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SOMMAIRE
ARTICLES
6 Violence sexuelle et mutations culturelles. Georges Vigarello
Pour comprendre l’onde de choc créée en France par la mise en accusation
de Dominique Strauss-Kahn à New York, il faut replacer celle-ci dans une
perspective historique. La prise en compte de la gravité des violences
sexuelles et le changement de statut de la victime se sont opérés en plu-
sieurs étapes, dont cet événement marque un nouveau seuil.
13 L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie.
Antoine Maurice
Incertaine de sa stratégie européenne, la Suisse est confrontée à l’érosion
de ses atouts. Le consensus politique est mis en cause par le parti de
Christoph Blocher, le secret bancaire est combattu dans le cadre de
l’après-crise financière, le rôle international conféré par la neutralité s’af-
faiblit. Que reste-t-il des vertus civiles qui scellent le pacte helvétique ?
Quelles sont les perspectives de la Confédération pour les années qui
viennent ?
30 Jemma el-Fna 2011. L’artiste, le touriste et le terroriste.
Bernard Debarbieux
On ne sait pas qui a commandité l’attentat du 28 avril 2011 sur la place
centrale de Marrakech. On a supposé que les touristes, marocains et étran-
gers, étaient visés puisque la place est un lieu recherché des voyageurs.
Mais cette place est aussi classée au patrimoine mondial de l’Unesco,
moins pour ses qualités architecturales que pour cette qualité « immaté-
rielle » qu’y représente la vie culturelle. Et si le terroriste avait également
visé ce patrimoine immatériel universel ?
39 Humanitaires : neutralité impossible ? Pierre Micheletti
Pendant longtemps accueillies avec bienveillance, les ONG humanitaires
sont de plus en plus mal reçues sur les terrains où elles interviennent, au
point que certains de ses permanents sont enlevés contre rançon ou tués.
Pourquoi l’image des humanitaires s’est-elle dégradée ? Les ONG peuvent-
elles échapper à l’assimilation avec le monde occidental et au soupçon de
néocolonialisme ?
46 Littérature haïtienne : Edwidge Danticat,
une créolité à l’américaine. Sylvie Laurent
Si l’on célèbre la création littéraire francophone d’Haïti, on oublie souvent
que l’île fait aussi partie d’une aire culturelle américaine. L’œuvre
d’Edwidge Danticat, qui écrit en langue anglaise et vit aux États-Unis,
nous fait découvrir cet autre versant de la créativité haïtienne. Un tournant
pour la créolité ?
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Sommaire
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Sommaire
unissent les innovateurs aux financiers, aux pouvoirs publics, aux cher-
cheurs et aux utilisateurs. Un modèle reproductible ?
138 Pixar, un imaginaire de l’innovation. Marc-Olivier Padis
L’innovation ne peut pas être un projet technocratique mais relève d’une
aventure collective. C’est du moins le message qui ressort de la réussite de
Pixar, le créateur de films d’animation en images de synthèse : message
issu de ses fictions, de ses intrigues qui mettent en scène l’invention tech-
nique comme une occasion de relancer un récit politique sur les choix col-
lectifs auxquels les personnages sont confrontés.
145 Culte de l’internet et transparence :
l’héritage de la philosophie américaine. Magali Bessone
Avec WikiLeaks ou Facebook, l’internet valorise de multiples manières la
transparence : publicité des documents contre la raison d’État, présenta-
tion de soi sans intermédiaire et sans retrait privé sur les réseaux sociaux.
Loin d’être un simple effet des nouvelles technologies, cette valorisation
s’inscrit dans la tradition philosophique américaine d’Emerson et Thoreau.
Mais au lieu d’accomplir le projet philosophique du transcendantalisme,
l’idéologie de la visibilité peut aussi le caricaturer et le trahir.
JOURNAL
160 Bordeaux rive droite : une vraie réussite apparente. Chronique
de la France des cités II (Jacques Donzelot). L’action politique,
entre violence et respect (Olivier Mongin). Impunité pour l’oli-
garchie ? (Daniel Lindenberg). À quoi servent les primaires
socialistes ? (Michel Marian). Les réfugiés palestiniens et la
contestation populaire en Syrie (Valentina Napolitano). Le
gamin au vélo, de Jean-Pierre et Luc Dardenne (Claude-Marie
Trémois). Peindre (avec) l’espace. Chronique transatlantique X
(Dick Howard). La fausse indifférence de Manet (Paul Thibaud).
REPÈRES
183 Controverse – Les villes et la politique de l’énergie
après Fukushima par Albert Levy
186 Librairie. Brèves. En écho. Avis
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Éditorial
La vie politique n’est pas un fait divers
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Georges Vigarello*
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4. Voir les remarques préalables du président de la cour d’assises d’Aix en réponse à une des
plaignantes : « Ici c’est le procès des accusés pas du viol », dans « Choisir – la cause des femmes »,
Viol, le procès d’Aix, Paris, Gallimard, coll. « 10/18 », 1978, p. 10. Les références à cet ouvrage
se feront dans la suite du texte sous le titre le Procès d’Aix.
5. Mariella Righini, « Le prix du viol », Le Nouvel Observateur, 25 mars 1978.
6. « Proposition de loi de “Choisir – la cause des femmes” sur les agressions sexuelles », le
Procès d’Aix, op. cit., p. 413.
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mais elle spécifie fortement ses effets psychologiques et non plus seule-
ment physiques ou sociaux. Les plaignantes usent de mots personnels
et intimes longtemps ignorés des prétoires :
Le viol ça été le saccage, ça a été la destruction de nous-mêmes7.
Ce que répètent en écho leurs proches :
Elles meurent à petit feu depuis 4 ans et je me meurs avec elles8.
Ce que disent à leur manière leurs avocats :
Il leur faut vivre avec cette mort entrée à tout jamais en elles un jour
de violence9.
Ce que disent encore les experts :
Quelque chose de très important a été tué en elles, peut-être le sen-
timent de leur valeur personnelle, de leur identité, d’être une femme10.
La référence au traumatisme intérieur, longtemps absente des propos
tenus par les victimes comme par les défenseurs ou les experts, devient
une des références majeures pour qualifier la gravité du crime.
C’est l’exigence sur la désignation des faits enfin qui a changé. Des
actes qui n’étaient appréciés d’abord que comme « coups et blessures »
par exemple sont reconnus comme « viol » grâce à la détermination des
plaignantes, grâce aussi à une exigence nouvelle de précision et de
définition. Des désaccords, y compris au sein des juges, se prolongent
pourtant lors du procès. Le président peut entretenir le soupçon,
s’interroger sur les raisons pour lesquelles les plaignantes campaient
dans un endroit isolé ou étaient nues au moment des faits. Une possible
séduction de leur part est même évoquée. Préjugés et archaïsmes
résistent. Le procès bascule pourtant. Le thème de la violence sexuelle
s’impose inéluctablement. Le seuil du non-consentement se précise tout
aussi inéluctablement :
Quand une femme dit « non », il faut qu’on le comprenne une fois pour
toutes, c’est « non », ce n’est pas « oui11 ».
Le procès de 1978 fait date, subvertissant définitivement celui de
1959 : la place des victimes n’est plus la même, le dommage est
autrement évalué, les faits sont autrement précisés, leur contexte est
autrement dénoncé, renvoyé à une société favorisant la domination
masculine.
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Madame Diallo se bat pour sa dignité en tant que femme et pour toutes
les femmes et enfants dans le monde qui ont été abusés sexuellement
et qui ont trop peur de dire quoi que ce soit15.
Il s’agirait même d’une croisade où Kennet Thompson, défenseur de la
victime présumée, deviendrait « l’avocat des sans-voix16 ». Croisade
planétaire, autrement dit, transformant les personnages affrontés en
autant de symboles toujours mieux campés. Le thème n’est plus
seulement celui d’une société favorisant injustement la domination
masculine, il est celui d’un univers global favorisant injustement les
puissants. La tentation est grande aussi, pour mieux montrer les
différences entre les univers temporels, de comparer l’« accueil » de
Dominique Strauss-Kahn par un fort groupe de « femmes de chambre
d’hôtel » en colère, hurlant à son encontre à l’entrée du tribunal, dans
les préalables du procès, le 6 juin 2011, alors que la situation était
inverse en 1978, où c’étaient des hommes qui hurlaient contre les
avocats de l’accusation. Mais sans doute faut-il ne pas oublier ici les
différences préalables entre les univers culturels…
Pour s’en tenir au sol national, une autre nouveauté en revanche
s’impose, beaucoup moins visible et pourtant beaucoup plus profonde,
tapie dans le déferlement médiatique, présente comme une évidence
dans les titres des articles ou sur les couvertures des magazines fran-
çais : « Les femmes et l’affaire DSK17 » (Marianne), « Anne ne l’aban-
donne pas18 » (Paris-Match), « La France des machos19 » (Le Nouvel
Observateur). Cette nouveauté consiste à « ré-explorer » sur un mode
toujours plus ample et toujours plus pressant, à l’occasion d’une affaire
de violence sexuelle, le problème de la relation homme-femme : le « ré-
explorer » dans toutes les pratiques du quotidien, dans tous les secteurs
des institutions, comme dans tous les dispositifs de l’espace public.
Nouveauté plus marquante bien sûr, lorsqu’il s’agit, comme ici, d’une
affaire non jugée. La gravité présumée, la visibilité de l’accusé suggè-
rent le « séisme » médiatique, avant même le déclenchement du procès
lui-même. Ce qui révèle tout simplement une sensibilité largement
accrue à l’égard des violences sexuelles, comme à l’égard du pouvoir
abusif qu’elles peuvent révéler. Ce qui explique aussi la manière dont
la plupart des secteurs de la vie quotidienne ont été revisités ces
dernières semaines par une presse toujours plus attentive à « la longue
marche des femmes20 ». Tous les secteurs de pouvoir ont été réinterro-
gés : de l’entreprise à la politique, du journalisme à l’université. Le
constat confirme, quoi qu’il en soit, une inégalité dont la disparité entre
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Le survol historique de quelques décennies sur trois accusations
intentées pour violences sexuelles confirme l’inéluctable marche du
féminisme. Ce dont les jeunes générations d’hommes témoignent avec
leurs mots tranquillement abrupts :
Pour nous ces mecs au pouvoir se comportent comme des hommes des
cavernes… Se mettre dans la position de dominant c’est ringard22.
Cette dynamique est attestée encore par les condamnations pour
violences sexuelles en France : le viol est le crime le plus fréquemment
jugé en cour d’assises, alors que les homicides ne cessent de baisser
depuis les années 1980. Cette même dynamique enfin est attestée par
la sévérité accrue des cours d’assises exercée envers les violeurs : 43 %
des peines infligées aux agresseurs sont supérieures à dix ans en 2008,
alors que leur nombre était de 18 % en 1980. Un seul chiffre en
revanche dit l’immense parcours qui reste encore à franchir23 : seules
moins de 10 % des agressions sexuelles conduisent à une plainte. Honte
et peur continuent d’exister.
Une affirmation féminine s’est indéniablement imposée ces dernières
décennies transformant en profondeur le regard porté aux violences
sexuelles. Des résistances existent encore, donnant tout aussi indénia-
blement un poids injuste aux traditions.
Georges Vigarello
21. Jean-François Kahn, « Il faut admettre le droit à la connerie », Libération, 3 juin 2011.
22. « La France des machos », Le Nouvel Observateur, 1er-8 juin 2011, p. 72.
23. Voir A. Chemin, « Le viol, un crime très difficile à dénoncer », Le Monde, 20 mai 2011.
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L’exception suisse
Antoine Maurice*
* Journaliste à Genève. Voir ses précédents articles dans Esprit : « Éthiopie : des sanctuaires
au projet national », décembre 2010 et « Pérou : le retour d’Eldorado », novembre 2008.
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convainquent peu à peu que l’EEE, pour lequel ils ont voté, c’était bien,
mais que la voie solitaire est mieux encore. Plutôt que de s’intégrer à
une Union fragilisée par l’élargissement, les Suisses, sous la houlette
du parti UDC et de son chef Christoph Blocher, préfèrent désormais
commémorer les rituels de leur propre intégration nationale. Les
militants pro-européens perdent courage, même dans le parti socialiste
qui reste jusqu’en 2007 le plus grand parti de Suisse.
Au cours des mêmes années 1990, la Suisse voit se profiler dans la
mondialisation naissante du début du siècle un nouveau sursis de
prospérité et le rêve d’une prolongation du bail de partenaire gagnant
au sein des interdépendances mondiales. Comme l’Angleterre de
Thatcher, la Suisse choisit l’appel du lointain, plutôt que l’amarrage
continental. Elle le fait à sa manière avec l’aval des marchés.
La renaissance de son industrie horlogère, menée par quelques
patrons d’industrie talentueux, comme l’horloger Nicolas Hayek, déve-
loppe une confiance quasiment patriotique dans la projection du travail
suisse vers une excellence mondiale. Autant manque la conduite d’une
politique intérieure cohérente et d’une politique étrangère affirmée,
autant le peuple et ses dirigeants se reconnaissent dans l’équivalent de
ce que les Allemands de la reconstruction nommèrent dans les années
1970 un « patriotisme Mercedes », lié à une prospérité recouvrée.
Partout où s’ouvrent les marchés prometteurs des pays émergents, la
Suisse marche en tête des marchands avec ses montres, ses machines-
outils, son ingénierie alimentaire et sa chimie, appuyées sur un fort
levier financier : au Brésil, en Inde, en Chine, en Indonésie. Cependant,
la politique extérieure du pays s’enlise, entravée par les deux
hypothèques d’un parti populiste hostile à l’international et d’une image
de la neutralité identitaire, devenue inopérante.
L’Union européenne s’irrite de la richesse intempestive. Bien avant
la contestation du secret bancaire, elle reproche à la Suisse de profiter
d’une Union européenne, dont elle tirerait les avantages sans porter les
charges croissantes. L’image d’une Suisse médiateur pacifique et
bienfaisant des nations, souffre sur le continent et ailleurs. Plusieurs
incidents avec les États-Unis depuis l’affaire des fonds en déshérence2,
avec l’Allemagne le survol de l’espace aérien par les avions à
destination de Zurich et plus gravement l’affaire des otages avec la
Libye, démontrent de nouvelles vulnérabilités de la Suisse. Riche mais
effacée sur la scène internationale, elle a perdu son emplacement
2. En 1995, la Suisse, banques et gouvernement, se voit interpellée par des avocats américains
relayés par le gouvernement de Washington sur son comportement pendant la Seconde Guerre
mondiale. Elle est interpellée principalement au titre des fonds laissés en déshérence par des
ressortissants européens d’origine juive, dont les titulaires ont disparu du fait des persécutions
nazies. Le règlement extrajudiciaire en 2000 entraîne le paiement de plus d’un milliard de dollars
en compensation par les grandes banques suisses.
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que les autres, mais je vous promets de vous y amener en douceur, sans
sacrifier les valeurs suisses. »
Il se présente, à l’instar naguère de Mme Thatcher, comme « l’un de
nous ». Son patriotisme fervent est placé sous la garde de la providence
divine (la Suisse poursuivra sa chance historique). Aux yeux du leader
de l’UDC, la Suisse excelle dans le monde économique, tandis que la
Confédération s’efface en politique internationale (tournant le dos à
l’ONU et aux rêves internationalistes qui bercent le bassin lémanique
notamment). L’État fédéral doit rester de taille réduite, selon la doctrine
libérale des années 1980.
La sécurité, enfin, fait recette. Croisée avec les peurs contemporaines
− environnement, crise mondiale et basculement de la croissance vers
l’Asie, terrorisme, conflits de civilisations et de religions −, elle disqua-
lifie les autres politiques présentées comme irresponsables. La sécurité,
pour Christoph Blocher, c’est la dénonciation d’une politique laxiste de
l’immigration en Suisse et l’attribution aux étrangers « irréguliers »
d’une part essentielle des incivilités et crimes commis sur le territoire.
L’un et l’autre sont des arguments controuvés, puisque l’immigration,
indispensable à l’économie suisse, est strictement régulée, et d’ailleurs
cogérée par l’UDC, alors que la criminalité n’est que marginalement le
fait des étrangers.
L’appareil de l’UDC gagne en puissance, grâce à l’appui croissant des
milieux économiques, industrie et finances, qui rallient, eux aussi, la
fibre sécuritaire. Il se développe une communication médiatique d’une
efficacité massive et inhabituellement provocatrice. Les étrangers illici-
tes sont présentés sur des affiches électorales comme des moutons
noirs. L’UDC s’appuie au demeurant sur les mécanismes de la démocra-
tie directe, initiative et référendum, qui se prêtent aux thèmes de la
rhétorique blochérienne, au cœur des tabous conservateurs.
Depuis quinze ans, la classe politique établie, souvent dépassée par
cette communication efficace, se demande si l’UDC est fasciste. Il existe
des parentés indéniables comme la xénophobie ouverte, la parole
tonitruante du chef, le recours au peuple au-dessus des intermédiaires
traditionnels, le réformisme purement démagogique et inapplicable sur
les chapitres des immigrés, de la réduction de l’État-providence, de la
répression sécuritaire et du nationalisme sourcilleux face à l’Europe
envahissante.
Mais une différence essentielle avec le fascisme tient à la posture
légitimiste vis-à-vis des institutions. Deux arguments convainquent une
majorité de la population de ne pas diaboliser le populisme à la suisse :
la sacralisation du fédéralisme et de la démocratie directe, ainsi que la
correction démocratique de Blocher. Lorsqu’en 2007 il est désavoué
par ses pairs au gouvernement et par le parlement fédéral, il s’incline.
Dès lors les Suisses se persuadent que l’homme et son parti sont mal-
commodes au pays de l’accommodement, mais pas dangereux au sens
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4. Friedrich Durrenmatt, Pour Václav Havel, traduit en français par Gilbert Musy, Carouge-
Genève, Zoé, 1995.
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Le secret bancaire
La crise du secret bancaire commence publiquement lorsque l’OCDE
interpelle la Suisse en 2009 sur ses pratiques de dissimulation d’avoirs
déposés par des étrangers dans des banques du pays. Selon les
allégations de l’organisation internationale, ces avoirs, ou une partie
d’entre eux, sont activement dissimulés et donc soustraits aux fiscs
étrangers par les déposants. Ils constituent ainsi des éléments de fraude
fiscale dans le droit du pays lésé.
Ce n’est pas la première fois que la Suisse est attaquée sur ses
banques, aussi bien par des pays de l’Union européenne, ses voisins,
que par les États-Unis. Les États-Unis à leur tour renouvellent cette
offensive en 2009 par des poursuites judiciaires lancées contre la
banque UBS, accusée non seulement de soustraction au fisc étranger,
mais d’avoir incité des citoyens américains sur le sol américain à ce
type d’évasion fiscale.
Ces deux initiatives, bientôt relayées par d’autres, Allemagne, France
et Italie, à la faveur de la crise économique et relayées par le G20 de
2009 tombent comme un coup de semonce sur une Confédération qui
ne s’y attendait pas. Dans le passé, de nombreux contentieux s’étaient
soldés par des négociations et des accords bilatéraux concernant,
notamment le blanchiment d’argent sale et la non double imposition
(NDI). La Suisse avait à cette occasion réglé son pas sur celui de ses
censeurs, en émettant une réglementation sévère et exemplaire contre
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fortune − savaient que leurs banques faisaient une large place aux fonds
évadés de l’étranger ? Mais ceux qui s’en indignaient étaient minori-
taires, puisque le gouvernement ne trouvait rien à y redire et l’opinion
majoritaire non plus.
En dépit de ses efforts après guerre pour participer à la reconstruc-
tion de l’Europe et à la réparation des dommages d’une guerre qui
n’était pas la sienne, la Suisse souffre d’une faiblesse récurrente de son
image à l’extérieur. Un procès lui est intenté en manque de solidarité,
surtout en Europe5 (Adolf Muschg). Même si la critique est injuste, la
Confédération sait qu’on la regarde comme un pays privilégié, géré avec
une prudence volontiers rabougrie et donneuse de leçons de gestion et
de démocratie. Aussi l’accusation de déloyauté qui sous-tend les
attaques contre le secret bancaire est-elle profondément ressentie dans
le pays. Les débats dans les médias et au parlement en témoignent.
D’autant que la ligne de défense principale des banques, mais aussi
du gouvernement, affirme que si des fonds se « réfugient » en Suisse,
c’est parce que les pays dont ils proviennent sont mal gérés, du point
de vue de la concurrence fiscale en vigueur à l’échelle mondiale… Or
la résonance morale d’une telle controverse aggrave l’impact politique
et diplomatique du contentieux. En fin de compte, les pays voisins
allèguent que les banques opèrent, en accord avec le gouvernement
suisse, dans un régime de tricherie.
Des objections semblables reviennent de manière cyclique depuis
cinquante ans dans les relations extérieures du pays. La Suisse aurait,
selon le débat douloureux des années 1990, collaboré avec l’Allemagne,
géré de manière contestable l’immigration et le refuge sur son territoire
pendant la Deuxième Guerre mondiale, dissimulé les fonds en déshé-
rence. Désormais, elle se rendrait coupable de concurrence déloyale
en matière bancaire. L’Union européenne semble ainsi prendre le relais
de critiques anciennes.
Le jeu de la Suisse sur le plan européen, à la fois au centre et en
surplomb, conforme et singulier, modeste et hautain, éthique et procé-
dural cultive une sorte de décalage qui creuse la différence et distend
les liens.
En Europe se dessine l’image d’un passager clandestin de la cons-
truction du continent, free rider. Ce n’est pas tant l’exactitude contes-
table de cette image qui affecte l’opinion intérieure en Suisse que sa
récurrence. Il est difficile pour un petit pays d’avoir raison tout seul,
surtout quand il s’habille de vertu. La découverte de l’aliénation de sa
propre image au jugement désobligeant des autres est pénible. Un
sentiment d’injustice envahit une partie croissante de la population
devant les reproches adressés aux comportements et à des valeurs iden-
5. Pour une compréhension suisse de ce procès, voir Adolf Muschg, Wenn Auschwitz in der
Schweiz liegt, Francfort, Suhrkamp, 1997.
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Le patrimoine de qui ?
Ils ont été parmi les premiers à se voir reconnaître ce statut.
Pourtant, à cette date, cela fait plus de trente ans que l’Unesco travaille
à définir et identifier un patrimoine mondial de portée universelle. Mais
dans le texte initial de la « Convention concernant la protection du
patrimoine mondial, culturel et naturel », ratifié aujourd’hui par
187 États de la planète, il s’agit de labelliser des objets matériels, des
sites naturels et culturels, dont la valeur, dite « exceptionnelle »,
dépasse le cadre que les États signataires donnent eux-mêmes à la
notion de patrimoine. Et il faut attendre vingt années supplémentaires
pour qu’on prenne la mesure des limites de la démarche : la grande
majorité des sites labellisés sont situés dans les pays du Nord, mieux
dotés en monuments culturels ; les pays du Sud où la culture est plus
fréquemment de tradition orale sont sous-représentés. En outre, les
critères et modalités de l’expertise, qui se veut objective, quasi
scientifique, attribuent une qualité aux monuments en fonction de
systèmes de valeurs qui peuvent être étrangers aux sociétés qui les
hébergent. Certains comparent la procédure aux concours de beauté
féminine dans lesquels la variété des couleurs de peau et de la nature
des cheveux n’apporte que des nuances par rapport aux codes
uniformes qui prévalent toujours in fine : les mensurations du corps et
l’élégance des visages1. Bref, ce sont les valeurs et les goûts de la
civilisation occidentale qui fixaient la règle du jeu, sans grand égard
pour la diversité de ces goûts et de ces valeurs à l’échelle du monde.
Le comité du patrimoine mondial a incorporé cette critique à sa
propre réflexion et adopté des perspectives complémentaires dans sa
procédure. Il a d’abord introduit en 1992 la notion de « paysage
culturel » qui, avec le temps, est devenue la principale catégorie pour
laquelle des demandes de labellisation ont été formulées ensuite. Cette
catégorie a permis de labelliser des paysages dits vivants que les
pratiques ordinaires contribuent à entretenir, comme dans le cas,
souvent cité en exemple, des rizières en terrasse des Philippines. Cet
élargissement de la gamme des sites labellisables ouvrait la voie à la
prise en compte simultanée d’une expertise savante et de savoir-faire
locaux, et au dépassement du dualisme nature-culture de plus en plus
perçu, lui aussi, comme l’expression d’une vision occidentale du monde
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Est-ce que le terroriste qui a fait exploser le café Argana visait aussi
la reconnaissance de la place au titre du patrimoine mondial ? On ne
le sait pas encore. Mais il n’y aurait là rien d’étonnant. L’islamisme
radical, s’il s’avère que c’est bien cette idéologie qui a conduit ces
hommes à déposer cette bombe, comme tous les fondamentalismes
d’ailleurs, n’admet pas que les cultures et les religions soient commen-
surables ; encore moins qu’elles soient l’objet d’une appréciation
prétendument experte de la part de personnes qui ne font pas partie de
la communauté des croyants.
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Pierre Micheletti*
L’occidentalisation du monde s’est accompagnée
du déclin désormais visible de l’Occident1.
AU mois d’août 2010, deux événements ont secoué les équipes huma-
nitaires présentes en Afghanistan : l’exécution d’une équipe de dix
volontaires (huit expatriés et deux afghans) de l’ONG International
Assistance Mission (IAM), ONG confessionnelle chrétienne nord-
américaine puis, quelques jours plus tard, l’exécution de trois Afghans
travaillant pour l’ONG britannique Oxfam.
Le temps où les acteurs humanitaires arrivaient sur le terrain forts
d’une sorte d’immunité naturelle, qu’aucun des belligérants ne semblait
vouloir remettre en cause est révolu. Aujourd’hui, les humanitaires ne
sont plus automatiquement accueillis à bras ouverts par les populations
locales. L’accueil témoigne plutôt d’une prudence suspicieuse et peut
aller jusqu’à une violence délibérée, à laquelle le personnel local est
le premier exposé2.
Comment expliquer cette évolution de la perception des huma-
nitaires ?
39 Juillet 2011
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Un modèle occidental ?
Les principales ONG présentes à travers le monde, en volume, sont
d’abord et avant tout des organisations issues des pays occidentaux. En
2005, sur les quelque 10 milliards d’euros dépensés dans le monde
pour l’action humanitaire, une forte proportion de ce budget a été
engagée par des ONG occidentales. Les poids lourds de ces ONG sont
anglo-saxons : WorldVision, Care, Oxfam et ses différentes sections.
Mais il y a aussi l’ONG allemande Misereor et le groupe français MSF3.
Mais on regroupe sous le même label des organisations dont les
champs de compétences sont très variés (santé, agriculture, droits de
l’homme…), dont l’inspiration idéologique n’est pas homogène (confes-
sionnelle ou non…), dont la taille varie, des plus connues qui sont de
vraies organisations transnationales à la constellation des petites ONG
(qui ne comptent parfois qu’un seul permanent). Les ONG entretiennent
en outre avec l’État de leur pays d’origine des relations très variées.
On peut distinguer de ce point de vue trois grandes familles d’ONG4.
Un modèle dit « rhéno-scandinave » est constitué d’ONG qui entretien-
nent des relations fortes avec leurs États (exemples : Suède, Danemark).
Dans ces pays, une forte proportion de l’aide publique au développe-
ment transite par les ONG. Le modèle dit « anglo-saxon » reproduit un
schéma économique et de gouvernance issu du modèle néolibéral, fait
d’une certaine défiance à l’égard du rôle de l’État, sans pour autant
exclure un fort patriotisme. Enfin, dans le modèle dit « méditerranéen »,
les ONG se positionnent comme des outils de contre-pouvoir par rapport
au gouvernement de leur pays. Les ONG françaises et espagnoles
s’inspirent plutôt de ce modèle.
Ainsi le mouvement humanitaire international dessine-t-il les
contours d’une constellation hétérogène. Sur un même lieu peuvent
évoluer au coude à coude des dizaines voire des centaines d’ONG
(tsunami 2004, Haïti 2010) présentant de tels caractères distinctifs.
En dépit de cette diversité, l’aide humanitaire contribue à diffuser
un modèle de développement, parfois un modèle économique, venu
3. M. Doucin, les ONG : le contre-pouvoir ?, Paris, Toogezer, 2007, p. 229-231. Global Humanita-
rian Assistance (GHA) a publié un rapport, Public Support for Humanitarian Crises through NGOs,
actualisé en février 2009, dans lequel il décrit la provenance des financements des actions
d’urgence (humanitarian assistance) de l’aide humanitaire internationale. GHA a regroupé les
informations financières de 114 bureaux des dix-neuf plus grosses ONG mondiales humanitaires.
Ces ONG récoltent des fonds et sont issues de vingt-trois pays du monde entier. Cet échantillon
représente 60 % de l’estimation totale des dépenses dans les situations d’urgence des ONG
humanitaires. Ces dix-neuf ONG sont toutes originaires des pays faisant partie du Comité d’aide
au développement, donc de pays occidentaux. Leurs fonds privés représentent entre 75 % et 80 %
de l’ensemble des fonds privés des ONG dans le monde.
4. Édith Archambault, « Le secteur associatif en France et dans le monde », dans François
Bloch-Lainé (sous la dir. de), Faire société. Les associations au cœur du social, Paris, Syros, 1999,
p. 11-37.
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Le monde change,
les contextes d’intervention aussi…
Les ONG évoluent dans un contexte international qui s’est transformé.
Les relations internationales s’organisent aujourd’hui sur les logiques
d’un monde multipolaire. Des grandes puissances émergent sur tous les
continents. Les pays qui composent le BRIC en premier lieu (Brésil,
Russie, Inde, Chine). L’Afrique n’est pas en reste et, sur ce continent,
trois pays briguent un siège de membre permanent au Conseil de
sécurité : l’Égypte, le Nigeria et l’Afrique du Sud. La question identi-
taire, imaginée ou construite, est aujourd’hui mêlée au politique qui la
manipule parfois. Certains conflits internes récents ou contemporains
(Kenya, Côte d’Ivoire, Guinée, Ossétie…) utilisent ainsi les dynamiques
et les tensions identitaires à des fins politiques. De façon générale, le
« modèle » occidental ne fait plus référence. Pour les ONG, la prise en
compte de ces revendications et de l’aspiration à une reconnaissance
de la part des populations locales apparaît plus indispensable que
jamais. Prendre acte de l’émergence de revendications identitaires,
c’est considérer qu’il convient de prendre en compte la revendication
de reconnaissance qui existe pour chaque contexte d’intervention.
De manière plus conjoncturelle, plusieurs événements ont agi comme
des déclencheurs de la méfiance ou de la violence à l’égard des huma-
nitaires. La chute du mur de Berlin (1989) a entraîné la fin de la
polarisation Est-Ouest de nombreux conflits (Angola, Colombie ou
Afghanistan…) ainsi que l’interruption du soutien financier et logisti-
que dont bénéficiaient les acteurs de ces conflits. Pour survivre et
soutenir les efforts de guerre, des guérillas se sont alors orientées vers
des activités très lucratives telles que les kidnappings avec demande
de rançon, le racket de grandes entreprises, le narcotrafic. Adoptant
des conduites mafieuses, elles sont sorties d’une lecture strictement
politique et d’une forme d’engagement dans la lutte qui jusqu’alors
respectait une logique et une hiérarchie de type militaire. Le nouveau
mode du banditisme ne reconnaît pas les logiques du positionnement
humanitaire. S’ils sont au mauvais endroit au mauvais moment, les
humanitaires deviennent une marchandise comme une autre. Le delta
du Niger, la Somalie ou la Colombie illustrent ces changements.
En outre, les théories sur le « choc des civilisations5 » ont abouti à
organiser une nouvelle polarité manichéenne par la montée en
puissance des tenants d’une lecture religieuse de la question des
conflits et de l’insécurité. Un nouveau vocabulaire apparaît alors, qui
oppose des termes comme « Croisés contre Infidèles », « le Bien contre
le Mal » ou « les droits de l’homme contre l’islamo-fascisme ». Le
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Sylvie Laurent*
* Auteur de Homérique Amérique, Paris, Le Seuil, 2008. Voir son précédent article dans Esprit :
« Les ghettos américains sur écoute », novembre 2010. Sylvie Laurent a édité et traduit un texte
d’Edwidge Danticat, « Femmes d’Haïti », disponible sur Telerama.fr depuis le 15 juin 2011.
1. Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 126-127.
2. Le 15 mars 2007, Jean Rouaud et Michel Le Bris publient un manifeste dans Le Monde des
livres dû à la suite de nombreuses récompenses attribuées à des écrivains francophones « venus
d’ailleurs ». Ils y affirmaient que la littérature française était désormais et « enfin » riche d’une
« littérature-monde en français » pour laquelle « la langue française était enfin “libérée de son
pacte exclusif avec la nation” au lourd passé colonial ». La cinquantaine d’écrivains prestigieux
qui signèrent le texte appelèrent ensuite de leurs vœux ce double mouvement de décentrement
et désimpérialisation de la littérature francophone afin de mettre à bas la distinction classique
faite dans l’Hexagone même entre la littérature « française » et la littérature « francophone ».
3. Voir l’essai lumineux de la romancière Yannick Lahens, l’Exil : entre l’ancrage et la fuite,
l’écrivain haïtien, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1990.
Juillet 2011 46
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deside, ce maître arrogant qui fut jadis le Français mais depuis un siècle
le voisin américain.
Peut-on alors, en s’exprimant dans ce qu’Édouard Glissant appelait
avec rage « la convention internationale de l’anglo-américain », expri-
mer le souverainisme culturel d’une terre haïtienne, cette « première
nation nègre du monde de la colonisation. Qui depuis deux cents ans
a éprouvé ce que Blocus veut dire… Qui sans répit souffre ses campe-
ments et sa mer folle » et qui, ajoute encore le poète martiniquais, « a
vendu son sang créole un demi-dollar le litre4 » ? Peut-il alors y avoir,
sans contresens historique, une haïtianité anglo-américaine ?
Depuis la parution de son premier ouvrage en 1994, la romancière
Edwidge Dandicat répond par l’affirmative. Son passeport est américain
et, à la différence des Dany Laferrière, Lyonel Trouillot et autres émi-
grés haïtiens en transit, elle a davantage de souvenirs à Brooklyn ou à
Miami qu’à Port-au-Prince où elle retourne pourtant aussi souvent
qu’elle le peut. Edwidge Danticat pourrait n’être qu’une romancière
américaine d’origine haïtienne. En effet, son écriture est conforme à
son passeport : anglophone.
Voix haïtienne-américaine la plus connue aux États-Unis avec le
chanteur Wyclef Jean, son œuvre est célébrée jusque dans les médias
grand public du pays. Dans Create Dangerously5, qui vient de paraître
aux États-Unis, un essai tenant des mémoires et du manifeste anti-
colonial, elle s’interroge sur sa place d’émigrée de Floride face à une
Haïti balafrée par le séisme. À cette œuvre d’urgence, elle ajoute une
anthologie magistrale qu’elle coordonne, Haiti Noir6.
Son introspection est celle de la plupart des écrivains haïtiens exilés
aujourd’hui7. Nul écrivain haïtien francophone n’a d’ailleurs jamais
contesté sa légitimité. Nombreux au contraire sont ceux qui se rallient
à la bannière protestataire de l’universitaire de Miami. Car, dans une
langue que les États-Unis ne peuvent qu’entendre, Danticat rappelle
non seulement les crimes commis par les despotes haïtiens mais
également la duplicité de la diplomatie américaine, les souffrances des
milliers de damnés de la terre hispaniolienne migrant vers les États-
Unis, qui fuient la désolation créole pour s’échouer sur la brutalité
anglo-américaine. Danticat, haïtienne immigrée, rappelle − en anglais −
à l’Amérique ce que cette dernière doit aux Haïtiens.
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8. Henock Trouillot, « Haïti ou la négritude avant la lettre », Éthiopiques, numéro spécial, revue
socialiste de culture négro-africaine, 70e anniversaire du président L. S. Senghor, novembre 1976.
9. L’académicien développe son propos dans « Le français, langue de culture », Esprit, novem-
bre 1962.
48
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10. Christophe Wargny, Haïti n’existe pas, Paris, Autrement, 2008, p. 118.
11. Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle suivi de Revisiter l’oncle, Montréal, Mémoire d’encrier,
2009.
12. Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989,
p. 37-39.
49
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venue à écrire en anglais parce que mon français n’était pas assez bon
et on ne m’avait jamais appris à écrire le créole. Finalement, le fait
d’écrire en anglais fut pour moi tout autant un acte de traduction
personnelle qu’une collaboration fructueuse avec mon pays d’accueil13.
L’ambiguïté de la francophonie en Haïti est matricielle : au lende-
main de l’indépendance, se saisir du français pour y exceller fut pour
les lettrés la façon la plus exemplaire de montrer que les îliens n’étaient
pas les barbares ingrats décrits par la vulgate coloniale. La voix créole
du peuple a lutté pour trouver ses lettres de noblesse mais, y parvenant,
elle réintègre la langue française dans le patrimoine national. Plus
encore, c’est en français que sont rédigés les textes fondateurs de la
république et que le pays fait porter sa voix dans le monde, de l’ONU à
l’Afrique. Les accusations d’impérialisme culturel portées à l’encontre
du français s’entendent toujours mais elles sont assourdies par le
constat de l’admirable contribution haïtienne francophone à la civi-
lisation universelle.
L’anglais en revanche est toujours demeuré la langue de l’occupant,
dont l’emprise déborde largement des années d’occupation14 (1915-
1934). Pendant ces dix-neuf années, kreyol et français furent même les
résistances vernaculaires d’une nation plus que jamais désireuse d’affir-
mer son souverainisme culturel. Le patriotisme d’un Jean Price-Mars
ou d’un Jacques Roumain, soutenus par les poètes de la négritude,
s’exprima alors par leur exploration des richesses de la franco-
créolophonie d’un peuple dominé. Haïti a donc fait de cette dernière
le ferment de son identité nationale. Elle est célébrée et − aujourd’hui
encore − brandie comme un bouclier face aux États-Unis et, bien que
l’anglais soit désormais une promesse d’ascension sociale, on ne s’éton-
ne guère des affinités profondes qui unissent Haïti et le Québec et de
l’extraordinaire vitalité culturelle qui en résulte15.
Le grand tour de passe-passe d’Edwidge Danticat est ainsi de s’être
convertie à l’anglais, parce qu’il fallait bien grandir et s’intégrer au pays
qui l’accueillait, mais en conservant l’esprit séditieux des francophones
d’Amérique. À cet égard, la relation personnelle et donc littéraire qui
l’unit à la langue anglaise évoque l’œuvre d’un autre grand écrivain
américain d’adoption : Jack Kérouac. L’auteur de Sur la route était un
« canuck », un de ces francophones venus du Québec travailler dans
l’industrie textile de Nouvelle-Angleterre. Il n’apprit l’anglais qu’à six
ans et toute son œuvre est empreinte de son rapport ambivalent à la
langue dominante, celle des Américains arrogants qui se moquent du
« patois de Francos » dans lequel il ne cessera jamais de parler à sa
50
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mère. Comme pour les Antillais, préserver leur langue signifiait pour
les « Francos » être mis au rebut de la société convenable que cette
dernière fut américaine ou constituée par les tenants d’un français
académique, qui répugne aux tournures patoisantes. Pourtant, Kérouac
transcenda sa rancœur pour donner à la littérature américaine, dans
une langue anglaise exemplaire, certains de ses chefs-d’œuvre. L’anglais
de Dandicat possède la même limpidité, un sens de l’efficacité qui vient
peut-être de ce passé commun d’humiliation subie par un parlé créole
bien plus musical. Dans son premier ouvrage, Breath, Eyes, Memory16,
elle décrit un personnage de jeune fille arrivée de son île aux États-
Unis nommée Sophie qui, parvenant à la parole par l’acquisition tardive
de l’anglais, est économe de ses mots, les choisit avec parcimonie.
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refuge aux États-Unis, ils n’obtiendraient jamais le droit d’asile […] ils
avaient parfois si froid qu’ils grelottaient toute la nuit, les repas leur
donnaient des diarrhées […] La honte d’être emprisonné les obsédait
plus que tout autre chose. Une blessure dont la plupart ne pouvaient
pas guérir. Avoir été mis aux fers, menottés, nombre d’entre eux, en
frottant l’endroit de leurs poignets où les menottes souples avaient été
placées à peine le pied posé sur le rivage américain, nous dirent : « De
ma vie, je n’ai jamais connu une telle honte24. »
En 1981, Ronald Reagan entama une politique de durcissement du
contrôle migratoire en partenariat avec le régime Duvalier, les bateaux
pourraient être fouillés et le bannissement des contrevenants facilité.
Cette politique fut poursuivie par les administrations suivantes, les
forces spéciales américaines ayant même négocié avec Port-au-Prince
en 1997 le droit d’intercepter des clandestins dans les eaux territoriales
haïtiennes.
Malgré cet arsenal, on estime qu’entre 100 000 et 200 000 illégaux
sont aujourd’hui installés aux États-Unis. Ils vivent sous la menace
permanente de l’expulsion, alors même que leur terre natale est ravagée
par le crime, les épidémies, la misère et la corruption. Mais le statut
de réfugié politique ne leur est pas octroyé. Cela fut jugé contraire aux
principes du droit d’asile et suscita l’indignation de nombreux avocats
de la cause des droits civiques. Les conditions de leur rapatriement
sont en effet dénoncées depuis des décennies par le Haut-Commissariat
des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et par Amnesty International.
Un groupe d’avocats américains a plaidé leur cause devant les tribu-
naux mais en février 1992, la Cour suprême des États-Unis déclarait
que l’expulsion des boat-people haïtiens était parfaitement constitution-
nelle. Pourtant, souvent brutale et discrétionnaire, cette criminalisation
de l’immigration, en particulier vis-à-vis des îliens, a des effets tragi-
ques que Danticat rappelle de livre en livre. Elle répète que son cousin
Laris, clandestin de Miami, est mort à 30 ans, faute de pouvoir être
soigné. Trop pauvre et trop humilié écrit-elle, il n’avait de toute façon
pas droit de « sortir de l’ombre » même pour sauver sa vie25.
Elle rappelle également le destin de son oncle bien-aimé Joseph,
clandestin sur le sol américain, dont le corps ne put être rapatrié en
pays natal. L’oncle d’Edwidge Danticat, un prêtre, avait fui Haïti en
2004 après la destruction de son église, victime des rixes opposant les
Nations unies aux gangs locaux, les chimères. Malade, âgé de 81 ans,
il s’était alors rendu en Floride pour y demander l’asile temporaire.
Choqué par la rudesse de l’interrogatoire auquel les services d’immigra-
tion le soumettent avant de l’enfermer dans le terrible centre Krome, il
perdit connaissance. « Simulation » décréta alors le médecin de garde
qui tarde à le faire transférer à l’hôpital de Miami où il décédera le
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28. Capitaine John Houston Craige, The Arabian Nights Adventures of a Marine Captain in
Haiti, Minton, Balch & Company, 1933.
29. Le professeur radical du MIT n’a cessé de dénoncer dans la presse et dans ses conférences
publiques la vassalisation d’Haïti par les États-Unis. En 2010, il a signé une pétition publiée
dans The Guardian condamnant l’attitude de son pays après le séisme.
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30. Randall Robinson, An Unbroken Agony: Haiti, from Revolution to the Kidnapping of a
President, Basic Civitas Books, 2008.
31. Une jeune Haïtienne-Américaine, engagée par les autorités américaines pour servir
d’interprète, témoigna de l’indignité des conditions de détention. Voir Jana Evans Braziel, “Haiti,
Guantánamo, and the ‘One Indispensable Nation’: U.S. Imperialism, ‘Apparent States’, and
Postcolonial Problematics of Sovereignty“, Cultural Critique, automne 2006, 64, p. 127-160.
32. Le statut juridique ambigu de Guantánamo justifia son choix comme lieu de rétention des
indésirables. Mais par deux arrêts décisifs, Rasul v. Bush (2004) et Boumediene v. Bush (2008),
la Cour suprême a affirmé que les détenus de Guantánamo relevaient de la juridiction américaine
et bénéficiaient ainsi, en droit, de l’Habeas Corpus.
33. Article rédigé en anglais pour The Progressive Media Project.
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L’exil et ses tourments sont un thème infiniment décliné par les
milliers de plumes déracinées qui, de l’Allemagne au Brésil, du Québec
à la Suède, nourrissent les littératures nationales d’un souffle nouveau.
On parla de « migritude34 » en France (contraction de migration et
négritude) pour désigner la génération d’écrivains africains ou cari-
béens qui donnent à leur exil des accents hexagonaux.
La question de la langue légitime n’a jamais cessé de hanter les
écrivains haïtiens, la majorité de leurs concitoyens ne sachant lire ni
le français ni le créole. Ils écrivent donc aussi en français afin de
trouver une maison d’édition qui les publie et un lectorat qui les lise,
quitte à rapatrier ensuite le texte en créole dans un exercice parfois
périlleux de traduction. Danticat offre aujourd’hui au lectorat le plus
vaste, celui des anglophones, non seulement son œuvre personnelle
mais également celle des plus grands auteurs francophones qu’elle fait
traduire et publier aux États-Unis, en particulier dans les nombreux
recueils de textes qu’elle coordonne. Grâce à Haiti Noir, dix-huit
hérauts de l’âme haïtienne malmenée sont traduits en anglais en 2011.
Elle a également, en 2009, travaillé à la traduction et donc à la
découverte aux États-Unis de l’œuvre de Marie Vieux-Chauvet, l’une
des intellectuelles les plus marquantes de l’Haïti contemporaine.
Danticat est donc une passeuse en plus d’une militante et d’un grand
écrivain. Elle porte la voix des millions d’Haïtiens qui ont parlé au
travers des œuvres francophones qui n’auraient sans doute pas été
traduites aux États-Unis sans sa détermination.
Danticat est donc éminemment haïtienne dans sa domestication de
l’exil, du déplacement et du retour propre aux écrivains de son île
natale. Mais elle est aussi profondément américaine dans sa volonté de
34. Voir Sylvie Laurent, « Le tiers-espace de Léonora Miano », Cahiers d’études africaines, à
paraître.
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Treme : la reconstruction
de la Nouvelle-Orléans et la survie
des racines culturelles américaines
Pierre Langlais*
LA nouvelle série du créateur de Sur écoute, Treme, tire son nom d’un
quartier de la Nouvelle-Orléans, berceau du jazz et plus vieux quartier
noir des États-Unis. Elle suit le difficile retour des habitants de la ville
après l’ouragan Katrina, et leur combat pour se réapproprier leur toit et
leur culture, ravagés par la catastrophe et menacés par les ambitions des
politiciens et des promoteurs immobiliers. Hymne bouleversant à une ville
racine de l’histoire et de l’identité américaines, œuvre à charge contre les
politiques locales et nationales, et plaidoyer pour la sauvegarde d’une
culture à l’agonie, menacée de disparition par l’ignorance d’une nation1.
Des doigts qui s’échauffent sur une trompette. Une hanche. Des visa-
ges, en plans serrés, la sueur au front. Quelques notes. Des plumes.
Une cigarette. Une bouteille de sauce piquante. Une bière. Des poli-
ciers et des militaires. Nous sommes « trois mois après », précisent en
avant-propos David Simon et Eric Overmyer, les créateurs de Treme.
On prépare une second line, ces fanfares populaires qui traversent la
ville en entraînant dans leur sillage les badauds de la Nouvelle-Orléans.
La première second line depuis Katrina. Lentement, les habitants de la
ville, exilés loin de leurs domiciles pour fuir l’ouragan, font leur retour,
tentent de reprendre une vie normale, dans une ville blessée, balafrée,
en deuil. I hope you’re comin’ back to New Orleans, « j’espère que tu
reviens à la Nouvelle-Orléans », chantent les New Orleans Jazz Vipers
dès le deuxième épisode de la série. Revenir, mais dans quelles
* Journaliste spécialiste des séries télévisées pour Télérama et Slate.fr, chroniqueur à Radio
France.
1. Diffusée aux États-Unis sur HBO et sur Orange Cinéma Séries en France. Saison 1 est dispo-
nible en DVD chez Warner Home Vidéo.
Juillet 2011 62
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2. Voir Sylvie Laurent, « Les ghettos américains sur écoute. Et si la fiction était plus juste que
les sciences sociales ? », Esprit, novembre 2010.
3. Disponible en DVD chez Warner Home Vidéo.
4. Toutes les citations sont extraites d’un reportage réalisé à la Nouvelle-Orléans en février
2010 par l’auteur de cet article, et publié dans Télérama.
5. Saison 1, épisode 3
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6. Saison 1, épisode 3.
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7. Saison 1, épisode 1.
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« Dans les mois qui ont suivi Katrina, il y avait tant de questions
ouvertes : la Nouvelle-Orléans allait-elle se relever ? Sous quelle forme,
l’authentique, ou en version Disneyland, se souvient David Simon. Il
faut voir avec quelle rage les habitants se sont unis contre les intérêts
financiers qui voulaient s’emparer de la ville, la priver de son identité
pour en faire une Nouvelle-Orléans “rentable” ! » À peine les eaux reti-
rées, la Nouvelle-Orléans est devenue le plus grand chantier à ciel
ouvert des États-Unis. Les dégâts matériels provoqués par l’ouragan ont
été évalués à 81 milliards de dollars. Des quartiers entiers ont été rayés
de la carte, près de la moitié de sa population a été déplacée, éparpillée
à des centaines de kilomètres à la ronde. Les quartiers pauvres, touchés
ou pas, ont été évacués. Une aubaine pour les gouvernants, dénonce
Treme, qui en ont profité pour fermer les projects, ces cités où le taux
de criminalité était parmi les plus élevés du pays − et qui, bien que
restées au sec, ont été fermées et détruites. Une aubaine aussi pour les
entrepreneurs, qui comptent bien s’enrichir en transformant la ville en
attraction pour amateurs de jazz fortunés − c’est un des thèmes de la
deuxième saison de la série. « Ils ne veulent pas des pauvres à la
Nouvelle-Orléans, chante Davis McAlary, DJ et candidat pour rire aux
élections locales, façon Coluche, mais sans tous ces pauvres, la
Nouvelle-Orléans ne serait pas la Nouvelle-Orléans, parce que ce sont
ceux qui ne possèdent rien qui font vibrer cette ville8. »
Cette gentrification forcée laisse sur le carreau certains personnages
de la série, essentiellement issus de milieux modestes, qui n’ont plus
d’électricité, plus de gaz, et qui, en attendant les chèques des compa-
gnies d’assurances − qui n’arriveront jamais − dorment dans les carava-
nes de la Federal Emergency Management Agency (Agence fédérale de
gestion des urgences, FEMA), chargée d’assurer le minimum vital aux
habitants de la Nouvelle-Orléans (et accusée de tous les maux, dans la
série comme dans la réalité). Rien ne fonctionne, l’économie s’effondre,
l’armée bloque les rues − on entend souvent les hélicoptères passer
dans Treme − et la police, à cran depuis la catastrophe, s’en prend aux
musiciens. Et que fait l’Amérique pendant ce temps-là ?
8. Saison 1, épisode 5, extrait du titre Shame, Shame, Shame (Honte, honte, honte).
9. Ibid., épisode 2.
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venons, le chemin que nous avons parcouru, et quelle est notre culture.
Sans culture, nous perdons ce que nous sommes au fond de nous, notre
essence, et nous ne pouvons pas renaître. Si la reconstruction venait à
ignorer cela, la Nouvelle-Orléans ne serait plus qu’une coquille vide. »
Sur écoute dressait un constat d’échec édifiant sur les politiques
urbaines américaines. Treme, plus optimiste, teintée d’un humour
salvateur et portée par l’énergie du jazz, retourne, elle, aux origines de
la culture américaine, loin d’Hollywood, loin des tubes pop et r’n’b, qui
doivent tant à cette petite ville, New Orleans (à peine 350 000 habi-
tants). Un microcosme qui semble totalement exotique aux yeux des
Américains… alors même qu’il est à la base de leur histoire musicale,
et qu’elle joue donc un rôle majeur dans le rayonnement international
des États-Unis. La ville, lentement, se relève. L’an dernier, la victoire
de l’équipe de football américain de la ville, les Saints, a provoqué un
élan d’espoir sans précédent à la Nouvelle-Orléans. Les touristes
reviennent. Les maisons se reconstruisent. Mais « c’est une chose de
récupérer son toit. C’en est une autre de retrouver sa culture », conclut
Clarke Peters.
Pierre Langlais
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L’inachèvement de la démocratie
Jean-Louis Schlegel
Juillet 2011 70
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L’inachèvement de la démocratie
2. Titre d’un recueil d’articles qui dessinent une trajectoire qu’on peut trouver peu encoura-
geante ; mais on peut y lire aussi les contradictions objectives d’un « système » totalisant, ou les
doutes subjectifs que Gauchet laisse transparaître. Le tome IV nous éclairera peut-être sur ces
questions (la Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002).
3. Erich Auerbach, Mimesis, cité par François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et
expérience du temps, Paris, Le Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 2003.
4. Voir dans Esprit, « Avancées et reculs démocratiques », mars-avril 2011, l’entretien avec
Jacques Julliard, « À gauche, le retard des idées sur les faits ». Ses remarques, comme l’ensemble
du numéro, témoignent des profonds déplacements démocratiques en simplement trente ans.
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L’inachèvement de la démocratie
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L’inachèvement de la démocratie
Plus que dans des livres de Gauchet plus limités dans leur sujet et
leurs perspectives, le « secret de la formule démocratique » devient
dans ce grand œuvre le syndrome qui emporte tout. On pense forcément
à Hegel : « Tout le réel est rationnel » − le réel de l’État au temps de
Hegel, le réel démocratique aujourd’hui, et même les ruses de l’histoire
qui ont amené le triomphe de l’imaginaire collectif démocratique à
travers l’épreuve des totalitarismes. On est dans une sorte de nécessité
de la liberté. Sauf à rester extérieure au cours du monde, la vertu
consiste donc aussi et surtout à comprendre et penser les dilemmes, les
incohérences, les impuissances, les impasses de la démocratie. Il faut,
pour penser et agir, se situer à l’intérieur de la perspective démocrati-
que, gouverner « vers l’avant », réfléchir en termes d’équilibre, recons-
truire « un équilibre entre la contrainte instituante exercée par le
politique et la liberté conquise par la société civile des individus
privés » (p. 655). Car in fine, on n’est pas dans le triomphalisme d’un
Hegel annonçant la liberté dans l’État, mais dans une certaine déconfi-
ture de la liberté démocratique. « Le triomphe débouche sur une impas-
se » : en effet, aujourd’hui [la puissance du politique] « s’efface derrière
l’individu de droit dont il organise le règne, à tel point que celui-ci se
retourne contre le cadre qui lui permet d’exister ». Le pessimisme de
Hegel sur l’histoire humaine est bien connu. C’est peut-être une
nécessité de la méthode. Celui de Gauchet n’est pas nettement avoué,
mais il y a bien quelque chose aussi « des catastrophes de l’avènement
de la démocratie » dans son livre, qui justifie les visions noires de la
société actuelle (dont il se démarque quand on le questionne là-dessus).
Peut-être croit-il malgré tout aux « leçons de l’expérience » (derniers
mots du livre).
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L’inachèvement de la démocratie
5. C’était, autrement, la question posée dans le célèbre débat entre Jürgen Habermas et Joseph
Ratzinger (Benoît XVI) : quels sont « les fondements prépolitiques de l’État démocratique » ? Voir
Esprit, juillet 2004, p. 5-28, repris dans Raison et religion. La dialectique de la sécularisation,
Salvator, 2010 (trad. de l’allemand par Jean-Louis Schlegel).
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L’inachèvement de la démocratie
6. Voir néanmoins le bel excursus, dans ce volume, sur l’absence du socialisme aux États-Unis,
p. 120-127 (avec en note les ouvrages dont il s’inspire), et des remarques sur le monde non
européen dispersées tout au long.
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L’inachèvement de la démocratie
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DOSSIERS
« De la piraterie aux piratages », Esprit, juillet 2009
« Homo numericus », Esprit, mars-avril 2009
« Que nous réserve le numérique ? », Esprit, mai 2006
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Dominique Piotet*
* Président de RebellionLab et auteur avec Francis Pisani de Comment le web change le monde,
Paris, Village Mondial, 2008. Une seconde édition est parue chez Pearson en juin 2011. Cet article
est issu de la préparation du chapitre consacré aux réseaux sociaux.
1. Le chercheur de Stanford Evgeny Morozov a un autre avis, que nous ne partageons pas car
nous le trouvons mal étayé, mais qui mérite d’être mentionné ici. On trouvera une interview en
français de lui sur le sujet : http://www.ecrans.fr/Le-Net-instrument-de-liberation-et,12176.html
2. http://en.wikipedia.org/wiki/The_Social_Network
3. Un geek est un passionné d’informatique.
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Quelques caractéristiques
L’exemple de Foursquare et de sa croissance rapide offre quelques
indications des enjeux des sites de réseaux sociaux. Il permet d’en
dessiner une image, encore floue et qu’il faudra affiner.
Ce site est « social ». Il faudra tenter d’améliorer la définition que
nous en donnons, mais il a au moins deux composantes fortes : il permet
d’entretenir des liens, plus ou moins lâches, avec d’autres personnes,
que, bien souvent par commodité, les sites de réseaux sociaux appellent
des « amis ». Et il permet d’entretenir des conversations : le contenu est
produit par les utilisateurs, pour les utilisateurs sous forme d’échanges.
Cela fonctionne sur le principe d’une plate-forme online. C’est une
des caractéristiques fortes du Web d’aujourd’hui. Les systèmes comme
Foursquare sont accessibles à tous ceux qui veulent s’inscrire. Ils
permettent de publier et partager des informations susceptibles d’inté-
resser d’autres personnes. En échange des données que nous y laissons,
ils nous offrent des « services » souvent modulables potentiellement
intéressants pour l’utilisateur.
Le fait que ces plates-formes soient accessibles en situation de
mobilité, donc par un téléphone portable, est une composante essen-
tielle de leur intérêt. La conversation et le lien avec les amis ne s’arrê-
tent pas à la frontière de la maison, ou de l’ordinateur… C’est même
cela qui fait tout l’attrait de Foursquare.
C’est simple à utiliser, c’est utile et c’est plutôt ludique. C’est enga-
geant au sens où ça nous donne envie de participer, mais cela pose
d’importantes questions en termes de données personnelles, que nous
partageons non seulement avec des personnes que nous ne connaissons
pas forcément très bien, mais aussi avec des systèmes électroniques,
que nous ne maîtrisons que très peu. Nous partageons une partie de
nous-mêmes sur ces réseaux, et une partie non négligeable de notre
« identité » se construit, se développe et s’épanouit en utilisant ces
nouvelles plates-formes. Que faut-il en penser ?
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7. http://blog.nielsen.com/nielsenwire/online_mobile/social-media-accounts-for-22-percent-
of-time-online/
8. Un utilisateur actif au sens de Facebook est un utilisateur qui se connecte au site au moins
une fois par mois.
9. Source : Facebook. La pertinence de ces sources peut être confortée par l’observation des
chiffres en provenance de cabinets d’analyse comme Pew Internet Research.
10. Source : interview avec Henri Moissinac, en charge du mobile au sein de Facebook.
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Le rôle de la conversation
Dans ce graphe social qui se tisse, et dont on voit qu’il ne s’arrête
pas à Facebook, un élément essentiel vient se greffer : la conversation.
Si nous tissons des liens lâches avec des « amis », dont la définition
reste volontairement floue, c’est pour échanger. Une large proportion
du contenu du Web est aujourd’hui produite par les utilisateurs, et la
majorité de ce contenu est de l’ordre de la « conversation ». Wikipedia13
en anglais propose une définition assez complète d’une conversation :
C’est une communication entre deux personnes ou plus. C’est un savoir-
faire social assez simple pour la plupart des individus. D’une certaine
façon, les conversations sont la forme idéale de communication, car
elles permettent aux différentes opinions de s’exprimer et aux partici-
pants d’apprendre les uns des autres […]. Les conversations sont indis-
pensables pour accomplir avec succès la plupart des activités entre
personnes, et particulièrement la coordination du travail, l’apprentis-
sage et la construction de l’amitié.
Et si nous avions là la raison principale du succès des réseaux sociaux ?
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16. Nous définissons les webacteurs comme « ceux qui font le Web », notamment en produisant
son contenu (comme par exemple en tweetant ou en actualisant son statut sur Facebook) par
opposition à l’internaute passif, qui se contente de surfer sur le Web.
17. http://www.pewinternet.org/Reports/2010/Reputation-Management.aspx
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18. http://www.le-tigre.net/Marc-L.html
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19. http://www.marketwatch.com/story/eric-schmidt-google-and-privacy-2009-12-11
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De la négociation éclairée
comme moyen de protection de nos données personnelles
Résorber le paradoxe de la protection de notre vie privée n’est donc
pas simple. Il est en fait uniquement possible grâce à une négociation
permanente, dans le grand bazar des réseaux sociaux et des très nom-
breux sites qui ont des traces de notre passage ou sur lesquels des
« amis » nous ont repérés et taggés. Négociations avec nous-mêmes
d’abord, pour déterminer, au cas par cas, ce que nous souhaitons rendre
public ou pas. Négociations dans le temps pour ce qui n’est plus accep-
table après l’avoir été. Mais négociations aussi, et même surtout, avec
les sites sur lesquels nous publions nos données pour lesquelles le
soutien des États ne sera jamais que partiellement utile. Cela ne veut
pas dire que nous sommes démunis, bien au contraire ! Il nous faut
négocier, en utilisant tous les outils à notre disposition pour le faire.
Nous avons essentiellement deux grands moyens de bien négocier.
Ils fonctionnent, et les webacteurs sont de plus en plus nombreux à les
utiliser : nous rebeller et apprendre. Et il nous faut les utiliser tous les
deux. Négocions donc, mais pour y parvenir en de bons termes il nous
faut toujours nous organiser et lutter.
Dominique Piotet
27. http://www.wired.com/vanish/
28. http://www.wired.com/vanish/2009/11/ff_vanish2/
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L’État et l’internet.
Un cousinage à géométrie variable
Françoise Benhamou
Juillet 2011 96
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nos gestes et jusqu’à nos pensées. Entre ces trois postures, s’immiscent
les deux figures plus rassurantes de l’autorégulation et de la coopéra-
tion. José Do-Nascimento relève l’hétérogénéité des visions de la
régulation de l’internet. Il en distingue quatre : une vision libertaire du
côté des partisans de la régulation acéphale, qui revient au refus de
l’intervention. La vision contractuelle est partagée par les partisans de
l’autorégulation, et elle est sans doute proche de la vision coopérative
de ceux qui prônent la corégulation. Reste enfin la vision réglemen-
taire des partisans de la « régulation impérative3 ». On pourrait aussi
opposer une vision technologique, qui entend réguler a minima sur le
plan des standards et des normes, une vision industrielle, qui vise à
soutenir les développements apportant de la croissance, et une vision
plus politique et sociétale, empreinte du souci de la diffusion du savoir,
sachant que les unes s’imbriquent aux autres et qu’il n’est pas de vision
technologique et industrielle qui ne revête en sous-main des préoccupa-
tions culturelles, politiques et sociales.
L’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann) est
en quelque sorte l’échelon suprême de la régulation, théoriquement
transnational, de statut associatif (privé mais non lucratif), fondé sur
un partenariat public-privé, et largement dominé par les États-Unis. Il
a la charge de la normalisation technique (standardisation, adressage
et nommage). C’est le champ incontournable de la régulation, avec ses
arborescences. Au niveau national, la régulation revêt d’autres aspects.
Après avoir décrit l’écosystème des technologies de l’information et de
la communication (TIC) et les questions que son architecture soulève,
on développera trois faces de la régulation : la gestion de l’encombre-
ment, les sanctions qui peuvent être mises en œuvre contre certains
des comportements désignés comme déviants, et les contre-feux
destinés à limiter l’usage commercial des données personnelles. Dans
tous les cas, apparaît la double nature de l’internet et de ses outils, qui
tel le pharmacon, selon l’étymologie, est poison et remède à la fois4.
Notons dès à présent que la complexité de la régulation procède de
ce qu’elle s’opère largement au niveau des États mais que l’internet est
par nature global, supranational : si la régulation relève in fine des États
nationaux, ceux-ci peuvent être frappés d’impuissance face à la
volatilité de l’internet. Lois et règlements rencontrent des difficultés
d’application qui questionnent l’idée même de régulation.
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5. Cette partition est décrite et analysée par l’ancien PDG de France Telecom, Didier Lombard,
et reprise dans un remarquable document de travail de A. Arlandis, S. Ciriani, G. Koléda, les
Opérateurs de réseaux dans l’économie numérique. Lignes de force, enjeux et dynamiques, Coe-
Rexecode, Document de travail no 10, janvier 2010.
6. Sur ce point, voir M. Bacache-Beauvallet, M. Bourreau, F. Moreau, Portrait des musiciens à
l’heure du numérique, Paris, éd. ENS Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2011.
7. A. Arlandis, S. Ciriani, G. Koléda, l’Économie numérique et la croissance. Poids, impact et
enjeux d’un secteur stratégique, Coe-Rexecode, Document de travail no 24, mai 2011.
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d’entre eux peuvent espérer tirer leur épingle du jeu en payant pour
bénéficier d’un régime de faveur11.
La question de la levée de la neutralité est d’autant plus polémique
que la congestion est désignée par les adversaires de la « priorisation
payante » comme un résultat de la montée du streaming et d’un trafic
centré sur des plates-formes type Google ou Youtube au détriment du
P2P, qui, lui, ne génère pas de congestion. Le débat sur la neutralité
cesse alors d’être neutre et dérive vers les eaux troubles du piratage.
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18. La protection des données personnelles comprend la captation par des tiers non habilités,
la constitution de bases de données, la revente de ces données à des tiers sans autorisation, et la
fuite de données.
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19. Facebook a retardé son entrée en bourse en tentant de ne pas dépasser le seuil fatidique
des 500 actionnaires qui rend cette entrée obligatoire aux États-Unis.
20. Il est en principe obligatoire d’informer l’internaute et de lui demander une autorisation
d’utiliser des pixels invisibles qui permettent de repérer les parties des pages web qui ont été
consultées et les publicités sur lesquelles l’internaute a cliqué.
21. F. Rochelandet, Économie des données personnelles et de la vie privée, Paris, La Découverte,
2011.
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Du local au global,
ou les limites « naturelles » de la régulation
La « société liquide23 » qu’abrite l’internet a-t-elle des frontières ?
Comment des juridictions nationales peuvent-elles prononcer des
injonctions aux effets qui portent au-delà des frontières ? Peut-on
22. J. Cremer, « Et si la protection de la vie privée sur internet était contre-productive ? », Les
Échos, 4 mai 2011. Cremer reprend les résultats d’une étude de Avi Goldfarb et Catherine Tucker,
Privacy Regulation and Online Advertising, 4 août 2010 (SSRN : http://ssrn.com/abstract=1600259).
23. Nous empruntons le terme à Zygmunt Bauman, mais dans un sens un peu distinct, qui est
celui de la mobilité du savoir et des œuvres permises par l’internet à un niveau global.
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24. Pour les produits digitaux, existe une exception au principe du paiement de la TVA dans
le pays où le produit est consommé, au moins jusqu’en 2015 : la TVA peut être celle du siège social
de l’entreprise qui rend le service.
25. Centre d’analyse stratégique, « L’agenda numérique européen », art. cité.
26. H. Verdier, « Pour une politique industrielle de l’économie numérique », Les Échos, 11 mai
2011.
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La substitution d’une technologie à une autre enclenche un processus
de destruction créatrice et déplace la valeur. Mais le numérique est
bien plus que cela : il fait vaciller les processus de travail, la création
change de sens, l’usager consommateur devient producteur. Dans cette
révolution industrielle, l’État peine à trouver sa place et à asseoir une
nouvelle légitimité. Certes, il demeure le garant du droit. Il doit
préparer l’évolution des règles et des lois dans un univers technologique
et social qui change continûment (c’est l’exemple de la protection des
données personnelles sur les réseaux sociaux) ; il doit en assurer
l’application, avec toutes les difficultés afférentes (comme dans le cas
de la loi Hadopi). Il est sommé de contribuer à assurer l’accès à la
culture et au savoir, ce qui implique la réduction des inégalités d’équi-
pements et d’usage devant le numérique et la charge d’aider la diffusion
de masse de certains biens informationnels. Mais il doit aussi composer
avec les pressions des artistes et des industriels, qui peinent à valoriser
27. Le plan comprend plusieurs volets : aide au développement d’une offre de cloud computing
européenne-informatique en nuages qui consiste à déporter sur des serveurs distants des
traitements jusqu’alors effectués localement par l’utilisateur (mise en place d’un cadre réglemen-
taire commun, aide aux développements technologiques dans l’ensemble des segments de ce
secteur – fermes de serveur, couches logicielles applicatives), définition des conditions d’inter-
opérabilité que devra respecter l’ensemble des systèmes d’authentification et de signature électro-
niques en Europe, renforcement de la protection des données personnelles à travers des chartes
et labels et la mise en place d’un organe de contrôle, participation à la gouvernance et au dévelop-
pement de l’internet des objets en favorisant l’essor de services européens d’attribution et de
gestion des identités numériques ; adaptation du cadre juridique qui protège les droits des
créateurs et ceux des consommateurs.
28. D. G. Courtois, D. Rapone, G. Lacroix, Mission de l’ARCEP aux États-Unis, avril 2011, http:/
/www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/rapport-mission-usa-2011.pdf
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Le deuxième choc
de l’économie de la culture
Pierre-Jean Benghozi*
4. Walter R. Stahel, “The Functional Economy: Cultural and Organizational Change”, Science
& Public Policy, Londres, 1986, vol. 13, no 4, p. 121-130.
5. Au point d’ailleurs que des artistes comme AC/DC en viennent à refuser tout téléchargement
au motif que la commercialisation individualisée de chaque morceau remet en cause le caractère
global du projet artistique d’un CD conçu pour être écouté dans la continuité.
6. Les spectacles du Cirque du Soleil ou les comédies musicales telles que Mamma Mia en
sont des illustrations emblématiques
7. Ce que d’aucuns appellent les Pure Players.
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8. Déjà clairement observable lors des sorties de films du mercredi ou à la rentrée littéraire
de septembre.
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9. Voir dans des registres très différents, les dizaines ou centaines de chaînes fournies par
les bouquets de télévision ou bien l’évolution des salles de cinéma vers les multiplexes.
10. On parle d’effet « podium » ou star system : Sheerwin Rosen, “The Economics of Superstars”,
American Economic Review, 1981, n° 71, p. 845-858 ; Françoise Benhamou, l’Économie du star
system, Paris, Odile Jacob, 2002, 367 p. ; Pierre-Jean Benghozi et Thomas Paris, “The Economics
and Business Models of Prescription in the Internet”, dans E. Brousseau et N. Curien, Internet
Economics, Cambridge University Press, 2007, p. 291-310 ; Frédéric Martel, Mainstream. Enquête
sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010, 457 p.
11. Phénomène connu fréquemment sous le nom de « longue traîne » : Chris Anderson, The
Long Tail. Why the Future of Business is Selling Less of More, New York, Hyperion, 2006, 256 p. ;
Pierre-Jean Benghozi et Françoise Benhamou, Longue traîne : levier numérique de la diversité
culturelle ?, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, DEPS, coll. « Culture
prospective », 2008-1, octobre 2008 ; id., “The Long Tail: Myth or Reality ?”, International Journal
of Art Management, 2010, vol. 12, no 3, p 43-53.
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12. Cette dynamique correspond à ce que l’on qualifie souvent du terme d’économie de
l’attention, de la prescription ou de la recommandation.
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13. Pierre-Jean Benghozi et Thomas Paris, “Authors’ Rights and Distribution Channels: An
Attempt to Model Remuneration Structures”, International Journal of Arts Management, 1999,
vol. 1, no 3 ; Philippe Chantepie et Alain Le Diberber, Révolution numérique et industries
culturelles, Paris, La Découverte, 2005, 122 p.
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14. Pierre-Jean Benghozi, Laurent Gille et Alain Vallée, “Innovation and Regulation in the
Digital Age: A Call for New Perspectives”, dans B. Preissl et al. (eds), Telecommunication Markets:
Drivers and Impediments, Springer, 2009, p. 503-525.
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15. Les droits de propriété littéraire et artistique permettent ainsi de stimuler la création en
fournissant aux contributeurs des revenus significatifs en cas de succès, sans alourdir pour autant,
en amont, la charge des producteurs.
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16. La tentation d’appropriation des productions d’amateurs se retrouve chez les supports de
diffusion traditionnels, mais de manière désormais adaptée. Ainsi, les sites des journaux
d’information multiplient, à côté des articles de journalistes et des dépêches d’agence, les liens
avec des blogs ou des espaces de commentaires alimentés par les lecteurs et contribuant à nourrir
la richesse de leur site ; de même, les chaînes de TV multiplient-elles les programmes et émissions
reposant sur l’utilisation de vidéos amateurs (magazines d’information, vidéo-gags, téléréalités).
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physique. D’où sans doute l’accent encore accru sur la nécessité d’ana-
lyser plus finement les comportements des usagers et des créateurs.
L’évolution des contenus associés au foisonnement des plates-formes
d’agrégation se double en effet, en parallèle, d’une forte logique de
réutilisation des contenus : sampling, bootlegging ou dubbing consti-
tuent par exemple autant de modalités inédites de réappropriation de
la musique et des sons au profit de nouveaux contenus. De telles
réutilisations stimulent des formes originales de coopération et de
coproduction qui marquent parfois des formes esthétiques et créatives
radicalement nouvelles. Le cas de wikipedia est le plus emblématique
mais on trouve également des plates-formes de coproduction similaires
dans le domaine des arts plastiques par exemple. Ce sont bien ces
formes récentes de création − massives, réparties et dans une certaine
mesure dépersonnalisées − qui ont conduit des acteurs de la culture à
imaginer des modalités originales de propriété intellectuelle − les
Creative et Cultural Commons − s’inspirant de celles développées en
informatique pour l’Open Source.
Au-delà de l’économie des sites eux-mêmes, l’émergence des ama-
teurs dans les sphères professionnelles de production et de création,
ou plutôt la porosité grandissante entre les sphères des amateurs et des
professionnels a donc des incidences importantes sur l’organisation des
métiers de la culture. Elle conduit d’une part à reconsidérer les bases
traditionnelles de rémunération et d’incitation : à savoir une rémunéra-
tion − plus ou moins directement − proportionnelle au succès d’audien-
ce17. La montée en puissance, chez les artistes professionnels, d’une
concurrence émanant d’amateurs a d’autre part une incidence sur la
nature des compétences et des carrières. Les futurs professionnels
s’interrogent sur l’intérêt mais aussi la possibilité même d’investir
individuellement temps et énergie dans le développement de capacités,
d’expériences et de pratiques qui ne seront ultérieurement que diffi-
cilement valorisables. Autour des nouveaux processus coopératifs de
création en ligne et face aux mécanismes de promotion en vigueur sur
le net dans un cadre d’hyperoffre, ce sont donc sans doute des modèles
professionnels originaux qui se constituent : nouvelles compétences
(liées à la maîtrise des technologies et plus seulement à une pratique
artistique ou à une expérience de création instituée), nouvelles trajec-
toires de reconnaissance (associées aux communautés de pratiques, aux
réseaux sociaux et à l’obtention de buzz), nouveaux revenus (éclatés,
combinés avec du bénévolat communautaire, reposant sur des rémuné-
rations croisées, des micropaiements, des paiements au forfait…).
17. Ces dernières années, Hollywood a par exemple été touché par de fortes grèves (notamment
des scénaristes) correspondant à une prise en compte jugée non satisfaisante des débouchés, si
ce n’est des recettes, associés aux nouveaux médias.
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18. André Nicolas, État des lieux de l’offre de musique numérique, Paris, Observatoire de la
musique, 2009, 27 p.
19. Il faut relever que cette démultiplication de l’offre se traduit aussi par une augmentation
considérable de la consommation culturelle globale : c’est particulièrement net pour la musique
et l’audiovisuel.
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20. Les « fermes de contenus » (Demand Media ou Associated Content par exemple) constituent
des sites accumulant les articles commandités en anticipant, par des algorithmes, les aspirations
des internautes.
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21. Voir le débat récemment né en France sur le « prix unique du livre numérique ».
22. Ces dernières années, plusieurs procès ont ainsi été intentés à des plates-formes telles que
Youtube par des producteurs vidéo ou des chaînes de télévision (pour la mise en ligne par des
internautes de films non autorisés) ou par des sociétés d’auteurs (pour la rémunération des
créateurs de vidéos en ligne).
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Jean-Baptiste Soufron*
The transistor was only hardware.
James Gleick, The Information
* Directeur du think tank de Cap Digital, avocat et ancien Chief Legal Officer de la Wikimedia
Foundation. Voir son précédent article : « Standards ouverts, open source, logiciels et contenus
libres : l’émergence du modèle du libre », Esprit, mars-arvil 2009.
L’innovation buissonnière
Et avant toute chose, que racontent-ils ? La nouvelle innovation
s’articule selon un scénario bien ficelé dont les héros et leurs histoires
ont fait rêver et ont servi de modèles à au moins deux générations de
spectateurs-entrepreneurs. Depuis la fin des années 1970, plusieurs
héros ont émergé autour de ce thème – Bill Gates et Steve Jobs il y a
trente ans, Mark Zuckerberg et Sean Parker aujourd’hui. Tous ont
commencé par quitter l’école.
Né à Seattle en 1955, William Henry Gates III était encore au collège
quand il crée Traf-O-Data, sa première entreprise à 17 ans avec Paul
Allen. Admis à Harvard l’année suivante, il quitte l’université au bout
d’un an à peine pour fonder Microsoft avec le même camarade.
Né à San Francisco en 1955 aussi, Steve Jobs travaillait déjà chez
Hewlett Packard dès le collège. Entré à l’université, il ne réussit à
rester qu’un seul semestre mais continue à la fréquenter en auditeur
libre pour suivre des cours de typographie. Après avoir enchaîné une
série de voyages à l’étranger, notamment en Inde, et travaillé pour
différentes entreprises dont Atari, il finit par créer Apple en 1976 avec
Steve Wozniak, un camarade plus âgé qu’on lui avait présenté au lycée.
Né en 1979, trois ans après la création d’Apple, Sean Parker n’a
jamais été à l’université. Après avoir été l’un des premiers employés
de Napster, il a survécu à la chute du réseau créé par Shawn Fanning
en créant Plaxo, puis en devenant Business Angel – et le premier inves-
tisseur de Facebook contre 7 % de la société.
Né en 1984, « Zuck » alias Mark Zuckerberg n’a jamais terminé ses
études non plus. Admis à Harvard, il ne s’en est servi que pour obtenir
l’annuaire des étudiants et le transformer en site de rencontres à succès
qu’il a ensuite étendu à l’ensemble des autres universités américaines
– puis au monde entier.
Ces mythes fondateurs n’ont pas seulement vocation à jeter le doute
sur la valeur des institutions d’enseignement pour valoriser ceux qui
ont choisi de s’en écarter. Elles décrivent aussi des jeunes qui ont
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1. Le créateur de Linux.
2. Le créateur de Napster.
3. Le créateur de BitTorrent.
4. Un think tank créé en 1948 dont le rôle a été crucial dans le développement du concept de
dissuasion nucléaire dont le projet Arpanet – l’ancêtre de l’internet – était un élément important
garantissant la continuité des communications militaires sur le territoire américain.
5. Autre think tank créé en 1970 qui est à l’origine de nombreuses avancées informatiques
telles que l’imprimante laser, le réseau Ethernet, les interfaces graphiques manipulées à la souris.
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6. Après la création des Mindstorms Lego, un jeu très ouvert aux bricolages électroniques,
plus de 900 adultes utilisateurs se sont pris de passion et ont rapidement débordé l’équipe de
quelques ingénieurs employés par le fabricant.
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Du kaizen à la beer-innovation
Le système Toyota est célèbre pour avoir renversé l’approche schum-
peterienne en promettant de réussir à mettre en place un processus plus
graduel de qualité continue. L’objectif n’est pas de faire un bond en
avant soudain et inattendu. Il s’agit plutôt de réussir à améliorer les
choses petit à petit sur la base d’un exercice quotidien – le kaizen.
Cette notion de redondance est extrêmement importante. Tout est
affaire de statistiques. Les partisans du logiciel libre nomment 1,000
eyeballs la méthode qui permet à leur code source d’être souvent
meilleur que celui d’entreprises traditionnelles. Leurs programmeurs
7. Dans l’industrie des sports extrêmes, 37 % des innovations viennent des usagers eux-mêmes.
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Google lex
Comme le disait Lawrence Lessig, Code is Law. Au-delà d’un outil
de développement économique, l’innovation est devenue un enjeu
stratégique.
Entre lex mercatoria et Google Plex12, il faut désormais compter avec
la Google lex. Face à l’attitude offensive de Google, les États ont du
mal à faire respecter leur droit national et leur souveraineté par le site
le plus visité du monde : conflit sur le droit d’auteur avec les éditeurs
de livres et de journaux, conflit sur le droit d’auteur avec les
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http://www.startup.gouv.fr
Il est donc important de ne pas s’engager trop avant sur la pente
glissante de l’innovation en roue libre. L’État doit évoluer, mais il doit
continuer à jouer pleinement son rôle pour aider au développement et
à l’adoption de standards sur l’ensemble des secteurs émergents – aussi
bien de standards technologiques que de standards d’usage. Autant au
niveau européen que français, son action est importante pour protéger
les entreprises et les aider à travailler ensemble – développant ainsi
l’emploi et la consommation. La création d’un marché européen du
numérique doit être une priorité afin d’éviter la situation actuelle dans
laquelle des marchés de petites tailles aboutissent à une concurrence
inutile et à une balkanisation du secteur.
Le diagnostic de la pathologie française est régulièrement décrit
comme une incapacité à transformer les avancées technologiques en
usages. Il est aussi relié à la monodisciplinarité de nos formations,
supposée expliquer le manque de créativité de nos entreprises dans
l’usage des technologies : d’un côté, la recherche française ne serait pas
assez orientée business ; de l’autre, l’enseignement ne serait pas assez
varié.
Mais c’est faire peu de cas de la réalité de l’innovation : un processus
individuel et souvent non technologique, vécu comme un exercice de
15. Le « Google chinois ». Son fondateur, Robin Li, est l’homme le plus riche de Chine.
16. Un réseau social chinois, sorte de mélange entre Facebook et Twitter représentant plus de
140 millions d’utilisateurs.
17. Le créateur de QQ, le plus important système de messagerie instantanée en Chine avec
près de 650 millions d’utilisateurs. Avec une capitalisation de 38 milliards de dollars, Tencent
est la 3e plus grosse compagnie de l’internet après Google et Amazon.
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Marc-Olivier Padis
1. Voir par exemple Pierre Veltz, le Nouveau monde industriel, Paris, Gallimard, 2000 et id.,
la Grande transition, Paris, Le Seuil, 2008.
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2. Christian Caryl, “Pixar Genius”, The New York Review of Books, 9 octobre 2009.
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Nous voyons désormais notre avenir économique dans l’« économie
de l’innovation » en cherchant à associer le savant et l’ingénieur. On
installe des « incubateurs de start-ups » à l’université, on crée du
réseau, des labs, des hubs, et c’est sans doute le mieux qu’on puisse
faire. Mais Pixar nous rappelle aussi qu’il faut des raconteurs d’histoire.
Non à la manière du saltimbanque qui joue sur la marge pour compléter
le tableau, pour sacrifier la part du rêve ou jeter quelques couleurs
vives dans un monde qui oppose les gagnants et les perdants, mais pour
qu’un projet économique et technique devienne un choix collectif qui
trouve des mots pour se dire dans un imaginaire politique, dans la suite
d’une histoire collective.
Marc-Olivier Padis
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Magali Bessone*
L’hypothèse qui va être poursuivie ici est qu’on peut saisir l’ambiguïté
de ce culte de la transparence de soi lorsqu’on rapporte ce discours à
l’une de ses sources maîtresses, trop ignorée, le transcendantalisme3.
Une vaste littérature contemporaine4 souligne combien ce mouvement
est central dans la culture américaine d’aujourd’hui, via l’influence de
nombre de ses thèses sur la Beat Generation et les hippies. La contre-
culture, devenue mouvement de masse aux États-Unis dans les années
1960, revendique explicitement Thoreau comme l’un de ses pères
fondateurs5. L’hypothèse défendue ici est que Thoreau et Emerson sont
des influences essentielles sur la nouvelle culture de l’internet et que
le culte de l’internet, en particulier dans sa valorisation de l’expression
transparente de soi, prend sa source dans l’utopie démocratique
transcendantaliste.
De nombreux éléments biographiques et théoriques font de Thoreau
une référence incontournable dans les années 1960. Il se sépare d’une
société américaine qu’il juge médiocre pour saisir son individualité
propre, en communion avec la nature, lorsqu’il part vivre deux ans deux
mois et deux jours dans une cabane près de l’étang de Walden (Massa-
chussets) – et ce mode de vie est perçu comme un idéal alternatif ;
l’épisode de sa vie où il a passé une nuit en prison pour avoir refusé
de payer ses impôts a été interprété comme l’acte fondateur de la
désobéissance civile, inspirant les positions de Martin Luther King Jr.
ou de Gandhi6 ; sa lutte en faveur des Indiens et contre l’esclavage des
Noirs, la place accordée aux femmes dans le mouvement transcendan-
taliste en général, témoignent de ses préoccupations égalitaires ; enfin,
on a lu le voyage qu’il entreprend avec son frère vers la source des
rivières Concord et Merrimack comme un voyage initiatique moderne
reprenant l’enseignement du Bhagavad-Gita7.
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8. R. W. Emerson, « Nature », dans Essais, trad. A. Wicke, Paris, Michel Houdiard, 1997, p. 16.
9. Pas plus que le culte du tout visible sur l’internet : pas d’institutionnalisation, pas de
centralisme hiérarchisé, pas de figure divine personnifiée, pas de dogmes positifs, mais l’existence
d’un bien et d’un mal.
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16. R. W. Emerson, “Intellect”, “Essays, Second Series”, dans Essays, Londres/New York,
Everyman’s Library, 1967, p. 182.
17. Voir S. Cavell, Conditions nobles et ignobles…, op. cit., note 10.
18. S. Laugier, Recommencer la philosophie, op. cit., p. 172.
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19. R. W. Emerson, « L’intellectuel américain », dans Essais II, trad. A. Wicke, Paris, Michel
Houdiard, 2000. S. Laugier, Recommencer la philosophie, op. cit., p. 69.
20. L’expression « Web 2.0 » a été lancée et popularisée par l’éditeur Tim O’Reilly en 2004
lors d’une conférence de presse où il l’utilise pour désigner le Web comme plate-forme de
communication ; il oppose le Web 1.0 symbolisé par l’Encyclopedia Britannica Online au Web 2.0
symbolisé par Wikipedia (http://oreilly.com/web2/archive/what-is-web-20.html). Le terme avait
été créé par Darcy DiNucci : dans son article “Fragmented Future”, Print, 1999, 53/4, elle écrit :
« On ne comprendra plus le Web [à venir] comme des écrans déroulant du texte et du graphisme,
mais comme un mécanisme de transport, comme l’éther dans lequel se produira l’interactivité »
(p. 32).
21. En ce sens, si comme le souligne Paul Mathias (la Cité internet, Paris, Presses de Sciences-
Po, 1997), il n’y a pas de netizen (citoyen de l’internet) au sens strict, si la communauté internet
n’est pas politique, il s’agit bien, dans un certain nombre de discours, de faire du réseau l’outil
de construction d’une « autre » communauté sociale notamment fondée sur la liberté d’expression
et d’information.
22. Voir le projet proposé dès 1994 par Albert Gore, alors vice-président des États-Unis, lors
d’une conférence internationale sur les télécommunications : « La global information infrastructure
permettra d’établir une sorte de conversation globale dans laquelle chaque personne qui le veut
pourra dire son mot… Ce ne sera pas seulement une métaphore de la démocratie en marche ; dans
les faits, elle encouragera le fonctionnement de la démocratie en accroissant la participation des
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citoyens à la prise de décision et elle favorisera la capacité des nations à coopérer entre elles »
(http://www.friends-partners.org/oldfriends/telecomm/al.gore.speech.html).
23. Mitchell Kapor, “Where is the Digital Highway Really Heading ?”, dans Wired, juillet-août
1993.
24. Voir Stanley Cavell, les Voix de la raison, trad. S. Laugier et N. Balso, Paris, Le Seuil, 1996
et S. Laugier, Recommencer la philosophie, op. cit., p. 164 : « Ainsi se forme le concept […] de
conversation : pour que le gouvernement soit légitime, tous doivent y avoir, ou y trouver leur voix. »
25. Bruno Bernardi, « Un corps composé de voix », dans Cahiers philosophiques, avril 2007,
109, p. 29-40.
26. H. D. Thoreau, Walden, ou la vie dans les bois, op. cit., p. 84.
27. Ibid., p. 332.
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Transparence et visibilité :
subversion de l’opposition public/privé
Or il est nécessaire de se poser le problème de sa voix pour
reformuler et résoudre l’opposition caduque entre le public et le privé.
Ce qui se pensait en termes de privé et de public, à tort, est en réalité
à agir en termes de voix ou d’expression. C’est en oubliant leurs reven-
dications faussement privées, qui ne sont que le témoignage d’un
horizon étroit et d’un égocentrisme généralisé, que les hommes, plon-
geant dans l’intime, retrouveront leur capacité à être expressifs, c’est-
à-dire à être publics. Parler en ce sens permet de ne pas rester des
individus privés d’autre, enfermés l’un avec l’autre peut-être physique-
ment sur un territoire commun, mais toujours l’un sans l’autre, fondus
dans la masse des conformistes. Le principe d’hospitalité invoqué par
Thoreau dans le chapitre « Pendaison de crémaillère » travaille précisé-
ment à renouveler la réflexion sur ce qu’est une société juste sans tenir
pour acquise la territorialité comme condition d’une vie en commun ou
l’opposition entre droit de visite/droit de conquête et autochtonie. Il est
intéressant de relire ce passage dans son intégralité :
Je rêve parfois d’une maison plus grande et plus populeuse, debout
dans un âge d’or, de matériaux durables, et sans travail de camelote,
laquelle encore ne consistera qu’en une pièce, un hall primitif, vaste,
grossier, solide, sans plafond ni plâtrage, avec rien que des poutres et
des ventrières pour supporter une manière de ciel plus bas sur votre
tête […]. Une maison dont l’intérieur est tout aussi ouvert, tout aussi
manifeste qu’un nid d’oiseau, et où l’on ne peut entrer par la porte de
devant et sortir par la porte de derrière sans apercevoir quelqu’un de
ses habitants ; où être un hôte consiste à recevoir en présent droit de
cité au logis, non pas à se voir soigneusement exclu de ses sept huitiè-
mes, enfermé dans une cellule à part, et invité à vous y croire chez vous
– en prison cellulaire. De nos jours l’hôte ne vous admet pas à son foyer,
mais a demandé au maçon de vous en construire un quelque part dans
sa ruelle, et l’hospitalité est l’art de vous tenir à la plus grande
distance28.
28. H. D. Thoreau, Walden, ou la vie dans les bois, op. cit., p. 242-243.
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34. « Nous vivons en paquet et sur le chemin l’un de l’autre, trébuchons l’un sur l’autre et
perdons ainsi, je crois, du respect l’un pour l’autre […]. La valeur d’un homme n’est pas dans sa
peau, pour que nous le touchions » (H. D. Thoreau, Walden, ou la vie dans les bois, op. cit., p. 136).
35. Zadie Smith, “Generation Why ?”, The New York Review, 25 novembre 2010. Elle cite Jaron
Lanier, You’re not a Gadget: A Manifesto, New York, Random House Knopf, 2010, dans lequel il
étudie la manière dont les internautes se réduisent eux-mêmes afin de rendre leur description
informatique plus juste.
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36. De ce point de vue, la critique rejoint celle de Paul Mathias qui dénonce l’appropriation
de réseau par les intérêts purement économiques (la Cité internet, op. cit.)
37. Reprise du thème classique s’il en est des vertus pacifiques du commerce, déjà exploré et
nuancé chez les premiers penseurs « libéraux » du XVIIIe siècle, Montesquieu, Quesnay ou Adam
Smith.
38. Voir Pierre Lévy, World Philosophie, Paris, Odile Jacob, 2000, pour une présentation de la
« gnose » qui accompagne cette approche ; ici p. 73.
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39. Voir le ou les mouvements des Anonymous, où l’internet est utilisé par plusieurs
communautés d’internautes pour mener des actions collectives organisées, qui n’apparaissent
physiquement en public que portant le masque de Guy Fawkes, popularisé par le roman graphique
V pour Vendetta d’Alan Moore et symbolisant l’anarchie. Les Anonymous ont récemment monté
l’opération Leakspin-Crowdleak pour favoriser la diffusion des dépêches recueillies par
WikiLeaks.
40. R. W. Emerson, « Expérience », cité par S. Laugier, Recommencer la philosophie, op. cit.,
p. 159.
41. S. Cavell, les Voix de la raison, op. cit., p. 531.
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42. S. Laugier, « Emerson : penser l’ordinaire », dans Revue française d’études américaines,
2002/1, no 91, p. 57-59.
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45. Cass R. Sunstein, Democracy and the Problem of Free Speech, New York, Macmillan, 1993.
Voir l’opinion célèbre du juge à la Cour suprême Holmes, dans l’affaire Abrams vs. United States
(1919) : « La meilleure des vérités est le pouvoir qu’a la pensée de se faire accepter dans la
concurrence du marché. »
46. Voir, pour une présentation de la démocratie délibérative, Charles Girard et Alice Le Goff,
la Démocratie délibérative, une anthologie, Paris, Hermann, 2010 : la délibération repose sur une
éthique normative particulièrement exigeante et les critères d’une parole juste, impartiale, libre,
égale, rationnelle, argumentée, sont rarement rencontrés sur les forums de discussion, même en
l’absence de tout troll.
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JOURNAL
BORDEAUX naturelle qui sert aussi bien à en relier
les parties par une série de ponts qu’à
RIVE DROITE : les distinguer, la Garonne impose, elle,
UNE VRAIE RÉUSSITE une coupure entre le vrai Bordeaux situé
APPARENTE sur la rive gauche et les quartiers d’ha-
bitat social apparus sur la rive droite
Chronique de la France dans l’après-guerre. Ces quartiers sont
des cités (II) vite devenus l’objet d’un ostracisme de
la part des Bordelais en raison de leur
composition sociale de plus en plus
« Une vraie réussite apparente » : pauvre et marquée ethniquement. D’au-
c’est l’expression qu’utilise Vincent Fel- tant que la coupure physique s’est trou-
tesse, président de la communauté ur- vée relayée par une séparation politique
baine de Bordeaux, pour décrire la poli- du fait de l’orientation à gauche des
tique d’urbanisme appliquée sur la rive quatre communes de cette rive droite,
droite de cette métropole. Laquelle à la différence de la rive gauche, tra-
consiste en la combinaison, comme dans ditionnellement à droite.
beaucoup de grandes villes, de deux
éléments : d’une part, le rétablissement Mauvais objet, pur repoussoir des
de la liaison entre des quartiers d’ha- vrais Bordelais, cette rive droite s’est
bitat social et la ville par le biais d’un pourtant trouvée rattachée à la rive
tramway et, d’autre part, une rénova- gauche par la magie du tramway. Ses
tion urbaine desdits quartiers visant à concepteurs ont bien eu pour dessein
en modifier le bâti, à réduire la monu- de relier toute l’agglomération puisque
mentalité des tours et des barres, à y les trois lignes permettent d’atteindre
introduire une mixité de l’habitat pro- toutes les extensions de celle-ci… tout
pice à une banalisation de leur peu- en se croisant au centre d’une manière
plement. qui fait y coïncider leurs tracés avec les
frontières de la ville à l’époque romaine.
Élargir la ville de manière à inscrire
Des liens retrouvés son étendue dans le prolongement des
avec la ville lignes anciennes : voilà bien le rôle du
« tramway urbaniste », selon l’heureuse
La réussite peut être considérée expression d’Agnès Berlan-Berthon, une
comme « vraie » à l’entendre, surtout architecte locale. Lancé en 1995, à l’ini-
en ce qui concerne la première partie tiative d’Alain Juppé, ce tramway a été
de ce programme, la réduction, sinon conçu, dès le départ, pour estomper la
l’effacement, de la coupure entre la rive coupure avec la rive droite, nécessitant
gauche et la rive droite par la magie du la construction d’un pont et suscitant
tramway. Et l’enjeu n’était pas mince. la programmation de deux autres. À
En effet, alors qu’à Paris, la Seine per- l’évidence, cette connexion change la
met de relier les habitants des deux relation entre les deux rives. Elle fait
rives parce qu’elle traverse la ville en de la rive droite un lieu possible d’at-
son milieu, lui fournissant une trame traction pour les Bordelais grâce aux
Journal
espaces verts aménagés qu’elle offre Après une première version plus
pour les promenades du dimanche ou sociale qu’urbaine, axée sur la forma-
aux équipements culturels qui y ont été tion professionnelle, l’éducation et la
implantés. La réciproque paraît tout culture – du temps où Claude Bartolone
autant effective, tant le tramway faci- était ministre de la Ville – est arrivée,
lite l’accès de la ville aux habitants de avec Jean-Louis Borloo, une seconde
ces quatre communes (Bassens, Lor- version, plus ambitieuse, plus lourde
mont, Senon, Floirac). C’est au total aussi en termes d’impact sur le paysage
60 000 habitants, soit un dixième de la urbain, impliquant la destruction de
communauté urbaine, qui ne s’estiment 2 000 logements et la possibilité d’en
plus tenus à distance. construire 6 000 dans une perspective
Pourquoi, alors, parler de « réussite de diversification de l’habitat à travers
apparente » ? Parce que la réussite de des logements sociaux locatifs de qua-
la rénovation urbaine à proprement par- lité ou d’autres destinés à l’accession à
ler, sa capacité à modifier en profon- la propriété. Rien donc de bien origi-
deur la vie des habitants de cette rive nal sinon par l’ampleur des opérations
droite reste très incertaine. Certes, plu- relativement à l’étendue du parc. L’ac-
sieurs indices pourraient donner à pen- cession à la propriété ciblait, pour une
ser que son objectif a été atteint. Ainsi, part, les locataires payant un surloyer
il n’y a pas eu d’émeutes en 2005 dans et, pour une autre, de nouveaux venus
les quartiers populaires nombreux sur attirés par la modicité des prix et ras-
cette rive droite. Et la zone franche surés par la connexion aisée avec le
urbaine attire visiblement des entre- centre grâce au tramway. Les nouveaux
prises. Par contre, la démarche de logements sont plus confortables mais
démocratie participative semble avoir plus petits, s’adressant plutôt à des
été un vrai « échec collectif » (dixit Vin- jeunes couples qu’à des familles nom-
cent Feltesse). Comment être sûr alors breuses, lesquelles se trouvent relogées
que cet échec n’a pas grevé la dyna- de fait à plus grande distance du centre-
mique sociale escomptée de la rénova- ville. Ce qui revient, comme le recon-
tion ? C’est autour de cette question que naît son responsable, à réduire la mixité
s’organisent nos rencontres avec les res- au sein du logement social.
ponsables de l’action (l’équipe du grand
projet ville de la C UB , les bailleurs Une action d’une telle ampleur ne
sociaux, l’un d’entre eux, du moins, le peut se faire sans briser l’image du quar-
directeur d’Aquitanus) ainsi que nos tier. Et c’est bien l’un des objectifs visés.
visites sur le terrain (dans les quartiers Mais cette opération ne peut se conduire
Harriet et Génicart de la commune de sans que soit apportée une compensa-
Lormont). tion à ceux dont l’histoire est associée
à celle du quartier et qui pourraient se
sentir détruits en même temps que lui.
Défaire le lien identitaire C’est bien pour cela, explique à son tour
au quartier la chargée de communication, que
l’équipe doit faire « un travail mémo-
L’équipe responsable du grand pro- riel avec les gens », de faire en sorte
jet ville (son directeur, une chargée de que l’histoire de chacun soit entendue
communication et un sociologue asso- et représentée à travers différentes
cié) nous décrit la mise en œuvre de ce manifestations qui retracent le passé du
projet et la manière dont il a été perçu quartier, l’importance qu’il a pu avoir,
par les habitants. les figures qui l’ont incarné, les événe-
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ments auxquels il s’est trouvé associé offices HLM ? Ce n’était pas le cas il y
dans leur devenir. a encore quelques années, nous dit le
De ce pieux exercice, le sociologue directeur d’Aquitanus, l’un des deux
de l’équipe montre la difficulté mais bailleurs de la communauté urbaine de
aussi les limites. La difficulté car il n’y Bordeaux, gestionnaire de 17 000 loge-
va pas du simple lifting d’une image ments. « On avait une vision bureau-
décolorée mais d’une déstabilisation cratique de notre métier. » L’habitant
des immeubles détruits. Le relogement n’existait pas sinon comme une res-
n’est pas une opération secondaire. Il source qui devait rester aussi stable et
y va plutôt, explique-t-il, d’un « déloge- fiable que possible. Il était un élément
ment » qui rend les gens insomniaques du domaine, un problème que l’office
tant ils perdent, avec leur logement, gérait par « une politique d’attribution
l’ensemble des repères qui fournissaient destinée à éviter le traumatisme de la
à chacun une place, une base d’appui vacance ». La rénovation urbaine, mais
dans leur existence. La limite de l’exer- aussi bien la politique de construction
cice tient à ceci qu’il ne peut conjurer extensive de logement décidée par la
le malaise qu’ils éprouvent à la pers- CUB, va changer tout cela. Elle a en effet
pective de se retrouver dans un quar- décidé que la communauté urbaine
tier dont la composition sociale va se devait passer des 700 000 habitants
trouver changée et cela d’une manière qu’elle compte actuellement au chiffre
d’autant plus visible que la mixité des symbolique du million. Cela en jouant
formes et des statuts de l’habitat sera de son attractivité et en offrant une pos-
là pour le souligner. « Ils ont l’impres- sibilité de logement aux familles dis-
sion de faire tache », explique-t-il. Aussi posant de petits revenus qui sont par-
faut-il voir que l’enjeu n’est pas seule- ties dans l’espace rural pour accéder à
ment une modification de l’image du la propriété mais qui ne tiennent plus
quartier… mais la réduction du rôle de le coup lorsque monte le prix de l’es-
l’appartenance à un quartier. « Il faut sence. L’idée d’une politique du loge-
faire prévaloir l’importance de l’accès
ment née dans la CUB à cette occasion,
aux services sur celle de l’habitat. » La
à travers les symptômes produits par
segmentation du quartier en fonction
cette crise du logement, parmi lesquels
des différentes catégories d’habitat doit
la difficulté d’assumer le coût des dépla-
permettre cette mutation, ce détache-
cements lors des pics du prix de l’es-
ment relatif vis-à-vis du quartier, cette
incitation à la mobilité résidentielle. sence (« ma secrétaire dort dans sa voi-
ture ») mais aussi la montée des
violences conjugales consécutives à la
Une autre approche difficulté de concrétiser une séparation.
De ce fait, les offices durent changer
des habitants d’attitude, s’inscrire dans une perspec-
Neutraliser l’habitat social, faire qu’il tive d’accroissement de la mobilité dans
ne soit plus un lieu où l’on se trouve leurs parcs, donc changer leurs rapports
assigné à résidence, identifié à travers à leurs « clientèles ». Cela signifie qu’ils
lui, mais un habitat comme un autre, devaient mieux prendre en compte les
qu’on choisit en fonction des avantages demandes des habitants pour amélio-
relatifs qu’il présente mais qu’on quitte rer la réputation de leurs résidences
aisément dès que cela devient possible, mais aussi améliorer l’attractivité de
est-ce une attitude qui correspond à celles-ci pour attirer une population qui
l’état d’esprit des gestionnaires des n’y viendrait pas spontanément. Les
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offices se sont alors trouvés en situa- social de Génicart qui nous fournit une
tion de devoir rendre des comptes aux description des conditions de son action
habitants sur leur gestion plutôt que de durant ces opérations.
continuer à les traiter comme des La municipalité nous a demandé de nous
gêneurs. « On en vient à faire ce qu’on occuper de la participation des habitants.
leur doit : par exemple le nettoyage que En réponse à cette demande, nous avons
les gardiens n’assuraient plus alors qu’il fait un travail sur « la ville imaginaire »
qui revenait à proposer aux habitants de
est facturé ! » rêver une ville idéale afin qu’ils puis-
sent par ce biais formuler des questions
lors des réunions publiques et non pas
Mixité idéalisée, seulement subir un langage de techni-
ciens qu’ils ne comprenaient pas. Mais
diversité déniée la mairie a décidé de supprimer les
réunions publiques, se contentant de
Il s’agit donc, avec la rénovation mettre en place un kiosque informatif
urbaine, de changer le rapport des loca- sur le quartier.
taires au logement social, à l’effet exces- En conséquence de quoi, la directrice
sif d’appartenance à un quartier qu’il de ce centre social a décidé de ne pas
produit et tout autant de changer le rap- parler du projet de rénovation car « ce
port des logeurs à leurs publics, de les n’est pas son job ». Elle décrit l’ambi-
amener à considérer ceux-ci comme une valence de l’attitude de la municipalité
clientèle qu’il faut savoir attirer et satis- face aux habitants.
faire et non de la considérer comme une Elle est fière de sa diversité… mais
variable de gestion, dont on vise la sta- estime que moins celle-ci se voit, mieux
bilité. Comment cette mutation se tra- cela vaut.
duit-elle dans les lieux ? C’est ce que Sa préoccupation majeure serait de faire
l’on a voulu nous montrer par la visite en sorte que sa commune de rive droite
de deux quartiers en cours de rénova- ressemble à l’autre rive plutôt que de
tion dans la commune de Lormont : ceux valoriser ce qu’il y a sur son territoire.
Pour moi, dit-elle, le cœur de l’opéra-
de Carriet et de Génicart. On voit le tion, ce ne sont pas les habitants mais
tramway, l’espace libéré par le choix la transformation de la cité autour d’un
d’abattre une tour sur deux. Ces tours mythe : la mixité. Ils veulent… et ne veu-
de dix-huit étages étaient occupées, lent pas de cette mixité. Ils la veulent…
pour beaucoup, par de grandes familles mais non visible. À Carriet, des jeunes
parties habiter plus loin. On nous fait voulaient développer un kebab. Ce fut
visiter les immeubles en construction niet parce que trop marqué.
comportant surtout de petits logements Jacques Donzelot*
pour en réduire le coût et convenir à de
jeunes couples attirés par la possibilité
de se rapprocher de la ville. On cherche
du regard un lieu animé. On ne le trouve
pas. « On a tout réussi, sauf la vie
sociale », nous dit le chef de projet de
la rénovation de ces quartiers.
Qu’en est-il, effectivement, de la vie
sociale, de la manière dont celle-ci s’est
défaite ou refaite à l’occasion de ces * Cette chronique est issue d’une série de
déplacements dans des quartiers de relégation,
opérations de rénovations ? Nous posons dans le cadre d’un groupe de travail de Terra
la question à la directrice du centre Nova, soutenu par la fondation Total.
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avec le consentement tacite de la com- ces aux tempêtes. Dans le cas présent,
munauté, à la vie privée des hommes les mœurs oligarchiques bénéficient de
publics. On l’a bien vu dans le cas moins en moins de la complaisance tra-
exemplaire de François Mitterrand. ditionnelle qui les entouraient, comme
C’est là une des nombreuses survivances le montre le regain actuel du féminisme.
de l’Ancien Régime dont est tissée notre Mais les réflexes de caste ou de clan
culture politique nationale. ont encore de beaux jours devant eux.
C’est ce qui expliquerait que les tra- De ce point de vue, le soutien ostenta-
gédies touchant les politiques n’ont pas toire, de certains politiciens ou intel-
manqué dans l’histoire de la Ve Répu- lectuels médiatiques, venant après les
blique. Un régime reposant sur la déclarations des mêmes en faveur de
conquête et la conservation du trône, Roman Polanski fait penser à l’immu-
fût-il républicain, ne peut qu’engendrer nité que réclamaient, au nom d’une
les plus sombres intrigues, allant jus- essence supérieure, les aristocraties
qu’au crime. Il faut se souvenir des d’antan. Voilà qui explique la violence
meurtres des ministres Fontanet et de des passions qui s’expriment à l’occa-
Broglie (sous Giscard), de l’affaire Bou- sion des mésaventures de l’époux
lin et des interrogations qui persistent d’Anne Sinclair.
à son sujet, sans compter le halo de Une dernière interrogation pour
mystère qui continue, à tort ou à rai- conclure ces brèves remarques. Va-t-
son, d’entourer telle ou telle disparition on vers une réhabilitation de la vertu
plus récente. Ces parts d’ombre tendent en politique ? Si cela signifie, non pas
pourtant à laisser la place à plus de « ordre moral », mais un peu plus d’es-
lumière, car la société du spectacle tend prit démocratique, moins de mépris,
à imposer sa dynamique, ici comme dans les rapports entre ceux « d’en
ailleurs, à la vieille culture du secret. haut » et ceux « d’en bas », pourquoi
Il y avait donc les poignards du mélo- pas ?
drame, il y a maintenant les rebondis- Daniel Lindenberg
sements du boulevard. Comment oublier
que les problèmes de couple ont inter-
féré avec la chronique politique de ces
dernières années ? Ségolène et Fran-
çois, Cécilia et Nicolas… Et il peut
advenir dans des circonstances excep- À QUOI SERVENT
tionnelles que ce qui n’était que vétille LES PRIMAIRES
dans une logique aristocratique (usage
des feux du pouvoir à des fins de « sé-
SOCIALISTES ?
duction », voire « troussage de domes-
tique ») devienne un délit, surtout si la Depuis la mise en retrait brutale de
chose se produit, non pas chez nous, où Dominique Strauss-Kahn, le scénario
la justice sait regarder ailleurs, mais d’une primaire socialiste de simple
sous la lumière crue d’une autre appro- confirmation, déjà mis à mal par l’émer-
che des crimes de harcèlement ou de gence d’un challenger crédible, Fran-
viol pur et simple. çois Hollande, entre janvier et mai, s’est
On sait que les orages sont le pro- évaporé. Il y aura une véritable primaire
duit du choc entre deux atmosphères de compétition et, trois mois avant
de température contraire. Les époques l’échéance, elle apparaît comme une
de transition, où se combattent l’ancien étape plus difficile que les suivantes
et le nouveau, sont pareillement propi- pour les principaux candidats.
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Cette perspective est en soi un para- auxquelles les primaires sont pourtant
doxe. Quand, partout en Europe, la censées remédier. La dynamique de la
gauche est battue ou, comme en lutte des egos va noyer et faire oublier
Espagne, promise à l’échec, au moins le projet élaboré par le parti au prin-
deux candidats du PS sont en mesure temps, à des degrés divers selon la per-
de vaincre Nicolas Sarkozy, comme si sonnalité du vainqueur. En outre le
l’occupant de l’Élysée continuait à pré- niveau de participation, s’il est faible,
senter un handicap personnel pour son permettra au camp adverse de retour-
camp. Mais de cette toile de fond inter- ner cette première victoire en première
nationale, et notamment de la crise défaite. Surtout, l’aiguisement de la
grecque, il n’est pas (encore) question compétition, et donc des divisions, pour-
dans la primaire. rait limiter la mobilisation ultérieure,
L’organisation d’une primaire n’est comme ce fut en partie le cas en 2007.
pas une première. En 2006 déjà, la dési- En tout état de cause, il en est des
gnation du candidat s’était faite en primaires comme de l’élection prési-
dehors du cadre d’un congrès socialiste. dentielle au suffrage universel : une fois
On peut voir dans cette évolution une qu’elles ont été décidées, on peut (on
prise en compte accrue de la dimension pourra un jour) éventuellement les vider
personnelle qui caractérise l’élection de leur sens, on ne peut pas les sup-
présidentielle française. Mais, en 2006, primer, comme l’ont espéré un Vauzelle
le corps électoral restait circonscrit aux avant la sortie de route de D. Strauss-
militants socialistes, à vrai dire beau- Kahn, un Bartolone après.
coup plus nombreux du fait de l’abais- La primaire socialiste aura donc lieu
sement à dix euros du prix de l’adhé- et son schéma à deux tours devrait cal-
sion. Au total 178 000 adhérents avaient quer sa dynamique sur celle de l’élec-
voté, soit 80 % des membres du PS. En tion présidentielle française, pas du tout
2011, c’est au moins dix fois plus de sur les primaires américaines. La décan-
votants qu’on attend, d’un corps élec- tation autour de deux candidats, avec
toral étendu à tous les sympathisants le seul imprévu possible d’une résis-
de gauche. Le changement d’échelle du tance ou d’un surgissement de troisième
mode de sélection est censé, dans l’es- homme, semble s’imposer pour une pri-
prit de ses promoteurs, renforcer une maire courte réduite à trois mois de
dynamique de mobilisation à l’améri- campagne estivale et deux tours rap-
caine, et, dans le contexte français des prochés, les 9 et 16 octobre.
élections à deux tours, accélérer la légi- Les seconds rôles ne surprennent
timation du candidat socialiste par rap- guère, en effet. Ni Arnaud Montebourg,
port aux autres candidats de gauche, toujours pressé au point d’être à la limite
préempter en quelque sorte le premier du faux départ, et doté d’une théma-
tour. tique nouvelle pour chaque saison,
aujourd’hui la « démondialisation ». Ni
Manuel Valls constant dans la revendi-
Les primaires qui inquiètent cation de son droit à l’ambition et émi-
nemment prévisible dans son enferme-
À première vue les chausse-trappes ment à la droite du PS, aujourd’hui en
abondent. Les difficultés d’organisation, Clemenceau de la guerre contre la
attendues, voire provoquées, par les drogue. Ni Pierre Moscovici, person-
adversaires de l’UMP comme par cer- nage de Zénon d’Élée, Achille qui ne
tains alliés, peuvent révéler la faiblesse rattrapera jamais la tortue, et ne cesse
militante du PS ou faciliter les fraudes, d’avancer dans son chemin d’émanci-
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pation pour un jour s’adresser directe- À l’inverse Aubry, qu’on dit autori-
ment à la population. Seule peut-être taire, qui a été numéro 2 du gouverne-
Ségolène Royal, réveillée par l’approche ment et de Péchiney, à qui l’on doit la
de la bataille, peut espérer décrocher décision des primaires après le congrès
un rôle complémentaire au vainqueur. de Reims, semble épouser les attentes
Mais l’enchaînement des coups d’éclat des notables du parti depuis 3 ans : chef
et de mouvements de balancier très à de motion pour bloquer Delanoë puis
droite et très à gauche ne devrait pas Royal pour le compte de Fabius et de
suffire à donner envie d’un remake de Strauss-Kahn, première secrétaire évi-
2007. tant les divisions programmatiques pour
offrir un parti uni au candidat probable
Strauss-Kahn et se réservant sans doute
Clivages de précampagne dans cette hypothèse Matignon, finale-
ment candidate au terme d’une longue
François Hollande, déclaré depuis préparation pour ne pas refuser ses res-
longtemps et Martine Aubry, candidate ponsabilités après le retrait de
des plus vraisemblables, devraient donc D. Strauss-Kahn. Le rapport d’Aubry au
se disputer l’honneur d’affronter Sar- pouvoir s’assimile à celui du philosophe
kozy. Il est possible qu’ils se différen- de la République de Platon, d’autant
cient selon une ligne droite-gauche, plus légitime à l’exercer qu’il le désire
comme inclineraient à le penser les sou- moins.
tiens dont dispose Aubry à la gauche Le temps de l’avant-primaire a joué
du parti. Mais, à ce jour, le clivage passe pour Hollande. Il a accepté les règles
d’abord par des positionnements de can- fixées par ses rivaux (les primaires élar-
didature différents. gies au peuple de gauche, le calendrier
Un homme décidé et presque seul étiré pour D. Strauss-Kahn, l’abandon
face à une femme que presque tous les ou pas du poste de première secrétaire
hiérarques du parti appellent à prendre en cas de candidature d’Aubry), en se
ses responsabilités et qui attend d’être montrant à la fois distant et beau joueur
totalement prête. Cette configuration et en laissant à d’autres (Royal surtout)
illustre merveilleusement l’hésitation le soin de contester. Sa campagne s’ac-
des socialistes entre une figure prési- compagne d’un début de légende (« le
dentialiste et une figure parlementa- candidat normal », adoubé par
riste de l’élection. Non sans un para- l’« humour corrézien » d’un prédéces-
doxe. Hollande qu’on accuse de seur). Son éloignement de longue date
mollesse, et dont le principal poste a par rapport aux espoirs mis en
été celui de premier secrétaire du PS, D. Strauss-Kahn lui a plus servi qu’à
a choisi d’illustrer l’itinéraire le plus Martine Aubry le rassemblement émo-
présidentialiste qui soit, au point de tionnel après la sidération de l’événe-
synthétiser les images de Mitterrand et ment new-yorkais. Les chiffres mon-
de Chirac, et de se voir décerner un trent qu’il mord au centre sans perdre
brevet d’homme d’État par le second. à l’extrême gauche.
Ce qui risque de lui faire perdre le suf- Mais, de l’autre côté, la pression légi-
frage de Lionel Jospin. De Mitterrand, timiste à l’unité dissuade les ralliements
il imite en effet le thème de la « France à Hollande, d’où l’impression d’un
unie » de 1988, et de Chirac la traver- « passage à vide » du challenger devenu
sée du désert de 1993 et l’appui sur un favori. Les soutiens devraient au
tout petit nombre de fidèles mais de contraire pleuvoir pour Aubry le jour
qualité (Sapin, Vallini, Ayrault). de sa déclaration, la dynamique de l’af-
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frontement peut faire pencher le cur- notamment aux écologistes. Certes les
seur à gauche surtout si Sarkozy aban- 32 000 électeurs inscrits à la primaire
donne la réserve qui lui réussit actuel- d’EELV pèsent peu par rapport au corps
lement pour provoquer les socialistes à électoral espéré par les socialistes, mais
une posture plus combative. Après la leur primaire de fin juin a des allures
saison Hollande, il devrait y avoir un de répétition générale. Éva Joly,
moment Aubry. La tactique de celle-ci appuyée par la plupart des leaders his-
devrait être d’abord de délégitimer la toriques des Verts en face d’un Nicolas
candidature d’Hollande en ramenant Hulot, qui mord au centre et enregistre
leurs différences à une opposition entre des ralliements disparates et personna-
le sérieux collectif (et féminin) et le jeu lisés (Bougrain-Dubourg, Bové, Hessel),
personnel (et masculin). Si elle échoue, préfigurent en quelque sorte le duel
en clair si elle ne se hisse pas très vite Aubry-Hollande, voire un choix histo-
à un niveau qui la mette, comme lui, à rique entre un retour de la gauche plu-
l’abri d’une élimination au premier tour, rielle et l’annonce d’une alliance plus
il lui restera l’option de rejeter Hol- floue et plus large.
lande à droite. Mais cette option est
dangereuse car elle conduira à opposer Michel Marian
le peuple de gauche destiné à voter à
la primaire aux centristes et au marais
qui font aujourd’hui l’avance de Hol-
lande. Celui-ci devrait, quant à lui, ten-
ter d’assimiler la candidature de sa
rivale à une fonction tribunicienne, LES RÉFUGIÉS
étroitement partisane, qui réduit le
potentiel d’opposition à Sarkozy.
PALESTINIENS
Deux paramètres pourraient faire la ET LA CONTESTATION
décision. Le premier sera la bonne dis- POPULAIRE EN SYRIE
tance du candidat au parti. Hollande a
commencé à l’expérimenter. Aubry,
caparaçonnée de trop nombreux alliés, Depuis le déclenchement de la
court deux risques en rentrant en cam- contestation populaire contre le régime
pagne. Le premier est d’accumuler les de Bachar Al-Assad, en mars 2011,
mécontents, comme l’indique déjà la nous avons très peu entendu parler du
bataille feutrée autour du poste de pre- rapport que les réfugiés palestiniens
mier secrétaire intérimaire peut-être résidant dans ce pays entretiennent avec
promis à Harlem Désir. Le jour de la le mouvement contestataire. La ques-
déclaration de candidature sera celui tion palestinienne a été évoquée à plu-
de l’avalanche des soutiens. Mais le len- sieurs reprises en référence surtout au
demain risque d’être celui de la levée soutien que le gouvernement syrien offre
de boucliers des petits candidats contre aux factions de la résistance palesti-
le fonctionnement du parti en campagne nienne (notamment le Hamas et le Jihad
interne. Le second, de devoir donner islamique), la légitimité du régime repo-
trop brusquement des marques fortes sant essentiellement sur son image de
de son indépendance de candidate. Et seul pays arabe défenseur de la cause
dès lors de trahir son image de ras- palestinienne.
sembleuse. Mais quelle est l’attitude de la com-
L’autre paramètre est celui du rap- munauté palestinienne de Syrie, qui
port aux autres forces de gauche, et accueille aujourd’hui près de 477 000
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accepté de les recevoir faute de papiers dans la région frontalière avec les hau-
réguliers, les obligeant à vivre pendant teurs du Golan, occupée par l’armée
deux ans dans des tentes aux frontières israélienne en 1967. Elle avait été coor-
entre ces deux pays et l’Irak4. donnée avec les Palestiniens du Liban,
C’est à la lumière de cette mémoire de Jordanie et des Territoires occupés,
collective que les réfugiés palestiniens qui eux aussi ont manifesté dans les
ont adopté au départ une attitude dis- zones à proximité d’Israël. En Syrie, des
tante vis-à-vis des contestations popu- centaines de jeunes ont participé au
laires en Syrie. Ils craignaient d’être les cortège pour réaffirmer leur attache-
premières victimes d’une déstabilisa- ment au droit au retour et leur désir de
tion du pays et ne souhaitaient pas jouer à nouveau un rôle actif dans la
confirmer les théories de conspiration lutte nationale palestinienne, de laquelle
imaginées par le régime. Les Palesti- ils avaient été marginalisés suite à la
niens, en tant que communauté, n’ont signature des accords d’Oslo en 19936.
pas pris part aux cortèges contre le La participation massive à cette mani-
régime qui, par ailleurs, n’ont jamais festation s’explique par un enthousiasme
été organisés à partir des camps ou des lié à la fois aux « révolutions arabes »
rassemblements palestiniens. Cela ne et aux récentes évolutions politiques
veut pas pour autant dire que les Pales- palestiniennes. Chez les réfugiés de
tiniens individuellement ne se sont pas Syrie, la chute du régime tunisien de
mobilisés aux côtés de leurs confrères Ben Ali et du régime égyptien de Mou-
syriens, bien au contraire. Les reven- barak fait naître un nouvel espoir de
dications de liberté et de démocratie changement. Selon Ali, intellectuel
dans le pays sont aussi bien des reven- palestinien de gauche,
dications syriennes que palestiniennes, l’Intifada tunisienne et égyptienne va
car personne n’a été épargné par les redonner une nouvelle âme à la question
longues années de dictature. palestinienne et donnera naissance à une
nouvelle génération de Palestiniens7.
D’autre part, la réconciliation entre
La « Marche du retour » le Fatah et le Hamas mettant fin à la
fracture qui, depuis 2006, frappait le
Le 15 mai 2011, un mois et demi mouvement national est le deuxième
après le début des mobilisations en événement clé pour comprendre la
Syrie, avait lieu la commémoration de mobilisation massive lors de la com-
la Nakba5 de 1948. Les réfugiés pales- mémoration de la Nakba. Cet événe-
tiniens ont commémoré les 63 ans du ment a été très bien reçu par les réfu-
début de leur exil en organisant un cor- giés, qui par ailleurs avaient appelé les
tège intitulé la « Marche du retour » participants à brandir durant la marche
(Masirat al-‘Awda). Celle-ci a eu lieu uniquement les drapeaux palestiniens
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et non les drapeaux des factions poli- affirment des habitants du camp. Le
tiques dans le but de témoigner de cortège funèbre s’est transformé en ma-
l’unité nationale retrouvée. Cette récon- nifestation, la plus importante, semble-
ciliation nationale n’est d’ailleurs pas t-il, depuis les années 1980.
indépendante de l’affaiblissement du
régime syrien, principal allié du Hamas,
ce qui a poussé ce mouvement à prendre Le retournement
la voie de la réconciliation avec le La « Marche du retour » représente
Fatah8. le début d’une nouvelle période de
Pendant la « Marche du retour », cer- mobilisation pour la cause nationale.
tains jeunes réfugiés ont réussi à tra- Cependant, cet événement n’a pas été
verser la frontière pour aller à la ren- une mobilisation spontanée, bien au
contre des Syriens du Golan occupé. contraire, il a été encouragé par le
D’autres ont même réussi à passer les régime syrien et organisé logistique-
frontières israéliennes et à arriver jus- ment par le Front populaire de libéra-
qu’à Yafa. Trois jeunes palestiniens sont tion de la Palestine-commandement
morts sous les tirs de l’armée israé- général (FPLP-CG11), faction très proche
lienne. Le lendemain, des funérailles du régime syrien fondée en 1968 par
impressionnantes ont été organisées Ahmad Jibril. Pour la première fois,
dans le camp de Yarmouk9, au sud de significativement, la Syrie a accordé
Damas, d’où provenaient ces jeunes. aux Palestiniens l’autorisation de se
Des milliers de personnes sont des- rendre aux frontières avec le Golan.
cendues dans les rues du camp pour Cette manœuvre visait à envoyer un
accueillir les dépouilles « des mar- message à Israël et aux États-Unis,
tyrs du retour ». d’une part, en montrant le rôle de garant
Le camp était entièrement bloqué du de la stabilité dans la région joué par
début jusqu’à la fin, tout le camp était le régime, et à sa population, d’autre
dans les rues10,
part, pour réaffirmer que le véritable
ennemi reste Israël et non le régime qui
8. Le changement des relations entre la Syrie soutient la cause palestinienne. En met-
et le Hamas est présenté dans un article intitulé
« Le Hamas décide de quitter Damas. Doha se tant en jeu la vie des jeunes palesti-
déclare prête à accueillir ses leaders », publié niens partis manifester dans le Golan,
par le quotidien Al-Hayat le 30 avril 2011, qui la Syrie visait aussi à détourner pen-
évoquait la décision du Hamas de déplacer son
bureau au Qatar, information ensuite démentie dant un moment l’attention internatio-
par la direction du mouvement. L’altération de nale de la répression qu’elle menait
la relation entre le Hamas et la Syrie est aussi
illustrée par le considérable affaiblissement des contre sa population.
activités organisées par ce mouvement dans les La Syrie n’était pas seule à vouloir
camps de réfugiés palestiniens en Syrie. exploiter la mobilisation des réfugiés,
9. Le camp de Yarmouk, fondé entre 1953 et
1954, constitue aujourd’hui un des plus grands les factions politiques palestiniennes
agglomérats palestiniens au Proche-Orient, avec aussi ont essayé de se la réapproprier.
près de 148 000 habitants. Situé au sud de Damas, C’est le cas par exemple du Hamas qui
Yarmouk est intégré dans le tissu urbain syrien
et caractérisé par une activité commerciale très effectua une cérémonie en honneur des
dynamique. Il se différencie des autres camps familles des « martyrs » ou du Fatah
par un niveau élevé d’activisme politique et cultu-
rel depuis les années 1960. À partir de cette
époque, il est devenu un lieu de recrutement pour
les groupes de la guérilla armée et pour les fac- 11. Cette faction était en effet chargée d’or-
tions politiques qui se sont structurées sur la ganiser le déplacement dans la région du Golan.
scène syrienne. Cependant, la plupart des jeunes n’étaient pas
10. Entretien téléphonique réalisé le 17 juin des partisans du FPLP-CG mais ils se déclaraient
2011. indépendants de toute appartenance politique.
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qui déclarait que deux des martyrs trois jeunes morts. Cette fois, la parti-
étaient des partisans du mouvement. cipation était plus faible et les slogans
Cette tentative a été fortement condam- avaient changé. Les slogans invoquant
née par les jeunes réfugiés qui ont collé la libération de la Palestine ou procla-
des affiches dans le camp affirmant que mant « Le peuple veut la chute d’Is-
les martyrs n’appartenaient à aucune raël » ont laissé la place à : « Le peuple
faction politique. veut la chute des factions. » Ils expri-
Suite aux funérailles du 16 mai, des maient la rage des jeunes contre Ahmad
jeunes de Yarmouk, indépendamment Jibril accusé d’être le principal res-
des factions politiques, ont dressé une ponsable de la mort des Palestiniens.
tente au milieu du camp où des débats Ils demandaient où étaient l’Armée de
ont été organisés quotidiennement Libération palestinienne, le Hezbollah
autour des événements du Golan et des et le président Bachar Al-Assad lorsque
prochaines mobilisations à prévoir pour l’armée israélienne s’introduisait sur
la commémoration de la Naksa 12 de son territoire : « Un, deux, trois où étais-
1967. Le 5 juin 2011, un autre départ tu Bachar Al-Assad ? » Les slogans
pour le Golan a été organisé. Cette fois, acquirent ainsi une intonation claire-
les opinions divergeaient sur l’oppor- ment antirégime : « Le peuple veut la
tunité d’une manifestation. Des jeunes chute du profiteur ! » La rage des jeunes
enthousiasmés par l’exemple de ceux s’est ensuite déversée contre le siège
qui avaient réussi à traverser les fron- du F PLP - CG qui a été incendié. Les
tières avec Israël affirmaient : gardes d’Ahmad Jibril ont répondu en
Cette fois, soit nous allons retourner en faisant feu sur les manifestants, faisant
Palestine, soit nous retournerons comme entre six et quatorze morts et plus d’une
martyrs13 ! centaine de blessés. Les tirs ont duré
D’autres ne voulaient pas répéter l’ex- jusqu’au milieu de la nuit et des habi-
périence du 15 mai, car cette fois l’ar- tants du quartier de Hajar al-Aswad,
mée israélienne ne serait pas prise par un quartier proche du camp et habité
surprise et le bilan pourrait être beau- pour la plupart par des nazihin (dépla-
coup plus lourd. C’est ce qui s’est passé, cés) de la région du Golan, ont rejoint
puisque vingt-trois jeunes ont perdu la les affrontements. Selon les informa-
vie lors de la commémoration de la tions transmises par des habitants du
Naksa. L’armée israélienne a tiré sur camp, le siège du bureau du FPLP-CG
les manifestants et lancé des bombes aurait pris fin avec l’arrivée de la police
lacrymogènes, une ingérence sur le ter- syrienne.
ritoire syrien qui n’a pourtant suscité Les affrontements qui ont eu lieu ces
aucune réaction de l’armée syrienne. derniers jours au sein du camp de Yar-
Le lendemain, comme c’était déjà arrivé mouk représentent un véritable moment
le mois précédent, des funérailles ont de basculement en ce qui concerne la
été organisées dans le camp de Yar- position des Palestiniens de Syrie vis-
mouk, d’où provenaient neuf des vingt- à-vis de la contestation populaire. Si,
jusqu’à maintenant, ils étaient restés
12. Terme qui en arabe signifie « rechute » en dehors du mouvement tout en profi-
et indique la victoire d’Israël dans la guerre de tant des mobilisations au niveau régio-
juin 1967 pendant laquelle l’armée israélienne nal pour redonner du souffle à leur
occupa la Cisjordanie et la bande de Gaza, le
Sinaï égyptien et le Golan syrien. engagement pour la cause nationale, les
13. Entretien téléphonique réalisé le 20 mai Palestiniens semblent désormais déter-
2011 avec un jeune activiste qui a participé aux
débats organisés suite à la commémoration de la minés à intégrer la contestation. Les
Nakba. slogans scandés par les réfugiés contre
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par le fait que le spectateur rencontrera montre une certaine parenté avec la
son œuvre à partir du siège arrière d’un danse moderne. Celle-ci met en jeu des
taxi filant d’un rendez-vous à un autre. corps humains ; elle s’efforce de faire
La sculpture n’est pas une création faite voir leurs rapports mais aussi leur être
pour être isolée du monde ambiant. propre. Alors que la sculpture joue sur-
Cette exposition dans ce lieu fée- tout avec l’espace, la danse se sert aussi
rique aide à poser la question du tra- du temps pour créer une expérience qui
vail de l’œuvre sculptée moderne. Non dépasse le quotidien dont pourtant elle
représentative, elle n’est pas sans se sert. Cette présence temporelle de la
forme ; elle donne figure à quelque danse lui impose un caractère éphé-
chose, mais le paradoxe est qu’elle met mère ; elle tend à être plutôt une per-
de l’emphase sur sa propre matérialité. formance qu’une œuvre finie. Pourtant,
Ce qu’elle représente est, d’une cer- l’acte de former la matière est une
taine façon, immatériel. Pour la sculp- manière de raconter une histoire.
ture classique, ce fut la beauté ou la La danse qui se veut moderne fait
noblesse, surtout celle de l’homme qui, face à des obstacles qui expriment une
du fait de son universalité, ne peut s’in- sorte de déchirement interne. Elle veut
carner dans aucun être réel. Pour la se libérer de l’obligation de raconter
sculpture moderne, il s’agit de figurer une histoire ; c’est l’expérience pure
un autre universel, celui de l’espace (et qu’elle veut manifester. C’est ce qu’on
peut-être le temps qui, devenu matière, pouvait voir récemment dans Three
se fige sans être pour autant réifié). Le Theories présenté par Armitrage Gone
sculpteur peint avec l’espace, à partir (au Joyce Theater, du 27 avril au 7 mai
de l’espace, et pour donner figure à l’es- 2011). Les « théories » partent du Big
pace 2 . Ainsi conçue, la sculpture Bang avant de passer par la relativité,
devient moderne : elle se libère de la puis les quanta, et enfin les string. La
pesanteur du monde pour s’affirmer chorégraphe, Karin Armitrage, ne pré-
comme une activité que se donne son tend pas « les expliquer » mais sim-
propre but. plement faire voir « leur poésie ». Mais
sa réussite dépend tout de même de
l’idée d’une progression dans l’adé-
Sculpture et danse quation du mouvement (et de la
musique) au réel physique, autrement
L’une des leçons de l’œuvre d’An- dit, d’une histoire. Pour éviter cette
thony Caro est que ce projet moderne ambiguïté, la danse peut essayer de
ne peut jamais réussir entièrement. C’est figurer le psychologique, l’introspec-
ce qu’exprime le fait que les œuvres de tion, voire le rêve. Cela semble être la
Caro ne sont pas présentées sur des motivation de Avi Scher & Dancers (au
piédestaux mais à même le sol ; elles Alvin Ailey Theater, du 23 au 25 avril
restent finies malgré leur visée trans- 2011) dans Mirrors et encore dans Uto-
cendante. En cela, le projet de figurer pia. Or, ce faisant, il rencontre la ten-
l’universel sous une forme matérielle tation d’opposer l’expérience vraie
incarnée dans et par la danse au vécu
du spectateur désengagé. Pour éviter
2. À la différence du peintre qui cherche à cet écueil, la danse pourra glisser vers
représenter un monde en trois dimensions sur un
canevas sans profondeur, le sculpteur « peint » la critique explicite, par exemple dans
dans les trois dimensions. Voir mes réflexions How Brief Eternity de John J Zullo
sur Picasso’s Guitars dans « Chronique trans-
atlantique (VIII). Trois versions du projet Dance (au Theater for the New City, du
moderne », Esprit, mai 2011. 28 avril au 1er mai 2011), qui figure la
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enfermé dans ses pensées à côté de sa Même quand, dans la seconde partie de
belle-sœur occupée à broder. Les jar- sa vie, Manet a éclairci sa palette, il a
dins, les grandes tablées n’intéressent continué à privilégier par rapport aux
pas Manet, il peint ses amis un par un. scènes et aux ensembles les individus
Même les fleurs, qu’il rend avec une et les objets, souvent regroupés en
virtuosité sans équivalent, sont chez lui natures mortes. Ainsi, dans sa dernière
comme hors société ; elles ne sont pas grande peinture, Un bar aux Folies-Ber-
dans le jardin, on ne les offre pas, ce gère*, au-dessus d’un buffet chatoyant,
ne sont que des objets fascinants, des la serveuse au corsage ouvert est pré-
lilas et des pivoines dans des vases dont sentée à la fois comme indifférente à
la transparence les isole encore plus du tout et livrée aux convoitises. Aussi
contexte. (Le contre-exemple est le bou- brillamment peinte que l’élégante qui,
quet que la servante noire apporte à dans La prune*, savoure une solitude
Olympia, élément certes d’une socia- narcissique, elle communique le même
lité, mais d’une socialité aussi banale sentiment de précarité.
que vulgaire, que la destinataire
méprise, sachant qu’en l’occurrence, il Manet était gai, spirituel, joyeux
ne s’agit pas de sentiment.) convive au café Guerbois. Pourtant sa
peinture en dit très peu sur l’amitié,
l’amour, la vie de famille, comme s’il
redoutait les épanchements faciles,
Distance et complicité comme s’il ne croyait pas que des rela-
tions d’affection puissent racheter une
vie sociale où les solitudes se côtoient,
Sur cette œuvre s’étend un sentiment
où l’on porte des masques qui font de
d’isolement et de séparation. Ce n’est
vous un pantin, une chose. Manet a aimé
donc pas un hasard si deux des (rares)
les objets (insertion de natures mortes)
œuvres vraiment composées de Manet,
et mis en scène des individus soigneu-
L’exécution de Maximilien* et Bal mas-
sement parés (Le fifre, Nana*) plus qu’il
qué à l’opéra*, sont traversées par une
n’a interrogé leurs relations et leur place
impitoyable barre de séparation. Dans
dans le monde. Ce choix de la surface,
un cas la ligne de séparation est la crête
beaucoup (Zola, Malraux, Bataille) l’ont
du mur évoquant la mort au bout des
rapporté à un parti pris d’indifférence
fusils, dans l’autre c’est la frise noire
aux sujets représentés qui, à travers une
des hauts-de-forme alignés, qui dénonce
certaine obsession du détail marginal,
comme un marché aux esclaves ce qui
oriente l’œuvre vers « la peinture pure ».
se déroule en dessous, la séparation
Françoise Cachin conteste cette pers-
hommes/femmes recoupant la sépara-
pective réductrice. En effet, l’indiffé-
tion sociale. Mais en plus de ces deux
rence postulée ne permet pas de com-
séparations, cette œuvre évoque cons-
prendre certaines œuvres essentielles,
tamment la solitude de chacun, dans le
des portraits ou des scènes, où apparaît
côtoiement même. Ceci est évidemment
autre chose qu’un goût de la surface des
en rapport avec la prépondérance mena-
choses, une interrogation morale,
çante, tragique peut-être, des objets (la
anthropologique et même métaphysique.
rambarde verte du Balcon, qui est
comme une cage, les voilages où Jeanne Pour ce qui est des portraits, on
Duval est ensevelie). Comme s’ils pense moins à ceux, plus ou moins offi-
étaient aussi des objets, les personnages ciels, de Gambetta, Clemenceau, Anto-
ne dialoguent pas (les rapins du Déjeu- nin Proust, Zacharie Astruc et même
ner semblent parler chacun pour soi). Zola… qu’à ceux de femmes associées
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à son œuvre et devant lesquelles sa sup- l’a comme perdu, mais son corps est
posée indifférence se dissipe. Victorine devenu un second visage tourné vers le
Meurent n’a pas été seulement l’héroïne ciel dont il reçoit la lumière. Les plaies,
de fameux scandales, mais aussi celle le regard vide le montrent bien mort,
dont deux tableaux venus de Boston mais l’est-il tout à fait ? Les larmes d’un
imposent la personnalité : la Chanteuse des anges l’attestent, mais le second,
de rue où elle est une silhouette gran- l’ange aux ailes bleues, prend soin du
diose toute vêtue de gris et le portrait corps, il déploie sous lui un drap blanc
qui la montre en dehors de son métier, qui évoque une gloire. Ce Christ n’est
jeune femme résolue, à laquelle le pas ressuscité, mais une mystérieuse
peintre rend un hommage sans flatte- puissance continue de l’habiter, son
rie en accrochant une perle discrète humanité persiste jusque dans la mort.
sous son oreille et en décorant d’un On peut croire qu’en représentant de
ruban bleu sa chevelure rousse. Mais, manière analogue ces deux figures, celle
évidemment, pour ce qui est de la com- du poète et celle du Christ, Manet se
plicité créative, le personnage essen- montre cherchant dans deux directions,
tiel est Berthe Morisot, au balcon, au la réponse à une question de peintre :
bouquet de violettes, derrière un éven- en quoi l’homme n’est-il pas un objet ?
tail. Dans tous les cas, c’est elle qui Mallarmé suggère que l’humanité de
mène le jeu, ni livrée au portraitiste, ni l’homme est de s’ouvrir à l’inconnu par
costumée, elle impose son regard volon- la pensée et l’imagination. Le Christ
taire et profond, même entre les lames prolonge la question : qu’en est-il alors
de son éventail, comme une réponse au de la mort de l’homme ? Question que
regard du peintre. Devant ses deux ce corps supplicié et glorieux, échap-
modèles préférés, Manet se défait d’un pant à la rigidité cadavérique, main-
certain penchant au désenchantement tient ouverte.
« objectif » pour laisser paraître un sen- Sauf espagnolisme, les scènes pein-
timent austère et profond : l’estime. tes par Manet qui ne sont pas des côtoie-
ments sont liées à la mer, ce sont sur-
tout, évoquant une humanité qui agit,
des scènes portuaires, des embarque-
L’inconnu ments, des départs souvent peints avec
enthousiasme, en touches rapides et
Le célèbre portrait de Mallarmé ne impatientes, par exemple Le départ du
se situe pas, lui, dans la zone de fami- vapeur de Folkstone* ou Un clair de lune
liarité. La fumée du tabac, le corps sur le port de Boulogne. Témoignage
basculé vers l’arrière créent un éloi- encore plus probant de l’« humanisme »
gnement et aussi, grâce à la posture ins- par quoi Manet échappe au point de vue
table, suggèrent un mouvement, une de spectateur et à l’indifférence distin-
manière de s’absenter vers l’inconnu, guée, les deux versions (celle d’Orsay
quelque chose comme une transcen- et celle de Zurich) de L’évasion de
dance si l’on désigne ainsi ce qui per- Rochefort. Jamais n’a été montré de
met à Mallarmé de résister à la prise manière aussi forte que se recouvrent
du peintre, donc au statut d’objet. La l’enthousiasme devant la mer et le sen-
position du corps rapproche le Mallarmé timent de liberté, jamais n’a été peinte
et un tableau, venu de New York, dont comme cela une mer qui n’est pas seu-
la présence suffirait à justifier cette lement espace infini mais aussi force
exposition : Le Christ mort et les anges. vivante, dont la respiration porte et
Le visage du Christ est dans l’ombre, il encourage ceux qui s’évadent vers le
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navire à l’horizon. Celui qui avait pro- cité d’une approche « objectale » sans
duit la même année (1864) Olympia et pour autant s’y enfermer.
Le Christ aux anges* (œuvres qu’oppo-
Paul Thibaud
sent le sujet et surtout la manière de
peindre les corps) a donc pu, à la fin
de sa vie « active » (1880-1881), pré-
senter avec Un bar aux Folies-Bergère*, Références : Georges Bataille, Manet, Paris,
un festival de sensations en même temps Skira, 1983 ; Françoise Cachin, Manet, Paris,
qu’il associait la liberté glorifiée avec Gallimard, coll. « Découvertes », 1994 ; Jacques
Henric, Édouard Manet, Flohic, 1995 ; R. Gor-
le vide le plus austère. Manet a toujours don et A. Forge, les Dernières fleurs de Manet,
su reconnaître les séductions et la véra- Paris, Herscher, 1991.
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REPÈRES
CONTROVERSE
Repères
bon, gaz, pétrole) : d’une part, elles sont l’accident (Tchernobyl), condamnée à
limitées, non renouvelables, et le pic, tout jamais à devenir un espace inter-
selon les experts, sera atteint dans une dit. De plus, on le sait, les retombées
quinzaine d’années ; d’autre part, elles du nuage radioactif ont des effets bien
contribuent par les émissions de GES au-delà de ces limites, à plusieurs cen-
au réchauffement climatique dont les taines, voire plusieurs milliers de kilo-
conséquences pour la planète sont incal- mètres, selon l’intensité de l’accident.
culables. Les premiers signes avant-
coureurs de ce changement ont
commencé à se manifester avec la mul- Une transition à préparer
tiplication des tempêtes et l’évolution
inquiétante de la désertification dans En une trentaine d’années nous
certains pays du Sud. De même, la pol- avons connu trois accidents nucléaires
lution de l’air des villes par le CO2 et majeurs : Three Mile Island en 1979,
les diverses particules, qui résulte de qui a frôlé la catastrophe, Tchernobyl
la croissance du trafic, a de graves en 1986, qui a produit le premier grand
implications sanitaires (maladies car- désastre nucléaire de l’humanité, et à
dio-vasculaires, maladies respiratoires, présent celui de Fukushima dont les
asthme, cancers… en hausse), posant premières conséquences pour la région
de sérieux problèmes de santé publique. et la population commencent à être
Contre les énergies fossiles, les qua- connues. Le parc nucléaire dans le
lités et les avantages du nucléaire ont monde ne cesse de croître, il était de
été vantés : énergie propre, sans car- 442 centrales en 2009, et on connaît
bone, donc sans menace pour le climat, les projets de la Chine, de l’Inde…,
énergie économique face à la montée dans ce domaine, c’est dire qu’avec
du prix du pétrole, énergie facilement l’augmentation du parc, le risque ne
disponible face aux aléas du transport, cessera de croître et de se répandre.
donc sécurité d’approvisionnement, Selon encore Henri Proglio, il faudrait
énergie sûre à 99 %, nous dit-on, tant construire 60 centrales chaque année,
sa production et son stockage sont pendant 20 ans, soit 1 200 centrales, si
contrôlés et sa surveillance sans cesse l’on veut parvenir à atteindre l’objectif
améliorée… Si tout cela est vrai, il reste de réduction de la température du globe
cependant le 1 % de risque, par défi- de 2 oC : on voit bien où conduit cette
nition imprévisible (défaillance humai- logique absurde du nucléaire comme
ne, incident technique, cause naturelle, seule alternative possible à l’énergie
guerre, attentat…), qui, s’il se produi- fossile. La France est particulièrement
sait, aurait des conséquences tellement exposée : de tous les pays industriels
énormes qu’on peut légitimement se elle possède le plus grand parc nuclé-
demander si l’enjeu en vaut la peine : aire (58 centrales) par rapport à sa popu-
une contamination du milieu (air, eau, lation, et surtout par la part d’électri-
sol, biodiversité) pour des siècles trans- cité produite avec le nucléaire (80 %)
formant les espaces touchés en zones qui la place en tête dans le monde. Par
mortes, sanitairement invivables (dan- comparaison, les États-Unis ont
ger de cancers, de malformations géné- 104 réacteurs qui produisent 20 % de
tiques, de stérilité…), pour longtemps leur électricité, le Japon produit 35 %
inhabitables, parfois des millénaires. de son électricité avec son parc de
Selon sa gravité, cette zone condamnée 55 réacteurs, l’Allemagne possède
peut représenter une étendue de cent 17 réacteurs qui fabriquent 28 % de son
kilomètres de rayon autour du lieu de électricité… On comprend mieux les
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Controverse
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Repères
LIBRAIRIE
Yachar Kemal et les appartenances plurielles. Le Der-
nier combat de Mèmed le Mince décrit
LA SAGA DE MÈMED LE MINCE
l’aspiration du hors-la-loi à vivre pai-
Paris, Quarto Gallimard, 2011, siblement avec sa nouvelle compagne
1 652 p., 31 € Seyran et sa mère de substitution, la
Mère Hürü, avant de conclure sur l’im-
La parution en un seul volume des possibilité d’échapper à son destin.
quatre épisodes qui composent cette
saga, écrite entre 1955 et 1987, permet Yachar Kemal, de son vrai nom
d’apprécier la virtuosité de cet écrivain Kemal Sadik Gökceli, est né en 1923
turc d’origine kurde. Auteur d’épopées à Hemite, village turkmène de Cilicie,
inscrites dans l’ère féodale et enraci- une région fertile entre les monts du
nées dans la terre anatolienne, Yachar Taurus et la Méditerranée. Ses jeunes
Kemal insuffle une dimension univer- années, bercées par le récit des aven-
selle à une narration qui, tout en ren- tures d’un grand-oncle maternel, chef
dant sensibles les atermoiements d’une bande réputée de brigands et par
intimes des héros, s’attache à stigmati- le lyrisme des conteurs turcs aussi bien
ser les mécanismes engendrant misère que kurdes qui fréquentent sa maison,
et violence. sont ponctuées de drames. Présent lors
Entre Robin des Bois, Don Quichotte de l’assassinat de son père dans la mos-
et Mandrin, le jeune héros Mèmed se quée par un fils adoptif, il reste bègue
rebelle spontanément contre l’injustice jusqu’à l’adolescence ; suite au déra-
et la dureté dont il est à la fois le témoin page d’un couteau lors du rite de sacri-
et la victime, devenant au fil de ses fice des béliers, il devient borgne. Les
actions le symbole de la lutte contre les faibles ressources de sa famille le déci-
oppresseurs sanguinaires, avides de dent à faire de petits métiers, gardien
pouvoir et accapareurs de terres. de canaux d’irrigation dans les rizières,
Mèmed le Mince raconte les jeunes contrôleur dans une compagnie de gaz
années de Mèmed dans un environne- ou écrivain public avant de publier des
ment pauvre et hostile, son amour pour reportages sur les différentes régions
Hatçe, sa voisine, et détaille l’engre- du pays dans le grand quotidien stam-
nage qui le conduit à tuer et à prendre bouliote Cumhuriyet. Grâce à sa ren-
la condition de brigand. Mèmed le Fau- contre avec les frères Dino, Abidin le
con voit la notoriété du héros s’ampli- peintre et Arif le poète, il découvre la
fier car le fantastique pénètre le récit : littérature étrangère et le marxisme. Son
Mèmed, caché dans son village chez le engagement politique lui vaut d’être tor-
vieil Osman, poursuit la lutte contre les turé dans les années 1950 et condamné
tyrans et devient « le Faucon » pour un par la Cour de sûreté de l’État en 1996
peuple qui lui attribue des miracles (il pour avoir dénoncé le traitement de la
permet aux eaux de couler vers les vil- question kurde par l’État turc.
lages) et l’imagine chevauchant « la Son premier livre publié est un
jument du prophète ». Le Retour de recueil de textes folkloriques et d’élé-
Mèmed le Mince introduit de nouveaux gies en 1943 ; sa première nouvelle, le
personnages, tant du côté des exploi- Nouveau né, tout comme son premier
teurs du peuple que des brigands et roman, Mèmed le Mince sont d’abord
accentue la complexité des enjeux, publiés en feuilleton dans le journal
jouant sur la duplicité des caractères Cumhuriyet avant de paraître en librai-
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rie en 1952 et 1955. Depuis 1963, il Murtaza Agha, obsédé par la peur d’être
vit de sa production d’écrivain : une assassiné – provoque une suite d’inci-
trentaine de livres, nouvelles, cycles dents : les villages sont brûlés, les pay-
romanesques, reportages, traduits dans sans sont battus à mort ou obligés
plus de trente langues et couronnés de d’abandonner leurs terres, les seigneurs
nombreuses récompenses. se lancent à la poursuite de Mèmed,
Mèmed accompagne Yachar Kemal manipulant des traîtres ou faisant appel
tout au long de sa carrière d’écrivain, à des brigands. Tout concourt à faire de
atteignant à la fin de l’histoire l’âge Mèmed le redresseur de torts et à
qu’avait Kemal quand il en a commencé accroître sa renommée car, au-delà
la rédaction, 25 ans. même des actions réellement entre-
Les épisodes s’articulent tous autour prises, la légende prend le relais. Elle
des mêmes séquences. prête à Mèmed des apparences mul-
Les premières pages décrivent minu- tiples, très décalées par rapport à son
tieusement les lieux – le Taurus, le physique fluet, le rend familier à tous,
maquis de la Cukurova, la terre de le fait apparaître ou mourir simultané-
l’Anavarza, la Méditerranée –, s’atta- ment en divers lieux, lui prête une force
chant chaque fois à des éléments dif- de caractère et une détermination qui
férents – les animaux, la végétation –, lui font parfois défaut, lui attribue
les racontant sous une perspective nou- nombre de miracles.
velle – les saisons, les cultures –, nom- La redondance des séquences orga-
mant les villages où l’action va se dérou- nise un récit foisonnant, aux digressions
ler – Degirmenoluk, Harmanca, Vayvay. multiples sur la beauté des lieux, le
Les protagonistes sont ensuite intro- cheminement des personnages et la
duits : paysans qui se débattent contre force des mythes. Elle fait résonner les
la pauvreté et l’oppression (Ali le aventures entre elles, leur insufflant un
Chauve, Müslüm), seigneurs qui les ter- caractère intemporel qui contraste avec
rorisent, s’approprient leurs maigres la précision des événements relatés,
ressources et accaparent leurs terres réels ou imaginaires.
(Abdi Agha, Murtaza Karadagli, Ali Safa Pris dans leur continuité, les quatre
Bey), bandits qui se mobilisent pour de épisodes de cette fresque racontent bien
justes causes (Cabbar, Bayramoglu), plus que l’histoire d’un homme touchant
femmes dont le rôle se révèle toujours de vulnérabilité à un moment magnifi-
déterminant (Dame Hüsne, Petite Mère quement dépeint du développement de
Sultane). la Turquie. En insistant sur l’ambiguïté
Les dernières pages jouent sur des des liens entre protagonistes (le sergent
images : paysans momentanément libé- Assim poursuit Mèmed mais le sauve à
rés de leur joug, Mèmed disparaissant plusieurs reprises), en décryptant les
au loin, festivités qui se déroulent caractères communs aux brigands
chaque année, trois jours et trois nuits comme aux paysans ou à certains sei-
durant, feux de chardons qui illuminent gneurs quand ils luttaient contre les
plateaux, vallons et plaines, se reflé- envahisseurs (une certaine conception
tant jusqu’aux sommets des montagnes de l’honneur, l’amour de la terre), en
où enfin, « il y fait clair comme en plein analysant les faiblesses humaines (la
jour ». peur, la lâcheté), ils proposent une pro-
Dans l’intervalle, une injustice – la menade éclairée hors du temps. S’il est
décision de Abdi Agha de marier de composé spécifiquement de clans, de
force Hatçe à son neveu, la violence tribus nomades, de paysans accrochés
éhontée de Talip Bey ou la turpitude de à leur lopin de terre, en proie au viol,
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site de l’association Chômage et mon- péen, mais qui au fond est forcément
naie et sur celui de la BCE. soluble puisque ce type de responsabi-
Alors que la monnaie est évidem- lité est assumé par la FED aux États-
ment sociale puisqu’elle n’a pas de fon- Unis actuellement. Elle est au demeu-
dements « naturels », c’est un choix fort rant hors de l’agenda européen car le
de confier quasi exclusivement à des pays le plus attaché au système actuel
instances privées le soin de la créer. est aussi celui qui a les meilleures per-
D’un point de vue écologique, on impose formances économiques.
ainsi au système ouvert que nous 2) Une question de mise en œuvre :
sommes comme êtres vivants la recher- comment se fait le passage entre les
che de profits immédiats. De nombreux objectifs (définis par la politique envi-
auteurs considèrent que cette stratégie ronnementale) et des actions économi-
financière est anachronique et que ques ? Le problème est similaire à celui
− compte tenu des problèmes globaux − soulevé par le CDM, mécanisme de déve-
le pouvoir politique doit reprendre loppement propre, où des entreprises
démocratiquement la maîtrise de ce affichent qu’elles font des investisse-
levier essentiel. Les emprunts contrac- ments pour aider les pays en dévelop-
tés par les États auprès des marchés se pement à moins polluer, et font parfois
perpétuant et se cumulant si le budget tout autre chose, en délocalisant tout
reste déficitaire − ce qui est le cas dans simplement. Les objectifs sont des mots,
la plupart des États −, on arrive à un leur sens est vague, les indicateurs sont
régime permanent qui ressemble à la plus complexes que des prix. Comment
création monétaire publique sauf que s’assurer que, sous couvert d’effort vers
1) il y a rémunération des banques pri- ces objectifs, les entreprises ne vont
vées (domestiques ou internationales) ; pas faire bénéficier d’autres pans de
2) la charge de l’intérêt de la dette incite leurs activités des mécanismes d’inci-
les États à utiliser la part gouvernable tation publique ?
du budget (celle qui n’est pas promise C’est notamment en raison de ce
à des frais permanents) à des place- risque de dérive que les auteurs de l’ou-
ments dont la rentabilité est proche des vrage présenté préconisent la création
taux privés. Le long terme, plus incer- d’une monnaie supplémentaire utilisée
tain et moins urgent, ne peut plus être par des entreprises à vocation sociétale.
envisagé ni traduit en politique écono- Leurs propositions − qui prolongent les
mique. thèses de P. Derudder 1 − sont très
Des économistes aux États-Unis (voir convaincantes et semblent pouvoir se
Real-World Economics Review), au faire en France sans contradiction avec
Royaume-Uni (voir la revue Prosperity) le système actuel, même pouvoir entraî-
et même en Allemagne (voir le site ner d’autres pays par la suite. Le style
Monetative) proposent une réappro- est plaisant et les technicités très péda-
priation publique de la création moné- gogiquement exposées par des analo-
taire comme outil pour la maîtrise d’ob- gies accessibles. L’ouvrage n’est pas
jectifs globaux et environnementaux. dogmatique ni abstrait, il fait d’autant
Cela pose deux sortes de difficultés. plus réfléchir.
1) Une question de gouvernance : Nicolas Bouleau
comment limiter la création monétaire
par les banques centrales pour les
1. Philippe Derudder, Rendre la création
États ? Question politique et juridique monétaire à la société civile, Barret-le-Bas, Éd.
qui se complique dans le contexte euro- Yves Michel, 2005.
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cet effacement, de cet affaiblissement, anathéiste voit Dieu comme l’exilé qui
de cette « mort de Dieu », Kearney ne demande à être reçu chez nous. Il ne
conclut pas à son absence, mais à sa s’agit pas d’une vue de l’esprit, nous dit
présence sacramentelle dans le monde, Kearney, mais de ce que l’on trouve à
en s’appuyant tant sur Julia Kristeva la source de la tradition abrahamique.
que sur Merleau-Ponty dont il écrit qu’il Cette vertu de l’hospitalité est aussi
« restaure le logos dans la chair du celle qui nous permet de ne pas nous
monde. Deus sive natura ». Kearney a enfermer dans un soliloque, à l’intérieur
ainsi dessiné deux mouvements : la d’une seule tradition religieuse, mais
kénose de Dieu − qui meurt aussi de s’ouvrir à la vie que porte chacun
comme idole ou idéologie − et l’eucha- des autres courants spirituels. Qu’est-
ristie − qui est l’expérience, dans la ce qui peut mieux nous prémunir
chair du monde, de la vie partagée et comme les prétentions absolutistes des
célébrée. tenants de la religion qu’une ouverture
À ce sujet, la lecture qu’il propose des religions les unes aux autres et à
successivement de Joyce, Proust et Vir- l’athéisme, à l’occasion de laquelle cha-
ginia Woolf est riche et roborative. La cun accepte de se laisser déplacer de
force de la littérature repose, explique ses certitudes ?
Kearney, dans la transsubstantiation À l’hospitalité, il faut ajouter quatre
qu’elle opère du texte à la vie, de la vie autres « mouvements » selon Kearney :
au texte, de l’auteur au lecteur… Le l’imagination, l’humour, le discerne-
réinvestissement du vocabulaire théo- ment et l’engagement. On souscrit volon-
logique qu’opère l’auteur participe exac- tiers à sa démarche, tant il semble
tement du mouvement « anathéiste » qu’avec l’hospitalité, c’est ce qui
qu’il propose. Il redonne un contenu à manque le plus aujourd’hui. Mais cela
des mots dont le sens s’est vidé hors suppose de reconnaître, avec Kearney,
des cercles des spécialistes, et ce qu’il y a encore du chemin à faire pour
contenu apparaît, par le truchement du se dégager de la théodicée, de la quête
détour littéraire, pertinent, capable de d’un Dieu tout-puissant, et retrouver la
rendre compte de l’expérience humaine. fraîcheur de l’inconnu que constitue un
C’est d’autant plus intéressant qu’on se autre rapport au monde qui ne soit ni
souvient qu’au XXe siècle, ce sont bien celui du matérialisme, ni celui de l’ido-
les « littéraires » que l’Église avait lâtrie…
perdu les premiers…
La démarche de Kearney est d’au- Jean-François Bouthors
tant plus crédible qu’il a ouvert son livre
par la question de l’hospitalité, c’est-à-
dire la question du risque que nous Daryush Shayegan
devons affronter par rapport à l’hôte qui
s’approche. Question ô combien contem- HENRY CORBIN, PENSEUR
poraine ! Cet hôte nous veut-il du bien DE L’ISLAM SPIRITUEL
(et nous sommes sur le versant de l’hos- Paris, Albin Michel, 2011, 428 p.,
pitalité) ou du mal (et nous sommes sur 18,50 €
le versant de l’hostilité) ? L’ambivalence
étymologique pose d’emblée la ques- Voici en poche cette riche et origi-
tion de la confiance, c’est-à-dire celle nale introduction à l’œuvre d’Henry
de la foi en l’autre, avec un a minus- Corbin (1903-1978), publiée en 1990
cule, qui devient la trace, le signe ou aux éditions de la Différence, par
le véhicule du divin. Le mouvement Daryush Shayegan, ancien directeur du
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Centre iranien pour l’étude des civili- lent de la place des musulmans dans un
sations, auteur de nombreux ouvrages, pays comme la France, je ne peux que
dont Hindouisme et soufisme (1997) ou m’inquiéter des simplismes et visions
encore Schizophrénie culturelle : les caricaturales qu’ils véhiculent et dont
sociétés islamiques face à la modernité sont victimes (consentantes ?) bon
(2008). L’auteur rend hommage à l’un nombre de musulmans français ou ins-
de ses maîtres, tout en confrontant ses tallés en France. Cet ouvrage – et bien
propres réflexions à l’œuvre majeure de sûr, l’œuvre d’Henry Corbin – montre
celui qui a créé les études du « monde l’incroyable distance qui sépare un
iranien ». Henry Corbin, élève et suc- « catéchisme islamique » (particulière-
cesseur de Louis Massignon, islamo- ment réducteur et sectaire) et ces cou-
logue et spécialiste du soufisme, après rants spirituels qui s’entrelacent au
avoir hésité à s’orienter vers le sanscrit cours de l’histoire en de splendides ara-
et l’Inde et aussi, après avoir été l’un besques…
des premiers à traduire Martin Hei- Thierry Paquot
degger en français, est devenu un des
spécialistes, de renommée internatio-
nale, du shî’isme, de l’imânologie, de
l’ismaélisme, d’Avicenne et de Sohra- Charles Gardou
wardî. Il a traduit et fait connaître, y et des chercheurs des 5 continents
compris en Iran, de nombreux théolo-
giens, penseurs et visionnaires qu’on ne LE HANDICAP
lisait plus, comme en témoignent les AU RISQUE DES CULTURES.
quatre volumes d’une Anthologie des Variations anthropologiques
philosophes iraniens depuis le XVIIe siè- Ramonville-Saint-Agne, Érès,
cle jusqu’à nos jours.
2010, 437 p., 30 €
Dans la biographie spirituelle qui
ouvre ce volume, l’auteur insiste sur Cet ensemble constitue le premier
l’importance, dans la formation d’Henry voyage anthropologique mondial, en
Corbin, d’un groupe informel, le Cercle langue française, relatif au handicap,
Eranos, qui attend son historien. C’est qui nous emporte des îles Marquises et
à l’initiative de Rudolf Otto et avec la de l’océan Pacifique au Brésil et en pays
générosité de Mme Fröbe-Kapteyn que amérindien, du Sénégal en Algérie, du
ce Cercle se réunissait annuellement et Liban à la Chine, de l’Italie à la Nor-
favorisait les échanges entre Jung, vège pour finir sur le cœur du vieux
Bachelard, Eliade et bien d’autres phi- continent européen avec l’Allemagne et
losophes venus évoquer telle symbo- la France. Je n’ai pas tout cité car l’ou-
lique, telle croyance, tel rituel… Il s’at- vrage comprend vingt chapitres sans
tarde également sur le moment-Hei- compter la présentation et la conclusion
degger si décisif dans la construction de Charles Gardou lui-même. Voyage
intellectuelle d’Henry Corbin. C’est la anthropologique, et c’est là le point de
« présence », concept-clé, et certaine- vue le plus original, car il ne s’agit pas
ment aussi celui d’« ouvert », qui vont de comparer, de juger, de proposer des
nourrir notre théoricien de l’« imagi- solutions, d’imposer quelque vue uni-
nal » Mais l’essentiel de ce volume éru- versaliste que ce soit, il s’agit de com-
dit concerne la mystique, l’angélologie, prendre, de l’intérieur des pays et des
la théophanie, et bien d’autres aspects cultures, comment le handicap (mot pris
méconnus de l’islam. Lisant cet ouvra- ici comme une sorte de générique assez
ge, au moment où des politiciens par- vide puisque très peu d’aires culturel-
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des personnes handicapées (avec les tissement est constitué par les propo-
livres remarquables issus chaque année sitions de classifications internationales,
des colloques du Séminaire interuni- l’impératif d’inclusion et de non-dis-
versitaire international sur le handicap, crimination, la mise en relief de l’exi-
publiés dans la même collection que gence de main streaming et de l’empo-
l’ouvrage dont je rends compte), comme werment. Cette dominante, incontestable
les études sur les représentations, nous dans nos pays, est pourtant interrogée
révèlent que les peurs, les culpabilités, dans l’ouvrage à travers le chapitre IV
les interrogations sur des équilibres intitulé « En Amérique du Nord, la pers-
rompus, sont toujours actives et sous- pective autonomiste et le mouvement
jacentes. Il ne conviendrait donc pas sourd », dû à Charles Gaucher et Fran-
de laisser penser que les pays dits occi- cine Saillant. Les auteurs montrent la
dentaux sont moins traversés que les contradiction existante entre une affir-
autres par d’anciennes représentations. mation d’une culture spécifique et le
Le remarquable chapitre sur la Chine, principe autonomiste, libéral et indivi-
qui part d’une analyse terminologique, dualiste provenant des mouvements qui
montre combien un pays aussi déve- ont produit le modèle social.
loppé culturellement est en proie à des À l’inverse, à travers toutes les tra-
contradictions, entre les exigences de ditions de pensée enracinées dans des
cacher les déficiences pour que la famil- croyances relatives au divin, aux
le ne perde pas la « face » et l’impact ancêtres, à la magie, au savoir des sha-
qui vient de se produire avec les jeux mans, etc., une certaine unité peut-elle
paralympiques de Pékin, remettant sur être relevée ? J’ai cru retrouver ce que
le chantier l’opposition entre utile et j’avais moi-même mis en relief à tra-
inutile dans laquelle semblait enfermée vers mes analyses d’anthropologie his-
la condition handicapée. D’autres cha- torique, à savoir : l’idée que la défi-
pitres également montrent comment les cience provient d’une rupture avec un
conceptions traditionnelles sont parfois ordre ou un équilibre voulu ou établi
de puissants ressorts positifs, comme par des puissances qui nous dépassent
chez les Inuits du Grand Nord. mais dont nous ne sommes pas séparés,
Mais, dans toute cette diversité cultu- (avec la conséquence très fréquente,
relle, ne trouve-t-on pas, malgré tout, mais pas totale, d’une culpabilité indi-
viduelle ou collective exigeant une
des constantes ? Non seulement la
forme de réparation) ; l’idée, dans cette
constante des dilemmes entre ancienne
perspective d’hétéronomie, que les indi-
conception et idée nouvelle, assez évi-
vidus ainsi marqués peuvent recéler des
dente je viens de le souligner, mais aussi
puissances et des aptitudes non ordi-
certaines constantes au sein des tradi-
naires. Tout cela reposant sur ce que
tions archaïques et certaines constantes
j’appellerais la transversalité culturelle,
au sein des courants modernes. Pour
à savoir que ce qui apparaît, surtout
les courants que j’appelle modernes, il
dans le corps mais aussi souvent dans
pourrait sembler que les constantes
l’esprit, comme hors norme, inattendu,
soient patentes, car tous les systèmes déviant, provoque cette inquiétante
de pensée à l’œuvre dans les pays occi- étrangeté, selon le mot si juste trouvé
dentaux relèvent du courant des disa- par Freud.
bility studies, nées en Amérique du Nord
à partir des années 1960, dont l’abou- Henri-Jacques Stiker
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tion a été largement « non choisie » et que des propos d’experts, des interviews, des
le multiculturalisme a été d’abord un fait ; encadrés. Il faut apprivoiser l’événement,
que le « multiculturalisme », sauf sans doute le configurer : une histoire de bébés conge-
chez des différencialistes extrêmes, n’était lés appellera d’abord des statistiques sur
pas opposé à l’« intégration », mais que cette l’infanticide… Paradoxalement, l’informa-
dernière a été comme recouverte ou occul- tion a adopté les procédures de l’exercice
tée (en Angleterre) pendant une ou deux du pouvoir, les journalistes font de la « ges-
décennies par une pression « culturelle » tion gouvernementale de l’information ». Et
venue d’en bas ; qu’il y a eu à un moment, paradoxalement encore, en France, c’est un
en France en tout cas, dans les années 1990, journaliste remarquable, Roger Louis, sou-
incertitude sur les mots ; une fois l’« assimi- vent cité ici avec admiration, qui a joué un
lation » condamnée, quel était le bon terme : rôle moteur dans cette évolution.
insertion ? intégration ? acculturation ? Rap-
pelons aussi que l’incertitude venait et vient J.-L. S.
toujours d’une tension entre droits de l’hom-
me et politique. L’introduction évoque le
modèle français, très différent, en se deman-
dant cependant si l’« ethnicisation », si pré- Jacques Dewitte
sente en Angleterre et aux États-Unis, ne
gagnera pas inévitablement du terrain de ce
KOLAKOWSKI.
côté-ci de la Manche. Le clivage de l’humanité
Paris, Michalon, coll. « Le bien
J.-L. S.
commun », 2011, 128 p., 10 €
Indéniablement, Leszek Kolakowski
(1927-2009) fut l’un des grands intellec-
Hervé Brusini tuels européens de la seconde moitié du
XXe siècle. Auteur d’un ouvrage sur les mys-
COPIE CONFORME. tiques du XVII e siècle (Chrétiens sans
Pourquoi les médias disent-ils Église… est un classique immédiatement
tous la même chose ? vanté par Michel de Certeau qui était l’his-
Paris, Le Seuil, coll. « Médiathèque », torien de l’Affaire de Loudun), d’une gigan-
2011, 133 p., 14 € tesque Histoire du marxisme, d’ouvrages sur
les intellectuels, le mal, le diable, Pascal
L’auteur, journaliste lui-même, réfléchit (voir Dieu ne nous doit rien. Brève remarque
sur une bonne question : l’information, quel sur la religion de Pascal et l’esprit du jan-
que soit l’organe de presse, paraît au lec- sénisme), Kolakowski ne croyait pas que le
teur, auditeur, téléspectateur… « copie diable disparaîtrait de lui-même après la
conforme ». De ce processus Brusini donne fin des totalitarismes issus du bloc sovié-
diverses raisons techniques (professionna- tique. Loin de là, il s’inquiétait donc de
lisation et donc « formatage » du métier, valoriser les grandes tendances « anti-
contraintes nouvelles du travail…), mais le diaboliques » sous-tendant une pensée euro-
plus intéressant est son explication du pas- péenne confrontée au tragique et aux abus
sage de l’enquête et du reportage sur l’évé- des pouvoirs religieux et politique (« Le des-
nement à sa mise en série pour l’intégrer potisme est une simulation désespérée du
dans les « faits de société », « qui ont rem- paradis »), ce qui l’a conduit à souligner le
placé les faits divers » : « Le réel devient rôle des intellectuels. Cette œuvre appa-
un réservoir à sujets et non plus à repor- remment protéiforme car d’une incroyable
tage. Dans un tel dispositif, l’image de télé- diversité reste très rigoureuse et unifiée sur
vision a pu être dépossédée de sa narrati- le plan de la pensée, c’est pourquoi elle
vité. Le montage chronologique des méritait qu’on la scrute. Ce que fait Jacques
séquences est rarissime, il n’y a plus de dis- Dewitte qui réussit là un fort beau livre, et
cours narratif », mais de la remise en non pas seulement un hommage, où il
contexte, en série, grâce à du commentaire, retrouve ses propres thèmes en tant qu’au-
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Repères
teur. « Existe-t-il aujourd’hui une person- l’amour où le Cantique des cantiques a joué
nalité osant, avec le mélange d’impertinence un rôle essentiel. À propos de la genèse de
et de pertinence du philosophe polonais, l’Étoile, et en particulier de la superposi-
soutenir que l’on puisse être, sans contra- tion des deux triangles qui forment l’étoile
diction, “conservateur libéral-socialiste” ? » de David, figure germinale de l’ouvrage de
C’est en tout cas ce qui ressort de cet 1921, Jean Greisch propose la traduction
ouvrage accueilli dans la collection que d’un inédit, le « Gritlianum », petit essai
dirige Antoine Garapon. sur les relations compliquées du corps et
de l’âme.
O. M.
J.-L. S.
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En écho
comiques (dont la dimension sociale est dire que les metteurs en scène comiques
majeure comme le montre le succès des sont très nombreux en France. D’où les car-
Ch’tis ou le nombre de films relatifs à l’ho- rières éphémères et les remakes ratés (Rien
mosexualité depuis La cage aux folles), il à déclarer de Dany Boon ne tient pas la route
permet de comprendre la difficulté de après les Ch’tis), le comique théâtral et froid
conduire des carrières comiques, à com- à la Francis Veber et la difficulté à perce-
mencer par le cas de Coluche lui-même qui voir un cinéma comique plus radical que
ne se fera connaître au cinéma qu’avec Tchao des comédies dont l’effet de masse recher-
Pantin, un film à l’allure plutôt dramatique. ché calme l’aspect sulfureux la plupart du
Car, ce fut le problème de Louis de Funès temps.
en dépit de Gérard Oury, on ne peut pas O. M.
EN ÉCHO
LES RÉVOLTES ARABES − C’est au tour rendre possible (dans les quartiers ou
de la revue Commentaire (été 2011, no 134) ailleurs) la possibilité d’une participation
de proposer plusieurs articles sur les révoltes démocratique. S’il n’était pas un urbaniste
arabes, on lira entre autres ceux de Jean- patenté au départ, il est arrivé à l’urbain par
Pierre Filiu (« La révolution des chehab ») l’histoire de l’État et de la démocratie. Le
et celui de Bassma Kodmani (« Les peuples court portrait que propose T. Paquot de
arabes face à eux-mêmes ») et des textes J. Donzelot est fort bien venu, ce qui ne gâte
consacrés à Israël, à l’Égypte, au Liban et rien.
aux chrétiens d’Orient. Dans le même
numéro, Pierre Hassner publie sous forme AVANT LES PRÉSIDENTIELLES −
d’entretien un long texte interrogatif sur Ceux qui voudront préparer les présiden-
l’Europe d’aujourd’hui : « Un monde sans tielles autrement qu’en suivant les faits
Europe ? » (voir aussi sa préface sur l’es- divers qui font la vie politique française en
sence de la politique au volume Politique ce moment pourront réfléchir à ce qu’il en
de « L’anthologie du savoir » publié par Le advient de l’État grâce à Sciences humaines
Nouvel Observateur et les éditions du CNRS). (juillet 2011, no 228). Le dossier que leur
consacre la revue montre que la « culture
du résultat » mise en avant n’est pas un fac-
JACQUES DONZELOT DANS URBA- teur de recul de l’État qui connaît des trans-
NISME : DE L’INVENTION DU SOCIAL formations profondes qui font ici l’objet d’en-
À L’ÉTAT ANIMATEUR − Ceux qui sui- quêtes. Mais ils peuvent aussi s’interroger
vent le tour de France des banlieues que sur la réforme des collectivités et gouver-
Donzelot a entrepris dans Esprit et veulent nances territoriales grâce à la revue Pour
connaître son itinéraire intellectuel au long (GREP, juin 2011, no 209-210) qui revient
cours pourront lire le long entretien qu’il a entre autres sur la question des compé-
accordé à Thierry Paquot dans la revue tences.
Urbanisme (mai-juin 2011, no 308, www.urba
nisme.fr). Au-delà des rencontres avec Gilles LA NRF, L’IDENTITÉ DE LA FRANCE
Deleuze, Jean Baudrillard ou encore Robert ET LES ÉCRIVAINS − La revue littéraire
Castel et François Roustang, on comprend de Gallimard propose, centenaire oblige, en
mieux comment l’historien de l’État social écho au Tour de France par deux enfants de
est devenu l’inventeur de l’État animateur G. Bruno (1877), « un tour de France »
qui avait pour but de valoriser les gens orchestré par l’écrivain Stéphane Audeguy
(people) plutôt que les territoires (place). (La Nouvelle revue française, mai 2011,
Sans mettre en cause le rôle de l’État, Don- no 597). Destiné à juste titre à contrer les
zelot, désormais penché sur la « nouvelle rudesses et instrumentalisations politiques
question urbaine » (voir son article dans relatives à l’identité française, le dossier est
Esprit de mars-avril 2011), a pour souci de étrangement fabriqué puisque l’introduction
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Repères
consiste à établir un procès des niveleurs écrivains qui « écrivent » une France géo-
en tous genres, à écarter tous les faussaires graphique de la diversité, ce qui nous vaut
susceptibles de parler au nom de la France une citation un peu facile de Fernand Brau-
ou d’en donner une image fausse. Considé- del appelé à la rescousse (comme Roland
rant que l’identité de la France est mena- Barthes). Alors que l’on ne cesse de saluer
cée par des « mouvements mondiaux qui ici les gens de fiction (voir le dossier consa-
affectent toutes les identités nationales » cré à Anatomie d’un instant de Javier Cer-
indissociables du (néo)capitalisme, l’auteur cas dans le précédent numéro d’Esprit), il
remonte à Roland Barthes et fustige la men- ne faut quand même pas en faire trop avec
talité petite-bourgeoise assimilée aujour- les écrivains français d’aujourd’hui. Même
d’hui à la gentrification, aux soft gated com- si on peut valoriser l’exemple du Siècle des
munities, à l’homo sympaticus dysneylandis nuages de Philippe Forrest, on ne peut pas
qui vise les Kad Merad et Dany Boon, la dire que la tendance à l’autofiction généra-
surconsommation de la bêtise comique lisée soit devenue minoritaire. Sont réunis
(comme si crise et comique n’allaient pas dans le casting d’Audeguy vingt-six écri-
ensemble). Mais la ploutocratie organisée vains dont Audeguy lui-même, Begag, Cre-
de nos dirigeants et décideurs n’est pas épar- ton, Dupavillon, de Kérangal, Ravey, Ribou-
gnée. Au final les Français, ce sont « tous let, Rouaut, Salvayre… Il faut peut-être faire
les autres » et un peu nous tous (heureuse- ce tour de France avec eux mais il n’y a
ment !) : les Français à problème (travailleurs quand même pas que les écrivains pour évo-
avec ou sans papiers, intellectuels précari- quer l’identité française. On évoquera pro-
sés, militants s’opposant à la marchandisa- chainement le dernier ouvrage de Jean-
tion…). Nous voilà rassurés, les vrais Fran- Christophe Bailly qui propose un tour de
çais sont à la marge, ils échappent aux France, le Dépaysement. Voyages en France
niveleurs et ploutocrates, ils sont bons et (Paris, Le Seuil, 2011) qui ne consiste pas
ne cèdent pas à la marchandisation ! Mais à adouber les seuls écrivains.
alors qui peut parler de la France sinon les
AVIS
Pour notre numéro double d’été, nous pré- appelant des représentations, des choix, des
senterons une série de relectures de l’œuvre mobilisations relevant du collectif.
de Claude Lévi-Strauss, notamment en com- « Pourquoi et comment faut-il introduire
pagnie de deux éditeurs du volume de la une culture éthique à l’école publique ? »
Pléiade, Vincent Debaene et Frédéric Keck. C’est pour explorer cette question que la
On pourra aussi apprécier un Claude Lévi- Ligue de l’enseignement et l’association
Strauss observé par son versant esthétique Confrontations (AIC) organisent un colloque
(les paysages…) qui nous aide à penser les les 25 et 26 novembre 2011 dans le cadre
rapports entre cultures dans les espaces de du Salon de l’éducation (Porte de Versailles,
la mondialisation. À la rentrée, nous pro- Paris). Informations : Confrontations, 25, rue
poserons un ensemble sur notre rapport au Gandon, 75013 Paris (confrontations.intell
travail, de plus en plus appréhendé sous ectuelschretiens@wanadoo.fr) ou Ligue de
l’angle des risques psychosociaux indivi- l’enseignement, 3, rue Récamier, 75007
duels, pouvant nous faire perdre de vue le Paris (cconte@laligue.org).
travail comme lieu d’interdépendances,
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