Sunteți pe pagina 1din 361

Le roman contemporain

ou la problématicité du monde
L'interrogation philosophique
Collection dirigée
par Michel Meyer
Professeur à l'Université libre de Bruxelles
Le roman
contemporain

ou la problématicité
du monde
JEAN BESSIÈRE
ISBN 978-2-13-057368-5

Dépôt légal - 1 w édition : 2010, avril


© Presses Universitaires de France, 2010.
6, avenue Rei.lle, 75014 Paris

4
Sommaire

Ouverture, 9

PREMIÈ RE PARTIE
QUE PEUT ÊTRE UNE PENSÉE DU ROMAN
AUJOURD'HUI ?

Introduction - Situation du roman contemporain, 21

Chapitre premier - Le roman contemporain face à la tradition du roman :


sa problématicité, sa propriété de médiation, 31

Roman, anthropoïesis, anthropologie : statut du roman aujourd'hui, 31


D es théories du roman et de ce qu' elles disent de la tradition du
roman, 39
Pensée du roman et roman de la tradition du roman, 45
Le roman contemporain face à la tradition moderne, moderniste,
postmoderne, du roman : redire la problématicité, 52
Le roman contemporain comme médiation, 59
Roman contemporain et supplément d'énonciation, 72

5
Le roman contemporain

Chapitre 2 Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de


-

la nécessité : le roman contemporain, son récit, ses identités, sa propriété


de médiation, 73

Roman contemporain, hasard, nécessité et propriété de médiation, 79


Singulier, paradigmatique, contingent, fortuit, et petite typologie des
histoires que disent les romans contemporains, 97
Fortuit, identité, relation, catégorisation, 1 03
Roman moderne, moderniste, postmoderne : limites du paradigma­
tique et usages de la catégorisation, 1 08
Hasard, nécessité, intéressant et défaut de « représentationnisme » :
chronotopes, perspective pragmatiste, suj et, 1 1 4
D éfaut d e « représentationnisme », interrogation pragmatique et
réalité, 1 23
Hasard, nécessité, pragmatisme : réinterpréter le nominalisme
romanesque, 1 27

Chapitre 3 - Du roman, du contemporain, de leurs lieux, 1 33

La pluritemporalité du contemporain, 1 34
Le contemporain, sa singularité, sa réflexivité : conscience du temps,
individualité et collectivité, 1 37
Représentation du contemporain, fiction de l'histoire, globalisation
et local, 1 4 7
Les fables du contemporain, 1 54
Le contemporain : son lecteur, sa médiation, 1 59

6
Sommaire

DEUX I ÈME PARTIE


PARADIGMES DU ROMAN CONTEMPORA IN : VISÉES
COGN ITIVES, PERSPECTIVES ANTHROPOLOGIQUES,
PROPRIÉTÉ CRITIQUE

Introduction - Le roman contemporain : roman nouveau par son


questionnement, 1 65

Chapitre 1 Paradigmes romanesques du contemporain


- - 1 : : dessin
du fortuit et perspectives cognitives, 1 69

Roman contemporain, j eux représentationnels, individualité, 1 71


Roman contemporain, visée cognitive et interprétation, 190
Dessin du fortuit et paradigmes de la création romanesque
contemporaine, 200

Chapitre 2 - Paradigmes romanesques du contemporain 2 : anthro­


-

et perspectives anthropologiques : de la tradition du roman au


poïesis
roman contemporain, 21 5

Roman moderne, moderniste, postmoderne, et roman contempo­


rain : de l' anthropoïesis, de l'individualité et d'une autre anthropoïesis :
redire la prototypie, le fortuit, le singulier et le paradigmatique, 21 7
Du roman de la tradition du roman et de son impossible réflexi­
vité au roman contemporain et à une autre réflexivité : abandon de
l'identification du roman à la littérature et àu langage, 228
Limites de l' anthropoïesis de l'individualité, anthropoïesis de la trans­
individualité, 232
Roman moderne, moderniste, postmoderne, roman contemporain :
perspectives anthropologiques et différences, 240
Perspectives anthropologiques, histoire, personnage, 248
Le roman contemporain

Chapitre 3 Romans contemporains, romans de l'indifférence, certi­


-

tude du roman, 263

Récusation de l' anthropoïesis de l'individualité, de la tautologie


qu'elle impose et du « dispositif » qu'elle constitue, 264
Poétique et anthropoïesis du roman contemporain : au-delà de la
tautologie de la présentation de l'individu, 277
Roman et indifférence, roman et affranchissement du « dispositif » :
dessin du commun et nouvelle signification du nominalisme litté­
raire, 288
Indifférence romanesque, représentation et subj ectivation dans le
roman contemporain, 299
La certitude du roman contemporain, 305

TROISIÈ ME PARTIE
ROMAN CONTEMPORAIN : MOMENT INDIFFÉ RENT,
PROBLÉMATICITÉ , FICTION D ÉMOCRATIQUE

Moment indifférent et problématicité, 3 1 1


Le roman contemporain, sa fiction, la figuration de l'égalité, et
l'abandon de la figure de l' écrivain, 3 1 4
Roman d e science-fiction, figuration d e l a fonction d e médiation,
nouvelle approche de la problématicité, de l'indifférence, 3 1 9
L e point d e vue d e « nulle part » d u roman contemporain, 331
Du roman contemporain et de la théorie du roman, 343

Index des noms d'auteurs, 353

Index des titres des romans cités, 357


Ouverture

Le roman contemporain se lit en une série de contrastes avec


le roman moderne, moderniste, postmoderne. Le roman contempo­
rain n'est pas celui de l'identification ou de l'interaction, telles que
les suppose la tradition de la définition de la lecture du roman, mais
celui de la reconnaissance des intentionnalités. Cette reconnaissance
est indissociable du statut que ce roman donne à définir : être explici­
tement la question non pas de ce qu'il représente, mais de ce qui est en
cause dans tout agissement humain, dans toute figuration de l'homme.
Il faut dire une problématicité du roman contemporain, distincte de
celle du roman moderne, moderniste, postmoderne, qui est essentiel­
lement liée au questionnement que font la mimesis et l' antimimesis et
non pas à l'interrogation que porte l'agissement humain, considéré en
lui-même. Des changements des perspectives anthropologiques corres­
pondent aux réponses contrastées du roman de la tradition du roman
et du roman contemporain à ce double constat de la problématicité.
Ce constat commande des variations des perspectives cognitives. Les
spécificités cognitives et anthropologiques du roman contemporain,
que l'on dit suivant l'anthropologie de la transindividualité, suivant
la temporalité propre de ce roman, elle-même indissociable de cette
anthropologie et de l'expérience temporelle du contemporain, font
du roman contemporain un roman qui échappe aux interrogations
modernistes, postmodernes, sur le sens, le défaut de sens, et qui se
caractérise comme le roman du moment indifférent, lisible à la fois
Le roman contemporain

selon l'anthropologie de la transindividualité et selon le pouvoir criti­


que de ce moment.
Aussi, cet essai propose-t-il une caractérisation du roman contem­
porain, selon une thèse nette. Le roman contemporain, distinct de celui
de la tradition occidentale du roman, qui inclut le roman réaliste et ses
variantes - on peut dire ce roman, le roman moderne -, le roman
moderniste, le nouveau roman, le roman postmoderne, rompt avec
cette tradition. Il se caractérise par de nouveaux paradigmes cognitifs et
anthropologiques, par une fonction de médiation explicite, qui suppose
la mise en évidence de la problématicité1 de ce roman : le lecteur, de
quelque langue, de quelque culture qu'il soit, peut identifier, dans le
roman, tous les types et d'intentionnalités, d'« agentivités »2 humaines,
sans qu'ils soient nécessairement présentés, d'une manière explicite, par
le roman. L'identification de ces « agentivités » n'est pas dissociable d'un
j eu de questionnement. Ce j eu de questionnement suppose donc une
problématicité spécifique : par le changement des perspectives anthropo­
logiques, le roman contemporain accroît la figuration du défaut de sur­
détermination, attaché aux personnages, aux actions, aux scènes sociales.
Par ce défaut de surdétermination, il j oue d'un paradoxe : donner les
identifications les plus larges et les plus diverses de l'être humain, les sou­
mettre, par là même, à l'interrogation la plus nette. Cette caractérisation
définit le roman contemporain comme une réponse à cette tradition du
roman, particulièrement au roman postmoderne, à son j eu d' observa­
tion, d'interrogation, à la réflexivité de ce j eu, qui fait de l'individualité
une individualité vaine. Grâce à cette identification des « agentivités »,
grâce à cette construction de la problématicité, le roman contempo­
rain présente la diversité et la dissémination des personnes humaines, et

1. Par le terme de problématicité, on entend que le roman contemporain se


construit suivant la mise en évidence de questions, qui ont une fonction structurante, et
qui ne sont pas dissociables du changement des perspectives anthropologiques, qu'illus­
tre ce roman. Pour la notion de problématicité, considérée dans un contexte littéraire,
voir Michel Meyer, Langage et littérature, Paris, PUF, 1 9 92.
2. « Agentivité » est une transposition du terme anglais d'« agency ». On entend
indiquer que le roman privilégie des représentations de l'action, non pas pour elle­
même, mais en tant qu'elle implique un pragmatisme, une situation, une systématique
des intentions, et que tout cela est le point d'appui principal de la lecture.

10
Ouverture

fait de cette diversité et de cette dissémination les moyens de proposer


une figuration de l'humain, qui ne soit pas selon des identités fortes -
obstacles à toute présentation des « agentivités » et de la problématicité,
obstacles à la poursuite de la création romanesque selon la visée de la
diversité et de la dissémination.
Cette mise en perspective du roman contemporain écarte les com­
posantes de la vulgate critique, qui prévaut aujourd'hui et ne p ermet
pas de situer le roman contemporain, à la fois, en termes historiques
et en termes typologiques. Les principales orientations de cette criti­
que se définissent : lecture et évaluation du roman contemporain selon
les perspectives usuelles des études des avant-gardes littéraires1 ; lecture,
relativement indifférenciée, qui s'attache à une altération du postmo­
dernisme, et qui nomme le roman contemporain post-postmoderne2 ;
lecture suivant des perspectives idéologiques, particulièrement pour le
roman postcoloniaP ; lectures nationales.
Par perspectives historiques, il faut comprendre la caractérisation
chronologique du roman contemporain. Celui-ci s'entend comme le
roman des trente dernières années, sans que les langues, les cultures, les
identités nationales des romans soient spécifiquement privilégiées. Ce
sont aussi des perspectives qui identifient doublement le contemporain :
selon un moment d'internationalisation des proximités éditoriales, mar­
chandes et, en conséquence, créatrices, des romans de biens des cultures ;
selon la temporalité et l'historicité qui font le contemporain : celui-ci
est une actualité, définie par son propre présent et par les indices tem­
porels, historiques, avec lesquelles il se confond et qui sont de divers
moments. Par son moment d'internationalisation, par le présent et par
les historicités, qui le définissent, le contemporain est un complexe de
sites et de temps. Le constat de ce complexe de sites, de temps, dans le
roman, dans la littérature, dans l'historiographie, est caractéristique du

1. Cela est illustré, avec un certain entêtement, par Pascale Casanova, La République
mondiale des Lettres, Paris, Le Seuil, 1999.
2. Cela est illustré par Raoul Eshelman, Peiformatism, or the End ef Postmodernism,
Aurora, Colorado, D avies Group, 2008.
3. Cela est illustré par Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, The Empire Writes
Back:Tiieory and Practice in Post-Colo11ial Literat11res, Londres, Routledge, 1989.

11
Le roman contemporain

contemporain. Il ne se conclut pas nécessairement, de ces notations, au


fait que le monde serait dans un état de posthistoire. Il se conclut cer­
tainement que le présent est actualité dans la mesure où il est la cristal­
lisation de bien des sites, de bien des temps, de bien des espèces et des
choses passées et actuelles. Il est une manière de bain temporel. Par ce
double caractère - un moment international, une actualité qui est à
la fois un passé multiple et présent, et un futur -, le contemporain se
confond avec les questions que porte la vaste composition linguistique,
culturelle, politique, littéraire, qu'il constitue, avec les questions attachées
au nœud d'historicités, qu'il expose.
Pour ce qui concerne le roman, pris dans un tel moment d'in­
ternationalisation, dans une telle composition temporelle, et les façons
dont il peut être caractérisé et sa fonction précisée, quelques questions
sont inévitables, qui portent sur l'alliance de l'universalité et du relati­
visme culturel, que le genre illustre, sur ses chronotopes, qui font lire
le même type d'alliance selon des p erspectives temporelles et spatiales .
Cela se formule encore : l e roman e s t le seul genre littéraire moderne
qui appartienne à bien des mondes et à bien des temps. Cela commande
ces questions : quels sont ces mondes culturels qui peuvent être d'un
seul genre littéraire ? Quel est ce genre qui peut accueillir bien des
mondes ?
Ces questions enseignent que la perspective historique n'est pas dis­
sociable d'une perspective typologique. On dit typologique. On ne dit
pas générique, parce que le roman est un genre littéraire qui n'offre
pas de définition stricte. Typologique se comprend selon la caractéri:­
sation du roman par la dualité du singulier et du paradigmatique : le
roman constitue un modèle littéraire parce qu'il illustre, en littérature,
à propos du récit long, la question du type et du cas, du paradigme et
de l'exemple, parce que le fait de cette illustration est lui-même consti­
tutif du roman et définitoire de la création romanesque. Typologique se
comprend encore comme indissociable du questionnement, inévitable­
ment attaché à cet exercice du singulier et du paradigmatique : singu­
lier et paradigmatique j ouent comme des interrogations réciproques. Le
roman contemporain met en relief ces interrogations - il faut répéter
qu'il engage, d'une manière exemplaire, parce qu'il est contemporain,

12
Ouverture

un universalisme et un relativisme. Par quoi, il est une pratique choisie


de la problématicité 1• L'explicite prise en charge de ce trait définitoire
du roman fait substituer, à la primauté de la dualité du singulier et du
paradigmatique, celle du hasard et de la nécessité.
Cette pratique choisie de la problématicité se lit aussi dans le chan­
gement des perspectives anthropologiques, qui caractérisent le roman
contemporain, occidental et non occidental : passage des perspectives
anthropologiques de l'individualité à celles de la transindividualité et
de l'animisme. Ce passage se comprend de deux façons. D'une part, il
traduit la diversité des traits anthropologiques, auj ourd'hui, dominants
dans le roman, qui ne peuvent se confondre seulement avec des réfé­
rences culturelles et anthropologiques occidentales. Celles-ci ont été
largement altérées par le j e u de la problématicité et par les échanges
culturels extra-occidentaux. Elles vont, dans le j eu international du
roman, avec les p erspectives anthropologiques de cultures qui ne recon­
naissent pas le dualisme occidental. D'autre part, ce passage correspond
aux choix constructivistes du roman contemporain, autrement dit, à
des poétiques, que nous plaçons sous le nom explicite d' anthropoïesis
- d'une poëisis indissociable d'une perspective anthropologique : en
privilégiant les perspectives anthropologiques de la transindividua­
lité et de l'animisme, le roman contemporain se donne les moyens de
répondre de sa « contemporanéité » et des impasses de la tradition du
roman moderne, moderniste, postmoderne, soumis à l' anthropoïesis de
l'individualité.
Ce changement des perspectives anthropologiques n'implique pas un
changement des croyances de l'auteur, du lecteur, qui n'appartiennent
pas aux cultures de ces perspectives. Ce changement est fonctionnel. Il
permet au roman de répondre de la diversité des cultures auxquelles il
fait référence. Il rend caduque la dualité du type et du cas, telle que l'a
illustrée la tradition du roman moderne, moderniste, postmoderne, et
telle que l'a définie, depuis le début du xx< siècle, en Occident, la théo­
rie du roman. Celle-ci interprète, pour l'essentiel, la dualité du cas et du

1. Voir s11pra, p 1 0.

13
Le roman contemporain

type selon la dualité du singulier et du paradigmatique - cela se lit de


Giorgy Lukics à Thomas Pavel1 ; Mikhaïl Bakhtine2 n'échappe pas à ce
constat.
Caractériser le roman contemporain est, en conséquence, le carac­
tériser de deux manières indissociables. Première manière : le roman se
caractérise selon la situation, qu'il se reconnaît et qui se résume dans la
série de constats qui viennent d'être faits : ils portent un constructivisme
et une poétique spécifique, résumés dans l' anthropoïesis de la transin­
dividualité. Seconde manière : le roman se caractérise comme l' ensem­
ble des relations, contextuelles, de lecture, qui sont attachées au texte
qu'il constitue, et qui ne correspondent nécessairement ni à des iden­
tifications littérales de ses contextes, ni à des lectures littérales du texte.
L' obj et textuel roman est reconnu comme roman parce qu'il permet ces
relations. L'obj et roman est ainsi l'indice qui suscite la lecture ouverte
de la stratification des temps, de la superposition des lieux, et la défini­
tion de toute identité comme une identité communicante. Le roman
est reconnu comme roman parce qu'il est identifié comme ce qui auto­
rise cette lecture. Comme il a été noté, bien des intentionnalités et des
« agentivités » humaines sont lisibles dans le roman contemporain. Les

questions du sens et de l'herméneutique du roman deviennent vaines.


Le roman se construit comme un appel de pragmatique ; il se lit selon
une pragmatique : le lecteur du roman contemporain s'identifie, par le
roman, comme un agent du monde, dans le monde, sans que cela impli­
que, de sa part, une identification au monde du roman.
Tout cela suppose donc que subsiste une problématicité. Celle-ci
n'est plus essentiellement attachée aux j eux mimétiques et antimi­
métiques du roman. Elle va selon un double questionnement, que le
lecteur prend en charge. Premier questionnement : le lecteur lit le roman
comme cela qui transcende ses propres conditions, qu'il expose - la
stratification des temps, la superposition des lieux . . . -, comme cela qui

1. G;orgy Lukacs, Théorie du roman (Theorie des Romans), Paris, Gallimard,


1989 - Ed. or. 1916. Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003.
, 2. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978
(Ed. or. 1975).

14
Ouverture

interroge ces conditions. Second questionnement : le roman et la lecture


qui en est faite, entraînent que le lecteur, à l'occasion de sa lecture, se
situe dans un contexte élargi - celui qui permet de rendre compte de
ce roman, de ces stratifications, de ces superpositions et de bien d'autres
choses. Ce contexte élargi est le questionnement du contexte du lecteur
- contexte du lecteur et lecteur apparaissent ainsi comme les possi­
bles de ce contexte élargi, figuration du défaut de surdétermination, et
cependant lisible comme le recueil de bien des identités et de bien des
situations humaines.
Ainsi, le roman contemporain se caractérise-t-il, se lit-il à l'inverse
du roman de la tradition moderne, moderniste, postmoderne. Le roman
de cette tradition, y compris le postmoderne, reste le roman de l'autorité
du roman, celui dont la théorie du roman ne cesse de reconnaître cette
autorité lorsqu' elle l'étudie sous l'aspect du type et du cas, du paradig­
matique et du singulier, celui que le postmoderne illustre en faisant du
roman singulier tantôt une manière d'échantillon et de somme de types
de romans, tantôt une manière de somme des temps. Si l'on décide
d' encore utiliser, à propos du roman, le terme de fiction, il convient de
dire deux types de fictions. Roman de la tradition du roman : la fiction se
confond avec des évocations romanesques, marquées de vérité ou de
fausseté - peu importe, sur le fond -, qui se donnent comme des
présentations complètes, capables d'exposer à la fois le singulier et le
paradigmatique. Roman contemporain : de ces conditions contemporaines,
que se reconnaît le roman, de cette reconnaissance du roman par le
lecteur, naît la fiction. Cette fiction est faite de traductions manquées,
d'incongruités : le roman manque de dire ses propres obj ets, comment
il entend les dire ; le lecteur manque de lire exactement le roman. La
fiction est ainsi davantage capable que bien des choses et bien des pen­
sées, de recueillir idées, concepts, formules, et toutes les abstractions du
monde, pour leur donner visages et noms. Par quoi, la fiction initie ou
répète le jeu de la problématicité.
Tout cela se lit dans les j eux de doublets de noms de roman­
ciers ou de titres de romans. Ces j eux dessinent les proximités et les
ruptures, font apparaître les contrastes de cette tradition du roman
moderne, moderniste, postmoderne, et du roman contemporain.

15
Le roman contemporain

Soient donc : James Joyce et Rodrigo Fresan ; Conrad - le Conrad


d' Au cœur des ténèbres -et Édouard Glissant ; Proust et Alan Pauls ;
Henry James - le Henry James des récits d'artistes et d'écrivains - et
Roberto Bolano ; tout écrivain, qui a cru à l'art du roman et l'a iden­
tifié à un art pour l'art et à un art pour la vie, et Enrique Vila-Matas.
Tout cela se lit encore dans l'œuvre de Roberto Calasse : redire, en
des façons romanesques, les mythes de l'Inde, Kafka, ou Tiepolo1, n'est
pas répéter des récits, des vies, ni imiter cela qui est identifié et connu.
C'est donner à lire auj ourd'hui ces vies, ces mythes, cela qui est connu,
comme des récits de mémoire et, par là, comme des récits du contem­
porain. C'est identifier ce qui vient du passé à un objet qui autorise la
fiction, et à ce que celle-ci permet, sans qu'on ait à débattre de vérité
et de fausseté : donner visages et noms à bien des choses et à bien des
abstractions, initier ou répéter le jeu de la problématicité.
Donner de telles dualités comme des dualités exemplaires fait enten­
dre : le roman contemporain j oue d'apparences littéraires - formelles,
narratologiques, esthétiques - souvent proches des romans de la tradi­
tion du roman. Ces communes apparences imposent de reconnaître que
le renouvellement du genre, la rupture qu'il fait auj ourd'hui avec sa pro­
pre tradition, s'interprètent inévitablement dans un contexte qui ne se
limite pas à l'Occident. On peut ainsi dire une voie postoccidentale de la
création romanesque. Une telle notation se comprend doublement. Elle
indique que le roman contemporain ne se caractérise et ne se comprend
que par des perspectives anthropologiques qui appartiennent autant à
l'Occident qu'aux mondes non occidentaux. Elle indique encore que
les sources culturelles distinctes de ces perspectives anthropologiques ne
font pas cependant dessiner deux types de romans - l'un qui serait plus
apparenté à l'Occident, l'autre qui serait plus apparenté aux mondes non
occidentaux. Ces sources culturelles distinctes font, de fait, lire une com­
mune mise en œuvre de la problématicité et une commune fonction du
roman - il faut répéter qu'il permet de reconnaître 1'« agentivité ». Ces

) . Respectivement dans Roberto Calasso, Ka, (Ka), Paris, Gallimard, 2000


- Ed. or. 1996 ; K. (K.), Paris, Gallimar?, 2005 - Ed. or. 2002 ; Le Rose de Tiepolo
(I Rosa Tiepolo), Paris, G allima rd 2009
, - Ed. or. 2006.

16
Ouverture

notations imposent ultimement de reconsidérer la théorie du roman, qui


s'est développée en Europe depuis deux siècles et a privilégié le jeu du
singulier et de l'universel. Il convient de suggérer une théorie du roman
qui explique la constance et la lisibilité du genre et récuse toute appro­
che du roman selon des propriétés sémantiques et symboliques paradig­
matiques - ces propriétés que suppose la tradition critique occidentale
qui traite du roman.

17
PREMIÈRE PARTIE

QUE PEUT ÊTRE UNE PENSÉE


DU ROl'v1AN AUJOURD'HUI?
Introduction

Situation du roman contemporain

Trois écrivains, traités comme des vignettes, permettent de dessiner


la situation du roman contemporain - Ricardo Piglia, Shashi T haroor,
Éric Chevillard. Ce roman répète la clôture des jeux réflexifs du roman
moderne - ces jeux qui seraient, comme le montre Ricardo Piglia, la
tradition même du roman depuis le xvrn• siècle -, en même temps qu'il
expose de manifestes hétérogénéités temporelles, historiques, culturelles,
anthropologiques, qui lui donnent un statut spécifique, et l'affranchissent
de la figuration du propositionnalisme, celle que ne cesse de mettre en
œuvre la tradition du roman depuis le xvrn• siècle.
Le romancier argentin, Ricardo Piglia, a donné un essai intitulé
Le Dernier lecteur (El ûltimo lector) 1 , que nous proposons de lire comme
l'image symptomatique de la situation du roman aujourd'hui. Par« der­
nier lecteur », il faut comprendre : tout lecteur peut se tenir pour dernier
parce que le roman occidental, depuis le xvm• siècle, se donne, lui-même,
pour dernier - pour le roman qui clôt ce qu'il présente, ce dont il débat,
en reprenant bien d'autres romans, bien d'autres œuvres littéraires. Cette
notation est paradoxale. Elle va contre ce que montre, en un premier
temps, l'histoire du roman : les romanciers avouent une recherche de l' ori­
ginalité. Cette notation n'est pas conclusive au regard de la série textuelle,
que font les romans, la littérature : que tout texte littéraire soit dernier au

1 . Ricardo Piglia, Le Dernier lecteur, Paris, Bourgois, 2008. Éd. or. 2005.

21
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

moment où il paraît, n'en fait pas un texte ultime. Il faut cependant accor­
der une pertinence aux arguments du Dernier lecteur. Que le roman se dise,
qu'il soit reconnu dernier, fait entendre deux choses. Il a un quasi-statut
propositionnel - il est assertorique au regard de ses propres données,
au regard de ce à quoi celles-ci renvoient. Sans cette hypothèse, on ne
peut comprendre l'importance accordée au fait que le roman soit tou­
jours le dernier roman. Cela est l'explicite du roman réaliste, qui entend
être lu conune une série de propositions sur la réalité, et comme une
série de mots j ustes, par là même, derniers. Cela est encore l'explicite
du roman considéré à l'intérieur des ensembles romanesques, des ensem­
bles littéraires. Pour commenter ces remarques, il convient de porter la
notation et la définition de l'intertextualité, alors impliquée, à son point
ultime : le roman, qui parle du roman, de la littérature, quelles que soient
les modalités de ce discours, se reconnaît un quasi-statut propositionnel
au regard du roman, de la littérature. Redire ultimement le roman, la lit­
térature, est en proposer une illustration et une définition. La singularité,
qu'est tel roman, se confond alors avec la règle, avec le principe, sans que
cette confusion appelle d'autres arguments. La notion de redescription,
attachée à la notion d'intertextualité, appelle la même conclusion. Ces
remarques doivent être élargies. Toutes les identifications du roman à une
configuration ou à une reconfiguration font entendre une même chose :
configuration et reconfiguration 1 supposent une donnée à configurer,
à reconfigurer. Configuration et reconfiguration équivalent à une nou­
velle proposition ; elles appellent un j eu comparatif entre la donnée et
la configuration, la reconfiguration, entre configuration, reconfiguration,
tenues pour ultimes, et configurations et reconfigurations antécédentes ;
elles commandent de définir le roman par ces procédures mêmes . Chaque
roman serait engagé dans une manière de rivalité propositionnelle avec
les autres romans, puisque tous s'imitent à quelque degré et prennent, en
conséquence, les mêmes données pour objets des propositions.

1 . Remarquons que Paul Ricœur, dans Temps et récit (t. 1-3, Paris, Le Seuil, 1 983-
1 985) , en utilisant largement le terme de reconfiguration, assimile tout récit et le récit
littéraire à un tel j eu propositionnel.

22
Situation du roman contemporain

Dans la tradition critique occidentale, depuis le XIXe siècle, toutes les


discussions sur le roman reviennent à confirmer cette approche du roman
et à considérer la présentation et l'usage, que l'on peut faire, de ce j eu
propositionnel pour caractériser le roman, pour écrire et lire un roman.
Suivant les variations de la représentation, on dit les romans de l' obj ectivité,
les romans de la subj ectivité, et bien d'autres types de romans. Ces identi­
fications sont autant de notations du jeu propositionnel, qui ne se recon­
naissent pas telles. Les poétiques et les esthétiques romanesques, celles des
écrivains, jouent de la même manière. Un tel propositionnalisme, attaché
au roman, a une fonction précise. Celle-ci est définie - implicitement et
explicitement - par Ricardo Piglia : dire de l' œuvre qu'elle est dernière,
du lecteur qu'il est le dernier, suppose que l'auteur et le lecteur se savent
parts d'une chaîne historique, qui n'appelle d'abord aucune herméneuti­
que, mais suppose des identifications propositionnalistes du roman.
Privilégier ainsi la série des œuvres et des romans, leur enchaînement,
le j eu propositionnel, qu'ils impliquent, revient à amoindrir, à effacer l'his­
toricité des œuvres, des lectures, à ignorer qu'elles présentent une pro­
priété propositionnelle selon un moment. Le même privilège revient à
ne pas considérer ce que fait le lecteur du roman, et l'appui, le point de
départ de sa lecture : le lecteur ne lit nécessairement ni selon le réel, ni
selon la littérature et le roman, mais selon la lettre du texte et l'évidence
que celle-ci porte. Le roman se confond moins avec un jeu proposition­
naliste - il peut présenter un tel jeu - qu'avec la question qu'impose
l'évidence de sa lettre, de son littéralisme. Cette question est d'abord celle
de l'identification et de l'usage de cette lettre, de ce littéralisme. Cette
identification, parce qu'elle ne peut être ultime, cet usage, parce qu'il s' op­
pose à d'autres usages, sont de nouvelles questions. On est hors du constat
du roman ultime, du lecteur ultime. Dire 1' évidence de la lettre est iné­
vitable : l'évidence n'autorise, d'abord, rien d'autre que son constat. Ce
constat suscite l'engagement de la lecture et en constitue une contrainte.
Dire l'évidence et le littéralisme est simplement dire : ni le roman, ni le
lecteur ne sont nécessairement engagés dans l'identification, dans la recon­
naissance de principes, de catégories assertoriques, qui justifient le propo­
sitionnalisme, que peut se reconnaître le roman - ainsi du roman réaliste.
On peut certes remarquer que les évocations de la vill e dans un roman

23
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

font de ce roman un roman de la ville, qu'une femme toute singulière


autorise à dire, dans Madame Bovary, le bovarysme. Ce type de remarque
ne fait pas preuve au regard du roman. L'identification, attachée au roman,
au constat de son évidence et de sa lettre, et la question qu'elle porte ne
sont pas alors effacées. En Occident, les romanciers, qui se sont attachés
à un tel exercice de littéralisme - ainsi de Gertrude Stein -, ont aban­
donné le roman. Toutes les formes de contestation romanesque du roman,
dans un roman, participent encore d'un jeu propositionnaliste - le roman
dit ce qu'est le roman. Il convient cependant, à cause de l'évidence de la
lettre, de relativiser les approches propositionnalistes du roman, constantes
depuis le x1x< siècle, dans la définition du genre, dans ses caractérisations
esthétiques et poétiques.
On peut certes reprendre les arguments de Ricardo Piglia dans le
contexte d'une histoire du roman, qui est inévitablement proposition­
naliste au regard de son obj et. Un tel geste n'éteindrait pas la discus­
sion. Car cette histoire est inévitablement celle des conditions qui ont
conduit à de telles poétiques et de telles approches propositionnalis­
tes. Ces conditions peuvent se lire de bien des manières - il faudrait
ainsi croiser les perspectives anthropologiques, qui sont celles du roman
moderne1 , et l'autonornisation de la littérature et du genre romanesque
même2, pour marquer que l'anthropologie de l'individualisme, caracté­
ristique du roman moderne, et l' autonomisation du genre contribuent à
faire considérer le roman comme un genre autosuffisant et entièrement
pertinent, en conséquence, apte à s'identifier à un jeu propositionnaliste.
Il est une voie plus directe de la lecture de ces conditions. Ce que l'on a
décrit comme le mouvement réflexif du roman, ce que Ricardo Piglia
caractérise comme le roman ultime et le lecteur ultime, est la traduction
du dispositif originaire du roman moderne. Cette réflexivité n' est pas

1. Il faut se reporter à l' ouvrage classique de !an \Vatt, The Rise ef the Novel:
.<?t11dies in Defoe, Richardson and Fielding, Berkeley, University of California Press, 2001.
Ed. or. 1957.
2. Il faut se reporter à Niklas Luhmann, Die Kunst der Gesellscluift, Francfort-sur-le
Main, Suhrkamp, 1995, et aux études qu'il a inspirées, ainsi: Luiz Costa Lima, Contrai
ef the Imaginary: Reason and Imaginatio11 i11 Modem Times, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 1998.

24
Sitltation du roman contemporain

nécessairement une réflexivité formelle. Elle est impliquée par le j eu nar­


ratif, par le statut reconnu au personnage - il faut, à nouveau, renvoyer à
Ian Watt. Elle suppose que le roman observe, interroge ce qu'il observe,
et qu'il se reconnaisse lui-même dépendant de cette observation et de
cette interrogation. Le roman moderne se construit comme un système
stable. Cette construction n'est pas dissociable d'une hypothèse que porte
le roman : celui-ci se tient pour dépendant du pouvoir d'observation et
d'interrogation de l'homme, et tient que l'homme est lui-même dépen­
dant de cette observation et de cette interrogation. Le roman moderne
est ainsi indissociable d'une double perspective anthropologique, qui
commande une perspective cognitive 1• Il prend pour obj et l'homme
qui observe et qui interroge ; il se donne pour condition de sa création
un tel sujet humain, entièrement pris dans cette caractérisation. Cette
situation que se reconnaît le roman est remarquablement contradictoire.
D'une part, est ouverte la possibilité d'un j eu assertorique, lisible dans le
roman - il faut dire le roman réaliste, le roman d'observation ; d'autre
part, le sujet humain, prisonnier de sa propre définition, est soumis à une
réflexivité - le suj et qui observe et interroge, se sait dépendant de cela
même. Cette réflexivité est, dès le xvm• siècle, déconstructrice, au sens
où elle appelle la mise en doute de l'observation et de l'interrogation.
Elle n' est pas, cependant, utilisée pour amoindrir le j eu assertorique,
mais pour confirmer l'autorité du roman. Cela explique que le roman
de la tradition du roman - de la tradition occidentale - est un roman
contradictoire, un roman inachevé, qui est à la fois une anthropologie de
l'individualisme et une anthropologie de l' échec.

1. Jean-Louis Chrétien a récemment proposé une lecture du roman moderne dans


la perspective d'une anthropologie chrétienne, dans Co11science et roma11, I. La conscience au
grandjour, Paris, Minuit, 2009. Cette lecture dit que le roman moderne se constitue co111111 e
une inùtation du regard que le chrétien porte sur lui-même - enfant de Dieu, il n'est
pas transparent à lui-même, bien qu'il soit d'une identité certaine - et comme un subs­
titut de ce regard. Inùtation et substitution font contradiction. Cette thèse invite à lire, de
fait, la constitution du roman moderne comme un geste de sécularisation de perspectives
religieuses et comme la reprise, par le roman, de l'identification chrétienne du suj et. Cette
sécularisation qui a sa propre logique et sa propre cohérence dans la création romanesque
moderne, se comprend ultimement dans le cadre des perspectives anthropologiques et
cognitives, qui sont celles d'une autonomisation de l'individu.

25
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

Dans cette p erspective, le roman et le lecteur sont bien ultimes,


venus au bout d'une longue chaîne qui les contraint : il n'y a pas de
dehors au système romanesque et à l'anthropologie qu'il porte ; il y
a simplement la diversité de l'observation. Le roman peut douter de
tout ; il ne peut pas douter de lui-même. Qu'il se confonde, dans la
seconde moitié du xx< siècle avec l'écriture, à laquelle s'identifie le
romancier, n'est encore qu'une façon qu'a le roman, dans son histoire,
de manifester son défaut d'alternative et son autorité - il est captif
de son j eu d'observation et d'interrogation. Que le roman soit réa­
liste, moderniste, postmoderne, qu'il traduise un scepticisme, qu'il soit
déconstructionniste, tout cela expose les variations du genre, fidèle à
son « dispositif » initial. Ce « dispositif » est constant parce qu'il auto­
rise une version positive de sa perspective anthropologique et de sa
perspective cognitive : celles d'un individu qui, parce qu'il observe le
monde, peut s'accorder au monde, et qui, parce qu'il s ' observe lui­
même, peut rendre compte de cela même. Le roman « dispose » un
suj et qui identifie, s'identifie, constate des relations, et se reconnaît
des relations. Que cela même ne puisse faire le tout du roman, se sait
par la prévalence des romans de l'échec, qui font entendre : perspec­
tive anthropologique et p erspective cognitive du roman moderne sont
tautologiques . C ette tautologie peut être à la fois sa propre confirma­
tion et le moyen d'une construction originale : ainsi d' Ulysse ( Ulysses)1
de Joyce et de l'usage du monologue intérieur.
Le roman de la tradition du roman, divers par ses objets, par ses débats
poétiques, esthétiques, est constant par ses perspectives anthropologi­
que et cognitive. Le roman contemporain, considéré dans son contexte
national - français -, international - occidental et non occidental -,
parce qu'il est le recueil de divers types de réferences culturelles, parce
qu'il est d'une telle diversité qu'il ne rend pas touj ours aisée l'identi­
fication de catégories assertoriques, parce qu'il entreprend parfois de
contredire toute catégorie assertorique, pose inévitablement la question
de ce qui, dans le roman, est identifié à travers le littéralisme.

l. James Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, 2004. É d . or. 1922.

26
Situation du roman contemporain

La certitude de l'identification du littéralisme, telle que la suppose


Ricardo Piglia dans Le Dernier lecteur, a pour condition une continuité
littéraire et culturelle, qui ne se comprend que par référence à la réflexi­
vité dans laquelle elle est prise et qu'elle illustre. Or, cette hypothèse
d'une continuité de la littérature et du roman n'est pas elle-même
constante. Le roman n'est pas nécessairement un roman d'identifica­
tion du littéralisme ; il n'appelle pas une lecture de cette identification
- cette double caractéristique que nous avons lue dans Le Dernier lecteur
de Ricardo Piglia. Il ne peut être d'une telle identification, car il n'offre
pas, hors du monde occidental, de manière systématique, les moyens et
les critères d'identification qui ont été dits - les perspectives anthropo­
logiques ne sont pas constantes. N'est pas constante même l'hypothèse
de la continuité de la littérature et du roman. Ainsi Le Grand roman
indien ( The Great Indian NoveQ 1 de Shashi Tharoor est-il, par bien de
ses aspects, le roman de cette continuité ; roman de l'actualité, composé
selon un j eu intertextuel avec le Mahabharata, il dit le contemporain et la
continuité de la littérature. Ce roman sait cependant qu'il ne peut rendre
compte de lui-même, pas plus qu'il ne peut rendre compte de la conti­
nuité littéraire qu'il dessine : le Mahabharata est démesuré au regard du
Grand roman indien. À cause de cette hétérogénéité que met en évidence
le jeu intertextuel, s'imposent des interrogations sur ce qu'est chacune
des œuvres, et sur la permanence du Mahâbhârata il n'y a pas de lec­
-

teur ultime. Il se tire, à ce point, de ces conditions que se reconnaît ce


roman, une première conclusion. La réflexivité littéraire n'ajoute rien à la
littérature. Elle n'échappe p as au temps : elle porte aujourd'hui sur l' œu­
vre passée. Elle permet de constater la médiation que sont les œuvres
- dans ce cas, une médiation temporelle. Elle fait, par là même, de la
littérature, du roman, une interrogation pragmatiste : que fait entendre
la mise en situation de discours que pratique le roman par son j eu d'in­
tertextualité ? Si la réflexivité littéraire n'ajoute rien à la littérature, si
un événement littéraire concevable est l'utilisation du Mahâbhârata dans
un roman contemporain, la question que pose Le Grand roman indien,

1. Shashi Tharoor, Le Grand roman indien, Paris, Le Seuil, 1 993. Éd. or. 1 989.

27
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

en tant qu'œuvre littéraire, est double : celle d'une stabilité du système


du monde, considéré dans une perspective littéraire ; celle de la confu­
sion cependant possible d'un présent - l'actualité - et d'une présence
- l' œuvre littéraire passée. Cela fait la question du contemporain. Il se
tire une seconde conclusion. Le Grand roman indien porte, d'une manière
explicite, la question de son propre hétérogène, de sa propre diversité, de
la perspective anthropologique. Dire l'hétérogène est dire l'historicité
qui va contre tout refoulement des questions que porte l'histoire, et
oblige au dessin de l'alternative - il y a au moins deux littératures, deux
types d' œuvre : il est possible de dessiner le contemporain comme une
alternative au passé et au présent. Le contexte du roman contemporain,
illustré par Le Grand roman indien, se définit par une tradition littéraire du
roman, par le dessin d'alternatives à cette tradition lors même qu'elle est
reprise, par des ordres de référence et des perspectives anthropologiques,
qui ne sont pas homogènes - ainsi des perspectives anthropologiques
que porte le Mahâbhârata, et de celles qui relèvent d'un mode de vie
international.
Par la rupture du « dispositif » anthropologique et cognitif de la tra­
dition du roman, par l'abandon de la figuration du j eu propositionnel, le
roman fait apparaître le questionnement que porte sa propre évidence,
et substitue au j eu de réflexivité un j eu de médiation spécifique. Il est le
médiateur d'autres œuvres, d'autres temps, et, par là, une interrogation
sur le contemporain et sur toutes les intentionnalités humaines, attachées
à ces divers temps, et la récusation de tout ce qui rétablirait la propriété
anthropologique du j eu d'interrogation, d'observation, de réflexivité,
d'observation observée, caractéristique de la tradition du roman.
Le Grand roman indien peut se commenter un peu plus. Puisque ce
roman n'est un roman propositionnel ni au regard de la littérature épi­
que de l'Inde, ni au regard de la réalité actuelle, il est une construction
explicite de son évidence, qui suppose l'exercice d'un paradoxe remar­
quable : identifier le Mahâbhârata comme une épopée présente, et, par la
discontinuité de la ligne littéraire, le donner pour une altérité, pour ce
qui manque, de fait, dans le texte même du roman. L' hétérogène est ainsi
par l'assemblement des incomposables - l'actualité et le Mahâbhârata -
et par l'identification d'un de ces incomposables conune une altérité

28
Situation du roman contempomin

absente. Cela dessine les perspectives anthropologiques acquises comme


radicalement passées, et l'évidence du contemporain comme celle du
paradoxe de l'alliance des incomposables. É ric Chevillard organise ses
romans selon ce paradoxe Préliistoire1 , Sans l'orang-outan2• La pré­
-

histoire et l'orang-outan sont absents. Ils sont cependant l'altérité


constamment présente, qui autorise le roman et le récit du présent, récit
inévitablement hétérogène, inévitable exposé de la variation des pers­
pectives anthropologiques. Les romans d' É ric Chevillard décrivent les
conditions actuelles d'une figuration de l'humain. Ils définissent l'iden­
tification de leur propre évidence, de leur propre littéralisme, comme
celle de l'hétérogénéité, de l'incomposable et, par là, de l'historicité. Le
roman est comme l'allégorie de cette identification : le titre de Préhistoire
illustre ce point.
Le roman contemporain s'écrit dans un dialogue précis avec la tradi­
tion occidentale du roman : selon la réécriture des structures cognitives,
sémantiques, symboliques, résumées dans la dualité du singulier et du
paradigmatique, que porte l'anthropologie de ce roman de la tradition
du roman, et selon le dessin de sa propre finalité paradoxale, qui se dit
par la dualité du hasard et de la nécessité. L'abandon des perspectives
anthropologiques du roman de la tradition du roman, qui définissent
un statut inaltérable de l'individu et une figuration de l'humain dans les
romans de cette tradition, fait lire le roman contemporain comme dis­
ponible à des j eux de médiation, comme la figuration de ces j eux, indis­
sociable de celle de la problématicité. Le roman de la tradition du roman
construit une problématicité fermée : son anthropologie de l'individua­
lité constitue une réponse à la question de l'homme et de 1'« agentivité »
humaine. Cette réponse entend être d'un tel ordre assertorique qu' elle
enferme le roman dans la duplication de son propre j eu d'exposition de
la figure humaine : l'individu humain observe, interroge, identifie ; cette
identité est tenue pour être d'une telle force que toute exposition de la
figure humaine, est soumise à un j eu d'observation et d'interrogation,
comme à son propre redoublement. (Tous les débats de la narratologie

1. É ric Chevillard, Préhistoire, Paris, Minuit, 1994.


2. É ric Chevillard, Sal/5 l'ora1ti;-011tan, Paris, Minuit, 2007 .

29
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

sur le statut du narrateur, sur le personnage point de vue - où se situe


celui qui raconte ? Qui voit, a vu ce qui est rapporté - sont la traduc­
tion, précisément narratologique, de cette dualité et de cette réflexivité
du roman de la tradition du roman : celles de l'observateur observé.)
Le roman contemporain constate l'impasse d'une telle problématicité
- ainsi, conduit-elle à un j eu formel d'identification de l'agent roma­
nesque exemplaire, le narrateur, et à la vanité même du questionnement
que celui-ci figure. C'est pourquoi, le roman contemporain entreprend
de s'affranchir de la figuration de l'humain que donne le roman de la
tradition du roman, en disposant la figure humaine, qui ne peut être sou­
mise à la double caractérisation de l'observateur observé, et qui s'iden­
tifie suivant les indices de sa dissémination.

30
Chapitre premier

Le roman contemporain face à la tradition du roman :


sa problématicité, sa propriété de médiation

Le partage qu'introduit le roman contemporain, considéré suivant


ses contextes internationaux, dans l'histoire du roman, est équivalent, en
importance, au changement que fit le roman de l'individu au XVIIIe siè­
cle. Il suffit de dire, à ce point : le roman contemporain renouvelle les
paradigmes de la présentation des collectifs et - inévitablement - ceux
de la présentation de l'individu et du sujet ; il refuse l' égologie, que par­
tagent le roman moderne, le roman moderniste, le roman postmoderne.
Bien qu'il ne se caractérise pas nécessairement par de nouvelles formes,
il suppose certainement une nouvelle pensée du roman.

ROMAN, A N THR O P O ÏE S I S , ANTHROPOLOGIE


STATUT DU ROMAN AUJOURD'HUI

L'universalité du roman est auj ourd'hui par des perspectives qui


supposent deux abandons : un premier abandon, celui des perspectives
anthropologiques attachées à la représentation privilégiée de l'indivi­
dualité ; un second abandon, celui de la création et de la lecture du
roman identifié à un « dispositif »1 de lecture du monde et de l'homme.

1. Nous reprenons et, cormne il apparaîtra au dernier chapitre, nous détournons la défi­
nition du « dispositif », que propose Michel Foucault et que développe Giorgio Agamben
dans Qu'est-ce qu'1111 dispositif?, Paris, Rivages, Payot, 2007. (Che cos'è 1111 dispositivo ?,

31
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

Le roman réaliste, le roman du signifiant, le roman postmoderne illus­


trent cette identification à l'anthropologie de l'individualité et au « dis­
positif », que constitue le roman, comme le fait la théorie du roman.
Constater les perspectives propres au roman contemporain permet
de resituer les principales propositions des théories du roman du xx< siè­
cle, et de suggérer, in fine, des arguments qui plaident pour une conti­
nuité et une universalité du roman, sans que 1' on ait à reprendre ces
théories. Il convient, en conséquence, de détacher la théorie du roman
de toute tentation de prêter au roman une ontologie spécifique, une
manière d'ontologie mineure - cette tentation de 1' ontologie se lit chez
Giorgy Lukics, chez Mikhaïl Bakhtine, chez Erich Auerbach 1, chez ceux
mêmes qui, en principe, n'entendent pas choisir une telle perspective,
Fredric Jameson2, Thomas Pavel. Il convient encore de ne pas enfermer
1' étude du roman dans le doublet, qui la caractérise, particulièrement, en
Occident - perspective du réalisme, perspective du signifiant -, ni de
tenter de défaire ce doublet en disant, comme le dit Gilles Deleuze3 à
propos du cinéma, que le roman traite de l'énonçable. Entreprendre de
décider comment le roman se dirige ou ne se dirige pas vers la réalité,
faire de cette entreprise, de cette décision, les moyens de proposer des
ontologies mineures ou de quasi-ontologies, à partir desquelles on reca­
ractérise le roman, est surtout révélateur de la faiblesse de ces pensées
qui ont besoin du roman pour en faire leur propre emblème. Il faut
d'autant plus récuser ce type d'entreprise que le roman contemporain
est un j eu avec diverses ontologies, caractéristiques de diverses cultures.
Il faut encore récuser la notation d'une manière de centralité du roman

Rome, 2006.) Nous défmissons le « dispositif » conm1e ce qui soustrait, de leur usage com­
mun, des données, des réalités, des objets, pour en autoriser des usages qui imposent des
dépendances.
1 . Erich Auerbach, A1i!nesis : la représentation de la réalité dans la littérature occiden­
tale, Paris, Gallimard, 1 968. Ed. or. Mimesis ; Dargestellte Wirklichkeit it1 der abendliindischen
Literatur, 1 946 .
, 2. Fredric Jameson, Le Postnwdernisme ou la logi_q ue culturelle du capitalisme tardif, Paris,
Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 2007. Ed. or. Postmodemism, 01; the Cultural
Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University Press, 1 992.
3. Gilles Deleuze, L'Image-mouvement et L'Image-temps, Paris, Minuit, respective­
ment 1 983 et 1985.

32
Le roman contemporain jàce à la tradition du roman

- Milan Kundera 1 illustre ce type de thèse - et la reconnaissance


d'une dispersion du genre, sans beaucoup de justifications - sur ce
point, les reprises des arguments de Gilles Deleuze, les adaptations de la
déconstruction à la critique du roman sont innombrables. Ce doublet
est peu utile : le roman contemporain expose moins sa centralité, sa dis­
persion, qu'il ne répond au constat de la dispersion des cultures et des
personnes humaines - É douard Glissant illustre cela -, et pose ainsi la
question des manières de caractériser sa pertinence.
Les changements des p erspectives anthropologiques, qui caracté­
risent le roman contemporain, se confondent avec les figurations des
situations humaines et de l'être humain même, attjourd'hui. Ces figura­
tions ne sont pas nécessairement nouvelles ; elles appartiennent à bien
des traditions culturelles. Elles imposent cependant de nouvelles contex­
tualisations des romans. Changements, figurations autres des situations
humaines et nouvelles contextualisations ont pour indices premiers
la diversité de la création romanesque contemporaine, son caractère
manifestement hétérogène, qui va cependant avec une reconnaissance
constante et même, doit-on aj outer, avec une évidence du roman. Cette
reconnaissance et cette évidence, communes, inscrites dans l'hétérogé­
néité de la création romanesque, ne se traduisent pas par une réaffirma­
tion du roman, par une réidentification du genre, mais par le constat de
la fonction de médiation, attachée à ces perspectives anthropologiques
et à ces figurations des situations humaines. Cette fonction de média­
tion explique l'importance prise par le roman à caractère expressément
anthropologique ou ethnologique.
Perspectives anthropologiques, figurations des situations humaines
sont les moyens, qu'a le roman contemporain, de représenter la transitivité
sociale, sa propre transitivité, de se donner comme un objet de média­
tion - de telles figurations sont, d'elles-mêmes, médiatrices. Par transitivité
sociale, il faut comprendre : d'une part, les représentations symboliques,
c'est-à-dire, les représentations des rapports de l'individu à lui-même, de
l'individu aux autres, des autres aux autres, des rapports ainsi dessinés à

1 . Milan Kundera, L'Art d11 roman, Paris, Gallimard, 1 986.

33
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

d'autres rapports - y compris les rapports qui concernent le monde at


lmge ; et d'autre part, les représentations que le roman donne du possible
et, par là même, du réel, de l' origine, de la co mmunauté. La première figu­
ration porte une perspective anthropologique ; la seconde est indissociable
des manières dont sont identifiées, dans une communauté, les conditions
de l'action personnelle, collective. Action s'entend très largement. Par la
transitivité du roman même, que celui-ci peut donc figurer, il faut compren­
dre : les rapports du roman, impliqués, figurés, avec ce qu'il n'est pas. Par
la figuration de cette double transitivité, le roman contemporain se donne
pour le roman que quiconque peut lire en y identifiant des intentions et
des situations humaines, qu'il peut reconnaître, quelles que soient la dis­
tance culturelle, l'étrangeté du roman, et sans que ces identifications soient
définissables comme d'ultimes lectures.
Souligner l'importance des diverses transitivités suppose une série
de constats : ceux qui touchent au statut communicationnel du roman ;
ceux qui concernent l'action de l'auteur et du lecteur ; ceux qui sont
attachés aux agents du roman. Ces constats imposent une remarque :
dans le roman, toute intentionnalité, toute action, toute « agentivité »
sont indissociables du biographique, disposent des engagements tempo­
rels, livrent des images des personnes humaines et ont directement affaire
avec la figuration de la transitivité. Par son statut communicationnel, par
l'action qui peut être reconnue comme celle de l'auteur, comme celle
du lecteur, par les effets de ces actions, le roman se caractérise selon un
j eu cognitif. Par les figures de l' « agentivité » qu'il donne, par les dessins;
que ces figures portent, temporels et biographiques, il suppose des pers­
pectives anthropologiques - figuration de l'humain -, elles-mêmes
indissociables de la manifeste dissémination de ces personnes. Si l'on ne
dit pas le roman selon les voies usuelles, initialement citées, que la théo­
rie du roman reprend systématiquement, le roman peut se caractériser
comme ce récit singulier qui va, faut-il répéter, selon une anthropoïesis
- la poétique et la poïeisis du roman sont commandées par des perspec'­
tives anthropologiques -, et qui, par ces perspectives anthropologiques,
entend s'accorder la pertinence la plus large - les personnes humaines
sont disséminées, parties, elles-mêmes, de j eux de transitivité sociale et
de pratiques cognitives, comme l'est le roman même.

34
Le roman contemporain face à la tradition du roman

Que le roman soit fiction ne se conteste pas ; qu'il puisse prétendre


à quelque vérité ou quelque fausseté et à bien d'autres choses, ne se
conteste pas non plus. Le roman peut être ainsi d'un certain statut ou
d'un statut autre, selon le choix de l'auteur, selon l'approche que pratique
le lecteur. Cela s'explique par ce qu'il faut nommer l'évidence du roman.
Celle-ci est par la propriété cognitive et la propriété anthropologique du
roman, telles qu'elles viennent d'être caractérisées : il peut toujours être
l'occasion d'une identification cognitive et d'une identification anthro­
pologique, sans qu'il y ait à concevoir une familiarité obligée du lecteur
avec les données du roman - pas plus que celui-ci ne s'écrit suivant un
lien obligé avec son lecteur, ou qu'il ne se lit suivant des contraintes que
reconnaît le lecteur. Le roman se définit encore comme cet obj et qui est
le résultat d'un exercice d'ab duction - de la part du romancier - et
l'occasion d'un tel exercice - de la part du lecteur. Exercice d'abduction
de la part du romancier : par ces engagements cognitifs et anthropologi­
ques, parce qu'il est singulier, le roman est le questionnement de ce qu'il
vise - de larges implications cognitives, une figuration de l'humain à
partir du dessin de la transitivité sociale -, comme, par cette visée, il
est le questionnement de sa propre singularité. Exercice d 'abduction de la
part du lecteur : le roman suscite, appelle, par là même, sa reconnaissance
comme prototype - cet artefact, que constitue le roman, est singulier
et peut être l'indice de quelque chose d'autre et qui le passe. L'évidence
du roman se définit ultimement comme celle du questionnement que
fait le prototype : le prototype se confond avec le roman et ses données
soumis à une lecture abductrice ; il est encore la question de son usage
- des modalités de son report sur ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire, tous
agents humains, toutes situations, toutes choses.
Ces notations sur la transitivité, sur sa figuration, sur la fonction de
médiation du roman, se reformulent selon le nœud représentationnel
qu' est le roman. Ce nœud ne se lit pas nécessairement dans un rappel de
la mimesis, de l' antimimesis, qui conduit inévitablement à la formulation
paradoxale de Nelson Goodman ' : la représentation romanesque d'un

1. Nelson Goodman, Fact, Fiction, and Forecast. Cambridge, Harvard University


Press, 1 95 5 .

35
Que peut etre une pensée du roman aujourd'hui ?

objet de ce monde est aussi réelle que celle d'une entité imaginaire
- et inversement, doit-on aj outer. Le constat du « représentationnel » ,
par quoi on comprend à la fois la représentation de l'obj et « existant » et
celle de l'objet imaginaire, si cette distinction a encore quelque impor­
tance, correspond, de fait, au résultat du j eu d'abduction que pratique le
lecteur et qu'il faut à quelque degré prêter, mutatis mutandis, au roman­
cier. De ce jeu d'abduction, résulte moins une représentation qu'une
métareprésentation 1 , c'est-à-dire une représentation qui s'appuie sur les
données représentationnelles que fournit le roman, sur les savoirs du
lecteur, et sur les inférences faites à propos du roman, à propos de son
auteur - décider d'occulter celui (cela) qui a pu commander le roman
est une détermination de la construction de la métareprésentation -,
à propos du lecteur, par le lecteur même. L'évidence et le j eu repré­
sentationnel du roman sont temporels, ainsi que l'est la lecture. Cela
est de l' ordre du constat. Il faut retenir une conséquence précise de ce
caractère temporel : le roman figure le temps d'une vie - les person­
nages - et implique un engagement biographique - les lecteurs. Les
présentations de ce temps sont très variables, comme l'est le temps de
la lecture. Les présentations temporelles, que porte le roman, incluent
la perception temporelle de ses agents, et engagent, par l'exercice de
l'abduction, la perception temporelle du lecteur. Par quoi, il faut à la
fois dire une contemporanéité constante du roman et son identifica­
tion également constante suivant la possibilité de situer la dimension
temporelle que ses agents perçoivent, suivant la possibilité de caracté­
riser la perspective biographique. Jeu des perceptions temporelles et
perspectives biographiques font la permanence et la contemporanéité
du roman. Ils interdisent, de plus, toute réduction du roman à un strict
cas, à une stricte singularité, comme ils excluent son identification
à des paradigmes certains, en même temps qu'ils rendent possible la

1. Sur ce point, voir Dan Sperber, La Contagion des idees, Paris, Odile Jacob, 1996.
« Métareprésentation définit les représentations cognitives qui permettent au lecteur
»

d'identifier et de rendre compte des représentations qu'il lit. Par la singularité et l'hé­
térogénéité de ses représentations, le roman est un appel de métareprésentation, qui
doit cependant être repris par le lecteur selon les perspectives pragmatistes qu'expose le
roman contemporain, particulièrement.

36
Le roman contemporain face à la tradition du roman

reconnaissance constante du roman, de ses agents, de ses données, de


ses univers 1 • L'abduction, que pratique le lecteur, est ainsi constamment
justifiée, comme est justifiée l'abduction prêtée à l'auteur.
Lorsqu'on note, de manière banale, que le roman est un genre lit­
téraire sans forme ni sémantique exactement définies, on ne fait que
présupposer les traits du roman, qui viennent d'être cités - de manière,
certes, générale ou abstraite. Ces traits impliquent une altération
constante de ce qui p eut être défini comme l'identité du roman, comme
ils impliquent, de manière inverse, l'effort constant du roman pour faire
prévaloir une figuration cognitive et anthropologique de la personne
humaine, selon la pertinence la plus large. La plupart des grandes théo­
ries du roman traduisent cette dualité, mais ne l'examinent pas pour
elle-même. Elles ne disent rien de ce qu'elle commande : le caractère
métamorphique du genre ; son identité, définie par sa visée cognitive
et anthropologique, qui est elle-même paradoxale - elle suppose un
questionnement, moyen de la mise en j eu des paradigmes, que reconnaît
le roman, et une singularité, occasion de l'abduction.
Ces séries de remarques appellent cinq compléments. Premier com­
plément : le roman ne constitue pas, en lui-même, un symbole - il
peut représenter des symboles, des symboliques ; il s'attache à donner
les représentations de rapports de l'individu à lui-même, de l'individu
aux autres, des autres aux autres, des rapports ainsi dessinés à d'autres
rapports, et, par son j eu de médiation, à susciter d'autres représentations

1 . Ces remarques sont à la fois proches et distinctes des thèses de Paul Ricœur, dans
Temps et récit. Paul Ricœur retient pour modèle du récit le récit homodiégétique, le récit
où le narrateur raconte son propre univers . Cela est indispensable pour poser la question
de l'identité du sujet dans le temps et pour conclure à une propriété réflexive du récit
au regard de la représentation temporelle et de la « disparité » du sujet dans le temps. Les
remarques qu'on vient de lire sont donc proches des thèses de Paul Ricœur, en ce qu' el­
les disent également cet inévitable de la perspective temporelle. Elles s'en distinguent
parce qu'elles n'impliquent pas que le récit possède une propriété réflexive au regard
de la représentation temporelle, et parce qu'elles substituent, à ce trait que Paul Ricœur
veut tenir pour constant, cette propriété réflexive, la notation biographique, inévitable et
inévitablement moyen et occasion d'engager l'intentionnalité du lecteur. Pour la justifi­
cation, dans une perspective anthropologique, de l'accent ainsi mis sur le biographique,
voir Alfred Gel!, L'Art et ses agents. Une théorie a11thropologiq11e, Dij on, Les Presses du réel,
2009 (Ed. or. Art and Agrncy. A11 A11thropological Theory, 1 998) , p. 1 1 - 1 3 .

37
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

de rapports. Deuxième complément : le roman ne relève pas d'un langage


spécifique, celui de la littérature : sa première visée n'est pas d'inventer
ou d'imiter un tel type de langage, mais de construire les conditions de
l'exposition de perspectives anthropologiques, de son anthropoïesis, et de
son j eu de médiation. C'est pourquoi, il est indissociable d'un nomi­
nalisme littéraire. Troisième complément : le roman échappe, par ses j eux
représentationnels, aux caractérisations et aux interprétations usuelles de
la mimésis, de la fiction : ses j eux ont des finalités cognitives, anthropo­
logiques, au total, métareprésentationnelles, qui visent à être pertinentes
dans bien des contextes. Quatrième complément : abductions, perceptions
temporelles, perspective biographique font du roman un objet commu­
nicationnel et un moyen de médiation intersubjectif et transtemporel. Il
ne peut être le roman d'un ordre spécifique. Cela se justifie encore par
cette notation : à cause de sa perspective biographique, le roman donne
sens aux activités et relations de ses agents, sans qu'il y ait à supposer
l' obligée présentation d'un ordre qui expliquerait ces activités et ces
relations. Que le roman soit d'une lecture quotidienne, que sa produc­
tion soit devenue auj ourd'hui, dans la plupart des pays, d'une abondance
qui interdit toute approche globale, doit se commenter simplement : le
roman est devenu une manière de self-media, de media de l'individu, de
tout individu, qui y trouve le moyen d'identifier les figures de bien des
relations humaines et « agentielles ». Il y a là le premier jeu mimétique
attaché au roman, si l'on tient à dire, à propos du roman, un j eu mimé­
tique. Cinquième complément : le roman, comme tout genre littéraire et
comme bien d'autres choses, porte des figurations, des thématisations
anthropologiques - elles relèvent, de fait, de son jeu représentationnel.
11 est aussi, en lui-même, par lui-même, un dispositif anthropologique,
au sens où il est un jeu de réflexivité sur les figurations anthropologi­
ques, sur les figurations de la transitivité sociale. Il accroît ainsi ses pos­
sibilités de contextualisation, et se donne pour adéquat à la dispersion
des personnes humaines. Il est disponible à la lecture, non par quelque
multiplicité du sens, ou par quelques blancs, mais parce qu'il figure cela
même qui est la condition de l'identification sociale et culturelle du
lecteur : la transitivité sociale et les caractérisations de l'agent et de l' ac­
tion, qu' elle induit. C'est pourquoi , dans le roman, est reconnaissable

38
Le roman contemporain face à la tradition du roman

toute « agentivité ». Le roman fait ainsi sens de son propre paradoxe :


se donner une visée cognitive et anthropologique ; ne pas la dissocier
d'un questionnement, qui suppose la notation de paradigmes cognitifs,
anthropologiques et le caractère singulier du roman, occasion de l' ab­
duction. C'est par tout cela que le roman paraît au lecteur offi-ir des
présentations, des représentations évidentes - sans cette évidence, ne
serait pas possible l'identification du roman à un prototype.
Ces caractéristiques du roman sont particulièrement lisibles dans le
roman contemporain. Qu'elles soient moins lisibles dans ce que nous
nommons la tradition du roman occidental, roman moderne, moder­
niste, postmoderne, se reconnaît, d'une part, dans les théories du roman
qui ont prévalu au xx< siècle, dans les orientations critiques contempo­
raines du nouveau roman et du roman postmoderne, dans les romans
que ces théories et ces orientations critiques tiennent pour exemplaires,
d'autre part, dans le roman qui fonde et illustre cette tradition, Les Années
d'apprentissage de Wilhelm Meister ( Wilhelm Meisters Lehrjahre) 1 , et dans le
roman qui est une contre-lecture de tout ce que portent et impliquent
le roman d'éducation et le grand roman réaliste du x1x0 siècle, Bouvard
et Pécuchet2•

D E S THÉ ORIE S DU ROMA N E T D E CE QU'E L LE S D I SENT


DE LA T R ADITION DU RO M A N

Les grandes théories d u roman du xxc siècle, les principales orien­


tations critiques plus contemporaines illustrent des points de vue para­
digmatiques sur le roman, et permettent d'identifier une perspective
anthropologique : celle-ci allie clairement dessin de l'individualité et
identification du monde à un habitat. Cela fait une nette caractérisation

, 1 . Goethe, Les A nnées d'apprentissage de Wilhelm Meister, Paris, Gallimard, 1 999.


Ed. or. 1 ï95- 1 796.
2. Flaubert, Bouvard et Péwc/1et, Paris, Garnier-Flammarion, 1 966.

39
Que peut être 11ne pensée du roman a ujourd'hui ?

du roman moderne, moderniste, postmoderne. Cela permet de lire la


limite de cette tradition et d'engager des corrections à ces théories.
Ainsi, les perspectives, que proposent Giorgy Lukacs - singularité
et universalité -, Mikhai1 Bakthine - dialogisme et point de vue iro­
nique -, Erich Auerbach - variations du statut du réalisme selon une
hiérarchie de ses objets -, se caractérisent-elles par des jeux de dualités .
Ces j eux correspondent à des approches paradigmatiques du roman. Ils
le catégorisent de telle façon qu'il soit identifié comme le dessin du
possible. L'individu est tellement typique qu'il p eut devenir plus que sa
propre figuration, celle de l'humain et celle de la société, et symboliser
ou assembler l'innombrable des intentions humaines. Mutatis mutandis,
cela se dit encore des représentations qu'offre le roman. Celui-ci est, par
là, universel, totalisation, assemblement de voix, échelle et classification
des représentations du réeP , elles-mêmes indissociables des intentions
humaines. Ces théories prêtent au roman une lisibilité constante : pré­
cisément, selon ces traits paradigmatiques, selon le possible qu'il expose,
selon la figuration de la destinée de l' être humain. Les travaux théori­
ques plus récents, ceux de Fredric Jameson et de Thomas Pavel, préser­
vent de telles perspectives paradigmatiques, mais ne les considèrent plus
pour elles-mêmes. Ils les réécrivent pour reconnaître au roman le rôle de
dire le sens, les significations de la réalité. FredricJameson : partages histo­
riques et sociaux du réel, possible du monde ; Thomas Pavel : perspectives
axiologiques et hiérarchie des valeurs. Ces approches paradigmatiques,
cette identification du roman à une interprétation du réel supposent
que le roman soit reconnu comme ce qui fait la somme des possibles
humains et comme ce qui est d'une communication parfaite sur ce qui
doit être tenu pour la représentation et pour la mesure des intentions
et des actions humaines. Participe de ce même type de perspective la
réflexion des romanciers qui s'attachent à noter une manière de géné­
ralité du roman - il faut rappeler Milan Kundera. En participent enfin
les propositions critiques de la déconstruction. La lisibilité constante,
que l'on prête au roman, est, pense-t-on, entièrement reportable sur un

1 . On reconnaît là des identifications du roman, qui appartiennent aux théoriciens


qui viennent d'être cités.

40
Le roman contemporain face à la tradition du roman

ordre sémantique, symbolique, même si l'on doit ultimement noter que


cet ordre n'est pas représenté, qu'il n'est pas représentable. Cet ordre,
présenté, non représenté ou irreprésentable, reste un moyen de la des­
cription, de la mesure, de la j ustification du roman.
La contrepartie de ces types de théories ou de thèses se lit dans le
discours sur la fin du roman. Le roman est ultimement assimilé à l' écri­
ture : il est sans trait distinctif. Par un j eu réciproque inévitable, l'écriture
ne contredit pas le roman : elle peut conduire à l'entreprise romanes­
que. L'obsession qu'eut Roland Barthes d'écrire un roman traduit cela
même. Ce que l'on appelle le roman postmoderne - où il y a une défi­
nition selon une époque, selon une poétique, selon une esthétique -
résume cette ambivalence : il se confond avec une claire affirmation du
roman et de l'écriture. Les mises en situation internationales du roman,
auj ourd'hui, présentent des ambivalences similaires. Même lorsqu'elles
entendent rapporter le roman à ses conditions contemporaines de créa­
tion, celles du postcolonial, celles de la globalisation, elles restent dépen­
dantes, defacto, des orientations critiques des années 1 960- 1 990, et de la
prévalence de la notion d'écriture. L'accent mis sur les intertextualités
romanesques relève, sans doute, de perspectives philologiques relative­
ment traditionnelles. Elles participent aussi de cette critique qui ne cesse
de dire un défaut de bornage du roman, et qui en maintient cependant
des paradigmes.
L'opposition entre ces deux ordres de réflexion sur le roman est inté­
ressante, parce qu' elle permet de définir un troisième ordre de réflexion.
Les deux premiers ordres de réflexion, bien qu'ils ne portent pas une
égale caractérisation directe du roman se résument : le roman serait, quel­
les que soient ses réalisations, quelle que soit leur multiplicité, l'identifi­
cation, constante de l'humain - c'est cela même que désigne le j eu des
dualités, lisible chez Giorgy Lukacs, Erich Auerbach, Mikhaïl Bakhtine,
qui autorisent, de plus, la notation des variations de la référence à l'hu­
main ; c'est cela même que désigne encore l'identification du roman
à l'écriture. Face à ces deux ordres de réflexion, il convient donc d' en
suggérer un troisième, qui rende compte du roman contemporain et
permette de généraliser ce qui se conclut de ce roman. La disparité des
romans autorise à dire un réseau des romans, qui désigne l' ensemble des

41
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

relations qui font qu'ils sont créés, identifiés et lus comme cela qui appar­
tient au genre du roman. Le roman est un genre littéraire essentiellement
disséminé. Cela se comprend doublement : le roman est de réalisations
innombrables qui ne contredisent pas la notion même du genre ; cette
hypothèse de la « dispersion », de la dissémination du genre, implique de
le dire le reflet de la disparité humaine. Les deux premières perspectives
et la troisième s'opposent : là, le roman porte, en lui-même, implicites;
explicites, ses paradigmes d'identification, de lisibilité et de signification,
qui sont ceux de l'identification de l'humain, de l'écriture ; ici, le roman
est selon la dissémination de la figure humaine, de la personne humaine.
Ces trois perspectives procèdent d'une même question ou d'un même
constat initiaux : le roman se confond avec un procès de médiation - il
donne à identifier les figures qui permettent aux agents humains de
reconnaître la chaîne des agents humains. Les deux premiers ordres de
réflexion disposent cette reconnaissance et, par là même, l'unité ou la
continuité du roman, selon une manière de rationalité : le roman fait
aller du singulier au général. Le troisième ordre de réflexion fait l'hy­
pothèse que la diversité humaine est une donnée obj ective, comme est
obj ective la diversité des intentions humaines. La disparité du roman est,
en conséquence, exactement congruente avec la disparité humaine. Ces
trois ordres de réflexion supposent que le lecteur pratique, à partir du
roman, par inférence - il infère, à partir du roman, à travers le roman;
la pluralité des agents humains ; cette inférence questionne le roman -
l'œuvre qu'il est, l'exposition, qu'il donne, d'un univers ; la réalisation
de cette inférence va selon l'unité de la figuration de l'humain ou de
l'écriture, ou selon la disparité de cette figuration.
Il n'est pas indifférent que ces trois ordres de réflexion et les pers­
pectives anthropologiques, qu'ils portent, fassent contraste, particuliè­
rement attj ourd'hui. On dit le roman globalisé, le roman interculturel.
Il faut simplement comprendre : parce que les romans apparaissent
auj ourd'hui manifestement dans un état de disparité et comme atta­
chés à des figurations disparates de l'humain, ils contraignent à discrimi­
ner nettement les perspectives et les implications que portent les divers
ordres de la pensée du roman, particulièrement en Occident. La dispa­
rité romanesque n'est pas toujours traitée pour elle-même, ni pour ce

42
Le roman contemporain face à la tradition du roman

qu'elle figure - des dispositifs humains radicalement différents . Ainsi,


la tradition critique occidentale sur le roman distingue-t-elle certaine­
ment les divers moments de l'histoire du roman - depuis le xrx• siè­
cle : moderne, modernisme, postmoderne. Ainsi a-t-elle partie liée aux
grandes divisions épistémologiques des études littéraires - opposition
d'une littérarité pure et d'une littérarité qui n'engage pas le choix d'une
identification de la littérature au langage, par exemple -, qui ont elles­
mêmes partie liée aux diverses approches du roman et particulièrement
à la distinction entre les deux premiers ordres de réflexion sur le roman.
Il n'en reste pas moins que ces deux premiers ordres peuvent s 'allier et
privilégier, in fine, l'ordre des dualités critiques et paradigmatiques. Ainsi,
la théorie du roman de Mikhaïl Bakhtine et le dialogisme, qu'elle décrit
et définit, ont-ils été le plus souvent lus comme le moyen d'unir les
deux premiers ordres de la réflexion sur le roman. Allier ces deux ordres
revient à donner principalement droit de cité aux principes paradigma­
tiques, qu'illustrerait le roman. Suivant une logique similaire, les thèses
relatives à l'intertextualité assurent certainement un début de reconnais­
sance de la diversité et de la dissémination des figurations de la personne
humaine, et impliquent la conscience de la multiplicité hétérogène des
agents humains. Il reste cependant évident - il suffit de considérer la
critique contemporaine - que ces thèses sont devenues pour l'essentiel
les moyens d'affirmer la continuité, l'unité et l'homogénéité des témoins
de la littérature, ou de ce que l'on tient pour de la littérature et, par là,
d'identifier le roman suivant cette homogénéité.
Ces notations valent aussi pour les romanciers. Il y a loin des propo­
sitions sur le roman que livrent, pour le citer à nouveau, Milan Kundera,
et tels romanciers contemporains1 , certes moins connus ou moins établis.
Là, une vision paradigmatique du roman selon son aptitude à typifier,
à assembler des représentations et des imaginations ; ici, une approche
qui considère le roman selon des pratiques, inévitablement contextuelles,
selon leur diversité encore inévitable, selon un rappel de l'innovation
romanesque. Ces constats fai ts, contrairement à ce que croient bien des

1 . Voir F;rançois Bégaudeau, Arno Bertina, Mathieu Larnaudie, et al. , Devenirs du


roman, Paris, Editions Inculte/ naïve, 2007 .

43
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

romanciers, le choix de telle pratique romanesque ou de telle autre n'est


pas nécessairement, en lui-même, le choix de tel ou tel type de perspec­
tive anthropologique, ou de tel type de contextualisation qui ferait le
sens du roman. Ainsi, Le Grand roman indien de Shashi Tharoor est-il, par
bien de ses aspects, un roman de facture traditionnelle ; il est cependant
un roman, comme nous l'avons remarqué, qui porte explicitement la
question de la perspective anthropologique et de la diversité, de la dissé­
mination des personnes humaines et de leurs figures. À l'inverse, tel autre
roman, d'une pratique formelle, scripturaire moins usuelle, d'un souci
contextuel manifeste - ainsi du roman de Jonathan Franzen, La Zone
d'inconfort ( The Discomfort Zone) 1 -, reste l'illustration d'une perspective
anthropologique fixée, celle que nous nommerons attachée à l' anthropoïe­
sis de l'individualité, et qu'illustre le premier ordre de pensée du roman.
Ces perspectives de la théorie et de la critique du roman sont
d'autant plus significatives qu'elles portent souvent sur les romans de
cette tradition du roman, qui s'affirme au XIX0 siècle. Il suffit de rappeler
l'importance du roman du XIX0 pour Giorgy Lukacs, celle de Goethe et
de son roman d'éducation pour Mikhaïl Bakhtine, celle encore du grand
roman réaliste et du roman moderniste pour Erich Auerbach, celle du
roman du XIX0 siècle, du roman moderniste, du nouveau roman pour
Fredric Jameson et Thomas Pavel, et pour les tenants de l'intertextualité.
Théories et propositions critiques identifient clairement, fût-ce selon
chacune de leurs logiques, les conditions de la constitution de cette
tradition : présenter l'homme conune l'être qui devient ce qu'il doit
être - cela même qu' lmre Kertész rappelle dans L'Holocauste comme
culture : « Pourtant, nous ne pouvons avoir d'autre aspiration que ce à
quoi Nietzsche a consacré tout un chapitre de son grand livre intitulé
Ecce Homo : celle de devenir ce que nous sommes.2 » Cela même, dont
Goethe fait l'objet essentiel des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister,
Giorgy Lukacs3 le lit comme le moyen de mesurer et de commenter les

1 . Jonthan Franzen, La Zone d'inco1ifort, Paris, Le Seuil, 2007. É d. or. ;2006.


2 . Imre Kertész, L'Holoca11ste comme wlt11re, Arles, Actes Sud, 2009. Ed. or. 1 999 et
diverses dates, Die exilierte Sprache.
3. Giorgy Lukacs, Théorie du ro111a11, op. dt.

44
Le roman contemporain face à la tradition du roman

réalisations romanesques ; Mikhaïl Bakhtine1 y reconnaît la principale


détermination du roman. L'affaiblissement de la reconnaissance d'une
fonction plénière du roman a pour antécédents les notations du paradoxe
attaché à l' anthropoïesis que commande cette identification du personnage
comme celui qui doit devenir ce qu'il est. Qu'il suffise de dire l'échec
- figuré par les romans de cette tradition - de l'individu à accomplir
sa destinée individuelle. Cette remarque doit être complétée. L'échec est
touj ours associé à l'impossibilité, pour l'être humain, de vivre dans un
endroit habitable, de se constituer un habitat. La réussite est indissocia­
ble de la constitution d'un habitat. Il faut répéter Goethe, Imre Kerész2,
Giorgy Lubies, et rappeler les longues descriptions d'ameublements, les
détails sur les villes, que l'on trouve dans les romans du x1.x" siècle, les
évocations des expositions universelles, vues comme les symbolisations
les plus vastes de l'habitat, de Dostoïevsky3 à Thomas Pynchon4 - des­
criptions et évocations qui sont les indices de cette obsession de l'habitat,
qui tantôt se convertit dans celle de la domesticité, tantôt dans celle de
la foule assemblée.

PE N SÉE DU ROMAN
ET RO M A N DE L A T R A D I TI ON DU ROMAN

Le thème de l'habitat est, de fait, une variante ou un complément


de la notation de la perspective anthropologique, détermination initiale
du roman de la tradition du roman : le personnage doit devenir ce qu'il
est ; il le devient en même temps que le monde, telle partie du monde,

1 . Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et poétique du roma11, op. cit.


2. Dans L'Holocaiiste comme wlture, Imre Kertész traite de ce besoin d'un habitat.
Voir, op. cit., p. 240.
3 . Dostoïevsky, Notes d'hiver sur des impressions d'été, Arles, Actes Sud, 1 99 5 . Texte or.
Zimnie zametki o letnih vpeàatleniâh, 1 863. ,
4. Thomas Pynchon, Contre-jour, Paris, Le Seuil, 2008. Ed. or. Against the Day,
2006.

45
Que peut �tre une pensée du roman aujourd 'hui ?

qui figure le tout-monde, lui deviennent un habitat. Cela est l'argument


des Années d 'apprentissage de Wilhelm Meister. Lorsque cette alliance de la
réalisation de l'individu et de l'habitat n'est pas présentée dans le romari,
elle reste la mesure de l'évaluation du roman - il suffit de rappeler le
personnage problématique de Giorgy Lukacs. La critique contempo­
raine et les notions d'intertextualité et d'interdiscursivité confirment cet
indissociable de la thématisation de l'habitat et des références à la litté­
rature et au roman. Rapporter tels témoins littéraires singuliers à bien
des textes et à bien des discours revient certainement à ne plus placer
la littérature, le roman sous des définitions strictes. Cela revient aussi à
faire des discours, des textes, de la littérature, du roman, une sorte de
vaste installation, l'environnement des individus. Le lecteur est l'habitant
des discours de divers types. Une telle interdiscursivité, une telle litté­
rature, un tel roman, parce qu'ils font ou parce qu'ils figurent un envi­
ronnement complet, peuvent dire bien des manques imaginaires 1 - le
roman postmoderne joue particulièrement de cela2• Dire des manques
imaginaires revient à dire que la figuration de l'habitat est achevée3 . Le
même type d'argument est, de fait, applicable au roman qui dit l'échec
de l'individu à s'accomplir. Cet échec est un des dessins possibles du
manque imaginaire - ce manque imaginaire caractérise les personna­
ges flaubertiens identifiés comme des personnages problématiques par
Giorgy Lukacs. Le chronotope, que définit Mikhail B akhtine, a partie
liée à un tel dessin de l'habitat dans le roman. Tout cela peut encore se
formuler : il est impossible de se défaire de l'illusion romanesque ou
de l'illusion littéraire, puisque roman et littérature exposent la pa1faite
réalisation artistique : celle du prototype�, qu'il faut lire comme la recon­
naissance du roman, singulier, comme l'indice de quelque chose d'autre

1 . L'environnement est d'une complétude telle, qu'il est même inclusif du


manque.
2. La Cité de 11erre de Paul Auster (Arles, Actes Sud, 1 987 ; The City of Glass,
éd. or. 1 985) illustre cette identification du roman avec un environnement et avec un
manque imaginaire. Ce roman est aussi la présentation de la limite que porte une telle
réalisation du roman.
3. L'affirmation de la fin du roman, paradoxalement familière à une certaine criti­
que contemporaine, n'est que la confirmation de ces notations.
4. Voir la définition du terme, p. 35 et p. 39.

46
Le roman contemporain face à la tradition du roman

et qui le passe, qu'il figure ou qu'il implique : l'environnement complet


de l'homme. Cet environnement se dira ultimement par le langage, en
une reprise des thèses romantiques sur le langage, qui le voient comme
une sphère englobant la réalité même.
Ces remarques font encore entendre : le roman moderne, moder­
niste, postmoderne, qui allie le dessin du personnage, qui doit devenir ce
qu'il est, et celui de l'habitat, n'éteint pas tout exercice d'abduction, mais
le rend tautologique. Cet exercice est la confirmation du roman, de sa
lettre, de ses données, et de cet environnement complet qu'il implique
et qu 'il désigne éventuellement 1 • Cette tautologie fait lire l'impasse du
roman de la tradition du roman, décelable même dans le roman qui a ini­
tié cette tradition, Les Années d 'apprentissage de Wilhelm Meister. Flaubert
a dit cette impasse dans Bouvard et Pécuchet. Ce roman récuse, à la fois,
la pertinence de l'identification du personnage à ce qu'il doit devenir,
et la reconnaissance du monde comme habitat. La tradition occidentale
du roman porte ainsi, en elle-même, au moment de sa constitution, au
moment de son développement, le dessin de la nécessité de son dépas­
sement - selon l'altération de son anthropoïesis. Elle indique comment
peut s'écrire le roman de ce dépassement.
Avec Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, le roman figure la
construction de l'identité humaine suivant ce que l'individu attend du
monde, suivant sa poursuite de l'univers de l'illusion, suivant son aptitude
à être formé - son identité individuelle est une identité humaine parce
qu'elle est indissolublement celle qu'établissent la société et le monde -,
suivant la reconnaissance du monde, qui est reconnaissance d'un habitat
où peuvent aller ensemble - c'est pourquoi, il y a habitat - l'homme,
l'homme subj ectivé, la société et le monde. Ces notations, qui font iden­
tifier la constitution de l'identité humaine et l'apprentissage du monde
à la recherche et au dessin d'une sphère2 - l'habitat -, font encore

1. Il est remarquable que les théories de la fiction identifient le monde de la fic­


tion à un monde complet, bien que !'on ne puisse pas énumérer tous les constituants
- impliqués - de ce monde. Cette théorie apparaît, sur ce point, comme une reprise
des thèses des théories du roman.
2. Nous reprenons le titre, « Spharen » que Peter Sloterdjik a donné à ses trois
études de « sphérologie » , Sphiirrn I. Blasen, Mikrosphiirologie ( 1 998), Splziiren II. Globen,

47
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

entendre : le roman de Goethe propose une perspective anthropologi'­


que spécifique, celle de la constitution de la figure humaine selon l'indi­
vidualité, qu'il ne sépare pas - et c'est là une des fonctions du dessin de
l'habitat - de ce fait : l'individu, qui a parcouru le monde, efface la dis­
parité de ce monde, en devenant, dans son monde, dans sa « sphère », une
manière d'agent complet : il reconnaît divers agents sociaux, est reconnu
par ces divers agents, selon sa propre individualité et sa propre action .
C'est cela qu'illustre, dans Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, la
thématique de la franc-maçonnerie et de la société de la Tour. Le roman
présente ainsi ce qui fera l'obj et des commentaires de toutes les théories
occidentales du roman : l'alliance de l'individu, du monde et de l'autre,
le dessin d'un univers, d'un habitat, qui se confond avec la reconnaissance
et avec la construction d'un monde. Cela se commente ultimement : le
roman s'élabore selon une anthropologie de l'individualité, qui fait de
l'individu celui qui reconnaît son propre monde et qui devient le point
de rencontre de biens des intentionnalités, de bien des agents humains.
Les Années d 'apprentissage de Wilhelm Meister sont la version romanesque
et anthropologique de ce que Niklas Lhumann1 lit dans la poésie lyrique
romantique et dans sa thématique de l'amour. L' expression de l'amour,
particulièrement de l'amour romantique, est l'indice d'un j eu réflexif,
grâce auquel les amants entrent dans une parfaite communication. Au
regard de lensemble social, cette parfaite communication et ce qu'elle
fait entendre de l'amour - la parfaite entente - est une manière d'in­
vraisemblable : dire l'amour est communiquer l'invraisemblable. Loin
que cet invraisemblable soit explicitement dépassé, « l'amour, comme
problème du maintien de l'invraisemblance, est rendu conscient »2 ;
cette conscience devient elle-même un problème. L' exacte alliance du

Makrosphiirologie ( 1 999) , Sphiiren III. Sc/1ii11111e, Plurale Sphiirologie (2004) , publiées pat
Suhrkamp, à Francfort-sur-le-Main. Ces ouvrages peuvent être lus de bien des manières.
Ils sont certainement un traitement de l'habitat et de l'éducation obligée de l'homme,
qui n'est elle-même que le prolongement de l'habitat de l'utérus - où l'on voit une
fidélité à Goethe et à Heidegger et un pas au-delà, dans une relecture de notre moder�
nité qui leur est infidèle.
1 . , Niklas Luhmann, A111011r comme passion. De la codification de /'intimité, Paris, Aubier,
1 990. Ed. or. Liebe ais Passiou : Z11r Codierung vo11 foti111itiit, 1 982.
2 . Niklas Luhmann, ibid. , p. 2 1 0 .

48
Le roman contemporain face à la tradition du roman

roman et d'une perspective anthropologique spécifique, celle de l'indi­


vidualité qui se réalise singulièrement et qui est le lieu de reconnaissance
et d'échange des intentionnalités et des actions de bien des agents, dans
un accord avec le monde, offre la présentation de deux invraisembla­
bles. L'invraisemblable de la sphère de l'individu, qui se confond avec le
monde ; celui de l'adéquation du roman comme roman à un tel invrai­
semblable - le roman est la communication de cet invraisemblable, que
ne contredit pas le réalisme. Cela peut encore se formuler : à ce point, le
roman devient un problème, en un double sens : il appelle, par l'exemple
qu'il constitue, l'imitation de l'invraisemblable ; il lègue la conscience
de l'invraisemblable, qui se confond avec la conscience que cet invrai­
semblable doit être tenu pour possible et plausible. Cela peut encore
se reformuler : Goethe livre le roman littéralement insupportable. Dire,
rendre plausible l'invraisemblable est une chose ; le supporter en est une
autre. À moins qu'on ne pense, à la manière de Peter Sloterdijk, que
l'homme est destiné à la sphère, il convient de lire Les Années d'apprentis­
sage de Wilhelm Meister comme le roman dont l' anthropoïesis de l'indivi­
dualité est, en elle-même, un problème. S'impose une question : quelle
présentation de l'homme peut être explicitement prise en charge de
telle manière qu' elle contribue au dessin d'une pertinence maximale du
roman, c'est-à-dire à la plus large contextualisation possible, c'est-à-dire
encore, à la plus grande diversité des personnes humaines représentées ?
Cette question fait lire la limite que met la présentation de l'individu
à la propriété de pertinence du roman : l'individu ne peut être, seul, la
figuration de la disponibilité du monde, de son appropriation et l'iden­
tifiant de la pertinence qu'il conviendrait de prêter à cette figuration.
Perspectives anthropologiques et anthropoïesis de l'individualité ne sont pas
dissociables de cette limite.
Bouvard et Pécuchet de Flaubert défait les principes du grand roman
réaliste, identifié au roman de l'appropriation du monde, et récuse, par
là, l' anthropoïesis indissociable de ce dessin de l'appropriation. Bouvard et
Pécuchet présente, représente l' assemblement - sans règle - de la dis­
parité, celle de l'histoire, celle des savoirs et, en conséquence, celle des
temps, des obj ets, des agents humains et non humains du monde, dans
l'évidence de l'histoire et du présent - le temps des révolutions que

49
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

vivent Bouvard et Pécuchet. Cet assemblement se fait sous le signe de


la spectacularité de tous les savoirs et de tous leurs obj ets. Le monde et
les temps sont donnés en extériorité, comme sont donnés en extério­
rité les agents de l'histoire, les codes et discours sociaux. Aussi riches de
plans d'action qu'ils soient, Bouvard et Pécuchet voient toute chose en
extériorité. C'est pourquoi, ils ne peuvent se penser comme des agents
de l'histoire ; c'est pourquoi ils sont copistes. Cette extériorité n'interdit
pas que soit notée l'individualité de Bouvard et de Pécuchet - une
individualité inefficace et ultimement réduite à l'aptitude à la copie,
autrement dit, au défaut de sa propre manifestation, bien que Bouvard
et Pécuchet entreprennent de dire ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent. On
lit ici la vanité du roman d'éducation, du roman de la construction de
l'individu : seul reste le geste de l'écriture, capable de reprendre toutes
les disparités, tous les temps, tous les mondes. Loin des interprétations
de la copie sous le signe, certes parodique, de l'écriture, de l'interdis­
cursivité, de l'intertextualité, l'évidence de l'écriture, qu'offre Bouvard et
Pécuchet, doit se dire selon un point de vue explicite : l'écriture devient
manifeste, dans le récit du temps, du monde, de l'individu, lorsque les
contradictions du roman de l'individualité apparaissent évidentes, lors­
que le pouvoir d'assemblement du roman j oue de façon contradictoire
avec la disparité de ses obj ets et met en relief le défaut de tout grand
récit qui puisse leur être attaché.
Il est remarquable que la double extériorité - celle du monde, com­
pris très largement, celle de l'écriture - soit elle-même lisible double­
ment. L'extériorité fait d'abord entendre une manière d'aliénation du
monde ; celle-ci se lit dans les savoirs dont les accumulations ne font sens
que par l'inaptitude à l'action et à l'efficacité, que montrent Bouvard et
Pécuchet. L'extériorité fait aussi entendre, particulièrement par les j eux
de référence, par ceux de l'écriture, qu'elle est la figure d'un habitat perdu
ou impossible. Devenir copiste équivaut à faire de l'écriture le substi­
tut possible d'un tel habitat. Cette double signification fait ultimement
entendre : on ne peut avoir aucune vision holistique du monde - celui­
ci peut cependant être dit ; il est une catastrophe de la domesticité - il
ne peut y avoir d'aménagement singulier du monde pour le suj et ; il reste
cependant - et c'est cela qu'il faut comprendre par la copie - le constat

50
Le roman contemporain face à la tradition du roman

de l'écriture et, en conséquence, des savoirs et des mondes, et les réseaux


qu'ils font et qui sont des médiations disponibles. À cette disponibilité,
n'est cependant attachée aucune perspective spécifique.
Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister et Bouvard et Pécuchet se
lisent, au total, de manière contrastée et complémentaire, en une intro­
duction à ce qui fait la nécessité des traits dominants du roman contem­
porain. La leçon que livre Flaubert n'a pas été entendue pour la raison
qu' elle est la plus radicale récusation de toute autorité que puisse se
reconnaître le roman, et de toute fonction que l'on puisse prêter à la
représentation de l'individu. Les Années d 'apprentissage de Willhelm Meister
ont constitué un paradigme de la création romanesque parce qu'y est
définie l'alliance de la figuration anthropologique et du dessin de l'ha­
bitat. Que l'on dise le roman moderne, le roman moderniste, le roman
postmoderne, l'acceptation ou le refus du j eu représentationnel, la tra­
dition occidentale du roman suppose toujours le roman indissociable de
l' anthropoïesis de l'individualité - c'est pourquoi, la notion d' antiroman
n' est pas extérieure à cette tradition. La continuité de la pensée du roman
apparaît aveugle à ce qui fait la possibilité de sa rupture : qu'il y ait en ce
monde plusieurs histoires, plusieurs historicités, et qu'en conséquence,
l' anthropoïesis de l'individualité, indissociable d'un exposé temporel, ne
puisse se donner comme une relation du temps, qui ait quelque auto­
rité. Cette continuité de la p ensée du roman paraît encore aveugle aux
difficultés qu'implique le dessin de l'habitat : que l'individu puisse pos­
séder le monde ne dit rien des autres possessions du monde par d'autres
individus, ni ne permet de préciser le rapport qui peut être établi entre
des individus distincts et ce qu'il convient de reconnaître comme un
monde commun. En défaisant la réalité et même l'hypothèse de l'ha­
bitat, Flaubert fait comprendre : le monde commun ne garantit pas la
pertinence du primat de l'individu, pas plus qu'il ne garantit l'unicité de
ce monde - conune il y a, dans le temps humain, plusieurs histoires, il
y a, dans ce monde commun, plusieurs mondes. On vient ainsi à deux
paradoxes, que met à j our cette contre-écriture des Années d'apprentissage
de Wilhelm Meister, que constitue Bouvard et Pécuchet. Il peut être dit le
monde le plus large ; il peut être évoqué la diversité humaine ; mais il
n'est pas suggéré le rapport entre le dessin de la figuration de l'humain

51
Que peut �tre une pensée du roman aujourd'hui ?

et la dispersion des personnes humaines. Il peut être dit un savoir du


monde à travers l'appropriation du monde ; il peut encore être dit un
savoir du monde à travers le défaut d'appropriation du monde ; mais il
ne peut être dit le rapport de ce savoir, de ces savoirs divers et dispersés,
du monde et de l'individu.
Il n'est pas déplacé de rappeler ainsi Goethe et Flaubert. La leçon;
que fait entendre ce bref parallèle, est pertinente auj ourd'hui. Elle iden­
tifie ce que doit être le roman : une figuration de la médiation, com­
prise comme ce qui construit les rapports de l'individu à lui-même, de
l'individu aux autres, des autres aux autres, des rapports ainsi dessinés à
d'autres rapports, au monde même. Le roman est minimalement une
telle figuration : il dispose, selon des perspectives temporelles, la figura­
tion de la transitivité sociale, de sa propre transitivité. Cette caractérisa­
tion minimale du roman peut être occultée par les privilèges accordés à
l' anthropoïesis de l'individualité.

L E ROMAN C ONTEMPORA IN F A C E À L A TR A D I T I ON
MODE RNE , MO DERNI S TE , PO S TMODERNE , DU ROMAN :
RE D IRE LA PROB L ÉMAT I C I T É

Dans la perspective des constats que commande la lecture de Goethe


et de Flaubert, il est vain de revenir sur le détail de l'histoire du roman
occidental depuis deux siècles, sur la tradition qu'il a établie. Il vaut
mieux noter quelques faits saillants, les paradoxes qu'ils portent, lisibles
dans les commentaires qui traitent de cette tradition et l'approuvent sou­
vent. Ainsi, le roman va avec le réel, le roman va avec la vie, ou, à l'in­
verse, il ne va pas avec le réel, il ne va pas avec la vie. Ces dualités, ces
contradictions, indissociables de la pensée romantique du roman, dont le
xx" siècle a hérité, traduisent la difficulté qu'a cette tradition du roman à
penser le roman comme la figuration d'une pragmatique. Cette difficulté
se formule : le roman est placé tantôt sous le signe de la totalité, tantôt
sous le signe de la dispersion ; il est touj ours tenu pour être le potentiel

52
Le roman contemporain face à la tradition du roman

d'une expérience totale, suivant une remarque de Maurice Blanchot. La


notation est remarquable en ce qu'elle attribue à tous les types de romans
et à la lecture cette puissance de totalisation. Les polarités de la définition
du roman, de ses poétiques, de ses esthétiques, de ses pratiques, depuis
deux siècles, sont des manières de préserver cette idée d'un potentiel
d'expérience totale. Ce potentiel a diverses figurations. On dit l'absolu
de la représentation, l'absolu de l'écriture, par quoi il faut cornprendre
l'absolu de tous les romans qui refusent l'absolu de la représentation. On
dit l'absolu de la lecture, que l'on figure dans le roman il est ainsi
-

le roman du lecteur, illustré par Si une nuit d 'hiver, un voyageur (Se una
notte d'inverno un viaggiatore) 1 d'Italo Calvino. Les théories de la lecture,
développées sous le signe de l'herméneutique, sont remarquables en ce
qu'elles identifient la lecture à une appropriation de l'œuvre, en même
temps qu'elles disent une manière d'obj ectivité de l'œuvre. Elles tentent,
si on les rapporte aux principales caractérisations et pratiques du roman,
en O ccident, depuis deux siècles, d'allier une sorte d'exercice absolu de
la lecture et la reconnaissance de l'absolu du roman.
Cette tradition, cette manière dont ses obj ets s'absolutisent, et le
passage, qu' elle illustre, de la prédominance du réalisme à celle des
poétiques artificialistes et textuelles, peuvent être lus, ainsi que l'a fait
Michel Meyer, sous le signe de la problématicité2• Le roman est, dans
son évolution depuis deux siècles, la réponse à la non-réponse du réa­
lisme à la question du réel. Dans le réalisme, le réel ne fait pas question,
parce qu'il est reconnu pour être représenté comme tel. Il ne faut pas
conclure, pour autant, que le réel ne subsiste pas comme question. Le
roman moderniste, le roman textuel du nouveau roman et du post­
moderne font du roman ce qui prend en charge explicitement cette
question qui subsiste. Ils la font identifier dans le texte même, sans que
des références ou des éléments de j eu représentationnel soient néces­
sairement impliqués. Cette thèse présente un triple intérêt. Elle rend
compte de l'histoire du roman comme une continuité, sans défaire les

, 1 . Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver, 1111 voyageur, Paris, Le Seuil, 1 9 8 1 .
Ed. or. 1 979.
2 . Voir Michel Meyer, Langage et littérature, op. dt.

53
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

différences qui distinguent les pratiques romanesques. Elle rend compte


de la situation du lecteur, qui lit suivant le degré de problématicité, que
porte le roman. Elle confirme que le roman non seulement se définit,
mais aussi se pratique selon un potentiel d'expérience, qu'il représente,
et qu'il fait identifier chez le lecteur : ce potentiel est entièrement par
le plus ou moins grand degré de problématicité. Il y a là à la fois une
réponse aux impasses des caractérisations du roman selon des j eux d'ap­
propriation et des j eux de désappropriation, et, ajoutons-nous, l'indi­
cation de l'inévitable d'un au-delà de cette tradition du roman. Cet
au-delà se dit par le passage hors du « représentationnisme » 1 , auquel est
attachée la tradition du roman, par la figuration de la situation des agents
humains, par celle d'une pragmatique.
L'identification de l'au-delà de la tradition du roman suppose de
commenter un peu plus précisément cette problématicité. Trait remar­
quable du roman de la tradition du roman, elle traduit l'impossibilité
de tout jeu assertorique achevé, la reprise inévitable du questionne­
ment, à des degrés divers. Le roman de la tradition du roman place cette
problématicité sous le signe du pouvoir du roman. Aux plus ou moins
grands degrés de problématicité, correspondent des affirmations spécifi­
ques du pouvoir du roman : celui-ci dit le monde - roman moderne ;
il dit la littérature et le langage - roman moderniste et postmoderne.
La notation de Maurice Blanchot permet de préciser cette alliance de
la problématicité et du pouvoir du roman. La manière d'égalité, que
Maurice Blanchot reconnaît entre roman et lecture, dispose des pou­
voirs équivalents du roman et de la lecture, qui se disent selon une même
intransitivité. Que le roman soit représentationnel ou ne le soit pas, il
est un potentiel de totalisation, ainsi que 1' est la lecture : il faut lire une
manière d'intransitivité dans cette identification du résultat du processus
de la création romanesque, du processus de la lecture, à une totalisation.

1. Nous utilisons le terme de « représentationnisme » , et non pas simplement le


terme de représentation, pour désigner le fa i t de l a re présentation et tout le contexte
notionnel, philosophique et historique, dont la « représentation » est indissociable, parti­
culièrement ce que la critique a nommé antireprésentation et déconstruction.Voir sur ce
point, Vincent D escombes, Charles Larmore, Dernières nouvelles d11 moi, Paris, PUF, 2009.
Pour des développements, voir infra, p. 78, 79, 1 1 3 , 1 1 8 .

54
Le roman contemporain face à la tradition du roman

La tradition du roman occidental, depuis deux siècles, quels que soient


les j eux de communication, les types d'actions figurés, se confond avec
une négation de la négociation de la distance du roman, de la lecture,
avec son autre, bien que cet autre soit reconnu : explicitement, dans le
cas du réalisme ; implicitement, sous le signe de son absence, dans le
cas du roman qui s'identifie à la littérature ; explicitement, dans le cas
de la lecture, qui reconnaît le roman. C'est là une façon de répéter la
notation de la problématicité et d'aj outer un complément : roman et
lecture sont implicitement placés sous le signe d'une finitude. Ce roman
de la tradition se sait débordé par le réel, par les représentations du réel,
par les réalisations romanesques, par l'excès de représentation, par l'ex­
cès de littérature, comme le lecteur est débordé par l'excès de roman,
de représentation. Cela définit l'impasse du roman de la tradition du
roman. Le potentiel de totalisation, reconnu au roman et à la lecture, est
une réponse, qui ne porte aucune problématicité, à cette évidence de la
finitude. Le roman de la tradition du roman est d'un statut hétérogène :
problématicité et intransitivité ; finitude et totalisation. Qu'il se déclare
fiction, ou que le terme de fiction l'emporte, dans la critique, sur celui
de roman, est une manière d'occulter cette hétérogénéité, de ne pas en
répondre.
Contemporain du nouveau roman, du roman postmoderne, un type
de roman livre ses propres versions de ce constat de la finitude, sous le
signe d'histoires mineures, de mondes mineurs, de personnages mineurs
- on a dit, en Italie, le roman « debole » ; on a dit, en France, le roman
des petits riens, le roman minimaliste. Réponse à la totalisation : elle est
évidente par ce choix de la « minorité » . Ainsi, le potentiel de totali­
sation de la littérature et du roman se lit-il, dans Le Stade de Wimbledon
(Lo stadio di Wimbledon) 1 de Daniele Del Giudice, en une manière
d'absurdité : le potentiel est tel qu'il peut faire désigner comme écrivain
celui qui n'a pas écrit ; mais cela même est une négation du potentiel. Ce
constat et cet argument font que ce roman se donne un thème mineur
- celui de la recherche de témoignages sur !'écrivain qui n'a pas écrit.

1. Daniele Del Giudice, Le Stade de Wimbledon, Marseille, Rivages, 1 985.


É d. o r. 1 983.

55
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

Réponse à lafinitude : ces romans, roman mineur, roman « debole », roman


des petits rien, privilégient un point de vue phénoménologique : leurs
personnages voient, sentent, parlent ; ils sont éventuellement des person­
nages de hasard. Cette caractérisation est une caractérisation minimale,
qui induit des représentations minimales de la réalité. Cela contredit
l'excès de représentation et fait de la finitude le dessin - mineur -
d'une ouverture au monde. Cela porte une anthropologie et l'indication
d'une pragmatique, ainsi qu'une recaractérisation - implicite - du
roman. L'anthropologie se dit simplement : la figure de l'être humain est
une figure minimale. La perspective pragmatique se dit encore simple­
ment : cette figure de l'être humain est une figure en situation, selon les
perceptions, selon le pouvoir de parler - l'être humain répond de cette
situation et de lui-même. Les conditions minimales du roman - ces
types de personnages et la perspective phénoménologique - impli­
quent une pragmatique plus large que celle qui est attachée à la seule
caractérisation des personnages. Le minimalisme de la figure de l'être
humain récuse toute figuration d'un discours - social - totalisant,
comme de toute symbolique totalisante ou infinitisante 1 Autre, cette
- '

contrepartie du p otentiel totalisant, auquel est identifié, dans la tradi­


tion du roman, le personnage, et largement dit par la critique contem­
poraine. Le roman minimal, minimaliste, est ainsi le possible de toute
intentionnalité humaine. Il inverse la pensée du roman, qui prévaut du
réalisme au postmoderne. Il fait caractériser le roman comme un espace
de médiation : la figure de l'être humain, qu'il donne, peut être le sup­
port des intentionnalités, que se reconnaît le lecteur. Il ne modifie pas
cependant les perspectives anthropologiques du roman de la tradition du
roman - c'est encore une individualité qui est soumise aux caractéri­
sations phénoménologiques. Il place cette individualité dans une double
perspective pragmatique - il faut répéter : le personnage se définit par
sa situation dans le monde et par le fait qu'il peut répondre de cette
situation ; le roman est médiation. Ce roman fait relire le potentiel de
totalisation du roman de la tradition du roman. Le roman de la tradi­
tion du roman place la problématicité sous sa propre autorité, et, par là,
figure, implicitement, explicitement, toute chose et son contraire. Il est
sémantiquement saturé . Il offre, au lecteur, un appui à des inférences

56
Le roman contemporain face à la tradition du roman

qui permettent la reconstitution de mondes entiers. Le roman minimal,


minimaliste ramène ces j eux à la mesure de sa phénoménologie.
Il est une autre lecture du partage entre roman du potentiel totali­
sant et roman minimal, minimaliste. Ces deux types de romans procè­
dent à une singularisation des représentations, des discours, des savoirs
sociaux, des figurations de l'être humain. Ils diffèrent par la fonction
qu'ils prêtent à cette singularisation, et par les conclusions qu'appelle
le constat de cette fonction. D ans tous les cas, cette singularisation est
d'une signification ambivalente. D'une part, dans la perspective anthro­
pologique du roman de la tradition du roman et du roman minimaliste,
celle du naturalisme 1 , cette singularisation est entièrement adéquate à la
figure de l'être humain, qui prévaut dans le monde moderne - dans le
monde de ces romans. L'homme se définit doublement : selon sa phy­
sicalité, selon son esprit. Par la physicalité, il est un avec la nature et les
autres hommes ; par son esprit, il est radicalement distinct, individu2•
D'autre part, cette singularisation n'altère pas essentiellement l'hétéro­
généité des représentations, des discours, des savoirs, ni celle des indivi­
dus, puisqu'aucun schème ne peut les réunir - cela est déjà l'obj et et
l'argument de Bouvard et Pécuchet. La singularisation dispose un j eu de
contradictions : de l'individu à l'hétérogénéité de la réalité sociale, de ses
discours, de ses symboles ; d'individu à individu ; de la singularisation à
la totalisation ou au potentiel de totalisation, qui caractérise le roman.
Par cette singularisation, le roman réaliste du XIXe siècle décrit des rap­
ports entre personnages, les rapports de ces personnages à leur société,
selon des fables de l'appropriation individuelle du monde ; le roman
moderniste place tout cela sous le signe explicite de l'individualité - le
monologue intérieur de Joyce, les univers autistes des personnages de
Faulkner ; le nouveau roman maintient la description de rapports en
entendant effacer l'individualité - Robbe-Grillet. Le passage du roman
réaliste au roman textuel, au roman du langage, se lit comme celui d'un
roman qui prête à la figuration de la situation de l'homme un minimum

1 . Nous reprenons ici de fortes remarques, qui font les thèses de Philippe Descola,
dans Par-delà nature et wlture, Paris, Gallimard, 2005 ; par exemple, p. 538 et sq.
2. Termes anthropologiques qui sont ceux de Philippe Descola.

57
Que peut €tre une pensée du roman aujourd'hui ?

de problématicité, à un roman qui identifie l'homme au langage et, par


là, indifférencie la figure humaine. Dans cette évolution, apparaît clai­
rement la question d'un pragmatisme : de quoi l'individu peut-il être
figuré répondre ? De quoi répond une telle figuration dans le roman ?
Le roman minimal, qui est explicitement le genre de la médiation, se
construit sur le constat que les paradigmes du collectif sont indissocia­
bles d'une manière d'asymbolisation : aucun ensemble n'est dessiné par
les représentations symboliques, c'est-à-dire, les représentations des rap­
ports de l'individu à lui-même, de l'individu aux autres, des autres aux
autres, des rapports ainsi dessinés à d'autres rapports - y compris les
rapports qui concernent le monde at large. On dit ainsi un autre champ
de la problématicité du roman : celui de l'interrogation pragmatiste. Le
roman minimal donne la figuration de la situation de l'homme ; il ne
caractérise pas cependant cette situation de telle manière que sa figura­
tion ne se ferme pas sur celle de la seule individualité. Le roman entre
ainsi dans une tautologie - le suj et humain est le suj et humain -, qui
laisse entière la question du lien entre problématicité et interrogation
anthropologique et pragmatique.
Ces remarques sont des opérateurs de la lecture de la rupture que
fait le roman contemporain dans la tradition du roman. Il peut être une
lecture historique de cette rupture : épuisement, en Occident, du statut et de
la réalité de l'individu, tels qu'ils se sont constitués au x1x< siècle ; dans
une époque d'émergence de nouvelles puissances et de redistribution
des équilibres géopolitiques, relativisation des perspectives culturelles et
anthropologiques de l'Occident ; dans un contexte de mondialisation,
qui est aussi celui de la mondialisation de la création et de la lecture du
roman, proximités de cultures qui ne présentent pas des arrière-plans
anthropologiques similaires. Il peut être une lecture littéraire de cette rup­
ture, qui n'exclut pas la manière historique. La rupture a affaire avec
l'ambivalence du roman moderne, moderniste, postmoderne. Celui-ci
se définit selon sa propre évidence, liée à la fonction de typification du
genre. Comme genre, il est aussi un invraisemblable, qui se lit, en une
généralisation des remarques faites à propos des Années d'apprentissage
de Wilhelm Meister, dans l'identification de tout roman à un potentiel
de totalisation. Ce roman peut être un roman réaliste, qui n'appelle pas

58
Le roman contemporain face à la tradition du roman

même la dénonciation de ses « effets de réel ». La théorie du roman


occulte cette ambivalence en caractérisant le roman selon la dualité du
type et de l'exemple, de l'universel et du singulier. Cette ambivalence
est indissociable du fait que ce roman n'a pas fait varier ses perspectives
anthropologiques, son anthropoïesis, qu'il n'a pas, en conséquence, mis
en question, en tant que roman, son propre invraisemblable. Il est venu
au plus proche de cette variation et de cette mise en question lorsqu'il
a exposé explicitement un j eu de problématicité - ainsi de Kafka 1 . Il
reste remarquable que cette problématicité ne soit pas dissociable de
l'invraisemblable manifeste du roman - il faut répéter Kafka. Il reste
encore remarquable que cette problématicité soit inséparable de l' exa­
men des lieux - Le Château -, du dessin de l'envers des univers du
roman, hérités de Goethe et du XIXe siècle. Il est encore remarquable que
soient supposées une autre figuration de la personne humaine et, comme
l'enseigne W G. Sebald, une autre perspective biographique - le bio­
graphique ne se confond pas avec le dessin assuré de la construction de
la figuration de la personne humaine.Tout cela fait la nécessité de la rup­
ture que constitue le roman contemporain et implique de reconnaître sa
problématicité spécifique.

LE RO M AN C ONTE MPOR A IN C O M ME M É D I ATION

Une mamere de caractenser la situation du roman auj ourd'hui


consiste à souligner ce contre quoi il va manifestement : contre le fait
que le roman de la tradition du roman ne se construit pas comme le
roman de la médiation. Dire le roman comme médiation fait enten­
dre deux traits principaux. Le roman s'élabore manifestement comme la
reprise, la composition de discours, de représentations sociaux - en ce
sens, il est le médiateur de ces discours et de ces représentations. Il fait

1 . Nous renvoyons, sur ce point, aux fortes remarques de Michel Meyer, dans
Langage et littérature, op.
cit.

59
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

des données reprises, recomposées, des indices qui autorisent au lecteur


toutes sortes d'identifications. Il est alors une médiation au sens où il
permet, au lecteur, la construction ou la reconstruction, d'un réseau de
rapports symboliques, et d'un réseau de lectures diverses, d'un réseau de
lecteurs. La possibilité de ces identifications diverses ne sépare pas le j eu
de la médiation, que figure le roman, de la reconnaissance du tout autre
- les intentionnalités, que le roman donne à lire, sont les plus larges.
Tout cela est la description de leffet minimal du roman, qui se confond
avec sa finalité : avoir une fonction de médiation. Un tel effet n'est pas
caractéristique du seul roman contemporain. Il appartient à la longue
tradition du roman, antérieure à la tradition que lon dit, dans cet essai,
moderne, moderniste, postmoderne. Il est illustré par le roman picares­
que, par le roman précieux.
Un tel effet n'implique pas que le roman stipule son rapport à une
réalité, qu'il suppose, chez l'auteur, qu'il induise, chez le lecteur, une
métareprésentation forte1 de ses propres représentations. Il n'engage
aucune définition de l'imaginaire - par imaginaire, il faut comprendre
les indices de l'imagination qui permettraient de rendre compte de la
composition ou de la recomposition des divers discours et représentations
du roman, du lecteur. Il n'indique ou n'oblige à aucune reconnaissance
d'une position de vérité ou de fausseté, qui soit attachée au roman. Il
implique que le roman soit une représentation certaine et une promesse
également certaine, celles de l' « agentivité » humaine : le roman est le
résultat d'une action ; il sera loccasion d'autres actions - les lectures,
elles-mêmes rapportables à une « agentivité ». Toute signification, qu'il
expose, tout sens, qu'il laisse lire, sont encore ses propres indices, preu­
ves de l' « agentivité » et occasions des engagements de la lecture. Ces
remarques peuvent être reformulées de plusieurs manières. Le roman a
été contextualisé - selon l'intention de l'auteur. Il doit être contextua­
lisé - selon l'intention du lecteur. Il figure, en lui-même, un contexte
- le setting de ses propres données, de son propre récit. Il trahit ainsi
toute altérité ; il est destiné à l'usage d'une altérité. Roman singulier, il

1. Pour une mise au point sur la métareprésentation, voir supra, p. 36.

60
Le roman contemporain face à la tradition du roman

est d'une identité certaine - selon toutes ses lettres, selon tous ses mots,
selon ce qu'ils font entendre. Rien, cependant, ne lui est propre.
Le roman contemporain offre des exemples de roman de la média­
tion - les romans policiers ou apparentés au roman policier, les romans
dictionnaires ou les romans vignettes, rappels pertinents de Bouvard et
Pécuchet.
Ainsi, l'exercice de roman policier, que donne Salman Rushdie avec
Shalimar le clown (Shalimar the Clown) ' , montre-t-il une logique du crime
pudique : il ne dit j amais tout, parle à moitié, se réservant le plus intéres­
sant en le trahissant, ou le démasquant au moyen d'indices et de pistes.
L'inférence est là l'outil logique de celui qui veut savoir. Le roman j oue
doublement : il fait confiance au pouvoir de ce qui est dit à moitié,
mais aussi à un au-delà du récit. Il défait certainement toute hypothèse
d'un absolu du roman, d'un absolu du réel, d'un absolu de l'écriture.
Martin Amis donne un roman policier paradoxal, London Fields (London
Fields)2, qui raconte un crime dont on sait déjà tout. Il offre donc un
roman policier, et rend invisible son caractère de roman policier. Alors
qu'il présente les déductions du roman policier, le récit fait encore
entendre que tout cela ne se trouve pas, est illocalisable dans le roman,
cependant, dans les termes de Martin Amis, un roman réaliste, récit de
faits donnés pour avérés, connus. Le roman se dit aussi un roman de
l'écriture, de la réécriture, puisqu'il n'est que la reprise de ce qui est un
récit disponible.
Ainsi de ces exercices de romans dictionnaires ou de romans
nomenclatures3. Des romans dictionnaires, des romans nomenclatures
sont des romans d'une façon bien spécifique : ils ne peuvent être
absolutisés - ils sont comme les dictionnaires, comme les encyclo­
pédies, comme les séries de récits de vie, qui sont, par leur procédés
d'exposition, des exemples de relativisme. Ils se donnent pour des sor­
tes de totalités, dont on ne peut dire qu' elles sont pure littérature. Ils

1 . Salman Rushdie, Shalimar le Clown, Paris, Plon, 2005 . Éd. or. 2005.
2. Martin Amis, London Fields, Paris, Gallimard, Folio, 2009 . Éd. or. 1 989.
3 . Citons Milora,d Pavie, Dictionnaire khazar (exemplaire audrogy11e) (Hazarski reenik),
Paris, Belfond, 1 988. Ed. or. 1 984.

61
Que peut €tre une pensée du roman aujourd'hui ?

délimitent quelque chose - le savoir, la culture, l'information. Ils sont


d'une économie de sens particulière : un sens infini, qui ne cesse de croî­
tre et d'aller selon des directions inattendues, au gré des lectures. Tout est
cependant ordonné, ou présenté comme tel. Ces romans sont supposés
être lus à la manière dont on lit des encyclopédies, des dictionnaires. Ils
sont aussi ce qu'autorise leur propre lettre, ce qu'ils peuvent être de droit
- pousser l'ordre jusqu'au désordre, la prévisibilité jusqu'à l'accident.
On dit ces romans des romans de la médiation parce qu'ils sont
leur propre paradoxe, la possibilité de plusieurs utilisations, sans que
leur lettre soit altérée, les supports de bien des « agentivités », qui ne
sont enfermées dans la reconnaissance obligée d'aucun indice - roman
policier -, ni dans celle d'aucun ordre - roman dictionnaire, roman
nomenclature. Ils sont cette possibilité par ce qu'ils ne se donnent, ni
ne donnent leurs obj ets comme des absolus, parce qu'ils ne s'identifient
pas à l'écriture - ou s'ils présentent une telle identification, celle-ci
ne défait pas leurs traits dominants -, parce que, ce faisant, ils avouent
une problématicité. Ils témoignent d'« agentivités » ; ils en sont à la fois
le résultat et le questionnement, et constituent, par là, des manières de
contrat pour d'autres « agentivités », sans qu'ils prescrivent une lecture.
Le paradoxe du roman policier est de se rendre invisible comme roman
policier ; celui du roman dictionnaire est d'amener à une intelligence
oblique, celle qui fait aller d'article en article, et qui désigne l'invisibilité
du roman dictionnaire. Ces romans j ouent d'une fiction explicite : ils
se donnent pour les romans d'une scène établie - le meurtre dont on
sait tout, l'ordre des savoirs. Ils traitent cette scène selon la question que
porte le fait qu'elle constitue une scène établie. Par quoi, ils sont des
romans qui contredisent à la fois le roman réaliste, le roman moderniste
et postmoderne. Ils ne traitent pas cette scène établie selon la dualité de
son propre absolu, de sa propre vérité d'une part, et de l'absolu, de la
vérité du roman, d'autre part - roman réaliste. Ils supposent la disper­
sion et la disparité des agents qui les utiliseront ; ils supposent encore la
division du lieu et la division du temps. Les contextes de l' « agentivité »
sont multiples, comme la composition du roman est une manipulation
du contexte qu'il se donne ou qu'il figure - dans London Fields, la
manipulation consiste à dire qu'on ne manipule pas.

62
Le roman contemporain face à la tradition du roman

Par ce constructivisme - tel roman, tel mimétisme, qui ne font


cependant pas règle -, se trouve récusée toute reconnaissance plénière
du roman ou de ses obj ets. Le roman est destiné à être reçu comme un
supplément d'énonciation, d'énoncé, comme un supplément de média­
tion, par comparaison avec les discours disponibles sur le monde, avec
les savoirs, avec les représentations qu'ils constituent. Il n'a pas d'abord
pour finalité d'interpréter le monde, le réel, ou quoi que ce soit, ni
de se donner pour une manière de vaste signifiant, mais d'aj outer aux
discours disponibles, passés et actuels, une configuration de ces dis­
cours . Cela peut se dire de tout roman - du roman réaliste, comme
du roman moderniste et du roman postmoderne. Le roman contem­
porain a pour spécificité de ne pas voiler, de thématiser la fonction de
médiation, attachée à cet aj out, à cette configuration, et d'en faire le
moyen ou l'occasion de la constante possibilité de sa « réentrée » 1 dans
les discours et représentations sociaux. Par cette « réentrée », il trouve
les contextes concrets de son j eu de médiation. Tout ce que la critique
dit sur les variétés de la mimesis, sur l'intertextualité du roman, n'est
qu'une façon de dire cette « réentrée », sans que soit considéré le j eu de
la médiation.
Il faut noter un contraste net du roman contemporain avec le roman
réaliste et avec le roman moderniste et postmoderne. Le roman réaliste
est à la fois selon la correspondance du mot et de la chose, et selon la
double assertion de l'absolu du roman et de l'absolu du réel. Cela fait
une double contradiction : correspondance du mot et de la chose, d'une
part, et absolu, d'autre part ; opposition des deux absolus. C'est pourquoi
on ne peut pas lire, de façon certaine, le réel à partir du roman réaliste, ni
le roman réaliste à partir du réel. C'est pourquoi la mimesis du réel, quels
que soient ses moyens, n'impose pas nécessairement la reconnaissance du
réel. Elle exclut encore le j eu de médiation : en disant l'absolu du réel

1 . La notion d e « réentrée » appartient à l'univers critique de Niklas Luhmann. Elle


désigne le fait que la fiction, qui fait toujours altérité, alternative par rapport à tel ensem­
ble identifié comme réel, n'est pleinement fonctionnelle que si elle fait retour dans le
réel. Ainsi, toute lecture est, de principe, une manière de pratiquer cette « réentrée » .Voir
Niklas Luhmann, Die K11nst der Gesellschaft, op. cil.

63
Que peut être une pensée du roman aiyourd'hui ?

et l'absolu du roman par les mêmes mots, elle empêche que le roman
réaliste soit perçu, soit lu comme celui de la disponibilité de ses propres
indices à une reprise libre dans d'autres contextes1 •
Le même défaut de médiation s e note à propos du roman qui n'est
pas réaliste, particulièrement le roman moderniste et le roman post­
moderne. Les romans d'Enrique Vila-Matas2, romans contemporains,
disent aujourd'hui les raisons de ce défaut, le plus souvent par des his­
toires d'écrivains qui ont cessé d'écrire. Ces romans dénoncent, dans le
roman moderniste, postmoderne, la dualité de l'affirmation de l'écriture
- insistance mise sur le fait que tout, vie quotidienne, personnalité . . . , est
rapporté à la littérature - et du privilège accordé à l'existentiel - insis­
tance mise sur l'évocation de la vie du personnage écrivain. Cette dualité
définit une manière de contrôle de la littérature et du roman sur toutes
choses, selon l'imaginaire de l'écriture et de la littérature. Identifier ainsi
l'écriture et le roman revient à les confondre avec une continuité indé­
terminée - il y a touj ours et partout de la littérature -, et à y voir une
sorte de potentiel, touj ours actualisable. Il est ainsi une absolutisation
de la littérature. Elle ne contredit pas l' absolutisation de l'existence. Par
cet indissociable, qui entraîne qu'elles n'aient plus aucune contrepartie,
écriture et existence deviennent leur autonégation. Cette récusation de
la tradition moderne, moderniste, postmoderne du roman n'est pas, chez
Enrique Vila-Matas, tant celle de l'écriture, du roman - Enrique Vila­
Matas offre bien des romans et des figurations de l'écriture - que celle
d'un usage de l'écriture et du roman. La littérature - particulièrement,
la littérature romanesque - est touj ours considérée comme une déter­
mination initiale ; elle est aussi ce à quoi on prête le dernier mot ou qui
se donne pour le dernier mot. On vient ainsi à ce qui est la contradic­
tion constante de la critique contemporaine - qui est aussi, de manière
exemplaire, celle des écrivains depuis le modernisme3. La littérature, tel

1 . Ce constat est déjà celui de Bouvard et Pémchet. ,


2. On cite : Enrique V\la-Matas, Le Mal de Mo11ta110, Paris, Bourgois, 2,003 - Ed. or.
El 111al de Mo11ta110, 2002 ; Etrange façon de vivre, Paris, Bourgois, 2000 - Ed. or. Extrat1a
-forma de vida, 1 997.
3 . Il suffit de citer Ulysse de Joyce parfaite illustration de notre argument.

64
Le roman contemporain face à la tradition du roman

témoin de la littérature apparaissent à la fois comme un modèle ou un


tracé platonicien, et comme ce qui est répété, réécrit. Cela ouvre à une
constante assertion du littéraire et de sa parodie - j eu parfait d'auto­
négation. Cela est la façon dont le nouveau roman et le roman post­
moderne sont souvent identifiés. Cela traduit la difficulté que le roman
moderne, postmoderne a à caractériser sa propre fonction de médiation,
bien qu'il se donne comme une promesse de lecture libre.
Le roman contemporain, parce qu'il se construit de telle manière
que lui soit reconnue une fonction de médiation, contredit toutes les
poétiques et les esthétiques de la tradition du roman, depuis deux siè­
cles. Il est identifiable selon un statut minimal du roman. Ce statut se lit
d'une double manière, suivant la rupture qu'il fait avec la finalité que se
donnent les romans réalistes, modernistes, postmodernes, d'une p art, et,
d'autre part, suivant la manière dont il situe sa problématicité.
La finalité du roman de la tradition du roman se formule à partir
d'une remarque d'Antonio Prieto 1 : le roman comme genre s'élabore
selon et dans une distance avec le système de la réalité, qu'il reconnaît,
et avec le système de l'auteur - l'auteur entendu à la fois comme une
singularité et comme représentant un certain type d'entreprise discur­
sive. Les poétiques et les esthétiques romanesques de cette tradition ont
pour but de réduire l'opposition du roman et de ces deux systèmes ; elles
font du roman le moyen d'allier ces deux systèmes. Le roman apparaît,
par sa singularité, comme une réponse aux contraintes liées aux paradig­
matiques de chacun des systèmes, comme leur assemblement, et comme
leur singularisation. Réponse et assemblement ne sont pas sans reste : la
singularité du roman. Elles ne sont pas sans des choix contradictoires,
ceux qui viennent d'être dits et qui caractérisent le réalisme, le moder­
nisme et le postmoderne. Il faut répéter l'illustration que constitue de
cela Bouvard et Pécuchet et l'échec de l'entreprise réaliste qu'il met en
évidence. Ces notations se précisent encore. Le roman de la tradition
du roman ne vise pas à s'identifier, a-t-on remarqué, à une fonction de
médiation. De fait, c 'est à l'auteur même qu'est prêtée une fonction de

1 . Antonio Prieto, Mo�fologfa de la 11ovela, Barcelone, Editorial Planeta, 1 97 5 .

65
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

médiation - celle qu'Antonio Prieto identifie. Par son « agentivité », le


romancier produit le roman, et associe son système de discours à d'autres
systèmes de discours. Le roman est la trace de cette intention et de cette
action. Or, le lecteur ne lit pas l'auteur, mais le roman ; l'identification
de l'intention de l'auteur est une des possibles identifications, dont la
lecture du roman, obj et médiateur, est l'occasion. La notation d'Anto­
nio Prieto doit se reformuler, dans nos termes : le roman de la tradition
du roman allie le système du réel et le système auquel l'auteur est identi­
fiable, qui peut être caractérisé de diverses manières, mais inévitablement
selon le système littéraire qui prévaut au moment de la composition du
roman. Le réalisme ne définit pas un objet littéraire médiateur, mais un
objet qui est la traduction d'un système de discours dans un autre. Dans
cette perspective, réalisme, d'une part, et modernisme, postmodernisme,
d'autre part, se caractérisent d'une manière symétrique et convenue : là,
le système de l'auteur est traduit dans le système du réel ; ici, ce système
est traduit dans le système de l'auteur, système de la littérature. Un tel
j eu de traduction fait l'identité du roman, mais n'ouvre pas à un j eu de
médiation. Il ne laisse, en effet, au lecteur qu'un pôle d'identification,
celui de l'auteur, le pôle opérateur de la traduction - parfois confondu
avec le système littéraire, quelles que soient, par ailleurs, les caractéris­
tiques de ce système, quelles que soient les dominantes esthétiques du
roman. Cette unipolarité du roman commande ultimement que !'écri­
vain s'identifie avec la littérature - cela que dénonce Enrique Vila­
Matas. La problématicité de ce type de roman réside dans le fait que la
traduction, quelle qu' elle soit, ne peut rien dire de son objet, si ce n'est
le désigner comme l'objet que le roman se donne. Cela est la démons­
tration de Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, à propos du réalisme - la
réalité subsiste comme question au sein même du réalisme. Le même
type de démonstration à propos de la traduction du système de l'auteur
dans le système littéraire est livré par Borges avec son personnage de
Pierre Ménard : qu'est-ce que son chef-d'œuvre invisible, copie du
Quichotte ? On ne peut rien dire de cette copie ; on ne peut rien dire
du Quichotte même, ainsi décontextualisé, ainsi nouvellement contex­
tualisé ; on ne peut rien dire de la littérature, qui est à la fois d'un œuvre
certaine et d'une œuvre invisible. Il est vain, comme l'a fait la critique à

66
Le roman contemporain face à la tradition du roman

propos du roman postmoderne, d'identifier là une pratique de l'ironie. Il


vaut mieux dire, à la manière d'Enrique Vila-Matas, une autonégation.
Le roman contemporain échappe à ces impasses parce qu'il désigne
explicitement le supplément d'énonciation qu'il constitue, et parce qu'il
en caractérise la fonction de médiation. Cette désignation se figure selon
un j eu de réflexivité. La Possibilité d 'une île1 de Michel Houellebecq
porte ce j eu à son paradoxe : dire une histoire selon l'impossibilité de
raconter le temps. Le roman réfléchit l'arbitraire de sa construction
temporelle. Il dispose ainsi explicitement en lui-même ce par rapport
à quoi il fait supplément d'énonciation. Les Erifants de minuit (Midnight
Children) et Les Versets sataniques (The Satanic Verses)2 de Salman Rushdie
sont entièrement construits sur la présentation manifeste de ce par rap­
port à quoi ils font supplément - les discours de l'histoire de l'Inde et
ceux des croyances religieuses. Tout cela constitue une mise en évidence
de la possibilité de la réentrée. Les thèses représentationnelles et anti­
représentationnelles, qui définissent les poétiques et les esthétiques du
roman contemporain, sont, dans cette p erspective fonctionnelle, équi­
valentes. C'est pourquoi, les romans de Salman Rushdie sont identifiés
à la fois comme réalistes et comme des manières de fantaisie. Le roman
ne dissocie pas le supplément d'énonciation, qu'il constitue, de la mise
en évidence de la figuration de la médiation : il accroît le dessin des
rapports avec l'autre et le tout autre, ainsi que l'illustrent les romans de
Rodrigo Fresân, Mantra (Mantra}3 et La Vitesse des choses (La Velocidad de
las casas)' - ces romans figurent le radicalement autre par le posthume
et par un avenir illisible. Le roman fait apparaître les autres discours,
les autres symboliques comme précisément autres. L' ontologie pluraliste
du roman contemporain accentue la mise en évidence de la multipli­
cité des altérités, et l'effet de médiation qu i leur est attaché. Ainsi, les

1 . Michel Houellebecq, La Possibilité d'une île, Paris, Flammarion, 2006 .


2. Salman Rushd�e, Les Ei!fants de 111i1111it, Paris, Stock, 1 983 ; Les Versets sataniques,
Paris, Bourgois, 1989. Ed. or. respectivement � 981 et 1988.
, 3 . Rodrigo Fresan, Mantra, Albi, Les Editions Passage du Nord/Ouest, 2006.
Ed. or. 1 998.
4. , Rodrigo Fresan, La Vitesse des c/1oses, Albi , Les É ditions Passage du Nord/Ouest,
2008. Ed. or. 1 998.

67
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

romans de Patricia Grace1 sont-ils les exposés indissociables du temps


des maoris et du temps occidental, des modes de narration maoris et des
modes de narration qui appartiennent à la tradition occidentale. Il ne
faut pas conclure à la compatibilité de ces temps et de ces modes parce
qu'ils appartiennent à un même roman : le supplément d'énonciation,
que constitue le roman, questionne ce par rapport à quoi ce roman est
supplément. L'effet de médiation du roman n'est pas dissociable de la
définition que celui-ci produit de sa propre altérité. Cette altérité s'en­
tend de manière complexe : suivant une tension entre son exclusion (le
roman est singulier) , sa reconnaissance comme analogon du question­
nement de la disparité des figures de l'humain, et son institution. Cela
fait du roman ce qui interroge sa propre extériorité et toute extériorité.
Parce qu'ils se donnent pour oniriques, Mantra et La Vélocité des choses ne
cessent d'impliquer une telle extériorité.
Le roman est 1'« interprétant »2 des représentations, des discours qu'il
réénonce ; il suggère un plan des représentations et des discours, qui
est leur lieu commun. Cela vaut quelle que soit l'esthétique du roman
contemporain. Grâce à ce lieu commun, il construit sa propre figura­
tion de la médiation ; il se définit comme apte à susciter une méta­
représentation. Aussi, le réalisme, dans le roman contemporain, est-il
moins l'esthétique de la correspondance du mot et de la chose que
celle de la lisibilité des suppléments d'énonciation et de l' « interpré­
tant ». Ainsi, Ben Okri, dans Un amour dangereux (Dangerous Love)3, place­
t-il un personnage de peintre, Omovo, dans un contexte réaliste, en
livre-t-il l'histoire, et surtout en fait-il un moyen de figurer le jeu de
réénonciation - celui-même du réalisme. Le roman est aussi figure de
médiation au regard de représentations et de discours avec lesquels il n'a
pas de lien direct : le roman est l'exemple d'une construction pertinente
de discours - exemple d'un type de construction discursive qui peut

1. Patricia Grace, Potiki, l 'homme-a111ot1r, Paris, Arléa, 1 993 - Potiki; éd. or. 1 986 ;
Baby No-Eyes, Honolulu, University of Hawaï Press, 1998.
2. Le mot d'interprétant, placé entre guillemets, s'entend en son sens sémiotique, et,
plus spécifiquement, peircéen. ,
3. Be n Okri, U11 a111 o ur dangereux, Paris, Bourgois, 2002. Ed. or. 1 99 1 .

68
Le roman contemporain face à la tradition du roman

être repris ou qui p eut être un modèle de lecture des représentations


et des discours sociaux. 2 666 (2666)1 de Roberto Bolafi.o est élaboré
selon cette idée : les rapports de lecteurs à 1' œuvre et à la personne d'un
écrivain - longtemps invisible dans le roman - sont des modèles de la
lecture des discours sociaux et de leurs rapports aux institutions sociales
de la réalité - ces institutions, l' État, la monnaie et d'autres, invisibles
ou abstraites, qui sont, de fait, des étrangetés sociales. À cela correspond
l'idée que le roman est plus que 1' éventuel moyen d'une mise en forme
d'un discours sur le réel. Parce qu'il est lui-même exercice de médiation
par ses réénonciations et appel de métareprésentations et de pertinence,
il est aussi un moyen heuristique de lire et d'écrire le réel. Ainsi, la
réénonciation romanesque de données ethnologiques permet-elle de
présenter la complexité des résultats de l'enquête. Le roman autorise, par
son constructivisme et par son j eu de médiation, l'élaboration pertinente
de l'objet ethnologique, ainsi que l'illustre Tobias Hecht2.
C ette propriété de médiation, attachée au supplément d'énoncia­
tion que constitue le roman, n'est pas dissociable d'une propriété tem­
porelle. Constater, dire la p ermanence du roman revient à reconnaître
à la singularité qu' est tel roman, une validité qui concerne son propre
monde, son propre temps, et bien des mondes, bien des temps autres,
sans qu'il y ait à supposer des caractères spécifiques de ce roman sin­
gulier qui vaudraient explicitement pour d'autres temps. C' est sur ce
constat que Rodrigo Fresan construit les j eux temporels de ses romans.
Les réénonciations qu' expose le roman peuvent toujours être reprises
par le lecteur - cela fait la constante possibilité de la pertinence. Cette
permanence implique moins une identité inaltérable du genre qu'une
propriété fonctionnelle constamment identifiable et applicable - la
figuration et le j eu de la médiation. Dans cette constante applicabilité
de sa fonction de médiation, le roman devient le questionnement des
discours et des représentations sociaux. Le supplément qu'il constitue
est moins assertion que dessin de l' étrangeté des institutions sociales

1 . Roberto Bolaiio, 2 666, Paris, Bourgois, 2008. É d. or. 2004.


2. Tobias Hecht, After Life: A 11 Ethnographie Novel, Durham, Londres, Duke
University Press, 2006.

69
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

de la réalité, de leurs symboliques, dès lors qu' elles sont rapportées


aux dessins de rapports, à une ontologie pluraliste, à une multiplicité
de temps. Il faut rappeler l'exemple de 2 666. Le roman contemporain
joue de la figuration de cette permanence. Il choisit la transtemporalité,
le transfert manifeste, la représentation de l'actualité paradoxale, qui
permettent les j eux de médiation temporels. Ka de Roberto Calasso,
roman mythologique, des mythologies de l' Inde, expose une ontolo­
gie multiple et une diversité des temps selon l'actualité et selon ces
mythologies, sans que soit engagée une interrogation sur les croyan­
ces et leur éloignement temporel. Grâce à la transtemporalité qu'il
implique, Ka est une interrogation sur la construction des symboli­
ques sociales et culturelles contemporaines, non pas selon un j eu de
comparaison temporel et historique, mais selon le jeu de la manifeste
altérité qu' expose la transtemporalité et selon la cohésion et la conti­
nuité paradoxales, qu'elle dessine. À l'inverse, le roman postmoderne
illustre une constante pertinence et non pas un jeu de médiation tem­
porel. Il s'attache au simple transfert temporel et culturel des représen­
tations littéraires, des représentations et des discours sociaux, suivant
une perspective ironique, qui maintient une manière de contradic­
tion temporelle. C'est ce qu'illustre Umberto Eco dans ses romans à
caractère historique, du Nom de la rose (Il nome della rosa) à Baudolino
(Baudolino)1 •
Le roman du XIXe siècle, le roman moderniste, postmoderne ne
reconnaissent pas l'ontologie pluraliste, les temporalités spécifiques
du roman, qu'implique la propriété de médiation. Venir à une telle
reconnaissance constitue une part essentielle de l'histoire du roman, du
XIXe siècle à aujourd'hui. Le roman postcolonial appartient à cette his­
toire : il est plus que le roman de la diversité et des croisements polé­
miques des histoires et des cultures : celui d'une ontologie pluraliste,
celui de plusieurs temps. Cette évolution et l'actualité du roman invi­
tent à une lecture régressive de l'histoire du roman. Les moments de
la création romanesque depuis le XIXe siècle - réalisme, modernisme,

1 . Umberto Eco, Le Nom de la rose, Paris, Grasset, 1 982 ; Baudolino, Paris, Grasset,
2002 . É d. or. respectivement 1 980 et 2000.

70
Le roman contemporain face à la tradition du roman

nouveau roman et postmoderne - sont des réponses imparfaites à ce


défaut de réponse initial - réalisme - à l'implicite d'une ontologie
plu raliste et d'une multiplicité des temps 1 •
Avant la rupture avec la figuration d'une ontologie pluraliste et avec
le dessin de la multiplicité des temps, avant le roman du XVIII e siècle qui
interroge le statut de l'individu, cette ontologie et cette multiplicité se
lisent, dans le roman, selon le j eu entre fiction et imaginaire. L'individu
- il suffit de rappeler la pastorale, ainsi que l'a fait Wolfgang Iser2, ou
le roman précieux - figure, en lui-même, par ses changements d'ap­
parence, les frontières des mondes d'ontologies et de temps différents.
Ainsi, parmi les nombreuses explications qui peuvent être données de
la prévalence du réalisme romanesque, une s'impose-t-elle : le choix
d'un réalisme explicite, indissociable de l'individu, est une manière
d'échapper à la question que porte et dont ne répond pas le roman
classique et néoclassique : celle du statut de l'individu, considéré selon
cette ontologie pluraliste et selon cette multiplicité des temps. La tra­
dition occidentale du roman depuis le XIXe siècle se confond avec la
poursuite de cette identification de l'individu. Le roman contempo­
rain expose la fin de cette tradition. Représenter un univers de plu­
sieurs mondes et de plusieurs temps, permet d'exposer plus nettement
la figuration de la diversité des êtres humains, l'appel à une métarepré­
sentation, et le questionnement que porte cet appel.

1. Une remarque simple s'impose : le réalisme du x1x• siècle correspond à une


spécialisation des divers genres ou types de littératures - au fantastique, revient la
figuration de l'ontologie pluraliste ; au réalisme, celle de la pertinence du roman selon
l'hypothèse que le lecteur lit le roman comme il perçoit la réalité - analogie de la
position du lecteur et de celle du spectateur.
2 . ,Wolfgang Iser, L'Acte de lecture : théorîe de l'effet esthétique, Bruxelles, Mardaga,
1985. Ed. or. Der Akt des Lese11S. Theorie iisthetischer Wirkung, 1 976.

71
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

RO M A N C O N T E M P O R A I N E T S U P P L É M E N T D ' É N O N C I AT I O N

Le supplément d'énonciation, par lequel o n caractérise l e roman


contemporain, doit être entendu strictement. Le roman fait entrer de
nouveaux discours - représentations d'obj ets, représentations d'actions,
représentations de discours - dans les discours disponibles - repré­
sentations d'obj ets, représentations d'actions, représentations de dis­
cours, au total, représentations de savoirs -, et constitue une nouvelle
représentation de ces représentations, de ces savoirs, de ces discours. Ces
diverses représentations impliquent des univers différents dans un seul
monde. Dialogisme et ironie doivent être reconnus comme les symp­
tômes de cette multiplicité. Dans le roman contemporain, cela peut se
lire, de manière mineure, comme la continuation de cela qu' on a appelé,
dans la tradition littéraire, la fantaisie. Cela peut aussi se lire de manière
maj eure. De cette multiplicité, que l'on peut apparenter à un pluralisme
ontologique, n'est pas dissociable la création romanesque dominante
aujourd'hui, de Salman Rushdie à Haruki Murakami, de Viktor Pelevine
à Patricia Grace - jusqu'à la science-fiction et à l'heroicfantasy.
Dans ce jeu de discours, le roman ne lève pas le voile sur des obj ets, des
représentations, des discours préexistants - ils sont précisément préexis­
tants. Il désigne, expose et développe, par la nouvelle énonciation qu'il
constitue, l'état propositionnel dans lequel se trouvent pris ces représenta­
tions, ces discours, ces savoirs, avant qu'ils ne soient soumis à cette nouvelle
énonciation. Est ainsi établi, dans les représentations des savoirs et dans cel­
les que ceux-ci portent, un tissu plus dense entre l'objet énoncé, d'autres
objets énoncés ou à énoncer, les représentations et la société, énoncées
ou à énoncer - la société est, de fait, toujours une manière de pluriel
puisqu'elle est elle-même l'obj et de ces réénonciations et prise dans les
tissus ainsi dessinés, ainsi fabriqués. Cela définit la finalité du roman. Par
quoi, il est moins un jeu linguistique qu'une manière de cosa mentale, qui se
reconnaît une propriété fonctionnelle : accroître la densité des représenta­
tions symboliques, des représentations de ces liens sociaux que constituent
représentations et discours dans une société. Le roman est ainsi le genre du
questionnement et de la médiation, faut-il rappeler.

72
Chapitre 2

D ualité du singulier et du paradigmatique, du hasard


et de la nécessité : le roman contemp orain, son récit,
ses identités, sa propriété de médiation

La référence au genre du roman va donc selon un paradoxe : le


roman ne peut être caractérisé de manière stricte, il ne commande pas la
continuité et la répétition de traits formels ; il est cependant tenu pour
un type de discours paradigmatique - c'est pourquoi, l'on continue de
dire le roman et que l'on tient les romans, dans leur singularité manifeste,
pour exemplaires : il faut comprendre que le roman fait paradigme dans
la mesure où il est considéré sous le signe de sa propriété de médiation,
de sa possible pertinence.
La tradition de la poétique et de la critique du roman, p articu­
lièrement depuis le XIXe siècle en Occident, traduit ce paradoxe par
la dualité du singulier et du paradigmatique. On dit le personnage
romanesque à la fois singulier et typique. L'identité et la caractérisa­
tion individuelles du personnage peuvent aussi se lire comme illus­
tratrices de ce qui fait leur essence : il suffit de rappeler Balzac - le
père Goriot est le Père . . . Noter cette dualité est le moyen le plus
direct de dire la constance, la pertinence du roman, sans effacer son
paradoxe constitutif : reformuler, réénoncer pour dessiner le tissu des
savoirs et des représentations , qui vaut comme supplément d' énon­
ciation, comme supplément cognitif, alors que cette reformulation
et c ette réénonciation sont singulières, spécifiques de chaque roman.
Cette redéfinition de la pertinence selon la dualité du singulier et du
paradigmatique p ermet encore d' expliquer pourquoi le lecteur d'un
roman pense lire des discours qui portent des thèmes, des présenta­
tions évidents . Il suffit de rapp eler que cette notation de l' évidence,

73
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

que constitue le discours romanesque, est une hypothèse implicite


chez Giorgy Lukacs et Mikhaïl B akhtine.
La simple notation de la dualité du singulier et du paradigmatique
doit être précisée. Singulier, le roman est une alliance et une polémique
de données cognitives et de données axiologiques, dès lors qu'il est une
réénonciation. Cette réénonciation suppose que les savoirs et les valeurs,
qu'elle porte ou qu'elle implique, représentent un gain cognitif et un
gain axiologique. Indissociable de la propriété de médiation et de la
visée de pertinence, ce gain s'expose selon les données ou les cadres qui
apparaissent possiblement les plus généraux, les plus universels dans le
contexte de la réénonciation. Ainsi, le roman développe-t-il explicite­
ment son paradoxe constitutif.
Pour que la dualité du singulier et du paradigmatique soit manifeste,
il convient que le roman ne se construise ni selon un j eu d'illustration
du paradigmatique - la fable -, ni selon un j eu qui entraîne que le
paradigmatique commande l'élaboration des représentations littéraires,
ainsi qu'il en est dans la tragédie et dans la comédie. Pour qu'il y ait
cette dualité, il convient que le rapport de l'individuel et du typique,
de l'exemple et de la règle, du particulier et de l'universel, soit mani­
festement à construire. En d'autres termes, s'impose le traitement d'une
double incomplétude : le singulier est sans généralité, sans loi, auxquelles
le rapporter ; la généralité et la loi sont sans illustration. La critique · a
dit, à propos du roman, particulièrement à propos du roman moderne,
moderniste, postmoderne, ce singulier qui serait sans règle et cette géné­
ralité qui serait sans illu stration. Elle a noté que le réalisme traite du tout
venant et que cela même fait l'incertitude de l'identification du paradig­
matique, que le roman moderniste est un roman sur le rien - sur une
singularité qui ne relèverait d'aucune qualification, c'est-à-dire d'aucune
catégorisation -, que le roman postmoderne est le roman de l'hypothé­
tique caractérisation de ses obj ets et de lui-même - la littérature serait
le lieu exemplaire de cet hypothétique1 • Un tel défaut de catégorisation

1 . Cela se dit de Flaubert (à propos du tout venant) , de Henry Miller (à propos


du rien) ; quant à l'hypothétique, il prévaut tellement qu'il impose, dans la critique, la
substitution du terme de fiction au terme de roman.

74
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

des données du roman ne fait pas entendre qu'elles ne sont pas identi­
fiables. Le roman dispose qu'elles sont identifiables seulement selon leur
unicité . Ces unicités sont dites selon des noms communs ; ces noms
communs ne sont pas impropres. Plus simplement et plus essentielle­
ment, ils excluent tout continuum inférentiel intemporel - celui qui se
réalise aussi bien dans l'induction que dans la déduction. Henry James a
exposé, dans L'Image dans le tapis (The Fig ure in the Carpet) 1 , en une fable
sur la littérature, sur l' écrivain et sur le critique, le paradoxe de la dualité
du singulier et du paradigmatique. Les critiques peuvent disposer de la
caractérisation usuelle de ce qu'est une œuvre littéraire, de ce qu'est
un auteur, un écrivain. Ce n'est pas pour autant qu'ils peuvent écrire
de l' écrivain, de l' œuvre et de leurs rapports. Ils ne peuvent en écrire
ni de manière spécifique, car ce serait ne rien démontrer à propos de
l'auteur, de l'œuvre, ni d'une manière générale, car ce serait livrer une
démonstration sans application ou sans objet. Ils peuvent seulement dire
la question que font ces deux impossibilités et, par là, désigner l'auteur et
l' œuvre comme exemplaires et unis par un rapport assuré - celui que
fait la question du lien de l'auteur et de l'œuvre.
Cela fait entendre : singulier et paradigmatique sont à la fois associés
et incomposables. Il n'y a pas d'issue à ce paradoxe. Remarquablement,
L'Image dans le tapis n'est pas seulement l'histoire de cet incomposable et
de la question qu'il p orte. L' Image dans le tapis est aussi une histoire selon
le hasard, le contingent, et selon la nécessité. Si rien ne peut être précisé
à propos du rapport de l'œuvre à l'auteur, ce rapport n'est qu'un rapport
contingent. Si cependant ce rapport est inévitablement désigné, il est
un rapport nécessaire. Le roman et la littérature mêmes se représentent,
selon le hasard et la nécessité.
La proximité et le défaut de rapport explicite entre le singulier et le
paradigmatique - il faut répéter l'illustration que L'Image dans le tapis
donne de ce point - font du roman le genre qui ne peut exposer des
liens sémantiques nécessaires entre les données - événements, agents,
actions, etc. - de ses mondes. Le roman est le genre du hasard, de la

1 . Henry James, L' Image dans le tapis, Paris, P. Horay, 1 957. Éd. or. 1 896.

75
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

contingence. Cette contingence a une contrepartie, si la propriété de


médiation et la visée de pertinence doivent être maintenues : le hasard
n'exclut pas la nécessité ; il la suppose même. Il ne fait sens que de cette
évidence : il y a nécessairement du fortuit. Cette notation est indisso­
ciable de ce qui figure habituellement, dans le roman, la certitude du
hasard : l'amour et la mort - le coup de foudre, la maladie qui vient,
inattendus -, dont on sait qu'ils sont inévitables. La nécessité se com­
prend, de manière minimale, comme l'inévitable. Cet inévitable permet
de répondre à cela qu'interdisent la contingence, le hasard, la dualité du
singulier et du paradigmatique : la représentation d'un continuum infé­
rentiel intemporel, de liens sémantiques qui feraient la constante orga­
nisation du sens. La dualité du hasard et de la nécessité est une réponse
à la question de la pertinence, et un moyen de mettre en évidence la
propriété de médiation. Toute présentation selon le hasard et la néces­
sité est recevable pour une double raison : en toutes circonstances, sont
observables le hasard et la nécessité, comme est manifeste, dès lors qu'ils
sont observables, la question d'une propriété pragmatique des conduites
humaines. Tous les romans contemporains, cités depuis l'ouverture de
cet essai, sont de la complexité que fait l'alliance constante du hasard
et de la nécessité, et qui autorise péripéties, digressions, sans les don­
ner pour contraires à la cohésion du roman. Toute présentation selon le
hasard et la nécessité est la question même de l'action - la propriété de
médiation du roman est selon cette question. Le roman contemporain se
place ainsi sous une double contrainte - hasard et nécessité, qu'il illus­
tre par son récit. Hasard : le récit va selon les divisions des temps, selon
les divisions des espaces, selon le défaut d'accomplissement manifeste,
de finalité évidente, que l'on puisse prêter aux événements, aux actions.
Nécessité : le récit va de son commencement à sa fin - on a dit que la
fin est la véritable détermination du roman1 • Le roman va par digres­
sions, selon le hasard et la nécessité.
Ces traits du roman contemporain autorisent une relecture de
la tradition du roman moderne, moderniste, postmoderne, et de la

1 . Le livre de Frank Kermode, Tlze Sen se cf au En ding: Studies iu the Theory cf Fictio11,
New York, Oxford University Press, 1 967, illustre remarquablement cette thèse.

76
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

critique qui lui a été associée, selon lopposition du roman moderniste,


postmoderne, et du roman contemporain, des typologies de leurs récits,
des identifications de leurs personnages, selon la distinction entre des
personnages obj ets de catégorisations et des personnages totalement
relationnels.
Le roman contemporain autorise une problématicité originale : elle
résulte de la construction du récit suivant la rhétorique de l'intéressant.
Dès lors que le hasard ne doit pas contredire la nécessité, que la nécessité
ne doit pas contredire le hasard, le roman, même s'il donne les représen­
tations d'événements, d'actions, pour véridiques, ne peut jouer, à cause
de cette contrainte, qu'impose la dualité du hasard et de la nécessité, sur
son effet de vérité. Il joue sur l'intéressant, sur la possibilité de la vérité,
sur les questions et, plus largement, le questionnement que suppose cette
possibilité. Il devient ainsi un explicite j eu de médiation : autoriser, à
propos de ses représentations, ce questionnement et ainsi diverses iden­
tifications, de la part des lecteurs, des intentionnalités attachées au roman
même, aux représentations des actions et des personnages. Par son orga­
nisation selon la dualité du hasard et de la nécessité, elle-même d'une
présentation fort variable, le roman se donne toujours pour un discours
pertinent. Le pouvoir d'inventer toute histoire selon la figuration du
hasard et de la nécessité se confond avec le pouvoir qu'a le roman de lire
toute réalité, et avec une visée rhétorique. Le pouvoir de lire n'est rien
que le pouvoir cognitif, indissociable d'une représentation libre. Cette
notation importe. Elle a une conséquence : par son organisation selon
le hasard et la nécessité, le roman contemporain redistribue librement
les mondes, sans qu'ainsi contredire ce que l'on sait du réel défasse sa
pertinence, ni que ses représentations cessent cl' être applicables dans bien
des contextes. Dire une histoire toujours applicable revient à prêter à
cette histoire une exacte adresse rhétorique : celle-ci se définit, quels
que soient son moment et ses circonstances, par un point de vue qui
désingularise. On a là une caractérisation des moyens de la pertinence
que se reconnaît le roman. Ces jeux supposent, faut-il répéter, un ques­
tionnement spécifique, selon l'intéressant. Le questionnement ne se dis­
socie pas de la figuration d'une pragmatique. La dualité du hasard et de
la nécessité fait reconnaître la pertinence possible de toute situation de

77
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

l'homme dans le monde ; elle identifie le roman à la figuration d'une


pragmatique, autre moyen qu'a le roman de se construire comme un
obj et de médiation et de permettre d'identifier des intentionnalités.
L'intéressant, la dualité du hasard et de la nécessité sont explicitement
construits par Salman Rushdie, Carlos Fuentes, Norman Mailer, dans
des romans, partiellement historiques, partiellement documentaires, cer­
tainement romanesques, c'est-à-dire entièrement voués au mélange de
l 'intéressant, du fortuit et de quelque dessin net des événements et des
actions. La figure de la médiation, que constitue le roman, se lit explici­
tement chez Rodrigo Fresan et dans ses romans de l'entropie - celle-ci
dessine la figure maximale de la médiation, c'est-à-dire la possibilité de
nombre de rapports.
Le roman réaliste du XIXe siècle n'a pas rendu manifeste ce j eu du
hasard et de la nécessité, qu'il portait cependant - c'est une forte
remarque de Northrop Frye qu'il faut souligner1 • Ce défaut permet de
reformuler la dualité du singulier et du paradigmatique. La tradition du
roman européen, occidental, telle qu'elle se développe du XIXe siècle
au postmoderne, réduit l'identification du roman à l'exposé d'un pro­
cessus cognitif. La littérature sur la littérature, le roman sur le roman ne
contredisent pas cette notation : ils illustrent que les perspectives cogni­
tives se confondent avec la seule assertion de la littérature. Ce proces­
sus cognitif se caractérise par une casuistique, qui réduit la propriété
du dessin du hasard et de la nécessité - manifeste, par exemple, dans
Madame Bovary -, et qui, de plus, n'est pas dissociée du « représentation­
nisme ». Ainsi du réalisme : il n'est de réalisme que d'obj ets, d'agents, de
lieux singuliers ; ce réalisme de la singularité se donne cependant pour
un savoir général du réel, qui permet de cadrer la représentation. Dans
cette perspective, le naturalisme littéraire de la fin du XIXe siècle, sans
défaire le singulier, expose explicitement les lois du réel, de la société,
qui autorisent à placer le singulier sous le signe du paradigmatique et à
le traiter comme un « cas » - un cas qui est de toute réalité. Est exclue
toute inférence du singulier à l'universel. Modernisme : singuliers Ulysse

1 . Nort� rop Frye, L Écrittt re profaue : essai sur la structure d11 romanesque, Saulxures,
'

Circé, 1 998. Ed. or. The Secular Scripture: t/1e Structure of Romance, 1 976.

78
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

et son univers - une journée, le monologue intérieur d'un homme.


Rien de plus paradigmatique cependant : le singulier est donné comme
un échantillon ou une illustration du quelconque - cette j ournée peut
être n'importe quelle autre journée, cet homme moyen n'importe quel
autre homme moyen -, et, par là, comme sa propre règle qui auto­
rise bien des rappels et des symboliques paradigmatiques, en même
temps que cette j ournée peut être lue comme un cas. La dualité du
singulier et de l'illustration p ermet de placer le roman sous le signe du
« représentationnisme » . Postmoderne : la tradition critique, attachée au

postmoderne, définit le roman comme contre-hiérarchique et contre­


canonique, comme riche d'intertextualités littéraires, et, par là, comme
métalittéraire. La littérature est, en elle-même, la dualité du singulier et
du paradigmatique ; le roman est aussi l'illustration de cette dualité. Que
le roman postmoderne se soit reconnu une parenté avec le roman poli­
cier s'explique aisément dans cette perspective. Le roman policier use
de la dualité du singulier et du paradigmatique : il livre l'histoire d'un
cas ; il soumet le cas à la loi de la cité ; il laisse cependant au personnage,
qui incarne ce cas, sa pleine singularité. Le roman policier est 1' échange
du singulier et du paradigmatique et, en conséquence, le dessin de leur
concordance. Cet échange et cette concordance sont toujours singuliers.
C'est pourquoi, les histoires des romans policiers, toutes semblables, doi­
vent être répétées.

ROMAN C ONTEMP O R AIN, HASARD,


NÉ CE SSI TÉ ET P ROP R I É T É DE MÉD I ATI ON

Dans le roman contemporain, le double paradoxe du singulier et du


paradigmatique, du hasard et de la nécessité, se traduit par l'accent mis
sur la dispersion des données narratives, sur le caractère hétérogène des
mondes des romans, d'une part, et, d'autre part, par la certitude inévi­
tablement attachée à l'écriture et à la lecture. Le roman contemporain
reprend ainsi des j eux du roman qui le précède - nouveau roman,

79
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

certains exemples du roman postmoderne. Il se distingue aussi de ces


antécédents : il n'identifie pas nécessairement la disparité au résultat
d'une entreprise de déconstruction, pas plus qu'il ne place la lecture sous
le signe d'un soupçon. On a, dans tels assemblements paradoxaux de
données narratives et de mondes, une cohésion qui autorise l'indication
du paradigmatique : cela ne fait pas entendre que cohésion se confonde
avec argumentation. Ce paradoxe devient manifeste par ce que permet
le roman : ne dessiner aucun ordre, quel qu'il soit - formel, sémantique,
symbolique -, et cependant tirer de ce défaut des implications qui le
passent et visent des cohésions, des points de vue qui englobent dispa­
rités et hétérogénéités. Ainsi de Shalimar le clown de Salman Rushdie : le
roman j oue explicitement sur la figure de la dispersion et sur la construc­
tion d'arguments narratifs contradictoires, en même temps qu'il fait de
cette figuration et de cette construction contradictoire les possibilités de
leur propre passage - vers ce qui est, de fait, dans Shalimar le clown, une
perspective axiologique, j amais expressément définie.
C ette dualité du roman contemporain, qui fonde le pouvoir de
réénonciation du roman, doit être comparée aux propositions de la
théorie critique et doit donc être distinguée, des traits du roman de
la déconstruction. La théorie critique s' est attachée à caractériser les
perspectives critiques des avant-gardes littéraires du xx0 siècle. Elle
indique : le pouvoir critique, que se reconnaît la littérature - par­
ticulièrement le roman -, autorise, à la fois, le singulier et le para­
digmatique. Il faut comprendre : l' œuvre, critique par la rupture que
fait sa singularité, est ainsi identifiable aux principes du bien et du
juste, qui font le paradigmatique et soutiennent tout geste critique.
La perspective critique suppose d'abord la perspective paradigmati­
que. À l'inverse, dans le roman contemporain, le fait du roman, le fait
que celui-ci soit réénonciation autorisent la dualité du singulier et
du paradigmatique, du hasard et de la nécessité, et ouvrent, en consé­
quence, la perspective critique. Les dualités précèdent la perspective
critique. Il faut répéter l'exemple de Sh a lim a r le clown. Il faut aj ou­
ter qu'une telle dualité porte sur l' ensemble des données du roman :
représentations temporelles, représentations spatiales, caractérisation
de l'écriture, et trouve ainsi une fonction spécifique de médiation.

80
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

Elizabeth Castello : huit leçons (Elizabeth Castello: Eight Lessons)' de


John Maxwell Coetzee rapporte ce j eu à la caractérisation de l'écriture.
Celle-ci se définit comme la négation de toute écriture conventionnelle
- où il y a le j eu sur la singularité - et comme le retour à ce qui
serait un discours de la nature, du monde - où il y a l'identification de
l'écriture à des données qui font paradigme. Selon la même perspective,
le roman contemporain, à l'inverse du roman de la déconstruction qui
se tient à 1' évidence de l'hétérogénéité de ses propres données, rend
manifeste ce qu'implique la dualité du singulier et du paradigmatique :
un jeu réflexif Celui-ci n'est pas un jeu formel. Il porte sur les données
narratives, représentationnelles, sémantiques, symboliques. Il met en évi­
dence la dualité du singulier et du paradigmatique. Le roman expose
explicitement ce jeu et en met la conclusion à la charge du lecteur.
Roberto Bolafio, dans 2666, par une construction du roman discontinue
- cinq parties autonomes -, à la fois rend nécessaire le j eu réflexif du
lecteur et justifie cette construction par un j eu réflexif, interne au roman,
sur la figure de 1' écrivain. Un écrivain, longtemps invisible, n'est d'abord
défini que par ce que disent ces lecteurs, personnages de ce roman. Ce
double jeu réflexif est, en lui'-même, une identification du paradigmati­
que. É crivain singulier, lecteurs singuliers sont ultimement présentés, par
le roman, comme des « interprétants » réciproques : le paradigmatique
a affaire ici avec la définition du rapport entre 1' exprimé, figuré par le
personnage de 1' écrivain, et 1' expression, figurée par les personnages des
lecteurs. Ainsi disposer des « interprétants » réciproques revient à identi­
fier écrivain et lecteurs comme des agents, doués d'intentions, bien que
l'identification des actions et des intentions reste incertaine. Le lecteur
du roman est un tel « interprétant », selon la réflexivité du roman. Il fait
du roman le moyen de lire des processus de médiation, qui ne concer­
nent pas nécessairement les univers du roman, ou des univers qui leur
sont similaires.
Dire aujourd'hui le roman, est d'abord dire des paradoxes, leurs
conditions, leurs constructions, leurs arrière-plans culturels. Les paradoxes

, 1 . John Maxwell Coetzee, Élizabeth Coste/la : huit leço11s, Paris, Le Seuil, 2004.
Ed. or. 2003.

81
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

se résument : les circonstances, qui sont l'occasion de réénonciations


d'énoncés et de représentations, sont passées par ces réénonciations dont
elles sont l'occasion. La singularité, qu'est le roman, se caractérise selon
des données paradigmatiques que celui-ci identifie par sa singularité.
L' actualité place les circonstances de la réénonciation des discours et des
représentations sous le signe d'une temporalité complexe.
Cela revient à noter que toute critique doit considérer le roman
contemporain suivant des perspectives autopoïétiques - elles ont affaire
avec la réénonciation, avec le supplément d'énonciation -, systémiques
- elles ont affaire avec les parentés littéraires que dessine l' autopoïesis,
elles permettent de préciser les moyens de la figuration de la média­
tion -, et anthropologiques - elles ont affaire avec la figuration de
l'humain, indissociable de la construction de la médiation que constitue
le roman, et du questionnement que porte cette construction.
Perspectives autopoïétiques : le supplément énonciatif, que constitue
le roman se caractérise spécifiquement. Il consiste en une autopoïesis 1 •
L' ensemble énonciatif du roman se comprend comme la reprise de dis­
cours et de représentations disponibles. Cette reprise constitue un nouvel
ensemble informatif au regard de ces discours et de ces représentations, et
de tout autre discours et toute autre représentation. Cela j oue, bien évi­
demment, sur les discours et les représentations passés et sur les discours
et représentations actuels - discours et représentations peuvent être lit�
téraires, peuvent ne pas l' être. Par cette autopoïesis - ce jeu de reprise, de
composition de données et ce nouvel ensemble informatif-, le roman
s'inscrit pleinement dans la dualité du singulier et du paradigmatique. Il
est singulier par son j eu de reprise ; il est paradigmatique par le fait que
cette reprise est information - nouveauté - qui n' est telle que selon
les paradigmes de la communication. Où il y a le pouvoir de médiation
du roman. Dire ainsi l' autopoïesis n'équivaut pas à dire l'intertextualité, ni
les j eux de reprises littéraires, caractéristiques du roman postmoderne. Il
y a, dans ce cas, moins un jeu d'altérité - mimer l'information - qu'un
j eu de confirmation de la littérature. Est perdu ou n'est pas recherché

1 . Pour la notion, voir Niklas Luhmann, Die Kunst der Gesel/schqft, op. dt.

82
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

ou n'est pas indiqué ce que fait l' autopoïesis : construire paradoxalement


du nouveau dans la reconnaissance de l'acquis. Ce jeu figure cet autre
paradigme : celui de la possibilité de la reconnaissance constante de la
réénonciation sous le signe de l'information, faut-il répéter, sous le signe
de la communication de l'ignorance - sous le signe de la commu­
nication du connu comme s'il n'était pas connu 1 • Ce jeu autorise la
figuration et l' engagement de toute intentionnalité, de toute possibilité
de rapport. Ce trait n'est pas spécifique du roman contemporain ; il est
cependant particulièrement développé auj ourd'hui. Il suffit de dire les
reprises d'événements historiques du xxe siècle - Shoah, décolonisa­
tion - ou de ce qui relevait de l'actualité - ainsi du combat de boxe
que Norman Mailer évoque dans Le Combat du siècle (The Fight)2. Cette
communication de l'ignorance a, de fait, une double fonction : mimer
le jeu de l'information, a-t-on noté, où il y a l'exercice littéraire de la
construction de l'actualité, d'une part, et, d'autre part, faire réidentifier
ce qu'elle prend pour obj et selon cette actualité. Le roman élabore ainsi
sa propre permanence et sa propre pertinence, sans qu'il y ait à supposer
la lecture explicite de j eux de références. Est seulement nécessaire la
claire reconnaissance de cette construction et de cette réidentification.
L' autopoïesis permet ainsi l'identification et la discussion de la pertinence.
Autant dire : la circulation la plus générale du roman, dont il faut répé­
ter le pouvoir de médiation et le questionnement.
Cette autopoïesis est aujourd'hui rendue manifeste par le roman post­
colonial. Celui-ci en fait le moyen de dire à la fois l'aliénation et la
levée de l'aliénation. Il marque ainsi l'ineffaçable et la permanence des
contraintes des cultures occidentales dans les cultures autochtones ; il fait
de ces contraintes les moyens d'un discours indépendant - le discours
du roman est identifiable à un discours de l'information . Aliénation et
contraintes se disent selon l' explicite de la reprise ; levée de l'aliénation
et discours indépendants sont par le fait même de l' autopoïesis. Cette

1 . Sur ces remarques, voir Jean Bessière, Les Principes de la théorie littéraire, Paris, PUF,
2005 .
2. Norman Mailer, Le Combat d 11 siècle, Paris, Clancier-Guénaud, 2000.
É d. or. 1 975.

83
Que peut hre �me pensée du roman aujourd'hui ?

organisation du roman postcolonial est également pertinente pour pré­


senter des réalités tout à fait contemporaines. Ainsi,Ahmadou Kourouma
élabore-t-il, dans En attendant le vote des bêtes sauvages1 , ce qui peut être
lu comme une fable : les dirigeants autoritaires et les dictateurs africains,
qui ne sont pas explicitement cités, sont assimilés à des bêtes sauvages
- chacun a une précise figuration animale. Cette lecture allégorique
est cependant en grande partie inadéquate. Cette « animalisation » des
dirigeants politiques contemporains est tout autant une figuration tra­
ditionnelle de l'autorité - figuration qui n'est pas elle-même dissocia­
ble du rappel de croyances et de coutumes religieuses, encore actuelles.
Le roman est ainsi un complexe de reprises de représentations poli­
tiques et culturelles. Seules ces représentations, parce qu'elles relèvent
de l' autopoïesis, peuvent se voir affecter, dans le roman, une objectivité :
les dirigeants politiques sont caractérisés sans identification référentielle
explicite. Loin de la seule allégorie, le roman est ainsi une manière d'ac­
tualisation du politique - par quoi, il fait paradigme de ce que peut être
l'examen de l'actualité et de la norme du politique. Roman, c'est-à-dire
histoire, il dispose, de plus, que la norme ne se conclut que du cas. Il
définit par-là sa constante pertinence, sans identifier un état spécifique
qui la confirmerait, bien qu'il suppose des situations politiques et des
états culturels clairement définis. En présentant son monde comme le
monde d'une ontologie pluraliste, En attendant le vote des bêtes sauvages
peut être à la fois le roman de l'animalisation des dirigeants politiques
et le traitement totalement actualisé du politique. Il autorise diverses
identifications et diverses perspectives pragmatiques ; il ne dissocie ce
traitement du politique d'un questionnement, rendu manifeste par le fait
de désigner la démocratie par des figures animistes.
Perspectives systémiques : les notations relatives à l' autopoïesis corres­
pondent ultimement au constat de l'interdépendance des entreprises
romanesques à travers l'histoire, à travers les espaces littéraires, culturels,
nationaux. Cette interdépendance peut se dire de bien des manières :
sous le signe d'influences, sous le signe de poétiques et d' esthétiques

1 . Ahmadou Kourouma, Eu atte11da11t le 11ote des bêtes sm111a,�es, Paris, Le Seuil, 1 996.

84
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

partagées, sous le signe de contiguïtés structurales. Quelles qu' elles soient,


ces manières im.pliquent que les romans s'écrivent dans une sorte d' équi­
libre mutuel et comme les répondants les uns des autres. Les romans
co ntemporains se répondent selon des finalités explicites : attente de la
pertinence la plus large ; questionnement ; dessin de médiations. Ainsi la
littérature mondialisée et, par-là, le roman mondialisé deviennent-ils les
recueils exemplaires des figurations de l'interdépendance.
Cet équilibre et ce jeu de répondants, qui caractérisent les romans
contemporains, ne peuvent être identifiés ni à l'équilibre d'une forme
- le roman est le genre à la plus large caractérisation formelle -, ni à
l'équilibre de thèmes ou de structures thématiques - les thèmes roma­
nesques sont innombrables, comme le sont leurs compositions. Cet équi­
libre et ce jeu de répondants se comprennent par ce qu'impliquent la
dualité du singulier et du paradigmatique et l'assertion constante de la
possible pertinence, hors de la reconnaissance d'une loi et d'une vérité
obligée des discours et des représentations disponibles. À l'occasion du
jeu de reprise des discours et des représentations disponibles, le roman
recherche les moyens de la désignation de la plus large pertinence possible.
Il vise, par-là, à une universalité, sans que soit supposée l'universalité des
représentations et des discours disponibles, ni même que soit assurée celle
de son propre discours. Cette recherche de la pertinence la plus large fait
la parenté des romans : il y a toujours un autre dessin disponible de la per­
tinence d'un discours, d'une représentation, d'autres intentionnalités. Elle
fait aussi le transfert des réalisations romanesques d'un espace littéraire à
un autre. Parmi les romans, parmi les symboliques et parmi les thématiques
disponibles, les romans, de diverses cultures et de diverses langues, retien­
nent les symboliques et thématiques qui permettent cette désignation la
plus large de la pertinence et qui ont affaire avec des figurations anthro­
pologiques. On vient à un nouveau paradoxe. La dualité du singulier et
du paradigniatique, inscrite dans le roman, entraîne que celui-ci soit son
propre questionnement : il engage d'autres romans, d'autres figurations
anthropologiques, d'autres progrès dans la désignation de la pertinence la
plus générale, d'autres moyens du questionnement.
Ces notations trouvent leurs illustrations dans l'histoire contempo­
raine du roman, occidental et non occidental. La reprise autopoïétique,

85
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

qui dessine ce j eu de rapports entre romans, peut être incongrue. Elle


enseigne cependant, par c ette incongruité, ce que permettent, au
romancier, au lecteur, les indices de l'interdépendance des œuvres :
identifier les moyens minimaux qui permettent à l' œuvre d'allier sa
fonction de prototype et sa fonction de médiation. Ainsi, Kafka sur le
rivage (Umibe no Kafka}1 de Haruki Murakami joue-t-il de quelques
références explicites à Kafka : le titre, un exergue, le personnage prin­
cipal qui se prénomme Kafka. Mais il y a loin de ce personnage aux
personnages de Kafka, comme il y a loin de cet écrivain à Kafka, et
de ce roman aux romans de Kafka - cela n'a pas interdit et même
entraîné que le Prix Kafka soit attribué à Haruki Murakami. Il y a bien
cependant, dans Kafka sur le rivage, interdépendance de littératures et
autopoïesis. L'une et l'autre vont par une manière de nominalisme - le
nom de Kafka devient une sorte d'étiquette qui garantit le kafkaïsme
et qui autorise les commentaires de Kafka sur le rivage à partir de Kafka.
Ce nominalisme traduit un constructivisme. Bien que l'identification
à Kafka ne soit pas probante, elle est l'indice, d'autant plus net qu'elle
est arbitraire, de ce constructivisme. Le choix d'un type d'information,
la référence à Kafka, fait d'autant plus information qu'il est arbitraire.
Il ne joue pas comme une indétermination, mais comme une déter­
mination ouverte de la p ertinence et de la médiation. Il ne désigne pas
Kafka sur le rivage comme un développement d'un roman j aponais à
partir des romans de Kafka. Il indique que le dessin du contexte litté­
raire le plus large - fût-il seulement nominal - suffit pour suggérer
cette détermination. Il dispose son retour sur lui-même et fait ainsi
son propre questionnement : qu'en est-il de Kafka quand ce patro­
nyme devient d'abord le moyen d'un j eu nominaliste ? Qu'en est-il
du roman qui use d'un tel nominalisme ? Il n'y a pas de réponses à ces
questions, ou ces réponses sont doubles : l' œuvre, qui pratique cette
autopoïesis, définit Kafka comme le point de départ et, en conséquence,
la limite de son développement ; elle apparaît aussi comme le possible
littéraire qu ' autorise ce j eu nominaliste. L'interdépendance se dit ainsi

1 . Haruki Murakami, Kafka rnr le rivage, Paris, Belfond, 2006. Éd. or. 2002.

86
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

comme le contact de divers mondes littéraires. Chacun de ces mondes


conserve son autonomie et sa spécificité, en même temps qu'il s'inscrit
dans la multiplicité des œuvres et des mondes.
Ce choix porte une question, indissociable de perspectives anthro­
pologiques : comment une œuvre, qui choisit d'appartenir à une multi­
plicité nominaliste, placée, dans le cas du roman de Haruki Murakami,
sous le nom de Kafka, figure-t-elle l'effet de cette appartenance ? Kafka
sur le rivage suggère la réponse, à travers l'évocation des meurtres des
chats et à travers l'onirisme du personnage de Kafka Tamura. Cette évo­
cation et cet onirisme figurent l'unité de la communication entre des
mondes littéraires nombreux et hétérogènes : cette unité se dit selon
l'unité mentale de ces mondes, précis contraire de la séparation des indi­
vidus dans Kafka sur le rivage, et confirmation que cette communication
a pour condition que le roman se définisse selon une ontologie plura­
liste - meilleure illustration du champ de la pertinence la plus large, et
meilleure figuration de la médiation.
Dans une perspective similaire, ce qui est souvent lu dans le roman
africain contemporain comme des signes d'intertextualité qui unissent
ce roman aux littératures occidentales, peut être considéré comme un
exercice d'interdépendance, qui donne au roman africain sa propriété la
plus large, sans qu'il y ait nécessairement à reconnaître des j eux intercul­
turels ou intertextuels contraignants. Dans Étonner les dieux (Astonishing
the Gods)1, Ben Okri livre un roman fable, celui d'une initiation. Il utilise
des arrière-plans qui relèvent tantôt d'une manière de vision antique de
l'espace, tantôt d'un syncrétisme symbolique, qui a des rapports mani­
festes avec la philosophie allemande2• Il n'est pas besoin de parler ici de
citations, de reprises, mais simplement d'indexations d' Étonner les dieux
par ce qui est un j eu nominaliste. Celui-ci doit faire lire le roman selon
l'élargissement de sa propriété de médiation et de sa pertinence. Cet
élargissement n'est pas littéralement écrit.

1 . Ben Okri, Étonner les die11x, Paris, Bourgois, 1 997 . É d. or. 1 995.
2. Pour quelques arguments sur ce point, voir Rosemary Gray, « A moment in
Timelessness: Ben Okri's Astonishing the Gods ( 1 995, 1 997) » , i n A.-T. Tymieniecka, ed.,
A n alecta Husscrlia11a, LXXXV I , 23-3 5 .

87
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

Cette interdépendance des romans a partie liée à une thématisa­


tion internationale : le roman s'identifie comme singulier et désigne sa
contextualisation la plus large, figure de sa pertinence. Les romans, qui
illustrent cette thématisation, jouent tantôt de manière paradoxale de
références proprement nationales, tantôt d'une géographie romanesque
qui est la figuration explicite de la contextualisation la plus large, tan­
tôt de la mise en œuvre d'une somme de références, qui fait du roman
une singularité et une figuration de la globalisation. Dans tous les cas,
est impliqué un jeu réflexif. Le roman construit la double présentation
singulière et universalisante, comme il commande une double lecture,
qui doit être selon la concordance du singulier et de l'universalisant. Le
roman indique que la recherche de la pertinence la plus large, de la pro­
priété de médiation, va contre toute hypothèse d'un discours romanes­
que souverain selon ses traits linguistiques, culturels propres. Il subsiste
un paradoxe : tout cela ne peut s'exposer que selon des références cultu­
relles, identifiées à des singularités. Cette identification autorise l'assem­
blement des singularités, la figuration de multiples intentionnalités, et
leur questionnement.
Ainsi, dans Les Vestiges dujour (The Remains ofthe Day) 1 , Kazuo Ishiguro,
en une démarche paradoxale - elle semble s'attacher à des espaces seu�
lement nationaux -, prend-il pour objets, les habitants et les scènes
de la vie sociale d'un manoir en Angleterre. Rien qui soit plus local,
plus singulier, bien que cela soit donné pour exemplaire d'une certaine
bourgeoisie britannique. Conune Kazuo Ishiguro l'a expliqué, une telle
image de l' Angleterre est donnée selon deux perspectives : l'une, propre
à l'Angleterre, fait lire le roman à la lumière de ceux de G.P.Woodehouse
et selon une distorsion des univers et des arguments de ces romans ;
l'autre est paradoxalement internationale : une telle évocation de
l'Angleterre correspond à l'image que l'on se fait « internationalement »
de ce pays - indissociable de l'internationalisation de l'usage de l'an­
glais. Ce roman déconstruit des images - locales et globales - de
l'Angleterre pour suggérer qu e l'univers des Vestiges du jour doit être

1 . Kazuo Ishiguro, Les Vestiges du Jour, Paris, Presses de la Renaissance, 1 990.


Éd. o r. 1 989.

88
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

celui d'un étrange territoire - où il y a la certitude de la figuration de


la singularité et le dessin « international » du paradigmatique.
La figuration des contextes romanesques plus larges, des contextes
en tièrement internationaux, peut être totalement explicite et comman­
der les définitions des agents et des actions. Jorge Volpi livre, dans Le
Temps des cendres (No sera la Tierra}1 , une histoire mondiale et géopoliti­
que. Il met en évidence ce que supposent une figuration romanesque de
la mondialisation et une figuration de ce qui est la condition de cette
première figuration : faire de la dualité du singulier et du paradigma­
tique - qui se confond ici avec l'évidence du monde dans toute son
étendue - le moyen d'une organisation des données romanesques en
réseau. Celui-ci dispose à la fois la dispersion et la cohésion : quelles que
soient son étendue et sa complexité, il est pensé comme étant d'un seul
tenant. Cette thématisation du global et du multiple peut encore entraî­
ner une construction à la fois destructurée - la forme d'un diction­
naire - et totalisante par les parcours qu'elle dessine, en même temps
qu'elle fait du roman une variante de lui-même, au gré des langues dans
lesquelles il est traduit. L'évidence du paradigmatique - le global -
est d'autant plus nette que le roman ne cesse de disposer des singula­
rités - des variations, acceptées par l'auteur, au gré des traductions.
Ainsi, Milorad Pavie, dans son Dictionnaire khazar (exemplaire androgyne),
construit-il un triple dictionnaire - chrétien, musulman, juif -, pré­
sente-t-il une série de personnages qui figurent également un interna­
tionalisme, et, suivant la langue de ses traductions, offre-t-il des éléments
conclusifs différents. L'ensemble se veut à la fois une série de singula­
rités, une manière de singularité absolue comme objet romanesque, et
une exposition de tous les p aradigmes culturels, qui se composent en
un vaste paradigme - paradoxalement ce roman même. Le Dictionnaire
khazar dispose une condition à tout cela : sa singularité doit varier selon
les langues dans lesquelles il est traduit. Il y a là un autre paradoxe de
la singularité. C ' est parce que le lecteur peut entrer, dans un tel roman,
comme dans un rêve selon sa langue - le rêve qui permet le parcours

1 . Jorge Volpi, Le Temps des cendres, Paris, Le Seuil, 2008. É d. or. 2006.

89
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

de la disparité et du réseau -, qu'il peut échapper à sa propre situation


singulière, à sa propre langue - il le fait grâce à un objet qui est radi­
calement singulier 1 •
Que les romans soient d e tels recueils indissociables d e l a mondia­
lisation littéraire n'exclut pas que leurs paradoxes soient encore lisibles
suivant les partages des grandes aires culturelles, suivant les partages lin­
guistiques et nationaux, suivant les partages des grandes caractérisations
du roman depuis le x1x< siècle. On a ainsi dit, particulièrement les roman­
ciers mêmes, de manière constante, la centralité du roman dans la créa­
tion littéraire aujourd'hui, que l'on désigne la littérature mondialisée ou
des littératures de définition plus restreinte. Cela se formule autrement :
cette commune réorganisation du roman, qui a été décrite sous le signe
d'une autopoïesis explicite et sous celui du supplément d'énonciation,
est aussi caractérisable selon les traits des cultures nationales auxquelles
appartiennent ces romans. C'est une remarque qui relève de l'évidence
pour Salman Rusdhie, Milorad Pavie, Patricia Grace. Elle n'est pas moins
manifeste pour les autres romanciers qui ont été cités - Rodrigo Fresan,
Haruki Murakami, Kazuo Ishiguro. Ce type de constat peut s'interpré­
ter de bien des façons - entre autres, selon le refus de considérer les
changements contemporains de la situation du roman2• Dire la centralité
du roman n'est alors que se référer à la tradition européenne du roman,
ainsi que l'illustre Milan Kundera3• Dire cette tradition revient à placer le
roman hors d'un j eu d'extension de sa pertinence possible, à restreindre
la dualité du singulier et du paradigmatique à quelques romans, tenus
pour exemplaires, et dont on dit qu'ils font lire le développement même
du roman. Font alors défaut un j eu de désidentification d'avec la litté­
rature instituée et le choix manifeste de l' autopoïesis. Ainsi, une histoire
du roman contemporain ne doit-elle pas être celle de la manière dont le
roman identifie sa propre continuité - c'est là dire l'histoire du roman

l . On notera que, dès lors qu'il y a ces traductions du roman et ces conclusions
différentes, la langue originale devient une des variables linguistiques et le texte original
une des variantes.
2. Parmi les romanciers qui se tiennent à la thèse de la centralité, citons
Milan Kundera, Mario Vargas Llosa.
3. Milan Kundera, L'Art dii ro111a11, Paris, Gallimard, 1 986.

90
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

selon un certain codage. Elle doit être l'histoire de la construction de la


pertinence la plus large et c elle de cette désidentification.
La pertinence systémique est aussi inséparable des dispositifs de
lecture que le roman programme. Il suffit de rappeler Jorge Volpi,
Milorad Pavie, Kazuo Ishiguro : tous les trois construisent leur roman
sur un jeu réflexif obligé de la part du lecteur - ce j eu porte sur la
façon d'accorder les univers culturels qui sont identifiés dans le roman,
autrement dit, sur la pertinence la plus large de ces romans. Que ces
romans usent souvent de stéréotypes culturels - et même essentiel­
lement, s'agissant des Vestiges du jour -, n'engage pas, comme l'aurait
suggéré la vulgate critique attachée au nouveau roman et au roman
postmoderne, une dépendance idéologique ou culturelle, mais apparaît
comme un des moyens que se donnent ces romans pour induire un j eu
réflexif. Parce qu'il est l'évidente figuration arbitraire de tels stéréoty­
pes, le nominalisme, qui a été reconnu dans les jeux internationaux des
romans de Haruki Murakami, dans les transferts littéraires que présen­
tent les romans postcoloniaux, particulièrement africains, est aussi une
incitation à un tel j eu réflexif. L'inévitable de ce j eu réflexif instruit : le
roman contemporain ne s'inscrit pas dans un débat sur la certitude ou
l'absence d'une référence - certes, le nominalisme peut appeler ce type
de débat -, ni sur son propre arbitraire. Il s'inscrit dans un débat sur sa
pertinence. Cela implique une dépendance du roman au dehors. Cette
dépendance se lit suivant des j eux de médiation et suivant le question­
nement qu'ils induisent.
Perspectives anthropologiques : le meilleur moyen de lier le roman à la
figuration la plus large de la pertinence consiste à rapporter explicite­
ment cette figuration à des données anthropologiques, celles qui définis­
sent, dans une culture, le statut de l'être humain, ses pouvoirs cognitifs, et
ses rapports avec l'autre, humain, animal, celles qui définissent le champ
de la représentation et de l'autoreprésentation, que se donne l'homme
dans une société, le champ des représentations temporelles, et le champ
des représentations de la communauté. Grâce à ces représentations,
l'agent humain p eut s'identifier, agir, se situer par rapport à autrui, et se
reconnaître membre d'une communauté. Ces données anthropologi­
ques peuvent être présentées pour elles-mêmes - il y a ainsi un roman

91
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

anthropologique ou ethnologique, avons-nous noté 1 . Elles sont, de fait,


constantes. Elles constituent des déterminations des romans, de leurs
représentations des suj ets, des agents, des actions, des obj ets. Aussi, le plus
souvent, sont-elles présentées, singularisées, individualisées à travers les
personnages, à travers les agents du roman. Dans une société « réelle » ,
l'anthropologue constate cette singularisation, cette individualisation ;
il les lit suivant des perspectives généralisantes. À l'inverse, le roman
prête une fonction spécifique à la singularisation et à l'individualisation.
Celles-ci permettent, d'une part, d' explicitement représenter des indi­
vidus selon des données anthropologiques, et, d'autre part, d'identifier
le roman à une présentation réflexive de ces données. Aussi, le roman
peut-il devenir, sans qu'il soit un roman anthropologique, une fable
anthropologique - cela fait le j eu réflexif.
Ces notations se reformulent : les données anthropologiques sont
déterminantes ; le roman les reprend de manière réflexive ; il les carac­
térise comme saturant les univers qu'il représente - par quoi, il figure
la pertinence la plus large qui puisse lui être prêtée. Ce traitement des
données anthropologiques reste paradoxal : elles sont rapportées à des
individus, à des singularités, qui sont autant d'amoindrissements de la
portée de la pertinence et autant de questionnements des perspectives
anthropologiques. Par quoi, le roman est critique de ses propres cadres,
de ses propres déterminations anthropologiques - d'une manière vaine
puisqu'elles sont indépassables ; d'une manière qui fait cependant du
roman une sorte de jeu alternatif face à ces données, face aux mondes
dans lesquelles elles s'inscrivent. Il faut rappeler Defoe : il lui a suffi de
déplacer le personnage romanesque, de le situer dans une île, où il se
trouve sans autre, pour que ce j eu alternatif apparaisse explicitement. Cela
se lit également - et d'une façon constante - dans le roman contem­
porain. C'est à ce type de déplacement que procède Kazuo Ishiguro
dans Les Vestiges du jour en soumettant des scènes de la vie anglaise à une
perspective anglaise internationalisée. C'est encore à ce type de dépla­
cement que procède Ahmadou Kourouma dans En attendant le vote des

1 . Voir s11pra, p. 33, 69.

92
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

bêtes sauvages : il fait lire la politique contemporaine en Afrique et les


croyances mutuelles suivant un déplacement qui implique l'Occident.
La question et la reconnaissance de la pertinence supposent l'identifica­
tion d'identités culturelles et leur stabilité ; la pertinence et le paradig­
matique se figurent comme les réponses au constat et à l'exposition de
la diversité de ces identités.
L'histoire du roman occidental est, depuis le x1x• siècle, l'histoire de
ce j eu alternatif, qui suppose touj ours singularisation et individualisa­
tion des données anthropologiques, c'est-à-dire, au total, insistance sur la
représentation de l'individu, seul moyen de restituer, sous la forme d'un
questionnement, leur valeur paradigmatique aux données culturelles et
anthropologiques. Cette histoire est aussi l'histoire du choix des don­
nées anthropologiques qui sont soumises à la réflexivité du roman. Ainsi,
lorsqu'on dit les grandes poétiques et esthétiques romanesques, on dit
divers types de choix. Réalisme : l'accentuation anthropologique porte
sur les cadres cognitifs, sur la caractérisation du personnage romanesque
comme suj et connaissant. Modernisme : l'accentuation anthropologique
porte sur les cadres temporels de la caractérisation de l'humain. Nouveau
roman, postmoderne : l'accentuation anthropologique porte sur le langage.
L'homme se définit comme l'homme de paroles ; l' écrivain se définit,
en conséquence, de la même manière. Ces diverses accentuations sont
autant de moyens de figurer la pertinence la plus large. Elles sont aussi
autant de moyens, précisément à cause de cette figuration, de donner
les romans con1n1e autonon1es, autosuffisants, riches d'une organisa­
tion de sens complète, parce qu'ils autorisent réflexivité et pensée de la
pertinence.
Le roman contemporain sait tout cela. Dans la recherche de la
pertinence la plus large, il ne peut être que selon un j eu réflexif sur
toutes les accentuations des données anthropologiques, sur ce qu'im­
pliquent ces accentuations, sur les unités qu'elles permettent de dessi­
ner, et sur ce que commandent un tel j eu et ses conséquences. Aussi, la
recherche de la pertinence la plus large, dans le roman contemporain,
est-elle spécifique. Elle n'exclut aucune des accentuations antérieures.
Elle rejette toute accentuation exclusive, à l'inverse de ce qu'ont fait le
modernisme, le nouveau roman, le postmoderne, là en amoindrissant les

93
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

perspectives réalistes, ici, en plaçant le roman sous le signe d'une contre­


anthropologie et en s'attachant souvent à l'affirmation de l'effacement de
la figure humaine1 • Le roman contemporain apparaît comme une sorte
de totalisation des accentuations anthropologiques, en même temps qu'il
tire de cette totalisation l'indication d'une figuration anthropologique
originale. Cela s'illustre par les romans de Rodrigo Fresan, par les romans
de la Caraïbe - ceux d' É douard Glissant, de Patrick Chamoiseau -, par
ceux de Salman Rushdie. Les reprises de modalités d'écriture, propres à
la littérature occidentale - ainsi de la réflexivité -, autorisent l'iden­
tification d'une accentuation anthropologique qui relève de l'Occident.
Cette accentuation n'exclut pas l'évidence de figurations anthropo­
logiques étrangères à l'Occident, particulièrement à partir de rappels
de croyances. La multiplicité des accentuations fait le questionnement
de chacune d'elles et le dessin non pas du dépassement des figurations
anthropologiques, mais celui de perspectives cognitives, figurations ori­
ginales de la médiation. Perspectives cognitives, figurations originales de
la médiation se lisent selon les représentations des rapports de soi à soi, de
soi à autrui, d'autrui à autrui, dessinées suivant les divers lieux des iden­
tités culturelles, suivant l'observation de diverses pratiques culturelles.
Ainsi, Tout-monde2, manière de vaste encyclopédie, ne doit-il pas se lire
seulement, suivant la suggestion de son auteur, É douard Glissant, comme
l'illustration d'une poétique de la relation. Il doit être considéré selon ce
qu'implique le titre Tout-monde : non pas comme une totalisation, mais
comme une représentation qui serait celle de toutes les singularités de
cette encyclopédie - autrement dit, une métareprésentation originale :
elle a pour conditions plusieurs perspectives anthropologiques.
La pertinence la plus large, la propriété de médiation la plus grande
font l'autorité, la constance et l'actualité du roman contemporain. Autorité
du roman : s'il est vrai que le roman est un j eu de réflexivité anthropologi­
que, il figure, dit, expose cette anthropologie - il est comme la figuration
du maximum de la réflexivité qu'une société, une culture, des sociétés,
des cultures puissent livrer d 'elles-mêmes. Cela explique que le roman

1 . On rèconnaît les thèses d'Alain Robbe-Grillet et celles de Michel Foucault.


2. É douard Glissant, Tout-monde, Paris, Gallimard, 1 99 5 .

94
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

contemporain, sans jamais se placer sous une symbolique de la totalisa­


tion, se donne cependant pour adéquat à l'ensemble d'une culture, de
cultures, alors qu'il ne peut représenter cet ensemble. Cela s'illustre autant
par Rodrigo Fresan que par Salman Rusdhie et Ahmadou Kourouma.
Constance : quelles que soient les variations de l'accentuation placée sur
les données anthropologiques, quels que soient les changements de ces
données anthropologiques, le roman offre ou implique toujours la figu­
ration de l'être humain - figuration paradigmatique, par excellence.
Actualité : si l'on dit à la fois la pertinence la plus large et la constance,
on dit inévitablement l'actualité. On fait encore entendre l'accentuation
sur les données anthropologiques caractéristiques de tel moment. Cette
accentuation, parce qu'elle porte sur les données anthropologiques, se
présente elle-même comme un « interprétant » auquel il convient de
prêter une propriété universelle. Aussi, le réalisme se donne-t-il de toutes
les réalités. Aussi, le temps du modernisme est-il de toutes les époques
- c'est pourquoi, une journée dans la vie d'un homme à Dublin peut
être une somme des temps. Aussi, la langue du postmoderne est-elle de
toutes les langues - cela autorise à poursuivre avec les visions unifica­
trices des littératures, que Borges avait placées à la fois sous le signe de
la somme des temps et sous celui de l'unité des langues. Aussi, le roman
contemporain, alors même qu'il se donne, par les références aux données
anthropologiques, la pertinence la plus large, décrit-il des univers plura­
listes par les accentuations sur les données anthropologiques, par le dessin
des identités qui en résulte, par le fait qu'aucune accentuation anthropo­
logique seule, ni aucune identité culturelle seule ne sauraient constituer,
représenter, figurer un cadre englobant de l'existence collective.
L'accentuation des données anthropologiques, alors même qu'elle
permet au roman de se donner la pertinence la plus large, autorise, par le
jeu de l'individualisation, de la singularisation, une représentation de ces
données suivant des identités - ce qu'on appelle les identités collectives,
communautaires. Ces identités sont elles-mêmes rapportées à des p erson­
nages, à des individualités - elles sont elles-mêmes singularisées. Ainsi,
dans En attendant le vote des bêtes sauvages, Ahmadou Kourouma fait-il
de cette singularisation un principe de description des divers personna­
ges, particulièrement des dictateurs, selon un double but : récuser toute

95
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

autorité d'un discours culturel ; indiquer que l'identification culturelle


ne fait identité que lorsqu'elle est subjectivée, particularisée. Ainsi, le titre
Mantra de Rodrigo Fresan désigne-t-il, à travers un personnage et en un
rappel du bouddhisme, le roman lui-même et son pouvoir d'appeler, de
protéger bien des univers. On n'est ici ni dans la croyance, ni dans une
manière d'interdiscursivité. On est dans une construction qui fait droit
à la diversité des accentuations anthropologiques et même des anthro­
pologies, sans que le roman cesse d'être une singularité. Mutatis mutandis,
le même type de lecture peut être proposé de Biblique des derniers gestes1
de Patrick Chamoiseau et des Enfants de minuit de Salman Rushdie. Là,
le roman entend figurer, selon la Caraïbe, l'ensemble du monde histori­
que et antéhistorique - le roman seul est l'enveloppe nominale d'une
somme de données anthropologiques, d'identités culturelles et de fables
ou d'allégories historiques, qui se composent selon leurs propres perti­
nences, selon leurs singularisations, selon la singularité qu'est ce roman.
Ici, le roman de l'Inde obéit aux mêmes types de j eux et aux mêmes
types de caractérisations. Les références anthropologiques et culturelles,
parce qu'elles sont des figurations spécifiques de l'humain, sont les possi­
bilités mêmes de ces singularités romanesques qui s'offrent aussi comme
de vastes déploiements de la pertinence.
Par ces perspectives autopoïétique, systémique et anthropologique, le
roman est triplement exemplaire : d'une actualité qui n'apparaît jamais
exclusive du passé, ainsi que l'illustrent les romans de Patricia Grace ;
d'un monde divisé qui est l'exacte occasion de la construction d'un sup­
plément d' énonciation, auquel est prêtée l'application la plus large - où
il y a le principe d'écriture d' En attendant le vote des bêtes sauvages d' Ah­
madou Kourouma ; de mondes engagés dans la rivalité des figurations
anthropologiques et, en conséquence, dans la rivalité des figurations de
la pertinence, mais accordés selon la recherche d'une pertinence - c'est
cela qui rend possible la j uxtaposition de divers types de références dans
Le Dictionnaire khazar de Milorad Pavie. Ces paradoxes sont liés à la
dualité du singulier et du paradigmatique. La reprise des discours et des

1. Patrick Chamoiseau , Biblique des derniers gestes, Paris, Gallimard, 2002 .

96
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

représentations, que permet l' autopoïesis, autorise, au roman, l'ouverture


d'un espace de liberté et d'autonomie, qui, elle-même, autorise les choix
des indices de la médiation la plus large. La disposition d'une actualité
certaine et d'une médiation ouverte distingue ce j eu du simple j eu pro­
prement littéraire du roman de la tradition du roman, postmoderne, en
particulier : ce dernier jeu amoindrit la portée de la dualité du singulier
et du paradigmatique - ainsi de Contre-jour (Against the Day) 1 • Ce roman
de T homas Pynchon présente des références très disparates, mais il les
rapporte à l'univers fictionnel qu'il constitue et qui se donne comme
un univers englobant : le rapport autopoïétique à la littérature est ici un
rapport sans dés.identification ; il se confond avec la reconnaissance de
l'ordre sociosymbolique que définit la littérature instituée.

S I N G U L I E R , PA R A D I G M AT I Q U E , C O N T I N G E N T, F O RT U I T,
ET PETITE TY P O L O G I E DES H I STO IRES QUE D I SENT
L E S RO M A N S C O N T E M P O R A I N S

L e roman contemporain n'efface ni l e défaut d'inférence du sin­


gulier au général ni l'identification du singulier au contingent. Il dis­
pose cependant le singulier de telle manière que ce!l1�::: cj deYienne une
figure implicitement saturante des univers du roman. À la figuration
du singulier, peuvent être rapportées toutes les données de ces univers :
suj ets, objets paraissent sans hiatus. Remarquables sont, dans cette pers­
pective, les romans de Roberto Bolaiio. Le singulier est tel personnage,
la poétesse disparue dans Les Détectives sauvages (Los , detectives .�alvajes)2,
tel événement ou telle série d'événements, ceux de l� dictature,}dans La
Littérature nazie en Amérique (La Literatura nazi en Amé�ca)3, tel ensemble

1 . Thomas Pynchon, Contre-jour, Paris, Le Seuil, 2008. Éd. or. 200f:i.


2. Roberto Bolano, Les Détecti11es sa1111ages, Paris, Bourgois, 2000. Ed. or. 1 998.
, 3. Roberto B olano, La Littérature 11azie en Amérique, Paris, Bourgois, 2003.
Ed. or. 1 996.

97
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

de personnages qui, par leur proximité et leur complémentarité, dési­


gnent tous les possibles de l'univers du roman - 2 666. Par cette satura­
tion, le singulier apparaît, de plus, comme ce qui désigne l'indicible du
paradigmatique : la poésie et son poids axiologique ; la liberté ; le fait de
l'être humain. L' équivalent de ce jeu de saturation selon le singulier, qui
peut être multiple, se lit dans la figure du narrateur télépathe, dans Les
Enfants de minuit de Salman Rushdie, ou dans la figure de Shalimar, dans
Shalimar le clown. La différence est nette avec le roman du XIX0 siècle :
le personnage de ce roman n'est pas un personnage saturant ; il est un
personnage engagé dans les représentations du réel.
· ·Ceites-;Ie-romàll-contemporam s' attacliëenëcrre manifestement à des
cas - la poétesse des Détectives sauvages, les enfants des Enfants de minuit,
nés au même moment, Shalimar et son histoire de meurtre. Ces cas ne
sont pas cependant les moyens d'une casuistique. Ils sont les moyens
de figurer qu'ils sont cela qui attend une expression - cet ensemble
que constitue le roman. Ils rendent le roman possible. Ils mettent en
évidence que l'expression - ce roman et ses jeux de hasard et de for­
tuit - vient s'aj outer comme une sorte d'incorporel - on est hors du
« représentationnisme » - à l'univers du roman et rend possibles les

liens des sujets, des objets, le fait qu'ils constituent un monde. Dans cette
perspective, le hasard et la nécessité apparaissent comme les moyens de
jus � i �n, la donné� romanesque : c:;Ue-ci ���e fait ;
_
elle doit etre repnse dans (in mon§�_Q >n est_ a rüpposê des procMures
.
du roman du XIX0 siècle : i de.s mondes, des exprimés, sont attribuées
des expressions : c'est ce qu'il faut entendre par la concordance du mot
avec la chose, dont se réclame le réalisme. De la tradition du roman et
du postmoderne au contemporain, change le traitement du singulier : là,
la rature de t9ut lien explicite du singulier au paradigmatique ; ici, un
singulier inséparable de nombre des données du roman. Là, �n singulier
qui désigne un défaut de rapports et qui, par là, implique quelqÜ�
verseI;U:1�-un sillgulier qui renvoie à. ou qui n'est pas dissociable d'une
série de rapports, elle-même figure de ce qui p��sê Eoute singularité. Là,
un questionnement selon le singulier � comment aller du singulier au
, paradigmatique que porte ou qu'implique le roman ? Ici, le sin�i��fait
, le questionnement non pas de la dualité constitutive du r�n, n�ais de

98
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

cela que le roman présente ou représente - toutes ces relations qu'ex­


p osent Les Détectives sauvages, 2 666, et qui n'ont de justification que p ar
le personnage absent, chaque fois, ��-E�rsonnage _d'éc:r���i n, auxquelles
elles se rapportent.
Des lors que l'on dit ces deux types d'exposition et d'usage de la
dualité du singulier et du paradigmatique, dès lors que l'on dit son subs­
titut, la dualité du hasard et de la nécessité, on dit deux manières dis­
tinctes que le roman a de présenter son histoire. La différence tient dans
les identifications du fortuit, du contingent, et dans les significations
qui leur sont prêtées. Indissociable de l'organisation selon le hasard et la
nécessité, réponse à l'incomposable du singulier et du paradigmatique,
le fortuit est ce par quoi va le roman, en même temps qu'il suppose ce
qui le contredit : être pris dans un récit. Cette inscription du fortuit
dans un récit organisé est paradoxale dans le roman moderne, moder­
niste, postmoderne, et sans paradoxe dans le roman contemporain. On
revient à la notation suivant laquelle ce roman répond d'une impasse de
la tradition du roman moderne, moderniste, postmoderne : là, un dis­
positif romanesque qui ne construit pas une figuration de la médiation
et n'indique pas la pertinence de la dualité du hasard et de la nécessité ;
ici, des ensembles romanesques qui font de cette dualité le moyen d'une
figuration multiple de la médiation.
Il est des hasards et des rencontres de hasard, dans les romans de
Roberto Bola:fio et de Salman Ru�h.qie. Ces hasards s'exposent selon un
récit ; cela fait la construction dÛ forW.rt:\ Ce fortuit, parce qu'il est indis­
sociable de ces rencontres, est aùssi=Ûrî J eu d'échos, de correspondances,
qui font résea�ce �âitn.e âessineauc�-;:; ;;r� � l!;s <?�ligf.;Ir�QP'ei_

de &finir l'ensemble l1:lfl"ati[ conune u11e sorte . çl jlan/co �\fJJ. ;tJl:l(__
__

événements� actions:-�t non pas seulement conune le rnoyer{-ae dire leur


série. On a là la réponse à la dualité qui vient d'être caractérisée à propos
du roman moderne, moderniste, postmoderne. Dans le récit du réseau
et du plan commun, le fortuit apparaît indissociable de rapport_� qu� _!�­
peuvent être présentés ni comme nécessaires, ni comme calculés, et qui
sont cependant donnés pour manifestes et pour inséparables du dévelop­
pement du récit - autrement dit, de sa temporalité. Celle-ci transpose,
en des jeux de synchronie et de dyschromie, la présentation du fortuit et

99
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

du réseau. Fortuit et réseau dessÎnfil:l.-t-une-manière-d�-to1aj�ation multiple.


Ils �?n_s!!�1:1ent -E' c:_a__qr.e: dtuo111�n ..Le lecteur lit selon ce cadre - for­
tuit et réseau sont des contraintes de lecture. Ce cadre est définitoire des
romans ; par quoi, ceux-ci apparaissent sans aucune discontinuité, quelles
que soient les ruptures �arratives qu'imposent hasard et nécessité - la
nécessité se lit par Ja- c()hésipn même que dessine le roman.
Ainsi, 2 666 de Roberto Bolafio compose-t-il arbitrairement cinq
histoires. Ces histoires ont sans doute un point de rencontre, la ville de
Santa Teresa, double fictionnel de la ville mexicaine de Ciudad Juarez.
Ce point ne défait ni le hasard ni le fortuit ; il les confirme. Ville des
femmes assassinées - comme la ville de Ciudad Juarez -, Santa Teresa
vaut sans doute pour la violence qu'elle représente ; elle vaut aussi
comme la récusation de toute nomologie et comme la contre-écriture
de tout mythe latino-américain - est ici dénoncé le type de symbolique
unitaire que propose Gabriel Garcia Marquez avec Cent ans de solitude
(Cien anos de soledad) ' . Reste la contiguïté des cinq récits principaux,
eux-mêmes compositions de beaucoup de hasards. �- une
année à venir 2 666, qui est une manière de contre-indication : cela qui
nie toute finalité temporelle. Reste l' écrivain, celui qui est l'obj et de
recherches critiques et, par là, occasion de multipl_es hasards, figure des
r'!EE.-<;U:.ts J�a1:1!r:�i _e� <l_l1 t_?� autre, Qgu;·
__ d��- que fait la litrer-;ture :
représ_: nter la �pibilitLd_e _la m_édiatio11,_ _q!lj� nements,
_
_ _

actions -comme inévitables - le dessin de la nécessité se confond avec


celui du dessin de tout rapport. Perspectives symboliques et axiologiques
sont hors d'une nomologie explicite et lisibles selon ces seuls rapports et
cette figuration de la médiation. Le roman ne dit pas la recherche d'un
habitat, d'un accord avec le monde, mais cette médiation selon le hasard,
qui entraîne .<1.l!�Jes intentionnalités hu��aines deviennent manifestes et
entrent �� -c-or:�_s.P ?�� ice.-�fa -c o��tio�èfëTa-fonction de
la littérature, que définit la partie du roman consacrée aux lecteurs et
aux critiques.

, 1 . Gabriel Garcia Marquez, Ceut ans de solitude, Paris, Le Livre de poche, l 973.
Ed. o r . 1 967.

100
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

Les Enfants de Minuit peuvent être lus, mutatis mutandis, suivant le


même type de logique. La dualité du hasard et de la nécessité est figurée
par des personnages conçus comme des liens de hasard des actions et
des événements et cependant capables de lire les indices de l'inévita­
ble - le personnage narrateur et protagoniste, Saleem Sinaï, télépathe
au nez énorme ; le personnage de Tai, qui prédit l'avenir ; les enfants,
Saleem et Shiva, obj ets d'un échange de hasard, qui fait confondre leurs
identités et où se lit une destinée ; Aadarn Aziz, qui, par sa profession
- médecin -, se trouve comme en rupture avec sa propre société : il
est l'homme des rencontres et celui du regard qui sait, selon la science,
ce qui doit advenir. La dualité du hasard et de la nécessité est celle même
de l'histoire de l'Inde, étrange par sa complexité - d'autant plus étrange
d'autant plus complexe qu'elle est vue à travers une série de récits fami­
liaux, qui placent les vies sous le signe de l'inévitable. Il faut reconnaître
là des manières d'allégories historiques, qui laissent cependant entière
la question de l'histoire unique que constitueraient ces histoires, et de
leur rapport avec un discours de l'histoire. Si l'histoire doit être dite,
elle ne peut l'être que de manière fantasmée. Cela ne fait pas entendre
que l'histoire serait en elle-même une manière de fiction - elle est
bien réelle. Mais la saisir et l'exposer, voilà qui relève du fantasme. Cette
histoire ne peut être qu'une histoire d'individus. La nécessité est dési­
gnée par la constance même de ces personnages, par le fait qu'ils sont
pris dans des séries d'événements, que ces événements, aussi disparates
qu'ils soient, forment leur destinée commune, bien que cette destinée ne
puisse être systématiquement présentée. L'histoire fantasmée se précise.
Elle n'est pas l'histoire entièrement confondue avec la fiction. Elle est
l'histoire qui fait fantasme ou le suppose, parce qu'elle est l'histoire des
proximités dans le temps et dans l'espace, parce qu'elle permet de dire
l'absence d'appropriation de l'histoire, et, par la refiguration de l'histoire
qu'elle autorise, la certitude de l'appropriation de l'histoire - les nais­
sances de minuit, le j our de l' Indépendance de l'Inde, dans Les Erifants
de minuit,justifient une telle lecture. La figuration de cette appropriation
est selon le fortuit, selon le dessin des rapports entre les personnages,
selon une vaste figuration de la médiation. L'histoire, que présente le
roman contemporain, est celle d'une cohésion certaine, d'une nécessité

101
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

qui ne va que selon l'ouverture d'un questionnement - il faudrait dire


une nécessité faible.
Bien que ces romans de Roberto Bolano et de Salman Rushdie puis­
sent être comparés par leurs intrigues, qui ne supposent aucun jeu infé­
rentiel constant, par les reprises de certains éléments de ces intrigues, par
les rapports de duplication qui unissent certains personnages, aux romans
déconstruits du postmoderne, ils ne sont en rien des présentations de la
déconstruction et de l'usage du fortuit que celle-ci suppose. Le roman de
la médiation donne l'image de la dispersion et de la place des hommes
selon plusieurs systèmes de référence, symboliques, religieux, politiques,
culturels, selon plusieurs histoires, apparentés par le hasard. Ce roman fait
du hasard une figuration de la saturation du monde par l'homme, par la
littérature, comme ces romans se donnent pour saturés par leurs propres
diégèses. Le récit du hasard, entièrement singularisé selon ses propres don­
nées, selon ses propres signes, est celui d'un monde plein, présenté, par là,
comme celui de la nécessité et comme disponible à toute médiation.
La question, que portent ces romans, est celle du lieu de la parole,
du témoignage, puisqu'aucun point de ce monde ne peut fixer, seul,
une identité des événements, des actions, des personnages. Le hasard
est une puissance de récit, de représentation d'univers, qui ne fait pas
identifier les disparités des récits et des univers à des dichotomies. Ainsi,
plusieurs mondes vont avec les mêmes agents et les mêmes choses ; les
mêmes agents peuvent être absolument différents les uns des autres et
différents en eux-mêmes. Cela est illustré, dans 2666, par les diverses
interprétations proposées de l' écrivain : celui-ci est bien constamment
lui-même ; il est cependant des identités différentes selon les mondes
de ses lecteurs alors que personne ne l'a vu - il est paradoxalement
une manière d'inexistant. Qu'il apparaisse dans la dernière partie du
roman - l'inexistant devient un existant - définit l'inexistant comme
la puissance des diverses catégorisations et des diverses identités. On
peut relire, dans cette perspective, l'argument de Shalimar le Clown : il y
a une histoire de hasard - l'amour et la mort ; il y a les identités diver­
ses de mêmes singularités. Elles font plusieurs mondes. Elles les met­
tent en communication par la constance des singularités. C'est là le seul
moyen de dire auj ourd'hui l'assemblement du Cachemire et de l'Inde ;

102
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

le roman ne se donne pas cependant pour !'instaurateur de cette présen­


tation de l'histoire contemporaine de l'Inde. C'est cela qu'il faut com­
prendre par le fait que le personnage de Shalimar apparaît, réapparaît en
Californie - l'histoire, si on entend simplement la présenter, est d'abord
une apparition 1 • Le fortuit est une triple j ustification du roman, que l'on
dise Roberto Bolano ou Salman Rushdie. Il est le moyen paradoxal de
l'organisation du roman. Il est l'indication de l'inévitable inachèvement
des univers du roman. Il fait définir le roman comme la recherche de
la symbolique qui ferait de la terre une vaste médiation, un site, divers,
indispensable à tout récit du temps et à toute réflexion sur soi. La terre
se caractérise comme se caractérise le roman.

F O RT U I T, I D E N T I T É , R E L AT I O N , C A T É G O R I S AT I O N

Romans modernes, modernistes, p ostmodernes, romans contem­


porains, tous partagent une histoire du fortuit. Cette histoire assemble
des données qu'elle présente comme contingentes dans la série de ses
temps ; elle apparaît exemplaire parce qu' elle est, par l' assemblement
qu'elle constitue, le traitement de n'importe quelle identité dans un
rapport avec n'importe quelle autre identité. Cela peut être tenu pour la
caractérisation commune d'un j eu relationnel, dans ces romans moder­
nes, modernistes, postmodernes et contemporains. Le roman moderne,
moderniste, postmoderne et le roman contemporain diffèrent cepen­
dant par la propriété, par la pertinence, par la fonction qu'ils prêtent à
cette caractérisation des identités. Cette différence permet un pas sup­
plémentaire dans le traitement comparatif de la dualité du singulier et du

1 . Le roman contemporain à caractère historique rompt avec la tradition du roman


historique parce qu'il refuse d'identifier histoire et explication, histoire et nécessité, his­
toire et enveloppe temporelle du roman, représentation de l'histoire et univers littéraire.
Il restitue, par sa propre fiction, l'incroyable de l'histoire : elle est attestée ; elle est attes­
table ; elle est, à sa manière, invraisemblable : ce qui n'est arrivé qu'une fois ne relève pas,
stricto se11s11, du vraisemblable.

103
Que peut hre une pensée du roman aiyourd'hui ?

paradigmatique et de son substitut, la dualité du hasard et de la nécessité.


Le roman contemporain dessine des identités individuelles communi­
cantes. Le roman moderne, moderniste, postmoderne procède par des
recatégorisations des identités des personnages.
Dans le roman contemporain, les connexions, rendues possibles par
le hasard, ne contribuent pas à la définition plénière des identités, mais
sont congruentes avec ce fait : qu'il s'agisse du roman occidental ou du
roman non occidental, les identités sont, en elles-mêmes, des formes de
relation1 • Toute identité est singulière et entre dans une relation diffé­
rentiante avec les autres identités - cela suppose que l'identité soit, en
elle-même, différentiante. Ces constats portent une conséquence : dans
le roman contemporain, même si le récit du roman est homodiégétique,
toute singularité et particulièrement tout suj et sont présentés comme en
extériorité. Il faudrait répéter sur ces points les remarques qui ont été faites
à propos des Détectives sauvages et de 2 666 de Roberto Bolafio, ainsi qu'à
propos des Enfants de minuit et de Shalimar le clown de Salman Rushdie.
Du roman à récit homodiégétique, autrement dit, de la présentation,
donc paradoxale, d'une identité individuelle, subj ective, selon l'explicite
forme de la relation et, en conséquence, selon l'extériorité, La Vélocité des
choses de Rodrigo Fresan offi:e une exacte illustration. Le narrateur de ce
roman est un narrateur flottant. Le narrateur flotte parce qu'il est selon
toutes les relations dans lesquelles il est pris, et qui sont par sa narration
même. Il n'y a pas une identité qui soit son propre absolu. Toute identité
est selon des contiguïtés et des différences, sans que cela implique le
constat de similitudes. Cela définit le narrateur de La Vélocité des choses,
comme cela définit les personnages d'Aadam Aziz et de Saleem Sinai
dans Les Erifants de minuit, et justifie le thème de la télépathie, comme
cela encore définit !'écrivain dans 2 666 c'est pourquoi, on peut s'in­
-

téresser à la vie et à l' œuvre d'un écrivain.

1 . Cette notation ne se co�fond pas avec la « relation », telle qu'elle se définit dans
la « poétique de la relation » d'Edouard Glissant. Cette « poétique de la relation » sup­
pose soit des réseaux, soit des mélanges d'identit� s, qui ne sont, de fait, que l'exempli­
fication du réseau que font les « relations » . Voir Edouard Glissant, Poétique de la relation
(Poétique III), Paris, Gallimard, 1 990.

1 04
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

Ces personnages et les identités existent sans limites dans les univers
de ces romans, comme existe sans limites ce qui habituellement n'appa­
raît pas immédiatement ou n'apparaît jamais - n'apparaît pas immédia­
tement la pensée de celui qui n'est pas là et qui ne parle pas ; n'apparaît
pas le mort. Dans Les Erifants de minuit, par la télépathie, celui qui n'est
pas là et ne peut être entendu, voit sa pensée devinée ; dans La Vitesse
des choses, les morts apparaissent au narrateur. Il serait trop facile de dire
qu'on a là des romans du fantastique ou des romans qui ressemblent à
des romans fantastiques. Il vaut mieux dire : ce qui n'apparaît pas de ce
qui peuple le monde, l'inexistant, tout cela entre dans la forme de la rela­
tion. Le hasard et la nécessité, le fortuit sont les occasions de faire de tels
jeux des événements du roman. L'exemplarité paradoxale du singulier
paraît ainsi, dans le roman, à la lecture du roman, d'autant plus certaine :
le singulier est constante médiation.
À ces deux facons de traiter des différences - des identités -,
correspondent, pour le roman moderne, moderniste, postmoderne, et
pour le roman contemporain, deux types d'identification de la per­
tinence, qui peut être prêtée au roman. On a dit, à propos du roman
contemporain, la division des temps et des espaces, le j eu réflexif qui
ouvre à la responsabilité du lecteur. On a noté les singularités saturan­
tes. Il convient de marquer en quoi le roman, dans son ensemble, est
une figure saturante. Il l' est, d'une double manière. Première manière :
ces romans se donnent pour les présentations de mondes entiers et
même, dans le cas de La Vélocité des choses, de l'au-delà de ces mondes.
La saturation est selon la multiplicité des temps, des espaces, des mon­
des . Seconde manière : les romans présentent les identités comme ce qui
identifie de vastes sites où toutes ces identités viennent. Par les j eux
implicites d'analogie, qui supposent le constat et le maintien des divi­
sions, ils excluent toute systématique narrative, thématique. La satu­
ration est un mode de la rn.édiation, qui donne tel monde pour non
exclusif de tel autre monde. Il y a là la réponse aux fables de la catas­
trophe et de la perte de la domesticité ' . Ces autres mondes se lisent

1 . Par la saturation, les données romanesques peuvent être de tout lieu et de tout
identification temporelle. Sur la domesticité, voir supra, p. 45, 50.

1 05
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

en termes historiques, en termes d'action. Cela permet de désigner un


futur, sous l'aspect du virtuel. Ainsi des romans de Salman Rushdie,
Les Enfants de minuit, Les Versets sataniques : toutes les intrigues dési­
gnent ce qui ne peut être dessiné autrement que selon un futur, l'Inde.
Ainsi de La Vitesse des choses de Rodrigo Fresan : le titre de ce roman
est symptomatique comme l'est son organisation temporelle : le passé
se confond avec le présent pour apparaître comme une puissance du
présent. 2 666 de Roberto Bolafi.o est l'explicite fable de tout cela :
l'écrivain, jusque-là invisible, rej oint, dans la dernière partie du roman,
les autres personnages. Auparavant, il a été le nœud absent des rencon­
tres. Une fois qu'il est apparu, un autre nœud devient manifeste, la ville
de Santa Teresa. Dans les romans contemporains, faut-il aj outer, tout
cela est donné, selon le roman, comme étant dans le monde actuel,
sans que cela impose une esthétique réaliste. Du hasard, du fortuit, est
indissociable un état du monde, qui a sa propre nécessité : ce monde
ne peut apparaître tel que selon ce hasard, selon ce qui échappe à la
règle représentationnelle du roman - que celle-ci soit mimétique ou
antimimétique. Un tel exposé du monde, qu'offre le roman, n'est pas
selon le miroir d'un savoir du monde, bien qu'il suppose et dise des
savoirs. Il se confond avec l' évidence de la médiation et la promesse
d'une pragmatique - celle qui est attachée à toute vie et qu'illustrent
les données biographiques des divers personnages. Cela fait la perti­
nence du roman ; cela confirme la perspective anthropologique ; cela
fait du biographique un support d'identification-médiation.
Un type de roman contemporain illustre ce support et cette possi­
ble médiation par l'accent mis sur le fortuit et sur le thème de la perte
- autant de moyens d' « infinitiser » le possible de la médiation. Ainsi
de Ii·eize récits et treize épitaphes (Thirteen Staries and Thriteen Epitaphs) 1
de William T.Vollmann. Ainsi de Steelwork (Steelwork) 2 et de Petit Casino
(Little Casino)3de Gilbert Sorrentino. Ainsi de Vertiges (Sclnvindel;

L William T. Vollmann, Treize récits et épitaphes, Paris, Bourgois,, 1 999. É d. or. 1 99 1 .


2 . Gilbert Sorrentino, Steelwork. Grenoble, Cent pages, 1 99,9 . Ed. or. 1 970.
3. Gilbert Sorrentino, Petit Casino, Arles, Actes S u d , 2006. Ed. or. 2002.

1 06
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

gefühle) 1 , Les Ém igrants (Die A usgewanderten)2, Les Anneaux de Saturne


(Die Ringe des Saturn)3 de W G. Sebald. Ainsi de la trilogie Millénium
(Millenium)4 de Stieg Larsson. Ces romans sont exemplairement des
romans du fortuit, particulièrement ceux de William T. Vollmann,
de Gilbert Sorrentino, de W G. Sebald. Ils le sont comme peuvent
l' être les vies qu'ils évoquent. Ils le sont comme l'indiquent leurs
constructions, qui vont par des séries de vies, souvent accompagnées
ou simplement tissées d'une méditation sur le fortuit et sur la perte -
figure de la nécessité. William T. Vollmann donne des « épitaphes » .
Gilbert Sorrentino livre des vignettes de vies - toujours exactement
mesurées à un individu. Le roman policier, Millénium, possède sans
doute une vaste et complexe intrigue, une égale enquête. Il est surtout
le roman du fortuit et de ce qui fait événement - c ' est pourquoi, le
personnage principal est un personnage de journaliste. G. W Sebald a
parlé à propos de Nabokov de science des fantômes. Le fantôme pour­
rait se caractériser comme la trace permanente du fortuit, qui peut se
trouver actualisée, et qui devient ainsi du fortuit actuel. Le fortuit unit
la singularité et l' exemplaire par l'attente d'une aube, qui dit la signi­
fication de l' exemplaire : ce lendemain qui sera le j our de la décou­
verte de la dernière vérité - Stieg Larsson -, qui sera le lendemain
de toute vie - c ' est pourquoi, les vies font série, comme le savent
Gilbert Sorrentino, W T. Vollmann, W G. Sebald. Cet « exemplaire » se
confond avec la figuration minimale de l'humain et de son possible.

1. W G. Sebald, Vertiges, Arles, Actes Sud, 200 1 . É d. or; 1 990.


2. W G. Sebald, Les E111igm11ts, Arles, Actes Sud, 1 999. Ed. or. 1 9 � 2 .
3 . W G. Sebald, Les A nneaux d e Saturne, Arles, Actes Sud, 1 999. E d . or. 1 995.
4. Les trois volumes sont : Les Hommes qui , n 'aimaient pas les femmes (Milleni11111 1 ,
Man som hatar kvinno1), Arles, Actes Sud, 2006 . Ed. or. 2005. - La Fille qui rêvait d'un
bidon d:essence et d'1111e al/JJmette (Mille11i11111 2, Flickan som lektc med elden), Arles, Actes Sud,
2006. Ed. or. 2006. - La Reine dap s le palais des courants d'air (l\!fil/eni11111 3, L1ifts/ottet som
sprii11gdes), Arles, Actes Sud, 2007 . Ed. or. 2007.

1 07
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

RO M A N M O D E R N E , M O D E R N I S T E , P O S T M O D E R N E : L I M I T E S
D U PA R A D I G M AT I Q U E E T U S A G E S D E L A C AT É G O R I S AT I O N

Le roman moderne, moderniste, postmoderne illustre, avec le j eu


du contingent, les limites de l'usage de la dualité du singulier et du
paradigmatique. Il fait cependant du constat de cette limite le moyen
de préserver une exemplarité de ses propres données, de ses propres
personnages, des actions, des événements qu'il présente. Il dit ainsi
les explicites impasses de cette dualité ; il en retient cependant le j eu
oppositionnel, pour indiquer qu'il est un app el de poétique. Cette poé­
tique se définit ultimement par l'utilisation et l'alliance du fortuit et du
temporel pour dessiner des recatégorisations des données du roman. Le
roman contemporain apparaît à la fois comme le rappel de cette pra­
tique poétique et cognitive du roman moderne, moderniste, postmo­
derne, et comme son dépassement : il reconnaît pleinement le fortuit.
Les limites de l'alliance du paradigmatique et du fortuit, caracté­
ristiques du roman moderne, moderniste, p ostmoderne, apparaissent
clairement, selon chacune des poétiques et des esthétiques dominantes.
A insi du réalisme : aucun savoir ne peut disposer une unité des univers
diégètiques, selon la reconnaissance cohérente du monde, cela même
que suppose le réalisme. C'est la leçon de Bouvard et Pécuchet. Que les
deux compères soient des copistes a moins un lien avec quelque repré­
sentation de l'écriture qu' avec cette évidence : supposer une telle unité
ferait identifier toute reconnaissance et représentation du monde à un
catalogage, à une nomenclature. A insi du modernisme : il suffit d' entendre
Joyce et Kafka. Ulysse se construit au prix de l'invraisemblance litté­
rale que constitue le monologue intérieur : le roman ne dispose pas le
discours qui validerait ses propres citations paradigmatiques - mythes,
symboles . . . Chez Kafka, quelle que soit la maîtrise du roman à élaborer
les j eux de représentation et de contre-représentation, qui sont autant
d'interrogations sur les lois auxquelles le monde social est identifié,
subsiste une question : à quoi rapporter le pathos qui est indissociable
de ces j eux ? Ainsi du postmoderne : l'ironie ne se confond pas seulement
avec une intention critique et avec une maîtrise de la multiplicité et

1 08
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

de la disparité, qu'exposerait le roman. Elle impose une question : quel


savoir reconnaître d'un monde, de mondes, qui rendent possible cette
ironie ? Ce questionnement, cette limite de la pertinence de l'usage du
fortuit, imposent un constat : hasard, nécessité, fortuit font 1' évidence
d'une manière de deuil ou de vanité du singulier et du paradigmatique
à la fois - autant dire, une manière de deuil du réel et de la littérature,
de la médiation.
Ces limites de la dualité du singulier et du paradigmatique n'ex­
clu ent pas cependant que singulier et paradigmatique soient explici­
tement identifiés, dans le constat qu 'il ne peut pas être dessiné un
lien d'implication du singulier au général. La catégorisation des don­
nées des romans n' est pas cependant effacée. Ainsi peut-on affirmer :
contingentes sont l'histoire et la copie de Bouvard et de Pécuchet,
mais les deux hommes se veulent les hommes du savoir, du paradig­
matique. Contingente est la mémoire de Marcel dans À la Recherche du
temps perdu, puisqu' elle n'est d'abord que de souvenirs 1 ; elle p ermet
cependant de prêter à À la recherche du temps perdu une visée totali­
sante. Contingente est la j ournée de Leopold Bloom à Dublin : elle
n'est précisément qu'une j ournée ; elle est cependant identifiable selon
bien des données qui ont une portée ou une valeur générale - ainsi
des données mythiques et symboliques . Contingents sont les événe­
ments que vivent les personnages de La Vente à la criée du lot 49 (The
Crying of Lot 49) et de L'Arc en ciel de la gravité (Gravity 's Rainboul}2 de
Thomas Pynchon ; les péripéties du premier roman se donnent cepen­
dant selon une ligne narrative nette ; le temps historique du second
est un temps qui fait époque et lien de bien des actions, de bien des
événements .
S 'agissant du roman du XIX" siècle, ces constats ont eu une fo r­
mulation critique exemplaire, qui peut être étendue aux romans du

1 . C 'est cela dont s 'est autorisé Paul de Man pour conclure que l'ensemble de
La Recherche ne disposait aucune figuration de la mémoire. Voir Paul de Man, Allégories
1e la lecture : le langage.fig11ré chez Rousseau, Nietzsche, Rilke et Proust, Paris, Galilée, 1 989 .
E d . or. A l iego ries e f rcading: Fig11ral La11g11age i11 Rousseau, Nietzsche, Rilke, a n d Proust, 1 979 .
2. Thomas Pynchon, L a Ve11tç à la criée d u lot 49, Paris, Le Seuil, 1 987 ; L'Arc en ciel
de la gnwité, Paris, Le Seuil, 1 987. Ed. or. respectivement 1 966 et 1 973.

1 09
Que peut être 11ne pensée du roman aujourd'hui ?

xxe siècle, j usqu'au postmoderne, bien que cette formulation n'ait pas
entendu s'attacher explicitement à la dualité du singulier et du paradig­
matique. Lorsque Marthe Robert place la typologie des personnages
romanesques sous la double figure de l'enfant trouvé et du bâtard, elle
dit d'abord - avant même de justifier cette typologie suivant diverses
sortes d'arguments et suivant les diverses esthétiques du roman - que
ce personnage, quel qu'il soit, est un personnage injustifié, hors para­
digme, et que, cependant, ce défaut de j ustification introduit à une
manière de paradigme - celui qu'impliquent l'identification et, en
conséquence, la caractérisation, suivant des pouvoirs d'action spécifi­
ques, de chacun des types de personnage, le bâtard et l'enfant trouvé1 .
Marthe Robert dispose, de fait, la constance de la notation du fortuit
- bâtard ou enfant trouvé, le personnage injustifié est certainement
placé sous le signe du hasard -, et les manières dont celui-ci commande
l'univers romanesque et le contraint paradoxalement à une typologie. Il
faut comprendre : nécessaire, cette identification du roman et du fortuit
n'est pas suffisante ; elle ne peut pas faire la certitude d'une poétique.
Le fortuit, si l'on entend le laisser à son état de fortuit, est dicible selon
son seul constat, selon sa seule citation. Parce qu'il est étranger à toute
induction et à toute déduction, il n'est pas, en lui-même, le moyen
plénier de l' élaboration d'un roman : il est assez de lui attribuer des
noms étiquettes. Cela s'illustre par je me souviens de Georges Perec2 :
catalogue de souvenirs, de faits, étiquetage de moments fortuits du
quotidien, suivant des nominations publiques. Le fortuit doit devenir
explicitement le fortuit, l'imprévisible. Multiple, de divers moments, il
doit offrir la matière non pas d'un argument, mais d'une série de don­
nées qui se composent selon une chronologie. Pour qu'il soit le moyen
d'une poétique, il doit être pris dans une histoire et, en conséquence,
s'agissant du roman, dans la présentation d'une temporalité . L'histoire,
que rapporte le roman, est d'abord cette présentation du fortuit. Ainsi
dans Bouvard et Pécuchet, dans À la recherche du temps perdu, dans La Vente
à la criée du lot 4 9 et dans L'A rc en ciel de la gravité, dans le flot des copies

1. Marthe Robert, Roman des origines, origines du roman, Paris, Grasset, 1 972.
2. Georges Perec,Je me souviens, Paris, Hachette, 1 97 8 .

1 10
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

absurdes, dans le flot de la mémoire, dans le flot d'un réel qui apparaît
comme une vaste zone neutre, s'inscrivent bien des fortuits - comme
pris dans le setting que constitue une histoire. Le fortuit s' entend tout
autant du roman de l'individu que du roman de la collectivité, du
roman de la biographie que du roman de l'obj ectivisme. Il se construit
selon un défaut de fonction déterminante de son commencement et
de sa conclusion. Peu importent la sémantique et les caractérisations
attachées aux agents, aux actions, aux suj ets, aux obj ets.
La nécessité se dit selon le fortuit même : les événements, les actions
fortuits ont eu lieu ; cela fait leur nécessité. Par quoi, l'histoire du fo r­
tuit est paradoxalement un exemple. Une telle alliance du fortuit et de
la nécessité implique une herméneutique temporelle. Dans le roman
historique, cette herméneutique est manifeste. Roman d'actions,
d'événements qui n'ont eu lieu qu'une fois, le roman historique pose
le problème de leur présentation - figuration de la nécessité - et de
leur recevabilité - rendre crédible cela qui n'a eu lieu qu'une fois. La
nécessité se dit paradoxalement par la singularité ; le hasard - ou la
série de péripéties que fait l'histoire - se dit également de manière
paradoxale : suivant quelque loi, suivant de manifestes j eux de cause
à effet, qui permettent de figurer le vraisemblable. Afin que le fortuit
n'exclue pas une manière de catégorisation, l'absence de nomologie
donne lieu à une sorte de stratégie narrative contradictoire, calculée
selon cette contradiction : ainsi dans Contre-jour de Thomas Pynchon,
l'accumulation des incohérences dans la caractérisation des événe­
ments, des agents, des actions, illustre un tel calcul.
Ce j eu calculé et contradictoire s'applique particulièrement dans
les représentations temporelles : dessiner des déviations temporelles ;
faire de ces dessins les figurations de lieux communs et d'implicites
catégorisations. La temporalité, que porte l'histoire du fortuit, varie
comme varient les esthétiques romanesques, au long de l'histoire du
roman, du XIXe siècle au postmoderne. Ainsi faut-il caractériser comme
distinctes la temporalité du roman réaliste - essentiellement, tempo­
ralité du biographique et de l'historique -, celle du roman moderniste
- essentiellement, temporalité du simultanéisme et, en conséquence,
de l' achronie , celle du roman postmoderne - essentiellement,

111
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

temporalité du recouvrement du présent par le passé. Réalisme : le


biographique et l'historique ne vont pas sans des accidents temporels.
Modernisme : simultanéisme et achronie supposent et autorisent toutes
les déviations temporelles. Postmoderne : le recouvrement du présent
par le passé est en lui-même une déviation temporelle. Ces variations
de la représentation temporelle renvoient à des arrière-plans fort divers
- ainsi des multiples points de vue sur l'histoire et pensées de l'his­
toricité. Elles sont toutes indissociables de la présentation du fortuit et
de ses déviations.
Ce que la critique s' est attachée à décrire, à propos des grands
romans réalistes du XIXe siècle, comme des entreprises de totalisation,
relève d'abord de telles constructions du fortuit et de leur principale
conséquence : dessiner une manière de lieu commun des différences ;
identifier des événements, des actions, des suj ets, des obj ets, à des pro­
totypes qui permettent, à la lecture, de reconnaître, par inférence, des
points de vue globalisants ; disposer une temporalité qui confirme ces
j eux paradoxaux des singularités et des différences . Lorsqu'on dit, à
propos de la dualité du singulier et du paradigmatique, le réalisme, on
dit un discours romanesque qui, discours ostensif d'événements, d'ac­
tions, de suj ets, d'obj ets, suivant des déviations temporelles et la cohé­
sion que celles-ci dessinent, fait apparaître événements, actions, suj ets,
obj ets, par cette ostension, comme exemplaires. Les grands moments de
l'histoire du roman au xx< siècle - modernisme, postmoderne - ne
contredisent pas ces constats . Ils accentuent tels moyens du discours
ostensif, particulièrement par le j eu sur la temporalité et par la carac­
térisation du suj et. Faire du personnage principal le sujet énonciateur
du récit du fortuit, comme le font Proust et Joyce, place explicitement
ce personnage, son identité, sa biographie, sous le signe des paradoxes
de I' ostension et de la représentation temporelle. Faire de la déviation
temporelle, comme le fait le postmoderne, un jeu sur les temps histori­
ques ou sur leurs témoins, place l'historicité sous le signe de la contin­
gence et assimile la citation du passé à un discours ostensif.
Par quoi, l'invention sémantico-formelle du roman moderne,
moderniste, postmoderne, est une recomposition continue de ses
propres données et de son propre tout. Elle apparaît comme une

112
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

co nstruction holiste, globale, bien qu'aucune règle de cette présenta­


ti on holiste ne soit donnée1 • Autrement dit, le roman montre une cer­
taine cohésion par ses propres déviations temporelles. Cette exposition
te mporelle et l'holisme qu' elle porte constituent une explication sup­
plémentaire de l' exemplarité paradoxale du roman : le temps du fortuit
est un temps qui donne apparence de somme et de complétude. Dans
les romans modernes, modernistes, postmodernes, les identités sont
des identités constituées et plénières ; elles ne sont pas définies selon
une différenciation interne. Elles sont cependant relationnelles . Aussi,
dans le fortuit, tout événement, toute action, tout suj et, tout obj et se
trou vent-ils pris dans des relations avec d'autres événements, d'autres
actions, d'autres suj ets, d'autres obj ets, qui n'altèrent pas leurs identités,
mais la soumettent à des réinventions catégorielles. Que ces altérations
catégorielles soient recevables, ne tient pas au fait que le roman est de
la fiction, mais au fait que le roman moderne, moderniste, postmo­
derne, à la fois, dispose ces variations catégorielles pour elles-mêmes et
les utilise comme les moyens de désigner la représentation cognitive,
qui les engloberait et qui serait identifiable par quiconque.
Il y a là de nouvelles j ustifications de l'organisation selon le hasard
et la nécessité, selon le fortuit, selon le paradigmatique. Cette organi­
sation fait lire, de manière égale, roman réaliste et roman fantastique,
place le roman moderne, moderniste, postmoderne, sous le signe d'un
constant « représentationnisme » , et amoindrit toute notation possible
de la problématicité .

1 . On comprend que ce dispositif temporel du roman contredit aux modalités de la


représentation du temps - particulièrement dans le roman -, que propose Paul Ricœur
dans Te111ps et récit.

1 13
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

HASARD, NÉCE S S ITÉ, INTÉRESSANT


E T D É FAU T D E « R E P R É S E N TAT I O N N I S M E »

C H RO N O T O P E S , P E R S P E C T I V E P R A G M AT I S T E , S UJ E T

L e roman contemporain rend manifeste la difficulté qu'il y a à lire


la propriété de pertinence du roman selon la seule dualité du singulier
et du paradigmatique - par les types d'univers qu'il présente, il choisit
plutôt une singularité manifeste et radicale, qui rend incertain tout jeu de
métareprésentation selon cette dualité. La Vitesse des choses porte sa propre
leçon : l'arbitraire du discours romanesque, cela que hasard et nécessité
rendent manifeste, fait identifier la question de la pertinence du roman à
celle de l'implication du roman dans le monde actuel. Cette question ou
le constat de cette implication n'ont pas pour condition un explicite j eu
représentationnel ou antireprésentationnel, qu'il faille valider. Toutes les
réflexions, depuis une quarantaine d'années, sur les mondes possibles de
la fiction, sont, de fait, des interrogations sur ces types de romans, et sur
le pluralisme ontologique ou la pluralité d'univers, qu'ils exposent, sur
l'actualité de leurs mondes. Il se conclut sur l'unité qu'ils constituent avec
notre monde. Il faut dire un défaut de « représentationnisme ». Il permet
de lire, en continuité, romans qui se donnent pour réalistes, et romans
qui présentent une pluralité de mondes - ainsi de La Vitesse des choses
de Rodrigo Fresan -, ou une pluralité d'ontologies - ainsi des romans
de science-fiction et des romans fantastiques. Dans ce défaut de « repré­
sentationnisme », dans cette pluralité de mondes, le personnage du roman
contemporain ne se définit que selon un ensemble de circonstances per­
tinentes, qui peuvent expliquer ses choix, ses actions, ses rapports à autrui,
et qui peuvent être de bien des mondes. Ces circonstances vont selon la
lecture du hasard et de la nécessité. Elles peuvent être virtuelles. Le virtuel
permet d'exposer toutes les implications de ces circonstances.
Par la dualité du hasard et de la nécessité, le roman évite le rappel
d'interrogations convenues sur ses représentations. Ainsi, dans Central
Europe (Europe CentraQ 1 de William T. Vollmann, la recomposition de

1 . WT.Vollmann, Central Europe, Arles, Actes Sud, 2007. É d. or. 2005.

114
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

l'histoire de l'Europe entre les deux guerres mondiales, en une mul­


titude de récits, ne défait pas la certitude de l'histoire, mais la soumet
au dessin du hasard et de la nécessité : il y a une nécessité de l'histoire
- les événements historiques ont été ; il y a un hasard de l'histoire,
indissociable des procédures narratives : par leur complexité, celles-ci
entendent livrer une évocation aussi fidèle que possible de l'histoire qui
s'est faite ; cette complexité interdit de reconnaître une détermination
continue des événements et des actions, comme elle dispense de venir
explicitement aux questions de la représentation. Dans 'Toutes les langues
du monde (Wszystkie jezyki su1iata}1 , Zbigniew Mentzel livre une évoca­
tion historique de la vie quotidienne en Pologne sous le conununisme.
La concentration de l'histoire, racontée sur une journée, à la fois sug­
gère la possibilité d'une détermination et impose la discontinuité du
quotidien, qui se dit selon le flux, le hasard et l'incohérence du rêve2•
Le rêve n'implique pas de contester le j eu représentationnel : il en est
un des modes. Dans La Vitesse des choses de Rodrigo Fresan, la disparité
et le mélange des temps, le retour des morts, présenté selon le hasard,
désignent la nécessité : dans le désordre et la multiplicité des temps, tout
va selon un inévitable, figuré p ar le monde des morts, et dont est indisso­
ciable le catastrophisme. Ce thème du roman ne doit pas être lu littéra­
lement, mais comme un des moyens d'établir la propriété de médiation
du roman, ainsi que doivent être lus tous les jeux du hasard et de la
nécessité, qui viennent d'être évoqués. Hors d'interrogations convenues
sur le j eu représentationnel, ces romans contemporains dessinent ainsi
un chronotope spécifique, selon un défaut de continuum temporel et
selon une disparité des espaces. Le défaut de dessin du continuum tem­
porel et les hétérogénéités des espaces ne sont pas dissociables du hasard ;
la certitude de l' espace, l'inévitable du présent et de son futur ne sont
pas dissociables de la nécessité . Indissociables de la dualité du hasard et
de la nécessité, ce défaut de continuum et cette disparité des espaces
suggèrent l'intéressant et imposent d'identifier le roman à un j eu de

, 1. Zbigniew Mentzel, Toutes les langues du monde, Paris, Le Seuil, 2009.


Ed. or. 2005 .
2. Le dernier bref chapitre s'intitule « Le rêve » .

115
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

médiation : défaut de continuum temporel et disparité des espaces auto­


risent les présentations de bien des actions, qui, elles-mêmes, permettent,
au lecteur, bien des types de reconnaissance.
Difaut de continuum temporel : celui-ci concerne aussi bien des vies
- des biographies - que l'histoire. Il se dit de diverses manières : selon
le constat de la nostalgie, preuve de ce défaut de continuum - ainsi, dans
Fenêtres de Manatthan (Las ventanas de Manhattan) et dans Le Royaume des
voix (El jinete polaco)1 d'Antonio Muiioz Molina, le passé se confond-il
avec le spectacle de la nostalgie ; selon le paradoxe du souvenir - dans
Le Passé (El Pasado)2 d'Alan Pauls, les souvenirs sont comme des blocs
erratiques dans le présent, des actualisations atopiques, qui n'impliquent
pas la mémoire ; selon un calcul de la perte, qui fait de toute conscience
du passé, du futur, l'expérience du défaut de continuum temporel - rien
n'est plus symptomatique que le titre de Rodrigo Fresan, La Vitesse des
choses, qui fait entendre que le présent s'est converti dans le territoire de
l'histoire, que celle-ci est par la certitude de son futur. Un constat s'im­
pose : les pertes calculées d'une vie sont partie de la ruine prévisible de
l'ordre temporel. Il faut répéter Rodrigo Fresan. Dans Toutes les langues du
monde de Zbigniew Mentzel, le présent est le temps où s'exposent toutes
ces pertes calculées. La continuité du temps se figure sous le signe de
sa propre négation : selon l'imprévisible du présent - Norman Mailer,
Le Combat du siècle -, selon l' atopie qui permet les montages temporels
- Central Europe de William T. Vollmann -, selon l'égalité des temps
- dans Terra nostra (Terra nostra)3 de Carlos Fuentes -, qui est le contraire
de la séquence des temps qu'implique le continuum temporel. Dans ce
contexte, la pertinence des romans à argument policier doit être souli­
gnée : la reconstitution du meurtre, la recherche sur le passé pour livrer
des preuves actuelles, l'évidence du deuil, tout cela reconstruit un ordre,
celui du présent de l'enquête, dans le récit de la perte calculée d'une
vie, qui devient ainsi le récit symptôme de toutes les pertes calculées, au

1. Antonio Muiioz Molina, Fenêtres de Manhattan, Paris, Le Seuil, 2005 ; Le Royaume


des t'oix, Arles, Actes sud, 1 993. Ed. or. respectivem"nt 2004 et 1 994.
2 . Alan Pauls, Le Passé, Paris, Bourgois, 2005. Ed. or. 2 Q 03
.

3. Carlos Fuentes, Terra nostm, Paris, Gallimard, 1 979. Ed. or. 1 97 5 .

116
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

long d'une vie, lui-même figure du défaut de continuum temporel, ou


de l'inutilité d'un tel continuum. C'est la signification que Martin Arrùs
prête à ce qu'il dit être le réalisme de London Fields, et qui justifie de
raconter l'histoire d'un meurtre à venir, dont tout est, par avance, connu.
Disparité des espaces : cette disparité est constante, illustrée par Terra
nostra, dont le titre peut être dit antiphrastique, par l'évocation de l'Eu­
rope dans Central Europe. Elle peut être celle d'un seul espace, ainsi que
le montre Antonio Muii.oz Molina dans Fenêtres de Manatthan. Pour
R odrigo Fresan, la ville de Mexico est une vaste dystopie - l'espace de
la modernité est un espace multiple, celui de l'hétérogénéité des proces­
sus de modernisation. Le roman postcolonial accentue la présentation de
c ette disparité de l'espace pour mettre en évidence l'hétérogénéité des
processus historiques et pour exposer l'hétérogénéité des espaces d'ex­
périence, même dans la référence à une histoire que l'on a tenue pour
finalisée, celle de la décolonisation. La double fiction de L' Uitime question
(Schilf)1 de Juli Zeh illustre, dans la forme d'un roman policier, le temps
paradoxal d'une vie, le paradoxe qu'est le présent, et cette hétérogénéité
de l'espace, qui peut être de deux histoires simultanées et exclusives.
Cette disparité des espaces vaut d'abord comme le moyen d'imposer
une claire fonction au roman : figurer, par l'hétérogène, la médiation qui
permet de lire diverses intentionnalités, diverses « agentivités », füssent­
elles mutuellement exclusives.
La dualité du hasard et de la nécessité et le chronotope, qu'elle com­
mande, font la possibilité d'une histoire lisible de deux façons, de deux
histoires qui vont par les mêmes signes, sans qu'il faille conclure que
le roman livre des représentations subjectives. Il y a, là, la construction
d'une interrogation. Cette interrogation, plus ou moins manifeste, va par
l'intéressant, version narrative du questionnement. De la même manière
que, dans le monde réel, une proposition est tenue pour remarquable
parce qu'elle apparaît plus intéressante que vraie, ou - en une for­
mulation moins radicale - de la même manière que, dans ce même
monde, la signification de la vérité tient au fait qu' elle accroît le caractère

1 . Juli Zeh, L'Uitime question, Arles, Actes Sud, 2008. É d. or. 2007 .

1 17
Que peut î!tre une pensée du roman aujourd'hui ?

intéressant des représentations proposées, de même, dans le roman, la


dualité du hasard et de la nécessité entraîne que ce roman s'attache plus
à donner ses représentations pour intéressantes qu'à affirmer leur vérité,
ou leur fausseté, qu'à préciser leur statut. Indissociable de la dualité du
hasard et de la nécessité, l'intéressant suppose non seulement quelque
énigme sur l'identification des données du roman et sur leurs enchaîne­
ments, mais aussi une certitude : celle de la pertinence, bien que le lien
précis des personnages à la reconnaissance de la pertinence reste à défi­
nir. Ainsi faut-il lire, dans En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahma­
dou Kourouma, les personnages des dictateurs et le narrateur selon bien
des mondes, selon une évidence de la pertinence, qui va par l'évidence
de la multiplicité des lieux, des temps, des données culturelles hétérogè­
nes, et par l'intéressant - ce roman à arrière-plan historique contempo­
rain ne décide pas du statut de vérité ou de fausseté de ses épisodes. Cela
ne veut pas dire qu'il n'y ait pas un argument politique explicitement
développé à propos de la dictature. Cela veut dire que cet argument n'est
intelligible que selon la multiplicité qui vient d'être dite, selon le ques­
tionnement qu'elle porte, et selon une perspective pragmatiste.
Par la dualité du hasard et de la nécessité, par sa figuration de la
pertinence, par ses chronotopes, par l'intéressant, le roman contempo­
rain n'implique aucun « représentationnisme » - aucun lien nécessai­
rement manifeste entre la représentation et un suj et percevant la scène
ou construisant la représentation. Aussi, un certain défaut de réalisme ne
contredit-il pas le réalisme. Aussi, le roman contemporain inverse-t-il, si
on le compare aux romans de la tradition occidentale du roman depuis
le x1x" siècle, le test de la pertinence. Le roman de cette tradition fait
lire sa pertinence selon les manières dont il double ou ne double pas le
monde - il n'importe pas ici de préciser les manières dont il convient
alors de caractériser le monde. Le roman contemporain se donne
comme une expérience de pensée qui permet d'évoquer bien des situa­
tions qui rendent pertinents tels engagements, telles décisions. Le hasard
et la nécessité autorisent, dans le roman, de vastes déploiements de ces
expériences de pensée, qui sont autant d'identifications des justifications
de l'action, ou de ses prénùsses. Le roman du hasard et de la nécessité est
ainsi celui de la singularité de ses évocations et des plus larges contextes

1 18
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

possibles. Ces notations peuvent se reformuler dans les termes suivants.


Le roman paraît, par son organisation et par ses développements théma­
tiques, arbitraire : cette organisation et ces développements auraient pu
être autres. Sans cet arbitraire, il n'y aurait pas d'intéressant. C'est pour­
quoi, à défaut de dire un explicite « représentationnisme », on identifie
le roman à une manière d'installation, à laquelle bien des discours, bien
des représentations sociales, bien des êtres, et bien des personnes peu­
vent être rapportés. Hasard et nécessité, le roman est la figuration d'une
actualité complète ; manière d'installation, il est une interrogation sur
la pertinence des représentations sociales ; expérience de pensée, il est
l' « interprétant » de cela même et de tous les contextes qui lui sont sou­
mis. Le roman devient la présentation du hasard et de la nécessité selon
l'univers même - En attendant les dieux -, selon l'anarchie de la ville,
équivalent, dans La Vitesse des choses, de l'univers d' En attendant les dieux.
Le monde at large est figuré comme disponible à toute médiation.
Cet accent, que le roman contemporain du hasard et de la néces­
sité met sur l'hétérogénéité de ses univers, son j eu sur le réalisme et sur
1'« irréalisme », son défaut de « représentationnisme » ont partie liée avec
une interrogation pragmatiste. Ce roman se construit sur des paradoxes
qui peuvent être formulés doublement. Première formulation : un même
monde est d'un tel partage qu'il ne peut laisser dessiner aucune interac­
tion cohérente entre ses individus - qui, dans ce même monde, sont
des p ersonnes dispersées, cependant apparentées par ce monde même.
Les égalités temporelles de Terra nostra de Carlos Fuentes dessinent un
monde unique, qui présente une égale dispersion des personnes humai­
nes, cependant unies par cette égalité, dans l'espace et à travers le temps.
Seconde formulation : un personnage peut appartenir à travers les mêmes
actions à deux mondes différents, et voir prêter à ces actions des causes
différentes - ainsi, dans L' Uitime question de Juli Zeh, le personnage
peut être reconnu comme un meurtrier volontaire ou comme un meur­
trier involontaire, suivant le monde auquel il est rapporté. La multi­
plicité des mondes du roman, la redistribution des personnages selon
ces mondes donnent ultimement à entendre : hasard et nécessité font
liens des agents et des mondes de n'importe quelle définition, de n'im­
porte quelle ontologie. L'organisation du roman contemporain selon le

1 19
Que peut être une pensée du roman atifourd'hui ?

hasard et la nécessité est congruente avec n'importe quel univers pré­


senté et avec les agents, très divers, qui peuplent cet univers. Ce roman
est lu comme le possible de bien des mondes et de leur coexistence. Ces
présentations ont pour références des contextes historiques spécifiques
- Central Europe, En attendant le vote des bêtes sauvages, Biblique des der­
niers gestes -, qui accentuent ces effets de disparité, de dispersion, de
double identification, et l'interrogation pragmatiste. L'alliance du hasard
et de la nécessité permet de prêter une double fonction à la présenta­
tion de mondes hétérogènes en eux-mêmes et les uns par rapport aux
autres : ces mondes sont donnés pour certains ; ils sont aussi donnés
pour riches de relations virtuelles, qui se réalisent ou ne se réalisent pas
- c'est cela que fait entendre le hasard. Les personnes, qui habitent
ces mondes, prennent des décisions qui n' ont d'efficacité ou d'ineffi­
cacité que par ce contexte de pertinence, réel et virtuel. Il en va de
même lorsque le roman traite de situations historiques et politiques.
L'interrogation pragmatiste a pour condition l'interrogation sur ce qui
fait de mondes hétérogènes un lieu commun. Il faut encore citer Central
Europe. William T. Vollmann choisit d'évoquer l'Europe du nazisme et
du stalinisme en faisant des perspectives biographiques, attachées à des
personnages historiques (Chostakovith, Roman Karmen,Vlassov, Paulus,
et Hitler et Staline mêmes) , les moyens de dessiner des profondeurs
temporelles, et de ne pas engager des distances chronologiques qui com­
manderaient des perspectives herméneutiques. Les perspectives biogra­
phiques permettent de caractériser ces personnages historiques comme
des agents humains, auxquels peut s'appliquer non pas une herméneu­
tique, faut-il répéter, mais la reconnaissance des intentions - autrement
dit, un pragmatisme, indissociable du lieu commun que dessine cette
actualité, hétérogène en elle-même.
Un tel dépassement du « représentationnisme » a trois conséquen­
ces. Première conséquence : l'étendue des représentations crédibles ou
simplement pertinentes du réel et du temps - elles peuvent inclure
des représentations « irréalistes » - se trouve élargie. Cela fait enten­
dre, selon une lecture littérale des romans de Patrick Chamoiseau et
de Salman Rushdie : ce sont toute l'histoire du monde - Biblique des
derniers gestes - et toute l'histoire de l'Inde - Les Enfants de minuit -

1 20
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

qui apparaissent comme les contextes pertinents pour présenter et expli­


quer les engagements des personnages - que ces engagements soient
publics ou ne le soient pas, qu'ils soient crédibles ou qu'ils relèvent
entièrement de l'imaginaire. Deuxième conséquence : les romans n' of­
frent pas une image achevée de ces contextes, une image ressemblante
- impossible à construire -, mais une image recevable : elle expose
des circonstances pertinentes, données pour réelles, données pour ima­
ginaires, qui rendent compte d'actions. Il y a là une façon de réécrire la
dualité du singulier et du paradigmatique : selon l'engagement des per­
sonnages dans les circonstances, que portent le hasard et la nécessité, et
suivant la pertinence alors impliquée. Dualité du hasard et de la nécessité
et dessin des contextes élargis entraînent que le roman identifie données
spatiales, temporelles de ses univers, sous le signe de la division et de
l'unité du monde, de la division et de l'unité des temps. Troisième consé­
quence : ces romans sont d'une réflexivité et d'une rhétorique paradoxa­
les. Parce qu'ils thématisent la dualité de l'intéressant et du pragmatique,
ils entrent dans un j eu de réflexivité. Les romans de Salman Rushdie
sont construits selon cette dualité - particulièrement, Shalimar le Clown,
qui fait d'une histoire de meurtre une histoire en boucle et le moyen
d'apparenter, suivant un j eu réflexif, monde du Cachemire et monde
indien. Cet apparentement, qui devrait être lu de manière positive, reste
cependant placé sous le signe d'un questionnement, celui qui est attaché
à toute figuration d'une décision, d'une perspective pragmatiste. Ces
romans sont, d'une argumentation, d'une rhétorique et d'un dispositif
de lecture paradoxaux. De l' alliance manifeste du hasard - il faut rap­
peler combien Ahmadou Kourouma et Patrick Chamoiseau s'attachent
à évoquer toutes sortes d'accidents - et de la nécessité - il faut aussi
rappeler combien ces deux écrivains tiennent à placer leurs personnages
sous le signe d'une manière de destin, où peuvent se lire à la fois quelque
fatalité et quelque vision de l'histoire -, il se conclut : cette alliance
dispose à la fois l' énigmatique et l'inévitable de l'action. Cela suggère au
lecteur une attitude ambiguë : prêter une attention à l'énigmatique et
se « désidentifier » d'avec les univers du roman ; accorder un privilège
à l'intéressant, à la notation de l'inévitable de l'action, et contredire la
« désidentification » . Le roman joue, pour le lecteur, sur un éloignement

121
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

et sur une proximité. Ainsi, les romans d' Antonio Mufi.oz Molina,
IlHiver à Lisbonne (El invierno en Lisboa) et Pleine lune (Plenilunio}1, expli­
cites romans du contemporain, présentent-ils des modalités du roman
policier. Celles-ci correspondent à une recherche de la vérité, qui se
résout dans l'intéressant et dans ses ambiguïtés. La lecture se dit comme
un engagement sous le signe de l'inévitable - l'argument romanesque
procède selon une nécessité, selon la recherche de la vérité -, et sous
le signe d'une liberté - le même argument n'exclut ni le hasard, ni
l'intéressant. Par l'engagement paradoxal, qu'elle suscite, la rhétorique
du roman du hasard et de la nécessité désigne en tout lecteur l'agent que
celui-ci peut être.
Hasard et nécessité, priorité de l'intéressant sur le vrai, pluralité des
mondes et des temps, définissent les conditions de la représentation du
suj et - exemplairement, l' énonciateur que figure le roman. Ainsi, cet
énonciateur peut-il relever de plusieurs, mondes - le roman ne cesse
de distribuer, de redistribuer ses mondes et d'associer ses personnages à
cette distribution, à cette redistribution -, s'attacher essentiellement à
l'intéressant, se trouver pris dans une enquête policière et dans la figura­
tion de liens entre temps, entre suj ets, entre mondes. Il y a là l'illustration
de l'interrogation sur les moyens et sur l'identification de la pertinence,
d'une part, et, d'autre part, sur les critères anthropologiques, qui j ustifient
ces moyens et cette identification. Il faut répéter les romans d' Anto­
nio Mufi.oz Molina. Il faut aj outer ceux de Rodrigo Fresan, particuliè­
rement La Vitesse des choses. Le narrateur de ce roman est un narrateur
démultiplié ou flottant, qui, parce qu'il narre à la première personne,
peut tout autant suggérer que La Vitesse des choses est une autofiction.
Peu importe qu'il s'agisse ou qu'il ne s'agisse pas d'une autofiction.
Il importe que le jeu et le rôle du narrateur se construisent comme
ils se construiraient dans une autofiction. Celle-ci apparaît comme la
meilleure solution fictionnelle pour disposer un seul énonciateur qui
appartienne à plusieurs mondes et à plusieurs temps, et qui ne cesse de
dire qu'il est la preuve même de cette appartenance multiple. Un tel

1 . Antonio Mui'ioz Molina, L'Hiver à Lisbonne, Arles, Actes Sud, 1 990 ; Pleine l1111e,
Paris, Le Seuil, 1 998. É d or. respectivement 1 987 et 1 997.

1 22
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

dispositif romanesque exclut que le roman soit lu selon une égologie, ou


qu'il soit identifiable à la seule nomination de ses propres mondes.
Hasard et nécessité ne défont pas l'identité du sujet. Cette iden­
tité est d'abord celle du biographique, distribuée dans plusieurs mon­
des, mais constante, et, en conséquence, mesure du temps du roman,
pouvoir d'identification de tout lieu, de tout moment. Cela fait du
roman contemporain le roman qui échappe à la question de l'iden­
tité du sujet dans le temps. D ès lors que le personnage est doué d'une
identité constante dans chacun des univers, il est constamment capable
de répondre, en première personne, de ce qu'il voit, de ce qu'il fait, de
ses rapports avec autrui : il est toujours présenté comme engagé dans
les contextes qui caractérisent sa situation. Le hasard et la nécessité, par
la redistribution des univers qui leur sont associés, par les variations des
raisons et des interprétations des conduites, ne dissocient pas roman et
figuration du pragmatisme, roman et figuration de la dépendance du
sujet à ce qu'il n'est pas. Ainsi, l'onirisme de La Vitesse des choses est-il
ambivalent. Il expose, comme le veulent la phénoménologie du rêve
et sa tradition d'interprétation, le hasard et la nécessité. Il est aussi, par
une sorte de j eu réflexif du roman, la figuration de l'autonomie et de la
dépendance du personnage et, par là, du roman, de l' écrivain, à ce qui
leur est extérieur. Cela conduit à des j eux paradoxaux, particulièrement
dans Biblique des derniers gestes et dans Les Versets sataniques. Où il y a la
caractérisation du roman comme obj et de médiation.

DÉ F AUT DE « REPR É SE NTATI O N N I SME »,

I N TE R RO G AT I O N P R A G M ATI Q UE E T R É A L I T É

Par l a figuration d e l'interrogation pragmatique, qui suppose la


constance du suj et, la redistribution de ses mondes, l'implication de ce
qui lui est extérieur, le roman contemporain ne contredit pas le monde
réel et conserve une pertinence au regard de ce monde. Se trouve posée,
à nouveaux frais, la question du statut cognitif du roman et de sa fiction,

1 23
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

hors de tout débat sur la référence. Le roman se reconnaît un pouvoir


cognitif selon trois figurations, indissociables de l'interrogation pragma­
tique. Figuration de ce que fait le roman comme genre : il va selon le hasard et
la nécessité ; suivant la prévalence que 1' on accorde au premier terme ou
au second, on a, là, 1' accentuation du défaut de détermination et, ici, 1' ac­
centuation de la détermination. Cela fait la dualité du roman qui peut
ainsi évoquer des données et des contextes de statuts bien différents, et les
distinguer en privilégiant, dans l'un, le hasard et, dans l'autre, la nécessité,
ainsi que le fait juli Zeh dans L' Ultime question, en soumettant un même
personnage, ses actions, à deux univers, dans un même monde, qui pré­
sentent cette différence d'accentuation. Cette dualité, aussi invraisem­
blable qu'elle paraisse, j oue comme une double focalisation et dispose la
question du contexte assignable aux épisodes du roman. Figuration, par
le roman, de sa dépendance à bien des choses : le roman figure, à travers ses
fictions, en un j eu de réflexivité explicite ou implicite, sa propre dépen­
dance à ce qu'il n'est pas. Dans La Vitesse des choses, dans Biblique des
derniers gestes, dans Les Versets sataniques, le rêve est dépendant de bien des
choses et du narrateur, comme celui-ci est exemplairement dépendant
de ce qu'il doit narrer. Figuration de la pertinence selon les contextes et les
circonstances les plus larges, qui ne sont pas nécessairement représentées :
contextes et circonstances peuvent être pensés, imaginés - irréalisés -,
désignés comme virtuels. Ils sont encore un moyen d'identifier la per­
tinence du roman. Cela explique que le roman contemporain, parti­
culièrement les romans de Patrick Chamoiseau et de Salman Rushdie,
joue d'une manière d'irréalisme, et que, dans A1antra et dans La Vitesse
des choses, Rodrigo Fresan privilégie les séries de tableaux oniriques, sans
entendre présenter, pour eux-mêmes, irréalisme et irréalisation. Il faut
encore dire un explicite ou un implicite jeu de réflexivité, qui fait de la
fiction le dessin de la nécessité d'un monde qui rende compte d'elle.
Ainsi, même lorsque le roman se donne pour un roman documentaire,
même lorsqu'il fait de l'histoire externe son explicite contenu, même
lorsqu'il reconnaît être véridique, subsiste-t-il la question que font le fortuit
et l'intéressant : quelle application la plus large peut-on prêter au roman,
à ses données, à ses représentations ? Il y a là trois notations impliquées : la
vérité du roman document n'est pas dissociable de la reconnaissance de ce

1 24
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

qui fait la constance de la pertinence de ce roman ; le constat de la perti­


nence et cette reconnaissance ne supposent pas la possibilité de construire,
à partir des données du roman, une métareprésentation1 - le roman docu­
ment n'est pas questionnement par son jeu représentationnel ; l'interroga­
tion sur le contexte le plus large est une interrogation pragmatiste. Ainsi
n'est-il rien de plus fortuit qu'un meurtre qui n'est pas prémédité (Le
Chant du bourreau de Norman Mailer - The Executioner's So ng-) , que le
déroulement d'un combat de boxe, par définition, imprévisible (Le Combat
du siècle de Norman Mailer) . Il n'est cependant rien d'aussi inévitable : le
meurtre s'accomplit inexorablement, ainsi que le fait le combat. Le roman
véridique est une interrogation, non par l'impossibilité de sa véracité ou
par le doute qu'elle suscite, mais par ce fait : la fidélité documentaire est
placée sous le signe du hasard et de la nécessité. Elle impose une question :
quelle finalité reconnaître à une telle entreprise romanesque ? Le roman
document est l'exemple de l'alliance du hasard et de la nécessité. Sa fidélité
documentaire est singulière ; elle est aussi, par la norme de la pertinence
que le roman expose - hasard et nécessité -, la possibilité d'être lue
de la façon la plus large, selon une lecture coextensive aux temps et aux
lieux les plus divers. Le roman document fait - paradoxalement - de
ses épisodes singuliers, de ce qui échappe à toute identification normative,
de l'alliance du hasard et de la nécessité, une manière de sème qui ouvre
à toute lecture de toute réalité : il est le moyen d'un parcours interprétatif
du tout autre - n'importe quel meurtre, n'importe quel combat de boxe,
n'importe quelle donnée associée à un meurtre, n'importe quelle donnée
associée à un combat de boxe.
Le roman historique j oue, de manière similaire, de son caractère
documentaire, bien qu'il ne soit pas un roman document. La factualité
d'actions historiques et les caractères qui leur sont attachés - ces actions
sont finalisées par les intentions des hommes, par la recherche d'accom­
plissements, elles sont encore leurs propres déviations -, autorisent des
évocations fidèles et une figuration certaine de leur pertinence, préci­
sément, par le paradoxe de l'alliance d'une finalité et d'une déviation,

1. Cette possibilité que porte la dualité du singulier et du paradigmatigue.


2. Norman Mailer, Le Chant du bourreau , Paris, Robert Laffont, 1 980. Ed. or. 1 979.

1 25
Que peut être une pensée du roman myourd'hui ?

où se lit la dualité du hasard et de la nécessité. Rendue manifeste, cette


association de la factualité et de la dualité du hasard et de la nécessité
permet de faire du rappel de l'histoire un « interprétant », sans que les
données factuelles et la propriété assertorique du roman soient effacées.
Ainsi, dans Terra nostra de Carlos Fuentes, tout l'arrière-plan historique,
qui fait aller de l'Espagne de la découverte de l'Amérique à l'époque
contemporaine, vaut-il pour lui-même et c 01mne un j eu d'involution
littéraire, comme un exercice sur le fortuit et sur l'intéressant. Le fortuit
est remarquable. Il concerne une histoire faite, écrite, qui s'est donné une
nécessité religieuse. Il autorise le rappel de cette histoire. Il la recom­
pose sous le signe d'une égalité des temps. Par cette égalité, le temps du
roman passe le temps même de la découverte de l'Amérique. Par cette
égalité, il s'identifie au temps du fortuit. Il ne contredit cependant ni la
nécessité, ni la représentation finalisée de l'histoire. Il se conclut moins à
la vérité ou à la fausseté de Terra nostra, ou à la validité ou au défaut de
validité de sa fiction, qu'à ce simple fait : le roman présente les détermi­
nations de l'histoire comme un spectacle, selon l'alliance du hasard et de
la nécessité, et, par là, selon la certitude d'une pertinence. Celle-ci se dit
spécifiquement : Terra nostra figure une manière d'omnitemporalité qui
permet de lire toute temporalité - où il y a le j eu de l' « interprétant »,
qui va suivant une question : qu' en est-il de l'histoire comme temps de
l'accomplissement des gestes humains, lorsqu'on l'évoque sous le signe
du fortuit et de l' égalité des temps ?
Roman et document, roman et histoire, ces doublets ne sont pas disso­
ciables de l'interrogation que portent l'identification et la reconnaissance
nominalistes du genre du roman : interrogation sur ce qu'ajoute le récit
littéraire véridique - ces romans - au récit qui se reconnaît historique,
documentaire et, en conséquence, véridique. Le fait littéraire, qui est, par
lui-même, exercice de décontextualisation, même lorsqu'il se confond
entièrement avec quelque vérité historique, aj oute, au document, au strict
récit documentaire, la question du contexte de cette vérité. Qu'en est-il
de ces contextes, ceux de la vérité factuelle, ceux de sa lecture ? Qu'en est­
il, dans l'évidence de la vérité du roman historique, du roman document,
de leur propriété de médiation, et non pas seulement de leur propriété
mimétique ou représentationnelle, si l'on tient que l'art et la littérature

1 26
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

ont pour fonction de construire des relations, contre tous les codes qui
p révalent dans le monde contemporain et contre ce monde même, qui
se présente comme un vaste système de formes médiatisées, elles-mêmes
effets d'un système global, où s'assemblent les codes ? La vérité est sou­
mise à la question de la pertinence de sa propre exposition, autrement dit,
de son applicabilité en tout lieu, en tout temps, de la possibilité qu'elle
a d'être un « interprétant ». Le roman document, le roman historique
contemporains sont des obj ets médiateurs : qu'ils soient identifiables à des
« interprétants » est aussi dire qu'ils sont les médiations d'interprétations
de l'actualité, dans l'actualité. Par la dualité du hasard et de la nécessité,
par l'interrogation sur la pertinence de l'exposition de la vérité, ce qui
pourrait être tenu pour l'accomplissement du roman représentationnel, du
roman du « représentationnisme », le roman document, le roman histori­
que, porte une perspective pragmatiste, et autorise le lecteur à faire de sa
lecture un engagement pragmatiste.

H A S A R D , N É C E S S I T É , P R A G M AT I S M E
R É I N T E R P R É T E R L E N O M I N A L I S M E RO M A N E S Q U E

Ces jeux d u hasard e t d e l a nécessité, d e l'intéressant, cette rhétori­


que, cette visée de la pertinence, qui ne sont pas dissociables de la figu­
ration d'un pragmatisme, caractérisent le roman contemporain, d'une
manière paradoxale. Ce roman porte la figuration d'un pragmatisme,
mais il n'est pas nécessairement réaliste. Il peut être réaliste, mais ce
réalisme n'importe pas en lui-même ; il importe comme le moyen de
construire la question du pragmatisme. Cette question du pragmatisme
vaut pour elle-même ; elle est cependant comme affaiblie par la préva­
lence de l'intéressant. Les chronotopes, qui défont tout continuum tem­
porel et spatial, permettent de redistribuer et de figurer les contextes les
plus larges. Ces chronotopes peuvent être aussi lus comme les moyens de
présentifier l'histoire et d'historiciser le présent et le futur, autrement dit,
de ruiner toute p erspective historique pertinente. Terra nostra illustre, par

1 27
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

son dessin d'une histoire finalisée et de légalité des temps, la présentifi­


cation de l'histoire. La fiction de London Fields de Martin Amis fait lire
l'historicisation du présent et du futur : l'immédiat et ce qui doit venir
après l'immédiat se définissent comme ce qui est déjà de l'histoire, du
narré 1 • Aucun de ces j eux temporels ne peut aller contre la pertinence,
qu'assure la dualité du hasard et de la nécessité, contre la figuration du
pragmatisme. Tout cela qui apparaît, lorsqu'on s'attache strictement aux
implications, dans le roman, du jeu du hasard et de la nécessité, est riche
de contradictions Celles-ci se résument : le roman contemporain vise
bien un dehors - pertinence, perspective cognitive, perspective prag­
matique, perspective rhétorique ; il ne dit pas explicitement son lien à
son dehors, ou, lorsqu'il le dit - cas du roman historique, du roman
document -, il ne le dit pas selon une reconnaissance explicite de ce
dehors. Le Combat du siècle de Norman Mailer n'entend pas faire com­
prendre qu'il se confond avec une simple reconnaissance de ce combat.
Il reste l'interrogation : que fait un tel complexe de contradictions, qui
n'efface pas la présomption de pertinence que portent les romans ?
Ces divers traits du roman contemporain peuvent se lire comme
des reprises de traits du roman de la tradition du roman. Ces reprises
ne doivent pas être seulement utiles pour dessiner, une fois de plus, les
oppositions entre diverses poétiques et esthétiques romanesques. Elles
doivent permettre de préciser ce dont répond le roman contemporain,
dans l'histoire du roman depuis deux siècles, et la fonction qui peut être
auj ourd'hui reconnue à cette réponse.
Romans, poétiques et esthétiques romanesques, du xix" siècle
jusqu'au postmoderne inclus, théories du roman au xx0 siècle, quelles
que soient leurs différences, leurs ruptures, leurs choix de l'innovation,
leurs caractères éventuellement antithétiques, tous s'attachent donc à
illustrer le « représentationnisme » ou à en débattre. Dans cette perspec­
tive, romans et thèses postmodernes, déconstructionnistes portent un
paradoxe. D 'une part, il est affirmé une souveraineté de la littérature, du

1. Rappelons que ce roman accomplit l'histoire qu'il s'est donnée, qui n'a pas
encore eu lieu et qui est cependant entièrement connue : il narre un assassinat qui n'a
pas encore été commis et dont on sait tout.

1 28
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

roman. D 'autre part, il est souvent refusé une souveraineté du suj et. Ce
para doxe invite à une conclusion remarquable. Ces thèses, contradictoi­
res , liées au « représentationnisme », les discussions qui les illustrent et
les romans qui leur sont attachés, supposent, de fait, une transparence
et une souveraineté du suj et. Celui-ci fonde la connaissance : il dit, en
conséquence, la validité ou le défaut de validité du roman. Il fonde aussi
les normes. Il dit, en conséquence, la souveraineté, la valeur de la littéra­
ture, et fait de celle-ci le moyen d'exposer des mondes selon une mesure
axiologique. Tous les débats, issus de la déconstruction, sur la littérature
et sur le roman restent marqués de ce paradoxe et de cette hypothèse
d'une souveraineté du suj et, entièrement applicable aux présentations
négatives du sujet ou à sa déconstruction. C'est ainsi qu'il faut compren­
dre les débats sur la mimesis, sur le statut du sujet et son égologie cogni­
tive. Choisir, ne pas choisir une explicite propriété représentationnelle,
est, dans la perspective du « représentationnisme », un même geste1 • S'il
y a un même geste, le passage du réalisme au roman moderniste et post­
moderne, ne se lit pas suivant la lettre des poétiques et des esthétiques.
Il peut se lire suivant le j eu de la problématicité2, que le roman prend
plus explicitement en charge. Suivant ce même j eu de la problématicité,
l'affirmation constante d'une souveraineté de la littérature, l'amoindris­
sement de la référence au suj et se lisent comme un refoulement croissant
de l'interrogation pragmatiste, attachée à la représentation romanesque
- refoulement fait entendre que l'interrogation subsiste cependant. Le
roman réaliste figure, en lui-même, la question pragmatiste comme une
question qu'impose la réalité ; le roman moderniste, postmoderne, fait

1 . Pour ne pas multiplier les distinctions historiques relatives au roman, on place le


« nouveau roman » sous le signe du roman postmoderne.
2. Pour un résumé de ces thèses, voir Michel Meyer, Principia Rhetorica. Une théo­
rie générale de l'arg11mentation, Paris, Fayard, 2009, p. 246-260. Le réalisme relève d'un
minimum de problématicité : « Plus un problème est littéralement exprimé par le texte,
plus ce dernier va se constituer en déployant explicitement la résolution. La différence
question-réponse (ou différence problématologique) se traduit par le langage littéral,
référentiel . . . » (p. 246) . Le modernisme et le postmoderne relèvent d'une problématicité
croissante : « moins le problème est littéralement exposé, plus la charge de traduire cette
énigmaticité est réservée à la forme. ( . . . ] L'indétermination augmente et la littérature
peut devenir à ce point énigmatique qu'elle finit par être son propre objet » (p. 247) .

129
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

de cette question une question qui est indissolublement littéraire. (C'est


là une reformulation de la différence problématologique grâce à laquelle
Michel Meyer distingue le roman réaliste et le roman moderniste - à
partir de Kafka -, le roman postmoderne - Calvino, par exemple.)
Ces débats sur le « représentationnisme » et leurs conclusions ont pour
archéologie la pensée du roman du romantisme d'Iéna. Cette pensée a
historiquement solidifié la référence au genre du roman et l'a justifiée en
termes d'absolu littéraire, d'absolu symbolique et d'absolu anthropologi­
que. Le roman est la représentation des représentations - par quoi, il est
inévitablement réflexif, apte à tout représenter selon sa propre autorité,
selon l'autorité du suj et. Cette pensée est elle-même paradoxale. Elle
définit le roman comme le genre des genres littéraires et comme ce qui
porte l'écriture de tous les possibles. Le roman comme genre se trouve
pertinent au regard de toute réalisation littéraire - la proposition inverse
est également vraie -, comme il se trouve pertinent au regard de toute
vision ou conception du réel ou du monde - la proposition inverse est
également vraie. Tout récit peut finalement être vu comme un roman ;
toute réalité et toute donnée humaine peuvent être tenues pour roma­
nesques. Il y a là, dans l'affirmation de la certitude du roman et de son
j eu du singulier et du paradigmatique, un double nominalisme : celui-ci
porte à la fois sur la nomination et sur les contenus du genre.
Cette caractérisation du roman entraîne que la dualité du singulier
et du paradigmatique soit lue selon la norme de la représentation, selon
la norme du suj et connaissant, selon des normes axiologiques - roman
et littérature sont des valeurs en eux-mêmes, par eux-mêmes. La dua­
lité du hasard et de la nécessité ne contredit pas cette notation. Ces
caractérisations et ces lectures autorisent autant la reconnaissance du
paradigmatique que celle de la singularité - celle-ci se confond avec
la réalisation de la norme. Elles excluent cependant de reconnaître la
singularité comme singularité, qui est d'abord le questionnement de
tout paradigme. Où il y a un effet du nominalisme. Ces caractérisations
et cette lecture permettent de penser une stricte continuité du genre du
roman pendant deux siècles, de le définir comme une manière de vaste
code. Cela suppose le pouvoir du roman, du romancier, de l' écrivain.
Si, au roman, peuvent être rapportés tout récit et toute réalité, le roman

1 30
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité

dispense de toute interrogation pragmatiste. Il peut certes exposer des


questions relatives à l'action, aux décisions, aux finalités, qu'elle impli­
que, aux obstacles à de telles décisions, à de telles finalités. Il les expose
selon sa propre autorité. Il exclut de présenter cette interrogation pour
elle-même. Ainsi ne l'hyperbolise-t-il pas en caractérisant ses personna­
ges comme des personnages qui appartiennent à plusieurs mondes.
Le roman contemporain répond à ce nominalisme de la tradition
du roman en venant à un nominalisme qui prête d'abord au roman une
fonction minimale de médiation. Cette fonction minimale correspond
elle-même à un explicite j eu de questionnement du roman, accordé à la
dualité du hasard et de la nécessité et à la perspective pragmatiste. Cette
réponse peut aussi se caractériser au regard du lecteur. Comme le sug­
gère Martin Amis dans London Fields, comme le développe explicitement
Thomas Pynchon dans Masan et Dixon (Masan and Dixon)1 , ce nomina­
lisme se comprend d'abord comme un exercice de nomination - dans
le cas de Masan et Dixon, attribution de noms à des lieux ; dans le cas
de London Fields, réécriture définie comme un exercice de nomination,
d'une histoire donnée, d'une réalité donnée, connue même selon son
fütur. Ce nominalisme est donc un exercice minimal de la création, si l'on
reprend une notation de Martin Amis, un exercice minimal de réalisme
- réalisme veut dire nomination -, si l'on se tient à l'exemple de Mason
et Dixon. Ces exercices nominalistes supposent le constat d'une radicale
désymbolisation - antécédente - des univers romanesques et du monde
même. Ces exercices montrent que le roman doit non pas revenir à lui­
même, mais s'engager dans le questionnement de sa propre pertinence,
dans la mise en évidence de sa propriété rhétorique, par son nominalisme
même. Ainsi, Martin Amis note-t-il, dans London Fields, que réécrire une
histoire de meurtre est plus qu'un simple exercice de réécriture : la « mort
pèse beaucoup sur l'esprit des gens ». Réécrire n'est sans doute que nom­
mer ; c'est aussi entrer dans une thématique qui appartient entièrement à
l'indissociable du hasard et de la nécessité, et qui concerne tout individu.
Le nominalisme du roman, tel qu'il vient d'être défini, a alors partie liée

1 . Thomas Pynchon, i\llaso11 et Dixo11, Paris, Le Seuil, 200 1 . É d. or. 1 997.

131
Que peut être une pensée du roma11 aujourd'hui ?

à toutes les figurations de la médiation que constitue le roman et que tra­


duisent distributions, redistributions de ses univers.
Ce sont à ces constats et à leurs conséquences que s'attache
Élizabeth Costello : huit leçons de John Maxwell Coetzee, fable du roman
dont la dénomination de roman n'est qu'un nom. Élizabeth Costello :
huit leçons se présente bien conune un roman - il est, entre autres cho­
ses, l'histoire d'une romancière à succès, Élizabeth Costello. Ce roman,
d'un nom vain, porte la négation littérale du genre du roman et de toute
pertinence qui puisse lui être reconnue - à tout le moins, au roman
qui entend faire de la pensée du roman et de l'écriture une pensée une
avec le monde et explicitement apte à se donner pour constamment
pertinente, pour constamment littéraire, cependant. Ainsi, le personnage
d' Élizabeth Costello refuse-t-il de parler en tant qu'écrivain, en tant que
romancière. À l'inverse, contre un tel roman et contre une telle pensée
du roman et de l'écriture, il peut être dit et exposé dans le roman une
écriture du « concern »1• Il n'est de roman pertinent que selon cette écri­
ture. L'écriture du « concern » se comprend comme l'écriture du souci
de toute chose et de quiconque, comme l'écriture qui va contre la vanité
ou l'absence de symbolique. Elle est l'écriture du constat, de l'assertion,
de la figuration significative des relations de soi à soi, de soi aux autres,
des autres aux autres, à quiconque et même à ce qui n'est pas humain. Ce
« concern » est indispensable au roman : hasard et nécessité, certainement
mis en évidence dans Élizabeth Costello : huit leçons puisqu'il s'agit d'abord,
dans ce roman, de l'histoire d'une vie, sont les moyens d'une ultime per­
tinence ou de la question d'une ultime pertinence. Ils indiquent qu'on
ne peut rendre compte du « concern » que selon le questionnement de la
propriété des symboliques sociales, qui incluent les symboliques littéraires.
Ce questionnement va selon la dualité du hasard et de la nécessité et selon
la pertinence que cette dualité porte.

1 . Dans Nous 11 'avons jamais été modernes. Essai d 'antfiropologie symétrique, Paris, La
Découverte, 1 99 1 , Bruno Latour distingue deux types de discours, actifs dans une société,
le « discourse of fact » et le « discourse of concern » - nous utilisons les expressions
anglaises utilisées par Bruno Latour même. Le « discours of concern » est le discours du
souci, qui peut être plus opératoire sur la réalité que le « discourse of fact », parce qu'il
suppose une interrogation de la réalité et un engagement dans ou face à cette réalité.

1 32
Chapitre 3

Du roman, du contemporain, de leurs lieux

Le roman contemporain offre un traitement du temps, qui privilégie


le contemporain même. Il reprend ainsi, dans ses représentations tempo­
relles, la caractéristique de ses mondes, attachées à la dualité du hasard et
de la nécessité, à celle du singulier et du paradigmatique. Ce traitement
du contemporain esquisse le dessin d'un autre point de vue anthropo­
logique, dans le roman.
Le fortuit du roman contemporain est, en lui-même, une présentation
du contemporain. Il donne à entendre : rien ne peut se dessiner dans le
temps suivant une attente, suivant un calcul. Le rapport, qu'il établit entre
deux moments, n'implique pas nécessairement une herméneutique. Il est
exclu que la différence temporelle se dise à la fois selon une hétérogé­
néité et selon une continuité. Hors de cette hétérogénéité et de cette
continuité, la différence temporelle est dite pour elle-même, sans que soit
récusée la composition mutuelle des temps. Le fortuit n'est exclusif ni
d'univers, ni de diégèses. Univers et diégèses ont cependant pour seuls
moyens de composition des données temporelles paradoxales - cela se
lit dans 2 6 6 6, dans La Vitesse des choses. Là, l'indication d'un temps à venir
et un temps du récit qui n'est que selon plusieurs temps, tous rapportés
au temps d'un écrivain invisible,jusqu'à ce que cet écrivain apparaisse. Ici,
le temps qui n'est plus celui du souvenir, mais celui de l'invention, autant
dire celui d'un passé de hasard, qui n'a pas même besoin de témoins1 •

1 . Est remarquable telle notation de La Vitesse des choses, op. dt. , p. 5 8 1 : « L'homme
qui a bonne mémoire - il n'est pas tenu de se souvenir car il n'oublie rien - n'éprouvera

1 33
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

À ces données paradoxales sont soumis les personnages, les groupes, les
communautés, identifiés dans ces univers, dans ces diégèses. Le dessin
du contemporain offre une figuration de l'humain qui échappe à toute
finalité. Il efface toute figuration de !'hétéronomie pour dessiner la com­
position et l'égalité de toutes choses et de tous agents dans le temps.
Cette égalité permet de placer le roman et ses univers sous le signe d'une
cohésion.

LA P L U R I T E M P O R A L I T É D U C O N T E M P O R A I N

L e roman contemporain fait ainsi u n usage spécifique du paradoxe


constitutif de tout récit : se donner pour la narration de faits passés ; par
cette narration, actualiser le passé, le composer avec le présent, sans que
le passé cesse d'être donné pour passé. La représentation du contempo­
rain est celle de l'exact présent, toujours daté cependant, d'une date qui,
par un nouveau paradoxe, peut être plus ou moins ancienne ou distante.
Cette date p eut être identifiée comme une date de ce monde ou comme
une date d'un autre monde et d'un autre temps, ainsi que le fait la science­
fiction, ainsi que le font les romans de Rodrigo Fresan. Par le contem­
porain, peut être figurée la plus grande diversité de rapports temporels,
qu'ils concernent les individus ou les groupes. Il faut répéter la science­
fiction, aj outer l' heroicfantasy - toutes les deux explicites constructions
d'une symbolique temporelle et sociale du contemporain 1 •
Cela est transposable dans l a figuration des discours, dès lors que
ceux-ci sont donnés comme sont donnés les moments du temps. Cette
figuration devient l'explicite des romans qui usent de transcriptions,

f
probablement j amais le besoin de mettre les choses par écrit a rès se les être rappelées.
L'écrivain se souvient en imaginant. Le reste coule de source. » I convient d'ajouter que
c'est comme cela que la réalité se peuple de fictions.
1 . Il est un autre trait remarquable des romans de science-fiction et de I'/1eroicfa11-
tasy : ils présentent une telle surcharge d'actions et de références temporelles que, quels
que soient !'évidence et !'ordre des actions, le fortuit prévaut.

1 34
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

qui font inévitablement une série de fragments, de j eux de répondeurs


télép honiques, de « chats » . Ainsi, avec Los Anos 90 (Les Années 90)1, le
romancier argentin, D aniel Link, offre-t-il une représentation du contem­
porain, une identification paradoxale du récit au contingent et au fortuit.
Cette identification autorise à la fois l'élaboration d'un ensemble séman­
tico-formel et des j eux de déconstruction qui ne défont pas l'hypothèse
de cet ensemble. Ces constats font revenir à la notation de l'arbitraire
des noms, qu'a illustrée Don DeLillo2, à un récit qui est partiellement
selon l'ordre alphabétique, ainsi que l'enseigne Rodrigo Fresan avec son
roman Mantra3• L' arbitraire des noms est celui des noms d'écrivains qui
ont écrit sur la ville de Mexico ; ces noms sont des étiquettes qui iden­
tifient diverses situations. L'ordre alphabétique, celui du chapitre 2, est
ainsi j ustifié par Rodrigo Fres:in : « Il y a deux raisons [à cette utilisation
de l'ordre alphabétique] : celui-ci, en principe, récuse la croyance popu­
laire que, dans l'antichambre de la mort, l'homme voit passer les images
condensées et ordonnées de sa vie ; ici, le mort voit sa vie sur un écran
de télévision - elle se déroule selon l'ordre alphabétique. Et la seconde
raison, continua [Rodrigo Fresan] , est que cette seconde partie est appa­
rue impossible à écrire selon un ordre linéaire ; cette forme alphabétique
m'a p ermis de faire entrer des choses, d'en enlever, d'en ajouter, au fur
et à mesure qu'elles m'arrivaient »4• On ne peut dire plus nettement la
fonction de triage aléatoire du récit et l'inévitable du fortuit.
Dans cette évidence du fortuit, le roman doit alors allier la pré­
sentation de la contingence radicale et celle de la continuité tempo­
relle. Celle-ci n' est, dans l' évidence du fortuit, que selon des proximités
temporelles diverses . Les moyens de figurer ces proximités et les liens,
qu'elles suggèrent, sont divers. Moyen du désordre : il faut répéter Los anas 90
de Daniel Link - la représentation du contemporain se confond avec
celle d'une anarchie. Moyen du dépassement du contemporain : La Vitesse des

1 . Daniel Link, Los Aiios 90, Buenos Aires, Adriana Hidalgo É ditoral, 200 1 .
2 . Don DeLillo intitule u n d e ses romans, The Names, New York, Knopf, 1 982.
3. Rodrigo Fres:in, Ma11tra, op. cit.
4. Cité dans « el "irrealismo 16gico" de Fres:in », Martes 7 de mayo de 2002, Rio
Negro 011 line
- http: //www. rionegro. eom.ar/arch200205 . (Notre traduction.)

1 35
Que peut être u11e pensée du roman aujourd'hui ?

choses fait du contemporain cela qui passe sa propre identification tem­


porelle, et donne ce dépassement pour indissociable du fortuit. Moyen
de la cohésion que le passé introduit dans l'actualité : Potiki et Baby No-Eyes
de Patricia Grace présentent le contemporain comme engagé dans un
passé qui se confond largement avec l'actualité - le fortuit est selon
une double qualité : il est le hasard même et, par là, une composition
constante et mutuelle des identités, des actions, des temps, cependant
exactement définissables et révélateurs du passé. Les romans de science'­
fiction confirment ces constats. Finalisés suivant un temps autre que
celui de toute actualité et de toute histoire, ils supposent cependant le
contemporain et le fortuit : l'ordre représentationnel et temporel qu'ils
reconnaissent a pour condition le lieu, au total arbitraire, d'un futur et
d'un présent - la concomitance fictionnelle de ces deux temps.
Cette congruence des temps fait l'ultime pertinence du roman, son
rapport certain à ce qui n' est pas lui, son autonomie, puisque, dans le
contemporain, précisément, rien ne se résout dans le contemporain.
Où il y a une nouvelle manière de caractériser le nominalisme litté:...
raire, le pouvoir du roman, dans un j eu inverse de celui qui a été dit des
implications et des conséquences de la pensée romantique du roman.
D ans les contextes culturels et sociaux d'auj ourd'hui, le roman, bien
qu 'il ne dispose d'aucun modèle de lui-même, bien qu'il ne soutienne
aucune vision d'une unité du genre humain, répond, par lui-même,
des caractères du monde actuel, non pas de leur unité, mais de ce fait
qu'ils sont d'un même monde et d'un même temps, qui est de plu­
sieurs temps. Les vastes simultanéismes des romans d' É douard Glissant,
de Patrick Chamoiseau, de Salman Rushdie, sont l'illustration de cela
même. Les romans prêtent, aujourd'hui, une actualité à l'histoire, par­
ticulièrement ces romans q u i disent l'archéologie de notre contem­
porain - ainsi, à propos de la Shoah, les romans de Philip Roth,
de Cynthia Ozick, d'Aharon App elfeld, de Patrick Modiano, de
Bernhard Schlink, de Martin Amis. Quels que soient les faits évoqués,
ils offrent à la fois des traitements du passé et des traitements du pré­
sent : cette archéologie n'est qu' une des approches de la pluritempo­
ralité du contemporain. Le roman contemporain se lit comme le récit
de la médiation temporelle dans le présent. Il ne peut y avoir de lecture

1 36
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

analogique des représentations du temps du contemporain. Le lecteur


du roman contemporain devient, à cause de ce défaut de lecture ana­
logique, le contemporain de lui-même.

LE C O N T E M P O R A I N , S A S I N G U L A R I T É , SA R É F L E X I V I T É
C O N S C I E N C E D U T E M P S , I N D I V I D UA L I T É E T C O L L E C T I V I T É

Dire l e contemporain, dire, e n conséquence, les agents, les actions, les


obj ets, équivaut sans doute à dire des agents, des actions, des obj ets, qui
appartiennent à un même temps, à une même actualité ; cela ne suffit
pas cependant pour les dire exactement contemporains. Il convient, de
plus, que ces agents, ces actions, ces obj ets portent le témoignage de leur
contemporanéité - de leur identification à telle actualité. Cela peut se
faire par des datations ; cela p eut encore se faire par la notation de signes,
de faits, d'obj ets, d'actions spécifiques - tenus pour cfênoter exemplai­
rement telle époque, telle actualité. Le contemporain et son exposition
sont en eux-mêmes des·pâradoxes. D 'uµ_e part, il est marqué une actua­
lité. Cette actualité présente une été'�du� - tout cela qui est désigné
comme appartenant à cette actualité.' D'autre part, cette appartenance ne
se pense pas et ne se décrit pas seulement par rapport à l'actualité même ;
elle est aussi décrite et pensée selon les signes qui sont explicitement
donnés comme ceux du contemporain. Ces signes ne peuvent dési­
gner le contemporain comme contemporain que selon un rapport et un
contraste avec le passé et avec le futur. Le paradoxe se résume : l'actua­
lité n'est qu��He-mên:ie,. ; le contemporain est un rapport temporel, qui
laisse un privilège à l'actualité. Ainsi, le contemporain peut-il être à tel
moment ce qui expose comme un trait caractéristique tel lien avec teL
passé. Ainsi peut-il être encore ce qui se donne comme identifiable, dans
le futur, pour exemplaire de telle actualité. Le contemporain doit, dans
tous les cas, se présenter selon un signe non équivoque - selon ce qui
vient d' être dit une dénotation spécifique. Par quoi, il n'est pas seulement

1 37
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

l'actualité, pas plus qu'il n'est identifiable au paradoxe du présent, pensa­


ble par la certitude du passé et la possibilité du futur.
À l'inverse de l'actualité, le contemporain implique une conscience
de toute la ligne temporelle ; à l'inverse du présent, il se définit par une
série de signes stables et spécifiques, lisibles comme ses propres déno­
tations. Ces indications peuvent se reformuler. Le contemporain est un
moment singulier, temps d'actualités diverses et singulières, identifiables
par les signes qu'elles portent, à ce même moment. Il expose la parenté
temporelle de ces divers témoins de l'actualité. Parce que ses signes
d'identification sont divers, distribués spatialement de manière plus ou
moins étendue, il dessine des j eux chronotopiques variables. Il implique
aussi une conscience du temps et de l'histoire par le fait qu'il est toujours
selon des signes de dénotation spécifiques. Par là, il autorise la régression
temporelle, et implique un point de vue sur le futur. Il peut introduire
à toute archéologie et à toute histoire. Il fait de l'actualité un univers
diégétique et temporel complet. Cela est le j eu explicite du roman de
Claude Simon, qui s'intitule Histoire1 , d'une manière à la fois paradoxale
et pertinente. Cela constitue la raison d'être des paradoxes temporels du
roman postmoderne et du roman contemporain : l'actualité est tous les
temps et même les temps fictionnels du passé et de cette actualité, ainsi
que l'enseigne Contre-jour de Thomas Pynchon, au titre symptomatique,
si l'on considère le titre original, Against the Day. Le jour, l'actualité sont
leur propre dépassement. Cela n'interdit pas l'interprétation que met en
évidence le titre français : un tel dépassement est un obscurcissement
de l'évidence de l'actualité comme de la lumière. Cette hypothèse de
l'obscurcissement se lit ultimement comme une hypothèse sur l' énig­
maticité et le questionnement, que portent le contemporain et le roman
contemporain.
Dire, de manière privilégiée, le contemporain n'est ni une constante
historique, ni une constante culturelle. Cela dépend de la conscience
historique que se reconnaît une culture, et des modalités de cette
reconnaissance. Les variations de cette conscience et de ces modalités

1 . Claude Simon, Histoire, Paris, Minuit, 1 967.

1 38
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

font partie du contexte et des contenus de la littérature, particulière­


ment du roman - genre de la temporalité. Qu'il suffise de dire que le
co n temporain, tel qu'il vient d'être caractérisé, et la prévalence qui lui
est reconnue, sont radicalement distincts, au moins dans les représenta­
ti ons d'univers, de la perspective historique et de l'exigence d'avenir, qui
définissent les perspectives temporelles du x1x• siècle, du j eu de simulta­
néisme et de l'achronie, typiques du modernisme et indissociables d'une
perception du présent comme absolu 1 • Dans tous les cas cependant, la
construction et la représentation du présent se font de telle manière que
tel présent, singulier, puisse se dire, se caractériser selon des paradigmes
temporels, qui passent ce présent et sa localisation. Plus spécifiquement,
le contemporain, tel qu'il vient d'être défini, est un point de vue sur le
te!Ers et sur l'histoire, gui j oue, à la manière donüo_u� la dualité du sin­
gulier � du paradi�atig_l!�_,__c:i__q.ns le roman. Singulière est telle actualité ;
également singulières, les diverses cit'!tions...de-Giverses-aGtualités ;-e·n€ere
singuliers, le � fication du contemporain ; à nouveau
singulières, les diverses histoires et historicités que permettent d'identi­
fier ces divers signes du contemporain. Il est cependant manifeste que
le contemporain, parce qu'il assemble des actualités et qu'il les identifie
suivant des signes spécifiques qui renvoient à d'autres terrip�" e�t_ Jm jeu
de relationsdë
·----
présents dtvêrs
. -
et de tëmps
.- . .. .
.êilvèrs,. hêtêrogènes. Il est
.. . ... .---

paradoxalement ..i..m e..manière ëraccumulation, éparse, d'actualités et de


temps. Il donne, par là, les sing�s des actualités. des temp.�e
les dessins d'un temps �orilm11n.et.d'une-eemm:tnaut t -é-dettemps.,..qui. ne
défont cependant aucune hétérogénéité temporelle et historique.
Dire le contemporain est, de fait, s'engager dans un j eu de réflexivité
temporel et historique : identifier, construire les signes du contemporain,
cela a pour condition une perception claire des divers temps et histoires
en jeu dans lactualité et le c!±2i� d�1u:1e. c.erJ�Ï!l.C:: .:\Tis_iQ__�_ de...ces-remps,
alors disposés d'une manièrè �ingulière. Ce j eu exclut une vision réglée
des temps et de I'�t supp;sê qüè la pertinence de la représenta­
tion du temps et de l'histoire s'élabore au sein même d�lité 9!:!.i,

1 . Sur ce thème, voir ,Karl Heinz Bohrer, Le Présent abso/11 : d11 temps et d11 mal comme
Paris, Ed. de la Maison des sciences de l'homme, 2000.
catégories esthétiques,

1 39
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

hors de cette représentation, n' est pas le contemporain. Cela s'illustre


dans une perspective culturelle et dans une perspective littéraire.
Perspective culturelle : dans la perspective du contemporain, les hypo­
thèses d'un passé et d'un avenir communs, propres à une société, s'affai­
blissent, en même temps que la construction du contemporain permet, à
telle actualité et à ses représentants, de pouvoir se prévaloir de la totalité
des temps que porte et qu'identifie le contemporain. Ainsi, W G. Sebald
fait-il des traces, individuelles, collectives, du passé dans le présent, les
obj ets de ses romans, et donne-t-il le contemporain pour le temps d'une
sorte d'archéologie multiple. Cela s'illustre aujourd'hui par les débats sur
la concurrence des mémoires : il s'agit bien évidemment de la concur­
rence de diverses actualités qui, par la structure du contemporain, peu­
vent se prévaloir d'un passé spécifique et le tenir pour identifiable à une
règle de lecture de plusieurs passés et de plusieurs présents. Cela s'illustre
encore - mais selon une perspective et un résultat différents - par
les pays qui reconnaissent la multiplicité de leurs actualités, la multipli­
cité des identifications du contemporain et, par là, p euvent figurer un
temps historique qui n'est pas celui d'une seule histoire. Les romans
de Patricia Grace illustrent un tel présent par un j eu sur la mémoire ;
cela est la perception du contemporain, qui commande les romans de
Salman Rushdie. Un tel type de perception du contemporain peut être
reporté sur le passé, ainsi vu sous l'aspect de ce qui serait son propre
contempsif�I?:· Cela est illustré par Orhan Pamuk dans Mon nom est rouge
-
(Benim -;;dim Kirm1z1)1 •
Persp ective littéraire : il suffit de dire l'Inde et les représentations
romanesques qu'offre Shashi Tharoor dans Le Grand roman indien, où le
contemporain se dit par un roman de l'actualité, comp__osé _s_e lon un jeu
intertextuel avec le Mahâbhârata. Cela s'illustre enfin par l'identification
du contemporain à un monde synchrone - celui qui a aujourd'hui
pour exemple le cosmopolitisme de la richesse et qui s'illustre aussi
d'une référence à Salman Rushdie et son Sh alimar le clown. Il ne faut
pas cependant i nt er prét e r faussement ce monde synchrone : parce qu'il

1. Orhan Pamuk, lvlon 110111 est Rouge, Paris, Gallimard, 200 1 . Éd. or. 1 998.

1 40
Du roman, du contemporain, de leim lieux

est synchrone, il n'est pas le monde de l'absolu du présent, mais celui de


l'évidence de la !�J�.!�<?!1 de divers temps dans le pi:�s-�I1t. Carlos Fuentes
s'attacheiU:U-� histoire-des Ainêrfque�- et dê l'Europe qui est aussi une
histoire de synchronie, ou de temps historiques présentés suivant une
égalité temporelle, dans le temps de la narration et dans celui de la dié­
gèse �_an - Terra nostra. Le romancier donne également une vaste­
histoir� _!_O manesqu__:�_M�xi9_!:!.e_,__ indissociable d'une_ visi.OJL.de l'.his.'.:"
toire selon la c� -::- Christophe Colomb et son œuf (Crist6bal
Nonato}1 . Remarquablement, dans la littérature antillaise aujourd'hui,
que l'on considère Édouard Glissant ou Patrick Chamoiseau, il n'est
d'histoire et d'actualité dicibles que selon le contemporain, qaj_ est une
manière de totalisation-�!!!l�-�-=- ainsi de Tout-monde et de Biblique
- '
deSderniers gestes-.
Ces remarques appellent des compléments qui ne sont pas négli­
geables . De telles constructions du contemporain, qu'elles soient des
illustrations culturelles ou des illustrations littéraires, supposent, comme
il a été dit, � j eu de�flexivitL::::-- c elui qui reconnaît l'actualité et
identifie, au sein de cette actualité, les diverses datations, indispensa­
bles à la reconnaissance du contemporain comme contemporain. Ces
constructions sont selon une conscience spécifique du temps et de
l'actualité, selon une sémiotique également spécifique. La conscience
spécifique est celle de la multiplicit� des temps �-�t�.hl.� �: !?-.!!!!!lticlici!I
êlesêlitat1oî1s . La sémiotique, part!C�îŒrêmêiît lisible dans les organisa­
tions narratives , attache le même temps, la même datation à des narra­
teurs qui n'ont pas la même histoire et ne disent pas, en conséquence,
le même temps. Le roman de Patricia Grace, Baby No-Eyes, présente
de tels j eux narratifs. Il y a donc des contemporains, aussi nombreux
que ces c �nstructions, aussi nombreu�_gue les individus qui tous, de
droit, peuvent construire le contemporain. La conscience du contem­
porain ex c�uisseë-;zp��-;�--� n ordre du temps ou de
ses images temporelles. Les représentations de [_histoire S_<?E!_ainsi_�an�

, 1. Carlos Fuentes, Christophe Colomb et so11 œ1!f, Paris, Gallimard, 1 990.


Ed. or. 1 987.
2 . Patrick Chamoiseau , Biblique des derniers gestes, op. ât.

141
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

centralité ni finalité ; elles sont des r �Â; � t s, dessinés à l'initia­


tive d'un individu . Elles ont cependant une propriété commune : ces
signes qui, spécifiés et assemblés, font le contemporain, appartiennent à
la collectivité et sont identifiables comme tels. On vient à une série de

-----·---

paradoxes remarquables, entièrement lisibles dans les illustrations roma-


nesques du contemporain qui ont été citées. Dans la représentation
du contemporain, l'histoire collective du temps devient une représen­
tation particulière qm cependant vise implicitement la communauté.
0��
Elle est une (récusatioJ1 c!e_t_<:?1:1.t or_:dr�q':1 se
cependant là certitùâe de la chronologie et celle du passé, et dessine
l'égalité des temps : il faut redire Terra nostra de Carlos Fuentes, où
le temps raconté distribue l'histoire du temps - essentiellement, une
histoire du temps catholique -, selon un�_j_galité des épisodes et des
temps. Les romans de Gilbert Sorrentino, parce qu'ils font lire ! fortuit\ (
selon de strictes séries de données biographiques, temporelles, repré:!
sentationnelles, font de la synchronie le seul moyen de l'évocation d'un
temps collectif. -·

Cela se formule encore :,.-le contemp o�� n , tel qu'il est donc illustré
par bien des romans, n'�st paçune réêûsâtlon de l'avenir - cette récu­
sation est une impossib�..en.tiell e ; il implique cependant l'idée
d'une fin de l'h1stoire. Cette fin se dit selon une manière de tautologie :
l'histoire du monde ou celle de tel espace sont arrivées à leur terme,
lorsque l'histoire du développement de l'image du monde comme
Terre ou de tel espace commé � � est plus ou moins achevée et
mise à la disposition de tous . Le contemporain suppose donc l'achève­
ment du contexte, des cüi1textes a_l!_xql:!els il s':pplique. Cela est illt.lsTié
pirTeTra_n_à5tiâ. de--c;�ï�5- Fue�tes -- -;� tit�e- · pàrl"ali:èment typique.
Cela est aussi illustré, d'une manière plus nette, par Édouard Glissant
et son Tout-monde, par Patrick Chamoiseau et son Biblique des derniers
gestes, par Salman Rushdie et son Shalimar le clown. Parce qu'il y a cet
achèvement du contexte, parce qu' est disponible une conception du
monde toute spatiale, les signes du temps peuvent être d'identifications
di���seseTs'asseriïbTeT.Le s mêmes remarques vafênt lorsquêle contexte
efïe jell &1 c:onte�p orain sont ramenés à un pays - cela se dit de
Salman Rushdie, de ses Enfants de minuit et de l'Inde. Le contemporain

1 42
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

es t ainsi le j eu ��!�4!g�!� §.E.'!!i.aJ, ci 'un. Nr�digm�J�!.JIJ?QieL- il


y a bien un ordre chron()!()��.9�.�- g,�i_ f�i! _��Y-��� !.�rnp_s,_.:;::::- et de singu­
..

larités - identifications de l'actualité, notées de telles manière qu'elles


so ient lisi�_l_��-P<l.! référence �-O·d'a�tEË-�,_,,t���: Ce sont sur ces dualités,
sur ces équivoques que Michel Houellebecq construit La Possibilité
d' une île.
Ces traits du roman contemporain permettent de préciser les para­
doxes de la représentation de l'actualité et du contemporain, dans une
comparaison avec les romans du xx< siècle. L'actualité peut se dire
selon trois perspectives. Première perspective : le discours de l'actualité
peut n'être qu'un j e1;narttô(6giqùe_!> à la manièredont Gertrude Stein
joue, dans le présent, �onstat) du._J?!�nt, de la description actuelle
de l'objet présent. Deuxièfn e persp ective : dire l'actualité peut aussi - ce
�ui . e � t un e:8:actdrû ��� ai :,��5-i � ne �
__ ��: n e:_:_��} ' ac �ion
md1v1dudlf: _e1. aëTieilon:-�QJI��-t�ve - eqmval01r a soumettre 1 ac-
tualité à un point de départ dans l� temps. Il n'y a pas là la question
de l'origine, devenue obsessionnelle dans une partie de la philosophie
contemporaine et dans le roman de la déconstruction. Il faut entendre :
l'action dans le présent n' est possible que si elle se pense selon un point
de départ, précisément selon une origine. Cette décision de penser une
origine prête au présent un double caractère : il est selon un rapport
à une origine qui ouvre un rapport au passé - la décision de cette
origine fait un découpage dans ce qui peut être reconnu comme les
antécédents de l'action ; il ouvre le possible même de l'action et il dési­
gne, par là, un futur. 11-oisième p ersp ective : elle est impliquée par les deux
premières. Se tenir à la tautologie du présent ne peut altérer ce constat :
bien des obj ets et des événements du présent ont une histoire, un passé.
Disposer l' origine de tel présent ne peut altérer le fait que cela se fait
··
dans le présent et selon le présent. En d';{it;� t��;;�;: pa;·1;· a��i�lon
du suj et humain, quand il engage une action, de se donner un point de
départ temporel, par sa décision de dire le seul prése._ntl2�-:?qi,ùLs�-tient
à la t auto lo g ie du présent, il engage unj_el1 avt;_c;Je_P-àss.é... D ans l e premier
cas, l'identification du passé esCs�io� l� �-ê�essité de l'action ; dans le
second cas, il faut dire le refoulement du passé ou sa désignation suivant
un exercice de désignation paradoxale.Ainsi, dans Les Guerres q ue}' ai vues

1 43
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

(Wars I have seenY , Gertrude Stein se donne-t-elle, dans son propre


présent, pour contemporaine de la Première Guerre mondiale et de
la guerre de Sécession, qu'elle tient pour des guerres contemporaines
l'une de l'autre. Le présent n'est que selon le passé ; la tautologie du
présent n'est qu'une manière de donner paradoxalement droit de cité
à une latence du passé dans le présent. Cette latence peut devenir une
___.,;--------------�----·----
../

mise en évidence du passé - dessin d'une origine -, comme elle


peut donner droit de cité au seul présent. Cela s'illustre par ce que
l'on a appelé l' achronisme2, caractéristique de l'art et de la liptérature
du modernisriie .Te }eù-;Jr le présent est aussi un j eu sur k simulta­
néîsi:lle têro-pOr'.'cl . Celui-ci place le passé dans une maniè�-dTgilll: é
avec-feprEent: le passé est cité comme passé ; il n' est cependant des­
siné aucun ordre temp&eï.Cer-êc-inrpparâît, par sa stru�ture, compati­
ble avec ces trois perspectives temporelles et avec les j eux sur présent
et passé, qui viennent d'être décrits. Il est un exercice de dissociation
explicite du passé et du présent ; il est aussi, par son énonciation, une
actualisation du passé. Cette dualité p eut devenir l'obj et même du récit
- ainsi d' À la recherche du temps perdu de Proust. Elle peut conduire
aux grands romans de perspectives historiques - Les Communistes3
d'Aragon. Elle peut faire prévaloir des j eux simultanéistes - ainsi des
romans de Faulkner, qui sont indissociablement des romans de la pro­
fondeur historique. Le roman moderniste, à travers ses diverses accen­
tuations temporelles, est donc l'exact antécédent des représentations
temporelles du roman contemporain. Le roman postmoderne constitue
un _pr_é_c:i� int�9n.édiaü:e : l'accent qu 'il met sur le pr�sent n'est jamais
btranger aÙ--rappel du passé, ni à l'identification du roman à une sorte
de métalepse générale - ainsi de Contre-jour de Thomas Pynchon.
Le roman contemporain a pour spécificité de rendre rnanifeste la
latence du passé en faisant de la rechêrCiie (fime�
temporelle

1 . Gertrude Stein, Les Guerres que j'ai vues, Paris, Charlot, 1 947. É d. or. 1 945 .
2. Sur ce point, voir Jean Bessière, « Achronie, littérature du xx• siècle, instauration
de la mémoire », dans Jean Bessière et Philippe Daros, éds . , Insta11rer la mémoire, Rome,
Bulzoni, 2005, p. 75-108.
3 . Louis Aragon, Les Com1111111istes, Paris, Bibliothèque française, 6 vol. , 1 945- 1 95 1 .

1 44
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

son thème - ainsi des romans d'Antonio Mufioz Molina et particuliè­


re ment du Royaume des voix. Il suppose le constat que le récit ne peut
échapper à la prévalence du présent : le paradoxe temporel, constitutif
du récit, rend impossible de raconter le passé pour lui-même. Le passé
ne peut être dit que de manière très largement lacunaire, selon ses seuls
témoins et, en conséquence, hors d'une exacte narrativité, ainsi que le
montre La Possibilité d'une île de Michel Houellebecq. Dans le roman
contemporain, le présent est ainsi une composition temporelle para­
doxale : le passé comme passé et le préy���mêl�IJ.t selon un �
nuum. Dans Sauve-moi1 de Guillaume Mussa, le fantastique n'est pas tant
u�}eusu� le fantastique que la présentation de cet indissociable du passé
et du présent. Il n'appelle ni l'incrédulité, ni sa suspension volontaire. Il
permet de rendre évident le paradoxe de tout présent. La pluralité des
-
temps dessine le pass ageël'Ur1 tëffip$1Tailiï ltre; eï --i:i:aiisition d� temps,
que figure le récit même. "saui!e- moi n'exclut pas d'autres pré;e nt;tions
du temps, qui ont leurs amorces dans le roman même : dessin d'une ori­
gine de l'action ; prévalence du présent. Ces deux perspectives sont, de
fait, les perspectives temporelles d'interprétation qu'offre le roman. La
pluritemporalité et la transition te��� m.�i:�f�:�ement
.
m 1ssoc1a es · e a construction du récit - il en est ainsi dans Monnom·
est Rouge d'Orhan Pamuk -, de la représentation de l'histoire - il en
est ainsi dans Biblique des derniers ges tes de Patrick Chamoiseau.
La présentation du contemporain�s-C-un ges t � �!!-ilatér ; elle est
_ -

aussi la négation de l'unilatéralité, E !:l:isqg'_�JJ�j@pJjgg� !J:tl�perceptio!l,
-
une connaissal1.�ëëolleëtive ctu tefi:1ps et de l'histoire - à la fois dans la
construct1oiicte-ëette-représërifation et dàns sa r6c eption. Elle suppose
cet achèvement spatial, que l'on vient de dire comme le contexte des
contextes, parfaitement congruent avec la présentation du contempo­
rain comme une sorte de totalité des temps. Le contemporain, dans sa
représentation, est un entier paradoxe, lisible en parallèle avec le para-
doxe constant du roman : la. . d.Jlalité du . singulier - telle actualité -
__ _

et du pa���:_ti_q1:1: :=- l'achèvement du contexte des temps. Cela se


_ _ _

1 . Guillaume Muss o , Sa11ve-111 o i, Paris, xo É ditions, 2005.

1 45
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

formule encore : le chronotope, qu'identifie tel roman, apparaît ainsi


comme une manière d'universel, bien qu'il soit une des variantes de
la représentation du contemporain, que proposent les romans, et que
les temps de son actualité soient d'identifications variables. Les romans
documents de Norman Mailer, Le Chant du bo u rreau , Le Combat du siècle,
sont d'une décision - singulière - et d'une telle visée - l'actualité
n'a de signification que collective et universelle. À ce point, une série de
remarques s'imposent. Ce contemporain, tel que le représente le roman
contemporain, contredit le lien entre temps et récit, la représentation du
temps, que définit Paul Ricœur dans Temps et réci t, comme il contredit
les hypothèses temporelles de la psychanalyse, à tout le moins, les hyp9r"
thèses temporelles des récits produits selon une référence à la psycha­
nalyse. Puisque le contemporain est une telle synthèse temporelle et le
lieu du contemporain une telle synthèse spatiale, la guestioru:le.-ridentité
du suj et dans le temps ne se pose as. Suivant une logique similaire,
il convient e ire : e passé n'est pas à récupérer subj ectivement ; le
contemporain est le _passé même. C'est pourquoi, le contemporain est
aussi le moment de la mémo1re;T1a fois individuelle et collective. Où il
y a la récusation de l'exp osition du temps et du P.a�sé suivant le schéma
-
analytiqüe. Cette..ê��ti;d!ctToii .eic.éüe. i:êë��;ti� n c�;{firment que, dans
la représentation du contemporain, le roman sort des modalités de la
représentation temporelle, héritées du XIXe siècle, et suppose un change­
ment des perspectives anthropologiques, bien que ce contemporain soit
indissociable d'histoires d'individus. Ces histoires d'individus peuvent
prendre la forme de romans biographiques, tantôt ceux d'un personnage
historique, ainsi de L'Auteur, l'auteur (Author, author)1 de David Lodge,
qui traite d'Henry James, tantôt ceux d'un personnage fictionnel, ainsi
d'Austerlitz (Austerlitz)2 de W G. Sebald. Dans ces romans, la figure de
l'individu n'importe pas en elle-même. Elle est le moyen de concentrer
des représentations du temps, de dessiner les collectiyit��-�L".'..9P-t ay:_e c
ces représentations�lon. le�_mêmes j eux de temporalité que ceux du
-� --···---·-----�---- --=-----""-----
contemporam. ·--

1 . David Lodge, L'A11te111; l'auteur, Paris, Rivages, �004. É d. or. 2004.


2. W G. Sebald, Austerlitz, Paris, Gallimard, 2006 . Ed. or. 200 1 .

1 46
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

R E P R É S E N TAT I O N D U C O N T E M P O R A I N ,
F I C T I O N D E L' H I S T O I R E , G L O B A L I S AT I O N E T L O C A L

L a dualité d u singulier e t du paradigmatique, manifeste dans les


caractérisations qui viennent d'être données de la représentation du
contemporain, se lit aussi suivanvJ:_� e_fiets_d�-ç�!J:�.J�pi;és_('!11tat,�n. Le
_ _

contemporain, construction singulière; est la contradiction du temps


et de l'esprit locaux : il suppose le cont� gui passe le simple local ;
-
ses j eux temporels sont s �
�---·- -------�-----
� '
gg_e--. Il est do nc' 'urie réc usation du
devemr et également celle de l'esprit du politique, qui a pour condition
ce devenir et le local. Plus essentiellement, parce qu'il est ce paradoxe
-
a·une bisto1reaëh�ê-;; qui est cependant de plusieurs temps et de plu­
sieurs possibles, il dispense de faire l'hypothèse d'une unité du genre
humain ; il suppose cependant l'achèvement de l'histoire commune et
un contexte exemplairement commun. Il expose tous les particularis­
mes, précisément selon les identifications temporelles diverses dans l'ac­
tualité ; ces particularismes ne peuvent s'accorder que selon leur propre
présentation paradoxale, selon le contemporain. Il peut encore être dit :
il y a du politique ; il ne peut cependant être selon la pensée ou l'ima­
gination d'une unité achevée du genre humain ou d'une communauté ;
il est certainement selon l'espace achevé de telle communauté et selon
la multiplicité de ces contemporains. Carlos Fuentes, avec Terra nostra
et Christophe et son œuf, Salman Rushdie, avec Les Enfants de minuit et
d'autres romans, illustrent ces perspectives politiques, qui sont aussi des
perspectives religieuses, et ce qu'elles deviennent lorsqu'elles sont rap­
portées à la construction du contemporain.
Une telle construction du contemporain est sans doute une manière
de redire le temps. Elle est plus essentiellement une fiction spécifique
de l'histoire. Cette fiction se donne pour condition qu'il y ait eu dans
l'histoire une proximité du suj et et de son autre, qui a pu aller j usqu'à
une absence de distinction, et qui entraîne que la littérature ne cesse de
figurer cette proximité. Cela se lit particulièrement chez É douard Glissant
et Patrick Chamoiseau, dans les reconstructions qu'ils livrent du contem­
porain et de l'histoire antillaise - celle-ci devient histoire universelle.

1 47
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

Ainsi, si l' esclave doit avoir une histoire, ne peut-il l'avoir que par l'histoire
importée, celle des colons, autrement dit, par la proximité qu'il se reconnaît
avec son autre, et qui lui est d'abord imposée. Par là même, 1' autre, pour
être désigné comme tel, peut devenir une fiction, le tout autre, qu'offre
n'importe quel lieu du monde, et que représente bien à nouveau Biblique
des derniers gestes. Ce tout autre, dès lors qu'il y a d'abord ce défaut de
distinction, peut se confondre avec le sujet antill ais même. On a là l' expli­
cation de l'apologie de l'hybridité et de la description du monde conm1e
/ totalité hybride entièrement contemporaine dans ses strates historiques
\ mêmes, ainsi que le propose Tout-monde de Glissant. Le contemporain fait
la dualité de mondes mulûples et d'un monde_ tJ.nique,
À travers ces élaborations et ces représentations littéraires du contem­
porain, l'histoire du roman attjourd'hui est celle du renouvelleme nt du
rapport que construit le roman entre l'histoire du temps - la chrono­
logie, les témoins historiques de 1' ordre chronologique - et le temps
raconté qui est essentiellement selon le contemporain. On a là, au regard
çl.es représentations du temps et de l'histoire, un jeu du singulier et du
paradigmatique, qui implique que ce singulier porte une figuration de
l'universalité selon la multiplicité des temps. Le paradigmatique se lit
dans l'histoire du temps, que porte toute évocation temporelle, et qui
est exposée plus ou moins manifestement. Ainsi, pour revenir à Terra
nostra, Christophe Colomb et son œuj, et aux Etifants de Minuit, cette his­
toire du temps se dit suivant les grandes dates de l'histoire du Mexique
et des Amériques, pour Carlos Fuentes, de l'Inde, pour Salman Rushdie.
Le singulier se lit dans la construction du temps raconté, précisément
sous le signe du contemporain - temps raconté selon des individus et
qui ne peut être perçu comme la présentation du contemporain que
s'il engage la parenté des temps et des histoires et désigne par là une
manière d'universalité de l'histoire du temps 1 • Il faut répéter les exem­
ples d' É douard Glissant et de Patrick Chamoiseau. Cela peut aussi j ouer
sur une intertextualité invraisemblable, mais qui permet d' évoquer sans

1 . Pour la dualité de l'histoire du temps et du temps raconté, voir Jack Goody,


Po11voirs et savoirs de l'écrit, Paris, La Dispute, 2008, le chapitre : « Temps de la narration et
narration du temps dans les cultures orales et écrites » . Ed. or. 2000.

1 48
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

ambi guïté ce caractère composite de l'actualité - ainsi du Grand roman


indien de Shashi Tharoor.
Dans cette représentation de l'expérience et de la construction fic­
tio elles de l'histoire, est en jeu plus que les questions banales attachées
nn
aux versions romanesques de cette expérience et de cette construction.
Question de lafiction : dans le roman, cette construction du contemporain
est une fiction. Les romans de Carlos Fuentes sont bien des inventions et
des fictions. Question de la représentation de l'ordre du temps et de l'histoire :
cet ordre est certainement distordu par le roman. Cela fait lire la fonc­
tion d' « interprétant » que le roman a au regard de ses propres données
temporelles et historiques, inventées ou référables à des faits avérés. Il y
a cependant dans cette représentation de l'expérience et de la construc­
tion de l'histoire, plus que ces questions usuelles et ce constat inévitable :
n'est pas défaite l'inscription du roman dans une histoire particulière
- celle de la chronologie, que rapporte le roman -, ni son articula­
tion à son temps, à son contexte et à tout contexte, qu'il se reconnaît.
La représentation du changement temporel, historique, indissociable du
contemporain, impose une question : celle de l'aptitude du roman à
dessiner des liens temporels et historiques, qui peuvent se définir comme
des liens symboliques, comme des liens qui figurent, dans le temps, les
relations de soi à soi, de soi aux autres, des autres aux autres, dans l' évi­
dence de la singularité des représentations du contemporain. Le roman
expose cette aptitude plus par l'implication de ces liens et de l'ensemble
qu'ils constituent, que par l'indication manifeste d'un tel ensemble. Pour
le lecteur, à la lecture, correspond l'identification de la possibilité de ces
liens. Sous le signe du conten1porain, la représentation du temps et de
l'histoire ne doit pas être essentiellement lue comme celle de l'identité
dans le temps - cela est certainement une leçon du roman réaliste, du
roman moderniste, du roman postmoderne, cela est le constant argu­
ment de Paul Ricœur. Cette représentation doit être lue comme celle
qui construit la figuration de relations temporelles, paradigmatiques et
singulières, autrement dit, du symbolique, contre les codages actuels du
temps, de l'histoire, des comportements sociaux, qui sont autant d'écrans
à une vision et une pensée des relations possibles. Il faut alors compren­
dre en un rappel des écrivains et des œuvres, qui sont ici des exemples :

1 49
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

importe moins la réécriture de l'histoire que proposent ces romans que


les parentés des temps qu'ils dessinent hors d'un strict rappel de l'ordre
de l'histoire. Dans l'histoire, perçue selon le contemporain, se tissent des
liens à l'autre, au tout autre, qui peuvent être l'autre temps, les autres
temps.
Un tel traitement du présent, selon le contemporain, offre une vision
spécifique de l'histoire, au sens de faits du passé, avérés, qu'on a dite fan­
tasmée 1 : les romans ne présentent pas, de manière nettement distincte
ou dissociée, les moments de l'histoire, des diverses histoires. Cela a reçu
des interprétations ethnologiques. La très grande proximité des agents
de l'histoire empêche qu'ils perçoivent clairement leurs propres histoires
respectives ; toute histoire est donc l'histoire d'un défaut de séparation
d'avec d'autres histoires, un défaut constant de discriminations temp o rel­
les. Ce type d'argument, quelle que soit sa pertinence ethnologique, est
intéressant au regard de l'histoire même, au regard du roman. Au regard de
l'histoire : toute histoire est de plusieurs histoires. Au regard du roman : tout
roman peut être d'une histoire fantasmée - il faut comprendre d'une
fiction qui met en évidence cette pluralité des histoires et leur manière
de coalescence. Pour confirmer ces notations, il suffit de citer, à nouveau,
Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Salman Rushdie, Patricia Grace,
et Rodrigo Fresan, dont les romans sont entièrement selon une vision
fantasmée de l'histoire.
Ces remarques sur le contemporain dans le roman contemporain
permettent de recaractériser une typologie, proprement contemporaine,
des rapports entre temps et récit, celle des grands récits et de ceux qui
ne sont pas dits tels2• Grands récits : 1' expression « grands récits » renvoie
à la fois aux caractérisations de l'histoire selon la philosophie de l'his­
toire et selon la philosophie politique, et aux vastes récits romanesques,
qui disent l'histoire d'un individu, qui se trouve être celle d'une famille,

1 . Voir sur ce point, à propos des Antilles, Francis Affergari, La P/11mlité des mo11des,
Paris, Albin Michel, 1 997.
2. On ne considère pas les notions de « grand récit » et d'« effacement des grands
récits » en elles-mêmes, mais comme des témoignages contemporains sur les manières
de caractériser l'actualité. On comprend que la notion de « grand récit », apparue dans la
philosophie, a affaire avec un rappel du roman, des grands romans.

1 50
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

d' une collectivité, d'une époque. Ces récits peuvent encore être des récits
proprement historiques. La vue du présent et de l'actualité, que por­
tent ces grands récits, implique une composition des temps selon un
unilatéralisme. On construit la représentation de l'actualité, du temps et
des temps, de telle manière qu'elle fasse apparaître le temps comme un
vec teur adéquat à la constitution de divers mondes et particulièrement
du monde qui se confond avec le présent du récit. Le grand récit met
aujourd'hui en évidence - d'une manière totalement manifeste - cette
représentation vectorielle du temps de deux façons. Première façon : la
représentation vectorielle du temps apparaît valoir pour elle-même et
constitue un moyen d'évaluation du présent. C'est là rendre explicite la
structure argumentative du grand récit au regard du temps et de l'his­
toire. Le roman de l'utopie ou de la dystopie est aujourd'hui le meilleur
représentant de cette stratégie narrative. Par la mise en évidence de la
représentation vectorielle du temps, il donne au grand récit une autono­
mie que celui-ci n'avait pas dans le roman du x1x< siècle. Il est remarqua­
ble qu'une telle représentation temporelle suppose une multiplicité des
temps : le temps de l'actualité et de l'histoire, d'une part, et, d'autre part,
le temps autre, celui de la science-fiction, qui n'est pas le temps histori­
que. On peut dire ici une histoire fantasmée en un sens spécifique. On
peut la lire en termes d'éloignement et non plus de proximité, comme il
a été noté. L'histoire est fantasmée - elle est au-delà de l'histoire - dans
une sorte de refoulement manifeste de l'actualité et de son passé, dans
une sorte de construction - précisément fantasmée - du présent. Cette
manière d'exposer une clarification temporelle répond de la difficulté
à penser aujourd'hui le présent. Deuxième façon : il est un autre exposé
fantasmé de l'histoire qui joue expressément de la pluritemporalité
- d'une pluritemporalité qui est donnée pour proprement historique. Il
convient ici de citer les romans postcoloniaux antillais, indiens, africains.
Le grand récit subsiste : il est adéquat à l'évocation de la grande histoire
contemporaine, celle des asservissements, celle des libérations. Il rapporte
la pluritemporalité à la pluralité des histoires et des divisions de ce que
l'on nomme l'histoire faite. Il y a histoire fantasmée pour deux raisons :
ces histoires ne sont pas dissociables ; les conflits de l'actualité sont des
témoins de la proximité de ces histoires . Le passé n'est pas refoulable.

151
Que peut hre une pensée du roman aiifourd'hui ?

Effacement des grands récits : lorsqu'on dit aujourd'hui la fin des grands
récits, on entend certainement l'effacement de grands récits idéologi­
ques, issus de la philosophie de l'histoire et de la philosophie politique.
On entend plus essentiellement qu'aujourd'hui, prévalent ou doivent
prévaloir des discours conscients de la relativité de leur propre perspec­
tive temporelle, en conséquence, étrangers à tout unilatéralisme tempo­
rel. Refuser l'unilatéralisme temporel entraîne que l'actualité doive être
vue de manière complexe : elle est le moment de bien des temps. C'est
le type de temps auquel s'attache le postmoderne. Celui-ci doit donc
moins s'interpréter comme la construction romanesque de la confusion
des temps que comme la reprise de ce qu'est la perception contempo­
raine de l'actualité : le présent est actualité dans l'exacte mesure où il
n'est pas finalisé selon une perspective temporelle et où il donne un égal
droit de cité à tous les temps dans le présent. Le roman contemporain
prend acte de cette représentation temporelle et la développe ou la trans­
forme en une représentation qui fait explicitement du présent le temps
d'une multiplicité de temps. Cette multiplicité des temps n'a pas néces­
sairement de propriété historique. Elle est souvent exposée de manière
quasiment allégorique. Il faut répéter les exemples de Guillaume Mussa
et de Michel Houellebecq. Guillaume Mussa joue d'une sorte d'inévi­
table expérience de la pluralité des temps. D 'une façon qu'il faut dire
subtile, Michel Houellebecq dit à la fois l'impossibilité d'un récit du
temps et de l'histoire, et l'inévitable d'un tel récit : La Possibilité d 'une
île est le récit du refoulement du passé dans la certitude qu'il y a passé
et détermination du présent par le passé. Les deux choix sont les choix
du fantasme - sous le signe du fantastique chez Guillaume Mussa, sous
celui de la science-fiction chez Michel Houellebecq.
L'opposition manifeste entre le grand récit et le récit qui ne reçoit
pas une telle qualification, peut encore se caractériser suivant le fait que
le grand récit implique un j eu réflexif spécifique. Les grands récits et les
grands romans, qui identifient le temps et l'histoire à un vecteur de l'ac­
tion, de la représentation, de la caractérisation de l'agent et du suj et, sup­
posent une vision réflexive des temps et de l'actualité. Le roman est une
citation de temps, qui peuvent être historiques, fictionnels. Il se confond
avec une histoire du temps, d'une part, et, d'autre part, il propose une
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

histoire racontée, qui reprend la chronologie, l'histoire du temps, en est


l'interprétation suivant les hypothèses d'un temps recteur et d'un uni-·
latéralisme. Il y a là un j eu réflexif, dont l'anthropologie a montré qu'il
est indissociable de la conscience de l'histoire et de la liberté de dire
l'histoire comme une invention de l'action humaine 1 • Ce j eu réflexif,
quelles que soient les reconstructions chronologiques qu'il impose, quel
que soit le degré de fictionnalité que se reconnaisse le roman, se donne
comme un jeu objectif. L'histoire du temps et celle de l'actualité sont
présentées comme des « matters of fact », bien que l'on sache que récit
et roman sont des constructions, des fictions. Le rapport du roman à
l'actualité est selon l'hypothèse que celle-ci peut être identifiée comme
telle. Le paradoxe reste qu'il n'est pas nécessaire qu'elle soit explicite­
ment identifiée comme telle. Il convient de répéter l'exemple des grands
récits de science-fiction contemporains : par l'autonomie qu'acquièrent
ces grands récits, par le fait qu'ils narrent des temps qui sont de principe
étrangers à l'actualité humaine même et à un futur et un passé humains
concevables selon cette actualité, ils sont l'hypothèse de la certitude de
cette actualité. Cette certitude de l'actualité est la condition pour que
le roman contemporain expose les temps de la contemporanéité. Dire
les temps de la contemporanéité revient à indiquer : le roman contem­
porain lit dans le temps la trace de l'histoire, fait apparaître l'histoire
comme le refoulé du temps. Exposer le contemporain fait lire les diver­
ses origines et déploiements de l' « agentivité » humaine et l'histoire de
la transitivité sociale.
Les présentations du temps du contemporain sont indissociables de
deux types de dessins des lieux - dessin aussi divisé et disparate, aussi
paradoxal que les dessins du temps. Que soit particulièrement atta­
ché aux romans de science-fiction et au grand récit de l'histoire et du
temps des lieux aussi radicalement externes que le sont l'histoire et le
temps de l'anticipation, ne tient pas seulement à la nécessité de la cohé­
rence de l'exposition des temps autres et du chronotope qui en résulte.
Plus essentiellement, cela fait entendre : il n'est d'histoire du temps -

1 . C'est une des thèses de Jack Goody dans Po1111oirs et sa11oirs de l'écrit, op. cil.

1 53
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

du temps vectorisé - que selon la division radicale des lieux, d'une divi­
sion radicalement inventée. Paradoxalement, dans l'actualité que désigne
ou qu'implique le temps vectorisé, cette division ne peut être présentée ni
de manière autonome, ni pour elle-même. Elle ne peut être pensée, lue que
dans son autre. Le temps autre ne fonde pas cependant une hétérogénéité
radicale des mondes. C'est pourquoi, à ces histoires paradigmatiques du
temps, a été liée, depuis une cinquantaine d'années, une réflexion, venue
de la philosophie, sur les mondes possibles. Cette réflexion est explicite par
ses conclusions : les mondes possibles sont de l' ontologie de notre monde 1 •
Cette réflexion est aussi explicite par sa leçon : une pensée de la division
du monde est une composante de la pensée contemporaine du monde.
Que cette division s'expose exemplairement dans le roman du grand récit
selon un autre monde et un autre temps, indique la clôture à laquelle est
venue la représentation du temps vectorisé.

L E S F A B L E S DU C O N T E M P O R A I N

Aussi large que soit l a figuration d e la pertinence, aussi nette que soit
la thématisation internationale ou interculturelle des romans, ces romans
ne disposent leurs temps et leurs mondes que selon un mouvement d'ex­
ploration et de retour, d'une part, et, d'autre part, selon la catastrophe de
la domesticité. De l'exploration et du retour : dans un monde synchronisé
et cependant entièrement livré à l'historicité - aux historicités -, où
il y a une manière de redire la pluritemporalité, tout parcours temporel

1 . À ce point, une remarque et un renvoi. Remarque : il est inutile de rappeler que


cette réflexion sur les mondes possibles a été appliquée, en critique littéraire, à tous les
types de fiction et aux définitions de la fiction ; il nous intéresse plus ici de considérer
à quel type d' ethos de la littérature, du roman et de la critique contemporains corres­
pond ce type de réflexion. Renvoi : pour un argument qui conclut de la multiplicité des
mondes possibles à l'unité de ces mondes avec notre propre monde - en conséquence,
monde uniqu � de la plurali!é ontologiq_ue, se reporter à David Lewis, De la p/11ra/ité des
111011des, Paris, Editions de !'Eclat, 2007 . Ed. or. 011 the P/111a/ity efWorlds, 1 986.

1 54
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

et spatial est à la fois une exploration et un retour. L'actualité n'est que


p ar le poids du passé ; le passé s'écrit comme une actualité, ainsi que
le montre Central Europe de William T. Vollmann. De la catastrophe de la
domesticité et de l'universalité : de tels lieux et de tels temps enseignent
une universalité - tous les temps, tous les lieux -, définissable d'un
point de vue écologique : le monde de l'universalité se confond avec
l'évidence de tous les lieux et de tous les temps, en n'importe quel lieu
- ou avec l'évidence de leurs représentants, et avec l'évidence de leur
permanence. L'identification continue du lieu domestique n'a plus de
raison d'être ; ou une telle identification ne se comprend que selon son
inscription dans une enquête temporelle qui la passe, ainsi que l'illustre
Antonio Muiioz Molina dans Le Royaume des voix.
La pluritemporalité et les univers multiples qui appartiennent à un
même monde, disposent deux réponses à deux interrogations spécifiques :
conunent allier, dans un récit et dans une représentation romanesques, le
dessin de l'histoire et celui du temps, le dessin de l'histoire et celui de
l'espace ? Comment donner cependant droit de cité au temps - le temps
biographique -, à l'espace, au local, qui restent des moyens d'identification,
lors même qu'est notée la catastrophe de la domesticité ? La pluritempo­
ralité et la multiplicité des univers, qui appartiennent à un même monde,
sont des réponses à ces questions parce qu'elles sont décrites comme des
attributs de la réalité - même de la réalité historique, faut-il préciser -
que présentent les romans. C'est cela que fait entendre la contemporanéité,
à laquelle s'attache le roman, aujourd'hui. La contemporanéité, telle que la
caractérise ce roman, est d'une double lecture. Première lecture : elle consti­
tue des identités dans le monde actuel - des identités de divers moments,
qui témoignent de strates temporelles et qui sont cependant coprésentes.
Seconde lecture : elle maintient la différence temporelle - le contempo­
rain est un hétérogène. Ce constat d'une double lecture du contemporain
commande la composition des romans historiques de WT.Vollmann et de
Zbigniew Mentzel, et celle des romans postcoloniaux. Le contemporain
apparaît comme une manière d'unité temporelle. Il peut être dessiné plu­
sieurs contemporains, plusieurs unités temporelles. Ce qu'on a lu comme
la fin des grands récits n'est que la conséquence de cette double lecture
du contemporain : il ne peut y avoir de grands récits parce que le temps

1 55
Que peut hre une pensée du roman mifourd'hui ?

et l'histoire ne peuvent être considérés comme ce qui fait lire la produc­


tion des différences - ils n'en sont que la mesure, aujourd'hui à travers
un moyen particulier, le dessin du contemporain. Aussi, ne peut-il être dit
une histoire continue d'aucun pays. Aussi, subsiste-t-il la question d'une
lecture temporelle de la production des différences - exposer le contem­
porain est, de fait, mettre en évidence cette question. Sont construits, selon
cette question, qui va par des paradoxes, Central Europe WT. Vollrnann et
Monné, outrages et dijis1 d'Ahmadou Kourouma - l'un et l'autre, manières
de romans historiques. Ils ne se confondent pas avec une nouvelle inter­
prétation fictionnelle, là, de l'entre-deux-guerres et de la Seconde Guerre
mondiale, et, ici, de la colonisation en Afrique. Ils n'entendent pas réécrire
l'histoire, mais mettre en évidence l'hétérogénéité des temps. Celle-ci n'est
pas seulement le moyen de rappeler la diversité des histoires, mais aussi
celui d'indiquer : des questions sont effectivement inscrites dans l'histoire
et, en conséquence, dans le contemporain. Le contemporain permet de
désigner, dans le temps conunun, qu'il constitue, les temps spécifiquement
attachés à la différence temporelle. Les mêmes remarques valent, mutatis
mutandis, pour les représentations romanesques des espaces et des lieux.
Il convient de rappeler Kazuo Ishigoru, Jorge Volpi. Le roman des uni­
vers multiples est celui de la division d'un même monde ; la multiplicité
des univers ne fait pas conclure à celle du monde. Cela ne relève pas du
simple constat géopolitique - Jorge Volpi -, du simple jeu sur l'iden­
tité britannique - Kazuo Ishigoru. Cela fait entendre qu'il y a des divi­
sions, des identités, et que tout espace peut apparaître comme extérieur
à ces identités, ou comme le moyen de les présenter. Plus aucun lieu du
monde n'ofüe inévitablement la figure de son unité, même si son uni­
cité est certaine. Les romans de science-fiction portent ce paradoxe à une
sorte d'extrême. Ils disposent une extériorité du temps et de l'espace de
la science-fiction, par rapport au temps et à l'espace de l'historicité ; ils ne
font pas cependant lire cette extériorité comme une irréalisation du temps,
de l'espace de l'historicité : ils en font le moyen de désigner l'historicité,
qui n'est pas l'histoire, mais les questions qui subsistent dans l'histoire. Que

1. Ahmadou Kourouma, lvlo1111é, 011trage et dqfi, Paris, Le Seuil, 1 990.

156
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

le monde contemporain soit décrit comme un monde fini - ce qui est la


description que proposent Kazuo Ishigoru et Jorge Volpi -, correspond,
sans doute, à quelque réalité de ce monde. Cette description est aussi le
moyen le plus sûr de désigner l'hétérogénéité des espaces et de conclure à
un questionnement.
Le roman s'attache au rapport du passé et du présent selon une mul­
tiplicité. Il mène à un extrême la dualité de l'histoire du temps et de
l'histoire racontée, et soumet, à un j eu réflexif, le temps et l'actualité. Il
prête à ce jeu une finalité explicite : l'histoire du temps et celle de l'actua­
lité sont présentées comme des « matters of concern »1 ; elles permettent
une interrogation, de la part du suj et, des sujets, sur l'actualité, et sur la
façon dont celle-ci recueille le temps. Cette interrogation est la condition
nécessaire à la représentation de l'histoire du temps2 - en quoi se résout
l'histoire. Le roman fait lire auj ourd'hui toutes les identités humaines dans
le temps et dans le présent. L'actualité n'est certaine que par cet accueil
des passés publics - l'histoire du temps -, cependant dicibles selon les
seules histoires individuelles - le temps de l'histoire, des histoires. Ce
croisement de l'histoire du temps et du temps de l'histoire, des histoires
supposent une même chose : que les autres temps deviennent des « mat­
ters of concern », cela qui entretient le questionnement et fait la certitude
du présent. Il faut répéter l'importance du biographique. Celui-ci ne se
lit pas seulement selon le temps de l'individu, selon la constitution de cet
individu. Il se lit aussi selon les singularités des personnes. La personne
humaine, disséminée, fait reconnaître l'unité - de fait - des temps dans
la diversité des temps. Cela même que font entendre Salman Rushdie,
Édouard Glissant et d'autres. Le biographique acquiert ainsi une fonction
spécifique : permettre le dessin du continu et du discontinu temporels.
Cette dualité n'est présentable que si elle est lue selon l'unité d'un cycle
de vie - hors d'une totalisation temporelle.
Le roman contemporain offre les fables explicites de cette unité para­
doxale, aussi bien dans les littératures occidentales que dans les littératures

1 . Bruno Latour, No11s 11 'avonsjamais été modernes. Essai d 'anthropologie sy111étriq11c, op. cit.
2. Autre manière de désigner la chronologie, qui ne se dit que selon les témoins
du passé.

157
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?

non occidentales. Cette fable identifie le supplément d'énonciation. Les


romans d' Antonio Muiioz Molina, Fenêtres de Manhattan et Le Royaume
des voix, romans de la mémoire et du passé, sont les romans de la com­
plexité de l'actualité et de l'acceptation de la multiplicité. À New York
et en Espagne, il y a donc des vies et des temps, un narrateur qui, loin
de recomposer les temps, les constate et les énumère, et ne possède son
propre présent que par ces constats et par ces énumérations. Des vies
et des voix sont disponibles pour le narrateur, pour le romancier, parce
que ces vies et ces voix appartiennent à la seule histoire du temps et
non pas à quelque ordre du temps et de l'histoire. Au paradoxe de l'ac­
tualité, correspond le paradoxe des lieux : ceux-ci s'apparentent comme
s'apparentent les temps. Ils font de la division le moyen de désigner l' en­
veloppe des lieux, dicible cependant par la seule disparité de ces lieux.
On obtient ainsi une géographie de l'Espagne, celle du lieu où les temps
peuvent se réunir, sans que soit dessinée aucune archéologie, sans que
les lignes de la généalogie soient déterminantes pour ordonner les lieux
- Le Royaume des voix. Cette lecture typologique est encore adéquate
aux romans de Salman Rushdie, à ceux des écrivains de la Caraïbe. Elle
fait plus généralement entendre : le monde se dessine comme une trame
cognitive commune par ces dessins de l'espace et du temps, de l'assem­
blement des temps et des lieux, cependant laissés à leur disparité.
Cette construction du contemporain, cette alliance de la disparité et
de l'unité des lieux et des temps imposent une question : quel chrono­
tope romanesque permet de présenter ces temps et ces espaces multi­
ples, seuls moyens, dans le roman, de suggérer l'unité du genre humain,
seuls moyens d'attacher à la multiplicité des temps et des mondes une
démarche romanesque qui est une démarche réflexive ? Cela se dit de
Rodrigo Fresan et de son évocation de Mexico : Mexico est une ville
totale parce qu'elle est celle de l' exploration - le Mexique où ont com­
mencé l'Amérique et le monde modernes - et celle où reviennent tous
les temps du xxe siècle - y compris les temps des morts selon la théma­
tique de La Vitesse des choses. Cela se dit encore de Patrick Chamoiseau
et de Biblique des derniers gestes : la conteuse martiniquaise est conteuse
de tous les temps de toute l'histoire, conteuse de l'histoire de la libéra­
tion, conteuse du monde, en un seul lieu, en un seul univers, qui sont

158
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

multiples, où il y a la fois l'exploration - celle de la liberté - et tous les


retours jusqu'aux temps et j usqu'aux lieux antéhistoriques, qui passent
le lieu et le temps de la conteuse. Où il y aussi les figurations de l' explo­
ration et du retour, de la catastrophe de la domesticité. La diversité des
représentations devient le moyen de suggérer une multiplicité des temps
et des lieux qui n'efface pas la multiplicité des points de vue, mais la rap­
porte à la division du monde. Cette multiplicité devient paradoxalement
le moyen de dessiner une cohésion : celle des lieux, celle des temps, et de
ceux qui les disent. Ainsi, avec Mon nom est Rouge1 , Orhan Pamuk donne­
r-il un roman de la multiplicité des mondes auxquels appartient le quo­
tidien, et des inévitables multiplicités et variations des représentations.
Multiplicité et variations des représentations sont les seuls moyens de la
fidélité représentationnelle, qui est par les nœuds des temps et des lieux.

LE C O N T E M P O R A I N : S O N L E C T E U R , S A M É D I AT I O N

La construction paradoxale du contemporain, construction d e l'his­


toire, arrache le lecteur à la position analogique qu'il pouvait avoir face à
la représentation de l'histoire et du temps, telle que l'offrent le réalisme, le
modernisme et le postmoderne. Réalisme : la représentation du temps se lit
comme se lit la représentation du réel ; le lecteur lit et peut dire, de façon
analogique, l'histoire que porte le temps. Modernisme : les j eux du simul­
tanéisme moderniste sont des j eux d'anachronisme ou d' achronie, que le
lecteur peut lire et dire selon une présentation de ces jeux. Postmoderne : la
prise en charge des signes et des temps du passé par le récit postmoderne
correspond à leur actualisation dans le récit, selon les caractères propres et
inaltérables de ces signes : la lecture est une telle prise en charge, comme le
récit même l'est. À l'inverse, la construction du contemporain exclut une
telle position analogique du lecteur face aux représentations temporelles

1 . Orhan Pamuk, !vlon 110111 est Rouge, op. cit.

159
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?

et historiques que livre le roman. Soit donc la distinction nette entre des
positions symétriques de l' œuvre et du lecteur et une asymétrie de ces
mêmes positions. Symétrie : hors de la construction du contemporain, la
position du narrateur qui dit la représentation temporelle et historique,
la position que se prête le roman dans sa construction du simultanéisme
et de l'actualisation radicale du passé, sont exactement symétriques de
celle du lecteur - celui-ci peut redire ces représentations et éventuelle­
ment s'imaginer selon ces représentations temporelles et historiques. Ces
remarques valent aussi pour le roman moderniste et postmoderne, qui se
donne une allure transgressive au regard des représentations temporelles
et historiques. Asymétrie : la lecture de la représentation du contemporain
va selon une asymétrie. Le lecteur ne peut pas habiter le contemporain de
l'autre, de tel roman, puisque ce contemporain est une construction sin­
gulière qui réclame non pas la reconnaissance des séquences temporelles
et de leurs organisations ou désorganisations, mais l'identification spéci­
fique des représentations de ce qui fait époque et passé dans l'actualité
- présentations elles-mêmes variables d'un personnage à l'autre, d'un
moment du roman à l'autre, d'un roman à l'autre. Dans le contemporain,
il ne peut être représenté un temps des temps, qui se confonde avec le
temps de l'histoire publique, avec celui qu'implique le simultanéisme du
modernisme, ou l'actualisation du passé, qui caractérise le postmoderne.
Face à la représentation du contemporain, le lecteur ne peut être que
de son propre temps - son propre contemporain et contemporain de
cela qui est construit selon le contemporain. Cela fait pour le lecteur
la question de la communauté dans le temps lorsqu'est ainsi présentée
une communauté des temps. Le contemporain ne dessine la fin ni de la
représentation de la temporalité, ni de celle de l'histoire, pas plus qu'il
n'implique un sacre du présent - contrairement aux thèses qui identi­
fient notre actualité à un tel sacre 1 • Il pose à nouveaux frais la question de
la représentation du symbolique dans le temps.
Par son traitement du contemporain, le roman contemporain dessine
les médiations mutuelles des temps et, en conséquence, les médiations

1 . Voir, pour illustrer ce point, Zaki Laïdi, Le Sacre d11 prése11t, Paris, Flammarion,
2002.

1 60
Du roman, du contemporain, de leurs lieux

mutuelles des espaces, toutes médiations paradoxales : elles supposent


les claires différences de ces temps, de ces espaces, et des identités qu'ils
recu eillent. Il instruit qu'il n'y a pas de définition de l'unité du genre
humain, avons-nous noté, que le monde ne peut se définir et se vivre
comme une monosphère, où irait l'histoire, qu'il ne peut donc y avoir de
maîtrise politique des espaces, et que ce monde constitue une manière
d'extériorité générale, et une série de sites corrélés par la figuration
que font ces médiations temporelles. L'importance, reconnue au roman
postcolonial contemporain, tient au fait que ce roman assemble mani­
festement des temps étrangers les uns aux autres, dans le rappel de l'his­
toire et dans l'évidence de la composition de leurs hétérogénéités, qui
est le résultat de la colonisation. Ces hétérogénéités, dans le dessin du
contemporain, questionnent tout ordre symbolique et imposent la ques­
tion de la possibilité d'un nouvel ensemble symbolique. Par la façon
qu'il a de présenter ses temps, le roman contemporain se différencie
radicalement du roman moderne, moderniste, postmoderne, roman d'un
seul temps alors qu'il peut faire référence à des histoires diverses, d'un
seul monde alors qu'il décrit bien des lieux. Les êtres humains peu­
vent se résumer dans les personnages centraux du roman, parce qu'ils
vivent les mêmes temps, voient la même lumière, et savent de la même
manière. Quelles que soient les limites de ses jours et de ses paysages,
ce roman est une figuration du centre du monde. Peu importe quelle
est l'identification de ce centre dans le roman, peu importe quelle est
la complexité de son temps : c'est ainsi qu'ont été lus le Yonville de
Madame Bovary, le Dublin d' Ulysse, le Trieste de La Conscience de Zéno
(La cosccienza di Zeno}1 d'Italo Svevo. Le roman contemporain ne dessine
pas de tels lieux, ne suppose pas une telle généralité de la figuration de
l'humain. Il a pour conditions un changement des perspectives anthro­
pologiques, une reconnaissance, dans la tradition du roman occidental,
de ce qui contredit l' anthropoïesis de l'individualité et son anthropologie.
Le contemporain est littéralement la rupture de cette tradition parce
qu'il la reprend selon les paradoxes de l'actualité.

1 . Italo Svevo, La Co11sâe11ce de Zéno, Paris, Gallimard, 1 973. Éd. or. 1 923 .

161
DEUXIÈME PARTIE

PARADIGMES DU ROMAN CONTEMP ORAIN :


VISÉES C OGNITIVES, PERSPECTIVES
ANTHROP OL OGIQUES, PROPRIÉTÉ CRITIQUE
Introduction

Le roman contemporain :
roman nouveau par son questionnement

À partir des notations relatives aux dualités du singulier et du para­


digmatique, du hasard et de la nécessité, au contemporain, et selon une
opposition à Iouri Lotman 1 , il conviendrait de dire si l'on décide de s' at­
tacher à une caractérisation typique du roman contemporain : celui-ci
ne procède pas, dans ses représentations sémantiques, temporelles, spatia­
les, selon des transgressions, attachées à un suj et, des limites, des frontières
'---- sémantiques, temporelles, spatiales -, qu'il dessine. Cette hypothèse
de la transgression suppose, de fait, un monde unique, dont les divisions
n'apparaissent que selon le suj et. Elle correspond à l'organisation du
roman du xrx• siècle et de ses continuations. Elle correspond encore à la
conviction que c ' est la singularité du suj et qui est seule congruente avec
ces diverses frontières - ce sujet qui passe ces frontières. Dans le roman
contemporain, le monde se rencontre dans une extériorité générale. Il est,
par là, ia seule définition de l'unité du genre humain, qui se dit, comme
se dit l'unité du monde, par sa pluralité. Ainsi d' É douard Glissant et de
son Sartorius : le roman des Batoutos2, roman de la dispersion des figures
nègres de la liberté (les Batoutos) , à travers le temps, dans le monde
entier. La figure imaginée et utopique des Batoutos devient le moyen
de désigner la multiplicité des mondes, non pas de les unifier, mais de
les indexer de manière commune, autrement dit, de désigner leur unité,

1 . �ouri Lotman, La Structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1 973.


2 . Edouard Glissant, Sartorius : le roman des Batoutos, Paris, Gallimard, 1 999.

1 65
Paradigmes dr.1 roman contemporain

certainement imagmee, certainement relationnelle. Le Batouto n'est


ultimement que la figure du rapport temporel et spatial libre - où il y
a l'explicite dessin du défaut de transgression. Ainsi de Salman Rushdie,
de ses Enfants de minuit et de ses Versets sataniques - où il y a non seule­
ment les mondes multiples de l'Inde, mais aussi ceux de l'Occident, de la
réalité et de l'imaginaire, dans une parfaite égalité de ces mondes et dans
leurs apparentements selon le ciel, selon la terre, selon l'histoire, selon les
naissances simultanées, selon les histoires familiales.
Ces commentaires font conclure que ces romans contemporains, leurs
univers répondent de la question que portent les dualités du singulier et
du paradigmatique, du hasard et de la nécessité, de la pluritemporalité,
de la division des espaces - qu'en est-il de la corrélation des termes des
dualités, des différences temporelles et spatiales ? - parce que ces romans
dessinent une prototypie : ils sont à la fois l'exposition de ces dualités, de
cette pluritemporalité, de cette division, et l'indication de ce qui peut
les passer sans les effacer. Cette prototypie prend la forme d'une fable :
Sartorius : le roman des Batoutos. Elle commande aussi la multiplication des
récits hétérogènes, qui apparaissent comme des versions virtuelles les uns
des autres : Les Enfants de minuit et Les Versets sataniques. La prototypie ne
se lit ni comme une démonstration, ni comme une argumentation, mais
selon les indices qu'elle porte : ceux des dualités du singulier et du para­
digmatique, du hasard et de la nécessité, ceux de l'hétérogénéité tempo­
relle et spatiale, ceux de l'unité que fait supposer cette hétérogénéité. Cela
se résume : les romans sont les notations des questions que font les diffé­
rences, dans le temps, dans l'espace, lorsqu' elles ne sont pas refoulées ; ilS
sont les évocations d'univers où la conscience du temps et le temps de la
conscience sont à la fois certainement distincts et apparentés, comme sorit
apparentées conscience du hasard et conscience de la nécessité, conlllle
sont indissociables, pour le lecteur de la lecture asymétrique, singulier et
interrogation sur le paradigmatique qu'il porte.
Est, en conséquence, devenu impossible un agent romanesque qui
voile l'aspect rhétorique de son identité, l'histoire qu'il doit inventer,
ou les actions qu'il doit accomplir pour créer ou modifier cette iden­
tité, pour faire des choses de ce monde les corrélats de cette identité.
Une certaine anthropologie de la littérature est ainsi récusée. Est devenu

1 66
Le roman contemporain

impossible de donner une identification égale de la conscience de soi


et de la conscience cl' obj et - cette identification peut faire conclure à
un réalisme ou à un scepticisme. Le roman contemporain fait apparaître
cette identification sans utilité pour dessiner les indices que porte la
prototypie, qu'il constitue. Il contredit moins la tradition occidentale
du roman qu'il n'en reconnaît l'inutilité. Il doit dessiner de nouvelles
perspectives cognitives, de nouvelles perspectives anthropologiques. Il le
fait en constatant qu'il n'y a plus de visions du monde stables disponi­
bles. Il le fait encore en orientant nouvellement des dispositifs cognitifs,
des dispositifs anthropologiques disponibles. Cette réorientation est la
plus large possible : elle doit répondre de la multiplicité des histoires et
des mondes, sans prêter aux agents humains et aux figurations de l'hu­
main, une propriété de pertinence générale, abstraite ou universelle, que
contredirait le contexte qu' exposent les romans. Cette réorientation est
enfin un exercice paradoxal. La multiplicité des histoires et la division
des espaces traduisent la constante ségrégation, attachée à 1' ontologie
naturaliste, qui caractérise le monde contemporain. Cette multiplicité
et cette division doivent cependant être dites, sans qu'on poursuive avec
l'affirmation de la ségrégation. C'est là encore aller contre le roman
de la tradition occidentale du roman. C'est là enfin retrouver d'une
manière spécifique cl' autres univers de croyance, qui ne se confondent
pas avec cette évidence de la ségrégation. Cette réorientation com­
mande de concevoir un agent romanesque spécifique : il se sait pouvoir
être autre qu'il est, au point d'être finalement ce qu'il n'est pas, et de
ne pas être ce qu'il est. Les romans de Haruki Murakami illustrent cela.
Ceux d' É douard Glissant le supposent, pour pouvoir exposer des iden­
tités individuelles transverses. Les romans contemporains sont des mixtes
cognitifs et anthropologiques, qui offrent des ébauches de figurations
de collectifs, définis par des ontologies qui n'ont aucune homogénéité.
Ainsi dessinent-ils un monde commun, sans correspondance dans les
ensembles sociaux et culturels. Cette remarque vaut pour les romans
occidentaux, comme pour les romans des cultures du Tiers monde, qui
actualisent des p erspectives anthropologiques encore pertinentes dans
ces cultures. Croire ou ne pas croire aux contes de la conteuse mar­
tiniquaise, celle dont Biblique des derniers gestes de Patrick Chamoiseau

1 67
Paradigmes du roman contemporain

reprend la figure, n'importe pas. Importe que le roman s'interroge sur ce


qui est en question pour être un individu, sur ce qu'est, pour un indi­
vidu, être aux prises avec l'individualité, inévitablement l'individualité
de l'autre. Ces questions ne deviennent manifestes que par la pluritem­
poralité et par la division de l'espace, autrement dit, par l'histoire. Aussi
le roman historique, roman de la collectivité, est-il celui des individua­
lités- Central Europe de WT. Vollmann ; et le roman de la commu­
nauté est-il celui des consciences multiples de l'individualité, qui relève
d'un animisme - autrement dit, de l'innombrable des consciences,
puisqu'elles sont possiblement celles de toutes les individualités humai­
nes et non humaines. Cela est l'histoire des Neufs consciences du Ma!fini1
de Patrick Chamoiseau.
Le questionnement et la problématicité, attachés aux dualités du sin­
gulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité, aux nouvelles
historicités, aux chronotopes spécifiques du contemporain, accentuent la
fonction de médiation du roman : celui-ci autorise les représentants de
n'importe quelle historicité, de n'importe quel monde, à s' engager dans
des identifications de ses textes, dans des reconnaissances d'intention­
nalités -, en même temps qu'il fait de ce questionnement et de cette
problématicité les moyens du dessin de nouvelles perspectives cognitives
et anthropologiques - congruentes avec les j eux de la disparité et de
l'unité, et exactes illustrations de la prévalence de la dualité du hasard et
de la nécessité. Cette nouvelle figuration de l'humain répond de l'an­
thropologie de l'individualité, qu' expose le roman moderne, moder­
niste, postmoderne.

1. Patrick Chamoiseau, Les Ne1!fs co11scie11ces du Ma!fini, Paris, Gallimard, 2009 .

1 68
Chapitre 1

Paradigmes romanesques du contemporain -

1 : dessin du fortuit et perspectives cognitives

Le roman contemporain se lit suivant ses réponses à trois constats de


carence, caractéristiques de la création romanesque qui lui est antérieure :
inadéquation des singularités et de la figuration de leur lieu commun ;
inadéquation du traitement du contingent et du fortuit, qui caracté­
rise la tradition du roman, au contemporain même, à l'archéologie que
celui-ci peut se reconnaître, au paradoxe de son actualité - un présent
qui est un recueil entier de l'histoire alors même que celle-ci doit conti­
nuer d'être dite comme histoire selon une temporalité propre ; incer­
titude de la notion de roman à cause de ces inadéquations. Le roman
moderne, le roman moderniste, le roman postmoderne ne donnent pas
nécessairement à lire des principes cognitifs qui soient congruents avec
le principe de pertinence, dont est indissociable tout roman et qui com­
mande que la narration soit à la fois suivant la dualité du singulier et
du paradigmatique et suivant l'organisation du hasard et de la nécessité.
Ces constats de carence ont été le plus souvent identifiés à une crise
représentationnelle du roman. Si l'on se tient à cette identification, il
convient de dire : cette crise est contemporaine du réalisme du XIX" siè­
cle ou lui est consubstantielle. Il suffit de rappeler nos remarques sur
Bouvard et Pécuchet 1 • Cette crise représentationnelle doit cependant se lire
d'une façon plus essentielle : elle traduit l' échec à faire de la dualité du
paradigmatique et du singulier, telle que l'utilise la tradition occidentale

1 . Voir mpra, p. 47.

169
Paradigmes du roman contemporain

du roman depuis le XIXe siècle, un moyen du j eu cognitif et du j eu de


la médiation. Il n'est pas figuré le monde commun, indispensable à la
figuration du partage cognitif, et que la dualité du paradigmatique et
du singulier devrait prendre pour obj et. Il faut encore répéter Bouvard
et Pécuchet, qui est l'histoire, malgré 1' évidence et le recueil des savoirs,
de ce défaut de partage. La crise représentationnelle peut être rapportée
à une cause simple : les romanciers, depuis le xrx• siècle, tantôt au nom
du réalisme, tantôt au nom d'un contre-réalisme, refusent de mettre en
évidence, dans le roman, les conditions minimales d'une élaboration de
la représentation littéraire. On rappelle, une fois de plus, l'indication de
Northrop Frye : les romanciers réalistes du XIXe siècle ont masqué le fait
que leurs romans étaient composés selon la dualité du hasard et de la
nécessité, une des conditions minimales de la représentation romanes­
que. Ces conditions n'ont été considérées que de façon indirecte. À l'in­
verse, le roman contemporain les met en évidence. Il modifie, par là, la
figuration des données romanesques attachées à ces conditions - possi­
ble, temporalité, dissensus -, ainsi que celle des propriétés cognitives du
roman, sans que soient ignorés dualité du singulier et du paradigmatique,
dualité du hasard et de la nécessité. Cette mise en évidence commande
des poétiques de la représentation spécifiques.
Ces constats ne sont pas dissociables de ce qui les justifie ultimement.
Le roman contemporain cesse d'être celui des hommes qui entendent
s'ancrer dans le tout. Ce tout que, dans la tradition du roman occiden­
tal, l'individualité fait précisément voir comme un tout - l'extériorité,
le monde at large. Il y a là, la source des débats et des pratiques liés
au réalisme et à l' antiréalisme. Il y a là, surtout, 1' exacte image de la
représentation des savoirs, de leur construction et la définition du sujet
« connaissant » : celui-ci est un individu, qui désigne, dans le monde, la

généralité, l'universalité des savoirs sur ce monde. Le singulier devient


le paradigmatique ou la désignation du paradigmatique. D'une manière
inséparable du changement des conditions de la représentation roma­
nesque et de 1' exposition des perspectives cognitives, le roman contem­
porain devient le roman des hommes qui se sont dispersés dans la
pluralité des systèmes et des environnements, comme le font Bouvard
et Pécuchet, et qui y trouvent ou prouvent la possibilité de l'action -

1 70
Paradigmes romanesques du contemporain

ce que ne réussissent pas Bouvard et Pécuchet parce qu'ils sont encore


définis selon le double point de vue de l'individualisme et du savoir. Le
roman contemporain définit un mouvement cognitif, inverse de celui
de la tradition du roman moderne, moderniste, postmoderne : loin de
présenter l'individu comme l'identifiant et comme le support du savoir
et de l'universalité, il lui fait reconnaître, dans les savoirs divers, dans
l'universalité, figurée par des syncrétismes culturels, ses propres supports,
ses propres identifications. Le roman contemporain dispose ainsi un j eu
de médiation explicite.

RO M A N C O N T E M P O R A I N ,
J E U X R E P R É S E N TAT I O N N E L S , I N D I V I D UA L I T É

L e défaut d'adéquation d e l a propriété cognitive du roman e t des


références aux singularités - individus, obj ets - et à ce qui peut être
leur lieu commun se lit dans la crise représentationnelle du roman, vient­
on de noter. Il y a là aussi une crise du symbolique, puisque celui-ci est
nécessairement attaché au lieu commun, à la conscience du lieu com­
mun, compris en un sens rhétorique, au dessin de médiations. Le roman
postmoderne illustre cette crise. Ainsi, par une manière de paradoxe,
joue-t-il, d'une part, sur les représentations et sur leurs ambivalences pour
disposer son pouvoir, son savoir, celui de la littérature, celui du réel, et,
conclut-il, d'autre part, sur sa propre inadéquation cognitive. Cosmopolis
(Cosmopolis) 1 de Don DeLillo et La Cité de verre de Paul Auster exposent
cette crise à travers leurs arguments narratifs : des individus peuvent être
dits ; ils le sont sans aucune certitude dans l'univers du roman, parce que
ce qui est présenté comme une enquête de l'écriture, le roman même,
ne peut caractériser l'écriture selon un pouvoir, quel qu'il soit, faut-il
ajouter. Il subsiste donc les histoires d'individus, seulement incertaines,

1 . Don D eLill o Cosmopolis, Arles, Actes Sud, 2003. É d.or. 2003 .


,

171
Paradigmes du roman contemporain

seulement démonstrations de cette incertitude. Cette crise représenta­


tionnelle est aussi une crise symbolique, faut-il répéter : ces romans ne
figurent aucune relation constante de soi à soi, de soi aux autres dans le
temps. Le roman contemporain expose cette crise, en accentue les traits,
en fait son propre questionnement, et la passe.
Cette crise représentationnelle est encore une crise de la représenta­
tion temporelle. Le roman postmoderne est un j eu avec le temps selon
l'histoire du temps, selon le temps raconté. Par ce jeu, il se donne, selon
le présent, comme la représentation de divers temps et comme la pré.:.
sentation du passé. C'est pourquoi, il choisit souvent de figurer une
enquête sur le passé, même proche, ainsi que le fait Don DeLillo avec
Outremonde (Underworld)1 . Faire se confondre histoire du temps et temps
raconté, choisir ainsi un passé proche ne rendent cependant ni aisés ni
pertinents les j eux de la représentation temporelle. Que le passé soit une
manière d'actualité, qu'il soit d'une proximité immédiate, voilà qui a
une conséquence assurée : la difficulté à discriminer dans le temps, qui,
elle-même, suscite, dans la représentation temporelle, la notation de la
difficulté à s'orienter dans le temps. Dans ce défaut de rapport pertinent
entre histoire du temps et temps raconté, se lit la propriété, que se recon­
naît le roman occidental dans sa version postmoderne : livrer le dessin
d'une manière d'universalité temporelle ou d'intemporalité, à travers la
notation du paradoxe temporel de l'actualité. Il se lit aussi des histoires
et une histoire - l'histoire des historiographies -, qui ne disposent
plus de la certitude de leurs propres temps et qui ne peuvent assigner
aucune origine, aucune chaîne d'origines à une action ou à une série
d'actions. Ainsi, Outremonde narre-t-il longuement l'histoire de l'assassin
et de l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy, moins parce que cet assas­
sinat reste, sur bien des points, énigmatique que parce que faire la part
entre le moment de cet assassinat et les temps qui l'ont précédé sup.:.
poserait que, dans la culture contemporaine, l'histoire du temps ne soit
pas seulement disponible selon sa confusion avec une histoire racontée.
Cette confusion confirme la crise du symbolique. Il ne peut être, dans le

1 . Don DeLill o , 011tremo11de, Arles, Actes Sud, 1 999. É d. or. 1 999.

172
Paradigmes romanesques du contemporain

présent et dans le temps, selon le présent et selon le temps, dessiné aucun


ordre symbolique, pas même un ordre qui se lirait selon le seul individu :
le défaut d'une explicite histoire du temps empêche de temporaliser et
d'historiciser l'ordre du symbolique. Jonathan Franzen fait de ce constat
l'objet de son roman, La Zone d 'inconfort : une histoire personnelle.
Cette crise représentationnelle peut enfin se dire une crise de la
représentation de l'institution sociale de la réalité. Dans la tradition
du roman occidental, le réalisme présente les ensembles sociaux d'une
façon d'autant plus obj ective qu'il les caractérise comme une étrangeté
pour quiconque. Cela se lit chez Balzac, Flaubert, Dickens. Le moder­
nisme accentue ce j eu de l'étrangeté et de l'évaluation - il suffit de
re dire Ulysse de Joyce : le monologue intérieur place les signes sociaux
quotidiens sous la certitude de l'étrangeté et caractérise cependant
le sujet comme celui qui possède singulièrement sa propre société .
Le roman postmoderne amoindrit ou défait toute représentation des
institutions sociales de la réalité. Cela se marque par une figuration
gé néralisée du dissensus. Cette figuration choisit la déconstruction
ou le grotesque. Ainsi des j eux de déconstruction de Martin Amis
dans Chien jaune (Yellow Dog) 1 - une série d'intrigues se croisent,
se déconstruisent et livrent une présentation radicalement extérieure
de la société anglaise. Ainsi du grotesque littéraire dans Monstrueux
(Gurotesuku)1 de Natsuo Kirino : l'intrigue policière, placée sous le
signe du monstrueux, donne une vision inversée de la société j aponaise.
Sous l'apparence de la beauté, il convient de reconnaître le meurtre et
la prostitution - identifiée au monstrueux. Il ne se conclut pas que
c'est là une vision réaliste ; il se conclut à une vision de l' étrangeté
de la société, placée sous le signe de la violence et de la dégradation,
seules mesures de cette figuration des institutions sociales de la réalité
- confondues avec une radicale étrangeté.
Cette triple crise représentationnelle ne doit pas se lire, ne peut
plus se lire comme une variante de l' antimimesis, quelles que soient les
interprétations poïétiques, idéologiques, politiques, que les écrivains ont

1. Martin Amis, Chien ;arme, Paris, Gallimard, 2007. É d. or. 2003 .


2. Natsuo Kirino, Mo1Îstrucux, Paris, Le Seuil, 2008. É d. or. 2003.

1 73
Paradigmes du roman contemporain

données de cette antimimesis. Bien des j eux littéraires - réflexivité, insis­


tance sur un développement propre du romanesque -, qui faisaient sens
par référence à cette antimimesis, sont repris par le roman postmoderne.
Ils apparaissent comme les ultimes constructions et comme les ultimes
recherches poïétiques d'œuvres qui n'ont plus d'autres moyens explicites
d'assertion, ni d'autres figurations de leur transitivité. L'affirmation du
romanesque devient une sorte de moyen argumentatif. Cela peut encore
se formuler : 1' entreprise romanesque a une valeur en elle-même. Cette
valeur est indissociable de l'affirmation du romanesque. Cette affirma­
tion à la fois littéraire et axiologique suggère que le roman, en tant
qu' entreprise et réalisation littéraires, expose à la fois sa singularité et
son universalité, et fait ainsi paradigme - par le seul fait, faut-il aj ou­
ter, qu'il est de la littérature et qu'il porte, par là même, une assertion
axiologique. Le roman postmoderne, dans l'actualité qu'il se reconnaît,
suppose ainsi une forte image transtemporelle et d'innombrables images
singularisées de la littérature : il voit la littérature, les littératures moins
comme une histoire, conune des histoires, que comme un ensemble
de singularités qui possèdent une pertinence constante et axiologique.
Cela explique l'accent qu'il met sur l'intertextualité et sur les j eux sur
le temps : le présent est une manière de somme transtemporelle, qui
autorise le roman historique actualisé. Ainsi des romans d'Umberto Eco.
Cela explique l'alliance de l'historique et de l'intemporel, qui fonde des
manières d'allégories - ainsi de Tobie des marais1 de Sylvie Germain.
L'alliance de la triple crise représentationnelle, de 1' assertion littéraire, de
1' assertion axiologique, et des jeux transtemporels, rétablit, dans le roman
postmoderne, un dessin plénier du hasard et de la nécessité. La nécessité
est figurée par le fait même du roman. L'assertion du romanesque et du
littéraire, le dessin de la transtemporalité j ustifient, de manière conti­
nue, l' entreprise littéraire et suggèrent un enchaînement des œuvres.
Le hasard est figuré par la singularisation des images temporelles, par
l'intertextualité, qui établissent, sans règle, des rapports de représenta­
tions à représentations. L'affirmation du romanesque et de sa valeur est

1 . Sylvie Germain, Tobie des marais, Paris, Gallimard, 1 998. Le roman reprend, dans
un contexte contemporain et selon l'histoire de l'holocauste, !' épisode biblique de Tobias.

1 74
Paradigmes romanesques du contemporain

moins une affirmation efficace en elle-même que celle du retour aux


co nditions initiales du roman et du romanesque, sans que ce retour et
ces conditions soient explicitement reconnus.
Le roman contemporain prend acte de cette situation du roman
postmoderne. Il ne la contredit pas explicitement ou directement. Aussi
rép ète-t-il bien des j eux de déconstruction du roman postmoderne,
comme il reprend l'exemple du réalisme. Ces deux types de reprises
sont lisibles dans les romans de Haruk.i Murakami, dans des romans
dictionnaires1 , et dans les romans ethnologiques de Patricia Grace. Il
faut dire chez Haruki Murakami une déconstruction fantasmatique.
Celle-ci n'est pas exclusive d'un réalisme du quotidien, qui inclut de
nettes notations psychologiques - ainsi de La Ballade de l'impossible
(Noruwei no mori)2. Le roman dictionnaire est, par sa forme, une décons­
truction du roman. Il faut dire, chez Hubert Haddad, le réalisme de
l'évocation précise, attachée à l'imitation des articles d'un dictionnaire ;
chez Han Shaogong, l'exercice d'un réalisme traditionnel dans la littéra­
ture chinoise. Patricia Grace s'attache à des évocations « authentiques »
des communautés maories contemporaines - l'intention réaliste est
l'intention première, indissociable de ce que la tradition occidentale lit
comme une déconstruction des conventions du récit. Ces reprises des
moyens du roman moderne et postmoderne ont une fonction précise :
permettre le dessin de possibles dans les univers romanesques. Le réa­
lisme ne vaut pas tant pour lui-même, pour son « effet de réel », que
pour la figuration de la limite de toute action et, par là, pour la figura­
tion du possible qu'implique cette limite. Cela s'entend aussi bien de la
représentation des realia, de la représentation temporelle que de la repré­
sentation des ensembles sociaux. Représentation des « realia » : dans les
romans de Haruki Murakami, dans les romans dictionnaires, la désigna­
tion du réel ne vaut pas pour elle-même, mais selon ce qu'elle permet :

1 . Parmi les exemples de romans dictionnaires, on peut citer Hubert Haddad,


Univers, Paris, Zulma, 1 999 ; Milorad Pavie, Le Dictionnaire Kliazar : roman lexique en
1 OO 000 mots (cxe111plaire a11drogy11e), op. ci�. ; Han Shaogong, A Dictio11ary ef Maqiao, New
York, Columbia University Press, 2003. Ed. or. Maqiao Cidia11, 1 995. ,
2. Haruki Murakami, La Ballade de / 'i111possib/c, Paris, Le Seuil, 1 994. Ed. or. 1 987 .

1 75
Paradigmes du roman contemporain

la poursuite du roman selon le possible. Représentation temporelle : les


romans de Patricia Grace portent à son extrême le paradoxe tempo­
rel de tout récit : actualiser le passé pour le dessiner comme constant,
comme un fait de mémoire touj ours inscrit dans le présent, en consé­
quence, touj ours manifeste. Représentation de la communauté : les romans
de Salman Rushdie se construisent explicitement sur l'impossibilité de
disposer d'une représentation de la co mmu nauté. Cela peut encore se
dire des romans de Patricia Grace. Chez Haruki Murakami, l'accent
mis, dans le roman, sur les évocations fantasmatiques est d'autant plus
net qu'il n' est pas dissociable, chez les personnages, du sentiment que
l'appartenance à une communauté est perdue. Dans tous ces cas, il es t
trois points remarquables. Premier point : les j eux de la représentation
ont pour conditions les impasses représentationnelles du roman postmo­
derne et les contradictions des représentations réalistes et modernistes.
Deuxième point : le roman contemporain, par sa reconstruction des j eux
représentationnels, met en évidence qu'il n' est de conception d'une
pertinence de la représentation - cette pertinence n'est pas nécessai­
rement attachée au type de représentation que l'on définit usuellement
comme réaliste - que selon le dessin d'un possible de l'action. Ce des­
sin peut être entièrement imaginé. Il n'en reste pas moins qu'il instruit :
les j eux représentationnels ne peuvent être dissociés de la figuration de
perspectives pragmatiques, indispensables à la figuration de possibles.
Troisième point : quelle que soit 1' affirmation de la fiction, ou l'évidence
de la fiction, que porte le roman contemporain, quelle que soit la pleine
identification littéraire qu'il expose, il ne dissocie pas cette affirmation
et cette identification d'une figuration de la transitivité. Cette figura­
tion se définit comme la représentation des conditions minimales pour
une action au sein d'une société. Par quoi, le roman fait retour, d'une
manière pertinente, à ce qu'implique l'organisation du roman selon le
hasard et la nécessité : la figuration d'une pragmatique, qui est en elle­
même une manière de fable, déjà livrée par le roman antique. Le hasard
et la nécessité contraignent le sujet moins à une observation du monde
qu'à une action. Celle-ci n'est pas exclusive de perspectives cognitives.
Le roman postmoderne peut privilégier une représentation de l'action.
Il la rapporte cependant, pour l'essentiel, à son propre j eu romanesque :

1 76
Paradigmes romanesques du contemporain

il amoindrit une notation claire de la transitivité, liée à la figuration


d'une pragmatique. À l'inverse, le roman contemporain donne une claire
figuration de la transitivité, qu'il faut comprendre exactement : elle défi­
nit les conditions de l'action, dans la réalité, dans le temps et, par là, celles
de la représentation d'une société par elle-même, dans le temps. Il faut
dire une transitivité sociale du roman, selon une représentation des realia,
de la communauté.
Représentation des « realia » . Haruki Murakami propose dans ses
romans un j eu choisi sur l'incertitude de la représentation du réel et un
j eu sur les représentations que se fait tout suj et. Il n'y a pas là une nouvelle
manière de formuler les problèmes de la subjectivité. Il n'y a pas là non
plus une manière de faire du suj et la figuration exemplaire de la faillite
cognitive du roman. Il y a là la fable de ce qu'implique l'incertitude de
la représentation, si on la considère en elle-même et non pas comme
un moyen de développement du roman, ainsi que l'ont fait le nouveau
roman et le roman postmoderne. Sont impliqués, dans cette incerti­
tude, le lieu commun du monde et la nécessité de redessiner le possible,
d'en proposer une nouvelle caractérisation. Les pathologies du suj et que
décrit Haruki Murakami, ne sont que l'introduction à cela. Il y a donc
les pathologies du suj et. Elles peuvent être lues pour elles-mêmes . Elles
peuvent être encore lues comme des désignations du contemporain qui,
par ses propres moyens de représentation - media - et par leurs effets
- monde virtuel -, fait de l'individu la victime de telles pathologies.
Elles sont aussi les occasions de manières de fables. Limité par le réel, par
les représentations que la société en donne, et par les images virtuelles, le
sujet, dans ses dérèglements imaginaires, ne cesse de suggérer une repré­
sentation et une caractérisation spécifiques du réel, proprement invéri­
fiables. Or le réel, doit-on répéter, se dit simplement comme la limite
constante de tout possible. Les pathologies du suj et sont les moyens de
présenter cette limite, de l'illustrer et, par là, de désigner le réel, d'une
part, et, d'autre part, de disposer, par cette désignation, les identifications
du possible, les dessins d'autres rapports à autrui et, paradoxalement, le
dessin de rapports lucides de soi à soi. Les fables des pathologies du sujet
sont des fables cognitives. Elles ne le sont pas par ce qu'elles disent de
la folie, du malaise psychique, par quelque lucidité qu'elles prêteraient

1 77
Paradigmes du roman contemporain

à la folie. Elles le sont par cette désignation des conditions d'une iden­
tification du réel, d'une part, et, d'autre part, d'une élaboration de rap­
ports symboliques selon le possible - ces rapports contribuent au dessin
d'une métareprésentation, par définition, commune, qui rend compte
des diverses représentations et définit leur pertinence.
Dans la même perspective, le roman dictionnaire, par sa forme de
dictionnaire, multiplie les versions et les représentations relatives à tel
obj et, tel événement . . . Cette multiplication peut se lire comme une
manière de multiplier non pas les fictions, mais les variables de la dési­
gnation d'une donnée. Celle-ci est identifiable selon une dualité : don­
née identifiable en elle-même, elle est aussi l'occasion de versions et
de variables de sa propre définition et de sa propre exemplification.
Elle apparaît à la fois comme une réduction des possibles - versions
et variables concernent une même entrée - et comme ce qui autorise
le dessin de bien des possibles - versions et variables sont ce dessin
parce qu'elles ont pour condition la limite que constitue cette donnée.
Versions et variables figurent, à partir de cette donnée, d'autres rapports
du suj et aux obj ets, de soi à soi, de soi aux autres, à la fois selon le détail
de ces versions et de ces variables, et selon la position inévitablement
prêtée au lecteur : celui-ci lit selon le même j eu, selon un tissage sym­
bolique, sans qu'aucun ordre symbolique ne soit donné.
N'est plus en question la validité d'une représentation ou son arbi­
traire, mais sa fonction : caractériser l'identification de toute réalité selon
une réduction des possibles ; désigner le réel hors d'un codage constant de
la représentation du réel, ce codage que suppose le fait que l'image réa­
liste soit transférable, et hors du codage que suppose également l'exercice
romanesque du défaut de représentation - 1 antimimesis, le calcul littéraire
'

du défaut de représentation doivent se lire comme des refus du possible.


Les romans de Haruki Murakami et les romans dictionnaires rapportent
ces identifications du réel et du possible, là, au j eu de la subjectivation et,
ici, à celui de la nomination, indissociable de variations narratives et des­
criptives. À travers le renvoi à ce qui fait la question de la représentation
romanesque - le suj et, l'arbitraire du nom, de sa compréhension, de son
extension -, à travers la désignation inévitable de singularités - elles ne
sont qu'elles-mêmes dans les univers des romans -, ces romans font des

1 78
Paradigmes romanesques du contemporain

possibles les lieux et les temps de tout rapport. Ces lieux et ces temps sont
hétérogènes et constituent cependant, parce qu'ils relèvent du possible, un
lieu commun, lieu des singularités - ces suj ets qui hantent les romans de
Haruki Murakami, ces noms qui sont des entrées dans les romans diction­
naires. Cela fait la réponse à la crise de la représentation, du lieu commun.
Cela efface le défaut d'adéquation cognitive, que le roman postmoderne
figure dans ses propres univers, aux singularités - événements, person­
nages, actions. Cela revient à récuser que le moyen de la pertinence se
confonde avec l'identification du roman au tout du langage. Cela revient
encore à restituer une pleine pertinence à la dualité du singulier et du
paradigmatique : le roman même peut être dit paradigmatique parce qu'il
figure ce jeu de la désignation de la limite du réel, d'une part, et du pos­
sible, d'autre part. Le singulier se confond avec les relevés des limites des
possibles. Parce que le roman expose son constructivisme de manière
manifeste et, en conséquence, sa fonction, il figure une pleine pertinence
cognitive. Celle-ci relève de représentations communes, figurations de la
transitivité sociale ; elle n'appartient ni au savoir, ni à la définition qu'en
donne un sujet.
Représentation du temps. Ses conditions peuvent être caractérisées sui­
vant des perspectives similaires à celles qui ont prévalu dans l'analyse de
la représentation des realia. Toute représentation du temps implique un
commencement de l'action, des événements, de l'histoire. Ce commen­
cement se lit également comme une réduction des possibles que porte
le développement temporel même. C'est, de fait, reprendre et corriger le
paradoxe de la représentation temporelle auquel s'attache Paul Ricœur
dans Temps et récit1 • Le suj et est d'une identité constante dans le temps ;
il change cependant dans le temps. Par cela même, la caractérisation
temporelle du suj et fait problème. Ces notations se reformulent dans
les termes suivants. La séquence temporelle permet de dire le suj et à la
fois suj et constant et suj et différent : constant, si on le rapporte à l'action
même dans le temps ; différent, si on lit le développement temporel
comme l'actualisation de possibles. Il n'est de représentation temporelle

1 . Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit.

1 79
Paradigmes du roman contemporain

que selon le dessin d'une origine de l'action, qui constitue une réduc­
tion des possibles de l'action. Il n'est de représentation des possibles
de l'action que par l'origine temporelle, qui est la réduction des pos­
sibles. Loin de devoir être rapportée, comme le suggère ultimement
Paul Ricœur, à un j eu réflexif du suj et pris dans le temps - le récit est,
pour Paul Ricœur, l'exposition de ce j eu -, la représentation tempo­
relle est selon la désignation d'une chronologie par le dessin de possi­
bles, et selon le dessin de possibles par la désignation d'une chronologie.
On a la meilleure j ustification de l'alliance de l'histoire du temps et du
temps raconté - ou, pour reprendre les termes de la narratologie, de
la fable et du suj et. Ainsi, les jeux de versions et de variables, identifiés à
propos de Haruki Murakami et des romans dictionnaires, dessinent-ils
également des commencements dans le temps, et, par leurs divers déve­
loppements, sont-ils autant de dessins de possibles, d'une communauté
des temps et des communautés dans le temps. Une telle notation des
possibles suggère que toute représentation temporelle est représentation
de plusieurs temps selon leur imbrication - imbrication du passé et du
présent, imbrication de plusieurs passés, imbrication de plusieurs pré­
sents - et qu'elle concerne à la fois l'individu et ce qui passe l'individu
- toute conscience temporelle est conscience de cette pluritemporalité.
On retrouve ici, rapportés à la représentation temporelle même, les para­
doxes du contemporain 1 •
Parmi les meilleurs exemples de cette redéfinition du j eu temporel
et de son statut, il faut compter les romans de Patricia Grace - Potiki,
Baby No-Eyes. Comme le note Patricia Grace, ses romans, ses récits
sont sans début ni fin, ou leur début et leur fin peuvent s'identifier en
n'importe quel point de leurs développements. Cela ne fait pas enten­
dre le choix d'une déconstruction narrative, mais ce fait : il y a bien
une chronologie ; elle est exposable non pas selon la série des temps
et selon le recouvrement du présent par le passé2, mais selon les seules

1 . Sur le contemporain et sur la division temporelle, voir supra, respectivement,


p. 1 3 3 et sq.
2. C'est le paradoxe de tout récit que de donner le passé conune passé et de l'ac­
tualiser - par le fait de narrer, par le j eu énonciatif.

1 80
Paradigmes romanesques du contemporain

correspondances variées des divers temps dans le présent de la narra­


tion. Les désignations des origines sont multiples, ainsi que les possibles,
en conséquence. L'alliance de l'histoire du temps et du temps raconté
permet de composer les diverses séquences temporelles selon des recou­
pements et selon des reflets mutuels et partiels. Les signes et les témoins
de ces temps se composent de la même manière. La représentation tem­
porelle est un exercice de totalisation sans règle ; elle laisse un droit de
cité à toutes les singularités - celles du temps, celles de ses témoins.
La narration est cette série de citations, autrement dit, le contemporain
même. Elle transforme la dualité du singulier et du paradigmatique dans
celle du général, figuré par 1' enveloppe temporelle, elle-même seule­
ment caractérisable selon des moments singuliers et actualisés du passé.
Les moments du temps se répondent ; cela fait de la représentation tem­
porelle, dans sa fragmentation, la figuration de la certitude de tout lien
social : la pluritemporalité et la cohésion des temps portent le dessin de
multiples rapports d'individu à individu, de groupe à groupe, tous pris
dans la pluritemporalité, sans qu'aucune singularité soit effacée. Le lien
social se dit inévitablement dans le temps, selon le temps. La représenta­
tion d'une symbolique, faut-il répéter, ne suppose pas un ordre symbo­
lique. Ainsi construite selon les paradoxes temporels, elle est inséparable
de représentations mémorielles - dans ce cas, à caractère ethnologique.
La mémoire se définit par une pluritemporalité. Celle-ci p eut avoir un
caractère explicitement historique et faire de la mémoire, de sa représen­
tation, les moyens de dessiner le contemporain, qui constitue ainsi, par
lui-même, un lien et une symbolique, comme l'illustre Tou tes les langues
du monde1 de Zbigniew Mentzel.
Rep résentation de la communauté. Le roman postmoderne n'est pas dis­
sociable de la crise de la représentation de la communauté. Le roman
postcolonial reprend exemplairement le type de représentation, attaché à
cette crise pour des raisons évidentes : décolonisation, état et situation des
sociétés postcoloniales. Tout traitement de cette crise qui entende pas­
ser les constats qu'appelle l'histoire contemporaine, toute reconstitution

1. Zbigniew Mentzel, Tc.1/ltes les la11g11es du 111011de, op. cit.

181
Paradigmes du roman contemporain

de la possibilité d'une représentation de la communauté supposent de


tenir compte des conditions minimales d'une présentation de la com­
munauté. Parmi ces conditions minimales, il y a la notation du défaut
de communauté. Ce défaut suppose une évaluation de la situation de
tel groupe, de telle corrununauté, de la manière dont ils exposent leurs
divisions, leurs conflits. L'hypothèse d'une communauté désœuvrée 1 , qui
a accompagné toute une part de la philosophie contemporaine, évite ce
type de constat, et empêche de considérer en quoi division, différence et
conflit sont constitutifs de la communauté. Le dissensus est la condition
de toute reconnaissance sociale. Les restrictions mises au dessin de la
communauté - à celui du partage entre individus, entre groupes -
font le possible de la communauté, désignée par là même et identifiée
au possible de ces individus, de ces groupes, qui constituent un ensemble
parce qu'ils se limitent mutuellement. Il convient de distinguer le dissen­
sus du conflit. Le conflit est une forme extrême du dissensus. Le dissensus
est constant. Le conflit, suppose des ensembles sociaux, des communau­
tés explicitement distincts. Il n'implique pas le dessin du possible, attaché
au dissensus. Celui-ci est comme absorbé par la réalisation du conflit, où
il y a la réponse au dissensus et 1' effacement de la question que celui-ci
porte : celle du possible de la communauté et d'une communauté des
communautés.
L'histoire du rapport entre littérature et représentation du conflit et
du dissensus est une longue histoire. Dans une perspective critique : le conflit,
de la Poétique d'Aristote à la sémiotique qui l'a largement caractérisé
comme une donnée du j eu actantiel des récits, est indissociable de la caté­
gorisation des genres littéraires. Le dialogisme, tel que Mikhaïl Bakhtine
le définit, tel qu'il le rapporte à des suj ets, peut se lire comme la carac­
térisation positive du dissensus. Le sujet devient, à 1' occasion du dissensus,
par le dissensus, une sorte de totalité, la somme des discours des autres.
L'œuvre se caractérise de la même manière. Dans la perspective de l'histoire
moderne, moderniste et postmoderne du roman : le roman réaliste s'attache

1 . On fait ici, bien évidenm1ent, allusion à l'ouvrage de Jean-Luc Nancy,


La Paris, Bourgois, 1 986.
Co111111u11m1té désœuvrée,

1 82
Paradigmes romanesques du contemporain

traditionnellement au conflit1 . Le roman moderniste, le nouveau roman,


le roman postmoderne ne p ortent pas nécessairement l'exposition du
conflit. Ils disposent le dissensus, mais n'en font ni un principe de com­
p ositi on de leur argument, ni un moyen p our situer l'altérité. Le dissen­
s us permet d'abord une mise en évidence du sujet, de l'individu, qui se

définissent par le repli sur eux-mêmes. Il y a là une manière de prêter


une fonction au dissensus, sans que soit engagée la question même de la
communauté. Ulysse de Joyce, un des derniers romans d'Alain Robbe­
Grillet, La Repris€?, illustrent ce point. Le monologue intérieur dans
Ulysse expose à la fois la certitude du dissensus et cette limitation du
sujet à lui-même, paradoxale - le sujet est, en lui-même, comme la
chambre d'écho des différences qu'il rencontre et des désaccords qu'il
reconnaît. La Reprise est explicitement le roman du conflit - rappel de
la Seconde Guerre mondiale -, celui du dissensus un personnage
-

enquêteur ; tout cela est rapporté à une manière de fantasme individuel.


À l'inverse, le roman contemporain, dans ses exemples les plus remar­
quables, se tient à l'exposé du dissensus. Cet exposé est tantôt le moyen
de présenter des univers complets, tantôt celui de réduire la représen­
tation de la communauté à celle de ses conditions. Présentation d'univers
complets : Salman Rushdie j oue exemplairement, dans Les Versets sata­
niques, de ces dissensus - de personnage à personnage, à propos de tel
personnage, à propos de la religion -, pour dessiner ces limites qui font
des reconnaissances, et pour les figurer sous le signe de la spectacularité
identifiable par quiconque. Les personnages et leurs actions sont doués
d'une visibilité extrême, que thématisent les références à la richesse, au
monde des medias et des spectacles. Représentation de la communauté et
de ses conditions : dans La Fille sans qualités {Spieltrieb)3, Juli Zeh utilise les

1. On se tient à un seul exemple, celui de Flaubert : Madame Bovary et L'Éducation


sellfimentale sont des romans systématiquement construits sur les antinomies de couples
de personnages ; ces antinomies sont elles-mêmes des figurations des partages sociaux.
On sait que ce type de constat commande to9te la construction argumentative de
Pierre Bourdieu, particulièrement à propos de L'Ed11catio11 sentimentale, dans Les Règles de
l'art : Gc11èse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1 992.
2. Alain Robbe-Grillet, La Reprise, Paris, Minuit, 200 1 . ,
3. Juli Zeh, La Fille sans qualités, Arles, Actes Sud, 2007 . Ed. or. 2004.

1 83
Paradigmes du roman contemporain

caractérisations générationnelles de ses personnages - adolescents des


années 1 980, adultes qui ont connu l'après Seconde Guerre mondiale
en Allemagne -, pour opposer la figuration, à travers les personnages
adultes, du souci de la communauté et celle de l'absence d'un tel souci,
à travers les personnages adolescents. Par les limites que font ces per­
sonnages les uns par rapport aux autres, le roman dessine la constitution
d'une communauté spécifique. Cette communauté est une communauté
négative parce qu'elle n'induit pas le dessin d'un possible. Ce dessin est,
de fait, présenté par le roman - par le discours de la narratrice. Le
roman figure, en lui-même, le possible, selon le dissensus. Ce traitement
du dissensus est doublement remarquable. Il n'est pas dissociable de la
désignation d'une communauté, qui ne peut être autrement définie. Il
commande une caractérisation pragmatique des personnages romanes­
ques : indissociables de la limite que fait autrui, ceux-ci se définissent par
les j eux intentionnels attachés au constat de cette limite. Cela entraîne
qu'ils soient présentés en extériorité, sans qu'il y ait nécessairement la
négation de toute « intériorité »1 •
Dans tous les cas - représentation du réel, représentation du temps,
représentation de la communauté -, le personnage se définit par le
même type de j eu intentionnel : constater les limites. Il ne faut pas
conclure que cela fait une psychologie des personnages ou, plus préci­
sément, que cette psychologie soit identifiable à un sens - une signi­
fication - interne de ces personnages. Le roman contemporain est un
roman sans égologie. Le personnage est cette identité qui perçoit les
limites que font le réel, le temps, autrui ; il ne se caractérise comme
suj et que selon l'orientation et la conscience du possible qu'autorise
ce constat. Roberto Bolafio fait de cette constitution du personnage
en sujet l'argument de 2 666. Suivant la même logique représentation­
nelle, dans ses romans sur les disparus de la dictature en Argentine, il
offre, par des précisions circonstancielles, un traitement représentation­
nel de ce qui ne peut être représenté ou de ce dont on ne peut témoi­
gner : les disparitions - torture et mort - des opposants politiques.

1. Il faut ici rappeler nos notations sur Bo1ward et Péwchet, voir supra, p. 47.

1 84
Paradigmes romanesques du contemporain

Ces précisions circonstancielles ont toutes affaire avec les limites - réel,
temp s, autrui -, qu' ont rencontrées les disparus.
L' écrivain construit les figurations du commun suivant les jeux
rep résentationnels que 1' on vient de dire. Le lecteur les identifie et peut
les faire j ouer réflexivement face à toute réalité, non pour dire la validité
de la représentation, ni pour la reconstruire selon une manière d'interac­
tivité - celle que l'on a décrite à propos de l'acte de lecture1 -, mais
pour identifier d'autres j eux de possibles. Par quoi, le roman contempo­
rain se distingue encore du roman moderne et postmoderne. Celui-ci a
fait de la lecture, du lecteur, les figurations de la perte de la mimesis et de
l'affirmation du pouvoir propre de la littérature. Il suffit de dire Si par une
nuit d 'hiver un voyageur d'Italo Calvino. À l'inverse, la figure du lecteur
(de la lectrice) , du liseur peut être disposée comme une figure centrale
et indissociable d'une reconnaissance du réel, qui suppose une pensée du
possible et un jeu réflexif- Le Liseur (Der Vorleser}2 de Bernhard Schlink
en est une illustration. Le personnage de Michaël Berg fait la lecture,
par magnétophone interposé, à son ancienne maîtresse, analphabète,
condamnée et emprisonnée pour avoir été gardienne ss dans un camp
d'extermination. Celle-ci apprend à lire. Elle le fait dans un mouvement
de reconnaissance de la réalité, dans un mouvement réflexif, exactement
similaires à ceux qu' expose le roman à propos de Michaël Berg. Ce sont
ces doubles mouvements que le lecteur du Liseur lit, qui sont des mou­
vements pragmatiques.
Toute une partie de la création romanesque contemporaine s'atta­
che à de tels j eux représentationnels, à de tels dessins du possible suivant
la notation de limites explicites. Ce sont les genres de romans, qui ont
le plus grand succès public - littérature de science-fiction, littérature
policière -, et ceux qui exposent nettement ces j eux - romans de la
Shoah, romans de la décolonisation. Cela peut se commenter suivant les
dominantes des j eux représentationnels. Représentations des « realia ». Le
roman policier est un roman exactement paradoxal. Il donne à lire la
transgression extrême - le meurtre à travers une analyse de causes
-

1 . Wolfgang Iser, L'Acte de lecture : théorie de / '�{{et esthétjq11e, op. cit.


2. Bernhard Schlink, Le Lisc11r, Paris, Gallimard, 1 996. Ed. or. 1 995.

1 85
Paradigmes du roman contemporain

et d'indices, qui restituent une explication du meurtre et, souvent, une


image banale du meurtrier. La transgression est le moyen d'un réalisme,
dans la précise mesure où, parce qu'elle est extrême, elle dessine une
limite absolue. Représentations temporelles : les romans de science-fi ction
disposent un temps qui est hors de l'histoire concevable des sociétés
humaines. Ils offrent une manière d'irreprésentable. Il faut moins dire
un irreprésentable que l'exercice littéraire du dessin du possible - il
donne le présent pour lorigine d'un calcul du temps. Les romans de
la Shoah - ainsi des Bienveillantes1 de Jonathan Littell et du Liseur de
Bernhard Schlink2 - disent lextrême de l'horreur, une limite certaine,
et font de cette limite lorigine du présent et, paradoxalement, du roman
cela qui pose la question du possible historique3. Représentation de la
communauté. Les romans de la Shoah font de l'explicite fin de la com­
munauté, à laquelle est identifiable la Shoah, le moyen de poser encore
la question du possible d'une communauté. Les romans du postcolonia­
lisme, outre qu'ils j ouent inévitablement sur la figuration des limites du
réel - le réel, tel qu'il est hérité du colonialisme -, du temps - colo­
nisation et décolonisation sont les dessins paradoxaux d'une origine du
présent -, sont les romans de la possible communauté, par le dessin
explicite de l'impossible communauté. Ainsi, Le Dieu des petits riens (The
Cod of Small Things)4 d'Arundhati Roy, histoire de l'impossible commu-"
nication interraciale dans le Kerala indien, va-t-il cependant selon des
j eux de dualité où il y a autant de dérivations du possible.
Le roman contemporain dessine, au total et de manière manifeste, les
possibles de ses propres univers, son propre possible de roman. Il porte
le roman de la tradition du roman à un point ultime, là où il autorise
son retournement, la redistribution des identités, des agents, de leurs

1 . Jonathan Littell, Les Bie1wei/la11tes, Paris, Gallimard, 2006.


2. On cite ces romans pour suggérer que ces jeux représentationnels sont, de fait,
les moyens de lier le roman à de multiples traits de la création romanesque - roman et
document pour Les Bienveillantes, lecture et réflexivité pour Le Liseur.
3. On dit paradoxalement parce que ces romans, qui peuvent aussi se lire comme les
romans de la transition temporelle, de la Shoah au présent, font de ce qui est interprété
comme une manière de fin de l'histoire de l'Europe occidentale, le moyen de donner la
fiction d'un avenir - l'avenir est dicible parce qu'est désignée cette o,rigine du présent.
4. Arundhati Roy, Le Dieu des petits rie11s, Paris, Gallimard, 1 998. Ed. or. 1 997.

1 86
Paradigmes romanesques du contemporain

univers, de leurs diégèses, là où il autorise une manière de changement


du monde romanesque. Le monde du roman contemporain, aussi repré­
sentationnel qu'il se donne, est la réidentification, sans contrainte, selon
une complète liberté, de toute réalité et de tout agent que le roman cite,
selon ses possibles, selon la figuration d'une pragmatique, selon les ques­
tions que fait cette alliance du possible et du pragmatique.
Réidentification libre que celle du personnage de la ss, dans Le
Liseur, comme le personnage de Michaël est une telle réidentification
libre. La même notation vaut pour Max Aue dans Les Bienveillantes,
réidentification de multiples figures historiques, culturelles ou typolo­
giques - ss, intellectuel français, matricide . . . Cette réidentification,
qui ne commande pas nécessairement que le roman soit d'un exer­
cice formel nouveau, est un exercice d' autopoïesis. Qu'elle soit libre fait
encore entendre qu'elle ne prétend pas à quelque vérité, mais qu'elle
construit une manière d'allégorie - les personnages de Michaël Berg,
d'Hanna Schmitz, dans Le Liseur, et de Max Aue, dans Les Bienveillantes,
confirment cette notation : ils sont littéralement inconcevables si on doit
les tenir pour des p ersonnages qui correspondent à des individus réels 1 •
Seraient-ils, selon cette correspondance, qu'ils appartiendraient, dans ces
romans, non pas au dessin des possibles, mais au dessin des limites. Est
exclue toute réidentification qui proposerait une figuration de l'indivi­
dualité souveraine, et qui ferait lire directement la dualité du singulier
et du paradigmatique. Par individualité souveraine, dans un rappel de la
tradition du roman occidental du XIXe siècle au postmoderne, on n'en­
tend pas seulement ou nécessairement une souveraineté de l'individu
liée à un pouvoir d'action et à une identité individuelle qui se figure
explicitement selon la dualité du singulier et du paradigmatique - le
personnage type dont parle Henry James. On entend aussi l'individua­
lité privée de pouvoir, incertaine de son identité, bref toutes les figura­
tions limitées, ambivalentes, ou négatives du sujet, qui se lisent dans le
roman moderniste et postmoderne, tant il est vrai que ces figurations ne
se défont pas d'une propriété totalisante - cela se dit tout autant du

1 . Cette remarque n'implique pas qu'une lecture « réaliste » de tels personnages soit
exclue. La lecture « réaliste » est indissociable du jeu des possibles.

1 87
Paradigmes du roman contemporain

Leopold Bloom de Joyce que des personnages de Beckett, de ceux de


Paul Auster dans La Cité de verre ou dans Dans le scriptorium (Travels in the
Scriptorium)1 , ou des personnages du roman minimal français2.
Les jeux représentationnels du roman contemporain inversent la
caractérisation de l'individu, qui domine dans le roman moderne, moder­
niste, postmoderne. Dans ce roman, singulier mais universel, identifié
localement et temporellement, mais apte à désigner bien des espaces et
bien des temps selon son universel singulier, cet individu est vu comme
un individu transgresseur de frontières et de limites. Il est l'unificateur
singulier, selon sa personne, de divers lieux et de divers temps. Sa vie est,
en elle-même, une telle unification. Aussi se dit-elle selon la réalisation
d'une identité, et n'est-elle qu'une histoire temporelle. Le roman de la
déconstruction du suj et, de l'individu, ne contredit pas ces remarques : il
donne l'image en creux de l'individu, du suj et de la tradition du roman.
Il n'altère pas les paradigmes de la caractérisation de l'individu. À l'op­
posé, par ses procédés représentationnels, le roman contemporain exclut
la reprise de ces paradigmes. L'individu se caractérise strictement selon
les j eux de limite et de possible, qui ont été définis : ils font de lui une
manière de site où les limites et les possibles sont lisibles, et une relation
constante à cela même qui lui est étranger, à ceux-là mêmes qui lui sont
étrangers. Il ne procède à ou ne figure aucune unification, pas plus qu'il
ne s'identifie, en lui-même, à un j eu cognitif qu'il faudrait lire comme le
jeu cognitif de l'ensemble du roman.
Le personnage du roman moderne, moderniste, postmoderne,
traverse des mondes ; il le fait comme individu singulier, universel.
L'individu n'interroge la société, éventuellement d'un point de vue criti­
que, que selon la position hétérogène que lui prête la perspective cogni­
tive attachée à son statut d'individu - individu lui-même identifiable à
un singulier universel, quel que soit son statut social, quelle que soit sa
caractérisation psychologique, quelles que soient ses actions. Les grands
traits du roman moderniste et du roman postmoderne accentuent cette

1 . Paul Auster, Da/IS le scriptori11111, Arles, Actes Sud, 2007. Éd. or. 2007.
2. Voir sur ce point à propos du roman minimal, Jean Bessière, Qu 'est-il arrivé a11x
écrivai11s.fim1çais ? D'Alai11 Robbe- Grillet à}o11atha11 Littell, Bruxelles, Labor, 2006, p. 57 et sq.

1 88
Paradigmes romanesques du contemporain

hétérogénéité - ainsi du monologue intérieur qu'établit James Joyce ;


ainsi de l'extériorité des personnages de Kafka à leurs propres mondes ;
ainsi de la situation de l' écrivain, tel qu'il est représenté dans le nouveau
roman et dans le roman postmoderne. Le parcours des mondes par un
tel personnage n'interroge pas le commun de ces mondes. Le seul point
commun identifiable de ces mondes est ce personnage même - par son
parcours et par sa dualité, il est singulier et universel. À l'inverse, le per­
sonnage du roman contemporain, qui traverse également des mondes, se
caractérise selon l'évidence que la singularité est cette limite qui fait du
sujet, de l'individu, un possible en lui-même et le recueil de biens des
possibles. Le personnage reste bien évidemment un agent, une indivi­
dualité, une psyché . . . Il devient une « généralité », une « universalité »
par la diversité des possibles qu'il désigne ou qu'il recueille. Les mondes,
qu'il traverse, sont également selon leurs propres possibles. La traversée
des mondes n'est en aucune façon transgressive, ainsi que le personnage
n'est pas nécessairement un personnage de rupture. Cela n'exclut pas
cependant la représentation de conflits, d'oppositions, lisibles selon le
dessin des possibles attachés au personnage, selon les dessins du réel,
du temps, de la communauté. Que le personnage soit cette singula­
rité et cette diversité explique qu'il soit changeant, métamorphique, que
son identité soit transpersonelle. Cela s'illustre autant par les romans de
Salman Rushdie que par ceux de Patricia Grace ou de Rodrigo Fresan.
Il est une position spécifique d'extériorité du personnage face à ces
mondes ; le personnage est touj ours de ces mondes et de leur diversité ;
il est l'interrogation de leur commun, hors d'un point de vue cognitif
qu'il illustrerait spécifiquement.
Les grands partages que portait le grand roman européen du xrx" siè­
cle - réel et imaginaire, romanesque et pure fiction -, l'accentuation
qu' ont connue ces partages dans la littérature moderniste, dans la lit­
térature postmoderne, et qui a mené à l'affirmation pure du roman,
subsistent sans doute, dans le roman contemporain. On peut continuer
d'identifier un roman réaliste, un roman de l'imaginaire, bien d'autres
classes de romans . Cela se dit exemplairement des romans qui viennent
d'êtres cités - des Versets sataniques, de Baby No-Eyes, des romans de
Haruki Murakami, et des romans dictionnaires. Réalisme, imaginaire

1 89
Paradigmes du roman contemporain

et autres caractérisations ne doivent pas cependant être lus pour eux­


mêmes. La représentation réaliste de ces romans est indissociable du des­
sin des possibles ; l'imaginaire ne doit pas se lire comme tel, mais comme
le dessin de la figuration de ces possibles.
En un renouvellement radical du j eu de la tradition et de l'innova­
tion, pratiqué par les avant-gardes modernistes, par le postmoderne, le
roman contemporain inscrit, dans son propre développement, la recon-:
naissance des caractérisations venues de la tradition du roman, d'une
part ; d'autre part, il traite ces caractérisations comme les limites littérai­
res qui l'autorisent à établir ses propres possibles. Les j eux d'intertextua-'
lité du roman contemporain - ils sont abondants chez Salman Rushdie,
chez Haruki Murakami, ils appartiennent au genre même du roman
dictionnaire - ne doivent pas tromper : ils dessinent moins des conti-..:
nuités littéraires qu'ils ne transposent dans le fait littéraire, dans l'écriture,
la logique des j eux représentationnels, qui vient d'être exposée.

RO M A N C O N T E M P O R A I N , V I S É E C O G N I T I V E
E T I N T E R P R É TAT I O N

Ces constats s e reformulent de manière plus générale e t suivant d'ex­


plicites paradoxes. Le roman contemporain peut être un roman des realia,
comme il peut ne pas l' être, un roman du présent, comme il ne peut
ne pas l'être, un roman des cultures, comme il peut ne pas l'être. Il est
toujours cependant un roman relatif à ces realia, au présent, à la diversité
des présents, à leurs perspectives temporelles, à ces cultures. Il y a là les
conséquences des jeux représentationnels qui ont été décrits. Le roman
contemporain est, par ces j eux, un opérateur de lecture du présent, des
présents, des realia, des cultures, parce qu'il les identifie à la limite qui
autorise son propre développement, et parce qu'il les désigne toujours
comme des limites mutuelles. En d'autres termes, même cela qui ne
paraît pas être un roman des realia, du présent, est cependant un roman
des realia, du présent, parce qu'il y a toujours, là, l'indication de limites

1 90
Paradigmes romanesques du contemporain

et l'implication d'autres possibles, d'autres temps, d'autres cultures. Ce


jeu est manifeste dans Les Versets sataniques. Il a pour fonction d'identi­
fier le possible des dissensus à des images facilement reconnaissables par
quiconque dans l'univers du roman - mais aussi par tout lecteur -,
désignations, en conséquence, d'une communauté. Le roman contem­
porain expose comme en extériorité ses propres composantes. Cela est
indissociable de ce qui a déj à été noté - refus de la monosphère, choix
de disposer l'espace selon des sites corrélés, sans que ces sites et leurs
corrélations soient nécessairement rapportables à des j eux de transgres­
sions spatiosémantiques.
Par un dispositif qui relève cependant du réalisme, le roman présente
ses propres mondes, leurs lieux, leurs temps, leurs agents de manière
égale et selon une sorte d'obj ectivité - realia et ce qui ne relève pas des
realia. Il choisit de ne pas indiquer le partage du vérifiable et du fiction­
nel. Cela est un j eu dès l'ouverture des Versets sataniques. Cela n'est pas
dissociable du dessin de relations, de corrélations, qui fait la parenté de
bien des lieux et de bien des temps et dessine également des possibles.
Reste entière la question du report de ces présentations sur le contexte
qu'implique le roman à travers ses j eux de corrélation - apparente­
ments de sites, absence de transgression sémantique. Ce contexte peut
être un contexte mondial.
On vient à un paradoxe. Le roman contemporain est la récusation de
la présentation en extériorité des choses et des individus, qui caractérise
le réalisme, comme il est la récusation de la subj ectivation de la présenta­
tion des choses et des individus. Il j oue cependant de cette contradiction
qui a été dite : à la fois, roman des realia et roman de la fiction manifeste.
Par la fiction manifeste, il se donne pour expressément hors du strict
réalisme ; en étant le roman des realia, il se donne pour expressément
hors de la subj ectivation. Cela entraîne qu'il récuse la règle que feraient
la limite d'un point de vue - celui de tel personnage, celui du narra­
teur -, celle de l'argument, celle de l'organisation du roman. Ainsi, ne
pas faire du roman la somme explicite de ses propres données soit à tra­
vers l'argument, soit à travers les dispositifs cognitifs exposés ou supposés,
soit à travers des j eux de subj ectivation ou de déconstruction, revient-il à
exclure que le roman désigne ou figure un point de vue - fût-ce celui

191
Paradigmes du roman contemporain

du roman même -, qui soit identifiable à une prise en charge des rep ré­
sentations du roman. Il faut répéter l'abandon de l'individu singulie r et
universel. Il faut répéter le privilège accordé au possible.
Ces dualités, cette disposition en extériorité font du roman contem­
porain un roman à visée cognitive, selon une perspective spécifi que.
Certes, cela peut être dit du roman réaliste du xrxe siècle, comme du
roman qui relève d'autres esthétiques et d'autres époques - tout roman
porte un savoir explicite et l'exposition de ce savoir. Dualités et dispo­
sition en extériorité, telles qu'elles ont été définies, ont cependant une
spécificité, dans le roman contemporain. Elles excluent que ce roman
montre nettement une cohésion interne, qu'il hiérarchise explicitement
ses perspectives. Cela peut être tenu pour rien moins que nouveau. Le
roman moderniste a choisi des perspectives relativistes : il suffit de dire
l'alliance du monologue intérieur et du réalisme, du discours indirect et
du discours indirect libre. Le roman postmoderne s'est fait une spécialité
de la multiplicité des points de vue, qui ne sont pas manifestement corré­
lables. Ces remarques valent encore pour cela qui, dans l'histoire littéraire,
les précède et les éclaire - le roman réaliste. Il suffit de rappeler l'hété­
rogénéité des univers diégétiques attachés à chacun des personnages, dans
Madame Bovary. Le roman contemporain a cependant pour particularité
de mobiliser des savoirs explicites et implicites importants - à la mesure
de la multiplicité des présentations et de son jeu de contextualisation
large - et de ne pas donner la clef du rapport des sites, des corrélations
à ce contexte large, bien qu'il caractérise ce rapport conm1e manifeste.
Cela peut se formuler encore : les présentations du roman sont prises
dans des savoirs, dans des ensembles symboliques qui les englobent, sans
que la détermination, que fait le rapport des savoirs, des ensembles aux
diverses présentations, soit décelable, dit, ou dicible. Le roman contempo­
rain porte deux questions : celle de ce rapport ; celle qui est issue de cette
première question, et qui se formule : comment le roman se construit-il
comme un ensemble au regard de ses propres données ?
Ces questions, l'usage qu'en fait le roman contemporain, se lisent
dans un j eu réflexif. Le roman contemporain revient sur lui-même non
pas nécessairement selon un jeu formel de reprise interne de ses don­
nées, mais selon le j eu de ces questions et selon le rapport qu'il suggère

1 92
Paradigmes romanesques du contemporain

entre l'ensemble, qu'il constitue, et le contexte large qu'il implique. Il


est la question de son rapport aux données qu'il désigne comme exté­
rieures, et, en conséquence, le questionnement de ces données mêmes.
Il n'y a pas de réponse à cette question, à ce questionnement. Le roman
se définit comme une sorte de possible de ses propres données. Les
symboliques, qui peuvent être désignées, apparaissent aussi comme des
possibles, au regard des représentations, dans le roman, des symboliques
disponibles. Ce j eu réflexif semble pertinent à quiconque parce que
le roman cesse d'être, à la différence du roman moderne, moderniste,
postmoderne, un roman hétérogène face au monde commun - nature,
société -, parce qu'il devient, à cause de ce défaut d'hétérogénéité, un
roman toujours reportable sur le commun ou sur l'individuel, touj ours
lisible de droit, quels que soient ses arguments, ses perspectives critiques.
Cela se dit autant du roman occidental que du roman non occidental,
particulièrement à thématique ethnologique ou anthropologique. Il faut
répéter les romans de Rodrigo Fresan et ceux de Patricia Grace.
On peut ainsi préciser une remarque formulée antérieurement. Le
roman contemporain devient spécifiquement interprétatif - et, en
conséquence, expressément fabulatoire et allégorique. Il est d'une telle
interprétation dans la mesure où il ne dispose plus le primat de l'individu
et fait de cet individu et du monde commun des « fonds » en un sens phé­
noménologique réciproques. L'individu est présenté selon le monde ; le
monde est présenté selon l'individu.Ainsi, dans En attendant le vote des bêtes
sauvages, Ahmadou Kourouma fait-il du narrateur, un narrateur homo­
diégétique - celui-ci raconte selon les faits dont il a été témoin, selon les
univers auxquels il appartient. N'importe pas, de fait, cette caractérisation
technique. Un narrateur hétérodiégétique omniscient aurait tout aussi
plausiblement assuré un récit qui est de plusieurs mondes. Importe ce que
permet le statut de narrateur homodiégétique dans le roman : faire aller
ce personnage narrateur, sans discontinuité des perceptions, sans heurts
des croyances, selon une égalité précisément phénoménologique, d'un
monde à l'autre, d'une croyance à l'autre, d'une expérience de la dicta­
ture à une autre. Il n'y a pas à souligner l'invraisemblable de ce dispositif
- En attendant le vote des bêtes sauvages se sait, se choisit roman invraisem­
blable. Il convient de dire une réflexivité spécifique de ce roman : parce

1 93
Paradigmes du roman contemporain

qu'est présentée cette continuité phénoménologique, En attendant le vo te


des bêtes sauvages porte cette question : qu'est-ce qui rend, en termes de
présentation et d'argument romanesques, une telle continuité phénomé­
nologique possible ? Ce roman, comme la plupart des romans contem­
porains qui comptent, est, en lui-même, problématologique1 • Il s'identifie
à un discours constanm1ent assertorique - qu'il s'agisse de l'argument
politique du roman ou de ses présentations, qui sont d'une continuité
phénoménologique. Le mode assertorique joue, dans une perspective
argumentative, dans celle du jeu représentationnel, comme une limite qui
fait le possible d'autres arguments, d'autres présentations, d'autres mon­
des. Le possible est le questionnement de cette limite. C'est pourquoi,
dans les romans de Salrnan Rushdie et de Rodrigo Fresan, se succèdent
les présentations des personnages et les épisodes qui leur sont attachés. Ce
jeu du questionnement et du possible impose de différencier perspectives
cognitives du roman moderne, moderniste, postmoderne, et perspectives
cognitives du roman contemporain. Dans le roman contemporain, le j eu
du questionnement est ouvert. Dans le roman de la tradition du roman;
il reste sous l'autorité du roman. Ces perspectives interrogatives distinctes
se lisent selon le paradoxe du singulier et du paradigmatique - roman
moderne, moderniste, postmoderne - et selon la construction, qui va
également selon des paradoxes, du roman contemporain - paradoxe de
ce qui est radicalement singulier et qui est cependant porteur de bien des
présentations.
La dualité et l'incomposable du singulier et du paradigmatique carac­
térisent le roman, tel qu'il se donne du XIXe siècle au postmoderne, selon
un double geste : il construit et présente les schèmes qui permettent
d'élaborer des récits singuliers. Il ne faut pas comprendre, par là, que le
roman porterait en lui-même - ou qu'il désignerait - une manière
de métalangage : il exclut l'explicite reconnaissance du paradigme. À
l'inverse, il suppose que soit manifeste la procédure de construction de
l' objet - le roman même, les événements, actions, suj ets, obj ets, que
celui-ci présente. Sont nets, comme on l'a marqué, le contingent et son

1 . On reprend un terme de Michel Meyer et les thèses qui lui sont attachées.
PUI', 2008.
Voir Michel Meyer, De la problémato/ogic, Paris,

1 94
Paradigmes romanesques du contemporain

lien avec les changements de catégorisation indissociables de la tempo­


ralité du fortuit. Ainsi, construire manifestement le roman procède-t-il
d'un j eu cognitif : marquer l'insuffisance, l'incomplétude, a-t-on noté,
des ordres paradigmatiques disponibles ; suggérer un sémantisme qui
passe ces ordres - c'est cela qu'il faut comprendre par ce que l'on a
nommé l'altération, les changements catégoriels. Cela fait le pouvoir
universalisant du roman : celui-ci, caractérisable de manière toujours
singulière, peut cependant figurer, par ses changement catégoriels et par
sa prototypie, bien des contextes, sans que la question du sens s'impose.
Ce pouvoir universalisant est confirmé et augmenté par le caractère
autoquestionnant du roman. Du XIXe siècle au postmoderne, le roman
dispose sa propre limite à toute reconnaissance de 1' exemplaire ; cela
fait la question de sa pertinence, dans la mesure où la reconnaissance
de la pertinence d'un discours est touj ours selon un obj et et selon un
modèle cognitif. Cette question de la pertinence n'est pas exposée dans
le roman. Le lecteur peut cependant la lire littéralement - c'est pourquoi
on ne cesse d'interroger la propriété du réalisme, ce que peuvent bien
faire entendre les romans modernistes. Ces interrogations sont attachées
aux manières dont le roman élabore sa propre récusation de tout méta­
langage auquel il pourrait être identifié, aux manières dont il donne à
reconnaître événements, actions, suj ets, obj ets suivant leur construction
paradoxale. Cette récusation et cette reconnaissance excluent précisé­
ment toute application finie, dans le roman, au roman, d'un savoir, bien
que le roman, ainsi qu'on l'a marqué, suppose, dans son j eu du singulier
et du paradigmatique, un dispositif cognitif.
Cette lecture interrogative du roman se dit selon les principaux
moments et esthétiques de l'histoire du roman, depuis le XIXe siècle.
Réalisme : quelle que soit l'hétérogénéité de ses univers diégétiques, le
roman réaliste dispose que les représentations qu'il livre sont des savoirs
en elles-mêmes. La multiplicité et l'hétérogénéité des univers diégéti­
ques traduit moins une relativisation mutuelle des savoirs que portent
ces univers, une interrogation de la dualité du singulier et du paradig­
matique, que la présentation égale et comme pour eux-mêmes de ces
savoirs : parce qu'ils appartiennent, au total, à un même monde - celui
qui porte et englobe les divers univers diégétiques -, ils constituent

1 95
Paradigmes du roman contemporain

un même ensemble de références. Cela fait leur propre interrogation


et celle de la possibilité d'une représentation qui leur serait commune
- ainsi qu'il y a un seul monde qui fait la communauté des références
que suppose le réalisme. La représentation des savoirs répète la dualité
du singulier et du paradigmatique, qui est une construction calculée du
roman. Modernisme : le roman moderniste typique est moins un j eu d'in­
terrogation de ses propres présentations et données qu'une exposition
de ces présentations suivant la perspective spécifique d'un savoir ou de
savoirs exposés de manière singularisée - savoir de la mémoire (Proust) ,
savoir du quotidien et savoir littéraire, philosophique Ooyce) -, ou sui­
vant une interrogation sur ces savoirs (Kafka) . Cette alliance du savoir,
des savoirs et de la singularisation dispose l'autorité du roman et du
romanesque - autorité singulière certes, mais autorité cependant, qui
est le moyen et la mesure de toutes les interrogations explicites que
porte le roman sur telle situation et sur tel savoir spécifique. Cette auto­
rité ne peut cependant donner cette mesure pour conclusive. Il en est
ainsi des romans de Joyce, de Proust et de Kafka.Joyce : Ulysse livre l' évo­
cation d'une seule journée ; cette limite est la limite même de la mesure
des savoirs que le roman présente. Proust : le souvenir et la mémoire
sont singuliers - ceux d'un individu. Ils p ortent bien des savoirs. La
question reste de reconnaître s'ils portent un savoir absolu - ultime
support, ultime j ustification de la mémoire 1 • Kefka : quel que soit le
pouvoir poético-formel que se reconnaisse le roman, il use de sa propre
construction représentationnelle pour interroger d'autres représenta­
tions et les savoirs qu'elles portent. Quel que soit le degré de réflexivité
de la construction romanesque, ces interrogations n'impliquent pas leur
propre j eu réflexif ; elles sont questionnement, selon le roman même.
Face au roman postmoderne, le lecteur ne vient pas nécessairement à un
jeu aussi net d'interrogation. On a dit la multiplicité des points de vue
du roman postmoderne et son usage de l'ironie. Il suffit de marquer : la
multiplicité des points de vue et l'ironie jouent de manières opposées.

1 . On sait que Gilles Deleuze conclut positivement sur ce point dans Proust et les
PUF, 1 964, p. 77. Pour un examen de cette question, voir Mauro Carbone,
sig11es, Pari s ,
Proust et les idées sensibles, Paris, Vrin, 2008.

1 96
Paradigmes romanesques du contemporain

La multiplicité des points de vue, où chaque point de vue vaut pour


lui-même sans qu'aucun ne l'emporte dans le jeu des mises en pers­
pective, est explicitement étrangère au point de vue unique que porte
l'ironie. Celle-ci est réponse à divers discours et points de vue. Elle sup­
pose de les identifier singulièrement ; elle suppose aussi qu'ils soient pris
dans le même jeu de réponse ironique. L'ironie du roman postmoderne
peut ainsi se définir comme le moyen de la totalisation romanesque et
comme le signe d'une autorité que se reconnaît le roman - il ques­
tionne discours et représentations. Ce pouvoir de questionnement atta­
ché à l'ironie est universalisant. Il explique que Richard Rorty identifie
l'ironie à un élargissement des perspectives conceptuelles, culturelles,
idéologiques, qui ont cours 1 • L'interrogation, que peut pratiquer le lec­
teur de manière littérale - à un moindre degré dans le cas du roman
postmoderne -, ne défait pas l'autorité que se reconnaît le roman : elle
en est simplement l'envers.
De manière contraire, le roman contemporain, parce qu'il rend expli­
cites ses j eux représentationnels, devient la fable de sa propre multiplicité
et défait toute règle de présentation, toute règle de lecture, fussent-elles
celles de l'ironie, aussi bien dans ses versions qui semblent appartenir à la
longue tradition du roman que dans ses versions d'une allure rénovatrice
et dans celles qui sont attachées au multiculturalisme. Les j eux représen­
tationnels sont élaborés de telle manière qu'ils offrent une perspective
critique qui ne se confonde pas avec la reconnaissance de l'autorité du
roman. Ainsi, les univers multiples du multiculturalisme sont, de fait, par
les données multiculturelles, des univers pluriréalistes, pluritemporels,
pluricomrnunautaires. Ils sont l'exemplification et l'amplification de ce
qui est lisible dans le roman contemporain, dès lors que celui-ci rend
manifestes ses j eux représentationnels. Cela se dit selon un jeu autopoïé­
tique, selon un j eu sur le temps, selon un j eu sur le dissensus.
Fable de l' « autopoïesis » et de la désignation de la réalité. Le roman
contemporain rend manifeste la manière dont il réorganise les don­
nées dont il se saisit. Il le fait en jouant d'une réduction extrême du

1 . Richard Rorty, Conti11gency, Iro11y, a11d Solidarity, Cambridge, Cambridge


University Press, 1 989.

1 97
Paradigmes du roman contemporain

champ du réel, dont il figure des indices. Cette réduction extrême per­
met une stricte identification du roman au dessin du possible. Ainsi,
Viktor Pelevine construit-il son roman, La Flèche jaune (Joltaïa strela) 1,
à rebours, en allant du chapitre au numéro d'ordre le plus élevé au
chapitre 0, donne-t-il le monde restreint de son propre obj et - un
train - pour un monde vaste et complet, et inverse-t-il la ligne tem­
porelle - « LE PASSÉ EST LA LOCOMOTIVE QUI ENTRAÎ NE
DERRIÈRE ELLE L'AVENIR » 2 • Viktor Pelevine dispose, là, les condi­
tions des j eux représentationnels pour elles-mêmes : le passé est ce par
rapport à quoi se pense l'avenir, autant dire le possible ; le possible du
réel suppose l'identification d'un espace limité aux plus grands nombres
de choses et à l'espace même �dans le roman, le train roule. Au regard,
d'un tel réel, le possible est l'équivalent d'un rêve ; il est aussi le moyen
le plus sûr d'un réalisme qui indique la réduction des possibles. Le roman
et ses univers sont ainsi une altérité, cependant entièrement pertinents
au regard de la réalité. Fable de la représentation du temps. Le meilleur
moyen d'identifier le passé à une réduction des possibles temporels est
de le présenter selon un paradoxe : le passé est certain ; il est cependant la
réduction de ses propres possibles de passé : il n'autorise pas les souvenirs
qui sont la possibilité de son propre développement, de sa propre repré­
sentation. Dans Le Passé3, Alan Pauls fait du passé une détermination
paradoxale du présent. Le passé n'apparaît ultimement comme tel que
lorsqu'il se donne comme sa propre limite. Cela se figure en le présen­
tant sous le signe de ses témoins - dans ce cas, des photographies -, qui
sont identifiables comme ceux du passé, mais non pas comme ceux de
souvenirs. En d'autres termes, il n'y a plus d'actualisation représentable
du passé, bien que ce roman ne cesse de se donner pour une telle actua.:.
lisation. Celle-ci doit se lire, de fait, comme le commencement du dessin
du possible. Le passé et la mémoire sont par leurs limites réciproques.
Ils deviennent, par là, les possibles d'un roman. Fable de la représentation
de la communauté. Ainsi, dans La Fille sans qualités, Juli Zeh donne-t-elle

1 . Viktor Pelevine, La Flèche jaune, Paris, Denoël, 2006. Éd. or. 1 994.
2. Viktor Pelevine, ibid, p. 1 1 7 .
3 . Alan Pauls, Le Passé, op. dt.

1 98
Paradigmes romanesques du contemporain

le roman de la communauté, un lycée, qui n'est que selon le défaut de


communauté ou selon la contrainte - ce qui revient à encore noter ce
défaut. Un tel défaut de communauté ne se comprend cependant que
par ce qu'il rend possible : l'interrogation sur le « nous » 1 , qui observe
et dit cette communauté. Le « nous » est la nomination du possible de
la communauté, dans le constat de l'absence de communauté et dans
l 'évidence de la nécessité d'une axiologie. Le roman figure l'histoire de
toute communauté instituée, sa propre altérité, et le possible de toute
autre communauté, bien qu'il dise l'absence de communauté.
Par l'exposé manifeste de ses j eux représentationnels - j eux dont
il faut répéter qu'ils sont la mise en évidence des conditions de la tran­
sitivité sociale -, le roman contemporain apparaît apte à figurer une
multiplicité de transitivités sociales, que celles-ci se disent sous le signe
du multiculturalisme, ou sous celui d'autres évidences de la transitivité
sociale - questions de la définition du quotidien2, questions du genre3,
questions des figurations de l'avenir4• Le roman contemporain fait repo­
ser sa fonction d' « interprétant » sur le constat de cette multiplicité des
transitivités sociales. Par ses j eux représentationnels, il caractérise la mul­
tiplicité des transitivités sociales hors de toute opposition entre culture
et universalisme : les individus peuvent traverser des univers différents
- être des figures du commun -, sans que la division des cultures et
des transitivités sociales soient effacée. Cela est une nouvelle justifica­
tion de la représentation de la multiplicité. Cela confirme la nécessité
de la composition d'univers contrastés. Cela fait du roman contempo­
rain l'explicite roman des possibles, puisque la multiplicité et la division
des transitivités sociales - des comportements culturels - dessinent
autant de limites, qui se disent selon le réel, selon le temps, selon la
communauté.

1 . Ce « nous », celui de la narratrice, est dit dès le début du roman. Par quoi,Juli Zeh
impose le jeu fabulatoire.
2. Il faut dire ici le roman qui traite de l'ordinaire, en faisant lire dans cet ordinaire
les figurations de la transitivité sociale.
3. Il faut dire ici le roman relatif aux définitions sexuelles de la personne.
4. Il faut dire ici le roman relatif au post-humain.

1 99
Paradigmes dtt roman contemporain

D E S S I N D U F O RT U I T ET PA R A D I G M E S D E L A C R É AT I O N
RO M A N E S Q U E C O N T E M P O R A I N E

O n a déj à noté ces points : par ces j eux représentationnels, par ces
paradoxes et par ce jeu réflexif, selon leurs traits les plus explicites, les
plus typiques ou les plus typologiques, le roman contemporain redessine
le fortuit, choisit un explicite nominalisme esthétique - ainsi du roman
ethnologique, ainsi du roman qui, tel Élizabeth Castello : huit leçons de
John Maxwell Coetzee, entend se défaire de son identification conven­
tionnelle au genre du roman -, une moindre prégnance narrative, une
moindre importance de toute perspective herméneutique attachée à
la représentation du temps, alors qu'il donne explicitement ses univers
pour des univers logés dans notre monde. Le roman contemporain per­
met de nouvelles mesures de sa pertinence : il dessine des mondes qui
sont ceux de la différenciation et de la liaison continue.
Par son usage du fortuit, le roman contemporain fait de cette diffé­
renciation et de cette liaison des modes du questionnement. Le fortuit
est rapportable à une manière de nécessité - il y a bien une néces­
sité à l'enchaînement des épisodes dans Les E1ifants de minuit, dans Baby
No-Eyes, dans 2 666, dans La Vitesse des choses : elle tient à la densité
même du fortuit. La multiplicité des hasards dessine une proximité et
même une parenté des actions, des événements, sans que de stricts j eux
de cause à effet soient dits . Tels romans contemporains, dont on peut
noter qu'ils conservent une allure de roman de la tradition, exposent la
vanité d'un strict discours de la causalité et mettent ainsi en évidence
les conditions d'une présentation du fortuit - comme pour lui-même.
Le Pa ssé d' Alan Pauls, La Fille sans qualités de Juli Zeh, Minotattre. com : le
heaume de l'horreur (The Horror Helmet)1 de Viktor Pelevine, sont identifia­
bles selon des éléments de la tradition du roman - thème de l' appren­
tissage psychologique chez Alan Pauls ; thème de l'apprentissage scolaire
chez Juli Zeh ; thème de l'apprentissage du monde contemporain,

1 . Viktor Pelevine, 1Winotaure. co111 : le heaume de /'horrerir, Paris, Flammarion, 2005.


É d. or. 2005.

200
Paradigmes romanesques du contemporain

d'Internet chez Viktor Pelevine. Le fortuit est indissociable de la vanité


de cet apprentissage. Il faut comprendre plus largement : la vie ne peut
être un calcul, elle est un hasard. Le fortuit est encore indissociable de ce
fait : le personnage est le prisonnier de cette vanité de l'apprentissage et
la proie de l'événement qu' est autrui. À cela correspond une situation
sp écifique du personnage. Dans le roman moderne, moderniste, post­
rn.oderne, la nécessité se figure par l'enchaînement des actions et des
événements, de telle manière que le roman présente un assemblement
de ces actions, de ces événements, qui puisse être rapporté à un p erson­
nage qui se tient face au monde - ce personnage est hétéronome. Dans
ces romans contemporains, c ette nécessité se comprend encore selon
un j eu d'enchaînement, mais aussi et surtout selon le fait que le fortuit
apparaît indépassable et qu'il devient l'occasion des actions et des réac­
tions des personnages. Ainsi du narrateur et des personnages de Mantra
de Rodrigo Fresan : le narrateur, qui a rencontré Mantra, est toute chose
et toute situation selon des p ensées et des imaginations de hasard, qui
concernent le monde, lui-même et quiconque, dans ce qui est encore
un hasard - le chaos d'un tremblement de terre. Ainsi de Rimini dans
Le Passé et d' Ada dans La Fille sans qualités : le personnage même peut
incarner le fortuit - il est, là, selon tous les hasards sentimentaux de la
vie quotidienne, et, ici, selon sa propre indétermination de personnage
adolescent et selon les hasards de la faiblesse d'autrui.
Dans le roman contemporain, le fortuit est plus qu'un mode de la
présentation des p ersonnages, des actions, des événements. Parce qu'il
est indissociable de la nécessité, parce qu'il sature l'univers des romans, il
est la définition et le questionnement de ces personnages, de ces actions,
de ces événements, qui lui sont identifiés, et, par là, le questionnement
des univers de ces romans. Que peuvent être de tels personnages et de
tels univers pour que leur soient appliqués un tel fortuit et une telle
nécessité ? Ces questions ne valent que dans la mesure où elles sont les
moyens de préciser la propriété cognitive, la pertinence que portent les
romans. De tels univers se disent : selon Mantra, comme un univers qui
est par le syncrétisme de toutes les histoires que l'on peut raconter, et
qui p ermet la correspondance de toutes les choses, de toutes les actions,
de tous les événements ; selon La Fille sans qualités, comme un univers

201
Paradigmes du roman contemporain

sans motivation, qui est entièrement celui du fortuit, pas même celui
du mal - un univers venu à une manière de dénuement, qui apparaît
ainsi comme capable d'inclure quiconque et toute chose ; selon Le Passé,
comme un univers qui est explicitement celui du fortuit, parce que toute
disponibilité et tout don d'un suj et apparaissent un don et une disponi­
bilité de hasard : « Il [Rimini] était là. Sa contribution, c 'était sa disponi­
bilité, et ce don était, par ailleurs, quelque chose de très rare, d'invisible
et de fortuit. [ . . . ] [Ce don] n'était ni personnel ni unique ; n'importe
qui pouvait le prendre pour n'importe quoi d'autre, à n'importe quel
moment » 1 • L'indétermination, qu'illustre le don, fait correspondre tous
suj ets et toutes choses. Les univers de ces romans apparaissent hétérogè­
nes par rapport au monde actuel : univers de la catastrophe qui est une
négation du présent ; univers de l'absence de motivation, qui contredit
tous les mondes de l'action ; univers du don sans code, qui va à l'inverse
de tous les liens sociaux. Ces univers se donnent cependant, quel que
soit leur degré d'invraisemblance ou d'irréalité, comme logés dans ce
monde, seul « interprétant » de la contradiction qu'ils font avec lui. Le
roman contemporain est celui d'un j eu de contiguïté et d'inclusion.
Présenté de manière métonymique, son univers est la série de ses pro­
pres données. Il est aussi caractérisé comme inclus dans le monde actuel.
Minotaure. com : le heaume d'horreur figure exactement ce j eu d'inclusion
et cette série. Ce roman rend vaine, par la présentation du monde du
« chat », toute référence critique au dialogisme, et caractérise tout dia­

logue comme un jeu de juxtapositions de paroles, inclus dans l'univers


d'Internet - où il y a la figuration de l'inclusion de l'univers du roman
dans le monde actuel. Le monde du roman est un monde complet, placé
sous le signe du labyrinthe du Minotaure. Par sa complétude, il autorise
le fortuit, en même temps qu'il est une manière de clôture, elle-même
image d'un monde actuel inclusif. Quelles que soient les spécificités de
ses univers, il apparaît au sein de ce monde, de cette actualité, auxquels il
prête un pouvoir d'inclusion, comme un exercice différentiant, comme
ce qui figure, en conséquence, une limite au regard des possibles. Il se

1. Alan Pauls, Le Passé, op. cit. , p. 5 1 3-5 1 4.

202
Paradigmes romanesques du contemporain

donne, au total et en lui-même, pour la figuration des conditions des


jeux de la représentation.
Par de tels j eux, le roman contemporain dispose trois perspectives,
qui font lire autant d'allégories. Première perspective : l'univers du roman,
par son syncrétisme, par son caractère inclusif, définit une manière de
métareprésentation, qui ne spécifie pas son rapport avec les diverses pré­
senta tions et représentations. Deuxième perspective : aucune métareprésen­
tation ne lui est substituable. Aussi, ce roman présente-t-il souvent des
situations ultimes, auxquelles correspondent les images de l'univers dans
sa nudité - La Fille sans qualités -, dans un état de chaos - Mantra -,
dans un état de clôture parfaite - Minotaure. corn : le heaume de l'horreur.
Troisième perspective : par une sorte de p aradoxe, parce qu'il se donne
comme logé dans le monde, il y figure, par lui-même, le j eu de la limite
qui fonde la représentation romanesque.
Par ces perspectives, le roman contemporain se donne explicitement
pour un roman nominaliste - un roman qui est exactement selon les
discours quelconques, selon une définition du discours littéraire - et
pour un roman qui, par ce nominalisme, vient au plus proche de ses
propres conditions - il fait des représentations et des symboliques
culturelles les moyens de la figuration des conditions de ces j eux repré­
sentationnels. Son nominalisme se distingue du nominalisme du roman
postmoderne. Thomas Pynchon entend p ar nominalisme le pouvoir de
nomination du roman, mime de la nomination, telle qu'elle se pratique
dans le monde réel - où il y a la meilleure explication de la notation
suivant laquelle, en littérature, le langage imite le langage. Grâce à ce
pouvoir de nomination, le roman postmoderne invente des mondes, sans
que cette invention apparaisse radicalement exclusive du réel. Ainsi, dans
Contre-jour de Thomas Pynchon, les nominations relèvent-elles manifes­
tement de l'imagination et de l'imaginaire. Elles se définissent cepen­
dant, dans la fiction même, parce qu'elles sont les mimes des nominations
réelles, comme relatives au réel. Contre cette ambivalence du nomina­
lisme postmoderne, à la fois récusation de l'hypothèse propre au réalisme
de la correspondance du mot et de la chose et moyen de continuer de
figurer la nomination, le roman contemporain, parce qu'il donne son
univers comme logé dans le monde actuel - ainsi qu'on l'a vu à propos

203
Paradigmes du roman contemporain

de l'usage du fortuit -, présente ses discours comme des discours qui


appartiennent au fonds des discours communs, se reconnaît, au moins
dans une perspective discursive, selon ce qui lui est extérieur et, par là,
se donne comme autonome, et confirme qu'il figure les conditions de la
représentation romanesque. Il faut répéter : le roman contemporain est
ainsi sa propre allégorie, hors des j eux réflexifs que privilégie le roman
moderniste et postmoderne.
Dans l'usage le plus net du nominalisme, le roman contemporain
se fait le double de l'anthropologie et de l' ethnologie : il décrit des
communautés, comme l'anthropologie et l'ethnologie le font. Roman
de la réalité attestée et roman qui se loge à l'intérieur de ce monde
précisément parce qu'il est anthropologique, ethnologique, il dispose
le point de vue du dissensus. Le choix du nominalisme est le choix de
cela même. Hors de tout j eu formel de réflexivité, hors de tout pri­
vilège accordé à la représentation du suj et « connaissant », ce roman,
nominaliste et ethnologique, met en évidence sa propriété cognitive :
il est indissociable de la figuration des conditions de la transitivité
sociale. L'alliance de l'anthropologie, de l' ethnologie, du littéraire et
du roman est tantôt de la décision de !' écrivain - ainsi de Naufrages
(Hasen), roman d'Akira Yoshimura1 ; tantôt attachée à l'indissociable
du discours commun et du discours littéraire - ainsi du Palais des
m iroirs (The Glass Palace), roman d'Amitav Ghosh2 ; tantôt du choix de
l' ethnologue - ainsi d' Afier Life : An Ethnographie Novel, rédigé par un
ethnologue, Tobias Hecht. Les fonctions du nominalisme romanesque
ne changent pas ; sont accentués, selon le roman, l' autopoïesis et un des
j eux représentationnels, attachés au dissensus, au temps, aux realia - ces
j eux sont ici considérés suivant le caractère plus ou moins manifeste du
nominalisme qu'ils induisent.
Nominalisme, anthropologie et « dissensus » . Le roman est un instrument
utile à l'ethnologue. Ce constat de Tobias Hecht est plus une caracté­
risation du roman que l'identification d'un moyen que l'anthropologie
et l' ethnologie doivent nécessairement reconnaître. Ce constat fournit

1 . Akira Yoshimura, Naufrages, Arles, Actes Sud, 1 999. É d. or.) 982.


2. Arnitav Ghosh, Le Palais des 111 iroirs, Paris, Le Seuil, 2 002. Ed. or. 2000.

204
Paradigmes romanesques du contemporain

cependant à Tobias Hecht la j ustification de son roman, Ajter Life: A n


Ethnographie Novel. Les enquêtes e t les entretiens ethnographiques, aussi
centrés soient-ils sur un individu - dans ce cas, un travesti brésilien de
Re cife -, sont, de fait, de plusieurs mondes, celui de l'ethnographe et
celui de !'interrogé - celui-ci mêle, dans ses réponses, des références
disparates à plusieurs mondes. Le recours au roman traduit l'impossibi­
lité d'un strict discours assertorique, apodictique, l'égale impossibilité de
tout rapporter à une individualité, bien que celle-ci soit clairement iden­
tifiée et vue, à travers son propre discours, selon la constitution de son
identité. L'évidence que tout discours est un discours de médiation fait
du locuteur un sujet comme enrôlé dans les multiples mondes qu'il cite,
pris dans la fabrique des collectifs. Le personnage du travesti, est, par ses
discours et par son histoire, la figuration de cette fabrique, et, en consé­
quence, la figuration de cette impossibilité : un individu ne peut être vu
comme hétérogène à la société, parce qu'on le dit individu, parce qu'on
s'attache à la constitution de son individualité. Le nominalisme porte
une double leçon. La littérature peut être d'un discours quelconque,
sans même que soit formulée une exacte intention littéraire. Les discours
quelconques sont donnés, reconnus comme littéraires, afin qu'ils expo­
sent cette multiplicité des mondes dont participe toute individualité. Le
nominalisme littéraire, permet de contredire les discours univoques des
savoirs, et de rej eter l'hypothèse suivant laquelle l'individu se construit à
la fois selon le monde - perçu comme un - et face au monde. Un tel
nominalisme suppose encore que l'individu, aussi multiple qu'il soit par
son appartenance à plusieurs mondes, apparaisse comme en rupture avec
chacun de ces mondes : cette rupture, ce dissensus sont les conditions
de la figuration de l'individualité, de la reconnaissance des groupes, du
monde qui inclut ces groupes, et de l'écriture de ce roman. La présen­
tation du dissensus n'est pas dissociable de la caractérisation syncrétique
des univers du roman : ce syncrétisme, qui n'est pas un effacement de la
division des mondes, est entièrement rapportable au fait que, par le dis­
sensus, ces mondes apparaissent conune les possibles les uns des autres.

Nominalisme, anthropologie et temps. Le nominalisme littéraire place


discours littéraires et discours communs dans un jeu égal de média­
tion, dans le temps. Il identifie la littérature - dans ce cas, le roman -

205
Paradigmes du roman contemporain

au moyen d'exposer un j eu transtemporel, qui n'exclut pas les univers


temporels spécifiques. Par quoi, on revient à la notation de la multipli­
cité des mondes, corrélés par cette multiplicité même, de la multiplicité
des temps, corrélés par cette multiplicité même. Par son nominalisme,
le roman anthropologique et ethnologique exclut toute exposition
d'une continuité ou d'une discontinuité historiques. L'anthropologie
et l'ethnologie historiques ne supposent ni une finalisation, ni un des­
sin réflexif de l'histoire ; elles n'impliquent pas plus un commencement
qui justifie d'entreprendre telle narration. Elles excluent ce qu'illustre
le postmoderne : la confusion des temps selon le présent. Ce nomina­
lisme littéraire, allié à l'ethnologie, expose les conditions de la représen�
tation temporelle parce qu'il traite spécifiquement d'époques passées,
sans tenter d'établir un lien avec l'époque contemporaine : il actualise le
passé hors des contraintes du présent. À quoi, l'ethnologie substitue sa
propre contrainte : il convient de ne pas altérer les données relatives au
passé. Ainsi, Naufrages d' Akira Yoshimura décrit-il, à travers l'histoire de
la famille d'un j eune garçon, Isaku, la vie d'un village côtier, au Moyen
Âge, au Japon, de manière très factuelle. Bien que certains éléments du
roman - affrontements personnels, données morales - puissent être lus
d'une manière contemporaine, le point remarquable reste cette reprise
d'un cadre médiéval, présenté de manière ritualisée et réaliste : il appa�
raît, face au contemporain, comme une sorte d'isolat. Dans sa pratique
nominaliste, ou vaudrait-il mieux dire, dans ce qui fait de cette pratique
une fiction du nominalisme, Naufrages insère un monde passé dans le
monde contemporain, sans représenter la distance temporelle. Le nomi­
nalisme littéraire, exactement fonctionnel, donne le discours sur le passé
pour actuel. Le défaut de tout dessin explicite du transfert temporel est
également fonctionnel. Indissociable de la refiguration anthropologique
qui caractérise le contemporain1 , il dispose : la constitution de l'image
de l'homme n'est pas dissociable d'un partage avec tous les représen­
tants de l'homme, quel que soit leur temps, quel que soit leur lieu -

1 . Le roman contemporain ne présente plus le face à face de l'honune et du monde


- la dualité du monde et de l'individu, qui caractérise le roman de la tradition occiden­
tale, n'a plus ici de pertinence.

206
Paradigmes romanesques du contemporain

o ù il y a le j eu de l'universel et la proposition que l'homme est médié par


toutes ses représentations, passées, présentes, par tout ce qu'il a été, par
to ut ce qu'il est. La singularité des témoins humains n'est pas effacée. Le
temps raconté, quel que soit le récit de ce temps, ne peut pas contredire
l'histoire du temps. Anthropologie, ethnologie et nominalisme corres­
pondent ici à la définition de la condition minimale de la représentation
temporelle : toute désignation du temps du passé peut faire origine et
limite au regard du présent, et engager la représentation romanesque du
p résent, qui est indissociable de l'identification du temps à un possible.
Le présent du lecteur est ainsi identifié au possible ; il devient un présent
explicitement partagé.
Nominalisme, anthropologie, « autopoïesis » et partages culturels. Arnitav
Ghosh confirme ces constats. Il donne un roman historique, en même
temps qu'il contribue à une manière d'ethnologie historique. Il précise
lorigine de cette dualité qui a directement affaire avec l évidence de la
multiplicité des mondes et avec l'impossibilité d'user d'un seul discours.
Il rapporte, dans Un infidèle en Égypte (In An Antique Land)1, qu'ethno­
logue en Égypte, il a tenu deux carnets : dans l'un, il consignait des
données obj ectives ; dans l'autre, il notait tout ce qui ne pouvait conve­
nir à des constats proprement anthropologiques. Cela dit l évidence de
la multiplicité des mondes, qui fait l'inévitable de la littérature. Cela
caractérise le discours littéraire comme le discours qui use des discours
communs et qui, par là, les identifie nouvellement - selon cette multi­
plicité. Amitav Ghosh fait de l'écriture du roman historique une pratique
nominaliste, indissociable de ces constats. Il illustre, par ce nominalisme,
dans Le Palais des miroirs, le fait de 1' autopoïesis. La reprise des discours
et des perspectives ethnologiques, comme pour eux-mêmes, est à la fois
constitutive du fait littéraire, l'équivalent de la présentation d'une nou­
velle information et surtout, dans la perspective de la caractérisation du
roman contemporain qui est la nôtre, l'illustration explicite du j eu de
la multitemporalité et de la figuration d'une symbolique sociale, rendue
aujourd'hui possible par l'actualisation paradoxale d'une symbolique

1 . Amitav Ghosh, U11 I11fidèle e11 Égyp te, Paris, Le Seuil, 1 993. Éd. or. 1 992.

207
Paradigmes du roman contemporain

sociale passée. Les conditions du j eu représentationnel sont nettes : à


la manière d' Akira Yoshimura, utilisation d'un passé ethnographiqu e et
de la limite que celui-ci fait ; identification réaliste des données ethno­
graphiques, qui fondent le développement du roman selon les possibles
attachés à la limite que fait toute citation du réel ; assimilation des don­
nées ethnographiques au rappel historique du dissensus et à sa figuration
actuelle - dans un contexte indien, les données ethnographiques figu­
rent inévitablement une division. Enfin, ce nominalisme ethnographi­
que a une précise fonction culturelle : faire que le roman apparaisse, au
sein des discours communs actuels, comme la figuration d'une limite
représentationnelle qui autorise la pensée des possibles dans un contexte
culturel indien divisé.
Le roman contemporain, lorsqu'il s'attache au strict contemporain, à
ses traits les plus manifestes, présente les mêmes moyens, les mêmes traits
dominants - reprises des discours communs et de savoirs sur le monde
que partagent ces discours. En même temps qu'il se confond avec ces
discours, il s'en distingue parce qu'il est leur assemblement singulier
- on retrouve la notation suivant laquelle la littérature est une identi­
fication nouvelle des discours communs -, et la figuration du dissensus
- la reprise des discours commun est aussi une rupture avec ces discours
communs. Roman contemporain et contemporain sont dans un rapport
de concordance1 • Ainsi, dans Les Années 90, David Link retranscrit-il, de
manière stricte, les discours de la vie quotidienne - cela s'illustre par
un répondeur téléphonique. Il en donne une manière de somme, iné­
vitablement anarchique et fragmentaire. Anarchie et fragments permet­
tent paradoxalement de dessiner les figures des personnages . Il ne s'agit
pas de contester qu'il y a ici une explicite construction romanesque.
Elle apparaît cependant spécifique. Elle confirme le choix de retenir les
conditions minimales du j eu représentationnel - cela qui a été noté à
propos de l'alliance du roman et de l'ethnographie.
Ne sont plus en question ni la vérité, ni la vraisemblance, cela qui a
partie liée dans la tradition du roman occidental depuis le x rx" siècle, à la

1 . Pour la caractérisation du contemporain, voir supra, p. 1 3 3 et sq.

208
Paradigmes romanesques du contemporain

dualité du singulier et du paradigmatique. Le jeu de discours et de des­


sins de médiations est indissociable d'une moindre prégnance narrative,
ou de la figure du narrateur que l'on a dite celle du narrateur submergé1 .
L'expression doit être comprise littéralement : le narrateur est dépassé
p ar son propre récit, qui devient série de citations d'actions, d'événe­
ments, privée de toute régie. Le fortuit est laissé au fortuit. La trame
narrative est affaiblie, sans que cet affaiblissement soit identifiable à un
jeu antinarratif, sans que soit prêté au récit un défaut de fiabilité, que ce
défaut soit inscrit dans le roman ou qu'il soit une conclusion du lecteur
- l'hypothèse d'un tel défaut est sans pertinence. Une variante de cet
amoindrissement s 'illustre par l'inconstance du narrateur : celui-ci peut
s'incarner dans des personnages différents - ce qui n'entraîne pas que le
récit soit dit de plusieurs récits. Cela est illustré par les romans à arrière­
plans explicitement ethnographiques : ainsi de Baby No-Eyes, de Potiki de
Patricia Grace, et de Good Night Friend de Nicolas Kurtovitch2• Ce statut
du narrateur correspond encore à la capacité que se reconnaît le roman
de présenter, c'est-à-dire de trier, sans règle ou justification, des combi­
naisons de données, y compris celles qui caractérisent les personnages
- c'est-à-dire les êtres humains. En d'autres termes, le statut du narra­
teur indique que toute figuration achevée de l'individualité est exclue.
Importe une obj ectivation de la nature qui ne soit pas dissociable d'une
subj ectivation de la société - celle-ci ne se dit que par des individus ;
cette alliance entraîne que l'individu est selon tout autre individu -
c'est pourquoi, le narrateur peut être selon plusieurs personnages3.
Le narrateur, comme les autres personnages, est lié, par le dispositif
romanesque, à tout autre personnage et à tout événement, d'un lien qui
ne se définit pas selon le jeu de la narration, mais selon le lieu commun

1 . L'expression appartient à la critique argentine Beatriz Sarlo dans son recueil d'ar­
ticles, Escritos sobre la literatura argenti11a, Buenos Aires, Siglo Veinteuno, 2007, où elle parle
également de la fatigue du narrateur, p. 476. Il faut comprendre, par le dernier terme,
que le narrateur ne dirige plus la narration, et, par le premier, que, quelle que soit la posi­
tion qui lui est attribuée - il faudrait ici revenir à la typologie de Gérard Genette -,
il n'est jamais que l'égal de n'importe quel des personnages çlu récit.
2. Nicolas Kurtovitch, Good Nig/lt Friend, Pirae-Tahiti, Editions Tahiti, 2006 .
3. Chez Patricia Grace, ce dispositif est l i é à l'arrière-plan maori d e ses romans ;
chez Nicolas Kurtovitch à l'arrière-plan kanak.

209
Paradigmes du roman contemporain

du possible, auquel le roman est identifiable. Dans La Vitesse des choses


de Rodrigo Fresan, le narrateur est donc un narrateur démultiplié ou
flottant, qui, parce qu'il narre à la première personne, peut tout autant
suggérer que La Vitesse des choses est une autofiction. Cette ambivalence
ne fait pas démonstration en elle-même. Remarquablement, la figure
de l'écrivain s'identifie à un extraterrestre - manière d'indiquer que le
roman ne dresse la figure humaine que par le dessin de la multiplicité des
mondes et par celui de l'habitat que fait cette multiplicité. Que La Vitesse
des choses inscrive, dans son texte, théorie littéraire et théorie du roman,
ne définit pas un mouvement réflexif, mais dit le caractère syncrétique
des récits et des mondes qu'ils portent.
Un tel statut du narrateur ou des narrateurs correspond au dessin
explicite d'un hybride - le roman contemporain même - et per­
met de dire le défaut de séparation des productions de la société et de
la nature, de la société immanente, de la nature transcendante - par­
ticulièrement dans les romans ethnologiques -, et l'absence de flux
temporel homogène. Il correspond au fait que le fortuit est donné pour
lui-même. Le fortuit ne suppose pas, à la différence de ce qu'illustre le
roman du XIXe siècle au postmoderne, une contingence - la nature
est hors de toute contingence ; il est indissociable d'une temporalité
qui n'est plus déterminante, de la fonction, éventuellement aléatoire, de
triage du récit, qui, elle-même, suppose la multiplicité des mondes et
des temps, dans un même monde. Il y a accord du roman et du fortuit.
Dans les romans qui ne présentent pas un arrière-plan ethnologique,
cet exposé d'un défaut de séparation de la société immanente et de
la nature transcendante se dit selon l'individu et par la thématique du
corps, comme le montre Le Passé d'Alan Pauls, ainsi que ll.fantra et La
Vitesse des choses de Rodrigo Fresan, qui privilégie, en conséquence, les
thèmes de la mort et de la catastrophe naturelle.
Ces stratégies narratives, ces narrateurs submergés ou à plusieurs
incarnations, qu'il s'agisse des romans à arrière-plan anthropologique
ou des romans sans un tel arrière-plan, font du récit un récit qui dit la
division, raconte parce qu'il y a dissensus - ce dissensus que suppose la
communauté -, et ne désigne, par sa pluritemporalité et par la multi­
plicité des mondes qu'il expose, aucun accord. Stratégies multiples et

210
Paradigmes romanesques du contemporain

narrateurs sont cependant les moyens de figurer que le monde autorise


de vastes j eux de médiation, dont sont indissociables tous les récits. Le
roman devient la figure de ces j eux. Cette figuration, qui varie comme
varie la multiplicité des mondes, met en relief les individualités et leurs
similitudes, contre toutes les hypothèses du roman réaliste. C'est pour­
quoi, La Vitesse des choses, pour revenir à cet exemple, est un roman de
fantômes.
Par son nominalisme, par ses j eux représentationnels, par ses straté­
gies narratives, le roman contemporain s'élabore selon la récusation de
tout lien entre les singularités qu'il présente, représente, et un j eu inter­
prétatif. Il se construit non pas selon le refus de la signification - on est
ici à l'opposé du roman de la déconstruction -, mais selon le refus de
fermer le questionnement. À l'inverse, il faut dire l'attente du mot j uste
et final, qui caractérise le réalisme, et l'identification de la réflexivité du
roman postmoderne à un tel mot ou à son substitut. Le refus de clore le
questionnement a ses fables. Ainsi, la narratrice de La Fille sans qualités
de Juli Zeh note-t-elle qu'un narrateur, fût-il identifié, est sans défini­
tion, parce que la narration est en elle-même un questionnement. Ainsi
- c'est la conclusion du Passé d'Alan Pauls -, voir ou dire les témoins
du passé n'est que voir et dire la discontinuité temporelle, voir et dire le
dénuement du monde, la parenté minimale de tous les temps, par ce seul
fait que leurs témoins sont vus, sont dits. Voir et dire cette parenté défi­
nit une manière de p ertinence du roman : celui-ci s'accorde avec ce qui
est caractérisé comme l'expérience temporelle minimale ; il présente, de
plus, cette expérience comme celle qui oblige au questionnement puis­
que le passé ne peut être actualisé - le temps altère toute assertion.
Le roman contemporain répond ainsi du défaut de pertinence que se
reconnaît le roman moderne, m.oderniste, postmoderne. Il faut répéter :
l'histoire du roman, depuis le xrx< siècle, est moins celle de ses renou­
vellements que celle de la série des réponses au constat de son défaut
de pertinence, manifeste dès Flaubert. Il faut encore rappeler Bouvard et
Pécuchet. Faute de pouvoir figurer, de manière constante, la pertinence
du roman, les romanciers choisissent de mesurer cette pertinence selon
le vraisemblable de la littérature et du roman. C'est de cette manière
qu'il faut comprendre la prévalence du roman réflexif, du roman sur le

21 1
Paradigmes du roman contemporain

langage, du roman de !'écrivain, du roman qui se totalise lui-même. Cela


a sa fable, celle du roman de Daniele Del Giudice, Le Stade de Wimbledon 1 •
Le narrateur est à la recherche de témoignages sur un écrivain qui n' a
jamais écrit. Aussi paradoxal que paraisse cet argument romanesque, il
dit le pouvoir de la littérature : elle est sa propre pertinence ; bien des
choses peuvent être présentées selon cette pertinence - même l' écri­
vain qui n'a pas écrit. Il est aisé de dire l'inévitable : la littérature - et le
roman - doit sortir de cette rhétorique de sa propre pertinence, cesser
de se donner comme une métareprésentation qui serait en elle-même le
pouvoir de lecture de toutes choses2•
Si le lecteur se tient à une approche seulement intuitive du roman
contemporain, celui-ci paraît souvent arbitraire : au sens où il est la
figuration choisie de la continuité paradoxale entre les individus et de
la multiplicité des mondes. N'importent quels individus et n'impor­
tent quels mondes peuvent faire l'objet de ces arguments romanesques.
C'est pourquoi, bien des mondes sont composables dans le roman. Ces
constructions arbitraires sont singulières par les mondes et par les conti'­
nuités qu'elles composent, par le statut qu'elles leur prêtent - réa­
lité et irréalité, temps des humains, temps étranger aux humains. Ces
constructions obéissent cependant, parce qu' elles sont arbitraires, à quel­
ques conventions simples qui définissent la composition des mondes. Si
l'on dit donc que le roman contemporain se construit suivant des séries
d'histoires alternatives - il faut comprendre que cela va plus loin que
la simple multiplicité des diverses histoires attachées à divers points de
vue -, et qui font contraste, il faut entendre : le roman nominaliste
porte à une manière d' extrême ce j eu de contraste et il use de données
explicitement antithétiques pour mettre en évidence la continuité. Cela
se fait en développant explicitement l'exposition de l'autre, du radica­
lement autre, et de ses substituts. Il y a là un paradoxe manifeste : l'autre
est d'autant plus autre et lalternative d'autant plus nette qu'il convient
de figurer la composition et l' égalité des mondes. Le radicalement autre

1 . Daniele Del Giudice, Le Stade de Wimbledon, op. cit.


2. Sur ces points, voir Jean Bessière, La Littérature et sa rliétorique, Paris, PUF, 1 999,
particulièrement l'introduction et le chapitre 1 .

212
Paradigmes romanesques du contemporain

p eut se dire tout autant selon l'intrigue qui mène au meurtre - ainsi
de Shalimar le clo wn de Salman Rushdie -, que selon la proximité des
vivants et des morts - ainsi des romans de Rodrigo Fresan. Cette cer­
titude et cet inévitable de l'autre font le questionnement de tout suj et,
pro che d'être ce qu'il n'est pas.
Le roman contemporain retient ces éléments qui relèvent du constat
de carence qu'appellent les romans modernistes et postmodernes. Soit
donc ce constat qui a déjà été cité : inadéquation de la notation des
singularités et de la figuration de leur lieu commun ; inadéquation du
traite ment du fortuit, qui caractérise la tradition du roman, au contem­
porain même, à l'archéologie que celui-ci peut se reconnaître, au para­
doxe de son actualité - un présent qui est un recueil entier de l'histoire
alors même que celle-ci doit continuer d'être dite comme histoire selon
une temporalité propre ; incertitude de la notion de roman dès lors que
les perspectives de la création romanesque sont inadéquates. À l'inverse,
dans le roman contemporain, les singularités, particulièrement les indi­
vidualités humaines, ne sont pas dissociables d'une manière de sémio­
tique générale : elles font signes les unes des autres, selon ces j eux de
liaison qui sont autant de réponses aux divisions de l'espace et du temps.
Disparaît l'inadéquation des notations des singularités et de la figuration
de leur lieu commun. Ainsi, le roman ne lit-il plus une contradiction
entre le constat de la discontinuité temporelle, cela qui fait les moments
de l'histoire, le dessin de l'histoire, et le contemporain : le contempo­
rain est cette composition même - le fortuit est, dans ces conditions,
entièrement fonctionnel. Le roman apparaît moins comme une incer­
titude générique que comme ce qui autorise la reconnaissance de tous
les discours, tous les types d' autopoïesis, et, par là, la mise en question de
tout discours.
Chapitre 2

Paradigmes romanesques du contemporain -

2 : anthrop oïesis et perspectives anthropologiques :


de la tradition du roman au roman contemporain

Il faut rappeler les moyens par lesquels le roman, qu'il s'agisse du


roman de la tradition du roman ou du roman contemporain, fait de son
récit une illustration des dualités du singulier et du paradigmatique, du
hasard et de la nécessité. Le roman caractérise le singulier, autrement dit
l'individuel, par sa contingence et par le fait qu'on peut le faire entrer
dans une histoire, dans une composition sémantico-formelle. Cette
composition ne contredit pas la singularité, le contingent. La dualité du
hasard et de la nécessité et celle du singulier et du paradigmatique, lisi­
bles, comme il a été dit, dès le roman antique, sont des contraintes poïé­
tiques, caractéristiques du genre du roman. Elles ne commandent, dans
le roman, aucun type de présentation ni aucun type d'interprétation,
faut-il souligner. Parce qu'elles induisent, d'un point de vue sémantique
et d'un point de vue formel, continuité et discontinuité, jeu de l'évi­
dence et j eu de questionnement, ces contraintes poïétiques portent une
contrainte indirecte. Le roman indique inévitablement quelque moyen
de lecture de ses propres enchaînements ou de ses défauts d' enchaîne­
ment, des expositions des deux dualités qui viennent d'être dites. Les
variations de ces moyens de lecture, de ces expositions invitent à dessiner
le contraste que font le roman moderne, moderniste, postmoderne, et
le roman contemporain, et à préciser les perspectives anthropologiques
qui rendent un tel contraste p ossible. Le dessin du fortuit, les j eux repré­
sentationnels, qui caractérisent le roman contemporain, sont indisso­
ciables des différences de traitement de la dualité du singulier et du

215
Paradigmes du roman conte1nporain

paradigmatique et de la mise en évidence, dans le roman, de nouve aux


paradigmes anthropologiques.
Par perspective anthropologique, il faut comprendre le dessin de la
figure de l'humain et l' application qui en est présentée dans l'univers
du roman. De cette perspective est indissociable la poïesis du roman ; le
point de vue anthropologique est une détermination de la poïesis. C' est
pourquoi l' on dit que le roman porte une anthropoïesis. Cela implique,
de plus, que cette poïesis fasse des données anthropologiques, dans le
roman, les éléments d'une autopoïesis. Le roman de la tradition occiden..,
tale du roman, le roman moderne, moderniste, postmoderne illustrent
une anthropoïesis spécifique, celle de l'individualité. Le roman contem­
porain, qu'il soit occidental ou non occidental, se lit également suivant
une anthropoïesis spécifique, celle de la transindividualité. Celle-ci a
des sources propres, particulièrement dans les cas du roman à caractère
ethnologique et du roman non occidental. Elle est plus essentiellement
une réponse aux limites de l' anthropoïesis du roman occidental, tel qu'il
s' est développé depuis le XIXe siècle. Cette réponse définit le roman:
contemporain. Elle va selon trois contrastes avec le roman moderne,
moderniste, postmoderne : les contrastes que font les traitements de
la prototypie, du fortuit, du singulier et du paradigmatique. Ce triple
contraste conduit à l'exposé d'une anthropologie, radicalement renou�
velée, de la différence. Ce renouvellement, qui caractérise le roman
contemporain, est encore indissociable du paradoxe qu'induit l' anthro­
poïesis de l'individualité. Outre qu' elle impose le récit de la forma­
tion de l'individu, confondu avec l'institution de la figure humaine,
et toutes les variantes de ce récit, par exemple, celui qui fait identi.:..
fier le collectif suivant les traits de l'individu - ainsi des romans de
Zola -, ou celui qui fait de l'individu le résumé du collectif - ainsi
de l' Ulysse de Joyce -, cette anthropoïesis définit l'individu selon son
développement et les pouvoirs que celui-ci porte, et selon l'observa­
tion dont l'individu est l' obj et - c'est pourquoi, il y a congruence
entre le réalisme romanesque et l' anthropoïesis de l'individualité. Cela
fait cependant une contradiction qui rend incertaine la représentation
de l'individu, et explique les impasses de la réflexivité dans le roman
moderniste et postmoderne, l'identification du roman au langage, et le

216
Paradigmes romanesques du contemporain

p assa ge à l' anthropoïesis de la transindividualité. Cette anthropoïesis est le


moyen d'une reconstruction ouverte de la problématicité.

RO M A N M O D E R N E , M O D E R N I S T E , P O S T M O D E R N E ,
E T RO M A N C O N T E M P O R A I N : D E L' A N TH R O P O ÏE S I S ,
D E L' I N D I V I D UA L I T É E T D ' U N E A U T R E A N TH R O P O ÏE S I S :
R E D I R E L A P RO T O T Y P I E , L E F O RT U I T, L E S I N G U L I E R
E T L E P A R A D I G M AT I Q U E

Le roman postmoderne et le roman contemporain dessinent donc


deux anthropoïesis, nettement distinctes. Il est une première manière de
lire cette distinction : différencier les usages de la prototypie, en mar­
quer éventuellement les difficultés. La prototypie se définit comme cette
présentation singulière, qui, par ses implications cognitives et anthropo­
logiques, engage les j eux d'abduction du lecteur - autrement dit, l' iden­
tification et l'usage de ces p erspectives cognitives et anthropologiques
pour dessiner un passage cognitif au-delà du roman. On notera - on
peut en lire un indice dans les romans postmodernes du personnage de
l' écrivain - qu'il n' est pas déplacé de prêter un j eu d'abduction simi­
laire au romancier, qui y trouve un des moyens de son entreprise. Quatre
romans illustrent cette mesure de l' efficacité et de l' évolution de la proto­
typie, du postmoderne au contemporain : La Cité de verre de Paul Auster,
La Maison des feuilles (The House of Leaves)1 de Mark Z. Danielewski,
2666 de Roberto Bolaîio, Baby No-Eyes, Les Enfants de Ngarua (Dogside
Story)1 de Patricia Grace.
La Cité de verre livre le récit de l'impasse de l'anthropologie et de l' an­
thropoïesis de l' individualité - indissociables des dessins vains de l' écrivain
et de la réflexivité : l'individu n'est plus l'occasion d'aucune abduction

1 . Mark Z . Danielewski, La Maison des feuilles, Paris, Denoël, 2002. Éd. or. 2000.
, 2. Patricia Grace, Les E11fants de Ngarua, Pirae-Tahiti, Au vent des îles, 2008.
Ed. or. 200 1 .

217
Paradigmes du roman contemporain

valide. La Maison des feuilles substitue à la prévalence de la référence à


l'individu celle de la référence à l'espace, à l'habitat, elle-même indis­
sociable d'un j eu intertextuel systématique, figuré de manière interne
au roman, et riche d'une propriété de « renvoi » littéraire. Si ce roman
peut encore susciter un j eu d'abduction, celui-ci prend pour occasion la
communauté de textes, que constitue le roman, la figure de la maison,
qui ne cesse de se modifier, de s'agrandir, selon une sorte de labyrinth e,
le caractère invérifiable du rapport qui raconte tout cela, et les témoigna­
ges des difficultés psychologiques de la plupart des personnages. Au-delà
des équivoques que ces deux romans construisent, ils disposent explici�
tement l'impossibilité de dire une anthropoïesis de l'individualité selon le
monde - et inversement. Ils suggèrent cependant la nécessité d'un lien
de l'un et de l'autre, du dessin de l'espace et de l'individualité. S'il sub­
siste une possibilité de prototypie, elle est dans le constat de la disparité
des données de ces romans, y compris celles qui relèvent de la caractéri­
sation des individus. Le roman contemporain abandonne tout proj et de
dessiner la constitution et le développement de l'individu et toutes les
suppositions, attachées à un tel proj et, d'une unité et d'une transparence
de l'individu, d'une alliance du suj et et de l'espace. Ainsi, dans 2 666 de
Roberto Bolaiio, l'individu est-il un montage d'identités, ainsi qu'une
biographie est un montage de moments de vie ; le constat de ces mon­
tages appartient à plusieurs témoins. Ainsi, le roman est-il un montage de
récits, comme le dessin de l'espace est un montage de lieux. L'individu
ne se comprend que de façon contextuelle - les montages sont les figu­
rations de la contextualité ; l' anthropoïesis est celle de la transindividualité.
Le roman présente des lectures et d' explicites j eux d'abduction, qui sont
également contextuels et transindividuels. Le roman contemporain peut
dire une anthropoïesis de la transindividualité qui exclut des perspectives
occidentales - ainsi des romans de Patricia Grace, Baby No-Eyes, Les
Enfants de Ngarua, romans de l'univers maori. La prototypie et les j eux
d'abduction sont impliqués par le caractère ethnologique de ces romans.
Les romans de Roberto Bolaiio et de Patricia Grace suggèrent, selon la
transindivualité, un nouveau dessin de l'habitat humain. Ces cinq romans
font une manière d'argument commun. Ils donnent à lire une inversion
quasiment littérale des caractéristiques du roman de l' anthropoïesis de

218
Paradigmes romanesques du contemporain

l'individualité ; 2 666, Baby No-Eyes et Les Enfants de Ngarua présentent


une anthropoïesis de la transindividualité, qui apparaît le symétrique de
ce tte anthropoïesis de l'individualité.
Le roman postmoderne - à tout le moins, les exemples que nous
ret enons ici - s'écrit selon une fidélité à cette anthropoïesis de l'indivi­
dualité et selon sa plus radicale déconstruction. La fidélité se dit suivant
l'évidence du roman et suivant la citation ou l'implication de l'auteur.
Ainsi de La Cité de verre : toutes les certitudes que l'on peut prêter au
ro man sont défaites - 1 état de romancier et l'écriture sont vains ; ils ne
'

peuvent pas même être attestés. Il reste cependant la certitude de l'auteur


- nommé dans le roman. Où il y a bien évidemment un paradoxe : il
est maintenu l'identification de l'individualité et de la singularité, celle
de l'autorité qui a organisé le roman. Ainsi de La Maison des feuilles : ce
roman est celui des témoins et des témoignages, celui de leur incerti­
tude ; par quoi, se défait la possibilité de dessiner nettement la construc­
tion de l'individualité humaine, qui n'est pas cependant niée. Ce j eu sur
le possiblement vrai et le possiblement faux appartient entièrement au
roman, qui dispose, selon son statut d'exception 1 , aussi bien le vrai que
le faux, comme il peut disposer contradictoirement bien d'autres choses.
Cette pleine autorité du roman suppose la pleine autorité du roman­
cier, bien que celui-ci ne soit pas cité. La déconstruction se dit selon le
paradoxe de cette pleine autorité : l' anthropoïesis de l'individualité, parce
qu'elle n'est pas dissociable de la figuration du pouvoir de l'individu et
donc de celle du pouvoir de l' écrivain, peut être menée à l'extrême du
jeu réflexif qu'elle implique et, par là même, comme inversée : quels que
soient les témoignages des personnages sur eux-mêmes, quel que soit le
jeu de ces témoignages avec les témoignages d'autrui, ces personnages
apparaissent incertains. Ainsi, chacun de ces romans donne-t-il l'illus­
tration de la réalisation de la littérature ou du roman pour montrer ce
qu'implique cette réalisation et, en conséquence, ce qu'implique égale­
ment l'alliance du roman, de la littérature et de l' anthropoïesis de l'indivi­
dualité - précisément, l'incertitude des personnages.

1. Sur cette notion, voir Jean B essière, Quel statut pour la littérature ?, Paris, PUF,
2002.

219
Paradigmes du roman contemporain

La Cité de verre et La Maison de feuilles imposent la question de la


recaractérisation, de la refiguration de l'individu, de ses rapports avec
autrui, de la recaractérisation et de la refiguration de son habitat - par
quoi, il faut comprendre le monde, la société, la culture, l'histo ire, la
nature. Cette question fait relire les implications de I' anthropoïesis de
l'individualité. L'individu est radicalement singulier ; il est la figure de
l'humain, parce qu'il ressemble, en cela, à tout homme. C'est, par cette
dualité, qu'il est exemplaire. Il est d'un monde commun, qui peut être
identifié selon la nature, qui peut encore l'être selon la société. C'est
cela qu'il faut entendre par habitat. Le roman de l'anthropoïesis de l'in­
dividualité se confond cependant avec le roman de la subj ectivation qui
ôte toute pertinence au récit et à ses représentations. Cela se dit par des
histoires familiales difficiles, synonymes de la vanité d'un récit de for::.
mati on, par le constat de la vanité de l'écriture - où il y a la récusation
de toute phénoménologie du roman. Livre et personnages deviennent
des manières de fantasmatique, qui ne sont pas même rapportables à un
suj et.
Le roman contemporain, illustré par Roberto Bolafio et Patricia Grace,
se défait du dessin prototypique de l'individu, que propose le roman
moderne, moderniste, postmoderne : il substitue, à la caractérisation
stricte de l'individu - l'individu est l'individu -, celle du personnage
selon la transindividualité, vient-on de noter. Celle-ci rend inutile toute
identification de l'individu selon la dualité de la singularité et de l'uni­
versalité, comme elle rend inutile de venir au j eu réflexif que doit porter
l'individu. L'individu n'est pas, dans le roman contemporain, sa propre
limite ni, en conséquence, l'appel de sa propre justification 1 . L'individu
est l'indice de bien d'autres individus, celui de la dispersion des êtres
humains.
Cette autre figuration de l'humain procède d'une double manière :
par une réécriture du roman de I' écrivain - selon une thématique pro­
che de celle de La Cité de verre et de La Maison defeuilles -, par la reprise

1 . Ce terme a certainement une tonalité sartrienne. On entend, par cette notation


souligner que le roman moderniste, que Sartre illustre particulièrement, est le roman de
ce paradoxe et de cette impasse de la présentation de l'individualité.

220
Paradigmes romanesques du contemporain

de données anthropologiques étrangères au monde occidental, qui sont,


d' ell es- mêmes, le dessin de cette autre anthropoïesis. Remarquablement,
cette autre figuration de l'humain ne contredit pas, dans 2 666, dans Les
Enfan ts de Ngarua et Baby No-Eyes, ce qui peut être identifié conune la
pours uite, l'accentuation des innovations romanesques, que l'on tient
pour caractéristiques de la tradition occidentale du roman1 • Ainsi, des
récits multiples, discontinus - 2 666 -, des récits enchâssés dont les
narrate urs diffèrent, ne sont pas clairement identifiés, ou appartiennent
à un autre récit que c elui dont ils sont déclarés être le narrateur Baby -

No-Eyes , des dessins temporels qui ne désignent aucune chronologie


-

claire - 2 666, Baby No-Eyes -, des ruptures de la continuité phé­


noménologique - 2 666, Baby No-Eyes -, des épisodes proprement
invraisemblables, qui ne sont pas cependant lisibles comme des jeux fan­
tasmatiques - Baby No-Eyes -, ont-ils des finalités exactement inverses
de celles que La Cité de verre et La Maison des feuilles donnent à reconnaî­
tre, dans les mêmes types de récits.
D ans 2 666, à travers le personnage de B onno von Arcimboldo, il est
prêté une fonction bien spécifique au personnage de l' écrivain, bien que
celui-ci rappelle les figures de l' écrivain dont use le roman moderne,
moderniste, postmoderne. Bonno von Arcimboldo est, comme on le sait,
un personnage longtemps invisible dans le roman ; lorsqu'il apparaît, il
n'est pas identifié à sa vocation littéraire même. Ce personnage existe
pour les autres, ses critiques, ses lecteurs, qui ne cessent de l'interpréter,
de lui prêter une vie, des apparences, dans un rappel constant de son
œuvre. Il est ici une figuration de la littérature même. Celle-ci est sans
doute un objet de connaissance. Elle est plus : l'occasion des rencontres
des lecteurs, de leurs discussions, des révélations sur leurs vies, de leurs
échanges, éventuellement amoureux. Tout cela peut certes s'interpréter
de manière banale - il y a là des histoires de lecteurs. Tout cela doit
être défini exactement. La littérature est littéralement un lieu commun.

1. 2 666 est le roman de cinq ensembles narratif;, qui vont avec la découverte de
l'identité du personnage de !'écrivain ; dans Baby No-Eyes, la narration est de plusieurs
narrateurs qui livrent chacun leur récit, sans que ce récit puisse être dit distinct du ou en
rupture avec le récit que constitue l'ensemble du roman.

221
Paradigmes du roman contemporain

Elle est telle moins par ce qu'elle dit que par ce qu'elle fait et p ar ce
qu'elle permet : elle circule ; elle est lue en divers endroits ; elle assem­
ble non par accord ou désaccord sur ce qu'elle dit, présente, représente ,
mais parce qu'elle autorise accords, désaccords, et bien d'autres chos es,
parce qu'elle est ce qui subsiste - qui subsiste seulement parce qu 'il y
a cette diversité, d'accords, de désaccords. Ce dessin est, dans le ro man,
rendu possible par la manière dont est présenté le personnage de l' éc ri­
vain : celui-ci est à la fois une double identité et une conscience tran­
sindividuelle. Qu'il n'apparaisse, en tant qu'individu, que tardivement
dans 2666, est la figuration de cela même. La littérature, le roman, le
romancier sont ainsi les présentations, dans 2666, de ce que fait 2666 :
figurer le monde qui n'est que par ses singularités et par ses identités.
Celles-ci ne seraient pas composables sans ce monde, lui-même, invisi­
ble comme totalité. Elles ne le seraient pas, de plus, si elles ne portaient
pas l'évidence de la transindividualité. Ces notations peuvent aussi s'in­
terpréter dans une perspective cognitive, comme il est une perspective
cognitive attachée au roman moderne, moderniste, postmoderne. Que
les identités soient transindividuelles est indissociable non seulement
d'un savoir partagé, mais aussi d'un savoir qui va suivant la constante
altérité, suivant la division que celle-ci illustre, et, en conséquence, sui­
vant les liens que portent les identités transindividuelles. Dans 2666, la
connaissance que l'on a de l'œuvre du romancier est coextensive à la
diversité des lecteurs et aussi variée que le sont ces lecteurs. Cela dessine
un savoir cohésif et cependant touj ours définissable selon l'altérité. Est
suggérée une perspective anthropologique originale : l'individu est à la
fois individualité et transindividualité - sans que celle-ci corresponde à
une caractérisation psychologique du personnage. La transindividualité
est une donnée symbolique, hors de tout dessin d'un ordre symbolique
contraignant. Ce dessin, ce j eu, cette anthropoïesis sont rendus recevables,
affranchis de tout débat par le point de vue phénoménologique.
Baby No-Eyes et Les Enfants de Ngarua de Patricia Grace présentent
l'univers d'une communauté suivant des symboliques et des traditions
exactement ethnologiques. Ce qui vient d'être noté de l'identité tran­
sindividuelle à propos de 2 666, se reformule à propos de Baby No-Eyes :
le corps de 1' enfant mort-né est un corps singulier, mais aussi un corps

222
Paradigmes romanesques du contemporain

partagé, celui d'une mère, celui d'une famille, celui d'une communauté.
Ainsi encore, dans ce roman, tout récit de vie est-il récit d'une vie et
cep endant récit qui ne peut être dit que selon une autre vie et, en consé­
quence, selon le narrateur auquel correspond cette autre vie. Par ces
croisements des narrateurs, le temps est celui de chaque vie, comme il est
un temps transindividuel, qui conduit à la mémoire de la communauté.
Ce roman ne porte, en conséquence, aucune expérience exclusivement
individuelle1 • Le transindividuel se dit ultimement : les autres sont une
propriété de l'existence de la p ersonne singulière et inversement. Cette
transindividualité est présentée de manière proprement contemporaine,
pour une double raison. Première raison : elle n'est pas dissociée, dans les
romans de Patricia Grace, de l'affaiblissement des communautés maories
et de leurs traditions. Deuxième raison : ces romans de Patricia Grace,
particulièrement, Les Enfants de Ngarua, sont des histoires familiales
- de familles qui poursuivent et réinventent leurs vies, leurs histoires.
Aussi présentent-ils, dans une perspective anthropologique et dans une
perspective symbolique, une similitude entre la transindividualité, qui
caractérise les personnages, la parenté et l'unité de la communauté, et
livrent-ils, à travers les histoires familiales, les récits de la reconstitution,
de la réinvention de la transindividualité sociale. Le roman contempo­
rain à caractère ethnologique est une autopoïesis : la reprise et l'actuali­
sation des récits, des signes, des symboles de la transindividualité. Cette
transindividualité n' empêche pas que les personnages se définissent sui­
vant une intentionnalité, un corps, des actions, autrement dit, suivant
une identification de leurs propres limites. Ils ne cessent de distinguer
leur soi et leur non-soi, selon leurs actions et les face à face avec autrui
qu'elles commandent. Cette identification est sans fin : elle a pour hori­
zon la transindividualité.
D ans chacun de ces romans, l'identification du personnage est
indissociable d'une sorte d'inévitable et d'indétermination de l'autre
- l' écrivain invisible, le narrateur dont le récit en cours n' est pas

1 . Cela ne veu t pas dire que le roman présente explicitement des expériences orga­
nisées de manière collective. Il faut comprendre : !'expérience individuelle est inévita­
blement caractérisée comme l'expérience individuelle de l'autre.

223
Paradigmes du roman contemporain

nécessairement le sien. Les j eux sur l'opacité sont congruents avec cette
dualité. Dans 2 666, la visibilité, qu'acquiert le personnage de !'écrivain,
suppose une opacité, preuve du défaut de limite de ce personnage de
l' écrivain - il vit en chacun de ses lecteurs. Dans Baby No-Eyes, l'enfant
mort-né, invisible, influence le monde des vivants ; par quoi, il acquiert
une manière de visibilité, indissociable d'une opacité. Les singularités,
que sont les personnages, dessinent un continuum. Les mondes et les
temps de ces romans sont congruents avec de telles caractérisations.
Circonscrits, ils sont cependant des mondes et des temps multiples et
complexes. Ces romans vont au total par des dissymétries dans la carac­
térisation des personnages, dans les j eux narratifs, dans les définitions
de leurs mondes. Qu'il s 'agisse des personnages ou de leurs mondes, de
leurs temps, des identités sont fixées ; elles sont cependant plus qu'el­
les-mêmes, non par quelque exemplarité, mais par des j eux relationnels,
qui ne se lisent pas comme des jeux transgressifs. Tout personnage, tout
temps, tout monde sont les introductions à un personnage autre, à un
monde autre, à un temps autre, sans que soit défaite la cohésion des per­
sonnages, des mondes, des temps.
Ainsi, le roman de l' anthropoïesis de l'individualité, dont Paul Auster
et Mark Z. Danielewski proposent la déconstruction, et les romans de
cette anthropoïesis de la transindividualité et de la participation mutuelle
des personnages à leurs propres identités et aux identités du monde se
lisent-ils suivant les exacts contrastes que dessinent leurs perspectives
anthropologiques respectives. Là, une figuration de l'être humain défini
selon son individualité - selon sa singularité, identifiable à son monde
psychique, à ses actions - et cependant encore caractérisable selon le
monde naturel ou social qu'il partage avec les autres individualités, selon
une identité physique commune. Ici, une figuration de l'être humain qui
a pour condition cette vision : l'être humain n'est pas une individua­
lité séparée, mais un sujet qui partage une relation continue, psychique,
physique, avec les autres êtres humains et d'autres êtres naturels, sans que
son identité propre soit effacée 1 • Par ce changement des perspectives

1 . Cette opposition est au centre de !'ouvrage de Philippe Descola, Par-delà 11at11re et


c11/t11re, op. cit. Nous la reprenons parce qu'elle correspond à la lettre des romans que nous

224
Paradigmes romanesques du contemporain

anthropologiques, la caractérisation exemplaire du personnage - quels


que soient les traits retenus -, les indications explicitement paradigmati­
ques p erdent beaucoup de leur importance, comme en perdent beaucoup
les notations du fortuit. Cela se précise suivant cette série de remarques,
qui portent sur le fortuit et sur le singulier et le paradigmatique.
Présentation et usage du fortuit. Par son ordre sémantico-formel, le
roman moderne, moderniste, postmoderne, recompose ses propres
données et la continuité qu'elles constituent. Il apparaît comme une
construction holiste, globale, bien qu'aucune règle de cette construc­
tion ne soit donnée. Il montre une certaine cohésion par ses propres
déviations temporelles. Holisme et exposition temporelle constituent
une explication supplémentaire de son exemplarité paradoxale. Le for­
tuit et son temps prêtent apparence de somme et de complétude au
contingent1 • Celui-ci fait sens selon la forme et le temps du fortuit,
bien que l'un et l'autre soient d'une invention sémantico-formelle non
téléologique. Cela se lit ultimement dans les termes suivants : le fortuit
est l'occasion de la construction d'une figuration existentielle, à laquelle
peuvent être prêtées bien des significations, celles qui sont attachées à
l'ensemble sémantico-formel que constitue l'œuvre. Cette modalité de
la figuration de l'humain est indissociable, comme il a déj à été remarqué,

citons. Cela ne veut pas dire que ces romans se donnent comme des romans clairement
anthropologiques, ou qu'il faille lire 2 666 sur le modèle ou sur le mode d'un roman
ethnologique. Cela veut dire deux choses : 1. Ces romans construisent des perspectives
anthropologiques, qui peuvent se lire aujourd'hui de manière typologique, et qui engagent
les façons dont !'écrivain conçoit la pertinence de son roman ; 2. Tels romans, ceux de
Patricia Grace, pour des raisons clairement ethnologiques, n'excluent pas des références
à l'animisme. Cela n'empêche pas de reconnaître que, par cette « citation » ethnologique
- qu'un enfant mort-né puisse voir le monde des vivants, que des obj ets puissent pos­
séder conm1e une âme -, paradoxale au regard du contexte de lecture de ces romans,
Patricia Grace donne des romans construits, en toute lucidité, de manière paradoxale - il
faudrait répéter l'organisation des récits. Cela a une finalité précise : donner un dessin de la
personne humaine qui passe les limites de l' anthropoïesis de l'individualité. ll!f11 tatis mutandis,
les mêmes remarques valent pour 2 666 de Roberto Bolaii.o : les lecteurs de l' œuvre de
Bonno von Arcimboldo la lise conm1e si elle possédait une âme - c'est pourquoi, ils sont
attachés à la personne invisible de !'écrivain.
1 . On comprend que ce dispositif temporel du roman contredit aux modalités de la
représentation du temps - particulièrement dans le roman -, que propose Paul Ricœur
dans Temps et récit.

225
Paradigmes du roman contemporain

de la dualité du hasard et de la nécessité et de la prévalence de l'indivi­


dualité. L'individualité apparaît stable dans le temps. L' ensemble séman­
tico-formel oblige à présenter des identités nominalement constantes
et cependant exposables selon la séquence temporelle. C'est pourquoi,
à l' anthropoïesis de l'individualité sont adéquats le roman biograp hiqu e
- la plupart des romans depuis le XIXe siècle sont des vies romanesques
plus ou moins explicites -, le roman historique, et leurs variantes. Le
roman contemporain impose des constats simples. Les rencontres des
lecteurs, dans 2 666, sont des rencontres de hasard ; l'ensemble des évé...,
nements est placé sous le signe du fortuit. Les récits de Baby No-Eyes et
des Enfants de Ngarua sont déconstruits au regard des normes de la tra­
dition du récit. Ils le sont moins par une décision de déconstruction que
par ce qu'impose le dessin constant du transindividuel : les séries d'évé­
nements et d'actions portent un haut degré d'implication mutuelle. Il
ne peut y avoir de commande du récit, pas plus qu'il ne peut y avoir
d'identification exacte d'une nécessité, bien qu'il y ait une nécessité,
celle même que dessine le transindividuel : le fortuit est le moyen para­
doxal de l'exposition de l'implication mutuelle. On vient ainsi, dans le
roman moderne, moderniste, postmoderne, et dans le roman contempo­
rain, à des usages opposés du fortuit.
Dualité du singulier et du paradigmatique. Le roman moderne, moder­
niste, postmoderne occidental et le roman contemporain, occidental et
non occidental, présentent au total, chacun à sa manière, le j eu du sin­
gulier et du paradigmatique. Là, un dessin ambivalent de la singularité
qui ne se distingue pas de celui d'une exemplarité qui suppose une figu­
ration anthropologique, celle de la constitution de l'individualité. Cette
constitution peut être lue comme universelle, parce qu'elle est applicable
à la reconnaissance et à la représentation, où que ce soit, de tout indi­
vidu. Ici, un dessin de la singularité dont l'application est restreinte à
un groupe ou à une communauté. Ce dessin a cependant une portée
plus large - d'une universalité équivalente à celle de l'application de la
figuration de la constitution de l'individu, que porte le roman moderne,
moderniste, postmoderne. Sous le signe de la singularité transindivi­
duelle, « Je est un autre » doit s'interpréter littéralement. Cette transindi­
vidualité a une manière d'existence autonome - le groupe des lecteurs

226
Paradigmes romanesques du contemporain

}'emporte dans 2 666 sur chacun des lecteurs ; l'alliance de !'écrivain


et de son œuvre, qui rend ce groupe possible, l'emporte sur l' écrivain,
sur 1' œuvre, et figure ce qui commande la transindividualité - l' œuvre
est la trace de l' « agentivité » de l' écrivain et, en conséquence, une part
de cet écrivain. Cela se formule tout aussi littéralement à propos des
romans de Patricia Grace, et fait caractériser l'indissociable du transin­
dividuel et de l'universalité selon ce constat : l'altérité, celle de l'autre
individu, celle des obj ets, celle des êtres de la nature, est la condition de
l'existence de l'être. Ce partage du roman moderne, moderniste, post­
moderne, et du roman contemporain, se lit, au total, en un contraste
clair. Roman moderne, moderniste, postmoderne : la dualité du singulier et
du paradigmatique, indissociable d'une anthropologie de la constitution
de l'humain, elle-même inséparable de la figuration de la formation de
l'individu1 , dessine l'alliance de l'individu et de l'ordre de la culture.
L'individu est le témoin, l'obj et, l'exposant et le promoteur de cet ordre2•
Parce qu'il ne contredit pas cette exposition de l'ordre culturel, le sin­
gulier se confond avec cet ordre. Roman contemporain : le singulier et le
paradigmatique se lisent selon le paradoxe de l'individuel et du transin­
dividuel - « transindividuel » ne fait pas entendre l'évidence d'une loi
du groupe, mais ceci : les autres deviennent une propriété de ma propre
existence, et inversement ; le moi est interpersonnel - cela qu'illustrent
les romans de Patricia Grace - ou le lieu de relations sociales et de
biographies partagées - cela qu'illustre 2666. Dans le roman contem­
porain, ce constat ne doit pas seulement se lire comme une manière de
constat phénoménologique, celui que le roman moderne, moderniste,
postmoderne aime présenter et qui fait entendre que toutes les relations
sociales directes supposent des échanges de points de vue. Ce constat
doit se lire aussi comme celui de l'intégration dans le sujet des relations
qui conditionnent l' existence. Remarquablement, il est ainsi un ordre
certain du groupe, de la communauté ; cet ordre n'est pas présentable.

1 . Il faut répéter l'importance du roman d'éducation et de ses variantes.


2. Nous disons bien de l'ordre culturel et n'excluons pas de cette notation ce que
écrivains, essayistes et spécialistes appellent littérature critique, personnage critique. Nous
revenons sur ce point, il!fra, p. 263 et sq.

227
Paradigmes du roman contemporain

Ainsi, rien n'est-il plus disparate que les récits qui saturent les ro mans
de Patricia Grace ; ils sont bien cependant des récits de la communauté;
Ainsi, rien n'est-il moins définissable que l'ordre du groupe des lecteurs
dans 2 666. Ce groupe est cependant certain, comme est certain ce do nt
il répond - l'œuvre de !'écrivain - et qui figure 1'« agentivité » .

D U RO M A N D E L A T R A D I T I O N D U RO M A N
E T D E S O N I M P O S S I B L E R É F L E X I V I T É A U RO M A N
C O NTEMP ORAIN ET À UNE AUTRE RÉFLEXIVITÉ
A B A N D O N D E L ' I D E N T I F I C AT I O N D U RO M A N
À L A L I T T É R AT U R E E T A U L A N G A G E

Ces contrastes e t ces oppositions entre l e roman contemporain e t le


roman postmoderne imposent deux remarques. Première remarque, qui est
un rappel : le roman moderne, moderniste, postmoderne n'a pas exclu la
figuration de l'être humain hors d'une anthropoïesis de l'individualité. Il
l'a cependant limitée à un type de roman, de récit, ou de reprise que l'on
peut dire spécialisé : le récit fantastique, la reprise du récit merveilleux.
Seconde remarque : l' anthropoïesis du roman contemporain peut avoir sa
source dans des traditions et des visions du monde, étrangères à l'Oc­
cident et apparaître indissociable d'une manière d'exposé ethnologique
- ainsi des romans de Patricia Grace. Elle peut aussi être une construc­
tion du roman même ; elle apparaît ainsi comme une réforme délibérée
de l' anthropoïesis de l'individualité. Ces deux remarques font entendre :
l'usage que fait le roman, qu'il soit moderne, moderniste, postmoderne,
contemporain, des perspectives anthropologiques, l' anthropoïesis, qu'il
reconnaît pour déterminante, correspondent aux types d'intentionna­
lités humaines que le roman entend représenter. Ces types d'intention­
nalités peuvent être tenus pour correspondre à des données obj ectives
- les types d'intentionnalités qui prévalent dans telle culture, dans telle
société, à tel moment ; ils peuvent aussi être tenus pour les moyens,
que se reconnaît le romancier, pour figurer à la fois l'être humain et ce

228
Paradigmes romanesques du contemporain

que peut être l'évidence des liens des hommes entre eux. Perspectives
anthropologiques et antluopoïesis, aussi contraintes qu'elles soient par
une culture, sont aussi des constructions, indispensables à l'élaboration
du roman. En ce sens, les perspectives anthropologiques et l' anthropoïesis,
identifiables dans le roman contemporain, sont des réponses aux ques­
tions que portent, d'elles-mêmes, les perspectives anthropologiques et
l' anthropoïesis de l'individualité.
Le roman contemporain défait l' anthropoïesis de l'individualité, et,
de plus, récuse la prototypie que constituent le roman postmoderne et
ses antécédents, modernes, modernistes, et qui ne se confond pas seu­
lement avec les implications cognitives et les contraintes de lecture de
l' anthropoïesis de l'individualité. Le roman contemporain donne la fable
de cette critique, qui passe celle de la seule anthropoïesis de l'individualité,
et qui dit l'utile abandon de ce qui est la véritable détermination du
roman moderne, moderniste, postmoderne : l'identification du roman
à la littérature et au langage, principal moyen de la construction du
roman conune un obj et prototypique, auquel est finalement rappor­
tée - et même soumise - l' anthropoïesis de l'individualité. Ainsi, dans
Élizabeth Castello : huit leçons, l' écrivain, Élizabeth Costello, abandonne­
t-elle sa conscience d'écrivain, et ne se définit-elle que selon une confu­
sion avec le monde de la nature, avec les animaux. La récusation de
la conscience de la littérature et du langage a pour condition la sug­
gestion d'un animisme, qui ne vaut certainement pas pour lui-même,
mais comme une composante de l'ensemble prototypique1 , qu'entend
constituer Élizabeth Castello : huit leçons. Le roman contemporain veut ici
apparaître comme radicalement différent des ensembles prototypiques,
identifiables aux romans modernes, modernistes, postmodernes - quels
que soient, par ailleurs, les rapports qui doivent être établis entre ces
romans et l' œuvre de John Maxwell Coetzee.
Le roman contemporain, particulièrement le roman qui illustre le plus
nettement l'usage de l' anthropoïesis de la transindividualité, fait entendre :
la conscience de la littérature, celle du langage, données, dans le nouveau

1 . Pour la notion de prototype, voir p. 35, 39.

229
Paradigmes du roman contemporain

roman, dans le roman postmoderne, comme les moyens de l'identifi­


cation de l'entreprise romanesque et du roman même, et rapportées à
une récusation du suj et, autrement dit, à une récusation de l' anthropoïesis
de l'individualité, sont, de faits, indissociables de cette anthropoïesis et de
son accomplissement. Cette leçon porte loin. Le discours critique, celui
de Michel Foucault, la vulgate critique, celle qui est issue des thèses de
Michel Foucault, identifient le nouveau roman, le roman postmoderne,
et leurs antécédents littéraires, à l'effacement de la figure humaine. Ce
discours et cette vulgate doivent être lus à l'inverse : en disant l'efface­
ment de la figure humaine, ils disent la préservation de l' anthropoïesis de
l'individualité. Ce même discours, cette même vulgate entendent encore
souligner que le défaut de réflexivité et d'autoréflexivité, qui caractérise
les personnages de Paul Auster et de Mark Z. Danielewski, traduit la
contrainte du langage, contre laquelle écrivent l' écrivain, le romancier.
Le roman contemporain suggère, à l'inverse, qu'il n'y a pas de contrainte
du langage, et que dire une telle contrainte est le moyen de prêter un
pouvoir critique, de dénonciation, au roman - pouvoir illusoire. Ainsi,
les écritures opaques, celles du ressassement, celles du mutisme, illus­
trées par Maurice Blanchot et d'autres, l'écriture et le roman du per­
formatif, qu'illustre Samuel Beckett, également placés sous le signe de
l'opaque, sont-elles caractérisées comme des écritures critiques - d'un
type de pouvoir critique qui, selon les mêmes arguments, est étendu,
dans une perspective sociologique et féministe, au discours féminin1 • Il
est trop facile de constater que ce n'est là que valoriser l'échec même
d'un type de réflexivité. Il est plus intéressant de remarquer : un tel
type de thèse, d'analyse - de Michel Foucault à Judit Butler - reste
directement dépendant de l' anthropoïesis de l'individualité, que les cultu­
res occidentales développent et maintiennent dans leurs littératures à
partir du xvme siècle, et de la pertinence qui lui est reconnue. Le roman

1 . On vise là les propositions de Judit Butler, particulièrement dans Gi11i11g a11


account of onese!f, New York, Fordham University Press, 2005. L'auteur(e) , à propos du
témoignage et du point de vue féminins, privilégie une approche performative du dis­
cours. Ses thèses reviennent à caractériser le discours personnel, discours performatif, par
lequel le sLtjet féminin entreprend de rendre compte de lui-même, comme un discours
inévitablement opaque.

230
Paradigmes romanesques du contemporain

contemporain, parce qu'il va contre la caractérisation du sujet humain,


que porte le roman moderne - ce sujet observe et interroge, et se sait
dép endant de cela même1 -, dénonce ces réinterprétations contem­
poraines de l'impasse de l'anthropologie et de l' anthropoïesis de l'indi­
vi du alité. Où il y a la confirmation des paradoxes de la figuration de la
réfle xivité dans le roman moderne, moderniste, postmoderne.
Le roman moderne, moderniste, postmoderne oblige, en consé­
que nce, à poser la question de la pertinence de l' anthropoïesis de l'in­
dividualité, telle qu'elle est héritée, en littérature, du XIXe siècle. Dire
l'évolution du genre du roman depuis le XIXe siècle suppose de recon­
naître les contraintes, les limites de l' anthropoïesis de l'individualité, et
leurs conséquences. En ce sens, Balzac,Joyce, Robbe-Grillet composent
leurs romans selon les mêmes contraintes, selon les mêmes limites. On
peut dire l'évolution du roman, depuis le XIXe siècle, sous le signe d'une
identification croissante du roman à son médium - le langage. Cela
n'est que lire cette évolution selon l'évolution de l'ensemble des arts
en Occident2• Cette évolution est cependant spécifique, si elle est rap­
portée aux contraintes et limites de l' anthropoïesis de l'individualité, qui
viennent d'être dites, et à leur conséquence : l'identification du roman
à son medium. Roman moderne, moderniste, postmoderne, et roman
contemporain s'opposent par leurs typologies proprement romanes­
ques : là, des typologies qui font lire des réponses aux contradictions que
porte la contrainte de l' anthropoïesis de l'individualité ; ici, des typolo­
gies, commandées par l' anthropoïesis de la transindividualité et du partage
des identités, qui sont une solution à l'impasse de la réflexivité du roman
de la tradition du roman, et du j eu de l'observateur observé.

1 . Sur ce point, voir supra, p. 24 et sq.


2. On retient pour exemple cette thèse parce qu'elle est une de celles qui disent
une évolution du roman selon le roman même, sans venir à des questions de forme qui
n'ont pas de pertinence directe lorsqu'on traite du roman, et qui allient la référence à la
dualité du hasard et de la nécessité - c'est par cette dualité que se justifie la recherche
d'une invention croissante - et l'identité littéraire du roman.

231
Paradigmes du roman contemporain

L I M I T E S D E L' A N TH R O P O ÏE S IS D E L' I N D I V I D UA L I T É ,
A N THR O P O ÏE S I S D E L A T R A N S I N D I V I D UA L I T É

L e roman d e I ' anthropoïesis d e l'individualité s'écrit et s e lit ainsi


selon trois perspectives : celle de la présentation d'une identité singulière,
caractérisée comme le moyen de désigner un paradigme, bien qu 'ell e
ne soit littéralement identifiable à aucun paradigme - où il y a le
moyen de prêter une universalité au personnage, à la figuration de
l'être humain, bien que le personnage ne soit identifiable - hor mis
ses propres actions - ni à des indices disséminés ' , ni à un j eu de
ressemblance avec un autre individu2 ; celle de la traniférabilité des repré�
sentations - où il y a les moyens de corriger le défaut de reconnais­
sance de la ressemblance que porte I' anthropoïesis de l'individualité :
au défaut d'une universalité selon la ressemblance, répond une uni-'
versalité selon la transférabilité des savoirs et des représentations ; celle
de la présentation phénoménologique du personnage - l'individualité, sin­
gulière et universelle, est d'une présentation entièrement valide parce
que cette individualité est caractérisée comme accordée phénoméno�
logiquement au monde. L'individualité du roman moderne, moder­
niste, postmoderne, est ainsi plus qu 'elle-même, autant par ce qu 'elle
représente - au sens où elle peut être lue comme la déléguée de bien
d'autres individualités -, que par ce qu' elle présente - ce qu' elle est
déclarée voir, décrire, etc. Le personnage est touj ours, à quelque degré,
exemplaire. Cette exemplarité, qui n'implique pas nécessairement

1. N ous reprenons la notation d'Alfred Gel!, L'Art e t ses agmts. Une théorie anthro­
pologique, op. cit. , suivant laquelle l'identification et la représentation de la personnalité
humaine est celle d'une personnalité disséminée, c' est-à-dire indissociable de la mul­
titude de ses médiations, des effets de ses actions, de toutes les identifications qu' elle
pratique - celles-ci peuvent être très larges comme le montre l'animisme. La dissémi­
nation contredit l'identification de la stricte individualité, en même temps qu'elle des­
sine une certaine universalité et dispose des indices et des ressemblances innombrables
de la personne.
2. C'est un des paradoxes de !' anthropoïesis de l'individualité que de donner l'indi­
vidu comme psychiquement séparé et, par là, d'amoindrir le dessin des ressemblances
d'individu à individu.

232
Paradigmes romanesques du contemporain

une perspective axiologique 1 , invite aux abductions à partir du proto­


typique - l' exemplarité n' est pas disso ciable des altérations des caté­
go risations appliquées au personnage. Le roman présente également
événements, actions, suj ets, obj ets, tous singuliers, selon une valeur
pro totypique. Où il y a la j ustification de l'argument avec lequel il
se confond : il dit la construction de l'individu, qui est celle de l'hu­
main, exemplifiée d'une façon double - selon le contingent et le
singulier, selon son organisation sémantico-formelle, moyen de j ouer
d'altérations de la catégorisation, de placer le personnage dans un récit
qui est celui d'une institution de l'individualité. Comme le prototypi­
que n' est pas séparable de la perspective phénoménologique, comme,
dans une perspective phénoménologique, on ne peut rien dire qui
soit faux, le roman moderne, moderniste, postmoderne, à travers cette
perspective, présente son propre discours comme incontestable en lui­
même. Cela explique encore qu'il puisse débattre de lui-même, de ses
propres présentations, sans que cette sorte de certitude, que ce roman
tient de lui-même, soit effacée. Cela explique que ce roman, quel que
soit le discours qu'il tienne, puisse se donner pour validable, selon un
point de vue qui lui est extérieur. Une conclusion s'impose : à partir
du c ontingent - certains diraient à p artir de l'informe2 -, grâce
aux p erspectives de l'identité, du transfert des représentations, et de la
phénoménologie, qu'il met en œuvre, ce roman se construit comme
un obj et singulier et cependant prototypique. Par ces trois perspecti­
ves, on j ustifie tous les réalismes, toutes les fantaisies, du fantasme à la
fantasmagorie.
L' anthropoïesis de l'individualité n'est pas dissociable du fait que le
roman est à lui-même sa propre finalité et sa propre autorité : outre
sa fonction d'exposition de la constitution de l'individualité, cette

1 . C'est précisément, on le sait, cette dissociation entre exemplarité cognitive et


exemplarité axiologique qui commande les dénonciations morales du roman, et suscite
une évaluation négative des personnages identifiables à une forte prototypie cognitive,
mais privés d'une forte caractérisation axiologique.
2. Voir Silvana Borutti, « Fiction et construction de l'objet en anthropologi e; », dans
F. Aft;ergan et a/ii, Fig ures de l'hu111 a i11. Les représentations de /'anthropologie, Paris, Editions
de !'Ecole des hautes études en sciences sociales, 2003 , p. 97.

233
Paradigmes du roman contemporain

anthropoïesis est un des moyens de la construction d'un récit comme


récit littéraire, c'est-à-dire comme récit qui se construit de telle manière
qu'il puisse être librement soumis à des abductions. Cela implique que
le roman se donne, en lui-même, conune une somme de représentatio ns
d'intentionnalités et d'indices humains, qui ouvre aux plus larges méta­
représentations. On dit ainsi l'utilité d'un personnage lui-même prototy­
pique et cependant limité à son individualité : moyen de la construction
de la prototypie du roman, il ne reste qu'un moyen. Cela interdit que le
personnage romanesque même soit considéré suivant la totalité de ses
implications - qu'il soit présenté comme un personnage disséminé.
Cela explique qu'il soit souvent marqué du sceau de l'échec. Cela expli­
que encore que, lorsque le roman paraît donner à ce personnage la plus
grande ampleur - Ulysse de Joyce -, cette ampleur soit rapportée à
l'indice maximal de la subj ectivation - le monologue intérieur. Cela
explique encore et enfin que la dualité du singulier et du paradigmati­
que soit touj ours manifeste - le personnage, dans son individualité, ne
doit pas être le principal support de l'abduction.
Anthropoïesis, prototypie - singularité des personnages, qui autorise
cependant des j eux d'abduction -, et phénoménologie - les personna­
ges se définissent selon un accord avec le monde extérieur - expliquent
que l'on puisse lire de manière continue le roman, du xrxc siècle au post­
moderne, suivant les variations de la prévalence de l'individualité. Ainsi,
le réalisme identifie-t-il le roman au récit d'une vie ; le modernisme
l'identifie-t-il à la problématique du sujet ; le postmoderne l'identifie­
t-il à la présentation de l'hyperindividualisme - l'individualisme reca­
ractérisé dans le contexte de la postmodernité se lit tout autant selon
un j eu extrême de réflexivité prêté au sujet que selon la caractérisation
incertaine de ce suj et, corn.me l'illustrent les romans les plus récents de
Philip Roth et ceux de Pierre Bergounioux. Les variations de la préva­
lence de l'individualité instruisent : aussi contraignante que soit pour le
roman 1' anthropoïesis de l'individualité, aussi probante que puisse être la
présentation de l'humain selon une phénoménologie, ni 1' anthropoïesis,
ni la phénoménologie ne peuvent exclure que la prototypie qu'elles
rendent possible ne doive être relativisée, et que la reconnaissance et l'af­
firmation de l'individualité soient indissociables de trois contradictions.

234
Paradigmes romanesques du contemporain

La première contradiction, déjà évoquée1 , correspond à la dualité


du paradigmatique et du singulier. S 'opposent le fait de présenter la
construction de l'individu, de le caractériser comme exemplaire, et le
fait de constater les difficultés d'identification et d'auto-identification
du même individu. La deuxième contradiction est plus spécifique des
perspectives anthropologiques et de l' anthropoïesis, que privilégie le
roman moderne, moderniste, postmoderne. Si la personne humaine se
définit essentiellement par son individualité, par une identité p erson­
nelle - psychique et agentielle -, radicalement différente de celle de
quiconque, l'hypothèse de la mimesis, de la ressemblance, dont peut se
prévaloir le roman, devient difficile à j ustifier ; la possibilité de la recon­
naissance de la mimesis, par le lecteur, ou par sa figure dans le roman,
se trouve limitée. La reconnaissance de la mimesis invite le sujet qui la
reconnaît à possiblement se reconnaître lui-même comme un autre. Cela
contredit la caractérisation de l'individualité, sa séparation. C'est pour­
quoi, la reconnaissance de la mimesis est traitée doublement. Donnée
pour congruente avec une confirmation de l'individualité - la mimesis
est rapportée au savoir, que recueille et qu'expose l'individu -, elle
est aussi caractérisée comme un rêve ou un fantasme du suj et - per­
sonnage ou lecteur. Cela correspond à la conduite du personnage de
Madame Bovary, au monologue intérieur de Leopold Bloom, au nomi­
nalisme qu'illustre Mason et Dixon2 - la représentation du monde se fait
selon l'exercice de nomination prêté aux deux personnages, exercice
donné pour objectif, singulier cependant. On comprend, dans ces condi­
tions, le privilège accordé à l'évocation de la formation de l'individu, à la
vita. Il permet de donner une base minimale à la caractérisation de l'in­
dividu et de restreindre l'imitation à un ordre de pertinence bien défini :
l'apprentissage, la reconnaissance du monde comme celle d'un habitat.
La troisième contradiction est à l'origine du roman moderne : cette
anthropoïesis commande l'inscription de l'individualité dans une culture
- cela qui est commun aux individus ; elle réduit cette individualité
aux imaginations d'un adulte isolé. L' anthropoïesis de l'individualité a

1 . Voir supra, p. 79 et sq.


2. Thomas Pynchon, Mason et Dixo11, op. cit.

235
Paradigmes du roman contemporain

pour archéologie l'histoire d'un tel homme isolé, qui retrouve to ut le


savoir de sa culture - Les Aventures de Robin Crusoë de Defoe.
Quelles que soient les validations, que permettent phénoménologie
et anthropoïesis de l'individualité, le roman ne peut entièrement valider
ses personnages à la fois comme des individus protypiques et comme
des individus qui s'identifient et se reconnaissent selon leur singula­
rité, comme des individus qui disent leur ressemblance à l'autre, au tout
autre. Cela est thématisé par le roman, particulièrement par le roman de
l' écrivain : ce roman identifie sa poétique à la fois à un strict construc­
tivisme - l'élaboration du roman se confond avec la reconnaissance de
l'individu écrivain -, et à l'exposition de l'énigmatique alliance, encore
figurée par l' écrivain, de l' anthropoïesis de l'individualité et de l'incer"'."'
titude de l'individualité. De l' anthropoïesis de l'individualité, n'est pas
dissociable un défaut de réflexivité ainsi qu'un défaut d'identification
du personnage, dès lors que celui-ci n'est plus considéré selon sa seule
« agentivité ». C'est là une façon, pour le roman moderniste, postmo­

derne, de reprendre et de reformuler la tradition occidentale du discours


sur l'individualité, particulièrement selon des perspectives chrétiennes
et psychologiques : le suj et, face à lui-même, dans son j eu de réflexivité,
ne peut venir à sa propre transparence, ni à l'ultime justification de son
individualité1 •
Ces limites que le roman de la tradition occidentale du romaù
impose au traitement de l'individualité et les contradictions que porte
son anthropoïesis, ont leur traduction dans le roman postmoderne : celui­
ci expose l'échec de toute figuration littéraire d'une entreprise réflexive
ou autoréflexive2 . Compte tenu des limites et des contradictions qui
viennent d'être dites, l'entreprise réflexive ou autoréflexive reste pri�
sonnière du langage ou ne peut dépasser le fait du langage, autant dire
le fait du discours, dont le roman est une illustration. C'est pourquoi, il
n'y a, dans ces romans, aucune image achevée de l'individualité, ni de

l. Cela est un point central de l'argumentation de Jean-Louis Chrétien dans


Co11scie11ce et ro11ian, l. La conscie11ce a11 grand jo11r, op. cit.
2. Cela est l' argu m ent de La Cité de verre et de La l\llaiso11 des .fè11i/les, qui livrent une
interprétation de cet échec.

236
Paradigmes romanesques du contemporain

l' œuvre littéraire même. Il ne convient ni de se tenir à ce seul constat


d' éch ec, qu'exposerait le roman, particulièrement postmoderne, ni de
lire ce constat de manière positive, c'est-à-dire comme un autre mode
d'affirmation de la littérature. Il convient de privilégier cette notation :
le roman expose des j eux de réflexivité - cela se dit du roman - et des
jeux d'autoidentification - c ela se dit du personnage. Le roman pré­
sente ces j eux selon son pouvoir. Ainsi, faire de la littérature per se, dans
le roman, le moyen et le lieu d'une entreprise de réflexivité et d'auto­
identification, faire de l' écrivain, qui confond son identité avec la littéra­
ture ou avec l'écriture, la figure de cette double entreprise, est-il prendre
acte de ce qu'impliquent les perspectives anthropologiques du roman
moderne, moderniste, postmoderne : si le roman est par son discours à la
fois la représentation de pratiques de réflexivité et d'auto-identification
et la figuration de la construction de l'humain, il convient de recon­
naître : le discours littéraire, le discours romanesque se tiennent pour
la réalisation exemplaire de la figuration anthropologique. Rapporter
réflexivité, auto-identification et figuration anthropologique, au fait du
roman, à celui de la littérature, n'est ultimement que revenir à l'ordre du
langage. Sont alors opposés le fait de reconnaître la littérature comme
indisso ciable de l'anthropologie de l'individualité, qui suppose l'autono­
mie de l'individu, et le fait de ne pas dissocier - c'est une des grandes
thèses de la littérature, de la critique littéraire depuis cinquante ans et
un implicite du roman, de manière certaine depuis Joyce - littérature
et langage, dès lors que le langage est pensé comme ce à quoi l'individu
humain ne peut pas échapper 1 •
Ces notations posent les questions du passage à une autre anthropoïesis,
des recaractérisations de la réflexivité du roman, de l'autoidentification
de l'individu. Porter à ses limites et à ses contradictions, l' anthropoïesis
de l'individualité, alors même qu'on entend l'allier au pouvoir que l'on
reconnaît au roman et à la littérature, défait la dualité du naturalisme et
de la psyché, et celle de la société et de l'individu, qu'elle implique. Cela
montre que la désignation de la nature, celle de la société sont culturelles.

1 . Remarquons que les romans d'Enrique Vila-Matas, qui ont déjà été évoqués, ont
aussi choisi d'illustrer cette contradiction.

237
Paradigmes du roman contemporain

Peuvent leur être substituées d'autres désignations et d'autres construc ­


tions culturelles : celles qui placent le rapport du suj et humain avec la
nature au-delà de la division de la nature et de la culture, du partage de
l'individu et de la société. On revient à la notation du transindividu a­
lisme et à ses conséquences sur les manières dont sont vus et pratiqués le
langage et les discours : on peut dire le langage et les discours ; on p eut
les dire contraignants ; il faut aussi les dire sans limites. Cela fait redéfi­
nir l'accomplissement du roman et de la littérature, l'usuelle réflexivité
littéraire, l'apparente déconstruction du roman contemporain, le défaut
d'autoidentification des personnages.
2666 et Baby No-Eyes font lire une réflexivité romanesque spécifique.
Dans 2 666, la reprise conventionnelle de l'image de l' écrivain, reflétée p ar
ses lecteurs dessine une réflexivité originale : celle de l'invisible - !'écri­
vain n'apparaît pas - et du visible - l' écrivain est présent. Dans Baby
No-Eyes, malgré la déconstruction conventionnelle du récit, les narratio ns
ne peuvent être dites ni véritablement discontinues, ni indépendantes les
unes des autres, ni enchâssées. Les identifications de ces narrations par des
noms de personnages qui ne sont pas nécessairement celui de leur narra­
teur, suggèrent une double réflexivité : celle de tout narrateur et de tout
autre narrateur ; celle de toute narration et de toute autre narration, quels
que soient les défauts d'identité ou de similitude entre ces personnages,
entre ces narrations. La réflexivité va par des séries de réidentifications.
Elle implique que le roman constitue l'enveloppe, le lieu commun de ces
réidentifications. 2666 et Baby No-Eyes définissent ainsi une pertinence
des réflexivités qu'ils dessinent, et qui se lit selon un contraste avec la
réflexivité du roman, indissociable de l' anthropoïesis de l'individualité, et
avec son échec. Celui-ci se lit doublement : selon l'inutilité que l' écrivain
et l'œuvre soient identifiés à l'illimité de la littérature et du langage ; selon
l'inutilité de borner le monde, la vie, autant dire l' Ê tre, par le roman, par
la littérature. À l'inverse, la réflexivité, spécifique du roman contemporain,
l'auto-identification, spécifique de ses personnages, apparaissent comme
des abandons de ces j eux sur l'illimité et sur les limites, comme une expé­
rience nouvelle ou autre du monde, des êtres.
Ainsi, la réflexivité n' est-elle pas l' exercice d'un suj et d'un individu
séparé, mais celle d'individualités et d'une société, qui est autodescriptive.

238
Paradigmes romanesques du contemporain

Dire qu'une culture et qu'une société ont un pouvoir de réflexivité est


une remarque qui appartient à la sociologie 1 • Quelle que soit la validité
que l'on accorde à ce type de thèse en sociologie, 2666 et Baby No-Eyes
offrent les exemples et les fictions d'une telle autodescription. Ils sont
les figurations d'une autopoïesis sociale et culturelle. 2666 : les interro­
gations sur l' écrivain Arcimboldo et sur les meurtres de Santa Teresa
(version fictionnelle de Ciudad Juarez) sont les moyens de construire,
de figurer cette autodescription, ainsi que les cinq parties du roman
- chacune liée à un personnage spécifique - permettent, chacune
encore, de considérer un point de vue spécifique : touj ours collectif,
comme l'illustre la première partie du roman sur les critiques, ce point
de vue se développe selon une interrogation - sur l' écrivain, sur la
ville de Santa Teresa, sur l'histoire à travers la double identité du person­
nage d' Arcimboldo. L'individu même, dans toute sa singularité, participe
de cette autodescription et de cette autopoïesis sociales : que le premier
patronyme de l' écrivain, Hans Reichter, et la première partie de sa vie
soient, in .fine, révélés, en est une confirmation. Baby No-Eyes : le roman
de Patricia Grace décrit l'émergence d'une conscience collective, à par­
tir d'un double fait divers - un enfant maori est mort-né à la suite d'un
accident ; des médecins ont prélevé les yeux de l'enfant.Toute une com­
munauté ne cesse, à travers des récits individuels, de parler d'elle-même,
sous le regard de l'enfant mort-né. Cela se formule encore : un monde
de suj ets qui parlent singulièrement n'existe que par la médiation d'un
suj et commun - l' enfant mort-né -, et par ce fait : l'individu est l'auto­
référence sociale elle-même. C'est pourquoi Baby No-Eyes est le roman
de la pluralité des voix, des narrateurs ; c'est pourquoi 2666 multiplie
les points de vue. Il y a concordance du dessin de la transindividualité et
de celui de la réflexivité culturelle et sociale. L'identification et l'auto­
identification du personnage - de la personne humaine - sont à la fois
certains et sans fin. Certains, parce qu'ils sont indissociables de ce j eu de
réflexivité sociale. Sans fin, parce qu'ils ne cessent d'être repris et soumis
à l'évidence d'autres identifications et d'autres auto-identifications -

1 . Particulièrement à la sociologie de Niklas Luhmann.

239
Paradigmes du roman contemporain

il faut redire l'illustration qu'offre de cela la partie consacré aux critiques


dans 2666, et la prévalence du transindividualisme dans Baby No-Eyes.
Cette figuration de l'identification et de l'auto-identification sociales de
l'individu, ce pouvoir de réflexivité des personnages, qui n'a de significac.
tion que partagée, collective, est une réponse du roman de l' anthropoïesis
de la transindividualité à l'impasse de la réflexivité du roman de la tradi,.
tion du roman, que nous avons déj à dite. Ce roman est d'une réflexivité
paradoxale. Celle-ci est, d'une part, attachée à la constitution du sujet
comme individu, comme figure de l'humain, et à son pouvoir de figurer
le savoir et de procéder au transfert des représentations. Cette réflexivité
est, d'autre part, attachée au pouvoir d'observation et d'interrogation
de l'homme, et au fait que l'homme est lui-même dépendant de cette
observation et de cette interrogation. La réflexivité est ainsi tantôt l'in­
dice de l'exercice d'un pouvoir, tantôt l'épreuve pour l'individu d'une
surveillance. Les deux significations de la réflexivité sont indissociables .
elles trouvent leur figuration ultime dans l'indissociable de l' écrivain et
de l'écriture : l' écrivain se réfléchit par l'écriture ; il est aussi comme
enfermé dans l'écriture, qui fait du langage et de la littérature comme
des points d'observation de l' écrivain1•

RO M A N M O D E R N E , M O D E R N I S T E ,
P O S T M O D E R N E , RO M A N C O N T E M P O R A I N
P E R S P E C T I V E S A N T H RO P O L O G I Q U E S E T D I F F É R E N C E S

Les traitements contrastés de la prototypie, du fortuit, du para­


digmatique et du singulier, de l'auto-identification, qu'illustrent le
roman moderne, moderniste, postmoderne, et le roman contemporain,

1 . Voir sur ces points, supra, p. 24 et sq. La Cité de verre de Paul Auster constitue une
remarquable illustration de ce point : l' écrivain est un détective qui observe et surveille
ses « personnages » ; il est lui-même observé ; il finit par disparaître. On ne peut mieux
présenter la contradiction de la réflexivité, attachée à l' a11thropoïesis de l'individualité.

240
Paradigmes romanesques du contemporain

traduisent le fait que ces deux types de romans prêtent deux statuts dis­
tincts à la différence. Dans le roman moderne, moderniste, postmoderne,
la différence est celle de chaque individu, cependant rapportable à ce
que les individus ont en commun inévitablement : leur nature physique,
leur monde, et à ce qui est indissociable de l'individu, un pouvoir de
représentation, qui est aussi un pouvoir de transfert - la représenta­
tion atteste sa propre vérité par la possibilité qu'elle a cl' être transfé­
rée sans être altérée et d'ainsi témoigner de son obj et. Cela fait une
définition du roman réaliste. Cela s'applique, mutatis mutandis, au roman
moderne et au roman postmoderne. La différence est toujours identi­
fiable, reconnaissable comme singularité et cependant support de quel­
que vérité plus générale, celle du monde commun, celle de l'obj et de
connaissance qu' elle est, celle de quelque réalité certainement par�agée.
Chaque individu, par ce pouvoir de connaissance, se reconnaît ou est
identifiable par ce qu'il connaît. Il subsiste la distinction du suj et et de
l'obj et, les jeux d'auto-identification de l'individu. La définition de l'in­
dividu comme riche d'un savoir correspond, de fait, à une perspective
naturaliste : grâce à cette définition, l'individu se reconnaît pris dans un
continuum physique qu'il partage avec les autres individus et avec les
êtres naturels - animaux, plantes . . . Le personnage du roman perçoit
une continuité entre lui-même et le monde. On revient à la phénomé­
nologie qui caractérise le roman moderne, moderniste, postmoderne.
C'est pourquoi, le roman réaliste du x1x• siècle est attentif, dans ses des­
criptions, à la notation des sensations des personnages. C'est pourquoi, le
privilège reconnu au langage, dans le roman moderniste et postmoderne,
est indissociable de références au corps : le monologue intérieur d' Ulysse
de Joyce se veut un discours corporel. Aussi n'y a-t-il ni discontinuité
ni contradiction entre le personnage du roman réaliste du x1x• siècle, le
personnage du monologue intérieur exemplaire, le Leopold Bloom de
Joyce, ou les personnages de Mason et Dixon de Thomas Pynchon - ce
roman allie, dans les personnages de Mason et Dixon, un jeu nominaliste
et la notation d'une continuité du monde : Mason et Dixon sont astro­
nomes et cartographes. Les j eux du roman postmoderne sont moins des
altérations de ces perspectives et de ces identifications de l'individu, que
des manières de les porter à une sorte d' extrême : par son identification

241
Paradigmes du roman contemporain

au langage, par ses brouillages temporels, le suj et, qu'est l'homme de


paroles, devient une incarnation singulière du langage ; il s'identifie à
ce qu'il connaît, et illustre la conséquence de cette identification - la
réversibilité du discours du sujet et du discours du monde. Cette réver­
sibilité peut, sans doute, se lire autant comme le signe de la venue à un
scepticisme. Elle est plus essentiellement le signe de l'accomplissement
de l'anthropologie et de l' anthropoïesis du roman moderne, moderniste,
postmoderne : la constance de la parole et de l'écriture romanesques
n'est que par la constance du monde, par la centralité et par la séparation,
que se reconnaît l'individu dans ce monde. Tout cela qui vient d'être dit
des individus est, mutatis mutandis, transposable aux choses, aux lieux,
considérés dans leur singularité.
Le traitement de la dualité du singulier et du paradigmatique trouve,
là, sa pleine fonction, sa pleine signification : la différence peut touj ours
être soumise à une inclusion dans un ensemble - le monde -, et être
assimilable à un exemple. Le réalisme est une identification des singu­
larités suivant l'hypothèse du monde commun - c'est pourquoi, il est
un naturalisme (en un sens philosophique) , qui donne droit de cité à un
naturalisme littéraire. La nomination réaliste pose moins la question de
la référence - dans cette perspective, bien des débats des années 1 960
sur l'illusion ou sur la tromperie réaliste paraissent vains - qu'elle ne
place ses représentations sous le sceau d'un savoir, celui de la nature,
celui du monde. Le modernisme, par ses nouvelles figurations du sujet
et de la subjectivité, par ses déconstructions temporelles, fait de la dif'­
férence de l'individu une différence essentielle : elle devient le centre
de l' entreprise romanesque, comme le temps de l'individu, de Proust à
Faulkner, devient une telle différence. L'insistance mise tantôt sur les lois
de la psychologie, tantôt sur la psychanalyse, tantôt sur la pathologie du
suj et - celle-ci suppose l'ordre de la nature humaine -, renvoie, cha­
que fois, à l'hypothèse d'un monde objectivement commun, en même
temps que, dans sa différence, le sujet devient exemplaire : il est selon
la loi de ce monde commun. Peu importe la formulation de cette loi ;
elle est le moyen d'assurer la perspective généralisante. Le roman de la
déconstruction et le roman postmoderne ne modifient pas ces données.
Ils font de la difficulté à identifier une règle ou une loi du monde le

242
Paradigmes romanesques du contemporain

moyen de désigner une loi ou une règle - il faut répéter la prévalence


de l'i dentification du roman au langage, l'identification du pathologique
à une nomologie de la maladie. On vient ainsi à un paradoxe : la dif­
férence est identifiée et exposée dans la seule mesure où elle peut être
dite commune. Ce paradoxe se reformule : la différence n'est qu'une
autre manière de constater les individualités ; ce constat n'appelle pas
un traitement « différent » de la différence. C'est pourquoi, comme le

fait Philip Roth, on peut unir, dans le titre d'un roman, la singularité de
l'individu et la référence à l'homme, reconstituer l'histoire d'un individu
et la donner constamment à travers son fortuit pour un tableau des com­
portements humains, dans le résumé, qui fait la conclusion du roman,
d'une anthropoïesis de l'individualité : au moment de la mort, inévitable
donnée romanesque, puisque le roman de l'anthropologie de l'indivi­
dualité est celui d'une vita, vont ensemble l'enfant et le vieillard - « Un
garçon encore en bourgeon mais qui, fort de sa présence, ne manifestait
aucu ne appréhension [à la veille d'une opération chirurgicale qui sera
fatale] , et avait oblitéré tout souvenir du corps bouffi du matelot ramassé
par les gardes-côtes sur le bord de la grève mazoutée » 1 •
Qu'un tel traitement d e l a différence ait paru insuffisant à l'intérieur
même de la tradition occidentale du roman, cela se sait par toute la criti­
que idéologique menée contre cette tradition, particulièrement dans les
années 1 960 et 1 970 . La limite d'un tel traitement de la différence se sait
encore par la relecture de romanciers centraux du xx0 siècle occidental,
qu'a proposée Richard Rorty2 . Cette relecture est simple : le roman de
la tradition occidentale doit être vu comme le recueil de la diversité. La
notation de la diversité n'est pas dissociable de celle de l'ironie. L'ironie,
telle que la définit Richard Rorty, se confond avec l'aptitude à repré­
senter le différent non pas seulement selon le même, selon la pensée du
même, mais dans la pensée du même, sans que, faut-il ajouter, cette pen­
sée du même soit altérée. Cette caractérisation de l'usage de l'ironie est,
de fait, totalement ambivalente : elle dit le droit à la reconnaissance de la

1 . Philippe Roth, Un homme, Paris, Gallimard, Folio, 2009, p. 1 8 1 . É d. or. Everyman,


2006.
2. Richard Rorty, Contingency, Iro11y, a n d Solidarity, op. cit.

243
Paradigmes du roman contemporain

différence et son inclusion dans le roman, sans que cette reconnaissance


soit caractérisée d'une façon manifeste et plénière. Si la préservation de
la différence était autre chose qu'une citation, l'inscription du différent
dans le même et dans la pensée du même se confondrait, de fait, avec une
négation ou une autonégation de la pensée du même. Dire l'ironie serait
alors dire que cette pensée du même serait inclusive de la différence parce
qu'elle deviendrait le lieu de la différence et ainsi sa propre récusation
- ultimement. Richard Rorty ne présente pas une telle récusatio n. On
prend ainsi en défaut les thèses de Richard Rorty pour souligner l'im:..
passe à laquelle vient, dans 1' analyse de la tradition moderne, moderniste
du roman occidental, une identification de la différence, qui ne repense
pas le statut de la différence. La variante plus conventionnelle d'un tel
défaut de pensée de la différence est illustrée par Mario Vargas Llosa dans
Voyage vers la fiction. Le monde de Juan Carlos Onetti (El viaje à la ficci6n : El
mundo de Juan Carlos Onetti} 1 . La pertinence universelle du roman et de
la fiction se dit par le dépassement de l'identité culturelle. Le roman se
confond avec une anthropoïétique, que Mario Vargas Llosa fait remonter
à l'humanité la plus archaïque, celle des tribus premières, qui se racon-:
taient les premiers contes - la première fiction ; le roman poursuivrait
avec ce choix.
La critique occidentale, associée aux rénovations romanesques des
années 1 970, 1 980, offre certes des corrections à ces constats ou à ces
impasses. Il suffit de citer dialogisme et hybridité, largement commen­
tés. Ces corrections ne viennent pas le plus souvent à la limite qu'il
faut supposer, de toute façon, aux perspectives anthropologiques que
porte le roman moderne, moderniste, postmoderne. Dans ce roman,
on peut identifier la différence, la reconnaître. On ne dit pas cepen­
dant comment les différences, qui restent des différences, composent un
monde commun. Ou on propose une conception du monde suffisam..,
ment large pour qu'elle puisse abriter bien des différences. Une telle
conception du monde est illustrée, dans une perspective ethnologique;

1 . Mario Vargas Llosa, Voyage vers la .fictio11. Le 11 1 011de de ]uau Carlos 011ctti, Paris
Gallimard, 2009. Ed. or. 2008 .

244
Paradigmes romanesques du contemporain

par Arj un Appadurai1 • Celui-ci voit le monde contemporain de la glo­


balis ation comme celui de la composition des diversités ethnologiques.
Cha que identité conserve sa spécificité. Dans cette perspective, la com­
p osition des identités dans un monde se comprend comme leur j uxta­
position dans un monde suffisamment large pour les accueillir. Dans une
persp ective linguistique ou littéraire, il faut revenir aux identifications
de la littérature au langage, qui la rendent capable d'abriter bien des
mondes. Ces constats enseignent : le roman est vu selon la centralité et
la sp écificité prêtées à la culture, à laquelle il appartient.
La littérature contemporaine et quelques-uns de ses antécé­
de nts changent les manières de penser et de représenter la différence.
Exemplaires de ce changement, les romans ethnologiques2 disposent
l'hétérogénéité des mondes des différences, du monde contemporain,
et composent ces différences, ces mondes, ce monde. Cela se commente
selon deux séries de notations : une première relative à ces mondes ;
une seconde relative au statut textuel de ces romans. Première série de
notations : le monde contemporain peut se dire le monde de l'actualité,
celle de divers mondes, de diverses valeurs, de diverses perspectives, de
divers discours. Ces divers discours, ces divers mondes sont identifiables
comme tels - c'est la thèse d'Amitav Ghosh3• Seconde série de notations :
on a remarqué que les romans à caractère ethnologique relèvent d'un
nominalisme littéraire4. Des discours qui ne sont pas littéraires sont don­
nés pour littéraires, bien qu'ils ne se confondent pas initialement avec
le discours littéraire. Le même type de remarque vaut, mutatis mutandis,
pour les mondes et les temps qui sont décrits : ces mondes et ces temps
peuvent être avec l'actualité et avec les mondes de cette actualité, bien
qu'ils ne soient pas altérés. Le roman ethnologique contemporain, sans
abandonner ses perspectives anthropologiques, donne à constater : si
l'on entend recueillir, dans un roman, la diversité des temps, des identités,

1. Sur ces points, voir Arjun Appadurai, Modernity at Lm;ge : Cultural Dimensions of
Globalization,Minneapolis, Unive rs ity of Minnesota Press, 1 996.
2. Ces romans sont Naufrages d'Akira Yoshimura, Le Pa la is des miroirs d'Ami­
tav Ghosh, After L{fe: An Ethnographie I;Jovel de Tobias Hecht.
3 . Amitav Ghosh, Un infi dèle en Egypte op. cit.
,

4. Voir sur ces points, s11p ra, p. 1 27 et sq.

245
Paradigmes du roman contemporain

des discours, hétérogènes les uns aux autres, il n'importe pas de supposer
des perspectives métaculturelles, métadiscursives, ou des articulations et
des compositions explicites de ces données hétérogènes - cela se dit
usuellement par les remarques sur la construction du mixte. Déclarer le
mélange culturel certain n'est pas nécessairement le meilleur moyen de
dire la fonction qu'ont, dans le roman, la proximité et la composition
de données culturelles hétérogènes. Que Haruki Murakami joue avec
des références à Kafka ne fait pas conclure que Kcifka sur le rivage est un
roman du mélange culturel. Que Patricia Grace associe culture maorie et
culture occidentale, que la culture maorie s'inscrive, dans Baby No-Eyes
et dans Les Erifants de Nguara, dans la culture occidentale, tout cela appelle
plutôt la notation de la composition spécifique des cultures et celle du
renouvellement de l' anthropoïesis que celle de l'hybridité. Lire une telle
hybridité chez Ahmadou Kourouma et É douard Glissant revient à man_;
quer ce fait manifeste : les croisements culturels, imposés par l'histoire, ne
vont contre aucune identité. S'impose un constat : le monde unique, que
constituent les hétérogènes, est entièrement et seulement par ces hétéro­
gènes. Ces hétérogènes sont inaltérables, autonomes, dessinent cependant
des rapports mutuels : ils sont les témoins disséminés de l'action humaine.
La diversité des mondes, des cultures témoigne de l' « agentivité » et, en
conséquence, de la constance de l'humain, sans que prévale une caractéri­
sation essentielle, essentialiste, de l'humain, ou de telle identité culturelle,
La composition des mondes, dans le roman contemporain, relève d'un
nominalisme de la différence : dite, la différence est donnée pour elle­
même, comme est donné pour lui-même le discours placé sous le signe
du nominalisme littéraire. Cela fait l' explicite reconnaissance de la dif­
férence, du témoin de 1'« agentivité » qu'elle constitue. Cela est la fable
des romans ethnologiques - ceux d' Amitav Ghosh, d' Akira Yoshimura.
Ce nominalisme de la différence devient, par sa mise en évidence, son
propre j eu d'allégorie, ainsi que l'illustre Amitav Ghosh dans Le Palais
des miroirs.
Le roman ethnologique livre, au total, une ontologie bien différente
de celle qu'implique le roman moderne, moderniste, postmoderne,
fût-ce celui de la contingence et de l'ironie. Dans ce monde unique
qui n'est que par sa propre diversité, toute identité est pleinement

246
Paradigmes romanesques du contemporain

elle-m ême et aucune n'est séparée ; toute identité a sa limite et aucune


n' est cependant sans relation possible avec une autre identité. Aucune
identité ne s'altère dans cette relation ; l'autre identité ne lui est qu'une
autre apparence, comme toutes les identités sont les apparences et,
en conséquence, les constituants d'un même monde. Il faut redire
Amitav Ghosh et Akira Yoshimura. On inverse ainsi le j eu du singulier
et du paradigmatique, tel que l' expose le roman moderne, moderniste,
postmoderne. Dans ce roman, des individualités, parce qu'elles sont
douées d'un pouvoir cognitif général, font de leur propre singularité
un rapport au paradigmatique. Le roman contemporain, en venant à un
nominalisme, à la j uxtaposition, à la citation de discours, de temps, de
cultures différents, donne, alors qu'il distingue ces discours, ces temps,
ces cultures, la présentation d'un seul temps, qui est à la fois le passé et
le présent, d'un seul monde qui est d'identités différentes. Cela s'illustre
aussi par des romans qui ne sont pas des romans ethnologiques - La
Vélocité des choses, 2 666. Ces romans peuvent se donner pour expressé­
ment hétérogènes, sans porter une visée déconstructionniste.
Ces remarques doivent être prolongées dans la perspective d'une reca­
ractérisation du roman. L' œuvre littéraire est certainement un discours ;
elle peut être d'une forme caractérisée. Le roman est certainement un
discours. Il est d'une forme de définition incertaine ; qu'il soit identifié
à un système narratif n'est pas même assuré - il faut citer à nouveau les
romans dictionnaires, les microfictions 1 • Il faut dire un roman disséminé
- ce qui le constitue est épars. Il est le recueil et la figuration de témoins,
de temps, de lieux de l' « agentivité » des hommes, sans que le temps et le
lieu, prêtés à ce recueil, soient exclusifs d'autres temps ou d'autres lieux.
Ces notations n'impliquent pas que soient assemblés des témoins réels .
Tout cela peut être inventé. La fonction du roman apparaît, exemplaire­
ment : être l'objet médiateur de bien des lieux, de bien des temps, sous
le signe des témoins de l' « agentivité » humaine, être la figuration de
cette médiation. La représentation romanesque a pour conditions cette
figuration et cette fonction de médiation. Il appartient, au romancier,

1 . Voir sur ces points, it!fm, p. 286.

247
Paradigmes du roman contemporain

au lecteur, de spécifier la fonction de cette figuration de la médiation,


suivant telles intentions de l'auteur, suivant tels témoins, suivant telles
perspectives anthropologiques. Le nominalisme du roman, celui que l'on
a dit à propos du roman ethnologique, celui que critiques et lecteurs
disent en qualifiant le roman de « quotidien », doit être reformulé : il
est, pour le roman, le moyen de son j eu d' assemblement des témoins de
I' « agentivité » humaine, de la figuration de ce jeu, de sa propre consti­
tution comme un obj et de médiation. Cette fonction de médiation du
roman a partie liée à I' anthropoïesis du transindividualisme.

P E R S P E C T I V E S A N T H RO P O L O G I Q U E S ,
HI STOIRE, PERSO NNAGE

L a composition d e données anthropologiques, culturelles hétérogè­


nes, sans doute justifiée par le constat de 1'« agentivité », implique, de
plus, des convergences de ces données hétérogènes. Cela est une nota­
tion banale, particulièrement si lon considère le roman du croisement
des références culturelles . Pour composer les données anthropologiques,
culturelles hétérogènes, et pour les placer sous le signe d'une anthropoïesis
qui ne se confonde pas avec I' anthropoïesis de l'individualité, le roman
contemporain les caractérise selon des propriétés de division, selon des
propriétés métaphoriques - autant de moyens d'identifier ces hétéro­
gènes à des j eux relationnels. Il inscrit, de plus, ces hétérogènes dans le
dessin de convergences.
Propriété de division : les individualités sont à la fois elles-mêmes et
autres qu'elles-mêmes, sans qu'elles perdent leur spécificité. Cela est une
caractérisation constante de l'individualité chez É douard Glissant. Cela
est une notation obligée à propos des personnages de Patricia Grace.
Cela est encore manifeste dans 2 666 : les deux patronymes de l'écrivain
illustrent cette division, qui ne défait pas l'identité du personnage, mais
permet de le définir comme relevant de plusieurs mondes, eux-mêmes
hétérogènes. Cette caractéristique le rend apte à témoigner de ces mondes,

248
Paradigmes romanesques du contemporain

et à être lui-même une manière de point de liaison. Métaphoricité : les


représentations culturelles sont transférées d'une culture à l'autre selon
leurs aptitudes à la division, mais aussi selon une manière de contami­
nation : il peut y avoir un rapport métaphorique entre toute représenta­
tion. Cela revient à prêter aux représentations une pertinence maximale
et à les rendre toutes composables de droit, sans définir les points de
vue, les métaprésentations, qui rendraient compte de cette pertinence et
de cette composition. Ainsi, n'y a-t-il pas nécessairement discontinuité,
mais complémentarité entre les p erspectives anthropologiques caracté­
ristiques des cultures et de 1' actualité occidentales et la spécificité des
perspectives anthropologiques attachées aux cultures étrangères à l'Oc­
cident - et inversement. Les anthropologies attachées aux minorités et
aux évolutions des caractérisations du genre n'échappent pas à une telle
complémentarité. Les individualités et les identités, ainsi placées sous le
signe de la propriété de division et de la métaphoricité, dessinent des
plans d'immanence auxquels sont rapportables les autres individualités,
les autres identités, les individualités et les identités culturelles, qui leur
sont opposées ou opposables . É douard Glissant a donné, avec Sartorius :
le roman des Batoutos1 , le roman de ce type de figuration, qui est une
manière d'allégorie : propriété de division du Noir - le Batouto -,
qui est ainsi de plusieurs temps et de plusieurs lieux ; propriété d'ap­
parentement du Batouto, auquel sont comparables bien des identités et
des individualités, et sont rapportables les individualités et les identités
culturelles du monde entier. Personnage disséminé, le Batouto désigne
la convergence de nombre des événements, de nombre des actions. Ce
qu'il fait, en tant qu'individu, implique la communauté des Batoutos et
la communauté humaine.
Ces notations sur l'identité, définie selon une propriété de division
et une propriété de métaphoricité, se reformulent dans la perspective
du récit romanesque. Le roman est le genre du hasard et de la nécessité.
Il est une manière spécifique de construire cette dualité : croiser des
séries de données qui peuvent être contingentes, mais qui apparaissent

1 . É douard Glissant, Sartori11s : le roman des Batoutos, op. cit.

249
Paradigmes du roman contemporain

nécessaires par ce croisement. Le roman est, de plus, le récit de l'individu


- un récit où la présentation du biographique tient une grande part,
et qui peut identifier les données biographiques à une de ces séries et
le récit biographique au moyen de croiser de faire converger ces séries.
Est ainsi réformé l'usage du biographique, qui prévaut dans le roman de
la tradition du roman - ce roman présente la construction de l'in divi­
dualité par des récits de vie. Le roman figure ainsi une convergenc e. Il
j oue de trois perspectives dans sa construction, dans son organisation de
l'intrigue, dans sa citation des données culturelles, dans sa caractérisation
des personnages. Il décrit des incidents. Il présente ces incidents comme
des événements parce qu'ils viennent altérer des relations plus larges que
celles que portent immédiatement ces incidents, et qui ne sont pas toutes
contingentes. Il faut répéter le hasard et la nécessité : il est du hasard dans
la mesure où toutes ces séries sont croisées sous l'aspect d'un incident ; il
y a une nécessité par ce croisement même, et éventuellement par l'une
de ces séries. Une telle présentation de l'événement, de l'incident et dela
nécessité n'est possible que parce que les personnages mêlés à l'incident
- à ce point, il faut à nouveau dire le biographique - incarnent des
forces, des situations, plus vastes qu' eux-mêmes, et sont, de plus, motivés
par toutes sortes de considérations, qui renvoient à d'autres séries de
causes. Le roman est ainsi un j eu d' instantiation : des données larges sont
représentées par des personnages spécifiques et individualisés, sans qu'il
y ait un lien de nécessité qui unisse personnages individualisés et don­
nées larges - on est hors de la stricte dualité du paradigmatique et du
singulier. Le roman élabore un nœud - les événements - qui engage
les personnages dans bien des choses auxquelles ils ne sont pas attachés
initialement. Il dessine enfin une totalité dont la figuration, celle d'un
croisement, est déléguée aux personnages, à des individus. Il illustre ainsi
la structure complexe d'une conj oncture. Celle-ci est le croisement de
plusieurs séries, de plusieurs temps, de plusieurs données structurelles :
événements et personnages passent leurs propres identifications. Cela est
la construction du roman d' Ahmadou Kourouma, En attendant le l!ote des
bêtes sau1Jages. Le même j eu de convergence permet de faire lire les chan­
gements culturels, l'histoire même. Le changement est un événement, au
même titre que ce qui le suscite - ainsi Ahmadou Kourouma décrit-il,

250
Paradigmes romanesques du contemporain

dans Monné, outrages et dijis1, la colonisation française en Afrique, ses


conséquences culturelles, comme un vaste événement. Choisir de placer
épiso des historiques et données culturelles sous le signe de l'événement
est une manière de faire j ouer ensemble la représentation de données
culturelles, de leurs structures, et leur figuration. Outre En attendant le
vote des bêtes sauvages, les romans d' Ahmadou Kouroma, par exemple,
Quand on refuse, on dit non2, sont les romans d'individualités et de contex­
tes culturels, soumis à de telles présentations, qui sont autant de dessins
du transindividuel.
Propriété de division, métaphoricité, situation de convergence,
prêtées à l'individualité, à l'identité, et, par là, aux cultures, sont indis­
sociables de ce qu'elles supposent : une anthropologie de la transgression
- transgression des limites des identités, des contraintes d'identification
et de représenta tion, que portent l' anthropoïesis de l'individualité et celle
de la transindividualité. L'importance, prêtée, en termes ethnologiques et
en termes moraux, à la notion de transgression, ne traduit pas seulement
le choix de rompre règles et conventions, mais aussi celui de prendre un
point de vue double sur les cultures et sur l'actualité d'un monde, d'une
culture. Le constat de la transgression, que porte une culture ou qui se
pratique dans cette culture, se dit d'une manière simple selon la division
de cette culture et selon la pluralité qu'elle expose alors. Ce constat
et cet exposé peuvent prendre pour occasions tels personnages ou des
identifications plus larges des cultures . L'exposé le plus simple consiste
à montrer que telle culture, tel ensemble de cultures transgressent leurs
propres données. Cette transgression j oue, dans les romans du croisement
culturel, des minorités, de l'inégalité, selon les deux types d' anthropoïesis
- anthropoïesis de l'individualité, anthropoïesis de la transindividualité -,
pour assimiler la transindividualité au dessin d'un illimité.
Il est une bonne transgression, moyen de la construction des identi­
tés et moyen de dessiner l'heureux défaut de limites. La transindividua­
lité, dans Baby No-Eyes et dans Les Enfants de Ngarua, est transgressive au
regard de la culture o ccidentale, que côtoie la culture maorie. Elle est

1 . Ahmadou Kourouma, Monné, outrages et d4fis, op. cit.


2. Ahmadou Kourouma, Q11a11d 011 refuse, 011 dit 11011, Paris, Le Seuil, 2004.

25 1
Paradigmes du roman contemporain

transgressive au regard de ses propres agents, de leur propre histoire, de


la constitution et de la reconstitution de leurs propres communautés ;
c'est pourquoi, le récit de la transindividualité est aussi un récit de vio­
lence - autrement dit, faut-il répéter, de transgression. La transgression,
comme il a été noté, est un j eu de rupture de l'état des choses, de dénon­
ciation de la vacuité des limites, un choix de l'illinùté - un choix qui va
contre les expériences et les figures de l'illimité que peuvent porter une
société, une culture, et qui se confondent avec la mauvaise transgression
de ce qui est indivis - le monde, l' Ê tre, la vie. La bonne transgression
appelle une « resituation » des individus selon cet indivis 1 • Les romans
de Patricia Grace racontent les histoires de cette « resituation », et font
lire, selon l'indivis, l' anthropoïesis de la transindividualité, anthropoïesis de
la relation à tout être humain, à tout être vivant. Le roman contempo­
rain occidental, par les dessins de la mauvaise transgression, celle qui
est atteinte à l'indivis, par la suggestion d'un indivis, qui, dans 2666,
est celui de l'humanité, dessine, de fait, une réflexivité culturelle origi­
nale : celle-ci passe par tous les dessins usuels, propres à l'Occident, de
la norme, du bien, pour suggérer ce monde du transindividuel, parfai­
tement congruent avec celui des romans d'autres cultures. Cet indivis,
accord de la culture occidentale et des figures d'autres cultures, est des­
siné dans les romans de Rodrigo Fresan - le caractère fantasmatique
de ces romans permet de figurer l'indivis. Dans 2666, la double identité
d' Arcimboldo, l' écrivain, est la figuration même du transindividuel et du
dessin, dans un personnage, de l'indivis.
Sous le signe de cet indivis, 2 666, d'une part, et, d'autre part, Baby
No-Eyes, Les Enfants de Ngarua, romans à caractère ethnologique, lisent
les contextes des cultures occidentales, soit pour rapporter cette lecture à
ces contextes mêmes, soit pour les mesurer à un autre contexte culturel.
Ces cultures occidentales et leur actualité sont celles de l'illimité et celles
de leurs limites mêmes - illimité et linùtes qui se reconnaissent dans les
identités des personnes, dans les identifications collectives. Les individus

1 . Pour un développement sur la transgression qui précise certains de ces points,


voir Michel Foucault, « Préface à la transgression », in Dits et écrits, t. 1 , Paris, Gallimard,
coll. Quarto, 200 1 , p. 262.

252
Paradigmes romanesques du contemporain

se conçoivent selon cette dualité : illimités, cela que fait entendre leur
identification universalisante ; limités, cela que fait entendre qu'ils sont
strictement des individus qui ne peuvent passer leur individualité et qui
ne peuvent entrer dans un j eu réflexif efficace. Dans 2666, les personna­
ges ne sont que ce qu'ils sont. Ils ne peuvent être autres, comme on l'a
vu, que selon le dessin d'une transinvidualité. Les cultures occidentales
se lisent suivant le même type de dualité . Dans Baby No-Eyes, l'illimité
de la culture occidentale se dit par l'expérience scientifique, ici, rame­
née à la transgression négative qu'elle constitue de l' Ê tre - prélever les
yeux d'un enfant mort-né. Les limites se disent par la fable du territoire
occupé - toute pratique de limites est une pratique d'expropriation,
dans ce cas, celle des terres des maoris. Cette caractérisation se lit encore
dans 2666. Il y a donc la ville de Santa Teresa : ville bornée, ville de la
transgression, celle de la rupture des limites ; au total, figure du caractère
absolument négatif de ces limites, et du mauvais passage des limites. Dans
son double mouvement de défaut de limite et d'exercice des limites, la
culture occidentale, celle qui est ici représentée, constitue en elle-même
une transgression de ce qui est indivis, la vie, la terre.
Par son autopoïesis, par son usage de l' anthropoïesis de la transindivi­
dualité, le roman contemporain, celui de cultures dont il dit la division
interne, celui des pays anciennement colonisés, est, là, un roman selon
le dessin de la mauvaise transgression et du mauvais illimité, internes à
la culture, et, ici, un roman selon des conventions, des rappels culturels,
thématiques, occidentaux, et selon ce qu'il reconnaît comm.e des déter­
minations culturelles locales. Ces dualités peuvent se lire de bien des
façons. Que 1' on dise le premier type de roman ou le second, elles font
de l' autop oïesis le moyen de représenter des variations culturelles dans le
temps, sans dissocier séries, ensembles culturels et projets humains, sans
dissocier encore individualité et affrontement avec ce qui la passe. Cela se
dit aussi bien de Roberto Bolaiio, qui illustre le premier type de roman
que d' Ahmadou Kourouma, qui illustre le s econd type. Roberto Bolano :
dans 2 666, il joue doublement de la figure de !'écrivain, événement en
lui-même, auquel s'affrontent les critiques et les lecteurs, et individu
qui a dû affronter l' événement - la Seconde Guerre mondiale - et
doit encore l'affronter - les assassinats de Santa Teresa. Là, la figuration

253
Paradigmes du roman contemporain

de la culture finie - cela se dit donc par l'image de l' écrivain, manière
d'événement en lui-même, qui légitime les critiques et les lecteurs, dans
l'ordre même de la culture. Ici, la figuration de l'individu qui trouve une
pleine légitimité dans l'affrontement de la transgression - les assassinats,
exemples de la mauvaise transgression, évidence de la vacuité des limites
d'une société -, et qui désigne une manière d'illimité - exemple de la
bonne transgression. Il est dessiné, sous le signe de deux transgressions,
deux divisions d'une culture en elle-même, qui appelle deux figura.:..
tians de l'individu et deux figurations de l'action, sous le même person­
nage, qui porte cependant deux noms. Cela fait une double perspective
anthropologique, à laquelle correspond un j eu de conj onctures. Bien
évidemment, cette double présentation de !'écrivain dans 2666 n'est
pas, de la part de Roberto Bolaî'io, une représentation autobiographique,
mais la représentation de deux situations culturelles de l' écrivain, et la
définition, dans la figure ultime du personnage, d'une souveraineté de
l' écrivain auj ourd'hui - par quoi, il y a le dessin d'une transition his­
torique ou celui d'un possible. Ahmadou Kourouma : dans En attendant le
vote des bêtes sauvages, il j oue doublement de l' événement et de l'action
dans une évidence de l'altération culturelle et dans un exercice de j uge­
ment politique qui résulte de ce jeu. Événement, événements que les
désordres africains contemporains, qui engagent la totalité d'une culture,
d'une société, et qui font de l'exercice de la souveraineté - l'action
même - un affrontement avec les dieux ; événement, événements que
les dictatures africaines contemporaines, qui fondent leur légitimité sur
des succès douteux et usent de combats ténébreux - l'action même. Il
est ainsi, sous le signe de l'altération culturelle, une représentation à dou­
ble face de conj onctures politiques, qui suppose une double perspective
anthropologique, qui, elle-même, fait un point de vue sur l'individu et,
faut-il répéter, un jugement politique.
Particulièrement, dans le cas des romans de la décolonisation, des
indépendances, et des postindépendances - il faut dire à nouveau les
œuvres déj à citées - l' autopoïesis du roman est un moyen de figu­
,

rer la production de l'histoire - et pas seulement un moyen de dire


l'histoire, si l'on considère que la production de l'histoire, dans le cas
des cultures traditionnelles soumises à la colonisation ou à l'influence

254
Paradigmes romanesques du contemporain

de l'Occident, relève d'une dynamique de l' événement1 • Par la figu­


ration de la dynamique de l'événement, qui, dans Monné, outrages et
défis , devient une manière d'allégorie, le roman retrouve le dessin de la
convergence et celui de l' anthropoïesis de la transindividualité, opposée à
celle de l'individualité. Ce dessin permet de faire lire, selon une homo­
logie, la production du roman et la manière dont peut être dite la pro­
duction de l'histoire. C 'est sur cette homologie que reposent les romans
de Salman Rushdie, d' É douard Glissant, y compris ceux qui, tels les
romans de Patrick Chamoiseau Biblique des derniers gestes est presque
-

entièrement d'une histoire imaginaire -, se donnent p our un quasi­


jeu fantasmatique. Ce j eu est le meilleur moyen de mettre en évidence
l' anthropoïesis de la transindividualité. Cette homologie et cette lecture
de l'histoire laissent ouverte la lecture du degré de pertinence que ces
romans présentent au regard de l'histoire, telle qu'elle s'est accomplie.
L' anthropoïesis de la transindividualité, autant appuyée qu'elle soit sur des
données ethnologiques des cultures locales, est un moyen quasi rhétori­
que : elle permet de désigner une manière de lieu commun, celui de la
figuration de l'illimité d'une communauté, qui permet au roman de se
donner un point de vue axiologique2•
Dire la propriété de division, la métaphoricité, le dessin de la conver­
gence, l'anthropologie de la transgression est dire l' autopoïesis spécifique
que pratiquent le roman du croisement de cultures, de situations cultu­
relles distinctes mais associées, et le roman qui fait jouer ensemble des
données littéraires de sources culturelles différentes. Cette autopoïesis se
précise au regard du roman et de son statut, au regard de la construction
du roman. Au regard du roman : le roman, en tant que roman spécifique, est
un roman singulier et exemplaire. Il est le croisement de plusieurs séries

1 . Voir Marshall Sahlins, Culture in practice: Selected Essays, New York, Zone Books,
2000.
2. Le roman postcolonial ne peut pas être systématiquement lu comme celui de
l'affrontement politique continu avec l'Occident, ni comme celui de !' oppression conti­
nuée de l'Occident. Aussi vrai que puisse être le constat de cet affrontement et de cette
oppression, il n'en reste pas moins qu'il convient de lire l'exacte composition des don­
nées locales et des données externes, non seulement d'une manière descriptive, mais
aussi selon ce que cette composition implique au regard de la figuration de l'individu,
de celle de l'humain, et de celle de l'histoire.

255
Paradigmes du roman contemporain

culturelles et littéraires, qu'il ne donne pas pour nécessaires - l'œuvre


littéraire est d'une singularité radicalement contingente. Ce croisement
fait cependant une nécessité du roman et, en conséquence, son exempla­
rité en tant que roman. Il est, par lui-même, un j eu d'instantiation. Ainsi,
Monné, outrages et défis, évocation de la colonisation française en Afrique,
est-il le récit exemplaire de cette colonisation, présentée comme une
manière de vaste incident, qui suppose bien des agents, bien des actions,
et qui devient un événement. Au regard de la construction du roman : le
triple j eu de l'instantiation - une individualité qui incarne des circons­
tances plus larges que celles qui sont attachées à sa propre personne -,
de l'incident et de l'événement, et de la totalisation, fait la construc­
tion des romans les plus manifestement interculturels. Il faut rappeler
Ahmadou Kourouma qui vient d' être cité, aj outer - ce n'est là qu'une
sélection fort réduite - Salman Rushdie, Amitav Ghosh dont Sea of
Poppies1 dessine le commencement de l'incident à partir du rêve entiè­
rement impossible du principal personnage féminin, É douard Glissant,
Patrick Chamoiseau.
Il convient de poursuivre en disant : cela est encore le modèle de
construction et d'exposition de leurs données par des romans qui ne
sont pas explicitement ceux du croisement culturel - il faut répéter
Rodrigo Fresan et Roberto Bolano. Les écrivains voient les cultures,
qu'ils évoquent, comme des cultures divisées et certainement lisibles
suivant des incidents - la recherche, l'attente, par ses lecteurs, de l' écrie.
vain, dans 2 666, participent de la construction d'un incident, comme
le fait que l' écrivain devienne visible et que son vrai nom soit révélé,
participe encore de l'incident. Celui-ci est l'intersection, faut-il redire,
qui fait voir une conj oncture - où il y a, dans 2666, les conditions de
l'événement et celles du dessin d'une histoire transnationale, qui n'est
que selon les témoins des histoires nationales.
Ces notations valent encore pour le roman qui j oue, dans un
contexte culturel, de l'apparente absence de croisement culturel - ainsi
de Mémoires d'un porc-épi? d'Alain Mabanckou et du dessin d'un

1 . Amitav Ghosh, Sea of Poppies, Londres, John Murray, 2008.


2. Alain Mabanckou, Nlé111 o ires d'un porc-épic, Paris, Le Seuil, 2006.

256
Paradigmes romanesques du contemporain

animisme qui a partie liée à la transindividualité ; pour le roman qui


joue de ce croisement dans le monde occidental - ainsi de Black Bazar1
d'Alain Mabanckou et du statut nominaliste de la littérature : celle-ci se
définit conune le moyen d'identifier des « agentivités » et des conver­
gences qui engage l'individu dans les séries d'événements ; pour le
roman qui présente les conséquences de ce croisement dans le champ
littéraire occidental sans que le pays de publication soit impliqué dans
ce croisement - ainsi d' Un artiste du monde flottant (An Artist ef the
Floating World}2 de Kazuo Ishiguro. Chaque exemple de cette rapide
typologie commande une symbolique spécifique. Mémoires d'un porc­
épic : le personnage principal du roman, un porc-épic, permet de rap­
porter l'ensemble de l'argument à la tradition des contes oraux ; il
reste cependant indissociable de son maître dont il est le double ; la
construction romanesque transpose le croisement culturel dans la dua­
lité de l'homme et de l'animal, en même temps qu'elle pose la question
de la perspective anthropologique, celle de l'animisme, qu'appelle cette
dualité . Black Bazar : par la description à la fois réaliste, parodique et
satirique du monde africain à Paris, le roman dessine la figure de l' écri­
vain - c'est là une claire façon de dire qu'il revient à la littérature de
prendre en charge les partages culturels qui ne peuvent être défaits et qui
cependant font événement par les incidents auxquels ils sont attachés
et par les séries culturelles qu'ils croisent. Un artiste du monde flottant :
Kazuo Ishiguro livre, dans le monde littéraire britannique, le portrait
d'un p eintre japonais qui dit, à Tokyo, sa propre vie dans le constat de
l'occupation américaine du Japon et de l'américanisation de la société
japonaise. Remarquablement, les souvenirs du vieux peintre, souvent
des souvenirs nationaux ou nationalistes, n'ont plus de pertinence dans
le Tokyo contemporain. Le récit de l'individu et de la mémoire - tout
proche, en conséquence, par ses données constitutives, de ce qui définit
le roman de la tradition occidentale -, fait de l'individu, le personnage
de l' écrivain, à la fois une instantiation et une totalisation de ce qu'est le

1 . Alain Mabanckou, Black Bazar, Paris, Le Seuil, 2008.


, 2. Kazuo Ishiguro, Un artiste du monde_flottant, Paris, Presses de la Renaissance, 1 987.
Ed. or. 1 986.

257
Paradigmes du roman contemporain

nouveau Japon, bien que ce personnage soit devenu, en grande partie,


un personnage non pertinent. Le roman est une définition de l'actualité
selon le contemporain et ses séries temporelles ; subsiste la perspective
anthropologique attachée au biographique.
Le quadruple j eu de l'instantiation, du nœud de l' événement, de
la totalisation et de la transgression permet de dessiner des temps et
des situations de transition : ce que sont exemplairement les moments
de la colonisation et de la décolonisation, ceux de la constitution de
nouveaux pays, et plus généralement, certaines circonstances historiques,
sociales, culturelles, bref� des temps qui portent des changements, lisi�
bles selon des incidents et des événements. Cela explique que le roman
de Kazuo Ishiguro ne soit pas l'exacte fiction des mémoires du vieux
peintre Masugi Ono ou l'équivalent d'une précise fiction biographique,
ou encore l'explicite fiction d'une vie dramatique. Un artiste du monde
.flottant est la présentation, à travers l'instantiation à laquelle est identi­
fiable le p ersonnage du peintre, des incidents de sa vie, alors parts de
séries plus amples. Le caractère déconstruit de Mémoires de porc-épic et de
Black Bazar d' Alain Maabanckou traduit moins un calcul de déconstruc­
tion que l'évidence de l'accumulation d'incidents, qui font événements
et amènent ainsi à supposer que les singularités des personnages et des
incidents illustrent des séries plus larges. Relèvent encore de telles pré­
sentations les romans de Rodrigo Fresau et de Robero B olaii.o 1 • La visée
romanesque n' est pas cependant, dans ces cas, explicitement culturelle.
Le quadruple j eu de l'instantiation - dans 2 666, participent de cette
instantiation le personnage de l' écrivain, les personnages des lecteurs, et,
faut-il aj outer, tous les personnages principaux - permet de dessiner la
totalisation romanesque hors de la figuration du pouvoir de l'individu
et d'une anthropologie de l'individualité. Sans qu'il y ait nécessairement

1 . Les titres, La Vitesse des choses et 2 666, sont ici explicites. La Vitesse des choses :
tout devient événement, tout est pris dans une temporalité manifeste, qui n'exclut pas
cependant, faut-il aj outer, l'action ; 2 666 : lt! titrt! pt!ut faire entt!ndre, selon ce que l'on
conclut du roman et selon ce que !'on sait des intentions de !'auteur, une année, un lieu,
dans tous les cas, un point temporel ou spatial qui désigne comme la concentration ou la
fin de tout ce qui se passe dans ce roman, un point événement qui est comme la somme
des événements.

258
Paradigmes romanesques du contemporain

à dire une influence directe des romans du croisement culturel sur le


roman contemporain qui ne porte pas un tel croisement, ce triple j eu
est, de lui-même, la figuration d'une altération des données sociales,
culturelles, symboliques, bien que ne soient pas défaites les identités, qui
correspondent à ces données. Cela se formule aisément : dans La Vitesse
des choses de Rodrigo Fresan et dans 2666 de Roberto Bolafio, sont pré­
servées la certitude et l'identité d'une entité mexicaine ; dans les romans
de Salman Rushdie, d' É douard Glissant, de Patrick Chamoiseau, sont
préservées les identités de l'Inde, celles des Antilles.
La représentation de l'histoire, dans les romans de la décolonisation,
dans les romans que l'on nomme postcoloniaux, n'implique pas qu'il y
ait, dans ces romans, une vision de l'histoire totalement partagée entre
le monde occidental et le monde non occidental. Elle suppose certaine­
ment que l'historicisme occidental, quelle que soit la représentation de
l'histoire qu'il privilégie, prévale. Cette prévalence est due non pas au
fait que le contemporain serait le temps d'une seule histoire 1 , mais au fait
que tout temps et toute histoire sont auj ourd'hui contaminés, ont été
contaminés par une anthropologie de l'histoire, qui est la sécularisation
d'une vision chrétienne de l'histoire. Cette sécularisation fait entendre :
l'histoire est une crise, et elle est un progrès, c'est-à-dire la possibilité
de la réalisation d'une attente. Que cette crise se résolve et que soient
identiques les attentes dans l'histoire et les réalisations de l'histoire est
certainement ce que ces romans donnent pour partagé entre le monde
occidental et le monde non occidental. Cela se lit tout autant dans Les
Enfants de minuit, dans Baby No-Eyes. Cela se lit même dans un roman
étranger au postcolonial, La Vitesse des choses, où le catastrophisme ne
doit pas être lu littéralement, mais comme le moyen de figurer ce type
d'historicité. Une telle figuration de l'histoire et des attentes attachées à
l'histoire, n'est pas cependant dissociable de caractérisations spécifiques,
aussi diverses que les histoires des diverses cultures, des divers pays. Ces
caractérisations portent une p erspective de solution cependant com­
mune, qui participe encore de perspectives anthropologiques - celles

1 . Que le contemporain ne soit pas précisément un seul temps ni le temps d'une


seule histoire est le point de l'argument développé dans le chapitre 3 .Voir s11pra, p. 1 33 et sq.

259
Paradigmes du roman contemporain

qui disent un monde commun : il faut redire l'importance de la tran­


sindividualité et des symboliques ethnologiques qui lui sont liées. Il est
ainsi patent que, dans le roman d' Ahmadou Kourouma, En attendant le
vote des bêtes sauvages, les représentations de l'animisme sont aussi cel­
les d'un monde commun - l'animisme permet de dire l'égalité et la
proximité de tous les êtres vivants. Où il y a, à travers des perspectives
anthropologiques spécifiques, l'image de la démocratie et de 1' « agen�
tivité » qu'elle commande. L' anthropoïesis de la transindividualité et de
1' animisme est un moyen argumentatif.
L'examen de la constitution du roman contemporain, à partir de
la spécificité de ses perspectives anthropologiques, à partir des correc­
tions qu'elles imposent aux paradigmes, hérités du roman de la tradi­
tion du roman, à partir de sa représentation de la différence et à partir
de celle de l'histoire, porte un point remarquable : les situations, les
scènes humaines - il faut comprendre qu' elles sont aussi des scènes
culturelles, sociales -, que privilégie ce roman, sont toutes des scènes
où toute réalité peut être réfléchie - !'écrivain, le suj et de telle com­
munauté, l'histoire, les réalités attachées à 1' écrivain, au suj et, à l'his­
toire. N'importe pas, d'abord, tant le j eu représentationnel, qui peut
être impliqué, que ce que l'on a nommé l'autoréflexivité sociale, que
figure le roman contemporain, et qui fait entendre : ce roman expose
l'absence de refoulement du questionnement, de l'interrogativité. C' est
pourquoi, il n'y a, dans les romans de Roberto B olaiio, de Patricia Grace,
de Rodrigo Fresin, aucune figure humaine, aucune identité humaine
fixées, aucune j ustification de quelque identité que ce soit, comme il
n'y a, dans les romans d' Ahmadou Kourouma, de Salman Rushdie,
aucune caractérisation fixée de l'histoire. Il y a là la réponse à l'impasse
de la réflexivité, que porte l' anthropoïesis de l'individualité : attachée à
des identifications, précisément fixées, de l'individu, de l'histoire, de la
société - cela qu'illustrent La Cité de verre et La Maison de feuilles -,
elle entend faire 1' économie de considérer ce dont répondent ces iden­
tités . Paul Auster et Mark Z. Danielewski narrent l' échec d'un tel choix.
Que Paul Aus ter place, dans son roman, le nom de 1' auteur, son propre
nom, correspond moins à un nouveau jeu de réflexivité qu'à l' évi­
dence que toute interrogation des identités est aussi celle de celui qui

260
Paradigmes romanesques du contemporain

questionne. Le choix, par le roman contemporain, d'une anthropoëi­


sis de la transindividualité p ermet de questionner les identités indivi­
duelles à la fois selon l'historicité, selon l'altérité, et selon l'effectivité,
et celle même du questionneur. Les personnages de Salman Rushdie
et ceux d'Ahmadou Kourouma - à tout le moins, ceux qui ne sont
pas confondus avec les bêtes sauvages - possèdent ce double statut
de questionneur et de questionné. La problématicité, qui se dit selon
l'effectivité de l'action, l'historicité et l'altérité1 , et les conditions du
jeu représentationneF, que l'on a dites suivant la réduction des possi­
bles, le dessin de l'origine et le dissensus, sont congruentes et étrangères
aux conditions de la représentation romanesque, attachées à l' anthro­
poïesis de l'individualité. La difficulté du discours de soi, cela que font
lire Michel Foucault et Judit Butler, en plaçant cette difficulté sous le
signe de la contrainte des formations discursives, suppose des identités
fixées, prises dans leur propre réflexivité, ou vues comme des identi­
tés obj ets. Il est remarquable que cette dualité définisse une impasse
de la subj ectivation. Nombre de romans contemporains, particulière­
ment français, sont, de fait, les traitements d'une telle impasse, bien
qu'ils ne présentent pas ces traitements comme leur thème explicite.
Ainsi des romans d'Amélie Nothomb. Ainsi des romans minimalistes
de Jean-Philippe Toussaint : le minimalisme se comprend comme l'ex­
posé minimal de la subj ectivation, comme la réduction du questionne­
ment que son impasse porte, grâce à la présentation de contextes et de
jeux pragmatiques, attachés aux personnages, minimaux. À l'inverse, les
romans de Patricia Grace et de Salman Rushdie, font des identités des
individus des identités questionnées selon l'altérité de tout autre suj et
et selon l'historicité. Il est encore remarquable que, lorsque les romans
postcoloniaux s'attachent à des situations historiques de transition, ils
mettent en évidence, ainsi que le fait Ahmadou Kourouma, le temps
de la rencontre de l'altérité, celui de l'effectivité de l'action, et celui
de l'historicité, temps du questionnement de l'individu même selon

1 . Pour le rapport, qu'il convient d'établir entre problématicité, effectivité, histori­


cité et altérité, voir Michel Myer, Question11e111e11t et historicité, Paris, PUF, 2000.
2. Voir sur ce point, supra, p. 1 7 1 et sq.

26 1
Paradigmes du roman contemporain

l'histoire. Ces temps ne sont pas dissociables de la notation du défaut de


surdétermination, et de la fable que sont ces romans : celle de l'attente
que les individus se constituent en suj et ' .

1 . Dans En attendant le vote des bhes sauvages, les dictateurs, pertinenm1ent figurés par
des bêtes sauvages, sont placés hors de tout processus de subj ectivation - ils sont cette
seule identité de dictateur.

262
Chapitre 3

Romans contemporains, romans de l' indifférence,


certitude du roman

Dans cette vaste reconstruction ou dans cette continue altération des


perspectives cognitives et anthropologiques héritées du roman moderne,
moderniste, postmoderne, le roman contemporain impose le constat
de sa discontinuité avec le roman moderne, moderniste, postmoderne
- une discontinuité radicale au regard des avant-gardes et des réno­
vations romanesques, qui n'ont jamais abandonné le traitement fonc­
tionnel de la dualité du singulier et du paradigmatique et l'ont rapporté
à l' anthropoïesis de l'individualité. Ce constat commande cependant de
penser la continuité du roman. C'est le roman même, considéré sous
son aspect de genre, qui impose ce constat : il place le point de vue
anthropologique qui lui est propre face au contemporain. Aussi faut-il
dire à la fois le roman contemporain et une certitude du roman. Parce
qu'il est donc vain de répéter la crise et le renouvellement, le genre
acquiert aujourd'hui une propriété fabulatoire spécifique - celle-ci fait
le caractère contemporain du genre. Elle dispose la figuration de cela
qui vient à manquer dans la tradition du moderne, du modernisme, du
postmoderne : le commun - support de l'expression, de la reconstitu­
tion de la fonction de médiation du roman, autrement dit, de la resym­
bolisation, occasion de la recaractérisation de l'individu. Il convient, en
conséquence, de redéfinir les conditions des poétiques que reconnaît le
roman contemporain à partir de celles qu'ont reconnues le moderne, le
modernisme et le postmoderne : traitement du contingent et du fortuit,
traitement de l' anthropoïesis et traitement de l'individualisme - autant

263
Paradigmes du roman contemporain

dire, dans le cas du roman contemporain, l'oubli de l'individualité, indis...,


sociable de la dualité qu' elle constitue avec le réel. Il convient encore de
préciser la nouvelle figuration du singulier et du paradigmatique, indisso­
ciable d'un traitement spécifique de la problématicité et d'une nouvelle
figuration du commun. Ces trois traitements et le dessin de ce commun
font auj ourd'hui la certitude du genre du roman selon une organisation
spécifique des ambivalences romanesques - pouvoir et impouvoir du
roman, j eu de pertinence et impasse attachés à la dualité du singulier et
du paradigmatique -, selon l'assimilation de la tradition occidentale du
roman à un « dispositif » 1 , selon le refus de tout « dispositif » - par qu oi
le roman contemporain définit sa propriété critique -, selon un nou­
veau statut prêté au personnage romanesque, selon une opposition de ce
roman à la tradition critique du roman de la tradition du roman.

R É C U S AT I O N D E L' A N THR O P O ÏE S IS D E L ' I N D I V I D UA L I T É ,


D E L A TAU T O L O G I E Q U ' E L L E I M P O S E
ET DU « DISPOSITIF » Q U ' ELLE C O N S T I TUE

L e roman contemporain porte les explicites récusations d e l' anthro­


poïesis de l'individualité. Il déconstruit et inverse les moyens - types
de récits, thèmes, symboles - que se reconnaît l' anthropoiesis de l'in­
dividualité, d'une part, et, d'autre part, il figure l'individu qui ne peut
se penser complètement comme un individu - remarquablement cet
échec s'illustre par la figure de l' écrivain. Cela correspond au fait que le
roman dessine, con1111e on l'a vu, une autre anthropoëisis. Les romans, qui
portent ce dessin, peuvent se lire comme des manières de contre-romans
d'éducation - le roman d'éducation est l'exacte illustration de l 'an­
thropoëisis de l'individualité. Ces romans se caractérisent explicitement
comme des fictions. Il ne faut pas entendre qu'ils refusent le réalisme.

1. Voir définition du « dispositif», supra, p. 3 1

264
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

Il faut entendre qu'ils incluent des j eux fantasmatiques, qui ont affaire
avec la déconstruction de l' anthropoïesis de l'individualité. On dit ainsi le
roman de la fin de l' anthropoïesis de l'individualité - La Possibilité d'une
île de Michel Houellebecq -, celui de la dissociation de la figuration
de l'individu et de la représentation du savoir - Les Arpenteurs du monde
(Die Vermessung der Welt)' de D aniel Kehlmann -, le roman de l'ina­
chèvement de l'individu, identifié à !'écrivain - Dans le scriptorium de
Paul Auster, Agaonie d ' agapè (Agapè Agape) 2 de William Gaddis.
Le meilleur moyen de figurer la possibilité d'une autre anthropoïesis
est d'écrire le clair récit de la fin de l' anthropoïesis de l'individualité. Sous
le signe d'un temps autre, dans un récit de science-fiction, La Possibilité
d'une île dit l'effacement de l' anthropoïesis de l'individualité par le thème
du clonage et par les personnages des néohumains. Ce roman propose
deux fables : l'une porte sur l' anthropoïesis de l'individualité ; l'autre
porte sur la temporalité et l'historicité attachées à cette anthropoïesis.
Fable de l' « anthropoïesis » de l'individualité : cette fable se dit littéralement
suivant la vie de D aniel 1 , suivant son « récit de vie », dans les termes
mêmes du roman. Le « récit de vie » n'est plus celui de l'accomplis­
sement de l'individualité, mais celui de la nécessité de sortir de cette
individualité. Remarquablement, le substitut - le clone - de l'auteur,
Daniel 1 , de ce « récit de vie », porte une caractérisation anthropologi­
que qui est à la fois la reprise et l'altération de celle qui définit Daniel 1 .
Dans le personnage de Daniel 1 , est présentée la dualité de l' anthropoïesis
de l'individualité : celle de la singularité et de la commune nature de
l'individu. La séparation de l'individu est un paradoxe qui va selon la
commune sexualité des êtres humains et selon les radicales singularité et
étrangeté, inévitablement banales, de leur existence. Dans le personnage
du clone, cette caractérisation de l'individu se trouve corrigée : le clone
n'est pas une singularité ; il a cependant une individualité. Celle-ci ne
souffre d'aucun paradoxe - par quoi, l'hypothèse et la nécessité du
« récit de vie » sont sans pertinence. La Possibilité d 'une île est le roman
de la fin de l'individualité, celui de la récusation du récit de vie, celui

1 . Daniel Kehlmann, Les A1peute11rs du 111011de, Arles, f}ctes Sud, 2007. É d. or. 2005 .
2. William Gaddis, Ago11ie d'agap è, Paris, Plon, 2003. Ed. or. 2002.

265
Paradigmes du roman contemporain

de l'identification de l' anthropoïesis de l'individualité à une anthropoïesis


archéologique - selon le passage à une autre anthropoïesis. Fable de la
temporalité et de l'historicité : un tel effacement de la pertinence du récit de
vie et, en conséquence, de l'identification herméneutique de tout récit,
dispose l'allégorie d'une vanité : celle de l'alliance de l'anthropoïesis de
l'individualité et de la représentation de l'histoire. Il est impossible, selon
l'argument du roman, de donner simultanément l'histoire individuelle
et l'histoire des temps - cette lecture d'une double histoire que permet
le roman moderne, moderniste, postmoderne.
L'image inversée de l' anthropoïesis de l'individualité se lit aussi dans
la précise déconstruction de cela qui est sa condition : l'alliance, donnée
pour pertinente et opératoire, de l'individu et du savoir. Cette alliance, qui
appartient à la tradition du roman moderne, moderniste, postmoderne,
est présentée aujourd'hui comme celle d'un roman au passé - un roman
archéologique. C'est ainsi que se lit Les Arpenteurs du monde. Puisque dans
l' anthropoïesis de l'individualité, individu et savoir totalisant relèvent d'un
même discours, c'est selon leur vie privée que sont évoqués les savants
Alexander von Humbolt et Carl Friedrich Gauss, que l'argument du
roman réunit à Berlin. Récit historique, image archéologique du savoir
et de l'individu, le roman joue, dans une manière d'anachronisme, de dis­
putes scientifiques pour exposer la vanité de cette alliance de l'individu
et du savoir. Ainsi, l'affirmation de l'ordre du monde, qui appartient à
Humboldt, va-t-elle contre celle de l'indétermination, qui appartient à
Gauss. L'idée d'un espace aux coordonnées universelles est dite une inven­
tion, c01ru11e l'est l'idée même d'universalité, indissociables de l' autorité de
celui qui les affirme. Le relativisme, attaché, dans le roman, au personnage
de Gauss, autorise une égale dénonciation du modernisme. Celui-ci a fait
du relativisme la marque de son savoir du monde - également attaché à
l' anthropoïesis de l'individualité. C'est pourquoi, ces arpenteurs du monde
sont comparables à l'arpenteur de Kafka, K. Les succès du savoir peuvent
se lire comme l'équivalent d'un échec ou cet échec comme l'exacte inter­
prétation des succès du savoir. Il n'y a pas là une récusation de la science
même, mais celle de son statut discursi( L'alliance de l' anthropoïesis de l'in­
dividualité et du savoir universel, füt-ce celui du relativisme, éteint toute
question et ne pense pas sa propre généalogie.

266
Romans contemporains, romans de l'indiffé rence, certitude du roman

L'alliance de l'individualité et du savoir doit être récusée parce que,


dans les termes du roman, l'identification de la vérité n'implique pas
l'autorité de l'individu. Cela fait entendre : l' anthropoïesis de l'individua­
lité, son alliance avec les représentations du savoir, héritées du XIXe siècle,
encore illustrées dans le roman moderniste, postmoderne, constituent
auj ourd'hui une manière d'image fantasmatique qui n'appartient plus
au point de vue d'un sujet déterminé, ni ne se confond avec la repré­
sentation de la constitution de la figure humaine. Rappeler cependant
l'individu et des thèses ou des théories scientifiques est aussi indiquer :
il y a une réalité de l'individu qui se confond avec des possibles ; la
pluralité des théories scientifiques est celle des versions possibles d'une
réalité multiple - aux dimensions aléatoires et aux manifestations alter­
natives. Le paradoxe sur lequel se construit ce roman archéologique, Les
Arpenteurs du monde, confirme l'indissociable du dessin de possibles et
de la récusation de l' anthropoïesis de l'individualité. Le roman ne porte
aucune indication, même indirecte, ni sur les pensées et les images que
l'on a aujourd'hui de l'histoire de cette alliance du savoir et de la figu­
ration de l'individu, ni sur les changements des perspectives anthropo­
logiques qui sont impliqués. Il faut comprendre : il ne peut y avoir de
version finale de l'histoire, si l'on dit une réalité multiple - comme il ne
peut y avoir de dessin fixé d'une anthropoïesis, de la science et de la réalité
à laquelle on se réfère. Parce que l'alliance de l'anthropoïesis de l'indi­
vidualité et du savoir est ainsi déconstruite, la figuration du commun,
attachée à cette alliance et qui se dit selon l'ordre du monde et l'univer­
salité des représentations de ce monde, se dégrade dans la représentation
d'une simple socialité, celle que l'on peut prêter à la société berlinoise
du début du XIXe siècle. Hors de tout dessin fixé de l'individualité et
de la science, le roman suggère une manière de thème présymbolique
- celui du monde et des êtres humains, sans autres caractérisations -,
qui ne cesse de revenir dans le Réel, dans ses représentations. Où il y a
le dessin des conditions d'une autre anthropoïesis, d'une autre figuration
de l'humain - une figuration libérée de tout « dispositif » . Cela sup­
pose que l'on cesse de penser la représentation de l'être humain selon
la dualité du naturalisme et de l'individualité, sans cependant exclure la
présentation ou la citation d'un individu.

267
Paradigmes du roman contemporain

Cet abandon de l' anthropoïesis de l'individualité a ses propres fables ,


celles de la maladie, qui portent remarquablement sur l'image co ntem­
poraine de !'écrivain - image exemplaire de l'individualité. Cela se
lit dans les romans d'écrivains cloîtrés, laissés face à leur propre œuvre
ou à ses témoins, fantasmatiques - Dans le scriptorium - ou textuels
- Agonie d'Agapè -, malades, plus exactement, placés sous le signe
de la maladie humaine 1 - maladie de la vieillesse, maladie de l'âme,
maladie de l'identité, maladie qui s'entend dans la douleur du rêve et du
fantasme, maladie qui se dit, maladie qui se vit. La maladie humaine est
sans doute ce qui suppose une pathologie. Elle est plus essentiellement
l'évidence partagée de l'indissociable de l'individualité et de la nature. La
maladie est sans doute la séparation du malade. Toute maladie est cepen­
dant épidémique en un double sens : elle l'est selon sa ressemblance
d'individu à individu ; elle est dite épidémique par le fait du langage,
qui est lui-même une manière d'épidémie : le langage est le virus de
cette maladie qu'on appelle l'homme. On suggère là la communauté
humaine selon la séparation des hommes - le malade isolé -, selori
la nature et selon le langage indissociables, qui font des hommes des
semblables. Où il y a une façon de dire l' anthropoïesis de l'individualité.
Placer cette anthropoïesis sous le signe de la maladie fait encore enten­
dre : cette anthropoïesis apparente l'homme à un névrotique, pris dans
l'orgueil d'être soi et dans le refus d'être autre que soi ; la dépendance à
autrui et la sortie de la névrose sont obligées. Dans Dans le scriptorium, le
personnage de l' écrivain est dépendant de ses propres personnages ; le
titre du roman de William Gaddis, Agonie d 'Agapè, dit à la fois la perte de
l'individu et l'inévitable rapport à autrui2.

1 . Nous reprenons j ci le titre du roman de Ferdinando Camon, La Maladie humaine,


Paris, Gallimard, 1 984. Ed. or. La Malattia chia111ata 1101110, 1 98 1 . Il faut tenir ce romart
pour un des grands exemples de cette redéfinition de l'individualité à travers une pré �
sentation de la psychanalyse, qui éloigne celle-ci de ce à quoi elle est historiquement liée,
!' anthropoïesis de l'individualité. Pour des notations complémentaires, voir p. 232 et sq.
2 . Le titre original du roman de William Gaddis porte un jeu sur « agapè » - au
sens d'amour divin - et sur « Agape » qui fait entendre le mot « gap » - « trou »,
« écart » , « vide » .

268
Romans contemporains, romans de l'ind!fférence, certitude du roman

Cette fable, que font lire ces deux romans, caractense de trois
manières l' anthropoïesis de l'individualité. Elle en désigne l'origine : cette
anthropoïesis a été une sécularisation, à travers la dualité du suj et et de
la nature - c'est pourquoi la maladie est ici un thème essentiel -, de
la dualité chrétienne, celle de l'homme et de Dieu. Cette sécularisation
apparaît clairement, à travers la figure de l' écrivain, comme un échec.
Cette fable figure la vanité de cette anthropoïesis en identifiant les deux
romans à des autofictions, plus précisément à la fiction d'une autofic­
tion - Dans le scriptorium -, et à une exacte autofiction - Agonie
d'Agapè. L'autofiction est d'une lecture ambivalente. D'une part, elle est
la figuration de l'accomplissement de l' anthropoïeis de l'individualité :
cette anthropoïesis dit son autorité et son pouvoir ultimes par le passage
à la fiction ; celle-ci peut tout comprendre et porter à la fois la figure
de l'humain et la figure de l'individualité. D'autre part, ce même pas­
sage à la fiction est aussi - et contradictoirement - comme l'annonce
de l'effacement de cette anthropoïesis, comme le constat de l'affaiblisse­
ment de l'autorité et du pouvoir de !' écrivain. L'autofiction traduit une
nostalgie, celle de la pleine pratique de cette anthropoïesis, et un deuil,
celui de la perte de cette anthropoïesis1 • Cette fable lit, dans l' anthropoïesis
de l'individualité, l'impossibilité d'identifier l'individu - dans ces cas,
l' écrivain - au commun, et l'échec de la figuration de la littérature
comme médiation.
La fin de l' anthropoïesis de l'individualité - La Possibilité d'une île -,
la nécessaire séparation de la figure de l'individu et du savoir Les
-

Arpenteurs du monde -, l'impossibilité d'une pleine identité individuelle


- Dans le scriptorium, Agonie d 'Agapè - traduisent donc l'échec du
,

roman à figurer le possible de l'individualité. Cela a deux conséquen­


ces . Première conséquence : le roman apparaît comme le roman du défaut
et de l'attente du commun. Cela est une thématique explicite de La
Possibilité d'une île ; cela est l'implicite des Arpenteurs du monde : les deux
figurations du savoir disent l'absence d'une communauté efficace des

1 . Cette double caractensat1on de l'autofiction doit se lire plus largement :


elle explique la vogue et définit la fonction de !' autofiction dans la littérature
contemporaine.

269
Paradigmes du roman contemporain

savants, incapables de donner l'image d'un monde commun. Seco n de


conséquence : le roman apparaît comme le roman de deux possibles : son
propre possible ; celui de la réalité ouverte qu'il présente. Cela est un.
thème caractéristique de la science-fiction dans La Possibilité d'une île,
Cela est indissociable de la multiplicité des théories scientifiques dans
Les Arpenteurs d1,1 monde. Cela s'illustre par le possible que dessine la
claustration de !'écrivain dans Dans le scriptorium et dans Agonie d'Agapè.
Ce roman est le récit de la maladie de l'homme. Il est aussi le récit qui
refuse de clore, sur lui-même, le j eu fantasmatique qu'il met en œuvre
- jeux fantasmatiques que la science-fiction de La Possibilité d'une île,
que l'archéologie de l' anthropoïesis de l'individualité dans Les Arpenteu rs
du monde, que les autofictions de Dans le scriptorium et d'Agonie d'Agapè.
Il est, par là, le roman de la sortie de la névrose, de l'effacement de la
figure de la maladie de l'homme et de la maladie de l'histoire.
Le fantasme, loin de s'identifier au seul enfermement psychique;
traduit la maladie de l'histoire et le corps du délit qu'est l'homme
dans l'histoire. L'homme malade, la personne qui se dit malade, sont
les meilleurs représentants et analystes de l'histoire. Hors d'une stricte
anthropoïesis de l'individualité et par ces personnages, le roman dessine
des possibles. La Possibilité d'une île et Les Arpenteurs du monde donnent à
lire la réflexivité respectivement à travers le j eu sur les temps du roman,
sur l'histoire, et les notations relatives au récit de vie, et à travers les per­
sonnages de Humboldt et de Gauss. Dans l'autofiction de !' écrivain, le
commun est figuré par les personnages qui entourent l' écrivain malade
- Dans le scriptorium -, et désigné par le regret que formule l' écrivain
d'être séparé de sa société - Agonie d'Agapè.
Les romans cités dans les chapitres antérieurs confirment ces décons­
tructions de l' anthropoïesis de l'individualité. Les Détectives sauvages et 2 666
de Roberto Bolai'io, Mantra et La Vitesse des choses de Rodrigo Fresan,
Les Enfants de minuit et Shalimar le clown de Salman Rushdie, Le Palais des
miroirs d'Amitav Ghosh, Kafka sur le rivage de Haruki Murakanù, offrent
moins un nouveau récit ou une nouvelle déconstruction du récit que
des variations sur cette déconstruction de l' anthropoïesis de l'individualité.
Roberto Bolaiio et la récusation de l'identité achevée de l'individu : le per­
sonnage de l'écrivain, central dans Les Détectives sauvages et dans 2 666, est

270
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

donné à la fois comme une réalité et comme une virtualité. Il échappe


ainsi à une histoire de vie qui serait celle de l'acquisition de son identité
plénière - on sait que 2666 décrit même le mouvement exactement
inverse. Rodrigo Fresan et l'inutilité de situer l'identité de l'individu et de
l'assimiler à une finalité : parmi bien des j eux de retournement, La Vitesse
des choses, à travers des commentaires du narrateur, à la fois affirme et nie
l'identification du roman à une autofiction. Par quoi s'engage moins un
débat sur l'autofiction, qui commanderait implicitement tout le roman,
qu'est livrée une évidence : le roman ne peut être placé sous le signe de
l' anthropoïesis de l' écrivain. S'il doit être ici dit une anthropoïesis, elle se
dit selon le fortuit - seule identification de l' œuvre, de quiconque dans
l'œuvre et de !'écrivain. Salman Rushdie et la certitude qu'exposer l'iden­
tité de l'individu n'est pas l'obj et du roman : cette identité est passée par
une histoire multiple. L'individu est toujours le lieu d'alternatives, comme
l'histoire est multiple et une par cette multiplicité. Amitav Ghosh et la
vanité de la stricte histoire de vie : dans Le Palais des miroirs, il est dit la vie
et le succès de celui qui est d'abord un j eune garçon, Rajkumar ; il est
aussi dit qu'une vie n'est que selon bien d'autres vies et bien d'autres évé­
nements - un récit de vie n'est qu'une introduction à cela. Une vie est
selon ses propres univers parallèles. Ses épisodes sont la série des dénoue­
ments possibles d'une série ouverte. L'histoire d'amour, dans Le Palais des
miroirs, se narre selon le hasard et selon une succession de dénouements,
qui se comprennent sur le fond de multiples possibles. Où il y a le dessin
d'un accès à la réalité. Ce dessin ne dit aucune éducation, aucune anthro­
poïesis finalisée. Haruki Murakami et le pas au-delà du roman d'éducation
et de son anthropoïesis, et la réversibilité du possible et de l'impossible : dans
toute histoire et dans toute vie, particulièrement dans celle d'un j eune
homme, qui a symptomatiquement abandonné toute éducation, la fin est
telle que tout est encore possible, bien que l'on sache que rien n'est pos­
sible. Le roman s'écrit entre l'acceptation résignée de l'échec qui creuse
l'écart et l'acceptation du fantasme qui le comble ; cela fait une anthropoïe­
sis indissociable de j eux d'alternatives.
Les variations de la déconstruction de l' anthropoïesis de l'individualité
font lire quelques leçons : vanité d'une représentation de l'histoire, qui
ne devrait être que celle de la représentation du commun dans le temps,

27 1
Paradigmes du roman contemporain

et récusation de la lecture de cette anthropoïesis selon une propriété his­


torique, si l'on suit la leçon de Salman Rushdie et d' Amitav Ghosh ;
inutilité d'allier la figure de l' écrivain à cette anthropoiesis - où il y
a la leçon de Rodrigo Fresan ; inévitable attente du commun, qui se
dit autant par le jeu des alternatives et des possibles paradoxaux que
par cette imagination qu'illustre le personnage de Kafka Tamura dans
Kafka sur le rivage. Ce personnage est son propre destin, produit de son
imagination, celle d'un ailleurs et d'un monde complet, et de toutes les
rencontres qu'il fait. L' anthropoïesis se dit, dans ce roman, selon tous les
possibles, qui sont autant de hasards. Chaque hasard apparaît comme
une nécessité au personnage de Kafka Tamura, même le hasard le plus
fantasmatique, même le personnage de Nakata, rencontré par hasard et
négation de l' anthropoïesis de l'individualité - il a perdu toute mémoire
et toute conscience de son identité.
Le roman moderne, moderniste, postmoderne porte un question�
nement qu'il ne reconnaît pas. L' anthropoïesis de l'individualité est, en
elle-même, paradoxale. Elle a pour condition une anthropologie qui
suppose la discontinuité des individus à l'intérieur d'une même culture,
de culture à culture, en même temps qu'elle implique la continuité du
monde naturel et, par analogie, celle des mondes culturels. Le roman
ne pense cependant ni l'unité, ni la totalité du monde en elles-mêmes,
ou, plus exactement, il ne les pense que comme les supports de l'indi­
viduation et de l'individualité - celle-ci est donc riche d'un pouvoir
universalisant, alors même que la séparation des individus est constante.
Le roman ne peut dire le rapport de l'universel avec la multiplicité des
discontinuités qui appartiennent à une même culture. Il ne peut à la fois
présenter les cultures comme appartenant à un même monde et figurer
leurs discontinuités, ni suggérer ce que peut être le point de vue sur de
telles discontinuités. Ces notations se formulent encore : la figuration
de l'individu, liée, dans le roman moderne, moderniste, postmoderne, à
une anthropologie spécifique, ne permet pas toujours de dire la consti­
tution de l'humain dans les contextes contemporains : l'identification
paradoxale à l'universel, à travers l' anthropoïesis de l'individualité, n'assure
ni la figuration de l'ampleur des attentes dans le monde contemporain ni
la figuration de l'ampleur et de la multiplicité des histoires de ce monde.

272
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

Cela rend incertaine la pertinence sociale et politique, que le roman


p eut se reconnaître. Dans les arguments romanesques, ces constats se
traduisent moins par un questionnement de la construction de la figure
humaine que par les notations des difficultés que l'individu a à s'iden­
tifier suivant le seul individualisme, et par l'anxiété qu'il éprouve face à
autrui ou devant le devenir de la communauté.
Les grandes esthétiques romanesques, depuis le XIXe siècle, illustrent
ces impasses. Dans le cas du réalisme : le personnage est, à la fois, adéquat
et inadéquat, par son pouvoir de représentation ou de présentation, au
regard de ce qu'il représente - les autres -, de ce qu'il présente - les
autres, les obj ets. Le naturalisme porte cette dualité à son paradoxe expli­
cite, dans la mesure où il en suggère une explication naturaliste - en
un sens ontologique : le monde de la nature caractérise les individus
comme similaires, en même temps qu'il dit leur séparation. Dans cette
même perspective, la théorie du roman ou de l'art du roman, que pro­
pose Henry James, peut se caractériser comme un effort pour amoindrir
cette dualité. Ainsi, le personnage point de vue est-il un personnage
qui représente et qui n'est pas impliqué dans la situation des person­
nages agissants, des individualités soumises à la discontinuité. Il voit les
similitudes essentielles, ainsi que les différences des individus. Cela est la
contradiction qui permet la perspective universalisante du roman . Cela
est une reprise spécifique de la dualité du singulier et du paradigmatique.
Le progrès que traduit Henry James dans le traitement de cette contra­
diction et dans celui de cette dualité du singulier et du paradigmatique
est dans le fait de ne plus prêter au témoin - au personnage qui voit -
un point de vue, en lui-même, universalisant.
Les développements ultérieurs du roman, au moins selon leurs traits
principaux, coïncident également avec un effort pour préserver la pers­
pective de l'individu et pour tenter de reconnaître à celui-ci une apti­
tude à l'universalité et à la totalisation. C'est là une manière de préserver
la dualité de l' anthropoïesis de l'individualité et de suggérer qu'on va au­
delà de ses impasses. Le monologue intérieur, tel qu'il est prêté par Joyce
à Leopold Bloom, illustre c ela, pour le modernisme. Le postmoderne,
en jouant sur la fiabilité des narrateurs, des personnages, en assimilant
le roman à une explicite fiction, réduit les contradictions qui ont été

273
Paradigmes du roman contemporain

marquées et les rapporte à des représentations qui se donnent pour des


j eux. Il ne dissocie pas perspective anthropologique et scepticisme. Le j eu
sur les données temporelles - le passé s'identifie au présent - restitue
un point de vue totalisant, qui participe du point de vue de l'individu et
qui est congruent avec l'association de l'individualisme à un scepticisme.
La prévalence de la fiction et du scepticisme, parce qu'elle amoindrit la
citation de discriminations nettes entre individus, obj ets, restitue une
manière de totalisation. Il y a donc une continuité du roman, dans ses
moments moderne, moderniste, postmoderne.
La continuité de la pensée du roman, de ses poétiques, de leurs
illustrations - on vient d'en donner des exemples - est d'autant plus
remarquable que le roman moderne, moderniste, postmoderne, par l'in­
nombrable de ses réalisations, la contredit. Ce roman livre ses représen­
tations non pas suivant des généralisations - celles-ci appartiennent à la
critique, particulièrement à la critique mythopoétique et à celle de l' ima­
ginaire -, mais suivant des figurations de la construction de l'identité
humaine aussi nombreuses que le sont les types de roman et les romans
mêmes. C'est pourquoi, chaque roman est une nouvelle histoire de cette
construction. Toujours inachevée, cette histoire ne peut faire complète­
ment leçon ou illustration - dans l'hypothèse contraire, on serait dans
le seul paradigmatique. Le personnage, auquel est attachée la figuration
de la construction de l'identité humaine, est incomplet - il échoue,
il meurt, il sort de sa propre histoire ; lorsqu'il réussit, il ne réussit que
ponctuellement. Cela se dit à propos du roman du j eu représentation­
nel, mais aussi à propos du roman du refus du j eu représentationnel ; du
roman de l'utilisation des clichés, mais aussi à propos du roman de leur
récusation ; du roman aux clairs systèmes narratifs mais aussi du roman
de leur déconstruction. En ce sens, il n'y a pas d'antiroman.
La lecture, que fait le roman contemporain des paradoxes de l' anthro­
poïesis de l'individualité, est, comme il a été dit, une lecture de décons­
truction. Cette déconstruction procède de deux constats : d'une part, le
constat de la tautologie indissociable de la définition de l'individu dans
l' anthropoïesis de l'individualité - l'individu est l'individu -, où il y a
la preuve du caractère non problématologique de cette anthropoïesis, et
le meilleur moyen d'en ignorer les paradoxes ; d'autre part, le constat

274
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

du « dispositif » que constitue la présentation même de l' anthropoïesis de


l'individualité - par cette anthropoïesis, le roman apparaît comme ce qui
soustrait, de leur usage commun, des images du monde et des individus,
pour les confier à sa propre autorité, en même temps qu'il donne la
présentation de l'individu et, en conséquence, la définition et la caracté­
risation de celui-ci comme entièrement dépendantes de ses propres pro­
cédures. Celles-ci sont moins des procédures représentationnelles que
des procédures définitoires et assertoriques - on revient à la notation
de la tautologie. Le partage entre le roman moderne, moderniste, post­
moderne, et le roman contemporain devient celui de la division entre
un défaut de problématicité manifeste et de propriété critique - roman
moderne, moderniste, postmoderne - et la certitude d'une problémati­
cité manifeste et d'une propriété critique - roman contemporain.
Les romans, ici caractérisés comme ceux de l'inversion de l' anthro­
poïesis de l'individualité, illustrent cette tautologie et sa récusation, ce
« dispositif » et la nécessité de son dépassement. Les romans de l' écri­

vain, Dans le scriptorium, Agonie d'Agapè, le roman de l'anthropoïesis et du


savoir, Les Arpenteurs du monde, le roman de la science-fiction, roman de
la c ontre- anthropoïesis de l'individualité, La Possibilité d'une île, figurent la
précise limite de l' anthropoïesis de l'individualité. Ces romans sont encore
les romans de la sortie de cette tautologie - par l'échec que portent les
représentations et arguments attachés à l' anthropoïesis de l'individualité,
par les notations que la littérature, la réalité, le temps sont irréducti­
bles à cette tautologie. Cela fait les fables explicites de chacun de ces
romans. Dans Dans le scriptorium, les personnages sont indépendants de
leur auteur. Dans Agonie d 'Agapè, le mouvement réflexif, auquel s'identi­
fie cette autofiction, se confond avec la récusation de la seule tautologie.
Dans Les Arpenteurs du monde, les tautologies du savoir n' empêchent pas
de dire la multiplicité du réel. Dans La Possibilité d'une île, la fable de la
science-fiction fait entendre : l'identité du clone et du cloné n'interdit
pas que le temps puisse être autre.
En même temps qu'ils présentent ces jeux éversifs, ces romans disent
tous une manière de privatisation des évocations, des représentations des
réalités, des obj ets publics, ou qui peuvent être tenus pour publics. Ils sont
des romans du « dispositif » . Le roman de l' écrivain est manifestement

275
Paradigmes du roman contemporain

celui d'une telle privatisation - dans Agonie d'Agapè, 1' autofiction fait de
l'évocation de toute chose, y compris l'état de la communication dans la
société américaine, ce qui dépend du discours de l' écrivain ; dans Dans le
scriptorium, les personnages des romans sont présentés comme dépendants
de leur auteur, bien que ces personnages appartiennent aussi à la lecture
publique. Le roman de l'alliance de l'individualité et du savoir, dans Les
Arpenteurs du monde, est inévitablement celui de la réduction du savoir à
un discours privé, à un discours de la possession individualisée du savoir.
La Possibilité d'une île fait de l'histoire du temps - celle d'un premier
temps et d'un temps autre - l'histoire de l'identité privée. De telles
dépendances sont les illustrations des procédures romanesques : celles de
l'autofiction, celles du roman d'éducation, celles du récit de vie. Ainsi,
l' anthropoïesis, la forme indissociable de l'anthropologie de l'individualité,
est-elle un « dispositif ». Le roman moderne, moderniste, postmoderne
impose la forme et la sémantique du récit de l'individualité.
Ces romans exposent cependant des défauts de suture dans leur orga­
nisation, dans les rapports des personnages, dans leurs dessins temporels.
Ainsi, l'argument de Dans le scriptorium est-il construit sur la dépendance
des personnages à l' écrivain et sur celle de l' écrivain aux personnages,
qui sont ses personnages - par quoi, on a l' exacte présentation d'un
« dispositif » -, d'une part, et, d'autre part, sur une discordance remar­

quable : il n'y a pas de continuité entre ce que l' écrivain malade sait de
ces personnages et ce que font les personnages. C'est pourquoi, aussi
bien ces personnages que !'écrivain apparaissent comme des sortes d'in­
dividus sublimes1 : ils ne répondent mutuellement d'aucun cadre com­
mun, bien qu'ils dialoguent et interagissent. Le roman ne se confond
plus avec sa propre autorité, ni avec le pouvoir de capter, selon l' anthro­
poïesis de l'individualité, tout suj et. Mutatis mutandis, les mêmes remar�
ques valent pour Agonie d'Agapè - le titre original Agapè Agape indique
un tel défaut de suture et un tel défaut d'autorité. La Possibilité d'une île
joue d'un même défaut de suture entre Daniel 1 et Daniel 2 - défaut
entièrement paradoxal, puisque Daniel 2 est un clone. Le même individu

l . Pour une caractérisation du sublime voir Jean Bessière, Principes de la théorie litté­
raire, Paris, PUF, 200 5 .

276
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

qu'un autre individu ne peut être du même temps que ce premier indi­
vidu . Par quoi, le roman ne peut être le « dispositif » qui prend les temps
sous son autorité. Cela fait entendre ultimement : le même ne peut être
l'exemplification de son identité : il est construit sur deux bases hétéro­
gènes. Cette double base se lit dans un personnage pa1faitement unitaire
- ainsi de !'écrivain d' Ago n ie d'Agapè : l'autofiction est ici autant la
fiction de soi qu'un étrange j eu de réflexivité. William Gaddis, auteur,
figure publique, met en scène son image publique dans le rôle de !'écri­
vain présenté dans sa vie privée, comme s'il se mettait en scène j ouant ce
rôle. Ce partage du même défait tout possible « dispositif » .

P O É T I Q U E E T A N THR O P O ÏE S IS D U RO M A N
C O N T E M P O R A I N : AU - D E L À D E L A TAU T O L O G I E
D E L A P R É S E N TAT I O N D E L ' I N D I V I D U

Une fable, similaire à celles que l'on vient de commenter, encore


relative à un écrivain, mène à la notation de la tautologie et du nomi­
nalisme qu'elle implique, à leur paradoxe, à leur impasse, à leur point
de retournement qui permet de caractériser le jeu discursif du roman
contemporain et son lien avec la nouvelle anthropoïesis, celle de la trans­
individualité. Un individu peut être présenté de manière contradictoire,
sans référence obj ective, en une manière de présentation cependant per­
sistante, qui n'a pour support qu'un nom commun et un nom propre, et
pas même le support du regard d'un suj et. Dans Le Stade de Wimbledon,
Daniele Del Giudice imagine qu'un personnage recherche les traces de
la vie d'un écrivain qui n'a j amais écrit. Le paradoxe de !'écrivain qui n'a
jamais écrit se lit triplement : comme un exemple de la mythologie de
!'écrivain ; comme l' évidence qu'une vie est une vie et qu' elle se résume
dans l'individu - il suffit donc de dire !'écrivain ; que !'écrivain n'ait
jamais écrit fait entendre : le terme d'écrivain se suffit à lui-même. On
est dans la tautologie, entièrement confondue avec l'impasse de la dualité
du singulier et du paradigmatique. L' écrivain est l' écrivain . Hormis ce

277
Paradigmes du roman contemporain

j eu nominal, rien ne peut être transmis, pas même une idée de la littéra­
ture. L'argument du roman peut cependant se redire de plusieurs façons
qui sont autant de dépassements de la tautologie. Que !'écrivain n'ait
j amais écrit se reformule : le personnage de l' anthropoïesis de l'individua­
lité trahit touj ours la destinée qui est la sienne ; sans cette trahison, il ne
serait pas une individualité. Cela est une manière extrême de traduire le
paradoxe de l' anthropoïesis de l'individualité. Cela explique que le roman
moderne, moderniste, postmoderne, raconte des histoires de tromperie
et d'illusions - abondamment. Cela enseigne ce qui est la condition
d'une histoire ou d'un roman : si le personnage ne trahit pas sa destinée
qui se confond avec sa définition, il n'y a pas d'histoire possible ; que
rien ne soit possible - ce qu'illustre encore le fait que !'écrivain n'ait
pas écrit - impose que tout est encore possible : l' écrivain qui n'a pas
écrit est cependant considéré comme un écrivain, il y a de la littérature.
Tout cela fait une leçon que l'on peut recevoir de cet écrivain qui n'a
pas écrit et rend possible l' écriture de ce roman.
Ces notations se reformulent selon le j eu discursif qui permet de
présenter le paradoxe de l' écrivain qui n'a pas écrit. L'individualité n'est
qu'une singularité, qui ne peut être nommée qu'arbitrairement. Cette
singularité est cependant présentable suivant un j eu de distance entre
l'énoncé - tout ce qui a été dit sur le personnage de !'écrivain qui n'a
pas écrit, et sur les objets, les lieux témoins de la vie du personnage, qui
ont la même fonction que cet énoncé -, l'énonciation - tout ce qui
se dit, se performe dans le roman, particulièrement à propos de l' écri""
vain -, et l'affirmation à laquelle équivaut l'ensemble du roman - il y
a eu un écrivain, il y a de la littérature. Ce jeu que font l'énoncé, l' énon­
ciation, l'affirmation définit une autopoïesis. Cette autopoïesis dessine à
la fois la possibilité d'un récit de vie - celui de la vie de l' écrivain qui
n'a pas écrit - et son impossibilité ; est récusée toute anthropoïesis de
l'individualité. Cette autopoïesis est cependant le moyen de donner une
histoire qui, à travers le jeu de la distance entre l'énoncé, l'énonciation
et l'affirmation, dessine un statut spécifique de l'individu : celui-ci se
définit par ce qu'il n'est pas - ce que fait apparaître la distance entre
l'énoncé et l'énonciation ; cette contradiction ou cette ambivalence jus­
tifie l'affirmation de la littérature et de l' écrivain, que porte le roman.

278
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

Cette affirmation ne se confond pas avec la caractérisation de l'individu,


avec la définition de l'individualité. Elle dessine, suggère, dans le roman,
le monde qui peut rendre compte de la distance entre énoncé et énon­
ciation, de la contradiction que porte le personnage - autant dire, tout
sujet. La définition de ce monde reste vague ou d'une extrême géné­
ralité - ici, il s'agit d'une manière d'idée, celle du monde de la littéra­
ture, monde compréhensif, inclusif, puisqu'il retient celui qui n'a jamais
écrit. Cette idée est entièrement congruente avec une manière d'indif­
férenciation de la figure de l'être humain. L'individu est une singularité
quelconque, celle de la rupture des limites de l'individualité, celle de
la certitude que le sujet n' est que par un dehors qui le passe. Cette
procédure romanesque et discursive, attachée à la récusation de l' an ­

thropoïesis de l'individualité, peut se lire comme l'inversion des j eux de


l'énoncé et de l'énonciation romanesques, tels qu'ils ont été caractérisés
par Mikhaïl Bakhtine, tels qu'ils sont rapportés à l'ironie. Dialogisme
et interdiscursivité imposent quelques constats : il n'y a pas de dehors,
qui soit désigné dans le roman, aux j eux de l'énoncé et de l' énoncia­
tion, quelle que soit leur complexité - le dialogisme est une sorte de
totalité inclusive. L'ironie, qui peut être lue, comme un moyen de dis­
cordance, est, de fait, un exercice de maîtrise rhétorique et sémantique,
qui suppose également une totalité inclusive. Ces dispositifs sémanti­
ques, linguistiques, sont exactement adéquats à la dualité du singulier et
du paradigmatique, qu'appelle l' anthropoïesis de l'individualité. Le j eu de
distance entre l'énoncé, l'énonciation et l'affirmation est leur contraire.
Ces conclusions qu'appelle Le Stade de Wimbledon se généralisent.
Ce roman n' expose plus essentiellement la constitution de la figure
humaine à travers un individu . Il l'expose selon ce fait : des identi­
tés radicalement différentes - humaines, culturelles - relèvent d'un
même objet, qui peut être indéfinissable, ou dont la définition ne peut
être présentée sous l'aspect du « concret » - ainsi de la littérature, dans
Le Stade de Wimbledon. On revient à des notations antérieures, celles rela­
tives à des mondes qui ne sont que par la multiplicité, aux différences
qui font ensemble parce qu' elles ne sont que différences. On revient,
d'une manière spécifique, à l'indissociable du hasard et de la nécessité :
ces identités qui ne sont supportées d'aucune réalité, sont les illustrations

279
Paradigmes du roman contemporain

du hasard. Celui-ci les fait présenter comme des singularités quelcon­


ques - ainsi des identités des lecteurs dans 2666. Elles sont cependant
aussi d'une manifeste nécessité commune. Cela se dit, dans 2666, par
1' écrivain invisible. On revient enfin à la remarque suivant laquelle toute
anthropoïesis est une autopoïesis. Cet indissociable de 1' anthropoïesis et de
1' autopoïesis permet de « finaliser » 1' anthropoïesis, de caractériser la pré­
sentation de la réalité, qu'identifie le roman, et de l'individu, co nune
celle d'une réalité et d'un individu multiples et cependant cohésifs. On
est hors de toute tautologie.
Le récit que commande cette anthropoïesis qui rompt avec 1' anthropoïe­
sis de l'individualité, se lit selon deux indissociables : la double base de
la définition du personnage et la distance entre énoncé, énonciation, et
affirmation. La notation de la double base du personnage, de l'individu,
se reconnaît dans le roman qui se donne pour un récit de vie, en même
temps que la conscience et la parole individuelles sont soumises au jeu
du contraste entre énoncé, énonciation, et affirmation. Dans La Maladie
de l'homme de Fernandino Camon, une cure analytique, occasion exem­
plaire d'un récit de vie, de la reconstitution, par un suj et, à travers le récit
de lui-même, d'une anthropoïesis de l'individualité, va selon la disparité
de l'énoncé, de l'énonciation, et de l'affirmation : énoncé, énonciation
du patient, affirmations de l'analyste, j eu entre les unes et les autres dans
la narration du patient. Cette narration est indissociable de la dualité du
moi et de l'autre, de l'incertitude et de l'affirmation, du pathologique et
du sain, et des lectures communes de ces composantes. L'ultime dualité
est celle du partage entre l'histoire de la cure et le roman même. Dire
la maladie de l'homme n'est pas dire, faut-il répéter, une pathologie ou
revenir à l'inconscient, mais disposer l'individu selon un discours de soi;
celui de la cure analytique, qui est, de fait, un discours d'extériorisation
et de reconnaissance de la dépendance du suj et au dehors : le discours
de l'individu sur lui-même le fait reconnaître au moins double et, en
conséquence, de relations multiples. Il ne se lit pas là une figuration
conventionnelle de la cure analytique ; il n ' est pas dit que l'unité de sa
personnalité, son moi, est inaccessible au sujet - celui-ci sait manifes-,
tement cette dualité qui est sa définition. L'analyste n' est pas celui qui
discerne ce qui est inaccessible au suj et. Il est simplement, par ses j eux

280
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

d'affirmation, celui qui aide à construire l'évidence de la double base de


tout récit de vie. Cette double base se définit : l'individu est selon l'in­
dissociable d'une identification propre et d'une identification externe.
Cette double base peut encore s'illustrer, hors de toute figuration de
la conscience du suj et. Elle a alors une signification culturelle. Le roman
approche, par les j eux arbitraires de ressemblance ou d'apparentement
entre des personnages, un effet de déréalisation ; il expose cependant
ce qui est certainement assumé par l'individu : d'être de plusieurs réa­
lités, qui font une réalité. Cela s'illustre par Les Enfants de minuit de
Salman Rushdie et se commente par l'inversion du thème traditionnel
du double que porte ce roman - thème des naissances simultanées.
Dans la perspective traditionnelle, deux personnes se ressemblent - elles
sont un reflet mutuel ; l'une cependant est tenue pour une manière
d'original. En d'autres termes, il n'y a jamais de vrais j umeaux1 • Cela
confirme que l' anthropoïesis de l'individualité fait rigoureusement lire ses
perspectives anthropologiques selon la dualité du singulier et du para­
digmatique, qui se résume dans l'individu, figure de l'être humain . Cela
dispose que toute contradiction de cette dualité se dit par le complot ou
par l'illusion. Cela fait encore comprendre pourquoi le roman réaliste ne
peut être tenu, quoi qu'en ait pensé Roland Barthes, pour une illusion :
il ne peut l' être parce qu'il participe de l' anthropoïesis de l'individualité et
qu'il illustre la dualité du singulier et du paradigmatique. Ou, en d'autres
termes, le roman réaliste n'entend pas se donner comme le jumeau de la
réalité. Cela fait ultimement entendre que lorsqu' on substitue le terme
de fiction au terme de roman, lorsqu'on met en doute le statut même
du réalisme, on lit l' anthropoïesis de l'individualité sous le signe d'une
autre anthropoïesis, sans que cette autre anthropoïesis soit caractérisée par
ce privilège accordé à la citation de la fiction. Dans la perspective propre­
ment contemporaine, deux personnes, bien qu' elles soient difrerentes, bien
qu'elles puissent être d'apparences opposées, sont les versions d'une seule
et même personne, qui ne leur est pas nécessairement immédiatement

1 . Slavoj Z izek illustre une telle notation par L'Homme a11 111asq 11e de fer d' Alexan­
dre Dumas, f-.acrimae ren1111. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarko11Jski, Lynch et q11elq11es
a11tres, Paris, Ed. Amsterdam, Poches, 2007.

281
Paradigmes du roman contemporain

identifiable. Le défaut de ressemblance est selon une unité, qui suppose,


dans le roman, un j eu de réflexivité, moyen de désigner cette unité. À cela
correspondent donc, dans Les Erifa nts de minuit, la thématique des nais­
sances multiples et ses prolongements dans le roman. Un tel jeu construit
inévitablement une distance entre énoncé, énonciation et affirmation
- où il y a la figuration de la distance et, en conséquence, de lalliance
entre les identités distinctes et ressemblantes selon une unité qui appar­
tient à une affirmation, celle que construit le roman par son intrigue.
Par cette double base, par cette dissociation de l' énoncé, de I' énoncia­
tion, d'une part, et de l'affirmation, d'autre part, le roman contemporain
devient le roman de la construction de multiplicités correspondantes,
qui sont d'un dessin cependant unitaire. Le dessin unitaire ne défait
pas cette multiplicité ; si celle-ci doit être défaite, elle ne l'est que par
le lecteur. Le roman n'offre pas de figuration anthropologique unifica­
trice. Il subsiste cependant une figuration anthropologique, présentée
selon la démultiplication d'une identité. Daniel Kehlmann donne avec
Gloire, roman en nei!f histoires (Ruhm}1, un roman qui prend occasion des
techniques de communication contemporaines - le téléphone mobile,
entre autres - pour j ouer de cette démultiplication et, en conséquence,
de la parenté des identités. On a ainsi la figuration, sous le signe d'une
falsification de l'identité individuelle, de ce que proposait La Maladie
de l'homme : la double base de toute identité. On revient également au
thème du double, indissociable de celui de la falsification et de celui de
l'illusion, et cependant seul dessin assuré de la constance et de l'unité
de la figuration de l'humain. Gloire, roman en neuf histoires se caractérise
par un réalisme paradoxal. L'expérience de la densité du réel, une den:..
sité inséparable de la multiplicité et, en conséquence, de la densité de
l'identité anthropologique, se trouve soutenue par une multitude inco­
hérente de fantasmes. Ces fantasmes se caractérisent par le fait que les
personnages s'identifient à d'autres personnages et engendrent un effet
de densité impénétrable que l'on expérimente comme étant la réalité.
La réalité n'est pas elle-même incohérente ; le support fantasmatique

1 . Daniel Kehlmann, Gloire, roman en neuf histoires, Arles, Actes Sud, 2009.
É d. or. 2009.

282
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

est nécessairement multiple et incohérent. La déréalisation, que porte


la présentation de ces fantasmes, permet d'identifier le discours de ce
roman à celui de la réalité crue. Qu'il y ait neuf histoires - des person­
nages passent d'une histoire à l'autre - confirme cette continuité de
l'incohérence - celle-ci fait sens par cette continuité -, et définit le
lecteur comme le témoin fasciné et réflexif de cette présentation d'un
hasard, où il faut voir le meilleur moyen de donner la figure de l'être
humain et de rendre manifeste le possible du réel.
Ainsi s'explique que, dans la récusation de l' anthropoïesis de l'indivi­
dualité, tout réalisme soit un rêve, un rêve réaliste, et appelle un exer­
cice d' « hallucination », comme le note Antonio Tabucchi dans Requiem,
une hallucination (Requiem, u n ' allucinazione) 1 . Représenter de multiples
individualités, dire le droit de cité du réel et des données culturelles
- elles sont nombreuses et des plus quotidiennes dans Requiem, une
hallucination - semble un inévitable exercice fantasmatique, entière­
,

ment à l'initiative et sous l'autorité de l' écrivain, ainsi que le précise


Antonio Tabucchi dans sa caractérisation de l'évocation, et entièrement
repris par le lecteur. Inscrire Pessoa dans cet ensemble narratif-, réa­
liste et hallucinatoire, permet de préciser la fonction de cet exercice. Le
poète portugais était l' écrivain des hétéronymes, celui qui pouvait écrire
radicalement l'autre, inventé, mais altérité certaine, et livrer la poésie
du singulier, du multiple et de l'universel. Imaginer ce retour de Pessoa
est une manière de dire la p ertinence de l'assimilation de la représen­
tation des identités multiples à une hallucination. Dire une telle perti­
nence suggère une critique, implicite, mais extrême de la tradition du
roman moderne, moderniste, postmoderne. Si l'on tient donc ce petit
roman d' Antonio Tabucchi pour illustratif de cet implicite, il convient
de noter : dans le roman moderne, moderniste, anthropoïesis de l'indivi­
dualité, individualisme et rappel des données culturelles sont inopérants.
Ils ne peuvent dire, ni de droit ni de fait, la diversité des individualités,
des cultures, et leurs unités. L' anthropoïesis de l'individualité reste, pour

, 1 . Antonio Tabucchi, Requielll, une ha/111ci11atio11, Paris, Bourgois, 1 993.


Ed. or. 1 992.
2. Sans être explicitement nommé, Pessoa est un des personnages de Requiem . . .

283
Paradigmes du roman contemporain

l'essentiel, attachée à un sujet - un sujet qui change, devient pleine­


ment lui-même, est exemplaire par ce changement - et ne peut figurer
une multitude de suj ets. Le réalisme, tel qu'il est usuellement ente ndu,
peut donner ses représentations pour transférables ; il ne peut les do n­
ner pour reportables sur une diversité d'individus, d'obj ets, de mo n­
des hétérogènes. L'acceptation, par le lecteur, du réalisme comme un
exercice obj ectif ou d'obj ectivation est incertaine. Seule la multipli cité
des figures de l'humain, que propose le roman contemporain, fonde la
possibilité de la représentation - inévitablement multiple et détach ée
de toute hypothèse de transférabilité. Hors de cette hypothèse, cette
multiplicité suppose, de la part du lecteur, une reconnaissance. Celle -ci
est touj ours instantrice : elle s'attache à une lecture littérale de la repré­
sentation et, par là, l'actualise. Cette reconnaissance est, dans les termes
d' Antonio Tabucchi, le moyen de l'hallucination et, par là, la reconnais­
sance de l'identité multiple de tout individu et du réel.
Le roman contemporain va au-delà de ces notations d' Anto'­
nio Tabucchi : si la figure humaine est multiple, l'univers auquel elle appar­
tient doit être dit multiple, sans qu'aucune identité soit défaite, et sans que
le réalisme soit dissocié d'un pouvoir d'évocation et d'hallucination. Cela
est l'argument de L' Ultime question de Juli Zeh. Un meurtre et la dispa,­
rition d'un enfant, une enquête qui découvre le meurtrier, permettent
de dire à la fois cette multiplicité et cette constance - où il y a l' anthro"
poïesis du roman contemporain : celle d'une unité et d'un multiple; qui
touchent aussi aux représentations temporelles - chaque monde de cet
univers a son temps et ses origines, ses « dissensus ». L' anthropoïesis devient
inséparable d'un constructivisme, dont la fonction est manifeste : dessiner
la dissociation de l'énoncé, de l'énonciation et de l'affirmation, la double
qualification des personnages comme des données structurelles du roman,
et, par là, ouvrir la possibilité de l'instantiation - à la charge du lecteur.
Si l'on dit un tel individu paradoxal, celui qu'illustre La Maladie de
l'homme de Frenandino Camon, commun parce qu'il est différent, capa­
ble de dire un récit de vie parce qu'il sait qu'il ne dispose pas de son
unité et que personne ne peut la dire, si un tel individu est donc capable
de figurer bien des choses, les plus intimes, les plus externes, les plus
conununes, les plus singulières, sans qu'il cesse d'être identifié comme

284
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

un individu, quelques-uns des moyens usuels de l' anthropoïesis de l'in­


dividualité se trouvent défaits : identification de l'individu suivant son
savoir et son pouvoir de représentation ou de contre-représentation ;
identification de l'individu suivant ce qu'il est et suivant l'adéquation
de cette identification à ce qu'il voit et dit, ou à ce qu'il ne voit pas et
ne dit pas - c'est le principe du récit de vie, attaché à l' anthropoïesis
de l'individualité, que de faire apparaître que tout trait de l'individu
est externalisable. Dans l'individu paradoxal du roman contemporain,
tout est déjà externalisé, ou externalisable. Fait question la pertinence
de cette externalisation, ou la représentation d'une telle pertinence, sans
laquelle ne peut être exposée la propriété de l'identité individuelle, qui
est une propriété de médiation.
Les prises en charge directes de l'interrogation sur les impasses du
roman moderne, moderniste, postmoderne, sur les constituants du roman
d'une nouvelle anthropoïesis, consistent à porter la singularité romanes­
que à une manière d'extrême - le roman se donne d'une telle com­
plexité et choisit des présentations tellement spécifiques qu'il peut être
lu selon cette seule singularité -, d'une part, et, d'autre part, à procéder
à une manière d'allégorisation de cet extrême. Ainsi, dans son roman
Rimini, Pier Vittorio Tondelli1 place-t-il l'évocation de la ville de Rimini
sous le signe de l'apocalypse, et retrouve-t-il à la fois une constante du
postmoderne et une constante du roman du xrx< siècle de catastrophe.
Ainsi, Elfriede Jelinek procède-t-elle au même type d'allégorisation,
qui suppose toujours une identification extrême de l'individu mineur,
qui se partage entre l'oppresseur et l'opprimé, le fort et le faible ou la
victime. L'allégorisation se confond, d'une part, avec une stricte iden­
tification des situations, des individualités, et, d'autre part, avec un jeu
argumentatif ou critique qui ne laisse pas se développer une anthropoïesis
de l'individualité. Chaque fois, qu'il s'agisse de PierVittorio Tondelli ou
d'Elfriede Jelinek, l'allégorisation, la dualité, attachées à ces représenta­
tions extrêmes, sont, au total, les moyens d'une fable : celle du passage à
une autre anthrop oïesis.

1 . Pier Vittorio Tondelli, Rimini, Milan, Bompiani, 1 985.

285
Paradigmes du roman contemporain

Cette autre anthropolesis est celle de l'individu mineur ainsi


des romans d'Elfriede Jelinek1 , qu'il faut encore citer ; ainsi de City
d' Alessandro Baricco2• Là, l'individu mineur est le prolongement de l'in­
dividu mineur du réalisme du x1x• siècle. Ici, il se confond avec l'individu
comme laissé à lui-même et pris dans la ronde d'autres - de n'importe
quels autres - individus mineurs. On va de l'expresse critique sociale,
identifiée à une exigence d'émancipation, à un individu mineur dont
la minorité n'est pas justifiée suivant des données sociales. La présenta­
tion des individualités mineures se confond essentiellement avec celle du
contingent et avec celle du lien social que celui-ci fait paradoxalement.
Le thème urbain, qui donne son titre au roman, City, permet de figurer
un espace trop grand pour les individus mineurs et de rappeler, dans une
manière d'antiphrase, l'usage qu'a fait du thème urbain le grand roman
réaliste. Faute que le contingent et le récit même, dès lors que leur uti­
lisation romanesque est limitée par la multiplicité des individus mineurs,
acquièrent un pouvoir ostensif, ce pouvoir que l'on a dit caractéristique
de l'alliance de la dualité du singulier et du paradigmatique, d'une part;
et de l' anthropoïesis de l'individualité, d'autre part, le roman se prive lui:.o
même de tout j eu d'inférences qui permette de dessiner ou de suggérer
une figure humaine certaine et le commun qu' elle suppose. Ce même
défaut d'inférence se lit dans le fait que la figure de l'individu mineur
efface la possibilité du strict roman continu pour établir la série des
allégories de la minorité auxquelles sont identifiés les individus mineurs,
ainsi que l'illustre Régis Jauffret dans Micrqf1ctions3• Ce même défaut se
lit dans le roman du tueur en série, qui parcourt de vastes espaces. Ce
personnage est une autre allégorisation de l'individu mineur. Il y a là
une manière de réponse à l'absence d'issue qui caractérise la minorité
et un renouvellement de la dualité du singulier et du paradigmatique.
Le tueur en série est exemplairement singulier et extraordinairement
quelconque. Il est aussi l'illustration achevée du meurtrier - par quoi il

1 . Ce n'est là qu'une première caractérisation des romans d'Elfi:iede Jelinek, qui


appellent aussi la définition de leur perspective critique. ,
2. Alessandro Baricco, City, Paris, Albin Michel, 200 1 . Ed. orig. 1 999.
3 . Régis Jauffret, Microfictio11s, Paris, Gallimard, 2007 .

286
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

es t bien paradigmatique. Il est enfin, par ses meurtres et par ses parcours,
à la mesure des plus vastes espaces : il passe même la société, ainsi que le
narrent James Ellroy1 et Maurice G. Dantec2. C'est là une allégorisation
paradoxale de la minorité. Elle permet de restituer, sur le mode négatif,
la caractérisation double du personnage - radicalement singulier et
prisonnier de sa subjectivité, et cependant défini selon la reconnaissance
du dehors -, et sa propriété au regard de toute réalité : par quoi, les
lieux et les moments des meurtres sont les indices, encore exemplaires,
de cette réalité. Remarquablement, l'individu mineur n'est pas nécessai­
rement justifié suivant des données sociales ; sa figure et son allégorisa­
tion désignent l'impasse du roman moderne, moderniste, postmoderne,
et correspondent à la double caractérisation de tout personnage.
Une telle anthropoïesis de l'individu porte l'explicite question d'une
resymbolisation, qui peut encore se formuler selon une interrogation
sur la pertinence qu'il convient de reconnaître aux exposés des sin­
gularités romanesques. Ces interrogations ne sont pas nécessairement
prises en charge ou fictionnalisées par les romans de manière directe.
Les prises en charge indirectes relèvent tantôt d'une satire sociale, tan­
tôt d'un effort pour suggérer une manière de nostalgie - vaine - du
lieu où se seraient résumés les liens sociaux, la symbolisation sociale.
Satire sociale : ainsi des romans de Martin Amis. Dans Poupées crevées
(Dead Babies)3, un manoir, lieu de villégiature pour le week-end, et ses
visiteurs, qui résument une société, celle de la disparité et d'une vaine
libération. Chien Jaune (Yellow Dog)4 propose une imagerie sociale équi­
valente à travers un j eu de simultanéisme étendu au monde entier, qui
porte une satire de la Grande Bretagne contemporaine. Nostalgie : le
lieu de la symbolisation commune peut être figuré. Dans Océan mer
(Oceano mare)5 d' Alessandro Barricco, une pension au bord de la mer
réunit sept personnages, rappelle Joseph Conrad - la pension Almayer.

1. James Ellroy, Un tueur sur la route, Paris, Rivages, 1 989 (Silent "lèrror, 1 986) .
2. Maurice G . D antec, Les Racines du mal, Paris, Gallimard, 1 995.
3. Martin Amis, Po11pées crevées, Paris, Gallimard, 200 l . É d. or. 1 975.
4. Martin Amis, Chien jaune, Paris, Gallimard, 2007. Ed. or. 2903.
5. Alessandro Baricco, Océan mer, Paris, Albin Michel, 1 998. Ed. or. 1993.

287
Paradigmes du rom an contemporain

Cette pension est, de fait, le lieu de l'impossible représentation, de l'im­


possible vie, de la contradiction de toute anthropoïesis et, en conséque nc e,
de toute œuvre, de toute resymbolisation, c'est-à-dire de toute reconsti­
tution de la représentation des rapports du suj et avec lui-même et ave c
autrui - ce à quoi correspond la réunion des personnages dans un
même lieu. Il est aussi dit le radeau de la Méduse ; il est dit, tout à la fin
du roman, que la pension s'évanouit dans les airs. Cela est une remar.c
quable allégorie de la fin de la tradition du roman moderne, moderniste,
dans un roman qui se donne comme le rappel de cette tradition.

RO M A N ET I N D I F F É R E N C E , RO M A N ET A F F R A N C H I S S E M E N T
DU « DISPOSITIF » : DESSIN DU COMMUN ET NOUVELLE
S I G N I F I C AT I O N D U N O M I N A L I S M E L I T T É R A I R E

Ces notations sur l a récusation d e l ' anthropoïesis d e l'individualité


se reformulent : le roman contemporain renouvelle le traitement des
singularités, qu'il s'agisse des « réalités » ou des individualités qu'il pré:..
sente, et des possibles. Une singularité n'est pas dissociable des autres
singularités - toutes constituent des possibles mutuels. C'est pourquoi,
dans L' Ultime question, l'histoire du meurtrier peut être lue doublement ;
c'est pourquoi dans Gloire, roman en neuf histoires, les identités autres don­
nées aux personnages apparaissent comme des identités plénières de ces
personnages et comme les définitions de leurs possibles. On a là, de fait;
l'accomplissement de ce que font bien des romans qui ont été cités au
long de cet essai - il faut répéter Roberto Bolaiio, Rodrigo Fresan,
Salman Rushdie. Ce traitement des singularités répond à une limite du
roman moderne, moderniste, postmoderne. Dans un monde qui serait
entièrement selon la perspective de l'anthropologie de l'individualité, il
faut dire les possibles et leur réduction certaine. Il convient de revenir
aux notations sur la représentation du réel et sur celle du dissensus1 • La

1. Voi r supra, p. 1 70 et sq.

288
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

limite, que la réalité, l'objet imposent au possible, permet d'identifier la


représentation du réel à un possible - le possible est la libre désignation
du réel, un libre j eu de référence. Suivant une logique similaire, il peut
être dit que la limite, que dessinent mutuellement les individus les uns
par rapport aux autres, figure le possible d'une communauté. Cela se lit
donc dans la tradition occidentale du roman. Cela porte cependant sa
propre limite, faut-il répéter. La désignation du réel selon le possible est,
en elle-même, paradoxale : les possibles ne sont finalement que selon le
calcul de leur réduction suivant les codages que porte le roman. C'est
sur cette contradiction que se construisent le roman réaliste - il suf­
fit de dire Madame Bovary -, le roman moderniste - il suffit de dire
Ulysse de Joyce. Cela est l'explicite de Cosmopolis de Don DeLillo : les
possibles sont clairement selon le calcul de leur réduction suivant le
code des signes de l'assassinat annoncé. C'est encore la contradiction
de la fable du Stade de Wimbledon de Daniele Del Giudice : les possibles
d'une vie, qu'on entend restituer pleinement, sous le double signe de la
vie et de 1' écriture, se réduisent à une enquête qui a pour conclusion le
don d'un pull-over - lui-même, le possible fort réduit du narrateur. La
fable négative du dissensus se lit dans Aminadab1 de Maurice Blanchot : le
désaccord est à la fois exposé et le moyen de coder le roman.
Cette dualité de 1' ouverture et de la réduction des possibles ne s'in­
terprète pas seulement en termes négatifs. Elle indique - c'est à cette
indication que s'attache le roman contemporain : le développement du
possible ne se comprend que comme ce qui fait brèche dans ce qui est
donné pour le réel. Dans cette perspective, le roman vaut moins par le
fait qu'il conviendrait de considérer en lui-même ce j eu d'ouverture et
de réduction des possibles - on a là de fait, faut-il répéter, la pratique
du réalisme2 -, que par la fonction qu'il convient de reconnaître à ce
jeu. Celui-ci est indispensable pour que le roman expose ce qu'il fait.

l . Maurice Blanchot, Aminadab, Paris, Gallimard, 1 942.


2. Rappelons, dans la perspective de nos remarques sur les jeux représentationnels
dans le roman, que le réalisme ne se définit pas nécessairement selon la correspondance du
mot et de la chose - il ne se définit pas comme une reconnaissance du réel qui conduit à
un littéralisme. Il se définit comme ce qui note la limite que constitue le réel au dévelop­
pement du possible ; il fait, en conséquence, du développement du récit, du roman, qui est

289
Paradigmes du roman contemporain

Le roman se construit sur ce double constat : rien n'est possible, tout est
possible. Cela permet l'écriture. Cela suscite une ambivalence : le roman
à la fois enregistre un échec - le défaut de possible -, fait du fantasme
- la pathologie de la pensée et de l'imagination du possible - ce qui
vient fermer ce défaut de possible, d'une part, et, d'autre part, confir me,
que le monde réel est un monde multiple et commun par là même. Où
il y a les arguments de Gloire, roman en neuf histoires et de L' Uitime qu es­
tion, et des romans de l' écrivain, Dans le scriptorium, Agonie d'Agapè.
Ces constats se commentent selon le changement de ce que l'on
peut appeler l' indifférence romanesque et selon une réforme du statut
de la fiction. Dans la tradition du roman occidental - quelle que soit
l'esthétique de ce roman, réaliste, non réaliste -, l' anthropoïesis et le sta.:.
tut anthropologique reconnu à l'individu entraînent que l' énonciateur
dise, ne dise pas le monde - cela est indifférent puisque le personnage;
le narrateur, l'auteur peuvent touj ours énoncer singulièrement et uni­
versellement, c'est-à-dire suivant la disponibilité générale du lexique,
capable de recouvrir ou de choisir de ne pas recouvrir le monde. Il
est reconnu à chaque type de discours, à chaque type de roman, une
pertinence. Cela se sait de Flaubert, tout autant que de la littérature
du signifiant 1 • Les romans de la fin du postmoderne et du contempo­
rain se confondent avec l'effacement de cette perspective, particulière­
ment, à travers l'abandon de l'approche linguistique, qu'elle implique,
du discours romanesque. Ces romans enregistrent l'inutilité des mots
connus et convenus, ceux de l' écrivain : ces mots ne font ni signe, ni
trace face au monde commun contemporain. En témoigne le person­
nage de Stillman dans La Cité de verre de Paul Auster : il note que ce
monde conunun a ses propres mots qui vont contre tous les mots de
!'écrivain, contre les mots de l'individu. En témoigne également le
personnage d' É lizabeth Castello dans Élizabeth Castello : huit leçons de
John Maxwell Coetzee : elle pense que !'écrivain doit s'en remettre au

un développement selon le possible, le moyen de désigner expressément cette limite.Voir


sur ces points, Jean Bessière, Principes de la théorie littéraire, Paris, PUF, 200 5 .
1 . On a là une reprise de la définition du statut de la littérature, du x1x< à la presque
fin du xx• siècle, que nous avons proposée dam Q11cl statut po11r la littérature ?, op. cit.

290
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

monde de la vie qui a son propre langage, et ignorer ses propres artifices
et ceux du langage des hommes. On ne doit pas lire là quelques nou­
veaux traités romanesques sur le statut du signe, mais deux manières de
dire la vanité du point de vue anthropologique que porte la tradition du
roman occidental : le sujet ne dispose plus d'un pouvoir de figuration,
ni du bénéfice de l'individualisme. Que l' écrivain tienne qu'il possède
encore un pouvoir de figuration revient, pour lui, à simplement affirmer
sa singularité sans prêter à cette affirmation aucune propriété opératoire.
L'expérience de la singularité devient une expérience vaine. Singularité
et individualité sont comme « désobj ectivées ». Cela est le thème même
du roman de !' écrivain auj ourd'hui. L'indifférence de !'écrivain, qui peut
dire ou ne pas dire le monde, est sans pertinence.
Le roman contemporain fait lire un autre type d'indifférence. Cela se
dit par La Maladie de l'homme de Fernandino Camon, par L' Ultime question
de Juli Zeh, par Gloire, roman en ne ef histoires de Daniel Kehlmann. Cette
indifférence se reconnaît littéralement : dans La Maladie de l'homme, ni
l'analysé ni le lecteur ne peuvent choisir entre une identification stric­
tement analytique du roman et la reconnaissance d'un malaise commun,
qui n'est donc pas une maladie ; dans L' Ultime question, il reste indifférent
que l'assassin soit reconnu assassin puisqu'il peut tout autant être dit
qu'il n'a pas voulu être un assassin ; dans Gloire, roman en neiif histoires,
cette indifférence est explicitement formulée : « Que vaut-il mieux en
effet, recouvrir la Terre d'un tapis ou bien mettre des chaussures ? »1 Ces
notations font caractériser, dans ces romans, doublement l'indifférence.
Première caractérisation : ces romans sont compréhensifs, au sens où ils ne
donnent aucune priorité à aucun de leurs éléments - ces éléments
sont d'une égalité indifférente. Seconde caractérisation : le roman ne cesse
de dire le moment indifférent entre le vide de sens et le plein de sens
- passer de l'un à l'autre n'est que selon ce moment. Par quoi, le roman
est l'expression constante de ce moment. Cela s'illustre par les séries
d'évocations fort diverses que proposent Mantra et La Vitesse des choses
de Rodrigo Fresan : la série de présentations, qui, en elles-mêmes parfois

1. Daniel Kehlmann, Gloire, op. cit. , p. 1 1 6 .

29 1
Paradigmes du roman contemporain

incohérentes, ne constituent pas ensemble un jeu de cohérence, figure


une telle série de moments. C'est suivant ces deux indifférences que se
développent La Maladie de l'homme, L' Uitime question, Gloire roman en
neuf histoires. Ces remarques se commentent encore en quelques points.
Le roman, qui se caractérise par ce type d'indifférence, est inévitable­
ment celui du hasard. Il est aussi celui de l'implicite et de l'inférence,
parce qu'il va selon ce défaut de priorité et selon ce moment de l'indif­
férence entre le vide et le plein du sens. On reconnaît là des traits des
romans de Roberto Bolaiio, de Rodrigo Fresan, de Salman Rushdie. On
a là encore la transcription romanesque de l'effacement de l' anthropoïesis
de l'individualité, qui suppose la constitution continue du sens. On a
là enfin l'abandon de l'identification linguistique du roman, du codage
que porte cette identification. Ainsi, le roman est-il compréhensif - il
peut tout inclure : le sens et le non-sens, la réalité et l'irréalité -, figure­
t-il la restitution de tous les possibles et la disponibilité de toutes les
singularités, et le commun, sans qu'il y ait à mettre en évidence la dualité
du singulier et du paradigmatique.
Par cette indifférence, par ce traitement du possible, ces romans
déplacent la caractérisation et la fonction usuelles de la fiction. Dans
la tradition occidentale du roman moderne, moderniste, postmoderne,
l'identification du roman à une fiction, qui peut être pratiquée dans
des romans aux finalités et aux esthétiques opposées - mimesis, anti­
mimesis -, correspond à la caractérisation du roman comme un « dis­
positif » . Identifier le roman à une fiction et en discuter la propriété
ou la pertinence fait, en effet, inévitablement entendre : le roman se
donne comme ce qui soustrait, de leur usage commun, des images du
monde et des individus, pour les confier à sa propre autorité ; la question
de la pertinence de cette soustraction se pose parce qu' elle rompt avec
l'usage partagé de ces images. En ce sens, toute fiction est à la fois une
séparation et une singularisation radicale des discours disponibles et des
représentations qui leur sont attachées. Ce par quoi, faut-il répéter, le
roman, identifié à la fiction, fait question. À cette question, les théories
occidentales du roman entreprennent de répondre en préservant l'auto­
nonue du « dispositif » romanesque, et en le caractérisant suivant la dua­
lité du singulier et du paradigmatique - où il y a le moyen de dire une

292
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

pertinence du roman et de sa fiction, sans effacer l'autorité du roman, ni


son geste de soustraction.
À l'inverse, le roman contemporain n'implique pas que sa fiction
- autrement dit, ses manifestes invraisemblances, ses manifestes discon­
tinuités ou ses manifestes arbitraires dans le dessin de la cause et de l' ef­
fet - aille nécessairement avec la question de la pertinence. Si ce roman
est compréhensif, comme il vient d'être dit, s'il peut être, de manière
évidente, de plusieurs histoires - ainsi de Gloire de Daniel Kehlmann,
qui est un roman à « neuf histoires » -, il est le roman qui ne dispose pas
sa propre autorité. Il montre comme disponibles bien des discours, bien
des représentations : la fiction est celle de cette disponibilité. Se définit
fiction ce discours qui va contre tous les « dispositifs » qui prévalent dans
la société contemporaine - le langage est un de ces « dispositifs ». Mantra
et La Vitesse des choses de Rodrigo Fresan illustrent cela. Ils recomposent,
hors de l'autorité de la littérature, hors de toute autorité, bien des dis­
cours, bien des rappels de « dispositifs » . L'identification du roman à la
fiction a deux fonctions. Première fonction : exposer que l'obj ectivité, dans
notre monde, est captée par un grand nombre de « dispositifs », et que ce
monde cesse, par là, d'être un monde commun. C'est pourquoi, Mantra
et La Vitesse des choses sont entièrement fantasmatiques, autrement dit,
à la fois entièrement fictionnels et entièrement liés aux imaginations
de suj ets. Deuxième fonction : exposer que cette fiction est le meilleur
moyen d'exclure l'identification des individus à des subj ectivités abstrai­
tes - abstraites parce qu' elles sont soumises à des « dispositifs » -, et de
les rapporter au monde même. T71e Sea ef Poppies1 d'Amitav Ghosh illus­
tre cette identification du roman à la fiction et cet usage de la fiction.
Personnages aliénés que la plupart des personnages du roman. Personnages
certainement soumis à des « dispositifs », dont le plus manifeste est le
schooner Ibis. Personnages cependant similaires aux innombrables
champs de pavots, obj ets du hasard, et figures de l'heureuse indifférence
- celle qui place ces personnages sous le signe du hasard, ultime figura­
tion de leurs rapports certains au monde et au Gange. Tout cela se dit en

1 . Amitav Ghosh, The Sea �f Poppies, op. cit.

293
Paradigmes du roman contemporain

une fable radicale : celle de l'inversion de tout « dispositif » - le schoo­


ner Ibis est aussi une fiction, ou a son équivalent fictionnel : ce bateau
qui apparaît, au milieu des terres, à l'héroïne. Qu'il s'agisse de
Rodrigo Fresan ou d'Arnitav Ghosh, l' extrême de la fiction est le moyen
de figurer la fin de la captation de l obj ectivité dans des « dispositifs ».
Par quoi, la fiction dit la disponibilité de l'obj ectivité.
On lit là, tant dans les littératures occidentales que dans les littéra:...
tures non occidentales, l'achèvement du renouvellement de la trans�
individualité, attachée au roman contemporain. Cette anthropoïesis ne
consiste plus à dessiner l'institution de la figuration de l'être humain à
travers la construction de l'individualité. Elle consiste à dessiner le sujet
qui n'est ni identifiable, en lui-même, à une sphère séparée - ce qu'est
l'individu du roman moderne, moderniste, postmoderne -, ni rappor"'
table à une quelconque sphère séparée - elle-même identifiable à un
« dispositif », la religion, tel corpus de savoirs . . . Cela n'entraîne pas que
ce suj et ne soit pas caractérisable de bien des manières - socialement,
professionnellement, culturellement. Cela n'entraîne pas non plus que
ce suj et ne reconnaisse pas des « dispositifs ». Ainsi du personnage narra­
teur et analysé de La Maladie de l'homme : il voit la psychanalyse comme
un tel « dispositif », ainsi qu'il voit le langage ; il sait qu'il y a dans ces
« dispositifs » les moyens de sa subj ectivation et la raison de la maladie
commune de l'homme. La Maladie de l'homme est la fable de la restitu�
tion du langage et de la maladie à des usages communs, ceux de tous les
hommes - à défaut d'être effacés, les « dispositifs » sont présentés ou
pratiqués de telle manière qu'ils cessent d'identifier des sphères séparées.
Par quoi, peuvent se dessiner la conscience de soi, la conscience de l'his­
toire, la conscience de la communauté.
On a là, la réponse aux conséquences de deux caractéristiques du
roman moderne, moderniste : ce roman ne justifie jamais la phéno­
ménologie qu'il expose ; il se construit selon l' anthropoïesis de l'indi­
vidualité. D ' une part, faute d'une telle justification, le suj et du roman
apparaît comme un sujet non réflexif, comme un suj et qui n' est carac­
térisé que selon son extériorité - rien de plus extérieur que le nom
propre, rien de plus extérieur que la description des sensations d'un
personnage, bien que cette description suppose une sensibilité et un

294
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

pouvoir d'énonciation. Cette extériorité caractense le personnage


comme pris dans le « dispositif » romanesque. D'autre part, ce p erson­
nage, par l' anthropoïesis de l'individualité, se définit comme une part
entière du « dispositif » romanesque. On reconnaît là la dualité des per­
sonnages de Madame Bovary, d' Ulysse, du nouveau roman, et de ceux
que l'on nomme des antipersonnages. Le roman contemporain j oue de
cette contradiction et la réforme : il ne défait ni cette phénoménologie,
ni la certitude du suj et, de l'individu. Il use de cette phénoménologie
et de cette certitude de manière indifférente. Il maintient la caracté­
risation du personnage par une pure perception. C'est ainsi qu'il faut
comprendre le fait que ce roman est dit le roman des petits riens, - le
type de roman qu'illustre Jean-Philippe Toussaint. Ces petits riens sont
des données adéquates à la p erception de quiconque. Parce qu'ils sont
des petits riens, ils ne peuvent être les supports ou les moyens ni de la
figuration plénière de la constitution du suj et humain, ni de la figura­
tion du pouvoir du roman1 •
O n a là, la réponse à l'impasse de l'identification que l ' écrivain
donne de lui-même, et qu'illustre l'autofiction, comme on l'a noté à
propos de Paul Auster et de son Dans le scriptorium, de William Gaddis et
de son Agonie d'Agapè ou, en d'autres termes, la réponse au fait que
-

le roman moderne, moderniste, postmoderne, s'est lui-même caracté­


risé comme un « dispositif » : c'est selon la sphère qu'il constituait qu'il
présentait l'individu. Dans Dans le scriptorium et dans Agonie d'Agapè,
l' écrivain est prisonnier du « dispositif » que constitue son œuvre : il se
définit comme suj et par cette seule œuvre, sphère qui le retient et l'isole.
Qu'un tel écrivain doive être soigné fait entendre : il doit être dépouillé
de sa propre œuvre. John Maxwell Coetzee, dans Élizabeth Costello :
huit leçons, et Paul Auster, dans La Cité de verre, livrent la fable de ce
dépouillement. Élizabeth Castello : huit leço ns : le personnage écrivain,
devient comme un de ses propres possibles à travers ses conférences, à
travers son rêve d' être une taupe. La Cité de verre raconte une histoire

1 . Il fàut rappeler ici nos indications sur le roman « debole », voir supra, p. 5 5 .
C e roman peut être l u comme une des étapes vers le roman contemporain, tel qu'il est
décrit ici.

295
Paradigmes du roman contemporain

possible, celle d'un détective, celle de Stillman, père et fils. Il est dit leur
effacement - les protagonistes de l'histoire disparaissent. Seul subsiste,
a-t-on déjà remarqué, certain, le nom de l'auteur - étranger à son
propre « dispositif » romanesque. Ces romans se lisent sous le signe de
l'indifférence : il est indifférent que le romancier soit reconnu comme
romancier ; il est indifférent qu'il apparaisse ou n'apparaisse pas comme
l'auteur de ses romans.
Cette indifférence se lit plus généralement dans le fait que le roman
contemporain se donne pour le roman du commun, et comme le
moyen de figurer ce commun. Cette indifférence, doit-on rappeler, est
à la fois un exercice compréhensif, qui exclut toute priorité sémanti­
que et symbolique, et un j eu sur le moment indifférent entre le vide
de sens et le plein de sens, qui exclut toute totalisation sémantique et
symbolique. C'est, d'une part, par ces deux exclusions et, d'autre part,
par ce qu'impliquent le compréhensif et le moment indifférent, que
le roman contemporain figure le commun. Le compréhensif implique
la figuration du défaut de sélection et, en conséquence, de séparation
entre les données du roman. Parce qu'aucune séparation n' est figurée,
le roman même n'est que par sa possible extension hors de lui-même.
Par quoi, le roman cesse de s'identifier à un « dispositif » ; par quoi, il
fait des perspectives actantielles, spatiales et temporelles, les moyens de
refigurer le possible et le potentiel - cela qui n'appartient à aucun
« dispositif » . Tout cela se dit aujourd'hui en deux fables explicites, qui

ont partie liée avec des références anthropologiques - il faut revenir


à John Maxwell Coetzee. Cette indifférence, condition de l'effacement
du « dispositif » , qu'elle soit rapportée à l' écrivain, à l'univers du roman
ou au roman, se confond avec la plus radicale critique de la tradition du
ron1an moderne, moderniste, postmoderne. Dans le ronun moderne,
moderniste, l extériorité, le dehors apparaissent entièrement dépen­
dants, dans leurs représentations, que celles-ci se donnent pour obj ecti­
ves ou pour subj ectives, de la procédure romanesque. Le roman réaliste
construit et illustre la transférabilité des représentations ; il les valide par
là et leur prête une propriété universelle. Dans le roman moderniste, on
dispose les limites de l'obj ectivité ; on dit la représentation subjective
suivant la reconnaissance et la transférabilité de ces limites. Dans tous

296
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

les cas, est supposée la reconnaissance du droit de représenter : le roman


même se reconnaît ce droit. Cela se lit aussi dans les esthétiques et les
poétiques romanesques qui entendent contredire ces j eux de représen­
tation et de transfert. Le strict roman de la réflexivité et celui du langage
- le langage est identifié, à travers telle langue, à un universel - ne
font que reporter sur l'exercice même du roman la reconnaissance de
ce droit. Que ce type de roman soit dit imiter le langage fait entendre :
le roman se saisit du « dispositif » linguistique et en fait sa propre sphère,
une sphère comme séparée. Le roman contemporain, qui porte le j eu
d'indifférence, apparaît exemplairement politique : il dit la récusation de
tout « dispositif » .
Les fables d e John Maxwell Coetzee illustrent ces perspectives
romanesques contemporaines. Élizabeth Costello : huit leçons et Le Journal
d'une année noire (Diary ef a Bad Year)1 . Élizabeth Costello : huit leçons est
la fable du compréhensif - ce compréhensif qui est une des raisons du
changement des perspectives anthropologiques du roman contempo­
rain et qui fait entendre : il ne peut y avoir de bénéfice de l'individua­
lisme qu'à cette condition : que l' écrivain, autrement dit, l'individu, loin
d'identifier individualisme et représentation de la conscience de soi,
choisisse de considérer son rapport avec ce qui le détermine, et se pense
dans une continuité avec la nature. C' est pourquoi, le personnage d' Éli­
zabeth Castello attache autant d'importance aux animaux. Il ne faut
pas comprendre qu' elle reconnaisse une animalité brute, mais qu'elle
dispose l'animalité comme un fait de culture au même titre que l'hu­
manité. C'est pourquoi la référence à Kafka, l'épisode du quasi-procès
ont, dans le roman, une propriété anthropologique, ou, plus exactement,
se confondent avec une critique de la tradition anthropologique occi­
dentale : est dénoncée une tradition qui repose sur une métaphysique
de l'ordre et qui voit dans l'individu celui qui doit être nécessairement
éduqué ou rééduqué. À l'inverse, l'indifférence de la nature et de la

1. John Maxwell Coetzee,Jo11rnal d'une année noire, Paris, Le Seuil, 2008. É d. or. 2007.
Le dessin de la communauté se dit doublement : selon les notations que porte le roman
sur la situation politique contemporaine - Guentanamo, apartheid, etc. -, selon le j eu
entre !'écrivain C et la jeune femme qu'il choisit pour l'assister.

297
Paradigmes du roman contemporain

culture définit le monde entier comme un vaste contexte de possibles


communs.Journal d'une année noire est la fable du moment indifférent : si
l' anthropoïesis doit être autre chose que celle de l'affirmation de la figure
humaine et de la certitude de l'individu et du suj et, elle doit inclure
tous les temps de la figuration humaine - particulièrement, celui de
la vieillesse. Elle devient une anthropoïesis indissociable de la continuité
et de la multiplicité des temps, autrement dit, de l'indifférence de leur
série : chaque temps est un moment qui appelle le contexte, le possible
de tous les temps . Ces deux fables sont aussi celles du nominalisme lit..:
téraire : pour la première, un roman qui est la négation de la littérature ;
pour la seconde, un roman qui est selon la représentation d'une écriture
quotidienne.
Dans le compréhensif et dans le moment indifférent, le roman sub­
stitue à l'organisation sémantico-formelle, moyen de la présentation, de
l'interprétation du contingent, du fortuit, et de l' anthropoïesis de l'in­
dividualité, 1' exposition de 1' égalité des discours dans le temps et dans
l'espace ; il fait une combinaison libre - fortuite - qui autorise toutes
les associations de discours et de représentations, sans qu'il y ait à choisir
entre les implications de ces discours et représentations, sans qu'il y ait
donc à choisir entre le local et le global, le culturel et l'universel - sans
que ce choix soit, par avance, ce qui commande la construction roma­
nesque de la figure humaine. Loin de toute anthropoïesis finalisée selon
la représentation de l'individualité, la figure humaine, qui peut cepen­
dant être singularisée, se dessine en se partageant avec l' ensemble de ses
délégués, de ses représentants, de ses messagers. Le nominalisme - par
quoi, il faut comprendre à la fois l'indifférence générique et littéraire
du roman et la reprise, dans le roman, des discours communs - permet
de figurer le commun, selon le compréhensif. Ainsi, David Link, dans
Los Ai1os 90, expose-t-il l'importance des messagers et des moyens de
médiation, livre-t-il des transcriptions de messages enregistrés sur les
répondeurs téléphoniques - cela fait l'essentiel de ce roman. Le roman
dictionnaire est l'exemple ultime de ce nominalisme et de son j eu d'in­
différence - ainsi d'Hubert Haddad et de son Univers, du Dictionnaire
Khazar (exemplaire androgyne) de Milorad Pavie, du roman dictionnaire
de Han Shaogong, A Dictionary of Maqiao.

298
Romans contemporains, romans de l'indifference, certitude du roman

I N D I F F É R E N C E RO M A N E S Q U E , R E P R É S E N TAT I O N
E T S U BJ E C T I VAT I O N D A N S L E RO M A N C O N T E M P O R A I N

L'affranchissement de tout « dispositif » e t le moment indifférent se


lisent dans le roman contemporain selon les réorganisations des repré­
sentations qu'ils imposent - représentations du sttjet, représentations du
réel, représentations temporelles, représentations de la communauté. Cet
affranchissement et ce moment indifférent répondent à une difficulté du
roman occidental depuis le XIX0 siècle : l'impossibilité de se défaire d'un
littéralisme, qui traduit à la fois la recherche d'une autonomie du roman
et sa reconnaissance des « dispositifs » - langagiers, symboliques . . . Aussi
bien dans les poétiques des écrivains que dans les propositions de la cri­
tique, la question de la représentation est une question centrale depuis
le XIXe siècle. Ces poétiques et ces propositions traitent de l'autorité de
l'œuvre et du « dispositif », dont celle-ci dépend et qu'elle peut figurer.
Elles sont le plus souvent ambivalentes. Ainsi le réalisme implique-t-il, à
la fois, l'autorité de l' œuvre qui constitue en elle-même un « dispositif »
- c'est cela que l'on entend lorsqu'on affirme que le roman dit le réel ­
et une dépendance de l'œuvre moins au réel même qu'aux moyens qui
sont, hors de la littérature, ceux de l'identification et de la représen­
tation du réel. Remarquablement, le roman de Daniel Kehlmann, Les
Arpenteurs du monde, déconstruit un des moyens de cette identification et
de cette représentation : les discours scientifiques. Ainsi, les poétiques et
les esthétiques antiréalistes, caractérisées par le renvoi au signifiant, sont­
elles certainement des assertions de l'autorité de l'œuvre - celle-ci est
reconnue capable d'utiliser le langage suivant sa propre initiative et selon
le refus d'une commande par le langage ; elles sont aussi prises dans
le « dispositif » du langage, puisqu'elles disent une identification de la
littérature au langage. La notation, fréquente dans ce type de poétique,
suivant laquelle la littérature imite le langage, traduit l'inévitable de la
dépendance au « dispositif » linguistique, dès lors que l'on dit l'autorité
de l' œuvre selon le langage.
Ces ambivalences peuvent se reformuler selon celles du littéralisme,
qui est l'hypothèse première de ces poétiques et de ces propositions. Le

299
Paradigmes du roman contemporain

littéralisme fait entendre : l'œuvre doit se lire selon ses seules lettres, c'est­
à-dire littéralement. Cela vaut pour le réalisme : si l' œuvre doit être dite
représenter le réel, elle doit être dite ainsi selon toutes ses lettres et selon
ses seules lettres, qui supposent la correspondance des mots et du réel. Cela
vaut aussi pour le roman et la littérature du signifiant - un tel roman, une
telle littérature ne sont leur propre et seule réalisation que par leurs lettres ;
ne pas se tenir au littéralisme est ignorer cette réalisation. Ces affirmations
du littéralisme font encore entendre - à propos du réalisme, selon la leçon
de Flaubert : le littéralisme est aussi celui du livre sur rien ; à propos du
roman et de la littérature du signifiant : le signifiant est celui de tout mot,
de toute apparence que fait le mot - c'est pourquoi, la critique a établi un
lien entre signifiant et corps -, bref de tout prosaïsme et de toute réalité.
Ces constats appellent d'autres commentaires sur le littéralisrrte.
Celui-ci peut se lire de deux façons indissociables : comme le moyen de
l'autoréférentialité du roman ; comme le moyen, pour le roman, de ne
pas figurer son propre contexte. Ce dernier point est un clair paradoxe
au regard du roman réaliste, qui, en principe, fait de son contexte son
propre obj et. Il paraît une remarque évidente au regard de la littérature
du signifiant. Cette dualité du littéralisme - autoréférentialité et défaut
de figuration du contexte - est la traduction, en termes de poétique
représentationnelle, de la dualité du singulier et du paradigmatique : le
roman de l' anthropoïesis de l'individualité définit essentiellement son
pouvoir représentationnel et son pouvoir contre-représentationnel par
le fait qu'il est apte à donner à la fois le particulier et le général - ce

qui n'implique pas une figuration fonctionnelle des contextes dans le


roman. Celui-ci ne peut être le roman de la figuration de la médiation.
Il est une autre manière de dire le littéralisme, selon le roman
contemporain. Le littéralisme n' est pas dissociable des usages, linguisti­
ques, culturels, idéologiques, symboliques, et des contextes de ces usages.
Cela implique que le roman ne soit pas essentiellement marqué d'une
propriété autoréférentielle, qu'il ne reste pas pris dans la dualité du singi.r­
lier et du paradigmatique, mais qu'il se construise pour donner sa propre
lettre comme la figuration d'un contexte dont elle est une variable. C'est
à ce type de figuration des contextes, que s'attache Daniel Kehlmann
dans Les Arpenteurs du monde ; ce roman reprend, assemble des discours

300
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

scientifiques contradictoires, et, par là, les relativise, et les dessine comme
le contexte des Arpenteurs du monde. Ces discours sont certainement des
parties des « dispositifs », linguistiques, discursifs, culturels, symboliques,
dont le roman pourrait être dépendant. Ils sont, de fait, les moyens de
l' autopoïesis et, par là, la figuration du contexte que le roman se reconnaît.
L' Uitime question de Juli Zeh appelle des constats similaires. Ce roman ne
se donne pas, à la différence, des Arpenteurs du monde, un arrière-plan his­
torique et documentaire. Sont cependant manifestes tous les « disposi­
tifs » sociaux, culturels, linguistiques, discursifs, scientifiques et autres, qui
appartiennent à notre contemporaineté. Il y a encore un j eu d' autopoïesis
et donc une absence de détermination du roman par « ces dispositifs »,
comme il y a un j eu d' « interprétant », auquel le roman est identifiable,
figuré par l'intrigue policière.
L' Uitime question rend, de plus, manifeste - une fois encore par l'in­
trigue policière - la rupture que fait le roman contemporain, par un tel
littéralisme, par une telle figuration des contextes, par une telle autopoïesis,
avec le roman moderne, moderniste, postmoderne, dans la représenta­
tion du sujet, dans la « subj ectivation » - il faut comprendre, par sub­
jectivation, la manière dont l'individu dans le roman est désigné comme
suj et. Dans le roman de l' anthropoïesis de l'individualité, roman dont le
littéralisme est totalement ambivalent, précisément parce que l'individu
est toujours une singularité et un type, la subjectivation est entièrement
dépendante des « dispositifs » de désignation - sociaux, culturels, symbo­
liques, cognitifs. Cela conduit à un paradoxe : même l'individu quelcon­
que - celui d' Ulysse de Joyce, celui de L'Homme sans qualités (Der Mann
ohne Eigenscheften) 1 de Musil - ne se définit que selon un telle subjecti­
vation. Celle-ci est entièrement congruente avec l' anthropoïesis de l'indi­
vidualité, qui fait lire l'individu comme suj et suivant les grands savoirs sur
l'homme. À l'inverse, la constance du personnage meurtrier - il est bien
d'une seule identité - dans L' Uitime question ne suppose pas une telle
subj ectivation - le personnage, pris dans une double représentation, est
une partie de l' « interprétant » que constitue le roman.

1 . Robert Musil, L'Homme sans qualités, Paris, Le Seuil, 1 959. É d. or. 1 930- 1 932.

301
Paradigmes du roman contemporain

Les Arpenteurs du monde et L' Uitime question, par ces j eux avec les « dis­
positifs » et par ces variations de la représentation du suj et, enseignent
encore : fût-ce à propos du même sujet, des mêmes actions, il n'est pas
une seule représentation du temps de ce suj et, du temps de ces actions,
du réel, des communautés. Il ne faut pas conclure aux seules illustrati ons
d'un relativisme, d'une variation des points de vue, à la seule fiction. Il faut
conclure, en un rappel de la multiplicité du monde du roman contem­
porain, que l'abandon de l'illustration de la seule dualité du singulier et
du paradigmatique et celui de l' anthropoïesis de l'individualité autorisent,
dans le roman, la désignation de plusieurs origines temporelles des histoi­
res, des récits, des actions, des réalités qu'ils rapportent - cela est le jeu
même de L' Uitime question ; cela commande l'organisation des Arpenteurs
du monde, dès lors qu'il est dit deux savoirs de ce monde. Désigner plu­
sieurs origines, plusieurs commencements, c'est, comme on l'a vu1 , dési­
gner autant de possibles, et donner autant de représentations du réel, du
temps, des actions, de la communauté. C'est encore mettre en évidence le
moment indifférent, celui qui autorise ces diverses désignations.
Dans le moment indifférent, dans l'affranchissement des « dispo.C
sitifs », la figuration des usages des contextes ne se confond pas avec
leur citation - il ne suffit pas que Salman Rushdie évoque l'Inde dans
Les ErJants de minuit pour conclure à la figuration du contexte qu'est
l'Inde pour ce roman. L'absence d'évocations abondantes des contextes
- ainsi de la ville de Mexico dans Mantra et dans La Vitesse des choses
de Rodrigo Fresan - ne se confond pas avec l'absence d'une figura­
tion des contextes. Il faut dire un jeu de décalage entre les contextes
« réels » qui peuvent être attribués au roman, que celui-ci peut identifier,
et leur mise en œuvre dans le roman. Il faut répéter l' autopoïesis. Ainsi;
Un château en forêt (The Castle in the Forest)1 de Norman Mailer est-il une
reconstitution de l'enfance et de l'adolescence d'Hitler. Cette enfance et
cette adolescence ne peuvent être lues comme le contexte explicite de
l'hitlérisme, bien que le roman puisse se lire comme une explication de
l'hitlérisme, comme une manière de contextualiser l'hitlérisme.

1 . Voir chap. 5, supra. ,


2. Norman Mailer, Ull château en forêt, Paris, Pion, 2007. Ed. or. 2007.

302
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

Le contexte ne doit pas être identifiable à des séries de « dispositifs » .


I l doit cependant être figuré pour que l e roman échappe a u littéralisme
qui caractérise le roman moderne, moderniste, postmoderne. Il est selon
la figuration de la transitivité sociale - j eu sur le temps, sur l'action,
sur le dissensus -, et suggère le possible. D ans le moment indifilrent,
dans l'affranchissement des « dispositifs », la subj ectivation et l'histoire
du temps qu'elle porte - histoire d'une vie, histoire d'une commu­
nauté -, le récit même, le fait de rapporter des événements, des actions,
des réalités passées, ne se confondent ni avec un strict récit du passé, ni
avec la présentation d'un strict j eu de mémoire. Ils imposent de recon­
naître le roman, faut-il répéter, comme un exact « interprétant » . Les
personnages sont présentés comme des suj ets dans la mesure où leur sont
attachés plusieurs dessins temporels et, en conséquence, plusieurs types
d'action, plusieurs types de caractérisations, plusieurs définitions de leurs
rapports à autrui. Cela caractérise les romans de Yoko Ogawa, Paifum de
glace (Koritsui ta kaori) 1 , Le Musée du silence (Chinmoku hakubutsukan}2.
Cela caractérise 1' exemplaire roman du moment indifférent : Kitchen
(Kitchen)3 de Banana Yoshimoto, roman du temps d'un deuil, celui de la
grand-mère de l'héroïne, Mikage Sakurai, et de personnages qui échap­
pent aux caractérisations sexuelles marquées - ainsi d'une sorte d'amour
non sexuel entre Mikage Sajurai et un jeune homme auprès duquel elle
trouve une consolation à la douleur de son deuil, et de la mère de ce
jeune homme, devenue un transsexuel. La transsexualité n'est pas, dans
le roman, thématisée pour elle-même : elle n'est donnée ni sous le signe
d'une transgression, ni sous celui d'un changement d'identité, mais sous
celui d'une identité qui échappe à toute subjectivation et qui peut se
prêter à plusieurs histoires ; la transsexualité est à l'image du moment du
deuil : un temps et un état, qui sont les origines, dans un même roman
et pour les mêmes p ersonnages, de plusieurs possibles .
Le moment, indifférent, l' affi:anchissement des « dispositif$ », l' autopoïe­
sis autorisent à étendre le temps du roman à des temps qu'il ne représente

1 . Yoko Ogawa, Paift1111 de glace, Arles, Actes Sud, 2002. Éd. o,r. 1 998.
2. Yoko Ogawa, Le Musée du silence, Arles, Actes Sud, :S003. Ed. or. 2000.
3. Banana Yoshimoto, Kitchen, Paris, Gallimard, 1 994. Ed. or. 1 988.

303
Paradigmes du roman contemporain

pas, à étendre ses univers à des réalités et à des contextes qu'il ne représ ente
pas. Expresse fiction, le roman appelle d'autres contextes : parce qu e ce
moment indifférent ne consiste que de lui-même, ainsi que le fait la repré­
sentation du réel, ce moment, sa réalité, son objet sont présentés co mme
hors d'eux-mêmes. Le moment indifférent, l'affranchissement de tout
« dispositif », l' autopoïesis font de ces romans la désignation explicite de ces
deux possibles : celui que figure le roman, celui qui est connue au dehors
du roman. Cela est la fable de L' Uitime question de Juli Zeh, de Gloire, roman
en neufhistoires de Daniel Kehlmann, de ceux de Yoko Ogawa, de Kitchen de
Banana Yoshimoto. Ainsi, dans L' Uitime question, la double histoire qui peut
se dire du personnage meurtrier est-elle la figuration de toute autre histoire
de ce meurtrier. Ainsi, la chaîne des réidentifications des personnages dans
Gloire, roman en neuf histoires est-elle sa propre possibilité de poursuite. Ainsi,
dans les romans deYoko Ogawa, la reconstitution, sous le signe du deuil ou
de la perte, de ce qu'ont été tels êtres, est-elle la restitution paradoxale de
leur propre possible et définit-elle l'entreprise romanesque non pas comme
une ressaisie du passé, mais connue la désignation de la puissance du passé
et, par là, du possible qu'il appelle ; on a là une remarquable alliance du
moment indifférent, ce présent, de la recherche du passé et de l'affranchis­
sement de tout « dispositif » - les signes et les témoins du passé ne sont
pas même un tel « dispositif ». Loin d'inviter à lire Kitchen, ainsi que l'a
suggéré la critique, connue un exercice de représentation culturelle, celle
du « shoujo world » 1 , Banana Yoshimoto identifie le temps de son roman à
un moment d'indifférence, et, entre autres, par le personnage de la mère
devenue un transsexuel, désigne tout être comme la puissance de plusieurs
identités. Ces romans se construisent ainsi comme certainement contex.:.
tualisables, dans le futur, sans que les conditions de cette contextualisation
soient précisées. Cela définit la pertinence du roman contemporain, non
plus celle qui est attachée à l' anthropoïesis de l'individualité et à la figuration
de l'être humain qu'elle porte, mais celle qui est indissociable du fait que
ces romans se donnent pour libérés de toute contrainte de figuration d'un
j eu de médiation, rapportable à un « dispositif ».

1 . Anna Felicia C . Sanchez, « Romantic Love in the Early Fiction o f Banana


Yoshimoto »,}otmial �f E11glislz Studies a11d Co111parative Literat11re, Vol. 9, n° 1 (2006), p. 64 . .

304
Romans contemporains, romans de l'ind!fference, certitude du roman

LA C E RT I T U D E D U RO M A N C O N TE M P O R A I N

Dans cette perspective, l e roman contemporain rompt avec l e roman


postmoderne par son traitement du possible, par son traitement du temps
et de l'histoire, par son abandon de l'ironie.
Traitement du possible. La fonction du roman, au regard de la tra­
dition du moderne, du modernisme et du postmoderne, s'est dépla­
cée : il ne s'agit plus de faire lire l'universel dans l'individuel, ni d'user
de la dualité du singulier et du paradigmatique, mais de marquer que
tous les individus participent d'un même monde qui est moins à définir
qu'à figurer selon son propre potentiel. Cela fait lire, de manière simi­
laire, Salman Rushdie, Rodrigo Fresan, Daniel Kehlmann,Yoko Ogawa,
Amitav Ghosh, É douard Glissant. Le roman est exemplaire, d'une pré­
sentation manifeste, certainement lisible par ce j eu même. Il n'appartient
plus à l' œuvre ni à l' écrivain de disposer le droit de la représentation des
mondes et du monde qui inclut ces mondes, ni le droit qui autoriserait à
dire l'unité de ces mondes, de ce monde. C'est la fin du statut d'excep­
tion de la littérature1 •
Le roman postmoderne, héritier de la tradition du roman occidental,
devient, a-t-on souligné, l'index des noms propres, des noms communs
et des histoires qui peuvent leur être attachées2• Le roman se donne pour
indissociable d'exercices de nomination, assimilés à d'exacts exercices
nominalistes : attribuer à tels faits, telles actions, tel nom ou tel autre. Ni
les figures de la singularité - les noms propres -, ni celles du commun
n'ont plus de propriété, si ce n'est celle de permettre un étiquetage, où il
y a le moyen de poursuivre avec des séries d'histoires. Ces séries dessinent
autant de recompositions des lieux et des temps : elles exposent le défaut de
propriété de la construction romanesque. Seuls les noms et les j eux d' éti­
quetage - arbitraires - disent encore, par leur constance, une manière
d'universalité, alors qu'ils sont d'abord singuliers. Le roman devient cer­
tainement celui de la fable de la fin de l' anthropoïesis de l'individualité :

1 . Voir, sur ce point, Jean Bessière, Quel statut pour la littérature ?, op. cit.
2. On rappelle le roman de Don DeLillo, intitulé, The Names, op. cit.

305
Paradigmes du roman contemporain

n'importe plus la figure de l'humain, qui, au mieux, appartient à un jeu


entièrement nominaliste. Cela se dit de Don DeLillo. Avec Cosmopolis, il
donne cette précise fable : celui qui s'est pleinement développé ne l'a fait
que pour connaître le langage de sa propre mort, qui laisse tout son passé
et tout le passé à l'état de noms ou de récits. Cela se dit en d'autres ter'­
mes : le roman contemporain est le pas au-delà de ce nominalisme, le pas
au-delà de ce qui reste de l'intention romanesque, lorsqu'il a été constaté
l'impasse de l' anthropoïesis de l'individualité.
Traitement du temps et de l'histoire. Le moment indifférent, qui carac"'
térise ce roman contemporain, permet de dire explicitement le temps
et l'histoire - de les dire selon des documents authentiques, ainsi d' Un
château dans la forêt de Norman Mailer, évocation de l'enfance et de l'ado­
lescence d'Hitler, déjà cité, et de Dieu n 'aime pas les enfants (Dio Non Ama
I Bambini)1, évocation des gangs des émigrés italiens de Buenos Aires au
début du xxe siècle, de Laura Pariani, de les dire encore selon la récusation
explicite de l' anthropoïesis de l'individualité, selon le refus de lire l'histoire
- la pensée et le savoir de l'histoire - comme un « dispositif ». Il faut
dire le moment indifférent par le choix même des épisodes historiques -
Hitler enfant, c'est-à-dire Hitler avant son pouvoir politique, les gangs de
Buenos Aires vus à travers des gangs d'enfants -, et par le traitement de
ces épisodes : il n'est pas indiqué un lien de nécessité, de causalité entre ces
enfances et ces adolescences et les événements, les actions postérieurs, qui
leur sont attachés ; il est dit cependant leurs conclusions selon l'âge adulte.
Il faut dire le refus de l' anthropoïesis de l'individualité par le fait que ces
personnages, ces individus ne sont pas présentés selon leur développement
complet. Tout cela fait le moment indifférent qui est ainsi le moyen d'ex­
poser des moments de l'histoire selon le possible de l'histoire, qui s'illustre
par ce moment indiftèrent et par un moment de conclusion de l'histoire
- le nazisme, l'assassin emprisonné et finalement privé de son identité.
Les circonstances de ce moment, que reconnaît le roman, font le ques­
tionnement de ce moment, imposent de penser son implicite, ses impli­
cations, sans que soient reconnues ni une philosophie de l'histoire, ni une

1. Laura Pariani, Dieu n 'aime pas les ei!fa11ts, Paris, Flammarion, 2009. É d. or. 2007.

306
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman

représentation reçue, fût-elle entièrement validée, de l'histoire. Par le jeu


de l'implicite, par ce moment qui n'est que de son existence hors de lui­
même, est restaurée la symbolique d'un départ du temps et d'un possible
de l'action. Le roman ressaisit le passé en un jeu réflexif ; il nie le « disposi­
tif », et se lit comme les restitutions fictionnelles de la puissance du temps
et du possible. À l'opposé, c'est à ce « dispositif » et à cette réflexivité, que
le postmoderne Umberto Eco apparente ses romans historiques - Le
Nom de la rose, Pendule de Foucault (fl pendolo di Foucault) ' , Baudolino. Aussi
les romans d'Umberto Eco sont-ils des romans historiques qui ne disent
rien d'essentiel sur l'histoire, mais construisent réflexivement le passé à
partir de données passées spécifiques, singulières, faut-il souligner. Hors
du moment indifférent, le roman historique ne dit rien de l'historicité ; il
se confond avec une enquête sur le passé qui se voue essentiellement à sa
propre totalisation - cela qu'illustre Outremonde de Don DeLillo.
Hors de la rijtexivité, hors de l'ironie. Le choix explicite de la réflexivité,
tel que l'illustre Umberto Eco, et fréquent dans le roman postmoderne,
permet de répondre des limites des perspectives anthropologiques de
l'individualité et de reconstruire la dualité du singulier et du paradigma­
tique. La réflexivité est à la fois un exercice formel et le moyen de défi­
nir, d'exposer la situation que se reconnaît le roman - aisément dicible :
le roman la caractérise comme le fait de représenter son propre pouvoir
de représenter. Cela permet de dénoter à la fois la singularité - tel
roman - et le paradigmatique - cette représentation et l'autorité qui
lui est attachée. Ce par quoi, il est donné une figuration universelle,
universalisée de l' écrivain - cela même que met en doute le roman de
l' écrivain, qui se défait de l 'anthropoïesis de l'individualité. Le privilège
qu'accorde le postmoderne à l'ironie le confirme : celle-ci est encore
un j eu réflexif qui permet de reprendre toute représentation - la plus
inactuelle, la plus actuelle, la plus « réaliste », la plus imaginaire - sous
le signe de l'autorité, de l'actualité du roman, et dans la manière d'in­
temporalité, que celui-ci se reconnaît par cet exercice de l'ironie. Le
moment indifférent du roman contemporain traduit le refus de cette

1 . Umberto Eco, Le Pendule de Fo11ca11/t, Paris, Grasset, 1 990. Éd. or. 1 988.

307
Paradigmes du roman contemporain

réflexivité et de cette ironie. Il empêche que le roman ne superpose, ne


totalise ses propres données, et ne les présente comme dépendantes de
sa propre construction. Il dispose ces données et les figurations qu'elles
portent, non pas suivant une indifférenciation, mais suivant une disponi­
bilité au dessin de relations. Ce moment exclut que ces relations soient
présentées comme prescriptives, ou issues d'une prescription.
Dire la déconstruction de l' anthropoïesis de l'individualité par le
roman contemporain - Michel Houellebecq, Daniel Kehlmann,
William Gaddis -, la limite de la subjectivation, que présente le roman de
la tradition du roman, le caractère compréhensif du roman au regard du
traitement de l'identité - Daniel Kehlmann -, et le moment indifférent,
revient à dire que ce roman abandonne l'hypothèse de la transparence
à laquelle est attaché le roman de la tradition du roman : transparence
du réalisme, mais aussi transparence du roman moderniste, postmoderne
- il faut répéter l'importance de la phénoménologie, des j eux de réflexi­
vité, du nominalisme. Par cette transparence, le roman de la tradition du
roman se donne comme en adéquation avec son obj et, ou avec lui-même,
comme il donne à entendre que la conscience de soi, prêtée aux person­
nages, est une conscience effective. La réflexivité prêtée aux personnages
des écrivains par Paul Auster et William Gaddis, aux personnages clonés
par Michel Houellebecq, à l'homme malade de Fernandino Can1on, est
d'abord celle d'une conscience qui peut se thématiser dans des manières
d'abstraction 1 écriture, la science et la science-fiction, la psychanalyse -,
- '

qui sont autant d'indices de la transparence. Mener cette hypothèse de la


transparence à son propre paradoxe, conune le fait Daniele Del Giudice,
la placer sous le signe d'un défaut de surdétermination, conune le fait
le roman qui désigne le potentiel de ses personnages, relire les impas­
ses de la réflexivité, comme le font Paul Auster, William Gaddis et
Frenandino Camon, impose la thématisation de ce qui est en question
dans une telle transparence et qui n'est dissociable ni de l'abandon de
l' anthropoïesis de l'individualité, ni du choix du moment indifférent. Est en
question la constitution de l'individu, non pas au sens où l'entend l' anthro­
poïesis de l'individualité, mais au sens où le fait comprendre l' anthropoïesis
de la transindividualité. Est, par là, également en question la fonction du
roman et de son moment indifférent.

308
TROISIÈ ME PARTIE

ROMAN C ONTEMP ORAIN : MOMENT INDIFFÉRENT,


PROBLÉMATICITÉ, FICTION DÉMOCRATIQUE
M O M E N T I N D I F F É R E N T E T P RO B L É M AT I C I T É

L e moment indifférent définit aujourd'hui u n statut spécifique du


roman et de sa fiction, congruent avec le refus du « dispositif ». Le roman
est hors des partages poétiques et esthétiques, qui ont défini son histoire
depuis deux siècles. La prévalence du hasard et de la nécessité est la
traduction narrative, diégétique, de ce moment indifférent. Le roman
contemporain échappe ainsi à toute systématique d'interprétation, et
n'est pas lui-même un exemple d'interprétation. Aussi, a-t-il été carac­
térisé, ici, comme un « interprétant ». Aussi, est-il le roman du hasard
et de la nécessité, qui n'exclut pas la dualité du singulier et du para­
digmatique. La dualité du hasard et de la nécessité se lit comme la mise
en forme de ce moment de l'indifférence, indissociable d'une visée de
pertinence, d'une propriété fonctionnelle - figuration de la média­
tion. Elle se lit aussi suivant son j eu avec la dualité du singulier et du
paradigmatique. Cette dualité est une dualité questionnante, selon l'in­
composable de l'exemple et de la règle. Cette propriété questionnante
a été utilisée, comme nous l'avons noté, par le roman de la tradition du
roman. Ainsi, le personnage de Leopold Bloom est-il une singularité
quelconque et l'exemple d'une telle singularité. Cette dualité autorise le
questionnement du quotidien. Elle autorise aussi - paradoxalement -
la totalisation, que figure, dans Ulysse, le monologue intérieur. Il y a là,
par ce j eu du questionnement et de la totalisation, une problématicité
inachevée. On peut dire la même problématicité inachevée à propos du
nouveau roman, du roman postmoderne. Cet inachèvement se lit selon
la limite que portent la dualité du singulier et du paradigmatique et son
questionnement. Rien n'est plus symptomatique de cette limite que les
discussions, caractéristiques du nouveau roman et du roman postmo­
derne, sur le personnage et l' antipersonnage, sur le récit et l' antirécit :
tout j eu de déconstruction est j eu à l'intérieur d'un « dispositif » fixé de
la problématicité, celui du singulier et du paradigmatique. Jean É chenoz
illustre cet inachèvement. Ainsi, dans Courir1 , roman qui prend pour

1 . Jean É chenoz, Courir, Paris, Minuit, 2008.

311
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

personnage le coureur de fond, Émile Zatopek, présente-t-il la pass io n


de la course sous le signe du hasard et de la nécessité - le perso nnage
court sans but, la poursuite de la course fait une sorte de nécessité ; ce
jeu n'est pas cependant thématisé de manière complète : le coureur est
questionnement de lui-même par cette dualité ; il apparaît cependant
comme l'exemplification de son identité générique de coureur.
À l'inverse, le moment indifférent du roman contemporain empêche,
parce qu'il privilégie la dualité du hasard et de la nécessité, de réduire le
questionnement au j eu de l'exemple et de la règle. Grâce à ce privilège,
il déplace le questionnement, ne le rapporte plus à aucun « dispositif », et
l'identifie à l'interrogation directement lisible dans cette dualité : com­
ment caractériser une réalité, un monde, qui ne peuvent être autres qu'ils
ne sont, et qui sont cependant de hasard ? L'interrogation importe parce
qu'elle ouvre une série de réponses possibles - rendre compte de la réa­
lité, du monde, ne relève plus du paradoxe de l'exemple et de la règle - et
parce qu'elle impose une perspective pragmatiste. Les données - qu' el­
les soient tenues pour réelles ou pour imaginaires, n'importe pas ici -,
que présente le roman sous le signe du hasard et de la nécessité, désignent
la problématicité et non pas la construction sémantique et symbolique
du roman, à laquelle est assimilable l'usage de la dualité du singulier et
du paradigmatique, même lorsque celle-ci est placée sous le signe de son
propre questionnement. The Sea of Poppies d' Anùtav Ghosh illustre ces
points. Il est une première manière de lire ce roman : le lire comme une
sorte d'évocation amusée de l'Inde, sous le signe d'un mélange de roman
d'aventures, de roman social, de roman historique. Il est une seconde
manière de lire ce roman, qui ne contredit pas la première : lire cette
typologie romanesque comme le moyen d'allier, hors de toute nomo­
logie, hasard - le roman d'aventures -, nécessité - le roman histori­
que -, et pertinence de cette alliance - le roman social. Le roman se
construit pour suggérer, dans l'ensemble de ses univers, une commune
problématicité. Celle-ci n'est plus ultimement identifiable, comme elle
l'est dans la tradition du roman, à une manière de contradiction, qm
caractérise le j eu de la mimesis - roman réaliste -, le j eu de la subj ecti­
vation - roman moderniste -, sa figuration même - nouveau roman
et roman postmoderne. The Sea ef Poppies montre que, dans le roman,

312
Roman contemporain

par le roman, la problématicité est manifeste. Le roman contemporain


est le genre de la problématicité ; il fait lire le roman de la tradition du
roman - roman moderne, moderniste, postmoderne - comme celui
qui a voilé sa propre problématicité par l'usage de la dualité du singu­
lier et du paradigmatique. Cette caractérisation générique, indissociable
de l'abandon de l' anthropoïesis de l'individualité, explique pourquoi le
roman contemporain occidental et le roman contemporain non occi­
dental apparaissent congruents - les traditions anthropologiques non
occidentales présentent les symboliques du transindividuel et de l' ani­
misme, que le roman occidental construit. Quelles que soient les sources
des données constitutives de cette symbolique du transindividuel, hasard
et nécessité, anthropoïesis du transindividuel ont même fonction dans
chacun des types de romans.
L'usage, fait de la problématicité, commande, dans le roman contem­
porain, le statut et la fonction de la fiction. La référence à la notion de
fiction ne s'impose pas nécessairement, puisque le roman contemporain
ne j oue pas sur la dichotomie du vrai et du faux, de l'authentique et
du feint. Elle est cependant utile pour identifier et caractériser l'espace
textuel, diégétique, sémantique du roman. La fiction se confond avec le
déploiement du moment de l'indifférence. Parce qu'elle n'est pas pen­
sée selon la dichotomie du vrai et du faux, de l'authentique et du feint,
elle permet le dessin de relations contradictoires, de mondes hétérogènes.
Loin de devoir être lus pour eux-mêmes, la contradiction et l'hétérogène
sont parties du jeu de la problématicité. Manifeste, celle-ci permet d'of­
frir le pius large éventail de représentations, sans que cette diversité et ses
incohérences soient contestables, de droit. Ne sont pas contestables de
droit les récits qui déclarent j ouer sur leurs propres possibles, ainsi que
l'ill ustre Ricardo Piglia dans La Ville absente (La Ciudad ausente) 1 , ceux qui
exposent les changements d'identité du sujet sans altérer la constance du
suj et, ainsi que l'illustre Robert Littell dans Légendes, le roman de la dissi­
mulation (Legends : a nove[ ef dissimulation)2, ceux qui identifient l'histoire

1. Ricardo Piglia, La Ville absrnte, Paris, Zulma, 2009. Éd. or. 2003.
, 2. Robert Littell, Lége11des, le roman de la dissi111 11/ation, Paris, Flammarion, 2005 .
Ed. or. 2005.

313
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

accomplie à l'histoire des possibles, ainsi que l'illustre Tiemo Monénembo


dans Peuls1, ceux qui effacent la figure de 1' écrivain, redessinent le j eu de
l'observation, elle-même observée, identifient l'écriture au fait de ne pas
publier - rien qui soit plus manifestement hors du j eu de l'observation
observée, ainsi que l'illustre Vladimir Makanine dans Underground ou un
héros de notre temps (Underground ili Gheroi nshevo vremeni)2.

LE RO M A N C O N T E M P O R A I N , SA F I C T I O N , LA F I G U R AT I O N
D E L' É G A L I T É , E T L' A B A N D O N D E L A F I G U R E D E L ' É C R I VA I N

La fiction du roman contemporain n'appelle, à cause de c e moment


indifférent, aucun type d'adhésion, de récusation, aucun type de
« belief », aucun type de « willi ng suspension of disbelief » - pour

reprendre 1' expression de Coleridge. Elle n'appelle pas plus une identifi­
cation cognitive certaine - quelle identification cognitive certaine peut
être proposé des Enfants de minuit de Salman Rushdie ? -, ni le refus
de toute identification cognitive - un tel refus empêche de situer, en
quelque manière que ce soit, Les Enfants de minuit. C'est là répéter, dans
la perspective du lecteur, le moment indifférent du roman et 1' affranchis­
sement de tout « dispositif », qu'il entraîne. C'est, de plus, préciser le fait
de la fiction. Hors du partage de l'authentique du feint, du vrai et du
faux, de 1' adhésion et du refus d'adhésion, la fiction, par la problématicité
qu'elle expose, définit sa propre pertinence comme constante. Le roman
contemporain constitue une expression qui s'ajuste aux données de ses
propres univers, exprimés qui attendent une expression. Par exprimés
qui attendent une expression, il faut entendre des données romanes­
ques, manifestes, riches de sens, littéralisées puisqu'elles sont écrites dans
le roman, et qui, parce qu'elles sont selon la dualité du hasard et de la

1 . Tierno Monénembo, Peuls, Paris, Le Seuil, 2004.


, 2. Vladimir Makanine, Underground ou un héros de notre temps, Paris, Gallimard, 2002.
Ed. or. 1 998.

314
Roman contemporain

nécessité, ne sont pas, d'elles-mêmes, j ustifiées, j ustifiables. Ce défaut


de j ustification est une constante dans le roman contemporain, dans le
roman qui lui est apparenté, dans le roman postmoderne. La différence
entre le roman contemporain et ces romans réside dans le fait que ce
défaut de justification n'est pas porté, dans ces derniers, au point où il
permette que le roman illustre la problématicité.
Il suffit de reconsidérer Courir de Jean É chenoz. Ce roman est
exemplairement celui du hasard et de la nécessité, celui de la signifi­
cation - ne serait-ce que p arce qu'il se donne pour personnage un
coureur de fond, dont la vie est signifiante par cet état de coureur.
Que ce coureur de fond soit présenté sous le signe du hasard et de la
nécessité interdit de reconnaître cette signification comme l'accom­
plissement du roman. Le personnage du coureur est un exprimé qui
attend une expression. Le roman même n'est pas identifiable à cette
expression : il n' expose pas le j eu du hasard et de la nécessité pour lui­
même ; il soumet le personnage du coureur de fond, quelles que soient
les ambivalences de sa caractérisation, au j eu de la singularité et du
paradigmatique, de l'exemple et de la règle : le coureur de fond est un
coureur, il court, faut-il répéter. À l'inverse, dans le roman contempo­
rain - il suffit de citer à nouveau Les Enfants de minuit -, l' évidence
du hasard, ainsi des naissances simultanées, aussi significative qu' elle
soit, aussi allégorique de l'indépendance de l'Inde, que le roman la
caractérise, fait précisément question par cette alliance du hasard et de
la signification, et appelle à la fois le dessin de la nécessité et l' expres­
sion. L' expression est ample - elle est le roman même ; rien ne lui est
opposable ; elle expose l'alliance de la nécessité et du questionnement :
l'Inde ne peut pas ne pas être ; qu'elle ne puisse pas ne pas être ne dit
cependant rien de définitif sur ce qu'est l' Inde. Cette fiction n' est pas
conclusive, c'est pourquoi, on peut la tenir pour une illustration du
virtuel. Une telle illustration suppose que la fiction, cette expression
qu'elle constitue, soit disponible pour représenter quiconque, quoi que
ce soit. L'indifférence romanesque a partie liée à cette disponibilité ;
celle-ci a, elle-même, partie liée à ce qu'implique le jeu de la problé­
maticité : la certitude du tout autre, de n'importe quel autre - cela
même qu'implique l' anthropoïesis de la transindividualité.

315
Le roman contemporain ou la problématidté du monde

On vient ainsi au trait remarquable de la fiction du moment indifférent


du roman. Elle peut être l'expression de tout exprimé. Elle n'est exclusive
d'aucune des données du roman, ni d'aucune de leurs implications. Elle
est leur identification la plus large, sans discrinùnation. Elle est la question
de leur composition. On retrouve, précisées au regard de la fiction, les
notations relatives au contexte large, qu'implique le roman contemp o­
rain, à la symbolique essentiellement relationnelle, et aux propriétés de
I' anthropoïesis de la transindividualité. On retrouve encore l'affranchisse�
ment de tout « dispositif ». Ces caractères et ce statut de la fiction, dans le
roman contemporain, peuvent être dits radicalement démocratiques : ils
font de cette fiction une réponse à l'impasse représentationnelle du roman
moderniste et postmoderne. Dans Mimesis1 , Erich Auerbach a noté que
les romans de Virginia Woolf représentent la disparité des êtres humains
dans le monde moderne ; il lit cette disparité comme le moyen d'une
représentation égale des individus. Cette représentation égale est identifiée
à une procédure nùmétique. Cette notation d'Erich Auerbach traduit, de
fait, l'impasse du roman moderniste : la plus large représentation des indi­
vidus ne peut être que selon leur disparité, autrement dit, selon la négation
de ce qu'implique cette égalité : une communauté. À l'inverse, le roman
contemporain fait de la disparité des êtres humains ce qui doit être repré'"'
senté et dépassé selon la médiation que constitue le roman, et que figure
l expression que celui-ci fait lire face aux exprimés qu'il expose. La fiction
du roman contemporain est ainsi une manière de vaste supplément à tout
ce qu'il présente comme ses données, ses obj ets, ses agents. Elle met tout
et tout le monde à niveau, en même temps qu'elle préserve les différences,
qu'elle fait du contemporain ce qui expose cette égalité dans le présent,
et n'efface pas l'historicité - les questions que font légalité et le présent,
et qui sont questions selon des antécédents. C'est pourquoi, la présenta­
tion de la disparité ne contredit pas celle de l'histoire - il faut rappeler
Central Europe de WT.Vollmann, les romans de G.W Sebald qui font, de la
singularité du biographique, la possibilité de tels dessins des profondeurs
temporelles et de l'égalité du contemporain.

1 . Erich Auerbach, Mimesis, op. cit.

316
Roman contemporain

Le roman contemporain est un objet médiateur et la figuration de la


médiation, parce qu'il est cette fiction qui permet à chacun une identi­
fication de sa lettre. Cette identification n'est pas selon un j eu assertori­
que, qui ferait retrouver la littérature, le roman, et le réel qu'ils entendent
dire, et qui entraînerait que le lecteur se tienne pour un lecteur ultime.
Elle est selon l'égalité d'accès et de représentation qu'autorise la fiction,
selon l'égalité des applications que celle-ci permet - on retrouve l'in­
dication du contexte élargi, indissociable de la figuration de relations
pragmatiques, que porte le roman contemporain.
La lecture typologique, proposée du roman contemporain, n'a pas
conclu à la conformité du roman contemporain avec quelques grands
codes du genre romanesque. À l'inverse, elle a différencié le roman
contemporain selon de grandes caractérisations. Celles-ci ne sont pas
des caractérisations formelles, mais des caractérisations sémantiques et
cognitives. Dans une répétition du contraste qui peut être établi avec
la tradition du roman européen, telle qu'elle se développe depuis le
x1x0 siècle, dans une opposition précise au nouveau roman et au roman
postmoderne, le roman contemporain ne dispose pas, selon ses person­
nages, selon les identités de ses lieux et de ses temps, les moyens de la
pertinence, les moyens de la désignation de l'universalité. Il rapporte ces
identités à l'ensemble textuel qu'il constitue et qui engage des ensem­
bles discursifs, textuels - il faut répéter 1' autopoïesis, l'organisation sys­
témique, les perspectives anthropologiques, les divisions temporelles,
les divisions spatiales. Les personnages ne sont que selon des séries de
rapports, indissociables de ces divisions. Cela n'exclut pas qu'ils soient
définis comme des individualités, auxquelles peuvent être attachés des
éléments de récits de vie. Le personnage, ainsi, entièrement relationnel,
est un opérateur de médiation. Le roman, quels que soient ses j eux de
réflexivité, se pense selon la recherche de la plus large application.
À ce point, la rupture du roman contemporain avec le nouveau
roman et le roman postmoderne, qui caractérisent, pour 1' essentiel, leur
pertinence par leur identification à la littérature, est remarquable. Dans le
nouveau roman et dans le roman postmoderne, l'identification du roman
à la littérature, caractérisée comme un ensemble homogène - toute
œuvre littéraire est assertorique au regard de la littérature -, enlève

317
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

toute propriété de questionnement au j eu des dualités du singulier et


du paradigmatique, du hasard et de la nécessité. Réduire la pertinence
du roman à la littérature même suppose, suivant une forte remarque de
Ricardo Piglia 1 , que l'univers du roman - également celui de l' écrivain,
peut-on ajouter - soit pensé et figuré comme un univers saturé de
livres, où il y a le moyen de dire la pertinence et l'application du roman
selon la littérature. Parce que, dans un tel « dispositif », tout est déjà écr it,
l' écrivain - ou sa figure - ne peut que relire, réécrire, lire, écrire autre.,.
ment, dans l'évidence de cette saturation, et livrer son roman comme le
résultat et la représentation d'un tel exercice. Ce que les romanciers et la
critique tiennent pour l'accomplissement du roman et de sa pertinence
est, de fait, le précis contraire de cet accomplissement : l'abandon de
toute recherche de la contextualisation possible la plus large et la confu­
sion des propriétés du roman avec les effets des références à la littérature
et de la fiction qu'il constitue. Que le roman se donne pour défini par de
tels effets, que cette identification soit décelable dans la plus grande par­
tie de la littérature - thèse fort commune depuis Borges et largement
illustrée par une abondance de nouveaux romans et de romans postmo­
dernes -, équivaut à faire du roman ce qui se substitue à tout univers,
à toute réalité, et devient le paradigme de l'identification du suj et - le
suj et est selon l'effet de fiction. Dans ce type de roman, subsiste une
manière de j eu des dualités du singulier et du paradigmatique, du hasard
et de la nécessité. Il ne doit plus être placé sous le signe d'un paradoxe,
mais sous celui de l'exacte égalité, de l'exacte réversion réciproque de
la singularité et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité. Aussi les
plus exemplaires illustrations romanesques de cet effet de fiction et de
ses conséquences, les romans d'Enrique Vila-Matas2, présentent-ils des
personnages d'écrivain, qui sont entièrement selon la littérature. Cette
confusion du roman, de la littérature et de l' écrivain - le roman et
l' écrivain se pensent sans altérité - expose cependant sa propre limite.
Parce que, pour l'écrivain, la littérature est partout, la vie ne peut être

1 . Ricardo Piglia, Le Dernier lecteur, op. dt. ,


2. Voir Enrique Vila-Matas, Le Mal de Montano, Etrange façon de vivre, op. cit. , parmi
bien d'autres titres citables .

318
Roman contemp orain

qu'à la manière de la lecture et dite selon la manière dont on dit la lit­


térature : on ne cesse de revivre, de répéter la vie. Cela est aussi un exer­
cice vain - à tout le moins dans les romans d'Enrique Vila-Matas. Les
figures d'écrivains ne sont pas dissociables de la fable d'un échec, celui
de l'identification de la pertinence du roman à la littérature. Cette iden­
tification est une négation de la recherche de la pertinence. Par la fable
existentielle des écrivains, les romans d'Enrique Vila-Matas exposent
une vaste déflation symbolique, indissociable d'un vaste exposé de la
littérature - désignée selon la même vaste déflation symbolique. Dans
le face à face avec la littérature, toute relation de soi à soi, de soi aux
autres, tout parcours du monde, toute reconnaissance des hasards et de
l'inévitable sont selon les seules singularités de la littérature. Cette argu­
mentation, que donnent à lire les romans d'Enrique Vila-Matas, inverse
ce que l'on a tenu, j usqu' à auj ourd'hui, pour une caractérisation positive
du roman. Ils lisent, dans la tradition du roman, le refus de reconnaître,
dans le roman, toute problématicité et toute fonction de médiation.

RO M A N D E S C I E N C E - F I C T I O N ,
F I G U R AT I O N D E L A F O N C T I O N D E M É D I AT I O N ,
N O U V E L L E A P P RO C H E D E L A P RO B L É M AT I C I T É ,
D E L' I N D I F F É R E N C E

À l'inverse d u roman qui choisit d e s'identifier à l a littérature, le


roman de science-fiction figure cette problématicité, cette fonction de
médiation, de manière manifeste et paradoxale : ses espaces et ses temps
sont radicalement hétérogènes, d'une part, et, d'autre part, de prin­
cipe, inaccessibles à l'homme ; cette hétérogénéité et cette inaccessi­
bilité permettent cependant de présenter des univers qui peuvent être
de l'identification de quiconque. Le roman de science-fiction va par
des ambivalences qui sont l'amplification de traits des présentations et
des univers des romans contemporains : présentation d'une pluralité de
mondes selon une ontologie unique ; distinction des mondes possibles

319
Le roman contemporain ou la problématiâté du monde

et du monde actuel, sans que soit exclu le possible recouvrement du


second par les premiers ; point de vue de « nulle part » et présentatio n
de l' expérience en général, qui peut être dite inclusive de l'expérience
humaine du monde actuel. Aussi, la représentation de la science dans
le roman de science-fiction change-t-elle le monde au point d'en faire
un monde multiple, de faire reconnaître : il y a bien une ontologie uni­
que, dans laquelle la pluralité des mondes est la finalité de notre propre
monde ; il n'y a de fin ni au temps, ni au(x) monde(s) , ni à l'histoire ; ce
« sans fin » n'exclut cependant ni le sens du futur ni le sens du passé. Le

roman de science-fiction apparaît, pour ce qui concerne le xx" siècle,


comme la correction remarquable de ce qui est la pensée du temps la
plus usuelle : celle qui va avec la désignation explicite d'un futur - cela
se figure exemplairement par la notion d'avant-garde et le constat des
avant-gardes ; celle qui, lorsque ce constat est défait, va avec les surdéter­
minations temporelles du postmoderne ou du surmoderne - l'avenir
est encore pensé, il l'est cependant suivant les équivoques de ces surdé­
terminations qui appellent une manière d'indétermination du temps. Le
roman de science-fiction présente des mondes futurs qui ne sont pas de
notre avenir ; il est une manière de répondre à une question entièrement
actuelle, entièrement de notre monde actuel depuis le x1x• siècle - cette
question ne s' entend pas exactement selon la même signification tout au
long de ce temps, elle est cependant constante : « Où est passé l'avenir ? » 1
Par quoi, la science-fiction est une présentation du contemporain selon
une mesure inverse de celle qui est usuellement tenue pour pertinente :
le contemporain est la composition dyschronique des actualités et des
passés ; dans le roman de science-fiction, il est la composition dyschro­
nique - implicite - du présent du monde actuel et de futurs lointains.
Ce traitement du contemporain est encore une réponse à l'affirmation
ou à la question de la fin de l'histoire - par quoi, on répète le caractère
fonctionnel du roman de science-fiction. Le roman de science-fiction
est ainsi la mise en évidence des procédures du roman contemporain.
On a dit la représentation des départs temporels, la désignation du réel

, l . Nous reprenons ici le titre du livre de Marc Augé, Où est passé l'avenir ?, Paris,
Editions du Panama, 2008.

320
Roman contemporain

par le dessin des possibles, le contexte élargi, qu'implique le roman, et


qui est un contexte virtuel. En j ouant, selon ces perspectives, de l'hé­
térogénéité de ses mondes et de ce que nous nommons, en reprenant
une expression de Thomas Nagel 1 , le point de vue de « nulle part » - le
point de vue qui porte sur le contexte le plus large, celui qui n'est plus
de notre seule actualité -, le roman de science-fiction rend exemplaires
ses propres implications réflexives, ses propres j eux de problématicité : il
peut être l'analyseur du roman contemporain.
Dans le roman de science-fiction, l'irréalisé et l'irréalisable - l'alté­
rité temporelle radicale - permettent de figurer les perspectives tem­
porelles et l'expérience les plus générales. Parce que la science-fiction
ne figure pas la réalisation d'un monde selon notre monde actuel, elle
ne dit pas un possible mais des possibles ; elle n'est pas l'identification à
un savoir - celui du futur -, mais l'exposition de savoirs qui sont seu­
lement le support des mondes possibles. Il n'y a pas de fin au roman de
science-fiction parce qu'il n'y a pas de fin à la pluralité des mondes dès
lors que celle-ci est supposée. Par quoi, le roman de science-fiction fait
encore entendre qu'il n'y a pas de fin au temps, ni à l'attention qui peut
être portée à l'extériorité, à tout dehors - y compris le dehors tem­
porel. Ce roman est le roman exactement permanent, qui exemplifie la
poétique et la pragmatique romanesques, de manière détachée - selon
l'hétérogénéité, selon le contexte élargi j usqu'à l'altérité radicale, selon
le point de vue de « nulle part », selon le j eu de médiation, alors établi.
Ces traits du roman de science-fiction s'illustrent de deux fables.
Fable 1 : celle que donne à entendre Crash ! (Crash)2 de James Ballard.
Que la science-fiction suppose une ontologie unique se sait par le fait
que le narrateur de Crash ! est l'exact homonyme de l'auteur du roman.
Que cette ontologie unique ne soit pas dissociable de la pluralité des
mondes se sait par cet autre fait : la technologie - les automobiles et
leurs accidents - sont une introduction aux fantasmes - sans doute -,
à l'alliance de la technologie et du corps - certainement ; cette alliance

1 . Thomas Nagel, Le Point de vue de 1111lle part, Paris, É ditions de !' É clat, 1 993. É d. or.
The Viewfrom Nowhere, 1 986. ,
2 . James Ballard, Crash !, Paris, Calmann-Lévy 1 974. Ed. or. 1 973.

321
Le roman contemporain ou la p roblématicité du monde

est elle-même l'introduction à un autre monde humain - un monde


possible, celui de nouvelles sexualités. Le possible, qui est donc le futur,
est aussi selon le désir de répéter des scènes d'accidents du monde actuel
ainsi que des représentations de stars. La répétition constitue une alter­
native radicale. Elle n'est pas dissociable du dessin/ dessein caractéristique
de la science-fiction : donner la représentation de l'expérience la plus
autre et la plus générale, c'est-à-dire inclusive de l'expérience humaine
dans le monde actuel. La pluralité des mondes expose l'universalité pos­
sible et le possible de l'universalité. Fable 2 : celle de Cosmos Incorporated1 ;
roman de science-fiction de Maurice G. Dantec. On est ici dans l'ex­
plicite « post-humain » - par quoi, il faut entendre l'inévitable dualité
de l'ontologie unique et de la pluralité des mondes. Le « post-humain »,
confondu avec la technologie la plus avancée, a capté le monde des
hommes - il n'y a, littéralement, plus d'hommes. Le point de vue de
« nulle part » se dit par le nom même du lieu de l'action : « Grande
Jonction » . L'inévitable de la constitution d'une expérience générale, qui
soit inclusive d'une perspective temporelle complète se dit par les aven­
tures du tueur d'élite Plotkine : celui-ci arrive à Grande Jonction pour
en assassiner le maire - du moins le croit-il. Après avoir vu sa mémoire
effacée par son employeur afin de lui permettre de passer les contrôles
de sécurité d'un astroport, il doit retrouver sa mémoire (et le but de sa
mission) , tout en découvrant un univers qui lui est totalement inconnu.
La science-fiction présente, dans ses univers, du nouveau, de !'ab­
solument nouveau. Celui-ci figure l'hétérogénéité de ses mondes en
eux-mêmes et par rapport à notre monde actuel, d'une part, et, d'autre
part, la pluralité qu'implique notre propre monde. Il oblige à interroger
l'hétérogénéité - la double hétérogénéité - et la pluralité , selon un
temps paradoxal : lié à notre temps par le fait que l' écrivain et le lecteur
de science-fiction sont de notre temps actuel, le temps du roman de
science-fiction est cependant radicalement autre. Cette double position
que le roman de science-fiction reconnaît à ses propres univers - alté­
rité temporelle radicale et figuration de la pluralité de notre monde

1 . Maurice G. Dantec, Cosmos Incorp orated, Paris, Albin Michel, 2005.

322
Roman contemp orain

actuel -, engage, pour le lecteur, un j eu de définition de sa propre situa­


tion. Tout lecteur de science-fiction, dans son exercice réflexif de lecture,
met face à face ces univers autres et notre univers actuel, ses fictions. Ce
j eu réflexif instruit que rien ne peut aller contre l'hypothèse qu'il y a
une ontologie unique de ces mondes - l'actuel, l'autre. Il n'y a, en effet,
pas lieu de dire que le lecteur passe, par sa lecture, d'une ontologie à une
autre - dans ce passage même, il deviendrait difficile de dire ce que
devient « ontologiquement » le lecteur. L'hypothèse d'une ontologie
unique, à laquelle appartiennent notre monde actuel et ces autres mondes
identifiables dans le roman de science-fiction, commande de concevoir
spécifiquement notre monde actuel. Pour qu'il y ait cette unicité, notre
monde actuel doit être conçu lui-même comme un monde possible ; et
réciproquement, les mondes autres de la science-fiction peuvent être dits
actuels, comme l'est notre propre monde, lors même qu'ils exposent des
temps radicalement autres. Cela fait un ultime constat : l'ontologie, dans
laquelle s'inscrit notre monde actuel, est celle d'une pluralité de mondes
coprésents. Il est une égalité de ces mondes divers et de notre monde
actuel dans l'ordre du possible et, en conséquence, un recouvrement
concevable et recevable de ces mondes - ce recouvrement que sup­
pose, que constate, que pratique le lecteur du roman de science-fiction.
Une remarque s'impose à ce point : l'hypothèse et le constat de la plura­
lité impliquent la distinction des mondes, tels qu'ils sont présentés. Ces
mondes ne sont pensables suivant un recouvrement mutuel que selon
cette distinction. Sans cette distinction et sans ce recouvrement, l'unité
et l'unicité ontologiques ne seraient pas pensables. Cela fait, faut-il ajou­
ter, du roman de science-fiction un analyseur du roman contemporain,
de la pluralité et de la division de ses espaces.
Ces traits du roman de science-fiction sont aisément lisibles dans
les fictions de notre monde actuel ou leur sont applicables - que ces
fictions se donnent pour réalistes ou pour non réalistes. En effet, si l'on
dit des fictions de notre monde actuel, on dit des fictions qui, aussi hété­
rogènes qu'elles paraissent, supposent un seul monde, précisément ce
monde actuel, qui est également un monde de possibles. C'est pourquoi,
réalisme littéraire et défaut de réalisme littéraire ne sont pas opposables,
mais composables, sans que la reconnaissance de l'un et de l'autre soit

323
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

amoindrie1 • Par la manière dont l'hypothèse de la pluralité des mon­


des est le plus souvent utilisée en critique littéraire, cette pluralité est
tenue pour identifiable, pour quasiment mesurable. La pluralité se dit
suivant la distance, précisément mesurable, de telle alternative, que fait
tel monde possible, par rapport à l'image et aux fictions reçues de notre
monde actuel. Cela était déjà la thèse d'Henry James lorsqu'il distinguait
la « romance » de la « novel ». Cela est encore lisible chez tel critique
contemporain2• Cela suppose qu'une présentation de la pluralité des
mondes reste à la fois existentiellement et cognitivement appréhendable
selon le monde actuel. L'hypothèse de la pluralité des mondes est, ici,
une hypothèse faible. Le roman de science-fiction porte ces débats sur le
monde actuel, sur le monde possible, à une sorte d'extrême. Il contraint
à abandonner cette hypothèse faible : il propose des récits d'époques,
qui n'appartiennent pas à ce que l'homme peut penser comme ce qui
a relevé ou relèvera de sa propre temporalité, bien que ces récits soient
toujours écrits de main humaine. Il oblige à lire et à penser littéralement
l'hypothèse de la pluralité des mondes et l'hétérogénéité qu'implique la
pensée de l'unicité et de l'unité ontologiques. Cette lettre oblige encore
à marquer : répondre de la littérature de science-fiction selon l'unicité
et l'unité ontologiques ou selon la pluralité n' efface pas la question que
suppose cette réponse et même la prolonge. Le roman de science-fiétion
est l'exposé des conditions de la problématicité du roman, qui se disent
suivant une relecture des références scientifiques.
Dans cette perspective, les références scientifiques du roman de
science-fiction n' ont pas pour fonction de rendre vraisemblable l'altérité
temporelle. Il ne suffit pas de répéter que la science de la science-fiction
est une projection de la science (dans l'avenir ou dans le passé) . Il ne suffit
pas d'ajouter que cette projection de la science est inévitablement suivant
des résidus de la science de notre monde actueP. Ces types de remar­
ques impliquent qu'il suffit, pour rendre compte de la science-fiction,

1 . Nelson Goodman, Ways of worldmaking, Indianapolis, Hackett, 1 978.


2. Thomas Pavel, Fictio11al Worlds, Cambridge, Mass. , Harvard University Press, 1 986.
3 . C'est la thèse de Gilbert Hottais, en particulier, dans Philosophie et science:fiction,
Paris, Vrin, 2000 .

324
Roman contemp orain

de la replacer dans une continuité des savoirs - qui dessineraient, de


facto, un seul temps et un seul monde. D ès lors que l'on refuse ce type
d'explication, il faut souligner : la concordance qu'il convient de dire
entre l'altérité temporelle radicale et la représentation scientifique (ou la
proj ection de cette représentation dans le temps) , se comprend ultime­
ment suivant le jeu d'altérité que porte la science même. Ce j eu d'altérité
se trouve accentué par la représentation proj ective de la science. Ainsi,
Georges Simondon a-t-il marqué, dans Du mode d'existence des objets tech­
niques1 , que la science n'est pas seulement ses procédures, ses démonstra­
tions, ses résultats, mais aussi, par ses résultats et par leurs conséquences,
la construction constante d'un nouveau rapport, pour quiconque, avec
le réel, c'est-à-dire avec toute réalité que désigne, révèle la science, et
que celle-ci construit, faut-il même noter. La science est un processus
constant, pour l'homme, d'adaptation à cette altérité qu'elle institue. On
est là, au regard de nos habitudes de pensée et de conduite dans un para­
doxe manifeste : cela qui institue l'altérité et aussi ce qui la dispose ou
la montre, dans ses effets, comme cela à quoi l'on peut s'adapter. Cela se
formule en d'autres termes : la science est l'institution de l'altérité qui ne
suppose ultimement aucune étrangeté, bien que cette institution puisse
constituer une rupture radicale avec le savoir et les représentations que
nous avons de notre monde actuel. Dans le roman de science-fiction, les
références scientifiques dessinent l'altérité temporelle comme un temps
ouvert, qui est une possibilité d'adaptation et, en conséquence, le dessin
explicite d'un passage possible à l'altérité. Où il y a une caractérisation
du possible et une récusation de toute littérature de notre monde actuel,
qui assimilerait ses représentations à une manière de saturation de ce
monde. Cela définit la fonction même du roman contemporain, altérité
dans le monde actuel, et récusation de la saturation des représentations
- selon la littérature.
La saturation est, selon Gilbert Simondon2, un des traits caractéris­
tiques de la littérature et des œuvres littéraires : celles-ci se construisent
suivant un accord sensible et esthésique avec le monde, avec la réalité, en

1. Gilbert Simondon Du mode d'existence des objets teclmiques, Paris, Aubier, 1 989.
2 . Voir, une fois de plus, Gilbert Simondon, op. cit.

325
Le roman contemp orain ou la p roblématicité du monde

même temps qu'elles jouent de diverses représentations de ce monde, de


cette réalité. Par saturation, il faut donc comprendre : les œuvres s' élabo­
rent, quel que soit leur statut représentationnel et fictionnel, selon une
sorte de recouvrement du monde, ou selon la figuration d'un tel recou­
vrement. Les œuvres littéraires, identifiables à un tel j eu de saturation,
sont toujours des exercices de clôture symbolique. On n'entrera pas dans
une discussion de cette définition de la saturation et des thèses qu'elle
implique. On notera le caractère opératoire de la notion. Un caractère opé­
ratoire descriptif : cette saturation est un trait qu'il faut reconnaître à tous
les grands romans européens des XIXe et xxe siècles. L' œuvre de Balzac est
saturante par sa visée de totalisation du réel et par un j eu représentation­
nel qui implique une esthésique - lorsqu'on dit que l'œuvre réaliste
est référentielle, on dit aussi qu'elle implique un rapport sensible aux
obj ets de ce monde. Mutatis mutandis, les mêmes notations relatives à la
saturation valent pour James Joyce : dans Ulysse, la conscience devient
le moyen de la figuration de ce recouvrement ; dans Finnegans 'wake,
le langage tient la même fonction. On aura compris que le roman de
science-fiction rompt explicitement avec cette hypothèse ou ce constat
de la saturation. Par son altérité temporelle radicale, par l'élaboration
d'un monde autre, à laquelle correspondent les références scientifiques
proj ectives, ce roman est la négation du recouvrement auquel est iden­
tifiable la littérature que l'on tient pour canonique. Parce qu'elle figure
cette saturation, la littérature canonique, aussi fictionnelle qu'elle soit,
n'est pas la figuration explicite de la pluralité des mondes et des mondes
possibles 1 • Le roman de science-fiction apparaît ainsi comme l' exemplifi�
cation de la récusation de toute validation que le roman puisse présenter
de lui-même par une phénoménologie, et comme la récusation de toute
représentation de la pluralité des mondes, qui appartiennent à une même
ontologie, par un univers saturé, identifiable à un univers littéraire et au
pouvoir du roman - il faut dire l'univers clos du roman, aussi étendu
que soit cet univers. La saturation contredit tout questionnement.

1. C'est le défaut de jeu esthésique explicite qui fait la possibilité des recouvre­
ments, dans le jeu réflexif du lecteur, des univers de la science-fiction et des univers de
notre monde actuel.

32 6
Roman contemporain

Disposer lontologie unique sans livrer une figuration de la satura­


tion fait prêter au roman de science-fiction une vue de « nulle part »
- pour reprendre l'expression de Thomas Nagel -, un point de vue
de « nulle part » - pour continuer de préciser cette notation. Vue de
« nulle part » : c'est cela même qu'est la représentation selon l'altérité et
la temporalité radicale : celles-ci dessinent une extériorité achevée face
au point de vue humain, et à tous les lieux et tous les temps dont il peut
se réclamer. Point de vue de « nulle part » : cette vue de « nulle part » n'est
pas exclusive, en termes de technique littéraire, des j eux usuels de point
de vue, de focalisation, qui sont donc - de façon littérale - des points
de vue de « nulle part ». L'altérité temporelle radicale n'est nulle part en
particulier, de la même façon que n'est nulle part en particulier le point
de vue qui se construit dans le roman de science-fiction. Certes, et c'est
une évidence, cette position d'extériorité indéfinie est pensée par un
cerveau humain, écrite par une main humaine : le cerveau et la main de
l'homme élisent, en quelque façon, cette position, et excluent que les
univers de la science-fiction soient réductibles à notre monde actuel et
à une vue ou un point de vue que celui-ci porte.
Un paradoxe subsiste cependant : le choix d'une telle position est
congruent avec un caractère qui est proprement anthropomorphe :
l'aptitude des êtres humains à voir le monde, un monde, de manière
détachée, comme le fait précisément la science. La science-fiction est
l'allégorie de ce détachement et, en conséquence, l'allégorie de l'hu­
manité incontestable de la science-fiction - une humanité qui tien­
drait à la figuration de l'équivalent du détachement épistémologique. Ce
paradoxe peut se formuler d'une autre manière : ce « nulle part » et ce
point de vue de « nulle part » n'excluent pas que soient présentés, dans
le roman de science-fiction, des points de vue particuliers - par exem­
ple, ceux qui sont attachés aux dispositifs de la focalisation. Le « nulle
part » et le point de vue de « nulle part » constituent, au regard de tous
les autres « nulle part », un « nulle part » et un point de vue particu­
liers - cette notation est parfaitement congruente avec l'indication de
la pluralité des mondes et avec la certitude, proprement humaine, que
le « nulle part » - la vue détachée - n'est pas exclusif, dans notre
monde actuel, d'une vue et d'un point de vue particuliers. Le point

327
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

remarquable reste ici que le roman de science-fiction j oue en lui-même


de cette ambivalence proprement humaine : il indique clairement que
l'univers qu'il représente, ce « nulle part » en particulier, ne peut être dis­
socié - implicitement - d'une relativisation. Par cette vue de « nulle
part » en particulier, qui n'exclut pas des j eux de points de vue spéci­
fiques, la littérature de science-fiction implique, une fois de plus, une
position réflexive du lecteur. L'objectivation de la vue de « nulle part »
ne peut être dissociée de l'hypothèse du point de vue singulier et situé
- du point de vue qui engage le suj et humain. Il y a l'extrême figura­
tion du contexte élargi, lisible dans le roman contemporain, et indisso­
ciable d'une perspective pragmatique et « antireprésentationniste », celle
même que le roman contemporain donne à lire.
Le roman de science-fiction est ainsi l'assemblement de deux para­
doxes, celui de la figuration de l'extériorité radicale des perspectives
temporelles, celui du point de vue de « nulle part » . Chacun de ces para­
doxes se lit un suivant un point de ressemblance entre le monde possible
et le monde actuel - lié à la différenciation même de ces mondes.
Le j eu radical d'extériorité, qui caractérise le roman de science-fic­
tion, présente des départs de temps, d'historicité, d'autant plus nets qu'ilS
ne peuvent appartenir au temps du monde actuel, et d'autant plus mani­
festes qu'ils participent de l'altérité temporelle radicale et de l'évidence
du nouveau. Deux constats sont cependant obligés. Premier constat : par� e
que ses univers portent leurs propres passé, présent et avenir, et qu ; il
ne les différencie pas structurellement du temps du monde actuel, . ce
roman, bien qu'il s'offre selon un temps du lointain, se lit selon la struc­
ture temporelle de notre monde actuel. Il peut se conclure : le roman
de science-fiction prend, pour moule de ses représentations temporelles;
les structures des représentations temporelles qui ont cours dans notre
monde actuel. Dans le temps du roman de science-fiction, se construit la
dissemblance du temps du monde actuel avec lui-même. Second constat
le lointain de la science-fiction joue d'un effet de proximité. Il suffit de
souligner que tout récit est une mise au présent, dans le présent d'une
énonciation, de son propre j eu temporel - ainsi, le lointain temporel
est-il inévitablement un temps proche. Le roman de science-fiction est
un jeu réflexif sur le temps autre et sur le temps actuel, qui traduit la

328
Roman contemp orain

difficulté à penser l'historicité : cette pensée implique une conception


claire de moments originaires et, par là, de possibles, auxquels s'identifie
le futur. Par les paradoxes qui viennent d'être dits, le roman de science­
fiction est la question d'une telle pensée de l'historicité - sans laquelle
il n'y a pas d'identification d'une collectivité. Cette question est d'autant
plus nette que le roman de science-fiction ne contraint pas à p enser
immédiatement un lien d'analogie entre les présentations de son exté­
riorité et celles de notre monde actuel.
La science-fiction et ses univers ne sont rapportables à aucune
expérience humaine qui puisse les valider ou à laquelle ils puissent être
identifiés littéralement. Cette notation ne peut être dissociée du rappel
- évident - que la science-fiction et ses univers s'écrivent de mains
humaines, à partir d'un point de vue humain. Il n'est qu'une façon d'unir
ces deux remarques : la science-fiction et ses univers impliquent une
notion d'expérience extrêmement générale, face à laquelle l'expérience
de notre monde actuel n'est qu'une expérience particulière. C'est là dire
une relativisation complète du point de vue humain, donner une pleine
signification à la notation du point de vue de « nulle part » , et j ustifier
ce qui . a été dit sur le défaut de saturation et sur la fonction d'ouverture
des références scientifiques. Cela fait le premier j eu d'assemblement des
univers distincts - celui de la science-fiction, celui de notre monde
actuel. Il est un second j eu. Le roman de science-fiction présente ce qui
n'est pas représenté dans le monde actuel - il faut comprendre le terme
de représentation de deux manières. Première manière : il n'y pas d' équi­
valent désignable, dans les présentations littéraires du monde actuel, des
présentations de la littérature de science-fiction. L'univers de la science­
fiction est entièrement autopoïétique. Deuxième manière : puisqu'il n'y a
pas d'équivalent, dans le monde actuel, de la présentation que constitue
le roman de science-fiction, celle-ci et son univers apparaissent comme
des faits, ainsi qu'apparaissent les faits du réel. Par quoi, la science-fic­
tion ne fait supposer aucun double à ses propres mondes. Le roman de
science-fiction est ainsi étranger au fait que le monde actuel puisse être
dit, comme il est étranger au pouvoir que la littérature se reconnaît
de représenter - c'est-à-dire d'être la représentante, de jure, juridique,
de notre monde actuel. Il y a là une manière ultime de caractériser la

329
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

radicale extériorité du roman de science-fiction ou de répéter qu'il n'est


d'un « nulle part » . C'est là dire la relativisation complète des points de
vue du roman et de ces j eux représentationnels, tels qu'on les entend le
plus souvent.
Par ces paradoxes, le roman de science-fiction est le roman de la
médiation. Parce qu'il procède suivant un élargissement extrême du
point de vue, qu'il peut porter - celui de l'expérience en général, inclu­
sive de l'expérience humaine -, parce qu'il donne à lire ce qui n'est pas
représenté dans le monde actuel - l'hypothèse de l'unité ontologique
des mondes est ici essentielle pour j ustifier ce constat -, il présente le
lieu possible de tout agissement, de l'identification de toute intention.:.
nalité, et donne le cadre interprétant de la dispersion des êtres humains.
Cela est congruent avec l'anthropologie du transindividuel et avec ses
mondes hétérogènes.
Le roman de science-fiction permet de redire la problématicité du
roman contemporain, et la rupture avec le jeu propositionnaliste du
roman de la tradition du roman. Il est une pertinence spécifique du
roman de science-fiction au regard du monde actuel, illustré par Crash !
de James Ballard : dans le monde possible de la science-fiction, l'autre
- sous la forme de voitures - devient le possible explicite du suj et. Où
il y a la figuration hyperbolique du suj et confronté à ce qu'il n'est pas et
qu'il est cependant. Cela fait la problématicité du suj et. Cela fait lire, plus
généralement, le roman de science-fiction, la pluralité de ses mondes et
son ontologie unique comme les figurations extrêmes des implications
de l'anthropologie de la transindividualité, de son monde, déjà lisibles
dans les romans de Patricia Grace : le monde possible, de la même onto­
logie que le monde actuel, est l'autre de ce monde, et, en conséquence,
partie de ce monde actuel qu'il n'est pas.
Dans l'expérience en général, qui caractérise le monde de la science­
fiction, dans son univers scientifique, qui est celui de la figuration
constante de l'institution de l'altérité et de l'ajustement à l'altérité, dans
la division et dans la pluralité des univers, devient sans aucune perti­
nence le « dispositif » - observation, observation observée - dominant
dans le roman de la tradition du roman. Le roman de science-fiction ne
peut être le roman de l' observation et de l'interrogation, ni celui du sujet

330
Roman con temporain

qui observe, interroge, ni celui de l'observateur qui observe tout cela,


puisque, dans le « nulle part », le sujet ne peut être le point fixe d'aucune
focalisation. Le roman de Maurice G. Dantec, Cosmos incorporated, est
construit selon la recherche et l'impossibilité d'une telle observation. Le
« post-humain » doit se lire littéralement : la figuration de l'humain, telle
qu'elle s'élabore à partir de la fin du xvrne siècle est vaine, comme est
vain le j eu assertorique du roman ; dans le « nulle part », face au point de
vue de « nulle part », aucun j eu propositionnaliste ne vaut. Le roman de
science-fiction exemplifie le moment indifférent du roman : le « nulle
part » et le point de vue de « nulle part » participent de ce moment. Ils
autorisent les j eux sur le possible et sur l'actuel.

LE P O I N T DE V U E D E « N U L L E PART ,,
D U RO M A N C O N T E M P O R A I N

C e point de vue d e « nulle part », qu'identifie l e roman de science­


fiction, se lit donc comme l'illustration de ce que refuse le roman
contemporain et qui fonde le renouvellement de ses perspectives anthro­
pologiques et de son anthropoïesis : que le roman ait partie liée au j eu de
l'observation et de l'observation observée, à un j eu de réflexivité qui fait
du roman de la tradition du roman un roman contraint par le choix ini­
tial du « représentationnisme » et des perspectives cognitives et anthro­
pologiques, qui lui sont attachées. Le « nulle part » contredit ce choix ;
par le mime qu'il constitue du regard scientifique, il figure à la fois
la reprise de l'autonomie de ce regard et l'impossibilité d' entreprendre
d'en rendre compte - ou, s'il doit en être rendu compte, cela ne peut
l'être que selon une manière de répétition tautologique de ce qu'est
un regard scientifique. Comme le roman de science-fiction contempo­
rain, le roman contemporain choisit d'être libre de compte rendu, ou
d'un compte rendu qui relève de la même tautologie. Ce point de vue
de « nulle part » figure le maximum de problématicité. Le roman du
« nulle part » impose une interrogation spécifique, qui n'appelle pas de

33 1
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

réplique : de quoi répond-il ? Importent plus la question et le mo ment


indifférent, qu' elle implique, que la réponse même.
Cette illustration du « nulle part » du roman, de la question qui
lui est attachée, qu'offre le roman de science-fiction, se lit, de manière
commune, dans le roman contemporain. Celui-ci trouve, dans cette
figuration, plus ou moins manifeste, plus ou moins altérée, figuration
cependant du « nulle part », la parfaite récusation du thème de l'habitat,
caractéristique du roman de la tradition du roman, ainsi que celle de
la figuration de l'humain suivant sa construction. Il y trouve encore le
moyen de figurer la plus certaine problématicité.
Avant que de proposer une lecture directe de cette figuration du
point de vue de « nulle part », il convient d'indiquer en quoi le roman
moderne, moderniste, postmoderne refuse explicitement ce point de
vue de « nulle part » . Dire un point de vue de « nulle part » du roman
contemporain ne se comprend pas, en conséquence, selon un défaut
d'identification de ses lieux, mais selon une réinterprétation de sa rupture
avec trois traits du roman moderne, moderniste, postmoderne : rupture
avec l'impersonnalité du roman moderne, rupture avec l'indissociable de
l'hétérogène et de l'homogène du roman moderniste, avec le paradoxe
temporel du roman postmoderne, qui dessine un temps unique. Cette
rupture peut encore se formuler comme la rupture avec les dessins par,­
tiels et la récusation du point de vue de « nulle part », qui caractérisent
ce roman. Roman moderne : Bouvard et Pécuchet peut se lire comme l'indi­
cation de cet inévitable d'un point de vue de « nulle part », puisqu'il n'y
a, dans le monde actuel, si l'on se tient à la lettre de Bo uva rd et Pécuchet,
aucune expérience suffisamment large ni aucun point de vue suffisam­
ment détaché, qui incluent et rendent compte de l'hétérogénéité de ce
monde actuel, de ses temps, de ses représentations. La copie et l' écri­
ture sont des versions faibles de ce nécessaire point de vue de « nulle
part » . L'impersonnalité du roman réaliste, telle que l'illustre Flaubert,
est encore une telle version faible de ce point de vue de « nulle part »,
ou plus précisément, une version qui place ce point de vue du côté
propositionnaliste et qui entreprend de rendre compte, de manière urne,
de l'hétérogène - la réalité même du monde actuel. Roman moderniste
quels que soient ses exemples, ce roman se construit sur la dualité de

332
Roman contemporain

son hétérogène - les mondes des souvenirs, Proust, ceux du quotidien,


Joyce, ceux de l'individu, Faulkner -, et de son homogène qui suppose
un point de vue qui englobe cet hétérogène et qui n'est pas extérieur
à ses mondes : Proust et la mémoire, Joyce et l'exercice d'une représen­
tation globale de la psyché et du quotidien, Faulkner et l'inscription
territoriale et temporelle, qui font ensemble des autismes des individus.
Roman postmoderne : la confusion des temps, caractéristique du report du
passé sur le présent, contredit paradoxalement le dessin d'historicités, et
place l'hétérogénéité des temps sous le signe de la prévalence du présent
- que le récit soit déconstruit ne change pas ce constat. Toutes ces nota­
tions peuvent se résumer : le roman moderne, moderniste, postmoderne,
ne substitue pas le schéma d'un monde à un autre ou n'allie pas des
schémas différents, parce qu'il reste pris, faut-il répéter, dans une anthro­
poïesis de l'individualité, qui interdit l'hypothèse de la présentation d'une
expérience plus générale que l' expérience littéralement humaine.
Le moment de la fiction, auquel s'attache Mallarmé, hors du roman
- cela est un point notable -, illustre cette impasse du roman au
XIXe siècle : la notation de la fiction permet de dire une scène des pré­
sentations littéraires, qui échappe au j eux paradoxaux de l'hétérogé­
néité et de l'homogénéité, mais qui ne dispose pas cependant le passage
au double caractère qu' exemplifie la science-fiction : point de vue de
« nulle part » et expérience générale. Les interprétations, qu'ont don­
nées les philosophes français 1 de la fiction mallarméenne, sont remarqua­
bles en ce que, d'une part, ils la définissent comme un jeu d'alternative
radicale par rapport aux jeux représentationnels, et en ce que, d'autre
part, ils la rapportent à une limite de l'entreprise représentationnelle :
Jacques Derrida - la fiction est une représentation sans antécédent ;
Jacques Rancière - la fiction est un discours sans privilège, qu'il faut
comprendre comme un discours déhiérarchisé, opposable au discours de
la maîtrise que serait le discours du roman ; Alain Badiou - la fiction est

1. Il s'agit de Jacques Derrida, La Dissé111i11atio11, Paris, Le Seuil, 1 972, de


Jacques Rancière, Mallarmé. La Poétique de la sirè11e, Paris, Hachette, 1 996, et La Parole
11111ette. Essai rnr les co11tradictions de la littérature, Paris, Hachette, 1 998, et d'Alain Badiou,
Petit 111a1111el d'i11esrilétiq11e, Paris, Le Seuil, 1 998.

3 33
Le roman contemporain 011 la problématicité du monde

un discours de la vérité, soustraite dans le moment de son énonciation.


Ces interprétations ont pour point constant de noter un détachement
du discours littéraire ; cette notation reste prisonnière de la caractérisa­
tion du j eu représentationnel - absence d'antécédent, nouvelle scène
du discours, rapport à la vérité dans une soustraction de la représentation
de la vérité -, sans qu'il soit marqué le changement du j eu de média­
tion du discours littéraire, que peut porter cet usage de la fiction.
Le point de vue de « nulle part » et la notion d'expérience en géné­
ral, qui viennent d'être dits à propos de la science-fiction, supposent
une fonction de ce point de vue, du détachement qu'il constitue, et de
cette notion d'expérience : disposer le discours littéraire comme celui
qui établit la possibilité de la médiation la plus large, ou, en une autre
formule, la plus indifférente. Ce sont ce point de vue de « nulle part » et
cette visée du contexte le plus large qui permettent le changement des
univers du roman, qu'illustre le roman contemporain, et qui mettent fin
à l' anthropoïesis de l'individualité. Par ce point de vue, par ce contexte, le
roman se donne comme un j eu de médiation au regard de tout individu
et même d'agents qui ne sont pas concevables dans notre monde.
Hors de ce type de perspective, le roman de la tradition du · roman
donne droit de cité à la notion de fiction 1 • Ce glissement du roman
à la fiction traduit ce fait simple : le discours du roman se définit, est
vu comme un discours supplémentaire - supplémentaire d'une façon
d'autant plus manifeste qu'il s'attache à la vie quotidienne, qu'il s'agisse
du roman réaliste du XIX" siècle, du roman moderniste, ou du roman
postmoderne. Dès lors que cette notation du supplément, lisible chez
Flaubert, est privilégiée, on perd l'évidence du point de vue anthropolo­
gique que porte le roman de la tradition du roman, et de son anthropoïesis
de l'individualité2• On reconnaît au roman de cette tradition un pouvoir
de nommer, qui peut s'interpréter lui-même de bien des manières, mais

1 . Cette substitution de la notion de fiction à celle de roman passe, par sa fréquence,


les types d'interprétation que nous venons de citer, et traduit la difficulté que la critique
occidentale a à situer aujourd'hui le fait du roman, considéré en lui-même, à définir le
statut du roman.
2 . Ce supplément deviendra le supplément du signifiant. Il se distingue du supplé­
ment d' énonciation, que nous avons caractérisé. Voir supra, p. 72 et sq.

334
Roman contemporain

qui a toujours affaire avec le « statut d'exception » de la littérature' , et


avec, comme l'a fortement indiqué Giorgio Agamben, la caractérisa­
tion du langage comme un supplément constant de signifiant2• On ne
prête pas d'attention au détachement, au point de vue de « nulle part » .
Considérer l e roman contemporain selon ce privilège reconnu a u sup­
plément - la vulgate critique confirme ce constat - le soumet impli­
citement à une approche anthropologique, qui ne le caractérise plus.
N'est pas perçu ce qui est le trait caractéristique du roman moderne,
moderniste, postmoderne : identifier, dans un même usage romanesque,
anthropoïesis de l'individualité et supplément du signifiant : le supplé­
ment du signifiant se confond avec le pouvoir de nommer, reconnu à
l'individu - il faut citer le nominalisme, illustré par Thomas Pynchon
et par Don DeLill o , et l'indissociable du savoir, qui va avec le pouvoir
de nommer, et de l' anthropoïesis de l'individualité, cet indissociable que
déconstruit le roman de Daniel Kehlmann, Les Arpenteurs du monde.
Le point de vue de « nulle part » du roman contemporain se lit à la
fois selon des traits de ce roman de la tradition du roman et à l'inverse
de la logique de ce roman. Il y a donc le j eu explicite de l'hétérogénéité
et de l'homogénéité ; il y a donc l'évidence de l'usage du supplément
littéraire - le roman de science-fiction est manifestement un tel sup­
plément. Ce j eu et cette évidence ne sont pas comparatifs : ils n'im­
pliquent pas d'établir un contraste avec tel autre j eu représentationnel
- celui, par exemple, du roman de la tradition du roman. Point de vue
de « nulle part », hétérogène et homogène se construisent suivant leur
logique et leur finalité propres, celles de la médiation maximale : le lec­
teur peut s'approprier la lettre d'un tel roman en tout temps et en tout
lieu, selon ce temps, selon ce lieu, sans qu'elle soit tenue pour altérée.
C'est là échapper à la clôture de l' observation observée - cette clô­
ture que tente de rompre le privilège accordé à la fiction, en supposant
que celle-ci se défait des conditions nécessaires à une telle observation
double. La médiation la plus large fait entendre la contextualisation la

1 . Voir sur ce point. Jean Bessière, Quel statut pour la litéérature ?, op. cit.
2. Voir Çiorgio Agamben, Homo sacer I. Le po11vofr sollllerain et la vie nue, Paris, Le
Seuil, 1 997. Ed. or. Homo sacer. Il potere sovra110 c la mu/a 11ita, 1 99 5 .

335
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

plus large et, en conséquence, des agents et des « agent1v1tes » étran­


gers aux figurations occidentales du suj et et de l'individu. Cette pos­
sibilité maximale de la médiation se définit de deux façons. Prem ière
façon : ce que le roman donne à lire appelle une catégorisation - cela
est manifeste dans le cas du roman de science-fiction ; cela est encore
manifeste dans les romans de Ricardo Piglia, de Vladimir Makanine, de
Tierno Monénembo, que nous allons considérer. Deuxième façon : cette
catégorisation a elle-même pour fonction ou pour finalité de permettre
de préciser ce qui est en question dans la lettre du roman. Que le roman
soit selon le point de vue de « nulle part » et selon la représentation de
l'expérience la plus large entraîne qu'il puisse être catégorisé suivant
un maximum de questions implicites ou refoulées et que cette catégo­
risation puisse être elle-même rapportée à un maximum de situations
et, en conséquence, de questions. Le roman acquiert ainsi une foncti on
maximale de médiation, indissociable de la problématicité, et peut être
le recueil de bien des intentionnalités et de bien des « agentivités ». On
ne suppose pas qu'il porte les figures de toutes ces intentionnalités et de
toutes ces « agentivités » . On entend, à l'inverse, que la surdétermination
du roman est minimale - où il y a une façon de redire la notion d'in­
différence et de revenir à la problématicité - et qu'en conséquence, les
questionnements qui peuvent y être lus et qui sont liés à diverses inten..:
tionnalités sont maximaux.
On peut, dans ces conditions, reconsidérer la triple rupture que
fait le roman contemporain : rupture avec l'impersonnalité du roman
moderne, rupture avec l'indissociable de l'hétérogène et de l'homogène
du roman moderniste, avec le paradoxe temporel du roman postmo-'
derne, qui dessine un temps unique. L'impersonnalité traduit un maxi­
mum de surdétermination - tout est donné, de principe, pour obj ectif
et, en conséquence, pour identifiable. L'indissociable de l'hétérogène et
de l'homogène figure un certain défaut de surdétermination - hété�
rogène ; il réduit cependant le pouvoir de questionnement attaché à ce.
défaut - homogène. Le paradoxe temporel du roman postmoderne
présente à la fois un défaut certain de surdétermination - effacement
de l'histoire du temps que porte le récit - et un amoindrissement cer­
tain du questionnement - tout se lit selon le présent, inévitablement

336
Roman contemporain

surdéterminé On est ici face au paradoxe caractéristique du postmo­


derne. La présentation contre-intuitive et discontinue du temps ne fait
pas reconnaître une obscurité du temps et de l'histoire, mais la com­
plexité de leur lecture dans le présent : cette complexité n'est pas dis­
sociable de la surdétermination. Il faut répéter lexemple cl' Outremonde
de Don DeLillo. Il faut encore marquer : l'aveu de la fiction n'est qu'un
moyen de rapporter le détachement du discours littéraire, du discours
romanesque, au supplément que constitue le roman et à la structure de
sa représentation temporelle. Il faut répéter l'exemple de Contre-jour de
Thomas Pynchon.
Soient donc de telles ruptures, qui ont pour condition que le roman
contemporain s'identifie par des défauts de surdétermination. Ce roman
représente, expose, d'une manière explicite, sa discontinuité et sa conti­
nuité, raconte le temps - une lecture littérale de l'ordre du temps est
touj ours possible -, et, d'une manière encore explicite, construit, dans
cette représentation, dans ce j eu de discontinuité et de continuité, dans
ce récit du temps, le point de vue de « nulle part ». Cela n'équivaut pas à
un j eu de déconstruction, à priver le roman d'une lecture selon une pos­
sible vérité, mais à un exercice manifeste de défaut de surdétermination.
Le roman contemporain, qui se lit selon les trois ruptures avec le roman
de la tradition du roman, se confond avec la fable d'un tel défaut.
Soit donc le point de vue de « nulle part ». Ce point de vue interdit
de lier aucun type de focalisation dans le roman à un j eu assertorique
ou propositionnaliste. Cela n'exclut pas des personnages pa1faitement
vraisemblables ; cela commande que les personnages soient pris dans une
situation qui les empêche cl' être caractérisés selon une surdétermination
- le quotidien, tel qu'il est alors décrit, n' exclut pas le réalisme, mais
les catégorisations qui permettent de réduire les questionnements. C'est
ainsi que Vladimir Makanine caractérise le narrateur cl' Underground ou un
héros de notre temps : écrivain qui n'écrit pas, qui est cependant lorigine
du roman, il ne peut être catégorisé ; son statut de témoin, de narrateur,
cl' écrivain qui n'écrit pas est cependant l'objet de descriptions précises.
Le défaut de catégorisation, applicable aux agents, aux obj ets du roman,
sans que la vraisemblance soit défaite, dessine à la fois ce point de déta­
chement du roman et désigne la possibilité de lexpérience humaine la

337
Le roman contemp orain ou la problématidté du monde

plus large, figurée par le vaste échantillon d'êtres humains, que le roman
évoque à travers ses personnages - où il y a un réalisme certain. On est
hors de la poétique et de l'esthétique du roman de la tradition du roman.
Il n'importe pas de définir ici le statut du roman par l'originalité de ce
qu'il décrit, de son discours. Ni le réel, ni la littérature ne sont donnés
pour nouveaux, ou pour les obj ets ou les moyens de nouveaux partages
des figurations de l'appropriation du réel. Underground ou un héros de notre
temps peut se lire dans une perspective exactement inverse. La difficulté à
catégoriser le personnage narrateur et les ensembles narratifs, descriptifs,
sont les moyens de la médiation. Ils ne se confondent, faut-il répéter, ni
avec l'identification du nouveau, ni avec celle du familier 1 • Ils autorisent
cela qu'Alfred Gell a reconnu comme la fonction dominante de l'œuvre
d'art : l'élargissement de l'esprit, grâce auquel le cogito est transcendé ici
et maintenant, dans le temps 2 . On vient à l'inverse du j eu du roman de
l'observation, de l'observation observée, du défaut de transparence du
suj et, de l'enfermement dans le j eu représentationnel ou antireprésenta­
tionnel, qui caractérise le roman de la tradition du roman.
Soit le choix de l'hétérogène, sans que le roman présente un j eu
d'unification. Cela est l'exercice de La Ville absente de Ricardo Piglia3
Ce roman est de plusieurs histoires, celle de Macedonio Fernandez,
l' écrivain argentin, celle de sa femme Élena, celle du gaucho invisible,
celle de l'inventeur de la machine à histoires, celle du j ournaliste qui
recueille ses histoires, à travers une enquête . . . Ces histoires sont certes
corrélées ; elles appartiennent cependant à des mondes indépendants.
Elles apparaissent aussi comme les variantes de bien d'autres histoires
possibles, ainsi que la machine à produire des histoires les produit par
des altérations de phrases et de mots, eux-mêmes résultats d'altérations
de la nouvelle d'Edgar Poe, « William Wilson ». Ce roman peut être lu
de bien des façons, sans que soit réduit son défaut de surdétermination,
comme la ville de Buenos Aires, désignée dans le titre du roman, la ville
absente, est d'un tel défaut, bien qu'il s'agisse, dans le roman, de la ville

1 . Nouveau et familier sont cependant reconnaissables dans le roman.


2. Alfred Gell, L'Art et ses agents. Une théorie anthropologiq11e, op. cit. , p. 307.
3. Ricardo Piglia, La Ville absente, op. cit.

338
Roman contemporain

« réelle » 1 • La concurrence, que figure le roman sur ce fond d'absence,


entre le narrateur, la machine à récits et l'auteur même, dont la figure
est reprise, dans le roman, au moyen de j eux intertextuels qui renvoient
à Joyce, est remarquable : à cause de sa dissémination, l'origine des récits
ne peut être désignée. Elle figure le défaut de surdétermination et livre
l'ultime j ustification d'une notation importante du roman : tout va selon
le doublet de l'impossible et du possible - cela vaut aussi pour la lecture
de l'histoire, au sens où l'entendent les historiens. Il faut comprendre :
le réalisme du roman ne peut être catégorisé, comme ne peuvent l'être
les histoires de la machine à histoires, qui va selon des altérations aléa­
toires des discours, produit des possibles à partir d'un impossible - que
le discours soit autre qu'il n'est -, et offre des histoires auxquelles on
peut cependant prêter quelque réalité. Il ne faut dire ici ni imaginaire,
ni fantastique, mais le fait que le langage et ce roman sont l'attente du
monde, parce qu'ils présentent des mondes selon le langage - selon un
défaut de surdétermination, selon le seul possible, où il y a les figures du
point de vue de « nulle part », du contexte d'expérience le plus large,
et la possibilité de toute médiation. Le roman se définit par la fable de
l'invention d'une langue, qui ne contredit pas le réel, ne lui est pas un
supplément, et le manque cependant :
« D ans ces conditions, les linguistes de l' Area B êta du Trinity College ont
réussi ce qui p araît impossible : ils sont presque parvenus à fixer dans un p ara­
digme logique la forme incertaine de la réalité . Ils ont défini un système de
signes dont la notation se transforme avec le temps. C ' est-à-dire qu'ils ont
inventé un langage qui montre comment est le monde, mais qui ne permet pas
de le nommer. " Nous avons réussi à établir u n champ unifié, ont-ils dit à Boas,
il ne manque plus que la réalité introduise dans le langage quelques-unes de
nos hyp othèses ." »2

1 . Le roman se donne ainsi un lieu identifié, certain, qui est cependant comme un
lieu de « nulle part » . Ce thème est repris, dans le roman, par celui de l'île, qui introduit
au thème de l'utopie. On a ainsi un enchaînement thématique remarquable : une ville
réelle est présentée selon un défaut de surdétermination ; ce défaut autorise le point de
vue de « nulle part », parfaite exemplification de ce défaut, et exact moyen d'introduire à
l'illustration de la plus grande problématicité - thèmes de l'île et de l'utopie.
2. Ricardo Piglia, La Ville a/1se11 te, op. cit. , p. 1 49 .

339
Le roman contemporain 011 la problématicité d11 mo11de

Sous le signe de cette figure de la problématicité, La Ville absente,


hors de la figuration de l'extériorité radicale, qui caractérise le roman
de science-fiction, joue de l'actualisation du possible et de l'impossible,
du futur, et illustre, par ce jeu, sa fonction de médiation, la possibilité de
toute lecture, qui entraîne que plusieurs lecteurs puissent faire un même
rêve dans des mondes différents - chaque individu est un monde -1,
ainsi que se définit la machine à produire des récits :
« "Au début la machine se trompe. L' erreur est le principe déclencheur.
La machine désagrège spontanément les éléments du conte d'Edgar Poe
[ William Wilson] et les modifie pour en faire des noyaux potentiels de la fic­
tion." [ . . ] Toutes les histoires venaient de là. Le sens du futur qui se produisait
.

dans ce récit était déterminant pour les récits suivants et à venir. Le réel était
défini par le possible (et non par l'être) . À l' opposition vérité-mensonge devait
se substituer !' opposition possible-impossible. »2

Ce qui est dit de l'écriture et du monde, dans le roman contem­


porain, peut autant être dit de l'histoire, de l'historiographie, du romari
historique, de l'historicité, du temps - en une correction des représen­
tations temporelles du roman postmoderne. Cela est la leçon de Peuls de
Tierno Monénembo, roman de l'histoire des Peuls, qui fait entendre :
l'histoire est cela qui a commencé et qui ne finira jamais ; elle se raconte
suivant ce que l'on sait d'elle, qui est fort divers. Elle est, elle-même, de
diverses origines et, dans ses faits, énigmatique :
« Comment, diable, es-tu [il s ' agit du personnage du Peul, auquel s'adresse
le narrateur de l ' histoire) monté de l' état de chien errant à celui de bâtisseur
d' empires, de p aillard impur à celui de fanatique musulman ? Je n'ai pas la tête
suffisamment large pour résoudre une telle énigme. »3

Abondance des savoirs et é nigm a ti qu e placent l'histoire sous le signe


d'un défaut de surdétermination et font son actualité. Cette actualité

1 . Par quoi, le roman est le roman de !'ontologie unique, dans l'évidence de la plu­
ralité des mondes ; par quoi, n'importe pas la figuration de la constitution de l'individu
comme tel, mais sa présentation selon la dualité de la multiplicité des mondes, et de
l'unité ontologique.
2. Ibid. , p. 1 1 5.
3 . Tierno Monémembo, Peuls, op. cil., p. 1 7 .

340
Roman contemporain

n'est pas identifiable à la confusion des temps, telle que la décrit le


roman postmoderne, mais au questionnement qui se lit dans la diversité
des commencements et dans le défaut de surdétermination. C'est pour­
quoi, l'histoire peut se dire au présent. Aussi, Peuls se donne-t-il pour un
livre d'histoire, pour un roman historique, pour un roman. Il n'importe
pas de distinguer histoire et fiction, de reconnaître l'alliance de l'une et
de l'autre. Il importe de noter que l'histoire, fût-ce celle d'un peuple,
est celle de la multiplicité de ses temps, de ses mondes, et cependant de
son unité. Elle est l'histoire de son propre possible. C'est pourquoi, elle
peut être narrée, et va contre tout débat sur l'objectivité du récit histo­
rique. Aussi, le récit de l'histoire est-il médiation temporelle, médiation
culturelle, médiation transindividuelle, sans qu'il soit la stricte défini­
tion d'une identité historique - celle-ci n'est que par l'énigmaticité de
l'enchaînement des faits historiques. L'histoire, que dit ce roman histo­
rique, est une histoire qu'il partage avec les historiens. Elle est cepen­
dant spécifique : donnée, par le roman, comme un fait de mémoire, elle
fait reconnaître les temps précurseurs ; elle apparaît comme une vaste
rétention de rétentions, perceptible par une conscience et dicible suivant
cette conscience. C'est pourquoi, le narrateur de Peuls dit qu'il parle en
son nom ; c'est pourquoi, il s'adresse à un individu particulier. Le roman
se donne pour un tel j eu de reconnaissance, pour une telle rétention, et
implique une protension : celle qu'il faut supposer à l'auditeur de cette
histoire. L'actualisation du passé est une extériorisation d'actes d' obj ec­
tivation passés - il faut dire actes d' obj ectivation pour ces actes publics,
qui ont fait l'histoire. Dire l'histoire est marqué de diverses perspectives
temporelles ; l'actualisation de l'histoire est analogue au processus de
conscience, marqué par un flux continu de perspectives. Le narrateur de
Peuls raconte selon ce processus de conscience ; son auditeur l' écoute
selon le même processus. Cela définit la lecture même. Peuls a une fonc­
tion manifeste de médiation - temporelle et transindividuelle.
Le roman contemporain est ainsi un roman du point de vue de
« nulle part » - même le narrateur de Peuls, parce qu'il se définit comme

un narrateur singulier de l'histoire, appartient à ce « nulle part » -, qui


ne contredit pas cependant le réalisme ; un roman du possible qui ne
contredit pas cependant l'histoire - il en met même en évidence la

34 1
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

multiplicité ; un roman du supplément - cela qu'illustre La Ville absente


avec la machine à produire des histoires -, qui n'est pas cependant le
roman de l'arbitraire ou de la littérature d'exception, mais celui de l' at­
tente du monde, celui d'une actualité qui est celle de l'histoire, sans qu'il
joue sur la disparité de l'histoire du temps et du temps de l'histoire. Ce
roman est encore le roman des suj ets et des individus, dont il dit les his­
toires dans la seule mesure où elles confirment le défaut de surdétermi­
nation et où elles sont les illustrations du point de vue de « nulle part »,
de l'indissociable de l'hétérogène et de l'homogène, et du paradoxe de
l'actualité de l'histoire. Il faut comprendre : le roman contemporain va
selon des prédications impropres, qu'il s'agisse de ses agents, de ses lieux,
de ses temps, de sa narration même. Le narrateur de Peuls se présente
comme un tel narrateur impropre, ainsi que l' écrivain d' Undeiground
ou un héros de notre temps se définit comme un tel écrivain impropre;
On peut poursuivre la série des exemples pour les lieux et pour les
temps. Cette constante impropriété place tout ce que les romans citent;
sous le signe d'une singularisation, qui n'exclut pas les dessins de la
collectivité, eux-mêmes singularisés - Peuls. Cette singularisation est
ultimement rapportée à un suj et, à un individu, eux-mêmes placés sous
le signe d'une telle impropriété - il faut répéter un écrivain qui n'est
pas un écrivain, un journaliste enquêteur dans une ville absente, qui ne
veut être personne, un narrateur qui dit l'histoire d'un p euple, et qui se
déclare ne pas être le plus avisé pour le faire. Cette impropriété est l'in­
dice de la subj ectivation du personnage : conscience de lui-même, parce
qu'il ne peut être la pleine conscience de soi, de son identité, parce qu'il
est conscience d'autre chose - par là même, irréfléchi et marqué d'un
défaut de surdétermination, figure inverse de celle que donne de l'indi­
vidu l' anthropologie de l'individualité. Ces romans, dans leur réalisme
même, sont ainsi les romans de l'individu affecté par ce moment indif­
férent, celui du roman, mais aussi celui de l'histoire - temps du défaut
de surdétermination -, et qui ne cesse de répondre de ce moment
indifférent, et d'être par là le parfait personnage médiateur, le parfait
personnage col111u 11 n, le parfait indice de la possible communauté. Une
telle caractérisation du personnage permet de préciser la fonction du
passage de l' anthropoïesis de l'individualité à celle de la transindividualité :

342
Roman contemporain

le personnage cesse d'être caractérisable selon une subj ectivité qui inter­
roge le monde, selon les surdéterminations, auxquelles il peut s'identifier.
Le personnage de l'enquêteur, dans La Ville absente ne cesse d'enquêter
et de raconter, parce qu'il n'est pas une telle subj ectivité. Le narrateur de
Peuls ne se définit pas selon une subj ectivité capable de cette identifica­
tion ; il est, en conséquence, le plus capable de dire l'histoire des Peuls
en la plaçant sous le signe d'une abondance de savoirs, qui fait lire un
défaut de surdétermination. Le roman contemporain donne la place à la
plus large médiation parce qu'il est le roman de l'effacement de la sur­
détermination, comme il fait place, pour la même raison, à la poursuite
des histoires, aux enquêtes, à la reprise du discours de l'histoire - toutes
allégories de ce qu'est le discours de soi et le discours selon autrui dans
un tel effacement. Il n'est plus dit la maladie de l'homme, ni la maladie
de l'histoire, comme les dit Fernandino Camon, parce qu'elles supposent
le souvenir de la surdétermination. Le roman contemporain s'écrit hors
de tout « dispositif ».

D U RO M A N C O N T E M P O R A I N E T D E L A T H É O R I E D U RO M A N

E n s e différenciant du roman moderne, moderniste, postmoderne,


le roman contemporain rompt à la fois avec la figuration de la constitu­
tion de l'être humain - avec le paradigme du roman d'éducation, qui
informe de manière continue la création romanesque, du XIX" siècle à
aujourd'hui -, et avec l'histoire et les conditions minimales de l' écriture
du roman, que se reconnaît cette tradition du roman. Cette figuration,
cette reconnaissance, que porte le roman de la tradition du roman, sont
indissociables, comme le sont l' anthropoïesis du transindividuel, les figu­
rations des mondes possibles, de l'historicité et la fonction de médiation,
dans le roman contemporain.
Le roman moderne, moderniste, postmoderne, se caractérise par le
paradoxe, lu dans l' anthropoïesis de l'individualité, celui du singulier et du
paradigmatique, et qui se précise doublement : le singulier fait revenir au

3 43
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

paradigmatique et inversement, par quoi ce qui est définitoire du sujet,


de l'individu, de l'obj et, est présentable suivant des conditions minimales
opposées : le singulier identifié à l'unicité ; le paradigmatique identifié
au type. Ces conditions sont remarquables en ce qu'elles définissent la
pensée du roman comme une pensée hors du roman : celui-ci ne se
pense que selon ce qui ne fait pas modèle ou selon ce qui fait modèle. Ce
roman de la tradition du roman sait cette opposition et le paradoxe, que
constitue sa propre pensée. Il ne les traite pas pour eux-mêmes. D'une
part, il fait de cette opposition et de ce paradoxe les moyens d'une repré­
sentation et d'une enquête : représentation selon la singularité et selon le
type ; enquête sur les signes des agents humains selon la même dualité.
Cela revient à rendre insignifiants le typique et le singulier. Cette insi­
gnifiance s'illustre dans la présentation du personnage d'Emma Bovary.
D 'autre part, le roman fait, de la même opposition, du même paradoxe,
les moyens de lectures historiques, archéologiques de la société - les
signes, que laisse une société, se lisent selon le singulier et le paradigmati­
que : à l'inverse de ce qui vient d'être noté du personnage, toute trace est
signifiante. C'est pourquoi, historicité et temporalité tiennent une place
essentielle dans le roman de la tradition du roman - j usqu'à l'actuali­
sation du passé, qui caractérise le roman postmoderne. L' anthropoïesis de
l'individualité permet au roman de faire sens de ce double usage de cette
opposition et de ce paradoxe : elle fait lire le singulier et le paradigmati­
que du personnage sous le signe de l'individualité, en même temps qu'elle
ne sépare pas l'individualité d'une pensée de l'humain - le personnage
ne se comprend que selon la référence à cette pensée, qui est une pensée
du dehors du roman. Cette anthropoïesis n'est pas la solution à l'opposi­
tion et au paradoxe, que porte manifestement le roman. C'est pourquoi,
l'histoire du roman moderne (réaliste) , du roman moderniste, du roman
postmoderne, est celle du report de cette opposition et de ce paradoxe
sur la poétique romanesque même - le roman du roman, le roman du
langage -, qui peut être lue comme la justification du calcul littéraire,
que serait le roman. Tout cela n'exclut pas que le roman se reconnaisse
une pertinence : il donne une représentation surdéterminée de la société,
de l'individu, de la littérature · - surdéterminée parce qu'elle est l' indis­
sociable du singulier et du paradigmatique. Tout cela n'exclut pas encore

344
Roman contemp orain

que le roman se veuill e , à travers cette opposition et ce paradoxe, sa propre


maîtrise - impossible, faut-il ajouter. Cette impossibilité est la traduction
de l'aveuglement du roman à sa propre contradiction.
Parce qu'il se donne comme le roman de la médiation, le roman
contemporain échappe à l'opposition, que portent les conditions nùni­
males de la caractérisation de ses agents, et au paradoxe d'une pensée du
roman, qui n'est pas propre au roman. On a dit, d'une part, le hasard et
la nécessité, qui permettent bien des compositions et bien des défauts de
composition du singulier et du paradigmatique. On a dit, d'autre part, le
point de vue de « nulle part », qui permet de ne pas prêter de pertinence
à l'opposition du singulier et du paradigmatique, puisque, dans ce « nulle
part », agents, obj ets, monde, sont d'un tel défaut de surdéternùnation,
qu'ils ne peuvent relever d'une telle dichotonùe. L' anthropoïesis du tran­
sindividuel permet de j ouer, sans le présenter de manière extrême, du
même défaut de surdéternùnation dans la caractérisation du personnage.
La question de l'insignifiant, qui vient d'être notée à propos du roman
de la tradition du roman, ne se pose pas : prévaut, par ce point de vue
de « nulle part » ou par ses figurations, le défaut de surdétermination
- autrement dit, la problématicité manifeste. Indissociable de la figu­
ration du défaut de surdéternùnation, le roman contemporain fait de
sa poétique même une rupture avec celle du roman moderne (réaliste) ,
moderniste, postmoderne. Ainsi, s'opposent la poétique de la conscience
du temps et de l'histoire et la poétique de leur représentation, la poéti­
que de l'altérité et la poétique de l'autonomie et de !'hétéronomie.
Poétique de la conscience du temps et de l'histoire vs poétique de la repré­
sentation du temps et de l'histoire : dans le roman contemporain, le passé,
quelles que soient son évidence et sa richesse, montre un défaut de surdé­
ternùnation et fait revenir au questionnement de l'histoire. Cela fait une
rupture avec la poétique de la représentation temporelle et historique du
roman de la tradition du roman : la poétique de cette tradition se recon­
naît p our fonction de rendre recevable, lisible ce qui n'a eu lieu qu'une
fois - les faits historiques, les faits du temps et du quotidien. Elle le fait
par la reconnaissance d'une surdétermination du passé. Cette surdéter­
mination permet la représentation du fait unique, du quotidien - Ulysse
de Joyce illustre ce report du quotidien sur un plan de surdétermination

345
Le roman contemporain ou la problérnaticité du monde

maximal par les arrière-plans mythologiques, les savoirs, évoqués. À l'in­


verse, le roman historique contemporain - ainsi de l'exemple de Peuls
de Tiemo Monénembo et des romans de Patricia Grace, partiellement
historiques par la place qu'ils donnent à l'évocation de la mémoire maorie
- instruit qu'il n'est de représentation de l'histoire que par l'extériorisa­
tion de la conscience et par la comparaison du flux de l'histoire et du flux
de la conscience. L'extériorisation de la conscience s'illustre par le fait que
le narrateur de Peuls ne sépare pas son récit de l'histoire et la conscience
qu'il a de l'histoire, indissociable de sa propre conscience de soi. Cette
extériorisation est le thème de Baby No-Eyes de Patricia Grace : en se
disant et en extériorisant sa propre conscience de soi, le personnage dit
aussi la mémoire et l'histoire. De telles représentations temporelles effa­
cent le partage entre histoire du temps et temps de l'histoire ou, comme
le disent les narratologues, entre fable et sujet. La représentation du temps
et de l'histoire est ainsi ambivalente : elle est celle d'une histoire du temps,
des événements, des actions, qui vont avec cette histoire ; elle est aussi
celle d'une manière d'histoire du présent : il n'est d'histoire que selon
l'immédiateté de l'action, du présent. L'interrogation de l'histoire est ainsi
le moyen d'instituer le présent. C'est pourquoi, Carlos Fuentes donne
le roman de l'égalité des temps - Terra nostra. En un j eu exactement
similaire, le roman de science-fiction fait de l'interrogation du futur le
moyen d'instituer le présent. C'est pourquoi, il faut dire un recouvrement
commun du monde possible et du monde actuel. De telles représenta­
tions temporelles permettent de figurer un j eu de médiation temporelle :
l'histoire se confond avec une conscience de l'historicité ; la conscience
de l'historicité permet d'instituer le présent ; ce jeu de l'histoire, de la
conscience et du présent, fait de la représentation temporelle le point
d'identification de bien des intentionnalités.
Poétique de l'altérité vs poétique de l'autonomie et de !'hétéronomie. L'usage
de la dualité du singulier et du paradigmatique, caractéristique du roman
de la tradition du roman, peut se lire comme la conséquence de l'identifi�
cation de ce roman à la dualité de l'autonomie et de !'hétéronomie. Cette
dualité se lit aussi bien chez Flaubert - un roman réaliste qui soit aussi un
livre sur rien - que chez Paul Auster - La Cité de verre. Indissociable de
la reconnaissance de la surdétermination, cette dualité traduit un exercice

346
Roman contemp orain

de pouvoir et de maîtrise du roman - faire de l'identification des don­


nées de tel univers, de telle réalité, et de leur catégorisation, les moyens de
l' autopoïesis du roman, sans que soit engagé le questionnement de ces don­
nées. Un tel jeu de maîtrise ne dit rien de la pertinence des représentations
du roman, du droit que celui-ci a de représenter, de la problématicité
impliquée, par le fait même de l'entreprise romanesque, dans tout constat
de la surdétermination. Quel que soit ce constat, le roman de la tradition
du roman ne se tient pas pour subordonné à ce constat : il se donne pour
inaugural. Le fait de se donner pour inaugural impose cependant de revenir
à cette surdétermination et à la limite qu'elle constitue : cela est l'histoire
que narre La Maison de feuilles de Mark Z. Danielewski. La notation d'une
telle limite se confond avec la fin obligée du roman moderne, moderniste,
postmoderne. À l'inverse, le roman contemporain - il faut répéter le
point de vue de « nulle part » et ses diverses présentations, l'indissociable
de l'hétérogène et de l'homogène, l'actualisation du passé, l'identification
de la construction du langage, autrement dit, du roman, à une attente
du monde - récuse de se définir selon l'autonomie et !'hétéronomie,
corn.me il récuse de se tenir pour inaugural et pour aveugle à la dualité de
la surdétermination et du défaut de surdétermination. Il fait de ses propres
présentations des figures de cette dualité de la surdétermination et de
son défaut - c'est cela qu'il faut lire dans le thème de la ville absente de
Ricardo Piglia -, et en donne une illustration par le dessin du contexte le
plus large, lisible à la fois selon une surdétermination extrême et selon son
défaut. L' anthropoïesis de la transindividualité est la transposition anthro­
pologique de cette dualité : l'individu est singulier - entièrement sous­
déterminé -, et selon l'autre - entièrement surdéterminé.
Ces contrastes entre rom.an moderne, moderniste, postmoderne, et
roman contemporain suggèrent les éléments d'une nouvelle théorie du
roman et une relecture des propriétés politiques du genre. Les grandes
théories occidentales du rom.an - Giorgy Lukacs, Mikhail Bakhtine,
Edgar M. Forster1 - sont des théories de la dualité du singulier et du
paradigmatique. Elles visent à définir une universalité du roman, et ont

1. Edgar M. Forster, Aspects <!f the Novel, New York, Harcourt, Brace, 1 927.

347
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

pour présupposés les données de l'anthropologie de l'individualité. Elles


paraissent inadéquates à une caractérisation du roman moderniste et post­
moderne, bien qu'elles défendent, pour l'essentiel, une autonomie du
roman, qu'elles ne dissocient pas de !'hétéronomie. De fait, appliquées au
roman moderniste, postmoderne, elles posent implicitement la question
d'une identification de ce roman à une extériorité à la société, qui n'exclut
pas un réalisme, mais récuse toute problématicité. Dans cette perspective,
l'idée d'une séparation radicale du roman, qu'illustre Theodor Adorno
dans sa Théorie esthétique (Âsthetische Theorie) 1 , est une manière de lire une
propriété politique, un j eu assertorique, dans le roman, qui se place sous
le signe d'une telle extériorité. Que l'on reconnaisse une pertinence
continue à ces théories du roman tient entièrement dans l'interrogation
qu'elles portent sur cette extériorité, que se reconnaît le roman, et sur sa
situation politique. Cette interrogation est elle-même grandement cadu­
que, si l'on considère le roman contemporain, dans la double perspec­
tive de la dualité de l'autonomie et de !'hétéronomie, de la pertinence
politique. Le choix du roman contemporain de privilégier la fonction de
médiation, transtemporelle, transculturelle, donne au lecteur la possibilité
d'identifier librement son statut de suj et - cela est la fable des romans de
Salman Rushdie -, et autorise le dessin des figures de la possible commu­
nauté - cela est encore la fable des romans de Salman Rushdie. Le roman
contemporain va ainsi contre une typologie de la propriété politique
du roman aujourd'hui. Celle-ci se dit selon les thèses de Gilles Deleuze2
relatives à l'être-multiple, qui disposent un individu disséminé dans la
perspective d'une anthropologie de l'individualité ; selon les thèses de
Jacques Rancière3, relatives au partage du sensible et à la subjectivation, qui
consistent à marquer que les figurations du sujet et de l'individu dessinent
de nouvelles ontologies, dans le cadre d'une anthropologie de l'indivi­
dualité ; selon les thèses qui font, à partir de Michel Foucaule, l'essentiel

1 . Theodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1 974. É d. or. 1 970.


2 . Parmi bien des titres, voir Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1 964.
3. Parmi bien des titres, voir Jacques Rancière, Le Partage d11 sensible. Esthétique et
politique, Paris, La Fabrique, 2000.
4. Voir sur ce point, supra, p. 230.

348
Roman contemporain

de la critique du genre, du pouvoir, et qui sont des continuations de la


réflexivité reconnue au sujet occidental - dualité de l'observation et de
lobservation observée. Le roman contemporain, parce qu'il abandonne
les perspectives de l'anthropologie de l'individualité, parce qu'il s'identifie
comme une figuration de la médiation et de I'« agentivité », ne se définit
pas selon une extériorité radicale à la société - à cause de l'implication
mutuelle de l'actuel et du possible, on ne peut pas même dire une telle
extériorité à propos du roman de science-fiction -, ni selon des perspec­
tives critiques radicales. Par la récusation de tout « dispositif », il figure les
conditions de lexamen des circonstances de laction, et, en conséquence,
de la liberté, qui est réponse à ces circonstances. Il faut répéter les dessins
du possible d'une action, que porte le roman, par les figurations de la
réduction des possibles, à laquelle s'identifie le réel, de l'origine, qui est
la condition temporelle de l'action, du dissensus, qui est la condition du
rapport de laction à autrui 1 •
On vient ainsi au plus contemporain. Un tel j eu des limites fait de
l'individu, du sttjet du roman contemporain, celui qui est de plusieurs
possibles, et, par là, de plusieurs temps, de plusieurs lieux. Ce j eu et cette
caractérisation de l'individu définissent nouvellement l'habitant de ce
monde et l'habitat que celui-ci peut être. On a dit l'individu qui fait
apparaître la division et la pluralité du temps, de l'espace, la multipli­
cité des mondes dans un seul monde. C'est là une définition opératoire
- suivant l'agissement - de l'individu de la transindividualité. Celui-ci
est d'identités d'intersection et de caractérisations intermédiaires de la
différence. Il y a là une manière de redire le passage de la dualité de la
singularité et du paradigmatique, et d'identifier l'individu à la fois à
lexclusion et à l'inclusion. Dans le contexte contemporain, cette dualité
de l'individu se lit à l'inverse de la manière dont la tradition d'analyse
du roman moderne, moderniste, postmoderne, considère l'individu, le
personnage. Celui-ci apparaît, dès lors qu'il est dit individu en un sens
pleinement positif, quel que soit le type de roman de la tradition du
roman, comme capable d'assembler des espaces, des temps, des groupes,

1. Voir sur ces points, supra, p. 1 7 1 et sq.

349
Le roman contemporain ou la problématicité du monde

de se définir par le partage que rend possible cet assemblement. On a


ainsi une figure de l'humain paradoxale, celle d'une singularité qui est à
la fois selon un pouvoir de conjonction et de disj onction. C'est cela qui
se lit dans les thèses de Gilles Deleuze, dans celles de Jacques Rancière,
dans celles qui, entendant justifier la tradition du roman, sont, de fait,
des réécritures, sous le signe de cette conjonction paradoxale, des thè­
ses de la théorie du roman sur la singularité et l'universalité du per­
sonnage. Il est un roman qui repend cette figure du personnage de la
conj onction et de la disj onction et en inverse la fonction. Ainsi, dans
Ugendes1 , Robert Littell propose-t-il, comme on l'a déj à noté, l'histoire
d'un personnage d'espion, aux identités - d'emprunt - multiples, aux
biographies, en conséquence, multiples. Ce personnage, qui est une indi­
vidualité, altère remarquablement l'anthropologie de l'individualité : il
est donné l'histoire de la constitution d'un individu ; cette histoire est
celle de la constitution d'un individu multiple, de la réalisation de la
transindividualité même, selon le j eu de multiples origines de l'action,
de multiples dessins du possible - il faut répéter les diverses identités.
Cette transindividualité se dessine au sein d'un monde, donné à la fois
comme global - cette globalisation est figurée par la manière dont la
CIA voit ce monde - et comme divers - lui est adéquate la multiplicité
des identités. La transindividualité ne fait pas lire la concordance des
identités multiples et de ce vaste habitat, que constitue ou qu'illustre
le monde global, mais la disj onction au sein de ce monde global : celle
de l'individu aux identités multiples et mutuellement disj onctives, qu'il
convient de caractériser comme les figures de l'intersection et comme
celles des formes intermédiaires de la différence. Où il y a l'ultime lec­
ture de la propriété contemporaine de la transindividualité : assembler le
monde suivant les différences, dans la reprise constante de la différence
et dans le défaut d'extériorité du roman qu'impose le monde global.
Où il y a la relecture de la pertinence du roman ethnologique et de
son nominalisme, et l'accomplissement de l'inversion de la figuration de
l'habitat, attachée à l'anthropologie de l'individualité, l'illustration de la

1 . Robert Littell, Lé,gendes, op. cil.

350
Roman contemp orain

récusation du « dispositif », la perspective critique attachée à cette récu­


sation, et l'identification de l'anthropologie de la transinvidualité aux
possibles de l'individu : celui-ci est, d'une manière exemplaire, d'identi­
tés et de moments indifférents. Le point de vue de « nulle part » devient
le point de vue de la disj onction au sein du global - indissociable de
la transindividualité et de la médiation que figure le roman, et de la
désidentification du global, que donnent à reconnaître les identités mul­
tiples. Il impose l'abandon de la tradition occidentale de la théorie du
roman, et illustre l'extrême de la problématicité : l'individu est plusieurs
fois celui qu'il n'est pas. Par quoi, dans cette disjonction du global, com­
mencent un autre roman, une autre anthropologie de la transindividua­
lité, celle que dessine Jorge Volpi1 et qui, suivant une finalité opposée,
dénationalise les traits nationaux, comme le fait le global. Où peuvent se
lire la plus libre médiation et les plus nombreuses intentionnalités.

1. Voir mpra, p. 8 9 .

35 1
I ndex des noms d'auteurs

Adorno 348 Bolaiio 1 6 , 69, 8 1 , 97, 99-1 00, 1 02-1 04,


Affergan 1 50, 233 1 06, 1 84, 2 1 7-2 1 8 , 220, 225, 253-254,
Agamben 3 1 , 335 256, 258-260, 270, 288, 292
Amis 6 1 , 1 1 7, 1 28 , 1 3 1 , 1 36, 173, 287 Borges 66, 95, 3 1 8
Appadurai 245 Borutti 233
Appelfeld 1 36 Bourdieu 1 83
Aragon 1 44 Butler 230, 26 1
Aristote 1 82
Ashcroft 1 1 Calasse 1 6 , 70
Auerbach 32, 40-4 1 , 44, 3 1 6 Calvino 53, 1 30, 1 85
Camon 268, 280, 284, 29 1 , 308, 343
Augé 320
Carbone 1 96
Auster 46, 1 7 1 , 188, 2 1 7 , 224, 230, 240,
Casanova 1 1
260, 265, 290, 295, 308, 346
Chamoiseau 94, 96, 1 20- 1 2 1 , 1 24, 1 36,
1 4 1 - 1 42, 145, 1 47- 1 48, 1 50, 1 58, 1 67-
Badiou 333
1 68, 255-256, 259
Bakhtine 1 4, 32, 4 1 , 43-46, 74, 1 82, 279,
Chevillard 2 1 , 29
347
Chrétien 25, 236
Ballard 32 1 , 330 Coetzee 8 1 , 132, 200, 229, 290, 295-297
Baricco 286-287 Coleridge 3 1 4
Barthes 4 1 , 281 Conrad 1 6 , 287
Bégaudeau 43 Costa Lima 24
Bergounioux 234
Bertina 43 Danielewski 2 1 7, 224, 230, 260, 347
Bessière 83, 2 1 2, 2 1 9 , 276, 290, 305, 335 Dantec 287, 322, 33 1
Blanchot 53-54, 230 , 289 Daros 1 44
Bohrer 1 39 Defoe 24, 92, 236

353
Le roman co11te111porai11

Deleuze 32-33, 1 96, 348, 3 5 0 Goethe 39, 44-45, 48-49, 52, 59


Del Giudice 5 5 , 2 1 2 , 2 7 7 , 289, 308 Goodman 3 5 , 324
Delillo 135, 1 7 1 - 1 72, 289, 305-307, 335, Goody 1 48 , 1 5 3
337 Grace 6 8 , 7 2 , 9 0 , 9 6 , 1 36, 1 40- 1 4 1 , 1 50,
De Man 1 09 1 7 5- 1 76 , 1 80, 1 89 , 1 93 , 209, 2 1 7-2 1 8,
Derrida 333 220, 222-223 , 225, 227-228, 239, 246,
Descola 57, 224 248, 252, 260-26 1 , 330, 346
Descombes 54 Gray 87
Dickens 1 73 Griffiths 11
Dostoïevsky 45
Haddad 1 75 , 298,
É chenoz 311, 315 Han Shaogong 1 7 5
Eco 70, 1 74 , 307 Hecht 69, 204-205 , 245
Ellroy 287 Heidegger 48
Eshelman 1 1 Hottois 324
Houellebecq 67, 1 43 , 1 45 , 1 52 , 265, 308
Faulkner 5 7 , 1 44, 242, 3 3 3
Flaubert 39, 47, 49, 5 1 -5 2 , 66, 74, 1 73, Iser 7 1 , 1 85
1 83 , 2 1 1 , 290, 300, 3 3 2 , 3 3 4 , 346 Ishiguro 88, 90-92, 257-25 8
Forster 347
Foucault 3 1 , 94, 230, 252, 26 1 , 307, 348 James 1 6 , 26, 7 5 , 1 46 , 1 87 , 1 89 , 273, 287,
Franzen 44 32 1 , 324, 326, 330
Fresan 1 6, 67, 69, 78, 90, 94-96, 1 04, 1 06 , Jarneson 32, 40, 44
1 1 4- 1 1 7 , 1 22 , 1 24, 1 34- 1 3 5 , 1 50, 1 5 8 , Jauffret 286
1 89 , 1 93- 1 94, 20 1 , 2 1 0 , 2 1 3 , 252, 256, Jelinek 285-286
258-260, 270-272 , 288, 29 1 -294, 302, Joyce 16, 26, 57, 64, 1 08, 1 1 2 , 1 73 , 1 8 3 ,
305 1 88-1 89, 1 96 , 2 1 6 , 23 1 , 234, 237, 24 1 ,
Frye 78, 1 70 273, 289, 30 1 , 326, 3 3 3 , 339, 345
Fuentes 78, 1 1 6, 1 1 9 , 1 26, 1 4 1 - 1 42, 1 47-
1 49 , 346 Kafka 1 6 , 5 9 , 86, 87, 1 08 , 1 30 , 1 89, 1 96 ,
246, 266, 297
Gaddis 265, 268, 277, 295, 308 Kehlmann 265, 282, 29 1 , 293, 299-300 ,
Garcia Marquez 1 00 304-305, 3 0 8 , 3 3 5
Gel! 37, 232, 338 Kermode 76
Genette 209 Kertész 44-45
Germain 1 74 Kirino 1 73
Ghosh 204, 207, 245-247, 256, 270-272, Kourouma 84, 92, 95-96, 1 1 8 , 1 2 1 , 1 5 6,
293-294, 3 0 5 , 3 1 2 1 93 , 246, 250-25 1 , 25 3-254, 256, 260-
Glissant 1 6 , 3 3 , 94, 1 04, 1 3 6 , 1 4 1 - 1 42 , 26 1
1 47- 1 48, 1 50, 1 57 , 1 65 , 1 67 , 246, 248- Kundera 3 3 , 40, 43, 90
249, 255-256, 2 5 9 , 305 Kurtovitch 209

354
Index des noms d'auteurs

Laïdi 1 60 Pavie 6 1 , 89-9 1 , 96, 1 75 , 298


Larmore 54 Pelevine 72, 1 98 , 200-20 1
Larnaudie 43 Perec 1 1 0,
Larsson 1 07 Pessoa 283
Latour 1 32, 1 57 Piglia 2 1 , 23-24, 27, 3 1 3 , 3 1 8 , 336, 338-
Lewis 1 54 339, 347
Link 1 35 , 208 , 298 Poe 338, 340
Littell J. , 1 86, 1 8 8 Prieto 65-66
Littell R . , 3 1 3 , 3 5 0 Proust 16, 1 09 , 1 1 2, 1 44, 1 9 6 , 242, 333,
Lodge 1 46 348
Lotman 1 65 Pynchon 45, 9 7 , 109 , 1 1 1 , 1 3 1 , 1 38 , 1 44 ,
Luhmann 24, 48, 6 3 , 82, 239 203, 2 3 5 , 24 1 , 3 3 5 , 337
Lukics 1 4, 32, 40-4 1 , 44-46, 74, 347
Rancière 333, 348, 350
Mabanckou 256-257 Ricceur 22, 37, 1 1 3 , 1 46, 1 49 , 1 79-1 80,
Mailer 7 8 , 83, 1 1 6 , 1 25 , 1 28 , 1 46 , 302, 225 ,
306 Robbe-Grillet 57, 94, 1 83 , 1 88 , 23 1
Makanine 3 1 4, 336, 337 Robert 1 1 0
Mentzel 1 1 5- 1 1 6 , 1 5 5 , 1 8 1 Rorty 1 97 , 243-244
Meyer 1 0 , 53, 5 9 , 1 29- 1 30, 1 94 Roth 1 36, 234, 243
Miller 74 Roy 1 86
Modiano 136 Rushdie 6 1 , 67, 72, 7 8 , 80, 94, 9 6 , 98-99,
Monénembo 314, 336, 340, 346 1 02- 1 04, 1 06 , 1 20- 1 2 1 , 1 24, 1 36, 1 40,
Munoz Molina 1 1 6- 1 1 7, 1 2 1 - 1 22 , 145, 1 42 , 1 47-1 48, 1 50, 1 57- 1 5 8 , 1 66 , 1 76 ,
1 5 5 , 1 58 1 83 , 1 89-1 90, 1 94 , 2 1 3 , 255-2 5 6 , 259-
Murakami 72, 86-87, 90-9 1 , 1 67 , 1 75- 26 1 , 270-272 , 28 1 , 288, 292, 302, 305,
1 80 , 1 89- 1 90, 246, 270-27 1 3 1 4, 348
Musil 301
Sahlins 255
Nagel 32 1 , 327 Sanchez 304
Nancy 1 82 Sarlo 209
Nothomb, 2 6 1 Sartre 220
Schlink 1 36, 1 85- 1 86
Ogawa 303-305 Sebald 5 9 , 1 07 , 1 40, 1 46, 3 1 6
Okri 6 8 , 87 Simon 1 3 8
Ozick 1 36 Simondon 325
Sloterdjik 47
Pamuk 1 40, 1 45 , 1 59 Sorrentino 106, 1 07 , 1 42 ,
Pariani 306 Sperber 3 6
Pauls 1 6, 1 1 6, 1 98 , 200, 202, 2 1 0-2 1 1 Stein 24, 1 43 - 1 44
Pavel 1 4 , 32, 40, 44, 324 Svevo 1 6 1

355
Le roman contemporain

Tabucchi 2 83-284 Watt 24-25


Tharoor 2 1 , 27, 44, 1 40, 1 49 Woodehouse 88
Tiffin 1 1 Woolf 3 1 6
Tondelli 285
Toussaint 26 1 , 295 Yoshimoto 303-304
Tymieniecka 87 Yoshimura 204, 206, 208, 245-247

Vargas Llosa 90, 244 Zeh 1 1 7, 1 1 9 , 1 24, 1 83 , 1 98-200, 2 1 1 ,


Vila-Matas 1 6 , 64, 66-67, 237, 3 1 8-3 1 9 284, 29 1 , 3 0 1 , 304
Vollmann 1 06- 1 07 , 1 1 4, 1 5 5 , 1 68 Z i:Zek 281
Volpi 89, 9 1 , 1 5 6 - 1 57, 35 1 Zola 216

356
I ndex des titres des romans cités

2 666 (Roberto Bolaii.o) , 69, 70, 8 1 , 98, Baby No-Eyes (Patricia Grace) , 68, 1 36 ,
9 9 , 1 00, 1 02, 1 04 , 1 06 , 133, 1 84, 200, 1 4 1 , 1 80, 1 89 , 200, 209, 2 1 7 , 2 1 8 , 2 1 9 ,

2 1 7 , 2 1 8, 2 1 9 , 22 1 , 222, 224, 2 2 5 , 226, 22 1 , 222, 224, 226, 238, 239, 240, 246,
2 5 1 , 252, 253, 259, 346
227, 228, 238, 2 3 9 , 240, 247 , 248, 252,
253, 254, 256, 258-25 9 , 270, 27 1 , 280
Ballade de /'impossible, La (Haruki Murakarni),
175
A Dictionary of Maqiao (Han Shaogong) ,
Baudolino (Umberto Eco) , 70, 307
1 7 5 , 298
Biblique des derniers gestes (Patrick Chamoiseau),
After L!fe:An Ethnographie Novel 96, 120, 123, 1 24, 1 41 , 1 42, 1 45, 1 48, 1 58,
(Tobias Hecht) , 6 9 , 204-205, 245 1 67, 255
Agonie d'agapè (William Gaddis), 265, 268, Bienveillantes, Les Qonathan Littell) , 1 86,
269, 270, 275 , 276, 277, 290, 295 1 87

Aminadab (Maurice Blanchot) , 289 Black Bazar (Alain Mabanckou) , 2 5 7 , 258


Anneaux de Saturne, Les (W G. Sebald) , Bouvard et Péwc/1et (Flaubert) , 39, 47, 49, 50,
5 1 , 57, 6 1 , 64, 65-66, 1 08 , 1 1 0, 1 69 , 170,
1 07
1 7 1 , 1 84, 2 1 1 , 332
Aimées d'apprentissage de Wilhelm Meiste1;
Les (Goethe) , 3 9, 44, 46, 47, 48, 49, Cent ans de solitude Gabriel Garcia
5 1 , 58 Marquez) , 1 00
A1ïos 90, Los (Daniel Link) , 1 35 , 298 Chant du bourreau, Le (Norma n Mailer) ,
1 2 5 , 1 46
Arc en ciel de la gravité, L' (Thomas Pynchon),
Chien jaune (Martin Amis) , 1 73 , 287
1 09, 1 1 0
Christophe Colomb et son œiif (Carlos Fuentes),
A1pe11te11rs du monde, Les (Daniel Kehlmann),
1 4 1 , 148
265-267, 269-270, 275-276, 299-300,
Cité de verre (La) (Paul Auster) , 46, 1 7 1 ,
335 1 88 , 2 1 7 , 2 1 9 , 220, 22 1 , 2 3 6 , 240 , 260,
Austerlitz (W G. Sebald) , 1 46 290, 2 9 5 , 346
A11te111; l 'aute111; L' (David Lodge) , 1 46 City (Alessandro Baricco) , 286

357
Le roman contemporain

Combat du siècle, Le (Norman Mailer) , 83, Fenêtres de Manhattan, Les (Antonio Muiioz
1 1 6, 1 25 , 1 28, 1 46 Molina), 1 1 6, 1 58
Co1111111mistes, Les (Louis Aragon) , 1 44 Fille sans qualités, La Ouli Zeh) , 1 98, 200,
Conscience de Zé110, La (Italo Svevo) , 1 6 1 20 1 , 203, 2 1 1
Contre-jour (Thomas Pynchon), 45, 97, 1 1 1 , Flèche jaune, La (Viktor Pelevine), 1 83, 1 98
1 38, 1 44, 203, 337
Cosmopolis (Don DeLillo) , 1 7 1 , 289, 306 Gloire, roman en 11e1!f histoires (Daniel Kehl­
Cosmos Incorporated (Maurice G. Dantec) , mann) , 282, 288, 290, 29 1 -293, 304
322, 3 3 1 Grand roman indien, Le (Shashi Tharoor),
Courir Oean É chenoz) , 3 1 1 , 3 1 5 27, 28, 44, 1 40, 1 49
Crash ! Oames Ballard) , 321 , 330 Guerres que j 'ai vues, Les (Gertrude Stein) ,
1 43, 1 44
Dans le scriptori11111 (Paul Auster) , 1 88, 265,
268, 269, 270, 275, 276, 290, 295
Histoire (Claude Simon) , 1 38
Détectives sauvages, Les (Roberto Bolaiio) ,
Hiver à LJsbom1e, I.: (Antonio Muiioz Molina),
97, 98, 99, 1 04, 270
1 22
Dictionnaire khazar, Le (Milorad Pavie), 6 1 ,
Homme sans qualités, L' (Musil) , 3 0 1
89, 96, 1 75, 298
Dieu des petits riens, Le (Arundhati Roy) ,
1 86 journal d'une année noire Oohn Maxwell
Dieu n 'aime pas les enfants (Laura Pariani) , Coetzee) , 297, 298
306
K. (Roberto Calasse) , 1 6
Élizabeth Costel/o : huit leçons Oohn Maxwell Ka (Roberto Calasso) , 1 6, 70
Coetzee), 8 1 , 1 32, 200, 229, 290, 295, Kafka mr le rivage (Haruki Murakami) , 86,
297 87, 246, 270, 272
Émigrants, Les \lf-1.G. Sebald) , 1 07 Kitchen (Banana Yoshimoto) , 303, 304
En attendant le vote des bêtes sauvages
(Ahmadou Kourouma) , 84, 92-93, 95, Légendes, le roman de la dissimulation (Robert
96, 1 1 8, 1 20, 1 93 , 1 94, 250, 2 5 1 , 254, Littell) , 3 1 3 , 350
260, 262 Liseur, Le (Bernhard Schlink) , 1 85 , 1 86,
E1!fa11ts de minuit, Les (Salman Rushdie) , 1 87
67, 96, 98, 1 0 1 , 1 04, 1 05, 1 06, 1 20, 1 42, Littérature nazie en Amérique, La (Roberto
1 47 , 1 48, 1 66, 200, 259, 270, 28 1 , 282, Bolaiio) , 97
302, 3 1 4, 3 1 5 London Fields, (Martin Amis) , 6 1 , 62, 1 1 7 ,
E1!fm1ts de Ngarua, Les (Patricia Grace) , 1 28, 1 3 1
2 1 7 , 2 1 8 , 2 1 9 , 221 , 222, 223, 226, 251 ,
252 Maison des feuilles, La (Mark Z. Danielewski),
Étonner les dieux (Ben Okri) , 87 2 1 7, 2 1 8 , 2 1 9-22 1 , 236, 260, 347
Étrange façon de vivre (Enrique Vila-Matas) , Mal de Montano, Le (Enrique Vila-Matas) ,
64, 3 1 8 64, 3 1 8

358
Index des titres des romans cités

Mantra (Rodrigo Fresan) , 67, 68, 9 6 , 1 24, Poupées crevées (Martin Amis) , 287
1 35 , 2 0 1 , 203, 2 1 0, 270, 29 1 , 293, 302 Préhistoire (É ric Chevillard) , 29
Masan et Dixo11 (Thomas Pynchon) , 131,
235, 241 Quand on refi1se, on dit 11011 (Ahmadou
Mé111oires d'un porc-épic (Alain Mabanckou) , Kourouma) , 25 1
256, 257-258
Micro.fictions (Régis Jauffret) , 286 Racines du mal, Les (Maurice G. Dantec) ,
Mi/léni11m (Stieg Larsson) , 1 07 287
l\1inotaure. co111 : le heaume de l'horreur Reprise, La (Alain Robbe-Grillet) , 1 83
(Viktor Pelevine) , 200, 202-203 Requiem, une hallucination (Antonio
Mon nom est Rouge (Orhan Pamuk) , 1 40, Tabucchi), 283
1 45, 1 59
Rimini (Pier Vittorio Tondelli) , 285
Mo11né, outrages et d�fis (Ahmadou
Rose de Tiepolo, Le (Roberto Calasso) , 16
Kourouma) , 1 56 , 25 1 , 2 5 5 , 2 5 6
Royaume des voix, Le (Antonio Munoz
Monstrueux (Natsuo Kirino) , 1 73
Musée d11 silence, Le (Yoko Ogawa) , 303 Molina) , 1 1 6 , 1 45 , 1 5 5 , 1 58

Sans l'orang-outan (Éric Chevillard) , 29


Names, The (Don DeLillo) , 1 35 , 305
Naiifrages (Akira Yoshimura) , 204, 206,
Sartorius : le roman des Batoutos (É douard
245
Glissant) , 1 65 , 1 66, 249
Net!fs consciences du Ma!f111i, Les (Patrick Sauve-moi (Guillaume Musso) , 1 45
Chamoiseau) , 1 68 Sea of Poppies ( The) (Amitav Ghosh) 256,
Nom de la rose, Le (Umberto Eco) , 70, 293, 3 1 2
307 Shalimar le Clown (Salman Rushdie) , 61,
80, 98, 1 02, 1 2 1 , 1 42 , 2 1 3 , 270
Océan mer (Alessandro Baricco) , 287 Si par une nuit d'hiver, un voyaJzeur (Italo
Outremonde (Don D eLillo) , 1 72, 307, 337 Calvino), 53, 1 85
Stade de Wimbledon, Le (Daniele Del Giudice),
Palais des miroirs, Le (Amitav Ghosh) , 204,
5 5 , 2 1 2 , 277 , 279, 289
2 07 , 245, 246, 270, 27 1
Patfi1111 de glace(Yoko Ogawa) , 303 Tcmps des cendres, Le Gorge Volpi) , 89
Passé, Le (Alan Pauls) , 1 1 6 , 1 9 8 , 200, 20 1 , Tcrra 11ostra(Carlos Fuentes) , 1 1 6, 1 1 7 ,
202, 2 1 0, 2 1 1
1 1 9 , 1 26 , 1 27, 1 4 1 , 1 42 , 1 47 , 1 48 , 346
Pendule de Foucault, Le (Umberto Eco) ,
Tobie des marais (Sylvie Germain) , 1 74
307
Peuls (Tierno Monémembo), 3 1 4, 340, 341 ,
Toutes les langues du monde (Zbigniew
3 42, 343, 346
Mentzel) , 1 1 5 , 1 1 6 , 1 8 1
Possibilité d'une tle, La (Michel Houellebecq), Tout-monde (É douard Glissant) , 94, 1 4 1 ,
67, 1 43, 1 45 , 1 52, 265, 269, 270, 275, 1 42, 1 48

276 Treize récits et épitaphes (William


Potiki, / ''1011u11c-amo11r (Patricia Grace) , 68 T. Vollmann) , 106

359
Le roman contemporain

Ultime question, L' (Juli Zeh) , 1 1 7 , 1 1 9, Vente à la aiée d11 lot 49, La (Thomas Pynchon),
1 24, 284, 288, 290, 291 , 292, 30 1 , 302, 1 09, 1 1 0
304 Versets sataniques, Les (Salman Rushdie) ,
Ulysse, (James Joyce), 26, 64, 78, 1 08, 1 6 1 , 67, 1 06, 1 23, 1 24, 1 66, 1 83, 1 89, 1 9 1
1 73, 1 83, 1 96, 2 1 6 , 234, 24 1 , 289, 295, Vertiges (W. G . Sebald) , 1 06, 1 07
30 1 , 3 1 1 , 326, 345 Vestiges du jour, Les (Kazuo Ishiguro) , 88,
Un amour da11gereux (Ben Okri) , 68 9 1 , 92
Un artiste du mondeflotta/If (Kazuo Ishiguro), Ville absente, La (Ricardo Piglia) , 3 13 ,
257, 258 338-340, 342, 343
Un château en forêt (Norman Mailer) , 302, Vitesse des choses, La (Rodrigo Fres:ln) , 67,
306 1 05 , 1 1 4, 1 1 5, 1 1 6, 1 1 9, 1 22, 1 23 , 1 24,
Un homme (Philippe Roth) , 243 1 58, 200, 2 1 0, 2 1 1 , 258, 259, 270, 27 1 ,
Unde1gro11nd ou 1111 héros de notre temps 29 1 , 293, 302
(Vladimir Makanine) , 3 1 4, 337, 338,
342 Zone d'incotifort, La (Jonthan Franzen) ,
Un turnr sur la route (James Ellroy) , 287 44, 173

S-ar putea să vă placă și