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SOMMAIRE

4 Éditorial : La vie politique n’est pas un fait divers.


Face à la privatisation de la présidentielle Esprit

ARTICLES
6 Violence sexuelle et mutations culturelles. Georges Vigarello
Pour comprendre l’onde de choc créée en France par la mise en accusation
de Dominique Strauss-Kahn à New York, il faut replacer celle-ci dans une
perspective historique. La prise en compte de la gravité des violences
sexuelles et le changement de statut de la victime se sont opérés en plu-
sieurs étapes, dont cet événement marque un nouveau seuil.
13 L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie.
Antoine Maurice
Incertaine de sa stratégie européenne, la Suisse est confrontée à l’érosion
de ses atouts. Le consensus politique est mis en cause par le parti de
Christoph Blocher, le secret bancaire est combattu dans le cadre de
l’après-crise financière, le rôle international conféré par la neutralité s’af-
faiblit. Que reste-t-il des vertus civiles qui scellent le pacte helvétique ?
Quelles sont les perspectives de la Confédération pour les années qui
viennent ?
30 Jemma el-Fna 2011. L’artiste, le touriste et le terroriste.
Bernard Debarbieux
On ne sait pas qui a commandité l’attentat du 28 avril 2011 sur la place
centrale de Marrakech. On a supposé que les touristes, marocains et étran-
gers, étaient visés puisque la place est un lieu recherché des voyageurs.
Mais cette place est aussi classée au patrimoine mondial de l’Unesco,
moins pour ses qualités architecturales que pour cette qualité « immaté-
rielle » qu’y représente la vie culturelle. Et si le terroriste avait également
visé ce patrimoine immatériel universel ?
39 Humanitaires : neutralité impossible ? Pierre Micheletti
Pendant longtemps accueillies avec bienveillance, les ONG humanitaires
sont de plus en plus mal reçues sur les terrains où elles interviennent, au
point que certains de ses permanents sont enlevés contre rançon ou tués.
Pourquoi l’image des humanitaires s’est-elle dégradée ? Les ONG peuvent-
elles échapper à l’assimilation avec le monde occidental et au soupçon de
néocolonialisme ?
46 Littérature haïtienne : Edwidge Danticat,
une créolité à l’américaine. Sylvie Laurent
Si l’on célèbre la création littéraire francophone d’Haïti, on oublie souvent
que l’île fait aussi partie d’une aire culturelle américaine. L’œuvre
d’Edwidge Danticat, qui écrit en langue anglaise et vit aux États-Unis,
nous fait découvrir cet autre versant de la créativité haïtienne. Un tournant
pour la créolité ?

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Sommaire

62 Treme : la reconstruction de la Nouvelle-Orléans et la survie des


racines culturelles américaines. Pierre Langlais
Comment parler d’une ville dans une série télévisée ? Treme est un feuille-
ton consacré à la reconstruction de la Nouvelle-Orléans après la catas-
trophe de 2005. Mais si les conséquences du passage de l’ouragan Katrina
sont omniprésentes dans l’intrigue, le thème essentiel du feuilleton porte
sur la possibilité de redonner naissance à la culture singulière de cette
ville, l’une des seules aux États-Unis qui, à travers le jazz, le carnaval, la
vie urbaine, ait rayonné bien au-delà de son cœur historique.
70 L’inachèvement de la démocratie. Sur une trilogie
de Marcel Gauchet. Jean-Louis Schlegel
Dans l’Avènement de la démocratie, Marcel Gauchet offre une fresque de
longue durée, reprenant ses thèses du Désenchantement du monde : com-
ment penser le passage au monde politique de l’autonomie humaine ? La
démocratie, comme régime politique et comme forme de société, peut-elle
tenir ses promesses ? A-t-elle les moyens de ses ambitions ?

ÉTAT ET INTERNET : DES VOISINAGES INSTABLES


79 Enjeux techniques, modèles économiques, choix politiques.
Introduction. Marc-Olivier Padis
82 Comment les réseaux sociaux changent notre vie.
Dominique Piotet
En quelques années, à une vitesse inattendue, les réseaux sociaux se
diffusent et transforment des gestes élémentaires de notre existence. Pour-
quoi se sont-ils imposés si rapidement ? Comment vont-ils évoluer ? Et
changent-ils définitivement notre rapport à la vie privée et aux échanges
sociaux ?
96 L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable.
Françoise Benhamou
Le développement de l’internet pose désormais des problèmes liés à son
architecture. Il faut gérer l’encombrement des connexions, sanctionner les
comportements déviants et limiter l’usage commercial des données person-
nelles. Mais comment construire des régulations pour un réseau qui est par
nature global et supranational ?
111 Le deuxième choc de l’économie de la culture.
Pierre-Jean Benghozi
Le premier choc du numérique était celui de la concurrence du gratuit lié
à la dématérialisation des biens culturels. Aujourd’hui, le défi est celui de
la valorisation des contenus non plus pour eux-mêmes mais dans le cadre
d’offres culturelles plus larges dont les modèles économiques se démulti-
plient. Les biens culturels peuvent-ils encore relever du marché ?
126 Les acrobates de l’innovation. Jean-Baptiste Soufron
Qui sont les entrepreneurs du net ? Une mythologie de la réussite person-
nelle d’une poignée de jeunes visionnaires plus ou moins autodidactes
s’est imposée. Mais elle ne décrit pas bien la complexité de la nouvelle
économie numérique. C’est en effet un processus largement collectif qui
explique la réussite de l’innovation aux États-Unis : des liens informels qui

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Sommaire

unissent les innovateurs aux financiers, aux pouvoirs publics, aux cher-
cheurs et aux utilisateurs. Un modèle reproductible ?
138 Pixar, un imaginaire de l’innovation. Marc-Olivier Padis
L’innovation ne peut pas être un projet technocratique mais relève d’une
aventure collective. C’est du moins le message qui ressort de la réussite de
Pixar, le créateur de films d’animation en images de synthèse : message
issu de ses fictions, de ses intrigues qui mettent en scène l’invention tech-
nique comme une occasion de relancer un récit politique sur les choix col-
lectifs auxquels les personnages sont confrontés.
145 Culte de l’internet et transparence :
l’héritage de la philosophie américaine. Magali Bessone
Avec WikiLeaks ou Facebook, l’internet valorise de multiples manières la
transparence : publicité des documents contre la raison d’État, présenta-
tion de soi sans intermédiaire et sans retrait privé sur les réseaux sociaux.
Loin d’être un simple effet des nouvelles technologies, cette valorisation
s’inscrit dans la tradition philosophique américaine d’Emerson et Thoreau.
Mais au lieu d’accomplir le projet philosophique du transcendantalisme,
l’idéologie de la visibilité peut aussi le caricaturer et le trahir.

JOURNAL
160 Bordeaux rive droite : une vraie réussite apparente. Chronique
de la France des cités II (Jacques Donzelot). L’action politique,
entre violence et respect (Olivier Mongin). Impunité pour l’oli-
garchie ? (Daniel Lindenberg). À quoi servent les primaires
socialistes ? (Michel Marian). Les réfugiés palestiniens et la
contestation populaire en Syrie (Valentina Napolitano). Le
gamin au vélo, de Jean-Pierre et Luc Dardenne (Claude-Marie
Trémois). Peindre (avec) l’espace. Chronique transatlantique X
(Dick Howard). La fausse indifférence de Manet (Paul Thibaud).

REPÈRES
183 Controverse – Les villes et la politique de l’énergie
après Fukushima par Albert Levy
186 Librairie. Brèves. En écho. Avis

Abstracts on our website : www.esprit.presse.fr


Couverture : © Emmanuel Pierrot/Agence VU

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Éditorial
La vie politique n’est pas un fait divers

Face à la privatisation de la présidentielle

LA descente aux enfers de Dominique Strauss-Kahn a touché la société


française en plein cœur. Chacun y va de son scénario impudique ou de
son interprétation sauvage, chacun règle ses comptes avec lui-même,
avec les médias et avec on ne sait pas trop qui ! Chacun découvre
surtout, et brutalement, que le plus privé du privé et le plus public du
public interfèrent… Mais « l’historien de l’immédiat », susceptible de
faire comprendre pourquoi la France et les Français ont été touchés à
ce point, n’a pas encore écrit la première ligne du commentaire qu’on
attend de lui. Et pour cause, la politique n’est pas un fait divers : ni un
fait d’exception, ni un fait parmi d’autres.
Pour comprendre les effets de cet uppercut prolongé, il faut rappeler
que le public et le privé ne peuvent se confondre qu’aux dépens de la
sphère publique et donc de l’intérêt général. Reste que la privatisation
des affaires politiques, désormais rampante et insatiable, n’est pas
survenue par hasard. Conjoncturellement, nous vivons dans une France
troublée par la présidence de Nicolas Sarkozy qui a exacerbé la parole
présidentielle au point de l’user (de l’aveu même du président) tout en
entretenant un climat de « pipolisation » dont Dominique Strauss-Kahn
est de facto un dommage collatéral. Celui-ci, quoi qu’il en soit du fait
divers lui-même, a été pris dans le cyclone de cette privatisation accé-
lérée par le président qu’il voulait détrôner. Mais cette aspiration privée
de la vie publique n’est pas qu’une affaire de personne, tout n’est pas
de la faute d’un président impulsif et imprévisible auquel Jacques
Chirac s’en prend un peu tardivement. La privatisation est aussi l’affaire

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La vie politique n’est pas un fait divers

d’une mondialisation qui, ne se résumant pas à la seule ouverture de


l’économie, cultive l’entre-soi, les regroupements affinitaires aux dépens
de la solidarité et du partage des risques. Cela indigne : il n’y a plus
grand-chose de politique dans la vie publique quand la priorité est de
défaire l’État social et de préconiser la seule sécurité face à la délin-
quance et à l’immigration. Mais la gauche elle-même se fait rare et peu
inventive quand elle ne connaît que la régulation d’un côté ou cède à
l’idée d’une démondialisation de l’autre… alors qu’on est à peine entré
mentalement dans ladite mondialisation.
Or, les années Sarkozy ont fait toucher le fin fond de la « privatisa-
tion » politique alors que nous ne connaissons pas d’autre agenda politi-
que que celui de la présidentielle. Rien ne présume que « la série
judiciaire » Strauss-Kahn qui sera relancée le 18 juillet ne pèse pas
lourdement sur « la série présidentielle ». On l’aura cherché. Les polé-
miques incestueuses sur le rôle des médias ou du journalisme politique
prêtent à sourire. Alors qu’il faudrait mettre entre parenthèses la série
judiciaire, les tenants d’un journalisme politique offensif en appellent
à une plongée accrue dans la vie privée des politiques. Alors qu’on vit
au seul rythme d’une présidentielle terriblement privatisée, on voudrait
la privatiser un peu plus : en ce sens les mœurs journalistiques et politi-
ques se renforcent mutuellement. L’erreur est redoutable ! Plutôt que de
renverser la vapeur, on bat sa coulpe : dans un univers public
surprivatisé il faut en appeler à la responsabilité des politiques et des
gens de médias, réinventer le journalisme politique en le rendant plus
politique et en se démarquant de la privatisation de la présidentielle.
Cela signifie qu’il faut déprivatiser notre vision de la vie politique, lui
redonner son caractère délibératif et public, et multiplier des enquêtes
en tous genres qui ne doivent pas porter sur la seule vie privée.
On a touché le fond du privé, peut-être faut-il alors changer nos
représentations ! Cela passe par deux exigences : ne pas vivre à la seule
aune de la présidentielle (mais est-ce possible en France sans crime de
lèse-majesté au gaullisme ?) et ne pas souscrire à l’idée que le désir de
transparence (jamais atteint par principe sinon par la force) permettra
d’éviter les rumeurs. Entre le privé et le public, seul le droit, qui n’est
pas intangible puisqu’il suit les mœurs, fournit des règles à respecter
aux journalistes comme aux politiques qui ne peuvent se contenter d’en
référer à de vagues déontologies formelles. L’alternative n’est pas entre
« tout privé » et « tout public », le secret ou la transparence totale : ce
sont les mœurs (au sens de la sittlichkeit hégélienne, qui se démarque
de l’État comme de l’individu) des gens de la « représentation » (politi-
ques et journalistes) qu’il faut changer. Autrement rumeur et faux procès
l’emporteront. Bref, si un fait divers en apprend beaucoup sur la politi-
que, il est temps de ne plus faire de la politique un fait divers parmi
d’autres.
Esprit

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Violence sexuelle et mutations culturelles

Georges Vigarello*

T ROIS dates permettent de baliser les transformations récentes des


images de la victime dans les violences sexuelles. Elles sont plus
suggestives encore pour éclairer les transformations récentes des
images de la femme : 1959, l’accusation d’attentat aux mœurs portée
contre André Le Troquer, ancien président de l’Assemblée nationale ;
1978, l’accusation de viol portée contre trois jeunes hommes ayant
agressé deux jeunes femmes campant dans la calanque de Morgiou près
de Marseille ; 2011, l’accusation d’agression sexuelle et de tentative de
viol à l’égard d’une femme de chambre du Sofitel new-yorkais portée
contre Dominique Strauss-Kahn, directeur du FMI au moment de la
plainte. Les faits mis en cause ne sont pas a priori semblables. Leur
disparité semble même s’imposer, y compris celle de leur contexte
juridique. Reste un rapprochement possible, d’autant plus important
qu’il peut s’avérer révélateur. Ces faits concernent tous trois des
violences sexuelles ou présumées telles. Ils profilent tous trois une
manière particulière d’évoquer la victime. Ils suggèrent tous trois, au
moment de l’accusation, des commentaires sur l’univers masculin et
féminin. C’est ce rapprochement qu’il faut tenter d’opérer en s’en tenant
au plus près des paroles et des arguments échangés.

Une affaire dans le flou


En 1959, André Le Troquer, ancien président de la Chambre des
députés, est accusé dans l’affaire des « Ballets roses » : épisode
largement diffusé au moment des faits où des « attentats à la pudeur »
avaient été commis sur de jeunes enfants et adolescentes, danseuses
recrutées par un intermédiaire véreux ; épisode retentissant aussi

* Auteur d’Histoire du viol, Paris, Le Seuil, coll. « Point », 2000.

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Violence sexuelle et mutations culturelles

puisque l’ancien deuxième personnage de l’État sera condamné à un


an de prison avec sursis en 1960. L’affaire a fait scandale. Les jeunes
femmes âgées entre 12 et 20 ans ont été alcoolisées, droguées, soumises
à des actes dont le contenu précis n’a jamais été totalement et publique-
ment explicité, sinon que le thème de la violence a été fortement et
sourdement présent. Les auteurs ont été dénoncés, ostracisés. Le trai-
tement des faits pourtant apparaît déjà lointain, provoquant l’opprobre
en 1959, non l’horreur ou l’abomination, objets de commentaires quel-
quefois indulgents comme ceux de L’Express paraphrasant Corneille :
leur « crime fait la honte et non pas l’échafaud1 ». Les victimes ont été
étrangement absentes des débats, fillettes ou adolescentes ni décrites,
ni nommées, créditées seulement d’un « grave préjudice moral2 » ou
quelquefois même déclarées complices : « On ne pouvait accepter
l’ensemble de leur déclaration comme “parole d’évangile3”. » Aucune
allusion, il faut y insister, à quelque blessure psychique et moins encore
à quelque mort intérieure des enfants et adolescentes agressées.
L’affaire a également provoqué d’insaisissables rumeurs : orgies sado-
masochistes entre autres, toutes censées révéler une ambiance trouble,
l’existence de plaisirs « blâmables », allusions totalement absentes du
procès quoi qu’il en soit, totalement éloignées aussi de toute référence
faite aux victimes.
Plusieurs traits culturels semblent ici repérables, distincts à coup
sûr de ceux d’aujourd’hui : le flou relatif dans lequel la violence
sexuelle peut être maintenue durant ces procès des années 1950, la
« clémence » de la peine atteignant le condamné, la quasi-absence de
toute prise en compte du préjudice psychologique subi par la victime.
Plus encore, la victime demeure clairement soupçonnée par la presse,
comme par les juges : son comportement aurait pu être « engageant ».

Mobilisations pour un procès


Situation différente, à plusieurs égards, en 1978 où trois jeunes gens
sont accusés de viol commis sur deux jeunes femmes campant dans une
calanque marseillaise. L’un deux sera condamné à six ans de réclusion
criminelle, les deux autres à quatre ans d’emprisonnement. Les faits
ont eu lieu en 1974. Le procès de 1978 est l’aboutissement d’une
longue bataille juridique : les agresseurs sont d’abord inculpés de coups
et blessures et traduits devant un tribunal correctionnel, avant d’être
inculpés de viol et traduits devant une cour d’assises. L’accusation est
menée par Gisèle Halimi plaidant au nom d’un collectif « Choisir – la
cause des femmes », et mobilisant la solidarité de groupes féministes.

1. L’Express, 5 février 1952.


2. Paris Presse, 11 juin 1960.
3. Le Figaro, 10 juin 1960.

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Violence sexuelle et mutations culturelles

Nombre d’arguments publiquement et juridiquement tenus bousculent


les repères de 1959, même si l’âge des victimes n’est plus rigoureuse-
ment le même. Le procès a un caractère triplement novateur : dépasser
la situation des personnes pour mieux désigner et promouvoir une
« cause », celle de la lutte contre l’infériorisation du statut de la femme
censé favoriser la relative impunité du viol, évoquer ensuite des
dommages psychologiques affectant gravement les victimes, arrêter le
plus précisément, dans la jurisprudence au moins, la question du
consentement et du seuil de violence.
C’est la « culture » de l’accusation d’abord qui a changé. Les victimes
et leurs avocats jouent un rôle qu’ils n’avaient jamais joué jusque-là,
décidant d’orienter les débats, relier les faits à un problème de mœurs,
dénoncer une société d’hommes dont les valeurs sont censées faire
obstacle à l’appréciation du viol. Ce qui transforme le procès des
accusés en « procès du viol4 » lui-même. L’initiative collective ajoute à
cette remise en cause, l’association féministe se voulant partie prenante
dans le débat. Ce qui crée des tensions nouvelles aussi dans l’environ-
nement même du procès. Tumultes et affrontements occupent l’entrée
du palais de justice avant d’occuper le prétoire. Gisèle Halimi est
conspuée en pénétrant au tribunal, des coups sont échangés, alors que
les groupes féministes affichent pancartes et calicots. Une affirmation
est claire en revanche, nouvelle aussi dans sa formulation : le corps de
la femme ne peut être « possédé ». Il n’appartient qu’à elle. Ce que
Mariella Righini dira le plus simplement dans un article du Nouvel
Observateur :
Vous avez pris d’assaut les tribunaux comme des tribunes pour crier
que votre corps est à vous et que nul n’a le droit de se l’approprier
impunément5.
D’où, à la même date, la proposition de loi faite par l’association
« Choisir – la cause des femmes » : préciser et durcir la définition
pénale du viol. Les attendus du texte évoquent une visée culturelle et
sociale dénuée d’ambiguïté :
Considérant – que le viol ainsi que toutes les autres agressions
sexuelles commises sur les femmes relèvent d’un rapport de force et
d’agressivité de l’homme envers la femme ; – que toutes les agressions
sexuelles supposent un type de rapport de domination homme-femme
symptomatique d’un certain choix de société6…
C’est le contenu de l’accusation aussi qui a changé. Le dommage est
évalué autrement. La gravité porte sur la violence bien évidemment,

4. Voir les remarques préalables du président de la cour d’assises d’Aix en réponse à une des
plaignantes : « Ici c’est le procès des accusés pas du viol », dans « Choisir – la cause des femmes »,
Viol, le procès d’Aix, Paris, Gallimard, coll. « 10/18 », 1978, p. 10. Les références à cet ouvrage
se feront dans la suite du texte sous le titre le Procès d’Aix.
5. Mariella Righini, « Le prix du viol », Le Nouvel Observateur, 25 mars 1978.
6. « Proposition de loi de “Choisir – la cause des femmes” sur les agressions sexuelles », le
Procès d’Aix, op. cit., p. 413.

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Violence sexuelle et mutations culturelles

mais elle spécifie fortement ses effets psychologiques et non plus seule-
ment physiques ou sociaux. Les plaignantes usent de mots personnels
et intimes longtemps ignorés des prétoires :
Le viol ça été le saccage, ça a été la destruction de nous-mêmes7.
Ce que répètent en écho leurs proches :
Elles meurent à petit feu depuis 4 ans et je me meurs avec elles8.
Ce que disent à leur manière leurs avocats :
Il leur faut vivre avec cette mort entrée à tout jamais en elles un jour
de violence9.
Ce que disent encore les experts :
Quelque chose de très important a été tué en elles, peut-être le sen-
timent de leur valeur personnelle, de leur identité, d’être une femme10.
La référence au traumatisme intérieur, longtemps absente des propos
tenus par les victimes comme par les défenseurs ou les experts, devient
une des références majeures pour qualifier la gravité du crime.
C’est l’exigence sur la désignation des faits enfin qui a changé. Des
actes qui n’étaient appréciés d’abord que comme « coups et blessures »
par exemple sont reconnus comme « viol » grâce à la détermination des
plaignantes, grâce aussi à une exigence nouvelle de précision et de
définition. Des désaccords, y compris au sein des juges, se prolongent
pourtant lors du procès. Le président peut entretenir le soupçon,
s’interroger sur les raisons pour lesquelles les plaignantes campaient
dans un endroit isolé ou étaient nues au moment des faits. Une possible
séduction de leur part est même évoquée. Préjugés et archaïsmes
résistent. Le procès bascule pourtant. Le thème de la violence sexuelle
s’impose inéluctablement. Le seuil du non-consentement se précise tout
aussi inéluctablement :
Quand une femme dit « non », il faut qu’on le comprenne une fois pour
toutes, c’est « non », ce n’est pas « oui11 ».
Le procès de 1978 fait date, subvertissant définitivement celui de
1959 : la place des victimes n’est plus la même, le dommage est
autrement évalué, les faits sont autrement précisés, leur contexte est
autrement dénoncé, renvoyé à une société favorisant la domination
masculine.

Le retentissement d’une accusation


Situation particulière en revanche, à bien des égards, avec l’accusa-
tion portée contre Dominique Strauss-Kahn en mai 2011 : les faits ont
eu lieu aux États-Unis où la juridiction est différente de celle de la

7. Déposition d’Anne Tonglet, le Procès d’Aix, op. cit., p. 149.


8. Déposition de la mère d’Anne Tonglet, le Procès d’Aix, op. cit., p. 269.
9. Gisèle Halimi, « Le crime », le Procès d’Aix, op. cit., p. 9.
10. Déposition du docteur F. Bonnel, le Procès d’Aix, op. cit., p. 262.
11. Le Procès d’Aix, op. cit., p. 322.

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Violence sexuelle et mutations culturelles

France, les images de prétoire autorisées outre-Atlantique se sont révé-


lées saisissantes, la personnalité de l’agresseur présumé et celle de la
victime présumée sont situées aux antipodes de l’échelle sociale accen-
tuant en abîme leur première dissymétrie. Ces particularités sont
décisives, expliquant en partie l’exceptionnel retentissement de
l’accusation.
Impossible d’ignorer en tout premier lieu l’évidente disparité « juridi-
que » et « morale » entre les États-Unis et la France. Plusieurs distances
s’imposent ici : le statut très différent, dans les deux cas, de la présomp-
tion d’innocence, le retour de mécompréhensions culturelles réitérantes
de part et d’autre de l’Atlantique, le choc provoqué en France par la
« marche » humiliante à laquelle a été contraint un Dominique Strauss-
Kahn menotté, le choc provoqué aux États-Unis par une opinion fran-
çaise jugée trop « conciliante » à l’égard des violences sexuelles. Cette
situation spécifique a d’ailleurs été surabondamment commentée. Im-
possible, sur un autre plan encore, d’ignorer que le procès ne s’est tout
simplement pas ouvert et que la discussion sur les faits eux-mêmes ne
peut être que fragile, partielle, partiale ou limitée. Ce qui rend nombre
de commentaires toujours plus révélateurs de culture sinon d’idéologie.
Il reste pourtant possible d’engager des comparaisons. Il reste possi-
ble aussi de percevoir des changements. Bien des thèmes connus en
1978 sont repris en 2011. Leur ampleur en revanche est nouvelle.
L’insistance sur le dommage éprouvé par la victime présumée, d’abord.
L’avocat américain de Nafissatou Diallo la dit « traumatisée, anéan-
tie12 ». Des voix en France se sont élevées à son sujet. Les mots de
Clémentine Autain par exemple :
S’il y a une présomption d’innocence à respecter – j’y tiens, et je trouve
d’ailleurs que cette présomption qui ne fonctionne pas aux États-Unis
est un vrai problème – avoir « de la dignité et de la décence », comme
l’ont beaucoup réclamé les socialistes, c’est aussi avoir une pensée pour
la victime présumée de cette tentative de viol13.
Ces mots marquent une attention toute particulière. Leur formulation
est inédite : considérer que les faits seraient gravissimes s’ils confir-
maient l’accusation, ce qui est évidemment prendre en compte la
victime, ne suffit plus. Il faut évoquer explicitement cette victime pré-
sumée et la désigner. Ce qu’Irène Théry dit aussi autrement et avec
plus de clarté : il faut une « présomption de véracité14 » pour les
personnes se plaignant d’avoir été victimes de viol. Autre thème, connu
encore, et repris avec une ampleur inédite : le procès du viol lui-même.
L’avocat américain de Nafissatou Diallo transpose ce thème en
problème international :

12. Libération, 7 juin 2011.


13. Voir le blog de Clémentine Autain.
14. Irène Théry, « La femme de chambre et le financier », Le Monde, 23 mai 2011.

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Violence sexuelle et mutations culturelles

Madame Diallo se bat pour sa dignité en tant que femme et pour toutes
les femmes et enfants dans le monde qui ont été abusés sexuellement
et qui ont trop peur de dire quoi que ce soit15.
Il s’agirait même d’une croisade où Kennet Thompson, défenseur de la
victime présumée, deviendrait « l’avocat des sans-voix16 ». Croisade
planétaire, autrement dit, transformant les personnages affrontés en
autant de symboles toujours mieux campés. Le thème n’est plus
seulement celui d’une société favorisant injustement la domination
masculine, il est celui d’un univers global favorisant injustement les
puissants. La tentation est grande aussi, pour mieux montrer les
différences entre les univers temporels, de comparer l’« accueil » de
Dominique Strauss-Kahn par un fort groupe de « femmes de chambre
d’hôtel » en colère, hurlant à son encontre à l’entrée du tribunal, dans
les préalables du procès, le 6 juin 2011, alors que la situation était
inverse en 1978, où c’étaient des hommes qui hurlaient contre les
avocats de l’accusation. Mais sans doute faut-il ne pas oublier ici les
différences préalables entre les univers culturels…
Pour s’en tenir au sol national, une autre nouveauté en revanche
s’impose, beaucoup moins visible et pourtant beaucoup plus profonde,
tapie dans le déferlement médiatique, présente comme une évidence
dans les titres des articles ou sur les couvertures des magazines fran-
çais : « Les femmes et l’affaire DSK17 » (Marianne), « Anne ne l’aban-
donne pas18 » (Paris-Match), « La France des machos19 » (Le Nouvel
Observateur). Cette nouveauté consiste à « ré-explorer » sur un mode
toujours plus ample et toujours plus pressant, à l’occasion d’une affaire
de violence sexuelle, le problème de la relation homme-femme : le « ré-
explorer » dans toutes les pratiques du quotidien, dans tous les secteurs
des institutions, comme dans tous les dispositifs de l’espace public.
Nouveauté plus marquante bien sûr, lorsqu’il s’agit, comme ici, d’une
affaire non jugée. La gravité présumée, la visibilité de l’accusé suggè-
rent le « séisme » médiatique, avant même le déclenchement du procès
lui-même. Ce qui révèle tout simplement une sensibilité largement
accrue à l’égard des violences sexuelles, comme à l’égard du pouvoir
abusif qu’elles peuvent révéler. Ce qui explique aussi la manière dont
la plupart des secteurs de la vie quotidienne ont été revisités ces
dernières semaines par une presse toujours plus attentive à « la longue
marche des femmes20 ». Tous les secteurs de pouvoir ont été réinterro-
gés : de l’entreprise à la politique, du journalisme à l’université. Le
constat confirme, quoi qu’il en soit, une inégalité dont la disparité entre

15. Voir Le Monde, 8 juin 2011.


16. « L’avocat des sans-voix », Le Monde, 15 juin 2011.
17. Couverture de Marianne, 4-10 juin 2011.
18. Couverture de Paris-Match, 11 juin 2011.
19. Couverture du Nouvel Observateur, 1er-8 juin 2011.
20. « La longue marche des femmes vers l’égalité », Le Monde, 17 juin 2011.

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Violence sexuelle et mutations culturelles

hommes et femmes à l’Assemblée nationale est le symbole : 113 femmes


sur 577 députés.
La comparaison temporelle en revanche permet la nuance. Si ce
séisme médiatique et culturel a été possible c’est que le statut de la
femme, en 2011, n’est plus celui de 1978 : l’accession aux responsabili-
tés est devenue plus évidente et normale, le partage réel du pouvoir
peut exister. Les temps ont changé. Nombre de critiques favorables
envers le présumé coupable, en ce mois de mai 2011, ont d’ailleurs très
vite suggéré les repères d’un autre âge. Jean-François Kahn dit lui-
même s’être senti « poussé à abandonner le journalisme21 » après un
commentaire désolant sur les faits présumés. Autant le dire : l’affaire
n’a pas provoqué en soi un déclenchement de prise de conscience. Le
drame new-yorkais, ou sa gravité présumée, n’ont pas rendu plus
légitime le féminisme. C’est plutôt la légitimité du féminisme elle-même
qui a donné à ce drame toute sa densité. C’est elle qui rend toujours
plus insupportables les obstacles, les pesanteurs, les freins opposés à
l’égalité homme-femme.


Le survol historique de quelques décennies sur trois accusations
intentées pour violences sexuelles confirme l’inéluctable marche du
féminisme. Ce dont les jeunes générations d’hommes témoignent avec
leurs mots tranquillement abrupts :
Pour nous ces mecs au pouvoir se comportent comme des hommes des
cavernes… Se mettre dans la position de dominant c’est ringard22.
Cette dynamique est attestée encore par les condamnations pour
violences sexuelles en France : le viol est le crime le plus fréquemment
jugé en cour d’assises, alors que les homicides ne cessent de baisser
depuis les années 1980. Cette même dynamique enfin est attestée par
la sévérité accrue des cours d’assises exercée envers les violeurs : 43 %
des peines infligées aux agresseurs sont supérieures à dix ans en 2008,
alors que leur nombre était de 18 % en 1980. Un seul chiffre en
revanche dit l’immense parcours qui reste encore à franchir23 : seules
moins de 10 % des agressions sexuelles conduisent à une plainte. Honte
et peur continuent d’exister.
Une affirmation féminine s’est indéniablement imposée ces dernières
décennies transformant en profondeur le regard porté aux violences
sexuelles. Des résistances existent encore, donnant tout aussi indénia-
blement un poids injuste aux traditions.
Georges Vigarello

21. Jean-François Kahn, « Il faut admettre le droit à la connerie », Libération, 3 juin 2011.
22. « La France des machos », Le Nouvel Observateur, 1er-8 juin 2011, p. 72.
23. Voir A. Chemin, « Le viol, un crime très difficile à dénoncer », Le Monde, 20 mai 2011.

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L’exception suisse

Singularité choisie et solitude subie

Antoine Maurice*

LE 13 octobre 2010, l’inauguration du tunnel du Gothard marquait un


moment important pour la Suisse. Une immense machine de plusieurs
mètres de diamètre perçait le dernier tronçon du tunnel à plus de
2 000 mètres sous la montagne et à une vingtaine de kilomètres de
chaque extrémité. Avec un sens accompli du grandiose rupestre, les
autorités suisses s’étaient massées dans l’immense nef d’une des
galeries. Avant que la machine n’achève sa percée, force discours du
gouvernement, des ingénieurs et de trois cantons reliés à neuf, étaient
retransmis sur les chaînes de télévision nationales.
Loin du tunnel et hors de la montagne, à l’autre bout de l’Europe,
les ministres des Transports, réunis à Luxembourg, donnèrent une
réplique télévisée à ces solennelles unions, qui étaient aussi celle de
l’Europe dite des transports. Car la liaison ferroviaire, qui sera pleine-
ment opérationnelle dans quelques années, s’inscrit dans la verticalité
du réseau transcontinental, entre Amsterdam et Gênes. Elle a été
conçue et financée par la Suisse comme la plus ambitieuse transversale
alpine nord-sud, à l’usage des camions transbordés à cet effet sur le
chemin de fer, pour former une sorte de colonne vertébrale du Marché
unique.
Or au milieu de la liesse suisse, si désireuse de reconnaissance
européenne, aucun ministre de l’Union n’avait fait l’honneur de sa
présence à l’inauguration. La félicitant chaleureusement, à partir du
Grand-duché, les ministres signifiaient néanmoins à la Suisse qu’elle

* Journaliste à Genève. Voir ses précédents articles dans Esprit : « Éthiopie : des sanctuaires
au projet national », décembre 2010 et « Pérou : le retour d’Eldorado », novembre 2008.

13 Juillet 2011
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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

n’était toujours qu’une tache aveugle sur la carte de l’Union, une


Europe virtuelle malgré sa centralité.
Quelques jours plus tard, le président portugais de la Commission,
ancien étudiant à l’université de Genève et lié à cette ville, y prononçait
un discours. Il avertissait la Suisse que ses relations avec l’Union
avaient atteint une limite sous la forme adoptée du bilatéralisme et qu’il
faudrait creuser autre chose.
La voie bilatérale choisie par la Suisse après le refus de l’intégration
en 1992 a produit deux séries d’accords Suisse-Union européenne par
lesquels la Confédération s’attache de manière étroite à l’Union mais
sans s’y joindre, ni céder de son indépendance pour autant.
Ces deux moments, le percement du tunnel et l’impasse constatée
par José Manuel Barroso, illustrent les rapports que l’Union entretient
avec le plus central des pays européens, l’un des plus prospères aussi,
qui traverse la crise générale sans grands dommages. Or, en dépit d’une
extériorité revendiquée, la Suisse est l’un des plus intégrés à l’Union
européenne par la destination de ses investissements et la structure de
son commerce extérieur.
Un travail récent d’analyse, adressé par des anciens hauts
fonctionnaires au gouvernement1, établissait que les problèmes posés
à la Suisse, aussi bien sur le plan intérieur − l’usure des institutions
politiques et de l’État-providence − que sur le plan extérieur − revers
subis par la politique étrangère suisse −, posent de façon renouvelée
la question de l’appartenance à l’ensemble européen. Par exemple, l’un
des fils de Kadhafi ayant été interpellé en 2009 dans un hôtel de
Genève pour mauvais traitement infligé à des employés de maison, la
Suisse dut s’employer, sans appui de l’Union européenne, à libérer deux
de ses ressortissants pris en otage à Tripoli par mesure de représailles.
Le rapport soulignait que la question de l’appartenance à l’Europe
ne pouvait être posée au peuple suisse dans la conjoncture actuelle.
Celui-ci rejetterait quasiment à coup sûr toute consultation à cet effet.
En politique intérieure, la conjoncture se résume à la montée constante
du populisme anti-européen, dans une Suisse presque aussi entichée
de son passé qu’effrayée de son avenir.
Devant ce dilemme suisse, il peut être intéressant de donner à voir
ce pays, généralement ignoré par ses voisins. Un survol des dix
dernières années permet de marquer les épisodes clefs que sont les
accords bilatéraux avec l’Union européenne, l’entrée des populistes
dans le gouvernement, l’usure des institutions, notamment de l’État-
providence, et le conflit sur le secret bancaire.

1. La Suisse dans un monde en changement, rapport du Groupe Suisse-Europe, http/www d-


geneva.com

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

Les accords bilatéraux


La voie bilatérale. Opposée à l’adhésion et à la voie solitaire
(Alleingang, la référence usuelle est en allemand), la relation à l’Europe
se définit après novembre 1992 comme un choix politique pragmatique
et un expédient. L’Europe de l’Union européenne est alors déçue de la
Suisse. Dans plusieurs interviews données après l’échec du référendum
suisse de novembre, Jacques Delors exprime sa déception. Le patron
de la Commission, pour quelque temps encore, est vexé par le refus
suisse de l’Espace économique européen (EEE) comme antichambre de
l’adhésion. Sous couvert de servir des intérêts plus larges, l’EEE a en
fait été principalement construit pour la Suisse. L’augmentation de son
apport budgétaire à la construction européenne − on parle encore d’in-
tégration − serait très appréciée. En outre, la frilosité de la démarche
européenne de la Suisse, toujours placée sous l’épée de Damoclès des
référendums, éveille inévitablement un soupçon de double jeu de la
part de Berne. Le gouvernement et les milieux dirigeants ont fait leur
possible pour appuyer le projet européen auprès de la population. Mais
en vain.
En 1999, les premiers accords bilatéraux sont adoptés par le Conseil
fédéral, puis ratifiés par le peuple. D’autres suivront. Il s’agit essentiel-
lement de la libre circulation des personnes, de l’association plus
étroite de la Suisse au Marché unique, alors celui des Douze, des obsta-
cles techniques au commerce, de l’ouverture des marchés publics
suisses à l’Europe, de l’alignement de l’agriculture suisse sur le marché
des produits agricoles, de l’accès aux marchés des transports publics
et ferroviaires.
Commence alors une période d’essais et d’erreurs dans les relations
avec l’Europe. La Suisse a besoin de temps pour réparer les pots cassés
avec l’Union mais, surtout, l’opinion est minée par un déficit de
confiance dans la construction européenne. Face à cette situation, les
accords bilatéraux tracent une feuille de route pour l’avenir à moyen
terme. Ils s’inscrivent sur un horizon incertain, où le Conseil fédéral
espère encore rattraper le train de l’intégration, tout en donnant des
gages durables au parti anti-européen.
Les conséquences en politique intérieure seront considérables. Après
le malaise, dû aux différences de sensibilité sur l’Europe entre
Romands et Alémaniques, vient une reprise en main populiste de
l’opinion dont la perspective de l’adhésion sortira dévastée. Pour tous,
le pari est alors celui de savoir si l’économie suisse sortira plus ou
moins forte de la rupture officieuse des fiançailles, le refus de l’EEE.
On laissera l’économie décider, selon le pragmatisme suisse. Or dans
les années qui suivent, les dommages pour l’économie suisse se révèlent
limités. Les dirigeants économiques et les grandes entreprises se

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

convainquent peu à peu que l’EEE, pour lequel ils ont voté, c’était bien,
mais que la voie solitaire est mieux encore. Plutôt que de s’intégrer à
une Union fragilisée par l’élargissement, les Suisses, sous la houlette
du parti UDC et de son chef Christoph Blocher, préfèrent désormais
commémorer les rituels de leur propre intégration nationale. Les
militants pro-européens perdent courage, même dans le parti socialiste
qui reste jusqu’en 2007 le plus grand parti de Suisse.
Au cours des mêmes années 1990, la Suisse voit se profiler dans la
mondialisation naissante du début du siècle un nouveau sursis de
prospérité et le rêve d’une prolongation du bail de partenaire gagnant
au sein des interdépendances mondiales. Comme l’Angleterre de
Thatcher, la Suisse choisit l’appel du lointain, plutôt que l’amarrage
continental. Elle le fait à sa manière avec l’aval des marchés.
La renaissance de son industrie horlogère, menée par quelques
patrons d’industrie talentueux, comme l’horloger Nicolas Hayek, déve-
loppe une confiance quasiment patriotique dans la projection du travail
suisse vers une excellence mondiale. Autant manque la conduite d’une
politique intérieure cohérente et d’une politique étrangère affirmée,
autant le peuple et ses dirigeants se reconnaissent dans l’équivalent de
ce que les Allemands de la reconstruction nommèrent dans les années
1970 un « patriotisme Mercedes », lié à une prospérité recouvrée.
Partout où s’ouvrent les marchés prometteurs des pays émergents, la
Suisse marche en tête des marchands avec ses montres, ses machines-
outils, son ingénierie alimentaire et sa chimie, appuyées sur un fort
levier financier : au Brésil, en Inde, en Chine, en Indonésie. Cependant,
la politique extérieure du pays s’enlise, entravée par les deux
hypothèques d’un parti populiste hostile à l’international et d’une image
de la neutralité identitaire, devenue inopérante.
L’Union européenne s’irrite de la richesse intempestive. Bien avant
la contestation du secret bancaire, elle reproche à la Suisse de profiter
d’une Union européenne, dont elle tirerait les avantages sans porter les
charges croissantes. L’image d’une Suisse médiateur pacifique et
bienfaisant des nations, souffre sur le continent et ailleurs. Plusieurs
incidents avec les États-Unis depuis l’affaire des fonds en déshérence2,
avec l’Allemagne le survol de l’espace aérien par les avions à
destination de Zurich et plus gravement l’affaire des otages avec la
Libye, démontrent de nouvelles vulnérabilités de la Suisse. Riche mais
effacée sur la scène internationale, elle a perdu son emplacement

2. En 1995, la Suisse, banques et gouvernement, se voit interpellée par des avocats américains
relayés par le gouvernement de Washington sur son comportement pendant la Seconde Guerre
mondiale. Elle est interpellée principalement au titre des fonds laissés en déshérence par des
ressortissants européens d’origine juive, dont les titulaires ont disparu du fait des persécutions
nazies. Le règlement extrajudiciaire en 2000 entraîne le paiement de plus d’un milliard de dollars
en compensation par les grandes banques suisses.

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

central dans l’affrontement Est-Ouest. Le monde envie la Suisse mais


il n’en a pas besoin.

Blocher, le style et le message


Mais qui est Christoph Blocher ? Né en 1941, il est le fils d’un
pasteur évangéliste d’origine allemande ancré dans son canton de
Schaffhouse. Rebelle et autoritaire, le jeune Christoph ne suit pas la
voie paternelle, qui est celle de la notabilité locale. Il se dirige vers un
apprentissage en agriculture. À partir duquel il réussit, en moins de
vingt ans, à bâtir une entreprise de produits chimiques, et à faire fortu-
ne dans l’exportation. En chemin, il rehausse sa formation d’un doctorat
en droit.
Cet homme d’une énergie peu commune s’intéresse relativement tard
à la politique, rejoignant les rangs d’un petit parti traditionnel de la
campagne bernoise et zurichoise, l’Union démocratique du centre
(UDC). Après la Seconde Guerre mondiale, le parti avait perdu passa-
blement de son électorat, tout en demeurant, sans interruption au sein
du gouvernement fédéral, une référence conservatrice et consensuelle.
Élu pour la première fois en 1979 à la chambre basse du parlement
fédéral, Blocher se rend maître du vieux parti en peu de temps. Il lui
donne un formidable coup d’accélérateur grâce à son sens de l’organisa-
tion, ses convictions de droite musclée, son charisme et sa fortune per-
sonnelle. Les élections de 2001 font de l’UDC le premier parti de Suisse.
Blocher entre au Conseil fédéral (le gouvernement) à la première
vacance qui suit.
Ses deux thèmes de combat sont le bradage de la Suisse à l’étranger,
particulièrement par l’immigration incontrôlée, et le gaspillage engen-
dré par l’État social3. Il s’agit donc d’un libéral protectionniste, ce qui,
loin d’être vécu comme une contradiction par ses électeurs, le présente
comme un chevalier de la mondialisation inspiré par la défense des
valeurs traditionnelles de la Suisse. Le programme résonne favorable-
ment dans l’opinion suisse : la modernité du propos s’appuie sur
l’interdépendance du monde sans y succomber. Les recettes coutu-
mières de la Suisse sont restées efficaces, grâce au bon sens de son
peuple en toutes saisons. La rhétorique du sens commun rassembleur
et « l’idéologie de la petitesse » font le reste.
Blocher mobilise les deux affects les plus puissants de la conscience
nationale : le sens commun et le sentiment patriotique. Sa force et son
succès viennent d’un message double et contradictoire : « Par mon
expérience de chef d’entreprise, je comprends mieux la mondialisation

3. Oscar Mazzoleni, Nationalisme et populisme en Suisse, Lausanne, Presses polytechniques et


universitaires romandes, coll. « Le savoir suisse », 2008.

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

que les autres, mais je vous promets de vous y amener en douceur, sans
sacrifier les valeurs suisses. »
Il se présente, à l’instar naguère de Mme Thatcher, comme « l’un de
nous ». Son patriotisme fervent est placé sous la garde de la providence
divine (la Suisse poursuivra sa chance historique). Aux yeux du leader
de l’UDC, la Suisse excelle dans le monde économique, tandis que la
Confédération s’efface en politique internationale (tournant le dos à
l’ONU et aux rêves internationalistes qui bercent le bassin lémanique
notamment). L’État fédéral doit rester de taille réduite, selon la doctrine
libérale des années 1980.
La sécurité, enfin, fait recette. Croisée avec les peurs contemporaines
− environnement, crise mondiale et basculement de la croissance vers
l’Asie, terrorisme, conflits de civilisations et de religions −, elle disqua-
lifie les autres politiques présentées comme irresponsables. La sécurité,
pour Christoph Blocher, c’est la dénonciation d’une politique laxiste de
l’immigration en Suisse et l’attribution aux étrangers « irréguliers »
d’une part essentielle des incivilités et crimes commis sur le territoire.
L’un et l’autre sont des arguments controuvés, puisque l’immigration,
indispensable à l’économie suisse, est strictement régulée, et d’ailleurs
cogérée par l’UDC, alors que la criminalité n’est que marginalement le
fait des étrangers.
L’appareil de l’UDC gagne en puissance, grâce à l’appui croissant des
milieux économiques, industrie et finances, qui rallient, eux aussi, la
fibre sécuritaire. Il se développe une communication médiatique d’une
efficacité massive et inhabituellement provocatrice. Les étrangers illici-
tes sont présentés sur des affiches électorales comme des moutons
noirs. L’UDC s’appuie au demeurant sur les mécanismes de la démocra-
tie directe, initiative et référendum, qui se prêtent aux thèmes de la
rhétorique blochérienne, au cœur des tabous conservateurs.
Depuis quinze ans, la classe politique établie, souvent dépassée par
cette communication efficace, se demande si l’UDC est fasciste. Il existe
des parentés indéniables comme la xénophobie ouverte, la parole
tonitruante du chef, le recours au peuple au-dessus des intermédiaires
traditionnels, le réformisme purement démagogique et inapplicable sur
les chapitres des immigrés, de la réduction de l’État-providence, de la
répression sécuritaire et du nationalisme sourcilleux face à l’Europe
envahissante.
Mais une différence essentielle avec le fascisme tient à la posture
légitimiste vis-à-vis des institutions. Deux arguments convainquent une
majorité de la population de ne pas diaboliser le populisme à la suisse :
la sacralisation du fédéralisme et de la démocratie directe, ainsi que la
correction démocratique de Blocher. Lorsqu’en 2007 il est désavoué
par ses pairs au gouvernement et par le parlement fédéral, il s’incline.
Dès lors les Suisses se persuadent que l’homme et son parti sont mal-
commodes au pays de l’accommodement, mais pas dangereux au sens

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

d’une révolution. L’horizon de Blocher et de son parti ne serait autre


que la restauration permanente d’une Suisse conservatrice et exception-
nellement prospère. Lui-même s’estime étranger à la dérive autoritaire
de la droite en Europe au XXe siècle.
Aussi la classe politique finit-elle par se tourmenter de moins en
moins sur la nature de l’UDC, étant donné la puissance électorale
croissante du parti. Des coalitions se nouent avec l’Union, les imitations
fleurissent.

L’usure des institutions


À partir du début des années 1990, en même temps que le refus de
l’Europe et la montée du populisme, apparaît une usure des institutions.
Les premières discordances se produisent au sein du Conseil fédéral,
révélées par la presse qui dévoile le huis clos du gouvernement. Le
parlement, désormais polarisé par le combat frontal gauche-extrême
droite est le théâtre de l’épuisement des partis traditionnels dans des
conflits chroniques sur la sécurité sociale, le déficit budgétaire, la crise
de l’énergie, l’avenir de la sécurité, l’armée et les affaires étrangères.
Nombre de recettes éprouvées du ménage fédéral et de l’équilibre
politique sont ainsi mises en échec par une sorte de délitement du
consensus politique, dit de concordance. Les citoyens ignorent cette
usure, jusqu’au jour où ses effets économiques sont avérés, par les
pannes à répétition du système de santé et les dysfonctionnements du
régime des retraites. Ceci, en dépit du « modèle économique » suisse
qui continue à faire recette. La crise s’installe de manière insidieuse
par le creusement des inégalités, y compris entre les régions, et le
chômage des jeunes sur fond de durcissement politique.
La démocratie de concordance, ainsi baptisée après la Seconde
Guerre mondiale, correspond au fonctionnement ordinaire du parlement
et de l’exécutif. Le parlement élit les conseillers fédéraux tous les
quatre ans et en cas de vacance d’un ou de plusieurs sièges des sept
ministres. Les sept sont les porteurs collectifs de la fonction gouverne-
mentale. L’élection se fait à une proportionnelle pétrie d’usages. Sont
représentés au collège gouvernemental les cantons, les régions linguis-
tiques, les partis, les affiliations religieuses, quand elles ne recouvrent
pas les partis, et, depuis vingt ans, les genres. La recette est connue
des citoyens, quoique peu limpide. Elle produit un collège d’hommes
et de femmes dépourvus de responsabilité parlementaire directe (on ne
peut les renverser), mais astreints à s’entendre collégialement, au-
dessus de leur appartenance partisane.
Le mot de concordance a été retenu en allemand pour désigner ce
régime hybride d’un gouvernement représentatif mais pas élu par le
peuple, composite voire dispersé bien que fonctionnel, grâce à un jeu

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

de valeurs et de comportements communs. Le régime, issu du parlement


mais exempt de sanction parlementaire, fonctionne de manière fluide
pendant la plus grande partie de l’après-guerre. Son grand mérite est
de recouvrir et de surmonter les divergences qui peuvent surgir de la
diversité des Suisses. Le mot concordance recouvre donc l’approbation
des Suisses devant la corrélation de ce système avec la prospérité des
Trente glorieuses.
Or, ce que les socialistes avaient rendu possible en rejoignant le
gouvernement en 1943, l’UDC va le rendre de plus en plus malaisé à
partir de la césure de la votation sur l’EEE en 1992. La coalition gouver-
nementale devient peu à peu une alliance discordante de partis et
d’intérêts opposés, incarnés par des conseillers fédéraux qui se divisent
sur nombre de sujets.
Le jeu des médias, qui fut longtemps concordant pour ne pas dire
complaisant, envenime désormais les choses, de même que les partis.
Sans autorité directe sur leurs envoyés au gouvernement, les partis
s’engouffrent dans la brèche de confiance pour faire valoir leurs objec-
tifs propres. Enfin, la démocratie directe joue le rôle d’un coin fiché
dans l’écorce de la démocratie représentative. Au lieu de chercher
l’accord entre eux ou du moins une majorité au parlement, les partis
mettent le parlement en échec, en recourant au peuple par des
propositions divergentes, voire provocantes (interdiction des minarets,
et clôture de l’immigration, nationalisation de l’assurance-maladie).
La discorde se joue en deux temps. Premier temps : l’UDC qui
réclamait depuis 1992 l’entrée d’une deuxième mandataire au Conseil
fédéral y délègue son fondateur, Christoph Blocher en 2003. Le loup
est pour ainsi dire dans la bergerie. Le nouveau ministre affirme
partager les valeurs fondamentales de la démocratie de concordance,
mais il en revendique une interprétation autoritaire. Il le fait avec un
pouvoir d’intimidation inconnu jusque-là dans l’espace politique. La
discordance s’installe de son fait sur les thèmes de l’immigration, de
la sécurité policière, de la gouvernance de l’État-providence. Le
populisme de droite révèle les failles du consensus d’après-guerre en
Suisse sur ces thèmes. Ceci dans un continent lui-même atteint par des
flambées de démagogie réactionnaire, sous l’aiguillon de la crise
économique et de la perte de confiance dans l’avenir.
Le second moment se situe en 2007, quand une majorité parle-
mentaire, irritée par ce qui est dénoncé comme la cacophonie gouverne-
mentale, organise l’éviction du leader UDC, lors de l’élection au Conseil
fédéral en 2007. Après s’être interrogés pendant longtemps sur la
capacité de nuisance comparée de Blocher au gouvernement ou en
dehors, les démocrates-chrétiens et les radicaux de droite modérée
décident qu’il faut le renvoyer dans l’opposition.
En définitive le leader se montrera tout aussi offensif dehors que
dedans. Il l’avait d’ailleurs annoncé dans un mélange de bonhomie et

20
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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

de joie mauvaise (Schadenfreude). Comme on l’a dit longtemps du Front


national en France, l’UDC apporte les mauvaises réponses à de vraies
questions. Le problème étant que le gouvernement fédéral va désormais
donner à ces questions les réponses de la réaction ou à peu près. La
mise à l’écart de Blocher ne résout pas pour autant les divergences et
surtout les incertitudes du gouvernement et du parlement sur les
urgences politiques dans un monde en mutation et bientôt en crise
financière. Celle-ci touche la Suisse, même si elle la surmonte mieux
que d’autres.
La concordance devient introuvable, parce qu’elle n’offre plus de
solution plausible devant les dilemmes contemporains : plus ou moins
d’État social, plus ou moins de soutien public à l’économie, plus ou
moins d’intégration à l’Europe, elle-même en crise.

Valeurs et usages identitaires concordants


La concordance est le produit des institutions pluralistes et propor-
tionnelles. Mais elle est aussi le résultat de valeurs construites et parta-
gées par les Suisses. Le socle : fédéralisme et conjugaison des diversi-
tés, souveraineté populaire, libertés individuelles, démocratie directe,
est consigné dans la constitution de 1874 récrite en 2000. 1874 recons-
truit à neuf la Suisse en empruntant à l’ancienne Confédération quel-
ques institutions traditionnelles. Par exemple, le fédéralisme ou encore
l’autonomie de la justice cantonale et la liberté religieuse.
La nouvelle Confédération devient une fédération d’États. Les can-
tons gardent des compétences en matière d’organisation interne, mais
ils cèdent leur souveraineté à l’État central, ainsi que les compétences
principales.
À l’appui de cette nouvelle donne, certaines normes morales se
répandent dans l’ensemble de la société suisse comme un savoir vivre
commun. Au fil du temps de telles valeurs se traduisent en usages. Ce
sont des représentations socialement cristallisées. Elles forment le
contrat social sur lequel repose la concordance politique.
La bonne foi constitue dans ce registre le ressort principal de la
Suisse. Le principe, ancré dans le Code civil et la constitution fédérale,
signifie plus qu’un principe juridique. La bonne foi vaut dans les
relations humaines comme une présomption, statistiquement vérifiée,
de parole donnée ou même simplement prononcée. Elle commande la
confiance et contribue à la stabilité du corps social. Si l’on peut faire
confiance, moyennant une certitude raisonnable qu’elle sera payée de
retour, la vie sociale, la vie des affaires et la politique s’annoncent
comme des jeux à somme positive. La confiance constitue ainsi le
corollaire civil de l’État de droit et de la sécurité. C’est probablement
à ce paradigme que les Suisses sont traditionnellement attachés dans
leur comparaison avec les autres États.

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

La présomption de bonne foi suppose que l’État l’est également et


qu’il intervient le moins possible dans les affaires des citoyens. Exem-
ples ordinaires pris dans l’espace public : on y circule sans pièce
d’identité, la police est discrète, on y achète les journaux payants dans
des distributeurs ouverts, livrés à l’honnêteté des passants. Les transac-
tions avec les administrations publiques sont moins paperassières
qu’ailleurs. Les autorités fédérales ou cantonales se déplacent sans
protection particulière, contrepartie, dira-t-on, de l’indifférence où les
tiennent leurs administrés. Cette présomption de civisme est évidem-
ment démentie quotidiennement par la chronique des faits divers. Les
cyniques y voient une illusion collective. Mais elle subsiste, la
confiance n’étant pas objectivement mesurable mais présente dans
l’esprit public.
L’égalité civile actuelle s’effectue par une sorte de discrimination
positive spontanée. De même que l’on veilla pendant longtemps à proté-
ger les petits cantons contre la prépondérance des grands, les citoyens
les moins favorisés sont protégés par le pouvoir et par l’opinion publi-
que. La solidarité de la justice sociale moderne (l’État social) s’appuie
sur une profonde aversion populaire de l’injustice, laquelle doit être
corrigée. L’essentiel de la vie associative en Suisse se voue à cette
compensation. Les organisations correctrices d’inégalités de droit ou
de fait sont innombrables et fortement légitimées. Femmes, enfants,
pauvres, drogués, malades et handicapés, étrangers, demandeurs d’asile
politique, emplois pénibles ou informels ont tous leurs lobbies attitrés.
Dans un pays empreint de passion pour l’instruction publique, les
enfants font l’objet par certains cantons d’une orientation pédagogique
radicale. Elle est controversée mais efficace lorsqu’elle s’applique à
freiner les élèves les plus doués, autant qu’à accélérer les autres, en
vue d’atténuer les inégalités. Les notes à l’école sont fréquemment
dénoncées comme des mécanismes d’évaluation répressifs et inéga-
litaires.
Le conformisme constitue un autre trait des Suisses. En 1991, au
scandale de ses compatriotes, l’écrivain Friedrich Durrenmatt avait
salué l’attribution du prix Duttweiler à Václav Havel, par un éloge du
dissident tchèque4. Il alléguait que le conformisme des comportements
tendait à instituer dans la société un degré d’autosurveillance et au
besoin d’autorépression, qui faisait de chaque Suisse son propre geôlier.
La remarque était outrancière, et la comparaison injurieuse vis-à-vis
de l’expérience de la dissidence à l’est de l’Europe.
On prit mal en Suisse cette dénonciation du conformisme social,
sous-produit pourtant reconnu de la concordance et du bon sens (prag-
matique) confédéral. Ne se livre-t-on pas depuis des décennies à la

4. Friedrich Durrenmatt, Pour Václav Havel, traduit en français par Gilbert Musy, Carouge-
Genève, Zoé, 1995.

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

surveillance sourcilleuse des enfants, des animaux domestiques, du


bruit dans les immeubles après neuf heures du soir, des déchets et des
odeurs, de la taille des haies, de la décoration des pelouses ? La ponc-
tualité ne confine-t-elle pas à l’obsession nationale ? Tout manquement
est réprouvé comme une faute morale. Une même attention ménagère
s’applique au paysage, à la nature et aux constructions. La protection
de l’environnement est plus volontiers restauratrice et conservatrice,
notamment des paysages alpins, que radicale.
La normalité s’accompagne, à l’occasion, de la prédication morale
des citoyens les uns aux autres. Ce cadeau, diversement reçu par les
Suisses, vise à s’assurer que les normes sociales sont bien observées,
que la confiance rompue par accident sera rétablie au plus vite. On le
voit dans les incidents de la circulation automobile. Tandis qu’ailleurs
ils se ponctuent par des gestes explicites et des injures, le Suisse
s’évertuera à prodiguer au fautif un cours de morale réparateur.
La prudence politique se manifeste enfin par un formalisme
procédural. La prise de décision s’entoure en amont de précautions des
plus démocratiques. La consultation tous azimuts précède la fabrication
des lois, à l’initiative gouvernementale dans le parlement bicaméral.
Sa mise en question est ensuite ouverte par les voies de la démocratie
directe. Puis les administrations appliquent ces décisions au jour le
jour. Lorsqu’à l’issue du chemin procédural, la décision s’avère
excessivement difficile à appliquer, les administrations publiques se
réfugient volontiers dans un juridisme formel. D’où, par exemple, les
graves erreurs commises dans la reconduite, vers des pays à haut
risque, de réfugiés demandeurs d’asile dans les années 1990. Lorsque
le problème de fond est trop complexe pour être tranché, on laisse la
procédure aller jusqu’à son terme, en dépit d’un aboutissement parfois
absurde. Le droit procédural devient du coup plus qu’un moyen, la mise
en ordre ultime du consensus social.

Le droit comme sauf-conduit extérieur


L’aversion des Suisses pour l’inégalité se donne libre cours dans les
relations internationales de la Confédération où, reflétant le sentiment
populaire, elle favorise les acteurs discrets et vulnérables, à son image.
Les petits pays, les organisations non gouvernementales, les normes du
droit international qui les protègent font l’objet de la sollicitude suisse
et de ses engagements principaux, à l’enseigne notamment de la Croix-
Rouge. Il s’agit toujours d’identité : la Confédération n’aurait pas
survécu sans la protection méticuleuse des minorités, notamment
linguistiques, en son sein.
Une telle éthique de la miniature professe la modestie des appa-
rences. L’argent et la richesse, centraux dans le développement de la

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

Suisse, se manifestent traditionnellement par du luxe, sans doute mais


de bon aloi, dans l’habitat, les infrastructures, le mode de vie et le
commerce. À l’échelon international, la modestie se traduit par la
discrétion fonctionnelle de l’État neutre (modéré et empathique). À quoi
s’ajoute une sorte de déni de réalité dans les domaines où la Suisse
exerce une véritable influence : les banques, la finance, certains domai-
nes industriels. On pourrait évoquer à ce sujet une vision puritaine,
issue de l’humilité protestante, autant que la recette éprouvée de
discrétion dans le domaine international.
L’a priori suisse contre la puissance des nations − nécessairement
injuste et prédatrice − se combine en effet avec la réserve constante du
comportement dans les relations internationales de la Confédération.
La Suisse ayant réussi à traverser deux guerres mondiales en mainte-
nant son intégrité, malgré des inclinations parfois divergentes parmi
son peuple, il lui reste quelque chose d’une invisibilité choisie. À
l’évidence, la situation actuelle, où la plupart des pays d’Europe sont,
comme la Confédération, à la fois moyens et riches, ne correspond plus
à cette modestie de fonction.
La crainte de la puissance se complète d’ailleurs, dans la tradition
républicaine de la Suisse, d’un refus des aristocraties ou des élites.
Aussi les milieux dirigeants, les ministres et les chefs d’entreprise,
exercent-ils leur charge de manière ostentatoirement modeste, à la
manière des démocraties du nord de l’Europe où les familles royales
roulent en vélo. Une méfiance comparable s’exerce aussi vis-à-vis des
intellectuels, voire du langage lui-même, comme porteurs d’exorbitantes
prétentions. La pluralité des langues officielles en Suisse vaut d’ailleurs
garde-fou contre toute tentation d’hégémonie culturelle et linguistique.
La médiocrité, au sens de moyenneté, est un garde-fou selon Montes-
quieu. Peut-être le garde-fou est-il en Suisse trop sévère.
Toujours au titre de l’esthétique de la miniature, la minutie fait partie
de la suissité. Un peuple industrieux s’adonne au travail patient et bien
fait. Il lui arrive d’ailleurs en tant que peuple de voter pour le maintien
de la durée légale du travail. Bien avant le discours du management
moderne, l’industrie suisse avait fait du travail de précision, de la
valeur ajoutée et de l’excellence son label international, dans l’horlo-
gerie et ailleurs. Avec le chômage, qui apparaît en Suisse dans les
années 1990, cette image ne fait que se conforter.
L’impact de l’éthique de la petitesse est constant dans le domaine de
la communication. Ceci vaut aussi bien au dedans qu’à l’extérieur. Les
épisodes récents : fonds en déshérence, rapport à l’Union européenne,
montée du populisme, attaques contre le secret bancaire, ont appris aux
Suisses que l’on ne maîtrise pas sa propre image en tant que nation. Il
a donc fallu y travailler sur le plan international et les contrefeux,
diversement réussis, ont été nombreux de la part de la diplomatie
suisse. Les médias reflètent et produisent la tension entre une nostalgie

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

de l’invisibilité internationale et l’affirmation d’une singularité souve-


raine et ombrageuse.
Mais il a fallu aussi réviser le corpus identitaire, ce à quoi s’appli-
quent notamment les partis, l’UDC et surtout les médias. Ceux-ci
subissent depuis vingt ans les mêmes mutations qu’ailleurs : concen-
tration en groupes de presse puissants, gratuité ou échappement des
contenus vers le Web, hors de la médiation journalistique. Concentra-
tion, tabloïdisation et blochérisation des médias vont de pair. En effet,
la mise en scène du divertissement et des faits divers violents aux
dépens des grands enjeux produit dans le public les frissons d’anxiété
et de jouissance, dont la politique a besoin, ici comme ailleurs, pour
avancer ses solutions sécuritaires.
Tout au long de la campagne déclenchée en 2009 contre le secret
bancaire, le gouvernement suisse semble pris à contre-pied. Il attend
que la perfection de son propre ordre juridique interne s’impose comme
une évidence aux relations internationales. Or les coups joués ou
assénés y sont rapides et sauvages, exigeant une anticipation d’un autre
ordre que celui de la prévisibilité du droit. L’OCDE, l’Union européenne
seront en mesure de déjouer le formalisme de la Suisse dans les
relations avec elle.

Le secret bancaire
La crise du secret bancaire commence publiquement lorsque l’OCDE
interpelle la Suisse en 2009 sur ses pratiques de dissimulation d’avoirs
déposés par des étrangers dans des banques du pays. Selon les
allégations de l’organisation internationale, ces avoirs, ou une partie
d’entre eux, sont activement dissimulés et donc soustraits aux fiscs
étrangers par les déposants. Ils constituent ainsi des éléments de fraude
fiscale dans le droit du pays lésé.
Ce n’est pas la première fois que la Suisse est attaquée sur ses
banques, aussi bien par des pays de l’Union européenne, ses voisins,
que par les États-Unis. Les États-Unis à leur tour renouvellent cette
offensive en 2009 par des poursuites judiciaires lancées contre la
banque UBS, accusée non seulement de soustraction au fisc étranger,
mais d’avoir incité des citoyens américains sur le sol américain à ce
type d’évasion fiscale.
Ces deux initiatives, bientôt relayées par d’autres, Allemagne, France
et Italie, à la faveur de la crise économique et relayées par le G20 de
2009 tombent comme un coup de semonce sur une Confédération qui
ne s’y attendait pas. Dans le passé, de nombreux contentieux s’étaient
soldés par des négociations et des accords bilatéraux concernant,
notamment le blanchiment d’argent sale et la non double imposition
(NDI). La Suisse avait à cette occasion réglé son pas sur celui de ses
censeurs, en émettant une réglementation sévère et exemplaire contre

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

les risques de blanchiment dans ses établissements financiers. Forte


de ce précédent, la Confédération se tenait pour quitte, tout en sachant
que du côté européen les indignations contre l’évasion fiscale se
poursuivaient.
Les accusations de l’OCDE et des États-Unis ouvraient en Suisse une
brèche de confiance dans son système bancaire. La coïncidence de la
crise financière mondiale, des tensions tous azimuts qu’elle suscitait à
l’encontre des places financières et des paradis fiscaux, produisait un
choc dans l’opinion suisse. Ce n’était pas qu’un simple incident
technique mais la mise en question frontale de la conduite de la Suisse
dans ses rapports avec l’étranger. Il n’y avait pas eu d’accusations aussi
dures depuis l’affaire des fonds en déshérence en 1996 et plus
anciennement de la vague anti-immigration des années 1970.
Depuis lors, la Suisse a certes été retirée de la liste noire des pays
de l’OCDE (une des organisations occidentales auxquelles la Suisse
apportait depuis des décennies une collaboration enthousiaste). Berne
a donc fait diligence pour négocier avec ses voisins les plus pressants
des nouveaux accords bilatéraux de non-dissimulation fiscale. De
nombreux accords ont abouti et sont en voie de ratification avec
l’Allemagne ou la France. D’autres sont encore en chantier. La Suisse
s’est engagée à respecter plus scrupuleusement les standards de l’OCDE,
sans pour autant accepter la procédure dite d’échanges d’information
automatique sur les fonds évadés en Suisse. Loin d’être clos, le dossier
a ouvert en Suisse un débat douloureux entre les partis, sur la manière
de se plier aux injonctions extérieures ou d’y résister.

Fortune et infortune de la Suisse


Les usages passés en revue sont des représentations. Les Suisses
aiment s’y contempler et persévérer dans leur image de société unie.
L’horloger, penché sur ses ébauches, se reflète dans la perfection de
son labeur. De tels clichés sont pourvus d’une forte charge affective.
Ils forment un discours unificateur, normatif, plein de contradictions
logiques et vécues, en bref une identité. Pour la Suisse, nation de
diversités locales et d’intenses échanges identitaires, la vision
commune est vitale.
La crise du secret bancaire, comme celles des institutions et du rôle
de la Suisse, atteint un pays accusé de déloyauté par ses partenaires.
Sur fond de dérapage financier mondial, qui dégage un arrière-goût de
tromperie, elle pose aux Suisses la question de la bonne foi de leurs
banques. Les banques sont au cœur du procès, un peu comme dans
l’affaire des fonds en déshérence en 1996. Et certaines questions sont
semblables : qui savait quoi et à partir de quand ? La plupart des
Suisses − tous ne sont pas familiers des techniques de la gestion de

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

fortune − savaient que leurs banques faisaient une large place aux fonds
évadés de l’étranger ? Mais ceux qui s’en indignaient étaient minori-
taires, puisque le gouvernement ne trouvait rien à y redire et l’opinion
majoritaire non plus.
En dépit de ses efforts après guerre pour participer à la reconstruc-
tion de l’Europe et à la réparation des dommages d’une guerre qui
n’était pas la sienne, la Suisse souffre d’une faiblesse récurrente de son
image à l’extérieur. Un procès lui est intenté en manque de solidarité,
surtout en Europe5 (Adolf Muschg). Même si la critique est injuste, la
Confédération sait qu’on la regarde comme un pays privilégié, géré avec
une prudence volontiers rabougrie et donneuse de leçons de gestion et
de démocratie. Aussi l’accusation de déloyauté qui sous-tend les
attaques contre le secret bancaire est-elle profondément ressentie dans
le pays. Les débats dans les médias et au parlement en témoignent.
D’autant que la ligne de défense principale des banques, mais aussi
du gouvernement, affirme que si des fonds se « réfugient » en Suisse,
c’est parce que les pays dont ils proviennent sont mal gérés, du point
de vue de la concurrence fiscale en vigueur à l’échelle mondiale… Or
la résonance morale d’une telle controverse aggrave l’impact politique
et diplomatique du contentieux. En fin de compte, les pays voisins
allèguent que les banques opèrent, en accord avec le gouvernement
suisse, dans un régime de tricherie.
Des objections semblables reviennent de manière cyclique depuis
cinquante ans dans les relations extérieures du pays. La Suisse aurait,
selon le débat douloureux des années 1990, collaboré avec l’Allemagne,
géré de manière contestable l’immigration et le refuge sur son territoire
pendant la Deuxième Guerre mondiale, dissimulé les fonds en déshé-
rence. Désormais, elle se rendrait coupable de concurrence déloyale
en matière bancaire. L’Union européenne semble ainsi prendre le relais
de critiques anciennes.
Le jeu de la Suisse sur le plan européen, à la fois au centre et en
surplomb, conforme et singulier, modeste et hautain, éthique et procé-
dural cultive une sorte de décalage qui creuse la différence et distend
les liens.
En Europe se dessine l’image d’un passager clandestin de la cons-
truction du continent, free rider. Ce n’est pas tant l’exactitude contes-
table de cette image qui affecte l’opinion intérieure en Suisse que sa
récurrence. Il est difficile pour un petit pays d’avoir raison tout seul,
surtout quand il s’habille de vertu. La découverte de l’aliénation de sa
propre image au jugement désobligeant des autres est pénible. Un
sentiment d’injustice envahit une partie croissante de la population
devant les reproches adressés aux comportements et à des valeurs iden-

5. Pour une compréhension suisse de ce procès, voir Adolf Muschg, Wenn Auschwitz in der
Schweiz liegt, Francfort, Suhrkamp, 1997.

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

titaires suisses. On redoute en Suisse un harcèlement international, ou


Swiss bashing. Ce sentiment est pour beaucoup dans la montée du
blochérisme.
Par ailleurs, sous le manteau de la stabilité, la Suisse a changé au
cours des dix dernières années. Les événements l’obligent à sortir de
sa réserve. La séquence – rejet de l’Europe et voie solitaire, fonds en
déshérence, usure du régime politique, levée du secret bancaire –
affecte la conscience collective nationale.
Au cœur de cette nation née de la volonté, Willens Nation, la concor-
dance se construit ou se distend autour de l’intérêt général. Suisse et
Union européenne s’adossent actuellement à un postulat négatif et
réciproque, quoique jamais exprimé dans leurs relations : elles se
prédisent mutuellement l’échec. Bruxelles estime que la Suisse, intime-
ment liée au continent, ne tiendra pas durablement dans sa voie soli-
taire. L’Union européenne, aux yeux des Suisses, échoue à s’intégrer.
Il n’y a, dès lors, de rapprochement entre les deux que bricolé.
La représentation des Suisses par eux-mêmes se délite par endroits.
La Suisse est isolée politiquement dans la jungle multipolaire de la
mondialisation, autant qu’ébranlée en son sein par la dissolution des
ciments traditionnels. L’UDC se donne pour vocation apparente de répa-
rer l’une et l’autre. Pourtant, en minant la concordance par des moyens
électoraux licites, le parti ébranle non seulement le consensus politique
mais le corpus des valeurs et usages suisses. Celui-ci recouvre large-
ment le credo libéral d’après-guerre partagé par tout l’échiquier politi-
que suisse. Les libertés, l’État de droit, l’égalité et la solidarité instituée
de l’État-providence en font partie. L’UDC affirme vouloir restaurer ces
valeurs, mais dans les faits elle les saborde. Elle empêche les arbitrages
démocratiques les plus délicats sans contrepartie constructive.
La Suisse présente s’éloigne du reste de l’épure initiale. Le fédéra-
lisme n’est plus l’idée neuve qui conjuguerait harmonieusement les
différences culturelles et linguistiques. La démocratie directe, parfois
enviée à l’étranger comme une soupape pour la démocratie représen-
tative, se révèle aussi un levier pour les démagogies et un frein
institutionnel.
Le pays n’est plus aussi divers que le croient les Suisses. Ici comme
ailleurs, la consommation se substitue à l’esprit civique, le marché à
l’espace public et la « com » à la fonction démocratique des médias.
Moyennant quoi, les Suisses se ressemblent de plus en plus, en dépit
de leurs diversités originelles de langue et de culture. Les libertés, en
particulier le pluralisme des médias, des partis et des identités n’y
trouvent pas leur compte, malgré l’autocélébration des sociétés
démocratiques à cet égard.
La bonne foi reste certes un lien civique, mais le citoyen est d’abord
englué dans une passion matérialiste. Des mots comme transcendance,
plaisir différé, sacrifice pour l’intérêt général deviennent de savoureux

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L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

anachronismes. L’intérêt général s’incarnait de manière exemplaire


dans le service militaire de milice, aujourd’hui en voie de disparition,
compte tenu de la nouvelle donne stratégique. L’égalité reste proclamée
en tant qu’exigence politique, mais l’inégalité des revenus se creuse
sans scrupule ni modestie. La discipline sociale est mise à mal par
l’individualisme postmoderne.
Fausse conscience et fausse représentation de la Suisse par ses
habitants menacent l’authenticité traditionnelle du pays et s’insinuent
comme un malaise identitaire. Chacun pressent que les vertus suisses,
encore efficaces dans l’économie, sont des usages en danger.
La réponse de l’UDC au malaise est adéquate si l’on en juge par son
succès électoral croissant. Le parti réussit, puisque l’agenda sur les
grands problèmes cités est en bonne partie dicté par lui. Sa ligne va
probablement conduire à un renoncement renouvelé à l’Europe politi-
que, mêlé de concessions croissantes aux demandes matérielles
« compensatoires » de l’Union européenne. Le glissement réactionnaire
sur le plan interne, marqué par une politique anti-immigrants résolue
et par une destruction de la concordance au centre de l’échiquier
politique, s’accentuera. Les partis du centre qui sont le moyeu de la
démocratie suisse en souffriront électoralement. Cependant l’économie
suisse reste florissante, malgré la crise financière.
Le pays est capable de réagir de manière constructive quand sa
cohésion est en jeu, ce qui est le cas. Mais les processus sont lents et
les perspectives électorales d’octobre 2011 peu encourageantes.
Antoine Maurice

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Jemma el-Fna 2011.


L’artiste, le touriste et le terroriste

Bernard Debarbieux*

M ARRAKECH, printemps 2011 : en cette saison, la ville connaît le pic


habituel de sa fréquentation touristique. Les familles des classes
moyennes marocaines, de plus en plus éprises de voyage et entichées
de la ville rose, affluent pendant la semaine de congés scolaires, situés
cette année au début du mois d’avril. Peu après, les Européens pren-
nent le dessus, au rythme des congés institués de part et d’autre du
week-end pascal.
La place Jemma el-Fna, aux portes de la médina, est le lieu préféré
des touristes, qu’ils soient marocains ou étrangers. Jemma el-Fna est
cette place sans grand cachet architectural, mais incroyablement
animée, de jour comme de nuit. Siècle après siècle, elle a vu s’installer
des conteurs et des charmeurs de serpents, des acrobates et des
musiciens, des vendeurs d’oranges et des restaurants ambulants, attirés
par la présence de voyageurs, de pèlerins et de marchands qui circulent
entre le Sahara, l’océan et la Méditerranée. Avec le temps, elle est
devenue un théâtre dans lequel se sont échangés et mélangés à la fois
des arts populaires, des rites magico-religieux et des savoir-faire
économiques. Les pèlerins et les marchands au long cours ont disparu ;
les voyageurs ont cédé la place aux touristes. Mais Jemma el-Fna a
gardé cette animation populaire qui ravit les Marrakchis et tous les
Marocains avec eux, et perpétué sa vocation de cœur battant d’une ville
comptant désormais plus d’un million d’habitants.
Pour cela même, les voyageurs européens d’abord, du monde entier
ensuite, l’ont adoré et l’adorent encore. Dans ce fantasme d’Orient, il
est facile au touriste d’imaginer qu’il plonge dans un monde à la fois
exotique et saisissant. Mais il ne peut vraiment en faire partie.

* Professeur à l’université de Genève. Professeur invité à l’université de Marrakech.

Juillet 2011 30
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Jemma el-Fna 2011. L’artiste, le touriste et le terroriste

Beaucoup des attroupements, à commencer par ceux que dessinent le


public des conteurs, leur sont fermés. L’arabe dialectal y est de mise
et ces histoires se traduisent mal. Dès lors, le touriste occidental déam-
bule, jette rapidement un œil et repart, incapable d’entrer dans le jeu,
avec le sentiment de ne pas être tout à fait à sa place. Alors il se réfugie
dans les souks ou dans les hauteurs. Depuis quelques décennies, les
terrasses situées au sommet d’immeubles qui cernent la place, rehaus-
sés pour la circonstance, se sont multipliées. La clientèle est occiden-
tale ou japonaise, chinoise depuis peu. Les touristes peuvent alors
porter ce regard plongeant que tous les guides recommandent, dans la
contemplation de la nature comme dans l’observation des hommes et
des paysages. La clientèle marocaine, les Marrakchis d’abord et les
nouveaux riches de Rabat et de Casablanca ensuite, reste souvent au
rez-de-chaussée, à hauteur de rue, là aussi où les prix sont restés à leur
portée.
C’est une de ces terrasses, celle de l’Argana, qu’a visée un poseur
de bombe le 28 avril 2011. Une des plus en vue, en ruine désormais.
Les victimes sont françaises, marocaines, suisses, touristes et Marrak-
chis, consommateurs et salariés de l’établissement et des boutiques
attenantes. L’impact est énorme. L’annonce de l’événement et ses
interprétations diverses se sont répandues à la vitesse stupéfiante, celle
du traditionnel bouche à oreille et celle des appels téléphoniques. Les
médias du monde entier en ont rendu compte presque instantanément,
avec des images terribles de scènes que l’immense majorité des
Marrakchis n’ont pas vu de leurs propres yeux. L’information qui circule
à Marrakech, y compris sous la forme du bouche à oreille, mêle la
rumeur de la rue et les informations télévisées, souvent plus précises
et plus réactives.
Trois semaines plus tard, l’attentat n’est toujours pas revendiqué.
Sept suspects, salafistes notoires et apôtres du Jihad, sont entre les
mains de la police. Ils n’ont pas parlé ou leurs paroles n’ont pas franchi
les murs entre lesquels ils sont tenus confinés. Mais le lieu visé parle
à lui seul. La cible, ce sont des touristes occidentaux, amateurs d’une
de ces terrasses surplombantes dont ils ont fait leur balcon d’observa-
tion. Ou plus précisément, puisque le terrorisme, comme on dit, choisit
ses victimes à l’aveugle, elle est le tourisme international lui-même.
Celui sur lequel le Maroc et Marrakech fondent leurs espoirs de
développement, celui par lequel se diffusent et s’échangent des codes
culturels. Comme à Bali en 2002, la cible, c’est cette interface économi-
que et culturelle qui transforme petit à petit une île ou une ville sous
les yeux souvent approbateurs, parfois effrayés, de ses habitants.
Comme pour Bali, la circulation des images à l’échelle du monde et la
rumeur en ville ont fait leur travail : de haut lieu du tourisme
international, Jemma el-Fna est devenue, pour quelque temps du moins,
un des stigmates de l’intolérance culturelle.

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Jemma el-Fna 2011. L’artiste, le touriste et le terroriste

À la mi-mai, la place Jemma el-Fna continue de déployer ses activi-


tés diurnes et nocturnes avec ce semblant d’insouciance qui ne trompe
personne. Le rythme est à peine troublé par des manifestants, enfants
des écoles, Marrakchis, résidents étrangers, qui défilent jour après jour
pour dénoncer le terrorisme et ce qui, pour la grande majorité des Maro-
cains, est perçu comme une offense. Pourtant, pendant une semaine,
une animation particulière s’est emparée de la place. On y célèbre le
10e anniversaire de l’inscription du site au titre du Patrimoine mondial
de l’humanité. La fête après le drame ? Comme pour oublier ? Certaine-
ment pas. Toujours avides d’événements, touristes et Marrakchis accou-
rent encore et toujours, mais leurs oreilles résonnent encore des souve-
nirs de l’explosion. D’ailleurs la façade éventrée de l’Argana, tout
récemment maquillée d’un échafaudage couleur blanc cassé, est bel et
bien là, en fond de scène, comme un fantôme que l’on aurait convié aux
festivités. Les organisateurs de cette célébration ne veulent pas
l’occulter. Mais ils ont manqué de temps pour adapter leur programme.
Alors le drame est là, dans la solennité des discours de dénonciation
et des hommages aux victimes. Les usagers de la place vont et viennent ;
certains visitent une exposition de photographies anciennes et récentes
de la place, installée dans les locaux de la Banque du Maroc ; la plupart
assistent aux spectacles donnés par les héritiers des traditions cultu-
relles et artistiques de Jemma el-Fna. Ceux-ci sont invités pour la
circonstance à se produire sur une scène semblable à celles des
concerts publics que l’on trouve aujourd’hui dans toutes les grandes
villes du monde.

Les terroristes, les touristes et les artistes se croisent, se heurtent et


se succèdent comme si leurs mondes, bien différents, s’interpénétraient
le temps d’une rencontre, d’une célébration et d’un attentat. Mais ils
ont tous un point commun qui est d’être des acteurs ou des figures,
parfois à leur insu, d’une mondialisation culturelle par laquelle se
reformulent les identités collectives et se redéfinissent les lieux de leur
expression. Les touristes sont pour une part des voyageurs du monde,
curieux d’altérité. Certains en consomment les clichés et confortent
ainsi des identités bien établies ; d’autres sont porteurs d’un idéal
cosmopolite qui suppose que les identités de chacun soient reformulées
au contact des autres, dans un souci d’ouverture et de tolérance. Les
terroristes rejettent ces clichés, ce cosmopolitisme et les pratiques
qu’ils engendrent. Ils affichent dans l’espace public, celui de la place
et celui des médias, une identité radicale qui renvoie ceux qui ne sont
pas des leurs à leur altérité fondamentale. Mais leur mode d’action fait
des médias mondiaux, les mêmes qui alimentent le tourisme, leur arme
de combat. La mondialisation de l’information est leur meilleure alliée.
Quant aux artistes, ils sont devenus à leur insu, en mai 2001 lors d’une
séance de travail organisée par l’Unesco au Mali, les représentants

32
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Jemma el-Fna 2011. L’artiste, le touriste et le terroriste

patentés d’une culture populaire et d’une identité collective qui portent


le nom de « chef-d’œuvre » universel.

Le patrimoine de qui ?
Ils ont été parmi les premiers à se voir reconnaître ce statut.
Pourtant, à cette date, cela fait plus de trente ans que l’Unesco travaille
à définir et identifier un patrimoine mondial de portée universelle. Mais
dans le texte initial de la « Convention concernant la protection du
patrimoine mondial, culturel et naturel », ratifié aujourd’hui par
187 États de la planète, il s’agit de labelliser des objets matériels, des
sites naturels et culturels, dont la valeur, dite « exceptionnelle »,
dépasse le cadre que les États signataires donnent eux-mêmes à la
notion de patrimoine. Et il faut attendre vingt années supplémentaires
pour qu’on prenne la mesure des limites de la démarche : la grande
majorité des sites labellisés sont situés dans les pays du Nord, mieux
dotés en monuments culturels ; les pays du Sud où la culture est plus
fréquemment de tradition orale sont sous-représentés. En outre, les
critères et modalités de l’expertise, qui se veut objective, quasi
scientifique, attribuent une qualité aux monuments en fonction de
systèmes de valeurs qui peuvent être étrangers aux sociétés qui les
hébergent. Certains comparent la procédure aux concours de beauté
féminine dans lesquels la variété des couleurs de peau et de la nature
des cheveux n’apporte que des nuances par rapport aux codes
uniformes qui prévalent toujours in fine : les mensurations du corps et
l’élégance des visages1. Bref, ce sont les valeurs et les goûts de la
civilisation occidentale qui fixaient la règle du jeu, sans grand égard
pour la diversité de ces goûts et de ces valeurs à l’échelle du monde.
Le comité du patrimoine mondial a incorporé cette critique à sa
propre réflexion et adopté des perspectives complémentaires dans sa
procédure. Il a d’abord introduit en 1992 la notion de « paysage
culturel » qui, avec le temps, est devenue la principale catégorie pour
laquelle des demandes de labellisation ont été formulées ensuite. Cette
catégorie a permis de labelliser des paysages dits vivants que les
pratiques ordinaires contribuent à entretenir, comme dans le cas,
souvent cité en exemple, des rizières en terrasse des Philippines. Cet
élargissement de la gamme des sites labellisables ouvrait la voie à la
prise en compte simultanée d’une expertise savante et de savoir-faire
locaux, et au dépassement du dualisme nature-culture de plus en plus
perçu, lui aussi, comme l’expression d’une vision occidentale du monde

1. R. Wilk, “Learning to be Local Belize: Global Systems of Common Difference”, dans


D. Miller, Worlds Apart. Modernity Through the Prism of the Local, Londres, Routledge, 1995,
p. 110-133.

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Jemma el-Fna 2011. L’artiste, le touriste et le terroriste

et du patrimoine2. Le comité du patrimoine mondial a introduit enfin


la notion de « patrimoine culturel immatériel ».
La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel,
adoptée en 2003, cible autant « les pratiques, représentations, expres-
sions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets,
artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les commu-
nautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent
comme faisant partie de leur patrimoine culturel » (art. 2). Plus encore
qu’avec la notion de « paysage culturel », cette initiative élargit et
infléchit de façon significative la philosophie qui guide la conservation
du patrimoine à l’Unesco. Elle vise en priorité des savoirs et des savoir-
faire, secondairement leur expression matérielle, éventuellement leur
ancrage dans des sites particuliers. Tout aussi important, elle confie la
priorité de la reconnaissance de la valeur culturelle de ces savoirs et
de ces savoir-faire à ceux qui les portent, leur reconnaissant, « le cas
échéant », la compétence à y voir eux-mêmes une forme patrimoniale.
On est emporté loin de l’approche « monumentaliste » qui avait prévalu
durant les premières décennies, loin aussi de l’exercice longtemps
exclusif de l’expertise savante. Les groupes culturels sont invités à
devenir les promoteurs de leurs propres traditions et les garants de leur
valeur patrimoniale.
Ce tournant explique l’arrivée en force de deux références dans les
textes de l’Unesco : celle, explicite, à l’identité et celle, implicite, à la
réflexivité. Dans une conférence donnée l’année de sa finalisation, le
sous-directeur général pour la Culture à l’Unesco estime que la conven-
tion de 2003 donne « une meilleure appréciation du patrimoine immaté-
riel comme source d’identité culturelle, de créativité et de diversité3 ».
Plus explicite encore, cette convention de 2003 elle-même stipule que
« ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en généra-
tion, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonc-
tion de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire,
et leur procure un sentiment d’identité et de continuité ». La valeur
autoréférentielle de l’identité est ici explicite ; elle tend même à être
valorisée comme un élément patrimonial en soi. En reconnaissant cette
valeur identitaire, autoréférentielle donc, à des pratiques et des savoir-
faire, et en leur confiant un rôle dans leur labellisation, l’Unesco attend
des détenteurs de cette culture immatérielle qu’ils procèdent à un
véritable exercice de réflexivité.

2. P. Descola, Par-delà la nature et la culture, Paris, Gallimard, 2005.


3. Mounir Bouchenaki, “Place-Memory-Meaning: Preserving Intangible Values in Monuments
and Sites”, The Interdependency of the Tangible and Intangible Cultural Heritage, 14e assemblée
générale et symposium scientifique de l’ICOMOS, Victoria Falls, Zimbabwe, 27-31 octobre 2003.

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Jemma el-Fna 2011. L’artiste, le touriste et le terroriste

Retour sur Jemma el-Fna


Deux ans avant l’adoption de la Convention de 2003, une première
liste de dix-neuf « chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de
l’humanité » avait été communiquée. Les pays du Sud, handicapés par
l’idéologie « monumentaliste » qui présidait à l’élaboration des listes
antérieures, en sont les premiers bénéficiaires : quatorze « chefs-
d’œuvre » y sont localisés alors que l’Europe en compte trois, le Japon
et la Corée un chacun.
Parmi ces dix-neuf « chefs-d’œuvre » figure « l’espace culturel de la
place Jemma el-Fna ». Souvent détaillé dans les réunions du comité du
patrimoine mondial, il semble même être conçu comme étant exem-
plaire aux yeux des promoteurs de ce nouveau label. Elle doit ce statut
autant au caractère qualifié d’exceptionnel des pratiques culturelles
qui y prennent place – « un lieu de rencontre et un centre de créativité
extraordinaire où les raconteurs d’histoires, les musiciens, les jongleurs,
les danseurs, les mangeurs de verre et les charmeurs de serpents
pratiquent leur art » – qu’à sa capacité à établir un point de rencontre
entre patrimoine matériel et immatériel – « la place est une parcelle de
l’identité de la ville de Marrakech, à la fois site remarquable, grâce à
sa forme et celle des rues et bâtiments avoisinants, et un lieu culturel
en raison de la vitalité de son rôle de lieu de rencontre4 ». C’est donc
autant le contenant et le contenu, la place et les activités qui y prennent
place, auxquels le comité du patrimoine mondial donne sa reconnais-
sance, procédant là à un compromis habile entre sa traditionnelle
approche par site et sa nouvelle prise en compte du patrimoine imma-
tériel. C’est cette combinaison singulière que les festivités du 10e anni-
versaire ont cherché à célébrer : les photographies exposées à la Banque
du Maroc font se répondre plusieurs générations de clichés mettant en
scène les usagers de la place ; le plateau aménagé sur le côté met à
l’honneur, dans un dispositif scénique inhabituel pour le lieu, les
artistes les plus emblématiques de Jemma el-Fna. Notons au passage
que ces photographies, souvent de valeur plus anthropologique
qu’artistique, participent de cet exercice de réflexivité implicitement
promu par l’Unesco. Notons aussi que le dispositif scénique offert aux
artistes les place dans une situation inhabituelle, un peu comme des
artistes de rock à l’occidentale ; elle reconnaît leur condition d’artiste
certes, mais banalise celle-ci aussi en les coupant de l’espace
d’interaction qu’ils avaient l’habitude de constituer autour d’eux. C’est
peut-être dans ces menus détails que la mondialisation culturelle fait
aussi son œuvre.

4. M. Bouchenaki, “Place-Memory-Meaning…”, art. cité.

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Jemma el-Fna 2011. L’artiste, le touriste et le terroriste

Est-ce que le terroriste qui a fait exploser le café Argana visait aussi
la reconnaissance de la place au titre du patrimoine mondial ? On ne
le sait pas encore. Mais il n’y aurait là rien d’étonnant. L’islamisme
radical, s’il s’avère que c’est bien cette idéologie qui a conduit ces
hommes à déposer cette bombe, comme tous les fondamentalismes
d’ailleurs, n’admet pas que les cultures et les religions soient commen-
surables ; encore moins qu’elles soient l’objet d’une appréciation
prétendument experte de la part de personnes qui ne font pas partie de
la communauté des croyants.

Détour par Bamiyan

Pour en prendre la mesure, un détour par l’Afghanistan peut suggérer


quelques pistes d’interprétation. En effet, le précédent des statues de
Bamiyan donne à voir une telle hostilité à l’idéal universaliste de
l’Unesco. Les faits sont sans doute encore dans les mémoires : au
printemps 2001, les bouddhas géants de Bamiyan, sculptés dans la
roche, sont dynamités sur ordre du gouvernement afghan, alors entre
les mains des talibans. La mesure avait été annoncée par le chef du
gouvernement, le mollah Omar, depuis des mois. L’explosion a été
filmée et les images largement diffusées par les médias. Le souci de
mise en scène est donc patent. Curieusement, les médias se sont le plus
souvent contentés de commentaires aussi péremptoires que stéréotypés,
proches de ceux que le régime taliban souhaitait susciter. La destruc-
tion était imputée à un régime barbare et intolérant, inconscient de la
valeur des biens archéologiques localisés sur son sol. Ce jugement
rapide atteste au moins de l’évidence avec laquelle s’est imposée la
philosophie du patrimoine de l’humanité puisque toute attitude
contraire semble désormais impensable.
Une analyse fine des faits révèle au contraire un message plutôt
sophistiqué, mais principalement destiné à d’autres auditeurs. Dans ses
discours de justification, le mollah Omar, représentant de la branche
wahabite de l’islam radical, a expliqué sa décision de plusieurs façons.
En qualifiant les statues géantes de « simples pierres », il exprime
certes un mépris profond pour les traces des religions qui ont précédé
l’islam sur ses terres. Mais il rappelle aussi la défiance traditionnelle
de sa religion pour toute forme de figuration religieuse et sa critique
de la culture matérialiste de l’Occident. En outre, arguant de son droit
de procéder ainsi, il affirme qu’il dispose d’une souveraineté pleine et
entière sur son territoire. Enfin, en déniant toute valeur patrimoniale à
ces statues dans le contexte de son pays souverain, il affiche la profonde
défiance de son gouvernement pour l’intérêt que l’Unesco marquait
depuis quelques années pour le site. Le comité du patrimoine mondial,

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Jemma el-Fna 2011. L’artiste, le touriste et le terroriste

au vu de l’état du site à la fin des années 1990, avait envisagé de le


classer au titre du patrimoine en péril. Cette procédure permet de se
passer de l’accord des autorités de l’État correspondant. La destruction
des bouddhas de Bamiyan était donc un message clair envoyé à
l’Unesco, accusé de prétendre détenir les codes et les clefs de la patri-
monialisation de l’universel de l’humanité. En outre, réceptionnaire
d’une proposition d’achat et de conservation des statues par le Metro-
politan Museum de New York, le gouvernement afghan se dit outré de
voir qu’on lui propose une somme d’argent considérable pour de
« simples pierres » au moment même où son peuple souffre des mesures
de boycott imposées par l’ONU. C’est donc une certaine idée du patri-
moine et du cosmopolitisme, et des identités collectives que l’Unesco
cherche à promouvoir, que visait à dénoncer ce dynamitage. C’est aussi
au nom d’une maîtrise souveraine des identités religieuses et patrimo-
niales dans le cadre d’un État islamique. Relayée par les médias du
monde entier, la destruction des bouddhas de Bamiyan s’apparentait à
une opération de communication politique qui prenait des formes assez
proches du terrorisme que le gouvernement taliban encourageait au
même moment. Frapper l’imagination du monde par des images de
violence pour mieux nier l’unité du monde et maintenir les cloisons
religieuses et culturelles qui fractionnent cette autre vision de l’huma-
nité. Cette guerre idéologique par images interposées précédait de
quelques mois seulement l’attaque contre les tours du World Trade
Center. Cette attaque, on le sait, était aussi téléguidée depuis le terri-
toire afghan.
En réponse à cette déclaration de guerre idéologique, l’Unesco adop-
tait, dès l’automne 2001, la notion de « crime contre le patrimoine
commun de l’humanité ». Elle ouvrait la porte à la condamnation de ce
type d’acte et donnait plus de crédit encore à l’idée d’ingérence patri-
moniale. Après la chute du régime des talibans, quelques mois plus
tard, elle organisait l’inscription du site au titre du patrimoine culturel.

Là où l’humanité peut voir à l’œuvre


sa propre mondialisation
Les poseurs de bombe de l’Argana avaient-ils en tête le précédent
des statues de Bamiyan ? On ne le saura sans doute jamais. Il est
probable par contre qu’ils pensaient à celui du World Trade Center,
triste modèle exemplaire de l’indifférence à la vie humaine et de la
fascination pour les images.
L’artiste populaire, le touriste dilettante et le terrorisme vengeur, que
les trajectoires font se croiser sur Jemma el-Fna, incarnent donc à eux
seuls trois postures à l’égard de la mondialisation culturelle et l’invo-

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Jemma el-Fna 2011. L’artiste, le touriste et le terroriste

cation de plusieurs formes d’identités collectives. La labellisation de


l’Unesco sanctionne la volonté des artistes, encouragée, sinon suscitée,
par de nombreux Marrakechis et l’État marocain, de voir reconnaître
au niveau international la valeur de leurs savoirs et de leurs savoir-
faire. Ce faisant, l’organisation internationale travaille, ici et comme
ailleurs, à faire de cette place un site dans lequel le visiteur peut déve-
lopper un cosmopolitisme éclairé, un sentiment d’appartenance à un
monde composé de cultures multiples, et des identités singulières
ouvertes à la reconnaissance des autres.
La mondialisation des pratiques touristiques est à la fois la condition
de cette démarche, et leur cosmopolitisation son objectif. C’est, aux
yeux de ses promoteurs, l’expérience directe des sites culturels qui peut
permettre d’accéder à ce cosmopolitisme éclairé, de le cultiver, et de
travailler ainsi, de façon réflexive, la diversité des cultures que les indi-
vidus contemporains portent en eux et approchent à la faveur de leurs
voyages. Mais cette démarche s’expose à deux risques principaux : celui
d’une dérive commerciale et économiciste ; et celui de la résistance de
ceux qui défendent l’idée d’un monde cloisonné, composé d’aires reli-
gieuses et d’identités culturelles hermétiques les unes aux autres, quitte
à faire passer le message par la voie des médias du monde.
Entraînée au gré des trajectoires géographiques et idéologiques de
ses usagers, Jemma el-Fna a changé de nature. Elle est promue par
l’Unesco comme « un lieu de rencontre et un centre de créativité extra-
ordinaire », certes ; mais elle est aussi une scène où se jouent les
rapports de force symboliques entre plusieurs conceptions de la
mondialisation culturelle et les instruments qui sont les leurs. Elle est
devenue un de ces lieux du monde où l’humanité peut voir à l’œuvre
sa propre mondialisation. C’est souvent exaltant, parfois terrifiant.
Bernard Debarbieux

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Humanitaires : neutralité impossible ?

Pierre Micheletti*
L’occidentalisation du monde s’est accompagnée
du déclin désormais visible de l’Occident1.

AU mois d’août 2010, deux événements ont secoué les équipes huma-
nitaires présentes en Afghanistan : l’exécution d’une équipe de dix
volontaires (huit expatriés et deux afghans) de l’ONG International
Assistance Mission (IAM), ONG confessionnelle chrétienne nord-
américaine puis, quelques jours plus tard, l’exécution de trois Afghans
travaillant pour l’ONG britannique Oxfam.
Le temps où les acteurs humanitaires arrivaient sur le terrain forts
d’une sorte d’immunité naturelle, qu’aucun des belligérants ne semblait
vouloir remettre en cause est révolu. Aujourd’hui, les humanitaires ne
sont plus automatiquement accueillis à bras ouverts par les populations
locales. L’accueil témoigne plutôt d’une prudence suspicieuse et peut
aller jusqu’à une violence délibérée, à laquelle le personnel local est
le premier exposé2.
Comment expliquer cette évolution de la perception des huma-
nitaires ?

* Professeur associé à l’Institut d’études politiques de Grenoble, président de Médecins du


monde-France de 2006 à 2009, auteur de : Humanitaire : s’adapter ou renoncer, Paris, Hachette,
2008.
1. Edgar Morin, « Les nuits sont enceintes », Le Monde, 9-10 janvier 2011.
2. E. Rowley, B. L. Crape, G. Burnham, “Violence-Related Mortality and Morbidity of Huma-
nitarian Workers”, American Journal of Disaster Medicine, janvier-février 2008, vol. 3-1 et
Stoddard Abby, Harmer Adele, DiDomenico Victoria, Providing Aid in Insecure Environments,
2009 Update, Londres, Overseas Development Institute, avril 2009 (HPG Policy Brief 34).

39 Juillet 2011
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Humanitaires : neutralité impossible ?

Un modèle occidental ?
Les principales ONG présentes à travers le monde, en volume, sont
d’abord et avant tout des organisations issues des pays occidentaux. En
2005, sur les quelque 10 milliards d’euros dépensés dans le monde
pour l’action humanitaire, une forte proportion de ce budget a été
engagée par des ONG occidentales. Les poids lourds de ces ONG sont
anglo-saxons : WorldVision, Care, Oxfam et ses différentes sections.
Mais il y a aussi l’ONG allemande Misereor et le groupe français MSF3.
Mais on regroupe sous le même label des organisations dont les
champs de compétences sont très variés (santé, agriculture, droits de
l’homme…), dont l’inspiration idéologique n’est pas homogène (confes-
sionnelle ou non…), dont la taille varie, des plus connues qui sont de
vraies organisations transnationales à la constellation des petites ONG
(qui ne comptent parfois qu’un seul permanent). Les ONG entretiennent
en outre avec l’État de leur pays d’origine des relations très variées.
On peut distinguer de ce point de vue trois grandes familles d’ONG4.
Un modèle dit « rhéno-scandinave » est constitué d’ONG qui entretien-
nent des relations fortes avec leurs États (exemples : Suède, Danemark).
Dans ces pays, une forte proportion de l’aide publique au développe-
ment transite par les ONG. Le modèle dit « anglo-saxon » reproduit un
schéma économique et de gouvernance issu du modèle néolibéral, fait
d’une certaine défiance à l’égard du rôle de l’État, sans pour autant
exclure un fort patriotisme. Enfin, dans le modèle dit « méditerranéen »,
les ONG se positionnent comme des outils de contre-pouvoir par rapport
au gouvernement de leur pays. Les ONG françaises et espagnoles
s’inspirent plutôt de ce modèle.
Ainsi le mouvement humanitaire international dessine-t-il les
contours d’une constellation hétérogène. Sur un même lieu peuvent
évoluer au coude à coude des dizaines voire des centaines d’ONG
(tsunami 2004, Haïti 2010) présentant de tels caractères distinctifs.
En dépit de cette diversité, l’aide humanitaire contribue à diffuser
un modèle de développement, parfois un modèle économique, venu

3. M. Doucin, les ONG : le contre-pouvoir ?, Paris, Toogezer, 2007, p. 229-231. Global Humanita-
rian Assistance (GHA) a publié un rapport, Public Support for Humanitarian Crises through NGOs,
actualisé en février 2009, dans lequel il décrit la provenance des financements des actions
d’urgence (humanitarian assistance) de l’aide humanitaire internationale. GHA a regroupé les
informations financières de 114 bureaux des dix-neuf plus grosses ONG mondiales humanitaires.
Ces ONG récoltent des fonds et sont issues de vingt-trois pays du monde entier. Cet échantillon
représente 60 % de l’estimation totale des dépenses dans les situations d’urgence des ONG
humanitaires. Ces dix-neuf ONG sont toutes originaires des pays faisant partie du Comité d’aide
au développement, donc de pays occidentaux. Leurs fonds privés représentent entre 75 % et 80 %
de l’ensemble des fonds privés des ONG dans le monde.
4. Édith Archambault, « Le secteur associatif en France et dans le monde », dans François
Bloch-Lainé (sous la dir. de), Faire société. Les associations au cœur du social, Paris, Syros, 1999,
p. 11-37.

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Humanitaires : neutralité impossible ?

d’Occident. Elle développe sur le terrain des outils de management des


équipes et de conduite de projet qui sont les fruits de schémas
professionnels développés dans les universités et les entreprises
occidentales. Il n’est plus possible aujourd’hui d’apporter uniquement
une aide humanitaire médicale strictement technique, véhiculant un
modèle biomédical issu des facultés de médecine occidentales. La prise
en compte des représentations à l’égard de la santé ou de la maladie
des populations locales s’impose. Les professionnels locaux sont le gage
de la prise en compte de ces représentations culturelles. Une des
grandes évolutions des quarante dernières années réside dans le fait
que la plupart des pays forment maintenant médecins, infirmiers et
autres professionnels de santé.
Les ONG, par leurs relations proches avec les médias, contribuent
aussi à la diffusion des représentations occidentales du monde. En effet,
les ONG « sans frontières » sont nées de la rupture avec la règle du
devoir de réserve qui prévalait à la Croix-Rouge depuis sa création et
qui montra ses limites pendant la Seconde Guerre mondiale. Désormais,
les médias se servent des moyens logistiques des ONG (transport, héber-
gement, moyens de transmission, etc.) qui, en retour, attendent qu’ils
parlent d’eux et des actions qu’ils mettent en œuvre, avec un impact
attendu sur la notoriété et, au bout du compte, sur les finances.
On assiste cependant depuis quelques années à une limitation
progressive du monopole occidental dans le traitement de l’actualité
médiatique internationale. La création de la chaîne satellitaire Al
Jazeera en 1996 en est une des expressions emblématiques. Le rôle
actuellement joué par cette chaîne dans la vague des révoltes arabes
en est une illustration évidente.
Aujourd’hui, des mouvements extrémistes sur les terrains d’interven-
tion humanitaire ont appris à utiliser le jeu complexe qui lie médias,
humanitaires et opinions publiques occidentales. Quand ils attaquent
ou enlèvent des volontaires étrangers, ils s’en prennent à la puissance
réelle ou supposée à la fois symbolique, économique et politique d’une
figure de l’Occident qui est à portée de main. Ils savent que leurs
actions seront fortement médiatisées et qu’elles peuvent ainsi « rappor-
ter gros » sur le plan politique. Il en va de même quand ce sont des
journalistes qui sont pris pour cible. Les responsables des ONG
observent avec attention l’évolution de la situation en Libye. Dans une
région sahélienne où les acteurs humanitaires évoluent déjà dans une
relative insécurité, l’intervention militaire sous commandement de
l’Otan peut renforcer un sentiment anti-occidental.

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Humanitaires : neutralité impossible ?

Le monde change,
les contextes d’intervention aussi…
Les ONG évoluent dans un contexte international qui s’est transformé.
Les relations internationales s’organisent aujourd’hui sur les logiques
d’un monde multipolaire. Des grandes puissances émergent sur tous les
continents. Les pays qui composent le BRIC en premier lieu (Brésil,
Russie, Inde, Chine). L’Afrique n’est pas en reste et, sur ce continent,
trois pays briguent un siège de membre permanent au Conseil de
sécurité : l’Égypte, le Nigeria et l’Afrique du Sud. La question identi-
taire, imaginée ou construite, est aujourd’hui mêlée au politique qui la
manipule parfois. Certains conflits internes récents ou contemporains
(Kenya, Côte d’Ivoire, Guinée, Ossétie…) utilisent ainsi les dynamiques
et les tensions identitaires à des fins politiques. De façon générale, le
« modèle » occidental ne fait plus référence. Pour les ONG, la prise en
compte de ces revendications et de l’aspiration à une reconnaissance
de la part des populations locales apparaît plus indispensable que
jamais. Prendre acte de l’émergence de revendications identitaires,
c’est considérer qu’il convient de prendre en compte la revendication
de reconnaissance qui existe pour chaque contexte d’intervention.
De manière plus conjoncturelle, plusieurs événements ont agi comme
des déclencheurs de la méfiance ou de la violence à l’égard des huma-
nitaires. La chute du mur de Berlin (1989) a entraîné la fin de la
polarisation Est-Ouest de nombreux conflits (Angola, Colombie ou
Afghanistan…) ainsi que l’interruption du soutien financier et logisti-
que dont bénéficiaient les acteurs de ces conflits. Pour survivre et
soutenir les efforts de guerre, des guérillas se sont alors orientées vers
des activités très lucratives telles que les kidnappings avec demande
de rançon, le racket de grandes entreprises, le narcotrafic. Adoptant
des conduites mafieuses, elles sont sorties d’une lecture strictement
politique et d’une forme d’engagement dans la lutte qui jusqu’alors
respectait une logique et une hiérarchie de type militaire. Le nouveau
mode du banditisme ne reconnaît pas les logiques du positionnement
humanitaire. S’ils sont au mauvais endroit au mauvais moment, les
humanitaires deviennent une marchandise comme une autre. Le delta
du Niger, la Somalie ou la Colombie illustrent ces changements.
En outre, les théories sur le « choc des civilisations5 » ont abouti à
organiser une nouvelle polarité manichéenne par la montée en
puissance des tenants d’une lecture religieuse de la question des
conflits et de l’insécurité. Un nouveau vocabulaire apparaît alors, qui
oppose des termes comme « Croisés contre Infidèles », « le Bien contre
le Mal » ou « les droits de l’homme contre l’islamo-fascisme ». Le

5. Samuel Huntington, le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.

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Humanitaires : neutralité impossible ?

mouvement humanitaire, identifié comme le fruit de l’Occident, se


trouve dès lors piégé dans cette nouvelle polarité.
La question des Territoires palestiniens et de la bande de Gaza en
particulier entretient un sentiment d’injustice et, pour une frange de la
population arabe et musulmane, une « posture du ressentiment », qui
alimente un discours identitaire et la symbolique du martyr au Moyen-
Orient et au-delà.
Les médias et les leaders politiques arabes utilisent ce conflit pour
stigmatiser la politique étrangère des pays occidentaux. Il est interprété
comme la traduction caricaturale du traitement asymétrique des affaires
internationales : la politique du « deux poids, deux mesures ». Tout le
vocabulaire de la « croisade » se retourne en méfiance vis-à-vis des
membres des ONG occidentales.
Le nouveau souffle politique que connaissent certains pays arabes
semble présager plus de liberté et de démocratie. Mais chemin faisant,
cela conduira à la prise en compte de l’opinion des populations
concernées à l’égard de la situation des territoires palestiniens.
Enfin, la mise en œuvre, au cours d’opérations des forces armées,
d’actions présentées comme « humanitaires » a accru la confusion. L’une
des formes les plus abouties de cette nouvelle doctrine est en vigueur
en Afghanistan. Dans ce pays, les opérations des forces étrangères
s’accompagnent de la mise en place du dispositif des Provincial
Reconstruction Teams (PRT) qui implique les militaires dans des actions
visant à construire des dispensaires ou des écoles par exemple.
Ce pays est aujourd’hui un terrain emblématique de la confusion
ambiante. Il cumule tous les facteurs qui aboutissent à effacer les fron-
tières entre les ONG et les autres acteurs étrangers impliqués directe-
ment ou indirectement dans le conflit.
Voici en effet un pays où se côtoient toutes les catégories d’acteurs
dont une bonne part sont occidentaux : des militaires qui font la guerre
en uniforme ; des militaires qui disent faire de l’humanitaire, toujours
en uniforme (PRT) ; des hommes en civil, mais armés, qui contribuent
aux combats. Il s’agit là d’hommes recrutés par des sociétés militaires
privées (SMP), dont le nombre par rapport aux soldats des troupes
régulières a atteint le ratio jamais égalé d’un soldat « privé » pour un
soldat « régulier ». Enfin, il y a d’autres hommes, toujours en civil, qui
disent n’être là que pour faire de l’humanitaire mais ils se divisent en
deux grandes tribus. Celle de l’ONU et celle des ONG… Dans la tribu
ONG, certains disent n’avoir aucun lien avec les soldats étrangers ou
leurs gouvernements, là où d’autres s’affichent sans complexe à leurs
côtés… Sans parler de celles, souvent américaines, qui font ouverte-
ment du prosélytisme religieux chrétien. Pour un Afghan, sauf à être
anthropologue de formation, comment s’y retrouver… ? Comment dès
lors ne pas être sensible aux discours de groupes violents qui défendent

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Humanitaires : neutralité impossible ?

l’idée que toutes ces tribus sont complices, et œuvrent à un même


objectif : occuper le pays pour le mettre au pas ?
Face à cette évolution des perceptions, comment le mouvement
humanitaire peut-il réagir ? C’est le caractère hégémonique et flam-
boyant des ONG occidentales qui constitue le problème prioritaire à
résoudre. Surtout quand elles s’affichent sans complexe ou par mal-
adresse comme un outil de la politique étrangère de leurs États.
Les emblèmes humanitaires seuls ne suffisent plus. Les équipes
doivent être dotées des compétences nécessaires pour analyser les
postures des leaders communautaires, religieux, militaires ou politiques,
pour comprendre la perception qu’ils se font de l’implantation éventuel-
le d’un projet. Toute confusion entre humanitaire et militaire conduit à
entamer le crédit acquis en matière d’impartialité et d’indépendance.
Ceci inclut l’origine des sources de financement des ONG internatio-
nales. Aujourd’hui, selon les contextes, « l’argent a une odeur » et, sur
les terrains de conflit, les dirigeants politiques ne manquent pas de
s’enquérir de la question auprès des équipes humanitaires étrangères.
À l’heure où la circulation de l’information est immédiate et mondia-
lisée, il n’y a plus aucune raison que seules les opinions publiques
occidentales soient destinataires des prises de parole des ONG humani-
taires. Dans les pays où se déploient des interventions humanitaires,
toute une culture est encore à développer par les ONG pour informer
les populations locales. Apprendre à dire qui l’on est, ce que l’on fait,
pourquoi on le fait, quels sont les réseaux et les alliances de chacun,
quelle est l’origine des financements, quelles sont ou ne sont pas les
relations qu’entretient chaque ONG avec le gouvernement de son pays.

« Désoccidentaliser » le mouvement humanitaire


L’aide humanitaire non gouvernementale est aujourd’hui dominée par
un modèle d’organisation, par des financements et une visibilité
opérationnelle qui l’identifient clairement comme issue des pays
occidentaux. Ce modèle touche aujourd’hui ses limites en termes de
crédibilité, d’efficacité et d’acceptabilité. Il est devenu anachronique
par rapport aux évolutions internationales des dernières décennies. Il
doit donc évoluer et s’adapter. Le prix à payer est une certaine forme
de « désoccidentalisation ». Cela ne signifie ni un reniement, ni un
travestissement, mais une mixité des hommes et des savoirs librement
consentie par les acteurs de la solidarité internationale.
« Désoccidentaliser » ne signifie pas tomber dans un culturalisme
caricatural et dangereux mais sortir d’une situation de monopole.
Chercher des partenaires et des alliés en dehors des pays occidentaux.
Chercher des ressources humaines, financières et techniques là où elles

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Humanitaires : neutralité impossible ?

se trouvent aujourd’hui, dans des pays comme l’Inde, l’Afrique du Sud,


le Brésil ou l’Égypte.
« Désoccidentaliser » l’aide humanitaire, c’est aussi sortir de la
logique des intérêts des grandes puissances occidentales dont elle peut,
en certaines circonstances, apparaître comme l’éclaireur masqué ou la
voiture balai. Ce qui implique de réaffirmer encore et toujours son
caractère non gouvernemental. Cet impératif n’est manifestement pas
partagé par l’ensemble de la constellation des ONG, car il suppose une
émergence sans concession du modèle « méditerranéen », plus contesta-
taire vis-à-vis des pays d’origine, ce qui est loin d’être acquis aujour-
d’hui. La réponse à ces différentes questions conditionne la dynamique
future du mouvement, sa capacité à se déployer dans toutes sortes de
contextes de crise, tout autant que la garantie de la sécurité des
équipes.
Pierre Micheletti

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat,


une créolité à l’américaine

Sylvie Laurent*

L A francophonie n’avait de sens pour le poète Édouard Glissant, qui


vient de nous quitter, qu’en se révélant franco-polyphonie, reconnais-
sance des langues du monde en elle. À cette condition, il acceptait
l’idée de Césaire et de Senghor suggérant que le français était, irréduc-
tiblement, l’esperanto de l’émancipation, un « lien grammatical [qui]
fédère les hommes libres1 » face à l’oppression impériale. Pour Haïti,
dont le voisinage avec les États-Unis rend la créolité plus vulnérable
encore, le français mêlé est l’autre nom de la liberté.
Si les plumes afro-caribéennes de Derek Walcott, Edward Kamau
Brathwaite, Earl Lovelace, Zadie Smith ou Jamaica Kincaid… ont
décrit leur antillanité en langue anglaise − faute d’un autre idiome
ayant résisté au Commonwealth −, c’est en français et en créole que les
porte-parole antillais d’une « négritude » puis d’une « littérature-
monde2 » expriment la déchirure de l’exil et la résilience des petites
nations postcoloniales. Entre l’ancrage et la fuite3, l’écrivain haïtien a
trouvé refuge dans sa langue. L’histoire de la littérature haïtienne fut
toujours par ailleurs l’expression d’une résistance viscérale au blan ki

* Auteur de Homérique Amérique, Paris, Le Seuil, 2008. Voir son précédent article dans Esprit :
« Les ghettos américains sur écoute », novembre 2010. Sylvie Laurent a édité et traduit un texte
d’Edwidge Danticat, « Femmes d’Haïti », disponible sur Telerama.fr depuis le 15 juin 2011.
1. Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 126-127.
2. Le 15 mars 2007, Jean Rouaud et Michel Le Bris publient un manifeste dans Le Monde des
livres dû à la suite de nombreuses récompenses attribuées à des écrivains francophones « venus
d’ailleurs ». Ils y affirmaient que la littérature française était désormais et « enfin » riche d’une
« littérature-monde en français » pour laquelle « la langue française était enfin “libérée de son
pacte exclusif avec la nation” au lourd passé colonial ». La cinquantaine d’écrivains prestigieux
qui signèrent le texte appelèrent ensuite de leurs vœux ce double mouvement de décentrement
et désimpérialisation de la littérature francophone afin de mettre à bas la distinction classique
faite dans l’Hexagone même entre la littérature « française » et la littérature « francophone ».
3. Voir l’essai lumineux de la romancière Yannick Lahens, l’Exil : entre l’ancrage et la fuite,
l’écrivain haïtien, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1990.

Juillet 2011 46
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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

deside, ce maître arrogant qui fut jadis le Français mais depuis un siècle
le voisin américain.
Peut-on alors, en s’exprimant dans ce qu’Édouard Glissant appelait
avec rage « la convention internationale de l’anglo-américain », expri-
mer le souverainisme culturel d’une terre haïtienne, cette « première
nation nègre du monde de la colonisation. Qui depuis deux cents ans
a éprouvé ce que Blocus veut dire… Qui sans répit souffre ses campe-
ments et sa mer folle » et qui, ajoute encore le poète martiniquais, « a
vendu son sang créole un demi-dollar le litre4 » ? Peut-il alors y avoir,
sans contresens historique, une haïtianité anglo-américaine ?
Depuis la parution de son premier ouvrage en 1994, la romancière
Edwidge Dandicat répond par l’affirmative. Son passeport est américain
et, à la différence des Dany Laferrière, Lyonel Trouillot et autres émi-
grés haïtiens en transit, elle a davantage de souvenirs à Brooklyn ou à
Miami qu’à Port-au-Prince où elle retourne pourtant aussi souvent
qu’elle le peut. Edwidge Danticat pourrait n’être qu’une romancière
américaine d’origine haïtienne. En effet, son écriture est conforme à
son passeport : anglophone.
Voix haïtienne-américaine la plus connue aux États-Unis avec le
chanteur Wyclef Jean, son œuvre est célébrée jusque dans les médias
grand public du pays. Dans Create Dangerously5, qui vient de paraître
aux États-Unis, un essai tenant des mémoires et du manifeste anti-
colonial, elle s’interroge sur sa place d’émigrée de Floride face à une
Haïti balafrée par le séisme. À cette œuvre d’urgence, elle ajoute une
anthologie magistrale qu’elle coordonne, Haiti Noir6.
Son introspection est celle de la plupart des écrivains haïtiens exilés
aujourd’hui7. Nul écrivain haïtien francophone n’a d’ailleurs jamais
contesté sa légitimité. Nombreux au contraire sont ceux qui se rallient
à la bannière protestataire de l’universitaire de Miami. Car, dans une
langue que les États-Unis ne peuvent qu’entendre, Danticat rappelle
non seulement les crimes commis par les despotes haïtiens mais
également la duplicité de la diplomatie américaine, les souffrances des
milliers de damnés de la terre hispaniolienne migrant vers les États-
Unis, qui fuient la désolation créole pour s’échouer sur la brutalité
anglo-américaine. Danticat, haïtienne immigrée, rappelle − en anglais −
à l’Amérique ce que cette dernière doit aux Haïtiens.

4. É. Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 139.


5. Edwidge Dandicat, Create Dangerously: The Immigrant Artist at Work, Princeton University
Press, coll. « The Toni Morrison Lecture Series », 19 septembre 2010.
6. Dix-huit des plus grands écrivains haïtiens (notamment Rodney Saint-Eloi, Madison Smartt
Bell, Gary Victor, Yanick Lahens, Louis-Philipe Dalembert, Kettly Mars, Evelyne Trouillot, Katia
Ulysse, Ibi Aanu Zoboi, Nadine Pinede) y offrent un texte, Akashic Books, 2011.
7. On peut citer Dany Laferrière, Tout bouge autour de moi, Paris, Grasset, 2011 ; Yanick
Lahens, Failles, S. Wespieser, 2011 ; L.-Ph. Dalembert, Noires blessures, Paris, Mercure de France,
2011. Voir également l’entretien avec Hans-Christoph Buch, « Haïti : littérature et politique »,
paru dans Esprit en janvier 2011.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

Edwidge Danticat a décliné la condition haïtienne au travers de romans,


essais et recueils de nouvelles qui évoquent à bien des égards l’œuvre de la
romancière Toni Morrison : avec une écriture lyrique et musicale qui ne se
comprend que comme la langue d’un lieu et d’un peuple, elle conjugue
réalisme social et chronique d’une oppression avec la remémoration douce
des contes de nourrices et fables vaudou qui bercent Haïti. Les femmes, mères
et filles qui transmettent la douleur et la parole sont au cœur de son travail,
en particulier de Breath, Eyes, Memory (1994) l’ouvrage qui la fit connaître.
Ses narratrices disent l’absence d’un lieu que la mémoire réclame. The Dew
Breaker (2004a) dévoile le secret d’une famille d’immigrée rongée par un
crime commis jadis dont un visage balafré est le spectre. Sa propre remémo-
ration d’immigrée sert de fil d’Ariane à tous ses récits, celui de son père hanté
par la violence dans Brother I’m dying (2007b), de ses compatriotes massacrés
par la République dominicaine en 1937 (The Farming of Bones, 1999), ou
bien de ses sœurs îliennes valeureuses qui, dans le chant polyphonique de
Krik ? Krak ! (1996c), voient leur monde, métonymie d’une nation soumise
aux fers, s’effondrer malgré leur détermination à aimer. Danticat a gagné de
très nombreux prix littéraires aux États-Unis, dont le National Book Award
en 1999 et le National Book Critics Circle Award en 2007.

a. Edwidge Danticat, le Briseur de rosée, Paris, Grasset, 2005.


b. Id., Adieu mon frère, Paris, Grasset, 2008.
c. Id., Krik ? Krak !, Paris, Pocket, 1998.

Histoire d’un parler ordinaire


Langue de l’oppresseur blanc, le français demeura la langue des
élites après le départ des troupes coloniales en 1804. Mais bien avant
que les penseurs issus des Cultural Studies en Europe et aux États-Unis
ne théorisent le processus d’affirmation des peuples « minoritaires »
dans la langue de l’oppresseur, les écrivains antillais avaient compris
le pouvoir de subversion de la langue de la domination lorsque les
peuples s’en emparaient. Le français fut ainsi selon la légende nationale
haïtienne le « butin de guerre » de la nation émancipée en 1804.
À bien des égards, Port-au-Prince développa dès l’indépendance une
« négritude avant la lettre8 » accordant à la langue française et à sa
cousine créole un pouvoir de subversion et d’expression de l’âme du
pays. Ils ont annoncé les propos de Senghor :
Nous, politiques noirs, nous, écrivains noirs, nous nous sentons, pour
le moins, aussi libres à l’intérieur du français que dans nos langues
maternelles [...] Il est question d’exprimer notre authenticité de métis
culturels, d’hommes du XXe siècle. […] il est, d’un mot, question de se
servir de ce merveilleux outil, trouvé dans les décombres du Régime
colonial. De cet outil qu’est la langue française9.

8. Henock Trouillot, « Haïti ou la négritude avant la lettre », Éthiopiques, numéro spécial, revue
socialiste de culture négro-africaine, 70e anniversaire du président L. S. Senghor, novembre 1976.
9. L’académicien développe son propos dans « Le français, langue de culture », Esprit, novem-
bre 1962.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

Comme le créole, le français est ici pensé comme la langue des


« métis culturels ». Mais avant d’être alliées, fondues parfois dans un
sabir franco-créole, les deux langues ont d’abord été rivales, ennemies
de classe. Les Duvalier corrompirent l’idéal esthétique avec leur pra-
tique d’une « négritude autoritaire », oubliant le métissage pour promou-
voir l’essentialisme culturel en réaction au mépris des élites métisses
francophones pour le peuple bistre. Au « colorisme » en vigueur sur tout
le continent (aux carnations claires la respectabilité, aux peaux noires
l’opprobre et l’exclusion) se surimpose il est vrai la distinction linguisti-
que. Les « bien-nés » parlent le français alors que « le créole est expres-
sion de la mère et de la misère, de l’humiliation et de l’émancipation,
de l’identité et de l’infériorité. Sans le français, on n’est rien. Langue
du colon. Langue du statut social. L’enjeu est idéologique10 ». Les
« indigénistes » haïtiens dénoncent ce leurre de la domination coloniale.
Précédant le Martiniquais Franz Fanon, le maître de la pensée haïtien-
ne Jean Price-Mars condamna dès les années 1920 la compromission
morale des élites de l’île, subjuguées par le maître blanc au point d’en
imiter les manières et surtout l’expression : il conspue leur « bovarisme
collectif », cette francophilie de pacotille qui trahit leur désir d’être
blancs. Non, les Haïtiens ne sont pas des « Français colorés11 » et les
masses, créolophones, doivent célébrer ce qui n’est en rien un patois
méprisable. Taire le créole au nom de la bienséance sociale du français
fut un déni culturel à combattre jusqu’à la reconnaissance officielle de
la langue du peuple en 1987.
En pays dominé, « nous sommes Paroles sous l’écriture… » écrivit
Chamoiseau12 et l’accès du peuple à sa propre voix supposa longtemps
une transposition du parlé créole à l’écriture, inévitablement en fran-
çais. Les écrivains haïtiens sont alors de façon irréductible, selon
l’expression de René Depestre, les « fils créoles de la francophonie ».
Bien que guère plus de 15 à 25 % des habitants ne parlent le français
en Haïti, c’est la langue de ceux qui ont pu être scolarisés. Apprendre
à écrire est une immersion de soi dans le français. Devenir « franco-
graphe » fut longtemps le seul chemin qui menait à la Parole. Danticat
explique ainsi son parcours linguistique chaotique : créolophone à la
maison et alphabétisée trop brièvement en français avant son départ
pour New York, elle ne maîtrise finalement aucune des deux langues :
Je suis arrivée aux États-Unis alors que j’avais douze ans… À Haïti,
je parlais créole mais on n’enseignait pas le créole écrit à l’école et
l’essentiel de ma scolarité en Haïti s’est fait en français. Quand je suis
arrivée à New York, j’étais égarée entre plusieurs langues ; […] Je suis

10. Christophe Wargny, Haïti n’existe pas, Paris, Autrement, 2008, p. 118.
11. Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle suivi de Revisiter l’oncle, Montréal, Mémoire d’encrier,
2009.
12. Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989,
p. 37-39.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

venue à écrire en anglais parce que mon français n’était pas assez bon
et on ne m’avait jamais appris à écrire le créole. Finalement, le fait
d’écrire en anglais fut pour moi tout autant un acte de traduction
personnelle qu’une collaboration fructueuse avec mon pays d’accueil13.
L’ambiguïté de la francophonie en Haïti est matricielle : au lende-
main de l’indépendance, se saisir du français pour y exceller fut pour
les lettrés la façon la plus exemplaire de montrer que les îliens n’étaient
pas les barbares ingrats décrits par la vulgate coloniale. La voix créole
du peuple a lutté pour trouver ses lettres de noblesse mais, y parvenant,
elle réintègre la langue française dans le patrimoine national. Plus
encore, c’est en français que sont rédigés les textes fondateurs de la
république et que le pays fait porter sa voix dans le monde, de l’ONU à
l’Afrique. Les accusations d’impérialisme culturel portées à l’encontre
du français s’entendent toujours mais elles sont assourdies par le
constat de l’admirable contribution haïtienne francophone à la civi-
lisation universelle.
L’anglais en revanche est toujours demeuré la langue de l’occupant,
dont l’emprise déborde largement des années d’occupation14 (1915-
1934). Pendant ces dix-neuf années, kreyol et français furent même les
résistances vernaculaires d’une nation plus que jamais désireuse d’affir-
mer son souverainisme culturel. Le patriotisme d’un Jean Price-Mars
ou d’un Jacques Roumain, soutenus par les poètes de la négritude,
s’exprima alors par leur exploration des richesses de la franco-
créolophonie d’un peuple dominé. Haïti a donc fait de cette dernière
le ferment de son identité nationale. Elle est célébrée et − aujourd’hui
encore − brandie comme un bouclier face aux États-Unis et, bien que
l’anglais soit désormais une promesse d’ascension sociale, on ne s’éton-
ne guère des affinités profondes qui unissent Haïti et le Québec et de
l’extraordinaire vitalité culturelle qui en résulte15.
Le grand tour de passe-passe d’Edwidge Danticat est ainsi de s’être
convertie à l’anglais, parce qu’il fallait bien grandir et s’intégrer au pays
qui l’accueillait, mais en conservant l’esprit séditieux des francophones
d’Amérique. À cet égard, la relation personnelle et donc littéraire qui
l’unit à la langue anglaise évoque l’œuvre d’un autre grand écrivain
américain d’adoption : Jack Kérouac. L’auteur de Sur la route était un
« canuck », un de ces francophones venus du Québec travailler dans
l’industrie textile de Nouvelle-Angleterre. Il n’apprit l’anglais qu’à six
ans et toute son œuvre est empreinte de son rapport ambivalent à la
langue dominante, celle des Américains arrogants qui se moquent du
« patois de Francos » dans lequel il ne cessera jamais de parler à sa

13. “Conversations with Edwidge Danticat”, Bookbrows.com


14. Aujourd’hui on parle d’une « américanisation » d’Haïti, l’anglais concurrençant fortement
le français comme langue d’échange dans les domaines politique, culturel et surtout économique.
15. On compte des dizaines d’écrivains haïtiens installés aujourd’hui au Québec, dont Dany
Laferrière, Rodney Saint-Eloi, Anthony Phelps, Gérard Étienne…

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

mère. Comme pour les Antillais, préserver leur langue signifiait pour
les « Francos » être mis au rebut de la société convenable que cette
dernière fut américaine ou constituée par les tenants d’un français
académique, qui répugne aux tournures patoisantes. Pourtant, Kérouac
transcenda sa rancœur pour donner à la littérature américaine, dans
une langue anglaise exemplaire, certains de ses chefs-d’œuvre. L’anglais
de Dandicat possède la même limpidité, un sens de l’efficacité qui vient
peut-être de ce passé commun d’humiliation subie par un parlé créole
bien plus musical. Dans son premier ouvrage, Breath, Eyes, Memory16,
elle décrit un personnage de jeune fille arrivée de son île aux États-
Unis nommée Sophie qui, parvenant à la parole par l’acquisition tardive
de l’anglais, est économe de ses mots, les choisit avec parcimonie.

Dénoncer les bourreaux


Sous des régimes de terreur qui persécutaient poètes et écrivains et
bâillonnaient la population, en somme de 1957 à 199017, les amoureux
du français et de la culture ont clandestinement fait vivre les langues
d’Haïti : Dandicat leur rend hommage et s’émerveille de cet exil de
l’intérieur. C’est la dissidence culturelle de cette armée des ombres qui
inspire son essai.
Son œuvre est hantée par les crimes commis par les Tontons Macou-
tes, ces milices encartées par les Duvalier qui répandirent la terreur
pour prix de prébendes dérisoires. Create Dangerously, qui poursuit
aujourd’hui un récit autobiographique commencé en 2007 avec Adieu
mon frère, s’ouvre par le récit de l’exécution de deux jeunes hommes
dans l’Haïti duvaliériste de 1964. Marcel Numa et Louis Drouin étaient
justement exilés aux États-Unis pendant des années avant de rentrer
dans l’espoir de participer à la résistance populaire contre le tyran.
Leur assassinat public est le traumatisme originel pour Danticat, qui y
voit le point de départ d’une double émigration : celle, physique, des
milliers d’Haïtiens qui quittent l’île pour les côtes américaines et
également, celle des artistes, poètes et militants qui s’évadent par
l’esprit en créant. Dangereusement. Dans les caves et les grottes, on
monte des pièces de théâtre, on déclame de la poésie. C’est une ques-
tion de vie ou de mort au sens propre. Dany Laferrière ironise :
Je savais que la littérature comptait pour du beurre dans le nouvel ordre
mondial. Il n’y a que les dictateurs du tiers-monde qui prennent les
écrivains au sérieux en les faisant régulièrement emprisonner, ou
fusiller même18.

16. E. Danticat, Breath, Eyes, Memory, Vintage, 1994.


17. De la prise de pouvoir de Jean-Baptiste Duvalier, dit « Papa Doc » à l’élection démocratique
de Jean-Bertrand Aristide.
18. Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais, Paris, Grasset, 2008, p. 111.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

Create Dangerously emprunte son titre à Albert Camus qui écrivait :


« Créer aujourd’hui, c’est créer dangereusement19. »
La dialectique de l’intérieur et de l’extérieur est ainsi le code inscrit
au sein même de l’île. Danticat rejoint sa compatriote Yannick Lahens
lorsqu’elle explique que dans un pays majoritairement illettré et soumis
à l’arbitraire du tyran, les artistes sont des clandestins sur leur propre
terre. Depuis la révolution dévoyée de 1804, la république noire d’Haïti
survit ailleurs, dans un « outre-monde » qui porte intacte la flamme de
l’émancipation. Lorsqu’elle se présente comme une artiste « immigrée »
il faut donc entendre le double sens du mot : exil physique et résistance
aux impérialismes de toute nature.
Écrire la conscience haïtienne en exil dans une langue étrangère à
sa terre, pour un lectorat américain d’abord puis, si l’éditeur consent à
la traduction pour une poignée de compatriotes, apparaît comme un
défi éthique et littéraire. Les lecteurs étatsuniens y entendent certes
avant tout l’expérience douloureuse des victimes des régimes despoti-
ques qui peuplent ce tiers-monde voisin, sur le modèle des dissidents
cubains trouvant asile et salut en Amérique, en conspuant le despotis-
me de leur île natale. Mais Danticat la native de Port-au-Prince refuse
les catégorisations littéraires hâtives, et les identifications exotiques.
Junot Diaz, son ami îlien20, exprime cette vigilance viscérale des
écrivains exilés :
Cela ne me dérange pas d’être présenté comme un auteur dominicain,
tant qu’on a bien à l’esprit que je ne suis pas que cela. Je suis aussi un
écrivain du New Jersey, un écrivain de la diaspora africaine. Je suis un
écrivain immigré.
Il fait écho à Dany Laferrière et à son bravache : « Je suis un écrivain
japonais. »
Si tout écrivain est un nomade et tout écrivain haïtien un exilé, que
faire d’une nationalité américaine fraîchement acquise, qui lui donne
souvent le sentiment d’être une « renégate » ? Oui, dit-elle, être expatrié
est une position compliquée, un dilemme même, en particulier face au
regard de ceux qui souffrent à distance. Insupportable après le tremble-
ment de terre. Impossible sans doute pour une Américaine. Mais l’est-
elle ? Dans ses mémoires, elle rapporte cette scène classique pour les
enfants d’immigrés dans laquelle ses parents ne comprennent pas son
créole approximatif après des années de vie à New York et demandent :
« Sa blan an di ? » (« qu’est-ce qu’elle dit l’étrangère ? »). Lorsqu’elle
revient à Port-au-Prince, on l’appelle « dyaspora », comme si cela la
définissait. Certains compatriotes la traitent en étrangère et lui repro-

19. Discours de Stockolm, 1957.


20. Écrivain dominicain installé aux États-Unis, Junot Diaz a produit une œuvre remarquée
sur la vie des Dominicains-Américains pour son écriture audacieuse, mêlant espagnol, anglais et
parlé des jeunes noirs. Son roman principal est traduit en français : la Brève et merveilleuse vie
d’Oscar Wao, Paris, Plon, 2009.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

chèrent son roman Breath, Eyes, Memory décrivant trois générations de


femmes, traumatisées par les violences qu’elles ont subies, qui attou-
chent leurs filles pour s’assurer qu’elles sont toujours vierges. Les plus
virulents l’accusèrent de déshonorer Haïti, d’avoir trahi ses origines.
Danticat met des mots sur la déchirure immense dont souffrent ceux
qui sont partis pour de bon mais qui reviennent parfois, partagés entre
culpabilité et soulagement :
À l’aéroport Toussaint L’Ouverture, je dois montrer mon passeport
américain pour pouvoir embarquer dans l’avion du retour. Le premier
douanier américain de la police des frontières me demande de retirer
mes lunettes en observant la photo de mon passeport. Il lève bien haut
le passeport à la lumière pour s’assurer que ce n’est pas un faux. Je
suis embarrassée et un peu humiliée mais j’imagine que ce n’est rien
par rapport à ce que subissent ceux que j’aime et tant d’autres. Les
deuxièmes et troisièmes officiers des douanes sont des Haïtiens-
Américains qui me parlent en créole. Ils me souhaitent un bon retour
« à la maison ».
Elle partagea ses tourments de diaspora avec son ami « Jean-do »,
journaliste et activiste le plus connu d’Haïti, que le pays écoutait reli-
gieusement sur Radio Haïti Inter. Jean Dominique fut assassiné en avril
2000 par le régime, qui lui fit payer ses diatribes hostiles aux Duvalier.
Danticat, bouleversée, lui rend hommage dans son essai et rapporte
leurs derniers échanges et cette mélancolie qui se saisissait parfois de
lui aussi :
Quand je parle de « mon pays » à certains Haïtiens, ils pensent que je
parle des États-Unis ; quand je dis « mon pays » à certains Américains,
ils pensent à Haïti.

Dyaspora et boat people


Les exilés sont, il est vrai, une part intégrante de la population
haïtienne, au point, relève Dandicat, qu’on les appelle parfois le
« dixième département » d’un pays qui en compte neuf.
Un peu moins d’un million d’immigrants haïtiens vit aux États-Unis,
ce qui en fait la plus importante communauté haïtienne en dehors de
l’île. À eux seuls, ils financent un sixième de la richesse de l’île. C’est
une immigration récente, débutée par l’arrivée au pouvoir de François
Duvalier en 1957 mais accentuée encore par le règne meurtrier de son
fils, Jean-Baptiste. Entre 1980 et 2000, la communauté haïtienne des
États-Unis a quadruplé. Un quart est arrivé après 2000. Plus de la
moitié réside à New York et en Floride. Même installés depuis des
années aux États-Unis, les Haïtiens de Boston ou d’Orlando continuent
de parler créole et parfois français. Ils bénéficient en cela d’une légis-
lation multiculturelle, qui, à la différence notable de ce qui se prati-
quait dans l’île, valorise l’enseignement des deux langues et reconnaît

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

le créole comme langue vernaculaire des nouveaux immigrés. La


communauté installée dans le sud de la Floride, en particulier dans le
quartier de Little Haiti au nord de Miami, a sauvegardé sa culture
native : dans certains comtés, les documents administratifs sont rédigés
en créole, les bulletins de vote également. Les chaînes de télévision
locales diffusent des émissions dans les langues d’Haïti et, chaque jour,
le journal d’information de la chaîne nationale est retransmis. Comme
les Hispaniques avec l’espagnol, les Haïtiens voient ainsi leur langue
non seulement prospérer mais également être protégée par la loi. Cette
reconnaissance institutionnelle du créole aux États-Unis joue un rôle
essentiel dans la préservation de l’haïtianité des émigrants :
À la crainte de la dilution de l’identité haïtienne en diaspora se
substitue l’espoir suscité par l’officialisation de la langue créole et la
reconnaissance des apports de l’héritage culturel haïtien à la société21.
Mais avant de parvenir à se transplanter de l’autre coté des mers, il
faut aux émigrés endurer bien plus que le choc linguistique. Bien sou-
vent en effet, leur statut de « triple minorité » (étrangère, non anglo-
phone et noire) les condamne au chômage (un tiers des immigrés de
Miami arrivés depuis les années 1980 n’ont jamais été employés) ou
aux travaux les plus durs et les plus rebutants. Ils y rencontrent le racis-
me dont sont traditionnellement victimes les Noirs mais, plus encore,
la discrimination des autres minorités qui associent leur misère et leur
langue à de l’arriération culturelle. Être Haïtien aux États-Unis vous
promet souvent à un sort moins enviable encore que celui des Afro-
Américains ou des Hispaniques. Leur ascension sociale, arrachée par
l’accumulation des heures de travail ingrat en serrant les dents, suscite
également la jalousie et le mépris des autres minorités de couleur.
Mais le plus humiliant pour certains nouveaux venus est certaine-
ment l’attitude des représentants officiels du pays d’accueil. Beaucoup
racontent leur sentiment d’être perçus comme un peuple sale et nuisible
en particulier aux yeux des institutions sanitaires américaines. Dans
les années 1970, des rumeurs accusaient ainsi les Haïtiens d’être
porteurs de la tuberculose. Il fallait les mettre en quarantaine. Danticat
elle-même dut différer son arrivée auprès de ses parents déjà à New
York car on soupçonnait un début de tuberculose. Depuis les années
1980, c’est pour l’épidémie de sida que les Haïtiens ont été mis en
cause. Dans les années 1990, on leur interdisait de faire des dons de
sang, jugé « à risque », douteux. Depuis 2001, ils figurent au sixième
rang des populations considérées comme les plus dangereuses par les
services de sécurité.
Les Haïtiens immigrés expriment souvent le sentiment d’être sans
cesse surveillés, encadrés, tenus à distance et de n’être qu’une main-

21. Cédric Audebert « La langue et la culture créoles, vecteurs identitaires de l’intégration


institutionnelle des Haïtiens aux États-Unis », ARECF, 10 décembre 2004.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

d’œuvre servile. Ce n’est pas un hasard si les chanteurs haïtiens-


américains les plus connus du pays sont membres d’un groupe intitulé
The Fugees, abréviations de refugees. Dans un article rageur de 2006
pour The Progressive, Danticat dénonce l’hypocrisie américaine (la
sienne également puisqu’elle dit « nous ») qui ferme les yeux sur la
condition des nouveaux venus :
Le fait est que nous aimerions des immigrants-jetables, prêts à travailler
quand nous en avons besoin mais qui disparaîtraient quand nous nous
en passons. Nous ne voulons pas qu’ils aient des enfants parce qu’on
s’inquiète de ces masses d’enfants qu’il faudra scolariser et qui encom-
breront nos écoles alors qu’on préférerait qu’ils s’occupent de nos
enfants à nous. On ne veut pas qu’ils tombent malades et qu’ils occu-
pent nos lits d’hôpitaux et s’ajoutent, à nos frais, aux 45 millions de
gens privés d’assurance santé. On ne veut pas qu’ils vieillissent, en tout
cas pas chez nous, parce qu’on craint qu’ils ne creusent le déficit de la
sécurité sociale qu’ils ont pourtant largement refinancée… La citoyen-
neté est le plus grand honneur que ce pays peut accorder et ces immi-
grés le savent. C’est pour cela qu’ils furent si nombreux à partir se battre
en Irak et à y mourir pour n’être naturalisés qu’à titre posthume22.
Or, parce que leur terre n’a jamais cessé d’être un lieu funeste de
misère et de violence et qu’elle se situe à quelques encablures des côtes
de Floride, les Haïtiens candidats à l’exil américain sont nombreux. La
rhétorique de l’immigré dangereux qui transpire au sein des adminis-
trations ne vient que couronner une politique étrangère et domestique
entièrement vouée à prémunir le territoire américain d’une immigration
haïtienne massive.
Depuis les années 1970 en effet, des dizaines de milliers de boat-
people ont tenté leur chance en franchissant la centaine de kilomètres
qui sépare l’île des côtes de Floride. Les autorités américaines arraison-
nent et rapatrient une grande partie de ces rafiots de réfugiés. Elles ont
créé des camps d’internement pour migrants illégaux capturés lors de
leur traversée ou une fois sur le sol américain. L’existence de ces
centres de rétention n’est guère connue du grand public américain :
Krome North Refugee Camp, à Miami ; Brooklyn Navy Yard à New York,
mais aussi Fort Allen à Puerto Rico ou Fox Hill, Nassau aux Bahamas
n’en sont pourtant que quelques exemples. Les conditions de détention
de clandestins traités comme des criminels dangereux furent dénon-
cées23 mais l’injustice demeura confidentielle. Danticat a visité Krome
et témoigne de l’humiliation des détenus :
Certains prisonniers […] nous parlèrent d’autres gardiens qui leur
disaient qu’ils sentaient mauvais, qui se moquaient d’eux en leur
lançant que, contrairement aux boat-people cubains qui trouvaient

22. E. Danticat, “Out of the Shadows”, The Progressive, juin 2006.


23. On ne peut que recommander la lecture de l’essai à charge de Jean-Claude Charles, De si
jolies petites plages, Paris, Stock, 1982.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

refuge aux États-Unis, ils n’obtiendraient jamais le droit d’asile […] ils
avaient parfois si froid qu’ils grelottaient toute la nuit, les repas leur
donnaient des diarrhées […] La honte d’être emprisonné les obsédait
plus que tout autre chose. Une blessure dont la plupart ne pouvaient
pas guérir. Avoir été mis aux fers, menottés, nombre d’entre eux, en
frottant l’endroit de leurs poignets où les menottes souples avaient été
placées à peine le pied posé sur le rivage américain, nous dirent : « De
ma vie, je n’ai jamais connu une telle honte24. »
En 1981, Ronald Reagan entama une politique de durcissement du
contrôle migratoire en partenariat avec le régime Duvalier, les bateaux
pourraient être fouillés et le bannissement des contrevenants facilité.
Cette politique fut poursuivie par les administrations suivantes, les
forces spéciales américaines ayant même négocié avec Port-au-Prince
en 1997 le droit d’intercepter des clandestins dans les eaux territoriales
haïtiennes.
Malgré cet arsenal, on estime qu’entre 100 000 et 200 000 illégaux
sont aujourd’hui installés aux États-Unis. Ils vivent sous la menace
permanente de l’expulsion, alors même que leur terre natale est ravagée
par le crime, les épidémies, la misère et la corruption. Mais le statut
de réfugié politique ne leur est pas octroyé. Cela fut jugé contraire aux
principes du droit d’asile et suscita l’indignation de nombreux avocats
de la cause des droits civiques. Les conditions de leur rapatriement
sont en effet dénoncées depuis des décennies par le Haut-Commissariat
des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et par Amnesty International.
Un groupe d’avocats américains a plaidé leur cause devant les tribu-
naux mais en février 1992, la Cour suprême des États-Unis déclarait
que l’expulsion des boat-people haïtiens était parfaitement constitution-
nelle. Pourtant, souvent brutale et discrétionnaire, cette criminalisation
de l’immigration, en particulier vis-à-vis des îliens, a des effets tragi-
ques que Danticat rappelle de livre en livre. Elle répète que son cousin
Laris, clandestin de Miami, est mort à 30 ans, faute de pouvoir être
soigné. Trop pauvre et trop humilié écrit-elle, il n’avait de toute façon
pas droit de « sortir de l’ombre » même pour sauver sa vie25.
Elle rappelle également le destin de son oncle bien-aimé Joseph,
clandestin sur le sol américain, dont le corps ne put être rapatrié en
pays natal. L’oncle d’Edwidge Danticat, un prêtre, avait fui Haïti en
2004 après la destruction de son église, victime des rixes opposant les
Nations unies aux gangs locaux, les chimères. Malade, âgé de 81 ans,
il s’était alors rendu en Floride pour y demander l’asile temporaire.
Choqué par la rudesse de l’interrogatoire auquel les services d’immigra-
tion le soumettent avant de l’enfermer dans le terrible centre Krome, il
perdit connaissance. « Simulation » décréta alors le médecin de garde
qui tarde à le faire transférer à l’hôpital de Miami où il décédera le

24. E. Danticat, Adieu mon frère, op. cit., p. 270.


25. Ibid., p. 270.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

lendemain. À Edwidge échoit la mission de faire revenir le corps de


son oncle chez lui. Elle se heurte à nouveau à la violence des adminis-
trations. Face à cette obstruction bureaucratique, Danticat grince :
Mon oncle a-t-il été jeté en prison parce qu’il était haïtien ? S’il avait
été blanc, cubain, n’importe quoi d’autre qu’haïtien, l’aurait-on envoyé
à Krome26 ?
Avant le séisme de 2010, plus de 1 000 personnes étaient « rapa-
triées » chaque année. Au lendemain du tremblement de terre de
janvier 2010, les États-Unis relâchent l’étau. Barack Obama a posé un
moratoire sur la « déportation » des Haïtiens illégaux pour une durée
de 18 mois. Le gouvernement accepte par ailleurs d’accorder des visas
temporaires à près de 50 000 immigrés sans papiers déjà installés aux
États-Unis. Ils sont inexpulsables jusqu’à juin 2011. Mais en Haïti,
50 000 autres demandeurs d’asile qui avaient obtenu leur visa avant le
12 janvier 2010 sont toujours en attente du feu vert des services d’im-
migration américains. Par ailleurs, plusieurs dizaines de clandestins
ayant un casier judiciaire ont déjà été reconduites lors des premières
semaines de 2011. Et il reste une zone trouble, celle de ces camps de
rétention dans lesquels 350 clandestins haïtiens sont encore maintenus.

Haïti, Guantánamo et Bagdad :


dire les errements de la diplomatie américaine
Edwidge Danticat ne se contente pas de dénoncer le traitement qui
est réservé aux immigrés haïtiens et l’inhumanité avec laquelle les
clandestins sont réduits à des vies de « cafards », pour reprendre
l’image d’un autre immigré en Amérique du Nord27. Dans son introduc-
tion d’Haiti Noir, le recueil de textes qu’elle coordonne en 2011, elle
rappelle que si le mot « noir » correspond si bien à Haïti (première
république noire mais aussi métaphore de son destin sombre et, enfin,
conforme à l’esthétique du genre noir), on trouve les exemples littéraires
les plus édifiants de cette coloration dans l’occupation américaine du
début du siècle : elle attire en particulier l’attention de ses lecteurs
américains sur les récits rapportés par les GI’s après leur évacuation
de 1935. Ces souvenirs de soldats fraîchement rentrés d’Haïti ont
façonné l’imaginaire impérial de leur pays en décrivant une terre de
cannibales assoiffés de sang, de sauvages réduits au rang de bêtes qu’il
fallait à tout prix « civiliser ».
Aux États-Unis, politiques et militaires furent à jamais convaincus,
même une fois retirés d’Haïti, qu’il fallait maintenir leur tutelle, établir
un régime ami et américaniser les institutions qui pouvaient l’être. La

26. E. Danticat, Adieu mon frère, op. cit., p. 281.


27. Rawi Hage, le Cafard, Alto, 2009.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

realpolitik s’ajouta au complexe impérial. Au nom de la proximité entre


le pays le plus pauvre du continent et son voisin cubain, les États-Unis
ont ainsi soutenu les Duvalier, de 1957 à 1986, et remis à plus tard
l’installation de la démocratie. Ils ont déterminé le destin politique de
Jean-Bertrand Aristide, qui portait les espoirs du peuple, l’administra-
tion Clinton le rétablissant à la présidence en 1994 et fermant les yeux
sur ses dérives et prédations. Mais après sa réélection en 2000, ils lui
retirèrent leur soutien, la guerre à l’émigration haïtienne devenant le
mot d’ordre des relations avec Port-au-Prince. Chassé du pouvoir en
2004, le prêtre populiste est maintenu en exil avec l’accord tacite de
l’Amérique et de la France, qui réclame toujours au pays exsangue le
paiement de réparations pour les dommages subis en 1804. On aban-
donne alors le pays aux mains des ONG et d’une élite corrompue tolérée
et parfois soutenue par une administration Bush qui a désormais fort à
faire en Afghanistan et en Irak.
D’une occupation à une autre, en somme. Derrière l’Irak, il y aurait,
ose Danticat, l’intertexte haïtien. L’un des récits de vétérans publiés au
lendemain du retrait des troupes américaines d’Haïti s’intitulait ainsi
Black Bagdad28 prophétisant peut-être les errances de l’administration
de George W. Bush sur les terres de Saddam Hussein. N’y aurait-il
qu’un pas, prévisible, de l’occupation américaine d’Haïti du début du
siècle aux crimes commis lors de l’occupation irakienne de 2003 ?
Danticat, citoyenne américaine, l’affirme avec une audace politique
remarquable pour une jeune artiste et universitaire qui ne jouit pas de
la liberté contestataire d’un Noam Chomsky29. Dès ses premières publi-
cations, elle évoque la captation de la destinée d’Haïti. Elle rappelle
les propos amers de son père, qui ne se résigna jamais à avoir dû trou-
ver asile aux États-Unis :
Si l’on avait donné à notre pays la chance d’être un pays comme un
autre, aucun de nous n’aurait à vivre et à mourir ici.
Comme les Haïtiens, souligne Danticat, les Irakiens ne se sont vus
accorder aucune chance, ils sont victimes de la bienveillance impériale.
Rapprocher le sort de son pays natal de celui des Irakiens avec les
mots du président mexicain Porfirio Diaz, « pauvre Haïti, si loin de Dieu
et si proche des États-Unis », peut paraître extravagant. Pourtant, si
Guantánamo est devenu tragiquement célèbre pour les conditions de
détention des prisonniers accusés de terrorisme, cette parcelle eut une
longue préhistoire : depuis 1898, cette enclave américaine en terre
cubaine a lié son destin à la terre haïtienne. Lorsque des milliers de
boat-people misérables fuient le pays après le coup d’État militaire de

28. Capitaine John Houston Craige, The Arabian Nights Adventures of a Marine Captain in
Haiti, Minton, Balch & Company, 1933.
29. Le professeur radical du MIT n’a cessé de dénoncer dans la presse et dans ses conférences
publiques la vassalisation d’Haïti par les États-Unis. En 2010, il a signé une pétition publiée
dans The Guardian condamnant l’attitude de son pays après le séisme.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

1991, Guantánamo devient le comptoir privilégié des autorités améri-


caines : jusqu’à 45 000 migrants y sont emprisonnés. Nombreux sont
des réfugiés politiques, victimes du nouveau régime et peuvent attester
des tortures subies. Mais parce qu’il s’agit à la fois de décourager les
candidats à l’exil et de lutter contre un trafic de drogue en Caraïbe,
opportunément attribué aux trafiquants haïtiens, les détenus de Guantá-
namo sont en dehors de toute juridiction. Le cas des prisonniers séropo-
sitifs détenus en nombre et privés de soins est porté à l’attention des
tribunaux et de l’opinion publique. Mais Bill Clinton, qui s’était fait le
chantre de la démocratisation d’Haïti, exige, malgré ses engagements
de campagne, que les clandestins capturés soient reconduits ou incar-
cérés dans l’enclave cubaine. Le primat de la stratégie anticastriste
condamne ces impétrants à l’invisibilité forcée.
Un avocat et militant noir américain de renom, auteur d’un livre
remarqué sur la diplomatie américaine en Haïti30, entama une grève de
la faim de vingt-trois jours pour alerter l’opinion. Parmi ceux qui se
joignent à son indignation, certains révèlent les conditions de détention
à Guantánamo, la séparation des familles, la stigmatisation des séropo-
sitifs et les détentions arbitrairement renouvelées jusqu’à la fermeture
du centre en 199531. Sans recours juridique véritable (par définition,
n’étant pas vraiment sur le territoire américain, ils ne peuvent en
appeler aux tribunaux32), ni accès aux soins de santé, ces clandestins
ont préfiguré pour Danticat les scandales des années 2000. Pourtant,
en janvier 2010 les autorités y réinstallent (à bonne distance de la base
militaire destinée aux « terroristes islamistes ») des centaines de tentes
afin de faire face à un « éventuel afflux massif d’Haïtiens cherchant
refuge aux États-Unis ». C’est d’elle également que partira l’aide
matérielle destinée à Port-au-Prince après la catastrophe. On ne ferme
pas Guantánamo, on l’optimise.
En 2005, la romancière signait un article traduit par Haiti Tribune
intitulé « Les fantômes de l’occupation américaine hantent toujours
Haïti33 » dans lequel elle montre que sur sa terre natale comme en Irak,
un impérialisme aveugle a condamné les peuples envahis à des décen-
nies de désolation. Alors que l’Amérique s’égare sur les bords du Tigre,
elle soutient que les mêmes erreurs avaient été commises en Haïti.

30. Randall Robinson, An Unbroken Agony: Haiti, from Revolution to the Kidnapping of a
President, Basic Civitas Books, 2008.
31. Une jeune Haïtienne-Américaine, engagée par les autorités américaines pour servir
d’interprète, témoigna de l’indignité des conditions de détention. Voir Jana Evans Braziel, “Haiti,
Guantánamo, and the ‘One Indispensable Nation’: U.S. Imperialism, ‘Apparent States’, and
Postcolonial Problematics of Sovereignty“, Cultural Critique, automne 2006, 64, p. 127-160.
32. Le statut juridique ambigu de Guantánamo justifia son choix comme lieu de rétention des
indésirables. Mais par deux arrêts décisifs, Rasul v. Bush (2004) et Boumediene v. Bush (2008),
la Cour suprême a affirmé que les détenus de Guantánamo relevaient de la juridiction américaine
et bénéficiaient ainsi, en droit, de l’Habeas Corpus.
33. Article rédigé en anglais pour The Progressive Media Project.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

Rappelant le contexte de l’invasion commandée par Woodrow Wilson


en 1919, elle rage :
L’administration de Wilson a transformé la géographie du pays, divisé
l’espace en départements de police, fait taire la presse, installé un gou-
vernement de fantoches, réécrit la Constitution pour donner aux étran-
gers le droit de devenir propriétaires des terres, a pris en main les
banques et les douanes haïtiennes et institué le travail forcé. Ceux qui
se sont opposés à l’Occupation − comme par exemple un groupe de
paysans appelés les Cacos − ont été décimés.
Elle fustige l’amnésie américaine à l’endroit de ces décennies d’occupa-
tion et de domination qui ont estropié pour longtemps sa terre natale.
Elle concluait alors son article avec ces mots : Iraq, take heed (Irak,
garde ceci en mémoire).


L’exil et ses tourments sont un thème infiniment décliné par les
milliers de plumes déracinées qui, de l’Allemagne au Brésil, du Québec
à la Suède, nourrissent les littératures nationales d’un souffle nouveau.
On parla de « migritude34 » en France (contraction de migration et
négritude) pour désigner la génération d’écrivains africains ou cari-
béens qui donnent à leur exil des accents hexagonaux.
La question de la langue légitime n’a jamais cessé de hanter les
écrivains haïtiens, la majorité de leurs concitoyens ne sachant lire ni
le français ni le créole. Ils écrivent donc aussi en français afin de
trouver une maison d’édition qui les publie et un lectorat qui les lise,
quitte à rapatrier ensuite le texte en créole dans un exercice parfois
périlleux de traduction. Danticat offre aujourd’hui au lectorat le plus
vaste, celui des anglophones, non seulement son œuvre personnelle
mais également celle des plus grands auteurs francophones qu’elle fait
traduire et publier aux États-Unis, en particulier dans les nombreux
recueils de textes qu’elle coordonne. Grâce à Haiti Noir, dix-huit
hérauts de l’âme haïtienne malmenée sont traduits en anglais en 2011.
Elle a également, en 2009, travaillé à la traduction et donc à la
découverte aux États-Unis de l’œuvre de Marie Vieux-Chauvet, l’une
des intellectuelles les plus marquantes de l’Haïti contemporaine.
Danticat est donc une passeuse en plus d’une militante et d’un grand
écrivain. Elle porte la voix des millions d’Haïtiens qui ont parlé au
travers des œuvres francophones qui n’auraient sans doute pas été
traduites aux États-Unis sans sa détermination.
Danticat est donc éminemment haïtienne dans sa domestication de
l’exil, du déplacement et du retour propre aux écrivains de son île
natale. Mais elle est aussi profondément américaine dans sa volonté de

34. Voir Sylvie Laurent, « Le tiers-espace de Léonora Miano », Cahiers d’études africaines, à
paraître.

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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l’américaine

contester au gouvernement la légitimité de sa violence vis-à-vis des


minorités et la liberté d’expression dont elle fait usage pour appuyer
sur les plaies de son pays d’accueil. En s’exprimant dans un anglais
limpide et tranchant, elle porte un message assourdissant : les Haïtiens
qui ont élu domicile aux États-Unis ne sont destinés ni à rentrer, ni à
vivre dans des enclaves exotiques. La majorité des Haïtiens-Américains
sont des citoyens américains qui entendent que leur mémoire − qui est
aussi celle des États-Unis − soit reconnue. L’œuvre d’Edwidge Danticat
décline en anglais ce que son proverbe haïtien de prédilection tranche :
Pito nou lèd, nou la (on est peut-être « laids » mais nous sommes là).
Finalement, elle porte à son paroxysme la tradition nationale de lutte
sans cesse réinventée pour l’émancipation culturelle. La parole libéra-
trice des enfants de Césaire, Roumain et Glissant n’est plus seulement
le français. C’est ce que relève le grand poète René Depestre qui, en
2010, s’étonne que l’on s’étonne :
On me dit qu’il y a une jeune étoile qui monte en ce moment qui
s’appelle Edwidge Danticat, on m’a dit qu’elle écrit en anglais… Pour-
quoi pas puisqu’il y a tant d’Haïtiens qui vivent aux États-Unis ? […]
Au fond, cette créolité qui nous caractérise, le phénomène de créolisa-
tion qui a été le creuset de la constitution d’Haïti en tant qu’imaginaire
et en tant que force de créativité peut-être d’expression créole… comme
en langue française… et demain, en anglais… Haïti n’a pas dit son
dernier mot.
Sylvie Laurent

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Treme : la reconstruction
de la Nouvelle-Orléans et la survie
des racines culturelles américaines

Pierre Langlais*

LA nouvelle série du créateur de Sur écoute, Treme, tire son nom d’un
quartier de la Nouvelle-Orléans, berceau du jazz et plus vieux quartier
noir des États-Unis. Elle suit le difficile retour des habitants de la ville
après l’ouragan Katrina, et leur combat pour se réapproprier leur toit et
leur culture, ravagés par la catastrophe et menacés par les ambitions des
politiciens et des promoteurs immobiliers. Hymne bouleversant à une ville
racine de l’histoire et de l’identité américaines, œuvre à charge contre les
politiques locales et nationales, et plaidoyer pour la sauvegarde d’une
culture à l’agonie, menacée de disparition par l’ignorance d’une nation1.
Des doigts qui s’échauffent sur une trompette. Une hanche. Des visa-
ges, en plans serrés, la sueur au front. Quelques notes. Des plumes.
Une cigarette. Une bouteille de sauce piquante. Une bière. Des poli-
ciers et des militaires. Nous sommes « trois mois après », précisent en
avant-propos David Simon et Eric Overmyer, les créateurs de Treme.
On prépare une second line, ces fanfares populaires qui traversent la
ville en entraînant dans leur sillage les badauds de la Nouvelle-Orléans.
La première second line depuis Katrina. Lentement, les habitants de la
ville, exilés loin de leurs domiciles pour fuir l’ouragan, font leur retour,
tentent de reprendre une vie normale, dans une ville blessée, balafrée,
en deuil. I hope you’re comin’ back to New Orleans, « j’espère que tu
reviens à la Nouvelle-Orléans », chantent les New Orleans Jazz Vipers
dès le deuxième épisode de la série. Revenir, mais dans quelles

* Journaliste spécialiste des séries télévisées pour Télérama et Slate.fr, chroniqueur à Radio
France.
1. Diffusée aux États-Unis sur HBO et sur Orange Cinéma Séries en France. Saison 1 est dispo-
nible en DVD chez Warner Home Vidéo.

Juillet 2011 62
08-a-Langlais:Mise en page 1 22/06/11 17:35 Page 63

Treme : la reconstruction de la Nouvelle-Orléans

conditions, dans quelle Nouvelle-Orléans, et avec quelles perspectives


d’avenir ?
Après Sur écoute, passionnante plongée dans les entrailles de Balti-
more, sa criminalité, sa corruption politique et son système éducatif,
brillante auscultation de la réalité urbaine américaine2, après Genera-
tion Kill3, démythification de l’invasion de l’Irak de 2003, David Simon
voulait écrire une série sur la Nouvelle-Orléans, dont les héros auraient
été des musiciens. Une série sur le jazz, sur le quotidien de cette ville
méconnue, une réflexion sur la mélomanie, une œuvre culturelle, loin
du monde du crime et de la drogue, bien connu de cet ancien journa-
liste de Baltimore, qui a passé des mois en planque avec les stups.
« On travaillait dessus à l’été 2005 quand Katrina est arrivé », se
souvient Eric Overmyer, dramaturge, cocréateur de la série, et bras droit
de Simon depuis le début de sa carrière de scénariste. « Notre première
réaction a été de se dire que c’était foutu, mais nous avons finalement
décidé que Treme parlerait toujours de musiciens, mais après Katrina,
et de leur renaissance. La catastrophe nous a finalement offert un point
de départ solide, une raison plus forte encore de faire la série4. »

« On a fait le tour du monde,


mais rien ne vaut la Nouvelle-Orléans5 »
Treme suit le quotidien d’une dizaine de personnages, tous lourde-
ment marqués par Katrina, et représentatifs de la culture locale. Il y a
là Antoine Batiste (Wendell Pierce), un tromboniste sans le sou qui se
démène pour décrocher des gigs, ces piges dans les clubs de jazz ;
Ladonna Batiste-Williams (Khandi Alexander), son ex-femme, qui tient
un bar dont le toit a été emporté par la tempête, et dont le frère est
porté disparu ; Janette Desautel (Kim Dickens), une chef cajun qui
peine à payer les factures de son restaurant ; Albert Lambreaux (Clarke
Peters), un chef indien du Mardi gras, ces figures majeures du carnaval,
dont la maison a été ravagée ; Davis McAlary (Steve Zahn), un anima-
teur radio excentrique et passionné de jazz ; Toni Bernette (Melissa
Leo), une avocate sur les traces du frère de Ladonna ; son époux
Creighton (John Goodman), un prof de littérature révolté contre l’admi-
nistration et son incapacité à gérer la catastrophe, et quelques autres,
tous en quête de « leur » Nouvelle-Orléans, emportée par l’ouragan, tous
rangés derrière cette complainte de Davis : I just want my city back, « je

2. Voir Sylvie Laurent, « Les ghettos américains sur écoute. Et si la fiction était plus juste que
les sciences sociales ? », Esprit, novembre 2010.
3. Disponible en DVD chez Warner Home Vidéo.
4. Toutes les citations sont extraites d’un reportage réalisé à la Nouvelle-Orléans en février
2010 par l’auteur de cet article, et publié dans Télérama.
5. Saison 1, épisode 3

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Treme : la reconstruction de la Nouvelle-Orléans

veux retrouver ma ville6 ». Œuvre chorale, Treme navigue entre ces


personnages, qui se fréquentent, ou dont les trajectoires finiront par se
croiser. Des Néo-Orléanais authentiques, certains inspirés par de vraies
figures locales. « Sur écoute s’intéressait au sommet de la pyramide, le
bureau du maire, et au bas de la pyramide, les drogués et les dealers.
Ici, nous restons avec le peuple, et si nous considérons la politique et
les institutions, ce sera à travers les yeux des gens ordinaires »,
explique Eric Overmyer.
Sur leurs traces, Simon et Overmyer entonnent un puissant hommage
à la Nouvelle-Orléans, passionné, parfois déchirant mais souvent
joyeux. Ils laissent leur caméra arpenter les rues du French Quarter,
s’arrêtent, silencieux, dans les décombres du Ninth Ward, ce quartier
pauvre entièrement détruit par la catastrophe, traversent trompette au
poing le Treme, prennent le temps d’écouter « le bruit le plus joyeux
qu’il soit donné d’entendre dans ce pays », comme l’appelle Simon, le
bruit des clubs de jazz, de la friture des restaurants, du port, des second
lines. Ils donnent la parole à leur personnage principal, la ville et sa
culture, qui lentement se racle la gorge pour bientôt chanter à tue-tête
When the saints, Feel like Funkin It up et mille autres hymnes au bon
temps rouler, cet état d’esprit qui fait qu’à la Nouvelle-Orléans, surnom-
mée Big Easy, on sait profiter de la vie, même dans les pires moments.
Won’t bow, don’t know how, « nous tiendrons bon, même si nous ne
savons pas comment », annonçaient les affiches promotionnelles pour
la série.
Ancien journaliste pour le Baltimore Sun, documentariste, David
Simon conçoit ses séries comme des mélanges de fiction et de réalité,
solidement ancrées dans les cultures qu’il observe. Sur écoute reposait
sur des années d’enquêtes et poussait le sens du détail jusqu’au moin-
dre accent. Il en est de même pour Treme. Simon s’est entouré de jour-
nalistes, de romanciers de la Nouvelle-Orléans et de la crème des musi-
ciens locaux, qui viennent jouer dans de longues séquences musicales :
Kermit Ruffins, Allen Toussaint, Dr. John, Steve Earle, Sammie “Big
Sam” Williams, Donald Harrison Jr., Troy “Trombone Shorty” Andrews,
Deacon John Moore, Rebirth Brass Band, le Treme Brass Band, et
beaucoup d’autres − la série est truffée de débats passionnés sur le jazz.
« Nous portons une énorme responsabilité : celle d’éviter que Treme ne
soit qu’une caricature de plus de la culture de la Nouvelle-Orléans,
explique Steve Zahn. Les figurants, ici, ne sont pas des figurants. Ils
n’essayent pas de passer dans le champ, ils sont chez eux. Dans leur
rue. Dans leur club. Le même club où ils étaient la veille et où ils
retourneront le lendemain. » Wendell Pierce, qui a grandi à la Nouvelle-
Orléans et partagé les bancs de l’école avec Winston Marsalis, Donald
Harrison et Harry Connick Jr., ajoute : « La série est collaborative. Tout

6. Saison 1, épisode 3.

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Treme : la reconstruction de la Nouvelle-Orléans

le monde apporte sa pierre. David Simon n’est pas un natif de la région,


mais il faut parfois un outsider pour rappeler aux locaux les détails de
leur propre culture. »
Envahis par les reporters, scrutés, questionnés, les habitants de la
Nouvelle-Orléans n’ont pas nécessairement bien vécu ce projet. « Leur
première réaction a été globalement négative, se souvient Eric Over-
myer. On nous a accusés de vouloir exploiter leur misère, de vouloir
voler leur culture, de ne pas pouvoir traduire l’esprit de la ville, etc.
C’est une réaction tout à fait compréhensible. Nous avons donc fait en
sorte d’être intraitable dans nos recherches, de dédommager les gens
équitablement. » Au cœur du Treme, l’église Sainte-Augustine, fragile
bâtisse de bois blanc, apparaît régulièrement dans la série. Son pasteur,
Quentin Moody, traduit un point de vue optimiste sur la série. « Une
série, même imparfaite, qui saurait mettre en scène la richesse cultu-
relle de cette ville, serait un atout majeur dans sa reconstruction,
notamment en attirant les touristes. Treme est une occasion pour les
téléspectateurs de découvrir la culture de la Nouvelle-Orléans, l’his-
toire de son peuple, son mode de vie, et de montrer au monde que les
gens essayent de tourner la page de Katrina, de reconstruire. » « C’est
une chance unique de dire au monde que nous sommes là, que nous
nous battons, que notre héritage culturel mérite d’être sauvegardé, et
que nous survivrons quoi qu’il arrive », ajoute Wendell Pierce.

« Katrina est une erreur humaine,


une foirade fédérale aux proportions épiques7 »
Politiquement engagé à gauche, David Simon avait promis que Treme
ne serait pas une œuvre aussi polémique que Sur écoute. Promesse non
tenue. Elle est au contraire une série militante, qui s’en prend
violemment à l’administration Bush et à la mairie de la Nouvelle-
Orléans, accusées de n’avoir rien fait pour protéger la ville, laissant
pourrir les digues qui étaient censées empêcher les eaux d’envahir ses
rues. Creighton Bernette, universitaire passionné, magistralement
incarné par John Goodman, exprime le plus frontalement cette colère
dès le premier épisode, hurlant au visage de reporters britanniques
médusés que « l’ouragan a été un phénomène naturel, mais que
l’inondation de la ville a été une erreur humaine, une foirade fédérale
aux proportions épiques ». Le passé est une chose, que les héros de la
série acceptent avec plus ou moins de résignation. Le présent et
l’avenir, en revanche, sont au cœur de la série, qui dénonce une grave
menace sur la société et la culture de la Nouvelle-Orléans : celle d’une
reconstruction laissée aux mains d’intérêts politiques et financiers bien
loin des réels soucis des citoyens.

7. Saison 1, épisode 1.

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Treme : la reconstruction de la Nouvelle-Orléans

« Dans les mois qui ont suivi Katrina, il y avait tant de questions
ouvertes : la Nouvelle-Orléans allait-elle se relever ? Sous quelle forme,
l’authentique, ou en version Disneyland, se souvient David Simon. Il
faut voir avec quelle rage les habitants se sont unis contre les intérêts
financiers qui voulaient s’emparer de la ville, la priver de son identité
pour en faire une Nouvelle-Orléans “rentable” ! » À peine les eaux reti-
rées, la Nouvelle-Orléans est devenue le plus grand chantier à ciel
ouvert des États-Unis. Les dégâts matériels provoqués par l’ouragan ont
été évalués à 81 milliards de dollars. Des quartiers entiers ont été rayés
de la carte, près de la moitié de sa population a été déplacée, éparpillée
à des centaines de kilomètres à la ronde. Les quartiers pauvres, touchés
ou pas, ont été évacués. Une aubaine pour les gouvernants, dénonce
Treme, qui en ont profité pour fermer les projects, ces cités où le taux
de criminalité était parmi les plus élevés du pays − et qui, bien que
restées au sec, ont été fermées et détruites. Une aubaine aussi pour les
entrepreneurs, qui comptent bien s’enrichir en transformant la ville en
attraction pour amateurs de jazz fortunés − c’est un des thèmes de la
deuxième saison de la série. « Ils ne veulent pas des pauvres à la
Nouvelle-Orléans, chante Davis McAlary, DJ et candidat pour rire aux
élections locales, façon Coluche, mais sans tous ces pauvres, la
Nouvelle-Orléans ne serait pas la Nouvelle-Orléans, parce que ce sont
ceux qui ne possèdent rien qui font vibrer cette ville8. »
Cette gentrification forcée laisse sur le carreau certains personnages
de la série, essentiellement issus de milieux modestes, qui n’ont plus
d’électricité, plus de gaz, et qui, en attendant les chèques des compa-
gnies d’assurances − qui n’arriveront jamais − dorment dans les carava-
nes de la Federal Emergency Management Agency (Agence fédérale de
gestion des urgences, FEMA), chargée d’assurer le minimum vital aux
habitants de la Nouvelle-Orléans (et accusée de tous les maux, dans la
série comme dans la réalité). Rien ne fonctionne, l’économie s’effondre,
l’armée bloque les rues − on entend souvent les hélicoptères passer
dans Treme − et la police, à cran depuis la catastrophe, s’en prend aux
musiciens. Et que fait l’Amérique pendant ce temps-là ?

« Tout le monde aime la musique de la Nouvelle-Orléans.


Son peuple, en revanche9… »
Pendant ce temps, l’Amérique compatit. L’Amérique demande plus
de jazz, comme on enverrait, pour avoir bonne conscience, quelques
euros à un pays lointain ravagé par un tsunami. Delmond, le fils du
chef indien Albert Lambreaux, trompettiste professionnel, croule sous

8. Saison 1, épisode 5, extrait du titre Shame, Shame, Shame (Honte, honte, honte).
9. Ibid., épisode 2.

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Treme : la reconstruction de la Nouvelle-Orléans

les propositions. Il enchaîne les concerts à travers le pays, où on lui


demande de jouer les standards néo-orléanais, on l’accable de générali-
tés bien pensantes sur sa ville. Creighton Bernette, aussi écrivain, se
voit offrir une rallonge par sa maison d’édition, « grâce à l’ouragan »,
pour qu’il ponde rapidement un roman sur la catastrophe. Les touristes
affluent, le regard humide, demande du Dixieland, la musique tradition-
nelle de la région, comme par pitié, sans chercher à comprendre d’où
elle vient et ce qu’elle dit, ni même si la Nouvelle-Orléans a inventé
d’autres formes de jazz depuis un siècle. Dans une des scènes les plus
fortes de la première saison, un bus « Katrina Tour » rempli de touristes
interrompt, pour prendre des photos, une cérémonie mortuaire d’Indiens
du Mardi gras… « La Nouvelle-Orléans fait naître des moments de
clarté artistique et de transcendance urbaine qui sont ce que le peuple
américain peut espérer de mieux, s’extasie Bernette… si toutefois ceux
qui en sont les témoins ne sont pas trop blasés, trop las et trop stupides
pour s’en rendre compte. »
« Vous voulez dire que la Nouvelle-Orléans n’est pas une ville qui a
marqué la mémoire du monde10 ? », s’offusque Bernette face aux journa-
listes qui lui suggèrent que « Nola » n’est plus une « grande ville ». Elle
ne l’est peut-être plus pour les Américains, nous dit David Simon, mais
elle l’est encore pour le reste du monde. Pour preuve, un des personna-
ges les plus émouvants de la première saison, Koichi Toyama, jazzman
et mélomane japonais venu spécialement pour offrir des instruments
aux musiciens touchés par Katrina, plus savant que les musiciens eux-
mêmes, et qui explique : « Je suis venu pour la première fois à la
Nouvelle-Orléans en 1985. Ça a changé ma vie. Depuis Katrina, dès
que j’écoute un disque d’un musicien local, je ne peux pas m’empêcher
de pleurer… »

« Comme s’ils voulaient que la Nouvelle-Orléans


ne soit plus la Nouvelle-Orléans11 »
Ce que les Américains ne semblent pas vouloir comprendre, selon
David Simon, c’est qu’en abandonnant la Nouvelle-Orléans et sa
culture, ils abandonnent un pan entier de la culture américaine. Treme
souligne l’amnésie culturelle des États-Unis, qui a oublié où sont les
racines de sa musique. « Treme est une série sur la culture américaine,
sur ce qui fait que nous sommes Américains, explique-t-il. La Nouvelle-
Orléans est aux racines de notre culture, grâce à la musique afro-
américaine. Beaucoup d’entre nous pensent que le cinéma est améri-
cain… mais il a été inventé en Europe. D’autres pensent que nous

10. Saison 1, épisode 1.


11. Ibid., épisode 5.

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Treme : la reconstruction de la Nouvelle-Orléans

exportons de la démocratie… mais ce n’est que trop rarement le cas.


En revanche, la musique afro-américaine est partout, en Europe, en
Afrique ou à Katmandou. Si vous trouvez un jukebox, il y aura forcément
un morceau de Michael Jackson, de Louis Armstrong ou de John
Coltrane dedans. Ce qui m’a intéressé avec Treme, c’est de définir ce
qui nous permet, nous autres Américains, de nous dire culturellement
uniques. Qu’est-ce qui est, culturellement, vraiment américain ? Cette
culture est née entre deux pâtés de maisons, au cœur d’une ville qui a
frôlé la mort il y a cinq ans… » « Ce que Treme défend, c’est l’impor-
tance de la culture dans la définition d’une civilisation », ajoute Clarke
Peters.
David Simon appelle la Nouvelle-Orléans « l’âme du pays », et Treme
tout entière s’applique à témoigner de sa culture, quitte à tomber, par
instants, dans l’hagiographie. Les États-Unis, qui « préfèrent tout raser
au bulldozer et avancer tête baissée », n’auraient pas besoin de catas-
trophe naturelle pour détruire tout ce qu’ils ont bâti par le passé. Reste
une ville, qui a su éviter ce massacre culturel, « la Nouvelle-Orléans,
mélange de tiers-monde, de Cuba, de France, d’Espagne, etc. analyse
Simon. L’histoire, les origines culturelles de l’Amérique sont restées
présentes ici, quand le reste du pays s’uniformise, se transforme en une
gigantesque zone commerciale ». Racine culturelle, la ville est aussi,
selon le créateur de Treme, un rare exemple de mixité sociale et raciale
− et ce malgré le crime ou la misère. « Nous sommes un pays de métis.
Nous sommes un refuge pour immigrants, poursuit-il. Nous sommes une
nation imparfaite, qui a échoué à créer un véritable melting-pot, où les
classes sociales et les origines raciales peinent à se mêler, mais qui a
su donner naissance, ici, à la Nouvelle-Orléans, au jazz, ce son si
joyeux, ce mélange des couleurs. »
Reconstruire la Nouvelle-Orléans sans respecter ses traditions, sa
culture, son âme, ce serait donc risquer d’amputer la culture américaine
de certaines de ses racines. « La culture de la Nouvelle-Orléans est en
danger, s’inquiète un des personnages de la série lors d’un débat
politique. Si les politiciens se débarrassent des infrastructures soute-
nant la culture, elle disparaîtra12. » Aussi, contre vents, marées, police,
armée, compagnies d’assurances, politiques et beaucoup d’autres, les
personnages de la série se battent pour souffler dans leur trombone,
cuisiner cajun, défiler pour Mardi gras, défendre becs et ongles, quitte
à être chauvins, la culture de la Nouvelle-Orléans. « À la Nouvelle-
Orléans, la culture est au centre de tout, explique Wendell Pierce. Ce
que la pensée est à l’individu, la culture l’est à la communauté. C’est
elle qui exprime l’expérience, la mémoire, les faiblesses et les forces
d’une société. La culture porte les informations indispensables à la
renaissance d’une ville. Treme est là pour rappeler aux gens d’où nous

12. Saison 1, épisode 7.

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Treme : la reconstruction de la Nouvelle-Orléans

venons, le chemin que nous avons parcouru, et quelle est notre culture.
Sans culture, nous perdons ce que nous sommes au fond de nous, notre
essence, et nous ne pouvons pas renaître. Si la reconstruction venait à
ignorer cela, la Nouvelle-Orléans ne serait plus qu’une coquille vide. »
Sur écoute dressait un constat d’échec édifiant sur les politiques
urbaines américaines. Treme, plus optimiste, teintée d’un humour
salvateur et portée par l’énergie du jazz, retourne, elle, aux origines de
la culture américaine, loin d’Hollywood, loin des tubes pop et r’n’b, qui
doivent tant à cette petite ville, New Orleans (à peine 350 000 habi-
tants). Un microcosme qui semble totalement exotique aux yeux des
Américains… alors même qu’il est à la base de leur histoire musicale,
et qu’elle joue donc un rôle majeur dans le rayonnement international
des États-Unis. La ville, lentement, se relève. L’an dernier, la victoire
de l’équipe de football américain de la ville, les Saints, a provoqué un
élan d’espoir sans précédent à la Nouvelle-Orléans. Les touristes
reviennent. Les maisons se reconstruisent. Mais « c’est une chose de
récupérer son toit. C’en est une autre de retrouver sa culture », conclut
Clarke Peters.
Pierre Langlais

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L’inachèvement de la démocratie

Sur une trilogie de Marcel Gauchet*

Jean-Louis Schlegel

ON commence à 1500, et on finira, avec le tome IV de ce livre, au


début des années 2000, c’est-à-dire avec notre condition actuelle. Un
demi-millénaire de parcours philosophique, historique, politique et
juridique pour comprendre l’avènement de la démocratie, en lisant ou
relisant ceux qui l’ont pensée avant, pendant, après chaque avancée et
chaque tournant. Comme l’Âge séculier, de Charles Taylor, qui vient de
paraître1, c’est une sorte de pied-de-nez aux contempteurs actuels des
grandes synthèses ou aux tenants du micro-récit et de la micro-
séquence. Marcel Gauchet lui-même présente son entreprise comme la
« suite » du Désenchantement du monde, l’ouvrage célèbre de 1985 qui
l’a fait connaître comme philosophe politique marqué par un intérêt
exceptionnel pour le religieux.
S’il n’avait prévenu lui-même de ce lien, le lecteur qui aurait lu le
Désenchantement ferait lui-même le rapprochement : l’auteur semble en
effet combler une sorte de lacune, celle des pages sibyllines, allusives,
qui terminaient le livre de 1985 et s’interrogeaient sur la place de la
religion dans la période moderne. Restent quand même les nombreux
textes publiés qui, depuis vingt-cinq ans, jalonnent sa carrière et dont
plusieurs, plus historiques ou plus actuels, ont déjà répondu à des
questions et fourni des explications sur la « formule du monde désen-
chanté ». On pourrait même penser que le parcours et sa fin sont

* Marcel Gauchet, l’Avènement de la démocratie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des


sciences humaines » : t. I : la Révolution moderne, 2007, 210 p. ; t. II : la Crise du libéralisme,
2007, 313 p. ; t. III : À l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974, 2010, 661 p.
1. Charles Taylor, l’Âge séculier, Paris, Le Seuil, coll. « Les livres du Nouveau Monde », 2011.
Voir sur ce livre Jean-Louis Schlegel, « Les avenirs incertains de la sécularisation », Esprit, juin
2011, p. 136-146.

Juillet 2011 70
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L’inachèvement de la démocratie

connus : il s’achèvera par la « démocratie contre elle-même2 », le point


où nous sommes (enfoncés ?) et dont rien, sinon ses crises accélérées,
ne permet de prédire si et comment il finira.
En rigueur de terme, le nouveau dans l’Avènement de la démocratie
n’est pas la vision « gauchetienne » − la thèse de la « sortie de la reli-
gion » et la dure gestion de l’autonomie −, mais l’effort endurant pour
creuser encore et encore le sillon de « ce qui s’est passé » et se passe
toujours au XXe et au début du XXIe siècle dans le monde politique qui
vit dans et s’inspire de la démocratie. Le grand intérêt de ces réflexions
réside donc moins dans l’analyse des continuités ou des prolongements
voire des « progrès » continus de la démocratie, comme le feraient les
belles « histoires des idées » (qui nous enchantent encore, même si elles
sont passées de mode), que dans la tentative pour penser les ruptures,
les zigzags, les virages, les impasses, les désillusions, les contradic-
tions, les tourments intérieurs de la démocratie, qui changent son cap
mais n’arrêtent pas son voyage. Car il y a quelque chose du destin
d’Ulysse dans la démocratie, mais sans retour à Ithaque : comme les
héros homériques, les citoyens « se réveillent chaque jour comme si
c’était le premier jour3 ».
Cet exercice de réflexion vient-il, comme la chouette de Minerve,
trop tard pour les démocrates fatigués que nous sommes ou les post-
démocrates que nous nous figurons être ? Non, d’abord parce que « la
démocratie n’a toujours pas fini d’advenir », donc d’interroger et d’in-
quiéter, et d’avoir besoin d’élucidation. Peut-être, du reste, ne fait-elle
rien d’autre qu’« advenir », alors qu’elle donne en permanence à ses
contemporains l’illusion étrange d’être finie, de signifier un achè-
vement. La démocratie comme régime signifierait une fin de l’histoire,
puisqu’il est difficile d’imaginer mieux : c’est en tout cas le sentiment
qu’elle nous donne aujourd’hui. Mais, outre que le manque d’imagina-
tion de l’avenir ne saurait devenir un critère de vérité, la démocratie
comme volonté des hommes de se gouverner eux-mêmes produit aussi
une sorte d’énergie permanente du nouveau, elle naît et renaît de « la
contradiction insaisissable qui la travaille du dedans », du « malaise
qui l’étreint ». Il y a une vie souterraine dans les démocraties, même
épuisées en apparence, qui explique un phénomène souvent constaté,
« le retard des idées sur les faits4 », mais aussi et surtout une incertitude
sur elle-même, une adversité interne, une sorte de capacité d’auto-

2. Titre d’un recueil d’articles qui dessinent une trajectoire qu’on peut trouver peu encoura-
geante ; mais on peut y lire aussi les contradictions objectives d’un « système » totalisant, ou les
doutes subjectifs que Gauchet laisse transparaître. Le tome IV nous éclairera peut-être sur ces
questions (la Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002).
3. Erich Auerbach, Mimesis, cité par François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et
expérience du temps, Paris, Le Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 2003.
4. Voir dans Esprit, « Avancées et reculs démocratiques », mars-avril 2011, l’entretien avec
Jacques Julliard, « À gauche, le retard des idées sur les faits ». Ses remarques, comme l’ensemble
du numéro, témoignent des profonds déplacements démocratiques en simplement trente ans.

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L’inachèvement de la démocratie

destruction qui dissimulent en même temps ce qu’elle produit et crée


pour se réaliser toujours plus loin et plus avant.

Fondations, craquements, catastrophes et… triomphe


Le grand récit des fondations puis des réalisations démocratiques
s’écrit en prenant pour jalons les épisodes ou configurations de change-
ments critiques, ce que trahissent les trois premiers titres parus : la
« révolution », la « crise », l’« épreuve » ; pour le quatrième volume, non
paru, le titre déjà annoncé (le Nouveau Monde) sonne curieusement
comme la découverte d’une terre inconnue. Gauchet prévoit en effet
cette période, la nôtre donc, depuis 1975, comme la fin des grands
équilibres entre politique, droit et histoire − une période où « tout est
à refaire ». Expression énigmatique et problématique, puisqu’elle sem-
ble supposer une rupture dans l’histoire de la démocratie, ou un proces-
sus de résolution des tensions qui s’est interrompu.
Le premier volume « déroule » les fondations qui, du XVIe siècle à la
Révolution, établissent les piliers de la démocratie : l’État sans divin,
le droit des individus, la découverte de l’historicité et le basculement
de la temporalité vécue en direction du futur, avec, pour finir, le renver-
sement libéral. Fidèle à son principe d’explication par la conscience −
et la méconnaissance − qu’avaient les acteurs (ou plutôt : les acteurs
penseurs et les acteurs historiques) de leur époque respective, Gauchet
évoque en passant Machiavel, Bodin et Grotius, et fait défiler plus
longuement à la barre la triade Hobbes, Locke et, surtout, Rousseau ;
il explique comment la Révolution française a inventé l’individu et
surtout, en reprenant certains aspects de la Phénoménologie de l’esprit
de Hegel, comment est née la conscience historique, le sentiment de
l’historicité ; le renversement effectif que signifie cette dernière − un
basculement du passé et de la tradition vers l’avenir − se produit dans
les années 1860, avec le triomphe, dans les têtes et dans la réalité politi-
que et économique, du « libéralisme ». Soucieux de relier les idées à
l’actualité historique ou à l’histoire matérielle, Gauchet nomme, on le
voit, les moments et les dates politiques pertinents, et il tente aussi de
périodiser des « configurations » historiques. Cependant, ce qui frappe
chez lui − avec son côté Hegel et Foucault confondus (bien qu’on voie
naturellement des différences entre le « Vieux » de Souabe et l’homme
des épistémès) −, c’est la capacité de faire émerger l’invisible sous le
visible, le sous-entendu sous l’explicite, le méconnu sous la pensée
consciente. Ou, tout simplement, la dualité présente dans toute histoire
humaine, non pas sous la forme de dialectiques successives et emboî-
tées que pense et interprète le philosophe en dévoilant dans le même
mouvement le sens de l’histoire, mais plutôt sous la figure de tensions
historiques et logiques, qui finissent par se dénouer un jour en dévoilant

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L’inachèvement de la démocratie

leur insuffisance, leur inanité ou leur dangerosité (une fois la catastro-


phe arrivée, comme dans le cas des totalitarismes).
Le titre du dernier chapitre de ce premier volume, après « L’inven-
taire structural du nouveau monde qui advient avec l’historicité », est
significatif : « Les idoles libérales : le progrès, le peuple, la science ».
Avec ces trois mots, on reconnaît bien la configuration qui succède à
la Révolution de 1848, jusque vers 1880 et au-delà. Mais pourquoi
« idoles » ? Le mot a des connotations trop morales et trop théologiques,
mais il indique une dimension de l’époque sur laquelle Gauchet insiste :
elle fait signe encore fortement, à travers ces figures quasi sacrées,
souvent quasi allégorisées, vers l’« emboîtement du profane et du
sacré », la « persistance de l’Un religieux [qui] est le fait fondamental
autour duquel gravite le devenir ultérieur de la modernité ». Il se trouve
que Gauchet se glisse ici dans le vocabulaire de Nietzsche, dénoncia-
teur des « idoles », de leur crépuscule plutôt, Nietzsche, « témoin »,
« augure », « vigie » de la crise du libéralisme, auquel il consacre un
chapitre remarquable au début du volume II.
On quitte en effet ici le découpage reçu chez les historiens. La crise
annoncée du libéralisme manifeste ses premiers symptômes dès les
années 1880. Et elle trouve le prophète inattendu à l’instant nommé :
Friedrich Nietzsche, dont les formules d’une lucidité fracassante sur la
Valeur, l’État, la Science, le Progrès, l’Histoire, la Religion continuent
encore, alors que les idoles sont démasquées depuis longtemps, leur
travail de destruction et de sape. Le mot « libéralisme », c’est bien
connu, couvre beaucoup de choses, mais il faut revenir à son propos au
principe source dont il est ici question : le renversement libéral a
signifié au XIXe siècle « l’entrée de la liberté dans l’établissement
humain sous l’effet de l’orientation historique ». C’est aussi une assu-
rance : « La dynamique des libertés, comment qu’on la comprenne, est
la donnée centrale qui a vocation de commander aux autres dimensions
de l’existence collective. » Or, selon l’auteur, cette assurance d’une
liberté humaine triomphant de tout, gagnée sous des facettes diverses
au cours du XIXe siècle, se défait vers 1900. Bien qu’on reconnaisse ici
encore les éléments traditionnels de l’histoire économique, scientifique,
intellectuelle… du XIXe siècle, Gauchet les repense et les redistribue
toujours, de façon très conséquente, autour du « ressort » premier qui
commande l’analyse et ses multiples développements : l’éloignement de
l’Un religieux, omniprésent encore (quoique sa mort soit prophétisée
voire décrétée), dans les idoles vénérées par le XIXe siècle finissant.
Alors que leurs adeptes se croient prémunis contre les surprises et
prétendent n’agir qu’au nom des puissances illimitées de la liberté dans
le monde de l’immanence, ce volume II fait défiler le tableau des crises
qui menacent toutes les victoires qu’on croyait assurées, en matière
économique, sociale, politique (la représentation parlementaire est ainsi
dépossédée par la bureaucratie de l’État), de progrès scientifique. Du

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L’inachèvement de la démocratie

côté de ce qui naît, le libéralisme est battu en brèche par la montée en


puissance de l’État vraiment moderne avec son administration (c’est
aussi un État-nation, qui se différencie du travail du Parlement) et par
l’apparition de l’impérialisme, qualifié de « maladie infantile de la
mondialisation ». Au lieu du triomphe de la Science, l’éclatement en
spécialités non naturalistes ni expérimentales (les sciences humaines)
est à l’ordre du jour. S’affirme aussi, ou se réaffirme, l’individu de droit
« désaccordé avec l’être-ensemble », contrairement à la conviction du
libéralisme, qui présupposait son « insertion harmonique dans le tout
collectif », muni, au moins implicitement, des promesses intégratrices
de l’Un religieux (il est intéressant de lire ici comment Gauchet restitue
dans son système le sens de l’intransigeantisme catholique et le fonda-
mentalisme protestant, ou l’ultime affrontement entre les droits de
l’Homme et le droit de Dieu − sauf que ce combat « ultime », proclamé
perdu par les religions, est toujours là finalement). L’affrontement entre,
d’un côté, les nostalgies illusoires d’un monde toujours plein (de l’Un
religieux), et, d’autre part, l’évidement de ce monde par des réalités
désormais incontournables (l’individu des droits peu à peu au pinacle,
l’État et ses continuités purement fonctionnelles et rationnelles) va
créer l’intermède totalitaire (1914-1974).
Plus encore que pour les deux premiers livres, méfions-nous, après
des décennies de critique des régimes totalitaires, de croire moins utile
et plus connu ce qui est dit des totalitarismes dans le tome III. Et
d’abord, sommes-nous sûrs qu’ils soient entièrement derrière nous ?
Selon Gauchet lui-même, certes, on pourrait le croire. Ce « tiers livre »
constitue une sorte d’essai en soi, plus gros que les deux premiers
ouvrages, sur le phénomène totalitaire, ou plutôt les trois figures tota-
litaires que l’auteur distingue dans une sorte de gradation : le commu-
nisme bolchevik, le fascisme et le nazisme, qualifié d’« escalade » par
rapport aux premiers. Dans le périple une grande attention est prêtée
aux prodromes et aux causes de la montée aux extrêmes, mais surtout
est décrite, une fois encore, la dynamique centrale du processus : sous
la forme totalitaire, les idéologies, à visée profane, s’accomplissent en
réalité dans le schéma religieux toujours présent, même quand elles le
combattent (comme dans le léninisme). L’auteur reprend en effet à son
compte, en l’explicitant, la notion de « religion séculière », et il note
qu’avec les épisodes totalitaires « la sortie de la religion aura pu passer
par une explosion de religiosité intense ». Qu’on ait affaire à l’anti-
religion très « religieuse » ou à des religions maintenues dans les
systèmes nationalistes autoritaires, il faut chercher dans cette
permanence la source des « formations tératologiques » que furent les
totalitarismes du XXe siècle.
Il importerait de présenter longuement la fin de ce livre, où Gauchet
revient sur l’importance décisive des années 1945-1970. Dans nos
têtes, françaises en tout cas, domine l’image des « Trente Glorieuses »,

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L’inachèvement de la démocratie

c’est-à-dire celle des transformations et des performances économiques.


Gauchet voit plutôt l’importance politique de ces années, où la démo-
cratie est « réinventée », où l’idée socialiste intègre celle de démocratie,
où justice sociale et protection des individus font de l’État libéral un
État social. Plus profondément, les changements de Constitution de
1946 et 1958 entérinent de nouveaux partages entre « représenter » et
« gouverner » : ils sont décisifs, en ce moment historique, pour déporter
« la conception républicaine conférant la primauté au Parlement » et
qui était « l’ordre selon la loi » vers « l’organisation du changement »,
donc le gouvernement de l’avenir. On pourrait dire qu’on est arrivé alors
à une sorte de stade qualitatif de l’avènement démocratique, à « un
miracle politique » qui a en partie effacé la mémoire des « solutions
totalitaires » pour résoudre les crises de la démocratie.

La démocratie contre elle-même

Plus que dans des livres de Gauchet plus limités dans leur sujet et
leurs perspectives, le « secret de la formule démocratique » devient
dans ce grand œuvre le syndrome qui emporte tout. On pense forcément
à Hegel : « Tout le réel est rationnel » − le réel de l’État au temps de
Hegel, le réel démocratique aujourd’hui, et même les ruses de l’histoire
qui ont amené le triomphe de l’imaginaire collectif démocratique à
travers l’épreuve des totalitarismes. On est dans une sorte de nécessité
de la liberté. Sauf à rester extérieure au cours du monde, la vertu
consiste donc aussi et surtout à comprendre et penser les dilemmes, les
incohérences, les impuissances, les impasses de la démocratie. Il faut,
pour penser et agir, se situer à l’intérieur de la perspective démocrati-
que, gouverner « vers l’avant », réfléchir en termes d’équilibre, recons-
truire « un équilibre entre la contrainte instituante exercée par le
politique et la liberté conquise par la société civile des individus
privés » (p. 655). Car in fine, on n’est pas dans le triomphalisme d’un
Hegel annonçant la liberté dans l’État, mais dans une certaine déconfi-
ture de la liberté démocratique. « Le triomphe débouche sur une impas-
se » : en effet, aujourd’hui [la puissance du politique] « s’efface derrière
l’individu de droit dont il organise le règne, à tel point que celui-ci se
retourne contre le cadre qui lui permet d’exister ». Le pessimisme de
Hegel sur l’histoire humaine est bien connu. C’est peut-être une
nécessité de la méthode. Celui de Gauchet n’est pas nettement avoué,
mais il y a bien quelque chose aussi « des catastrophes de l’avènement
de la démocratie » dans son livre, qui justifie les visions noires de la
société actuelle (dont il se démarque quand on le questionne là-dessus).
Peut-être croit-il malgré tout aux « leçons de l’expérience » (derniers
mots du livre).

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L’inachèvement de la démocratie

La question qui se pose alors est celle des éléments « supplémen-


taires » ou extérieurs sur lesquels pourrait s’adosser la vitalité des
démocraties libérales. Ou encore les démocraties peuvent-elles subsis-
ter par elles-mêmes et garantir, avec l’unique élément du droit, la « vie
bonne » des citoyens5 ? Car, nous le savons maintenant et c’était bien
la conclusion du livre III, la société démocratique est soumise à la
concurrence exacerbée des droits ; elle risque d’être une machinerie
fonctionnelle qui gère comme elle peut les manques et les ressenti-
ments de chacun envers tous. La démocratie semble alors dans un état
peu enviable. Quels recours sont possibles ? En « secondarisant »
d’autres phénomènes, ou en les incluant comme de simples moments
du Tout, Gauchet donne à penser que la Nation, la République, la
Patrie, encore si présentes durant la période à tort symbolisées par les
« Trente Glorieuses », ne puissent être envisagées comme tels : ce furent
de simples attributs, éphémères, de la démocratie. Effet de perspective
dû à la centralité ou à l’exclusivité du thème démocratique ? Non : le
temps de la Nation et de la République est inactuel non seulement
parce qu’elles relèvent d’un passé révolu, mais du fait qu’elles restaient
liées en fin de compte à des ressorts religieux du vivre-ensemble, c’est-
à-dire à ce dont la démocratie est inéluctablement sortie dans la toute
dernière période, à la fin du XXe siècle (dont l’analyse est, comme on
l’a dit, prévue pour le tome IV). Ce qui ne signifie pas que le sentiment
national ou le sentiment républicain ont disparu, mais que, comme la
religion, ils n’ont plus de survie « structurale » et ne renvoient qu’à des
choix subjectifs et à des phénomènes de réaction, ou de vertu, ou
d’extériorité, face à la misère démocratique. La seule « qualité » qui
accompagne définitivement, « structuralement », l’odyssée de la démo-
cratie − celle qui aboutit à la déliaison de l’établissement humain
d’avec l’Un − sera, après la Révolution française, le libéralisme, de
plus en plus conscient de lui-même, de plus en plus conquérant, au
point que « démocratie » et « démocratie libérale » sont devenues tout
un, si l’on peut dire. Le libéralisme est devenu un prédicat nécessaire
de la « vraie démocratie », si du moins celle-ci n’existe dans sa forme
ultime que par la « déliaison » de toute idée ou nostalgie de l’Un. L’État
social qui est apparu comme contrepoids à l’époque précédente est à
son tour en voie de liquidation.
Selon les indications que Gauchet lui-même donne dans divers
passages sur la périodisation des configurations historiques (par
exemple tome I, p. 150-154), l’époque qui vient, qui est là, serait en
effet celle de l’« évanouissement de [l’]attraction hypnotique de l’Un »,
qui « cesse d’être un problème » alors qu’il en était un jusque-là, en

5. C’était, autrement, la question posée dans le célèbre débat entre Jürgen Habermas et Joseph
Ratzinger (Benoît XVI) : quels sont « les fondements prépolitiques de l’État démocratique » ? Voir
Esprit, juillet 2004, p. 5-28, repris dans Raison et religion. La dialectique de la sécularisation,
Salvator, 2010 (trad. de l’allemand par Jean-Louis Schlegel).

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L’inachèvement de la démocratie

tout cas dans l’inconscient de l’« établissement humain » ; en témoigne


encore la fascination du totalitaire au XXe siècle. Si la sortie du religieux
a commencé il y a belle lurette, si elle s’est poursuivie longtemps acti-
vement à la fois dans la construction et la tragédie, en voici donc la fin
annoncée : est venu le temps de l’oubli même de la sortie. « La déliaison
des individus ne fait plus peur, elle est au contraire accueillie avec
enthousiasme. » Et de surcroît, les « acteurs ont complètement cessé,
eux, de se préoccuper de ce qui peut les rassembler ». Il faudra attendre
les analyses du tome IV pour se faire une idée plus précise de ce que
peut alors signifier « faire société », ou de l’idée qu’on pourrait en avoir.
Quoi qu’il en soit de cette philosophie de l’histoire, elle se termine non
par un triomphe annoncé (celui de l’État de droit), mais par une
défection : le triomphe de l’individu n’est qu’un faux triomphe, puisque,
en dehors même de la subjectivité qui baigne dans l’illusion de son
pouvoir alors qu’elle est intérieurement minée, le gouvernement du
devenir, « dans l’aimable inconscience de la démocratie de marché »,
est affronté au fait que « les remèdes suggérés » vont « infailliblement
dans le sens de l’aggravation du mal »… Pourtant, au début de ce para-
graphe (p. 153), Gauchet écrivait qu’après la perte de l’Un, « on ne
sache pas que nos sociétés aient […] spectaculairement perdu pour
autant en capacité d’intégration ». Oscillation personnelle, peut-être,
entre un sentiment de solidité structurelle, envers et contre tout, de la
démocratie (voir les leçons de sa victoire finale contre les totalitarismes)
et constat quotidien de sa liquéfaction par elle-même, qui alimente le
pessimisme sur notre époque. Mais comment sortir de ce dilemme ?
Attendons le tome IV pour être éclairés.
En fin de compte, si les trois premiers volumes nous font voguer dans
l’enchantement continu d’analyses magistrales qui éclairent l’obscur
dans l’histoire des siècles récents et donnent le sentiment de devenir
plus intelligent sur moult choses, il faut dire tout de même que l’histoire
de France et celle de l’Angleterre sont très privilégiées (même si les
auteurs cités débordent largement ces deux pays6) et ne jouent pas un
rôle négligeable dans la démonstration (et dans l’assentiment du lec-
teur). Reste donc un doute sur l’universalité de ce récit si cohérent par
ailleurs − d’un côté universalisable, il est vrai, quand on voit l’évolution
des démocraties modernes, alignées nécessairement (en tant que
démocraties) sur le modèle occidental, mais d’autre part grevé par les
séquences historiques « réelles », qui, forcément, sont au minimum
décalées dans le temps pour ne pas dire totalement éloignées et non
comparables avec d’autres. Plus problématique aussi en devient le
basculement auquel est adossée l’énergie du changement : la sortie de

6. Voir néanmoins le bel excursus, dans ce volume, sur l’absence du socialisme aux États-Unis,
p. 120-127 (avec en note les ouvrages dont il s’inspire), et des remarques sur le monde non
européen dispersées tout au long.

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L’inachèvement de la démocratie

l’Un religieux et, ultimement, de la matrice chrétienne. Des démocraties


existent où les sociétés ne sont pas sorties de la religion, qu’il s’agisse
des pays catholiques d’Amérique latine ou de pays avec d’autres
traditions (l’Inde par exemple, ou le Japon, ou la Corée du Sud, ou
encore des pays africains7). Demain ce sera peut-être le cas de pays
d’islam − sans qu’on voie qu’il puisse y avoir une sortie de l’islam
comparable à celle de la sortie chrétienne, ou sans que les énergies
issues de la sortie chrétienne puissent se transporter ou être transposées
dans les sociétés musulmanes. Ces différences, ou ces altérités, méri-
teraient au moins évocation. Dans son surprenant livre sur l’Âge séculier
cité au début, Charles Taylor exprime d’ailleurs ses doutes sur la
« sortie de la religion » même des pays de l’« Atlantique Nord ».
Mais on imagine des réponses possibles de Gauchet − comme l’accé-
lération des faits et des idées, qui fait que la tradition et le postmoderne
coexistent dans un désordre et un flux perpétuels, ou comme l’extério-
rité généralisée du religieux, voire sa folklorisation, dans nos sociétés.
Il pourrait aussi arguer, tout compte fait, qu’il n’y a qu’une démocratie,
qui est occidentale de fait mais non de droit, qu’en imaginer d’autres
relève de la « belle âme » et qu’il faut accepter la dure loi de la division
du monde : tout le monde peut théoriquement accéder à la démocratie
libérale, mais il faudra en payer le prix. Pourquoi pas ? Mais revient
alors toujours la même question : comment penser la nécessité occiden-
tale, que Gauchet déroule si implacablement, avec la possibilité du
triomphe de la liberté chez d’autres, totalement différents ?
Jean-Louis Schlegel

7. Voir une tentative d’explication de la « sortie de la religion » en Chine, en partant du modèle


de Gauchet, par Benoît Vermander, l’Empire sans milieu. Essai sur la sortie de la religion en Chine,
Paris, Desclée de Brouwer, 2010. Mais il manque le second volet, l’avènement de la démocratie…
À propos du devenir de la religion dans les démocraties, voir aussi M. Gauchet, la Religion dans
la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 1998.

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ÉTAT ET INTERNET : DES VOISINAGES INSTABLES

Enjeux techniques, modèles économiques,


choix politiques

L E rythme des innovations techniques dans le domaine numérique a de


quoi donner le tournis. Pourtant, plus important encore que le change-
ment pensé par les informaticiens, la diffusion des usages apporte son lot
imprévisible d’innovations et d’inventions, chamboulant au passage des
modèles économiques (celui de la presse, par exemple), des modes de
consommation (l’écoute de la musique en ligne, en partie de la télévision
et du cinéma…), des formes d’échange (les réseaux sociaux). Avec l’inter-
net, et les multiples objets techniques numériques qui sont maintenant en
réseau (ordinateurs, téléphones, tablettes…), l’innovation n’a pas pour
seule expression la technologie mais se décline en de multiples
dimensions.
C’est pourquoi, bien que la futurologie ait prospéré sur le sujet, la pru-
dence s’impose pour imaginer sur quoi débouchera la suite du dévelop-
pement de l’internet et des réseaux en ligne. Rien, par exemple, ne pouvait
laisser présager il y a encore un an le rôle que jouerait dans les révolu-
tions des pays arabes, surtout en Tunisie et en Égypte, la facilité d’usage
de nouveaux outils numériques – téléphones portables, ordinateurs per-
sonnels et des modes de communications comme les réseaux sociaux et
les messageries instantanées. Loin des usages pour lesquels ils ont été
pensés, ils sont devenus des instruments de mobilisation politique en
invention permanente. Cela ne signifie pas que la politique se déroule
hors sol dans des réseaux virtuels mais plutôt que ces outils permettent
des ruptures de comportements qui dépassent l’approche technique.
C’est donc avec prudence qu’il faut observer ce qui nous semble nou-
veau dans les usages des technologies de l’information et de la communi-
cation. Mais une évidence apparaît déjà : nous sommes bousculés et
transformés par les terminaux numériques. La diplomatie américaine,
confiante dans la puissance créatrice de ces bouleversements, a déjà
annoncé que sa diplomatie visait désormais à promouvoir un « droit à la

79 Juillet 2011
10-a-intro-MOP:Mise en page 1 22/06/11 18:39 Page 80

Enjeux techniques, modèles économiques, choix politiques

connexion », c’est-à-dire la possibilité non seulement de recevoir des


informations par les réseaux mais aussi, réciproquement, de communiquer
sa pensée, considéré comme un nouveau droit fondamental. Ce droit à
la connexion accompagne un mouvement de mise en relations et
d’échanges des idées indissociables de l’exercice de la liberté. En France,
le conseil constitutionnel a considéré que l’accès au réseau est désormais
tellement essentiel à l’exercice des droits du citoyen que son interruption
ne pouvait être décidée sans l’intervention d’un juge.
Mais, symétriquement, les réseaux donnent un moyen de contrôle puis-
sant sur les internautes ou les citoyens et les consommateurs. En Syrie,
le conflit entre le régime et les contestataires s’est joué, en partie, sur les
réseaux sociaux, lieux d’affiliation et de mobilisation. En Chine, le régi-
me exerce une surveillance intense sur les communications en ligne. Mais
dans les pays démocratiques également, des innovations techniques,
comme la géolocalisation, permettent de réunir tellement d’informations
sur un internaute, en offrant une grande facilité pour croiser des données
qu’il livre lui-même ingénument, que le respect de la vie privée, ou
d’éléments que nous considérions jusqu’à présent relever de la vie privée,
sont disponibles très largement au tout-venant ou deviennent objet
d’échanges commerciaux et de publicité.
Diplomatie, sécurité, protection des libertés individuelles : l’État ne
peut se désintéresser du développement de l’internet et de ses conséquences
politiques et sociales. Dominique Piotet présente tout d’abord le dévelop-
pement des réseaux de sociabilité sur l’internet et la manière dont ils ont
déjà changé notre vie. Françoise Benhamou fait le point sur les enjeux
à traiter et les choix qui se présentent à nous, si l’on ne croit pas au mythe
d’un secteur autorégulé. À quel stade l’action publique doit-elle inter-
venir ? Est-elle encore légitime ? Et, si oui, pour faire quoi ?
Une économie qui se veut tournée vers l’innovation doit accepter que
le statu quo juridique soit bouleversé par de nouveaux venus et s’assurer
que les règles établies ne favorisent pas de manière disproportionnée les
entreprises établies sur un secteur. L’État veut donc à la fois favoriser
l’innovation économique, pour rester dans la course de la concurrence
mondiale, et veiller à ne pas accepter des bouleversements normatifs
insupportables. Juste une question d’équilibre ?
Pierre-Jean Benghozi rappelle comment le secteur des industries
culturelles a été bousculé par l’internet, et continue de l’être. Mais,
contrairement à l’idée qu’il faudrait que le vieux modèle achève sa
disparition pour que le nouveau apparaisse, il montre que le rythme de
transformation va se maintenir et que la réinvention du modèle écono-
mique des médias devient une roue sans fin. Contre le mythe de l’entrepre-
neur génial, qui prédomine dans le secteur, Jean-Baptiste Soufron
examine les conditions complexes de l’innovation sur l’internet. Il insiste
sur la sociabilité qui unit les créateurs d’entreprise et sur la place des

80
10-a-intro-MOP:Mise en page 1 22/06/11 18:39 Page 81

Enjeux techniques, modèles économiques, choix politiques

infrastructures et de l’action publique dans l’émergence de nouvelles


entreprises.
Tout ce processus ne relève pas seulement de décisions techniques ou
technocratiques mais d’une culture. Comme le montre l’exemple emblé-
matique des films d’animation Pixar, l’invention et l’obsolescence techni-
ques peuvent être des sujets d’intrigues, donnant naissance à des situa-
tions dramatiques et à des personnages, dont on pourra faire le lien avec
l’histoire politique américaine. Car, l’internet s’inscrit dans une culture
dont elle rencontre, ou réactive, des lignes de force profondes. La présen-
tation de soi, notamment l’exigence de transparence, qui s’observe sur
l’internet et les réseaux sociaux, relève Magali Bessone, reprend très clai-
rement les idées des fondateurs de la philosophie américaine du perfec-
tionnisme. Mais Emerson et Thoreau se retrouveraient-ils dans le type de
« transparence » valorisé par des réseaux en ligne afin de capter un maxi-
mum d’informations monnayables sur nos profils et nos préférences ? Rien
n’est moins sûr…
L’internet n’est pas un lieu d’expression supplémentaire ni un lieu à
part, c’est une transformation générale de notre culture. Mais comment
en garder la force d’invention sans déstabiliser les règles essentielles de
nos libertés ? Si la question est adressée aux pouvoirs publics et aux utili-
sateurs, elle ne peut être ignorée par les acteurs du Web eux-mêmes, où
de nouveaux monopoles risquent de se mettre en place et d’étouffer l’in-
ventivité du réseau. L’internet restera-t-il créatif ? C’est pour qu’il le reste
vraiment qu’il a besoin de règles et de civilité.
Marc-Olivier Padis

Précédemment dans Esprit


ARTICLES
Michel Bouvier, Roger Chartier, Jean Viardot, Georges Vigarello,
« Le livre, un patrimoine méconnu », Esprit, mai 2011
Pascal Fouché, « Le livre entrera-t-il dans l’ère numérique ? », Esprit, mai 2010
Gaspard Lundwall, « Le réel, l’imaginaire et l’internet », Esprit, décembre 2010

DOSSIERS
« De la piraterie aux piratages », Esprit, juillet 2009
« Homo numericus », Esprit, mars-avril 2009
« Que nous réserve le numérique ? », Esprit, mai 2006

81
11-a-Piotet:Mise en page 1 22/06/11 17:59 Page 82

Comment les réseaux sociaux


changent notre vie

Dominique Piotet*

JANVIER 2011 : la Tunisie puis l’Égypte s’embrasent. Le peuple est


dans la rue, pour demander des changements de régime. Les pouvoirs
en place n’essayent pas seulement de maîtriser les manifestations, ils
essayent aussi de maîtriser l’internet. Le site de réseau social Facebook
et le site de microblogging Twitter sont devenus les ennemis des
pouvoirs installés et les principaux outils des contestataires pour se
retrouver. Couper l’internet, ou en contrôler l’accès pour bâillonner la
parole des opposants, est la grande tentation des politiques. Mais c’est
trop tard. Cela ne marche pas ! En 2011, les outils de l’internet ont
dépassé les frontières et la capacité des États, même policiers, à les
maîtriser1. Sans crier gare, l’internet a bouleversé à la fois la façon dont
on gouverne et les mouvements de contestation et de rébellion.
Pendant ce temps, dans les pays occidentaux, un film rencontre un
succès planétaire inattendu. Le réseau social, de David Fincher, se
place, dès sa sortie, au sommet du box office américain2. C’est la
première fois qu’un film dont le sujet est l’histoire et le succès d’un
geek3 rencontre un tel succès. Il faut dire que le geek en question est
Mark Zuckerberg, qui a fondé le site ayant connu le plus grand et le
plus rapide succès de l’histoire de l’internet : Facebook, devenu en
quelques années l’emblème d’une époque.
Ce qui frappe, c’est la vitesse. Entre mi-2008 et 2011, la « popula-
tion internet » est passée de 1,3 milliard à 2 milliards, et le nombre

* Président de RebellionLab et auteur avec Francis Pisani de Comment le web change le monde,
Paris, Village Mondial, 2008. Une seconde édition est parue chez Pearson en juin 2011. Cet article
est issu de la préparation du chapitre consacré aux réseaux sociaux.
1. Le chercheur de Stanford Evgeny Morozov a un autre avis, que nous ne partageons pas car
nous le trouvons mal étayé, mais qui mérite d’être mentionné ici. On trouvera une interview en
français de lui sur le sujet : http://www.ecrans.fr/Le-Net-instrument-de-liberation-et,12176.html
2. http://en.wikipedia.org/wiki/The_Social_Network
3. Un geek est un passionné d’informatique.

Juillet 2011 82
11-a-Piotet:Mise en page 1 22/06/11 17:59 Page 83

Comment les réseaux sociaux changent notre vie

d’utilisateurs de mobile a augmenté de 4 à 5 milliards, même si de


profondes inégalités demeurent4. Une crise économique a traversé la
planète, épargnant globalement les entreprises de technologie, qui, à
l’image d’Apple ou de Google, ont affiché pendant la période des taux
de croissance à deux chiffres. Un nouveau président américain a été
élu en utilisant abondamment les outils du Web d’aujourd’hui. Des
crises politiques profondes, comme celles de l’Iran, de la Tunisie ou de
l’Égypte, ont montré le rôle fondamental des outils du Web pour
« s’organiser sans organisation5 ». Bref, en à peine trois ans, les réseaux
sociaux ont changé nos vies.

Pour être à la mode, il faut check in


Pour être à la page, depuis mi-2009, il faut « s’enregistrer » (to check
in) avec son téléphone mobile, lorsqu’on entre dans un endroit, qu’il
soit public (un bar, une boutique, un bureau…) ou privé (chez soi…).
Le principe, proposé notamment par Foursquare6, une toute jeune start-
up new-yorkaise née en mars 2009, est très simple : grâce à un smart-
phone, un téléphone muni (entre autres) d’un système de géolocalisa-
tion, l’utilisateur du service signale les endroits dans lesquels il passe.
Plusieurs avantages vous incitent à le faire.
D’abord, Foursquare est un jeu. Vous enregistrer dans les endroits
que vous fréquentez souvent vous permet d’aspirer à en devenir le maire
virtuel. Vous pouvez, du coup, bénéficier des « cadeaux » de plus en
plus fréquents des commerces (un verre gratuit dans un bar, par exem-
ple). Au cas où vous ne feriez que passer, vous pouvez toujours obtenir
des « badges » virtuels, sortes de points que vos amis pourront voir.
Cela vous permet ensuite d’indiquer à vos amis où vous vous trouvez
et ce que vous faites. Connecté à Facebook et Twitter, Foursquare vous
permet ainsi de partager vos activités sur ces deux réseaux sociaux
complémentaires.
Cela vous permet également de suivre vos amis, ou du moins, ceux
qui ont accepté que vous les suiviez, et de savoir où ils se trouvent.
Cela vous permet de découvrir de nouveaux lieux : Foursquare ne vous
indique pas seulement l’endroit où vous vous trouvez, mais également
ceux qui vous entourent : autre restaurant, musée, bar, boutique… Et
si un lieu que vous aimez n’existe pas sur la carte de Foursquare (chez
vous, par exemple), vous pouvez l’ajouter vous-mêmes, car une grande
partie du contenu de Foursquare est créée par les utilisateurs.

4. Les statistiques de l’ONU portent sur l’année 2010 : http://www.engadget.com/2011/01/28/un-


worldwide-internet-users-hit-two-billion-cellphone-subscript/. On trouvera ici une bonne vision
de la répartition mondiale des usagers de l’internet : http://www.internetworldstats.com/stats.htm
5. Shirky Clay, Here Comes Everybody: The Power of Organizing Without Organizations,
Penguin, 2008.
6. D’autres sociétés comme Gowalla, fondée au Texas en 2007, ou Loopt, créée en 2005 en
Silicon Valley, proposent le même genre de service.

83
11-a-Piotet:Mise en page 1 22/06/11 17:59 Page 84

Comment les réseaux sociaux changent notre vie

Bref, Foursquare est un moyen de navigation dans le monde bien


réel, à la fois ludique et pratique, même si bien sûr, notamment faute
de bien le maîtriser, on peut trouver qu’il est particulièrement intrusif.
En août 2010, un an et un mois après sa création, Foursquare
comprend plusieurs millions d’utilisateurs partout dans le monde, qui
s’enregistrent un million de fois par jour. Elle compte 15 000 ouvertures
de comptes par jour !

Quelques caractéristiques
L’exemple de Foursquare et de sa croissance rapide offre quelques
indications des enjeux des sites de réseaux sociaux. Il permet d’en
dessiner une image, encore floue et qu’il faudra affiner.
Ce site est « social ». Il faudra tenter d’améliorer la définition que
nous en donnons, mais il a au moins deux composantes fortes : il permet
d’entretenir des liens, plus ou moins lâches, avec d’autres personnes,
que, bien souvent par commodité, les sites de réseaux sociaux appellent
des « amis ». Et il permet d’entretenir des conversations : le contenu est
produit par les utilisateurs, pour les utilisateurs sous forme d’échanges.
Cela fonctionne sur le principe d’une plate-forme online. C’est une
des caractéristiques fortes du Web d’aujourd’hui. Les systèmes comme
Foursquare sont accessibles à tous ceux qui veulent s’inscrire. Ils
permettent de publier et partager des informations susceptibles d’inté-
resser d’autres personnes. En échange des données que nous y laissons,
ils nous offrent des « services » souvent modulables potentiellement
intéressants pour l’utilisateur.
Le fait que ces plates-formes soient accessibles en situation de
mobilité, donc par un téléphone portable, est une composante essen-
tielle de leur intérêt. La conversation et le lien avec les amis ne s’arrê-
tent pas à la frontière de la maison, ou de l’ordinateur… C’est même
cela qui fait tout l’attrait de Foursquare.
C’est simple à utiliser, c’est utile et c’est plutôt ludique. C’est enga-
geant au sens où ça nous donne envie de participer, mais cela pose
d’importantes questions en termes de données personnelles, que nous
partageons non seulement avec des personnes que nous ne connaissons
pas forcément très bien, mais aussi avec des systèmes électroniques,
que nous ne maîtrisons que très peu. Nous partageons une partie de
nous-mêmes sur ces réseaux, et une partie non négligeable de notre
« identité » se construit, se développe et s’épanouit en utilisant ces
nouvelles plates-formes. Que faut-il en penser ?

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Comment les réseaux sociaux changent notre vie

Facebook : le grand révélateur


Selon l’institut d’études Nielsen, 22 % du temps que nous avons
passé sur l’internet en avril 2010 est « social », c’est-à-dire consacré à
des sites de réseaux sociaux et à commenter et s’engager sur des blogs7.
D’après la même étude, les trois quarts des utilisateurs de l’internet
pratiquent maintenant le « Web social », une augmentation de 24 % par
rapport à la même période en 2009. Enfin, pendant le mois d’avril
2010, les utilisateurs ont passé en moyenne presque six heures sur les
sites de réseaux sociaux, contre trois heures et demie en avril 2009. Et
beaucoup de ce temps, ils le passent sur Facebook !
Le Web n’est cependant pas devenu un réseau social avec Facebook.
Mais ce dernier est le site qui, par son fulgurant succès, aura rendu
visible le phénomène. Alors qu’il aura fallu près de 40 ans à la télévi-
sion pour atteindre une audience de 50 millions d’utilisateurs, Face-
book n’en aura mis que deux ! Avec près de 800 000 nouveaux utilisa-
teurs par jour en moyenne en 2009, 500 millions d’utilisateurs actifs
en juin 2010 et probablement plus de 650 millions mi-20118, Facebook
dépasse en rythme de croissance et en ampleur de notoriété et de nom-
bre d’utilisateurs tout ce qui avait pu exister auparavant. Près de la
moitié des utilisateurs actifs passent entre une heure et une heure et
demie sur le site en moyenne par jour, en fonction de leur pays9 !
Pour les jeunes, Facebook est devenu un point de passage obligé de
lien avec leurs « amis ». Ils y échangent leurs idées, leurs réflexions et
remarques, y partagent images et vidéos, s’en servent pour communi-
quer. On note chez les jeunes une diminution significative de l’usage
du courriel, au profit de Facebook. Le site est devenu la plate-forme
sociale sur laquelle jeunes et moins jeunes se retrouvent, et entretien-
nent des conversations. Et ils s’y connectent de plus en plus, y compris
loin de leur ordinateur : la plate-forme sur téléphone mobile de Face-
book croît deux fois plus vite que le site lui-même, et les utilisateurs
qui accèdent à Facebook sur leur téléphone mobile sont aussi ceux qui
vont utiliser le plus le site de façon générale10. De ce fait, Facebook
est devenu un point d’attraction et de présence obligatoire pour les
entreprises, partis politiques et d’une façon générale, la meilleure
caisse de résonance pour tous ceux qui veulent se faire entendre.

7. http://blog.nielsen.com/nielsenwire/online_mobile/social-media-accounts-for-22-percent-
of-time-online/
8. Un utilisateur actif au sens de Facebook est un utilisateur qui se connecte au site au moins
une fois par mois.
9. Source : Facebook. La pertinence de ces sources peut être confortée par l’observation des
chiffres en provenance de cabinets d’analyse comme Pew Internet Research.
10. Source : interview avec Henri Moissinac, en charge du mobile au sein de Facebook.

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Comment les réseaux sociaux changent notre vie

Comment comprendre Facebook ?


La recette de Facebook, son concept phare, c’est le « graphe social »
si l’on en croit les propos tenus par Mark Zuckerberg, fondateur de la
compagnie, le 24 mai 2007 à l’occasion du lancement d’une nouvelle
formule du site. Il s’est alors dit convaincu que ça « change la façon
dont le monde fonctionne » et n’a pas cessé de le répéter depuis. Connu
mais pas très fréquemment utilisé, le terme demande une définition.
C’est le réseau de connexions et de relations entre les gens sur Face-
book, ça permet la diffusion efficace et le filtrage de l’information,
explique la compagnie oubliant en fait qu’un graphe est la représenta-
tion d’un réseau.
De la même façon que les gens partagent des informations avec leurs
amis et avec ceux qui les entourent dans le monde réel, ces connexions
sont reflétées online sur Facebook.
Mark Zuckerberg explique :
C’est l’ensemble des relations de toutes les personnes dans le monde.
Il y en a un seul, et il nous inclut tous. Personne ne le possède. Nous
essayons de le modéliser, de représenter exactement le monde réel en
en dressant la carte11.
C’est donc bien la carte qui compte, la représentation. Et cette carte,
il la possède bel et bien. Elle est un outil pour voir les relations entre
les gens, pour visualiser une des valeurs les plus élusives sur le Web,
la confiance, ce qui nous lie à nos « amis », le mot utilisé pour désigner
ceux avec lesquels nous avons des relations sur Facebook.
Le concept peut sembler un peu vague, et certainement plus
complexe que la seule appellation de « réseaux sociaux », mais il est
pourtant essentiel pour comprendre où va le Web d’aujourd’hui. Le
bloggeur Robert Scoble indique que la différence entre les deux notions
est sensible : notre réseau social représente les personnes que l’on
connaît, le graphe social ajoute les modalités de notre connexion aux
autres : localisation, travail, centres d’intérêt… « si mon réseau social
est ma liste d’amis, le graphe social montre un peu plus que cela12 ».
Il permet de voir et de comprendre la dynamique relationnelle, permise
par les effets de réseaux du Web.
En fait, Mark Zuckerberg ne nous dit pas tout. Car Facebook n’est
pas qu’un graphe social. C’est aussi une très puissante plate-forme
ouverte. Sa vraie recette n’est ni la plateforme prise isolément, ni le
réseau social mais le couplage plateforme-graphe social. C’est la
capacité de multiplier l’un par l’autre et de compter sur développeurs
et usagers pour faire l’essentiel du travail.
Les usagers y trouvent une intégration séduisante entre beaucoup
d’applications qui leur plaisent et beaucoup de relations plus ou moins

11. Entretiens avec Michael Arrington, aux Techcrunch40, le 24 septembre 2007.


12. http://scobleizer.com/2007/09/22/dave-winer-says-i-sound-like-a-monkey/

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Comment les réseaux sociaux changent notre vie

proches. Les développeurs ont d’autant plus intérêt à créer des


applications pour cette plateforme qu’ils n’ont plus à se préoccuper de
la création du réseau social dont ils ont besoin pour bien fonctionner.
À cette recette, Facebook a ajouté récemment une autre dimension,
potentiellement encore plus puissante : l’ubiquité. En permettant aux
autres sites de se connecter très facilement à la plateforme (le système
Facebook Connect) ou, depuis mi-2010, à tous les sites d’ajouter un
bouton « j’aime » sur leurs pages, pour permettre aux utilisateurs de
poster instantanément sur leur propre page Facebook le fait qu’ils aiment
une autre page ou un produit, Facebook se dissémine sur le Web et le
colonise progressivement. Il transforme tous ceux qui adoptent cette
technologie en satellites qui lui fournissent les informations sur ce que
nous faisons et sur nos relations même quand nous ne sommes pas sur
Facebook. L’efficacité du graphe social croît d’autant. Partout où il y a
une possible relation, Facebook souhaite être présent. Le site espère
ainsi drainer une très grande partie des utilisateurs du Web, et cela
marche. En février 2010, l’audience du site a dépassé celle de Google.
Nous avons commencé par « feuilleter » (browse) grâce aux sugges-
tions de Yahoo. Hier nous « cherchions » (search) avec Google. Aujour-
d’hui nous partageons (share) sur Facebook. C’est un filtre éventuelle-
ment utile face à l’excès d’informations et il repose sur la confiance.
Quant à l’entreprise, elle sait maintenant comment monétiser son
« graphe social » : la publicité et l’utilisation des données très ciblées
qu’il possède sur les membres du site.

Le rôle de la conversation
Dans ce graphe social qui se tisse, et dont on voit qu’il ne s’arrête
pas à Facebook, un élément essentiel vient se greffer : la conversation.
Si nous tissons des liens lâches avec des « amis », dont la définition
reste volontairement floue, c’est pour échanger. Une large proportion
du contenu du Web est aujourd’hui produite par les utilisateurs, et la
majorité de ce contenu est de l’ordre de la « conversation ». Wikipedia13
en anglais propose une définition assez complète d’une conversation :
C’est une communication entre deux personnes ou plus. C’est un savoir-
faire social assez simple pour la plupart des individus. D’une certaine
façon, les conversations sont la forme idéale de communication, car
elles permettent aux différentes opinions de s’exprimer et aux partici-
pants d’apprendre les uns des autres […]. Les conversations sont indis-
pensables pour accomplir avec succès la plupart des activités entre
personnes, et particulièrement la coordination du travail, l’apprentis-
sage et la construction de l’amitié.
Et si nous avions là la raison principale du succès des réseaux sociaux ?

13. http://en.wikipedia.org/wiki/Conversation (28 octobre 2010).

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Comment les réseaux sociaux changent notre vie

En effet, si l’on regarde d’un peu plus près la réalité de ce que


produisent les webacteurs, on trouve essentiellement du contenu visant
à alimenter la conversation. Que ce soit sous forme de photos, de posts,
de blogs, de tweets ou de vidéos. Ainsi, plus de 900 000 billets de blogs,
plus de 60 millions de tweets sont postés chaque jour, il se charge près
de 83 millions de photos quotidiennement sur Facebook et plus de
30 000 heures de nouvelles vidéos sur la même période sur Youtube.
Et les utilisateurs arrivent en masse pour participer à la conversation.
Par exemple, uniquement sur Youtube, plus d’un milliard de vidéos
sont visionnées chaque jour, et sont commentées, notées, partagées14.
L’exemple de Twitter est probablement le plus emblématique. Diffi-
cile à décrire, car il n’a de règles que celles que se fixent les utilisa-
teurs, il est l’outil de conversation par excellence. Basé sur l’idée du
SMS, en 140 caractères, mais sur l’internet (autant que sur le téléphone
mobile) et pour communiquer à des groupes de personnes qui suivent
l’émetteur du message. Il ne s’agit pas d’une conversation d’un à un,
mais d’un à plusieurs. Les tweets sont d’ailleurs très souvent relayés,
diffusés plus largement et le mode viral est extrêmement important.
Autre caractéristique du tweet, qui le rapproche de la conversation,
c’est qu’il est en temps réel. On suit un fil Twitter, on participe à une
conversation ou l’on se contente de la suivre, mais elle a une durée de
vie extrêmement courte. Assez rapidement, Twitter est devenu une
source d’informations pour les médias, un moyen de communiquer pour
les célébrités (y compris toutes les « micro-célébrités », notamment du
monde de l’internet), un outil utile pour tout un chacun. Les pompiers
de Los Angeles l’utilisent pour détecter en temps réel des signaux
faibles de déclenchement d’incendies ou d’accidents et estiment avoir
sauvé plus de dix vies en 2009 grâce à Twitter. Des chaînes de café,
comme Coffee Groundtz à Austin au Texas, l’utilisent pour recevoir en
temps réel les commandes de leurs clients : un tweet directement envoyé
à Coffee Groundtz en partant de chez vous et votre café chaud vous
attend au passage devant le café ! Beaucoup d’entre nous l’utilisent pour
partager simplement avec nos amis une émotion, un article que nous
aimons, une réaction, un commentaire. Et aussi pour suivre les
personnes que nous aimons, que nous respectons, qui nous intéressent,
ou les journaux et publications qui nous plaisent, et dont nous pouvons
avoir en temps réel les grands titres. En moyenne, en mai 2010, il se
sera envoyé près de deux milliards de tweets, et plus de 135 000 nou-
veaux utilisateurs s’inscrivent chaque jour, pour prendre part à la
conversation, chacun à sa manière15.

14. Voir à ce sujet l’excellent compteur de Gary Hayes : http://www.personalizemedia.com/the-


count/
15. http://mashable.com/2010/06/08/Twitter-hits-2-billion-tweets-per-month/

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Comment les réseaux sociaux changent notre vie

Faire partie du graphe social et participer à la conversation, où que


nous nous trouvions, a nécessairement un impact sur notre identité : la
façon dont nous interagissons, dont nous intervenons dans la société,
avec nos amis, notre famille, mais aussi sur nous-mêmes, nos senti-
ments et la manière dont nous les partageons. Bref, se dessine un moi
social dont la surface est désormais digitale.

Présence, identité, personnalité digitale


Il devient de plus en plus difficile de ne pas utiliser les sites de
réseaux sociaux : pour y échanger des photos, pour suivre nos amis ou
tout simplement pour exister en société. Ne pas en être, c’est s’exclure !
C’est bien entendu une posture possible, si elle est choisie. En être
peut être difficile, surtout si on maîtrise mal l’outil, nous y reviendrons
dans le paragraphe suivant.
Le Web social est donc le nouveau Web : nous sommes des web-
acteurs16 et nous faisons partie de la multitude des autres webacteurs
qui participent. Mais pour en être, il faut « donner » un peu de soi. Bien
souvent, cela commence par la création d’un profil, parfois assez
documenté. Selon une étude du Pew Internet Center de mai 2010, 46 %
des utilisateurs de l’internet ont un profil en ligne, contre 20 % en
200617. L’ajout de photos d’identité est souvent un prérequis. Photos
que nous allons changer en fonction de notre humeur, de l’image que
nous voulons montrer de nous. Un peu comme on s’habille le matin
pour se rendre en société, notre photo va être un reflet de notre humeur.
Bref, nous partageons beaucoup de nous, voire nous construisons une
part de notre personnalité (surtout, mais pas seulement, les adolescents)
sur les sites de réseaux sociaux. Certaines personnes vont donner
beaucoup d’elles-mêmes, ou une partie fantasmée d’elles-mêmes,
comme c’est par exemple le cas dans les jeux en ligne. D’autres vont
au contraire être prudents, réservés. Bref, il se construit comme un
reflet de nous, une image de nous, incomplète bien sûr, sur le Web. Un
peu comme si notre identité fonctionnait par couches : une couche
réelle, une couche virtuelle, avec des frontières et des contours très
lâches. Les jeunes y sont habitués, et l’utilisent sans problème. C’est
parfois un peu plus difficile pour les plus âgés.
Et tout cela nous le partageons avec des « amis ». Qui donc peut
avoir, dans la « vraie vie », près de 500 amis avec qui il discute en
permanence ? Pourtant, c’est très commun sur Facebook ! La notion
même de lien social, et de qualification de ce lien, est en train de

16. Nous définissons les webacteurs comme « ceux qui font le Web », notamment en produisant
son contenu (comme par exemple en tweetant ou en actualisant son statut sur Facebook) par
opposition à l’internaute passif, qui se contente de surfer sur le Web.
17. http://www.pewinternet.org/Reports/2010/Reputation-Management.aspx

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Comment les réseaux sociaux changent notre vie

changer. Les « amis » digitaux sont souvent des amis uniquement


virtuels, avec qui pourtant nous avons un lien, parfois même assez fort,
et une conversation qui peut être soutenue. Et nos amis réels participent
bien sûr très souvent eux aussi de cette conversation. Les frontières de
l’amitié virtuelle et réelle s’estompent elles aussi, et il se forme là
encore des couches mouvantes d’interactions entre les personnes.
Mais cela va bien plus loin que la simple idée de « moi digital ». Les
informations que nous donnons de nous sont bien plus complètes qu’il
n’y paraît au premier abord. Ainsi, si vous avez un téléphone mobile
muni de la géolocalisation, vous disposez en fait d’un capteur qui peut
donner nombre d’informations sur vous. Ce n’est plus simplement votre
humeur, mais aussi les lieux où vous vous trouvez, l’heure à laquelle
vous y êtes, ou même ce que les autres qui sont avec vous à cet endroit
disent de vous, qui est partagé en ligne. Il se construit bien une sorte
d’image de nous-mêmes, dont nous ne maîtrisons pas tous les aspects,
surtout si nous ne sommes pas attentifs et informés. Il se crée un
paradoxe, qu’il faudra essayer de comprendre et de résoudre : d’une
part, il nous faut partager et publier nos données pour profiter au mieux
des services que nous promettent les réseaux sociaux, et de l’autre, il
est bien sûr indispensable que nous protégions ces données, qui sont
une part fondamentale de notre identité.
Tout cela peut faire peur bien sûr, mais ajoute une dimension
nouvelle, excitante, à la construction de notre personnalité et de notre
existence sociale.

Vie privée et données personnelles :


vers la négociation permanente
Le Web nous connaît… et cela vaut de l’or !
Le débat sur la protection des données personnelles sur l’internet est
au moins aussi ancien que le Web. Big Brother est le personnage clé
du roman de George Orwell, 1984, publié en 1948. Il prend aujourd’hui
une dimension bien plus importante, car nous publions de plus en plus
de nos données personnelles sur des plates-formes dont il est le plus
souvent difficile de comprendre ce qu’elles en font. Ainsi, faut-il être
pratiquement un avocat chevronné pour lire les règles de protection de
la vie privée que propose Facebook. Et elles ne cessent d’évoluer !
Pour « montrer » l’ampleur du phénomène, le magazine français Le
Tigre a publié en novembre 2008 un portrait de Marc L., un personnage
réel « anonymisé », entièrement basé sur les traces qu’il a laissées sur
l’internet18. L’article a été très largement repris et diffusé, un peu

18. http://www.le-tigre.net/Marc-L.html

90
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Comment les réseaux sociaux changent notre vie

partout dans le monde, faisant de Marc L. une personnalité publique,


sans pour autant lui avoir donné aucun choix de préserver sa vie privée.
Il n’a pas apprécié, et on peut le comprendre ! Une preuve de plus, s’il
en était besoin, que le Web sait beaucoup de nous. Googler quelqu’un
pour trouver des informations sur lui est tellement fréquent que c’est
devenu un verbe en anglais !
Cela va si loin qu’Eric Schmidt, le dirigeant de Google, a laissé
entendre, après d’autres, que « la vie privée, c’est terminé ! » ou, qu’à
tout le moins, si « il y a des choses dont nous ne voudrions pas qu’elles
se sachent, peut-être n’aurait-il pas fallu les faire19 ! ». Les dirigeants
de Facebook pensent qu’elle est en train de changer de contours et que
les frontières privé-public sont en train de se déplacer. Au profit de
qui ? C’est une question essentielle car la survie économique de toutes
ces entreprises dépend des données que nous leur donnons. C’est la
bonne connaissance qu’ils ont de nous qu’ils revendent aux différents
annonceurs, pour nous proposer une publicité ciblée, donc plus effi-
cace. Facebook ne cache pas son intention de connaître le plus possible
d’éléments sur nous pour pouvoir nous « profiler » et nous proposer une
publicité plus susceptible de nous intéresser. Google n’est pas en reste
quand elle fait lire et analyser par des robots nos courriels qui transitent
par Gmail pour mieux nous proposer de la publicité ciblée en fonction
du contenu de nos échanges privés !
Il est fondamental que nous l’acceptions en connaissance de cause,
mais c’est loin d’être toujours le cas. Les plus éclairés affirment que
chaque utilisation de données nous concernant par le service sur lequel
nous les avons postées devrait donner lieu à une négociation entre la
société en question et nous.
Seulement voilà : avons-nous vraiment les éléments de la négocia-
tion ? Est-il bien clair, à chaque fois que nous ajoutons des éléments
de nous-mêmes sur notre profil Facebook, que nous acceptons que la
société les utilise directement ou en les cédant à certains de ses
partenaires plus ou moins bien disposés. Et quid des changements de
règles en cours de route ?
Facebook est très fortement visé, car nous donnons beaucoup de
nous-mêmes sur le site. Fin mai 2010, Mark Zuckerberg a dû à nouveau
s’expliquer sur les changements effectués dans les outils de la protec-
tion de la vie privée. Il est, à chaque changement des règles de
fonctionnement du site, sous les feux des médias et des utilisateurs
mécontents. Cette fois encore, il a dû reconnaître les erreurs du site,
sans véritablement préciser de quelles erreurs il parle. Il donne comme
excuse la « surchauffe des derniers mois ». C’est vrai qu’avec près de
800 000 nouveaux utilisateurs par jour, le site se trouve confronté à de

19. http://www.marketwatch.com/story/eric-schmidt-google-and-privacy-2009-12-11

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Comment les réseaux sociaux changent notre vie

sérieux défis. Dans une lettre adressée au bloggeur Robert Scoble, il


rappelle que Facebook ne partagera pas les informations personnelles
des membres avec des personnes ou des services qu’ils n’ont pas
acceptés, et ne donneront pas accès à des annonceurs aux données per-
sonnelles des membres. Mais on le voit, l’intérêt est bien là, et il faudra
être vigilent, et négocier : car le Web ne connaîtra pas véritablement
d’autre moyen de se réguler, que celui des utilisateurs eux-mêmes. En
espérant que les États parviendront à faire aussi entendre leur voix !

La vie privée n’est pas morte !


C’est l’ethnologue Danah Boyd, spécialiste des usages des jeunes sur
les réseaux sociaux, qui nous donne les clés d’interprétation la plus
claire20. Danah Boyd y réfute l’idée que la vie privée est morte :
Les personnes de tous âges sont profondément concernées par la
protection de leur vie privée. Et elles attachent autant d’importance à
cette protection en ligne que hors ligne. Mais ce que veut dire vie privée
n’est peut-être pas ce que vous pensez21 !
Danah Boyd précise ce qu’elle entend par vie privée :
Fondamentalement, la protection de la vie privée c’est avoir le contrôle
sur la façon dont l’information circule. C’est être capable de compren-
dre l’environnement social pour se comporter de façon appropriée. Pour
le faire, les gens doivent avoir confiance dans leur interprétation du
contexte, en incluant les personnes qui sont présentes dans la salle et
l’architecture qui définit l’organisation du lieu. Quand ils sentent que
le contrôle leur est enlevé ou quand ils manquent du contrôle dont ils
ont besoin, ils dénoncent une attaque à leur vie privée.
Une étude du Pew Research Center publiée fin mai 2010 montre que
les jeunes adultes sont même bien plus attentifs à leur réputation en
ligne, et donc à la préservation de leur vie privée, que les générations
plus âgées22. Ils sont près de la moitié à prendre des mesures pour
limiter les informations personnelles sur eux en ligne (seuls un quart
des adultes plus âgés le font), ils modifient les réglages des sites de
réseaux sociaux pour restreindre l’accès à leurs informations (71 %
d’entre eux), ils effacent les commentaires qui leur déplaisent sur leur
profil (47 % d’entre eux) et enlèvent leur nom sur les photos où ils
apparaissent (41 % d’entre eux). Bref, ils sont attentifs et ils agissent
pour se protéger. Et surtout, ils savent comment le faire !
Ce n’est donc pas tant la préservation ni la protection de notre vie
privée et de nos données personnelles qui sont en question, car il est,
bien entendu, indispensable que celles-ci soient préservées. Il s’agit
plutôt du contrôle que nous avons sur nos informations et sur la façon

20. Texte intégral : http://www.danah.org/papers/talks/2010/SXSW2010.html


21. Ibid.
22. http://www.pewinternet.org/Reports/2010/Reputation-Management.aspx et aussi http://ind
ustry.bnet.com/technology/10008313/look-out-Facebook-gen-y-wants-its-privacy/

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Comment les réseaux sociaux changent notre vie

dont chacun d’entre nous souhaite les rendre publiques ou privées.


Encore faut-il que nous soyons en mesure de « négocier » avec les sites
quand nous utilisons ce fin réglage, qui n’est sûrement pas le même
pour chacun, pour chaque situation (nous voudrions par exemple peut-
être en dire plus de nous-mêmes si nous cherchons un emploi), et pour
chaque moment de la vie. Danah Boyd précise bien que la frontière
entre vie privée et vie publique, loin d’être binaire est particulièrement
poreuse et mouvante. Il n’est certainement pas suffisant de dire que ce
qui est « privé » inclut tout ce que nous pensons n’être pas « public ».
Il y a plusieurs couches de vérités et d’interprétations.
C’est pourquoi les sites que nous aimons doivent, au-delà de
garanties claires sur l’usage qu’ils font de nos données personnelles,
nous donner la plus large palette d’outils disponibles pour affiner en
permanence ce que chacun d’entre nous considère, à un moment donné,
de l’ordre du public ou du privé. Est-ce suffisant ? Est-ce trop « libéral »
comme position et doit-on envisager d’autres types d’interventions, plus
juridiques ? Est-ce seulement réaliste et n’est-il pas déjà trop tard ?
L’énorme difficulté tient au fait que la santé économique de ce genre
de site dépend dans une large mesure des informations qu’ils détien-
nent sur nous et qu’ils peuvent utiliser à des fins commerciales. C’est
bien pour cela que Facebook ne cesse d’abuser de nos données. Il n’en
est pas moins vrai pour autant que nos peurs et nos colères peuvent lui
poser problème. Un exemple l’illustre à merveille. En mai 2010, le site
créé par Mark Zuckerberg a gagné plus de 8 millions de nouveaux
adhérents aux États-Unis. Le chiffre est brutalement tombé à 320 000
en juin, alors que des mouvements de protestation contre le non-respect
de nos données privées, largement repris par les médias, avaient fait
surface23. Zuckerberg estime que rien ne devrait empêcher son site
d’atteindre le milliard d’utilisateurs. Possible… sauf un vent de pani-
que déclenché par une attitude trop agressive dans ce domaine.
C’est bien pour cela que Facebook ne cesse de revenir sur ses offen-
sives mal reçues. Zuckerberg et les siens essayent tout ce qui peut leur
convenir et font vite marche arrière quand nous le prenons mal. Ce qui
nous conduit à dire qu’outre l’attention portée à nos données personnel-
les nous devons être disposés à protester collectivement chaque fois
que nous nous sentons menacés.

23. Is Facebook’s Growth Slowing Down? http://liesdamnedliesstatistics.com/2010/07/is-Faceb


ooks-growth-slowing-down.html

93
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Comment les réseaux sociaux changent notre vie

Le droit à l’oubli ? L’hétéronymat ?


Et si tout cela était un peu plus compliqué ?
La révolution numérique offre la possibilité technique de tout conserver.
Au risque que disparaisse bientôt notre capacité à oublier, qui joue
pourtant un rôle central dans toute existence humaine,
écrit Emmanuel Hoog, nouveau président de l’AFP, dans son dernier
essai Mémoire, année zéro24. Marc L., dont le portrait fidèle et intime a
fait le tour du Web, est très certainement devenu un ardent militant
d’un droit à l’oubli, ou, à tout le moins, à l’effacement de sa « mémoire
numérique ». Droit à l’oubli, dont il faudrait d’ailleurs précisément
définir les contours juridiques, et donc imaginer qu’il s’applique globa-
lement puisque le Web respecte bien peu les frontières nationales. On
peut débattre sans fin de ce droit, de la possibilité pour chacun de gérer
ses données, de décider de ce qui doit être « oublié » et disparaître et
de son encadrement éventuel par les États. Mais il risque fort de rester
du domaine de l’utopie, tant il contrarie les intérêts des grands réseaux
sociaux et surtout l’absence de frontière sur le Web. Quant à instaurer
une « date de péremption » des données numériques, comme le propose
par exemple le chercheur Viktor Mayer-Schönberger dans Delete: The
Virtue of Forgetting in the Digital Age, c’est évidemment une belle
idée25. Le principe en est simple : chaque fois qu’une donnée est
stockée, nous lui attribuons nous-mêmes une date de péremption, et la
donnée disparaît à la date dite. Mais qui nous garantit que le principe
sera bien appliqué partout et par tous ? Et que faire du stock considé-
rable de données déjà existantes ? Et enfin, que faire des données sur
nous qui ne viennent pas de nous : ces photos prises par des amis
taggées sur Facebook et les données de géolocalisation de nos télépho-
nes mobiles ?
Autre solution, l’hétéronymat, qui consiste à utiliser sur l’internet
des pseudos qui reflètent une partie, mais une partie seulement, de
notre réalité. Notre « moi virtuel », en quelque sorte, suffisamment dis-
tancié de notre réalité pour la préserver. Au risque de la schizophrénie.
Et surtout, comment être sûr de maîtriser totalement cet « autre moi »,
alors que nous ne disposons pas vraiment de toutes les clés des données
qui sont disponibles sur nous26 ?
Mais au fond, n’est-il pas trop tard ? Est-il seulement réaliste de
penser que les connexions entre la couche réelle et la couche digitale
du monde dans lequel nous vivons ne sont pas déjà si fortes qu’il nous

24. Emmanuel Hoog, Mémoire, année zéro, Paris, Le Seuil, 2009.


25. Viktor Mayer-Schönberger, Delete: The Virtue of Forgetting in the Digital Age, Princeton,
Princeton University Press, 2010.
26. Voir par exemple à ce sujet l’article complet de Jeffrey Rosen, “The Web Mean the End of
Forgetting”, New York Times, 24 juillet 2010. http://www.nytimes.com/2010/07/25/magazine/25priv
acy-t2.html ?_r=1&ref=technology

94
11-a-Piotet:Mise en page 1 22/06/11 17:59 Page 95

Comment les réseaux sociaux changent notre vie

est devenu impossible de « disparaître » ! Le journaliste du magazine


américain Wired, Evan Ratliff, a tenté de « disparaître » totalement en
août 200927. Le magazine a organisé un concours, promettant 5 000 dol-
lars, à qui serait capable de le retrouver. Ratliff s’est donné toutes les
chances de réussir : il a utilisé uniquement du cash, semé des embûches
sur son parcours, s’est déguisé… mais n’est pas resté totalement « hors
ligne » : un compte Twitter a notamment été créé. Evan Ratliff sera
« découvert » au bout d’à peine 25 jours, après une épopée que l’auteur
décrit largement dans l’article qu’il a consacré au sujet28, par une équi-
pe d’amateurs qui se sont regroupés, sans se connaître, sur Facebook.
Même pour un très fin connaisseur des technologies comme Ratliff,
disparaître est devenu impossible, et les intrications entre notre vie
« physique » et notre vie « virtuelle » sont devenues si ténues qu’il
semble impossible aujourd’hui de les séparer complètement. Il nous
faut dès maintenant apprendre à vivre avec.

De la négociation éclairée
comme moyen de protection de nos données personnelles
Résorber le paradoxe de la protection de notre vie privée n’est donc
pas simple. Il est en fait uniquement possible grâce à une négociation
permanente, dans le grand bazar des réseaux sociaux et des très nom-
breux sites qui ont des traces de notre passage ou sur lesquels des
« amis » nous ont repérés et taggés. Négociations avec nous-mêmes
d’abord, pour déterminer, au cas par cas, ce que nous souhaitons rendre
public ou pas. Négociations dans le temps pour ce qui n’est plus accep-
table après l’avoir été. Mais négociations aussi, et même surtout, avec
les sites sur lesquels nous publions nos données pour lesquelles le
soutien des États ne sera jamais que partiellement utile. Cela ne veut
pas dire que nous sommes démunis, bien au contraire ! Il nous faut
négocier, en utilisant tous les outils à notre disposition pour le faire.
Nous avons essentiellement deux grands moyens de bien négocier.
Ils fonctionnent, et les webacteurs sont de plus en plus nombreux à les
utiliser : nous rebeller et apprendre. Et il nous faut les utiliser tous les
deux. Négocions donc, mais pour y parvenir en de bons termes il nous
faut toujours nous organiser et lutter.
Dominique Piotet

27. http://www.wired.com/vanish/
28. http://www.wired.com/vanish/2009/11/ff_vanish2/

95
12-a-Benhamou:Mise en page 1 22/06/11 18:03 Page 96

L’État et l’internet.
Un cousinage à géométrie variable

Françoise Benhamou

LORSQU’ON évoque les acteurs de l’internet, les États semblent tenir


une place réduite. On pense aux opérateurs, aux internautes passifs et
actifs, aux adeptes du partage numérique, aux intermittents du piratage
et aux pirates professionnels, aux entreprises, aux associations, etc. On
oublierait presque qu’il existe une régulation de l’internet ainsi que des
organismes de normalisation. On oublierait aussi que l’État a intégré à
sa politique industrielle une politique du numérique et de l’internet.
Celle-ci va de la question des infrastructures à celle des contenus, en
passant par les incidences du numérique sur l’ensemble des processus
de travail et sur l’organisation industrielle qui en résulte. Les activités
en jeu sont considérables : avec un chiffre d’affaires annuel de 660 mil-
liards d’euros, les technologies de l’information et de la communication
représentent 5 % du produit intérieur brut européen. Elles ont contribué
pour moitié à l’augmentation des gains de productivité en Europe sur
la période 1990-20101. Dans le seul secteur des communications
électroniques, le marché européen est passé de 140 milliards d’euros
en 1998 à plus de 350 milliards en 2011 ; le nombre d’abonnements de
téléphonie mobile en France a crû de 40 000 en 1996 à plus de 63 mil-
lions en 2011 : 4 % des foyers étaient connectés à l’internet en 1998
contre 71 % en 20112. Ajoutons à ce paysage le fait que la diffusion de
la culture et du savoir appelle, sous plusieurs aspects, une régulation
de l’internet.
À la vision libertaire d’un espace numérique sans Dieu ni maître,
s’oppose celle d’un État qui parviendrait à réguler par la censure, ou
encore celle du Big Brother qui sait tout de chacun et piste nos faits,

1. Source : Centre d’analyse stratégique, « L’agenda numérique européen », Note d’analyse


(223), mai 2011.
2. Source : ARCEP.

Juillet 2011 96
12-a-Benhamou:Mise en page 1 22/06/11 18:03 Page 97

L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

nos gestes et jusqu’à nos pensées. Entre ces trois postures, s’immiscent
les deux figures plus rassurantes de l’autorégulation et de la coopéra-
tion. José Do-Nascimento relève l’hétérogénéité des visions de la
régulation de l’internet. Il en distingue quatre : une vision libertaire du
côté des partisans de la régulation acéphale, qui revient au refus de
l’intervention. La vision contractuelle est partagée par les partisans de
l’autorégulation, et elle est sans doute proche de la vision coopérative
de ceux qui prônent la corégulation. Reste enfin la vision réglemen-
taire des partisans de la « régulation impérative3 ». On pourrait aussi
opposer une vision technologique, qui entend réguler a minima sur le
plan des standards et des normes, une vision industrielle, qui vise à
soutenir les développements apportant de la croissance, et une vision
plus politique et sociétale, empreinte du souci de la diffusion du savoir,
sachant que les unes s’imbriquent aux autres et qu’il n’est pas de vision
technologique et industrielle qui ne revête en sous-main des préoccupa-
tions culturelles, politiques et sociales.
L’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann) est
en quelque sorte l’échelon suprême de la régulation, théoriquement
transnational, de statut associatif (privé mais non lucratif), fondé sur
un partenariat public-privé, et largement dominé par les États-Unis. Il
a la charge de la normalisation technique (standardisation, adressage
et nommage). C’est le champ incontournable de la régulation, avec ses
arborescences. Au niveau national, la régulation revêt d’autres aspects.
Après avoir décrit l’écosystème des technologies de l’information et de
la communication (TIC) et les questions que son architecture soulève,
on développera trois faces de la régulation : la gestion de l’encombre-
ment, les sanctions qui peuvent être mises en œuvre contre certains
des comportements désignés comme déviants, et les contre-feux
destinés à limiter l’usage commercial des données personnelles. Dans
tous les cas, apparaît la double nature de l’internet et de ses outils, qui
tel le pharmacon, selon l’étymologie, est poison et remède à la fois4.
Notons dès à présent que la complexité de la régulation procède de
ce qu’elle s’opère largement au niveau des États mais que l’internet est
par nature global, supranational : si la régulation relève in fine des États
nationaux, ceux-ci peuvent être frappés d’impuissance face à la
volatilité de l’internet. Lois et règlements rencontrent des difficultés
d’application qui questionnent l’idée même de régulation.

3. José Do-Nascimento, « Les modalités actuelles de régulation de l’internet. Un dispositif de


régulation centrifuge et pluraliste ? », Actes du colloque Médias 09 : entre communautés et mobilité,
Aix-en-Provence, Université Paul-Cézanne, 16 et 17 décembre 2009.
4. Voir Bernard Stiegler, « Questions de pharmacologie générale. Il n’y a pas de simple
pharmacon », Psychotropes, 2007/3, vol. 13, p. 27-54. Il reprend une formulation empruntée à
Platon et reprise dans des travaux de Jacques Derrida, la Dissémination, Paris, Le Seuil, coll.
« Points », 1993.

97
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L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

Les quatre couches de l’écosystème des TIC


L’écosystème des TIC se compose de quatre « couches » : la couche
des producteurs d’éléments de réseaux et de terminaux, celle des opéra-
teurs de réseaux, celle des fournisseurs de services et des plates-formes
d’intermédiation sur l’internet, et enfin la couche des producteurs et
éditeurs de contenus audiovisuels5. Le premier niveau regroupe des
entreprises qui produisent les équipements de télécommunications
(équipements de transmission, commutateurs, routeurs et serveurs),
fabriquent des téléphones fixes et mobiles, des micro-ordinateurs, des
lecteurs MP3, des appareils photos numériques et des télévisions, ainsi
que des logiciels. On trouve des groupes tels qu’Alcatel, Apple, Nokia,
Sony, etc. La couche 2 comprend des opérateurs « historiques », tels
AT&T et France Telecom, ainsi que des fournisseurs d’accès à l’internet
arrivés ultérieurement (tel Free), des opérateurs de téléphonie mobile
(comme Vodafone), des opérateurs de réseaux de télévision pouvant être
des câblo-opérateurs (comme Time Warner) et des opérateurs de télé-
vision par satellite (Direct TV). Quant aux intermédiaires, ils regroupent
des moteurs de recherche (Google ou Yahoo), des vendeurs en ligne
(Amazon, eBay, Expedia, etc.) ainsi que des réseaux sociaux comme
Facebook. La couche 4 rassemble enfin les fournisseurs de contenus
avec des producteurs historiques tels Disney, Canal Plus ou Hachette,
mais aussi les internautes eux-mêmes lorsqu’ils autoproduisent leurs
créations6.
Comment caractériser la relation entre chacune de ces couches ? Les
équipements et terminaux sont intégrés ou connectés aux réseaux de
communications opérés par les entreprises de la couche 2, chargées de
créer les infrastructures indispensables. En 2011, on évoque en France
un besoin sur dix ans de 30 à 40 milliards d’euros afin de couvrir le
territoire de réseaux de fibre optique. Selon une étude de Rexecode, ce
déploiement rapporterait 0,2 point de croissance par an, mais les opé-
rateurs de réseaux hésitent car « les revenus de l’utilisation des réseaux
par les intermédiaires [Google, etc.] leur échappent largement7 ». En
effet, les intermédiaires utilisent les réseaux des opérateurs afin de
proposer leurs services aux consommateurs. Quant aux fournisseurs de
contenus, ils transitent en large partie par les intermédiaires afin de
diffuser ou de distribuer leurs produits. L’imbrication des quatre

5. Cette partition est décrite et analysée par l’ancien PDG de France Telecom, Didier Lombard,
et reprise dans un remarquable document de travail de A. Arlandis, S. Ciriani, G. Koléda, les
Opérateurs de réseaux dans l’économie numérique. Lignes de force, enjeux et dynamiques, Coe-
Rexecode, Document de travail no 10, janvier 2010.
6. Sur ce point, voir M. Bacache-Beauvallet, M. Bourreau, F. Moreau, Portrait des musiciens à
l’heure du numérique, Paris, éd. ENS Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2011.
7. A. Arlandis, S. Ciriani, G. Koléda, l’Économie numérique et la croissance. Poids, impact et
enjeux d’un secteur stratégique, Coe-Rexecode, Document de travail no 24, mai 2011.

98
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L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

niveaux pose deux questions : la tendance à la concentration et le


partage de la valeur.
La concentration s’oriente dans deux directions. Elle est d’abord
horizontale et se développe au niveau de chaque couche. Les économies
de réseaux sont en effet des économies oligopolistiques : la valeur du
réseau dépend du nombre de ses utilisateurs. Les industries des
télécommunications se caractérisent par des coûts fixes très élevés et
irrécouvrables (au sens où ils ne pourraient être récupérés pour d’autres
activités) et des économies d’échelle infinies (au sens où les coûts
marginaux diminuent avec la taille des entreprises, cette caractéristique
conférant un avantage « naturel » à l’entreprise de grande taille). Afin
de mettre fin au monopole, de stimuler l’innovation et de réduire les
prix pratiqués, la France ouvre le secteur de la téléphonie fixe à la
concurrence en 1996.
On retrouve cette tendance à la concentration chez les intermédiaires
comme Amazon, dont l’intérêt est d’accroître leur part de marché
comme le spectre de leur commerce ; on a pu voir lors du lancement du
livre numérique aux États-Unis la manière dont le pouvoir de marché
du groupe lui permettait de vendre des livres à perte afin de lancer sa
tablette de lecture, le Kindle, dans une optique de verrouillage techno-
logique et commercial (une fois le matériel acquis, l’achat de livres ne
peut s’effectuer que sur un magasin dédié).
Mais l’imbrication des quatre couches pousse aussi à l’intégration
verticale, c’est-à-dire à l’acquisition et l’occupation de positions sur
toute la chaîne de valeur. En effet, certains maillons bénéficient des
investissements consentis par d’autres acteurs de la chaîne de valeur
sans qu’ils y contribuent, ce qui leur permet d’effectuer des opérations
d’intégration/diversification à partir de capacités de trésorerie considé-
rables : c’est l’exemple emblématique de Google qui glisse de l’activité
initiale de moteur de recherche vers l’offre de messagerie (Gmail), le
marché des contenus (Google Maps, Youtube, Google Edition), les
systèmes d’exploitation (Android) et les réseaux sociaux (Google Buzz).
Les économies d’échelle se combinent avec les économies de gamme
(baisse des coûts unitaires avec la montée de la gamme des biens
offerts).
Comment se produit le partage de la valeur ? On peut avancer que
c’est au niveau des intermédiaires qu’il est possible de capter une part
croissante de la valeur créée. Les intermédiaires se trouvent en position
de free rider, qui, par analogie avec le resquilleur dans les transports
en commun, bénéficie d’un bien ou d’un service sans avoir participé à
son financement. L’usage des infrastructures afin de vendre des biens
et de diffuser des contenus d’un côté, et de vendre des espaces publici-
taires de l’autre côté, constitue la clé du business model de ces intermé-
diaires, en particulier en cas de gratuité du bien ou du service proposé.
C’est la logique des marchés bifaces qui est alors à l’œuvre. L’intermé-

99
12-a-Benhamou:Mise en page 1 22/06/11 18:03 Page 100

L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

diaire propose en effet deux catégories de biens à deux clientèles


distinctes. Le prix de l’espace publicitaire est corrélé au nombre des
acheteurs/utilisateurs du premier bien ; c’est un modèle documenté de
longue date dans le champ de l’audiovisuel8. Les intermédiaires cher-
chent aussi à développer des comportements de free riders vis-à-vis de
l’industrie des contenus en diffusant des œuvres sans avoir contribué
à leur financement (cas de Google avec la presse et l’édition par
exemple9).
La régulation joue un rôle très inégal selon les niveaux. À la sur-
réglementation qui porte sur les infrastructures (couches 1 et surtout
2), au poids des questions de propriété intellectuelle qui portent sur
l’aval (couche 4), il faut opposer la quasi-absence de réglementation au
niveau de l’intermédiation (couche 3), alors que les enjeux sont consi-
dérables. On peut en mentionner au moins trois aspects : (ir)respect des
données personnelles, contournement et parfois violation du droit de la
propriété intellectuelle, nomadisme fiscal. Cette sous-réglementation
ou du moins cette incapacité à imposer une réglementation de la
couche 3 a sans doute un effet positif sur la propension à innover à ce
niveau ; elle force aussi les acteurs de la couche 4, celle des produc-
teurs de contenus, à inventer de nouveaux modèles d’affaires, notam-
ment par le biais de certaines formes de désintermédiation.
Deux facteurs additionnels contribuent au pouvoir économique des
intermédiaires : la faiblesse des coûts d’entrée, et la possibilité de
capter une part de la valeur créée dans les autres couches de l’écosys-
tème des TIC, notamment grâce au sacro-saint principe de la neutralité
de l’internet.

La neutralité de l’internet, un vrai/faux débat ?


Le débat est venu des États-Unis ; il procède de la croissance specta-
culaire de l’offre et des usages en mobilité. Les opérateurs doivent gérer
le trafic sur leur infrastructure, face à un risque de congestion. Comme
sur les autoroutes, le surencombrement peut donner lieu à trois
comportements disjoints de la part des pouvoirs publics. Le premier,
le laisser-faire en quelque sorte, consiste à tabler sur la patience
obligée du conducteur. Le deuxième consiste en une régulation de
l’entrée sur l’autoroute, en demandant à certaines catégories de
véhicules de ne pas rouler à certaines heures, ou en réservant une voie
aux véhicules prioritaires dont le décideur public définit la liste. Il est

8. Voir notamment J. Gabszewicz, D. Laussel et N. Sonnac, “Programming and Advertising


Competition in the Broadcasting Industry”, Journal of Economics and Management Strategy, 2004,
vol. 13, no 4, p. 657-669.
9. Pour plus de détails, voir Françoise Benhamou, « Google et les éditeurs », Esprit, mai 2011,
p. 157-159.

100
12-a-Benhamou:Mise en page 1 22/06/11 18:03 Page 101

L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

enfin possible d’adopter une régulation marchande, qui consiste en


l’instauration d’un péage qui décourage certains usagers.
L’analogie avec l’internet revêt ses limites : le transport de l’immaté-
riel n’est pas contraint de la même manière qu’une autoroute. On
retrouve toutefois les trois possibilités. Rester neutre et laisser faire,
de sorte que la qualité du service devient moindre à certains moments ;
cette solution « étale » la baisse de qualité sur l’ensemble des utilisa-
teurs. La deuxième option réside dans la définition et l’application de
règles, de « bonnes pratiques », comme on dit aujourd’hui, par l’affi-
chage par exemple d’une liste de sites prioritaires basée sur des critères
sociaux. Cette idée de faire le tri entre différentes sources de trafic
requiert l’intervention d’une autorité de régulation indépendante, telle
l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes
(ARCEP) en France. La troisième option est la régulation marchande : la
priorité est accordée aux utilisateurs ayant accepté de payer leur
abonnement plus cher. Les opérateurs proposent donc des menus de
qualité différente avec des prix différents. C’est la logique des offres
dites premium ; pour l’économiste, la solution est rationnelle : on agit
en sorte que les consommateurs révèlent leur consentement à payer,
dans une double logique de régulation des flux et d’optimisation des
recettes. La solution est marchande, mais le régulateur intervient. C’est
à lui de s’assurer qu’est proposée une qualité de base suffisante, c’est-
à-dire un accès minimum garanti à tout usager. Faut-il encore définir
ce que ce « minimum » doit signifier.
Nicolas Curien, membre de l’ARCEP, et Winston Maxwell, avocat,
prônent une quasi-neutralité en arguant que la neutralité est un
principe qui doit s’accommoder de la nécessité de gérer le trafic10. Mais
au-delà de ses aspects techniques et financiers, la question revêt un
aspect déontologique et politique. En effet, la levée de la neutralité
peut conduire à une double hiérarchisation : celle qui consiste à
privilégier un service internet premium plus rapide et plus fiable pour
ceux qui peuvent en assumer les tarifs, et celle qui consiste à introduire
une discrimination entre les sites, de sorte que l’on en vient à flirter
avec l’ingérence dans les contenus. La limitation de la neutralité est
ainsi suspectée de favoriser la restriction, par les opérateurs, des
échanges entre utilisateurs, alors même que le régulateur est sommé
de garantir le droit à l’information, la liberté de créer une start-up et
d’innover sur l’internet, la liberté du consommateur de choisir son
fournisseur d’accès, l’accès aux services prioritaires. Aux États-Unis,
les opérateurs télécom souhaitent lever la neutralité afin d’optimiser
leurs revenus dans une logique de « priorisation payante ». Les fournis-
seurs de contenu les plus puissants y sont rétifs, même si certains

10. N. Curien et W. Maxwell, la Neutralité d’internet, Paris, La Découverte, coll. « Repères »,


2011.

101
12-a-Benhamou:Mise en page 1 22/06/11 18:03 Page 102

L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

d’entre eux peuvent espérer tirer leur épingle du jeu en payant pour
bénéficier d’un régime de faveur11.
La question de la levée de la neutralité est d’autant plus polémique
que la congestion est désignée par les adversaires de la « priorisation
payante » comme un résultat de la montée du streaming et d’un trafic
centré sur des plates-formes type Google ou Youtube au détriment du
P2P, qui, lui, ne génère pas de congestion. Le débat sur la neutralité
cesse alors d’être neutre et dérive vers les eaux troubles du piratage.

La lutte contre le piratage.


Conflit générationnel ou déficit de légitimité ?
On ne reviendra pas ici sur la longue polémique qui a entouré la
question de la lutte contre le piratage. En France, un premier débat a
opposé les tenants d’une licence globale, sorte de droit au télécharge-
ment illimité payé en amont de la consommation, au niveau de l’abon-
nement auprès d’un fournisseur d’accès, et les tenants d’autres systè-
mes. L’adoption de la loi sur le piratage12 et son application après de
longues tergiversations, avec notamment la création de la Haute autorité
pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet
(Hadopi13) sont trop récentes pour être évaluées.
Trois remarques peuvent toutefois être faites. Tout d’abord, la loi
Hadopi marque une rupture entre le droit et les usages effectifs : elle
prend à contre-pied les leçons qu’on peut tirer du constat de l’évolution
relative du consentement à payer pour les œuvres d’un côté, et pour les
matériels et les abonnements d’un autre côté. On observe une montée
des dépenses pour les seconds au détriment des premières14, de sorte
que la loi dont l’objectif, en pénalisant le piratage, est d’inciter l’inter-
naute à se tourner vers des consommations payantes, néglige la réalité
de pratiques installées de longue date. L’inquiétude devant la difficulté
à infléchir les comportements a conduit à la mise en place d’incitations
plus positives, telle une « carte musique » pour les jeunes, qui consiste
à doubler la somme que le jeune est prêt à dépenser pour du téléchar-
gement. Au risque de ne générer que des effets d’aubaine, s’ajoute le
constat d’un effet de subvention indirecte au plus gros site légal de
téléchargement, l’Apple Store.
Le deuxième point a trait à la position des artistes. Dans leur étude,
Maya Bacache-Beauvallet, Marc Bourreau et François Moreau montrent

11. Y. Eudes, « La neutralité de l’internet est-elle menacée ? », Le Monde, 14 mai 2011.


12. Loi Création et internet du 12 juin 2009.
13. L’Hadopi est une autorité publique indépendante dont les missions sont définies par la loi
Création et internet du 12 juin 2009.
14. C. Lacroix, « Les dépenses de consommation des ménages en biens et services culturels
et télécommunications », Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, DEPS, coll.
« Culture chiffres », 2009-2.

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L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

que malgré l’effondrement des ventes de musique enregistrée depuis


2003, la condition moyenne des artistes, et la condition des plus riches
d’entre eux, ne se sont pas dégradées. Les artistes ont investi le champ
du numérique en développant de nouvelles pratiques et en accentuant
la part de leurs activités dans le champ du spectacle vivant :
Si l’innovation numérique présente des risques dont fait partie le
piratage, elle a également créé des opportunités en termes de création
(mixage et test de création musicale par de nouveaux instruments, prati-
que du home studio), de distribution (diffusion et promotion des œuvres
par internet) et de production (autoproduction15).
L’étude témoigne de la diversité des positions et des opinions des
artistes vis-à-vis du piratage, selon leur niveau d’appropriation des
possibilités offertes par le numérique et leur capacité, pour les
musiciens interprètes, à faire de la scène.
Le troisième point renvoie à la tension qui peut exister entre diffusion
de la culture et du savoir et protection des œuvres. Le mode de résolu-
tion de cette tension a toujours reposé sur la durée du droit d’auteur,
la fin de la période sous droit ouvrant la possibilité d’une diffusion
accrue. La durée légale du droit d’auteur n’a cessé de s’accroître au fil
du temps, sous la pression notamment des industries culturelles qui
souhaitent prolonger la rente liée à l’institution d’un monopole d’exploi-
tation des œuvres sous droit16. Les TIC, qui réduisent le temps et la
distance de diffusion des informations, questionnent cet allongement.
Dans ce contexte, la loi Hadopi procède d’une réflexion défensive alors
même que les historiens soulèvent la question de la pertinence du droit
des auteurs, sous la forme qu’il revêt aujourd’hui. Selon Roger Chartier,
ce droit pourrait n’être qu’un temps de l’histoire de la protection et des
modes de rémunération de la création :
Aujourd’hui, le monde de la technologie électronique fait que la
position d’auteur peut être immédiatement inscrite dans la position de
lecteur […]. Nous sommes donc face à une innovation technologique
qui bouleverse cette sédimentation historique, laquelle a conduit à la
définition esthétique et juridique des œuvres. C’est pourquoi la
question se pose : le droit d’auteur est-il une parenthèse dans l’histoire ?
Peut-on entrer dans un monde de circulation des œuvres situé à
distance radicale de tous les critères esthétiques et juridiques qui ont
gouverné la constitution de la propriété artistique ou littéraire ? Ou,
techniquement et intellectuellement, ces critères restent-ils considérés
comme légitimes, et il faut alors faire un effort pour qu’ils puissent
s’appliquer à une technologie qui leur est rétive17 ?

15. M. Bacache-Beauvallet, M. Bourreau et F. Moreau, Portrait des musiciens à l’heure du


numérique, op. cit., p. 10.
16. Voir F. Benhamou, « L’industrie du livre », dans D. Cohen et T. Verdier, la Mondialisation
immatérielle, Conseil d’analyse économique, Rapport (76), Paris, La Documentation française,
2008, p. 73-96.
17. Propos recueillis par Nathaniel Herzberg, Le Monde, 18 décembre 2005.

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L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

La question de la propriété intellectuelle rebondit sur celle des


modèles d’affaires. La place nouvelle du consommateur, producteur de
contenus et intermédiaire actif, crée une porosité entre les maillons de
la chaîne de valeur au sein des activités de création et diffusion du
savoir et de la culture ; cette place conduit l’internaute à la révélation
de données personnelles sur les réseaux sociaux comme à chaque
consultation et à chaque acte d’achat.

La protection des données personnelles,


noyau dur d’une régulation vertueuse ?
Les Américains évoquent la privacy. Elle renvoie aux données
collectées par les administrations et surtout par des acteurs privés, ven-
deurs en ligne, agrégateurs et moteurs de recherche, fournisseurs de
service en ligne, sites de musique à la demande, etc. Le croisement et
le recoupement de ces données, en principe encadrés au plan législatif
par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) en
France, permettent, parmi différents usages, de profiler les usagers et
les consommateurs, mais aussi, avec toutes les questions éthiques qui
s’y rapportent, de lutter contre le terrorisme et contre diverses catégo-
ries de fraudes.
L’exploitation marchande des données sur la vie privée, des goûts,
des réseaux d’amis est le nerf de la guerre économique sur l’internet18.
La montée de la valorisation des réseaux sociaux en témoigne. Les
possibilités de monétisation des usages de Facebook reposent en effet
sur trois piliers : les applications, les jeux sociaux et la publicité assise
sur l’usage des données personnelles. Le message tire son efficacité de
la connaissance des profils des utilisateurs de sorte que plus on relâche
la contrainte de respect de ces données, plus la valeur du réseau
s’accroît. Cette valeur a augmenté de façon spectaculaire entre 2004,
date de la fondation de Facebook, et 2010 : en 2007, Microsoft se por-
tait acquéreur de 1,6 % du capital du réseau social pour 240 millions
de dollars. Trois années plus tard, le site boucle un tour de table de
1,5 milliard de dollars, soit une valorisation à 50 milliards de dollars.
Comment le comprendre ? Le réseau social monnaye les données que
l’internaute indique sur sa page et à travers le réseau de ses amis, dans
un processus de mécanique virale : tel un virus, le message publicitaire
se propage et se diffuse à toute une série d’internautes interconnectés.
Le pari qui sous-tend cette valorisation porte sur ce que l’on pourrait
désigner comme le second cercle de la socialité numérique (le premier
regroupant les titulaires de comptes et leurs amis), celui des utilisateurs

18. La protection des données personnelles comprend la captation par des tiers non habilités,
la constitution de bases de données, la revente de ces données à des tiers sans autorisation, et la
fuite de données.

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12-a-Benhamou:Mise en page 1 22/06/11 18:03 Page 105

L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

commerciaux des informations personnelles. Mais cette montée n’est


pas exempte de risques, dont certains tiennent à la concurrence entre
les géants de l’internet. En effet, les investisseurs peuvent se prêter à
la comparaison des rentabilités des investissements publicitaires de
Google et Facebook, l’addition des investissements publicitaires ne
pouvant être que partielle19. Des hedge funds départageront peut-être
les concurrents, lorsque Facebook sera coté ; on peut se soucier de
l’usage accru des données que cela impliquerait.
Le marché des données appelle trois formes de régulation. La
première est coercitive, la deuxième coopérative et la troisième mar-
chande. La protection des achats en ligne relève de la première forme
de régulation. Aux États-Unis, la National Strategy for Trusted Iden-
tities in Cyberspace vise la prévention de la criminalité dans le cyber-
espace et la restauration de la confiance pour les paiements en ligne,
par la création d’une sorte d’identité pour l’internet permettant d’équi-
per les individus d’un logiciel générant un mot de passe électronique
et de visiter des sites pour chaque transaction tout en conservant son
anonymat. Au-delà des difficultés techniques de mise en œuvre de ce
projet, on aperçoit le danger de créer une base de données centralisée
qui se heurte au respect de la vie privée. Sur un autre registre qui va
au-delà de la protection des achats et des données qui leur sont liées,
les réglementations européennes exigent une certaine transparence
dans les techniques de suivi des consultations des internautes20.
La deuxième catégorie de régulation relève des règles formelles ou
informelles adoptées par les communautés d’internautes, ou des
négociations entre le régulateur, les sites et les fournisseurs d’accès.
La protection de l’enfance se solde fréquemment par des compromis :
aux États-Unis, le projet de loi Social Networking Privacy Act prévoit
que les parents puissent demander à Facebook d’effacer des données
mises en ligne par leurs enfants sous 48 heures.
Au sujet de la régulation marchande, Fabrice Rochelandet note la
quasi-absence d’un marché de la protection de la vie privée, alors
qu’existe un énorme marché des données personnelles21. Les individus
ne sont pas indifférents à leur protection, mais ils sont simplement mal
informés, négligents, ou sensibles aux coûts de celle-ci. Il est difficile
de mesurer abstraitement la chaîne des utilisations qui peuvent être
faites des données que nous divulguons de façon délibérée sur les
réseaux sociaux ou de façon non contrôlée via les différents usages que
nous faisons de l’internet. Chaque bribe d’information divulguée

19. Facebook a retardé son entrée en bourse en tentant de ne pas dépasser le seuil fatidique
des 500 actionnaires qui rend cette entrée obligatoire aux États-Unis.
20. Il est en principe obligatoire d’informer l’internaute et de lui demander une autorisation
d’utiliser des pixels invisibles qui permettent de repérer les parties des pages web qui ont été
consultées et les publicités sur lesquelles l’internaute a cliqué.
21. F. Rochelandet, Économie des données personnelles et de la vie privée, Paris, La Découverte,
2011.

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L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

considérée séparément ne représente qu’un risque extrêmement faible,


et rares sont ceux qui investissent dans la lecture des conditions qui
accompagnent un achat ou une adhésion à un site. Les coûts de la
protection apparaissent donc excessifs, si tant est que celle-ci soit
considérée comme nécessaire.
Les coûts de la réglementation revêtent d’autres aspects. Selon l’éco-
nomiste Jacques Cremer, les restrictions à l’usage des données person-
nelles entament la qualité du service que les magasins virtuels et les
sites internet peuvent offrir et affectent le montant des profits qu’ils
tirent de la publicité en ligne22. Des juristes et économistes de l’école
de Chicago vont plus loin et avancent que la défense de la vie privée
revient à soustraire à l’usage des autres des informations qui pourraient
être utiles à tous. La préservation de la vie privée est assimilée à de la
dissimulation : « Pourquoi quelqu’un voudrait-il dissimuler un fait, si
ce n’est pour induire les autres en erreur afin de nouer des transactions
avec eux ? », écrit le juge et professeur Richard Posner.
À côté de ces coûts supposés, se produit une sorte d’autorégulation :
l’excès d’usage des données personnelles et la saturation des espaces
publicitaires entraînent des réflexes de fuite devant la publicité. Si les
entreprises ont tout à gagner à l’envoi de messages publicitaires ciblés
qui ont pour objectif de capter l’attention de l’internaute, la multiplica-
tion des messages finit par donner naissance à ce que l’on désigne
comme des externalités négatives, des nuisances qui affectent l’effica-
cité du message envoyé. On pourrait esquisser une sorte de courbe en
U inversé, avec un montant maximal de messages publicitaires ciblés
au-delà duquel l’effet du message deviendrait nul ou contre-performant.
Usage effréné des données versus protection de la vie privée, régula-
tion coopérative versus régulation coercitive, compromis avec les géants
de l’internet versus guerre ouverte entre États et partisans du développe-
ment d’un espace libertaire, on retrouve ce balancement lorsqu’il s’agit
de comprendre la tension entre le caractère global de la Toile et la
volonté des États d’en réguler certains aspects du fonctionnement sur
la base de négociations qui demeurent attachées à des territoires.

Du local au global,
ou les limites « naturelles » de la régulation
La « société liquide23 » qu’abrite l’internet a-t-elle des frontières ?
Comment des juridictions nationales peuvent-elles prononcer des
injonctions aux effets qui portent au-delà des frontières ? Peut-on

22. J. Cremer, « Et si la protection de la vie privée sur internet était contre-productive ? », Les
Échos, 4 mai 2011. Cremer reprend les résultats d’une étude de Avi Goldfarb et Catherine Tucker,
Privacy Regulation and Online Advertising, 4 août 2010 (SSRN : http://ssrn.com/abstract=1600259).
23. Nous empruntons le terme à Zygmunt Bauman, mais dans un sens un peu distinct, qui est
celui de la mobilité du savoir et des œuvres permises par l’internet à un niveau global.

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L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

imposer des comportements et des normes à des opérateurs ou à des


moteurs de recherche installés hors du périmètre national ?
Les entreprises de la couche 3 disposent d’une marge de manœuvre
pour choisir leur implantation fiscale : elles échappent notamment à la
TVA en s’implantant au Luxembourg ou en Irlande24. Ces entreprises
pratiquent ainsi le nomadisme fiscal, s’arrogent une bonne part de la
valeur créée dans d’autres couches de l’écosystème des TIC, et trans-
fèrent cette valeur vers les États-Unis, largement dominants dans le
champ de l’intermédiation. Cette domination est soutenue par une
politique industrielle délibérée. Les États-Unis aident massivement
l’innovation et la recherche et développement : en 2007, les dépenses
de recherche et développement consacrées aux TIC se montaient à
88 milliards d’euros aux États-Unis, et 37 en Europe ; elles représen-
taient respectivement 29 % et 17 % des dépenses totales de recherche
et développement25. À un niveau microéconomique, la possibilité de
dégager des crédits destinés à accompagner des initiatives risquées (en
particulier aux niveaux des couches 4 et 5 – intermédiation et produc-
tion de contenus) est plus grande aux États-Unis qu’en France. Cette
réactivité américaine questionne la politique industrielle à la française.
Comme le note le président du pôle de compétitivité Cap-Digital, Henri
Verdier :
Le Web, le search, les réseaux pair-à-pair, le triple play, la messagerie
instantanée, les réseaux sociaux : aucune de ces ruptures ne provient
de grands groupes industriels, mais, au contraire, de start-up, de cher-
cheurs, voire de mouvements d’activistes. Ils obéissent à de nouvelles
règles stratégiques, ils privilégient la scalabilité, l’ouverture et l’inter-
opérabilité, la cocréation avec les utilisateurs, le travail sur l’expérience
utilisateur […]. Malgré une réelle implication des pouvoirs publics, ils
travaillent le plus souvent en marge de la politique industrielle
traditionnelle. Ils ne bénéficient que fort peu de l’achat public. Ils
savent bien que les règles de soutien industriel pensées pour les
industries matures ne collent pas parfaitement avec leurs spécificités26.
La régulation a-t-elle pour objectif de s’immiscer dans cette écono-
mie et est-elle en capacité de le faire ? L’architecture de la régulation
apparaît comme un miroir des difficultés de son application. Elle doit
composer avec les mouvements associatifs sensibles aux droits de
l’homme comme à ceux du consommateur. Les États démocratiques
mettent en avant des valeurs telles que la protection de l’enfance et des
libertés, la confiance et la sécurité dans les échanges, la concurrence

24. Pour les produits digitaux, existe une exception au principe du paiement de la TVA dans
le pays où le produit est consommé, au moins jusqu’en 2015 : la TVA peut être celle du siège social
de l’entreprise qui rend le service.
25. Centre d’analyse stratégique, « L’agenda numérique européen », art. cité.
26. H. Verdier, « Pour une politique industrielle de l’économie numérique », Les Échos, 11 mai
2011.

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L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

et la transparence des transactions, mais peinent à édicter des textes


applicables. Les responsables politiques s’emparent du terrain, tel
Nicolas Sarkozy organisant en tant que président du G8 un sommet de
l’internet destiné à promouvoir un « internet civilisé », tout en devant
composer avec les rapports de force en jeu et le refus d’ingérence des
États dans les entreprises.
La complexité de l’architecture de la régulation reflète la tension
entre l’omniprésence du numérique et la volonté d’en délimiter des
périmètres pour y imposer des règles et de « bonnes pratiques ». En
France, au-delà de la place des ministères et de leurs administrations,
quatre autorités administratives indépendantes interviennent : l’ARCEP,
le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) chargé de garantir l’exercice
de la liberté de communication audiovisuelle, la CNIL chargée de veiller
à ce que l’informatique ne porte atteinte ni à l’identité humaine, ni aux
droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou
publiques, l’Autorité de la concurrence spécialisée dans le contrôle des
pratiques anticoncurrentielles, l’expertise du fonctionnement des mar-
chés et le contrôle des opérations de concentration. Leurs champs de
compétences sont a priori très différents mais non étrangers les uns aux
autres, et les frontières sont pour partie brouillées, comme dans le cas
de la télévision connectée qui relève du CSA en matière de contenus
mais qui, du côté de la technologie, dépend de la régulation des indus-
tries des télécommunications (assurée par l’ARCEP). Les pouvoirs
publics et le CSA souhaiteraient trouver le moyen d’imposer aux géants
Apple et Google domiciliés à l’étranger des obligations de financement
de la création dès lors qu’ils diffusent des images à la télévision à
destination du public français. La partie est loin d’être gagnée, de sorte
que la concurrence entre acteurs globaux et acteurs nationaux est vécue
comme déloyale.
Il faudrait ajouter à cet échafaudage le Conseil national du numé-
rique installé par Nicolas Sarkozy en mai 2011, l’intervention ponc-
tuelle du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA)
ou encore celle de l’Hadopi (chargée de l’application de ce que l’on a
appelé la « riposte graduée », mais qui dispose aussi d’un laboratoire
dédié à l’observation des comportements). Les domaines de l’interven-
tion publique ressemblent à une liste à la Prévert : ils comprennent la
négociation des directives européennes et la préparation des projets de
loi et des décrets qui les déclinent au niveau national, la fixation des
règles du service universel, l’imposition d’un tarif social pour les
personnes défavorisées, la définition des règles de l’affectation des
fréquences avec par exemple une obligation de couverture départemen-
tale, les conditions d’application des textes sur la propriété littéraire et
artistique, la protection des données personnelles, etc. Cet empilement
de sujets et d’institutions se complique du fait qu’une part de cette
politique relève de l’échelon européen, l’Union européenne souhaitant

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L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

créer un marché unique du numérique reposant sur l’internet haut débit


et sur des applications interopérables27.
L’architecture de la régulation des communications électroniques aux
États-Unis tient à un héritage institutionnel très différent : comme en
d’autres domaines, elle y est partagée entre des juridictions fédérales
et locales. La Federal Communications Commission (FCC) joue un rôle
central dans le domaine des communications. C’est le Department of
Justice (DoJ) qui surveille le contexte concurrentiel et la Federal Trade
Commission (FTC) qui est en charge de la protection des consomma-
teurs. Au niveau des États, ce sont les Public Utility Commissions (PUC)
qui interviennent. Le Congrès et la Présidence ont un rôle au sein de
cet écheveau soumis à la multiplicité des contre-pouvoirs28 posant la
question du danger de capture du régulateur.
Poison ou remède, le numérique échappe en large partie à l’action
du régulateur, lui-même tiraillé entre le global et le local, le virtuel et
le réel, la volonté de respect de toutes les libertés et le souci de la
protection, les lobbies privés et les obligations de service public.


La substitution d’une technologie à une autre enclenche un processus
de destruction créatrice et déplace la valeur. Mais le numérique est
bien plus que cela : il fait vaciller les processus de travail, la création
change de sens, l’usager consommateur devient producteur. Dans cette
révolution industrielle, l’État peine à trouver sa place et à asseoir une
nouvelle légitimité. Certes, il demeure le garant du droit. Il doit
préparer l’évolution des règles et des lois dans un univers technologique
et social qui change continûment (c’est l’exemple de la protection des
données personnelles sur les réseaux sociaux) ; il doit en assurer
l’application, avec toutes les difficultés afférentes (comme dans le cas
de la loi Hadopi). Il est sommé de contribuer à assurer l’accès à la
culture et au savoir, ce qui implique la réduction des inégalités d’équi-
pements et d’usage devant le numérique et la charge d’aider la diffusion
de masse de certains biens informationnels. Mais il doit aussi composer
avec les pressions des artistes et des industriels, qui peinent à valoriser

27. Le plan comprend plusieurs volets : aide au développement d’une offre de cloud computing
européenne-informatique en nuages qui consiste à déporter sur des serveurs distants des
traitements jusqu’alors effectués localement par l’utilisateur (mise en place d’un cadre réglemen-
taire commun, aide aux développements technologiques dans l’ensemble des segments de ce
secteur – fermes de serveur, couches logicielles applicatives), définition des conditions d’inter-
opérabilité que devra respecter l’ensemble des systèmes d’authentification et de signature électro-
niques en Europe, renforcement de la protection des données personnelles à travers des chartes
et labels et la mise en place d’un organe de contrôle, participation à la gouvernance et au dévelop-
pement de l’internet des objets en favorisant l’essor de services européens d’attribution et de
gestion des identités numériques ; adaptation du cadre juridique qui protège les droits des
créateurs et ceux des consommateurs.
28. D. G. Courtois, D. Rapone, G. Lacroix, Mission de l’ARCEP aux États-Unis, avril 2011, http:/
/www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/rapport-mission-usa-2011.pdf

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L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable

les œuvres et souhaitent en maîtriser la diffusion. L’emprise d’une


industrie composite, venue de la culture mais aussi des fabricants de
matériels et des télécommunications, rend difficile la définition de
politiques dont les objectifs sont contrastés et parfois contradictoires :
la volonté de promouvoir des champions nationaux dans les secteurs
des télécom mais aussi de l’information et de la communication est-elle
compatible avec les processus d’innovation qui relèvent de logiques
bottom up (venues d’en bas) bien plus que top down (guidées par des
hiérarchies) ? L’État doit s’effacer tout en aidant à dégager les crédits
nécessaires et en facilitant la création d’entreprises.
Mais l’internet est aussi politique. Si l’on ne peut que se sentir agacé
devant les commentaires qui voient dans les réseaux sociaux le princi-
pal vecteur des révoltes arabes, la force de l’internet comme outil de
propagation n’est plus à rappeler. La diplomatie américaine en a fait
un cheval de bataille (en janvier 2010, Hillary Clinton faisait du « droit
à se connecter » un droit humain à part entière). Revers de cette avan-
cée, on connaît aussi la formidable force de répression que constitue
la connexion : en Tunisie, le gouvernement de Ben Ali a utilisé des
codes afin d’identifier les noms et les mots de passe des abonnés de
Facebook. Les usages de l’internet allient ainsi le meilleur et le pire,
la force de la révolte et la violence de la répression. De ce point de vue,
le monde change sous leur emprise mais les enjeux de liberté restent
les mêmes. Les États démocratiques demeurent garants de ces libertés.
Françoise Benhamou

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13-a-Benghozi:Mise en page 1 22/06/11 18:05 Page 111

Le deuxième choc
de l’économie de la culture

Pierre-Jean Benghozi*

I NTERNET, lecteurs MP3, TNT, home studios, caméras et appareils photo


numériques, smartphones, iPad ou Kindle : les industries culturelles ont
été simultanément frappées par plusieurs mutations de leur environ-
nement, associées à l’émergence d’une nouvelle vague technique, à
base de technologies de l’information et de la communication1. Ces
transformations ont contribué, bien au-delà du seul internet, à faire
évoluer les mondes de l’art et de la culture : en bouleversant la nature
des œuvres créées, leurs modes de distribution, leurs économies tout
autant que les usages, pratiques et attitudes des consommateurs2. Ces
évolutions − qui présentent chacune des difficultés propres − se sont
accompagnées de l’apparition de nouveaux concepts pour rendre
compte de ce contexte économique et du rôle déterminant qu’y joue la
création artistique et culturelle dans la création de valeur3. On est ainsi
passé en quelques années des notions d’industries de la culture, à celles
d’industries culturelles puis d’industries créatives et d’industries de
contenus. Ce changement explicite de terminologie est le signe de
profondes incertitudes. Au moment où les grandes industries de la
culture et des médias affrontent de graves crises (télévision, livre,
presse, musique notamment), l’émergence des concepts d’« industries

* Directeur de recherche CNRS, professeur à l’École polytechnique (Paris). Pôle de recherche


en économie et gestion de l’École polytechnique. Chaire Innovation et régulation des services
numériques. Avec la gracieuse autorisation des organisateurs de la conférence sur cinquante ans
d’action publique en matière de culture au Québec (Montréal, avril 2011).
1. Pierre-Jean Benghozi, « Mutations et articulations contemporaines des industries
culturelles », dans Xavier Greffe (sous la dir. de), Création et diversité au miroir des industries
culturelles, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, DEPS/La Documentation
française, 2006, p. 129-152.
2. Olivier Donnat, les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Paris, Ministère de
la Culture et de la Communication, DEPS/La Découverte, 2010, 282 p.
3. Philippe Bouquillon, « Industries, économies créatives et technologies d’information et de
communication », TIC & Société, 2010, vol. 4, no 2.

111 Juillet 2011


13-a-Benghozi:Mise en page 1 22/06/11 18:05 Page 112

Le deuxième choc de l’économie de la culture

créatives ou de contenus » traduit l’espoir que la créativité peut


dynamiser l’ensemble de l’économie et assurer la permanence de la
production artistique et culturelle.
Les rééquilibrages à l’œuvre traduisent de nouvelles articulations
entre mondes réels et numériques. Ils vont bien au-delà du premier
choc de l’internet, qui résultait de la concurrence frontale des supports
dématérialisés : le CD (payant) remplacé par le téléchargement (parfois
gratuit). En revanche, les changements actuels dessinent un cadre plus
général de la valorisation et de la dématérialisation des œuvres. La
simple vente d’un support enregistré (livre, film ou CD) se transforme
désormais en fourniture payante d’un accès élargi à certains contenus,
aux informations associées, à des catalogues, à des outils (lecture,
recherche, sauvegarde…) ainsi qu’à des réseaux sociaux : à la vente de
produits culturels se sont substituées la fourniture et la commercialisa-
tion de services4. Ce faisant, l’incorporation des contenus culturels dans
des offres plus larges remplace la valorisation individuelle de chacun
d’eux5.
Parallèlement, les possibilités de dématérialisation associées aux TIC
définissent de nouvelles bases de localisation des activités : mondialisa-
tion des marchés et des productions, formes inédites d’articulation entre
marchés physiques et virtuels. Plusieurs exemples sont emblématiques
de ce point de vue : le renouveau des concerts dans la musique de
variétés ou la démultiplication, à l’identique, de spectacles vivants tels
que cirque ou comédie musicale6. Enfin, le développement des marchés
en ligne s’est accompagné de la création de nouvelles formes d’intermé-
diation, où le référencement des œuvres (et la pertinence de celles
mises en avant) a une valeur parfois supérieure à l’œuvre proprement
dite.
Ces grandes mutations s’inscrivent dans quatre dynamiques qui nous
paraissent mériter d’être plus particulièrement détaillées. Il s’agit
d’abord de la multiplication considérable de l’offre culturelle disponible
et ses conséquences sur l’équilibre des productions et les modalités de
choix des consommateurs. Le deuxième phénomène important concerne
ensuite la transformation des filières et des modèles d’affaires de la
culture sous l’effet du rapprochement entre le secteur des contenus et
celui des « tuyaux » ; elle se traduit par l’émergence de nouveaux
acteurs7 et un poids grandissant de plates-formes d’agrégation, de
distribution et de prescription se substituant aux modes traditionnels

4. Walter R. Stahel, “The Functional Economy: Cultural and Organizational Change”, Science
& Public Policy, Londres, 1986, vol. 13, no 4, p. 121-130.
5. Au point d’ailleurs que des artistes comme AC/DC en viennent à refuser tout téléchargement
au motif que la commercialisation individualisée de chaque morceau remet en cause le caractère
global du projet artistique d’un CD conçu pour être écouté dans la continuité.
6. Les spectacles du Cirque du Soleil ou les comédies musicales telles que Mamma Mia en
sont des illustrations emblématiques
7. Ce que d’aucuns appellent les Pure Players.

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13-a-Benghozi:Mise en page 1 22/06/11 18:05 Page 113

Le deuxième choc de l’économie de la culture

de rencontre des œuvres et de leur public. Le troisième phénomène fait


écho au nouveau rôle du consommateur dans ce qu’on appelle le Web
2.0 : loin de susciter simplement des formes de commercialisation plus
interactives, il modifie en profondeur la nature des œuvres et le marché
du travail artistique, en accentuant la porosité entre les professionnels
et les amateurs. Enfin, les dynamiques précédentes convergent pour
aiguiser une démultiplication considérable des modèles d’affaires à
l’œuvre au sein des secteurs culturels ; le nombre et la variété de ces
modèles déstabilisent profondément les stratégies de production, de
fidélisation des consommateurs, tout comme les formes habituelles de
compétition. Nous verrons, en conclusion, que ces différentes mutations
appellent une transformation des structures traditionnelles du soutien
à la culture et de sa régulation publique : qu’il s’agisse des modalités
de la propriété intellectuelle, de la nature des aides sectorielles, de la
gestion de la concurrence, des approches de la diversité et des cultures
nationales ou, plus largement, des principes mêmes de l’intervention
publique dans la culture.

Le développement de l’hyperoffre et ses conséquences


La première dimension importante des nouvelles structures de
marché associées au numérique tient à l’augmentation considérable de
l’offre culturelle disponible contrebalancée par une concentration de
la consommation sur quelques œuvres, notamment sous l’effet des
stratégies promotionnelles traditionnelles.
La diffusion des biens culturels était, jusqu’à présent, relativement
homogène et les différences qui existaient s’opéraient dans des filières
et des marchés restant globalement cohérents : le livre, le disque ou le
cinéma par exemple. À côté de cette organisation classique des indus-
tries culturelles en grandes filières compartimentées, on assiste
aujourd’hui à un éclatement de l’offre culturelle qui se spécialise selon
le type de contenus, le type de consommateurs, le type d’usages, le type
d’esthétiques… Cette différenciation grandissante est tirée par le souci
des producteurs et éditeurs de toucher un public le plus large possible
en s’adressant individuellement à chacun en fonction de ses préférences
identifiées grâce à différents dispositifs tels que flux RSS, alertes,
cookies, réseaux sociaux (le fameux « J’aime »), géolocalisation.
Depuis longtemps, bien avant l’arrivée de l’internet, le domaine de
la culture connaît une croissance du volume des œuvres disponibles8.
Elle résulte des stratégies éditoriales des producteurs, éditeurs ou
majors. Ceux-ci cherchent à renforcer leur attractivité en créant un

8. Déjà clairement observable lors des sorties de films du mercredi ou à la rentrée littéraire
de septembre.

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Le deuxième choc de l’économie de la culture

sentiment d’abondance9 ; ils essaient aussi de réduire l’incertitude du


succès public, en multipliant les projets pour tester de nouveaux
auteurs, de nouveaux concepts et de nouvelles idées… dans l’espoir de
décrocher un triomphe. Mais cette dynamique traditionnelle a désor-
mais changé d’échelle sur l’internet car elle s’y double d’autres effets.
La numérisation évite la limitation physique du stockage que connais-
sent bien tous les amateurs de livres : elle permet en effet une
accumulation « mécanique » de l’offre proposée aux consommateurs
puisque chaque œuvre reste désormais toujours accessible. Dès lors,
l’ensemble des œuvres disponibles ne fait que croître : on évalue à
50 000 le nombre de références disponibles dans les grandes librairies
générales ou les grandes surfaces spécialisées telles que la Fnac contre
plusieurs centaines de milliers pour les plates-formes de commerce
électroniques. Parallèlement, la masse des artistes amateurs (ou
aspirants professionnels) disposés à mettre leurs productions en ligne
pour se faire reconnaître participe aussi à l’explosion des contenus.
Les différents acteurs économiques impliqués dans ces secteurs
s’accordent mal sur les conditions et les effets d’un tel élargissement
de l’offre. Dans la littérature académique comme chez les profession-
nels, des interprétations contrastées sont ainsi proposées du découplage
entre la concentration de la consommation sur quelques titres « stars »
de moins en moins nombreux10, et le poids significatif du volume des
œuvres peu consommées et des niches très spécialisées11.
Une telle situation crée des dynamiques contradictoires qui sont à
la fois inflationnistes (produire des œuvres de très haut budget pour
obtenir un niveau de qualité visiblement différent et en faire un
argument de vente) et déflationnistes (favoriser l’apport brut de contenu,
dans un cadre de quasi-gratuité).
La conjonction entre une multiplication de l’offre et la concentration
de la demande s’observe dans tout le champ culturel. Il suffit de
regarder les différences de queues à l’entrée des salles d’un multiplex
ou la hauteur de certaines piles d’ouvrages sur les étals des libraires.
Toutefois, le caractère inédit du phénomène tient au changement
d’échelle dans l’abondance de l’offre qui modifie profondément les

9. Voir dans des registres très différents, les dizaines ou centaines de chaînes fournies par
les bouquets de télévision ou bien l’évolution des salles de cinéma vers les multiplexes.
10. On parle d’effet « podium » ou star system : Sheerwin Rosen, “The Economics of Superstars”,
American Economic Review, 1981, n° 71, p. 845-858 ; Françoise Benhamou, l’Économie du star
system, Paris, Odile Jacob, 2002, 367 p. ; Pierre-Jean Benghozi et Thomas Paris, “The Economics
and Business Models of Prescription in the Internet”, dans E. Brousseau et N. Curien, Internet
Economics, Cambridge University Press, 2007, p. 291-310 ; Frédéric Martel, Mainstream. Enquête
sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010, 457 p.
11. Phénomène connu fréquemment sous le nom de « longue traîne » : Chris Anderson, The
Long Tail. Why the Future of Business is Selling Less of More, New York, Hyperion, 2006, 256 p. ;
Pierre-Jean Benghozi et Françoise Benhamou, Longue traîne : levier numérique de la diversité
culturelle ?, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, DEPS, coll. « Culture
prospective », 2008-1, octobre 2008 ; id., “The Long Tail: Myth or Reality ?”, International Journal
of Art Management, 2010, vol. 12, no 3, p 43-53.

114
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Le deuxième choc de l’économie de la culture

modèles économiques du secteur culturel. De manière somme toute


paradoxale, l’économie de la culture repose en effet sur le fait que les
prix demandés pour les biens culturels sont le plus souvent unitaires
et gouvernés par les structures de diffusion, sans rapport direct avec
les efforts effectivement déployés pour la production de l’œuvre : le prix
d’un billet de cinéma est identique qu’un film ait coûté 1 ou 100 mil-
lions d’euros à produire, tout comme la valeur d’un CD est la même
qu’il s’agisse d’un grand orchestre symphonique ou d’un chanteur
s’accompagnant de sa seule guitare. Ce paiement traditionnel, attaché
à une œuvre spécifique, trouve pourtant ses limites quand l’offre exces-
sive se heurte aux contraintes que connaît le consommateur en termes
de budget et de temps disponible. Dans ce contexte, la valeur économi-
que des œuvres et des contenus tient moins à leur valeur propre qu’à
leur capacité de constituer, collectivement, une offre agrégée et
diversifiée.
Ce mouvement différencie fortement les marchés physiques et les
marchés numériques. Dans le premier cas, les contraintes de la maté-
rialité poussent les distributeurs de contenus à favoriser les best-sellers
car ceux-ci permettent de générer des économies d’échelles en regrou-
pant les coûts de diffusion et de promotion. Au contraire, les produits
de niche, qui ne sont vendus qu’occasionnellement, alourdissent à la
fois les coûts de distribution et les coûts de stockage, d’où leur moindre
présence dans les rayons. Homogénéiser et concentrer la consommation
autour des produits les plus porteurs permet donc de réduire les coûts
et de multiplier les ventes : c’est la base même de l’économie du star
system. Dans le cas du numérique, par contre, l’attractivité des plates-
formes de diffusion tient au contraire, en partie, à la largeur et à la
variété de l’offre disponible permettant de cibler spécifiquement chaque
type de consommateur : cela s’effectue en agrégeant d’abord différentes
niches spécialisées (par genres de musique par exemple) et en accumu-
lant ensuite les œuvres les plus nombreuses et diversifiées, sans choix
éditorial a priori, laissant simplement les consommateurs construire par
eux-mêmes leurs sélections et leurs parcours d’usage. Alors que dans
les marchés physiques, seul le premier levier de cette stratégie est
réellement à l’œuvre (par la spécialisation de salles, de chaînes de
télévision ou de librairies par exemple), dans les marchés en ligne, les
deux leviers sont simultanément envisagés (voir les plates-formes telles
qu’Amazon.com ou Youtube) : c’est la base même de ce que l’on appelle
l’économie de la longue traîne.
Les dynamiques d’hyperoffre prennent donc, dans le cadre des mar-
chés en ligne, une importance renouvelée en dessinant une nouvelle
économie de la culture. La numérisation permet d’assurer à faible coût,
sans contraintes de stockage, la mise en ligne et la distribution d’un
nombre considérable de productions. Le caractère international de
l’internet permet la constitution d’un marché à l’échelle mondiale où

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Le deuxième choc de l’économie de la culture

l’agrégation de préférences individuelles spécifiques en communautés


d’échanges permet de constituer autant de micromarchés : qu’il s’agisse
de la commercialisation de partitions pour chorales ou du marché des
livres épuisés. Les réseaux sociaux fonctionnent, en l’occurrence,
exactement sur la même base. L’automatisation et le traçage des trans-
actions ouvrent la voie à des possibilités radicalement nouvelles de
tarification permettant des stratégies adaptées pour promouvoir les
œuvres et adapter de manière optimale les prix aux pratiques des
consommateurs (abonnements ou prix unitaires différents selon les cas
par exemple). De ce fait, la numérisation stimule le développement
d’applications (moteurs de recherche notamment, mais aussi listes de
recommandations contextuelles, mécanismes de promotions) qui
facilitent l’exploration et rendent plus simple l’accès du consommateur
à des œuvres de moindre notoriété. La réduction des coûts de recherche
(pour la demande), de catalogage et transaction (pour l’offre) favorise
l’émergence d’acteurs ou de dispositifs d’agrégation et de référencement
(Google, Shazam, Myskreen, Hulu) permettant aux consommateurs de
se retrouver dans la masse des contenus disponibles dans une telle
hyperoffre12.

La transformation des chaînes de valeur


et l’apparition de nouveaux entrants
Si tous les secteurs de la culture ont connu de forts renouvellements
esthétiques dans les décennies passées, leurs modèles économiques et
de production sont restés par contre inchangés dans leurs grandes
lignes. La structuration de l’édition littéraire et de la vente de livres
est stabilisée depuis le XVIIe siècle ; celle − très similaire − de la
musique est inchangée depuis l’invention de la reproduction musicale,
au milieu du XIXe siècle. Le modèle original du cinéma (à base de
location de films aux salles et de remontée de recettes) est, quant à lui,
identique depuis le tout début du XXe siècle. Dans un environnement
économique aussi stable, l’impact qu’a créé l’internet a au moins autant
tenu au premier choc constitué par la concurrence du téléchargement
et la baisse inéluctable des recettes traditionnelles, qu’à un second choc
résultant de la modification profonde et structurelle de l’économie des
filières. La flexibilité des technologies du numérique a en effet ouvert
des possibilités constantes de recombinaisons techniques, suscitant des
modes inédits d’articulation entre les acteurs des infrastructures, des
terminaux, des applications et des contenus. Les initiatives d’Apple

12. Cette dynamique correspond à ce que l’on qualifie souvent du terme d’économie de
l’attention, de la prescription ou de la recommandation.

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Le deuxième choc de l’économie de la culture

depuis le lancement d’iTunes ou celles de Google dans le livre en sont


des exemples parmi d’autres.
Dans ce cadre, les industries de la culture sont conduites à refonder
une organisation mise à mal par la diffusion massive et mal anticipée
des contenus numérisés13. Elles doivent d’abord abandonner une
logique de produit où il s’agissait de valoriser des supports physiques
enregistrés pour adopter une logique de service où les consommateurs
accèdent à des contenus dans le cadre d’une offre globalisée et souvent
forfaitaire : qu’il s’agisse d’offres illimitées gratuites (Deezer dans la
musique) ou payantes (Netflix dans l’audiovisuel). Ces industries
doivent ensuite passer d’une organisation guidée par les producteurs
et éditeurs pour la commercialisation de créations singulières, à un
marché gouverné par les opérateurs de réseaux et les plates-formes de
diffusion visant plutôt la fidélisation des consommateurs et la
valorisation de l’audience et des données d’usage.
Les possibilités de configurer des systèmes d’offres variés à partir
de bases techniques similaires contribuent au foisonnement car des
produits et services analogues peuvent aujourd’hui être conçus, envisa-
gés, assurés et valorisés à partir de positions et de ressources technolo-
giques radicalement différentes. Dans un contexte d’exploration de
nouvelles manières d’organiser le marché et les relations avec les
consommateurs, des positionnements inédits apparaissent. Les produc-
teurs ou artistes se lancent dans des circuits courts de commercia-
lisation pour toucher directement leur public, via leur site Web ou par
des réseaux sociaux, en court-circuitant les intermédiaires traditionnels
de distribution. En facilitant la diffusion à grande échelle, l’internet a
rendu possible l’exploitation de niches de marché qui n’intéressaient
pas les majors parce qu’insuffisamment mûres ou trop petites. Il a
ouvert aux indépendants la possibilité de s’affranchir du passage obligé
par les gros distributeurs, en leur permettant une commercialisation
d’envergure sans intermédiaires. Dans la musique ou la vidéo, plusieurs
acteurs a priori dominés ou écartés du marché se sont ainsi saisis du
commerce électronique et de l’internet en y trouvant l’occasion
d’accéder plus facilement à un marché élargi, en imaginant des sources
innovantes de revenus.
Les évolutions n’ont cependant pas été à sens unique. Dans d’autres
cas, les distributeurs ont cherché à élargir leur offre en multipliant le
nombre des producteurs avec lesquels ils traitaient. Bien plus, les
diffuseurs se sont mis à investir dans la création et à acquérir des
contenus en exclusivité pour sécuriser leurs approvisionnements et
s’assurer le privilège de produits à forte notoriété.

13. Pierre-Jean Benghozi et Thomas Paris, “Authors’ Rights and Distribution Channels: An
Attempt to Model Remuneration Structures”, International Journal of Arts Management, 1999,
vol. 1, no 3 ; Philippe Chantepie et Alain Le Diberber, Révolution numérique et industries
culturelles, Paris, La Découverte, 2005, 122 p.

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Le deuxième choc de l’économie de la culture

Enfin, l’offre en ligne et les possibilités de collecter des informations,


via les consultations, sur les consommateurs potentiels ont permis
d’opérer des segmentations de la diffusion particulièrement fines, en
envisageant un ciblage plus précis qu’actuellement, par genre et par
type de consommateur, voire par lieu et espace de consommation.
Dans un cas, les acteurs cherchent à tirer profit de la dématériali-
sation et des effets d’échelle pour maîtriser et fidéliser les relations
existantes avec leur public, réduire les coûts de transaction associés à
de nombreux intermédiaires, et accéder, en aval, à de nouveaux mar-
chés de niche. Dans l’autre cas, ils cherchent à contrôler une filière en
construisant une position dominante de plate-forme d’agrégation et en
s’assurant, en amont, la constitution d’une offre de contenus la plus
large possible, la maîtrise de ses droits d’exploitation et son exclusivité.
Ces évolutions montrent que si, à court terme, les producteurs et les
créateurs de contenus ont pu espérer tirer profit des nouvelles technolo-
gies, à long terme ce sont plutôt de nouvelles plates-formes, situées au
niveau de la diffusion, qui s’approprient ces technologies pour redéfinir
les stratégies commerciales et capter, in fine, l’essentiel de la valeur.
Ces configurations inédites qu’autorise le système technique remet-
tent brutalement en cause les modèles d’affaires et les structures
compétitives des filières industrielles existant dans la culture, sans que
les acteurs économiques ni la puissance publique ne disposent toujours
des moyens pour penser et anticiper de telles transformations14. La
compétition pour le succès et le public ne s’établit plus seulement entre
artistes d’un côté, entre producteurs d’un autre côté, ou entre diffuseurs
d’un autre côté encore : elle met désormais simultanément en concur-
rence artistes, producteurs, diffuseurs, opérateurs et fournisseurs de
technologie pour imposer leur marque, contrôler le mécanisme de
facturation et maîtriser la relation avec le consommateur. Les tentatives
récentes (et infructueuses) d’Apple pour intégrer la carte Sim dans ses
Iphone constituent un bon exemple de ces nouvelles formes de
compétition.

Le développement du Web 2.0


et la porosité entre artistes et publics
D’un point de vue économique, la culture a toujours été une des
activités les plus risquées. À l’opposé de la plupart des secteurs
industriels, le succès public n’est en effet jamais assuré quelle que soit
la renommée des différents contributeurs. Les acteurs de la culture ont

14. Pierre-Jean Benghozi, Laurent Gille et Alain Vallée, “Innovation and Regulation in the
Digital Age: A Call for New Perspectives”, dans B. Preissl et al. (eds), Telecommunication Markets:
Drivers and Impediments, Springer, 2009, p. 503-525.

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Le deuxième choc de l’économie de la culture

su s’adapter depuis longtemps à cette configuration en concevant des


dispositifs spécifiques de rémunération15 visant justement à pallier
cette incertitude des revenus. Les nouvelles configurations de marché
qui se font jour en ligne sont toutefois intéressantes car elles constituent
une manière très différente d’affronter l’incertitude du succès, très
proche des modèles existant depuis longtemps dans l’édition à compte
d’auteurs ou dans certaines galeries de peinture. Il s’agit en un mot
(pour les producteurs, diffuseurs ou éditeurs) de se rémunérer plus
sûrement, en faisant payer les artistes désireux de s’exposer plutôt que
d’aléatoires consommateurs. Derrière l’effet de mode du Web 2.0, c’est
bien une mutation fondamentale qui est en jeu dans le développement
de sites dits User-Generated Content (UGC) dont les contenus sont
directement fournis et autoproduits par les artistes : la remise en cause
de la vente des œuvres et contenus culturels aux consommateurs
comme fondement de l’économie de la culture. Dans de nombreux cas,
le nouveau « moteur » économique de la culture est désormais « à deux
temps » : d’un côté, faire payer les artistes ou producteurs en demandant
une rémunération spécifique pour assurer la visibilité de certaines
œuvres, leur référencement ou leur mise en avant, de l’autre côté,
vendre et valoriser les audiences et données d’usages constituées à
partir de la consommation des œuvres, dans un modèle de plus en plus
proche de celui des médias. Dans les deux cas, la rentabilité espérée
se vérifie pour les opérateurs de plate-forme, mais plus qu’improbable
pour les artistes ou contributeurs du Web 2.0.
Un autre facteur économique concourt au développement des
modèles UGC : il s’agit des politiques de réduction des coûts de produc-
tion. Dans le secteur culturel comme dans d’autres domaines indus-
triels, on a vu apparaître, avec l’internet, des modèles inédits de
production consistant, sous le nom de crowdsourcing, à s’appuyer sur
(la masse) des consommateurs eux-mêmes pour créer et produire des
contenus. Les exemples le plus couramment donnés sont ceux de la
vidéo avec Youtube ou de l’information documentaire avec wikipedia.
Pourtant, d’autres secteurs de la culture, plus rarement mentionnés,
connaissent aussi des remises en cause radicales. C’est le cas de la
photographie artistique ou d’illustration. Des sites comme Fotolia
constituent des bases de millions de photographies, fournies par des
amateurs ou des semi-professionnels à des tarifs quasiment nuls disqua-
lifiant complètement les offres professionnelles. Dans chaque secteur,
de telles dynamiques existent car elles profitent du couplage entre
l’existence de moyens de production de qualité professionnelle relative-
ment peu coûteux et aisément accessibles (qu’il s’agisse d’appareils

15. Les droits de propriété littéraire et artistique permettent ainsi de stimuler la création en
fournissant aux contributeurs des revenus significatifs en cas de succès, sans alourdir pour autant,
en amont, la charge des producteurs.

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Le deuxième choc de l’économie de la culture

photo numériques ou, pour la musique, de home studios), la disponi-


bilité de logiciels de postproduction performants tout aussi banalisés
(Photoshop ou des logiciels de mixage), l’apparition de modèles de
rémunération simples et une connectivité généralisée permettant de
« poster » facilement des œuvres, partout, sur les plates-formes
d’agrégation.
L’envie des amateurs ou aspirants professionnels de faire connaître
leurs créations n’est bien sûr pas nouvelle. Les centaines de milliers
d’auteurs français non édités existaient déjà, mais aujourd’hui ils diffu-
sent directement leurs œuvres sur l’internet et se retrouvent sur les
plates-formes UGC. Le fait que de tels contenus, non repérés par les
filières professionnelles de production, puissent avoir de la valeur n’est
pas non plus inédit16. La nouveauté tient par contre, là encore, à
l’échelle et l’ampleur d’un phénomène qui déstabilise l’équilibre de
toutes les filières : la musique, la photographie, la BD, les médias, les
productions scientifiques… D’innombrables contenus culturels circu-
lent sur l’internet, pour le plaisir de l’échange ou dans un but de promo-
tion, mais sans logique éditoriale véritable. La grande originalité des
plates-formes 2.0 est bien qu’au choix préalable d’un éditeur, d’un
producteur ou d’un directeur artistique se substitue un processus de
sélection et de mise en avant reposant a posteriori sur le buzz et les
mécanismes automatiques et statistiques de recommandations (« les
+ aimés », « ceux qui ont aimé X ont aussi aimé Y »).
Au-delà de la dimension économique que nous venons de mention-
ner, l’autre conséquence la plus manifeste de cette évolution associée
au 2.0 concerne les fortes variations de la qualité intrinsèque des
œuvres. Désormais, les mêmes supports fournissent des contenus très
différents de nature, mêlant quelques productions « professionnelles »
à une masse d’œuvres autoproduites. Les sites de contenus audiovisuels
tels que YouTube ou DailyMotion rendent accessibles à la fois des pro-
ductions commerciales (séries TV, extraits de films, clips…), des
extraits d’œuvres de qualité professionnelle sous copyright, des films
d’amateurs, des covers et des vidéos captées parfois avec un simple
téléphone portable.
La juxtaposition de différentes formes de contenus ne doit donc pas
être comprise comme une concurrence entre les canaux de distribution
off et on line, mais plutôt comme le signe de la complémentarité des
usages que permet l’internet. Les utilisateurs pratiquent et consomment
de manière différente, selon qu’ils sont en ligne ou dans le monde

16. La tentation d’appropriation des productions d’amateurs se retrouve chez les supports de
diffusion traditionnels, mais de manière désormais adaptée. Ainsi, les sites des journaux
d’information multiplient, à côté des articles de journalistes et des dépêches d’agence, les liens
avec des blogs ou des espaces de commentaires alimentés par les lecteurs et contribuant à nourrir
la richesse de leur site ; de même, les chaînes de TV multiplient-elles les programmes et émissions
reposant sur l’utilisation de vidéos amateurs (magazines d’information, vidéo-gags, téléréalités).

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Le deuxième choc de l’économie de la culture

physique. D’où sans doute l’accent encore accru sur la nécessité d’ana-
lyser plus finement les comportements des usagers et des créateurs.
L’évolution des contenus associés au foisonnement des plates-formes
d’agrégation se double en effet, en parallèle, d’une forte logique de
réutilisation des contenus : sampling, bootlegging ou dubbing consti-
tuent par exemple autant de modalités inédites de réappropriation de
la musique et des sons au profit de nouveaux contenus. De telles
réutilisations stimulent des formes originales de coopération et de
coproduction qui marquent parfois des formes esthétiques et créatives
radicalement nouvelles. Le cas de wikipedia est le plus emblématique
mais on trouve également des plates-formes de coproduction similaires
dans le domaine des arts plastiques par exemple. Ce sont bien ces
formes récentes de création − massives, réparties et dans une certaine
mesure dépersonnalisées − qui ont conduit des acteurs de la culture à
imaginer des modalités originales de propriété intellectuelle − les
Creative et Cultural Commons − s’inspirant de celles développées en
informatique pour l’Open Source.
Au-delà de l’économie des sites eux-mêmes, l’émergence des ama-
teurs dans les sphères professionnelles de production et de création,
ou plutôt la porosité grandissante entre les sphères des amateurs et des
professionnels a donc des incidences importantes sur l’organisation des
métiers de la culture. Elle conduit d’une part à reconsidérer les bases
traditionnelles de rémunération et d’incitation : à savoir une rémunéra-
tion − plus ou moins directement − proportionnelle au succès d’audien-
ce17. La montée en puissance, chez les artistes professionnels, d’une
concurrence émanant d’amateurs a d’autre part une incidence sur la
nature des compétences et des carrières. Les futurs professionnels
s’interrogent sur l’intérêt mais aussi la possibilité même d’investir
individuellement temps et énergie dans le développement de capacités,
d’expériences et de pratiques qui ne seront ultérieurement que diffi-
cilement valorisables. Autour des nouveaux processus coopératifs de
création en ligne et face aux mécanismes de promotion en vigueur sur
le net dans un cadre d’hyperoffre, ce sont donc sans doute des modèles
professionnels originaux qui se constituent : nouvelles compétences
(liées à la maîtrise des technologies et plus seulement à une pratique
artistique ou à une expérience de création instituée), nouvelles trajec-
toires de reconnaissance (associées aux communautés de pratiques, aux
réseaux sociaux et à l’obtention de buzz), nouveaux revenus (éclatés,
combinés avec du bénévolat communautaire, reposant sur des rémuné-
rations croisées, des micropaiements, des paiements au forfait…).

17. Ces dernières années, Hollywood a par exemple été touché par de fortes grèves (notamment
des scénaristes) correspondant à une prise en compte jugée non satisfaisante des débouchés, si
ce n’est des recettes, associés aux nouveaux médias.

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Le deuxième choc de l’économie de la culture

La multiplication des modèles d’affaires


Comme nous l’avons vu plus haut, l’internet a constitué un support
incomparable pour favoriser l’apparition de nouveaux entrants et stimu-
ler l’émergence des modèles d’affaires comme supports d’une inventi-
vité constamment renouvelée. Le choc de l’économie numérique a
consacré ce terme qui fait désormais partie à part entière du langage
du management et de la stratégie. Les modèles d’affaires (ou business
models) ne sont plus simplement l’aboutissement et la concrétisation
de décisions prises en matière de prix, de produits ou de relations avec
les consommateurs. Ils deviennent au contraire les choix initiaux à
partir desquels s’organisent ensuite la production des contenus, la
concurrence entre firmes, la structure des filières, les modes de
consommation et les réseaux de diffusion, le rapport au territoire
géographique.
L’ampleur des mutations nourrit une diversité grandissante des
modalités de mise à disposition des œuvres : on trouve par exemple
plusieurs centaines de sites proposant de la musique enregistrée en
téléchargement ou en écoute18. Le dernier rapport de l’International
Federation of the Phonographic Industry (IFPI) sur la musique digitale
fait état de 500 plates-formes légales de musique numérique dans le
monde (contre 50 en 2003), proposant plus de 6 millions de titres
(contre 1 million en 200319).
La multiplication des modèles ou des manières de proposer les
contenus culturels est le résultat de stratégies systématiques d’explora-
tion de modèles d’affaires alternatifs, à même d’assurer pérennité et
rentabilité dans un environnement nouveau. D’où les innombrables
démarches d’essais-erreurs ou d’aller-retour qu’opèrent les fournisseurs
de contenus pour tester des solutions en ligne et trouver ce qu’ils
espèrent être la « bonne » solution : les cas de la presse et de la musique
sont tout à fait symptomatiques là encore.
La concurrence s’opère alors souvent moins sur le projet éditorial,
la qualité ou le choix des œuvres que sur les modèles d’affaires et les
formes de commercialisation. La sophistication des formes de transac-
tion devient, désormais, la source majeure d’innovation dans les indus-
tries de contenus. Cette multiplication des modèles d’affaires, à partir
d’acteurs très différents de la chaîne de valeur, définit des formes de
compétition dont les mondes de la culture n’avaient pas conscience :
des éditeurs de livres concurrencés par un moteur de recherche, des
majors de la musique par des opérateurs de téléphonie, des chaînes de

18. André Nicolas, État des lieux de l’offre de musique numérique, Paris, Observatoire de la
musique, 2009, 27 p.
19. Il faut relever que cette démultiplication de l’offre se traduit aussi par une augmentation
considérable de la consommation culturelle globale : c’est particulièrement net pour la musique
et l’audiovisuel.

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Le deuxième choc de l’économie de la culture

télévision par des fournisseurs d’accès à l’internet, des journaux par


des « fermes de contenus20 ».
Ces nouvelles configurations appellent, de la part des acteurs des
industries culturelles, des stratégies inédites et de nouvelles manières
de construire leurs positions compétitives. La concurrence entre diffu-
seurs, voire entre structures intégrées, tend ainsi parfois moins à s’opé-
rer sur le projet éditorial ou sur le choix des œuvres elles-mêmes que
sur les modèles d’affaires et la manière de les proposer au public. On
peut s’interroger sur la pertinence de telles stratégies visant, en
pratique, à occulter la singularité des œuvres et des projets esthétiques
et culturels au profit d’une profonde banalisation des contenus désor-
mais largement substituables. Dans ce contexte, l’instabilité et la
démultiplication des manières de mettre à disposition des contenus ne
constituent pas un simple effet conjoncturel. Elles sont au contraire la
marque de la nouvelle situation qu’affronte la culture, quand ce ne sont
plus les contenus et les services qui ont une valeur en soi mais les
modèles d’affaires associés. Dans de tels cas, les stratégies à l’œuvre
visent d’abord à capter et contrôler l’audience, à orienter de manière
plus étroite le choix des consommateurs pour les fidéliser et à valoriser
les données d’usage correspondantes. Cette situation aboutit, en défini-
tive, à une forte opacité sur les prix des œuvres et les conditions de
valorisation des contenus. Elle donne tout leur poids aujourd’hui aux
dynamiques de la gratuité.

Conclusion : la nécessité de repenser l’action


et la régulation publiques dans la culture
Plus encore que dans les secteurs industriels traditionnels, la capa-
cité de soutenir la création, la production et la diffusion de contenus
créatifs tient donc à l’articulation nouvelle qui s’opère entre les sup-
ports technologiques d’une part, les nouveaux modèles d’affaires d’autre
part. L’arrivée récente des offreurs de technologie ou d’opérateurs de
télécommunications sur le marché des biens culturels ne traduit pas
seulement un rééquilibrage, elle bouleverse structurellement les
schémas économiques et l’architecture des filières du contenu. Dématé-
rialisation des supports, forfaitisation des achats et gratuité sont les
pointes émergées de cet iceberg. L’enjeu de telles mutations interroge
naturellement la puissance publique : dans sa capacité de régulation
tout autant que dans ses modalités d’intervention dans la culture.
Les nouveaux canaux de diffusion numérique ont fait basculer les
filières culturelles vers une économie remettant fondamentalement en

20. Les « fermes de contenus » (Demand Media ou Associated Content par exemple) constituent
des sites accumulant les articles commandités en anticipant, par des algorithmes, les aspirations
des internautes.

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Le deuxième choc de l’économie de la culture

cause leurs modes historiques de fonctionnement et de soutien. C’est


vrai pour ce qui est des investissements en production (redéfinition des
financements − crowdfunding par exemple − adaptés aux nouveaux
contenus et aux nouveaux supports) ; cela touche les modalités de rému-
nération (forfaitisation de la consommation des œuvres, rémunération
forfaitaire des ayants droit) ; cela affecte les modalités et canaux de
distribution (redéfinition des fenêtres de diffusion selon les supports
ou organisation d’une exploitation territoriale adaptée à la géolocalisa-
tion) ; cela redéfinit les capacités d’initiative dans la filière (face aux
nouveaux acteurs très puissants des télécoms et de l’internet : Nokia,
Orange, Apple comme Google).
L’identification et la compréhension de ces nouveaux modèles à
l’œuvre s’expriment dans les réponses à plusieurs questions qui, aussi
simples puissent-elles être, constituent les bases des marchés de la
culture. Qui assure la conception, le développement et la livraison de
contenus attractifs ? Quels types de biens ou services culturels sont-ils
offerts aux consommateurs ? Quelles sont les capacités d’investissement
de chaque acteur ? Quelles synergies existent-elles entre les différents
arts et secteurs culturels ? Faut-il un mécanisme de facturation − et si
oui lequel utiliser − pour procurer un revenu ? Quelles autres sources
de revenu sont-elles envisageables (publicité, reversements) ? Qui
contrôle la relation finale avec le consommateur et qui doit vendre
l’offre de services ? Comment se gèrent l’accès au réseau et la diffusion
de nouvelles formes d’expressions culturelles ? Que signifie la diversité
culturelle dans un contexte d’hyperoffre et comment garantir la variété
des œuvres consommées ? Faut-il favoriser la santé économique des
industries culturelles et des artistes ou promouvoir la démultiplication
de la consommation ? Les différents types de professionnalisation et de
contenus culturels doivent-ils appeler, comme jusqu’à présent, des
modes similaires d’intervention ou d’accompagnement ?
Après le premier choc de l’internet, les réactions des acteurs publics
à ce besoin de régulation ont changé dans leur nature. À côté des
initiatives envisagées en termes juridiques (raffinement et consolidation
du droit des auteurs, institutions ou dispositifs de contrôle tels
qu’Hadopi), les réponses sont pensées de manière économique (modifi-
cations des pratiques de vente, contrôle des prix, dispositifs de gestion
collective, régulation de la concurrence, gestion des fenêtres d’exploi-
tation, stimulation d’offres légales). Ce sont enfin les solutions
techniques qui ont progressivement émergé (incorporation dans l’œuvre
de DRM ou de filigrane électronique pour vérifier les droits et les condi-
tions d’exploitation, filtrage de l’internet, traçabilité des internautes).
Le rôle d’impulsion et de régulation de la puissance publique est
d’autant plus important que l’histoire récente montre que les secteurs
de la culture ont du mal à anticiper ces évolutions et à remettre en
question leurs modèles historiques. Alors que la crise profonde

124
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Le deuxième choc de l’économie de la culture

traversée par la musique touchera également à terme les mondes du


cinéma ou du livre, ces derniers ont autant de mal à l’anticiper que les
majors du disque il y a quelques années. On peut craindre que face aux
mutations et aux crises rencontrées, les secteurs de la culture ne
favorisent le même type de solutions que dans le passé : limitation des
possibilités de diffusion et de consommation en ligne et prolongement
sur les marchés numériques des modes historiques de rémunération21.
Face au danger que la télévision faisait courir au cinéma, les profes-
sions cinématographiques ont toujours répondu en prônant un encadre-
ment réglementaire strict (quotas, fenêtrage des diffusions, obligations
de financement). Dans la musique ou l’audiovisuel, on retrouve aujour-
d’hui les mêmes tentations de circonscrire et limiter les nouveaux
supports face à l’explosion des échanges de pair à pair (P2P) et des
plates-formes d’agrégation de contenus22. Nous avons évoqué, à propos
du développement de l’hyperoffre et des nouvelles formes de production
collective, la nécessaire recomposition des systèmes de gestion des
droits de propriété intellectuelle (DPI), engagée autour des Creative
Commons ou des modèles de rémunération spécifiques créés par des
sites comme Youtube. Pourtant, le débat public se concentre aujour-
d’hui sur le renforcement des DPI traditionnels (allongement de la
protection, extension des notions de droit moral, rémunération propor-
tionnelle…) sans que des solutions alternatives (Cultural Commons) ne
soient systématiquement étudiées et « mises sur la table ».
Ce faisant, les acteurs économiques de la culture s’empêchent mal-
heureusement de prendre la mesure des dynamiques de convergence
avec les industries des télécommunications. Ils se défendent de devenir
des acteurs à part entière de la nouvelle économie de la culture, comme
le sont déjà les opérateurs des réseaux numériques.
C’est donc bien à une refondation des mécanismes institutionnels de
la culture que doit nous inviter aujourd’hui le deuxième choc de l’inter-
net. On ne peut être qu’inquiet, à cet égard, de l’écho de plus en plus
fort que trouvent aujourd’hui, les partisans du laisser-faire (regulation
holiday) d’une part, et ceux prônant, d’autre part, la simple extension
au numérique des modes traditionnels de régulation de la culture. Les
uns comme les autres semblent malheureusement indiquer la résigna-
tion des États face aux difficultés d’apporter, au niveau national et
international, un cadre de régulation adapté.
Pierre-Jean Benghozi

21. Voir le débat récemment né en France sur le « prix unique du livre numérique ».
22. Ces dernières années, plusieurs procès ont ainsi été intentés à des plates-formes telles que
Youtube par des producteurs vidéo ou des chaînes de télévision (pour la mise en ligne par des
internautes de films non autorisés) ou par des sociétés d’auteurs (pour la rémunération des
créateurs de vidéos en ligne).

125
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Les acrobates de l’innovation

Jean-Baptiste Soufron*
The transistor was only hardware.
James Gleick, The Information

Give me the liberty to know, to utter, and to argue


freely according to conscience, above all liberties.
John Milton, Aeropagitica

I l est difficile de souligner avec assez d’insistance l’incompréhension


qui caractérise depuis plusieurs années les nouveaux mécanismes de
l’innovation, et ce d’autant plus depuis que leur dynamique s’est
accélérée sous le double impact de la numérisation et du dévelop-
pement des réseaux.
Autour de la révolution numérique, le début des années 1980 a vu
apparaître de nouveaux acteurs de l’innovation. Sûrs de leur supériorité
et de l’efficacité de leur production, ils ont rapidement commencé à
représenter une communauté à part entière – capable de faire contre-
poids à ses prédécesseurs plus traditionnels.
D’un côté, c’est l’american dream – l’idée que n’importe qui peut
réussir à force de courage et de ténacité ; de l’autre, c’est l’exemple des
tycoons de la révolution industrielle. Reprenant l’image de l’artiste
solitaire voué à son œuvre dans la solitude de son atelier, ces acrobates
de l’innovation se sont dotés d’une mythologie faisant la part belle au
jeune créateur d’entreprise capable de démarrer dans son garage pour
ensuite conquérir le monde. Une vision quasi nietzschéenne, mélange
à la fois de volonté et de supériorité intellectuelle et éthique.

* Directeur du think tank de Cap Digital, avocat et ancien Chief Legal Officer de la Wikimedia
Foundation. Voir son précédent article : « Standards ouverts, open source, logiciels et contenus
libres : l’émergence du modèle du libre », Esprit, mars-arvil 2009.

Juillet 2011 126


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Les acrobates de l’innovation

Depuis, la théorie de l’innovation par le garage est devenue l’un des


socles fondamentaux de la politique publique du gouvernement Obama.
Longtemps ignorée, l’économie innovante vient de faire l’objet de plu-
sieurs rapports successifs démontrant son importance croissante dans
l’économie : au cours de la dernière décennie, les effets directs et indi-
rects du seul numérique ont représenté environ la moitié de la crois-
sance constatée aux États-Unis et un peu moins du quart en France.
Qui sont les entrepreneurs du Web ? D’où viennent-ils ? Quels sont
leurs formations, leurs ambitions, leurs parcours ? Quels sont leurs
convictions politiques, leurs bagages culturels ?

L’innovation buissonnière
Et avant toute chose, que racontent-ils ? La nouvelle innovation
s’articule selon un scénario bien ficelé dont les héros et leurs histoires
ont fait rêver et ont servi de modèles à au moins deux générations de
spectateurs-entrepreneurs. Depuis la fin des années 1970, plusieurs
héros ont émergé autour de ce thème – Bill Gates et Steve Jobs il y a
trente ans, Mark Zuckerberg et Sean Parker aujourd’hui. Tous ont
commencé par quitter l’école.
Né à Seattle en 1955, William Henry Gates III était encore au collège
quand il crée Traf-O-Data, sa première entreprise à 17 ans avec Paul
Allen. Admis à Harvard l’année suivante, il quitte l’université au bout
d’un an à peine pour fonder Microsoft avec le même camarade.
Né à San Francisco en 1955 aussi, Steve Jobs travaillait déjà chez
Hewlett Packard dès le collège. Entré à l’université, il ne réussit à
rester qu’un seul semestre mais continue à la fréquenter en auditeur
libre pour suivre des cours de typographie. Après avoir enchaîné une
série de voyages à l’étranger, notamment en Inde, et travaillé pour
différentes entreprises dont Atari, il finit par créer Apple en 1976 avec
Steve Wozniak, un camarade plus âgé qu’on lui avait présenté au lycée.
Né en 1979, trois ans après la création d’Apple, Sean Parker n’a
jamais été à l’université. Après avoir été l’un des premiers employés
de Napster, il a survécu à la chute du réseau créé par Shawn Fanning
en créant Plaxo, puis en devenant Business Angel – et le premier inves-
tisseur de Facebook contre 7 % de la société.
Né en 1984, « Zuck » alias Mark Zuckerberg n’a jamais terminé ses
études non plus. Admis à Harvard, il ne s’en est servi que pour obtenir
l’annuaire des étudiants et le transformer en site de rencontres à succès
qu’il a ensuite étendu à l’ensemble des autres universités américaines
– puis au monde entier.
Ces mythes fondateurs n’ont pas seulement vocation à jeter le doute
sur la valeur des institutions d’enseignement pour valoriser ceux qui
ont choisi de s’en écarter. Elles décrivent aussi des jeunes qui ont

127
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Les acrobates de l’innovation

rencontré un immense succès en décidant très tôt d’abandonner le


cursus honorum auquel ils étaient destinés – un choix qui ne relève en
rien du hasard.
À leurs yeux, l’innovation est stratégique au sens fort du terme, c’est-
à-dire qu’elle n’est pas seulement essentielle, mais surtout qu’elle est
le fruit de stratagèmes. L’histoire de l’innovation est pleine d’idées que
des personnes différentes ont eues séparément à des moments différents
– l’ampoule à incandescence avait été inventée vingt-trois fois avant
d’être finalement brevetée avec succès par Edison. Rares sont ceux qui
réussissent à assurer leur victoire sur leurs adversaires déjà en place.
Dans la Bible, David est équipé pour partir au combat contre Goliath
avec une cuirasse, un casque et une épée – des armes conventionnelles
pour une bataille conventionnelle (1 Samuel, 17). Mais une fois équipé,
il se rend compte qu’il ne pourra pas utiliser ces armes parce qu’il ne
les connaît pas. C’est alors qu’il choisit d’utiliser cinq pierres ramassées
sur le chemin – des armes plus frustes mais dont il sait se servir et qui
lui permettent d’élaborer une stratégie.
Le fait d’abandonner le système éducatif très jeune ne correspond ni
à l’expression d’une précocité particulière, ni à une nouvelle règle
d’airain qui devrait pousser chaque jeune à devenir entrepreneur dès
le lycée. Il s’agit plutôt d’une stratégie intelligente choisie à un moment
où elle leur permettait de gagner un avantage compétitif décisif sur
leurs concurrents. La contrepartie étant de réussir à compenser le
manque de matériel éducatif par une énergie et une discipline supplé-
mentaires. Inféodés par leurs prédécesseurs, les innovateurs sont
contraints d’essayer de changer les règles du jeu – au prix de beaucoup
d’efforts.

L’« individustrie » numérique


À 29 ans, en 1984 sur France 3, après avoir rencontré François
Mitterrand, Steve Jobs estimait déjà que le problème de la France
n’était ni ses chercheurs, ni son enseignement, mais qu’elle devait créer
des centaines d’entreprises individuelles dans le secteur du logiciel
afin d’innover par le développement d’applications concrètes.
À l’entendre, on peut chercher longtemps le lien entre l’innovation
et le pourcentage de PIB consacré à la R&D, le nombre de brevets ou
le rôle des doctorants. Ce qu’il décrit, ce sont des aventures indivi-
duelles qui s’inscrivent au sein de la construction d’une nouvelle et
importante tradition culturelle et politique à laquelle nous sommes de
plus en plus hermétiques.
Le numérique est souvent décrit comme une nouvelle révolution
industrielle – au grand dam des victimes de la désindustrialisation qui
voient leurs emplois menacés dans tous les secteurs d’activité. Mais si
révolution il y a, c’est celle de la création d’une nouvelle « individus-

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Les acrobates de l’innovation

trie ». Les très grands groupes y sont rares – Microsoft ne représente


que 89 000 salariés. Les exploits individuels y sont légion : Linus
Torvalds1, Shawn Fanning2, Bram Cohen3.
À l’instar de la pensée néoconservatrice, la révolution « individus-
trielle » est elle aussi le fruit des grands think tanks de l’Amérique de
la guerre froide, au premier rang desquels la Rand Corporation4 et le
Xerox Parc5. C’est une révolution culturelle qui s’épanouit peu à peu
dans toutes les sphères de la société – sexe, argent, éducation, politi-
que, commerce, médias. Ses paradigmes investissent notre discours et
nos actions : les universités sont des réseaux sociaux, le dégroupage de
la boucle ADSL est une question de neutralité du net, etc.
Et c’est tout naturellement que l’innovation se retrouve aujourd’hui
au cœur du récit américain. Buzz l’Éclair, La famille Indestructible,
Ratatouille ou WALL-E, chaque film de Pixar répète à l’infini le thème
du hacker – l’innovateur capable de remettre en question les règles de
la société par le fruit de son intervention individuelle disruptive et
originale – pour le plus grand bien commun.
Même la presse se transforme en outil de propagande culturelle
organisé autour de quelques navires amiraux tels le magazine Wired qui
n’a pas son pareil pour transformer un jeune développeur un peu créatif
en un entrepreneur révolutionnaire capable de renverser l’ordre établi.
Quant à la politique, il suffit de reprendre les mots du président
Obama lui-même à l’occasion de son discours de l’état de l’Union de
2011 : « Personne ne peut prédire avec certitude quelle sera la pro-
chaine grande industrie, ni d’où viendront les emplois du futur. » Il y
a trente ans, il était impossible de savoir que l’internet serait un tel
moteur de notre société. Dont acte, la doctrine américaine consiste
désormais à faire confiance aux individus, à leur créativité et à leur
imagination – d’où qu’ils viennent.

Politique de R&D ou souci de self-innovation ?


À entendre Obama, il ne faudrait même plus parler de politique de
R&D. En échange, c’est presque une politique du souci de soi que
l’administration américaine essaie de mettre en œuvre – on retrouve le
care de Joan Tronto. Pour ses thuriféraires les plus ardents, l’innovation
ne se contente pas de changer la vie, elle en est la définition même. Elle

1. Le créateur de Linux.
2. Le créateur de Napster.
3. Le créateur de BitTorrent.
4. Un think tank créé en 1948 dont le rôle a été crucial dans le développement du concept de
dissuasion nucléaire dont le projet Arpanet – l’ancêtre de l’internet – était un élément important
garantissant la continuité des communications militaires sur le territoire américain.
5. Autre think tank créé en 1970 qui est à l’origine de nombreuses avancées informatiques
telles que l’imprimante laser, le réseau Ethernet, les interfaces graphiques manipulées à la souris.

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Les acrobates de l’innovation

devient alors le résultat d’exercices personnels de transformation de son


mode de vie. Steve Jobs se présente lui-même comme un designer ascète
tendance gourou ayant expérimenté de nombreuses drogues hallucino-
gènes. Son élève le plus doué, Mark Zuckerberg, affirme déjà refuser de
manger de la viande s’il n’a pas été capable de tuer lui-même l’animal.
Dans cette optique, l’innovation se présente comme le fruit de l’inter-
action du marché, des individus et du principe de la libre entreprise.
Même si sa place est importante, l’État n’intervient que comme un
organe de support destiné à semer les graines du succès.
L’importance théorique des problèmes soulevés par le développement
de l’innovation n’est pas forcément en proportion directe de son degré
de formalisation. On devrait aujourd’hui tenir pour acquis qu’à l’excep-
tion des sciences dites fondamentales, l’innovation n’est ni très
déductive, ni très technologique. Elle reste liée à l’imagination, elle est
source d’incertitude et elle crée ainsi des paradoxes pour tous ceux qui
essaient de l’appréhender.
Le problème politique décisif n’est donc plus la souveraineté, mais
la gestion de cet ensemble de micropouvoirs qui risquent d’inventer
silencieusement de nouvelles formes de domination, mais peuvent tout
aussi bien ouvrir le champ de nouveaux possibles.
Quant aux grands groupes, leur sort n’est pas plus enviable que celui
de l’État. Le dilemme de l’innovateur les amène à protéger leurs techno-
logies existantes en interne comme en externe – et ce d’autant plus
facilement que les innovations ne permettent souvent qu’un service de
moins bonne qualité dans les premiers moments de leur développement.
Il est vrai que c’est eux et leurs puissants laboratoires de recherche
qui ont dominé l’innovation pendant la plus grande partie du XXe siècle
– Dupont, IBM, ATT. Mais cette époque est révolue. Même si leur
investissement reste important, ils collaborent désormais de plus en
plus avec de plus petites structures. Procter & Gamble sous-traite déjà
plus de 30 % de ses innovations. Intel investit plusieurs centaines de
millions de dollars chaque année dans des opérations de venture capital.
Même Apple est fortement dépendante de ses partenariats de recherche
– et parfois des innovations de ses concurrents.
En d’autres termes, la tendance est désormais au développement de
l’Open Innovation. Il s’agit de chasser en meute plutôt que de faire
cavalier seul. Étant donné la quantité phénoménale d’entreprises qui
investissent aujourd’hui dans cet effort, il est difficile pour une seule
d’entre elles de réussir à battre toutes les autres. Et les technologies
sont devenues trop complexes pour être capable de les rassembler
toutes sous un même toit. In fine, des Mindstorms Lego6 au Kite

6. Après la création des Mindstorms Lego, un jeu très ouvert aux bricolages électroniques,
plus de 900 adultes utilisateurs se sont pris de passion et ont rapidement débordé l’équipe de
quelques ingénieurs employés par le fabricant.

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Les acrobates de l’innovation

Surfing7, ce sont même parfois les consommateurs ou les usagers qui


sont eux-mêmes les plus innovants.

Le mythe des talents


Pourtant, l’orthodoxie du système éducatif européen et des grandes
formations américaines de management reste dédiée à la recherche et
à la production des meilleurs talents. Le besoin absolu d’objectiver
l’apport complexe des individus dans l’innovation conduit les
entreprises à privilégier ceux qui sont issus de grandes écoles ou ayant
fait un MBA – alors même qu’il n’existe pas de MBA de design et que
peu d’étudiants décrocheurs reprennent un jour leurs études après avoir
créé une entreprise.
Cette logique consistant à ramener l’innovation au niveau de diplôme
atteint par des individus dans le système éducatif ne concorde pas avec
les faits. Elle produit de nombreux dommages collatéraux. À la fin des
années 1990 par exemple, les meilleurs élèves du système éducatif se
retrouvaient généralement embauchés dans de grands cabinets de
consultant. Ces cabinets étaient ensuite choisis par les entreprises pour
les aider à diriger leurs activités. Dans l’un des cas les plus célèbres,
une grande entreprise d’énergie s’est ainsi vantée de sa capacité à
innover grâce aux curriculum vitae de ces « talents » de cabinets qu’elle
avait réussi à attirer en échange de gros revenus et de places au sein
de son conseil d’administration. L’un de ses fondateurs résumait même
ce fantasme de l’individu innovant en déclarant : « Nous embauchons
les gens les plus intelligents et nous les payons plus que ce qu’ils
pensent valoir. » Cette entreprise c’était Enron.
À l’américaine ou non, l’innovation n’est pas le résultat d’exploits
individuels. Elle dépend d’un processus complexe au cours duquel les
idées de nombreux individus se nourrissent les unes des autres.

Du kaizen à la beer-innovation
Le système Toyota est célèbre pour avoir renversé l’approche schum-
peterienne en promettant de réussir à mettre en place un processus plus
graduel de qualité continue. L’objectif n’est pas de faire un bond en
avant soudain et inattendu. Il s’agit plutôt de réussir à améliorer les
choses petit à petit sur la base d’un exercice quotidien – le kaizen.
Cette notion de redondance est extrêmement importante. Tout est
affaire de statistiques. Les partisans du logiciel libre nomment 1,000
eyeballs la méthode qui permet à leur code source d’être souvent
meilleur que celui d’entreprises traditionnelles. Leurs programmeurs

7. Dans l’industrie des sports extrêmes, 37 % des innovations viennent des usagers eux-mêmes.

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Les acrobates de l’innovation

ne sont peut-être pas salariés et sont parfois des amateurs, mais la


disponibilité du code source permet aux projets libres de disposer de
tellement de contributeurs qu’ils bénéficient statistiquement de
beaucoup plus d’énergie que leurs équivalents propriétaires. Même
avec un taux élevé de déchets, un système peut être extrêmement inno-
vant à condition de susciter suffisamment de tentatives et de correcte-
ment récompenser le succès.
Cette stratégie est d’autant plus efficace qu’elle concerne des innova-
tions dites de rupture, c’est-à-dire celles qu’il est impossible de prévoir.
Si l’industrie de la télévision avait prévu le succès de Youtube, il ne
fait aucun doute qu’elle l’aurait développé elle-même. Venture capita-
lists, chercheurs, entrepreneurs ou décideurs publics, tous sont par
définition aveugles à l’innovation.
De ce point de vue, la qualité est une simple fonction statistique de
la quantité. Plus il y a de tentatives, plus il y a de succès – et plus il
y a d’échecs. L’objectif n’est donc pas d’essayer d’améliorer la qualité
des innovations et de la recherche, mais d’en augmenter le nombre.
Le secret du succès des start-ups de la Silicon Valley ne tient pas
aux qualités intrinsèques et exceptionnelles de ses dirigeants, mais à
la culture locale et à ses traductions politique, économique et sociale
qui valorisent énormément les stratégies originales, individuelles, ambi-
tieuses – et qui leur donne les moyens de se développer malgré l’exis-
tence d’une compétition déjà en place. Au lieu de se concentrer sur un
planning top-down préparant les programmes triannuels de recherche
et d’investissement, les start-ups et leurs partenaires essaient de réussir
le maximum de petites améliorations, tout en adoptant une attitude
opportuniste pour sauter sur l’occasion que personne n’avait prévue.
Dans cette perspective, le marché de l’innovation fonctionne parce qu’il
permet aux gens d’être chanceux – en les poussant à faire le plus
d’essais et d’erreurs possibles, sans chercher à récompenser le talent
ou la bonne stratégie. In fine, même si les réussites sont individuelles,
elles ne doivent pas masquer le poids de l’écosystème et de la stratégie
collective basés sur la plus grande participation du plus grand nombre.
Cette volonté de faire masse n’est nulle part aussi impressionnante
qu’à South By South West, la plus importante convention de start-uppers
américains qui se déroule chaque année à Austin au Texas. Débarquant
par charters de Boston, de New York et de San Francisco, plusieurs
dizaines de milliers de geeks s’y rendent chaque année pour lancer leurs
nouveaux produits, assister à des conférences d’intérêt très variable,
comparer leurs innovations, discuter… et boire de la bière au soleil ou
jusque tard dans la nuit.
La connaissance de cette pratique communautaire est essentielle à
la bonne compréhension de l’écosystème d’innovation américain. Si les
Français sont critiqués pour leur productivité parce qu’ils aiment
travailler autour d’un bon déjeuner, les Américains sont tout autant

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Les acrobates de l’innovation

critiquables pour leur propension à travailler en troupeau, entre deux


rendez-vous, une bière à la main.
On passe de la peer-innovation à la beer-innovation mais c’est aussi
une façon de dépasser les catégories. Cette attitude évite aux innova-
teurs de penser en secteurs trop verticaux. Et elle conserve la conscien-
ce du caractère vague des frontières de leurs activités. À l’origine, les
fondateurs de Flickr8 travaillaient sur un jeu vidéo en ligne avant de
se rendre compte que les joueurs préféraient s’échanger des photos de
leurs parties. Les créateurs de AirBNB9 étaient arrivés dans la Silicon
Valley pour chercher un travail et n’ont commencé à créer leur site que
pour sous-louer leur propre appartement.
C’est à SXSW que se sont lancés, par exemple, Foursquare10, Twitter11
et nombre d’autres innovations similaires. L’existence de ces grands
rassemblements et de cette culture communautaire est bien sûr l’une
des raisons essentielles du succès des réseaux sociaux aux États-Unis.
Avant d’être un site internet s’adressant au public du monde entier,
Facebook est d’abord le réseau social de ses fondateurs, de leurs amis
et des amis de leurs amis. Il ne correspond pas à une innovation tech-
nologique, mais à une innovation culturelle initiée par une communauté
particulière. Les mathématiques des grands réseaux d’interaction sont
parfaitement maîtrisées en France comme ailleurs. Les technologies du
Web sont connues partout dans le monde. Mais il fallait une culture et
une pratique de l’innovation communautaire pour imaginer créer des
sites internet organisant des communautés.

50 millions de lignes de code


Ces caractéristiques très spécifiques ne se sont pas développées par
hasard. Elles sont le fruit d’une adaptation à la complexité de plus en
plus grande de la technologie. Et, contrairement à ce qu’on pourrait
croire, elles ne rendent pas l’innovation plus simple, elles lui permet-
tent simplement de suivre.
Depuis l’arrivée de l’informatique, une longue chaîne d’innovations
de faible amplitude complexifie sans cesse l’environnement technolo-
gique. Elles sont d’autant plus difficiles à détecter et à se représenter
que leur intensité est faible et que plus une technologie est complexe,
plus elle a tendance à devenir invisible, légère, transversale et
omniprésente.

8. Un site de partage de photos très populaire hébergeant plus de 5 milliards d’images et


vendu à Yahoo en 2005.
9. Un site de petites annonces d’appartements à louer lancé en 2008 et valorisé à plus d’un
milliard de dollars.
10. Un site permettant différentes interactions géolocalisées avec un téléphone mobile.
11. Un site très populaire de discussion en ligne.

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Les acrobates de l’innovation

Si l’on s’en tient au seul exemple du logiciel – un secteur immatériel


dans son essence même, le nombre de lignes de code d’un programme
tel que Windows a été multiplié par dix sur les trente dernières années.
Il représentait quatre à cinq millions de lignes en 1993, cinquante en
2003 et probablement bien plus aujourd’hui.
Cette montée dans la complexité s’accélère et contamine les services
qui dépendent des technologies d’infrastructure. Le site de chaussures
online Zappos recense plus de 90 000 modèles différents. Ne serait-ce
qu’en comptant le rayon des téléphones portables, Amazon propose plus
de 85 000 produits. Dans le registre de l’immatériel, on compte plus de
500 000 films produits depuis l’invention du cinéma, et plus de
1 000 000 d’épisodes de séries télévisées. Par comparaison, Apple a
mis en ligne la 500 000e application pour l’iPhone moins de trois ans
après le lancement de son appareil.
On croit généralement que c’est la compétence qui est une ressource
rare, alors que c’est plutôt l’effort et la capacité à s’astreindre à être
innovant qui est difficile à trouver. Et la difficulté à appréhender la
complexité rend l’innovation très dépendante de la diversité.
Hormis sa localisation géographique, la Silicon Valley est loin d’être
aussi américaine qu’on le pense. De eBay à Yahoo, plus de la moitié
de ces entreprises ont été fondées par des étrangers. Mais ce n’est même
pas encore assez et les entrepreneurs américains ne cessent de réclamer
la mise en place d’une politique de start-up visa pour accueillir encore
plus de monde.
De façon générale, le rapport à l’international est fortement encoura-
gé. Cette tendance s’accélère encore à mesure de la mise en réseau de
l’ensemble de l’industrie puisque toute innovation est immédiatement
confrontée à une compétition internationale – même simple start-up,
n’importe quel développeur d’application iPhone doit se confronter à
des concurrents situés partout dans le monde sitôt qu’il publie son
programme sur l’appstore d’Apple.

Google lex
Comme le disait Lawrence Lessig, Code is Law. Au-delà d’un outil
de développement économique, l’innovation est devenue un enjeu
stratégique.
Entre lex mercatoria et Google Plex12, il faut désormais compter avec
la Google lex. Face à l’attitude offensive de Google, les États ont du
mal à faire respecter leur droit national et leur souveraineté par le site
le plus visité du monde : conflit sur le droit d’auteur avec les éditeurs
de livres et de journaux, conflit sur le droit d’auteur avec les

12. Le nom donné au quartier général de Google à Mountain View en Californie.

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Les acrobates de l’innovation

producteurs de films et les chaînes de télévision, conflit avec les CNIL


du monde entier sur un nombre incalculable de sujets, conflit avec les
autorités de la concurrence sur les conséquences de leur position
dominante sur tout un ensemble de marchés en aval – depuis les cartes
routières jusqu’au téléphone portable, etc.
Les autres entrepreneurs du Web emboîtent le pas et n’hésitent pas
à prendre des positions politico-juridiques dictées par leurs visions ou
leurs intérêts technologiques. En ce qui concerne la vie privée par
exemple, Michael Arrington, le fondateur de Techcrunch, explique que
« nous allons devoir devenir beaucoup plus ouverts à la multiplication
des indiscrétions online. Nous ne nous intéressons plus vraiment à la
vie privée. Et Facebook correspond exactement à ce que nous voulons ».
Autant pour la CNIL et le Groupe de l’article 29 qui travaillent à
réglementer la protection des données personnelles en France et en
Europe.
Pour nombre de ces innovateurs, leur activité est une forme de rébel-
lion. Einstein lui-même était réputé avoir quitté l’école à l’âge de 15 ans
à la suite d’une dispute avec un professeur.
Mélangeant droits de l’homme, politique étrangère et lobbyisme
industriel, on représente souvent les start-ups américaines comme
d’importants instruments de propagation de la démocratie dans le
monde. C’est Hillary Clinton, ministre des Affaires étrangères, qui a
prononcé le principal discours américain sur les libertés en ligne.
L’internet serait naturellement plus favorable aux opprimés qu’aux
oppresseurs.
Dans un autre registre, Peter Thiel13 a créé la Thiel Fellowship : un
prix de 100 000 dollars versé à des jeunes prêts à abandonner l’école
ou l’université pour créer leur entreprise. D’influence libertarienne
assumée – peut-être même pourrait-on le qualifier d’extrême droite,
proche du Cato Institute14 –, il estime que la liberté n’est plus
compatible avec la démocratie, ni avec le processus électoral.
Naturellement, cette vision cyber-naïve et prophétique se fonde sur
l’espoir que les possibilités du réseau permettraient d’accomplir en
2000 ce que les utopies libérales des années 1960 n’ont pas réussi à
concrétiser.
Mais cette façade ne résiste pas longtemps à l’analyse des faits. Le
cyber-espace est un espace cyber-hobbesien. Les défenseurs de l’innova-
tion ont beau croire au contrat social autopoïétique et à la self regula-
tion, aucune auto-interaction positive ne semble émerger naturellement
sans une intervention forte de l’État en arrière-plan – dégroupement,
droit de la concurrence, liberté de la presse, etc.

13. Le fondateur de Paypal et l’un des premiers investisseurs dans Facebook.


14. Un think tank libertarien créé en 1977.

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Les acrobates de l’innovation

Les aspirations libertariennes qui fleurissent au croisement de la


liberté d’informer et d’entreprendre risquent surtout d’aboutir à la mise
en place de nouveaux monopoles industriels, ainsi que d’un régime
saturé de contraintes sociotechniques n’offrant pas nécessairement plus
de libertés que son prédécesseur. Transfigurée par les réseaux, la
lecture mal digérée d’un Hayek mâtiné de Ayn Rand pourrait finir par
mettre à mal un certain nombre d’autres libertés fondamentales désor-
mais jugées comme secondaires.
Or dans le même temps, la Chine et la Russie ont réussi à développer
des services qui sont au moins aussi efficaces que leurs équivalents
californiens – voire plus dans la mesure où leurs fondateurs se sont
adaptés à leur public local. Pétri de l’internet americano-centré, nous
avons souvent tendance à penser que seuls comptent Facebook, Twitter
ou Youtube, alors que pour les Chinois, ce sont plutôt Baidu15, Weibo16
ou Tencent17.

http://www.startup.gouv.fr
Il est donc important de ne pas s’engager trop avant sur la pente
glissante de l’innovation en roue libre. L’État doit évoluer, mais il doit
continuer à jouer pleinement son rôle pour aider au développement et
à l’adoption de standards sur l’ensemble des secteurs émergents – aussi
bien de standards technologiques que de standards d’usage. Autant au
niveau européen que français, son action est importante pour protéger
les entreprises et les aider à travailler ensemble – développant ainsi
l’emploi et la consommation. La création d’un marché européen du
numérique doit être une priorité afin d’éviter la situation actuelle dans
laquelle des marchés de petites tailles aboutissent à une concurrence
inutile et à une balkanisation du secteur.
Le diagnostic de la pathologie française est régulièrement décrit
comme une incapacité à transformer les avancées technologiques en
usages. Il est aussi relié à la monodisciplinarité de nos formations,
supposée expliquer le manque de créativité de nos entreprises dans
l’usage des technologies : d’un côté, la recherche française ne serait pas
assez orientée business ; de l’autre, l’enseignement ne serait pas assez
varié.
Mais c’est faire peu de cas de la réalité de l’innovation : un processus
individuel et souvent non technologique, vécu comme un exercice de

15. Le « Google chinois ». Son fondateur, Robin Li, est l’homme le plus riche de Chine.
16. Un réseau social chinois, sorte de mélange entre Facebook et Twitter représentant plus de
140 millions d’utilisateurs.
17. Le créateur de QQ, le plus important système de messagerie instantanée en Chine avec
près de 650 millions d’utilisateurs. Avec une capitalisation de 38 milliards de dollars, Tencent
est la 3e plus grosse compagnie de l’internet après Google et Amazon.

136
14-a-Soufron:Mise en page 1 22/06/11 18:10 Page 137

Les acrobates de l’innovation

développement personnel, un stratagème, réalisé hors de l’académie,


hors de l’entreprise, par des inventeurs d’usages nouveaux – designers,
créateurs industriels, voire utilisateurs éclairés.
Pour autant, l’idée de l’auto-entrepreneur à succès relève largement
du mythe. L’innovation est un processus d’exploration collective. Malgré
son apport personnel, chaque innovateur se repose systématiquement
sur ses associés, ses financeurs, les pouvoirs publics et les incitations
qu’ils mettent en place, les chercheurs qui l’entourent, ses premiers
clients ou utilisateurs, et plus généralement l’écosystème d’innovation
dont il dépend.
Ces acrobates de l’innovation ont fait leur réforme de la pensée.
Tirant le meilleur parti de la théorie de l’information, de la cybernétique
et de la théorie des systèmes, ils font l’aller-retour entre le macro et le
micro, pensant pour eux-mêmes des principes qu’ils appliquent ensuite
à l’ensemble des internautes. À leurs yeux, l’individu se transforme en
transformant la société. Il est l’acteur de sa métamorphose.
Il est encore temps de se mettre au diapason. Malgré leur puissance,
les acteurs en place sont encore dans une situation précaire, à peine
une étape. Ils ont refait leur renaissance, mais l’origine est devant nous.
Jean-Baptiste Soufron

137
15-a-Padis:Mise en page 1 22/06/11 18:12 Page 138

Pixar, un imaginaire de l’innovation

Marc-Olivier Padis

D ES équipes de programmeurs informatiques, des foules d’usagers,


mais quelques héros emblématiques seulement : le monde des nouvelles
technologies s’est tout de suite développé comme un média de masse,
impliquant des chiffres vertigineux d’adeptes, qui a mis en avant quel-
ques icones, souvent des entrepreneurs, polarisant l’attention générale
ou devenant même des héros des mythologies populaires de la réussite :
Bill Gates, l’homme le plus riche du monde ; Steve Jobs, le ressuscité
d’Apple ; Larry Page et Sergey Brin, le duo de Google ; Mark Zucker-
berg, le mauvais garçon de Facebook, qui a déjà eu son film biopic, The
Social Network. Si les chiffres, qui forment aussi la trame de la program-
mation informatique, sont toujours mis en avant (nombre d’utilisateurs,
de connexions, d’informations échangées, valorisation boursière, etc.),
ce sont des récits personnels qui redonnent de la chair à un domaine
technique où tout semble impersonnel ou réservé aux spécialistes.
Les réussites des jeunes entrepreneurs du Web viennent donc
répondre à cette impression de désincarnation du processus technique :
derrière ces gigantesques mouvements techniques et ces gadgets
informatiques qui nous arrivent dans les mains, il y a bien des hommes
et, avec eux, des disputes (Mark Zuckerberg), des maladies (Steve
Jobs), des renoncements (Bill Gates qui abandonne les rênes de Micro-
soft et se consacre à sa fondation). Ces histoires personnelles ne sacri-
fient pas seulement à la part d’indiscrétion qui accompagne aujourd’hui
toute communication réussie. Elles apprivoisent ou tentent de donner
forme à une question plus fondamentale et de nature politique : en quoi
les nouvelles technologies et leur rencontre avec la « nouvelle écono-
mie » peuvent-elles s’intégrer à un récit personnel et collectif, récit
d’échecs et de succès, de fidélités et de trahisons ?
En quoi la rivalité économique et technique, qui se déchaîne dans
les nouvelles technologies, rencontre-t-elle notre imaginaire, notre idée

Juillet 2011 138


15-a-Padis:Mise en page 1 22/06/11 18:12 Page 139

Pixar, un imaginaire de l’innovation

du vivre-ensemble ? Bref, en quoi peuvent-elles renvoyer à une histoire


propre (nationale, ou continentale, ou occidentale) ? La technologie met
l’accent sur la nouveauté, l’innovation, la rupture déclinée sous toutes
ses formes (technique, bien sûr en premier lieu, mais aussi rupture
générationnelle, sociale…). Mais aucune société ne peut s’installer
dans la rupture comme projet. En quoi le développement des nouvelles
technologies s’inscrit-il, ou non, dans la suite d’une histoire collective ?

Pixar, stratégie de nouveau venu


Du point de vue des usages, l’informatique ne connaît pas de limites
culturelles : l’ordinateur s’est imposé partout, sans marquer d’incompa-
tibilité culturelle. Les révolutions du monde arabe l’ont récemment
montré, par l’importance qu’y ont prise les nouveaux outils de commu-
nication numérique, la rapidité d’adoption et la souplesse d’usages,
dans des pays peu réputés pour leur avance technologique. Mais
l’innovation technologique, elle, n’est pas aussi bien distribuée. Malgré
des réussites locales qu’on peut mettre en avant dans tous les pays (en
France, Priceminister, Dailymotion…), les nouveaux géants économi-
ques viennent tous des États-Unis, ou se sont développés là-bas. D’où
l’interrogation, en Europe, sur notre capacité à assimiler les processus
d’innovation et de création de ces nouvelles technologies. L’Union
européenne a affirmé, selon les termes de la « stratégie de Lisbonne »,
qu’elle serait « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la
plus dynamique du monde ». Mais en quoi ce projet peut-il être plus
qu’une déclaration de principe ou un projet technocratique ? En quoi
peut-il faire écho à la culture et à l’imaginaire européens ?
En d’autres termes, pourquoi la culture américaine est-elle si à l’aise
avec l’innovation économique liée au numérique ? Une telle question
apparaîtra peut-être datée : qui sait ce qui sortira d’Inde et de Chine
dans quelques années ? Mais l’histoire des débuts de l’internet est déjà
écrite et si les Européens y ont joué un rôle important, ce sont les
Américains qui ont tiré les plus grands profits, au point qu’on n’évoque
plus en France les pôles de compétitivité ni la carte du Grand Paris
sans chercher où installer une Silicon Valley « à la française »… Nous
ne manquons pas d’études radiographiant les conditions de l’innovation
économique et technique, se demandant comment installer dans une
structure pyramidale française les meilleures leçons du fonctionnement
horizontal en réseau1…
Aux États-Unis, il n’est pas besoin de se pencher sur des études
savantes pour entendre parler d’innovation technologique, tant cette

1. Voir par exemple Pierre Veltz, le Nouveau monde industriel, Paris, Gallimard, 2000 et id.,
la Grande transition, Paris, Le Seuil, 2008.

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15-a-Padis:Mise en page 1 22/06/11 18:12 Page 140

Pixar, un imaginaire de l’innovation

thématique imprègne l’imaginaire national, jusqu’aux récits grand


public du cinéma d’animation. C’est ainsi qu’on peut lire, par exemple,
la réussite du nouveau géant de l’animation, Pixar, qui a bousculé le
vieux monopole de Walt Disney.
Pixar est un exemple de sucess story californienne, montrant la
fertilité des croisements entre laboratoires de recherche de pointe,
grandes entreprises (la société est née tout d’abord dans un département
de la maison de production du cinéaste George Lucas, Lucasfilm),
investisseurs individuels (la société connaît son développement décisif
au moment où Steve Jobs, tout juste débarqué d’Apple en 1986, la
rachète) et les créatifs (John Lasseter, qui réalise les premiers courts-
métrages, le premier long-métrage et qui est maintenant directeur de
la création). Pixar a bouleversé le monde du cinéma d’animation en
imposant des images produites par ordinateurs, là où Disney, après un
premier essai en 1982 avec Tron, ne pensait pas qu’il y aurait un avenir
dans cette voie, et voulait en rester au dessin à la main. John Lasseter
a montré le contraire, en une dizaine de films (la série Toy Story, 1001
Pattes, Monstres et Cie, Le monde de Nemo, Les Indestructibles, Cars,
Ratatouille, WALL-E et Là-haut) qui se sont rapidement imposés auprès
du public et de la critique.
Mais la technique de fabrication des images ne raconte qu’une partie
de l’histoire. Comme le dit John Lasseter : « Ce n’est pas la technologie
qui divertit le public. » La rupture avec Disney est plus marquée encore
dans le traitement des scénarios. Là où Disney continuait à épuiser les
vieilles recettes des adaptations des contes pour enfants (de Blanche-
neige à Alladin), Pixar cherche la créativité dans les scénarios de ses
films et n’hésite pas à rompre avec les conventions. Là-haut déjoue les
contraintes du cinéma pour enfants en installant le rythme lent de
l’histoire d’un petit vieux, prend le temps d’évoquer une vie conjugale
ordinaire en une dizaine de minutes sans voix off, tout en évocation.
Le spectateur ne s’intéresse que marginalement à la fabrication des
images, il veut d’abord de bonnes histoires. Et le choix de Pixar est
d’abord de travailler inlassablement les scénarios et de les centrer sur
un thème grave : le deuil, la solitude des vieux dans Là-haut, la
pollution de la terre dans WALL-E, la crise de l’énergie dans Monstres et
Cie, le handicap et la maladie d’Alzheimer dans Le monde de Nemo, la
peur enfantine de l’abandon dans Toy Story.
Ces scénarios ne sont pas seulement issus de l’imagination de quel-
ques « créateurs » bien encadrés par leurs managers. Ils s’inscrivent
dans un art du récit bien américain. Ainsi la rupture technologique
n’est-elle jamais mise en avant pour elle-même, comme un tour de force
technique, mais se trouve utilisée au service d’un récit. C’est ainsi
que les grands genres hollywoodiens se dessinent en arrière-fond :
WALL-E, par exemple, bien qu’il s’agisse d’un film de science-fiction,
multiplie les hommages à la comédie musicale américaine et réussit

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15-a-Padis:Mise en page 1 22/06/11 18:12 Page 141

Pixar, un imaginaire de l’innovation

cet exploit de ne présenter aucun dialogue durant les vingt premières


minutes, tout en multipliant les références aux débuts du cinéma bur-
lesque. Les Indestructibles fait référence aux films Marvel, Toy Story 3
joue sur la veine de la grande évasion, Là-haut évoque les films
d’actualité diffusés en salle dans l’après-guerre, etc.

Le scénario avant la technique


Si l’histoire du cinéma est si présente, c’est que, malgré la nouveauté
de la fabrication des images, il ne s’agit pas de proposer un cinéma
expérimental. Dans les scénarios, la question de l’innovation technique
est toujours centrale mais elle ne signifie pas une rupture avec les récits
du passé2. Le film fondateur des images de synthèse, Tron, présentait
un récit d’anticipation : à technique neuve, histoire du futur. Pixar, à
l’inverse, chamboule cette habitude en mettant l’innovation au centre
de son scénario mais en prenant le parti de la nostalgie, ou plus exac-
tement en montrant la confrontation de destins singuliers devant le
mécanisme du progrès technique. Toy Story 1, film fondateur en 1995
et emblématique de la saga Pixar, le résume très simplement : l’histoire
raconte la vie des jouets d’un petit garçon américain moyen. Woody le
héros, le jouet préféré du garçon, est une marionnette de cow-boy. Il
craint de perdre son statut de jouet préféré quand arrive Buzz l’éclair,
jouet futuriste, qui a quelques gadgets d’avance, une voix préenregistrée
et le sans-gêne des nouveaux venus qui savent que leur technique est
au point.
Comment ne pas y lire une fable de l’innovation qui se joue précisé-
ment avec ce film entre Pixar le nouveau venu qui veut bousculer les
routines de Disney ? Sauf que le scénario, à contre-pied, prend le point
de vue de Woody, le jouet déjà installé, contre Buzz le nouveau venu.
Il ne s’agit pas d’une coïncidence, car le scénario se répète de film en
film : Wall-E, le robuste robot nettoyant resté sur terre pour faire le
ménage, regarde émerveillé l’arrivée d’Ève, robot nouvelle génération,
qui vient en reconnaissance, voir si la terre n’est pas de nouveau
habitable. L’écart technologique entre eux est tel que l’idylle est
improbable. Mais comme Woody et Buzz, Wall-E et Ève dépasseront le
conflit de l’obsolète et du neuf… Dans Les Indestructibles, même
prétexte : les super-héros, loin d’être fatigués, sont considérés comme
dépassés par les autorités et mis au rencart, réinsérés socialement,
avant de reprendre du service pour contrer un génie du mal qui croit,
naïvement, pouvoir compenser son absence de « super-pouvoir » natif
par un surcroît d’inventivité technique. Les qualités humaines, ici la
solidité de la famille Indesctructible, auront raison de cette technophi-

2. Christian Caryl, “Pixar Genius”, The New York Review of Books, 9 octobre 2009.

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15-a-Padis:Mise en page 1 22/06/11 18:12 Page 142

Pixar, un imaginaire de l’innovation

lie naïve et destructrice. Flik, le héros de 1001 pattes, est un inventeur


qui met littéralement en application le credo des entrepreneurs
californiens : « Échouez, échouez souvent, échouez vite ! » Si son talent
d’inventeur se révèle finalement utile, c’est surtout la reconstitution
d’une unité politique autour de la reine des fourmis qui permet un
dénouement heureux. Cette unité politique n’intervient, cependant,
qu’après l’intégration de nouveaux venus, une troupe de théâtre ambu-
lant, au sein de la fourmilière. Dans Cars, qui situe son action dans la
course automobile, un jeune champion, dont rien ne semble pouvoir
arrêter l’ascension, se retrouve momentanément hors piste et va décou-
vrir auprès d’un ancien champion à la retraite l’essentiel des qualités
qui lui manquent pour devenir vraiment l’as des pistes.
Bref, dans tous les scénarios, la question de l’obsolescence technique
est centrale : que fait-on des vieux jouets dont on ne veut plus ?
Comment faire face à des innovations qui nous bousculent ? La techni-
que peut-elle remplacer les valeurs ? On est pourtant loin de la vision
économique schumpéterienne de la « création destructrice » selon
laquelle l’innovation s’impose, pour le bien de tous, au détriment des
secteurs installés dans leur routine.
Il ne s’agit pas, à vrai dire, de prendre parti, à travers le scénario,
pour ou contre le progrès technique mais d’intéresser le public, de cons-
truire, de transcrire en personnages et en situations dramatiques des
questions qui sont celles-là même de l’économie actuelle. L’originalité
de Pixar n’est pas seulement d’avoir apporté, d’un point de vue techni-
que, une réponse à la crise de l’innovation dans son secteur face à un
Disney dépassé et usant les mêmes recettes jusqu’à la corde. Pixar a
aussi exprimé sa situation de nouveau venu dans les intrigues de ses
scénarios.

L’économie de l’innovation : quel imaginaire ?


Quand on suit les débats sur l’innovation technologique en Europe,
c’est cette différence qui surprend : pour nous, il s’agit d’un débat de
forme institutionnelle, interrogeant l’intervention des pouvoirs publics,
les modèles d’entreprise, de prise de décision, de circuit de finance-
ment. Dans la culture populaire américaine, de manière transparente,
c’est aussi une question de choix de vie, de sociabilité, une question
vitale parce qu’elle parle de la construction de la communauté
politique.
On pourrait objecter qu’on ne parle ici que d’un savoir-faire techni-
que d’une autre sorte, celui du scénario. La division du travail dans les
grands studios américains est telle qu’à côté des spécialistes de l’image,
il y a aussi des spécialités du scénario, qui travaillent toujours en
équipe, et reprennent des méthodes éprouvées à Hollywood et même
des ficelles bien rôdées. En somme, il ne serait pas pertinent d’opposer

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15-a-Padis:Mise en page 1 22/06/11 18:12 Page 143

Pixar, un imaginaire de l’innovation

l’inventivité des scénarios à la production technique des images car


dans les deux cas, on aurait affaire à la même organisation du travail.
Il est vrai que ces très grosses productions mobilisent des équipes très
nombreuses, des budgets énormes, qui sont passés de 30 à 200 millions
de dollars entre les épisodes 1 et 3 de Toy Story. Il existe donc une
ingénierie très particulière de la construction des histoires, comme de
celle des images. Mais cela n’explique pas pourquoi ces films ont un
meilleur écho que d’autres, qui bénéficient de budgets équivalents et
de méthodes de travail tout aussi rodées.
La différence significative tient dans la capacité de ces récits à
exprimer la rencontre entre une nouveauté technologique et une culture
politique. Les films de Pixar ne racontent en effet pas seulement de
belles histoires pour enfant mettant en scène de nouveaux objets
techniques ou d’objets obsolètes, confrontés au drame de leur dispari-
tion annoncée. Ils opèrent un mélange qui permet de fondre cette
culture de l’innovation dans les formes narratives qui traversent et
nourrissent l’imaginaire collectif américain. C’est en ce sens que la
réussite de Pixar est étonnante et qu’on n’en trouve pas d’équivalent
dans d’autres cultures tout autant confrontées au choc de l’innovation
et aux interrogations sur l’appropriation des nouveaux outils techniques
et la transformation brutale de l’économie à l’heure des nouvelles
technologies.
Les scénarios partent en effet souvent de l’irruption d’un nouveau
personnage, un nouveau venu, un gêneur mais avec lequel il faut bien
composer, entrer en relation, et accepter au bout du compte de former
société. Mythe fondateur, à coup sûr, d’un pays d’immigrants qui ne
voient pas la communauté politique comme fixée à un territoire et
délimitée par lui mais une forme en mouvement qui se construit parce
qu’on doit se déplacer, parce qu’on émigre et qu’on ne sait pas avec
qui, sur la nouvelle terre, il faudra composer. Ainsi la saga embléma-
tique de Toy Story fonctionne-t-elle comme un buddy movie, littéra-
lement « film de copain », où deux personnages que tout oppose sont
amenés à faire équipe et vont au fil du récit apprendre à s’apprécier et
à compter l’un sur l’autre. Il s’agit toujours de savoir comment former
une communauté avec des nouveaux venus, jouets perdus, abandonnés,
solitaires, qui malgré un abord difficile ne demandent pas mieux que
d’entrer en communauté avec les autres, si différents soient-ils.
C’est un ressort efficace des scénarios que le groupe qui se constitue
au fil de l’histoire, en agrégeant progressivement les personnages qui
forment une petite bande, mais c’est aussi un principe politique de
communauté de migrants qui vont explorer les terres nouvelles. Dans
Le monde de Nemo, le jeune poisson-clown qui part à la recherche de
son père constitue progressivement une petite bande autour de lui, au
fil de ses rencontres, et parvient à reformer une famille, en retrouvant
son père, grâce à la communauté temporaire et transitoire qu’il a formée

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15-a-Padis:Mise en page 1 22/06/11 18:12 Page 144

Pixar, un imaginaire de l’innovation

à travers ses aventures. Dans Cars, c’est la grande tension entre le


monde des côtes (politiquement progressiste), monde du succès et de
la vitesse qui entraîne le jeune pilote dans son tourbillon mais aussi
ses illusions, qui est confronté au monde du Mid-West, ces petits
villages un peu folkloriques (et plutôt républicains) mais où l’on peut
retrouver le bon rythme, le sens des solidarités, l’ancrage pour s’élancer
à nouveau vers les côtes. Le récit, à nouveau, ne prend pas parti d’un
monde contre l’autre, mais cherche les situations dramatiques qui
naissent des frictions, des rencontres, des contrastes avant de préparer
une réconciliation finale qui se situera au-delà de la dichotomie des
nouvelles et des anciennes technologies.
Les ressorts dramatiques de ces fictions n’ont rien de très original,
on y retrouve très bien des stéréotypes du cinéma hollywoodien :
l’obligation de faire équipe dans les buddy movies, la recherche de la
communauté dans le road movie. Mais ils restent efficaces, malgré de
multiples transpositions, parce que au-delà des intrigues, ils expriment
un imaginaire politique, celui des migrants et des nouvelles terres à
conquérir, sans trahir l’esprit pionnier. En somme, l’innovation pour les
Américains n’est pas une question technique, mais d’imaginaire. Et la
question que nous renvoient ces films d’animation est de savoir si, dans
d’autres aires politiques et culturelles, par exemple l’Europe, nous
savons nous emparer du nouveau monde technique pour en faire des
histoires dans notre propre langage.


Nous voyons désormais notre avenir économique dans l’« économie
de l’innovation » en cherchant à associer le savant et l’ingénieur. On
installe des « incubateurs de start-ups » à l’université, on crée du
réseau, des labs, des hubs, et c’est sans doute le mieux qu’on puisse
faire. Mais Pixar nous rappelle aussi qu’il faut des raconteurs d’histoire.
Non à la manière du saltimbanque qui joue sur la marge pour compléter
le tableau, pour sacrifier la part du rêve ou jeter quelques couleurs
vives dans un monde qui oppose les gagnants et les perdants, mais pour
qu’un projet économique et technique devienne un choix collectif qui
trouve des mots pour se dire dans un imaginaire politique, dans la suite
d’une histoire collective.
Marc-Olivier Padis

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16-a-Bessone:Mise en page 1 22/06/11 18:15 Page 145

Culte de l’internet et transparence :


l’héritage de la philosophie américaine

Magali Bessone*

LE début du XXIe siècle a vu l’émergence puis l’utilisation massive


d’un nouveau dispositif technique destiné, dans l’esprit de ses créateurs
puis de ses partisans les plus militants, à élaborer une « société mon-
diale de l’information et de la communication » : l’internet. Le présent
article n’a pas la prétention d’étudier les usages effectifs de l’internet,
dont on a vu encore récemment qu’ils sont incroyablement variés,
imprévus et sans doute toujours à inventer. L’objet de l’article est de se
pencher sur le discours qui a accompagné la naissance et le dévelop-
pement de l’internet. On peut en effet souligner à quel point l’internet
fait l’objet d’un véritable culte1 qui s’inscrit dans la célébration de
l’utopie de la transparence et appelle de ses vœux la création d’un
nouveau lien social fondé sur la séparation des corps et l’union des
consciences.
Ce discours peut être situé entre idéologie et utopie, qui ont en
commun d’exprimer des structures de l’imaginaire social convergeant
« vers un problème fondamental : l’opacité du pouvoir2 ». Contre cette
opacité, le discours sur l’internet consiste à valoriser la transparence
de soi. Utopique, le culte de l’internet invente, produit une alternative
à la société présente où l’individu transparent fonctionne comme poche
de résistance à l’État secret et répressif et comme source fondatrice
d’un nouvel ordre vertueux. Idéologique, il fabrique une image idéalisée
et légitimante de la réalité où l’expression transparente de soi suffirait
en elle-même à compenser le déficit éthique et politique de la société.

* Maître de conférence en philosophie politique à l’université de Rennes 1. Elle a notamment


publié : À l’origine de la République américaine : un double projet, Thomas Jefferson et Alexander
Hamilton, Paris, Michel Houdiard, 2007.
1. Philippe Breton, le Culte de l’internet. Une menace pour le lien social ?, Paris, La Découverte,
2000.
2. Paul Ricœur, l’Idéologie et l’Utopie, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1996,
p. 405.

145 Juillet 2011


16-a-Bessone:Mise en page 1 22/06/11 18:15 Page 146

Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine

L’hypothèse qui va être poursuivie ici est qu’on peut saisir l’ambiguïté
de ce culte de la transparence de soi lorsqu’on rapporte ce discours à
l’une de ses sources maîtresses, trop ignorée, le transcendantalisme3.
Une vaste littérature contemporaine4 souligne combien ce mouvement
est central dans la culture américaine d’aujourd’hui, via l’influence de
nombre de ses thèses sur la Beat Generation et les hippies. La contre-
culture, devenue mouvement de masse aux États-Unis dans les années
1960, revendique explicitement Thoreau comme l’un de ses pères
fondateurs5. L’hypothèse défendue ici est que Thoreau et Emerson sont
des influences essentielles sur la nouvelle culture de l’internet et que
le culte de l’internet, en particulier dans sa valorisation de l’expression
transparente de soi, prend sa source dans l’utopie démocratique
transcendantaliste.
De nombreux éléments biographiques et théoriques font de Thoreau
une référence incontournable dans les années 1960. Il se sépare d’une
société américaine qu’il juge médiocre pour saisir son individualité
propre, en communion avec la nature, lorsqu’il part vivre deux ans deux
mois et deux jours dans une cabane près de l’étang de Walden (Massa-
chussets) – et ce mode de vie est perçu comme un idéal alternatif ;
l’épisode de sa vie où il a passé une nuit en prison pour avoir refusé
de payer ses impôts a été interprété comme l’acte fondateur de la
désobéissance civile, inspirant les positions de Martin Luther King Jr.
ou de Gandhi6 ; sa lutte en faveur des Indiens et contre l’esclavage des
Noirs, la place accordée aux femmes dans le mouvement transcendan-
taliste en général, témoignent de ses préoccupations égalitaires ; enfin,
on a lu le voyage qu’il entreprend avec son frère vers la source des
rivières Concord et Merrimack comme un voyage initiatique moderne
reprenant l’enseignement du Bhagavad-Gita7.

3. Le transcendantalisme est un mouvement littéraire, intellectuel, culturel, philosophique, né


à Concord (près de Boston) en 1836, date à la fois de la parution de l’essai Nature de Ralph Waldo
Emerson et de la création du Transcendental Club à Cambridge (Mass.) par le même homme. Les
figures les plus importantes du mouvement sont, outre Emerson, Henry David Thoreau, Walt
Whitman, Margaret Fuller et Bronson Alcott, entre autres. C’est surtout l’héritage d’Emerson et
de Thoreau qui nous occupera ici dans la mesure où ils sont les plus largement lus et cités,
présents dans tous les curricula académiques aux États-Unis.
4. Voir notamment et sans prétendre à l’exhaustivité : George Kateb, The Inner Ocean: Indivi-
dualism and Democratic Culture, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1992 ; Jane Bennett,
Thoreau’s Nature: Ethics, Politics and the Wild, Thousand Oaks, Londres, Sage Publications, 1994 ;
Charles E. Mitchell, Individualism and Its Discontents: Appropriations of Emerson, 1880-1950,
Amherst, University of Massachussetts Press, 1997 ; Michael Meyer, Several More Lives to Live.
Thoreau’s Political Reputation in America, Westport, Connecticut, Greenwood Press, 1977.
5. P. Breton, le Culte de l’internet…, op. cit., p. 81 sq.
6. H. D. Thoreau, Resistance to Civil Government, 1849 (trad. G. Villeneuve, la Désobéissance
civile, Paris, Mille et une nuits, 1997). Voir Anita Haya Patterson, From Emerson to King, New
York/Oxford, Oxford University Press, 1997 ; George Hendrick, “The Influence of Thoreau’s ‘Civil
Disobedience’ on Gandhi’s Satyagraha”, New England Quarterly, décembre 1956, 29/4, p. 462-
471.
7. Le Bhagavad-Gita vient alors d’être traduit et introduit aux États-Unis et Thoreau le
commente à plusieurs reprises.

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16-a-Bessone:Mise en page 1 22/06/11 18:15 Page 147

Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine

La contre-culture a ainsi exhumé le transcendantalisme enterré sous


le pragmatisme, philosophie « officielle » des États-Unis qu’elle refu-
sait, et l’idéologie de l’internet s’inscrit dans la continuité de cette
démarche. On peut en effet repérer des axes conceptuels qui relient
Emerson ou Thoreau à Norbert Wiener, Steve Jobs ou Bill Gates : dans
la volonté de mettre en œuvre la transparence des esprits et la commu-
nication des âmes, dans la subversion de l’opposition traditionnelle
entre le public et le privé, enfin et surtout dans un certain attachement
aux valeurs démocratiques. Comprendre la genèse du discours sur
l’internet, les intentions qui ont présidé à sa création et les justifications
qui accompagnent son explosion, permettra de saisir sa force utopique
et ses limites idéologiques – de cerner les nécessaires limites de la
transparence : limites à la fois inévitables étant donné l’objet qui se
donne à voir, le soi, et l’instrument de la visibilité, l’internet, et indis-
pensables si ce « soi » transparent est figuré comme le modèle de toute
individualité démocratique à venir. Après avoir montré comment l’idéo-
logie du tout visible de l’internet concorde sur un certain nombre de
critères essentiels à la démocratie perfectionniste prônée par Emerson
et Thoreau, on verra sur quels points elle s’en détache pour osciller
entre une exigence éthique forte, celle du perfectionnisme, et une
pratique économique néolibérale « décomplexée ».

Un état de conscience supérieur dans un monde meilleur ?


Dans Le Monde du 1er juillet 2000, on pouvait voir une publicité pour
un nouveau portail internet dont la légende disait : « Je suis ce que je
sais, ce que je sens, ce que je vois. Je suis des millions de personnes
et tous ensemble nous sommes internet. » Cette accroche est l’expres-
sion même de la promesse d’accéder à une conscience universelle où
le moi individuel, défini en termes de connaissance, d’appréhension et
de relation, se fond dans un moi global, défini par l’immédiateté de son
caractère autotransparent. La ressemblance est frappante avec la
description émersonienne de l’état de l’âme prise dans le « réseau » de
l’Over Soul : « Je deviens un œil transparent ; je ne suis rien ; je vois
tout ; les courants de l’Être Universel coulent en moi8. »
Le transcendantalisme repose sur la croyance mi-philosophique, mi-
religieuse, en l’unité spirituelle du monde : ce n’est pas un culte déiste9,
ce n’est pas non plus une pensée explicitement utopique. C’est une
croyance en l’unité de la foi et de la raison, doublée d’un programme
d’action politique. Au-delà des apparences, de la surface insignifiante

8. R. W. Emerson, « Nature », dans Essais, trad. A. Wicke, Paris, Michel Houdiard, 1997, p. 16.
9. Pas plus que le culte du tout visible sur l’internet : pas d’institutionnalisation, pas de
centralisme hiérarchisé, pas de figure divine personnifiée, pas de dogmes positifs, mais l’existence
d’un bien et d’un mal.

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Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine

de la vie américaine, ce qu’il importe de découvrir et de comprendre,


c’est l’intime de chaque être. Il n’y a qu’une seule Nature. Obéir au
Dieu, c’est en même temps obéir à sa nature profonde ; découvrir le
divin, c’est se connaître soi-même et faire confiance à ce qui en soi est
individuel, contre ces rapports superficiels et hypocrites avec les autres
sur le mode du conformisme. La matérialité des choses et des rapports
humains est un écran qui dissimule leur essence universelle et divine.
Or cette aspiration à la vérité dissimulée des choses semble être à
l’origine de l’invention de l’ordinateur dans les années 1960 par
l’équipe rassemblée autour de Steve Jobs : « L’extase, le satori, sont
associés clairement à la recherche de la transparence qui fait voir la
réalité des choses10. »
Emerson et Thoreau exaltent l’individualisme, la liberté de cons-
cience et d’expression (de son être intime), parce qu’être vrai à soi-
même, c’est être vrai dans le réseau des êtres. Emerson fait appel au
génie, seul porteur de l’authenticité. L’affirmation de ma liberté à être
et à penser ce que je suis intimement, parce que c’est seulement dans
cette mesure que je m’intègre dans l’universel, dans cette mesure aussi
que j’ai une présence politique, représente l’expression de ce que
Stanley Cavell a identifié sous le nom de « perfectionnisme moral11 ».
Le perfectionnisme émersonien est une revendication de ma liberté
comme dépendant de ma voix. La question du consentement devient
celle de savoir si, en termes wittgensteiniens, ma voix publique est ma
voix privée, si la voix que je prête, quand je reconnais qu’une société
est la mienne, qu’elle parle pour moi, est ma voix, ma voix propre12.
Il ne s’agit pas de faire l’apologie du surhomme, mais bien d’insister
sur cette part de divin qui est en chacun de nous, et qu’il faut retrouver,
qu’il faut laisser s’exprimer. Pour l’actualiser, il faut privilégier la
confiance en soi (self-reliance) sur la conformité à l’opinion du plus
grand nombre13. En ce sens, c’est bien une forme radicale d’individua-
lisme que revendique Emerson, mais si chacun d’entre nous osait suivre
son impulsion, son intuition, nous pourrions tous être nobles, héroïques,
géniaux, autonomes. Trust thyself, telle est l’injonction d’Emerson14, à
laquelle fait écho le Explore thyself de Thoreau15. Confiance en soi et
connaissance de soi sont indissociables.

10. P. Breton, le Culte de l’internet…, op. cit., p. 50.


11. S. Cavell, Conditions nobles et ignobles, la constitution du perfectionnisme émersonien, trad.
C. Fournier, S. Laugier, Combas, L’Éclat, 1993.
12. Sandra Laugier, Recommencer la philosophie, Paris, PUF, 1999, p. 173. Voir aussi id., Une
autre pensée politique américaine, la démocratie radicale d’Emerson à Stanley Cavell, Paris, Michel
Houdiard, 2004.
13. Thème fondamental chez Emerson, voir George Kateb, Emerson and Self-Reliance, Lanham,
Boulder, Rowman & Littlefield Publishers, [1995] 2002.
14. « Crois en toi-même », (“Self Reliance”) « Confiance et autonomie », R. W. Emerson, Essais,
op. cit., p. 30.
15. H. D. Thoreau, « Explore-toi toi-même », Walden, ou la vie dans les bois, trad. L. Fabulet,
Paris, Gallimard, 1922, p. 321.

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Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine

On a d’abord un instinct, puis une opinion, puis une connaissance,


comme la plante a des racines, un bourgeon, un fruit. Il faut faire
confiance à l’instinct jusqu’à la fin, même si on ne peut pas en rendre
raison. […] Si vous lui faites confiance jusqu’à la fin, il mûrira et
donnera la vérité, et vous saurez pourquoi vous croyez16.
Cette self-reliance que chacun cultive permet à la fois d’être en
accord avec son caractère et d’aspirer au self-government. La Déclara-
tion d’indépendance américaine fait état du droit des peuples à choisir
leur gouvernement pour justifier la sécession des colonies vis-à-vis de
l’Empire britannique et leur constitution en une union. Pour Emerson,
ce concept politique de self-government s’applique aussi aux individus
– car il y a analogie entre l’organisme individuel et l’organisme collectif,
le corps singulier et le corps politique, et leurs « constitutions » (à la
fois organique et politique) selon les mêmes lois naturelles17. Le
concept de self-government sert à la constitution d’un homme nouveau,
l’Américain, après avoir servi à la Constitution d’une nation. Par
opposition au self-government, le conformisme est cette maladie de la
modernité, qui pousse les hommes à n’oser ni exister, ni penser par eux-
mêmes et préférer s’en remettre aux autres. C’est la peur de l’opinion
des autres. Il y a chez Emerson une véritable « aversion du conformis-
me18 », c’est-à-dire de l’attitude trop répandue parmi les hommes qui
consiste à oublier qu’ils sont capables d’être des êtres moraux et libres.
Quatre grands aspects présents dans cette critique du conformisme
au nom d’une véritable démocratie fondée sur l’individualisme sont
relayés par la contre-culture puis par l’idéologie de l’internet : le refus
de la conformité aux normes dominantes, l’exaltation du mouvement,
le caractère fondamental de la voix et de la conversation et la remise
en cause des catégories sociales du public et du privé.

Une nouvelle démocratie américaine


La contre-culture est d’abord le refus des contraintes et des normes
dominantes. Elle est le fait des drop out, ceux qui rompent avec leur
environnement traditionnel, auxquels on peut comparer ceux qui
passent leurs journées et leurs nuits à surfer sur le réseau. Cet abandon
du cadre traditionnel est aussi une protestation. Renaît ainsi le mythe
de la route, reprise moderne d’un thème essentiel dans un pays qui a
si longtemps vécu en repoussant ses frontières. Le transcendantalisme
est déjà une pensée du départ, de la migration et la revendique comme
spécifiquement américaine, en opposition avec l’idéologie moribonde

16. R. W. Emerson, “Intellect”, “Essays, Second Series”, dans Essays, Londres/New York,
Everyman’s Library, 1967, p. 182.
17. Voir S. Cavell, Conditions nobles et ignobles…, op. cit., note 10.
18. S. Laugier, Recommencer la philosophie, op. cit., p. 172.

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Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine

de la vieille Europe19. L’Amérique est mouvement, non pas attachement


ni enracinement, synonymes de pétrification. Plonger au fond de son
être-américain n’équivaut pas à chanter un attachement nostalgique
pour l’Amérique « pure » et ses grands hommes du passé, mais décou-
vrir ce qui en soi est étranger et ouvrir le chemin pour les héros de la
démocratie à venir, les pionniers : la figure de référence est celle de
Christophe Colomb. C’est en cela que l’Amérique est à venir, à inventer,
qu’elle est « jeune ». C’est la même revendication d’actualité brûlante
qui motive la « génération 2.020 ». La « net-économie » a fondé ses
heures de gloire sur la rapidité, le mouvement, l’adaptation : le terme
même de start-up est emblématique de cette tendance à la fois politique
et économique. Comme le transcendantalisme, la culture internet
repose sur l’idée que le monde appartient à chaque nouvelle génération.
Thoreau fait sécession en se retirant à Walden et place son geste sous
le signe non pas de l’installation, mais du départ.
La protestation n’est cependant pas que refus, elle est aussi création
d’une culture parallèle, qui cherche à former une vraie communauté
sociale21, fondée sur les principes de la liberté, de l’égalité et de la
fraternité. Le drop out est aussi un plug in. Cette démocratie revendi-
quée s’appuie sur deux principes fondamentaux : la liberté d’expression,
qui donne à chacun sa voix, ainsi que la possibilité matérielle de
l’exprimer, et la subversion du couple public/privé, qui crée un nouveau
lien social. Chaque individu peut à la fois avoir un accès direct à la
connaissance et l’information, ce qui augmente son état de conscience,
améliore ses capacités et fait de lui un citoyen éclairé, et être en rapport
immédiat avec des individus semblables à lui. Semblables dans leur
désir de communiquer et de comprendre le monde autour d’eux. Sem-
blables parce que chacune de leurs voix se fait entendre et que la
démocratie se construit dans leur unisson22. C’est d’emblée l’enjeu de
l’internet :

19. R. W. Emerson, « L’intellectuel américain », dans Essais II, trad. A. Wicke, Paris, Michel
Houdiard, 2000. S. Laugier, Recommencer la philosophie, op. cit., p. 69.
20. L’expression « Web 2.0 » a été lancée et popularisée par l’éditeur Tim O’Reilly en 2004
lors d’une conférence de presse où il l’utilise pour désigner le Web comme plate-forme de
communication ; il oppose le Web 1.0 symbolisé par l’Encyclopedia Britannica Online au Web 2.0
symbolisé par Wikipedia (http://oreilly.com/web2/archive/what-is-web-20.html). Le terme avait
été créé par Darcy DiNucci : dans son article “Fragmented Future”, Print, 1999, 53/4, elle écrit :
« On ne comprendra plus le Web [à venir] comme des écrans déroulant du texte et du graphisme,
mais comme un mécanisme de transport, comme l’éther dans lequel se produira l’interactivité »
(p. 32).
21. En ce sens, si comme le souligne Paul Mathias (la Cité internet, Paris, Presses de Sciences-
Po, 1997), il n’y a pas de netizen (citoyen de l’internet) au sens strict, si la communauté internet
n’est pas politique, il s’agit bien, dans un certain nombre de discours, de faire du réseau l’outil
de construction d’une « autre » communauté sociale notamment fondée sur la liberté d’expression
et d’information.
22. Voir le projet proposé dès 1994 par Albert Gore, alors vice-président des États-Unis, lors
d’une conférence internationale sur les télécommunications : « La global information infrastructure
permettra d’établir une sorte de conversation globale dans laquelle chaque personne qui le veut
pourra dire son mot… Ce ne sera pas seulement une métaphore de la démocratie en marche ; dans
les faits, elle encouragera le fonctionnement de la démocratie en accroissant la participation des

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Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine

La vie à l’intérieur des flux informationnels se déroule exactement


comme Thomas Jefferson l’aurait voulu […], régie par la primauté des
libertés individuelles, le souci du pluralisme, la diversité, l’esprit de
communauté. […] L’ouverture et la liberté sont les vraies promesses de
cette technologie23.
L’internet donne une voix à chacun et la conversation ainsi créée
représente la « démocratie en marche ». Rappelons à quel point le
concept de conversation est central pour toute la pensée politique
américaine, et en particulier depuis les transcendantalistes24. Les voix
toutes ensemble font le corps politique. La dimension commune de la
self-reliance, en se manifestant, crée la communauté des hommes,
contre la juxtaposition de solitudes silencieuses et indifférentes. La
présence physique et la voix se distinguent radicalement, voire font
obstacle l’une à l’autre : en ce sens, la présence physique crée l’opacité
et la voix rétablit ou rend possible la transparence. La matière du corps
politique est paradoxalement faite de cette étrange matérialité qu’est
la voix des citoyens25 et c’est ainsi qu’il ne fait qu’un, E pluribus unum.
Pourquoi Thoreau se retire-t-il à Walden ? Pour se faire entendre. C’est
dans l’isolement qu’il se propose de s’adresser à ses prochains : si
Thoreau revendique le droit de refuser la participation à une citoyen-
neté qui a perdu toute signification morale, il ne s’agit pas pour autant
de disparaître de la collectivité. Il cherche un autre moyen d’action et
c’est la voix qui le lui fournit.
Je ne me propose pas d’écrire une ode à l’abattement, mais de clairon-
ner avec toute la vigueur de Chanteclair au matin, juché sur son
perchoir, quand ce ne serait que pour réveiller mes voisins,
écrit Thoreau dans l’épigraphe de Walden, phrase qui se répète mot
pour mot dans le chapitre « Où je vécus et ce pourquoi je vécus26 ». S’il
choisit donc de se séparer de la ville, il reste à portée de voix : ce qui
importe, c’est de réveiller les hommes, ses proches. Le coq est l’oiseau
du jour nouveau, transition et création. Cette épigraphe trouve d’une
certaine manière sa résolution dans la dernière phrase de Walden :
La lumière qui nous crève les yeux est ténèbres pour nous. Seul point
le jour auquel nous sommes éveillés. Il y a plus de jour à poindre. Le
soleil n’est qu’une étoile du matin27.
Chanteclair est la figure d’un porte-parole pour des hommes qui ont
perdu, avec l’habitude, l’usage de leur voix, qui ont renoncé à faire

citoyens à la prise de décision et elle favorisera la capacité des nations à coopérer entre elles »
(http://www.friends-partners.org/oldfriends/telecomm/al.gore.speech.html).
23. Mitchell Kapor, “Where is the Digital Highway Really Heading ?”, dans Wired, juillet-août
1993.
24. Voir Stanley Cavell, les Voix de la raison, trad. S. Laugier et N. Balso, Paris, Le Seuil, 1996
et S. Laugier, Recommencer la philosophie, op. cit., p. 164 : « Ainsi se forme le concept […] de
conversation : pour que le gouvernement soit légitime, tous doivent y avoir, ou y trouver leur voix. »
25. Bruno Bernardi, « Un corps composé de voix », dans Cahiers philosophiques, avril 2007,
109, p. 29-40.
26. H. D. Thoreau, Walden, ou la vie dans les bois, op. cit., p. 84.
27. Ibid., p. 332.

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Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine

usage de leur propre entendement et de leur self-government. La voix


est avant tout revendication, capacité à se faire entendre ; elle n’est pas
contenu de parole. Elle est action et la « vérité » des mots étant inac-
cessible, il faut se méfier par principe de qui prétend dire seul la vérité.
La situation d’énonciation compte dans sa dimension performative. La
seule chose qui demeure paradoxalement des mots est l’acte dans
lequel ils sont prononcés et entendus, leur existence sociale en tant
que matériaux volatiles d’un langage construit comme moyen de
communication.

Transparence et visibilité :
subversion de l’opposition public/privé
Or il est nécessaire de se poser le problème de sa voix pour
reformuler et résoudre l’opposition caduque entre le public et le privé.
Ce qui se pensait en termes de privé et de public, à tort, est en réalité
à agir en termes de voix ou d’expression. C’est en oubliant leurs reven-
dications faussement privées, qui ne sont que le témoignage d’un
horizon étroit et d’un égocentrisme généralisé, que les hommes, plon-
geant dans l’intime, retrouveront leur capacité à être expressifs, c’est-
à-dire à être publics. Parler en ce sens permet de ne pas rester des
individus privés d’autre, enfermés l’un avec l’autre peut-être physique-
ment sur un territoire commun, mais toujours l’un sans l’autre, fondus
dans la masse des conformistes. Le principe d’hospitalité invoqué par
Thoreau dans le chapitre « Pendaison de crémaillère » travaille précisé-
ment à renouveler la réflexion sur ce qu’est une société juste sans tenir
pour acquise la territorialité comme condition d’une vie en commun ou
l’opposition entre droit de visite/droit de conquête et autochtonie. Il est
intéressant de relire ce passage dans son intégralité :
Je rêve parfois d’une maison plus grande et plus populeuse, debout
dans un âge d’or, de matériaux durables, et sans travail de camelote,
laquelle encore ne consistera qu’en une pièce, un hall primitif, vaste,
grossier, solide, sans plafond ni plâtrage, avec rien que des poutres et
des ventrières pour supporter une manière de ciel plus bas sur votre
tête […]. Une maison dont l’intérieur est tout aussi ouvert, tout aussi
manifeste qu’un nid d’oiseau, et où l’on ne peut entrer par la porte de
devant et sortir par la porte de derrière sans apercevoir quelqu’un de
ses habitants ; où être un hôte consiste à recevoir en présent droit de
cité au logis, non pas à se voir soigneusement exclu de ses sept huitiè-
mes, enfermé dans une cellule à part, et invité à vous y croire chez vous
– en prison cellulaire. De nos jours l’hôte ne vous admet pas à son foyer,
mais a demandé au maçon de vous en construire un quelque part dans
sa ruelle, et l’hospitalité est l’art de vous tenir à la plus grande
distance28.

28. H. D. Thoreau, Walden, ou la vie dans les bois, op. cit., p. 242-243.

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Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine

Dans ce modèle, l’espace intérieur permet de communiquer avec


l’extérieur, recréant en son sein une communauté ouverte, libre, sans
exclusion ni censure. Ce modèle s’oppose radicalement à la juxtaposi-
tion de communautés posées comme non miscibles en nature ou en
culture : elle trace l’image d’une démocratie idéale, d’une réalisation
architecturale des principes du libéralisme comme reconnaissance
d’une symétrie des relations entre membres de la société.
Les relations et les êtres y seraient alors transparents les uns aux
autres, comme chacun le serait à lui-même.
La transparence, comme croyance, est une subversion de l’axe intério-
rité/extériorité. Il peut bien y avoir, en apparence, un extérieur visible
et un intérieur caché, mais dès lors que tout est connaissable, l’intérieur
passe toujours potentiellement à l’extérieur : il est retournable « comme
un gant »,
écrit Philippe Breton analysant le fonctionnement de l’espace de
l’internet29. La notion de vie privée se dissout de l’intérieur. L’utopie
de Thoreau est porteuse de l’idéologie du Web comme tout-visible30.
Des maisons de verre, l’admission de tous dans l’intimité31, sans
limites internes entre espace public et espace domestique, c’est le
principe même d’une multiplicité de projets mis en œuvre sur la Toile
dans la dernière décennie, depuis le projet Here and Now en 200032
jusqu’à la récente explosion de Facebook. La justification des inter-
nautes est l’héritière de l’éthique puritaine : ils n’ont « rien à cacher »,
on ne dissimule que ce dont on a honte, soit ce qui est mal33. Tout est
donc mis en regard, le plus intime s’offrant jusqu’à l’exhibition. Le
secret ou le caché est le péché. Le projet Here and Now pousse la
communication jusqu’à l’ubiquité :
Si une demi-douzaine de maisons équipées comme celle-ci étaient
interconnectées (dans le monde entier), nous pourrions créer un espace
à la fois réel et virtuel, complètement inédit […]. Nous nous verrions
et nous entendrions en permanence, comme si nous étions dans une
seule et même habitation. La vraie promesse de l’internet, c’est de

29. P. Breton, le Culte de l’internet…, op. cit., p. 73.


30. Voir G. Wajcman, l’Œil absolu, Paris, Denoël, 2010. Voir la profession de foi de Mark
Zuckerberg, sur la page d’accueil de sa page Facebook : « J’essaie de rendre le monde plus ouvert
en aidant les gens à se connecter et à partager » (http://www.facebook.com/markzuckerberg).
31. Sur la catégorie de l’intime, voir Michaël Fœssel, la Privation de l’intime, Paris, Le Seuil,
2008.
32. Voir la présentation du projet dans l’article de Y. Eudes, Le Monde, 28 avril 2000 : « La
grande maison bleue n’est pas un lieu ordinaire […]. Tout ce qui s’y passe peut être vu et entendu
sur la Terre entière. Erik […] et ses cinq amis vivent en direct sur l’internet vingt-quatre heures
sur vingt-quatre. Neuf caméras fonctionnent en permanence dans le salon, la cuisine, la salle de
jeux et chacune des chambres à coucher du premier étage […] “Je considère tous les gens qui se
connectent comme mes invités, je leur parle et je prends soin d’eux comme s’ils étaient
physiquement parmi nous”. »
33. Voir la remarque célèbre d’Eric Schmidt, PDG de Google : « S’il y a quelque chose que vous
voulez que tout le monde ignore, peut-être devriez-vous commencer par éviter de faire cette chose »
(interview donnée le 3 décembre 2009 sur CNBC, http://www.huffingtonpost.com/2009/12/0
7/google-ceo-on-privacy-if_n_383105.html).

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Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine

pouvoir être en plusieurs endroits simultanément, de vivre plusieurs


vies en parallèle.
Est mise à l’épreuve ici l’idée paradoxale que l’enfermement sur soi
et la séparation physique ne sont plus un obstacle, mais une condition
à la vraie rencontre de l’autre. Ce qui est le plus intime est le plus
offert, sans danger : la mise à distance rend publics des comportements
auparavant privés. Les consciences communiquent sans que les corps
s’agglutinent et que le regroupement forcé sur un territoire commun,
limité, à partager, ne pousse les hommes à perdre le respect qu’ils se
doivent et qui est aussi une fonction de la mise à distance34.
En outre, si nous menons des existences parallèles, nous nous
trouvons au carrefour de points de vue, au centre du réseau. De là, notre
vision du monde et notre action sur le monde seront complètes. Pour
les transcendantalistes, si nous nous percevons comme simples, c’est
que nous n’avons pas conscience du réseau des êtres, c’est que notre
vision sur le monde est faussée par l’aspect statique et parcellaire de
ce que nous refusons de considérer comme un simple point de vue.
C’est aussi que nous fermons les yeux à notre être double, à notre
complexité, qui fait de nous-mêmes toujours en même temps notre
propre voisin. Il faut multiplier les points de vue dans le temps et
l’espace pour chercher à comprendre le monde de l’intérieur. Mais ce
que les transcendantalistes ont admis, et que l’idéologie du tout-visible
de l’internet n’a pas encore appris, c’est que nous ne sommes pas
transparents pour nous-mêmes. Multiplier les points de vue pour le
transcendantalisme est une méthode pour parvenir à se voir sous des
angles variés dont jamais ni l’un d’entre eux ni la totalité ne donnera
la « vérité » de notre être, inaccessible. Par contraste, la personne qui
communique sur le réseau social Facebook semble pouvoir entièrement
se réduire à un certain nombre de critères (centres d’intérêt, statut
amoureux, goûts musicaux, top ten des livres préférés, nombre d’amis)
qui réduisent ce qu’elle est à cette liste35. Ce réductionnisme est
indissociable de l’exigence de transparence.
L’idéologie de l’internet doit ainsi son succès à son enracinement,
par-delà les générations, dans une pensée proprement américaine,
démocratique et faisant appel à la transparence comme catégorie d’être.
C’est l’espoir d’une société globale et unifiée, pacifiée, qui motive les
utilisateurs militants de l’internet. Le monde serait enfin harmonieux,
sans conflit, puisque chacun pourrait entrer en contact avec son
prochain et le comprendre, parler le même langage que lui et se dévoi-

34. « Nous vivons en paquet et sur le chemin l’un de l’autre, trébuchons l’un sur l’autre et
perdons ainsi, je crois, du respect l’un pour l’autre […]. La valeur d’un homme n’est pas dans sa
peau, pour que nous le touchions » (H. D. Thoreau, Walden, ou la vie dans les bois, op. cit., p. 136).
35. Zadie Smith, “Generation Why ?”, The New York Review, 25 novembre 2010. Elle cite Jaron
Lanier, You’re not a Gadget: A Manifesto, New York, Random House Knopf, 2010, dans lequel il
étudie la manière dont les internautes se réduisent eux-mêmes afin de rendre leur description
informatique plus juste.

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Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine

ler en le découvrant. Or c’est là que nous atteignons les limites de cette


idéologie, en particulier dans son lien avec le transcendantalisme. Deux
problèmes se posent, tous deux trouvant leur origine dans la confluence
entre une pensée politique héritée de ces premières voix de l’Amérique,
Thoreau et Emerson, et une pensée économique néolibérale36. La
transparence dont se prévaut l’internet est avant tout une transparence
des échanges : tout est flux de communication et d’interactivité ; tout ce
qui s’échange est bien de consommation auquel j’ai droit et que je peux
acheter. Le langage et l’accès à l’autre ne sont que des cas particuliers
de ce commerce interplanétaire duquel dépendent la résolution des
conflits et l’harmonie37. Mon rapport à l’autre est-il à ce point condi-
tionné par un schéma économique ? Le langage n’est-il qu’un de ces
biens que je peux posséder dans un marché du libre-échange ? La com-
munication a-t-elle pour horizon idéal la transparence ? La réalité des
objets, des phénomènes et des individus est-elle entièrement épuisée
dans l’information qui les constitue et qui s’échange dans un courant
permanent ? Les limites de cette idéologie de la transparence qui sous-
tend le discours sur l’internet tiennent à trois points : le « soi » n’est pas
transparent ; l’internet n’est pas un véhicule d’expression transparente ;
le soi, par définition opaque, qui s’exprime dans les réseaux internet,
n’est pas une figure adéquate du citoyen démocratique. Ces limites sont
donc de fait et de droit, en quelque sorte ; elles tiennent tant aux objets
en jeu qu’à l’interprétation qui en est faite dans le discours exaltant les
vertus de l’internet. Bien sûr, on s’intéresse ici au discours sur l’expres-
sion sociale de soi dans une démocratie et non pas aux usages politi-
ques, extrêmement variés, qui peuvent être faits des réseaux sociaux.

Les limites de la transparence


Pour certains adeptes du culte de l’internet, il présente l’avantage
de permettre une communication entre des esprits, alors que le corps
est obstacle. Cette conception repose sur un dualisme massif : l’esprit
est destiné à se détacher du corps pour capter les formes universelles ;
il doit se libérer des chaînes particulières qui le bloquent dans la cave
d’un platonisme caricatural. La parole incarnée perd en pertinence,
puisqu’elle est reliée à l’individualité et à l’intériorité, « à la singularité
d’une opinion ou d’un regard sur le monde » qui devrait être dépassée38.
L’internet est le monde de l’anonymat, de l’avatar ou du pseudonyme,

36. De ce point de vue, la critique rejoint celle de Paul Mathias qui dénonce l’appropriation
de réseau par les intérêts purement économiques (la Cité internet, op. cit.)
37. Reprise du thème classique s’il en est des vertus pacifiques du commerce, déjà exploré et
nuancé chez les premiers penseurs « libéraux » du XVIIIe siècle, Montesquieu, Quesnay ou Adam
Smith.
38. Voir Pierre Lévy, World Philosophie, Paris, Odile Jacob, 2000, pour une présentation de la
« gnose » qui accompagne cette approche ; ici p. 73.

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Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine

qui signalent le détachement du corps dont nous serions prisonniers39.


Or, pour les transcendantalistes, c’est bien l’individu incarné qui est
source d’une voix authentique. Il ne s’agit pas de se fondre dans un tout
où les individualités disparaîtraient mais, en refusant le conformisme,
de mener une conversation constituée de voix distinctes exprimant des
points de vue distincts et situés. Si l’intuition est le mode d’accès aux
choses préférable à la raison, c’est aussi parce qu’elle fait sa place,
dans le processus de connaissance, à la sensation.
Le rapport à la vérité n’est pas d’abord une connaissance, un accès
à une forme sans matière, mais se fait dans la réceptivité d’une
perception intuitive, qu’on ne peut choisir, qu’on ne peut refuser, qui
est « fatale ».
Si je vois un trait, mes enfants le verront après moi et au fil du temps
toute l’humanité, quoiqu’il soit possible que personne ne l’ait vu avant
moi. Car la perception que j’en ai est quelque chose d’aussi réel que
le soleil40.
La fatalité réside dans le fait, d’une part, que l’expérience sensorielle,
parce qu’elle est si puissante, nous fait croire à la permanence et la
stabilité ; d’autre part, et les deux conséquences sont liées, que le des-
potisme des sens mène à la routine. L’intuition engage toute l’âme et
est inséparable d’une attitude, celle d’hommes luttant pour la perfecti-
bilité de leur condition. La sensation ne doit ni nous endormir ni nous
aveugler, mais au contraire nous renforcer dans notre self-reliance qui
est engagée dans l’ici et le maintenant, dans ma condition particulière
que je ne peux ni refuser ni dépasser.
Selon Cavell, c’est une réinterprétation du scepticisme qui est en jeu
ici, qui transforme la question théorique « que pouvons-nous connaî-
tre ? » en une constatation : le scepticisme est vécu et concerne notre
condition. Le doute ne porte pas d’abord sur la connaissance, mais sur
notre accès à nous-mêmes, parce qu’il est perverti par la non-volonté
de reconnaître l’humanité d’autrui. Or « ce qui obstrue ma vision de
l’autre n’est pas […] le corps de l’autre, mais mon incapacité ou ma
non-volonté de l’interpréter, de le juger exactement, d’effectuer les
bonnes connexions41 ». On se trompe d’enjeu et de problème si l’on
cherche à nier le corps. Il n’est pas à évacuer, mais à prendre en
compte, à la fois parce qu’il est la clef de notre rapport au monde et
parce qu’il est limitant et qu’il faut accepter, tracer, construire sur ces

39. Voir le ou les mouvements des Anonymous, où l’internet est utilisé par plusieurs
communautés d’internautes pour mener des actions collectives organisées, qui n’apparaissent
physiquement en public que portant le masque de Guy Fawkes, popularisé par le roman graphique
V pour Vendetta d’Alan Moore et symbolisant l’anarchie. Les Anonymous ont récemment monté
l’opération Leakspin-Crowdleak pour favoriser la diffusion des dépêches recueillies par
WikiLeaks.
40. R. W. Emerson, « Expérience », cité par S. Laugier, Recommencer la philosophie, op. cit.,
p. 159.
41. S. Cavell, les Voix de la raison, op. cit., p. 531.

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limites. Le véritable enjeu porte sur le rapport que j’ai à ma propre


individualité, qui m’échappe.
C’est là qu’intervient la revendication de ma voix comme la mienne.
La seule solution pour prendre en charge l’illusion que mon privé est
nécessairement caché dans une inexpressivité radicale, c’est de
revendiquer mon autonomie dans/par ma voix. Je donne naissance à la
communauté démocratique si et seulement si je me reconnais et
m’affirme dans mon expression. Je risque mon identité, je risque mon
rapport aux autres (qui gagne alors une dimension publique) dans l’acte
de faire entendre ma voix ; et dans le même temps, je constitue cette
société au nom de laquelle je parle. C’est en me posant ainsi dans un
acte toujours déjà politique que mon obscurité, mon opacité à moi-
même, parce que je me donne à entendre aux autres, se résoudra dans
un autogouvernement. C’est le nouvel homme « ordinaire » qui est pensé
ainsi.
Rendre le privé public, faire en sorte que ma voix privée soit publique :
c’est bien le problème de la démocratie, et de l’ordinaire même.
Comment ma voix individuelle peut-elle devenir commune, représenta-
tive […] ? […] Le but de la politique devient la construction d’un
homme. L’espoir américain devient celui de la construction d’un homme
nouveau et d’une nouvelle culture, l’un et l’autre domestiqués […] :
l’homme domestique est celui qui arrivera à accorder son intérieur et
son extérieur, sa voix publique et sa voix privée42.
En quoi l’internet rate-t-il ce projet ? Il semble dans un premier
temps qu’au contraire, avec la possibilité offerte à chacun de créer une
page personnelle, un compte Facebook ou un blog sur le Web, soient
donnés en même temps à chacun le lieu et la possibilité de faire
entendre sa voix dans un champ public ; il semble que la mise en rela-
tion de voix différentes dans les forums ou à travers les commentaires
corresponde précisément à l’aspiration à donner à sa voix un enjeu
public, à créer un nouvel espace public, virtuel, de conversation.
Mais les utilisateurs de l’internet sont derrière un écran, qui les
dissimule aux regards, et dont la fonction primordiale est de les protéger
pour permettre la communication ; l’ouverture et l’échange entre les
individus ou les communautés ne sont possibles que parce que l’univers
numérique renforce considérablement les possibilités d’occultation.
D’abord parce que l’absence de hiérarchisation des informations sur le
réseau est un obstacle à la transparence effective : tout s’y trouve donc
rien ne s’y distingue. La fiabilité de l’information finit par être
strictement quantitative. Ensuite,
les questions fondamentales de l’origine du message, de l’identité de
l’émetteur, de l’authenticité du contenu, celles de la propriété, de la

42. S. Laugier, « Emerson : penser l’ordinaire », dans Revue française d’études américaines,
2002/1, no 91, p. 57-59.

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responsabilité, du sujet, n’ont souvent pas de réponse certaine sur le


Web, où chacun peut émettre, recevoir, copier, manipuler. Qui parle ?
D’où communique-t-on ? L’énoncé est-il vrai, complet, intègre ? Qui est
responsable ? [L’internet] est un univers de mots de passe, de codes, de
pseudonymes, indispensables pour survivre dans la maison de verre
planétaire, mais qui l’apparentent à un gigantesque bal masqué43.
Ce n’est donc pas ma voix que je peux faire entendre sur l’internet,
mais une voix, que je ne fais entendre que grâce à la distance entre elle
et moi. Outre les innombrables effets de brouillage et de glissements
qu’un tel anonymat entraîne (un « je » qui n’est pas vraiment moi – en
tout cas rien ne le prouve et « je » peux être en même temps des voix
différentes aux noms différents – s’adresse en code à un autre que je
n’ai jamais reconnu comme tel, qui n’a même pas besoin d’exister pour
être), nous sommes ici à l’opposé du projet émersonien de constitution
d’un homme structuré par la confiance en soi et qui pense sa voix
comme commune. L’homme du Web ne « représente » rien, pas même
lui-même. L’opacité se confond avec la confidentialité et la responsa-
bilité de l’agent politique est perdue dans l’anonymat du consommateur
d’informations.
Une conséquence plus grave se fait jour : si l’origine et la destination
de la voix perdent toute pertinence (l’émetteur et le récepteur ont
disparu dans le Wiki), la structure de la revendication ou la représenta-
tivité de cette voix disparaissent et ne demeure que le contenu du mes-
sage. Et si le contenu est susceptible d’être incomplet, ou d’être une
citation qui ne se reconnaît pas pour telle (dans une parfaite incons-
cience ou insouciance de la « différence de posture » à l’œuvre dans
l’opposition entre dire et citer44), devient primordiale la réalité des mots
placés devant nos yeux. La voix a perdu sa dimension d’acte politique,
mais le message prend toute la place. Il n’y a plus aucun moyen d’éta-
blir une éventuelle distance entre ce que nous disons et ce que nous
voulons dire. Le message gagne en évidence ce qu’il perd en signi-
fication.
Or il ne suffit pas de parler pour dire. Le langage, en particulier ce
langage doublement codé de l’échange informatique, demeure un
véhicule imparfait de soi ; ou du moins il est adapté si l’on admet qu’il
n’est que le milieu opaque de notre con-diction, de notre dire ensemble,
pour reprendre le jeu de mots de S. Cavell, mais qu’il n’en est pas la
vérité. Notre condition est du langage mais l’information qui s’échange
sur l’internet est bien loin de constituer ce dire ensemble.
L’information réduite au discours qui circule sur le Web est devenue
l’emblème de la libre expression si chère à la culture américaine,

43. L. Cohen-Tanugi, « Le clair-obscur d’internet », dans Pouvoirs 97. Transparence et secret,


p. 89.
44. Différence au contraire fondamentale dans le transcendantalisme, voir S. Cavell, In Quest
of the Ordinary, Chicago, University of Chicago Press, 1998.

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comprise comme un free trade in ideas45. Ce qui porte l’utopie de cette


nouvelle démocratie des échanges, c’est l’exigence d’installer un systè-
me de gouvernement par discussion, par l’exposition publique de la
plus grande diversité possible des opinions. Il faut privilégier la diversi-
té, l’hétérogénéité, pour que le champ d’alternatives soit le plus ouvert
possible et que l’internaute fasse librement son choix.
Or cette discussion n’est qu’un pâle reflet de la conversation trans-
cendantaliste, ou de la délibération prônée par un certain nombre de
théoriciens actuels46. L’idéologie qui accompagne cette conception vise
à faire de l’information, comme pour tout autre produit d’échange et de
consommation, l’objet d’un marché privé dérégulé, conçu en termes de
loi anti-trust. Et à l’inverse, le piratage est compris comme une poche
de résistance, d’affirmation et d’appropriation par l’internaute-consom-
mateur de son droit à échanger. Se joue ici l’alliance objective entre
des intérêts économiques majeurs et une information, y compris en
termes d’expression de soi, comprise comme marchandise.
Le culte de l’internet repose donc sur une double tendance : d’une
part, il est l’écho d’une pensée proprement américaine, qui s’est inscrite
dès le XIXe siècle dans un projet de constitution d’un homme et d’une
société nouvelle par l’approfondissement d’une individualité où le plus
intime est le plus public ; d’autre part, il abandonne les exigences, la
pénibilité d’un tel projet en le replaçant dans le conformisme et la
propriété matérielle. Ainsi le projet de subversion risque-t-il de se
perdre dans l’idéologie du tout visible au prix d’une renonciation aux
idéaux démocratiques.
Magali Bessone

45. Cass R. Sunstein, Democracy and the Problem of Free Speech, New York, Macmillan, 1993.
Voir l’opinion célèbre du juge à la Cour suprême Holmes, dans l’affaire Abrams vs. United States
(1919) : « La meilleure des vérités est le pouvoir qu’a la pensée de se faire accepter dans la
concurrence du marché. »
46. Voir, pour une présentation de la démocratie délibérative, Charles Girard et Alice Le Goff,
la Démocratie délibérative, une anthologie, Paris, Hermann, 2010 : la délibération repose sur une
éthique normative particulièrement exigeante et les critères d’une parole juste, impartiale, libre,
égale, rationnelle, argumentée, sont rarement rencontrés sur les forums de discussion, même en
l’absence de tout troll.

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JOURNAL
BORDEAUX naturelle qui sert aussi bien à en relier
les parties par une série de ponts qu’à
RIVE DROITE : les distinguer, la Garonne impose, elle,
UNE VRAIE RÉUSSITE une coupure entre le vrai Bordeaux situé
APPARENTE sur la rive gauche et les quartiers d’ha-
bitat social apparus sur la rive droite
Chronique de la France dans l’après-guerre. Ces quartiers sont
des cités (II) vite devenus l’objet d’un ostracisme de
la part des Bordelais en raison de leur
composition sociale de plus en plus
« Une vraie réussite apparente » : pauvre et marquée ethniquement. D’au-
c’est l’expression qu’utilise Vincent Fel- tant que la coupure physique s’est trou-
tesse, président de la communauté ur- vée relayée par une séparation politique
baine de Bordeaux, pour décrire la poli- du fait de l’orientation à gauche des
tique d’urbanisme appliquée sur la rive quatre communes de cette rive droite,
droite de cette métropole. Laquelle à la différence de la rive gauche, tra-
consiste en la combinaison, comme dans ditionnellement à droite.
beaucoup de grandes villes, de deux
éléments : d’une part, le rétablissement Mauvais objet, pur repoussoir des
de la liaison entre des quartiers d’ha- vrais Bordelais, cette rive droite s’est
bitat social et la ville par le biais d’un pourtant trouvée rattachée à la rive
tramway et, d’autre part, une rénova- gauche par la magie du tramway. Ses
tion urbaine desdits quartiers visant à concepteurs ont bien eu pour dessein
en modifier le bâti, à réduire la monu- de relier toute l’agglomération puisque
mentalité des tours et des barres, à y les trois lignes permettent d’atteindre
introduire une mixité de l’habitat pro- toutes les extensions de celle-ci… tout
pice à une banalisation de leur peu- en se croisant au centre d’une manière
plement. qui fait y coïncider leurs tracés avec les
frontières de la ville à l’époque romaine.
Élargir la ville de manière à inscrire
Des liens retrouvés son étendue dans le prolongement des
avec la ville lignes anciennes : voilà bien le rôle du
« tramway urbaniste », selon l’heureuse
La réussite peut être considérée expression d’Agnès Berlan-Berthon, une
comme « vraie » à l’entendre, surtout architecte locale. Lancé en 1995, à l’ini-
en ce qui concerne la première partie tiative d’Alain Juppé, ce tramway a été
de ce programme, la réduction, sinon conçu, dès le départ, pour estomper la
l’effacement, de la coupure entre la rive coupure avec la rive droite, nécessitant
gauche et la rive droite par la magie du la construction d’un pont et suscitant
tramway. Et l’enjeu n’était pas mince. la programmation de deux autres. À
En effet, alors qu’à Paris, la Seine per- l’évidence, cette connexion change la
met de relier les habitants des deux relation entre les deux rives. Elle fait
rives parce qu’elle traverse la ville en de la rive droite un lieu possible d’at-
son milieu, lui fournissant une trame traction pour les Bordelais grâce aux

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espaces verts aménagés qu’elle offre Après une première version plus
pour les promenades du dimanche ou sociale qu’urbaine, axée sur la forma-
aux équipements culturels qui y ont été tion professionnelle, l’éducation et la
implantés. La réciproque paraît tout culture – du temps où Claude Bartolone
autant effective, tant le tramway faci- était ministre de la Ville – est arrivée,
lite l’accès de la ville aux habitants de avec Jean-Louis Borloo, une seconde
ces quatre communes (Bassens, Lor- version, plus ambitieuse, plus lourde
mont, Senon, Floirac). C’est au total aussi en termes d’impact sur le paysage
60 000 habitants, soit un dixième de la urbain, impliquant la destruction de
communauté urbaine, qui ne s’estiment 2 000 logements et la possibilité d’en
plus tenus à distance. construire 6 000 dans une perspective
Pourquoi, alors, parler de « réussite de diversification de l’habitat à travers
apparente » ? Parce que la réussite de des logements sociaux locatifs de qua-
la rénovation urbaine à proprement par- lité ou d’autres destinés à l’accession à
ler, sa capacité à modifier en profon- la propriété. Rien donc de bien origi-
deur la vie des habitants de cette rive nal sinon par l’ampleur des opérations
droite reste très incertaine. Certes, plu- relativement à l’étendue du parc. L’ac-
sieurs indices pourraient donner à pen- cession à la propriété ciblait, pour une
ser que son objectif a été atteint. Ainsi, part, les locataires payant un surloyer
il n’y a pas eu d’émeutes en 2005 dans et, pour une autre, de nouveaux venus
les quartiers populaires nombreux sur attirés par la modicité des prix et ras-
cette rive droite. Et la zone franche surés par la connexion aisée avec le
urbaine attire visiblement des entre- centre grâce au tramway. Les nouveaux
prises. Par contre, la démarche de logements sont plus confortables mais
démocratie participative semble avoir plus petits, s’adressant plutôt à des
été un vrai « échec collectif » (dixit Vin- jeunes couples qu’à des familles nom-
cent Feltesse). Comment être sûr alors breuses, lesquelles se trouvent relogées
que cet échec n’a pas grevé la dyna- de fait à plus grande distance du centre-
mique sociale escomptée de la rénova- ville. Ce qui revient, comme le recon-
tion ? C’est autour de cette question que naît son responsable, à réduire la mixité
s’organisent nos rencontres avec les res- au sein du logement social.
ponsables de l’action (l’équipe du grand
projet ville de la C UB , les bailleurs Une action d’une telle ampleur ne
sociaux, l’un d’entre eux, du moins, le peut se faire sans briser l’image du quar-
directeur d’Aquitanus) ainsi que nos tier. Et c’est bien l’un des objectifs visés.
visites sur le terrain (dans les quartiers Mais cette opération ne peut se conduire
Harriet et Génicart de la commune de sans que soit apportée une compensa-
Lormont). tion à ceux dont l’histoire est associée
à celle du quartier et qui pourraient se
sentir détruits en même temps que lui.
Défaire le lien identitaire C’est bien pour cela, explique à son tour
au quartier la chargée de communication, que
l’équipe doit faire « un travail mémo-
L’équipe responsable du grand pro- riel avec les gens », de faire en sorte
jet ville (son directeur, une chargée de que l’histoire de chacun soit entendue
communication et un sociologue asso- et représentée à travers différentes
cié) nous décrit la mise en œuvre de ce manifestations qui retracent le passé du
projet et la manière dont il a été perçu quartier, l’importance qu’il a pu avoir,
par les habitants. les figures qui l’ont incarné, les événe-

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ments auxquels il s’est trouvé associé offices HLM ? Ce n’était pas le cas il y
dans leur devenir. a encore quelques années, nous dit le
De ce pieux exercice, le sociologue directeur d’Aquitanus, l’un des deux
de l’équipe montre la difficulté mais bailleurs de la communauté urbaine de
aussi les limites. La difficulté car il n’y Bordeaux, gestionnaire de 17 000 loge-
va pas du simple lifting d’une image ments. « On avait une vision bureau-
décolorée mais d’une déstabilisation cratique de notre métier. » L’habitant
des immeubles détruits. Le relogement n’existait pas sinon comme une res-
n’est pas une opération secondaire. Il source qui devait rester aussi stable et
y va plutôt, explique-t-il, d’un « déloge- fiable que possible. Il était un élément
ment » qui rend les gens insomniaques du domaine, un problème que l’office
tant ils perdent, avec leur logement, gérait par « une politique d’attribution
l’ensemble des repères qui fournissaient destinée à éviter le traumatisme de la
à chacun une place, une base d’appui vacance ». La rénovation urbaine, mais
dans leur existence. La limite de l’exer- aussi bien la politique de construction
cice tient à ceci qu’il ne peut conjurer extensive de logement décidée par la
le malaise qu’ils éprouvent à la pers- CUB, va changer tout cela. Elle a en effet
pective de se retrouver dans un quar- décidé que la communauté urbaine
tier dont la composition sociale va se devait passer des 700 000 habitants
trouver changée et cela d’une manière qu’elle compte actuellement au chiffre
d’autant plus visible que la mixité des symbolique du million. Cela en jouant
formes et des statuts de l’habitat sera de son attractivité et en offrant une pos-
là pour le souligner. « Ils ont l’impres- sibilité de logement aux familles dis-
sion de faire tache », explique-t-il. Aussi posant de petits revenus qui sont par-
faut-il voir que l’enjeu n’est pas seule- ties dans l’espace rural pour accéder à
ment une modification de l’image du la propriété mais qui ne tiennent plus
quartier… mais la réduction du rôle de le coup lorsque monte le prix de l’es-
l’appartenance à un quartier. « Il faut sence. L’idée d’une politique du loge-
faire prévaloir l’importance de l’accès
ment née dans la CUB à cette occasion,
aux services sur celle de l’habitat. » La
à travers les symptômes produits par
segmentation du quartier en fonction
cette crise du logement, parmi lesquels
des différentes catégories d’habitat doit
la difficulté d’assumer le coût des dépla-
permettre cette mutation, ce détache-
cements lors des pics du prix de l’es-
ment relatif vis-à-vis du quartier, cette
incitation à la mobilité résidentielle. sence (« ma secrétaire dort dans sa voi-
ture ») mais aussi la montée des
violences conjugales consécutives à la
Une autre approche difficulté de concrétiser une séparation.
De ce fait, les offices durent changer
des habitants d’attitude, s’inscrire dans une perspec-
Neutraliser l’habitat social, faire qu’il tive d’accroissement de la mobilité dans
ne soit plus un lieu où l’on se trouve leurs parcs, donc changer leurs rapports
assigné à résidence, identifié à travers à leurs « clientèles ». Cela signifie qu’ils
lui, mais un habitat comme un autre, devaient mieux prendre en compte les
qu’on choisit en fonction des avantages demandes des habitants pour amélio-
relatifs qu’il présente mais qu’on quitte rer la réputation de leurs résidences
aisément dès que cela devient possible, mais aussi améliorer l’attractivité de
est-ce une attitude qui correspond à celles-ci pour attirer une population qui
l’état d’esprit des gestionnaires des n’y viendrait pas spontanément. Les

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offices se sont alors trouvés en situa- social de Génicart qui nous fournit une
tion de devoir rendre des comptes aux description des conditions de son action
habitants sur leur gestion plutôt que de durant ces opérations.
continuer à les traiter comme des La municipalité nous a demandé de nous
gêneurs. « On en vient à faire ce qu’on occuper de la participation des habitants.
leur doit : par exemple le nettoyage que En réponse à cette demande, nous avons
les gardiens n’assuraient plus alors qu’il fait un travail sur « la ville imaginaire »
qui revenait à proposer aux habitants de
est facturé ! » rêver une ville idéale afin qu’ils puis-
sent par ce biais formuler des questions
lors des réunions publiques et non pas
Mixité idéalisée, seulement subir un langage de techni-
ciens qu’ils ne comprenaient pas. Mais
diversité déniée la mairie a décidé de supprimer les
réunions publiques, se contentant de
Il s’agit donc, avec la rénovation mettre en place un kiosque informatif
urbaine, de changer le rapport des loca- sur le quartier.
taires au logement social, à l’effet exces- En conséquence de quoi, la directrice
sif d’appartenance à un quartier qu’il de ce centre social a décidé de ne pas
produit et tout autant de changer le rap- parler du projet de rénovation car « ce
port des logeurs à leurs publics, de les n’est pas son job ». Elle décrit l’ambi-
amener à considérer ceux-ci comme une valence de l’attitude de la municipalité
clientèle qu’il faut savoir attirer et satis- face aux habitants.
faire et non de la considérer comme une Elle est fière de sa diversité… mais
variable de gestion, dont on vise la sta- estime que moins celle-ci se voit, mieux
bilité. Comment cette mutation se tra- cela vaut.
duit-elle dans les lieux ? C’est ce que Sa préoccupation majeure serait de faire
l’on a voulu nous montrer par la visite en sorte que sa commune de rive droite
de deux quartiers en cours de rénova- ressemble à l’autre rive plutôt que de
tion dans la commune de Lormont : ceux valoriser ce qu’il y a sur son territoire.
Pour moi, dit-elle, le cœur de l’opéra-
de Carriet et de Génicart. On voit le tion, ce ne sont pas les habitants mais
tramway, l’espace libéré par le choix la transformation de la cité autour d’un
d’abattre une tour sur deux. Ces tours mythe : la mixité. Ils veulent… et ne veu-
de dix-huit étages étaient occupées, lent pas de cette mixité. Ils la veulent…
pour beaucoup, par de grandes familles mais non visible. À Carriet, des jeunes
parties habiter plus loin. On nous fait voulaient développer un kebab. Ce fut
visiter les immeubles en construction niet parce que trop marqué.
comportant surtout de petits logements Jacques Donzelot*
pour en réduire le coût et convenir à de
jeunes couples attirés par la possibilité
de se rapprocher de la ville. On cherche
du regard un lieu animé. On ne le trouve
pas. « On a tout réussi, sauf la vie
sociale », nous dit le chef de projet de
la rénovation de ces quartiers.
Qu’en est-il, effectivement, de la vie
sociale, de la manière dont celle-ci s’est
défaite ou refaite à l’occasion de ces * Cette chronique est issue d’une série de
déplacements dans des quartiers de relégation,
opérations de rénovations ? Nous posons dans le cadre d’un groupe de travail de Terra
la question à la directrice du centre Nova, soutenu par la fondation Total.

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L’ACTION POLITIQUE, rope en passant par la Chine, on insiste


sur les seules défaillances du pouvoir
ENTRE VIOLENCE en oubliant que les régimes politiques
ET RESPECT y sont fort différents et que la démo-
cratie n’est pas toujours valorisée.
Dans une revue comme Esprit, où D’où l’urgence de rappeler le ressort
Péguy est une référence fondatrice, on de la vie politique qui a justement pour
ne peut être surpris que le kantisme for- tâche de créer les conditions d’un
espace démocratique. Mais celui-ci doit
maliste, celui dont Luc Ferry est un repré-
éviter une double dérive : celle d’une
sentant très orthodoxe (car il y a de nom-
volonté de consensus se détournant des
breux kantismes), montre une fois encore
conflits et celle d’une passion du dis-
ses difficultés à manœuvrer dans la réa-
sensus aux allures guerrières ou, pour
lité politique et l’espace public. On se
le dire autrement, celle de la procédure
souvient par exemple du texte de Mau-
formelle et celle de la violence ouverte.
rice Merleau-Ponty, « La guerre a eu
Paul Ricœur parle de « consensus
lieu », où celui-ci montrait l’incapacité
conflictuel » à propos de la démocra-
des kantiens à prendre en compte dans
tie : voilà une expression éclairante qui
les années d’avant-guerre la violence his- rappelle que la politique doit se confron-
torique qui couvait. Il ne suffit pas d’in- ter à la violence, qu’elle a pour rôle de
voquer la morale et les maximes, il faut pacifier la violence sans jamais croire
les mettre en situation, prendre le risque que l’on peut y mettre un terme. Par
de la politique et ne pas faire de l’espace contraste avec les États forts qui contrô-
public une arène, un déversoir de violen- lent et brident la violence de leur société
ces verbales ! Il n’est donc pas inutile de tout en se croyant plus moraux que
rappeler quelques principes concernant d’autres, l’action politique n’a pas à se
les liens de la morale et de la politique1. donner d’emblée comme morale mais
comme apte à agir avec et sur la vio-
La morale ne vient pas s’ajouter à lence. La politique n’est donc pas une
l’action politique qui aurait naturelle- affaire de violence mais de relation à
ment tendance à s’en écarter, voire à la violence, et elle sera d’autant plus
s’y soustraire. La morale n’est pas non morale qu’elle n’abusera pas de son pou-
plus le fait d’hommes politiques qui voir sur la violence et de sa capacité à
seraient meilleurs que d’autres en rai- l’exercer. Les Anciens l’avaient bien
son de leurs convictions ou de leurs compris, qui rapprochaient avec luci-
croyances propres. À en rester à cette dité polis (la cité) et polemos (la guerre)
conception des liens entre la morale et pour rappeler que la « responsabilité »
la politique, on cautionne l’idée que la majeure de la politique est de prendre
politique est cynique, le pouvoir poten- la mesure de la violence inhérente à
tiellement corrompu et fatalement dan- l’action politique elle-même et de celle
gereux. À se plaindre ainsi du « peu de qui rampe dans toute société dès lors
morale » de nos représentants, il ne que les inégalités fissurent le sentiment
reste plus qu’à désespérer de la classe d’appartenance commune. La morale
politique. De l’Amérique latine à l’Eu- n’est pas « un plus » de la politique,
elle est une manière de se confronter à
1. Une première version de ce texte est parue la vie politique. Elle est une question
dans le journal La Croix (12 juin 2011). En mars de responsabilités.
1983, Esprit a publié un dossier d’esprit péguyste
(« Réflexions sur le droit ») concernant le rap- On oppose souvent les hommes poli-
port du kantisme au droit et à la morale. tiques en considérant leur manière

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d’agir afin de distinguer ceux qui IMPUNITÉ POUR


contournent les conflits et ceux qui
cherchent des équilibres afin de les L’OLIGARCHIE ?
affronter. Ce n’est peut-être pas un
hasard si l’un des hommes politiques Deux séquences récentes, d’impor-
les plus révérés ces temps-ci est le Bré- tance inégale, ont rappelé la force rava-
silien Lula, un ancien syndicaliste qui geuse de l’événement. Les révolutions
est un homme de négociation plus arabes ont mis en marche un monde
qu’une bête de pouvoir. La morale en qu’on croyait pour toujours en marge
politique renvoie d’abord à cette capa- de l’histoire ; l’affaire Strauss-Kahn a
cité de saisir les dangers de l’action vu un scénario imparable de marche au
politique elle-même et de la violence pouvoir suprême se détraquer en
qui en est le ressort (abus de pouvoir, quelques instants. Dans un cas comme
corruption…), mais aussi à respecter dans l’autre, des certitudes ont été
les conditions de la vie publique tant balayées. L’effet de sidération qui a saisi
dans les comportements publics que l’opinion française à l’occasion de l’in-
privés. Cela ne relève pas seulement croyable coup de théâtre survenu à New
d’un art de naviguer, d’une bonne York dans la nuit du 14 au 15 mai 2011
conduite des affaires publiques, car mérite qu’on y revienne, quelle que soit
convictions et croyances peuvent cal- l’issue de l’enquête et du procès.
mer les délires et dérives politiques. Les catastrophes en direct fascinent
Reste que personne ne peut laisser toujours (on vient encore de le voir au
croire qu’il est au-dessus de la politique Japon), mais il serait un peu court de
au nom de la morale. Le plus urgent, s’en tenir là. Sans préjuger de l’issue
alors même que la privatisation de la finale de l’affaire, toute cette agitation
vie politique s’accélère avec la média- met en évidence que le célèbre adage
tisation et la communication, est donc attribué à Bernard de Mandeville, dans
de retrouver le sens même de la vie poli- la Fable des abeilles, « à vices privés,
tique, sa relation à une violence dou- vertus publiques », est interprété de
blement exercée par le pouvoir et par façon extrêmement différente des deux
la société. Entre immoralisme et mora- côtés de l’Atlantique, voire du Channel.
lisme, la politique exige des comporte- Dans le monde anglo-saxon impré-
ments moraux qui assurent le respect gné de puritanisme, cette maxime signi-
de la vie politique, des représentants fie que la recherche de l’intérêt égoïste,
comme des représentés. Ce qui passe sur le plan économique, contribue à la
aussi par une délimitation stricte des prospérité de tous : chaque abeille
frontières entre la vie publique et la vie butine dans son coin mais, au final, la
privée. Rien de pire donc que la rumeur ruche regorge de miel. Dans nos vieux
qui est toujours le signe d’une dérélic- pays latins, cela s’entend plutôt comme
tion du politique au sens où il ne pour- l’acceptation d’un double standard
rait que tourner mal. moral, un voile jeté sur des comporte-
ments qui ne relèvent pas de la morale
Olivier Mongin
ordinaire, pour autant qu’il s’agisse de
haute politique. Main invisible d’un
côté, raison d’État de l’autre : il y a bien
un gouffre entre ces deux logiques.
Certes, la raison d’État ne couvre en
principe que les actes destinés au salut
public. Mais, en pratique, elle s’étend,

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avec le consentement tacite de la com- ces aux tempêtes. Dans le cas présent,
munauté, à la vie privée des hommes les mœurs oligarchiques bénéficient de
publics. On l’a bien vu dans le cas moins en moins de la complaisance tra-
exemplaire de François Mitterrand. ditionnelle qui les entouraient, comme
C’est là une des nombreuses survivances le montre le regain actuel du féminisme.
de l’Ancien Régime dont est tissée notre Mais les réflexes de caste ou de clan
culture politique nationale. ont encore de beaux jours devant eux.
C’est ce qui expliquerait que les tra- De ce point de vue, le soutien ostenta-
gédies touchant les politiques n’ont pas toire, de certains politiciens ou intel-
manqué dans l’histoire de la Ve Répu- lectuels médiatiques, venant après les
blique. Un régime reposant sur la déclarations des mêmes en faveur de
conquête et la conservation du trône, Roman Polanski fait penser à l’immu-
fût-il républicain, ne peut qu’engendrer nité que réclamaient, au nom d’une
les plus sombres intrigues, allant jus- essence supérieure, les aristocraties
qu’au crime. Il faut se souvenir des d’antan. Voilà qui explique la violence
meurtres des ministres Fontanet et de des passions qui s’expriment à l’occa-
Broglie (sous Giscard), de l’affaire Bou- sion des mésaventures de l’époux
lin et des interrogations qui persistent d’Anne Sinclair.
à son sujet, sans compter le halo de Une dernière interrogation pour
mystère qui continue, à tort ou à rai- conclure ces brèves remarques. Va-t-
son, d’entourer telle ou telle disparition on vers une réhabilitation de la vertu
plus récente. Ces parts d’ombre tendent en politique ? Si cela signifie, non pas
pourtant à laisser la place à plus de « ordre moral », mais un peu plus d’es-
lumière, car la société du spectacle tend prit démocratique, moins de mépris,
à imposer sa dynamique, ici comme dans les rapports entre ceux « d’en
ailleurs, à la vieille culture du secret. haut » et ceux « d’en bas », pourquoi
Il y avait donc les poignards du mélo- pas ?
drame, il y a maintenant les rebondis- Daniel Lindenberg
sements du boulevard. Comment oublier
que les problèmes de couple ont inter-
féré avec la chronique politique de ces
dernières années ? Ségolène et Fran-
çois, Cécilia et Nicolas… Et il peut
advenir dans des circonstances excep- À QUOI SERVENT
tionnelles que ce qui n’était que vétille LES PRIMAIRES
dans une logique aristocratique (usage
des feux du pouvoir à des fins de « sé-
SOCIALISTES ?
duction », voire « troussage de domes-
tique ») devienne un délit, surtout si la Depuis la mise en retrait brutale de
chose se produit, non pas chez nous, où Dominique Strauss-Kahn, le scénario
la justice sait regarder ailleurs, mais d’une primaire socialiste de simple
sous la lumière crue d’une autre appro- confirmation, déjà mis à mal par l’émer-
che des crimes de harcèlement ou de gence d’un challenger crédible, Fran-
viol pur et simple. çois Hollande, entre janvier et mai, s’est
On sait que les orages sont le pro- évaporé. Il y aura une véritable primaire
duit du choc entre deux atmosphères de compétition et, trois mois avant
de température contraire. Les époques l’échéance, elle apparaît comme une
de transition, où se combattent l’ancien étape plus difficile que les suivantes
et le nouveau, sont pareillement propi- pour les principaux candidats.

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Cette perspective est en soi un para- auxquelles les primaires sont pourtant
doxe. Quand, partout en Europe, la censées remédier. La dynamique de la
gauche est battue ou, comme en lutte des egos va noyer et faire oublier
Espagne, promise à l’échec, au moins le projet élaboré par le parti au prin-
deux candidats du PS sont en mesure temps, à des degrés divers selon la per-
de vaincre Nicolas Sarkozy, comme si sonnalité du vainqueur. En outre le
l’occupant de l’Élysée continuait à pré- niveau de participation, s’il est faible,
senter un handicap personnel pour son permettra au camp adverse de retour-
camp. Mais de cette toile de fond inter- ner cette première victoire en première
nationale, et notamment de la crise défaite. Surtout, l’aiguisement de la
grecque, il n’est pas (encore) question compétition, et donc des divisions, pour-
dans la primaire. rait limiter la mobilisation ultérieure,
L’organisation d’une primaire n’est comme ce fut en partie le cas en 2007.
pas une première. En 2006 déjà, la dési- En tout état de cause, il en est des
gnation du candidat s’était faite en primaires comme de l’élection prési-
dehors du cadre d’un congrès socialiste. dentielle au suffrage universel : une fois
On peut voir dans cette évolution une qu’elles ont été décidées, on peut (on
prise en compte accrue de la dimension pourra un jour) éventuellement les vider
personnelle qui caractérise l’élection de leur sens, on ne peut pas les sup-
présidentielle française. Mais, en 2006, primer, comme l’ont espéré un Vauzelle
le corps électoral restait circonscrit aux avant la sortie de route de D. Strauss-
militants socialistes, à vrai dire beau- Kahn, un Bartolone après.
coup plus nombreux du fait de l’abais- La primaire socialiste aura donc lieu
sement à dix euros du prix de l’adhé- et son schéma à deux tours devrait cal-
sion. Au total 178 000 adhérents avaient quer sa dynamique sur celle de l’élec-
voté, soit 80 % des membres du PS. En tion présidentielle française, pas du tout
2011, c’est au moins dix fois plus de sur les primaires américaines. La décan-
votants qu’on attend, d’un corps élec- tation autour de deux candidats, avec
toral étendu à tous les sympathisants le seul imprévu possible d’une résis-
de gauche. Le changement d’échelle du tance ou d’un surgissement de troisième
mode de sélection est censé, dans l’es- homme, semble s’imposer pour une pri-
prit de ses promoteurs, renforcer une maire courte réduite à trois mois de
dynamique de mobilisation à l’améri- campagne estivale et deux tours rap-
caine, et, dans le contexte français des prochés, les 9 et 16 octobre.
élections à deux tours, accélérer la légi- Les seconds rôles ne surprennent
timation du candidat socialiste par rap- guère, en effet. Ni Arnaud Montebourg,
port aux autres candidats de gauche, toujours pressé au point d’être à la limite
préempter en quelque sorte le premier du faux départ, et doté d’une théma-
tour. tique nouvelle pour chaque saison,
aujourd’hui la « démondialisation ». Ni
Manuel Valls constant dans la revendi-
Les primaires qui inquiètent cation de son droit à l’ambition et émi-
nemment prévisible dans son enferme-
À première vue les chausse-trappes ment à la droite du PS, aujourd’hui en
abondent. Les difficultés d’organisation, Clemenceau de la guerre contre la
attendues, voire provoquées, par les drogue. Ni Pierre Moscovici, person-
adversaires de l’UMP comme par cer- nage de Zénon d’Élée, Achille qui ne
tains alliés, peuvent révéler la faiblesse rattrapera jamais la tortue, et ne cesse
militante du PS ou faciliter les fraudes, d’avancer dans son chemin d’émanci-

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pation pour un jour s’adresser directe- À l’inverse Aubry, qu’on dit autori-
ment à la population. Seule peut-être taire, qui a été numéro 2 du gouverne-
Ségolène Royal, réveillée par l’approche ment et de Péchiney, à qui l’on doit la
de la bataille, peut espérer décrocher décision des primaires après le congrès
un rôle complémentaire au vainqueur. de Reims, semble épouser les attentes
Mais l’enchaînement des coups d’éclat des notables du parti depuis 3 ans : chef
et de mouvements de balancier très à de motion pour bloquer Delanoë puis
droite et très à gauche ne devrait pas Royal pour le compte de Fabius et de
suffire à donner envie d’un remake de Strauss-Kahn, première secrétaire évi-
2007. tant les divisions programmatiques pour
offrir un parti uni au candidat probable
Strauss-Kahn et se réservant sans doute
Clivages de précampagne dans cette hypothèse Matignon, finale-
ment candidate au terme d’une longue
François Hollande, déclaré depuis préparation pour ne pas refuser ses res-
longtemps et Martine Aubry, candidate ponsabilités après le retrait de
des plus vraisemblables, devraient donc D. Strauss-Kahn. Le rapport d’Aubry au
se disputer l’honneur d’affronter Sar- pouvoir s’assimile à celui du philosophe
kozy. Il est possible qu’ils se différen- de la République de Platon, d’autant
cient selon une ligne droite-gauche, plus légitime à l’exercer qu’il le désire
comme inclineraient à le penser les sou- moins.
tiens dont dispose Aubry à la gauche Le temps de l’avant-primaire a joué
du parti. Mais, à ce jour, le clivage passe pour Hollande. Il a accepté les règles
d’abord par des positionnements de can- fixées par ses rivaux (les primaires élar-
didature différents. gies au peuple de gauche, le calendrier
Un homme décidé et presque seul étiré pour D. Strauss-Kahn, l’abandon
face à une femme que presque tous les ou pas du poste de première secrétaire
hiérarques du parti appellent à prendre en cas de candidature d’Aubry), en se
ses responsabilités et qui attend d’être montrant à la fois distant et beau joueur
totalement prête. Cette configuration et en laissant à d’autres (Royal surtout)
illustre merveilleusement l’hésitation le soin de contester. Sa campagne s’ac-
des socialistes entre une figure prési- compagne d’un début de légende (« le
dentialiste et une figure parlementa- candidat normal », adoubé par
riste de l’élection. Non sans un para- l’« humour corrézien » d’un prédéces-
doxe. Hollande qu’on accuse de seur). Son éloignement de longue date
mollesse, et dont le principal poste a par rapport aux espoirs mis en
été celui de premier secrétaire du PS, D. Strauss-Kahn lui a plus servi qu’à
a choisi d’illustrer l’itinéraire le plus Martine Aubry le rassemblement émo-
présidentialiste qui soit, au point de tionnel après la sidération de l’événe-
synthétiser les images de Mitterrand et ment new-yorkais. Les chiffres mon-
de Chirac, et de se voir décerner un trent qu’il mord au centre sans perdre
brevet d’homme d’État par le second. à l’extrême gauche.
Ce qui risque de lui faire perdre le suf- Mais, de l’autre côté, la pression légi-
frage de Lionel Jospin. De Mitterrand, timiste à l’unité dissuade les ralliements
il imite en effet le thème de la « France à Hollande, d’où l’impression d’un
unie » de 1988, et de Chirac la traver- « passage à vide » du challenger devenu
sée du désert de 1993 et l’appui sur un favori. Les soutiens devraient au
tout petit nombre de fidèles mais de contraire pleuvoir pour Aubry le jour
qualité (Sapin, Vallini, Ayrault). de sa déclaration, la dynamique de l’af-

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frontement peut faire pencher le cur- notamment aux écologistes. Certes les
seur à gauche surtout si Sarkozy aban- 32 000 électeurs inscrits à la primaire
donne la réserve qui lui réussit actuel- d’EELV pèsent peu par rapport au corps
lement pour provoquer les socialistes à électoral espéré par les socialistes, mais
une posture plus combative. Après la leur primaire de fin juin a des allures
saison Hollande, il devrait y avoir un de répétition générale. Éva Joly,
moment Aubry. La tactique de celle-ci appuyée par la plupart des leaders his-
devrait être d’abord de délégitimer la toriques des Verts en face d’un Nicolas
candidature d’Hollande en ramenant Hulot, qui mord au centre et enregistre
leurs différences à une opposition entre des ralliements disparates et personna-
le sérieux collectif (et féminin) et le jeu lisés (Bougrain-Dubourg, Bové, Hessel),
personnel (et masculin). Si elle échoue, préfigurent en quelque sorte le duel
en clair si elle ne se hisse pas très vite Aubry-Hollande, voire un choix histo-
à un niveau qui la mette, comme lui, à rique entre un retour de la gauche plu-
l’abri d’une élimination au premier tour, rielle et l’annonce d’une alliance plus
il lui restera l’option de rejeter Hol- floue et plus large.
lande à droite. Mais cette option est
dangereuse car elle conduira à opposer Michel Marian
le peuple de gauche destiné à voter à
la primaire aux centristes et au marais
qui font aujourd’hui l’avance de Hol-
lande. Celui-ci devrait, quant à lui, ten-
ter d’assimiler la candidature de sa
rivale à une fonction tribunicienne, LES RÉFUGIÉS
étroitement partisane, qui réduit le
potentiel d’opposition à Sarkozy.
PALESTINIENS
Deux paramètres pourraient faire la ET LA CONTESTATION
décision. Le premier sera la bonne dis- POPULAIRE EN SYRIE
tance du candidat au parti. Hollande a
commencé à l’expérimenter. Aubry,
caparaçonnée de trop nombreux alliés, Depuis le déclenchement de la
court deux risques en rentrant en cam- contestation populaire contre le régime
pagne. Le premier est d’accumuler les de Bachar Al-Assad, en mars 2011,
mécontents, comme l’indique déjà la nous avons très peu entendu parler du
bataille feutrée autour du poste de pre- rapport que les réfugiés palestiniens
mier secrétaire intérimaire peut-être résidant dans ce pays entretiennent avec
promis à Harlem Désir. Le jour de la le mouvement contestataire. La ques-
déclaration de candidature sera celui tion palestinienne a été évoquée à plu-
de l’avalanche des soutiens. Mais le len- sieurs reprises en référence surtout au
demain risque d’être celui de la levée soutien que le gouvernement syrien offre
de boucliers des petits candidats contre aux factions de la résistance palesti-
le fonctionnement du parti en campagne nienne (notamment le Hamas et le Jihad
interne. Le second, de devoir donner islamique), la légitimité du régime repo-
trop brusquement des marques fortes sant essentiellement sur son image de
de son indépendance de candidate. Et seul pays arabe défenseur de la cause
dès lors de trahir son image de ras- palestinienne.
sembleuse. Mais quelle est l’attitude de la com-
L’autre paramètre est celui du rap- munauté palestinienne de Syrie, qui
port aux autres forces de gauche, et accueille aujourd’hui près de 477 000

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individus1 vis-à-vis de la contestation Une autre tentative d’impliquer les


populaire qui traverse le pays ? réfugiés palestiniens dans la contesta-
Pour comprendre la position des tion s’est vérifiée dans le camp de Lata-
Palestiniens de Syrie au sein de l’ac- kieh, sur la côte syrienne, où se sont
tuelle contestation populaire, il faut introduits les shabiha2 (casseurs) pen-
prendre en considération les subjecti- dant les premières semaines de contes-
vités propres aux réfugiés, leurs reven- tation, essayant de provoquer la peur
dications vis-à-vis d’un pouvoir qui parmi les réfugiés et de soulever les dif-
n’hésite pas à les instrumentaliser et, férentes communautés de la ville les
enfin, la situation régionale et son poids unes contre les autres. Les jours sui-
sur les recompositions politiques vants, les réfugiés ont érigé des bar-
internes aux camps de réfugiés. rières à l’entrée du camp afin de contrô-
ler la circulation et d’empêcher l’entrée
des milices du régime.
La prudence initiale La machination du régime contre les
Palestiniens ne trouvera pas d’échos
Le point de départ de notre analyse parmi la population syrienne à laquelle
coïncide avec le début des manifesta- le régime adressait ce discours dans
tions dans la ville de Deraa, dans le sud une tentative de préserver son soutien.
de la Syrie. Dès les premiers jours de Les Palestiniens, quant à eux, ne res-
contestation, les autorités syriennes ont teront pas impassibles face aux accu-
adopté une stratégie visant à désigner sations du régime. Bien au contraire,
des boucs émissaires « extérieurs » res- celles-ci réactivent parmi les réfugiés
ponsables du mouvement contestataire le sentiment, toujours latent, de leur
qui commençait à s’étendre dans le étrangeté (al-ghurba) vis-à-vis des pays
pays, sous l’influence des soulèvements arabes qui les accueillent depuis désor-
qui avaient déjà touché nombreux pays mais 63 ans. Une mémoire collective
arabes (la Tunisie, l’Égypte, le Bahreïn, faite d’un enchaînement d’événements
le Yémen, etc.). Les réfugiés palesti- violents refait surface. La guerre du
niens du camp à proximité de Deraa ont Golfe en 1990 avec l’expulsion de près
été parmi les groupes visés. Le peuple de 300 000 Palestiniens3 du Koweït.
palestinien, dont le régime s’était tou- Mais aussi la mémoire, plus proche, de
jours vanté être le parrain dans le mon- la guerre d’Irak en 2003. Après la chute
de arabe, devenait soudainement l’« en- de Saddam Hussein, des milliers de
nemi intérieur », comme cela avait été Palestiniens d’Irak sont partis vers la
déjà le cas à plusieurs reprises dans Syrie et la Jordanie qui n’ont pas
l’histoire, au Liban par exemple lorsque
les Palestiniens avaient été accusés
d’être la cause de la guerre civile en 2. Terme arabe utilisé en référence à des
groupes d’Alaouites armés qui travaillent pour
1975. le régime de façon non officielle. Ces groupes
sont surtout présents dans la zone côtière.
3. La communauté palestinienne du Koweït
1. La majorité des Palestiniens est arrivée comptait dans les années 1980 près de 400 000
dans ce pays suite à la Nakba en 1948, en pro- individus. Elle n’était pas issue des mouvements
venance des villes et des zones rurales du nord d’exode qui avaient suivi la guerre de 1948 et
de la Palestine. De nouvelles vagues de migra- celle de 1967, elle était le résultat d’une immi-
tions se succéderont ; suite à la guerre des Six gration économique. En 1990, près de 300 000
Jours de 1967, des événements de « Septembre Palestiniens sont expulsés du Koweït et se réins-
noir » en 1970, de l’invasion israélienne du Liban tallent principalement en Jordanie ainsi qu’en
en 1982 et de l’expulsion de l’O LP en 1983. Syrie et au Liban. Pour plus de précisions sur ce
Aujourd’hui une partie importante de Palesti- sujet consulter : Assia Mohtar Kais, les Palesti-
niens vit encore distribuée entre les 12 camps niens au Koweït : histoire d’une réussite inache-
situés en marge des principales villes syriennes. vée (1948-1990), Paris, L’Harmattan, 2004.

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accepté de les recevoir faute de papiers dans la région frontalière avec les hau-
réguliers, les obligeant à vivre pendant teurs du Golan, occupée par l’armée
deux ans dans des tentes aux frontières israélienne en 1967. Elle avait été coor-
entre ces deux pays et l’Irak4. donnée avec les Palestiniens du Liban,
C’est à la lumière de cette mémoire de Jordanie et des Territoires occupés,
collective que les réfugiés palestiniens qui eux aussi ont manifesté dans les
ont adopté au départ une attitude dis- zones à proximité d’Israël. En Syrie, des
tante vis-à-vis des contestations popu- centaines de jeunes ont participé au
laires en Syrie. Ils craignaient d’être les cortège pour réaffirmer leur attache-
premières victimes d’une déstabilisa- ment au droit au retour et leur désir de
tion du pays et ne souhaitaient pas jouer à nouveau un rôle actif dans la
confirmer les théories de conspiration lutte nationale palestinienne, de laquelle
imaginées par le régime. Les Palesti- ils avaient été marginalisés suite à la
niens, en tant que communauté, n’ont signature des accords d’Oslo en 19936.
pas pris part aux cortèges contre le La participation massive à cette mani-
régime qui, par ailleurs, n’ont jamais festation s’explique par un enthousiasme
été organisés à partir des camps ou des lié à la fois aux « révolutions arabes »
rassemblements palestiniens. Cela ne et aux récentes évolutions politiques
veut pas pour autant dire que les Pales- palestiniennes. Chez les réfugiés de
tiniens individuellement ne se sont pas Syrie, la chute du régime tunisien de
mobilisés aux côtés de leurs confrères Ben Ali et du régime égyptien de Mou-
syriens, bien au contraire. Les reven- barak fait naître un nouvel espoir de
dications de liberté et de démocratie changement. Selon Ali, intellectuel
dans le pays sont aussi bien des reven- palestinien de gauche,
dications syriennes que palestiniennes, l’Intifada tunisienne et égyptienne va
car personne n’a été épargné par les redonner une nouvelle âme à la question
longues années de dictature. palestinienne et donnera naissance à une
nouvelle génération de Palestiniens7.
D’autre part, la réconciliation entre
La « Marche du retour » le Fatah et le Hamas mettant fin à la
fracture qui, depuis 2006, frappait le
Le 15 mai 2011, un mois et demi mouvement national est le deuxième
après le début des mobilisations en événement clé pour comprendre la
Syrie, avait lieu la commémoration de mobilisation massive lors de la com-
la Nakba5 de 1948. Les réfugiés pales- mémoration de la Nakba. Cet événe-
tiniens ont commémoré les 63 ans du ment a été très bien reçu par les réfu-
début de leur exil en organisant un cor- giés, qui par ailleurs avaient appelé les
tège intitulé la « Marche du retour » participants à brandir durant la marche
(Masirat al-‘Awda). Celle-ci a eu lieu uniquement les drapeaux palestiniens

4. La communauté palestinienne en Irak


comptait juste avant le début de la guerre envi- 6. Les accords d’Oslo constituent un ensemble
ron 34 000 individus. Suite à la chute du régime d’accords conclus entre Israël et l’OLP en 1993.
de Saddam Hussein, elle a été la cible d’attaques Ils établissent les modalités pour la mise en place
violentes de la part de milices chiites comme le d’une Autorité palestinienne autonome en Cis-
Jaish al-Mahdi (l’armée du Mahdi). Les Palesti- jordanie et dans la bande de Gaza, comportant
niens étaient considérés par certains comme des l’exclusion de facto des réfugiés du processus de
partisans de l’ancien régime ayant bénéficié d’un state-building. La discussion de la question des
traitement préférentiel par le passé. réfugiés sera en effet remportée à l’étape des
5. Terme qui en arabe signifie « catastrophe » négociations sur le statut final, aux côtés du sta-
et qui désigne la formation de l’État d’Israël et tut de Jérusalem et des colonies israéliennes.
l’exode des Palestiniens de leur terre en 1948. 7. Entretien réalisé en mars 2011.

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et non les drapeaux des factions poli- affirment des habitants du camp. Le
tiques dans le but de témoigner de cortège funèbre s’est transformé en ma-
l’unité nationale retrouvée. Cette récon- nifestation, la plus importante, semble-
ciliation nationale n’est d’ailleurs pas t-il, depuis les années 1980.
indépendante de l’affaiblissement du
régime syrien, principal allié du Hamas,
ce qui a poussé ce mouvement à prendre Le retournement
la voie de la réconciliation avec le La « Marche du retour » représente
Fatah8. le début d’une nouvelle période de
Pendant la « Marche du retour », cer- mobilisation pour la cause nationale.
tains jeunes réfugiés ont réussi à tra- Cependant, cet événement n’a pas été
verser la frontière pour aller à la ren- une mobilisation spontanée, bien au
contre des Syriens du Golan occupé. contraire, il a été encouragé par le
D’autres ont même réussi à passer les régime syrien et organisé logistique-
frontières israéliennes et à arriver jus- ment par le Front populaire de libéra-
qu’à Yafa. Trois jeunes palestiniens sont tion de la Palestine-commandement
morts sous les tirs de l’armée israé- général (FPLP-CG11), faction très proche
lienne. Le lendemain, des funérailles du régime syrien fondée en 1968 par
impressionnantes ont été organisées Ahmad Jibril. Pour la première fois,
dans le camp de Yarmouk9, au sud de significativement, la Syrie a accordé
Damas, d’où provenaient ces jeunes. aux Palestiniens l’autorisation de se
Des milliers de personnes sont des- rendre aux frontières avec le Golan.
cendues dans les rues du camp pour Cette manœuvre visait à envoyer un
accueillir les dépouilles « des mar- message à Israël et aux États-Unis,
tyrs du retour ». d’une part, en montrant le rôle de garant
Le camp était entièrement bloqué du de la stabilité dans la région joué par
début jusqu’à la fin, tout le camp était le régime, et à sa population, d’autre
dans les rues10,
part, pour réaffirmer que le véritable
ennemi reste Israël et non le régime qui
8. Le changement des relations entre la Syrie soutient la cause palestinienne. En met-
et le Hamas est présenté dans un article intitulé
« Le Hamas décide de quitter Damas. Doha se tant en jeu la vie des jeunes palesti-
déclare prête à accueillir ses leaders », publié niens partis manifester dans le Golan,
par le quotidien Al-Hayat le 30 avril 2011, qui la Syrie visait aussi à détourner pen-
évoquait la décision du Hamas de déplacer son
bureau au Qatar, information ensuite démentie dant un moment l’attention internatio-
par la direction du mouvement. L’altération de nale de la répression qu’elle menait
la relation entre le Hamas et la Syrie est aussi
illustrée par le considérable affaiblissement des contre sa population.
activités organisées par ce mouvement dans les La Syrie n’était pas seule à vouloir
camps de réfugiés palestiniens en Syrie. exploiter la mobilisation des réfugiés,
9. Le camp de Yarmouk, fondé entre 1953 et
1954, constitue aujourd’hui un des plus grands les factions politiques palestiniennes
agglomérats palestiniens au Proche-Orient, avec aussi ont essayé de se la réapproprier.
près de 148 000 habitants. Situé au sud de Damas, C’est le cas par exemple du Hamas qui
Yarmouk est intégré dans le tissu urbain syrien
et caractérisé par une activité commerciale très effectua une cérémonie en honneur des
dynamique. Il se différencie des autres camps familles des « martyrs » ou du Fatah
par un niveau élevé d’activisme politique et cultu-
rel depuis les années 1960. À partir de cette
époque, il est devenu un lieu de recrutement pour
les groupes de la guérilla armée et pour les fac- 11. Cette faction était en effet chargée d’or-
tions politiques qui se sont structurées sur la ganiser le déplacement dans la région du Golan.
scène syrienne. Cependant, la plupart des jeunes n’étaient pas
10. Entretien téléphonique réalisé le 17 juin des partisans du FPLP-CG mais ils se déclaraient
2011. indépendants de toute appartenance politique.

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qui déclarait que deux des martyrs trois jeunes morts. Cette fois, la parti-
étaient des partisans du mouvement. cipation était plus faible et les slogans
Cette tentative a été fortement condam- avaient changé. Les slogans invoquant
née par les jeunes réfugiés qui ont collé la libération de la Palestine ou procla-
des affiches dans le camp affirmant que mant « Le peuple veut la chute d’Is-
les martyrs n’appartenaient à aucune raël » ont laissé la place à : « Le peuple
faction politique. veut la chute des factions. » Ils expri-
Suite aux funérailles du 16 mai, des maient la rage des jeunes contre Ahmad
jeunes de Yarmouk, indépendamment Jibril accusé d’être le principal res-
des factions politiques, ont dressé une ponsable de la mort des Palestiniens.
tente au milieu du camp où des débats Ils demandaient où étaient l’Armée de
ont été organisés quotidiennement Libération palestinienne, le Hezbollah
autour des événements du Golan et des et le président Bachar Al-Assad lorsque
prochaines mobilisations à prévoir pour l’armée israélienne s’introduisait sur
la commémoration de la Naksa 12 de son territoire : « Un, deux, trois où étais-
1967. Le 5 juin 2011, un autre départ tu Bachar Al-Assad ? » Les slogans
pour le Golan a été organisé. Cette fois, acquirent ainsi une intonation claire-
les opinions divergeaient sur l’oppor- ment antirégime : « Le peuple veut la
tunité d’une manifestation. Des jeunes chute du profiteur ! » La rage des jeunes
enthousiasmés par l’exemple de ceux s’est ensuite déversée contre le siège
qui avaient réussi à traverser les fron- du F PLP - CG qui a été incendié. Les
tières avec Israël affirmaient : gardes d’Ahmad Jibril ont répondu en
Cette fois, soit nous allons retourner en faisant feu sur les manifestants, faisant
Palestine, soit nous retournerons comme entre six et quatorze morts et plus d’une
martyrs13 ! centaine de blessés. Les tirs ont duré
D’autres ne voulaient pas répéter l’ex- jusqu’au milieu de la nuit et des habi-
périence du 15 mai, car cette fois l’ar- tants du quartier de Hajar al-Aswad,
mée israélienne ne serait pas prise par un quartier proche du camp et habité
surprise et le bilan pourrait être beau- pour la plupart par des nazihin (dépla-
coup plus lourd. C’est ce qui s’est passé, cés) de la région du Golan, ont rejoint
puisque vingt-trois jeunes ont perdu la les affrontements. Selon les informa-
vie lors de la commémoration de la tions transmises par des habitants du
Naksa. L’armée israélienne a tiré sur camp, le siège du bureau du FPLP-CG
les manifestants et lancé des bombes aurait pris fin avec l’arrivée de la police
lacrymogènes, une ingérence sur le ter- syrienne.
ritoire syrien qui n’a pourtant suscité Les affrontements qui ont eu lieu ces
aucune réaction de l’armée syrienne. derniers jours au sein du camp de Yar-
Le lendemain, comme c’était déjà arrivé mouk représentent un véritable moment
le mois précédent, des funérailles ont de basculement en ce qui concerne la
été organisées dans le camp de Yar- position des Palestiniens de Syrie vis-
mouk, d’où provenaient neuf des vingt- à-vis de la contestation populaire. Si,
jusqu’à maintenant, ils étaient restés
12. Terme qui en arabe signifie « rechute » en dehors du mouvement tout en profi-
et indique la victoire d’Israël dans la guerre de tant des mobilisations au niveau régio-
juin 1967 pendant laquelle l’armée israélienne nal pour redonner du souffle à leur
occupa la Cisjordanie et la bande de Gaza, le
Sinaï égyptien et le Golan syrien. engagement pour la cause nationale, les
13. Entretien téléphonique réalisé le 20 mai Palestiniens semblent désormais déter-
2011 avec un jeune activiste qui a participé aux
débats organisés suite à la commémoration de la minés à intégrer la contestation. Les
Nakba. slogans scandés par les réfugiés contre

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le FPLP-CG et le régime ont prouvé la cateurs. Il grimpe dans un arbre. L’un


perte de légitimité du pouvoir vis-à-vis de ses poursuivants l’attrape par une
d’une large partie de la population jambe, l’oblige à descendre. « Tu te
palestinienne. Dans ce mouvement calmes. » Le gosse se débat et repart
contestataire, les Palestiniens expri- comme un fou.
ment des revendications propres concer- Le lendemain, c’est de l’école qu’il
nant le droit au retour dans leur terre s’enfuit. Cette fois, il parvient à son but :
d’origine, le renouveau du leadership une cité. Et, dans cette cité, un
politique palestinien, la réintégration immeuble. Il sonne chez le gardien :
des réfugiés dans la lutte nationale et C’est Cyril.
la fin de toute instrumentalisation de – Ton père n’habite plus ici.
leur cause par la Syrie. Ces revendica- – Je viens chercher mon vélo.
tions rejoignent les revendications de – Ton père l’a vendu.
– Jamais il n’aurait fait ça. Je veux
liberté et de dignité exprimées par l’en- entrer.
semble du peuple syrien. – Va-t’en.
Valentina Napolitano* Rattrapé par un éducateur et le
concierge, Cyril parvient encore à s’en-
fuir et se réfugie dans un cabinet médi-
* Valentina Napolitano prépare une thèse en cal. Rejoint par ses poursuivants, il tré-
sociologie politique à l’École des hautes études
en sciences sociales (EHESS) de Paris, sous la buche et se raccroche à une jeune
direction de M. Hamit Bozarslan. Depuis sep- femme assise dans la salle d’attente.
tembre 2010, elle est boursière à l’Institut fran- Attends, dit-elle, ne serre pas si fort, tu
çais du Proche-Orient (I FPO ) de Damas. Sa me fais mal.
recherche porte sur les mobilisations politiques
au sein des camps de réfugiés palestiniens en Mais elle ne le repousse pas…
Syrie. Pendant une seconde, dit Luc Dardenne,
cette femme, avec cette tête d’enfant sur
les genoux, devient une sorte de pietà
improvisée1.
Arrêtons-là. Ce film continuera d’être
LE GAMIN AU VÉLO*, une course-poursuite mais, dès l’ins-
DE JEAN-PIERRE tant où il a posé la tête sur les genoux
de Samantha (Cécile de France, qui eût
ET LUC DARDENNE mérité cent fois le prix d’interprétation
au Festival de Cannes), Cyril est relié
à elle par un fil invisible. Ce fil invi-
Première image : Cyril (Thomas
sible va devenir visible sous la forme
Doret), treize ans, boule de nerfs et de
d’un téléphone portable que Samantha
violence contenue, est cramponné à un
donne à Cyril. Et quand, à la fin du film,
téléphone. Un jeune éducateur lui met
sa sonnerie semble le ressusciter, on ne
le marché en main : « On met le haut-
s’étonne même pas : l’amour peut tout.
parleur, tu refais le numéro, si c’est tou-
Grâce à Samantha, Cyril récupère
jours la même réponse tu lâches le
son vélo et retrouve son père (Jérémie
récepteur. » La réponse vient : « Il n’y
Renier). Ce père qui va être sa première
a pas d’abonné au numéro… » Cyril
désillusion. Il en connaîtra deux autres.
part en courant, poursuivi par deux édu-
Car ce film est construit comme un

* Le gamin au vélo, film franco-belge de Jean-


Pierre et Luc Dardenne, 1 h 27. Grand prix du
Festival de Cannes 2011. Ce texte est paru dans 1. Tous les propos de Luc Dardenne ont été
Réforme, 26 mai 2011, no 3418. recueillis par notre critique.

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conte et les contes sont toujours des PEINDRE


récits initiatiques.
C’est Olivier Gourmet qui s’en est aperçu
(AVEC) L’ESPACE
le premier, dit Luc Dardenne. Venu voir Chronique
les rushes à la fin du tournage, il s’est
écrié : « Mais ce garçon en rouge qui
transatlantique (X)
grimpe dans les arbres et Samantha qui
veille sur lui, c’est Pinocchio et la fée Anthony Caro est connu pour ses
bleue ! »
grandes sculptures en acier, parfois
Tous les films des frères Dardenne assemblées à partir d’objets trouvés,
– La promesse, Rosetta, Le fils, L’enfant souvent brutes, jamais figuratives mais
et Le silence de Lorna – parlent de quand même représentatives par ana-
rédemption suivie d’une résurrection. logie (avec notre rapport à la nature ou
Tourné en été, ce qui est une première bien avec des formes architecturales).
pour les Dardenne, Le gamin au vélo La petite exposition Anthony Caro on
ne parle que de résurrection. the Roof (au Metropolitan Museum du
Cyril est le petit frère de Rosetta. 26 avril au 30 octobre 2011) n’est nul-
Rosetta marchait comme on monte à lement une rétrospective, mais elle
l’assaut et se cramponnait à son travail, porte la trace de 50 ans de travail ; on
prête à tout pour le garder, même à tra- y retrouve Midday, une œuvre créée en
hir le seul ami qu’elle n’a jamais eu. Et 1960, et on rencontre End Up, qui date
c’est Riquet, l’ami trahi, qui va la sau- de 2010.
ver du désespoir et du suicide. Mais ce qui frappe le visiteur est
Mais pourquoi je fais tout ça, avait moins l’œuvre elle-même que sa pré-
demandé Fabrizio Rongione, le jeune
comédien qui jouait Riquet, parce que
sentation sur les 750 mètres carrés du
je suis con ? toit d’où l’on voit en même temps la
– Tu n’es pas un imbécile, avait répondu belle œuvre sculptée qu’est Central
Luc Dardenne. Tu es comme ça. Tu es Park1 et l’incomparable skyline archi-
là, tu aides. tectural qui se dresse autour de ce pay-
Pour Cyril, Samantha aussi est là et sage vert immense situé au milieu de
elle aide. Au « non » du père de Cyril Manhattan. Le regard est attiré par le
répondent les « oui » de Samantha. Mais contraste entre la simplicité bucolique
pourquoi fait-elle ça ? Cyril le lui du parc et les appartements qui le bor-
demande. Les Dardenne ne donnent pas dent sur le sud, puis, à l’ouest, les
d’explication. Pour eux ce qui compte, bâtisses plus modernes qui s’étendent
c’est qu’elle le fasse. vers le Hudson au-delà des résidences
Filmer l’évidence. Seulement l’évi- de Central Park West. Ce n’est pas un
dence. Ce que l’on voit. Ce qui est là. hasard. Lors du vernissage, Sir Anthony
Sans fioritures. Sans explications. Sans expliquait que la sculpture géante qu’il
psychologie. C’est cela le cinéma des compte terminer cet été s’inspire de ce
Dardenne. C’est cela qui en fait les genre de contrastes vécus au quotidien
petits frères de trois cinéastes aussi dif- à New York. Cette nouvelle œuvre s’éta-
férents que Bresson, Cocteau et Cassa- lera sur l’île verte au milieu de trois
vetes. Car tous ont un point commun : pâtés de maisons (blocks) sur Park Ave-
ils filment la matière. Et à force de nue. Cette taille est imposée selon lui
filmer la matière, ils en font sourdre
l’esprit. 1. J’en ai parlé dans « Chronique transatlan-
tique (I). “Mondes rêvés” : art, ville et paysage »,
Claude-Marie Trémois Esprit, août-septembre 2010.

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par le fait que le spectateur rencontrera montre une certaine parenté avec la
son œuvre à partir du siège arrière d’un danse moderne. Celle-ci met en jeu des
taxi filant d’un rendez-vous à un autre. corps humains ; elle s’efforce de faire
La sculpture n’est pas une création faite voir leurs rapports mais aussi leur être
pour être isolée du monde ambiant. propre. Alors que la sculpture joue sur-
Cette exposition dans ce lieu fée- tout avec l’espace, la danse se sert aussi
rique aide à poser la question du tra- du temps pour créer une expérience qui
vail de l’œuvre sculptée moderne. Non dépasse le quotidien dont pourtant elle
représentative, elle n’est pas sans se sert. Cette présence temporelle de la
forme ; elle donne figure à quelque danse lui impose un caractère éphé-
chose, mais le paradoxe est qu’elle met mère ; elle tend à être plutôt une per-
de l’emphase sur sa propre matérialité. formance qu’une œuvre finie. Pourtant,
Ce qu’elle représente est, d’une cer- l’acte de former la matière est une
taine façon, immatériel. Pour la sculp- manière de raconter une histoire.
ture classique, ce fut la beauté ou la La danse qui se veut moderne fait
noblesse, surtout celle de l’homme qui, face à des obstacles qui expriment une
du fait de son universalité, ne peut s’in- sorte de déchirement interne. Elle veut
carner dans aucun être réel. Pour la se libérer de l’obligation de raconter
sculpture moderne, il s’agit de figurer une histoire ; c’est l’expérience pure
un autre universel, celui de l’espace (et qu’elle veut manifester. C’est ce qu’on
peut-être le temps qui, devenu matière, pouvait voir récemment dans Three
se fige sans être pour autant réifié). Le Theories présenté par Armitrage Gone
sculpteur peint avec l’espace, à partir (au Joyce Theater, du 27 avril au 7 mai
de l’espace, et pour donner figure à l’es- 2011). Les « théories » partent du Big
pace 2 . Ainsi conçue, la sculpture Bang avant de passer par la relativité,
devient moderne : elle se libère de la puis les quanta, et enfin les string. La
pesanteur du monde pour s’affirmer chorégraphe, Karin Armitrage, ne pré-
comme une activité que se donne son tend pas « les expliquer » mais sim-
propre but. plement faire voir « leur poésie ». Mais
sa réussite dépend tout de même de
l’idée d’une progression dans l’adé-
Sculpture et danse quation du mouvement (et de la
musique) au réel physique, autrement
L’une des leçons de l’œuvre d’An- dit, d’une histoire. Pour éviter cette
thony Caro est que ce projet moderne ambiguïté, la danse peut essayer de
ne peut jamais réussir entièrement. C’est figurer le psychologique, l’introspec-
ce qu’exprime le fait que les œuvres de tion, voire le rêve. Cela semble être la
Caro ne sont pas présentées sur des motivation de Avi Scher & Dancers (au
piédestaux mais à même le sol ; elles Alvin Ailey Theater, du 23 au 25 avril
restent finies malgré leur visée trans- 2011) dans Mirrors et encore dans Uto-
cendante. En cela, le projet de figurer pia. Or, ce faisant, il rencontre la ten-
l’universel sous une forme matérielle tation d’opposer l’expérience vraie
incarnée dans et par la danse au vécu
du spectateur désengagé. Pour éviter
2. À la différence du peintre qui cherche à cet écueil, la danse pourra glisser vers
représenter un monde en trois dimensions sur un
canevas sans profondeur, le sculpteur « peint » la critique explicite, par exemple dans
dans les trois dimensions. Voir mes réflexions How Brief Eternity de John J Zullo
sur Picasso’s Guitars dans « Chronique trans-
atlantique (VIII). Trois versions du projet Dance (au Theater for the New City, du
moderne », Esprit, mai 2011. 28 avril au 1er mai 2011), qui figure la

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discrimination subie par des homo- Le ballet et les origines


sexuel(le)s par la violence des gestes de la danse moderne
des danseurs.
Cette diversité conteste-t-elle la
Parlant de La Sylphide et de Giselle,
thèse selon laquelle la danse moderne
Jennifer Homans montre que les roman-
partagerait avec la sculpture moderne
tiques français ont « inventé le ballet
la visée de donner figure à l’espace ?
tel que nous le connaissons aujourd’hui
J’ai pris comme exemples trois pièces
[…] il ne s’agissait plus d’hommes, du
que j’ai pu voir récemment qui me sem-
pouvoir et des manières aristocratiques
blent partager un projet similaire
[…] c’était un art de femmes qui décri-
qu’elles mettent en œuvre différemment,
vait un monde intérieur fait de rêves et
comme si chacune se saisissait d’un
d’imagination ». Plus important du point
seul aspect de leur projet commun. Il
de vue de notre thèse, « l’idée était de
y a la recherche de la forme pour elle-
se servir du mouvement, des gestes et
même, qui pourtant ne peut pas se pas-
de la musique pour saisir une mémoire
ser d’une trame narrative ; il y a l’em-
évanescente ou une pensée fuyante… ».
phase sur l’expérience interne qui
Enfin, elle cite Théophile Gautier pour
pourtant ne peut être représentée que
lequel « le thème réel, unique et éter-
par opposition au réel ; et il y a la cri-
nel du ballet est la danse elle-même ».
tique sociale qui devient une fin en soi
Une fois ce parcours vers le moderne
où la violence risque de détruire la
entamé, le caractère formel du ballet
forme sans laquelle l’action est trans-
sera réalisé un siècle plus tard par
formée en anarchie.
Balanchine, qui « ne s’intéressait pas
Il ne faut pas pour autant abandon-
aux gens ordinaires ou aux rapports
ner le projet de comprendre la danse à
sociaux réels, et encore moins aux mou-
partir de la sculpture moderne. Les
vements et aux gestes quotidiens. Pour
occasions ne manquent pas à New York ;
lui, le ballet était un art des anges, de
j’y reviendrai, car des théâtres spécia-
figures humaines idéalisées et élevées,
lisés comme le Joyce, le Ailey ou encore
belles, chevaleresques et surtout abso-
le Dance Theater Workshop continuent
lument formelles ». Malgré ses origines
à attirer un public plutôt jeune. En
romantiques, le ballet du maître russe
attendant, il y a une autre raison d’in-
qui transforma et domina la scène amé-
sister sur cette vision de la danse
ricaine montrait « une rigueur froide et
moderne : c’est qu’elle est tout de même
une héritière d’une longue tradition du
ballet dont Jennifer Homans retrace lution française et la réaction romantique où le
ballet prend une forme qui se retrouvera et se
l’histoire dans un des livres les plus renouvellera par la suite ; enfin, elle décrit
fascinants que j’ai pu lire ces derniers l’unique style danois et ce qu’elle appelle
temps : Apollo’s Angels. A History of l’« hérésie » italienne avec sa préférence pour la
pantomime et l’athlétisme du virtuose. Ensuite,
Ballet3. dans la deuxième partie du livre, c’est la Russie
qui mène la danse, d’abord chez les tsars, ensuite
en Occident, avec le modernisme de Diaghilev
et les Ballets russes, enfin, avec le ballet com-
muniste qu’adoraient Staline et ses successeurs.
Le moment décisif et culminant est enfin signalé
3. Jennifer Homans, Apollo’s Angels. A His- en Angleterre (symbolisé par la défection de Nou-
tory of Ballet, New York, Random House, 2010. reïev et sa danse avec Margot Fonteyn) ; sa réa-
Je ne pourrai évidemment pas retracer le par- lisation se trouvera pendant « le siècle améri-
cours ni le riche détail de ce livre de plus de 550 cain » dont le couronnement est la chorographie
pages. J. Homans passe des origines royales fran- de George Balanchine, qui fit ses débuts à Petro-
çaises à la vision des Lumières d’un ballet qui grad avant la révolution. J’espère que cette œuvre
raconte une histoire ; elle passe ensuite à la Révo- splendide est en cours de traduction française !

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une précision – un détachement angé- L’avenir du ballet…


lique ». Ainsi, conclut Jennifer Homans, et de la danse
Balanchine « avait résolu le problème
du narratif et de la pantomime qui avait
Apollo’s Angels est presque autant
hanté les maîtres du ballet depuis les
une histoire sociale qu’une histoire du
Lumières. Ses ballets ne traduisaient ballet, et l’histoire que le livre raconte
pas des mots en danses : au contraire, a sa valeur propre. Néanmoins, Jenni-
il faisait du ballet une langue propre fer Homans se concentre sur l’histoire
[…] et créa des danses qui pouvaient des formes du ballet. Elle mentionne
être vues et comprises dans cette par exemple la « danse libre » d’Isa-
langue ». dora Duncan, ainsi que la contribution
Ce double parcours – la libération de Martha Graham ou de Merce Cun-
du poids de la représentation du monde ningham et de Paul Taylor sans appro-
extérieur chez ces héritiers déçus de la fondir leur contribution. Elle revient à
révolution, suivi de son triomphe for- plusieurs reprises à l’expressionisme
maliste au sein d’une démocratie éga- allemand, mais ne le prend pas au
litaire – fut semé de paradoxes dialec- sérieux. Il s’agit de construire un
tiques que Jennifer Homans traque avec « canon » formel, d’établir un panthéon
une plume alerte. Sa conclusion, cri- rigoureux, et de raconter les dures
tique et mélancolique, est que le triom- conditions de sa création. Cela peut se
phe du moderne était trop complet ; on justifier ; mais cela comporte un prix :
ne sent plus la nécessité « faire du nou- l’épuisement du ballet comme tel.
veau ». Un style international s’est Cette conclusion est partagée par le
formé ; il n’y a plus d’écoles nationales, grand critique du New York Times, Alas-
les performeurs comme les performan- tair Macaulay4. Faisant le point sur les
ces ne connaissent plus de frontières. premières semaines de la saison de
Alors que le ballet se distinguait de tous l’American Ballet Theater (le ABT) au
les arts par son caractère éphémère et Metropolitan Opera, celui-ci critique le
surtout par l’absence d’une écriture qui recours à des vedettes importées et se
pouvait conserver l’œuvre des maîtres désole de l’absence de danseurs natio-
du passé – ce qui expliquait la reprise naux formés par le ABT. Il dénonce la
toujours originale de danses classiques reprise d’année en année des mêmes
d’un pays à un autre et d’une époque à danses classiques : Giselle, Don Qui-
une autre –, les nouveaux moyens ciné- chotte, Le lac des cygnes et La belle au
matiques conservent les grandes créa- bois dormant. Sur la même page du jour-
tions comme dans l’ambre et en fait des nal, sa collègue, Claudia La Rocco, pro-
fossiles. Le grand public attiré par le pose un compte rendu dévastateur de
triomphe du moderne devient de moins la production la veille par l’ABT de La
en moins capable de comprendre les Dame aux camélias. Et, pour faire bonne
subtilités qui font la grandeur d’une mesure, le Times du lendemain offre un
chorégraphie ; et les danseurs eux- compte rendu de la reprise, par l’autre
mêmes ne sentent plus le besoin de se grande compagnie nationale, le New
dépenser totalement pour le plaisir d’un York City Ballet (NYCB), de la version
tel public. On retrouve une figure dia- Balanchine de Jewels qui critique son
lectique familière : le triomphe entraîne absence de « poésie » malgré la perfor-
fatalement la perte. mance « consciencieuse » des danseurs.

4. Alastair Macaulay, “Critics Notebook”, New


York Times, 6 juillet 2011.

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Comme l’avait noté Jennifer Homans, expositions collectives des impression-


l’ABT et le NYCB sont devenus de gran- nistes. Mais il n’a pas voulu se séparer
des entreprises ; de grands corps de bal- d’eux en suivant la suggestion de Degas
let qui forment ceux qui deviendront qui le voyait prendre l’initiative d’un
(peut-être) les vedettes de l’avenir, ceux « salon réaliste ». Sans doute le peintre
qui maintiennent l’équipement néces- des Batignolles n’a-t-il pas voulu rompre
saire pour produire des ballets sur des avec ceux qui partageaient avec lui une
scènes énormes devant un public de manière de peindre, une liberté de
milliers de spectateurs. Ceci témoigne touche réprouvée par les classiques. Il
du succès du « siècle américain ». Mais n’empêche, le réalisme était sa voie.
il n’est pas surprenant qu’ils paient la Devant les deux nus qui ont fait sa noto-
rançon de leur succès. Or, le ballet n’est riété, celui d’Olympia et celui qui est
pas identique à la danse. Celle-ci se au premier plan du Déjeuner sur l’herbe,
présente dans des conditions plus on est saisi par une exactitude sans illu-
modestes, plus expérimentales, cons- sion qui décourage tout sentiment, tout
tamment changeantes. Il est vrai que le élan, toute complaisance, toute émotion
fondement de la danse moderne – et érotique, un réalisme qui, paradoxale-
l’éducation de tout danseur – est lié au ment, fait barrière. S’il y a une leçon à
ballet ; mais ce n’est que le point de tirer de ces exhibitions, c’est que dans
départ. Pour reprendre la comparaison la vie nous ne posons pas sur les femmes
avec la sculpture, on pourrait dire que ce regard d’entomologiste, que Titien
le ballet (et son histoire racontée avec ou Rubens nous en apprennent plus sur
brio par Jennifer Homans) est la matière notre manière de voir leur corps que
à laquelle la danse cherche encore et cette objectivité tatillonne : les phari-
toujours à donner forme. De ce point de siens de 1860 ont eu bien tort de s’in-
vue, la danse moderne aura encore et quiéter !
toujours du travail à faire. Ces deux tableaux emblématiques
Dick Howard mettent le monde à distance dans leur
réalisme, par leur réalisme, par un
« c’est comme ça ! » qui fige la repré-
sentation. Autant Monet (plus tard) ras-
semblera et rapprochera, autant Manet
LA FAUSSE immobilise. Camille et Jean au jardin,
Camille en capeline rouge dans la neige
INDIFFÉRENCE ou bien à sa fenêtre derrière un buis-
DE MANET son fleuri, la promenade parmi les
coquelicots, ce sont des peintures de la
communion avec la nature, dans la
Pour ses amitiés, Manet est rangé famille, entre amis… Au contraire, les
parmi les impressionnistes. Dans sa personnages de Manet ne se rencon-
peinture pourtant, sauf quelques œuvres trent pas, n’échangent pas de regard,
tardives, il ne s’intéresse ni aux atmo- ignorent leurs voisins. Ainsi Berthe
sphères, ni aux reflets, ni à la lumière, Morisot assise au balcon, l’adolescent
il ne cherche pas à saisir le moment qui sort du tableau dans Le déjeuner
(l’immédiateté dont Monet faisait sa dans l’atelier*, ou sur la plage de Berck,
devise). Il préfère (voir l’emblématique Eugène Manet habillé de pied en cap
citron) les objets pour eux-mêmes. Mal-
gré la rumeur qui le mettait au centre * Les astérisques signalent les tableaux
du groupe, il n’a jamais participé aux absents de l’exposition.

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Journal

enfermé dans ses pensées à côté de sa Même quand, dans la seconde partie de
belle-sœur occupée à broder. Les jar- sa vie, Manet a éclairci sa palette, il a
dins, les grandes tablées n’intéressent continué à privilégier par rapport aux
pas Manet, il peint ses amis un par un. scènes et aux ensembles les individus
Même les fleurs, qu’il rend avec une et les objets, souvent regroupés en
virtuosité sans équivalent, sont chez lui natures mortes. Ainsi, dans sa dernière
comme hors société ; elles ne sont pas grande peinture, Un bar aux Folies-Ber-
dans le jardin, on ne les offre pas, ce gère*, au-dessus d’un buffet chatoyant,
ne sont que des objets fascinants, des la serveuse au corsage ouvert est pré-
lilas et des pivoines dans des vases dont sentée à la fois comme indifférente à
la transparence les isole encore plus du tout et livrée aux convoitises. Aussi
contexte. (Le contre-exemple est le bou- brillamment peinte que l’élégante qui,
quet que la servante noire apporte à dans La prune*, savoure une solitude
Olympia, élément certes d’une socia- narcissique, elle communique le même
lité, mais d’une socialité aussi banale sentiment de précarité.
que vulgaire, que la destinataire
méprise, sachant qu’en l’occurrence, il Manet était gai, spirituel, joyeux
ne s’agit pas de sentiment.) convive au café Guerbois. Pourtant sa
peinture en dit très peu sur l’amitié,
l’amour, la vie de famille, comme s’il
redoutait les épanchements faciles,
Distance et complicité comme s’il ne croyait pas que des rela-
tions d’affection puissent racheter une
vie sociale où les solitudes se côtoient,
Sur cette œuvre s’étend un sentiment
où l’on porte des masques qui font de
d’isolement et de séparation. Ce n’est
vous un pantin, une chose. Manet a aimé
donc pas un hasard si deux des (rares)
les objets (insertion de natures mortes)
œuvres vraiment composées de Manet,
et mis en scène des individus soigneu-
L’exécution de Maximilien* et Bal mas-
sement parés (Le fifre, Nana*) plus qu’il
qué à l’opéra*, sont traversées par une
n’a interrogé leurs relations et leur place
impitoyable barre de séparation. Dans
dans le monde. Ce choix de la surface,
un cas la ligne de séparation est la crête
beaucoup (Zola, Malraux, Bataille) l’ont
du mur évoquant la mort au bout des
rapporté à un parti pris d’indifférence
fusils, dans l’autre c’est la frise noire
aux sujets représentés qui, à travers une
des hauts-de-forme alignés, qui dénonce
certaine obsession du détail marginal,
comme un marché aux esclaves ce qui
oriente l’œuvre vers « la peinture pure ».
se déroule en dessous, la séparation
Françoise Cachin conteste cette pers-
hommes/femmes recoupant la sépara-
pective réductrice. En effet, l’indiffé-
tion sociale. Mais en plus de ces deux
rence postulée ne permet pas de com-
séparations, cette œuvre évoque cons-
prendre certaines œuvres essentielles,
tamment la solitude de chacun, dans le
des portraits ou des scènes, où apparaît
côtoiement même. Ceci est évidemment
autre chose qu’un goût de la surface des
en rapport avec la prépondérance mena-
choses, une interrogation morale,
çante, tragique peut-être, des objets (la
anthropologique et même métaphysique.
rambarde verte du Balcon, qui est
comme une cage, les voilages où Jeanne Pour ce qui est des portraits, on
Duval est ensevelie). Comme s’ils pense moins à ceux, plus ou moins offi-
étaient aussi des objets, les personnages ciels, de Gambetta, Clemenceau, Anto-
ne dialoguent pas (les rapins du Déjeu- nin Proust, Zacharie Astruc et même
ner semblent parler chacun pour soi). Zola… qu’à ceux de femmes associées

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Journal

à son œuvre et devant lesquelles sa sup- l’a comme perdu, mais son corps est
posée indifférence se dissipe. Victorine devenu un second visage tourné vers le
Meurent n’a pas été seulement l’héroïne ciel dont il reçoit la lumière. Les plaies,
de fameux scandales, mais aussi celle le regard vide le montrent bien mort,
dont deux tableaux venus de Boston mais l’est-il tout à fait ? Les larmes d’un
imposent la personnalité : la Chanteuse des anges l’attestent, mais le second,
de rue où elle est une silhouette gran- l’ange aux ailes bleues, prend soin du
diose toute vêtue de gris et le portrait corps, il déploie sous lui un drap blanc
qui la montre en dehors de son métier, qui évoque une gloire. Ce Christ n’est
jeune femme résolue, à laquelle le pas ressuscité, mais une mystérieuse
peintre rend un hommage sans flatte- puissance continue de l’habiter, son
rie en accrochant une perle discrète humanité persiste jusque dans la mort.
sous son oreille et en décorant d’un On peut croire qu’en représentant de
ruban bleu sa chevelure rousse. Mais, manière analogue ces deux figures, celle
évidemment, pour ce qui est de la com- du poète et celle du Christ, Manet se
plicité créative, le personnage essen- montre cherchant dans deux directions,
tiel est Berthe Morisot, au balcon, au la réponse à une question de peintre :
bouquet de violettes, derrière un éven- en quoi l’homme n’est-il pas un objet ?
tail. Dans tous les cas, c’est elle qui Mallarmé suggère que l’humanité de
mène le jeu, ni livrée au portraitiste, ni l’homme est de s’ouvrir à l’inconnu par
costumée, elle impose son regard volon- la pensée et l’imagination. Le Christ
taire et profond, même entre les lames prolonge la question : qu’en est-il alors
de son éventail, comme une réponse au de la mort de l’homme ? Question que
regard du peintre. Devant ses deux ce corps supplicié et glorieux, échap-
modèles préférés, Manet se défait d’un pant à la rigidité cadavérique, main-
certain penchant au désenchantement tient ouverte.
« objectif » pour laisser paraître un sen- Sauf espagnolisme, les scènes pein-
timent austère et profond : l’estime. tes par Manet qui ne sont pas des côtoie-
ments sont liées à la mer, ce sont sur-
tout, évoquant une humanité qui agit,
des scènes portuaires, des embarque-
L’inconnu ments, des départs souvent peints avec
enthousiasme, en touches rapides et
Le célèbre portrait de Mallarmé ne impatientes, par exemple Le départ du
se situe pas, lui, dans la zone de fami- vapeur de Folkstone* ou Un clair de lune
liarité. La fumée du tabac, le corps sur le port de Boulogne. Témoignage
basculé vers l’arrière créent un éloi- encore plus probant de l’« humanisme »
gnement et aussi, grâce à la posture ins- par quoi Manet échappe au point de vue
table, suggèrent un mouvement, une de spectateur et à l’indifférence distin-
manière de s’absenter vers l’inconnu, guée, les deux versions (celle d’Orsay
quelque chose comme une transcen- et celle de Zurich) de L’évasion de
dance si l’on désigne ainsi ce qui per- Rochefort. Jamais n’a été montré de
met à Mallarmé de résister à la prise manière aussi forte que se recouvrent
du peintre, donc au statut d’objet. La l’enthousiasme devant la mer et le sen-
position du corps rapproche le Mallarmé timent de liberté, jamais n’a été peinte
et un tableau, venu de New York, dont comme cela une mer qui n’est pas seu-
la présence suffirait à justifier cette lement espace infini mais aussi force
exposition : Le Christ mort et les anges. vivante, dont la respiration porte et
Le visage du Christ est dans l’ombre, il encourage ceux qui s’évadent vers le

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Journal

navire à l’horizon. Celui qui avait pro- cité d’une approche « objectale » sans
duit la même année (1864) Olympia et pour autant s’y enfermer.
Le Christ aux anges* (œuvres qu’oppo-
Paul Thibaud
sent le sujet et surtout la manière de
peindre les corps) a donc pu, à la fin
de sa vie « active » (1880-1881), pré-
senter avec Un bar aux Folies-Bergère*, Références : Georges Bataille, Manet, Paris,
un festival de sensations en même temps Skira, 1983 ; Françoise Cachin, Manet, Paris,
qu’il associait la liberté glorifiée avec Gallimard, coll. « Découvertes », 1994 ; Jacques
Henric, Édouard Manet, Flohic, 1995 ; R. Gor-
le vide le plus austère. Manet a toujours don et A. Forge, les Dernières fleurs de Manet,
su reconnaître les séductions et la véra- Paris, Herscher, 1991.

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REPÈRES
CONTROVERSE

Les villes et la politique rer la réflexion et l’action pour une tran-


sition vers la sortie du nucléaire et vers
de l’énergie une ville soutenable. Le modèle pro-
après Fukushima ductiviste capitaliste ne peut plus conti-
nuer à ce rythme effréné de consom-
mation d’énergie et, si l’on croit le PDG
Trois mois après la catastrophe de d’EDF Henri Proglio1 et les travaux de
Fukushima, la situation des réacteurs l’OCDE, la demande d’énergie aura dou-
demeure toujours aussi inquiétante et blé d’ici 2050, ce qui provoquera encore
grave, selon l’AIEA (on sait que trois plus de désastres écologiques pour la
réacteurs ont fondu). Le niveau de radio- planète.
activité reste très élevé et dangereux,
et le réacteur 2, qui a déversé des mil- La ville, principal lieu de consom-
liers de tonnes d’eau hautement conta- mation d’énergie et d’émission de pol-
minée dans l’océan, continue de fuir, lution, a toujours entretenu un rapport
avec les conséquences prévisibles pour étroit avec l’énergie et ses diverses
la flore et la faune marines. Une zone formes. Le charbon et la machine à
interdite d’une trentaine de kilomètres vapeur ont façonné la ville de l’âge
a été décrétée autour de la centrale et industriel, ce fut ensuite le tour du
on a commencé à la vider de sa popu- pétrole et de l’industrie de l’automobile
lation, de ses animaux, de ses agricul- de bouleverser la forme urbaine en
teurs… On parle à présent de l’élargir diluant et dilatant la ville dans le ter-
à cinquante voire quatre-vingts kilo- ritoire. Aujourd’hui, l’énergie nucléaire
mètres. On voudrait aussi extraire la est devenue une des sources importantes
couche de terre irradiée dans cette zone, d’électricité − près de 80 % de la pro-
mais on ne sait pas comment ni où la duction électrique en France −, si son
stocker. Le démantèlement complet de impact est moins formel, elle contribue
l’installation mettra au moins une ving- cependant, par sa dépendance, et sur-
taine d’années. On ne doit pas oublier tout par sa proximité spatiale, à rendre
Fukushima. la ville plus vulnérable et fragile, comme
Après la ville post-Kyoto, la ville le montre l’accident de la centrale de
post-carbone qui a pour horizon la lutte Fukushima implantée au cœur d’es-
contre le réchauffement climatique dû paces urbanisés, au milieu de nombreux
aux gaz à effet de serre par une réduc- villages, à 250 km de Tokyo et à 100 km
tion de 2 oC de la température du globe, de Sendai (en France, la centrale de
et suite à cette récente catastrophe Nogent est à 110 km de Paris, celle de
nucléaire, c’est de la ville post-Fuku- Cattenom à 40 km de Metz, 10 km de
shima qu’il faudrait parler à présent, si Thionville, 35 km de Luxembourg…).
toutefois nos dirigeants voulaient bien On connaît aujourd’hui les problèmes
entendre le message qui, une fois soulevés par les énergies fossiles (char-
encore, nous vient du Japon. En effet,
ce grave accident nous force à accélé- 1. Le Monde, 19 mars 2011.

183 Juillet 2011


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Repères

bon, gaz, pétrole) : d’une part, elles sont l’accident (Tchernobyl), condamnée à
limitées, non renouvelables, et le pic, tout jamais à devenir un espace inter-
selon les experts, sera atteint dans une dit. De plus, on le sait, les retombées
quinzaine d’années ; d’autre part, elles du nuage radioactif ont des effets bien
contribuent par les émissions de GES au-delà de ces limites, à plusieurs cen-
au réchauffement climatique dont les taines, voire plusieurs milliers de kilo-
conséquences pour la planète sont incal- mètres, selon l’intensité de l’accident.
culables. Les premiers signes avant-
coureurs de ce changement ont
commencé à se manifester avec la mul- Une transition à préparer
tiplication des tempêtes et l’évolution
inquiétante de la désertification dans En une trentaine d’années nous
certains pays du Sud. De même, la pol- avons connu trois accidents nucléaires
lution de l’air des villes par le CO2 et majeurs : Three Mile Island en 1979,
les diverses particules, qui résulte de qui a frôlé la catastrophe, Tchernobyl
la croissance du trafic, a de graves en 1986, qui a produit le premier grand
implications sanitaires (maladies car- désastre nucléaire de l’humanité, et à
dio-vasculaires, maladies respiratoires, présent celui de Fukushima dont les
asthme, cancers… en hausse), posant premières conséquences pour la région
de sérieux problèmes de santé publique. et la population commencent à être
Contre les énergies fossiles, les qua- connues. Le parc nucléaire dans le
lités et les avantages du nucléaire ont monde ne cesse de croître, il était de
été vantés : énergie propre, sans car- 442 centrales en 2009, et on connaît
bone, donc sans menace pour le climat, les projets de la Chine, de l’Inde…,
énergie économique face à la montée dans ce domaine, c’est dire qu’avec
du prix du pétrole, énergie facilement l’augmentation du parc, le risque ne
disponible face aux aléas du transport, cessera de croître et de se répandre.
donc sécurité d’approvisionnement, Selon encore Henri Proglio, il faudrait
énergie sûre à 99 %, nous dit-on, tant construire 60 centrales chaque année,
sa production et son stockage sont pendant 20 ans, soit 1 200 centrales, si
contrôlés et sa surveillance sans cesse l’on veut parvenir à atteindre l’objectif
améliorée… Si tout cela est vrai, il reste de réduction de la température du globe
cependant le 1 % de risque, par défi- de 2 oC : on voit bien où conduit cette
nition imprévisible (défaillance humai- logique absurde du nucléaire comme
ne, incident technique, cause naturelle, seule alternative possible à l’énergie
guerre, attentat…), qui, s’il se produi- fossile. La France est particulièrement
sait, aurait des conséquences tellement exposée : de tous les pays industriels
énormes qu’on peut légitimement se elle possède le plus grand parc nuclé-
demander si l’enjeu en vaut la peine : aire (58 centrales) par rapport à sa popu-
une contamination du milieu (air, eau, lation, et surtout par la part d’électri-
sol, biodiversité) pour des siècles trans- cité produite avec le nucléaire (80 %)
formant les espaces touchés en zones qui la place en tête dans le monde. Par
mortes, sanitairement invivables (dan- comparaison, les États-Unis ont
ger de cancers, de malformations géné- 104 réacteurs qui produisent 20 % de
tiques, de stérilité…), pour longtemps leur électricité, le Japon produit 35 %
inhabitables, parfois des millénaires. de son électricité avec son parc de
Selon sa gravité, cette zone condamnée 55 réacteurs, l’Allemagne possède
peut représenter une étendue de cent 17 réacteurs qui fabriquent 28 % de son
kilomètres de rayon autour du lieu de électricité… On comprend mieux les

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Controverse

manœuvres du lobby nucléaire en gies renouvelables (éolien, photovol-


France comme, par exemple, le récent taïque, biomasse, déchets et résidus…).
blocage de la filière photovoltaïque, ou Pendant ce temps, « le gaz jouera un
même le retard de la médecine envi- rôle important dans la transition vers la
ronnementale. sortie du nucléaire… vers 2040 ».
Invoquant une bulle spéculative, le Mais, dans ce pronostic, et dans les
gouvernement a décidé, par un décret moyens pour y parvenir, Négawatt
du 9 décembre 2010, un moratoire sur néglige le rôle de l’urbanisme et la
les installations de production d’élec- nécessaire conception d’une autre ville
tricité solaire par panneaux photovol- moins gourmande, moins gaspillante,
taïques, fauchant une jeune filière économe en énergie, moins polluante :
industrielle en plein décollage. Certains un urbanisme durable est à créer par
soupçonnent EDF de vouloir constituer l’invention de nouveaux réseaux et la
un monopole sur les énergies renouve- transformation des réseaux actuels
lables afin de mieux les contrôler. De (énergie, transport…) en systèmes plus
même, comment expliquer le retard de décentralisés (autonomes et adaptés
la médecine environnementale en selon les régions), plus hybrides (mêlant
France, par rapport à d’autres pays plusieurs énergies), plus transparents
comme l’Angleterre ou l’Allemagne qui (gestion démocratique) ; sur cette nou-
ont su créer une spécialisation dans ce velle structure réticulaire des formes
domaine, et que le Conseil national de urbaines nouvelles (compactes et
l’ordre des médecins appelle de ses denses) pourront s’articuler, exploitant
vœux ? Cette nouvelle médecine du des modes de mobilité durable (dépla-
risque, à développer, doit affronter les cement doux, véhicule électrique, trans-
nouveaux défis liés à l’écosanté : à l’ar- ports publics), avec une bonne inter-
ticulation du biologique, du social et modalité, tandis que pour l’habitat des
de l’environnemental, elle ne peut être formes architecturales bioclimatiques,
qu’interdisciplinaire. Là aussi, il faut moins consommatrices, prendront
sortir du tout médicament, du tout phar- place…, dans le but de réduire égale-
maceutique − l’Association santé envi- ment l’empreinte écologique de l’urba-
ronnement de France (ASEF), créée en nisation.
2008 par un groupe de médecins, milite Nous sommes à l’aube de ces recher-
dans ce sens. ches et ne pouvons qu’esquisser ici
Pour Négawatt, une association d’in- quelques éléments de cet urbanisme
génieurs, la sortie du nucléaire est pos- durable de demain, donner seulement
sible2, pour cela elle a fixé dans son une idée de son contenu et de ses fina-
scénario trois grands objectifs : 1) une lités qui permettront de sortir progres-
forte volonté de sobriété énergétique sivement du nucléaire, comme des éner-
par des économies d’énergie sur tous gies fossiles, et pouvoir dire un jour
les plans (15 % d’économie sont pos- qu’il y a eu un avant et un après Fuku-
sibles) ; 2) un accent sur l’efficacité shima3.
énergétique en améliorant le rendement
des équipements, leur consommation, Albert Levy
leur fabrication, en récupérant la
chaleur… (30 % d’énergie peut être
gagnée) ; 3) le développement des éner- 3. L’Allemagne, et d’autres pays européens,
ont décidé déjà de sortir du nucléaire. Ils vont
prendre une avance dans la recherche sur la
« ville durable » et dans les nouvelles énergies
2. Le Monde, 16 mars 2011. renouvelables.

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Repères

LIBRAIRIE
Yachar Kemal et les appartenances plurielles. Le Der-
nier combat de Mèmed le Mince décrit
LA SAGA DE MÈMED LE MINCE
l’aspiration du hors-la-loi à vivre pai-
Paris, Quarto Gallimard, 2011, siblement avec sa nouvelle compagne
1 652 p., 31 € Seyran et sa mère de substitution, la
Mère Hürü, avant de conclure sur l’im-
La parution en un seul volume des possibilité d’échapper à son destin.
quatre épisodes qui composent cette
saga, écrite entre 1955 et 1987, permet Yachar Kemal, de son vrai nom
d’apprécier la virtuosité de cet écrivain Kemal Sadik Gökceli, est né en 1923
turc d’origine kurde. Auteur d’épopées à Hemite, village turkmène de Cilicie,
inscrites dans l’ère féodale et enraci- une région fertile entre les monts du
nées dans la terre anatolienne, Yachar Taurus et la Méditerranée. Ses jeunes
Kemal insuffle une dimension univer- années, bercées par le récit des aven-
selle à une narration qui, tout en ren- tures d’un grand-oncle maternel, chef
dant sensibles les atermoiements d’une bande réputée de brigands et par
intimes des héros, s’attache à stigmati- le lyrisme des conteurs turcs aussi bien
ser les mécanismes engendrant misère que kurdes qui fréquentent sa maison,
et violence. sont ponctuées de drames. Présent lors
Entre Robin des Bois, Don Quichotte de l’assassinat de son père dans la mos-
et Mandrin, le jeune héros Mèmed se quée par un fils adoptif, il reste bègue
rebelle spontanément contre l’injustice jusqu’à l’adolescence ; suite au déra-
et la dureté dont il est à la fois le témoin page d’un couteau lors du rite de sacri-
et la victime, devenant au fil de ses fice des béliers, il devient borgne. Les
actions le symbole de la lutte contre les faibles ressources de sa famille le déci-
oppresseurs sanguinaires, avides de dent à faire de petits métiers, gardien
pouvoir et accapareurs de terres. de canaux d’irrigation dans les rizières,
Mèmed le Mince raconte les jeunes contrôleur dans une compagnie de gaz
années de Mèmed dans un environne- ou écrivain public avant de publier des
ment pauvre et hostile, son amour pour reportages sur les différentes régions
Hatçe, sa voisine, et détaille l’engre- du pays dans le grand quotidien stam-
nage qui le conduit à tuer et à prendre bouliote Cumhuriyet. Grâce à sa ren-
la condition de brigand. Mèmed le Fau- contre avec les frères Dino, Abidin le
con voit la notoriété du héros s’ampli- peintre et Arif le poète, il découvre la
fier car le fantastique pénètre le récit : littérature étrangère et le marxisme. Son
Mèmed, caché dans son village chez le engagement politique lui vaut d’être tor-
vieil Osman, poursuit la lutte contre les turé dans les années 1950 et condamné
tyrans et devient « le Faucon » pour un par la Cour de sûreté de l’État en 1996
peuple qui lui attribue des miracles (il pour avoir dénoncé le traitement de la
permet aux eaux de couler vers les vil- question kurde par l’État turc.
lages) et l’imagine chevauchant « la Son premier livre publié est un
jument du prophète ». Le Retour de recueil de textes folkloriques et d’élé-
Mèmed le Mince introduit de nouveaux gies en 1943 ; sa première nouvelle, le
personnages, tant du côté des exploi- Nouveau né, tout comme son premier
teurs du peuple que des brigands et roman, Mèmed le Mince sont d’abord
accentue la complexité des enjeux, publiés en feuilleton dans le journal
jouant sur la duplicité des caractères Cumhuriyet avant de paraître en librai-

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Librairie

rie en 1952 et 1955. Depuis 1963, il Murtaza Agha, obsédé par la peur d’être
vit de sa production d’écrivain : une assassiné – provoque une suite d’inci-
trentaine de livres, nouvelles, cycles dents : les villages sont brûlés, les pay-
romanesques, reportages, traduits dans sans sont battus à mort ou obligés
plus de trente langues et couronnés de d’abandonner leurs terres, les seigneurs
nombreuses récompenses. se lancent à la poursuite de Mèmed,
Mèmed accompagne Yachar Kemal manipulant des traîtres ou faisant appel
tout au long de sa carrière d’écrivain, à des brigands. Tout concourt à faire de
atteignant à la fin de l’histoire l’âge Mèmed le redresseur de torts et à
qu’avait Kemal quand il en a commencé accroître sa renommée car, au-delà
la rédaction, 25 ans. même des actions réellement entre-
Les épisodes s’articulent tous autour prises, la légende prend le relais. Elle
des mêmes séquences. prête à Mèmed des apparences mul-
Les premières pages décrivent minu- tiples, très décalées par rapport à son
tieusement les lieux – le Taurus, le physique fluet, le rend familier à tous,
maquis de la Cukurova, la terre de le fait apparaître ou mourir simultané-
l’Anavarza, la Méditerranée –, s’atta- ment en divers lieux, lui prête une force
chant chaque fois à des éléments dif- de caractère et une détermination qui
férents – les animaux, la végétation –, lui font parfois défaut, lui attribue
les racontant sous une perspective nou- nombre de miracles.
velle – les saisons, les cultures –, nom- La redondance des séquences orga-
mant les villages où l’action va se dérou- nise un récit foisonnant, aux digressions
ler – Degirmenoluk, Harmanca, Vayvay. multiples sur la beauté des lieux, le
Les protagonistes sont ensuite intro- cheminement des personnages et la
duits : paysans qui se débattent contre force des mythes. Elle fait résonner les
la pauvreté et l’oppression (Ali le aventures entre elles, leur insufflant un
Chauve, Müslüm), seigneurs qui les ter- caractère intemporel qui contraste avec
rorisent, s’approprient leurs maigres la précision des événements relatés,
ressources et accaparent leurs terres réels ou imaginaires.
(Abdi Agha, Murtaza Karadagli, Ali Safa Pris dans leur continuité, les quatre
Bey), bandits qui se mobilisent pour de épisodes de cette fresque racontent bien
justes causes (Cabbar, Bayramoglu), plus que l’histoire d’un homme touchant
femmes dont le rôle se révèle toujours de vulnérabilité à un moment magnifi-
déterminant (Dame Hüsne, Petite Mère quement dépeint du développement de
Sultane). la Turquie. En insistant sur l’ambiguïté
Les dernières pages jouent sur des des liens entre protagonistes (le sergent
images : paysans momentanément libé- Assim poursuit Mèmed mais le sauve à
rés de leur joug, Mèmed disparaissant plusieurs reprises), en décryptant les
au loin, festivités qui se déroulent caractères communs aux brigands
chaque année, trois jours et trois nuits comme aux paysans ou à certains sei-
durant, feux de chardons qui illuminent gneurs quand ils luttaient contre les
plateaux, vallons et plaines, se reflé- envahisseurs (une certaine conception
tant jusqu’aux sommets des montagnes de l’honneur, l’amour de la terre), en
où enfin, « il y fait clair comme en plein analysant les faiblesses humaines (la
jour ». peur, la lâcheté), ils proposent une pro-
Dans l’intervalle, une injustice – la menade éclairée hors du temps. S’il est
décision de Abdi Agha de marier de composé spécifiquement de clans, de
force Hatçe à son neveu, la violence tribus nomades, de paysans accrochés
éhontée de Talip Bey ou la turpitude de à leur lopin de terre, en proie au viol,

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Repères

au meurtre, à la déportation, sensible avec sa compagne Gail, jeune avocate


à la rumeur, à la superstition, féru de talentueuse qui hésite un peu à le suivre
légendes, le monde de Mèmed pose des dans cette bifurcation de carrière, des
questions brûlantes d’actualité. vacances tennistiques de rêve au cœur
Est-il possible pour un individu des Caraïbes. De l’autre côté du filet,
d’échapper à son destin ? Peut-on Dimitri Vladimirovitch Krasnov, sur-
défendre sa patrie quand elle est mena- nommé « Dima », quinquagénaire russe,
cée et se transformer en dictateur et véritable force de la nature qui carbure
exploiteur de son peuple ? Est-il légi- à la vodka et au bœuf de Kobe. Autre
time de rester fidèle par amitié envers signe distinctif : une madone topless
des individus qui ont trahi des idéaux tatouée sur son bras gauche déploie ses
communs ? Comment permettre à une formes aguichantes de la pointe de
population de se sentir solidaire dans l’épaule jusqu’au bracelet d’une Rolex
la révolte et de faire passer l’intérêt col- en or incrustée de diamants. Condamné
lectif avant la défense des besoins per- à quinze ans de camp à l’époque sovié-
sonnels, aussi primordiaux soient-ils ? tique pour meurtre, il entre dans la
Comment développer l’instruction, favo- confrérie des vory, ces « criminels dans
riser l’alphabétisation sans détruire la la Loi » qui, emprunts de mysticisme,
richesse des dialectes locaux et des font régner l’ordre parmi les prisonniers
modes de transmission orale ? Pourquoi du Goulag. Libéré de la Kolyma, il
continuer à lutter quand chaque petite revient dans sa ville natale où, accueilli
victoire contre l’oppresseur, qu’elle par les vory locaux, il se lance dans la
prenne la forme du meurtre d’un tyran, spéculation illégale de devises, la
du refus d’obtempérer aux ordres ou de contrebande et la fraude à l’assurance.
livrer des rebelles se traduit par davan- Au milieu des années 2000, il est à la
tage de brimades et l’apparition de nou- tête d’une immense organisation de
veaux maîtres ? blanchiment d’argent.
La multiplication des Mèmed à tra- Mais les temps ont changé. Les
vers tout le pays est la leçon d’espoir confréries criminelles sont progressi-
offerte par Yachar Kemal. vement neutralisées, phagocytées serait
Sylvie Bressler un mot plus juste, par un Kremlin qui,
dix ans auparavant, a ramené les oli-
garques dans le rang. Dima se retrouve
John Le Carré obligé de vendre son organisation à plus
UN TRAÎTRE À NOTRE GOÛT puissant que lui. Sauf que sitôt la ces-
sion signée, les 8 et 10 juin suivants,
Paris, Le Seuil, 375 p., 21,80 € il sera un homme mort. Il a donc l’idée
Antigua, mai 2009. Au cœur des jar- de proposer à Perry de contacter de sa
dins paradisiaques d’un hôtel de luxe, part les services secrets britanniques
deux clients disputent un match de ten- afin de leur proposer d’échanger l’or-
nis acharné. D’un côté du filet, Perre- ganigramme de la mafia russe (et donc
grine Makepiece, dit « Perry », 30 ans, le détail de ses liens avec le pouvoir)
professeur de littérature anglaise à contre la garantie pour lui et sa famille
Oxford en pleine crise existentielle. Il d’être accueillis en Grande-Bretagne.
a décidé d’abandonner le monde uni- Contre tout bon sens, Perry accepte
versitaire et de devenir, comme ses et met de ce fait les pieds dans « un
parents décédés, enseignant dans le champ de mines monstrueux ». Fasciné
secondaire pour « se retrouver au cœur par Dima, ce que Gail lui reproche, il
de la vraie vie ». En attendant, il s’offre prend contact avec les services secrets

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dès son retour. « Imagine un peu com- Didier Fassin


ment on aurait tourné, nous, si on était
né à sa place, Gail. On peut dire ce
LA RAISON HUMANITAIRE. Une
qu’on veut, mais c’est quasiment un titre histoire morale du temps présent
de gloire d’avoir été choisi par lui. » Paris, Gallimard/Le Seuil, coll.
S’ensuivent de longues séances de « Hautes études », 358 p., 21 €
debriefing avec deux officiers traitants,
Hector et Luke, durant lesquelles ceux- Cet ouvrage nous guide dans une
ci tentent d’évaluer l’intérêt de la pro- pérégrination qui nous amène du proche
position. En quittant Antigua, Dima a au lointain. Une succession de situa-
glissé à Perry et Gail deux billets pour tions et de dispositifs, lieux d’écoute
la finale du tournoi de Roland-Garros, pour les exclus, régularisation des étran-
le 7 juin suivant, afin de conclure l’ac- gers pour raison médicale, procédures
cord. Et c’est ainsi que, minutieuse- de demandes d’asile, lutte contre le sida,
ment entraînés par des experts du ren- gestion de catastrophe naturelle, conflits
seignement britannique, nos deux armés, nous transporte de France en
tourtereaux débarquent à Paris la veille Afrique du Sud, au Venezuela, dans les
de la finale Federer-Söderling… territoires palestiniens puis en Irak.
John Le Carré n’a pas son pareil pour Quels sont les enjeux du déploiement
nous faire ressentir la tristesse en appa- de ce que Fassin appelle le « gouver-
rence inexplicable de deux petites filles, nement humanitaire » ? Telle est la
l’angoisse d’une fuite de nuit sur des question centrale à laquelle l’auteur
routes de montagne helvétiques ou les s’attelle.
non-dits au sein d’un couple. Avec la Chacun des contextes évoqués per-
même minutie qu’il avait apportée à met de décrire et d’analyser comment
décrire les dérives de l’industrie phar- les approches humanitaires contribuent
maceutique dans la Constance du jar- à apporter des solutions mais, chemin
dinier (2001), il nous dévoile ici les faisant, inscrivent la résolution des pro-
mécanismes d’un capitalisme financier blèmes dans des postures qu’il convient
où le légal et le criminel s’entrelacent de penser comme participant d’une
inextricablement 1 . C’est Hector qui « moralisation » de l’intervention. Ces
résume sans doute le mieux la position stratégies ont des avantages, mais indui-
de l’auteur sur un Royaume-Uni héri- sent, ou véhiculent, une certaine vision
tier du thatchérisme et du blairisme du rapport à l’Autre entre « celui qui
lorsqu’il glisse à Perry qu’en « tant donne et celui qui reçoit ». Cette mora-
qu’ancienne grande nation, nous souf- lisation des causes ayant pour effet de
frons de pourriture managériale du som- créer des discriminations morales qu’il
met à la base » (p. 152). est plus ou moins légitime de défendre.
Dans un style somptueux, John Le Ces descriptions entre « ici et là-
Carré nous brosse la fresque crépuscu- bas » sont très empreintes de la culture
laire d’une société gangrenée par l’ar- des grandes ONG médicales françaises
gent et devenue étrangère à ses propres que Didier Fassin connaît bien, mais
valeurs. en même temps cela délimite son pro-
Jean-Paul Maréchal pos essentiellement à la génération du
mouvement des « sans frontières » qui
1. Il avait déjà abordé la question de l’éva- a émergé dans notre pays avec la guerre
sion de devises en provenance des pays du bloc du Biafra en 1968.
soviétique dans un précédent roman : Un homme
très recherché (2008). Voir ma note dans Esprit, En France, la question sociale, qui
no 3-4, mars-avril 2009, p. 256-257. hésite entre classes malheureuses et

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classes dangereuses, induit des poli- contre le sida en Afrique du Sud. Là


tiques publiques qui elles-mêmes cher- aussi, c’est le recours à la figure de l’en-
chent un équilibre entre compassion et fance qui va infléchir la politique folle
répression. Se mettent alors en place du pays dans sa lutte contre le V IH .
des stratégies visant à activer le proto- C’est par le biais de l’image de l’enfant,
cole compassionnel. un enfant malade, violé ou orphelin que
Ainsi l’étranger n’aura-t-il comme la logique humanitaire va chercher à
ultime ressource, pour être régularisé, faire évoluer les politiques publiques.
que celle d’un corps malade. De la Dans les pays étrangers encore,
même façon, le demandeur d’asile va- quand les interventions sont le fait
t-il aussi se trouver en situation de sol- d’ONG internationales, la compassion
liciter le témoignage de son corps pour rencontre d’autres limites. Celles liées
attester de la violence qui l’a conduit à la résonance de certains conflits dans
sur la route de l’exil. la société française, comme c’est le cas
De ce point de vue, Sangatte consti- du conflit israélo-palestinien, ou celles
tue une sorte d’espace exemplaire où qui traduisent l’inégalité qualifiée d’on-
la tension entre répression et compas- tologique entre la vie des volontaires
sion prend un aspect paroxystique. Pen- qu’on expose sur le terrain, et celle des
dant qu’on cherche à pacifier l’Afgha- personnes que l’on essaie de sauver,
nistan par une contribution militaire, comme on la retrouve dans la partie
qui elle-même revendique une part d’ac- consacrée à la guerre en Irak.
tion humanitaire, on pourchasse les C’est par un rappel de cette asymé-
réfugiés afghans sur les plages du Nord. trie, constitutive d’un mouvement ins-
Et c’est là l’une des faiblesses que poin- crit dans « une sociodicée occidentale »,
tent bien des situations décrites dans que se termine cet intéressant ouvrage
l’ouvrage : par définition, la logique sur l’humanitaire, « notion à géométrie
compassionnelle est à géométrie varia- variable, sorte d’objet éthique à forte
ble. Les Afghans « lointains », encore valeur ajoutée dont beaucoup d’agents
dans leur pays, sont des victimes accep- se réclament pour définir ou justifier ce
tables, ceux plus proches, sur les plages qu’ils font »…
de Dunkerque, représentent un danger.
Pierre Micheletti
Ainsi la compassion a-t-elle un
caractère labile. Et comme pour poin-
ter cette inconstance, l’actualité vient Bernard Perret
illustrer le propos. Les récentes évolu-
tions des lois en France pénalisent la POUR UNE RAISON
couverture sociale des étrangers en ins- ÉCOLOGIQUE
taurant un droit d’entrée pour les béné- Paris, Flammarion, 2011, 276 p.,
ficiaires de l’aide médicale d’État, et 11 €
rendent plus faciles les expulsions des
étrangers gravement malades. Quant Ce livre témoigne en premier lieu
aux Tunisiens, ils mesurent les limites d’un changement d’époque, celle où il
de la solidarité européenne dès lors n’est plus possible de parler innocem-
qu’ils essaient de franchir les frontières ment de développement durable. Ce
du vieux continent pour y chercher dernier avec sa rhétorique des trois
refuge. piliers (économie, social et environne-
Les pays du Sud n’échappent pas ment) postulait une harmonie de prin-
aux mêmes mécanismes comme en cipe, ou au moins possible, entre les
témoigne le chapitre consacré à la lutte raisons économique et écologique. L’au-

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teur met en revanche en lumière le futur attachée au taux d’actualisation,


leurre d’une telle prétention. La raison la réduction de toute forme de menace
économique est intrinsèquement à un risque, alors même que les effets
« autiste », elle est incapable de prendre destructeurs de nos actions sont cer-
en compte d’elle-même les enjeux envi- tains, etc.
ronnementaux globaux et de long terme, Il s’emploie ensuite à esquisser les
aussi bien que nombre d’enjeux sociaux, contours de la raison écologique.
à commencer par la réalité du bien-être Le défi que doit relever la raison écolo-
des individus. C’est pourquoi les der- gique est de préserver les principales
nières décennies, qui ont érigé ladite fonctionnalités sociales de la rationalité
raison économique en juge suprême, économique en les dissociant du mythe
discerné dans la concurrence entre de la croissance indéfinie (p. 116).
agents économiques l’alpha et l’oméga L’impossibilité de la croissance n’est
de la vie sociale et politique, au détri- pas une question économique, mais phy-
ment de toute autre forme d’évaluation, sique ; mais elle ne signifie ni la fin de
ont été particulièrement catastro- l’industrie, ni le dépassement magique
phiques. Si l’on évalue le dernier quart de toutes les turpitudes propres à
de siècle à l’aune des objectifs initiaux l’égoïsme humain. D’où le refus du
du développement durable − réduire terme de décroissance et des rêves com-
l’inégale répartition des richesses sur munautaires dont il est souvent soli-
terre et les grands déséquilibres envi- daire ; comme le dit Perret, on croît jus-
ronnementaux − le bilan est particu- qu’à dix-huit ans, puis on se développe.
lièrement sombre : les deux maux prin- Mais cette impossibilité n’en marque
cipalement dénoncés dans le rapport pas moins l’entrée dans une ère réso-
Brundtland n’ont fait qu’empirer. La lument nouvelle. Elle signifie en pre-
logique économique interdisant tout mier lieu la fin de l’âge libéral, au sens
autre objectif que la croissance du PIB, d’une expansion indéfinie de la liberté
on a voulu croire que le progrès tech- d’indifférence.
nologique permettrait de découpler la La révolution écologique, si elle doit
consommation de ressources de la pro- avoir lieu, suppose un fort degré d’inté-
duction de richesses et de sa croissance. riorisation par chacun des contraintes
Or, à l’échelle globale, ce découplage collectives et de ses responsabilités per-
n’a pas eu lieu, ce à quoi l’on pouvait sonnelles (p. 129-130).
d’ailleurs s’attendre. Nous n’avons cessé La « communauté de destin » qui
d’émettre au bout du compte de plus en découle des liens que nous tissons avec
plus de gaz à effet de serre et, plus géné- la biosphère devrait devenir de plus en
ralement, de consommer de plus en plus plus prégnante. Elle rend en quelque
de ressources. sorte absurde et suicidaire le paradigme
Bernard Perret s’emploie, quant à d’une concurrence économique sans
lui, à mettre en lumière les différents bornes. Bernard Perret reprend à son
ressorts de la pensée économique qui compte les stratégies connues de déma-
la conduise systématiquement à sous- térialisation comme l’économie circu-
estimer le défi écologique : « une laire ou l’économie de fonctionnalité.
croyance irrationnelle en la toute-puis- Il en appelle à une prise en compte ins-
sance du cerveau humain », l’obstina- titutionnelle, politique et démocratique,
tion à vouloir chiffrer l’inchiffrable (les du long terme, à une limite des usages
effets de nos actions sur l’environne- de la propriété, vante les mérites des
ment à long terme), à tout convertir en villes lentes, etc. Il nous rappelle aussi
termes monétaires, la dépréciation du la supériorité de la nature et l’intérêt

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du biomimétisme. Comme le résume bution à (de) la réflexion actuelle pour


Janine M. Benuys : dépasser la formule « développement
La vie a parcouru en tous sens le terri- durable ».
toire des possibilités informationnelles
pendant 3,8 milliards d’années. La créa- Dominique Bourg
tivité du hasard et la longue durée sont
des facteurs de production dont nous ne
disposerons jamais. Nous aurons bien
besoin d’utiliser le capital de solutions Philippe Derudder
ainsi accumulé pour répondre aux et André-Jacques Holbecq
immenses problèmes auxquels nous
sommes confrontés (p. 182-183).
UNE MONNAIE
Deux points essentiels encore. Les
COMPLÉMENTAIRE.
limites de la biosphère nous imposent Pour relever les défis humains
de reprendre à nouveaux frais la ques- et écologiques
tion de la justice et celle du bien-être. Barret-le-Bas, Éd. Yves Michel,
Dans une économie centrée sur l’utili- 2011, 176 p., 12 €
sation parcimonieuse de ressources limi-
tées, la question se pose en termes Nourrie d’une inquiétude grandis-
différents et les enjeux de justice dis- sante devant les catastrophes tech-
tributive prennent davantage d’impor- niques, l’érosion du vivant, les limites
tance. […] dès lors que le gâteau cesse de la planète et le changement clima-
d’être indéfiniment extensible, la ques- tique, la pensée écologique a développé
tion du partage ne peut être éludée des thèses, révolutionnaires ou réfor-
(p. 199).
matrices, qui dénoncent la société de
Concernant le bien-être, il en appelle consommation, le profit destructeur du
à une « démarchandisation ». Il entend capitalisme débridé, le Business as
par là, usual. Mais depuis les premières semon-
le passage de l’échange marchand à un ces, maintenant anciennes, peu de chan-
échange social généralisé qui intègre
gements se sont produits : plusieurs
diverses formes de transactions moné-
taires et non monétaires, y compris sym- causes de dommage reconnues conti-
boliques (p. 216). nuent de croître. Nous sommes à un
Cela concerne tant l’accomplissement stade où la majorité des gens a pris
personnel, les « capabilités » selon conscience des tendances et de leurs
Amartya Sen et Martha Nussbaum, que conséquences mais où néanmoins les
la convivialité, la sobriété, etc. outils du passage à l’action manquent
La croissance marchande repose sur encore. Au point que la communication
l’augmentation de la productivité, mais sur ces sujets devient paradoxale : l’in-
les besoins sociaux ont tendance à se quiétude collective, au lieu de susciter
porter vers des services collectifs et rela- la valorisation des biens communs, la
tionnels à productivité stagnante ou fai- mise en place d’institutions de mesures
blement croissante − santé, services et de contrôle, et de préserver le cadre
sociaux, culture, sécurité (p. 219). de vie, accentue les comportements de
Il reprend in fine à son compte les ana- protection individuelle et l’égoïsme des
lyses connues sur le décrochage du sen- ménages, d’où une planification inopé-
timent de bien-être par rapport à la rante dans les pays pauvres, un vote en
croissance du PIB et leurs conséquences faveur de l’économie la plus libérale
en termes d’indicateurs sociaux. dans les démocraties occidentales et
Ce livre, au-delà de l’excellent état une industrialisation déréglementée
des lieux qu’il fournit, offre une contri- dans les pays en développement.

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Depuis longtemps, les analyses de c’est-à-dire frapper monnaie pour l’État,


Jacques Ellul, d’André Gorz ou de Les- et en Europe où la Banque centrale
ter Brown, qui plaident en faveur d’une européenne et les Banques centrales
économie écologique et durable, ont nationales n’ont pas ce droit (article 123
pointé la nature destructrice du mar- du traité de l’Union) et ne peuvent donc
ché capitaliste : elle est principalement jouer que sur des taux par l’intermé-
due à la quête de croissance et à la diaire de banques privées. La philoso-
dévalorisation des biens collectifs. Les phie du traité est d’obliger les gouver-
biens qui ne sont pas déjà propriété pri- nements à emprunter à des taux fixés
vée sont traités comme gratuits, excep- par le marché dans le but d’empêcher
tion faite de ceux qui sont répertoriés la création monétaire publique perçue
comme en péril dans des nomenclatures comme facteur d’inflation. Cette dispo-
tardives et toujours mal appliquées. Les sition impose aux États de se plier au
prix de marchés ne prennent pas en jugement privé de rentabilité qui choi-
compte les dommages à long terme de sit des taux variables suivant les pers-
l’environnement. La question des taux pectives de sécurité de remboursement.
d’intérêt et celle de l’actualisation sont
Des difficultés graves en ont résulté
au cœur de cette pseudo-rationalité
pour la Grèce, l’Irlande, le Portugal et
envahissante. Aussi, de tous les projets
l’Espagne qui doivent emprunter à des
de réforme de l’économie, la monnaie,
taux bien supérieurs à ceux des pays
cette technologie sociale si efficace
comme la France et l’Allemagne éco-
actuellement, est-elle sans doute l’ou-
nomiquement plus crédibles. Elles ont
til le plus performant que l’on puisse
entraîné les décisions de la BCE et du
réajuster.
FMI que l’on sait de création du Fonds
C’est une idée à la mode. Plusieurs de stabilité financière européen qui a
personnalités et partis politiques ont prêté à la Grèce 110 milliards d’euros
évoqué récemment la création moné- pour l’instant jusqu’en 2013. Mais ce
taire comme une éventualité sérieuse à genre d’arrangement avec la lettre du
prendre en compte pour des objectifs traité pour raison politique est critiqué
environnementaux ou de redistribution comme un risque indu par une part de
sociale. Est-ce possible actuellement l’électorat français et surtout allemand.
avec quelques modifications dans la Les deux logiques s’affrontent et, à la
réglementation financière en Europe ? mi-avril 2011, les marchés prêtent à la
Ou bien est-ce là une utopie que le capi- Grèce à dix ans au taux de 14,5 % et à
talisme va aisément virtualiser ? L’usage l’Allemagne à 3,3 %…
de la monnaie est fondé sur la confiance.
Les banques privées créent de la
Y toucher est délicat. Pourtant, une des
monnaie de plusieurs façons, la plus
leçons de la tornade financière récente
évidente est qu’en moyenne le rythme
n’est-elle pas, in fine, que la confiance
global des crédits qu’elles accordent est
vient moins de l’imposante architecture
supérieur au rythme des rembourse-
des sièges des établissements financiers
ments de prêts qu’elles reçoivent et
que du fait que les États représentent
aussi − la crise a montré que ce n’était
l’économie réelle due au travail des
pas une hypothèse d’école − parce que
hommes ?
les risques de contrepartie font qu’il y
La masse monétaire n’est pas gérée a des crédits non remboursés, les mon-
de la même façon aux États-Unis ou au tants correspondants sont de la créa-
Japon où les banques centrales peuvent tion monétaire. Le lecteur trouvera des
mener une politique monétaire publique précisions sur ces mécanismes sur le

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Repères

site de l’association Chômage et mon- péen, mais qui au fond est forcément
naie et sur celui de la BCE. soluble puisque ce type de responsabi-
Alors que la monnaie est évidem- lité est assumé par la FED aux États-
ment sociale puisqu’elle n’a pas de fon- Unis actuellement. Elle est au demeu-
dements « naturels », c’est un choix fort rant hors de l’agenda européen car le
de confier quasi exclusivement à des pays le plus attaché au système actuel
instances privées le soin de la créer. est aussi celui qui a les meilleures per-
D’un point de vue écologique, on impose formances économiques.
ainsi au système ouvert que nous 2) Une question de mise en œuvre :
sommes comme êtres vivants la recher- comment se fait le passage entre les
che de profits immédiats. De nombreux objectifs (définis par la politique envi-
auteurs considèrent que cette stratégie ronnementale) et des actions économi-
financière est anachronique et que ques ? Le problème est similaire à celui
− compte tenu des problèmes globaux − soulevé par le CDM, mécanisme de déve-
le pouvoir politique doit reprendre loppement propre, où des entreprises
démocratiquement la maîtrise de ce affichent qu’elles font des investisse-
levier essentiel. Les emprunts contrac- ments pour aider les pays en dévelop-
tés par les États auprès des marchés se pement à moins polluer, et font parfois
perpétuant et se cumulant si le budget tout autre chose, en délocalisant tout
reste déficitaire − ce qui est le cas dans simplement. Les objectifs sont des mots,
la plupart des États −, on arrive à un leur sens est vague, les indicateurs sont
régime permanent qui ressemble à la plus complexes que des prix. Comment
création monétaire publique sauf que s’assurer que, sous couvert d’effort vers
1) il y a rémunération des banques pri- ces objectifs, les entreprises ne vont
vées (domestiques ou internationales) ; pas faire bénéficier d’autres pans de
2) la charge de l’intérêt de la dette incite leurs activités des mécanismes d’inci-
les États à utiliser la part gouvernable tation publique ?
du budget (celle qui n’est pas promise C’est notamment en raison de ce
à des frais permanents) à des place- risque de dérive que les auteurs de l’ou-
ments dont la rentabilité est proche des vrage présenté préconisent la création
taux privés. Le long terme, plus incer- d’une monnaie supplémentaire utilisée
tain et moins urgent, ne peut plus être par des entreprises à vocation sociétale.
envisagé ni traduit en politique écono- Leurs propositions − qui prolongent les
mique. thèses de P. Derudder 1 − sont très
Des économistes aux États-Unis (voir convaincantes et semblent pouvoir se
Real-World Economics Review), au faire en France sans contradiction avec
Royaume-Uni (voir la revue Prosperity) le système actuel, même pouvoir entraî-
et même en Allemagne (voir le site ner d’autres pays par la suite. Le style
Monetative) proposent une réappro- est plaisant et les technicités très péda-
priation publique de la création moné- gogiquement exposées par des analo-
taire comme outil pour la maîtrise d’ob- gies accessibles. L’ouvrage n’est pas
jectifs globaux et environnementaux. dogmatique ni abstrait, il fait d’autant
Cela pose deux sortes de difficultés. plus réfléchir.
1) Une question de gouvernance : Nicolas Bouleau
comment limiter la création monétaire
par les banques centrales pour les
1. Philippe Derudder, Rendre la création
États ? Question politique et juridique monétaire à la société civile, Barret-le-Bas, Éd.
qui se complique dans le contexte euro- Yves Michel, 2005.

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Salah Guemriche bas, et Guemriche, lui-même de confes-


LE CHRIST S’EST ARRÊTÉ sion musulmane, a changé pratiquement
tous les noms de personne et de lieu. Il
À TIZI-OUZOU. Enquête sur importe de noter la justesse des mots
les conversions en terre d’islam qu’il emploie pour parler des chrétiens.
Paris, Denoël, coll. « Impacts », Le livre de Joseph Fadelle est le
2011, 343 p., 23 € témoignage d’un converti irakien. Fadel-
le (un pseudonyme) a demandé le bap-
Joseph Fadelle tême vers la fin des années 1980 (donc
sous Saddam Hussein), après la ren-
LE PRIX À PAYER contre d’un chrétien durant son service
Paris, L’Œuvre Éditions, 2010, militaire et un long calvaire ensuite dû
220 p., 18 € à son entourage furieux. Le titre de l’ou-
Les médias ont fait état ces derniers vrage indique son orientation : il raconte
mois d’une poussée des conversions de le « prix à payer » quand, peu à peu, le
musulmans au christianisme, en terre désir de conversion de « Joseph » est
d’islam et en France. La situation reli- connu dans sa famille (la haute bour-
gieuse actuelle et le tabou de l’islam geoisie chiite) et sa communauté reli-
sur l’apostasie donnent un regain d’in- gieuse. Rejet, menaces, prison, tortures,
térêt au phénomène. Dans un livre- violences : rien ne lui est épargné, mais
enquête au titre évocateur, S. Guem- il résiste. Il finit par se réfugier en
riche propose un bon panorama de ce France, dans la région parisienne, avec
qui se passe en Algérie, et en particu- sa femme et ses deux enfants, eux aussi
lier en Kabylie, mais sans se limiter baptisés. Son témoignage a connu un
entièrement à ce pays ni à cette région. relatif succès grâce à la Toile et il est
Il replace la vague (relative) de conver- invité pour des conférences, mais dis-
sions dans son contexte historique, géo- crètes et sans publicité car il se sent
graphique, culturel, politique : ainsi, ce toujours menacé. Publié par un éditeur
n’est pas un hasard si la Kabylie, avec catholique de la tendance « tradition-
ses antiques racines chrétiennes et sa nelle », il a été connu et médiatisé, mais
tradition autonomiste et contestataire, aussi récupéré par des cercles de cette
se trouve à la tête du mouvement. mouvance, qui l’instrumentalisent pour
Chaque chapitre est suivi de récits et leurs dénonciations de l’islam. Pour-
de témoignages. Beaucoup de nouveaux tant, le témoignage de Fadelle ne donne
convertis rejoignent des Églises pro- aucun prétexte à de tels débordements.
testantes évangéliques, souvent fonda- Et ce n’est pas pour cette raison que le
mentalistes et puissamment mission- livre mérite mention. C’est que le récit
naires. Guemriche, respectueux de la de la conversion et des avanies du
liberté religieuse et critique du pouvoir converti est plausible, crédible et inté-
algérien qui tente par tous les moyens ressant et, pour tout dire, de qualité −
de freiner et de dénigrer les conver- en faisant la part d’un catholicisme ira-
sions, ne cache pas que certaines kien populaire qui ne craint ni les
méthodes d’évangélisation et leurs résul- images ni les miracles, et sans oublier
tats le laissent sceptiques. Prudente, une communauté chrétienne persécu-
timorée même en raison d’expériences tée et cible d’attentats affreux.
passées douloureuses, l’Église catho-
lique recueille aussi son lot de bapti- Jean-Louis Schlegel
sés. Dans quasiment tous les cas, les
convertis restent discrets et font profil

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Repères

Richard Kearney les maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche


et Freud −, pour retrouver un Dieu tout
DIEU EST MORT, VIVE DIEU.
différent : celui que cherche Hans Jonas,
Une nouvelle spiritualité lorsqu’il s’interroge sur le Concept de
pour le millénaire : l’anathéisme Dieu après Auschwitz, celui dont rend
Préface de Frédéric Lenoir compte Etty Hillesum dans son jour-
Paris, NiL, 368 p., 21 € nal… Un Dieu qui se retire sur la pointe
des pieds, qu’évoque, par exemple, la
En ce temps de réaffirmation du reli- tradition juive du Tsimtsoum.
gieux, souvent sur un mode qui préfère
Cette idée rejoint une longue tradi-
l’identité à l’ouverture, la certitude à
tion spirituelle qui a toujours pensé que
l’interrogation, voilà un livre qui ne
l’illumination intérieure ne pouvait pas
manquera pas de prendre à contre-pied
faire l’économie du doute le plus pro-
à la fois les partisans d’un tel « retour »
fond, qu’elle passait par un effondre-
et les croisés d’un athéisme combattant
ment intérieur dans lequel se brisaient
du genre Richard Dawkins, quelques
les représentations usuelles de Dieu.
fois évoqué d’ailleurs. Le concept qui
Une tradition de laquelle est né le cou-
a fourni le titre de l’édition originale
rant apophatique, qui affirme qu’il n’est
américaine ne peut que déranger les
possible de parler de Dieu qu’en disant
uns et les autres. Kearney propose d’em-
ce qu’il n’est pas. C’est d’ailleurs ce
prunter la voie de ce qu’il appelle
qu’affirmait encore en mai 2010, dans
l’« anathéisme », c’est-à-dire ce qui
une déclaration passée malheureuse-
vient « après l’athéisme », ou « au-delà
ment presque inaperçue, à l’Unesco,
de l’athéisme ». Il pose la question de
lors du centième anniversaire de la
savoir ce qu’il en est de Dieu, une fois
revue Recherche de sciences religieuses,
qu’on s’en est débarrassé, une fois qu’il
le cardinal Walter Kasper, lorsqu’il
est mort…
notait :
La question pour surprenante qu’elle
Aujourd’hui, de nombreux penseurs
soit est on ne peut plus actuelle, si l’on
considèrent cette théologie négative
veut bien considérer le fait que plu- comme la seule voie possible pour par-
sieurs intellectuels qui avaient tourné ler de Dieu face au pluralisme contem-
le dos à la foi, aux rites, et à l’idée même porain, dans lequel tout discours positif
de Dieu réinvestissent cet espace à nou- et, plus encore, positiviste sur Dieu, tout
veaux frais. On a vu Julia Kristeva discours « qui sait », doit finalement se
consacrer un livre copieux à Thérèse taire.
d’Avila, Jean-Claude Guillebaud signer Richard Kearney n’ignore pas cette
Comment je suis redevenu chrétien. On tradition − il cite d’ailleurs Maître Eck-
pourrait aussi citer, parmi bien d’autres, hart, Nicolas de Cues, Jean de la Croix
le parcours, plus ancien de Guy Coq, − mais l’intérêt de sa démarche est de
ou celui de Fabrice Hadjadj… Tous ne repérer ce même mouvement chez des
se disent pas nécessairement chrétiens, auteurs modernes. Chez Hillesum bien
mais pensent qu’il y a de ce côté-là un sûr, mais aussi Benjamin, Arendt, Levi-
lieu qui mérite d’y exercer son intelli- nas, Derrida, Ricœur et Bonhoeffer, il
gence. repère, avec des modalités et des
L’idée première qui se trouve der- accents différents, l’effacement de la
rière le mot « anathéisme » est finale- figure du Tout-Puissant, la critique voire
ment assez simple : il faut faire le deuil la déconstruction du religieux tradi-
du Dieu tout-puissant et anthropo- tionnel, pour laisser place à un « Mes-
morphe − celui qu’ont pris pour cible sie faible », non souverain… Mais de

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cet effacement, de cet affaiblissement, anathéiste voit Dieu comme l’exilé qui
de cette « mort de Dieu », Kearney ne demande à être reçu chez nous. Il ne
conclut pas à son absence, mais à sa s’agit pas d’une vue de l’esprit, nous dit
présence sacramentelle dans le monde, Kearney, mais de ce que l’on trouve à
en s’appuyant tant sur Julia Kristeva la source de la tradition abrahamique.
que sur Merleau-Ponty dont il écrit qu’il Cette vertu de l’hospitalité est aussi
« restaure le logos dans la chair du celle qui nous permet de ne pas nous
monde. Deus sive natura ». Kearney a enfermer dans un soliloque, à l’intérieur
ainsi dessiné deux mouvements : la d’une seule tradition religieuse, mais
kénose de Dieu − qui meurt aussi de s’ouvrir à la vie que porte chacun
comme idole ou idéologie − et l’eucha- des autres courants spirituels. Qu’est-
ristie − qui est l’expérience, dans la ce qui peut mieux nous prémunir
chair du monde, de la vie partagée et comme les prétentions absolutistes des
célébrée. tenants de la religion qu’une ouverture
À ce sujet, la lecture qu’il propose des religions les unes aux autres et à
successivement de Joyce, Proust et Vir- l’athéisme, à l’occasion de laquelle cha-
ginia Woolf est riche et roborative. La cun accepte de se laisser déplacer de
force de la littérature repose, explique ses certitudes ?
Kearney, dans la transsubstantiation À l’hospitalité, il faut ajouter quatre
qu’elle opère du texte à la vie, de la vie autres « mouvements » selon Kearney :
au texte, de l’auteur au lecteur… Le l’imagination, l’humour, le discerne-
réinvestissement du vocabulaire théo- ment et l’engagement. On souscrit volon-
logique qu’opère l’auteur participe exac- tiers à sa démarche, tant il semble
tement du mouvement « anathéiste » qu’avec l’hospitalité, c’est ce qui
qu’il propose. Il redonne un contenu à manque le plus aujourd’hui. Mais cela
des mots dont le sens s’est vidé hors suppose de reconnaître, avec Kearney,
des cercles des spécialistes, et ce qu’il y a encore du chemin à faire pour
contenu apparaît, par le truchement du se dégager de la théodicée, de la quête
détour littéraire, pertinent, capable de d’un Dieu tout-puissant, et retrouver la
rendre compte de l’expérience humaine. fraîcheur de l’inconnu que constitue un
C’est d’autant plus intéressant qu’on se autre rapport au monde qui ne soit ni
souvient qu’au XXe siècle, ce sont bien celui du matérialisme, ni celui de l’ido-
les « littéraires » que l’Église avait lâtrie…
perdu les premiers…
La démarche de Kearney est d’au- Jean-François Bouthors
tant plus crédible qu’il a ouvert son livre
par la question de l’hospitalité, c’est-à-
dire la question du risque que nous Daryush Shayegan
devons affronter par rapport à l’hôte qui
s’approche. Question ô combien contem- HENRY CORBIN, PENSEUR
poraine ! Cet hôte nous veut-il du bien DE L’ISLAM SPIRITUEL
(et nous sommes sur le versant de l’hos- Paris, Albin Michel, 2011, 428 p.,
pitalité) ou du mal (et nous sommes sur 18,50 €
le versant de l’hostilité) ? L’ambivalence
étymologique pose d’emblée la ques- Voici en poche cette riche et origi-
tion de la confiance, c’est-à-dire celle nale introduction à l’œuvre d’Henry
de la foi en l’autre, avec un a minus- Corbin (1903-1978), publiée en 1990
cule, qui devient la trace, le signe ou aux éditions de la Différence, par
le véhicule du divin. Le mouvement Daryush Shayegan, ancien directeur du

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Repères

Centre iranien pour l’étude des civili- lent de la place des musulmans dans un
sations, auteur de nombreux ouvrages, pays comme la France, je ne peux que
dont Hindouisme et soufisme (1997) ou m’inquiéter des simplismes et visions
encore Schizophrénie culturelle : les caricaturales qu’ils véhiculent et dont
sociétés islamiques face à la modernité sont victimes (consentantes ?) bon
(2008). L’auteur rend hommage à l’un nombre de musulmans français ou ins-
de ses maîtres, tout en confrontant ses tallés en France. Cet ouvrage – et bien
propres réflexions à l’œuvre majeure de sûr, l’œuvre d’Henry Corbin – montre
celui qui a créé les études du « monde l’incroyable distance qui sépare un
iranien ». Henry Corbin, élève et suc- « catéchisme islamique » (particulière-
cesseur de Louis Massignon, islamo- ment réducteur et sectaire) et ces cou-
logue et spécialiste du soufisme, après rants spirituels qui s’entrelacent au
avoir hésité à s’orienter vers le sanscrit cours de l’histoire en de splendides ara-
et l’Inde et aussi, après avoir été l’un besques…
des premiers à traduire Martin Hei- Thierry Paquot
degger en français, est devenu un des
spécialistes, de renommée internatio-
nale, du shî’isme, de l’imânologie, de
l’ismaélisme, d’Avicenne et de Sohra- Charles Gardou
wardî. Il a traduit et fait connaître, y et des chercheurs des 5 continents
compris en Iran, de nombreux théolo-
giens, penseurs et visionnaires qu’on ne LE HANDICAP
lisait plus, comme en témoignent les AU RISQUE DES CULTURES.
quatre volumes d’une Anthologie des Variations anthropologiques
philosophes iraniens depuis le XVIIe siè- Ramonville-Saint-Agne, Érès,
cle jusqu’à nos jours.
2010, 437 p., 30 €
Dans la biographie spirituelle qui
ouvre ce volume, l’auteur insiste sur Cet ensemble constitue le premier
l’importance, dans la formation d’Henry voyage anthropologique mondial, en
Corbin, d’un groupe informel, le Cercle langue française, relatif au handicap,
Eranos, qui attend son historien. C’est qui nous emporte des îles Marquises et
à l’initiative de Rudolf Otto et avec la de l’océan Pacifique au Brésil et en pays
générosité de Mme Fröbe-Kapteyn que amérindien, du Sénégal en Algérie, du
ce Cercle se réunissait annuellement et Liban à la Chine, de l’Italie à la Nor-
favorisait les échanges entre Jung, vège pour finir sur le cœur du vieux
Bachelard, Eliade et bien d’autres phi- continent européen avec l’Allemagne et
losophes venus évoquer telle symbo- la France. Je n’ai pas tout cité car l’ou-
lique, telle croyance, tel rituel… Il s’at- vrage comprend vingt chapitres sans
tarde également sur le moment-Hei- compter la présentation et la conclusion
degger si décisif dans la construction de Charles Gardou lui-même. Voyage
intellectuelle d’Henry Corbin. C’est la anthropologique, et c’est là le point de
« présence », concept-clé, et certaine- vue le plus original, car il ne s’agit pas
ment aussi celui d’« ouvert », qui vont de comparer, de juger, de proposer des
nourrir notre théoricien de l’« imagi- solutions, d’imposer quelque vue uni-
nal » Mais l’essentiel de ce volume éru- versaliste que ce soit, il s’agit de com-
dit concerne la mystique, l’angélologie, prendre, de l’intérieur des pays et des
la théophanie, et bien d’autres aspects cultures, comment le handicap (mot pris
méconnus de l’islam. Lisant cet ouvra- ici comme une sorte de générique assez
ge, au moment où des politiciens par- vide puisque très peu d’aires culturel-

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les analysées ne l’adoptent) est vu et quand on va de l’Afrique à la Chine et


vécu, c’est-à-dire sur quel fond de de la Norvège au Brésil, sont aux prises
conceptions religieuses, de conceptions avec l’impact de la modernité mondiale.
du vivre ensemble, de conceptions du Il n’y a plus de cultures autarciques et
rapport avec la nature, il est appréhendé donc il s’agit souvent des chocs entre
par « les gens ». Le point de vue anthro- de très anciennes croyances et repré-
pologique, qui m’est particulièrement sentations et l’arrivée de la médecine
cher, a le grand mérite de nous décen- prédictive, des techniques de rééduca-
trer, de quelque univers culturel que tion, de l’exigence politique de textes
nous soyons, pour aller à la rencontre comme la Convention internationale des
de l’autre, des autres, irréductibles à droits des personnes handicapées, et
nos propres systèmes de pensée. Le han- bien d’autres éléments contemporains.
dicap, comme toutes autres réalités déjà La grande majorité des études confron-
étudiées par les anthropologues, prend tent ces courants, contradictoires, ambi-
alors des dimensions multiples, des valents, rarement harmonisés. Ne
variations, selon le sous-titre du livre, croyons d’ailleurs pas que ces tensions
qui nous gardent du péché récurrent de soient le seul fait des sociétés plus tra-
l’ethnocentrisme. Or aujourd’hui, avec ditionnelles, comme le Sénégal par
les modèles imposés par la mondiali- exemple : l’étude sur le Portugal montre
sation (les classifications internationales le contraire. Ce n’est pas le moindre
de l’OMS par exemple), nous risquerions mérite de ce livre de nous plonger dans
un nouvel occidentalo-centrisme. Dans l’épaisseur vivante des conflits idéolo-
le livre lui-même on le voit bien, par giques, des heurts des pratiques, des
exemple, à propos de la Guyane, où le difficultés de définition d’une politique
diagnostic des malformations intra-uté- adéquate dans maintes aires culturel-
rines se heurte violemment à la concep- les, d’autant que l’on voit souvent com-
tion qui relie l’enfant à naître à quelque ment les auteurs, partant de l’état des
génie ou ancêtre et où l’application de questions actuelles, remontent aux tra-
la loi française du 11 février 2005 ditions de pensée des ethnies considé-
devient une aubaine pour se sortir de rées et font de l’anthropologie histo-
la misère ; l’auteure du chapitre VII rique par la même occasion. L’ouvrage
(Diane Vernon) conclut : trouve un rapport juste entre une eth-
Ici dans les sociétés noir-marronnes du nologie qui aurait eu tendance à se
Surinam et de Guyane, si l’appartenance refermer sur les cultures en tant que
à la catégorie « handicapé » est refusée,
et même combattue, comme « prophétie telles et une anthropologie trop facile-
médicale » pour l’enfant à venir, elle est ment généralisante. Néanmoins, les
paradoxalement recherchée comme rem- études sur les pays européens occi-
part contre la misère, comme tremplin dentaux, à l’exception du Portugal déjà
pour une existence décente (p. 173). cité, ne considèrent plus comme actuel-
Car le voyage anthropologique proposé les les représentations archaïques qui
par Charles Gardou et ses vingt-sept ont pu les habiter. On n’y parle que du
auteurs (certains chapitres sont écrits modèle social opposé au modèle médi-
à plusieurs plumes) part la plupart du cal, de l’impact de la non-discrimina-
temps de l’état actuel des perspectives tion et de l’inclusion, etc. Bref on parle
anthropologiques des différents pays et ici le langage de la modernité récente.
espaces culturels ; il n’est pas d’abord Il est sans doute vrai que nos pays sont
historique. C’est très bien ainsi car, c’est désormais aux prises avec des repré-
une évidence, mais il faut le souligner, sentations anthropologiques nouvelles.
les traditions de pensées, aussi diverses Pourtant les études sur le psychisme

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Repères

des personnes handicapées (avec les tissement est constitué par les propo-
livres remarquables issus chaque année sitions de classifications internationales,
des colloques du Séminaire interuni- l’impératif d’inclusion et de non-dis-
versitaire international sur le handicap, crimination, la mise en relief de l’exi-
publiés dans la même collection que gence de main streaming et de l’empo-
l’ouvrage dont je rends compte), comme werment. Cette dominante, incontestable
les études sur les représentations, nous dans nos pays, est pourtant interrogée
révèlent que les peurs, les culpabilités, dans l’ouvrage à travers le chapitre IV
les interrogations sur des équilibres intitulé « En Amérique du Nord, la pers-
rompus, sont toujours actives et sous- pective autonomiste et le mouvement
jacentes. Il ne conviendrait donc pas sourd », dû à Charles Gaucher et Fran-
de laisser penser que les pays dits occi- cine Saillant. Les auteurs montrent la
dentaux sont moins traversés que les contradiction existante entre une affir-
autres par d’anciennes représentations. mation d’une culture spécifique et le
Le remarquable chapitre sur la Chine, principe autonomiste, libéral et indivi-
qui part d’une analyse terminologique, dualiste provenant des mouvements qui
montre combien un pays aussi déve- ont produit le modèle social.
loppé culturellement est en proie à des À l’inverse, à travers toutes les tra-
contradictions, entre les exigences de ditions de pensée enracinées dans des
cacher les déficiences pour que la famil- croyances relatives au divin, aux
le ne perde pas la « face » et l’impact ancêtres, à la magie, au savoir des sha-
qui vient de se produire avec les jeux mans, etc., une certaine unité peut-elle
paralympiques de Pékin, remettant sur être relevée ? J’ai cru retrouver ce que
le chantier l’opposition entre utile et j’avais moi-même mis en relief à tra-
inutile dans laquelle semblait enfermée vers mes analyses d’anthropologie his-
la condition handicapée. D’autres cha- torique, à savoir : l’idée que la défi-
pitres également montrent comment les cience provient d’une rupture avec un
conceptions traditionnelles sont parfois ordre ou un équilibre voulu ou établi
de puissants ressorts positifs, comme par des puissances qui nous dépassent
chez les Inuits du Grand Nord. mais dont nous ne sommes pas séparés,
Mais, dans toute cette diversité cultu- (avec la conséquence très fréquente,
relle, ne trouve-t-on pas, malgré tout, mais pas totale, d’une culpabilité indi-
viduelle ou collective exigeant une
des constantes ? Non seulement la
forme de réparation) ; l’idée, dans cette
constante des dilemmes entre ancienne
perspective d’hétéronomie, que les indi-
conception et idée nouvelle, assez évi-
vidus ainsi marqués peuvent recéler des
dente je viens de le souligner, mais aussi
puissances et des aptitudes non ordi-
certaines constantes au sein des tradi-
naires. Tout cela reposant sur ce que
tions archaïques et certaines constantes
j’appellerais la transversalité culturelle,
au sein des courants modernes. Pour
à savoir que ce qui apparaît, surtout
les courants que j’appelle modernes, il
dans le corps mais aussi souvent dans
pourrait sembler que les constantes
l’esprit, comme hors norme, inattendu,
soient patentes, car tous les systèmes déviant, provoque cette inquiétante
de pensée à l’œuvre dans les pays occi- étrangeté, selon le mot si juste trouvé
dentaux relèvent du courant des disa- par Freud.
bility studies, nées en Amérique du Nord
à partir des années 1960, dont l’abou- Henri-Jacques Stiker

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BRÈVES

Rem Koolhaas Martin Malia


JUNKSPACE HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Paris, Payot, coll. « Manuels Payot », Paris, Le Seuil, coll. « Points/
2011, 128 p., 13,50 € Histoire », 2010, 464 p.
S’il est un auteur mondialisé, lu aux Publié après la mort de Martin Malia,
quatre coins du monde dans les écoles de l’un des historiens de référence de la révo-
design, d’architecture ou d’urbanisme, c’est lution russe à qui nous devons entre autres
bien Rem Koolhaas. Souvent objet de polé- Comprendre la révolution russe, ce livre de
miques qu’il sollicite ou suscite lui-même, synthèse historique peut se lire par la fin,
il mérite cependant d’être lu. Ses textes étant à savoir par le chapitre consacré à Octobre
souvent mis en avant comme des tracts et rouge (précédé lui-même d’un chapitre por-
ses phrases célébrées comme des slogans, tant sur le marxisme et la deuxième inter-
la publication de trois d’entre eux (Bignes nationale, 1848-1914) qui est l’aboutisse-
or the Problem of Large, 1995 ; la Ville géné- ment d’un « mouvement transnational, une
rique, 1995 ; Junkspace, 2001) permet de révolution destinée à en finir avec les révo-
prendre acte de quelques évidences. Tout lutions ». Mais on peut également privilé-
d’abord, il s’efforce depuis New York Delire gier les chapitres comparatifs (et donc d’es-
(1978) d’écrire comme on construit, c’est- prit tocquevillien) qui ont pour thème les
à-dire chaotiquement, ce qui peut prêter à trois révolutions atlantiques : l’Angleterre,
des confusions. Ensuite, il décrit un état des 1640-1660-1688 ; l’Amérique, 1776-1787 ;
lieux de « l’urbain généralisé contempo- et la France, 1789-1799. Mais la première
rain » que résume ainsi François Chaslin : partie est celle qui a retenu le plus l’atten-
« La ville générique est une description de tion à l’heure des révoltes arabes dans la
la ville contemporaine telle qu’on la produit mesure où elle rappelle l’impératif théolo-
effectivement à des centaines d’exemplaires gico-politique et se penche sur « la révolu-
par le monde, regroupant certaines fois jus- tion comme hérésie religieuse » (la Bohême
qu’à 15 millions d’habitants. C’est une ville hussite, 1415-1436 ; l’Allemagne luthé-
sans guère d’attaches où l’histoire se résorbe rienne, 1517-1555 ; la France huguenote,
en un quartier muséifié, la nature en un par- 1595-1598 ; la révolte des Pays-Bas, 1566-
cours de golf. Une ville où le logement légal 1609). À distance de débats trop concep-
dévore le ciel (barres et tours de l’habitat tuels ou philosophiques sur les notions de
social) et où l’illégal rampe et ronge la croûte révolte ou de révolution, cet ouvrage d’his-
terrestre. » Enfin, il rappelle que le modèle torien souligne les indéterminations du phé-
urbain, pour des raisons qui ne relèvent pas nomène révolutionnaire et donc son hété-
que de la démographie galopante, n’est pas rogénéité, tout en rappelant que les guerres
nécessairement celui qui résiste en Europe de religion sont le point de départ des révo-
dans des villes comme Florence. Lire Kool- lutions atlantiques. D’où l’importance de ce
haas n’est pas inutile, bien au contraire, que nous vivons outre-Méditerranée.
l’interpréter est plus difficile car on ne sait
pas toujours s’il décrit ou porte des juge- O. M.
ments, l’ambiguïté étant subtilement entre-
tenue à l’image des constructions contem-
poraines.
O. M.

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Repères

Benjamin Stora Emmanuelle Le Texier,


DIALOGUE AVEC EDWY PLENEL. Olivier Estèves, Denis Lacorne
Le 89 arabe. Réflexions (sous la dir. de)
sur les révolutions en cours LES POLITIQUES
Paris, Stock, 2011, 180 p., 16,50 € DE LA DIVERSITÉ.
Expériences anglaise et américaine
Pierre Vermeren
Paris, Presses de la Fondation
LE MAROC DE MOHAMMED VI. nationale des sciences politiques,
La transition inachevée coll. « Sociétés en mouvement », 2010,
Paris, La Découverte, 2009,
227 p., 22 €
rééd. 2011, 336 p., 11,50 €
La « gestion de la diversité » s’est impo-
L’intérêt du dialogue avec B. Stora tient sée en France après 2005 dans le langage
à son cadrage historique et géographique. politique et médiatique. L’expérience était
Le cadrage historique puise dans la double plus avancée en Angleterre et aux États-
référence hautement symbolique à 1789 et Unis, d’où l’intérêt d’étudier les politiques
à 1989, à la Révolution française et au mur de ces deux pays en la matière. Dix études
de Berlin, au risque d’oublier que les mou- (cinq pour chaque pays) portent ici sur des
vements évoqués ici ont inventé une villes et des quartiers « sensibles » de gran-
mémoire spécifique : celle de leurs héros et des villes aux prises avec la nouvelle immi-
martyrs. C’est dire que ce livre est à forte gration, non européenne, qui s’est imposée
connotation politique et que l’insoumission à partir de la fin des années 1950. « Sen-
et la demande de liberté y sont valorisées. sible » veut dire : les problèmes quotidiens
En dépit d’incursions au Machrek, le de la coexistence, mais aussi, dans la plu-
cadrage géographique est surtout maghré- part des cas, émeutes et moments de crises
bin en raison même de l’histoire personnelle dures. Les « enquêteurs » ont utilisé des
de Benjamin Stora et de la nature de ses entretiens avec les acteurs de terrain ainsi
propres travaux qui ont surtout porté sur que la littérature et les documents dispo-
l’Algérie dont la particularité est flagrante nibles (presse, administration). Les études
(voir Mohammed Hachemaoui, « La cor- – des sortes de monographies écrites sous
ruption politique en Algérie : l’envers de des angles divers – sont toutes de qualité.
l’autoritarisme », Esprit, juin 2011 et la Globalement, le livre permet de comparer
réédition avec une postface inédite de l’ou- « deux modèles nationaux de lutte contre la
vrage de Pierre Vermeren consacré au Maroc pauvreté, le racisme et la discrimination ».
où il s’inquiète que les promesses faites par Les États-Unis s’appuient avant tout sur la
la monarchie ne soient pas suffisamment loi des droits civiques (1964), renforcée
soutenues par des forces conservatrices par- ensuite par la jurisprudence de la Cour
ticulièrement puissantes). Dans cette suprême et divers dispositifs antipauvreté.
optique, les révoltes arabes sont ramenées En Angleterre, un multiculturalisme offi-
ici aux liens que la France a entretenus avec cieux existe dès les années 1960-1970, avant
ces pays, des liens qui sont aussi une de devenir officiel dès les années Thatcher
manière de montrer que ce qui se passe là- et de culminer avec Tony Blair. Il y a des
bas n’est pas sans résonances ici. Ce dont nuances entre chercheurs, mais globalement
témoigne aussi l’aspect religieux (la ques- l’ouvrage est un requiem pour le multicul-
tion rémanente du voile en France) qui n’est turalisme – multiculturalisme où la part de
pris en compte ici qu’en fonction de la mani- la religion n’a cessé de s’affirmer. Cette évo-
pulation dont il a fait l’objet de la part des lution, plusieurs fois évoquée, est sans doute
pouvoirs concernés (sur la question théolo- trop peu étudiée ici comme telle (voir cepen-
gico-politique, voir la brève précédente dant le dernier chapitre sur l’attitude d’as-
consacrée à Martin Malia). sociations musulmanes modérées en Angle-
O. M. terre). Peut-être eût-il fallu rappeler aussi
plus nettement que l’immigration en ques-

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Brèves

tion a été largement « non choisie » et que des propos d’experts, des interviews, des
le multiculturalisme a été d’abord un fait ; encadrés. Il faut apprivoiser l’événement,
que le « multiculturalisme », sauf sans doute le configurer : une histoire de bébés conge-
chez des différencialistes extrêmes, n’était lés appellera d’abord des statistiques sur
pas opposé à l’« intégration », mais que cette l’infanticide… Paradoxalement, l’informa-
dernière a été comme recouverte ou occul- tion a adopté les procédures de l’exercice
tée (en Angleterre) pendant une ou deux du pouvoir, les journalistes font de la « ges-
décennies par une pression « culturelle » tion gouvernementale de l’information ». Et
venue d’en bas ; qu’il y a eu à un moment, paradoxalement encore, en France, c’est un
en France en tout cas, dans les années 1990, journaliste remarquable, Roger Louis, sou-
incertitude sur les mots ; une fois l’« assimi- vent cité ici avec admiration, qui a joué un
lation » condamnée, quel était le bon terme : rôle moteur dans cette évolution.
insertion ? intégration ? acculturation ? Rap-
pelons aussi que l’incertitude venait et vient J.-L. S.
toujours d’une tension entre droits de l’hom-
me et politique. L’introduction évoque le
modèle français, très différent, en se deman-
dant cependant si l’« ethnicisation », si pré- Jacques Dewitte
sente en Angleterre et aux États-Unis, ne
gagnera pas inévitablement du terrain de ce
KOLAKOWSKI.
côté-ci de la Manche. Le clivage de l’humanité
Paris, Michalon, coll. « Le bien
J.-L. S.
commun », 2011, 128 p., 10 €
Indéniablement, Leszek Kolakowski
(1927-2009) fut l’un des grands intellec-
Hervé Brusini tuels européens de la seconde moitié du
XXe siècle. Auteur d’un ouvrage sur les mys-
COPIE CONFORME. tiques du XVII e siècle (Chrétiens sans
Pourquoi les médias disent-ils Église… est un classique immédiatement
tous la même chose ? vanté par Michel de Certeau qui était l’his-
Paris, Le Seuil, coll. « Médiathèque », torien de l’Affaire de Loudun), d’une gigan-
2011, 133 p., 14 € tesque Histoire du marxisme, d’ouvrages sur
les intellectuels, le mal, le diable, Pascal
L’auteur, journaliste lui-même, réfléchit (voir Dieu ne nous doit rien. Brève remarque
sur une bonne question : l’information, quel sur la religion de Pascal et l’esprit du jan-
que soit l’organe de presse, paraît au lec- sénisme), Kolakowski ne croyait pas que le
teur, auditeur, téléspectateur… « copie diable disparaîtrait de lui-même après la
conforme ». De ce processus Brusini donne fin des totalitarismes issus du bloc sovié-
diverses raisons techniques (professionna- tique. Loin de là, il s’inquiétait donc de
lisation et donc « formatage » du métier, valoriser les grandes tendances « anti-
contraintes nouvelles du travail…), mais le diaboliques » sous-tendant une pensée euro-
plus intéressant est son explication du pas- péenne confrontée au tragique et aux abus
sage de l’enquête et du reportage sur l’évé- des pouvoirs religieux et politique (« Le des-
nement à sa mise en série pour l’intégrer potisme est une simulation désespérée du
dans les « faits de société », « qui ont rem- paradis »), ce qui l’a conduit à souligner le
placé les faits divers » : « Le réel devient rôle des intellectuels. Cette œuvre appa-
un réservoir à sujets et non plus à repor- remment protéiforme car d’une incroyable
tage. Dans un tel dispositif, l’image de télé- diversité reste très rigoureuse et unifiée sur
vision a pu être dépossédée de sa narrati- le plan de la pensée, c’est pourquoi elle
vité. Le montage chronologique des méritait qu’on la scrute. Ce que fait Jacques
séquences est rarissime, il n’y a plus de dis- Dewitte qui réussit là un fort beau livre, et
cours narratif », mais de la remise en non pas seulement un hommage, où il
contexte, en série, grâce à du commentaire, retrouve ses propres thèmes en tant qu’au-

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Repères

teur. « Existe-t-il aujourd’hui une person- l’amour où le Cantique des cantiques a joué
nalité osant, avec le mélange d’impertinence un rôle essentiel. À propos de la genèse de
et de pertinence du philosophe polonais, l’Étoile, et en particulier de la superposi-
soutenir que l’on puisse être, sans contra- tion des deux triangles qui forment l’étoile
diction, “conservateur libéral-socialiste” ? » de David, figure germinale de l’ouvrage de
C’est en tout cas ce qui ressort de cet 1921, Jean Greisch propose la traduction
ouvrage accueilli dans la collection que d’un inédit, le « Gritlianum », petit essai
dirige Antoine Garapon. sur les relations compliquées du corps et
de l’âme.
O. M.
J.-L. S.

Myriam Bienenstock (sous la dir. de)


HÉRITAGES DE FRANZ Sophie Grassin et Robert Sender
ROSENZWEIG. « Nous et les autres » COMÉDIES FRANÇAISES.
(suivi d’un inédit de F. Rosenzweig) Portrait de la France qui rit,
Paris, Éd. de l’Éclat, coll. « Bibliothè- de La grande vadrouille aux Ch’tis
que des fondations », 2011, 271 p., Paris, Éditions du Moment, 2011,
25 € 184 p., 16,50 €
Depuis la traduction, il y a presque trente Le critère consistant à ne retenir que des
ans, de l’Étoile de la Rédemption1, l’intérêt films ayant provoqué un effet de masse en
et l’admiration pour Franz Rosenzweig n’ont mobilisant au moins quatre millions de spec-
pas cessé de croître. Et on sait mieux aujour- tateurs en salle (alors que le rapport à la
d’hui son influence sur Levinas. Ce livre salle de cinéma a changé en quelques décen-
(les « Actes » d’un congrès tenu à Paris en nies) inclut des films peu significatifs (Les
2009) témoigne à sa façon de l’originalité bidasses en folie sont un remake des comé-
d’une pensée de l’altérité : là où nous atten- dies militaires à la Robert Lamoureux,
dons spontanément un « Je », il y a un Marche à l’ombre n’est pas un Macadam
« Nous », la présence d’une « communauté ». cow-boy à la française, Le dîner de cons aurait
On est loin, évidemment, de la compréhen- attristé Feydeau), mais il exclut aussi des
sion vulgaire (et vulgairement péjorative) films comme Le père Noël est une ordure de
de la communauté, qui fait loi aujourd’hui Jean-Marie Poiré (un film culte qui ose mon-
et rend le mot inaudible. Le « Nous », que trer avant Albert Dupontel que les pauvres
nous ne cessons de dire et redire en d’in- peuvent être méchants), les OSS 17 avec
nombrables circonstances, est multiple et Jean Dujardin (qui renouvellent l’art de la
il articule des expériences humaines très parodie et se jouent de la blague ethnique)
diverses et très profondes. L’ouvrage traite ou Palais-Royal de Valérie Lemercier (qui
en particulier des aspects phénoménolo- fait de la principauté de Monaco un haut
giques de « Nous et les autres » (avec Sartre lieu de l’empire télévisuel). Mais cela n’en-
en contrepoint, et le judaïsme du philosophe lève rien au mérite d’un livre qui rappelle
Rosenzweig, ou la philosophie du juif que le cinéma comique a autant droit de
Rosenzweig…), des traits politiques du cité que le film social, qu’il ne relève pas
« Nous » et finalement d’une forme seulement d’un « bas-art », et que le rire
d’« érotique », ou d’une métaphysique de exige de recourir à des comédiens formés
ailleurs qu’au cinéma, ce dont témoigne le
rôle joué, après les années Louis de Funès
1. Franz Rosenzweig, l’Étoile de la Rédemp- (dont la carrière est ici indissociable des
tion (1921), trad. Alex Derczanski et Jean-Louis années gaullistes), par les cafés-théâtres et
Schlegel, Paris, Le Seuil, 1982 (trad. entièrement divers espaces d’improvisation féconds (voir
revue en 2003 par J.-L. Schlegel). Plusieurs autres
ouvrages de Rosenzweig ont été traduits depuis le Splendid ou le Café de la gare). Si l’ou-
en français. vrage éclaire bien la force des thèmes

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En écho

comiques (dont la dimension sociale est dire que les metteurs en scène comiques
majeure comme le montre le succès des sont très nombreux en France. D’où les car-
Ch’tis ou le nombre de films relatifs à l’ho- rières éphémères et les remakes ratés (Rien
mosexualité depuis La cage aux folles), il à déclarer de Dany Boon ne tient pas la route
permet de comprendre la difficulté de après les Ch’tis), le comique théâtral et froid
conduire des carrières comiques, à com- à la Francis Veber et la difficulté à perce-
mencer par le cas de Coluche lui-même qui voir un cinéma comique plus radical que
ne se fera connaître au cinéma qu’avec Tchao des comédies dont l’effet de masse recher-
Pantin, un film à l’allure plutôt dramatique. ché calme l’aspect sulfureux la plupart du
Car, ce fut le problème de Louis de Funès temps.
en dépit de Gérard Oury, on ne peut pas O. M.

EN ÉCHO
LES RÉVOLTES ARABES − C’est au tour rendre possible (dans les quartiers ou
de la revue Commentaire (été 2011, no 134) ailleurs) la possibilité d’une participation
de proposer plusieurs articles sur les révoltes démocratique. S’il n’était pas un urbaniste
arabes, on lira entre autres ceux de Jean- patenté au départ, il est arrivé à l’urbain par
Pierre Filiu (« La révolution des chehab ») l’histoire de l’État et de la démocratie. Le
et celui de Bassma Kodmani (« Les peuples court portrait que propose T. Paquot de
arabes face à eux-mêmes ») et des textes J. Donzelot est fort bien venu, ce qui ne gâte
consacrés à Israël, à l’Égypte, au Liban et rien.
aux chrétiens d’Orient. Dans le même
numéro, Pierre Hassner publie sous forme AVANT LES PRÉSIDENTIELLES −
d’entretien un long texte interrogatif sur Ceux qui voudront préparer les présiden-
l’Europe d’aujourd’hui : « Un monde sans tielles autrement qu’en suivant les faits
Europe ? » (voir aussi sa préface sur l’es- divers qui font la vie politique française en
sence de la politique au volume Politique ce moment pourront réfléchir à ce qu’il en
de « L’anthologie du savoir » publié par Le advient de l’État grâce à Sciences humaines
Nouvel Observateur et les éditions du CNRS). (juillet 2011, no 228). Le dossier que leur
consacre la revue montre que la « culture
du résultat » mise en avant n’est pas un fac-
JACQUES DONZELOT DANS URBA- teur de recul de l’État qui connaît des trans-
NISME : DE L’INVENTION DU SOCIAL formations profondes qui font ici l’objet d’en-
À L’ÉTAT ANIMATEUR − Ceux qui sui- quêtes. Mais ils peuvent aussi s’interroger
vent le tour de France des banlieues que sur la réforme des collectivités et gouver-
Donzelot a entrepris dans Esprit et veulent nances territoriales grâce à la revue Pour
connaître son itinéraire intellectuel au long (GREP, juin 2011, no 209-210) qui revient
cours pourront lire le long entretien qu’il a entre autres sur la question des compé-
accordé à Thierry Paquot dans la revue tences.
Urbanisme (mai-juin 2011, no 308, www.urba
nisme.fr). Au-delà des rencontres avec Gilles LA NRF, L’IDENTITÉ DE LA FRANCE
Deleuze, Jean Baudrillard ou encore Robert ET LES ÉCRIVAINS − La revue littéraire
Castel et François Roustang, on comprend de Gallimard propose, centenaire oblige, en
mieux comment l’historien de l’État social écho au Tour de France par deux enfants de
est devenu l’inventeur de l’État animateur G. Bruno (1877), « un tour de France »
qui avait pour but de valoriser les gens orchestré par l’écrivain Stéphane Audeguy
(people) plutôt que les territoires (place). (La Nouvelle revue française, mai 2011,
Sans mettre en cause le rôle de l’État, Don- no 597). Destiné à juste titre à contrer les
zelot, désormais penché sur la « nouvelle rudesses et instrumentalisations politiques
question urbaine » (voir son article dans relatives à l’identité française, le dossier est
Esprit de mars-avril 2011), a pour souci de étrangement fabriqué puisque l’introduction

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Repères

consiste à établir un procès des niveleurs écrivains qui « écrivent » une France géo-
en tous genres, à écarter tous les faussaires graphique de la diversité, ce qui nous vaut
susceptibles de parler au nom de la France une citation un peu facile de Fernand Brau-
ou d’en donner une image fausse. Considé- del appelé à la rescousse (comme Roland
rant que l’identité de la France est mena- Barthes). Alors que l’on ne cesse de saluer
cée par des « mouvements mondiaux qui ici les gens de fiction (voir le dossier consa-
affectent toutes les identités nationales » cré à Anatomie d’un instant de Javier Cer-
indissociables du (néo)capitalisme, l’auteur cas dans le précédent numéro d’Esprit), il
remonte à Roland Barthes et fustige la men- ne faut quand même pas en faire trop avec
talité petite-bourgeoise assimilée aujour- les écrivains français d’aujourd’hui. Même
d’hui à la gentrification, aux soft gated com- si on peut valoriser l’exemple du Siècle des
munities, à l’homo sympaticus dysneylandis nuages de Philippe Forrest, on ne peut pas
qui vise les Kad Merad et Dany Boon, la dire que la tendance à l’autofiction généra-
surconsommation de la bêtise comique lisée soit devenue minoritaire. Sont réunis
(comme si crise et comique n’allaient pas dans le casting d’Audeguy vingt-six écri-
ensemble). Mais la ploutocratie organisée vains dont Audeguy lui-même, Begag, Cre-
de nos dirigeants et décideurs n’est pas épar- ton, Dupavillon, de Kérangal, Ravey, Ribou-
gnée. Au final les Français, ce sont « tous let, Rouaut, Salvayre… Il faut peut-être faire
les autres » et un peu nous tous (heureuse- ce tour de France avec eux mais il n’y a
ment !) : les Français à problème (travailleurs quand même pas que les écrivains pour évo-
avec ou sans papiers, intellectuels précari- quer l’identité française. On évoquera pro-
sés, militants s’opposant à la marchandisa- chainement le dernier ouvrage de Jean-
tion…). Nous voilà rassurés, les vrais Fran- Christophe Bailly qui propose un tour de
çais sont à la marge, ils échappent aux France, le Dépaysement. Voyages en France
niveleurs et ploutocrates, ils sont bons et (Paris, Le Seuil, 2011) qui ne consiste pas
ne cèdent pas à la marchandisation ! Mais à adouber les seuls écrivains.
alors qui peut parler de la France sinon les

AVIS

Pour notre numéro double d’été, nous pré- appelant des représentations, des choix, des
senterons une série de relectures de l’œuvre mobilisations relevant du collectif.
de Claude Lévi-Strauss, notamment en com- « Pourquoi et comment faut-il introduire
pagnie de deux éditeurs du volume de la une culture éthique à l’école publique ? »
Pléiade, Vincent Debaene et Frédéric Keck. C’est pour explorer cette question que la
On pourra aussi apprécier un Claude Lévi- Ligue de l’enseignement et l’association
Strauss observé par son versant esthétique Confrontations (AIC) organisent un colloque
(les paysages…) qui nous aide à penser les les 25 et 26 novembre 2011 dans le cadre
rapports entre cultures dans les espaces de du Salon de l’éducation (Porte de Versailles,
la mondialisation. À la rentrée, nous pro- Paris). Informations : Confrontations, 25, rue
poserons un ensemble sur notre rapport au Gandon, 75013 Paris (confrontations.intell
travail, de plus en plus appréhendé sous ectuelschretiens@wanadoo.fr) ou Ligue de
l’angle des risques psychosociaux indivi- l’enseignement, 3, rue Récamier, 75007
duels, pouvant nous faire perdre de vue le Paris (cconte@laligue.org).
travail comme lieu d’interdépendances,

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