet
magique même si leur sens échappe à l’auditeur (pensons au discours
sur le trésor du corsaire qu’énonce le père d’Alexis) ou que leur
substance matérielle l’emporte sur le contenu qu’elles véhiculent (on
songe aux dictées données par la mère d’Alexis).
Les récits qui parlent de lieux s’avèrent nombreux aussi dans
La quarantaine. Comme dans Le chercheur d’or, le protagoniste de ce
roman se fait alternativement le récepteur et le producteur de discours.
D’une part, il écoute régulièrement son frère lui parler de Maurice, de
la maison où ils sont nés, du paysage où s’est déroulée une partie de
leur enfance. D’autre part, à la demande de Suryavati et de sa mère
Ananta, Léon raconte lui-même des histoires à propos de la France et
de l’Angleterre. Les deux espèces de discours, ceux que Léon écoute
comme ceux qu’il produit, ont ceci en commun qu’ils évoquent des
lieux que l’auditoire n’a jamais vus ou ne connaît que vaguement.
Léon ayant quitté Maurice avant son premier anniversaire, il se
souvient à peine de ce pays. Il en va de même pour Ananta, qui est
partie de l’Angleterre vers ses quatre ans. Suryavati, elle, n’a jamais
été en Europe, ce qui ne fait qu’augmenter sa fascination pour le pays
où sa mère a vu le jour.
Que le protagoniste en soit le récepteur ou le producteur, ces
discours qui parlent de lieux revêtent une importance capitale dans le
roman. Ils jouent un rôle unificateur en ce qu’ils sont en mesure de
créer des liens ou de rétablir des attaches rompues en réactualisant le
monde et l’époque dont ils parlent. Les discours à propos de lieux
lointains restituent verbalement le lien entre ces endroits et ceux qui
en parlent ou qui en entendent parler. Dans ce sens, les récits échangés
43
Selon Claude Cavallero, « il convient de prêter une attention spéciale au type du
conteur, dont la silhouette réapparaît dans plusieurs romans » (J.M.G. Le Clézio : les
marges du roman, op. cit., p. 268) ; dans son étude de Désert, Madeleine Borgomano
consacre un chapitre entier aux récits faits par des personnages du roman (Désert de
J.M.G. Le Clézio, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. « Parcours de lecture », 1992, p. 69-
85).
234 CARNETS DE DOUTE
Suzanne serrait ma main, elle fermait les yeux pour écouter. Nous voguions
ensemble sur un radeau, emportés par le flux qui descend à l’envers, qui
nous ramène au commencement. (104)
Dans ce cas aussi, le discours à propos d’un lieu déterminé est censé
pouvoir combler les lacunes, compléter le passé troué d’un personnage
auquel le récit renvoie, tant pour Léon que pour Ananta, à travers une
métaphore spatiale évoquant la profondeur : « c’était au fond de moi »
(85), « tout ce qui avait été englouti » (261). Seulement, la démarche
paraît inefficace ici : Léon ne réussit pas à identifier l’étrange
« musique d’anges ». La clef qui devait déverrouiller la mémoire
d’Ananta reste introuvable et l’accès à son passé demeure bloqué.
Suryavati se montre particulièrement déçue par cet échec. C’est que la
lacune qui affecte le passé d’Ananta s’est transmise à sa fille, qui la
ressent avec une acuité accrue. Dans une conversation avec le
44
Une partie des occurrences donnent à lire un radeau qui est pourvu d’une certaine
orientation, cf. « Sur notre radeau de basalte, nous glissons lentement vers la vie
nouvelle, vers notre mère » (p. 468-469). Ailleurs, le récit souligne davantage le
caractère désorienté de son déplacement : « Alors nous dérivons lentement sur notre
radeau de lave, dans la nuit, au hasard » (p. 471). Les citations du « Bateau ivre » qui
apparaissent au fil du texte contribuent à inscrire dans le roman l’idée de la
désorientation, de la perte des repères, ainsi que celle du voyage devenu
problématique : à la fin du poème rimbaldien, le navire qui autrefois a « dansé sur les
flots » se dégrade en un bateau « frêle comme un papillon de mai » qu’un enfant
« plein de tristesse » lâche dans une « flache / Noire et froide » (Arthur Rimbaud,
Oeuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Antoine Adam, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 66-69).
45
Le passeur, un « vieil Indien au visage troué par la variole et au regard d’aveugle »
(p. 72) assure le va-et-vient entre l’île Plate et Gabriel. Effectuant ce mouvement
alternatif au moyen d’une « vieille plate pourrie qui fait eau de toutes parts » (p. 343),
le personnage apparaît comme une version dérisoire du capitaine.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 237
Comment ils s’appelaient, d’où ils venaient, c’est la seule chose qui me
manque. C’est comme si une partie de moi était morte depuis toujours.
(257)
J’invente tout, je lui décris des bals que je n’ai jamais vus, des fêtes que j’ai
lues dans Splendeurs et misères des courtisanes. (137)
C’est en effet sur le mode hypothétique que Léon formule l’idée que
les propos tenus par son frère seraient purement imaginaires, dans une
phrase qui met en oeuvre le même verbe (inventer) que celui au
moyen duquel il qualifie sa propre locution. La comparaison de
l’énoncé de Jacques avec le délire d’un passager malade confère
cependant un caractère pathétique à la démarche du frère et assimile la
parole du conteur à celle d’un aliéné. Le passage que nous venons de
citer infirme donc nettement la portée et la puissance du discours du
frère, tout comme la qualification de « bavardage » ou de
« mensonges » affecte la valeur des récits que le protagoniste adresse
à Suryavati.
La problématique du discours des personnages s’avère
cependant complexe et ambiguë dans le roman leclézien. Si les
histoires proférées par Jacques et par Léon sont imaginaires, voire
mensongères, leur énonciation répond néanmoins à un besoin ou
même à une exigence des auditeurs. La première fois que Suryavati
demande au protagoniste de lui parler de l’Angleterre, Léon
commence bien par évoquer la « réalité » (136) des rues grises de
Londres. Mais il s’aperçoit de l’expression « triste et déçue » (137) de
la jeune fille : « ce n’est pas cela qu’elle veut entendre » (136), se dit-
il, avant de se mettre à parler de « l’Angleterre qui la fait rêver », afin
de voir briller les yeux de son auditrice « captivée » (137). A une
deuxième occasion, Suryavati incite Léon à évoquer les grands jardins
de la capitale anglaise pour raviver les souvenirs de sa mère Ananta :
« Parle-lui des grands jardins. C’est ça qu’elle veut entendre » (260).
Léon commence à énumérer les noms des parcs londoniens « comme
les mots d’une poésie mystérieuse » (260), puis il essaie d’expliquer
qu’en vérité, « Londres est une très grande ville » où on risque de ne
jamais retrouver les gens qu’on a perdus. Ce récit véridique provoque
de nouveau une déception : lorsqu’elle comprend que Léon est
incapable de situer la « musique d’anges » qui était censée fournir la
clef à la mémoire d’Ananta, Surya se met en colère, « ne pouv[ant]
pas accepter cette réponse » (262).
Dans une certaine mesure, le destinataire des discours laisse
donc paraître ses préférences – rappelons les phrases spéculaires « ce
n’est pas cela qu’elle veut entendre » (136) ; « c’est ça qu’elle veut
entendre » (260) – et réfute la variante véridique au profit de celle qui
a les résonances d’une « poésie mystérieuse », fût-elle inventée de
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 239
46
Il faudrait peut-être faire une exception pour les assertions de la mère et de la tante
Adélaïde au sujet des astres, qui se trouvent réfutées par la figure paternelle comme
étant des superstitions. Malgré ces réserves du père, le protagoniste adhère cependant
aux idées formulées par les femmes.
47
Cf. aussi p. 168 : « je lui parlerai [...] des pays qui n’existent pas ».
240 CARNETS DE DOUTE
récits de son frère aussi, il repère des éléments qui selon lui
« n’existe[nt] que dans les légendes » (169) ou « dans les songes »
(291). On passe ainsi d’une forte mythification des discours des
personnages à leur mise en question discrète mais réelle. L’évolution
de la problématique à l’intérieur de chaque roman s’avère révélatrice à
ce sujet. Dans les dernières pages du Chercheur d’or, on voit le
protagoniste accéder à la parole fabulatrice et s’épanouir en tant que
conteur. La quarantaine donne à lire une tout autre modulation : vers
la fin du séjour sur Plate, le frère du protagoniste est atteint d’une
espèce d’aphasie. Lui qui, autrefois, évoquait interminablement l’île
de son enfance, à présent s’efforce en vain de reprendre son histoire.
« Il a essayé de parler », relate le protagoniste, « mais il n’arrive plus à
raconter Maurice comme avant. C’est comme s’il n’y croyait plus »
(410). Que l’échec est reporté sur la figure fraternelle n’enlève rien au
désenchantement du passage et au contraste qui s’accuse par rapport à
l’issue du roman de 1985.
Pour conclure, transférons les observations faites à propos du
discours des personnages dans le domaine du discours romanesque.
Tout se passe en effet comme si le narrateur de La quarantaine, à
l’instar des personnages qu’il met en scène, « n’y croyait plus » tout à
fait. D’où une oeuvre volumineuse qui, d’une part, s’acharne à
énoncer une fiction, et d’autre part, l’exhibe comme telle au détour des
pages, dans les plis du récit. Le roman tout entier procède en quelque
sorte à la façon de son protagoniste : il construit un univers imaginaire
pour voir briller les yeux du destinataire, tout en signalant à l’occasion
que son discours relève du mensonge. Cette démarche produit un texte
paradoxal, transparent en apparence, mais dont les détails révèlent
l’aspect problématique. Comme nous le verrons encore dans le
chapitre suivant, La quarantaine présente certaines caractéristiques de
ce que Bruno Blanckeman, à propos de trois autres romanciers
contemporains, appelle un « récit indécidable » : il s’agit de textes
dont la fiction « est distancée ou contestée en son for, par un usage
ambivalent de ses paramètres », ou dont l’intrigue « se décale, se
dédouble, se défait » ; on aboutit ainsi à un roman qui « semble
porteur d’une légère schizé » dans la mesure où « simultanément, il
produit de la fiction et surligne cette production, énonce du
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 241
48
Bruno Blanckeman, Les récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal
Quignard, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll.
« Perspectives », 2000, p. 16-17.
242 CARNETS DE DOUTE
49
Bruno Thibault, « La Métaphore exotique : l’écriture du processus d’individuation
dans Le Chercheur d’or et La Quarantaine de J.M.G. Le Clézio », The French
Review, vol. 73, n° 5, avril 2000, p. 845.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 243
taine met en scène en quelque sorte les ombres furtives de ceux qui
peuplent l’univers du Chercheur d’or ; le roman de 1995 présente une
version fragilisée du monde insulaire qu’habite Alexis.
C’est ce que nous voudrions montrer dans ce dernier
chapitre, qui étudiera d’abord certains aspects narratologiques du
roman comme la temporalité du récit et la question des instances
narratrices. Ces aspects plus techniques tirent leur importance du fait
que les modalités de la facture du récit font apparaître une certaine
inconsistance qui contribue à placer l’oeuvre sous le signe de la
fragilité. Ensuite, une troisième section traitera du désenchantement
qui caractérise le roman. Nous terminerons ce chapitre en démontrant
que La quarantaine met en oeuvre une poétique modelée sur l’écho –
démarche scripturale aux effets ambivalents.
50
En plus de ces verbes de déclaration accumulés – « il avait dit » ; « Jacques qui
racontait » ; « quand il parlait » (deux occurrences) ; « ce monstre [...] parlant » – ,
l’attention portée à la voix et à l’accent particulier de l’un des locuteurs contribue à
donner de l’ampleur à l’acte énonciateur.
246 CARNETS DE DOUTE
51
Au cours de la quarantaine, qui se déroule du 27 mai au 7 juillet 1891, Suzanne
évoque Anna, « la fille de Louis, la petite-fille du Patriarche, qui est née en avril
dernier » (p. 419).
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 247
52
Les fragments du « Journal du botaniste » apparaissent aux pages 69, 78-79, 82-83,
95, 107-108, 123-124, 139, 153-154, et enfin 203.
53
Il est mis en oeuvre dans Désert et Onitsha, par exemple.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 249
54
Voir la section « Parentés confuses et lointaines affinités ».
55
Ainsi lit-on au milieu de l’épisode de la quarantaine, qui est raconté en principe par
le frère de Jacques, la phrase suivante, qui est clairement prononcée par le petit-fils de
Jacques : « Je pense à Ananta >…@. Je ne sais d’elle que ce nom >…@. Ce que m’a
raconté ma grand-mère Suzanne, quand j’étais enfant » (p. 329).
250 CARNETS DE DOUTE
56
« Mon grand-père Jacques ne m’a jamais parlé de cela » (p. 19).
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 251
57
Seulement, le récit exclut la possibilité de Jacques comme intermédiaire, en
précisant que celui-ci « n’a pas parlé de Rimbaud à Suzanne » (p. 54). Pour que
Suzanne puisse transmettre l’histoire de la deuxième rencontre, il faudrait donc que
Léon lui ait raconté ce qui s’est passé lors de l’escale des deux frères (ce que le récit
ne confirme nulle part).
252 CARNETS DE DOUTE
Je ne suis plus très sûr des détails, il me semble que j’ai rêvé tout cela, que
j’y ai ajouté mes propres souvenirs – contrairement aux recommandations
de ma grand-mère. (21)
de cette inconsistance.
L’irrespect des préceptes de la grand-mère a beau être
équilibré par l’impression soudée du résultat, les signes de la fragilité
du récit ne cessent de transparaître. On pense en particulier aux
tournures modales et à d’autres formules qui ont pour effet d’exhiber
la « confection » de l’oeuvre. Tout se passe un peu comme si le
lecteur avait accès simultanément à un univers fictionnel et à l’atelier
où ce monde aurait vu le jour, qu’on lui livrait à la fois la création et
ses secrets de fabrication. Cette impression se fait insistante surtout
vers la fin du roman, au moment où le narrateur contemporain reprend
la parole pour émettre des réflexions sur la difficulté de faire revivre
son passé en se rendant sur les îles de ses ancêtres :
Distance et désenchantement
58
Dominique Viart, « Mémoires du récit. Questions à la modernité », La revue des
lettres modernes, série « Écritures contemporaines », Paris-Caen, 1998, p. 11 et 19.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 255
fermant les yeux pour mieux entendre. La porte s’était ouverte sur un
tourbillon froid, le bruit du vent et de la mer, les grincements des oiseaux. Je
restais immobile dans le courant d’air, devant la cour glacée, et un garçon
nommé Flécheux était venu, m’avait tiré en arrière. Je me souviens de son
visage, de son regard effrayé. Il disait : ‘Qu’est-ce que tu fais? Qu’est-ce
que tu as?’ Et moi je répétais : ‘Ecoute, mais écoute !’ Flécheux avait
refermé la porte, et d’un coup le bruit s’était arrêté. (74-75)
59
Désenchantement que J.M.G. Le Clézio a éprouvé lui-même lors d’un voyage à
Maurice et qu’il exprime en se référant à Baudelaire : « Quand je suis arrivé à
Maurice, d’abord j’ai été un peu gêné par le côté très luxuriant et la vie facile [...] pour
le touriste qui arrive : il y a la mer, le soleil, les cocotiers... J’ai trouvé ça un peu
ennuyeux. J’ai ressenti un peu ce que Baudelaire avait pu ressentir quand il s’était
promené par là, une sorte d’irritation » (entretien avec Pierre Maury, Magazine
littéraire, n° 230, 1986, p. 92).
60
Le narrateur dénonce ainsi les pratiques des tour-operators chez qui « les petites
créoles aux yeux de velours » dont les touristes sont « si friands » « font partie du prix
du voyage » (p. 505).
61
Dans la première partie du roman, la même évocation d’embouteillages sert à
opposer le Paris contemporain, ville dépeinte comme inauthentique et défigurée, au
Paris mythique des années ’60 : « Au Quartier latin, il n’y a plus personne du temps
que j’étais étudiant. Les pavés de mai 68 ont été bitumés. Il y a des embouteillages.
Les trains de banlieue sont écorchés vifs, les sièges de fausse moleskine sont graffités
au feutre et coupés au cutter » (p. 27).
258 CARNETS DE DOUTE
62
« Pourtant il me semble qu’ils sont encore ici, que je sens sur moi leur regard, pareil
au regard des oiseaux qui tournent autour du piton. Chaque pierre, chaque buisson
porte ici leur présence, le souvenir de leur voix, la trace de leur corps. C’est un
frisson, une vibration lente et basse » (p. 510).
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 259
63
Lili peut être lu comme un diminutif de Lilith, la reine des succubes associée à la
« Prostituée Sacrée », qui utilise sa séduction à des fins de destruction (voir Pierre
Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, Paris/Monaco, Editions du Rocher, 1988,
p. 930-936).
260 CARNETS DE DOUTE
les deux figures féminines : alors que Surya ne cesse d’être glorifiée
par son fidèle compagnon, Léon banalise Lili en parlant d’elle comme
de sa « sauvageonne d’un été » (511).
Même la figure mythique d’Arthur Rimbaud n’est pas à l’abri
du désenchantement. Certes, l’incipit met en valeur la puissance
envoûtante qui émane de l’adolescent furieux lorsqu’il apparaît dans
la salle enfumée d’un bistrot de Saint-Sulpice ; le roman célèbre la
« musique étrange » (24) que composent les vers du poète voyou.
Mais par la suite, le récit donne de Rimbaud une image désolée de
poète moribond. Lorsque Jacques et Léon le rencontrent à Aden,
« dans l’étroite chambre surchauffée » (45) de l’hôpital, tout se passe
comme si le poète en lui avait déjà disparu : ce qu’ils voient, c’est un
« gisant » (49), un « malade émacié » (54) qui n’énonce que des
« monosyllabes » (46) ou des paroles « hachées, incohérentes » (47)
qu’il prononce d’une voix « saccadée » (48), « monocorde » et
« métallique » (56). Dans ce « corps rongé par la douleur et la
sécheresse », affirme le récit, personne n’aurait pu reconnaître « la
grâce de l’enfant qui dansait les mots » (56). Les dernières pages du
roman baignent également dans une ambiance funéraire : toujours
fasciné par Rimbaud, Léon tient à visiter le dernier lieu où le poète ait
vécu et se rend à l’hôpital de Marseille « comme on va sur un caveau
de famille » (538).
Ecrire en écho
64
On pense aussi aux personnages nomades de Désert, qui apparaissent « comme
dans un rêve, [...] à demi cachés par la brume de sable que leurs pieds [soulèvent] »
(p. 7) au début du récit, et dont la toute dernière phrase du roman dit qu’ils « s’en
allaient, comme dans un rêve, ils disparaissaient » (p. 439).
65
Près de vingt occurrences au total désignent Suryavati comme une silhouette.
262 CARNETS DE DOUTE
66
L’expression « cellule génératrice » est employée par Madeleine Borgomano à
propos de l’oeuvre de Marguerite Duras pour désigner « un énoncé de brèves
dimensions, un micro-récit [...] situé au tout début de l’oeuvre, et pourtant contenant
déjà, comme en germe, l’annonce de son devenir ». Chez Le Clézio, le phénomène a
sans doute une moindre extension (selon M. Borgomano, l’oeuvre entière de Duras se
serait développée à partir de l’histoire de la « mendiante indienne »), mais il s’agit
également d’une « forme-sens » : telle la cellule génératrice durassienne, le micro-
récit au début de La quarantaine réfléchit à nos yeux non seulement le contenu de
l’oeuvre, ses « thèmes principaux », et son « déroulement narratif », mais aussi « le
mouvement même qui l’animera ». Voir M. Borgomano, « L’histoire de la mendiante
indienne. Une cellule génératrice de l’oeuvre de Marguerite Duras », Poétique, n° 48,
1981, p. 479-493.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 263
Dans la salle enfumée, éclairée par les quinquets, il est apparu. Il a ouvert la
porte, et sa silhouette est restée un instant dans l’encadrement, contre la
nuit. Jacques n’avait jamais oublié. Si grand que sa tête touchait presque au
chambranle, ses cheveux longs et hirsutes, son visage très clair aux traits
enfantins, ses longs bras et ses mains larges, son corps mal à l’aise dans une
veste étriquée boutonnée très haut. Surtout, cet air égaré, le regard étroit
plein de méchanceté, troublé par l’ivresse. Il est resté immobile à la porte,
comme s’il hésitait, puis il a commencé à lancer des insultes, des menaces,
il brandissait ses poings. Alors le silence s’est installé dans la salle. (15)
67
Onitsha fournit un autre exemple d’un incipit leclézien qui raconte un début : le
roman commence par le départ d’un navire.
68
De même, dans le cas d’Onitsha, on peut dire qu’à l’embarquement des passagers
sur le Surabaya correspond celui du lecteur dans l’histoire.
264 CARNETS DE DOUTE
69
Un récit répétitif raconte « n fois ce qui s’est passé une fois » (G. Genette, Figures
III, p. 147).
70
Voir p. 23, l’extrait qui s’étend entre ces deux phrases : « C’est alors que la porte du
café s’ouvre avec violence, et apparaît sur le seuil un jeune homme, un jeune garçon,
au visage d’enfant » ; « Il promène encore une fois sur l’assistance son regard étroit,
menaçant, puis les deux hommes s’éloignent, il ne reste que la bouffée d’air glacé qui
court un instant dans la salle ».
71
Voir p. 29, de la phrase suivante : « La porte s’ouvre sur la nuit, l’embrasure si
étroite et basse, comme un trou de furet, et il est debout, un enfant géant aux poings
serrés [...] » jusque vers la fin du paragraphe.
L’ERRANCE OU LE VOYAGE FRAGILISE 265
72
Isabelle Roussel-Gillet est l’une des rares critiques à se montrer attentive aux
risques que présente l’écriture répétitive (généralement valorisée chez Le Clézio pour
son effet « incantatoire ») : dans son ouvrage sur Le chercheur d’or, elle signale ainsi
le « danger de l’autopastiche et de la répétition contre productive », tout en réorientant
ensuite cette idée dans un sens euphémique en faisant suivre sa remarque d’une
citation proustienne (Etude sur Le chercheur d’or de J.M.G. Le Clézio, Paris, Ellipses,
2005, p.39).
266 CARNETS DE DOUTE
1
La haine des métropoles occidentales ressort aussi de récits comme Le déluge, La
guerre ou Les géants. On voit ainsi François Besson, le protagoniste du Déluge,
circuler à travers les « canyons de la ville » (p. 189), marcher dans des rues « qui ne
lui appartenaient pas » (p. 190), puis s’asseoir dans un restaurant où « les faces
fermées des gens lui renvoyaient son image comme autant de miroirs », ce qui
provoque chez lui une espèce de révolte associée au besoin de partir : « Ce qu’il fallait
faire, c’était combattre, de toutes ses forces ; d’abord quitter le lieu étincelant de cette
morgue » (p. 192).
268 CARNETS DE DOUTE
2
Le livre des fuites, p. 56.
CONCLUSION 269
3
Dans un roman comme Désert, la mythification du voyage passe aussi par une
valorisation de la nature, de l’enfance et des origines : la migration de l’héroïne Lalla
y acquiert une dimension universelle par sa mise en parallèle avec les errances de ses
ancêtres nomades.
270 CARNETS DE DOUTE
4
La quarantaine, p. 540.
CONCLUSION 271
5
Cette fragilisation s’observe aussi dans d’autres romans récents. Selon Bruno
Thibault, Poisson d’or (1997) apparaît ainsi comme une récriture ambiguë et plus
sombre de Désert : le thème de l’initiation y est présent « mais ne parvient pas à
s’imposer ni à contrebalancer l’ambiance délétère du roman » (« La revendication de
la marginalité et la représentation de l’immigration clandestine dans l’oeuvre récente
de J.M.G. Le Clézio », Nouvelles Etudes Francophones, vol. 20, n° 5, automne 2005,
p. 54). Dans Hasard (1999), la reprise du modèle du roman d’aventure confine à la
parodie. Les titres des chapitres renvoient aux lieux communs du genre (exotisme,
mystère) avec une insistance qui en devient suspecte ; le métier de cinéaste du
protagoniste masculin donne lieu à des métaphores de la théâtralisation : Juan Moguer
ressemble à un « vieux pirate de cinéma » (p. 78) dont le yacht finit par périr dans une
« parodie de naufrage » (p. 195).
272 CARNETS DE DOUTE
6
Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, p. 199.
7
J.M.G. Le Clézio, L’inconnu sur la terre, p. 307.
CONCLUSION 273
8
Révolutions p. 271-273, 328-331, 363-365 et 421-422.
9
Le livre des fuites, p. 154-157.
10
Révolutions, p. 423-431, 449-462, 499-511 et 545-550.
274 CARNETS DE DOUTE
11
Par exemple le sociologue Michel Maffesoli, qui dans Du nomadisme.
Vagabondages initiatiques (Paris, Librairie générale française, « Le Livre de Poche »,
1997) propose une lecture globalement euphorisante des pratiques nomades
contemporaines.
CONCLUSION 275
12
Michel de Certeau, La fable mystique, p. 411 (souligné par l’auteur).
13
Récemment, Le Clézio a formulé cette idée à plusieurs reprises : en décembre 2001,
l’auteur déclare que la langue française « est peut-être [son] véritable pays » (Label
France, n° 45) ; dans un entretien accordé à l’occasion de la parution de Révolutions,
il affirme souffrir d’un « manque d’appartenance » que seule l’écriture paraît en
mesure de combler : « J’envie les Indiens qui sont accrochés à leur terre comme un
minéral ou un végétal. Moi, je suis de nulle part. Ma seule solution est d’écrire des
livres, qui sont ma seule patrie » (Le Nouvel Observateur, n° 1995, février 2003, p.
58).
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