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pas seulement entre deux choses, et qui n'est pas non plus
G ILLE S DELEUZE
une simple différence conceptuelle. Faut-il aller jusqu'à une
différence infinie (théologie) ou se tourner vers une raison
du sensible (physique) ? A quelles conditions constituer un pur
concept de la différence ?
Différence
Un concept de la répétition implique une répétition qui 1 1 • •
n'est pas seulement celle d'une même chose ou d'un même
élément. Les choses ou les éléments supposent une répétition et repet1t1on
plus profonde, rythmique. L'art n'est-il pas à la recherche
de cette répétition paradoxale, mais aussi la pensée (Kierke-
gaard, Nietzsche, Péguy) ?
É.PIMÉTHÉB
186 FF 2.24092.9213193
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ÉPIMÉTHÉE
ESSAIS PHlLOSOPHIQt!I'.S
GILLES DELEUZE
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BibliotMqu• ck pbilooophir conlrmpotaint
' ''"· boulnoatd Saine-Germain, 75006 P&ril
AVANT- PROPOS
Notre vie moderne est telle que, nous trouvant devant les
rèpêt ilions les plus mécaniques, les plus stèrêolyp{·cs, hors de nous
el en nous, nous ne cessons d'en extraire de Jlelites diiTérenccs,
variantes el modifications. Inversement, des rêpi·litions secrêtcs,
dèguisêes et cach~;es, animi>es par le déplac<'mcnl perpétuel
d'une difTl·rence, rrstitucnl ('Il nous el hors de nous des répéli-
lions nues, mécaniques el slérêot ypées. Dans Je simulacre, la
r.!pétition porte ù\·ji• sur des n.'pdit ions, ct ln dillërcncc porte
dêjà sur des diJT,•rcnces. Ce sont des répt:·t it ions qui sc répètent,
el le diiTl·rencianl qui se diiTércncit•. La tâche de la vie est de
[aire coexister toutes les rèpêtilions dans un espace où sc distribue
la di!Té-rencc. A l'origine de ce livre, il y a deux t.lircclions de
recherche : l'une, concernant un concept de la dillércnce sans
n.!galion, pr~;cisëment parce que la dilll;rence, n'aant. pas subor·
donnée à l'identique, n'irait pas ou • n'aurait pas à aller • jusqu'à
l'opposilion el la contradiction- l'autre, concernant un concept.
de la r~pélilion, tel que les répétitions physiques, mécaniques
ou nues (répétition du Même) trouveraient leur raison dans les
structures plus profondes d'une répétition cachée où sc déguise
el se déplace un • di!Térentiel ». Ces deux recherches se sont
spontanément rejointes, parce que ces concepts d'une dif/ére11ce
pure el d'une repelilion complue semblaient en toutes occasions
se réunir et se confondre. A la divergence et. au décentrement
perpétuels de la diiTêrence, correspondent. étroitement. un dépla-
cement el un déguisement dans la répétition.
1
INTRODUCTION
RÉPÉTITION ET DIFFÉRENCE
1. Cr. Charles Pt~;Guv, Clio, 1917 (N.R.I~.J. 33• éd.), p. 45, p. 114.
'l. Pius SEIIVI~:'I, Principe11 d'e$/hllique (tsoivln, 1935), pp. 3-5; Sclenu et
pouie (FJammu.rion, 1947), pp. 44~7.
INTRODUCTION
•
des matit-res molles et fluides à l'échelle géologique d'un mil-
lion d'années. Et, à chaque niveau, c'est par rapport à de grands
objets permanents dans la nature qu'un sujet de la loi éprouve
sa propre impuissance à ri-péter, et découvre que celle impuis-
sance est déjà comprise dans l'objet, réfléchie dans l'objet per-
manent où il lit sa condamnation. Ln loi réunit le changement
des eaux à la permanence du fleuve. De Watteau, Élie Faure
dit : • Il avait placé ce qu'il y a de plus passager dans ce que
notre regard rencontre de plus durable, l'espace et les grands
bois. • C'est la méthode xv m'siècle. \Volmar, dans La Nouvelle
H~loi!Je, en avait fait un systême: l'impossibilitk de la répétition,
le changement comme condition générale à laquelle la loi de
la Nature semble condamner toutes les créatures particulières,
était saisi par rapport à des termes fixes (sans doute eux-mêmes
variables par rapport à d'autres permanences, en fonction
d'autres lois plus générales). Tel est Je sens du bosquet, de la
grotte, de l'ohjet • sacré •· Saint-Preux apprend qu'il ne peut
pas répéter, non seulement en raison de ses changements et de
ceux de Julie, mais en raison des grandes permanences de la
nature, qui prennent. une valeur symbolique, et ne l'excluent.
pas moins d'une vraie répétition. Si la répétition est possible,
elle est du miracle plutôt que de la loi. Elle est contre la loi :
contre la forme semblable et le contenu équivalent de la loi.
Si la répétition peut être trouvée, même dans la nature, c'est.
au nom d'une puissance qui s'affirme contre la loi, qui travaille
sous les lois, peut-être supérieure aux lois. Si la répétition existe,
elle exprime à la fois une singularité contre le général, une uni-
versalité contre le particulier, un remarquable contre l'ordinaire,
une inst.ant.anéitk contre la variation, une éternité contre la
permanence. A tous égards, la répétition, c'est la transgression.
Elle met. en question la loi, elle en dénonce Je caractère nominal
ou général, au profit d'une réalité plus profonde et plus artiste.
Il semble difficile pourtant de nier tout rapport de la répéti-
tion avec la loi, du point de vue de l'expérimentation scientifique
elle-même. Mais nous devons demander dans quelles conditions
l'expérimentation assure une répétition. Les phénomènes de la
nature se produisent à l'air libre, toute inférence étant possible
dans de vastes cycles de ressemblance : c'est en ce sens que tout
réagit sur tout, et que tout ressemble à tout (ressemblance du
divers avec soi). Maie l'expérimentation constilu1': des milieux
relativement clos, dans lesquels nous définissons un phénomène
en fonction d'un petit nombre de facteurs sélectionnés (deux au
minimum, par exemple l'e~~pace et le temps pour le mouvement
1
{0 DIFFÉRElVCE ET RÉPÉTITION
d 'un corps en général dans le vide). Il n'y a pas lieu, dès lon~, de
s'interroger sur l'application des mathématiques à la physique :
ln physique est immédiatement mathématique, les facteurs rete-
nus ou les milieux clos constituant aussi bien des systèmes de
coordonnées géométriques. Dans ces conditions, le phénom~ne
apparatt nécessairement comme tgal à une certaine relation quan-
titative entre facteurs sélectionnés. Il s'agit donc, dans l'expéri-
mentation, de substituer un ordre de généralité à un autre : un
ordre d'égalité à un ordre de ressemblance. On défait les ressem-
blances, pour découvrir une égalité qui permet d'identifier un
phénomène dans les conditions particulières de l'expérimentation.
La répélition n'apparaît ici que dans le passage d'un ordre de
généralité à l'autre, affieurant à la faveur, à l'occasion de ce
passage. Tout se passe comme si la rëpétition pointait dans un
instant, entre les deux généralités, sous deux généralités. Mais là
encore, on risque de prendre pour une différence de degré ce qui
diffère en nature. Car la généralité ne représente et ne suppose
qu'une répétition hypothétique : si les mêmes circonstances sont
données, alors... Cette formule signifie : dans des totalités sem-
blables, on pourra toujours retenir et sélectionner des facteurs
identiques qui représentent l'être-égal du phénomène. Mais on ne
rend compte ainsi ni de ce qui pose la répétition, ni de ce qu'il y a
de catêgorique ou de ce qui vaut en droit dans la répétition (ce
qui vaut en droit, c'est « n • rois comme puissance d'une seule
fois, sans qu'il y ait besoin de passer par une seconde, une troi-
sième fois). Dans son essence, la répétition renvoie à une puissance
singulière qui diffère en nature de la généralité, même quand elle
profite, pour apparaltre, du passage artificiel d'un ordre général
à l'autre.
L'erreur c stotcienne •, c'est d'attendre la répétition de la loi
de nature. Le sage doit se convertir en vertueux ; Je rêve de
trouver une loi qui rendrait la répétition pos!'ible passe du côté
de la loi morale. Toujours une lAche à t('commencer, une fidélité
à reprendre dans une vie quotidienne qui se confond avec la réot-
firmation du Devoir. Büchner fait dire à Danton : • C'est bien
rastidieux d'enfiler d'abord sa chemise, puis sa culotte, et le soir
de se trainer au lit et le matin de se traîner hors du lit, et de meltre
toujours un pied devant l'autre. Il n'y a guère d'espoir que cela
change jamais. Il est fort triste que des millions de gens aient.
Cait ainsi et que d'autres millions le (assent encore après nous, et
que par-dessus le marché nous soyons constitués de deux moitiés
qui font toutes deux la même chose, de sorte que tout se produit
deux fois. • Mais à quoi servirait la loi morale, si elle ne sanctifiait
INTRODUCTION H
l' habitude n 'est pas prise ; celui des équivalences, avec l'égnlilë
des éléments d'action dans des situations diverses, dès que
l'habitude est. prise. Si hien que jamais l'habitude ne forme une
véritable répétition : tantôt. c'est l'aclion qui change, ct se per-
fectionne, une intention restant constante ; tantôt l'aclion reste
égale, dans des intentions et des contextes ùillêrcnt.s. Là encore,
si la répétition est possible, elle n'apparaît qu'entre ces deux
généralités, de perfectionnement. el d'intégration, sous ces deux
généralités, quitte à les renverser, témoignant d'une tout. autre
puissance.
Si la répétition est possible, c'est contre la loi morale autanL
que contre la loi de nature. On connalt deux manières de renverser
la loi morale. Tantôt par une remontée dans les principes : on
contest.e l'ordre de la loi comme secondaire, dérivé, emprunté,
~ général •; on dênonce dans la loi un principe de seconde main,
qui détourne une force ou usurpe une puissance originelles.
Tantôt, au contraire, la loi est d'autant mieux renversée qu'011
d<>;scend vers les cons<'quences, qu'on s'y soumet avec une minutie
trop parfaite; c'est à force d'épouser la loi qu'une âme fausse-
ment soumise arrive à la tourner, et à goûter aux plaisirs qu'elle
était censée dëfenc..lre. On le voit bien dans toutes les demons-
trations par l'absurde, ùans les grèves du zèle, mais aussi dans
certains comportemenLs masochistes de dérision par soumission.
La première manière de renverser la loi est ironique, et l'ironie
y apparalt comme un art des principes, de la remontée vers les
principes, et du renversement des principes. La seconde est
l'humour, qui est un art des conséquences et des descentes, des
suspens et des chul.es. Faut-il comprendre que la répétition
surgit dans ce suspens comme dans cette remontée, comme si
l'existence se reprenait et se • réitérait D en elle-même, dès qu'elle
n'est plus contrainte par les lois ? La répétition appartient il
l'humour et à l'ironie; elle est par nat.ure transgression, excep-
tion, manifestant toujours une singularite contre les particuliers
soumis à la loi, un universel contre les généralités qui font. loi .
.1 1
1. Dans la comparaison qui prt\céde, les textes auxquels nous nous rMt\rons
sont panni les plus connus de Nietzsche et de Kierkegaard. Pour KlEnKE-
GAARD, il s'agit de: La répW/ior1 (trad. el éd. T!SSEAU); des passages du Jour-
nal (IV, 8 117, publit\s en appendice de la traduclion T!sSEAU); Crainte~/
/runblermn/; la note très importante du Conup/ d'angoiue (trad. FERLOV et
GA.TEAU, N.R.F., pp. 26,28). Et sur lu critique de la mémoire, er. Mit/lu philo·
aophiqu.t&et Ela(M& &ur /t chtmin dt la uit.- Quant à NIETZSCHE, Zarathoustra
(surtout Il, • De la rédemption •; elles deux !!'f"3nds passages du livre Ill, • De la
vision et de l'énigme • el • Le convalescent •, l'un concernant Zarathoustra
malade et discutant avec 110n démon, l'autre, Zarathoustra convalescent dis-
cutant avec ses animaux); muls aussi I.u nolu de 1S81·1882 (où NiHzsche
oppose explicitement • son • hyr,otMse Il. l'hypolbêse cyclique, et critique toutes
les notions de ressemblance, d t\galité, d"équ1libre et d'identité. Cr. Volon/~ dt
pu.iuanu, trnd. BIA!'!QUIS, N.R.F., t. 1, pp. 295-301).- Pour Pâouv, ennn,
on 1e reparlera eM8DUellemen\ a Jwnn1 rf Arc et à Clio.
INTRODUCTION 17
•
• •
Le discret, l'aliéné, le refoulé sont les trois cas de blocage
naturel, correspondant aux concepts nominaux, aux concepts de
la nature et aux concepts de la liberté. Mais d:ms lous ces cas,
on invoque la forme de l'identique dans le concl'pt. la forme du
Mêml' dans la représrntation, pour rendre compte de la ri·pé-
tition : la rf.pétîlion se dit d'êléments qui sont réellement dis-
tincts, et qui, pourtant, onl strictement Je même concept. La
répétition apparntt donc comme une difT(·rencc, mais une dif-
férence absolument sans concept, en ce sens diiTérencc indi!Té-
rcnle. Les mots « réellt'ment li, " strictement n, « absolument »
sont censés renvoyer au phènomène du hlocal!e naturel, par
opposition au blocage lo11:ique qui ne détermine qu'une Ri<néralité.
Mais un grave inconvénient compromet Ioule cette tentative.
Tant que nous invoquons l'identité absolue du concept pour des
objets distincts. nous SU/Zgérons seulement une explication nPga-
tive et par défaut. Qu<' ce dHaut soit fondé dans la natur(' du
concept ou de la r<'présentaUon mêmes n'y change rien. Dans
le premier cas, il y a répêtition parce que le concept nominal a
naturellement une compréhension finie. Dans le second cas, il
y a répétition parce que le concept de la nature est naturellement
sans mémoire, alit•né, hors de soi. Dans le troisième, parce que
le concept de la liberté reste inconscient, le souvenir et la repré-
sentation, rcfouiPs. Dans tous les cas, ce qui répète ne le fait
qu'il force de ne pas • comprendre», de ne pas ge souvenir. de ne
pas savoir ou de n'avoir pas conscience. Partout. c'est l'insuffi-
sance du concept et de ses concomitants représentatifs (m~moire
et comcience de soi, remémorai ion et recognition) qui est cens~e
rendre compte de la rf'•pèlilion. Tel est donc le dêfaut de tout
argument fondé sur la forme d'idcnlitê dans le concept : ces
arguments ne nous donnent qu'une définition nominale et une
explication négative de la répétition. Sans doute peut-on opposer
l'identité formelle qui correspond ou simple blocage logique, et
l'identité réelle (fe Même) telle qu'elle apparalt dans le blocag-e
naturel. :\lais le hlocaj!C naturel a lui-même hPsoin d'une force
positive supra-conceptuelle capable de l'expliquer, et. d'expliquer
du même coup la rfpetition.
Revenons à l'exemple de la psychanalyse : on répète parce
qu'on refoule ... Freud ne s'est jamais satisfait d'un tel schéma
négatif où l'on explique la répétition par J'amnésie. Il est vrai que,
dès le début, le refoulement désigne une puissance positive. Mais
1
'
I NTRODUCTION 27
I.NTRODUCTION ..
nous montre le héros qui vit à la rois la répétition comme trlll',
et ce qui se répète commf' toujours déguisé dans la répêtition.
Dans l'analyse de l'obsession, l'apparition du thème de la mort
coïncide avec le moment où l'obsédé dispose dP lous l('s per-
sonnages de son draml', rt les réunit dans une répétition dont
le « cérémonial » est seulement l'enveloppe ext~rieurE'. Partout
c'est le masque, c'est le travesti, c'est le vHu, la vérité du
nu. C'est le masqiH', le véritable sujet. de la répétition. C'est
parce que la répétition di!Ti're rn nature de la représentation,
que le répété ne peut être représ('nlé, mais doit toujours être
signifié, masqué par ce qui le signifie, masquant lui-même ce
qu'il signifie.
Je ne répète pas parce que je rf'foule. Je refoule parce quf' je
répète, j'oublie parce que je rCpètc. Je refoule parce qU!•, d'abord,
je ne peux vivre certaines choses ou certaines expériences que
sur le mode de la répétition. Je suis déterminé à refouler cc qui
m'empêcherait de les vivre ainsi : c'est-à-dire la représentation,
qui médiatise le vécu en le rapportant à la Corme d'un objel
identique ou semblable. l!:rôs et Thanatos se distinguent en ccci
qu'l!:rôs doit être répété, ne peut Hrc vécu que dans la répétition,
mais que Thanatos (comme principe transcrndantal) est ce qui
donne la répétition à !!:ros, ce qui soumet Éros à la répétition.
Seul un tel point de vue est capable de nous faire avancer dans
les problèmes obscurs de l'origine du refoulement, de sa naturc,
de ses causes et des termes exacts sur lesquels il porte. Car
lorsque Freud, au-delà du refoulement « proprement dit " qui
porte sur des repr~senlalions, montre la nécessité de poser un
refoulement originaire, concernant d'abord des présentations
pures, ou la manière dont les pulsions sont nécessain·ment
vécues, nous croyons qu'il s'approche au maximum d'une raison
positive interne de la répétition, qui lui paraîtra plus tard
détPrminable dans l'instinct de mort, et qui doit expliquer le
blocage de !.'\ représf'ntat.ion dans le rdoulement proprement
dit, loin d'être expliqué par lui. C'est pourquoi la loi d'un
rapport inwrse répétition-remémoration est peu satisfaisante
à tous égards, en tant qu'elle fait dépendre la répétition du
refoulement.
Freud marquait dès le début que, pour cesser de répctcr, il ne
sullisait pas de sc souvrnir ahstrnitement (sans a!Tect), ni de
!ormcr un concept en général, ni même de se représenter dans
toute sa particularité l'êvénemf'nt. refouh; :il !allait aller chercllf'r
le souvenir là où il était, s'installer d'emblée dans le passê pour
opfrer la jonction vivante entre le savoir et la résistance, la
Q, DZLIWD 2
80 DJFFJ!RENCF. 11·T RtPP.TITION
• !
DIFFÉRENCE ET RÊPÉTJT/OJ.Ii
"une prodigieuse gravitation, jusqu'à ce qu'un des mots contigus
prenne le relais et devienne à son tour centre de répétition.
Raymond Roussel et Charles Péguy furent les grands répétiteurs
de la littérature ; ils surent porter la puissance pathologique du
langage à un niveau artistique supérieur. Roussel part de mots
à double sens ou d'homonymes, et comble t.oute la distance
entre ces sens par une histoire et des objets eux-mêmes dédoublés,
présentés deux fois ; il triomphe ainsi de l'homonymie sur son
propre terrain, et inscrit le maximum de diiTércnce dans la
répétition comme dans l'espace ouvert au sein du mot. Cet
espace est encore présenté par Roussel comme celui des masques
el de la mort, oû s'élaborent à la fois une répétition qui enchaîne
et une rêpetition qui sauve - qui sauve d'abord de celle qui
enchaîne. Roussel crée un après-langage oû tout se répète et
recommence, une fois que tout a été diV. Très diiTérente est la
technique de Péguy : elle substitue la répétilion non plus à
l'homonymie, mais à la synonymie ; elle concerne ce que les
linguistes appellent la fonction de contiguïté, non plus celle de
similarité ; elle forme un avant-langage, un langage aurora! où
l'on procède par toutes petites différences pour engendrer de
proche en proche l'espace intérieur des mots. Celte fois, toul
débouche sur le problème des morts prématurés et du vieillis-
sement, mais là aussi, dans ce problème, sur la chance inouïe
d'affirmer une répétition qui sauve contre celle qui enchaîne.
Péguy et Roussel, chacun conduit le langage à une de ses limites
(la similarité ou la sélection chez Roussel, le • trait distinctif •
entre billard et pillard ; la contiguïté ou la combinaison chez
Péguy, les fameux points de lapi!lSerie). Tous deux substituent
à la répétition horizontale, celle des mots ordinaires qu'on redit,
une répétition de points remarquables, une répétition verticale
où l'on remonte à l'intérieur des mols. A la répétition par défaut,
par insuffisance du concept nominal ou de la représentation
verbale, une répétilion positive, par excès d'une Idée linguis-
1. Sur le rapport de la répHlti<>n avec le langage, mais aussi avec les masques
et la mort, dans l'œuvre de Raymond llmuul, cr. le beau livre dt Michel Fou-
CAULT (N.R.F., 1963): • La répetition et la différence sont si bien intriquées
l'une dans l'autre et s'ajustent nec tant d'exactitude qu'il n'est pas possible
de dire ce qui est premier... , (pp. 35-37). • Loin d'être un la!'~"~~ <Jni chel't'he
è. commencer, il est la figure seconde des mots déjà parlés. C'e~t te lan!age de
toujours travaillé par ta destruction et la mort... De nature il est répét•ti ... (non
plus la répétition) latérale des choses qu'on redît, mais ceUe, rad1cale, qui est
pass~e par-dessus du non-lan~age et qui doit à ce vide franchi d'Hre poé-sie ... •
(pp. 61-63].- On consultera ét:alemenl L'article de Michel BuToR sur Roussel
(Ripuloîn, 1, Editions de Minuit] analyünt le double ofipect de lu répétition
qui enchatne et qui sauve.
INTRODUCTION
••
tique et stylistique. Comment la mort inspire-t-elle le langage,
etant toujours présente quand la répétition s'affirme ?
La reproduction du Même n'est pas un moteur des gestes.
On sait que mème l'imitation la plus simple comprend la diiTé-
rence entre l'extérieur et l'intérieur. Bien plus, l'imitation n'a
qu'un rôle régulateur secondaire dans le montage d'un compor-
tement., elle permet. de corriger des mouvements en t.rain de se
faire, non pas d'en instaurer. L'apprentissage ne se fait. pas dans
le rapport de la représentation à l'action (comme reproduction
du Même), mais dans le rapport du signe à la réponse (comme
rencontre avec l'Autre). De trois maniêres au moins, le signe
comprend l'hétforogénéité : d'abord dans l'objet qui le port.e ou
qui l'émet, et qui presente nécessairement une difli•rence de
niveau, comme deux ordres de grandeur ou de rèalité disparates
entre lesquels le signe fulg-ure; d'autre part en lui-même, parce
que le signe enveloppe un autre « objet » dans les limites de
l'objet portt>ur, et incarne une puissance de ln nature ou de
l'esprit (Idée); enfin dans la réponse qu'il sollicit.e, le mouvement
de la réponse ne « ressemblant " pas à celui du signe. Le mouve-
ment du nageur ne ressemble pas au mouvement de la vague ;
et précisément, les mouvements du mattre-nageur que nous
rf'produisons sur le sable ne sont rien par rapport aux mouve-
ments de la vague que nous n'apprenons à parer qu'en les sai-
sissant pratiquement. comme dt's signes. C'est pourquoi il est si
diilicile de dire comment. quelqu'un apprend: il y a une familia-
rité pratique, inw'e ou acquise, avec les signes, qui fait de toute
éducntion quelque chose d'amoureux, mais aussi de mortel.
Nous n'npprenons rien avec celui qui nous dit: fnis comme moi.
Nos seuls ma1lres sont ceux qui nous disent « fais avec moi n,
et qui, au lieu de nous proposer des gestes à reproduire, surent
émettre des signes à développer dans l'hétérog-ène. En d'autres
termes, il n'y a pas d'idéo-motricité, m;~Îs seulement de la sensori-
motricité. Quand le corps conjugue de ses points remarquables
avec ceux de la vague, il noue le principe d'une répétition
qui n'est plus celle du Même, mais qui comprend l'Autre, qui
C-Omprend la différence, d'une vague et d'un gest.e à l'autre, et
qui transporte cette différence dans l'espace répétitif ainsi
constitué. Apprendre, c'est hien constituer cet espace de la ren-
contre avec des signes, où les points remarquables se reprennent.
les uns dans les autres, et où la répétition se forme en même temps
qu'elle se déguise. Et il y a toujours des images de mort dans
l'apprentissage, à la faveur de l'hétérogénéité qu'il développe,
aux limites de l'espace qu'il crée. Perdu dans le lointain, le signe
86 D IFFÉRENCE ET RÉPifTJTJON
J.
1..\ '[ RODUCT/ON 37
d
INTRODUCTION 39
1. Daru~ lee Loi& d~ rimilalion (Aican, 1890) Gabriel TARDE montre comment
la ~aaemblance, par exemple entre espcces de type ditT~renl, ~nvoie t l' lden·
til6 du milieu physique, c'esl·lil·dire l un processus répétitif affectant dee
él~ment.a inférieure aux tonnes conaid~Mel. - Toute la philosophie de Tarde,
noua le verrons plus précisément, eal rondée aur les deux ca légoriea de différence
el de rêpélition; la dilférence est à la rois l'origine el la destination de la répé-
tition, dons un mouvement de plus en plus • puissa nt el ing~nieux •, qui tient
• de plus en plus compte des degrés de liberU ' · Cette rép~Ullon diiT~~ntlene el.
dHT~renclunle, Tarde prétend la substituer dana tout lee domalnea Ill l'oppo·
siUon. Roussel ou Pé'!'UY pourraient revendiquer so formule ; • La répétll10n
est un procéd~ de slyle bien autrement énergique el moins fatigant que l"anll·
thèse, ct aussi bien plus propre à renouveler un sujet • (L'oppolilion unîuerullt,
Alcan, 1897, p. 119). Damia répHilion, Torde voyait une Idée bien rrançaise;
li est vrai que Kierkegaard y voyait un eoncept bien danois. lia veulent dire
qu'eUe ronde une tout autJ'e dialeeUque que eeUe de Hegel.
DIFF~RENCE ET RtP~TIT/ON
LA DIFFÉRENCE EN ELLE-MÊME
indÎ'lerminê qui reste au fond, mais les !ormes aussi ressent d'èlrt'
des clo'Lcrminations cot·xistantcs ou cump!O:·mentaircs. Le fond
qui remonte n'est plus au fond, mais acquiert une existence
autonome; la forme qui se réfl{·chit. dans ce fond n'est plus une
furmt•, m<Jis une ligne abstraite agissant directement sur l'âme.
Quand le fond monte a lu surfucc, le visa~c humain se dt:compose
dam ce miroir où J'indéterminé comme !cs di-tcrminalions
viennent se confondre dans unç ~cule déterm inë liun IJ \!Î • fait •
la tli!Tércncc. Pour produire un mon~ïlre, c'est une pauvre recette
d'entasser des dëterminations hétéroclites ou de surdéterminer
l'aninwl. Il vaut mieux faire monter le fond, ct dissoudre ln
forme. Goya procédait par l'aquatinte el l'cau-forle, la grisaille
de l'une ct la rig-ueur de l'autre. Odilon Redon, par le clair-
obscur ella ligne ubstraite. En renonçant au rnoddt".. c'est-a-dire
au S)'mbule pluslique de la form(', la ligne al>strailc acquiert
toute sa force, ct participe au fond d'autant plus violemment
qu'elle s'en di:;linguc sans qu'il sc distingue d'ellc1, A quel point
les vis:1g-cs se déforment dans un tel miroir. Et il n'est pas sûr
que ce soit seulement lt' sommeil de la Raison qui engendre les
monslres. C'est aussi la veille, l'insomnie de la pcns.:e, car la
pcnst>e est ce moment où la ddermination se (ail une, à force
de soutenir un rapport unilatéral et précis avec l'indéterminé. La
penst'e • fait • la ùiiTO:·rcnce, mais la dillt;rencc, c'est le monstre.
On ne doit pas s'étonner que la dillérence paraisse maudite,
qu'elle soit la faute ou le péché, la figure du Mal promise à
l'cxpialion. Il n'y a pas d'autre péché que celui de faire monter
le fond et de dissoudre la forme. Qu'on se rappelle l'idée d'Artaud:
la cruauté, c'est seulement LA détermination, ce point précis ou
le dderminé entretient son rapport essentiel avec l'indüerminé,
cette li:;ne rig-oureuse abstraite qui s'alimente au clair·obscur.
Arracher la dillérence à son étal de malédiction semble
alors le projet de la philosophie de la difTércncc. La différence
ne peut-elle devenir un organisme harmonieux, el rapporter la
détermination a d'autres déterminations dans une forme, c'esl·lli-
dire dans l'élément cohérent d'une représentation organique ?
L'élément de la représentation comme • raison • a quatre aspects
principaux : l'identité dans la forme du l'onccpt indelerminé,
1. Cf. Odilon RErHJ :o<, A •oi-mlme (Joumal, Floury, M., p. 63) : • Nulle
tonne plastique, j-'entends perçue objectivement, pour elle·m~me, sous les lois
de l'umbre et de a lumièr(', par les moyens conventionnels du mode-lé, ne sau·
rait ltre trou\·ée en ml's ou\'ra~es ... Tout mon art est limité oux seules rt'r.sources
du clair-obscur, et il doit aussi beaucoup aux effets dt lo ligne abstraite, cet
agent de source prvlonde, agit.sant directement sur l'esprit. •
- -- -- -- - - - -
LA DIFFtRE:YCE EN ELJ.E-.U~JIE
l
LA DIFFÉRENCE EN ELLE-M2ME
52 DIFFERENCE ET RÉPÉTITION
..
Il n'y a jamais eu qu'une proposition ontologique: l'lhre est.
univoque. Il n'y a jamais eu qu'une seule ontologie, celle de
Duns Scot., qui donne a l'être une seule voix. Nous disons Duns
Scot., parce qu'il sul porter l'être univoque au plus haut point.
de subtilitê, quille à le payer d'abstraction. :\lais de Parménide
à Heidegger, c'est. la même \'Oix qui rst reprisr, dans un écho
qui forme à lui seul tout le déploiement. de l'univoque. Une
seule voix fait la clameur de l'être. !'\ous n'avons pas de peine à
comprendre que l'f.:tre, s'il est absolumrnl commun, n'est. pas
pour cela un genre ; il suffit. de f{'mplacer le modCie du jugement.
par celui de la proposition. Dans la proposition prise comme
entité compi{'Xe, on distingue: le sens, ou J'l'xprimü de la propo-
sition; le désigné (ce qui s'exprime dans la proposition); les
exprimants ou désignants, qui sont des modes numériques, c'est·
à-dire des facteurs di!Térentiels caractérisant. les éléments pourvus
de sens et de désignation. On conçoit. que des noms ou des propo~
sitions n'aient pas le même sens tout en désignant strictement. la
même chose (suivant des exemples célëbrt>s, étoile du soir~ctoile
du matin, Israël-Jacob, plan-blanc). La distinction entre ces
sens est bien une distinction réelle (dislincfio realis), mais elle
LA DIFFÉRENCE E.V ELLE-MSME 53
nf' scraîl-cr que pour rapporter l'èl re ù r.('s exi~ tunl~ part iculi<·rs1 ?
:\lais de 1elles <lucs\ ions risquent de t.h;n al ur<'r I N~ dru x 1hi·sps
qu'ellt·s l••nlenl de rapproch<.'r. Car l'<'s~cntid d e J';~ nulugh·, nous
l'avons vu, rt'po:s-c sur une ccrtninc complicit ,·. (nwl::ro'• leur
dilT<;rence de nature) eni re les diiTl·renccs l!ëllt··riqucs ct ~>pi·ci
fiqucs : l'être ne p r ut 1;1 re posé comme un gt·nrc connu un s:ms
détruire la ra i~on pour laquelle on le pose ninsi, c 'est -ù-ùire la
pussil oilité ù'èl re pour lrs di trércnces spi·ci fiquf'i;... ()n ne s'i~t onnern
don c pas que, du point. de Y llP. d e l'nnalogi1•, tou l sc pas:>t• en
m•'• diation cl en gènéralitl' - ide ni ilé du concept en g•'•m;ral el
ana logie des concepts les plus gén<' raux - dans le-s ri·giuns
moyennes du l!•'nre et. J e l'('spi·ce. Il e!'l di·s lors int•vitahlc- que
l'analogie tombe dans une dillicuJi é sans Î!>S\Jt' : :'1 la rois, dit· ùoil
essen tiellement rapporter I'Hre :'t des existo nl s porliculiers, mais
elle n e peul tlire ce qui eonst itue IPur individunlit•;· Cor ne rete-
nant. dans le par\ iculirr qu<' ce tJUi t•sl c<•nformc :ou gi•n1:ral
(forme el nwlii·re), elle cherche Il' principe d 'in dividuation dans
tel ou tel (·l•'menl des individus tout conslitut:·s. Au cunlraire,
qunnd nous disons que l'être univoque lie rapporte e~senliclll' menl
el imm~;dialement à des factrurs individuanl .<-, nous n'enit·nJuns
ccrles pas par ceux-ci des individus conslilu<'s dans l'expérience,
mais cc qui a~;il en eux comme principe transcendantal, comme
principe plastique, anarchique el nomade, contemporain du
processus d'individuation, et qui n 'est pas moins cnpaLle de
dissoudre cl de détruire ks individus que de lrs constilul~r tem-
poruircmcnt : modalités intrinsèques de I'Nrc, passant. d'un
« individu »à un autre, circulant. eL communicant sous lrs formes
elles matières. L'individuanl n 'es t pas le simple individuel. IJans
ces conditions, il ne su !lit pas de dirr que l'individuation dilfèrc en
n ature de la sp•:·ciflcat iun. Il n e sullil mème pns de le dire~ ù la
manii:re de Duns Scot, qui ne se conlcntail pas p ourt ant d'a n a-
lyser lrs êli·mcnts d'un indiv idu constitue', mais s 'èlcvail jusqu'à
la conception d'une individuation comme u ultime aclu alil.é de la
forme "· Il faut. montrer n on seulemen t comment la diiTt~rcnce
individuanlc diffère en nalure de la rli!Têrence spécifique, mais
d'abord el surlouL. comment l' indiviuuntion précède en droit
la forme et la matière, l'cspïocc elles parties, et tuul autre élt.'menl
de l'individu conslilu~. L'uniYocilt; de l'être, en la nt qu'elle sc
rapporte imnH;dialemen l ù la dillércnce, exige que l'on montre
1. Etienn<' Gu.so~ sou1ëve l<>utes ce~ questions dans son livre sur Jtan Duns
S rr.l (Vrin, 1!l:>2ll'l,· Sï-~. 11-1, 2:u>-237, 62!1. Il insiste sur le ra prorl de l'ana·
lol{ir 3\'CC le jugcrnettl, et plus parliculiërcmcnt avec Je jugement d'existence
(p. 101).
-
L.l DIFFf.'RE.YCI:: EN ELLB·M~.liE 57
cvmmcnt la difTt'rC'nce inrli"iduanl c prl•c,; de dons l'être les rlifTfl-
rcncrs ~-:•:•nt;riqu<'~. ~prcifiqurs rt mo~rnc individuellt's - romment
un champ pr,;al:t hlt! d'intlivîtlun 1hm d:mf! l'ètre cmttlil ion ne ct. la
~ r•;cilicnl ion df's Cormes, t•l la dèl erminnl ion des p<~rlies, ct leurs
\·nriations individur•llt•s. ~i l'imlivit.luat ion ne ~c fait. ni par la
rormc ni p:1r la malii·re, ni qunlit:Jtivcrncnl ni t.'xlt•nsivcmcnt,
e'csl p:1rœ qu'elle est dt.'jà suppvs•'e p:~r lt·s formes, lt•s matii·rcs
1.'1 lt·s parties extensives (non pas sculc~mcnt parce qu'elle diiTl>rc
t' Il nat ure).
(À> n 'cl<t donc pas du toul. de la m ême ra~on qut', dans l'aoa-
lo~if' de l'è tre, lrs d ill'i•rf'nrt•s ~·'m'riqu1•s d le·~ difJ,·· rrnci'S spëci-
lii]U('S sc mi·Jial iscnl- t•n gt'n•' ral, p:tr ra ppcort il <les différences
indiviolul'llrs, et. qut', dans l'univodfo\ l'l'Ire univoque se dil
irnmt.'·Ji;•lement tics diiTt:rcnct's indi\'idua nl t•s, ou que l'univrrsel
se dit du plus !'>Îngulier indi·pcndammenl de toute médiation.
S'il est vr;1i que l'analogie nic que l'Mrc soit un !?Cnrc commun
parce que les di!Tërenccs (sp i.•ciliques) « sont "• inversement
l'être univoque est bien commun, dans la me~Url' oîJ les diiTr-
rl"nc<'s (indivîduanlrs) « ne sont pas ~ cl n 'ont pas il être. Sans
do ute verrons-nous qu't>lles ne sont p:~s, r n un sens très parti-
culier : si elles ne sont pas, c'est parce qu'elles dépendent, dans
1\~tre univoqul', d'un non·êl r·c sans nt'· g-at ion. :\luis il np parait
dt'·jil, l!ans l'univocill;, que ce ne sont p a,; ll's diiTérences qui sont
c l ont. à être. C'est l'être qui esl DiiTt'•ren ce, a u sens oit il se dit
de la di!Tèrcnce. Et ce n'rsl pas nous qui sommes univoqurs
dans un J;:.tre qui ne l'est pas ; <''est n ous, e'C'st nolrc individualité
qui resl.e équivoque dans un f.:.tre, pour un J;:.t.rc univoque .
L'histoire de la philosophie dét ermine trois momt>nts princi·
pau x dans l'élaborai ion de l'univocil é do l't\lre. Le premier est
rcprésl'nl-' par Duns Scot. Dans l'Opus O.roniensf., Ir. plus grand
livre de l'ontologie pure, l'être es t pense\ comme univoque, nwis
J'être univoque est pensé comme neut r e, neuler, incliiTérenL n
l'infini clau fini, au ~ingulier rt à l'univt'rsrl. au cr éé et à l'incrét>.
Scot mérilc dont' le nom dt• • docl('ur suhtil •, pnrce que son
regard di!'ccrne l\~tre en dr.ç:\ de l'entrecro isement de l'univt~rsel
el Ju singulier. P our n eu lrnlisrr i<'s forct'S d'unalogic d ans le
ju~rmenl, il prend les deYanls, cl n<'ul rnli~e d'a llonl l'èlrl.' dans
un concept :~ bstrail. C'esl pourquoi il a s~·ule mt•nt pensé l'ètre
univoque. Et l'on \'oit l'ennemi qu'il s'eiTorce de fuir, confor-
mt'mrnt aux cxi~cncr.s du christinnisnw : le panl.ht'ii'mc, dans
lequel illomher:~il si l'être commun n't'•tail pns n euf r(•. Toutefois,
il avait su d..:·finir deux types de distinction qui rupportai('nl à
la dilfèrence cl'l l'Ire neutre indi/Térenl. La di$lÏnction formelle ,
. DIFFP.RENCE J-.:1' RÉPÉTITJO.Y
se dit en un seul et nlt\me sens, mais r.•! sens est cc-lui ÙP. l',•tl'rnel
rdour, comme rl'lour ou r1' pdilion de ce dont il se dit. Ln roue
t)ans l'i'tt'rne) rclour l'Sl a la fois producl ion de la rt•po'• l il ion à
r.art ir de la tlitTt-rence. et séleclion de la dillérence à part ir de 1:~
rë pétition.
1 r
ment comme un seul cl mt~me moment a tot{!! "• qui csl nussi
bien celui de l'évanouissement el de la proùuclion de la diliérence,
celui de la disparition el de l'apparil ion.
On remarquera en cc sens à quel point HegeL non moim. que
Leibniz, at! ache de l'imporl:mce au mouwnwnl infini de J',•va-
nouissement comme lei, c'e><l-it-dirc au moment oit la diff,;r,oncc
s'évanouit qui est aussi Cl"lui où elle se produit. C'e:>l la nul ion
même de limite qui clmnge compll-lcmenl de signification : elit~
ne désigne plus les bonw~ de la repn':senl a lion finie, mais au
con!.raire la matrice où la dét.erminalion finie ne c•~sse p<~s de
disparallre rl de nallrc. de s'envelopper el de se déployc:t• dans la
représcnlaLion orgique. Elle ne désigne plus la limitation d'une
rormc, mais la converge11ce vers un fondement; non plus la di:>-
lindion <les fornws, m"is la corr.:·lnl ion du fondé avec le ronde-
ment ; non plus l'arrèt de la puissanc~. mais l'd•',mcnl dans lequel
la puissance est efTect u•~c el fondèe. Le calcul dimrenticl en elfel
n'est, pas moins qu11 la rii.1lcclique, allaire de « puissance », d de
puissance de la limite. Si l'on traite les bornes de la représentation
finie comme deux déterminations malht'matiqucs abstraites qui
seraient celles du Pelil et. du Grand, on remarque encore qu'il es~
toul à fait indifTérent a Leibniz (comme à Hegel) de savoir si le
déterminé est petit ou wand, le plus b"fand ou Je plus petit; la
consiMralion de l'infini rend le déterminé indépendant de cette
question, en le soumellant à un élément architectonique qui
decouvre dans lous l<'s cas le plus parfait ou le mieux: fondét.
C'est en ce sens que la reprt;sentalion orgique doit êt.re dite faire
la difTérence, puisqu'elle la sélectionne en introduisant cel infini
qui la rapporte au fondement (soit un fondement par le Bien qui
agit comme principe de choi;x et de jeu, soit. un fondement par la
négativité qui agil comme douleur el travail). El si l'on traite
les bornes de la représentation finie, c'esl-:'1-dire le Petit et le
Grand eux-mêmes, dans le caractère ou le contenu concrets que
leur donnent les genres elles espèces, là encore, l'introduction de
1. HEGEL, Logiqu~. t. Il, pp. 57, 70 el 71. cr. aussi Encyc/opédit, § Jl6-122.
- Sur ce passage de la •li!!ércnce li l'opposition, et il la contradiction, cf. les
comment1ures de Jcon IIYPPOLlTE, !.ng1que el e:risfmce (i'resst•s Unh·er.;it;lirf's
de France, 1953), pp. 146-157
LA DIFFÉRENCE EN ELLE-MSME 65
1. LE::!U:>It?., /,ri/re <i Arl!!w/d (.lnnel, 2• éd., 1. 1, p. 593); • J'av3is dit rrue
l"!lme exprimaul nalln"e!lernct>l toul l'univers en certain sens, ct ~don
le
rapp<>l"l que les autres corps ont uu sit•n, et parcons~•JliCnl >'X primant plus immé-
dialernent ce qui apparli~nl uux parlit•s de son corps, duit, en vertu dt·s lois du
rapport qui lui sont css•·nli.. Hcs, exprimer parliculiûrernenl quclqut·s muu,·e-
rnenl~ ""trn.,nlinaircs d~s parties de son rorp~. • Cf. nns~i, duns la Lelin du
30 w.:ri/ 1687, les • degrés de r~pport • (p. 573).
....
L t Dl FFRJŒ.VrJ:' EN ELLH-M R.\ fF. 69
1. 1'11r-ddà /1' bia1 elle mal, § 211. Su1· le • non • du mallrc, qui est consé-
IJ Ucnrr, por nppnsitinn nu • no11 • ole l'csclnvt, qui f'Sl prinripr, cr. r.ent'a/ogie
de la mnrole, 1, ~ tu.
?8 D I FFÉRENCE ET RÉJ'É1'/TJON
se passe nvnnt. et. après Kant (ct. qui revient au même), nous
devons nous intéresser à un moment précis du kantisme, moment.
furtif éclatant qui ne sc prolonge mème pas chez Kant, qui se
prolonge encore moins dans le postkantisme - sauf peut-être
chez Holdcrlin, dans l'exp.,•·ience el l'idée d'un « détournement
catégorique n, Car lorsque Kant met en cause la théologie raUon-
nelle, il introduit du même coup une sorte de dcséquilibre, de
fissure ou de fèlure, une aliénation de droit, insurmontable en
droit, dans le ~toi pur du Je pense : le sujet ne peut plus se
représenter sa propre spontanéité que comme celle d'un Autre,
et par là invoque en dernière instance une mystérieuse cohi-rcnce
qui exclut la sienne propre, celle du monde et celle de· Dieu.
Cogit.o pour un moi clissons :le Moi du« Je pense» comporte Jrms
son essence une réceptivité d'intuition par rapport à laquelle,
déjà, JE est un autre. Peu import.e que l'identité synthètique,
puis la moralite de la raison pratique restaurent. l'intégritc du
moi, du monde et de Dieu, et préparent. les synthèses post-
kantiennes ; un court instant nous sommes entrés dan~ cette
schizophrtlnic de droit qui caracterise la plus haute puissance
de la pensée, et qui ouvre directement l'lhre sur la di!Tércnce,
au mépris de toutes les médiations, de toutes les réconciliations
du concept.
.. .
..
La tAche de la philosophie moderne a été définie : renverse-
ment du platonisme. Que ce renversement conserve beaucoup
de caractères platoniciens n'est. pas seulement inévitable, mais
souhaitable. JI est vrai que le platonisme représente déjb. la
subordinaLion de la di!Têrence aux puissance!> de l'Un, de l'Ana-
pour mieux cacht>r sous Ct~ masqut~ son v~:rjt <• hl•• srcrd 1 . La
division n'est pas l'inverse d'une q g--t; nr.ra lisn t ion n, cc n'csl pas
une spécilication. li ne s'agit pas du tout d 'une mdl1ode de
spécification, mais de sélection. Il ne s'a~it. p:~s de diviser un
genre dt•tcrminè en cspo'>ccs dëfinÎl'!\, mnis dr. clivist~r une espèce
con ruse en ligm:cs p ures, o u de s(·l·.~ct ÎOIIIll' r une li::n•'•r. pure à
partir d'un mau~ricl qui ne l'est pas. On pourrait parler de
• platonons • qui s'oppo:;t:nl a u x « nrisloti·lons •, comme les
biologistcs opposent les u j urrla nons • aux • linn(•on:' •. Car l'espèce
d'Arislotc, mèmc indivisible, m ême infime, est e ncore une ~rosse
espëc~. La division platonicienne opi~re duns uu l.ouL autre
domaine, qui e.,;t celui t.lcs pelites espèces ou d•~s lii{nét•s. Aussi
son point dt~ d t; parl esl-il indiiT~:remment un genre ou une
espi:cc ; mais ce ~;enre, CPlle Jtrosse cspi!ce, es t pos•~ comme une
maW~re lo!!ique indilfrrr ncir'e, un mat.i·riau inrtiiT··· rr:nt, un mixte,
une mult.iplicil.o! imlt.'linic rcprriscnla n L ce qui doit. èlrc r!liminé
pour mettre it jour l'Idée comme lignée pure. La rl•chrrche de
l'or, voilà le modèle de la division. La dilf(·rcn c•! n'est pa,; spé-
cifique, entre deux détnminalions t.iu ~enrc, mais l.nu t cntil·rc
d'un côté, dans la ligni·e qu'on sélt·clionne: non plus l<'t< conlrnirr·s
d 'un mème genre, mais le pur et l'impur, le bon cl k mauv:~i;;,
l'authenliquc cl l'inaullwntiquc dans un mixl.c CJUÎ forme une
gros~c cspëcc. La pure di!Tt!rence, le pur conr:l•pl. de dilkrencc,
d non la di!Térrnce médiillisée dans Ir: concept l !n g•'·néral , dans
le genre etl<'s espi·ces. Lt• sen3 elle but de la m ···lhodr: de divi:;ion,
c'est la s{•Jecl.ion des riv:llJX, !'<'preuve des p rélend:mls - non
pas l'tiv-rl9«a~~. mais l'citJ.qHao·~TI)atc; (on le voit bien dans )Ps d eux
exemples principaux de Plat on ; da ns Le Politique, où le poli-
t ique est d···li ni comme co·lui <J UÎ sail« p:•tlre les lwmmcs ~. tn ai~
hr.;~ucoup de w•ns survif'nncnt, commcr~nnls, laboureur~ . bou-
lan~ers, gymnasLE's, mo~1lccins qui disent : I l! vrai past eur des
homm~s, c'est moi! cl dans Le P hèdre, où il s·a~it de définir le
bon délire ct. 1.- vfrit.abh~ amant, el oi.l bc:1ucoup de prdendants
sont lâ pour dire : l'amant., l'amour , c'est moi!). Pas question
tl'cspècc en to ul cela, saur par ironie. Hien de com mun avec les
soucis d'Arislot~ : il ne s'agil pas ù 'i•h:nt iHcr, mais d'<lulhenli-
1. Sur la cr itique de 1.:~ division platonicienne por ARISTOTF., cf. Prtmiers ana·
lyliqu~s. 1, 31 ; Second.• rmn/y/îqurs, Il,:; c l ];t lc'csl dans cc d~ruier texte
t(u'Aristulc maintient, pour la division, un cerlalu rûl~ dans la •lélr~rminati.,n
de l'espèce, qutl!t' à corri~er p~r un principe de cunlinttilé les insumsances qu'il
croit décou.-rir •l:ws la conception de Plalcm). - :\l:•ls à qurl point la dëler-
minaliou d'esr•i·e"s est seulement une apparence iruniquc, el non 1~ bill de la
tlivisiun plalonkirnnl', on le \·oit bien, pnr exl'mple, don~ Le Potilique,
'}.66 b-d.
LA. DlFFÉRE'NCE EN ELLE·M~ME 85
1. c·e~t sous cet aspect que IP mythe doit Nr~ compl~tt' pnr un modNe
d'un autre genre, le parndi~me, qui permet de distinguer 1111r nnuloh"ie les
r3renl8, les servants, les auxiliaires, !Ps cuntrefnçons. !Je mènw J'(opreu~·e de
or comporte pltt~im11·s ~élertiuns : élimination ùes impurel~s, Nimination des
autres métaux • de la même famille • (ct. Politique, 303 d-e).
86 DIFFERENCE E T RtPI1TITION
•
• •
Les quatre figures de la difllectique platonicienne sont donc :
la sPieclion de la di!Térence, l'instauration d'un cercle mythique,
l'établissement d'une fondation, la position d'un complexe
question-problCme. Mais a travers ces figures, la dillérencc est
encore rapportée au l\lèmc ou li l'Un. EL sans doute le mrme ne
doit pas être confondu avec l'identité du concept en gi-néral ; il
caractérise plulùt l'Idée comme étant la chose « même ». Mais
dans la mesure où il joue le rOle d'un vêritable fondement, on
voit mal quel est son cfTct sinon de faire exister l'identique dans
le fond~··, de se :;crvir de lfl di!Têrencc pour faire exister l'identique.
En vàité, la distinction du même ct de l'identique ne porte ses
fruils que si l'on fait subir au Même une conversion qui le rap-
porte au différent, en même temps que les choses el les êtres
qui sc disting-uent dans le di!TI·!'ent su!Jissent de façon corres-
pondante une destruction radicale de leur idenlîle. C'est seulement
à celte condition que la di!Tt~rence est pcnsl·e en elle-même el
non pas représentCe, non pas mt~dialisée. Au contraire, tout le
platonisme est dominé par l'idt~e d'une distinction à faire entre
ela chose même D elles simulacres. Au lieu de penser la dillP.rence
•• DIFFltRENCE ET ltÊI'ÉT/1'/0,\'
1. Ct. IUpra, p. ><1, n• l. 1El1ur celte idt\e du 1imulat"', ltll~ •ttl'l'llf' :.ppa·
rait elle' KI06Sù'lloski ~n ruppurt Q\'ee l'éterm•l ntuur, r.r. Mil'lll'l FtH'CA\JLT,
!.a prose d'Actéon, Sou1~/l~ lla·ut franrailt, mars 19G4, l'l ~ll)uricu DLANCIIOT,
I.e rire dea dieux, Nou.tJt/le lleuut (ran~aise, Juillet 196&.)
l .A DIFFtRENCE EN ELLE-.Ut.UJ:' 98
un~ :lUlre ou s'enfouir, peut dire !l hon droit qu'il est lui-mème
chnrgè de la forme supérieure de toul cc qui est, comm~~ le puae,
• chargé de l'humanité, des animaux même ». Ces mols eux-
llH~ml's ont )l'ur (·dto dons les r:l\•rrnrs superpo;;i•cs. El celle
cru a ut,; qui nous p:~rais~ait au rk J,ul. cons! iluer le momt re, et.
clcvoir expier, n(' pou,·••ir ~~tre npaist\•• IJUC par la ml•dial.ion
repr~··scnlativc, nou~ l>l'lllhlr) maiut~·rwul former l' ldr;c, c'est-à-
dire le concept pur de la diiTèrcnce rians le plat onismc renvrrsé :
le plus innocent, l't.':tat d'innocene~~ et. son t•cho.
Plal on a assigné le hul supr•1mc de la dial<>cl ÏffUC : faire la
diiTt-rcnce. Sculemf'nl celle-ci n'l'sl pas entre la choS(l f'l les
simulaC'rcs, le modi·lc et les copil"s. La chose I'Sl l•· ~imulacre
même, 1~ simulacre rst la forme sup•'·ricurc, ct Ir dillir:ilr• pnur
toute ehose est d'aU<:indrc il son prnprt! l'imulacre, it ~on c:•tul ile
!\igue dans la coh,'•rcnce de l'Herne! retour. Platon opposnit
l 'ôt1~r1wl rel our nu chaos, comme si Ir• c·hao.~ f.l ait 1111 1~1 al 1·onl ra-
•lictoirc, dev:mt. reœvoir du cil·hnr,; 1111 ordn· ou utw loi. l•·llc
l'opr'·rnl.ion du Dt'·miur:Je en train de ployer une uwti•'·r•· ret,dlc.
Platon renvoyait le sophiste à la con! radie! ion. à cd r:l:tl lill)lposé
du chaos, c'csl-à-dire à la plus basse puissance, au dcrni•·r dc~ré
rie participation. :\lais en vêrito'~ ln ni~me puissancl! ne passe pas
par deux, trois, quatre, elle s'affirme irnmcdiatemrnl pour ronsli·
tuer le plus haut : elle s'affirme du dtaos lui-même ; el, comme
dit Nietzsche, Je chaos cl)\:terncl rl'!our ne sont pas deux choses
diiTr\renles. L~ sophiste n'est pas l'r:trc (ou le non·êtrc) de la
conlradiclion, mtlis celui qui porlr! toutes choses ;, l'•'lnl. de
simulacre, el l('s porte toutes duns ccl i~l.at. Ne fallait-il pas que
J>l:llon pousse l'ironie ju.;.quc-l:'t - jusqu'la celte pnrodie ? Ne
fallait-il pas que Phtlon fùl 1(' prr·mil'r o't n·nverser le plalonisrnc,
rlu moins à montrer ln direction d'tm !Pl rcnversem('nl.? On se
~nu vient de la fln grandiose du Sopllisle; la di !Terence esl d•~plact:e,
la di\'ision se relourne contre elle-même, roncHonne à rebours,
"'·à force d'approfondir le simulacre (1~ son~e, l'ombre. Ir. rt•flet,
la pt•inlurr\. d"monlrc l'impossihilil•! de le distingtwr d••l'original
ou du rnl)(ti·h·. f .' f..ïmnger dt>nne une do; finit ion du sophiste qui
/Ill fll'lll fllu.ç SI' tlisling-urr de Socrate lui-mème : l'imilnteur
ironÏtJlH', prod•tlant par ar~umcnls hrds (questions ct probli·mrs).
Alors chaqu•! morllt~nr de ln cliiU·rt·•we 1loit trouver sa vt'-rilablc
ligure, la s\:Jccl inn, la rr:p,··tilinn, l'eiTondcment, le complexe
qucslion-prol~lème.
Nous avons opposê la reprc'senlation à une formation d'une
autre nature. Les concepts êlr!menlnircs de la rcpn:scntalion
sont lcs catégories définies comme conditions de l'cxpt'~ricncc
0, DISLIWIII
94 DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION
1. Cf. Umberto Eco, L'œuvre ouverte (trad. Houx, Le Seuil, 1965),- Eco
m ontre bien que l'œuvre d'art • classique • est \'Ut' sous plusieurs pet'Spectives
e t justiciable de plusieurs interprétations; mais <Jue, à chaque point de \'UC
ou intcrprêtalion, ne correspond pas encore une <euvre autonome, comprise
dans le chaos d'une grande·œu\"rc. La caractéristique de r.cuvrc ù'arl
• moderne • appai"'.Jll comme l'absence de centre ou de com·ergcncc (cf. chap. 1
e l IV).
!.A DlFF(':U{;','I'CE EN ELI.E-;\ll~.llH 95
matière qui ne produit pas un cas sans que l'autre ait disparu.
Mais à partir de l'impression qualitative de l'ima~inalion, la
mémoire reconstiluc les cas particuliers comme distincts, les
conservant dans n l'espace de temps • qui lui est propre. Le passé
n'est plus alors le passé immédiat de la rétention, mais le passé
réflexif de la représentation, la particulnritb ré fléchie et repro-
duite. En corrélation, le futur ce;;se aussi d'ètre le futur immédiat
de l'antrcipalion pour devenir le futur rdlcxif de la prevision,
la généralité réfléchie de l'entendement (l'entendement propor-
lionne l'attente de l'imagination au nombre de cas semblables
distincts observës et rappelés). C'est dire que les synthèses
actives de la mémoire el de l'entendement se superposent à la
synthèse passive de l'imaginalion, ct prennent appui sur elle.
La constitution de la rép1!lition implique déjà trois instances :
cet en-soi qui la laisse impensable, ou qui la <léfait à mesure
qu'elle se fait; le pour-soi de la synthèse passive ; eL fondée sur
celle-ci, la représenlalion réfléchie d'un " pour-nous » dans les
synthèses actives. L'associationnisme a une subtilité irrempla-
çable. On ne s'étonnera pas que Bergson retrouve les analyses
de Hume, d~s qu'il se heurte à un problème analogue : quatre
heures sonnent. .. Cnaque coup, chaque ébranlement ou excita-
tion, est logiquement indépendant de l'autre, mens momenlanea.
Mais nous les contractons en une impression qualitative interne,
hors de tout souvenir ou calcul distinct, dans cc présent vivant,
dans celt.e synthèse passive qu'est la durée. Puis nous les restituons
dans un espace auxiliaire, dans un temps dérivé, où nous pou-
vons les reproduire, les réfléchir, les compter comme autant
d 'im pressions-exlérie ures quan li fiables'.
Sans doute l'exemple de Bergson n'est-il pas le même que
celui de Hume. L'un désigne une répétition fermée, l'autre,
ouverte. De plus, l'un désigne une répétition d'éléments du
type A A A A (tic, tic, tic, tic,), l'autre, une répétition de cas,
AB AB AB A... (tic-tac, tic-tac, tic-tac, tic... ). La principale
distinction de ces formes repose sur ceci : dans la seconde la
..
LA R~PHTIT/f.).'V POUR EL/,H-.llt.IŒ 99
'·
100 DIFFÉ/lt:NCE ET RÉPÉ'TITION
• •
La première synthèse du temps, pour être or1gmaire, u'en
est pas moins intralcmporelle. Elle constitue le temps comme
présent, mais comme prê:;ent qui past'e. Le lemps ne sort. pas
du présent, mais le présent ne cesse pas de se mouvoir, par bonds
qui empiètent les uns sur les autres. Tel e~t le paradoxe du pré-
sent : constituer !tl tcrnp5, mais passer dans cc temps constitué.
Nous ne devons pas récuser la conséquence néces~aire : il faut
un autre lemps dans lequel s'opère la pl'cmi~re synthèse du lemps.
Celle-ci renvoie nécessairement à une seconde synthese. En
insistant sur la finitude de la contraclion, nous avons montré
l'e!Tet., nous n'avons pas du tout montré pourquoi le présent
passait, ni ce qui l'empêchait d'èlre coextensif au temps. La
première synthèse, celle de l'habitude, est vraimen~ la fondation
du temps ; mais nous devons distinguer la fondation et Je fon-
dement. La fondation concerne le sol, et montre comment quelque
chose s'établit sur cc sol, l'occupe ct le possède ; mais le fonde-
ment vient plutôt du ciel, va du faite aux fondations, mesure le
sol et le P'lssesseur l'un à l'autre d'après un titre de propriété.
L'habitude est la fondation du temps, le sol mouvant occupé
par le présent qui passe. Passer, c'est précisément la prétention
du présent. Mais ce qui fait passer le présent, et qui approprie
le présent cl l'lwbitude, doit être déterminé comme fondement
du temps. Le fundernent du temps, c'est la Mémoire. On a vu
que la mémoire, comme synthèse active dérivée, reposait ;;.ur
l'habitude : en c!Tet, tout repose sur la rondation. :\lais ce qui
constitue la mémoire n'est pas donné par Ill. Au moment où
elle se fonde sur l'habilud<', la mémoire doit è~re fondée por une
a utre synthèse passive, distincte de l'habitude. Et la synthèse
passive de l'habitude renvoie elle-même à celte synthèse passive
plus profonde, qui es~ de la mémoire : Habitus et Mnémosyne,
L.·1 RÉPÉTITION POUR ELLE-MJ!ME 109
-
11 2 DIFFERENCE ET REPETITJO!V
sa hauteur ou son lon, pcut-êlrc ses paroles, mais l'air est bien le
même, et sous toutes les paroles, un même tra-la-la, sur tous les
tons possibles et à toutes les hauteurs.
Il y a une grande différence entre les deux répêtitiom~, la
mt1lériellc et la spirituelle. L'une est une répétition d'instants ou
d'éléments successirs indépendants ; l'autre est une répétition
du Tout, à des niveaux divers coexistants (comme disait Leibniz,
« partout et toujours la même chose aux degrés de perfection
près i'f. Aussi les deux répétitions sont-elles dans un rapport
très di!Tércnt avec la u différence » elle-même. La difTêrcnce est
soutirée a l'une, dans la mesure où les éléments ou instants se
contractent dans un présent vivant. Elle est incluse dans l'autre,
dans la mesure où le Tout comprend la difTérence entre ses
niveaux. L'une est nue, l':mtre est vêtue ; l'une est des p<trties,
l'autre du tout ; l'une de succession, l'autre de coexi~tence ;
l'une actuelle, l'autre virtuelle ; l'une horizontale, l'autre ver~
tic::~le. Le présent est toujours différence contractée ; mais Jans
un cas il contracte les instants indi!Tércnts, dans l'autre cas
il contracte, en passant a la limite, un niveau différentiel du
tout qui est lui-même de détente ou de contraction. Si bien que
la di!Térence des présents eux-mêmes est entre les deux répéti~
tions, celle des instants élémentaires auxquels on la soutire,
celle des niveaux du tout dans lesquels on la comprend. Et
suivant l'hypothèse bergsonienne, il faut concevoir la répétition
nue comme l'enveloppe extérieure de la vêtue : c'est-à-dire la
répétition successive des instants comme le plus détendu des
niveaux coexistants, la matière comme le rêve ou comme le
passé le plus décontracté de l'esprit. De ces deux répétitions,
ni l'une ni l'autre à proprement parler n'est représentable. Car
la répétition matérielle se défait à mesure qu'elle se !ait, et n'est
représentée que par la synthese active qui en projette les éléments
dans un espace de calcul et de conservation ; mais en même temps,
cette répétition, devenue objet de représentation, sc trouve subor-
donnée à l'identilé des éléments ou à la ressemblance des cas
conservés et additionnés. Et la répétition spirituelle s'élabore dans
l'être en soi du passé, tandis que la représentation n'atteint et ne
concerne que des présents dans la synthèse active, subordonnant
alors toute répétition à l'identité de l'actuel présent dans la ré-
flexion comme à la ressemblance de l'ancien dans la reproduction.
Les synthèses passives sont évidemment sub-représentatives.
Maii' toute la question pour nous est de savoir si nous pouvons
• 1
f'p. 335).
assar;~e de la psychologie ralionncllc O. la cosmologie (trad, IIAn:-~r, Giberl éd.,
liio
LA R:éPÊTITION POUR ELLE-MEME tl5
1. L' existence des stries est d~gag~e par LACAN dans deux lexle•l~• impor-
tante : la Ltltre volh, p~cédemmenl cil~e ( 1•• a~rie : • roi-reiue·minbt re •,
~· ~rie : • police-minisLTe-Dupin J ; el Le mylht individu~( du névrou, C.D.U.,
(;()ffirnentaire de • l' homme aux rata • (lea deux wiea, paternelle el nliale, quJ
melttnl en jeu dans des situations difT~rentrs la detlr, l'ami, la femme pau,·re
ella femme riche). l .es ~lémrnla et rf"la tions dans chaq ue strie sont dHtrmin~
en fonction de leur puti liun par rappurt a l'obje t virtuel t oujoun dtplact : la
JeUre dana le premier exemple, la delle dans le second.- • Ce n'eal pli leule·
ment le sujet, mais les sujeh prill dnna leur inlenubjec tivit~ qui prennent la
file.. , J.e f11\plaeemenl dU ~~~ni0aul dt\lr.nnine lell SUjell d Bfl8 Jt:Unl Kclea 1 oi&IIS
leur dealin, tians leun relus, dana leu!'! oveu~lementa, dana leur 1ueeh el dans
leur 1ort, nonobstant leurs dona innt'8 el leur acqui8 social, a~n& tgnrd pour le
caract<lre ou )f! sexe... • l f..'aU$, p . JO.) Ainsi se définit un inconscirnl Inter·
aubjeeUI qui ne se rêduil ni a un incon-'Cienl individue 1 ni a un inrunliCient
colleclif, el par rapport auquel c.m ne peul plus asaigner une 5érie commr ori-
lfinelle et l'autre comme dérivée ~ bien que Lacan continue a employer cee
terme1, eemble-t·il, par commodlt6 de langage),
JIIFFEIWNCI:.' l\'T Rtl'/~1'/TJON
1. s~rgc LECI.AIRE a esquis~é une lh~oric df' 1~ nê\"I OS!' cl df' la psychose f'n
rapport avt-r lu nnlinn de qu<·•li<m ,-,mme caltlj!orir fundaml'nla ll• or l'in-
cunscienl. 11 distingue t'n c~ sens Je rnodt dt qutst iun rhu l' hyli'riquc ( • suis-je
un Jwmmf' o u une frmme? • ) tl chr7. l'chsi'tll! t • suls·j •• m ort <ou ,·if? •: ; il
dis tiui!UI' aus~i la po~ition rPspccti\·(' di' la néHUSI' e t dr la psychos•• pur rnp·
port à rl' l.le instan rf" dt- la question. - t:f. Lo nwrl d~t lls la \"ÎI.' df' l'ol.sM~.
L <l psy(hunafysr, 11°2, 1!.1&6; A la tl'Chl't<'bl' dr• principts d 'lille r~ycho\hl'rapie
dt'S psychoses. E t'Oiu/ùm psyrhialri que, 1 1, 19i"o8. Crs n•ch<'tthl's ~ur ln Co rnu• t' t le
co ntenu d es q uestion!i vtcucs par Il' ma lade llf\11~ $f'mhll'nl d 'u nr ~randf' im por-
l aucc, el entrafnc>nl u ne révision d u r (•l<' d u 11\'J!atif r t elu rou flil d ans l"in<~~·ns
cif'nl en ~t'nera!. l.à l'm'<>rc, l'llt·s o nt pour OI"ÎJ!ÎOI.' dts lndicntinns d l' .laccau<'S
LAC A!'< : sur h-~ lyprs de qul'slio n dans l' h ys térie f't l'<>l••l'~~i"n• cf. Errils,
PP- 303-304 ; e t sur le d ésir, sa clifTérl'nce awc 1.! tw~oin, son ra p port awc la
• drmande • el avt>c la • q u••,.lion •, pp. 6~i-630, (i!iQ-6\l:l.
l l n drs point• le~ plus imporl:•nts dl' ln th~urir <Ir Ju!lJ! n't'ta it-il pas dl'j:i là:
la force de. qut>slionnt'mt-nl • dans l'inron•cit·nt , la concl·pllcon dr l' in<"flnftiPn l
commt incon~citnt drs • prnJ.Ii·mrs •1'1 d1·s • thchrs • 1 Jl"l'<: <'Il t irait lu COIISé-
qurnce : la d~couvcrle d 'un prort's de rlifTt\rr uda ticm, p lus prr>fond 'lill' lrs
opposition~ rl'sullanlt-s rer. I.e m11i ri /'inrun,triml ). Il rsl \"nli qur Fn~Tt• rri·
tiqur violt-mmt>nl ct• point df' vue : clans J.'hnmmP <111:7: /omps, ~ Y, ni• il main-
tient 'lill' l'rufnut Ill' qurstinnnl' pas, muis M sin•. n'es t pas coonfronté à dt'a
tâches , mais è ùrs emoi~ regis par l't•pposili<m - e l aussi duns li<om, ~ Il, oil il
DIFFÉRENCE ET RÉP.ÊT/TJON
montre que Je noyau du rêve ne peut être qu'un dé$ir engagé dans un conflit
correspondant. Toutefois entre Jung el Freud. la discussion n'est peul-èlre
pas bien située, puisqu'ils'agit de savoir si l'inconsclenl peut ou non faire autre
chose que de désirer. En vérité, ne faut-il pu plutot demander si Je désir est
seulement une force d'npposilion, ou bien une force t out entière fondée dans
la puissance de la question ? !tlême le rêve de Dora, invoqué par Freud, ne se
laisse interpréter que dans la perspective d'un pr(lbleme (avec les deux séries
père-mère, M. K.-~tme K.) qui développe une question de forme hystérique
(avec la boite à bijoux jouant le rOle d'objet - z )•
....
LA RtPÊTITJO.Y POUR ELLE-MEME lU
n'est. alli~ plus loin que llor~cs, dans toute son œuvre insolite :
« Si la loterie est une intensification du hr~sard, une infusion
périodique du chaos dans le cosmos, ne conviendrait-il pos q ue
le hasard inl('rvtnl dans toutes les étapes du lirage el non point
dans une seule ? N'est-il pas évidemment absurde que le hasard
dicte la mort de quelqu'un, mais que ne soient pas sujettes ou
hasard h~~ circonstances de cette mort : la rl-serve, la publicité,
le dëlai d'une heure ou d'un sii:clc ? ... En r~;nlité le nombre des
lirages est infini. Aucune décision n'est finale, toutes se rami-
fient. Les i~norants supposent que d'infinis tirages nécessitent
un Lemps infini; il sunit en fait que le temps soit infiniment
subdivisible ... Dans toutes les fictions, chaque fois que diwrses
solutions sc prësentent, l'homme en adopte une et élimine les
autres ; dans la fiction du presque ine-xlricable Ts' ui Pên, il
les adopte toutes -simultanément. Il cree ainsi divers avenirs,
divers lemps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contra-
dictions du roman. Fango par exemple dait•nl un secret.; un
inconnu frappe a sa porte; Fang d~cide de le tuer. i'laturellement,
il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l'intrus,
l'intrus prut tuer Fang, tous deux peuvent réchapper, tous deux
peuvent mourir, etc. Dans l'ouvrage Ts' ui Pén, tous les dénoue-
ments se produisent ; chacun est le point de depart d'autres
bifurcations »t.
, 1
1
1 1
1. Les raisonnements de Pla lon sont scandés par des reprises et des ~pHi
lions stylistiques, qui témoignent d'une minulic, comme d'un eiTorl pour
, redresser • un lhême, pour le défendre contre un thPmc voisin, mais dissem-
blable, qui viendrait • s'insinuer •. C'est le retour des thèmes présocratiques
qui se trouve conjuré, neutralisé par la répélilion du lht'Jme platonicien ; le
parricide est ainsi consommê plusieurs fois, el jamais plus que quand Platon
1mile ceux qu'il dénonce.- Ct. P.-M. ScnuuL, Remarques sur la technique de
la rêpêlition dans le Phédon, in Eludes platoniciennes, Presses Vniversilaires
de France, 1960, pp. ll8-125 (ce que P.-M. Schuhl appelle • les Jilanics de
l'idée •).
2. Sur cet • autre • modèle, qui constitue dans le platonisme une sorte
d'érjuivalent du malin génie ou du Dieu trompeur, cf. ThUWe, 176 e, et
surtout Timü, 28 b sq.
Sur le phantasme, sur la distinction des icônes et des phantasmes, les textes
principaux sont dans Le Sophiste, 235 e-236 d, 264 c-268 d. (Cf aussi Répu-
blique, X, 601 d sq.)
168 DIFF~RENCE ET R~P~TJTJON
L'IMAGE DE LA PENStE
Que penser soit l'axcrcice n<~turrl d'une farul t.r, que cette
faculté ait une bonne nature et une honne \'Olon!f'>, cela ne peut
pas s'entPndre e11 fait. "Tout le monde >>sait bien qu'en fait les
hommes pensent r<~rement, ct plutôt sous Je coup d'un choc que
dans l'élan d'un goût. Et la phrase cc!lèbre de Descartes, le bon
sens (la puissance de prnser) t':>t la chose du monde la mieux
partagée, rt'JWSI! seul<'mcnt sur une vieille plaisanterie, puis-
qu'elle con:;iste à rnppeler que les hommes se plaip-nent à la
rigueur de m:mqu<'r de ml'moire, d'imngination ou mème d'oreille,
mais se l.rouvent toujours assez bien part:1gés du point de vue de
l'intelligt-nce et de la pl'nS1~1'. ~tais si Drscarlcs est philosophe,
c'est parce qu'il se sert d{' cetle plnisanteric pour ~'riger une image
de la prns('•c telle qu'rllr est l'li droit: la bonne nature t't l'affinité
avec le vrai appartiendr<~ient fl la penst•t> Pn droit, quelle que soit
la difficulté de traduire le droit d;~ns les faits, ou de retrouver le
droit. par-delà les faits. Le bon sens ou le sens commun naturels
sont donc. pris comme la drtermination de la pensée pure. Il
appartient au sens de préjuger de sa propre universalité ; ct de se
1. !'Y.tJI:nnAciT e8L de ceux qui all~rcullc plus loin dans 1~ prob)\lm~ du com-
m~ncemenl. Il d!lnonc~ J~s pr~snpposés imp!icilcs dans la philosophie en général,
el dans celle de lle!('el en particulier. 11 montre que la philosophie doit partir,
non pas de son entente avec une image pré· philosophique, mais de sa • différence •
a wc la non-phi/o.,opllic. {Seulement il estime f]Ue celle exi~ence du nai com-
mencement est sunlsammenl réalisée quand on pnrt de J'~lre empirique, sen-
sible et concret.) - cr. Cnnlribuli"n a la rrilique de la phi/osophit de 1/egd
(trall. AI.TIWSSP.II, .\tani(rstes philosnphiques, Presses Universitaires de France,
notamment p. 33).
DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION
"'
postuler comme universel en droit., communicable en droit.
Pour imposer, pour retrouver le droit, c'est-à-dire pour appliquer
l'esprit bien doué, il faut une methode explicite. Sans doute donc
est-il difHcile en fait de penser. Mais le plus difficile en fait passe
encore pour le plus facile en droit; ce pourquoi la méthode elle-
même est dite facile du point de vue de la nature de la pensée (il
n'est pas exagéré de dire que cette notion de facile empoisonne
tout le cartésianisme). Quand la philosophie trouve son présup-
posé dans une Image de la pensée qui prétend valoir en droit, nous
ne pouvons pas, dès lors, nous contenter de lui opposer des faits
contraires. Il faut porter la discussion sur le plan même du droit,
et savoir si cette image ne trahit pas l'essence même de la pensée
comme pensée pure. En tant qu'elle vaut en droit, cette image
présuppose une certaine répartition de l'empirique et du trans-
cendantal; et c'est celte répartition qu'il faut juger, c'est-à-dire
ce modèle transcendantal impliqué dans l'image.
Il y a bien un modèle en efTet, c'est celui de la récognition.
La rêcognition se définit par l'exercice concordant de toutes les
facultés sur un objet supposé le même : c'est le même objet qui
peut être vu, touché, rappelé, imaginé, conçu.. Ou, comme dit
Descartes du morceau de circ," c'est le même que je vois, que je
touche, que j'imagine, et enfin c'est le même que j'ai toujour~
cru que c'é.tail au commencement ». Sans doute chaque faculté
a-t-elle ses données particulières, le sensible, le mémorable, ·j
l'imaginable, l'intelligible ... , et son style particulier, ses acles
particuliers investissant le donné. Mais un objet est reconnu quand
une faculté le vise comme idenlique à celui d'une autre, ou
plutôt quand toutes les facultés ensemble rapportent leur donné
et se rapportent elles-mêmes a une forme d'identité de l'objet.
Simultanément la rêcognition réclame donc un principe subjectif
de la collaboration des facultés pour« tout le monde», c'est-à-dire
un sens commun comme concordia facullalum; et la forme d'iden-
tité de l'objet. réclame, pour le philosophe, un fondement dans
l'unité d'un sujet pensant dont toutes les autres facultés doivent
être des modes. Tel est le sens du Cogito comme commencement:
il exprime l'unité de toutes les facultés dans le sujet, il exprime
donc la possibilité pour toutes les facullés de sc rapporter à une
forme d'objet qui réfléchit l'identité subjective, il donne un
concept philosophique au présupposé du sens commun, il est le
sens commun devenu philosophique. Chez Kant comme chez
Descartes, c'est l'identite du Moi dans le Je pense qui fonde la
concordance de toutes les facultés, et leur accord sur la forme
d'un objet supposé le Même. On objectera que nous ne nous
L'IMAGE DE L4 PENSÉE t75
l
L'IMAGE DE LA PENSJ5E .,
les structures dites transcendantales sur les actes empiriques
d'une conscience psychologique : la synthèse transcendantale
de l'appréhension est directement induite d'une appréhension
empirique, etc. C'est pour cacher un procédé si voyant que Kant
supprime ce texte dans la seconde édition. Mieux cachée, pour-
tant, la méthode du décalque n'en subsiste pas moins, avec tout
son " psychologisme ».
En second lieu, la récognition n'est insignifiante qu'à titre de
modële spéculatif, mais cesse de l'être dans les fins qu'elle sert et
où elle nous entrafne. Le reconnu, c'est un objet, mais aussi des
valeurs sur l'objet. (les valeurs interviennent même essentielle-
ment dans les distributions opérées par le bon sens). Si la récogni-
tion trouve sa finalité pratique dans les ~valeurs établies », c'est
toute l'image de la pensée comme Cogilalio nalura qui témoigne,
sous ce modèle, d'une inquiêtanLe complaisance. Comme dit
Nietzsche, la Vérité parait. bien être " une créature bonasse et
aimant ses aises, qui donne sans cesse à tous les pouvoirs établis
l'assurance qu'elle ne causera jamais à personne le moindre
embarras, car elle n'est, après toul, que la science pure ... ))1 , Qu'est-
ce qu'une pensée qui ne fait de mal à personne, ni il celui qui
pense, ni aux autres? Le signe de la récognition célèbre des
fiançailles monstrueuses, où la pensée «retrouve» l'Êtat, retrouve
« l'Êglise », retrouve toutes les valeurs du temps qu'elle a fait
passer subtilement sous la forme pure d'un éternel objet quel-
conque, éternellement béni. Quand Nietzsche distingue la création
des valeurs nouvelles et la récognit.ion des valeurs établies, cette
distinction ne doit, certes, pas être comprise d'une manière relative
historique, comme si les valeurs établies avaient été nouvelles en
leur temps, et comme si les nouvelles valeurs demandaient simple-
ment du temps pour s'établir. Il s'agil en vérité d'une di!Térence
formelle et de nature, et le nouveau reste pour toujours nouveau,
dans sa puissance de commencement et de recommencement,
comme l'établi était établi dès le début, même s'il fallait un
peu de temps empirique pour le reconnattre. Ce qui s'établit dans
le nouveau n'est précisément pas le nouveau. Car le propre du
nouveau, c'est-à-dire la di !Térence, est de solliciter dans la pensée
des forces qui ne sont pas celles de la récognition, ni aujourd'hui
ni demain, des puissances d'un tout autre modèle, dans une /erra
încognila jamais reconnue ni reconnaissable. Et de quelles forces
vient-il dans la pensée, de quelle mauvaise nature et de quelle
mauvaise volonté centrales, de quel effondrement central qui
l
L'IMAGE DE LA PENS~E til
problème'. Faut-il, conformément à d'autres texlt>s de Platon,
id.-ntilier le probli·me ou la question à l'objet ~in~ulicr d'une
Mémoire transcl'.ndanlale, qui rrnd po:;sible un .apprentissage
dans ce domaine en saisissant r.c qui nt' peut être que rappelé?
Tout l'indique; il c:'sl bien vrai que la ri·minisccnce platonicienne
prétend saisir l'être du passt:·, immi·morial ou mémorandum,
en même temps frappé d'un oubli essentiel, conformément à la
loi de l'exercice lrumcendant. qui wut que cc qui ne peul être
que rappelé ~oit aussi l'impossible à rappeler (dans l'exercice
empirique). Il y a une grande dillcrencc entre cel oubli essentiel
et un oubli ('mpirique. La mémoire empirique s'adresse à des
choses qui peuvent ct mème doivent être autrement saisirs : ce
que je rappelle, il faut que je l'aie vu, entendu, imaginé, ou pensé.
L'oublié, au sens empirique, ('SL ce qu'on n'arri\·e pas à ressaisir
par la mémoire quand on le cherche une seconde fois (c'est trop
loin, l'oubli nm s(•prtrc du sou\·enir ou l'a cJTacé). Mais la mémoire
transcendant:~le snisit Cl! qui, dans la premiiJre fois, dës la première
fois, ne peut être que rappelé : non pas un passé conlin~ent,
mais l'èlre du passé comme tel el passé de toul lemp~. Oubliée,
c'esl de cette maniëre que la chose apparail en personne, à la
mémoire qui l'appréhende essentiellement. Elle ne s'adresse
pas à la mémoire sans s'adresser à l'oubli dans la mémoire. Le
memorandum y est aussi l'immêmorable, l'immémorial. L'oubli
n'est plus une impuissance conlîngenle qui nous s~pare d'un
souvenir lui-même conlingent, mais existe dans le souvenir essen·
tic! comme la nième puissance de la mémoire à l'éRard de sa
limite ou de cc qui ne peul être que rappelé. Il en êtnil de même
pour la sensibilit.é : à l'insensible contingrnt, trop petit, trop loin
pour nos sens dans l'exercice empirique, s'oppose un inst>nsible
essentiel, qui se confond avec ce qui ne peul ètre que senti du
point de vue de l'exercice transcendant. Voilà donc que la
sensibilité, forcée par la rencontre à ~entir le 1enlimdum, force
b. son LQur l"' mrrnoire {} :;ic souvenir du mémorandum, ce qui
ne peut. être que r:~ppelé. Et enfin, pour lroisit•me caractère,
la mémoire transcendantale à son lour rorcc la pensée à saisir
ce qui ne peul ëlre que prnsé,le cogilandum,le VOlJ-:-io\1, l'Essence:
non pas l'intelligible, car celui-ci n'est encore que le mode sous
lequel on pense ce qui peut être autre chose que pensé, mais
l'être de l'intelligible comme dernière puissance de la pensée,
ctranget.é. Il est. alors tentant de dire en poèlc que cela a été vu,
mnis dans une autre vie, dans un présent mythique : tu cs la
ress<>mhl:mce... Mais por là tout. est trahi : d'abord la nD turc de
la rencontre, en tant qu'elle ne propose pas à la r écognition une
épreuve particulièrement dillicile, un enveloppement particu-
li&rement dimcile à déplier, mais s'oppose !i toute récognition
possible. Ensuite, la nature de la mémoire transcendantale et
de ce qui ne peut ètrc que rappelé; car celle seconde instance
est seulement conçue sous la forme de la similitude dans la rémi-
niscence. Au point que la même objection surgit ; la réminiscence
conrond l'êt.re du passé avec un être passé, c t., faute d e pouvoir
assig ner un moment empirique où cc passé fut pr\!scnt, invoque
un présent originel ou my thique. La grandeur du concept de
réminiscence {el ce pourquoi il sc distingue radicalement du
concept cartésien d'innéité), c'est d'introduire le temps, la durée
du lemps dans la pensêe comme telle : par là, il établit une
opacite propre à la pensée, témoignant d'une mnunise nature
comme d'une mauvaise volonté, qui doivent. être secou~s du
dehors, par les signes. Mais, nous l'avons vu, parce que le temps
n'est introduit ici que comme un cycle physique, et non sous
sa forme pure ou son essence, la pensée est encore supposée
avoir une bonne nalurc, une resplendissante cla rte, qui se sont
simplement obscurcies ou égarées dans les avatars du cycle
naturel. La réminiscence est encore un refuge pour le modèle
de la récognil.ion ; et non moins que Kant., Platon décalque
l'exercice de la mémoire transcendantale sur la ligure de l'exer-
cice empirique (on le voit bien dans l'exposé du Phéd()n).
Quant à la lrobièmc instance, celle de la pcn ~éc pure ou dt! ce
qui ne peuL être que pensé, Platon la détermine ~om mc le
contraire séparé :la Grandeur qui n'est. rien d'autre que grande,
la Petitesse qui n'est rien d'autre que petite, la Lo urde ur qui
n'est. que lourde, ou l'Unité, seulement. une- voilà ~e que nous
sommes forcés de penser sous la pression tic la reminiscence.
C'est donc la {11rme de l' ltlenlilé réelle (le ~tt~mc compris comme
otÙTo xa:O' cx~-:-o) qui définit l'essence selon Platon. Toul culmine
avec le grand principe : qu'il y a, malgré tout ct. avant t ouL,
une affinité, une lllialion, ou peut-être il vaut mieux dire une
phi li<~lion de la pensée avec le vrai, bref une bonne nature et un
bon desir, fondés en dernière instance sur l:t forme d'analogie
dans fe Dien. Si bien que Platon, qui écrivit le texlt! de La Répu-
blique, rut aussi le premier il dresser l'imngc d ogmatique ct
moralisante de la pensée, qui neutralise cc texte el ne le laisse
plus ronctionner que comme un« repentir'· Découvrant l'exercice
... DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION
1. L~ cas de l' imaqi nali<Jn : ce cas est le seul où KANT considère une faculté
libérée de la forme dun sens commun, et découvre pour elle un exercice légi-
time vêrilablemcnt • transcendant •. En effet, l'ima~inalion schémalisante,
dans la CriliqLI' de la rais<Jn pure, est encore B!lus le sens commun dit lo~rique;
l'imagination réfléchissant(', dans le jul(l'ment de beaulf>, est !'ncore sous le
sens commun !'sth.-~ iopJe. !\lais avec le sublime, l'imagination sdon Kant est
forcée, cqntrainJe d'a(l"ronler sa limite p ropre, son ~cxvr~a-tt?v, son maximum
qui est a ussi bien l'inimaginable, l"infonne ou le difforme d3ns la nature
(Critique du jugemml, ~ 26). El Plie trnnsrnet sa contrainte Il la penséo>, Il son
tour forcée tic pcn~er l" supra-srnsibl(', comme fnndernrnt d(' la nature et de la
faculté de penser : la prnsée cl l'inw~iunlinn ~nlrenl ici dans un~ discordanre
essentielle, J!lns une violence r~cipruquc <JUi conditionne un uuuvc:•u type
d'accord {§ 27). Si hieu que le mU<h'le de la récl)gnilion ou la ronnr du sens
commun se trouvent en défaut dans le sublime, au profil d'une toul aulre
conception de la pensée (§ 29).
DI FFERENCE ~T RÉPETJTION
pensée. Dès lors, ce que la pensée est forcée de penser, c'est aussi
bien son ellondrcment. central, sa fèlure, son propre • impou..-oir o
naturel, qui se confond a..-ec la plus grm !Je puis~ance, c'e:<l-à-
dire avec les CO!Jilanda, ces forces informulées, comme avec
autant. de vols ou d'eiTraclions de pensée. Artaud poursuit. en
tout ceci la terrible révélation d'une pensee ~ans image, el lo
conquète d'un nouveau droit qui ne sc laisse pas représenter.
li sait que la diffccullé comme telle, et son cortè~e de problemcs
et de questions, ne sont pas un état de fait, mais une struclurc en
droit de la pensée. Qu'il y a un acéphale dans la pensée, comme
un amnésique dans la mémoire, un aphasique dnns le langage,
un agnosique dans la sensibilité. Il sait que penser n'est pas
inné, mais doit ètrc engendré dans la pensée. Il snil que le pro-
blème n'est pas de diriger ni d'appliquer méthodiquement. une
pensée préexistante en nat.ure el en droit, mais de faire nattre
ce qui n'existe pas encore (il n'y a pas d'autre œuvre, tout. le
reste est arbitraire, et enJolivement.). Penser, c'est créer, il n'y
a pas d'aut.re création, mais créer, c'est d'a bord engendrer
« penser n dans ln pensée. C'est pourquoi Artnud oppose dam;
la pensée la genilafiU à l'innéité, mais aussi bien à la réminiscence,
et. pose ainsi le principe d'un empirisme transcendantal : • Je
suis un génital inné... Il y a des imbéciles qui se croient des êtres,
êtres par innéité. Moi je suis celui qui pour être doit fouetter
son innéité. Celui qui par innéité est. celui qui doit. être un être,
c'est-à-dire toujours fouetlt~r cette espèce de négalir chenil,
ô chiennes d'impos~ibilité ... Sous la grammaire, il y a la pensée
qui est un opprobre plus fort à vaincre, une vierge beaucoup
plus rêche à outrepasser quand on la prend pour un fait. inné.
Car la pensée est une matrone qui n'a pas toujours existé ;l.
•••
Il ne s'agit pas d'opposer à l'image dogmatique de la pensée
une autre ima~e. empruntée par exemple à la schizophrénie.
Mais plutôt. de rappeler que la schizophrénie n'est pas seulement
un fait humain, qu'elle est une possibilité de la pensée, qui ne se
révèle à ce titre que dans l'abolition de l'image. Car il est remar-
quable que l'image dogmatique, de son côté, ne reconnaisse que
l'erreur comme mésaventure de la pensée, et reduise tout à la
•
• •
Déjà les professeurs savent bien qu'il est rare de rencontrer
dans les « devoirs • (saur dans les exercices où il faut traduire
proposition par proposition, ou hien produire un résultat fixe)
des erreurs ou quelque chose de faux. Mais des non-sens, des
remarques sans intérêt ni importance, des banalités prises pour
1
L'IMAGE DE LA PENSJ1E 201
l
L'IMAGE DE LA PENSJ!E l ot
du clair et distinct) est. une méthode pour résoudre des problèmes
supposés donnés, non pas une mHhode d'inYention, propre à
la constitution des problèmes eux-mêmes et. à la compréhension
des qucsLions. Les règles qui concernent les problèmes et les
questions n'ont qu'un rôle expressément secondaire et subor-
donné. Combattant. la dialectique aristotélicienne, Descartes
a pourtant. avec elle un point commun, un point. décisif: le calcul
des problèmes et des questions reste inféré d'un calcul des
«propositions simples »supposées préalables, toujours le postulat
de l'image rlogmatique1•
Les variations se poursuivent, mais dans la même perspec-
tive. Que font les empiristes, sauf inventer une nouvelle forme de
possibilité : la probabilité, ou la possibilité physique de recevoir
une solution'? Et l(ant.lui-même 1 Plus que tout autre, pourtant,
l(ant réclamait que l'épreuve du vrai et du faux fût portée dans
les problèmes et les questions; c'est même ainsi qu'il définissait.
la Critique. Sa profonde théorie de l'Idée, comme prohlémat.isante
et problématique, lui permettait de relrouycr la vraie source de la
dialectique, et même d'introduire les problèmes dans l'exposé
géométrique de la Raison pratique. Seulement, parce que la
critique kantienne reste sous la domination de l'image dogma-
tique ou du sens commun, J{ant. définit. encore la vérité d'un
problème par sa possibilité de recevoir une solution : il s'agit cette
fois d'une [orme de possibilité transcendantale, conformément
à un usage légitime des facultés tel qu'il est déterminé dans chaque
cas par telle ou telle organisation du sens commun (à laquelle le
problème correspond). - Nous retrouvons toujours les deux
aspects de l'illusion : l'illusion naturelle qui consiste à décalquer
les problèmes sur des propositions qu'on suppose préexistantes,
opinions logiques, théorèmes géométriques, équations algé-
les cas d'une solution générale (ainsi pour les valeurs d'une équa-
tion algébrique). Mais précisément, générales ou particulières,
les propositions ne trouvent leur sens que dans le problème sous-
jacent qui les inspire. Seule l'Idée, seul le problème est universel.
Ce n'est pas la solution qui prête sa généralité au problème, mais
le problème quj prête son universalité à la solution. Il n'est
jamais sulllsant de résoudre un problème à J'aide d'une série de
r,as simples jouant le rôle d'éléments analytiques ; encore raut-il
déterminer les conditions dans lesquelles le problème acquiert
le maximum de compréhension cl d'extension, capable de commu-
niquer aux cas de solution la continuité idéelle qui lui est propre.
Même pour un problème qui n' aurait. qu'un seul cas de solution,
la proposition qui désignerait celui-ci ne trouverait son sens que
dans un complexe capable de comprendre des situations imagi-
naires et d'intégrer un idéal de continuité. Résoudre, c'est
toujours engendrer les discontinuités sur fond d'une continuité
fonctionnant comme Idée. Des que nous c oublions» le problème,
nous n'avons plus devant nous qu'une solution gênérale abs-
traite ; et comme rien ne peut plus soutenir cette généralité, rien
ne peut empêcher cette solution de s'émietter dans les proposi-
tions particulières qui en forment les cas. Séparées du problème,
les propositions retombent à l'etat de propositions particulières
dont la seule valeur est désignatricc. Alors la conscience s'efforce
de reconstituer le problème, mais d'après le double neutralisé
des propositions particulières (interrogations, doutes, vraisem-
blances, hypothèses} et d'après la forme vide des propositions
générales (équations, théorèmes, théories... )•. Commence alors
la double confusion qui assimile le problème à la série des hypo-
thétiques, et le subordonne à la série des catégoriques. La nature
de l'universel est perdue ; mais avec elle aussi bien la nature du
singulier. Car le problème ou l'Idée n'est pas moins la singularité
concrète que l'universalité vraie. Aux rapports qui constituent
l'universel du problème, correspondent des répartitions de points
remarquables et singuliers qui constituent la détermination des
conditions du problème. Proclus, tout en maintenant le primat
du théorème sur le problème, avait défini rigoureusement celui-ci
...
Demoulin :ce qui s'annule en ~Il ou~, ce ne sont. pas les quantités
.
SYNTH~SE WÉEI.LE DE LA DIFFÉRENCE 223
problèmes en tant que tels. Dans des domaines très divers, les
méthodes d'exhaustion jouèrent ce rôle, la géométrie analytique
aussi. Plus récemment, ce rôle a pu être mieux rempli par d'autres
procédés. On se rappelle, en efTet, le cercle dans lequel tourne la
théorie des problèmes : un problème n'est résoluble que dans
la mesure où il est ~ vrai », mais nous avons toujours tendance
à définir la vérité d'un problème par sa résolubilité. Au lieu de
fonder le crilère extrinsèque de la résolubilité dans le caractère
intérieur du problème (Idée), nous faisons dépendre le caractère
interne du simple critère extérieur. Or, si un tel cercle a été
brisé, c'est d'abord par le mathématicien Abel; c'est lui qui
élabore toute une méthode d'après laquelle la résolubilité doit
découler de la forme du problème. Au lieu de chercher comme
au hasard si une équalion est résoluble en général, il faut déter-
miner des conditions de problèmes qui spécifient progressivement
des champs de résolubilité, de telle manière que « l'énoncé
contienne le germe de la solution ». Il y a là un renversement
radical dans le rapport solution-problème, une révolution plus
considérable que la copernicienne. On a pu dire qu'Abel inaugu-
rait ainsi une nouvelle Crilique de la raison pure, et dépassait
précisément l'exlrinsécisme kantien. Le même jugement se
confirme, appliqué aux travaux de Galois: à partir d'un« corps D
de base (R), les adjonctions successives à ce corps (R', R", R'" ... )
permettent une distinction de plus en plus précise des racines
d'une équation, par limitation progressive des substitutions
possibles. Il y a donc une cascade de ~ résolvantes partielles D
ou un emboîtement de « groupes », qui font découler la solulion
des conditions mêmes du problème : qu'une équation ne soit
pas résoluble algébriquement, par exemple, cela n'est plus
découvert à l'issue d'une recherche empirique ou d'un bîton-
nement, mais d'après les caractères des groupes et des résolvantes
partielles qui constituent la synthèse du problème et de ses
conditions (une équation n'est résoluble algébriquement, c'est-
à-dire par radicaux, que lorsque les résolvantes partielles sont
des équations binômes, et les indices de groupes, des nombres
premiers). La théorie des problèmes est complètement trans-
formée, enfin fondée, parce que nous ne sommes plus dans la
situation classique d'un maitre et d'un élève - oû l'élève ne
comprend et ne suit un problème que dans la mesure où le
maître en connaît la solution et fait, en conséquence, les adjonc-
tions nécessaires. Car, comme le remarque Georges Vcrriest, le
groupe de l'équation caractérise à un moment, non pas ce que
nous savons des racines, mais l'objectivité de ce que nous n'en
234: DJFFÉR~NCE liT RË/.'ÉTJTJON
..•.
Les Idées sont des multiplicités, chaque Idée est une multi-
plicit.é, une variété. Dans cet emploi rit-manien du mot« multi-
plicite » (repris par Husserl, repris aussi pnr Oergson), il faut
attacher la plus grande importance à la forme substantive : la
multiplicilé ne doit pas désigner une combinaison de multiple et
d'un, mais au contraire une organisation propre au multiple en
tant que tel, qui n 'a nullement besoin de l'unité pour former un
système. L'un et le multiple sont des concepts de l'entendement
qui forment les mailles trop lâches d'une dialectique dénaturée,
procédant par opposition. Les plus gros poissons passent A
travers. Peut-on croire tenir le concret quand on compense l'insuf-
fisance d'un abstrait avec l'insuffisance de son opposé? On peut
dire !ongternps « l'un est JD\.Ùliple, et le multiple un o - on parle
comme ces jeunes gens de Platon qui n 'épargnaient même pas la
basse-cour. On combine les contraires, on fait de la contradic-
tion; à aucun moment on n'a dit l'important, u combien "•
• comment •. « en quel cas ». Or l'essence n'est rien, généralité
creuse, quand elle est séparée de celte mesure, de cette manière
el de cette casuistique. On combine les prédicats, on rate l'Idée
- discours vide, combinaisons vides où manque un substantif.
Le vrai substantif, la substance même, c'est « multiplicité », qui
rend inutile l'un, et non moins le multiple. La multiplicité
variable, c'est le combien, le comment, le chaque cas. Chaque
chose est une multiplicité pour autant qu'elle incarne l'Idée.
Même le multiple est une multiplicité ; même l'un est une mul-
tiplicité. Que l'un soit une multiplicité {comme là encore Bergson
el Husserl l'ont montré), voilà ce qui suffit à renvoyer dos à dos
les propositions d'adjectifs du type l'un-multiple et le multiple-
un. Partout les différences de multiplicités, ct la différence dans
la multiplicité, remplacent les oppositions schématiques et
grossières. Il n 'y a que la variété de multiplicité, c'est-à-dire la
différence, au lieu de l'énorme opposition de l'un et du multiple.
Et c'est peut-être une ironie de dire : toul est multiplicité, même
l'un, même le mulliple. Mais l'ironie elle-même est une multipli-
cité, ou plutôt l'art des multiplicités, l'art de saisir dans les choses
les Idées, les problèmes qu'elles incarnent, el de saisir les choses
comme des incarnations, comme des cas de solution pour des
problèmes d'Idées.
Une Idée est une mulliplicilé définie et continue, à n dimen-
sions. La couleur, ou plutôt l'Idée de couleur est une multipli-
cité à t.rois dimensions. Par dimensions, il faut entendre les
S YNTII~SE JD~ELLE DE LA DIFF~RENCE 231
avoir une Idée. Aristote, surtout pas Aristote... Dès que la dia-
lectique brasse sa matière, au lieu de s'exercer à vide à des fins
propédeutiques, partout retentissent • combien •. • comment •,
c en quel cas • - el• qui ? •. dont nous verrons plus lard le rôle
et Je sens1• Ces questions sont celles de J'accident, de l'événement,
de la multiplicité - de la différence - contre celle de l'essence,
contre celle de l'Un, du contraire el du contradictoire. Partout
Hippias triomphe, même el déjà dans Platon, Hippias qui
récusait l'essence, et qui pourtant ne sc contentait pas d'exemples.
Le problème est de l'ordre de l'événement. Non seulement
parce que les cas de solution surgissent comme des événements
réels, mais parce que les conditions du problème impliquent elles-
mêmes des événements, sections, ablations, adjonctions. En ce
sens, il est exact de représenter une double série d'événements
qui se déroulent sur deux plans, se (oisanl écho sans ressem-
blance, les uns réels au niveau des solutions en~endrées, les
autres idéels ou idéaux dans les cond'itions du problème, comme
des acLes ou plutôt des rêves de dieux qui doubleraient nolre
histoire. Ln série id~elle jouit d'une double propriété de trans-
cendance el d'immanence par rapport au réel. Nous avons vu,
en efTet, comment l'existence ella répartition des points singuliers
appartenaient complètement à l'Idée, bien que leur spécification
fùt immanente au1e courbes-solutions de leur voi~inage, c'est-à-
dire aux relations rt!elles où l'Idée s'incarne. Péguy, dans son
admirable description de l'événement, disposait deux lignes, l'une
horizontale, mai,; l'autre verticale, qui reprenait en profondeur
les points remarquables correspondant à la première, bien plus,
qui devançait et engendrait éternellement ces points remar-
quables et leur incarnation dans la première. A la croisée des
deux lignes se nouait le c temporellement éternel » - le lien de
l'Idée et de l'actuel, le cordon de poudre- et ~e décidait notre
plus grande maitrise, notre plus grande puissance, celle qui
concerne les problèmes eux-mêmes : ~ Et tout d'un coup, nous
sentons que nous ne sommes plus les mêmes forçats. Il n'y a
rien eu. Et un problème dont on ne voyait pas la lin, un problème
sans issue, un problème où tout un monde était aheurtë, tout d'un
coup n'existe plus et on se demande de quoi on parlait. C'est
l. Jacques BRu:o~scuwtG par exemple a bien montré que les questions aria·
totéliciennes T( To IJv; elT{<; ~ aùoh; signilloicnt, non pus du toul Qu'cst·ce
~ue l'êlre? et Qu'est-cc que !•essence ?, mais : qu'est-ce IJUi est l'être (qui,
1 étant ?) et qu'esl·ce ttui est substance (ou mieux, comme d1l Aristote, quelle&
aont les choses qui 110nlaubstances)? ·-Cf. Dialeclique el ontologie chu Aris·
t.oLe, Revue philtnophique, 1964.
SYNT/ifl:SE IDllELLE DE LA DIFFÉRE~YCE
•••
qu'au lieu de recevoir une solution, ordinaire, une solution que
l'on trouve, cc problème, cette ùiiTiculté, cette impossibilité
vient de passer par un point de résolution pour ain~i dire ph~·
sique. Par un point de crise. Et c'est qu'en même temps le monde
enlier est passé par un point de cri~e pour nin~i dire physique.
Il y n de~ points critiques de l'événement comme il y a de;; points
critiques de température. des poinb de fusion, de congélation;
d'ébullîlion, de conden~alion; de coagulation; de cristallisation.
Et même, il y a duns l'événement de ces états de surfu~ion qui ne
se précipitent, qui ne se cristallisent, qui ne se déterminent que
par l'introduction 1l'un fr:~g-ment de J'événement futur n1•
C'est pourquoi le procédé de la vict-diclion, propre à par-
courir et à décrire les multiplicités et les thëmes, est plus impor·
tant que celui de la contradiction qui prétend déterminer l'essence
et. en préserver la simplicité. On dira que le plus « important n,
par nature, c'est. l'essence. Mais c'est toute la question ; ct d'abord
de savoir si les notions d'importance et de non-importance ne
sont pas précisément des notions qui concernent l'événement,
l'accident, et qui sont beaucoup plus « importantes » au sein de
l'accident que la grosse opposition de l'essence et de l'accident
lui-même. Le problème de la pensée n'est. pas lié à l'essence,
mais à l'évaluation de cc qui a de l'importance et. de ce qui n'l'n
a pas, à la répartition du singulier et du régulier, du remarquable
ct de l'ordinaire, qui se fait tout entière dans l'inessentiel ou dans
la description d'une multiplicité, par rapport aux événements
idéaux qui constituent les conditions d'un " problème n. Avoir
une Idée ne signifie pas autre chose ; et l'esprit faux, la bêtise
elle·mêmc, se définit avant tout par ses perpétuelles confusions
sur l'important et l'inimportant, l'ordinaire ct le singulier. Il
appartient à la vice·diction d'engendrer les cas, à partir des
auxiliaires et des adjonctions. C'est. elle qui préside à la répar·
tition tics points remarquables dans l'Idée; c'est. elle qui décide
de la manière dont une série doit être prolongée, d'un point
singulier sur des points réguliers, jusqu'à un autre point sin·
gulier {'t lequel; c'est elle qui délermine si les séries obtenues
dans l'Idée sont convergentes ou divergentes (il y a donc des
singularités cllcs·mémes ordinaires d'après la convergence des
séries, et des singularités remarquables, d'après leur divergence).
Les deux procédés de la vice-diction, intervenant à la fois dans
la dét('rmination des conditions du problème et dans la genese
corrélative des cas de solution, sont, d'une part, la précision des
r ,.
1. Ct. un des livres les plus importants du néo-platonisme, qui mel en jeu
une dlalectiq uc ~érie liee t p<llrntirlle de la di fTércnce, nrlbil111iorw~ ri ~nilllinne& de
primis principils de UA'I!Ascrus (éd. Huelle).- :;ur la theorie de la difference
el des puissancl's de Scm~r.uso, cf. not;~mtnenl les Con{erenus de .Siullgarl
(lrad. S. JA~KtLI-:VJTCH, in Essai,, Aubier éd.) el les Agu du mande (lrad.
J ANKtLÉVITCH, Aubier).
r.
H8 DIFFf.RENCE ET RÊPf.TITION
1. Sur PuToN : cr. Rtpublique, Vl, 511 b : • ... en tnisanl des hypolbhes
qu'elle ne regarde p11s comme des princires, mnis réellement comme des hypo·
thèses, c'est-li-dire des points d'appui c des tremplins, pour aller vers le prin-
cipe du toul jusqu'à l'Anhypolhéllque, puis, ce principe ultdnt, s'attacher è
toutes les conséquences rtui en Mpendcnl et redescendre ainsi vers une conelu-
•ion ... • - Ce texte est profondément commenté par PnocLus, qui en fait
l'expression de la mélllode du Pa'm~nid~, et qui s'en sert pour dénoncer lea
lntcrprétalions formellr$ ou sceptiques d~jà courantes en son temps : il est
clair que l'Un tel qu'il est distribué dnns les hypoth~ses du Parmtnid~ n'est pas
le même que l'Un anbypotMtique lllll]llel te dialecticien aboutit, d'hypothèse
en hypothèse, et qui mesure la vérité de chacune. cr. Cnmmmtair~ du Par·
méttidt (trad. Ct!AIGNKT, Leroux éd.).
Sur la transformation du jugement hypothétique en ju;rcmenl catégorique
dans les philosophies de !\!AlMoN et de FICHTE, cf. M:nlial Gut.RouLT, l.'ü•olu-
lion tl la 8/ructun dt la Dnclrine dt la Sdtntt chez Fichte {Les Belles-Lettres,
1930), t. r, pp. 127 sq.
Sur lhmBL et la tronsfonnation an3logue, cf. : le rapport de l'en-soi el du
pour-801 dans La phénomtnologi~ ; le rapport de la PMnoménologie même et
de la Logique ; l'idée hégélienne de • science •, et le passage de la propoeillon
empirique è la propoalUon spéculative.
SYNTHbSE IDÉELLE DE LA DJFFÊRENCE 255
-
tU DIFF~RENCE ET RÉPÉTITION
1. Nul n'a Hé plus loin que Gabriel TARDE dans une classification des
oppositions multiple~. valable en tout domaine : {ormellemenl, oppositions
statiques (symHrzes) ou dynamiques; oppositions dynamiques successive&
(rylhmes) ou simdllanées; opposilions stmullanéca linéaires (polarités) ou
r&)'Onnantes. MaUritllement, oppositions qualitatives de r.êrie, ou quanti-
tatives; quantitatives de degré, ou de force. t.:r. L'oppo1ilion uniuuscl/e (Alcan,
1897).
Tarde nous semble le seul à dégager la conséquen~ d'une telle classifl·
cation : l'oppnsitiun, loin d'èlre autonome, loin d'èlre un maximum de dilTé·
renee, est une répétition minima par rapport à ln difTérence clle·m~mc. D'où
la position de la dilTérence comme réalité d'un champ mulliple virtuel, et la
détermination de micro-processus en toul domaine, les opposition~ n'étant
que des ré:.;ultuts somm~ires ou des processus slmpl!nés cl grossis. Sur l'nppli-
calion cie cc point dn vue au langage, et le princtpc d'une micro·linguisl1que,
cl. /.cs loi! sociales (Aicnn, 1898), pp. 1~0 sq. - Il semble que Georges Gt!fiVITCH
retrouve à beaucoup d'égards une inspiration proche de celle de Tarde, dans
D ialtclique tl Sociologie (Flammarion, 1962).
SYNTHBSE IDAELLE DE LA DJFFÊRENCE 265
1 1
traces d'une telle oscillation. Car, chaque fois que Lllibniz parle
d('S Idées, illf's présente comme des multiplicités virtuelles faites
de rapports cliiTérentiels et de points singuliers, et que la pensée
apprehende dans un état voisin du sommeil, de l'étourdissement,
de l'evanouissement, de la mort, de l'amnesie, du murmure ou de
l'ivressc1 ••• Mais voila que ce dans quoi les Idées s'actualisent,
est plut.ot conçu comme un possible, un possible réalisé. Cette
hésitation du possible et du virtuel explique que nul n'a été plus
loin que Leibniz dans l'exploration de la raison suffisante ; et que,
pourtant, nul n 'a maintenu davantage l' illusion d'une subordina-
t ion de cette raison suffisante â l' identique. Nul n'a davantage
approché d' un mouvement de la vice-diction dans l'Idée, maie
nul n'a mieux maintenu Je droit prétendu de la représentation,
quitte â la rendre infinie. Nul n 'a mieux su plonger la pensée dans
l'élément de la différence, la doter d' un inconscient différentiel,
l'entourer de petites lueurs et de singularités ; mais tout cda,
pour sauver el recomposer l'homogénéité d'une lumii•rc naturelle
à ln Oescarua. C'est chez Descartes, en effet, qu'apparallle plus
haut principe de la représentation comme bon sens ou sens
commun. Nous pouvons appeler ce principe, principe du • clair ~l
distinct n, ou de la proportionnalité du clair et du distinct ; une
idee est d'autant plus distincte qu'elle est plus claire ; le clair-
distinct constitue cette lumière qui rend la pensée possible dans
l'exercice commun de toutt's les facultés. Or, face à ce principe, on
nt saurait exagérer l'importance d'une remarque que Leibniz
fait constamment dans sa logique des idées : une idée claire est
par elle-même confuse, elle est confuse en tant que claire. Sans
doute, cette remarque peut s'accommoder avec la logique carté-
sienne, et signifier seulement qu' une idée claire est confuse parce
qu'elle n'est pas encore assez claire dans toutes ses parties. Et
n 'est-ce pas ainsi finalement que Leibniz, lui-mème, tend à
l'interpréter? Mais n 'est-elle pas susceptible aussi d'une aut re
interprétation, plus radicale : il y aurait une différence de nature,
non plus de degré, ent re le clair et le distinct, si bien que le clair
aerait par lui-mème confus, et réciproquement le distinct, par
lui-mème obscur ? Qu'est-ce que ce distinct-obscur répondant au
clair-confus ? Revenons aux textes célèbres de Leibniz sur le
murmure de la mer ; là encore, deux inLerprétations possibles. Ou
hi<>n nous disons que l'aperception du bruit d'ensemble est claire
mais confuse {non distinct.e), parce que les petites perceptions
composantes ne sont pas elles-mêmes claires, sont obscures. Ou
dont elle occupe une étendue où elle entre en relation avec d'autres
couleurs, quelle que soit l'al11nit.é de!> deux processus. Un vivant
ne se définit ptls seulcmr.nt génétiquement, par les dynamismes
qui déterminent son milieu inLéricur, mais écologiquement, par
les mouvements externes qui pré«ident à sa distribution dans
l'étendue. Une cinétique de la population se joint, sans ressem-
blance, à la cinétique de l'œuf; un processus géographique
d'isolation n'est pas moins formateur d'espèces que les variations
génétiques internes, et parfois précède celles-ci1• Tout est encore
plus compliqué, si l'on considere que l'espace intérieur est lui-
même fait de multiple~ espaces qui doîvr.nt être localement
intégrés, raccordés; que ce raccordement, qui peut se Caire de
beaucoup de manieres, pousse la cho~e ou le vivant jusqu'à ses
propres limites, en contact avec l'extérieur ; que ce rapport avec
l'extérieur, et avec d'autres choses cl d'autres vivants, implique
à son tour des connexions ou des intégrations globales qui diffè-
rent en nature des précédentes. Partout une mise en scene à
plusieurs niYeaux.
D'autre part, les dynamismes ne sont pas moins temporels
que spatiaux. Ils constituent. des lemps d'actualisation ou de
difTêrencialion, non moins qu'ils tracent des espaces d'actuali-
sation. Non seulement des espaces commencent à incarner les
rapports différentiels entre éléments de la structure réciproque-
ment et complètement déterminés ; mnis des temps de différen-
ciation incarnent le temps de la structure, le temps de la déter-
mination progressive. De tels temps peuvent être appelés rythmes
diiTérentiels, en fonction de leur rôle dans l'actualisation de
l'Idée. Et finalement, sous les espèces eL les pnrties, on ne trouve
que ces lemps, ces taux de croissance, ces allures de développe-
ment, ces ralentissements ou précipil.ations, ces durées de gesta-
tion. 11 n'est pas raux de dire que seul le temps apporte sa réponse
à une question, et seul l'espace, sa solution à un problème.
Exemple, concernant la stérilité ou la fécondité (chez l'Oursin
femelle et I'Annélide mâle) - problème : certains chromosomes
paternels seront-ils incorporés dans les nouveaux noyaux, ou se
disperseront-ils dans le protoplasme ? - Queslion : arriveront-ils
assez tôt ? Mais la distinction est forcément relative ; il est évi-
dent que le dynamisme est simultanément temporel el spatial,
spatio-lemporel (ici la formation du fuseau de division, le dédou-
blement des chromosomes ct le mouvement qui les porte aux
pôles du fuseau). La dualilé n'existe pas dans le processus d'actua-
-
ta D lFFtRENCE ET RtPETJTJON
O. DI!LilUZB 10
CHAPITRE V
• ••
. Que la différence soit à la lettre • inexplicable •, il n'y a pas
heu de s'en étonner. La difTérence s'explique, mais précisément.
e!le _tend à s'annuler dans le système oU elle s'explique. Ce qui
Slg"lufie seulement que la di !Térence est essentiellement impliquée,
q,ue l'être de la différence est l'implicalion. S'expliquer pour elle,
c est s'annuler, conjurer l'inégalité qui la constitue. La formule
---
2K DIFF~RENCE ET RltP~TITION
concept, on ne peut nier pour autant son afnnité avec l' I(léc, c'est-
6-dire aa capacité (comme spalium inlemif) de determiner dans
l'étendue l'actualisation des liaisons ideales {comme rapporL<;
différentiels contenus dans l'Idée). Et s'il est vrai que les condi-
tions de l'expérience possible se rapportent à l'extension, il n'y
en a pas moins des conditions de l'expérience reelle qui, sous·
jacentes, se confondent avec l'intensité comme Lelle.
r1
.. 1
ce qui lui est intimement lié : d'une part, il trouve une première
limite qualitative dans les métamorphoses et les transmigrations,
avec l'idéal d'une sortie h9rs de la u roue des naissances » ;
d'autre part., il trouve une seconde limite quantitative dans le
nombre irrationnel, dans l'irreductible inégalité des périodes
célestes. Voilà CJUC les deux thcmes le plus profondément liés
à l'éternel retour, celui de la métamorphose qualitative et celui
de l'inégalité quantitative, se retournent contre lui, ayant perdu
tout rapport intelligible avec lui. Nous ne disons pas que l'éternel
retour, ~ lei qu'y croyaient les Anciens D 1 est erroné ou mal
fonde. Nous disons que les Anciens n'y croyaient qu'approxi-
mativement et. partiellement. Ce n'était pas un éternel retour,
mais des cycles partiels, el des cycles de ressemblance. C'était
une généralité, bref une loi de la nature. (Même la grande Année
d'Héraclite n'est que le lemps nécessaire à la partie du feu
constituant un vivant pour se transformer en terre et redevenir
feup. - Ou bien, s'il y a en Grèce ou ailleurs un véritable savoir
de l'eternel retour, c'est un cruel savoir ésotérique, qu'il raut
chercher dans une autre dimension, autrement mystérieuse,
autrement singulière que celle des cycles astronomiques ou
qualitatifs el de leurs généralités.
Pourquoi Nietzsche, connaisseur des Grecs, sail-il que l'éternel
retour est son invention, la croyance intempestive ou de l'avenir ?
Parce que " son » éternel relour n'est nullement le retour d'un
même, d'un semblable ou d'un égal. Nietzsche dit bien : s'il y
avait de l'identité, s'il y avait pour le monde un étal qualitatif
indifférencié ou pour les astres une position d'équilibre, cc serail
une raison de ne pas en sortir, non pas une raison d'entrer dans
un cycl<-. Ainsi Nietzsche lie l'élrrnel retour à ce qui paraissait
s'y opposer ou le limiter du dehors : la métamorphose inU~~rale,
l'in~gal irréductible. La pro{ondcur, la distance, lrs bas~fonds,
le tortueux, les cavernes, l'inégal en soi forment le seul paysage
de l'éternel ret.our. Zarathoustra le rappelle au bouffon, mais
aussi à l'aigle el au serpent : cc n'est pas une «rengaine » astro·
nomique, ni même une ronde physique... Ce n'est pas une loi
de la nature. L'élernel retour s'élabore dans un fond, dans un
sans fond où la Nature originelle réside en son chaos, au-dessus
des règnes el des lois qui constituent seulement la nature seconde.
NieLz.sche oppose "son ~ hypothèse à l'hypothèse cyclique, • sa •
....
318 DIFFÉRENCE ET RÉPJSTITION
DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITIO N
Grand, soit dans la represenlalion finie qui le-s exclut lous deux,
soit dans la repré.~entntion infinie qui veut les comprendre lous
deux, et l'un par l'autre - c'est çctte alternative, en général,
qui ne convient pa~ du tout avec la différence, parce qu'elle
exprime seulement les oscillations de la Tcprésentat.ion par
rapport à une identité toujours dominante, ou plutôt les oscilla-
tions de l'Identique par rapport à une matière toujours rebelle,
dont il rejelle tantôt l'excès el le défaut., el tanlôt les intègre.
Finalement, revenons à Leibniz el à Hegel dans leur etlort
commun de porter la représentation à l'infini. :"l'ous ne sommes
pas sùr que Leibniz n'aille pas c le plus loin • (el, des deux, ne
soit le moins théologien): sa conception de l'Idée comme ensemble
de rapports différentiels et de points singuliers, sa manière de
partir de l'inessenliel, et de construire les essences comme des
centres d'enveloppement. aulour des singularités, son pressen-
timent des divergences, son procédé de vice-di clion, son approche
d'une raison inverse entre le distinct. et le clair, tout cela montre
pourquoi le fond gronde avec plus de puissance chez Leibniz,
pourquoi l'ivresse el l'étourdissement. y sont moins feints,
l'obscurité mieux saisie, et plus réellement proches les rivages
de Dionysos.
Pour quel mot.i! la ditlérence fut-elle subordonnée aux exi-
gences de la représentation, finie ou infinie ? Il est exact de défi-
nir la mët.aphysique par le platonisme, mais insullisant de définir
le platonisme par la dislinclion de l'essence cl de l'apparence. La
prcmiere distinction rigoureuse établie par Platon est celle du
modèle el de la copie ; or, la copie n'est nullemenl une simple
apparence, puisqu'elle présente avec l'Idée comme modèle un
rapport intërieur spirituel, noologique et ontologique. La seconde
distinction, plus profonde encore, est celle de la eopie elle-même
ct du phantasme. il est clair que Platon ne distingue, et même
n'oppose le modèle el la copie que pour obtenir un critère sélectif
entre les copies cl les simulacres, les unes étant fondées sur leur
rapport avec le modèle, les autres, disqualifiées parce qu'elles
ne supportent ni l'épreuve de la copie ni l'cxig('nce du modèle.
Si donc apparence il y a, il s'agil de distinguer les splendides
apparences apolliniennes bien fondées, et d'autres apparences,
mulignes cl mal~!fiqucs, insinuantes, qui ne :rcspccl••nt pas plus
le fondement que le fonde. C'est. celte volonte platonicienne
d'exorciser le simulacre qui entraîne la soumission de la diffé-
rence. Car le modèle ne pPut être défini que par une position
d'idcntilê comme essence du Même (clÔTO xcx6' atÙT6); el la copie,
par une aiTt•cl.ion de ressemblance interne comme qualité du
DIFFÉRENCE J::T RÉPÉTITIOJV
"'
SemblablE>. EL parce que la ressemblance est intérieure, il faut
que la copie ait elle-même un rapport intérieur avec !"être et le
vrai qui soit pour son compte annlogue à cdui du modèle. Il faut,
enfin, que la copieS!~ construise au cours d'une ml·t.hode qui, de
deux prêdicats oppo~és, lui allrihue celui qui convient avec le
modèle. De toutes C!'S maniërcs, la copie ne peut être distinguée
du simulacre qu'en i'Ubordonnanl la diiTérence aux instances du
~lême, du SemblaLle, de l'Analogue ct de l'Opposé. Et, sans doute,
ces instances ne se dislribuf'nt pas encore chrz Platon comme
elles le feront dans le monde déployé de la représentation {à par-
tir d'Aristote). Platon inaugure, initie, parce qu'il évolue dans
une théorie de l'Idée qui t•a rendre possible le déploit~ment de la
représentation. :\tais, justement, c'est une motivation morale
dans toute sa pureté qui se déclare chez lui : la volonté d'éli-
miner les simulacres ou les phantasmes n'a pas d'autre motivation
que morale. Cc qui est condamné dans le simulaere, c'est l'élat
des différences libres océaniques, des distributions nomades, des
anarchies couronnées, toute celte malignité qui conteste et la
notion de modèle et celle de copie. Plus tard, le monde de la
représentation pourra oublier plus ou moins son origine morale,
ses présupposés moraux. Ceux-ci n'en continueront pas moins
d'agir dans la distinction de l'originaire et du dérivé, de l'originel
et de la suite, du fondement et du fondé, qui anime les hiérar-
chies d'une théologie représentative en prolongeant la complê-
mentarité du modèle et de la copie.
La représentation est le lieu de l'illusion transcendantale.
Cette illusion a plusieurs formes, quatre formes interpénétrées,
qui correspondent particulièrement a la pensée, au sensible, a
l'Idée et à l'être. La pensée, en eiTet, se recouvre d'une u image»,
composée de postulats qui en dénaturt>nt l'exercice ct la genèse.
Ces postulats culmin('nt dans la position d'un sujet pensant iden-
tique, comme principe d'identité pour le concept en général.
Cn glissement s'est produit, du monde platonicien au monde de
la représentation (c'('st pourquoi, là encore, nous pouvions pré-
senter Platon à l'orig-ine, à la croisée d'une décision). Le,. même •
de lïdée platonicienne comme modèle, garanti par le Bien, a fait
place à l'idcntilê du concept originaire, fondé sur le sujet pen-
sant. Le sujet pensant donne au concept ses concomitants sub-
jectifs, mémoire, recognition, conscience de soi. Mais, c'est la
vision morale du monde qui se prolonge ainsi, el se représente,
dans cette identité subjective allirmée comme sens commun
(cogilalio nalura unit•ersalis). Quand la diiTér('nre se trouve
subordonnée par le sujet pensant à l'identité du concept (cette
DIFFERENCE ET R~P~TIT/ON
•
• •
Fonder, c'e;;t déterminer. Mais en quoi con;;i~tc ln détermi-
nation, et sur quoi ;;'exerce-t-elle? Le fondement e~t l'opt'ratiun
du logos ou de la raison suilisante. Comme tel, il ;1 trois sens.
Dans son premier sens, le fondement est le Même ou l'Identique.
11 jouit de l'identité suprême, celle qu'on suppose appartenir à
l'Idée, l'IXÔ't'O x!XO' ocôT6. Cc qu'il est, ce qu'il a, il l'est. et l'a en pre-
mier. Et qui serait courageux sauf le Cour11gc, l't vertueux sauf
la Vertu? Ce que le fondement a à fonder, c'est donc seulement
la prétention de ceux qui Vi('nnent après. de lou~ ceux qui, <1U
mieux, posséderont en second. Ce qui réclame un fondement. ce
qui en appelle au fondement, c'est toujours une prétention, c'est-
à-dire une '' image » : par P.Xemple, la prétention (Ir~ bommes à
être courageux, à être vertueux- bref, à avoir pnrt., h participer
(!J.&TÉ:x_e:tv, c'est avoir apres). On di:;tinguc nin~i le fondement
comme Essence idéelle, le fondé comme Prétendant ou prétention,
el ce sur quoi la prétention porte, c'est-à-dire la Qualité que le
fondement possède en premier, et que le prétemhmt s'il est bien
fondé va posséder en second. Celte qualité, l'objet de la preten-
tion, c'est la difTéren<'e - la fiancée, Ariane. L'c~~ence romme
fondement, c'est l'identique en tant. qu'il comprrn•l orig-inaire-
ment la différence de son objet. L'opération de fonder rend le
prétendant semblable au fondement, il lui donne du dedans la
ressemblance, et par 13, sous cette condition, lui donne à parti-
ciper la qualité, l'objet auquel il prétend. Semblable au même, le
prétendant est dit ressembler; mais cette ressemblance n'e~t pas
une ressemblance extérieure avec l'objet, c'est une res~emblance
intérieure avec le fondement. lui-même. C'est au pCre qu'il faut
ressembler pour avoir la fille. La différence est. ici pensêe sous le
principe du Même et la condition de la res~emhlancl'. Et il y aura
. 1. La tcnlath·e la pins él3bor~l', Pll er srns, est ceiJ,. dt• J.-1'. FAY" rians un
l1vrt~qui s'appPlll' prêciséml'nt A1mlngue$ (Editions du Sl'uil, 1\lfJ.J). Sur le dl~pl3·
cenwnt el le dél{uist•nwnl dang des séries qu~lcomJurs, muis eu m.:me temps
po$unt la répétition commr une analoll."ie pnur un œil malgré tout extérieur,
cr, pp. 14-15. El dans toul ce livre, le rôle d'un instinct de mort, interprété de
mann'!re analogique.
G. DI<LEO.:l.B
••
850 mFFf.'RENCE ET RÉPÉTITION
1. Arthur ADAMOV êcrlvll sur ce thême une très belle pièce, La grande ~~
la petite manœuvre, 1950 (Thl!Atre 1, N.R.F.).
DIFFEJŒ.\'CH F.1' JU:·l'f:TIT/û.Y
n 'l'sl pas moin ~ singulier : son ivrrssr qui ne srrn jnmnis calmée
- le dist in et obscur comme double coult•ur a wc laquelle le
philosophe peint le mondr, de toutes les forces d'un inconscient
uilférenticl.
C'est une erreur de voir dans les probf~mts un état provisoire
•·t suhjecti!, par lequel nolrr connais!lance devrait passrr en
raison dr ses limitations de fait. C'est cette rrreur qui libère
la négation, Pt dénature la dialectique en substituant le non-être
du négatif au (non)-ètre du problème. Le « proJ,Iématiquc • est
un état du monde, une dimension du système, cl même son
horizon, son foy<'r : il désigne exactement l'objectivité de l'Idée,
la réalité du virtuel. Le problème en tant que problème est
complètement Mtr·rmin~. il lui appartient d'être diflért>nlié, dans
la mesure où on le rapporte à ses conditîons partaitement posi-
tives - hien qu'il ne soit pas encore « résolu •, et reste par la
dans l'îndiflérenciation. Ou plutôt, il ~st r~solu d~s qu'il est
posé et détermine, mais il n'en persiste pas moins objectivement
dans les solutions qu'il engendre, el dillère rn nature avec elle-s.
c·est pourquoi ln métaphysique du calcul difiérentiel trouve sa
véritable signifi<'alion, quand elle échappe à l'antinomie du
fini et de l'infini dans la représentation, pour apparaître dans
l'Idée comme le premier principe de la théorie des problèmes.
Xous avons appelé perplicalion cet état des Idées-problèmes,
avec leurs multiplicités rt variétés coexistantes, leurs délenni·
nations d'éléments, leurs distributions de singularités mobiles,
et leurs formations de séries idéelles autour de ces singularités.
Et le mot u perplicntion n désigne ici tout autre chose qu'un
étal de consciencl'. Nous appelons complication l'état du chaos
retenant ct comprenant toutes les séries intensives actuelles
qui correspondent avec ces séries idéelles, qui les incarnent
et en affirment ln divergence. Aussi, ce chaos recueillc·t-il en
soi l'être des problrmes, et donne-t-il à tous les systèmes et
lous les champs qui se forment en lui la valeur persistante du
problématiqur. Nous appelons implicalio'1 l'état des séries inten-
sives, en tant qu'elles communiquent par leurs dillêrences et
résonnent en formant des champs d'individuation. • Impliquee b,
chacune l'est. par les autres, qu'elle implique à son tour; elles
constituent les c enveloppantes ~ et les ~ enveloppées •, les résol-
vantes • et les « résolues ~ du système. Nous appelons enfin
e.xplicalion l'état des qualités et élcndlles qui viennent recouvrir
ct développer le système, entre les séries de base : ln sc dessinent
les diflêrencialions, les intégrations qui définissent l'ensemble
d e la solution finale. Mais les unlres d'~nv~loppemenlt.émoignent.
360 DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION
1. Ct. Eugtn Fr~IC, L~ jtu comme 1ymbott du mondt, 1960 (lr8d. BrLD~~
BRASD et l.rsoF.SilERG, Editions de Minuit) et Kostas Ax&LOs, Vu• la pmsü
pianUaire (Editions de Miuuit, 19G4) - qui t~ntent, tl" un point de vuo Ire&
difrêrcnl de celui que nous t>!lllaynus d'.,xposl'r, de di~tingu~r le jeu divin el le
j eu hum1.1in pour en tirer une formule de ce 'lu'ils appellmal, d'après lleldt~aer,
• la dinmnce ontologique •·
DIFFÉRENCE 1!'1' R~PETIT/ON 36:1
nunc, des n01o here comme le divers auquel les catégories s'appli·
quenl dans la rcpré.senl:1tion. Cc :'out de~ complexes d 'c!<pace et.
de tcmp~, ~ans doute partout lr:w~portables, mais à condition
d'imposer leur propre paysage, de planter leur l ente là où ils se
posent un moment : aussi sont-ils l'objet d'une rencontre essen-
t ielle, el non d'une récoguition. Le meilleur mot pour le:>désigner
est, !<ans <.Ioule, edui qu'avait fo r~ë Samuel Buller, errwhon1 • Ce
sont des trewhon. l(ant avait cu le plus vif pres:;entiment de
pareilles not ions part icipant d'une p hant nstique d e l'imagination,
irréductibles à l'univer:;el du concept comme à la partic-ularité de
l'ici maintenant. Car s i la svnthèse s'exe rce sur le divers ici et
maintt.~nanl, si les unilé:; de svnthèse ou calé~orie;; sont des
universels continus qui condilio~nent toute expérience possible,
les schèmes ,;ont des déterminations a priori d'espace el de temps,
q ui tran~portenL en tout lieu ct en toul temps, mai~ de manière
discontinue, des complexe~ réels de lieux et de moments. Le
schème kanLien prendrait son essor, ct se dé passerait vers une
eonceptiün de l'Idée diiTërenlidle, !>'il ne restait. indûment
subordonné aux catégories qui le rédui~cnt à l'état. de simple
médfalion dan" Ic momie de la reprt!sentat.ion. Et plus loin encor(',
a u-delà de la représentation, nous suppo:>ons qu'il y a tout un
p roblème (le l' f: 1re, mi~ en jeu par ces di fTérenees entre les ca té-
go ries et Je;; notions phantastiqu<>s ou nomades, la manière dont
l'êlre se dislribue aux étants - en dernière instance l'analogie
ou l'univocité ?
1 •
1.
DIFFÉRENCE ET RÉPETIT/ON 369
repétilioq (on dit alors qu'elle est • une fois pour loutçs •). ou
si, au contraire, elle ~e lai:;se répéter dan~ un cycle ou d'un
cycle à un autre - dépend uniquement de la reflexion d'un
observateur. La première fois etant posée comme Je :'llème, on
demantlc l<Î lt• ~ccond pré~enle assez de res~emblancc a\·ec le
prerni('r pour ètrc identifié au :'llèmc : queslinn qui ne peut.
être résolue que par l'inslauratiun de rapports d'analogie
dans le jugement, compte l<'nu des variations de circonstances
empiriques (Luther est-il l'analogue de Paul, la ré\·olution
française, l'analogue de la république romaine ?). :\lais les
choses ~e pas,;ent très clitléremrnenl du point Je \'Ue de la
forme pure ou de la li~ne droite du temps. Car maintenant,
chaque détermination (le premier, le second el le troisième;
l'avant, le pendant et l'après) est déjà répétition en elle-
mème, sous la forme pure du lemps el par rapport à l'image
de l'action. L'avant, la première fois, n'est. pas moins répé-
tition que la seconde ou la troi~ième fois. Chaque fois êtant
en elle-même répétition, le problème n'est plus justiciable des
analogies de la réflexion par rapport à un observateur supposé,
mai~ doit. èlre vécu comme celui des condit.ions intérieures de
l'action par rapport à l'image formidable. La répétition ne porte
plus (hypothétiquement) sur une première fois qui peut s'y
dérober, et de toute façon lui reste e"térieure ; la répétition
porte impérali\'cmenl sur des répétitions, sur des modes ou des
types de répétition. La (rontiëre, la • différence 11, s'est donc
singulièrement déplacée : elle n'est plus entre la première
fois el les autres, entre le répété el la répétition, mais entre
ces types de répétition. Ce qui se répète, c'est la répetit.ion
même. Bien plus, • une foi,.; pour toutes • ne qualifie plus un
premier qui sc déroberait à la répétition, mais au contraire
un type de répétition qui s'oppose à un autre type opérant
une infinité de fois (ain!li s'opposent. la répétition chrélil'nne el
la répétition athée, la kicrkegaardicnne et la nielz,.;chéenne,
car chez Kierkegaard, c'e..;t la répétition même qui opere une
fois pour toutes, tandis que selon :'\ielzsche, elle opere pour
toutes les fuis; el il n'y a pas ici une différence numërique,
mai!-1 une di!Térence fondamentale entre ces deux types de
répétition).
Comment expliquer que, lorsque la rëpétition porte sur les
répétitions, lorsqu'elle le~ rasscmbh· toutes ct introduit entre elles
la tli!Tércncc, t•lle acquiert du mèmr roup un pouvoir de sélection
redoutable ? Toul dépend dt~ la tlistribulic;u des répélilions sous
la forme, l'ordre, l'ensemble f'lla série du temps. Cette distribu-
378 J)]Ff'ÉRENCb' h'1' REPÉTJTJ().\ '
•
DIFFÉRHNCE ET RÉPÉTITION 3i9
mais une fois, rien qu'une fois, une fois pour toutes, éliminés
pour toutes les fois.
Pourtant nous parlons de l'unicité du jeu de la différence.
Et nous disons bien u la même série D, quand elle revirnt en elle-
même, et « des séries semblables » quand l'une revient dans
l'autre. Mais de très petits déplact'ments dans 1~ langage expri-
ment des bouleversements et des renversements dans le concept.
Nous avons vu que les deux formules: "les semblables diffèrent»
et • les différents se ressemblent n appartenaient à des mondes
entièrement étrangers. Il en est de même ici : l'éternel re/our esl
bitm fe Semblable, la répétition dans l'éternel retour est bien 1'/den-
liqrze - mais justement la ressemblance el l'identité ne préexistent
pas au relour de ce qui ret,ienl. Ils ne qualifient pas d'abord ce qui
revient, ils se confondent absolument avec son retour. Ce n'est
pas le même qui revient, ce n'est pas le semblable qui ret•Îenl, mais
le Même est le revenir de ce qui revient, c'esl-d-dire du Différenl,
le semblable est le revenir de ce qui revient, c'esf-d-dire du Dis-
similaire. La répétition dans l'éternel retour est le même, mais
en tant qu'il se dit uniquement de la différence et du différent. Il
y a là un renversement complet du monde de la représentation,
et du s<>ns que Q identique ~ et « semblable » avaient dans ce
monde. Ce renversement n'est pas seulement spéculatif, il est
éminemment pratique puisqu'il définit les conditions de légili-
mi\.é de l'emploi des mots idenliq11e et semblable en les liant
exclusivement aux simulacres, ol dénonce comme illégitime
l'usage ordinaire qui en est fait du point. de vue de la représenta-
tion. C'est pourquoi la philosophie de la Différence nous parait
mal établie, tant qu'on se contente d'opposer terminologique-
ment, à la platitude de l'Identique comme égal à soi, la profon-
deur du Même censé recueillir le dillérent1 . Car le Même qui
comprend la différence, et l'identique qui la laisse hors de soi
peuvent être opposés de beaucoup de façons, ils n'en sont pas
moins toujours des principes de la représentation ; tout au plus
animent-ils la dispul<' de la représentation infinie et de la reprt'-
sentation finie. La vraie distinction n'est pas entre l'identique el
le même, mais entre l'identique, Je même ou le semblable, peu
importe ici dès qu'ils sont à titres divers posés comme pre-
miers- el l'identique, le même ou le llemblable exposés comme
seconde puissance, d'autant plus puissants pour <'ela, tournant
alors autour de la différence, se disant de la différence en elle-
·-
DIFFltRENCE ET R/tPÉTIT/ON 885
•
R/BJ./OGRAP/1/E
19t S.
l
C. R . A c. des Sc., avril DifJêrcncc et négation
1 en logique, mathéma-
M~nifes/alioiU tl stnl tiques ct physique.
de la notion rie compl~-
mentttritl, Dialectica,
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AVANT-PROPOS ••••.•.••.••.•••••••••••.•••.. t
Imprimé en France
Imprimerie des P~ Gnivenitaira de France
73, ;av enue Ronuni, 411 00 VendOme
Mars 1993 - N° 39 166
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