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ou la problématicité du monde
L'interrogation philosophique
Collection dirigée
par Michel Meyer
Professeur à l'Université libre de Bruxelles
Le roman
contemporain
•
ou la problématicité
du monde
JEAN BESSIÈRE
ISBN 978-2-13-057368-5
4
Sommaire
Ouverture, 9
PREMIÈ RE PARTIE
QUE PEUT ÊTRE UNE PENSÉE DU ROMAN
AUJOURD'HUI ?
5
Le roman contemporain
La pluritemporalité du contemporain, 1 34
Le contemporain, sa singularité, sa réflexivité : conscience du temps,
individualité et collectivité, 1 37
Représentation du contemporain, fiction de l'histoire, globalisation
et local, 1 4 7
Les fables du contemporain, 1 54
Le contemporain : son lecteur, sa médiation, 1 59
6
Sommaire
TROISIÈ ME PARTIE
ROMAN CONTEMPORAIN : MOMENT INDIFFÉ RENT,
PROBLÉMATICITÉ , FICTION D ÉMOCRATIQUE
10
Ouverture
1. Cela est illustré, avec un certain entêtement, par Pascale Casanova, La République
mondiale des Lettres, Paris, Le Seuil, 1999.
2. Cela est illustré par Raoul Eshelman, Peiformatism, or the End ef Postmodernism,
Aurora, Colorado, D avies Group, 2008.
3. Cela est illustré par Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, The Empire Writes
Back:Tiieory and Practice in Post-Colo11ial Literat11res, Londres, Routledge, 1989.
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Le roman contemporain
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Ouverture
1. Voir s11pra, p 1 0.
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Le roman contemporain
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Ouverture
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Le roman contemporain
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Ouverture
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PREMIÈRE PARTIE
1 . Ricardo Piglia, Le Dernier lecteur, Paris, Bourgois, 2008. Éd. or. 2005.
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Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
moment où il paraît, n'en fait pas un texte ultime. Il faut cependant accor
der une pertinence aux arguments du Dernier lecteur. Que le roman se dise,
qu'il soit reconnu dernier, fait entendre deux choses. Il a un quasi-statut
propositionnel - il est assertorique au regard de ses propres données,
au regard de ce à quoi celles-ci renvoient. Sans cette hypothèse, on ne
peut comprendre l'importance accordée au fait que le roman soit tou
jours le dernier roman. Cela est l'explicite du roman réaliste, qui entend
être lu conune une série de propositions sur la réalité, et comme une
série de mots j ustes, par là même, derniers. Cela est encore l'explicite
du roman considéré à l'intérieur des ensembles romanesques, des ensem
bles littéraires. Pour commenter ces remarques, il convient de porter la
notation et la définition de l'intertextualité, alors impliquée, à son point
ultime : le roman, qui parle du roman, de la littérature, quelles que soient
les modalités de ce discours, se reconnaît un quasi-statut propositionnel
au regard du roman, de la littérature. Redire ultimement le roman, la lit
térature, est en proposer une illustration et une définition. La singularité,
qu'est tel roman, se confond alors avec la règle, avec le principe, sans que
cette confusion appelle d'autres arguments. La notion de redescription,
attachée à la notion d'intertextualité, appelle la même conclusion. Ces
remarques doivent être élargies. Toutes les identifications du roman à une
configuration ou à une reconfiguration font entendre une même chose :
configuration et reconfiguration 1 supposent une donnée à configurer,
à reconfigurer. Configuration et reconfiguration équivalent à une nou
velle proposition ; elles appellent un j eu comparatif entre la donnée et
la configuration, la reconfiguration, entre configuration, reconfiguration,
tenues pour ultimes, et configurations et reconfigurations antécédentes ;
elles commandent de définir le roman par ces procédures mêmes . Chaque
roman serait engagé dans une manière de rivalité propositionnelle avec
les autres romans, puisque tous s'imitent à quelque degré et prennent, en
conséquence, les mêmes données pour objets des propositions.
1 . Remarquons que Paul Ricœur, dans Temps et récit (t. 1-3, Paris, Le Seuil, 1 983-
1 985) , en utilisant largement le terme de reconfiguration, assimile tout récit et le récit
littéraire à un tel j eu propositionnel.
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Situation du roman contemporain
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Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
1. Il faut se reporter à l' ouvrage classique de !an \Vatt, The Rise ef the Novel:
.<?t11dies in Defoe, Richardson and Fielding, Berkeley, University of California Press, 2001.
Ed. or. 1957.
2. Il faut se reporter à Niklas Luhmann, Die Kunst der Gesellscluift, Francfort-sur-le
Main, Suhrkamp, 1995, et aux études qu'il a inspirées, ainsi: Luiz Costa Lima, Contrai
ef the Imaginary: Reason and Imaginatio11 i11 Modem Times, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 1998.
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Sitltation du roman contemporain
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Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
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Situation du roman contemporain
1. Shashi Tharoor, Le Grand roman indien, Paris, Le Seuil, 1 993. Éd. or. 1 989.
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Situation du roman contempomin
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
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Chapitre premier
1. Nous reprenons et, cormne il apparaîtra au dernier chapitre, nous détournons la défi
nition du « dispositif », que propose Michel Foucault et que développe Giorgio Agamben
dans Qu'est-ce qu'1111 dispositif?, Paris, Rivages, Payot, 2007. (Che cos'è 1111 dispositivo ?,
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Rome, 2006.) Nous défmissons le « dispositif » conm1e ce qui soustrait, de leur usage com
mun, des données, des réalités, des objets, pour en autoriser des usages qui imposent des
dépendances.
1 . Erich Auerbach, A1i!nesis : la représentation de la réalité dans la littérature occiden
tale, Paris, Gallimard, 1 968. Ed. or. Mimesis ; Dargestellte Wirklichkeit it1 der abendliindischen
Literatur, 1 946 .
, 2. Fredric Jameson, Le Postnwdernisme ou la logi_q ue culturelle du capitalisme tardif, Paris,
Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 2007. Ed. or. Postmodemism, 01; the Cultural
Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University Press, 1 992.
3. Gilles Deleuze, L'Image-mouvement et L'Image-temps, Paris, Minuit, respective
ment 1 983 et 1985.
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Le roman contemporain jàce à la tradition du roman
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
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Le roman contemporain face à la tradition du roman
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Que peut etre une pensée du roman aujourd'hui ?
objet de ce monde est aussi réelle que celle d'une entité imaginaire
- et inversement, doit-on aj outer. Le constat du « représentationnel » ,
par quoi on comprend à la fois la représentation de l'obj et « existant » et
celle de l'objet imaginaire, si cette distinction a encore quelque impor
tance, correspond, de fait, au résultat du j eu d'abduction que pratique le
lecteur et qu'il faut à quelque degré prêter, mutatis mutandis, au roman
cier. De ce jeu d'abduction, résulte moins une représentation qu'une
métareprésentation 1 , c'est-à-dire une représentation qui s'appuie sur les
données représentationnelles que fournit le roman, sur les savoirs du
lecteur, et sur les inférences faites à propos du roman, à propos de son
auteur - décider d'occulter celui (cela) qui a pu commander le roman
est une détermination de la construction de la métareprésentation -,
à propos du lecteur, par le lecteur même. L'évidence et le j eu repré
sentationnel du roman sont temporels, ainsi que l'est la lecture. Cela
est de l' ordre du constat. Il faut retenir une conséquence précise de ce
caractère temporel : le roman figure le temps d'une vie - les person
nages - et implique un engagement biographique - les lecteurs. Les
présentations de ce temps sont très variables, comme l'est le temps de
la lecture. Les présentations temporelles, que porte le roman, incluent
la perception temporelle de ses agents, et engagent, par l'exercice de
l'abduction, la perception temporelle du lecteur. Par quoi, il faut à la
fois dire une contemporanéité constante du roman et son identifica
tion également constante suivant la possibilité de situer la dimension
temporelle que ses agents perçoivent, suivant la possibilité de caracté
riser la perspective biographique. Jeu des perceptions temporelles et
perspectives biographiques font la permanence et la contemporanéité
du roman. Ils interdisent, de plus, toute réduction du roman à un strict
cas, à une stricte singularité, comme ils excluent son identification
à des paradigmes certains, en même temps qu'ils rendent possible la
1. Sur ce point, voir Dan Sperber, La Contagion des idees, Paris, Odile Jacob, 1996.
« Métareprésentation définit les représentations cognitives qui permettent au lecteur
»
d'identifier et de rendre compte des représentations qu'il lit. Par la singularité et l'hé
térogénéité de ses représentations, le roman est un appel de métareprésentation, qui
doit cependant être repris par le lecteur selon les perspectives pragmatistes qu'expose le
roman contemporain, particulièrement.
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Le roman contemporain face à la tradition du roman
1 . Ces remarques sont à la fois proches et distinctes des thèses de Paul Ricœur, dans
Temps et récit. Paul Ricœur retient pour modèle du récit le récit homodiégétique, le récit
où le narrateur raconte son propre univers . Cela est indispensable pour poser la question
de l'identité du sujet dans le temps et pour conclure à une propriété réflexive du récit
au regard de la représentation temporelle et de la « disparité » du sujet dans le temps. Les
remarques qu'on vient de lire sont donc proches des thèses de Paul Ricœur, en ce qu' el
les disent également cet inévitable de la perspective temporelle. Elles s'en distinguent
parce qu'elles n'impliquent pas que le récit possède une propriété réflexive au regard
de la représentation temporelle, et parce qu'elles substituent, à ce trait que Paul Ricœur
veut tenir pour constant, cette propriété réflexive, la notation biographique, inévitable et
inévitablement moyen et occasion d'engager l'intentionnalité du lecteur. Pour la justifi
cation, dans une perspective anthropologique, de l'accent ainsi mis sur le biographique,
voir Alfred Gel!, L'Art et ses agents. Une théorie a11thropologiq11e, Dij on, Les Presses du réel,
2009 (Ed. or. Art and Agrncy. A11 A11thropological Theory, 1 998) , p. 1 1 - 1 3 .
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
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Le roman contemporain face à la tradition du roman
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Que peut être 11ne pensée du roman a ujourd'hui ?
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relations qui font qu'ils sont créés, identifiés et lus comme cela qui appar
tient au genre du roman. Le roman est un genre littéraire essentiellement
disséminé. Cela se comprend doublement : le roman est de réalisations
innombrables qui ne contredisent pas la notion même du genre ; cette
hypothèse de la « dispersion », de la dissémination du genre, implique de
le dire le reflet de la disparité humaine. Les deux premières perspectives
et la troisième s'opposent : là, le roman porte, en lui-même, implicites;
explicites, ses paradigmes d'identification, de lisibilité et de signification,
qui sont ceux de l'identification de l'humain, de l'écriture ; ici, le roman
est selon la dissémination de la figure humaine, de la personne humaine.
Ces trois perspectives procèdent d'une même question ou d'un même
constat initiaux : le roman se confond avec un procès de médiation - il
donne à identifier les figures qui permettent aux agents humains de
reconnaître la chaîne des agents humains. Les deux premiers ordres de
réflexion disposent cette reconnaissance et, par là même, l'unité ou la
continuité du roman, selon une manière de rationalité : le roman fait
aller du singulier au général. Le troisième ordre de réflexion fait l'hy
pothèse que la diversité humaine est une donnée obj ective, comme est
obj ective la diversité des intentions humaines. La disparité du roman est,
en conséquence, exactement congruente avec la disparité humaine. Ces
trois ordres de réflexion supposent que le lecteur pratique, à partir du
roman, par inférence - il infère, à partir du roman, à travers le roman;
la pluralité des agents humains ; cette inférence questionne le roman -
l'œuvre qu'il est, l'exposition, qu'il donne, d'un univers ; la réalisation
de cette inférence va selon l'unité de la figuration de l'humain ou de
l'écriture, ou selon la disparité de cette figuration.
Il n'est pas indifférent que ces trois ordres de réflexion et les pers
pectives anthropologiques, qu'ils portent, fassent contraste, particuliè
rement attj ourd'hui. On dit le roman globalisé, le roman interculturel.
Il faut simplement comprendre : parce que les romans apparaissent
auj ourd'hui manifestement dans un état de disparité et comme atta
chés à des figurations disparates de l'humain, ils contraignent à discrimi
ner nettement les perspectives et les implications que portent les divers
ordres de la pensée du roman, particulièrement en Occident. La dispa
rité romanesque n'est pas toujours traitée pour elle-même, ni pour ce
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PE N SÉE DU ROMAN
ET RO M A N DE L A T R A D I TI ON DU ROMAN
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Makrosphiirologie ( 1 999) , Sphiiren III. Sc/1ii11111e, Plurale Sphiirologie (2004) , publiées pat
Suhrkamp, à Francfort-sur-le-Main. Ces ouvrages peuvent être lus de bien des manières.
Ils sont certainement un traitement de l'habitat et de l'éducation obligée de l'homme,
qui n'est elle-même que le prolongement de l'habitat de l'utérus - où l'on voit une
fidélité à Goethe et à Heidegger et un pas au-delà, dans une relecture de notre moder�
nité qui leur est infidèle.
1 . , Niklas Luhmann, A111011r comme passion. De la codification de /'intimité, Paris, Aubier,
1 990. Ed. or. Liebe ais Passiou : Z11r Codierung vo11 foti111itiit, 1 982.
2 . Niklas Luhmann, ibid. , p. 2 1 0 .
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L E ROMAN C ONTEMPORA IN F A C E À L A TR A D I T I ON
MODE RNE , MO DERNI S TE , PO S TMODERNE , DU ROMAN :
RE D IRE LA PROB L ÉMAT I C I T É
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le roman du lecteur, illustré par Si une nuit d 'hiver, un voyageur (Se una
notte d'inverno un viaggiatore) 1 d'Italo Calvino. Les théories de la lecture,
développées sous le signe de l'herméneutique, sont remarquables en ce
qu'elles identifient la lecture à une appropriation de l'œuvre, en même
temps qu'elles disent une manière d'obj ectivité de l'œuvre. Elles tentent,
si on les rapporte aux principales caractérisations et pratiques du roman,
en O ccident, depuis deux siècles, d'allier une sorte d'exercice absolu de
la lecture et la reconnaissance de l'absolu du roman.
Cette tradition, cette manière dont ses obj ets s'absolutisent, et le
passage, qu' elle illustre, de la prédominance du réalisme à celle des
poétiques artificialistes et textuelles, peuvent être lus, ainsi que l'a fait
Michel Meyer, sous le signe de la problématicité2• Le roman est, dans
son évolution depuis deux siècles, la réponse à la non-réponse du réa
lisme à la question du réel. Dans le réalisme, le réel ne fait pas question,
parce qu'il est reconnu pour être représenté comme tel. Il ne faut pas
conclure, pour autant, que le réel ne subsiste pas comme question. Le
roman moderniste, le roman textuel du nouveau roman et du post
moderne font du roman ce qui prend en charge explicitement cette
question qui subsiste. Ils la font identifier dans le texte même, sans que
des références ou des éléments de j eu représentationnel soient néces
sairement impliqués. Cette thèse présente un triple intérêt. Elle rend
compte de l'histoire du roman comme une continuité, sans défaire les
, 1 . Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver, 1111 voyageur, Paris, Le Seuil, 1 9 8 1 .
Ed. or. 1 979.
2 . Voir Michel Meyer, Langage et littérature, op. dt.
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1 . Nous reprenons ici de fortes remarques, qui font les thèses de Philippe Descola,
dans Par-delà nature et wlture, Paris, Gallimard, 2005 ; par exemple, p. 538 et sq.
2. Termes anthropologiques qui sont ceux de Philippe Descola.
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1 . Nous renvoyons, sur ce point, aux fortes remarques de Michel Meyer, dans
Langage et littérature, op.
cit.
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est d'une identité certaine - selon toutes ses lettres, selon tous ses mots,
selon ce qu'ils font entendre. Rien, cependant, ne lui est propre.
Le roman contemporain offre des exemples de roman de la média
tion - les romans policiers ou apparentés au roman policier, les romans
dictionnaires ou les romans vignettes, rappels pertinents de Bouvard et
Pécuchet.
Ainsi, l'exercice de roman policier, que donne Salman Rushdie avec
Shalimar le clown (Shalimar the Clown) ' , montre-t-il une logique du crime
pudique : il ne dit j amais tout, parle à moitié, se réservant le plus intéres
sant en le trahissant, ou le démasquant au moyen d'indices et de pistes.
L'inférence est là l'outil logique de celui qui veut savoir. Le roman j oue
doublement : il fait confiance au pouvoir de ce qui est dit à moitié,
mais aussi à un au-delà du récit. Il défait certainement toute hypothèse
d'un absolu du roman, d'un absolu du réel, d'un absolu de l'écriture.
Martin Amis donne un roman policier paradoxal, London Fields (London
Fields)2, qui raconte un crime dont on sait déjà tout. Il offre donc un
roman policier, et rend invisible son caractère de roman policier. Alors
qu'il présente les déductions du roman policier, le récit fait encore
entendre que tout cela ne se trouve pas, est illocalisable dans le roman,
cependant, dans les termes de Martin Amis, un roman réaliste, récit de
faits donnés pour avérés, connus. Le roman se dit aussi un roman de
l'écriture, de la réécriture, puisqu'il n'est que la reprise de ce qui est un
récit disponible.
Ainsi de ces exercices de romans dictionnaires ou de romans
nomenclatures3. Des romans dictionnaires, des romans nomenclatures
sont des romans d'une façon bien spécifique : ils ne peuvent être
absolutisés - ils sont comme les dictionnaires, comme les encyclo
pédies, comme les séries de récits de vie, qui sont, par leur procédés
d'exposition, des exemples de relativisme. Ils se donnent pour des sor
tes de totalités, dont on ne peut dire qu' elles sont pure littérature. Ils
1 . Salman Rushdie, Shalimar le Clown, Paris, Plon, 2005 . Éd. or. 2005.
2. Martin Amis, London Fields, Paris, Gallimard, Folio, 2009 . Éd. or. 1 989.
3 . Citons Milora,d Pavie, Dictionnaire khazar (exemplaire audrogy11e) (Hazarski reenik),
Paris, Belfond, 1 988. Ed. or. 1 984.
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et l'absolu du roman par les mêmes mots, elle empêche que le roman
réaliste soit perçu, soit lu comme celui de la disponibilité de ses propres
indices à une reprise libre dans d'autres contextes1 •
Le même défaut de médiation s e note à propos du roman qui n'est
pas réaliste, particulièrement le roman moderniste et le roman post
moderne. Les romans d'Enrique Vila-Matas2, romans contemporains,
disent aujourd'hui les raisons de ce défaut, le plus souvent par des his
toires d'écrivains qui ont cessé d'écrire. Ces romans dénoncent, dans le
roman moderniste, postmoderne, la dualité de l'affirmation de l'écriture
- insistance mise sur le fait que tout, vie quotidienne, personnalité . . . , est
rapporté à la littérature - et du privilège accordé à l'existentiel - insis
tance mise sur l'évocation de la vie du personnage écrivain. Cette dualité
définit une manière de contrôle de la littérature et du roman sur toutes
choses, selon l'imaginaire de l'écriture et de la littérature. Identifier ainsi
l'écriture et le roman revient à les confondre avec une continuité indé
terminée - il y a touj ours et partout de la littérature -, et à y voir une
sorte de potentiel, touj ours actualisable. Il est ainsi une absolutisation
de la littérature. Elle ne contredit pas l' absolutisation de l'existence. Par
cet indissociable, qui entraîne qu'elles n'aient plus aucune contrepartie,
écriture et existence deviennent leur autonégation. Cette récusation de
la tradition moderne, moderniste, postmoderne du roman n'est pas, chez
Enrique Vila-Matas, tant celle de l'écriture, du roman - Enrique Vila
Matas offre bien des romans et des figurations de l'écriture - que celle
d'un usage de l'écriture et du roman. La littérature - particulièrement,
la littérature romanesque - est touj ours considérée comme une déter
mination initiale ; elle est aussi ce à quoi on prête le dernier mot ou qui
se donne pour le dernier mot. On vient ainsi à ce qui est la contradic
tion constante de la critique contemporaine - qui est aussi, de manière
exemplaire, celle des écrivains depuis le modernisme3. La littérature, tel
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1. Patricia Grace, Potiki, l 'homme-a111ot1r, Paris, Arléa, 1 993 - Potiki; éd. or. 1 986 ;
Baby No-Eyes, Honolulu, University of Hawaï Press, 1998.
2. Le mot d'interprétant, placé entre guillemets, s'entend en son sens sémiotique, et,
plus spécifiquement, peircéen. ,
3. Be n Okri, U11 a111 o ur dangereux, Paris, Bourgois, 2002. Ed. or. 1 99 1 .
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1 . Umberto Eco, Le Nom de la rose, Paris, Grasset, 1 982 ; Baudolino, Paris, Grasset,
2002 . É d. or. respectivement 1 980 et 2000.
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Chapitre 2
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
des données du roman ne fait pas entendre qu'elles ne sont pas identi
fiables. Le roman dispose qu'elles sont identifiables seulement selon leur
unicité . Ces unicités sont dites selon des noms communs ; ces noms
communs ne sont pas impropres. Plus simplement et plus essentielle
ment, ils excluent tout continuum inférentiel intemporel - celui qui se
réalise aussi bien dans l'induction que dans la déduction. Henry James a
exposé, dans L'Image dans le tapis (The Fig ure in the Carpet) 1 , en une fable
sur la littérature, sur l' écrivain et sur le critique, le paradoxe de la dualité
du singulier et du paradigmatique. Les critiques peuvent disposer de la
caractérisation usuelle de ce qu'est une œuvre littéraire, de ce qu'est
un auteur, un écrivain. Ce n'est pas pour autant qu'ils peuvent écrire
de l' écrivain, de l' œuvre et de leurs rapports. Ils ne peuvent en écrire
ni de manière spécifique, car ce serait ne rien démontrer à propos de
l'auteur, de l'œuvre, ni d'une manière générale, car ce serait livrer une
démonstration sans application ou sans objet. Ils peuvent seulement dire
la question que font ces deux impossibilités et, par là, désigner l'auteur et
l' œuvre comme exemplaires et unis par un rapport assuré - celui que
fait la question du lien de l'auteur et de l'œuvre.
Cela fait entendre : singulier et paradigmatique sont à la fois associés
et incomposables. Il n'y a pas d'issue à ce paradoxe. Remarquablement,
L'Image dans le tapis n'est pas seulement l'histoire de cet incomposable et
de la question qu'il p orte. L' Image dans le tapis est aussi une histoire selon
le hasard, le contingent, et selon la nécessité. Si rien ne peut être précisé
à propos du rapport de l'œuvre à l'auteur, ce rapport n'est qu'un rapport
contingent. Si cependant ce rapport est inévitablement désigné, il est
un rapport nécessaire. Le roman et la littérature mêmes se représentent,
selon le hasard et la nécessité.
La proximité et le défaut de rapport explicite entre le singulier et le
paradigmatique - il faut répéter l'illustration que L'Image dans le tapis
donne de ce point - font du roman le genre qui ne peut exposer des
liens sémantiques nécessaires entre les données - événements, agents,
actions, etc. - de ses mondes. Le roman est le genre du hasard, de la
1 . Henry James, L' Image dans le tapis, Paris, P. Horay, 1 957. Éd. or. 1 896.
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1 . Le livre de Frank Kermode, Tlze Sen se cf au En ding: Studies iu the Theory cf Fictio11,
New York, Oxford University Press, 1 967, illustre remarquablement cette thèse.
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
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1 . Nort� rop Frye, L Écrittt re profaue : essai sur la structure d11 romanesque, Saulxures,
'
Circé, 1 998. Ed. or. The Secular Scripture: t/1e Structure of Romance, 1 976.
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
, 1 . John Maxwell Coetzee, Élizabeth Coste/la : huit leço11s, Paris, Le Seuil, 2004.
Ed. or. 2003.
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1 . Pour la notion, voir Niklas Luhmann, Die Kunst der Gesel/schqft, op. dt.
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
1 . Sur ces remarques, voir Jean Bessière, Les Principes de la théorie littéraire, Paris, PUF,
2005 .
2. Norman Mailer, Le Combat d 11 siècle, Paris, Clancier-Guénaud, 2000.
É d. or. 1 975.
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1 . Ahmadou Kourouma, Eu atte11da11t le 11ote des bêtes sm111a,�es, Paris, Le Seuil, 1 996.
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1 . Haruki Murakami, Kafka rnr le rivage, Paris, Belfond, 2006. Éd. or. 2002.
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
1 . Ben Okri, Étonner les die11x, Paris, Bourgois, 1 997 . É d. or. 1 995.
2. Pour quelques arguments sur ce point, voir Rosemary Gray, « A moment in
Timelessness: Ben Okri's Astonishing the Gods ( 1 995, 1 997) » , i n A.-T. Tymieniecka, ed.,
A n alecta Husscrlia11a, LXXXV I , 23-3 5 .
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
1 . Jorge Volpi, Le Temps des cendres, Paris, Le Seuil, 2008. É d. or. 2006.
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Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
l . On notera que, dès lors qu'il y a ces traductions du roman et ces conclusions
différentes, la langue originale devient une des variables linguistiques et le texte original
une des variantes.
2. Parmi les romanciers qui se tiennent à la thèse de la centralité, citons
Milan Kundera, Mario Vargas Llosa.
3. Milan Kundera, L'Art dii ro111a11, Paris, Gallimard, 1 986.
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
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Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
S I N G U L I E R , PA R A D I G M AT I Q U E , C O N T I N G E N T, F O RT U I T,
ET PETITE TY P O L O G I E DES H I STO IRES QUE D I SENT
L E S RO M A N S C O N T E M P O R A I N S
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
liens des sujets, des objets, le fait qu'ils constituent un monde. Dans cette
perspective, le hasard et la nécessité apparaissent comme les moyens de
jus � i �n, la donné� romanesque : c:;Ue-ci ���e fait ;
_
elle doit etre repnse dans (in mon§�_Q >n est_ a rüpposê des procMures
.
du roman du XIX0 siècle : i de.s mondes, des exprimés, sont attribuées
des expressions : c'est ce qu'il faut entendre par la concordance du mot
avec la chose, dont se réclame le réalisme. De la tradition du roman et
du postmoderne au contemporain, change le traitement du singulier : là,
la rature de t9ut lien explicite du singulier au paradigmatique ; ici, un
singulier inséparable de nombre des données du roman. Là, �n singulier
qui désigne un défaut de rapports et qui, par là, implique quelqÜ�
verseI;U:1�-un sillgulier qui renvoie à. ou qui n'est pas dissociable d'une
série de rapports, elle-même figure de ce qui p��sê Eoute singularité. Là,
un questionnement selon le singulier � comment aller du singulier au
, paradigmatique que porte ou qu'implique le roman ? Ici, le sin�i��fait
, le questionnement non pas de la dualité constitutive du r�n, n�ais de
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
, 1 . Gabriel Garcia Marquez, Ceut ans de solitude, Paris, Le Livre de poche, l 973.
Ed. o r . 1 967.
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
F O RT U I T, I D E N T I T É , R E L AT I O N , C A T É G O R I S AT I O N
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Que peut hre une pensée du roman aiyourd'hui ?
1 . Cette notation ne se co�fond pas avec la « relation », telle qu'elle se définit dans
la « poétique de la relation » d'Edouard Glissant. Cette « poétique de la relation » sup
pose soit des réseaux, soit des mélanges d'identit� s, qui ne sont, de fait, que l'exempli
fication du réseau que font les « relations » . Voir Edouard Glissant, Poétique de la relation
(Poétique III), Paris, Gallimard, 1 990.
1 04
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
Ces personnages et les identités existent sans limites dans les univers
de ces romans, comme existe sans limites ce qui habituellement n'appa
raît pas immédiatement ou n'apparaît jamais - n'apparaît pas immédia
tement la pensée de celui qui n'est pas là et qui ne parle pas ; n'apparaît
pas le mort. Dans Les Erifants de minuit, par la télépathie, celui qui n'est
pas là et ne peut être entendu, voit sa pensée devinée ; dans La Vitesse
des choses, les morts apparaissent au narrateur. Il serait trop facile de dire
qu'on a là des romans du fantastique ou des romans qui ressemblent à
des romans fantastiques. Il vaut mieux dire : ce qui n'apparaît pas de ce
qui peuple le monde, l'inexistant, tout cela entre dans la forme de la rela
tion. Le hasard et la nécessité, le fortuit sont les occasions de faire de tels
jeux des événements du roman. L'exemplarité paradoxale du singulier
paraît ainsi, dans le roman, à la lecture du roman, d'autant plus certaine :
le singulier est constante médiation.
À ces deux facons de traiter des différences - des identités -,
correspondent, pour le roman moderne, moderniste, postmoderne, et
pour le roman contemporain, deux types d'identification de la per
tinence, qui peut être prêtée au roman. On a dit, à propos du roman
contemporain, la division des temps et des espaces, le j eu réflexif qui
ouvre à la responsabilité du lecteur. On a noté les singularités saturan
tes. Il convient de marquer en quoi le roman, dans son ensemble, est
une figure saturante. Il l' est, d'une double manière. Première manière :
ces romans se donnent pour les présentations de mondes entiers et
même, dans le cas de La Vélocité des choses, de l'au-delà de ces mondes.
La saturation est selon la multiplicité des temps, des espaces, des mon
des . Seconde manière : les romans présentent les identités comme ce qui
identifie de vastes sites où toutes ces identités viennent. Par les j eux
implicites d'analogie, qui supposent le constat et le maintien des divi
sions, ils excluent toute systématique narrative, thématique. La satu
ration est un mode de la rn.édiation, qui donne tel monde pour non
exclusif de tel autre monde. Il y a là la réponse aux fables de la catas
trophe et de la perte de la domesticité ' . Ces autres mondes se lisent
1 . Par la saturation, les données romanesques peuvent être de tout lieu et de tout
identification temporelle. Sur la domesticité, voir supra, p. 45, 50.
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Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
RO M A N M O D E R N E , M O D E R N I S T E , P O S T M O D E R N E : L I M I T E S
D U PA R A D I G M AT I Q U E E T U S A G E S D E L A C AT É G O R I S AT I O N
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
1 . C 'est cela dont s 'est autorisé Paul de Man pour conclure que l'ensemble de
La Recherche ne disposait aucune figuration de la mémoire. Voir Paul de Man, Allégories
1e la lecture : le langage.fig11ré chez Rousseau, Nietzsche, Rilke et Proust, Paris, Galilée, 1 989 .
E d . or. A l iego ries e f rcading: Fig11ral La11g11age i11 Rousseau, Nietzsche, Rilke, a n d Proust, 1 979 .
2. Thomas Pynchon, L a Ve11tç à la criée d u lot 49, Paris, Le Seuil, 1 987 ; L'Arc en ciel
de la gnwité, Paris, Le Seuil, 1 987. Ed. or. respectivement 1 966 et 1 973.
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Que peut être 11ne pensée du roman aujourd'hui ?
xxe siècle, j usqu'au postmoderne, bien que cette formulation n'ait pas
entendu s'attacher explicitement à la dualité du singulier et du paradig
matique. Lorsque Marthe Robert place la typologie des personnages
romanesques sous la double figure de l'enfant trouvé et du bâtard, elle
dit d'abord - avant même de justifier cette typologie suivant diverses
sortes d'arguments et suivant les diverses esthétiques du roman - que
ce personnage, quel qu'il soit, est un personnage injustifié, hors para
digme, et que, cependant, ce défaut de j ustification introduit à une
manière de paradigme - celui qu'impliquent l'identification et, en
conséquence, la caractérisation, suivant des pouvoirs d'action spécifi
ques, de chacun des types de personnage, le bâtard et l'enfant trouvé1 .
Marthe Robert dispose, de fait, la constance de la notation du fortuit
- bâtard ou enfant trouvé, le personnage injustifié est certainement
placé sous le signe du hasard -, et les manières dont celui-ci commande
l'univers romanesque et le contraint paradoxalement à une typologie. Il
faut comprendre : nécessaire, cette identification du roman et du fortuit
n'est pas suffisante ; elle ne peut pas faire la certitude d'une poétique.
Le fortuit, si l'on entend le laisser à son état de fortuit, est dicible selon
son seul constat, selon sa seule citation. Parce qu'il est étranger à toute
induction et à toute déduction, il n'est pas, en lui-même, le moyen
plénier de l' élaboration d'un roman : il est assez de lui attribuer des
noms étiquettes. Cela s'illustre par je me souviens de Georges Perec2 :
catalogue de souvenirs, de faits, étiquetage de moments fortuits du
quotidien, suivant des nominations publiques. Le fortuit doit devenir
explicitement le fortuit, l'imprévisible. Multiple, de divers moments, il
doit offrir la matière non pas d'un argument, mais d'une série de don
nées qui se composent selon une chronologie. Pour qu'il soit le moyen
d'une poétique, il doit être pris dans une histoire et, en conséquence,
s'agissant du roman, dans la présentation d'une temporalité . L'histoire,
que rapporte le roman, est d'abord cette présentation du fortuit. Ainsi
dans Bouvard et Pécuchet, dans À la recherche du temps perdu, dans La Vente
à la criée du lot 4 9 et dans L'A rc en ciel de la gravité, dans le flot des copies
1. Marthe Robert, Roman des origines, origines du roman, Paris, Grasset, 1 972.
2. Georges Perec,Je me souviens, Paris, Hachette, 1 97 8 .
1 10
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
absurdes, dans le flot de la mémoire, dans le flot d'un réel qui apparaît
comme une vaste zone neutre, s'inscrivent bien des fortuits - comme
pris dans le setting que constitue une histoire. Le fortuit s' entend tout
autant du roman de l'individu que du roman de la collectivité, du
roman de la biographie que du roman de l'obj ectivisme. Il se construit
selon un défaut de fonction déterminante de son commencement et
de sa conclusion. Peu importent la sémantique et les caractérisations
attachées aux agents, aux actions, aux suj ets, aux obj ets.
La nécessité se dit selon le fortuit même : les événements, les actions
fortuits ont eu lieu ; cela fait leur nécessité. Par quoi, l'histoire du fo r
tuit est paradoxalement un exemple. Une telle alliance du fortuit et de
la nécessité implique une herméneutique temporelle. Dans le roman
historique, cette herméneutique est manifeste. Roman d'actions,
d'événements qui n'ont eu lieu qu'une fois, le roman historique pose
le problème de leur présentation - figuration de la nécessité - et de
leur recevabilité - rendre crédible cela qui n'a eu lieu qu'une fois. La
nécessité se dit paradoxalement par la singularité ; le hasard - ou la
série de péripéties que fait l'histoire - se dit également de manière
paradoxale : suivant quelque loi, suivant de manifestes j eux de cause
à effet, qui permettent de figurer le vraisemblable. Afin que le fortuit
n'exclue pas une manière de catégorisation, l'absence de nomologie
donne lieu à une sorte de stratégie narrative contradictoire, calculée
selon cette contradiction : ainsi dans Contre-jour de Thomas Pynchon,
l'accumulation des incohérences dans la caractérisation des événe
ments, des agents, des actions, illustre un tel calcul.
Ce j eu calculé et contradictoire s'applique particulièrement dans
les représentations temporelles : dessiner des déviations temporelles ;
faire de ces dessins les figurations de lieux communs et d'implicites
catégorisations. La temporalité, que porte l'histoire du fortuit, varie
comme varient les esthétiques romanesques, au long de l'histoire du
roman, du XIXe siècle au postmoderne. Ainsi faut-il caractériser comme
distinctes la temporalité du roman réaliste - essentiellement, tempo
ralité du biographique et de l'historique -, celle du roman moderniste
- essentiellement, temporalité du simultanéisme et, en conséquence,
de l' achronie , celle du roman postmoderne - essentiellement,
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
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Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
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Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
1 . Juli Zeh, L'Uitime question, Arles, Actes Sud, 2008. É d. or. 2007 .
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Que peut î!tre une pensée du roman aujourd'hui ?
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
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Que peut être une pensée du roman atifourd'hui ?
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
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Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
et sur une proximité. Ainsi, les romans d' Antonio Mufi.oz Molina,
IlHiver à Lisbonne (El invierno en Lisboa) et Pleine lune (Plenilunio}1, expli
cites romans du contemporain, présentent-ils des modalités du roman
policier. Celles-ci correspondent à une recherche de la vérité, qui se
résout dans l'intéressant et dans ses ambiguïtés. La lecture se dit comme
un engagement sous le signe de l'inévitable - l'argument romanesque
procède selon une nécessité, selon la recherche de la vérité -, et sous
le signe d'une liberté - le même argument n'exclut ni le hasard, ni
l'intéressant. Par l'engagement paradoxal, qu'elle suscite, la rhétorique
du roman du hasard et de la nécessité désigne en tout lecteur l'agent que
celui-ci peut être.
Hasard et nécessité, priorité de l'intéressant sur le vrai, pluralité des
mondes et des temps, définissent les conditions de la représentation du
suj et - exemplairement, l' énonciateur que figure le roman. Ainsi, cet
énonciateur peut-il relever de plusieurs, mondes - le roman ne cesse
de distribuer, de redistribuer ses mondes et d'associer ses personnages à
cette distribution, à cette redistribution -, s'attacher essentiellement à
l'intéressant, se trouver pris dans une enquête policière et dans la figura
tion de liens entre temps, entre suj ets, entre mondes. Il y a là l'illustration
de l'interrogation sur les moyens et sur l'identification de la pertinence,
d'une part, et, d'autre part, sur les critères anthropologiques, qui j ustifient
ces moyens et cette identification. Il faut répéter les romans d' Anto
nio Mufi.oz Molina. Il faut aj outer ceux de Rodrigo Fresan, particuliè
rement La Vitesse des choses. Le narrateur de ce roman est un narrateur
démultiplié ou flottant, qui, parce qu'il narre à la première personne,
peut tout autant suggérer que La Vitesse des choses est une autofiction.
Peu importe qu'il s'agisse ou qu'il ne s'agisse pas d'une autofiction.
Il importe que le jeu et le rôle du narrateur se construisent comme
ils se construiraient dans une autofiction. Celle-ci apparaît comme la
meilleure solution fictionnelle pour disposer un seul énonciateur qui
appartienne à plusieurs mondes et à plusieurs temps, et qui ne cesse de
dire qu'il est la preuve même de cette appartenance multiple. Un tel
1 . Antonio Mui'ioz Molina, L'Hiver à Lisbonne, Arles, Actes Sud, 1 990 ; Pleine l1111e,
Paris, Le Seuil, 1 998. É d or. respectivement 1 987 et 1 997.
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
ont pour fonction de construire des relations, contre tous les codes qui
p révalent dans le monde contemporain et contre ce monde même, qui
se présente comme un vaste système de formes médiatisées, elles-mêmes
effets d'un système global, où s'assemblent les codes ? La vérité est sou
mise à la question de la pertinence de sa propre exposition, autrement dit,
de son applicabilité en tout lieu, en tout temps, de la possibilité qu'elle
a d'être un « interprétant ». Le roman document, le roman historique
contemporains sont des obj ets médiateurs : qu'ils soient identifiables à des
« interprétants » est aussi dire qu'ils sont les médiations d'interprétations
de l'actualité, dans l'actualité. Par la dualité du hasard et de la nécessité,
par l'interrogation sur la pertinence de l'exposition de la vérité, ce qui
pourrait être tenu pour l'accomplissement du roman représentationnel, du
roman du « représentationnisme », le roman document, le roman histori
que, porte une perspective pragmatiste, et autorise le lecteur à faire de sa
lecture un engagement pragmatiste.
H A S A R D , N É C E S S I T É , P R A G M AT I S M E
R É I N T E R P R É T E R L E N O M I N A L I S M E RO M A N E S Q U E
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
1. Rappelons que ce roman accomplit l'histoire qu'il s'est donnée, qui n'a pas
encore eu lieu et qui est cependant entièrement connue : il narre un assassinat qui n'a
pas encore été commis et dont on sait tout.
1 28
Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
roman. D 'autre part, il est souvent refusé une souveraineté du suj et. Ce
para doxe invite à une conclusion remarquable. Ces thèses, contradictoi
res , liées au « représentationnisme », les discussions qui les illustrent et
les romans qui leur sont attachés, supposent, de fait, une transparence
et une souveraineté du suj et. Celui-ci fonde la connaissance : il dit, en
conséquence, la validité ou le défaut de validité du roman. Il fonde aussi
les normes. Il dit, en conséquence, la souveraineté, la valeur de la littéra
ture, et fait de celle-ci le moyen d'exposer des mondes selon une mesure
axiologique. Tous les débats, issus de la déconstruction, sur la littérature
et sur le roman restent marqués de ce paradoxe et de cette hypothèse
d'une souveraineté du suj et, entièrement applicable aux présentations
négatives du sujet ou à sa déconstruction. C'est ainsi qu'il faut compren
dre les débats sur la mimesis, sur le statut du sujet et son égologie cogni
tive. Choisir, ne pas choisir une explicite propriété représentationnelle,
est, dans la perspective du « représentationnisme », un même geste1 • S'il
y a un même geste, le passage du réalisme au roman moderniste et post
moderne, ne se lit pas suivant la lettre des poétiques et des esthétiques.
Il peut se lire suivant le j eu de la problématicité2, que le roman prend
plus explicitement en charge. Suivant ce même j eu de la problématicité,
l'affirmation constante d'une souveraineté de la littérature, l'amoindris
sement de la référence au suj et se lisent comme un refoulement croissant
de l'interrogation pragmatiste, attachée à la représentation romanesque
- refoulement fait entendre que l'interrogation subsiste cependant. Le
roman réaliste figure, en lui-même, la question pragmatiste comme une
question qu'impose la réalité ; le roman moderniste, postmoderne, fait
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
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Dualité du singulier et du paradigmatique, du hasard et de la nécessité
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Que peut être une pensée du roma11 aujourd'hui ?
1 . Dans Nous 11 'avons jamais été modernes. Essai d 'antfiropologie symétrique, Paris, La
Découverte, 1 99 1 , Bruno Latour distingue deux types de discours, actifs dans une société,
le « discourse of fact » et le « discourse of concern » - nous utilisons les expressions
anglaises utilisées par Bruno Latour même. Le « discours of concern » est le discours du
souci, qui peut être plus opératoire sur la réalité que le « discourse of fact », parce qu'il
suppose une interrogation de la réalité et un engagement dans ou face à cette réalité.
1 32
Chapitre 3
1 . Est remarquable telle notation de La Vitesse des choses, op. dt. , p. 5 8 1 : « L'homme
qui a bonne mémoire - il n'est pas tenu de se souvenir car il n'oublie rien - n'éprouvera
1 33
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
À ces données paradoxales sont soumis les personnages, les groupes, les
communautés, identifiés dans ces univers, dans ces diégèses. Le dessin
du contemporain offre une figuration de l'humain qui échappe à toute
finalité. Il efface toute figuration de !'hétéronomie pour dessiner la com
position et l'égalité de toutes choses et de tous agents dans le temps.
Cette égalité permet de placer le roman et ses univers sous le signe d'une
cohésion.
LA P L U R I T E M P O R A L I T É D U C O N T E M P O R A I N
f
probablement j amais le besoin de mettre les choses par écrit a rès se les être rappelées.
L'écrivain se souvient en imaginant. Le reste coule de source. » I convient d'ajouter que
c'est comme cela que la réalité se peuple de fictions.
1 . Il est un autre trait remarquable des romans de science-fiction et de I'/1eroicfa11-
tasy : ils présentent une telle surcharge d'actions et de références temporelles que, quels
que soient !'évidence et !'ordre des actions, le fortuit prévaut.
1 34
Du roman, du contemporain, de leurs lieux
1 . Daniel Link, Los Aiios 90, Buenos Aires, Adriana Hidalgo É ditoral, 200 1 .
2 . Don DeLillo intitule u n d e ses romans, The Names, New York, Knopf, 1 982.
3. Rodrigo Fres:in, Ma11tra, op. cit.
4. Cité dans « el "irrealismo 16gico" de Fres:in », Martes 7 de mayo de 2002, Rio
Negro 011 line
- http: //www. rionegro. eom.ar/arch200205 . (Notre traduction.)
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Que peut être u11e pensée du roman aujourd'hui ?
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Du roman, du contemporain, de leurs lieux
LE C O N T E M P O R A I N , S A S I N G U L A R I T É , SA R É F L E X I V I T É
C O N S C I E N C E D U T E M P S , I N D I V I D UA L I T É E T C O L L E C T I V I T É
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
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Du roman, du contemporain, de leurs lieux
1 . Sur ce thème, voir ,Karl Heinz Bohrer, Le Présent abso/11 : d11 temps et d11 mal comme
Paris, Ed. de la Maison des sciences de l'homme, 2000.
catégories esthétiques,
1 39
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
1. Orhan Pamuk, lvlon 110111 est Rouge, Paris, Gallimard, 200 1 . Éd. or. 1 998.
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Du roman, du contemporain, de leim lieux
141
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
Cela se formule encore :,.-le contemp o�� n , tel qu'il est donc illustré
par bien des romans, n'�st paçune réêûsâtlon de l'avenir - cette récu
sation est une impossib�..en.tiell e ; il implique cependant l'idée
d'une fin de l'h1stoire. Cette fin se dit selon une manière de tautologie :
l'histoire du monde ou celle de tel espace sont arrivées à leur terme,
lorsque l'histoire du développement de l'image du monde comme
Terre ou de tel espace commé � � est plus ou moins achevée et
mise à la disposition de tous . Le contemporain suppose donc l'achève
ment du contexte, des cüi1textes a_l!_xql:!els il s':pplique. Cela est illt.lsTié
pirTeTra_n_à5tiâ. de--c;�ï�5- Fue�tes -- -;� tit�e- · pàrl"ali:èment typique.
Cela est aussi illustré, d'une manière plus nette, par Édouard Glissant
et son Tout-monde, par Patrick Chamoiseau et son Biblique des derniers
gestes, par Salman Rushdie et son Shalimar le clown. Parce qu'il y a cet
achèvement du contexte, parce qu' est disponible une conception du
monde toute spatiale, les signes du temps peuvent être d'identifications
di���seseTs'asseriïbTeT.Le s mêmes remarques vafênt lorsquêle contexte
efïe jell &1 c:onte�p orain sont ramenés à un pays - cela se dit de
Salman Rushdie, de ses Enfants de minuit et de l'Inde. Le contemporain
1 42
Du roman, du contemporain, de leurs lieux
1 43
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
1 . Gertrude Stein, Les Guerres que j'ai vues, Paris, Charlot, 1 947. É d. or. 1 945 .
2. Sur ce point, voir Jean Bessière, « Achronie, littérature du xx• siècle, instauration
de la mémoire », dans Jean Bessière et Philippe Daros, éds . , Insta11rer la mémoire, Rome,
Bulzoni, 2005, p. 75-108.
3 . Louis Aragon, Les Com1111111istes, Paris, Bibliothèque française, 6 vol. , 1 945- 1 95 1 .
1 44
Du roman, du contemporain, de leurs lieux
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
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Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
Ainsi, si l' esclave doit avoir une histoire, ne peut-il l'avoir que par l'histoire
importée, celle des colons, autrement dit, par la proximité qu'il se reconnaît
avec son autre, et qui lui est d'abord imposée. Par là même, 1' autre, pour
être désigné comme tel, peut devenir une fiction, le tout autre, qu'offre
n'importe quel lieu du monde, et que représente bien à nouveau Biblique
des derniers gestes. Ce tout autre, dès lors qu'il y a d'abord ce défaut de
distinction, peut se confondre avec le sujet antill ais même. On a là l' expli
cation de l'apologie de l'hybridité et de la description du monde conm1e
/ totalité hybride entièrement contemporaine dans ses strates historiques
\ mêmes, ainsi que le propose Tout-monde de Glissant. Le contemporain fait
la dualité de mondes mulûples et d'un monde_ tJ.nique,
À travers ces élaborations et ces représentations littéraires du contem
porain, l'histoire du roman attjourd'hui est celle du renouvelleme nt du
rapport que construit le roman entre l'histoire du temps - la chrono
logie, les témoins historiques de 1' ordre chronologique - et le temps
raconté qui est essentiellement selon le contemporain. On a là, au regard
çl.es représentations du temps et de l'histoire, un jeu du singulier et du
paradigmatique, qui implique que ce singulier porte une figuration de
l'universalité selon la multiplicité des temps. Le paradigmatique se lit
dans l'histoire du temps, que porte toute évocation temporelle, et qui
est exposée plus ou moins manifestement. Ainsi, pour revenir à Terra
nostra, Christophe Colomb et son œuj, et aux Etifants de Minuit, cette his
toire du temps se dit suivant les grandes dates de l'histoire du Mexique
et des Amériques, pour Carlos Fuentes, de l'Inde, pour Salman Rushdie.
Le singulier se lit dans la construction du temps raconté, précisément
sous le signe du contemporain - temps raconté selon des individus et
qui ne peut être perçu comme la présentation du contemporain que
s'il engage la parenté des temps et des histoires et désigne par là une
manière d'universalité de l'histoire du temps 1 • Il faut répéter les exem
ples d' É douard Glissant et de Patrick Chamoiseau. Cela peut aussi j ouer
sur une intertextualité invraisemblable, mais qui permet d' évoquer sans
1 48
Du roman, du contemporain, de leurs lieux
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Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
1 . Voir sur ce point, à propos des Antilles, Francis Affergari, La P/11mlité des mo11des,
Paris, Albin Michel, 1 997.
2. On ne considère pas les notions de « grand récit » et d'« effacement des grands
récits » en elles-mêmes, mais comme des témoignages contemporains sur les manières
de caractériser l'actualité. On comprend que la notion de « grand récit », apparue dans la
philosophie, a affaire avec un rappel du roman, des grands romans.
1 50
Du roman, du contemporain, de leurs lieux
d' une collectivité, d'une époque. Ces récits peuvent encore être des récits
proprement historiques. La vue du présent et de l'actualité, que por
tent ces grands récits, implique une composition des temps selon un
unilatéralisme. On construit la représentation de l'actualité, du temps et
des temps, de telle manière qu'elle fasse apparaître le temps comme un
vec teur adéquat à la constitution de divers mondes et particulièrement
du monde qui se confond avec le présent du récit. Le grand récit met
aujourd'hui en évidence - d'une manière totalement manifeste - cette
représentation vectorielle du temps de deux façons. Première façon : la
représentation vectorielle du temps apparaît valoir pour elle-même et
constitue un moyen d'évaluation du présent. C'est là rendre explicite la
structure argumentative du grand récit au regard du temps et de l'his
toire. Le roman de l'utopie ou de la dystopie est aujourd'hui le meilleur
représentant de cette stratégie narrative. Par la mise en évidence de la
représentation vectorielle du temps, il donne au grand récit une autono
mie que celui-ci n'avait pas dans le roman du x1x< siècle. Il est remarqua
ble qu'une telle représentation temporelle suppose une multiplicité des
temps : le temps de l'actualité et de l'histoire, d'une part, et, d'autre part,
le temps autre, celui de la science-fiction, qui n'est pas le temps histori
que. On peut dire ici une histoire fantasmée en un sens spécifique. On
peut la lire en termes d'éloignement et non plus de proximité, comme il
a été noté. L'histoire est fantasmée - elle est au-delà de l'histoire - dans
une sorte de refoulement manifeste de l'actualité et de son passé, dans
une sorte de construction - précisément fantasmée - du présent. Cette
manière d'exposer une clarification temporelle répond de la difficulté
à penser aujourd'hui le présent. Deuxième façon : il est un autre exposé
fantasmé de l'histoire qui joue expressément de la pluritemporalité
- d'une pluritemporalité qui est donnée pour proprement historique. Il
convient ici de citer les romans postcoloniaux antillais, indiens, africains.
Le grand récit subsiste : il est adéquat à l'évocation de la grande histoire
contemporaine, celle des asservissements, celle des libérations. Il rapporte
la pluritemporalité à la pluralité des histoires et des divisions de ce que
l'on nomme l'histoire faite. Il y a histoire fantasmée pour deux raisons :
ces histoires ne sont pas dissociables ; les conflits de l'actualité sont des
témoins de la proximité de ces histoires . Le passé n'est pas refoulable.
151
Que peut hre une pensée du roman aiifourd'hui ?
Effacement des grands récits : lorsqu'on dit aujourd'hui la fin des grands
récits, on entend certainement l'effacement de grands récits idéologi
ques, issus de la philosophie de l'histoire et de la philosophie politique.
On entend plus essentiellement qu'aujourd'hui, prévalent ou doivent
prévaloir des discours conscients de la relativité de leur propre perspec
tive temporelle, en conséquence, étrangers à tout unilatéralisme tempo
rel. Refuser l'unilatéralisme temporel entraîne que l'actualité doive être
vue de manière complexe : elle est le moment de bien des temps. C'est
le type de temps auquel s'attache le postmoderne. Celui-ci doit donc
moins s'interpréter comme la construction romanesque de la confusion
des temps que comme la reprise de ce qu'est la perception contempo
raine de l'actualité : le présent est actualité dans l'exacte mesure où il
n'est pas finalisé selon une perspective temporelle et où il donne un égal
droit de cité à tous les temps dans le présent. Le roman contemporain
prend acte de cette représentation temporelle et la développe ou la trans
forme en une représentation qui fait explicitement du présent le temps
d'une multiplicité de temps. Cette multiplicité des temps n'a pas néces
sairement de propriété historique. Elle est souvent exposée de manière
quasiment allégorique. Il faut répéter les exemples de Guillaume Mussa
et de Michel Houellebecq. Guillaume Mussa joue d'une sorte d'inévi
table expérience de la pluralité des temps. D 'une façon qu'il faut dire
subtile, Michel Houellebecq dit à la fois l'impossibilité d'un récit du
temps et de l'histoire, et l'inévitable d'un tel récit : La Possibilité d 'une
île est le récit du refoulement du passé dans la certitude qu'il y a passé
et détermination du présent par le passé. Les deux choix sont les choix
du fantasme - sous le signe du fantastique chez Guillaume Mussa, sous
celui de la science-fiction chez Michel Houellebecq.
L'opposition manifeste entre le grand récit et le récit qui ne reçoit
pas une telle qualification, peut encore se caractériser suivant le fait que
le grand récit implique un j eu réflexif spécifique. Les grands récits et les
grands romans, qui identifient le temps et l'histoire à un vecteur de l'ac
tion, de la représentation, de la caractérisation de l'agent et du suj et, sup
posent une vision réflexive des temps et de l'actualité. Le roman est une
citation de temps, qui peuvent être historiques, fictionnels. Il se confond
avec une histoire du temps, d'une part, et, d'autre part, il propose une
Du roman, du contemporain, de leurs lieux
1 . C'est une des thèses de Jack Goody dans Po1111oirs et sa11oirs de l'écrit, op. cil.
1 53
Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
du temps vectorisé - que selon la division radicale des lieux, d'une divi
sion radicalement inventée. Paradoxalement, dans l'actualité que désigne
ou qu'implique le temps vectorisé, cette division ne peut être présentée ni
de manière autonome, ni pour elle-même. Elle ne peut être pensée, lue que
dans son autre. Le temps autre ne fonde pas cependant une hétérogénéité
radicale des mondes. C'est pourquoi, à ces histoires paradigmatiques du
temps, a été liée, depuis une cinquantaine d'années, une réflexion, venue
de la philosophie, sur les mondes possibles. Cette réflexion est explicite par
ses conclusions : les mondes possibles sont de l' ontologie de notre monde 1 •
Cette réflexion est aussi explicite par sa leçon : une pensée de la division
du monde est une composante de la pensée contemporaine du monde.
Que cette division s'expose exemplairement dans le roman du grand récit
selon un autre monde et un autre temps, indique la clôture à laquelle est
venue la représentation du temps vectorisé.
L E S F A B L E S DU C O N T E M P O R A I N
Aussi large que soit l a figuration d e la pertinence, aussi nette que soit
la thématisation internationale ou interculturelle des romans, ces romans
ne disposent leurs temps et leurs mondes que selon un mouvement d'ex
ploration et de retour, d'une part, et, d'autre part, selon la catastrophe de
la domesticité. De l'exploration et du retour : dans un monde synchronisé
et cependant entièrement livré à l'historicité - aux historicités -, où
il y a une manière de redire la pluritemporalité, tout parcours temporel
1 54
Du roman, du contemporain, de leurs lieux
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Que peut hre une pensée du roman mifourd'hui ?
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Du roman, du contemporain, de leurs lieux
1 . Bruno Latour, No11s 11 'avonsjamais été modernes. Essai d 'anthropologie sy111étriq11c, op. cit.
2. Autre manière de désigner la chronologie, qui ne se dit que selon les témoins
du passé.
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Que peut être une pensée du roman aujourd'hui ?
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Du roman, du contemporain, de leurs lieux
LE C O N T E M P O R A I N : S O N L E C T E U R , S A M É D I AT I O N
159
Que peut hre une pensée du roman aujourd'hui ?
et historiques que livre le roman. Soit donc la distinction nette entre des
positions symétriques de l' œuvre et du lecteur et une asymétrie de ces
mêmes positions. Symétrie : hors de la construction du contemporain, la
position du narrateur qui dit la représentation temporelle et historique,
la position que se prête le roman dans sa construction du simultanéisme
et de l'actualisation radicale du passé, sont exactement symétriques de
celle du lecteur - celui-ci peut redire ces représentations et éventuelle
ment s'imaginer selon ces représentations temporelles et historiques. Ces
remarques valent aussi pour le roman moderniste et postmoderne, qui se
donne une allure transgressive au regard des représentations temporelles
et historiques. Asymétrie : la lecture de la représentation du contemporain
va selon une asymétrie. Le lecteur ne peut pas habiter le contemporain de
l'autre, de tel roman, puisque ce contemporain est une construction sin
gulière qui réclame non pas la reconnaissance des séquences temporelles
et de leurs organisations ou désorganisations, mais l'identification spéci
fique des représentations de ce qui fait époque et passé dans l'actualité
- présentations elles-mêmes variables d'un personnage à l'autre, d'un
moment du roman à l'autre, d'un roman à l'autre. Dans le contemporain,
il ne peut être représenté un temps des temps, qui se confonde avec le
temps de l'histoire publique, avec celui qu'implique le simultanéisme du
modernisme, ou l'actualisation du passé, qui caractérise le postmoderne.
Face à la représentation du contemporain, le lecteur ne peut être que
de son propre temps - son propre contemporain et contemporain de
cela qui est construit selon le contemporain. Cela fait pour le lecteur
la question de la communauté dans le temps lorsqu'est ainsi présentée
une communauté des temps. Le contemporain ne dessine la fin ni de la
représentation de la temporalité, ni de celle de l'histoire, pas plus qu'il
n'implique un sacre du présent - contrairement aux thèses qui identi
fient notre actualité à un tel sacre 1 • Il pose à nouveaux frais la question de
la représentation du symbolique dans le temps.
Par son traitement du contemporain, le roman contemporain dessine
les médiations mutuelles des temps et, en conséquence, les médiations
1 . Voir, pour illustrer ce point, Zaki Laïdi, Le Sacre d11 prése11t, Paris, Flammarion,
2002.
1 60
Du roman, du contemporain, de leurs lieux
1 . Italo Svevo, La Co11sâe11ce de Zéno, Paris, Gallimard, 1 973. Éd. or. 1 923 .
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DEUXIÈME PARTIE
Le roman contemporain :
roman nouveau par son questionnement
1 65
Paradigmes dr.1 roman contemporain
1 66
Le roman contemporain
1 67
Paradigmes du roman contemporain
1 68
Chapitre 1
169
Paradigmes du roman contemporain
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Paradigmes romanesques du contemporain
RO M A N C O N T E M P O R A I N ,
J E U X R E P R É S E N TAT I O N N E L S , I N D I V I D UA L I T É
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Paradigmes du roman contemporain
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Paradigmes romanesques du contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
1 . Sylvie Germain, Tobie des marais, Paris, Gallimard, 1 998. Le roman reprend, dans
un contexte contemporain et selon l'histoire de l'holocauste, !' épisode biblique de Tobias.
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Paradigmes romanesques du contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
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Paradigmes romanesques du contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
à la folie. Elles le sont par cette désignation des conditions d'une iden
tification du réel, d'une part, et, d'autre part, d'une élaboration de rap
ports symboliques selon le possible - ces rapports contribuent au dessin
d'une métareprésentation, par définition, commune, qui rend compte
des diverses représentations et définit leur pertinence.
Dans la même perspective, le roman dictionnaire, par sa forme de
dictionnaire, multiplie les versions et les représentations relatives à tel
obj et, tel événement . . . Cette multiplication peut se lire comme une
manière de multiplier non pas les fictions, mais les variables de la dési
gnation d'une donnée. Celle-ci est identifiable selon une dualité : don
née identifiable en elle-même, elle est aussi l'occasion de versions et
de variables de sa propre définition et de sa propre exemplification.
Elle apparaît à la fois comme une réduction des possibles - versions
et variables concernent une même entrée - et comme ce qui autorise
le dessin de bien des possibles - versions et variables sont ce dessin
parce qu'elles ont pour condition la limite que constitue cette donnée.
Versions et variables figurent, à partir de cette donnée, d'autres rapports
du suj et aux obj ets, de soi à soi, de soi aux autres, à la fois selon le détail
de ces versions et de ces variables, et selon la position inévitablement
prêtée au lecteur : celui-ci lit selon le même j eu, selon un tissage sym
bolique, sans qu'aucun ordre symbolique ne soit donné.
N'est plus en question la validité d'une représentation ou son arbi
traire, mais sa fonction : caractériser l'identification de toute réalité selon
une réduction des possibles ; désigner le réel hors d'un codage constant de
la représentation du réel, ce codage que suppose le fait que l'image réa
liste soit transférable, et hors du codage que suppose également l'exercice
romanesque du défaut de représentation - 1 antimimesis, le calcul littéraire
'
1 78
Paradigmes romanesques du contemporain
possibles les lieux et les temps de tout rapport. Ces lieux et ces temps sont
hétérogènes et constituent cependant, parce qu'ils relèvent du possible, un
lieu commun, lieu des singularités - ces suj ets qui hantent les romans de
Haruki Murakami, ces noms qui sont des entrées dans les romans diction
naires. Cela fait la réponse à la crise de la représentation, du lieu commun.
Cela efface le défaut d'adéquation cognitive, que le roman postmoderne
figure dans ses propres univers, aux singularités - événements, person
nages, actions. Cela revient à récuser que le moyen de la pertinence se
confonde avec l'identification du roman au tout du langage. Cela revient
encore à restituer une pleine pertinence à la dualité du singulier et du
paradigmatique : le roman même peut être dit paradigmatique parce qu'il
figure ce jeu de la désignation de la limite du réel, d'une part, et du pos
sible, d'autre part. Le singulier se confond avec les relevés des limites des
possibles. Parce que le roman expose son constructivisme de manière
manifeste et, en conséquence, sa fonction, il figure une pleine pertinence
cognitive. Celle-ci relève de représentations communes, figurations de la
transitivité sociale ; elle n'appartient ni au savoir, ni à la définition qu'en
donne un sujet.
Représentation du temps. Ses conditions peuvent être caractérisées sui
vant des perspectives similaires à celles qui ont prévalu dans l'analyse de
la représentation des realia. Toute représentation du temps implique un
commencement de l'action, des événements, de l'histoire. Ce commen
cement se lit également comme une réduction des possibles que porte
le développement temporel même. C'est, de fait, reprendre et corriger le
paradoxe de la représentation temporelle auquel s'attache Paul Ricœur
dans Temps et récit1 • Le suj et est d'une identité constante dans le temps ;
il change cependant dans le temps. Par cela même, la caractérisation
temporelle du suj et fait problème. Ces notations se reformulent dans
les termes suivants. La séquence temporelle permet de dire le suj et à la
fois suj et constant et suj et différent : constant, si on le rapporte à l'action
même dans le temps ; différent, si on lit le développement temporel
comme l'actualisation de possibles. Il n'est de représentation temporelle
1 79
Paradigmes du roman contemporain
que selon le dessin d'une origine de l'action, qui constitue une réduc
tion des possibles de l'action. Il n'est de représentation des possibles
de l'action que par l'origine temporelle, qui est la réduction des pos
sibles. Loin de devoir être rapportée, comme le suggère ultimement
Paul Ricœur, à un j eu réflexif du suj et pris dans le temps - le récit est,
pour Paul Ricœur, l'exposition de ce j eu -, la représentation tempo
relle est selon la désignation d'une chronologie par le dessin de possi
bles, et selon le dessin de possibles par la désignation d'une chronologie.
On a la meilleure j ustification de l'alliance de l'histoire du temps et du
temps raconté - ou, pour reprendre les termes de la narratologie, de
la fable et du suj et. Ainsi, les jeux de versions et de variables, identifiés à
propos de Haruki Murakami et des romans dictionnaires, dessinent-ils
également des commencements dans le temps, et, par leurs divers déve
loppements, sont-ils autant de dessins de possibles, d'une communauté
des temps et des communautés dans le temps. Une telle notation des
possibles suggère que toute représentation temporelle est représentation
de plusieurs temps selon leur imbrication - imbrication du passé et du
présent, imbrication de plusieurs passés, imbrication de plusieurs pré
sents - et qu'elle concerne à la fois l'individu et ce qui passe l'individu
- toute conscience temporelle est conscience de cette pluritemporalité.
On retrouve ici, rapportés à la représentation temporelle même, les para
doxes du contemporain 1 •
Parmi les meilleurs exemples de cette redéfinition du j eu temporel
et de son statut, il faut compter les romans de Patricia Grace - Potiki,
Baby No-Eyes. Comme le note Patricia Grace, ses romans, ses récits
sont sans début ni fin, ou leur début et leur fin peuvent s'identifier en
n'importe quel point de leurs développements. Cela ne fait pas enten
dre le choix d'une déconstruction narrative, mais ce fait : il y a bien
une chronologie ; elle est exposable non pas selon la série des temps
et selon le recouvrement du présent par le passé2, mais selon les seules
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Paradigmes romanesques du contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
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Paradigmes romanesques du contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
1. Il faut ici rappeler nos notations sur Bo1ward et Péwchet, voir supra, p. 47.
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Paradigmes romanesques du contemporain
Ces précisions circonstancielles ont toutes affaire avec les limites - réel,
temp s, autrui -, qu' ont rencontrées les disparus.
L' écrivain construit les figurations du commun suivant les jeux
rep résentationnels que 1' on vient de dire. Le lecteur les identifie et peut
les faire j ouer réflexivement face à toute réalité, non pour dire la validité
de la représentation, ni pour la reconstruire selon une manière d'interac
tivité - celle que l'on a décrite à propos de l'acte de lecture1 -, mais
pour identifier d'autres j eux de possibles. Par quoi, le roman contempo
rain se distingue encore du roman moderne et postmoderne. Celui-ci a
fait de la lecture, du lecteur, les figurations de la perte de la mimesis et de
l'affirmation du pouvoir propre de la littérature. Il suffit de dire Si par une
nuit d 'hiver un voyageur d'Italo Calvino. À l'inverse, la figure du lecteur
(de la lectrice) , du liseur peut être disposée comme une figure centrale
et indissociable d'une reconnaissance du réel, qui suppose une pensée du
possible et un jeu réflexif- Le Liseur (Der Vorleser}2 de Bernhard Schlink
en est une illustration. Le personnage de Michaël Berg fait la lecture,
par magnétophone interposé, à son ancienne maîtresse, analphabète,
condamnée et emprisonnée pour avoir été gardienne ss dans un camp
d'extermination. Celle-ci apprend à lire. Elle le fait dans un mouvement
de reconnaissance de la réalité, dans un mouvement réflexif, exactement
similaires à ceux qu' expose le roman à propos de Michaël Berg. Ce sont
ces doubles mouvements que le lecteur du Liseur lit, qui sont des mou
vements pragmatiques.
Toute une partie de la création romanesque contemporaine s'atta
che à de tels j eux représentationnels, à de tels dessins du possible suivant
la notation de limites explicites. Ce sont les genres de romans, qui ont
le plus grand succès public - littérature de science-fiction, littérature
policière -, et ceux qui exposent nettement ces j eux - romans de la
Shoah, romans de la décolonisation. Cela peut se commenter suivant les
dominantes des j eux représentationnels. Représentations des « realia ». Le
roman policier est un roman exactement paradoxal. Il donne à lire la
transgression extrême - le meurtre à travers une analyse de causes
-
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Paradigmes du roman contemporain
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Paradigmes romanesques du contemporain
1 . Cette remarque n'implique pas qu'une lecture « réaliste » de tels personnages soit
exclue. La lecture « réaliste » est indissociable du jeu des possibles.
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Paradigmes du roman contemporain
1 . Paul Auster, Da/IS le scriptori11111, Arles, Actes Sud, 2007. Éd. or. 2007.
2. Voir sur ce point à propos du roman minimal, Jean Bessière, Qu 'est-il arrivé a11x
écrivai11s.fim1çais ? D'Alai11 Robbe- Grillet à}o11atha11 Littell, Bruxelles, Labor, 2006, p. 57 et sq.
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Paradigmes du roman contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
du roman même -, qui soit identifiable à une prise en charge des rep ré
sentations du roman. Il faut répéter l'abandon de l'individu singulie r et
universel. Il faut répéter le privilège accordé au possible.
Ces dualités, cette disposition en extériorité font du roman contem
porain un roman à visée cognitive, selon une perspective spécifi que.
Certes, cela peut être dit du roman réaliste du xrxe siècle, comme du
roman qui relève d'autres esthétiques et d'autres époques - tout roman
porte un savoir explicite et l'exposition de ce savoir. Dualités et dispo
sition en extériorité, telles qu'elles ont été définies, ont cependant une
spécificité, dans le roman contemporain. Elles excluent que ce roman
montre nettement une cohésion interne, qu'il hiérarchise explicitement
ses perspectives. Cela peut être tenu pour rien moins que nouveau. Le
roman moderniste a choisi des perspectives relativistes : il suffit de dire
l'alliance du monologue intérieur et du réalisme, du discours indirect et
du discours indirect libre. Le roman postmoderne s'est fait une spécialité
de la multiplicité des points de vue, qui ne sont pas manifestement corré
lables. Ces remarques valent encore pour cela qui, dans l'histoire littéraire,
les précède et les éclaire - le roman réaliste. Il suffit de rappeler l'hété
rogénéité des univers diégétiques attachés à chacun des personnages, dans
Madame Bovary. Le roman contemporain a cependant pour particularité
de mobiliser des savoirs explicites et implicites importants - à la mesure
de la multiplicité des présentations et de son jeu de contextualisation
large - et de ne pas donner la clef du rapport des sites, des corrélations
à ce contexte large, bien qu'il caractérise ce rapport conm1e manifeste.
Cela peut se formuler encore : les présentations du roman sont prises
dans des savoirs, dans des ensembles symboliques qui les englobent, sans
que la détermination, que fait le rapport des savoirs, des ensembles aux
diverses présentations, soit décelable, dit, ou dicible. Le roman contempo
rain porte deux questions : celle de ce rapport ; celle qui est issue de cette
première question, et qui se formule : comment le roman se construit-il
comme un ensemble au regard de ses propres données ?
Ces questions, l'usage qu'en fait le roman contemporain, se lisent
dans un j eu réflexif. Le roman contemporain revient sur lui-même non
pas nécessairement selon un jeu formel de reprise interne de ses don
nées, mais selon le j eu de ces questions et selon le rapport qu'il suggère
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Paradigmes romanesques du contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
1 . On reprend un terme de Michel Meyer et les thèses qui lui sont attachées.
PUI', 2008.
Voir Michel Meyer, De la problémato/ogic, Paris,
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Paradigmes romanesques du contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
1 . On sait que Gilles Deleuze conclut positivement sur ce point dans Proust et les
PUF, 1 964, p. 77. Pour un examen de cette question, voir Mauro Carbone,
sig11es, Pari s ,
Proust et les idées sensibles, Paris, Vrin, 2008.
1 96
Paradigmes romanesques du contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
champ du réel, dont il figure des indices. Cette réduction extrême per
met une stricte identification du roman au dessin du possible. Ainsi,
Viktor Pelevine construit-il son roman, La Flèche jaune (Joltaïa strela) 1,
à rebours, en allant du chapitre au numéro d'ordre le plus élevé au
chapitre 0, donne-t-il le monde restreint de son propre obj et - un
train - pour un monde vaste et complet, et inverse-t-il la ligne tem
porelle - « LE PASSÉ EST LA LOCOMOTIVE QUI ENTRAÎ NE
DERRIÈRE ELLE L'AVENIR » 2 • Viktor Pelevine dispose, là, les condi
tions des j eux représentationnels pour elles-mêmes : le passé est ce par
rapport à quoi se pense l'avenir, autant dire le possible ; le possible du
réel suppose l'identification d'un espace limité aux plus grands nombres
de choses et à l'espace même �dans le roman, le train roule. Au regard,
d'un tel réel, le possible est l'équivalent d'un rêve ; il est aussi le moyen
le plus sûr d'un réalisme qui indique la réduction des possibles. Le roman
et ses univers sont ainsi une altérité, cependant entièrement pertinents
au regard de la réalité. Fable de la représentation du temps. Le meilleur
moyen d'identifier le passé à une réduction des possibles temporels est
de le présenter selon un paradoxe : le passé est certain ; il est cependant la
réduction de ses propres possibles de passé : il n'autorise pas les souvenirs
qui sont la possibilité de son propre développement, de sa propre repré
sentation. Dans Le Passé3, Alan Pauls fait du passé une détermination
paradoxale du présent. Le passé n'apparaît ultimement comme tel que
lorsqu'il se donne comme sa propre limite. Cela se figure en le présen
tant sous le signe de ses témoins - dans ce cas, des photographies -, qui
sont identifiables comme ceux du passé, mais non pas comme ceux de
souvenirs. En d'autres termes, il n'y a plus d'actualisation représentable
du passé, bien que ce roman ne cesse de se donner pour une telle actua.:.
lisation. Celle-ci doit se lire, de fait, comme le commencement du dessin
du possible. Le passé et la mémoire sont par leurs limites réciproques.
Ils deviennent, par là, les possibles d'un roman. Fable de la représentation
de la communauté. Ainsi, dans La Fille sans qualités, Juli Zeh donne-t-elle
1 . Viktor Pelevine, La Flèche jaune, Paris, Denoël, 2006. Éd. or. 1 994.
2. Viktor Pelevine, ibid, p. 1 1 7 .
3 . Alan Pauls, Le Passé, op. dt.
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Paradigmes romanesques du contemporain
1 . Ce « nous », celui de la narratrice, est dit dès le début du roman. Par quoi,Juli Zeh
impose le jeu fabulatoire.
2. Il faut dire ici le roman qui traite de l'ordinaire, en faisant lire dans cet ordinaire
les figurations de la transitivité sociale.
3. Il faut dire ici le roman relatif aux définitions sexuelles de la personne.
4. Il faut dire ici le roman relatif au post-humain.
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Paradigmes dtt roman contemporain
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RO M A N E S Q U E C O N T E M P O R A I N E
O n a déj à noté ces points : par ces j eux représentationnels, par ces
paradoxes et par ce jeu réflexif, selon leurs traits les plus explicites, les
plus typiques ou les plus typologiques, le roman contemporain redessine
le fortuit, choisit un explicite nominalisme esthétique - ainsi du roman
ethnologique, ainsi du roman qui, tel Élizabeth Castello : huit leçons de
John Maxwell Coetzee, entend se défaire de son identification conven
tionnelle au genre du roman -, une moindre prégnance narrative, une
moindre importance de toute perspective herméneutique attachée à
la représentation du temps, alors qu'il donne explicitement ses univers
pour des univers logés dans notre monde. Le roman contemporain per
met de nouvelles mesures de sa pertinence : il dessine des mondes qui
sont ceux de la différenciation et de la liaison continue.
Par son usage du fortuit, le roman contemporain fait de cette diffé
renciation et de cette liaison des modes du questionnement. Le fortuit
est rapportable à une manière de nécessité - il y a bien une néces
sité à l'enchaînement des épisodes dans Les E1ifants de minuit, dans Baby
No-Eyes, dans 2 666, dans La Vitesse des choses : elle tient à la densité
même du fortuit. La multiplicité des hasards dessine une proximité et
même une parenté des actions, des événements, sans que de stricts j eux
de cause à effet soient dits . Tels romans contemporains, dont on peut
noter qu'ils conservent une allure de roman de la tradition, exposent la
vanité d'un strict discours de la causalité et mettent ainsi en évidence
les conditions d'une présentation du fortuit - comme pour lui-même.
Le Pa ssé d' Alan Pauls, La Fille sans qualités de Juli Zeh, Minotattre. com : le
heaume de l'horreur (The Horror Helmet)1 de Viktor Pelevine, sont identifia
bles selon des éléments de la tradition du roman - thème de l' appren
tissage psychologique chez Alan Pauls ; thème de l'apprentissage scolaire
chez Juli Zeh ; thème de l'apprentissage du monde contemporain,
200
Paradigmes romanesques du contemporain
201
Paradigmes du roman contemporain
sans motivation, qui est entièrement celui du fortuit, pas même celui
du mal - un univers venu à une manière de dénuement, qui apparaît
ainsi comme capable d'inclure quiconque et toute chose ; selon Le Passé,
comme un univers qui est explicitement celui du fortuit, parce que toute
disponibilité et tout don d'un suj et apparaissent un don et une disponi
bilité de hasard : « Il [Rimini] était là. Sa contribution, c 'était sa disponi
bilité, et ce don était, par ailleurs, quelque chose de très rare, d'invisible
et de fortuit. [ . . . ] [Ce don] n'était ni personnel ni unique ; n'importe
qui pouvait le prendre pour n'importe quoi d'autre, à n'importe quel
moment » 1 • L'indétermination, qu'illustre le don, fait correspondre tous
suj ets et toutes choses. Les univers de ces romans apparaissent hétérogè
nes par rapport au monde actuel : univers de la catastrophe qui est une
négation du présent ; univers de l'absence de motivation, qui contredit
tous les mondes de l'action ; univers du don sans code, qui va à l'inverse
de tous les liens sociaux. Ces univers se donnent cependant, quel que
soit leur degré d'invraisemblance ou d'irréalité, comme logés dans ce
monde, seul « interprétant » de la contradiction qu'ils font avec lui. Le
roman contemporain est celui d'un j eu de contiguïté et d'inclusion.
Présenté de manière métonymique, son univers est la série de ses pro
pres données. Il est aussi caractérisé comme inclus dans le monde actuel.
Minotaure. com : le heaume d'horreur figure exactement ce j eu d'inclusion
et cette série. Ce roman rend vaine, par la présentation du monde du
« chat », toute référence critique au dialogisme, et caractérise tout dia
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1 . Amitav Ghosh, U11 I11fidèle e11 Égyp te, Paris, Le Seuil, 1 993. Éd. or. 1 992.
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1 . L'expression appartient à la critique argentine Beatriz Sarlo dans son recueil d'ar
ticles, Escritos sobre la literatura argenti11a, Buenos Aires, Siglo Veinteuno, 2007, où elle parle
également de la fatigue du narrateur, p. 476. Il faut comprendre, par le dernier terme,
que le narrateur ne dirige plus la narration, et, par le premier, que, quelle que soit la posi
tion qui lui est attribuée - il faudrait ici revenir à la typologie de Gérard Genette -,
il n'est jamais que l'égal de n'importe quel des personnages çlu récit.
2. Nicolas Kurtovitch, Good Nig/lt Friend, Pirae-Tahiti, Editions Tahiti, 2006 .
3. Chez Patricia Grace, ce dispositif est l i é à l'arrière-plan maori d e ses romans ;
chez Nicolas Kurtovitch à l'arrière-plan kanak.
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p eut se dire tout autant selon l'intrigue qui mène au meurtre - ainsi
de Shalimar le clo wn de Salman Rushdie -, que selon la proximité des
vivants et des morts - ainsi des romans de Rodrigo Fresan. Cette cer
titude et cet inévitable de l'autre font le questionnement de tout suj et,
pro che d'être ce qu'il n'est pas.
Le roman contemporain retient ces éléments qui relèvent du constat
de carence qu'appellent les romans modernistes et postmodernes. Soit
donc ce constat qui a déjà été cité : inadéquation de la notation des
singularités et de la figuration de leur lieu commun ; inadéquation du
traite ment du fortuit, qui caractérise la tradition du roman, au contem
porain même, à l'archéologie que celui-ci peut se reconnaître, au para
doxe de son actualité - un présent qui est un recueil entier de l'histoire
alors même que celle-ci doit continuer d'être dite comme histoire selon
une temporalité propre ; incertitude de la notion de roman dès lors que
les perspectives de la création romanesque sont inadéquates. À l'inverse,
dans le roman contemporain, les singularités, particulièrement les indi
vidualités humaines, ne sont pas dissociables d'une manière de sémio
tique générale : elles font signes les unes des autres, selon ces j eux de
liaison qui sont autant de réponses aux divisions de l'espace et du temps.
Disparaît l'inadéquation des notations des singularités et de la figuration
de leur lieu commun. Ainsi, le roman ne lit-il plus une contradiction
entre le constat de la discontinuité temporelle, cela qui fait les moments
de l'histoire, le dessin de l'histoire, et le contemporain : le contempo
rain est cette composition même - le fortuit est, dans ces conditions,
entièrement fonctionnel. Le roman apparaît moins comme une incer
titude générique que comme ce qui autorise la reconnaissance de tous
les discours, tous les types d' autopoïesis, et, par là, la mise en question de
tout discours.
Chapitre 2
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Paradigmes du roman conte1nporain
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Paradigmes romanesques du contemporain
RO M A N M O D E R N E , M O D E R N I S T E , P O S T M O D E R N E ,
E T RO M A N C O N T E M P O R A I N : D E L' A N TH R O P O ÏE S I S ,
D E L' I N D I V I D UA L I T É E T D ' U N E A U T R E A N TH R O P O ÏE S I S :
R E D I R E L A P RO T O T Y P I E , L E F O RT U I T, L E S I N G U L I E R
E T L E P A R A D I G M AT I Q U E
1 . Mark Z . Danielewski, La Maison des feuilles, Paris, Denoël, 2002. Éd. or. 2000.
, 2. Patricia Grace, Les E11fants de Ngarua, Pirae-Tahiti, Au vent des îles, 2008.
Ed. or. 200 1 .
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1. Sur cette notion, voir Jean B essière, Quel statut pour la littérature ?, Paris, PUF,
2002.
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Paradigmes romanesques du contemporain
1. 2 666 est le roman de cinq ensembles narratif;, qui vont avec la découverte de
l'identité du personnage de !'écrivain ; dans Baby No-Eyes, la narration est de plusieurs
narrateurs qui livrent chacun leur récit, sans que ce récit puisse être dit distinct du ou en
rupture avec le récit que constitue l'ensemble du roman.
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Paradigmes du roman contemporain
Elle est telle moins par ce qu'elle dit que par ce qu'elle fait et p ar ce
qu'elle permet : elle circule ; elle est lue en divers endroits ; elle assem
ble non par accord ou désaccord sur ce qu'elle dit, présente, représente ,
mais parce qu'elle autorise accords, désaccords, et bien d'autres chos es,
parce qu'elle est ce qui subsiste - qui subsiste seulement parce qu 'il y
a cette diversité, d'accords, de désaccords. Ce dessin est, dans le ro man,
rendu possible par la manière dont est présenté le personnage de l' éc ri
vain : celui-ci est à la fois une double identité et une conscience tran
sindividuelle. Qu'il n'apparaisse, en tant qu'individu, que tardivement
dans 2666, est la figuration de cela même. La littérature, le roman, le
romancier sont ainsi les présentations, dans 2666, de ce que fait 2666 :
figurer le monde qui n'est que par ses singularités et par ses identités.
Celles-ci ne seraient pas composables sans ce monde, lui-même, invisi
ble comme totalité. Elles ne le seraient pas, de plus, si elles ne portaient
pas l'évidence de la transindividualité. Ces notations peuvent aussi s'in
terpréter dans une perspective cognitive, comme il est une perspective
cognitive attachée au roman moderne, moderniste, postmoderne. Que
les identités soient transindividuelles est indissociable non seulement
d'un savoir partagé, mais aussi d'un savoir qui va suivant la constante
altérité, suivant la division que celle-ci illustre, et, en conséquence, sui
vant les liens que portent les identités transindividuelles. Dans 2666, la
connaissance que l'on a de l'œuvre du romancier est coextensive à la
diversité des lecteurs et aussi variée que le sont ces lecteurs. Cela dessine
un savoir cohésif et cependant touj ours définissable selon l'altérité. Est
suggérée une perspective anthropologique originale : l'individu est à la
fois individualité et transindividualité - sans que celle-ci corresponde à
une caractérisation psychologique du personnage. La transindividualité
est une donnée symbolique, hors de tout dessin d'un ordre symbolique
contraignant. Ce dessin, ce j eu, cette anthropoïesis sont rendus recevables,
affranchis de tout débat par le point de vue phénoménologique.
Baby No-Eyes et Les Enfants de Ngarua de Patricia Grace présentent
l'univers d'une communauté suivant des symboliques et des traditions
exactement ethnologiques. Ce qui vient d'être noté de l'identité tran
sindividuelle à propos de 2 666, se reformule à propos de Baby No-Eyes :
le corps de 1' enfant mort-né est un corps singulier, mais aussi un corps
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Paradigmes romanesques du contemporain
partagé, celui d'une mère, celui d'une famille, celui d'une communauté.
Ainsi encore, dans ce roman, tout récit de vie est-il récit d'une vie et
cep endant récit qui ne peut être dit que selon une autre vie et, en consé
quence, selon le narrateur auquel correspond cette autre vie. Par ces
croisements des narrateurs, le temps est celui de chaque vie, comme il est
un temps transindividuel, qui conduit à la mémoire de la communauté.
Ce roman ne porte, en conséquence, aucune expérience exclusivement
individuelle1 • Le transindividuel se dit ultimement : les autres sont une
propriété de l'existence de la p ersonne singulière et inversement. Cette
transindividualité est présentée de manière proprement contemporaine,
pour une double raison. Première raison : elle n'est pas dissociée, dans les
romans de Patricia Grace, de l'affaiblissement des communautés maories
et de leurs traditions. Deuxième raison : ces romans de Patricia Grace,
particulièrement, Les Enfants de Ngarua, sont des histoires familiales
- de familles qui poursuivent et réinventent leurs vies, leurs histoires.
Aussi présentent-ils, dans une perspective anthropologique et dans une
perspective symbolique, une similitude entre la transindividualité, qui
caractérise les personnages, la parenté et l'unité de la communauté, et
livrent-ils, à travers les histoires familiales, les récits de la reconstitution,
de la réinvention de la transindividualité sociale. Le roman contempo
rain à caractère ethnologique est une autopoïesis : la reprise et l'actuali
sation des récits, des signes, des symboles de la transindividualité. Cette
transindividualité n' empêche pas que les personnages se définissent sui
vant une intentionnalité, un corps, des actions, autrement dit, suivant
une identification de leurs propres limites. Ils ne cessent de distinguer
leur soi et leur non-soi, selon leurs actions et les face à face avec autrui
qu'elles commandent. Cette identification est sans fin : elle a pour hori
zon la transindividualité.
D ans chacun de ces romans, l'identification du personnage est
indissociable d'une sorte d'inévitable et d'indétermination de l'autre
- l' écrivain invisible, le narrateur dont le récit en cours n' est pas
1 . Cela ne veu t pas dire que le roman présente explicitement des expériences orga
nisées de manière collective. Il faut comprendre : !'expérience individuelle est inévita
blement caractérisée comme l'expérience individuelle de l'autre.
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Paradigmes du roman contemporain
nécessairement le sien. Les j eux sur l'opacité sont congruents avec cette
dualité. Dans 2 666, la visibilité, qu'acquiert le personnage de !'écrivain,
suppose une opacité, preuve du défaut de limite de ce personnage de
l' écrivain - il vit en chacun de ses lecteurs. Dans Baby No-Eyes, l'enfant
mort-né, invisible, influence le monde des vivants ; par quoi, il acquiert
une manière de visibilité, indissociable d'une opacité. Les singularités,
que sont les personnages, dessinent un continuum. Les mondes et les
temps de ces romans sont congruents avec de telles caractérisations.
Circonscrits, ils sont cependant des mondes et des temps multiples et
complexes. Ces romans vont au total par des dissymétries dans la carac
térisation des personnages, dans les j eux narratifs, dans les définitions
de leurs mondes. Qu'il s 'agisse des personnages ou de leurs mondes, de
leurs temps, des identités sont fixées ; elles sont cependant plus qu'el
les-mêmes, non par quelque exemplarité, mais par des j eux relationnels,
qui ne se lisent pas comme des jeux transgressifs. Tout personnage, tout
temps, tout monde sont les introductions à un personnage autre, à un
monde autre, à un temps autre, sans que soit défaite la cohésion des per
sonnages, des mondes, des temps.
Ainsi, le roman de l' anthropoïesis de l'individualité, dont Paul Auster
et Mark Z. Danielewski proposent la déconstruction, et les romans de
cette anthropoïesis de la transindividualité et de la participation mutuelle
des personnages à leurs propres identités et aux identités du monde se
lisent-ils suivant les exacts contrastes que dessinent leurs perspectives
anthropologiques respectives. Là, une figuration de l'être humain défini
selon son individualité - selon sa singularité, identifiable à son monde
psychique, à ses actions - et cependant encore caractérisable selon le
monde naturel ou social qu'il partage avec les autres individualités, selon
une identité physique commune. Ici, une figuration de l'être humain qui
a pour condition cette vision : l'être humain n'est pas une individua
lité séparée, mais un sujet qui partage une relation continue, psychique,
physique, avec les autres êtres humains et d'autres êtres naturels, sans que
son identité propre soit effacée 1 • Par ce changement des perspectives
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Paradigmes romanesques du contemporain
citons. Cela ne veut pas dire que ces romans se donnent comme des romans clairement
anthropologiques, ou qu'il faille lire 2 666 sur le modèle ou sur le mode d'un roman
ethnologique. Cela veut dire deux choses : 1. Ces romans construisent des perspectives
anthropologiques, qui peuvent se lire aujourd'hui de manière typologique, et qui engagent
les façons dont !'écrivain conçoit la pertinence de son roman ; 2. Tels romans, ceux de
Patricia Grace, pour des raisons clairement ethnologiques, n'excluent pas des références
à l'animisme. Cela n'empêche pas de reconnaître que, par cette « citation » ethnologique
- qu'un enfant mort-né puisse voir le monde des vivants, que des obj ets puissent pos
séder conm1e une âme -, paradoxale au regard du contexte de lecture de ces romans,
Patricia Grace donne des romans construits, en toute lucidité, de manière paradoxale - il
faudrait répéter l'organisation des récits. Cela a une finalité précise : donner un dessin de la
personne humaine qui passe les limites de l' anthropoïesis de l'individualité. ll!f11 tatis mutandis,
les mêmes remarques valent pour 2 666 de Roberto Bolaii.o : les lecteurs de l' œuvre de
Bonno von Arcimboldo la lise conm1e si elle possédait une âme - c'est pourquoi, ils sont
attachés à la personne invisible de !'écrivain.
1 . On comprend que ce dispositif temporel du roman contredit aux modalités de la
représentation du temps - particulièrement dans le roman -, que propose Paul Ricœur
dans Temps et récit.
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Paradigmes romanesques du contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
Ainsi, rien n'est-il plus disparate que les récits qui saturent les ro mans
de Patricia Grace ; ils sont bien cependant des récits de la communauté;
Ainsi, rien n'est-il moins définissable que l'ordre du groupe des lecteurs
dans 2 666. Ce groupe est cependant certain, comme est certain ce do nt
il répond - l'œuvre de !'écrivain - et qui figure 1'« agentivité » .
D U RO M A N D E L A T R A D I T I O N D U RO M A N
E T D E S O N I M P O S S I B L E R É F L E X I V I T É A U RO M A N
C O NTEMP ORAIN ET À UNE AUTRE RÉFLEXIVITÉ
A B A N D O N D E L ' I D E N T I F I C AT I O N D U RO M A N
À L A L I T T É R AT U R E E T A U L A N G A G E
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que peut être l'évidence des liens des hommes entre eux. Perspectives
anthropologiques et antluopoïesis, aussi contraintes qu'elles soient par
une culture, sont aussi des constructions, indispensables à l'élaboration
du roman. En ce sens, les perspectives anthropologiques et l' anthropoïesis,
identifiables dans le roman contemporain, sont des réponses aux ques
tions que portent, d'elles-mêmes, les perspectives anthropologiques et
l' anthropoïesis de l'individualité.
Le roman contemporain défait l' anthropoïesis de l'individualité, et,
de plus, récuse la prototypie que constituent le roman postmoderne et
ses antécédents, modernes, modernistes, et qui ne se confond pas seu
lement avec les implications cognitives et les contraintes de lecture de
l' anthropoïesis de l'individualité. Le roman contemporain donne la fable
de cette critique, qui passe celle de la seule anthropoïesis de l'individualité,
et qui dit l'utile abandon de ce qui est la véritable détermination du
roman moderne, moderniste, postmoderne : l'identification du roman
à la littérature et au langage, principal moyen de la construction du
roman conune un obj et prototypique, auquel est finalement rappor
tée - et même soumise - l' anthropoïesis de l'individualité. Ainsi, dans
Élizabeth Castello : huit leçons, l' écrivain, Élizabeth Costello, abandonne
t-elle sa conscience d'écrivain, et ne se définit-elle que selon une confu
sion avec le monde de la nature, avec les animaux. La récusation de
la conscience de la littérature et du langage a pour condition la sug
gestion d'un animisme, qui ne vaut certainement pas pour lui-même,
mais comme une composante de l'ensemble prototypique1 , qu'entend
constituer Élizabeth Castello : huit leçons. Le roman contemporain veut ici
apparaître comme radicalement différent des ensembles prototypiques,
identifiables aux romans modernes, modernistes, postmodernes - quels
que soient, par ailleurs, les rapports qui doivent être établis entre ces
romans et l' œuvre de John Maxwell Coetzee.
Le roman contemporain, particulièrement le roman qui illustre le plus
nettement l'usage de l' anthropoïesis de la transindividualité, fait entendre :
la conscience de la littérature, celle du langage, données, dans le nouveau
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L I M I T E S D E L' A N TH R O P O ÏE S IS D E L' I N D I V I D UA L I T É ,
A N THR O P O ÏE S I S D E L A T R A N S I N D I V I D UA L I T É
1. N ous reprenons la notation d'Alfred Gel!, L'Art e t ses agmts. Une théorie anthro
pologique, op. cit. , suivant laquelle l'identification et la représentation de la personnalité
humaine est celle d'une personnalité disséminée, c' est-à-dire indissociable de la mul
titude de ses médiations, des effets de ses actions, de toutes les identifications qu' elle
pratique - celles-ci peuvent être très larges comme le montre l'animisme. La dissémi
nation contredit l'identification de la stricte individualité, en même temps qu'elle des
sine une certaine universalité et dispose des indices et des ressemblances innombrables
de la personne.
2. C'est un des paradoxes de !' anthropoïesis de l'individualité que de donner l'indi
vidu comme psychiquement séparé et, par là, d'amoindrir le dessin des ressemblances
d'individu à individu.
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1 . Remarquons que les romans d'Enrique Vila-Matas, qui ont déjà été évoqués, ont
aussi choisi d'illustrer cette contradiction.
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RO M A N M O D E R N E , M O D E R N I S T E ,
P O S T M O D E R N E , RO M A N C O N T E M P O R A I N
P E R S P E C T I V E S A N T H RO P O L O G I Q U E S E T D I F F É R E N C E S
1 . Voir sur ces points, supra, p. 24 et sq. La Cité de verre de Paul Auster constitue une
remarquable illustration de ce point : l' écrivain est un détective qui observe et surveille
ses « personnages » ; il est lui-même observé ; il finit par disparaître. On ne peut mieux
présenter la contradiction de la réflexivité, attachée à l' a11thropoïesis de l'individualité.
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Paradigmes romanesques du contemporain
traduisent le fait que ces deux types de romans prêtent deux statuts dis
tincts à la différence. Dans le roman moderne, moderniste, postmoderne,
la différence est celle de chaque individu, cependant rapportable à ce
que les individus ont en commun inévitablement : leur nature physique,
leur monde, et à ce qui est indissociable de l'individu, un pouvoir de
représentation, qui est aussi un pouvoir de transfert - la représenta
tion atteste sa propre vérité par la possibilité qu'elle a cl' être transfé
rée sans être altérée et d'ainsi témoigner de son obj et. Cela fait une
définition du roman réaliste. Cela s'applique, mutatis mutandis, au roman
moderne et au roman postmoderne. La différence est toujours identi
fiable, reconnaissable comme singularité et cependant support de quel
que vérité plus générale, celle du monde commun, celle de l'obj et de
connaissance qu' elle est, celle de quelque réalité certainement par�agée.
Chaque individu, par ce pouvoir de connaissance, se reconnaît ou est
identifiable par ce qu'il connaît. Il subsiste la distinction du suj et et de
l'obj et, les jeux d'auto-identification de l'individu. La définition de l'in
dividu comme riche d'un savoir correspond, de fait, à une perspective
naturaliste : grâce à cette définition, l'individu se reconnaît pris dans un
continuum physique qu'il partage avec les autres individus et avec les
êtres naturels - animaux, plantes . . . Le personnage du roman perçoit
une continuité entre lui-même et le monde. On revient à la phénomé
nologie qui caractérise le roman moderne, moderniste, postmoderne.
C'est pourquoi, le roman réaliste du x1x• siècle est attentif, dans ses des
criptions, à la notation des sensations des personnages. C'est pourquoi, le
privilège reconnu au langage, dans le roman moderniste et postmoderne,
est indissociable de références au corps : le monologue intérieur d' Ulysse
de Joyce se veut un discours corporel. Aussi n'y a-t-il ni discontinuité
ni contradiction entre le personnage du roman réaliste du x1x• siècle, le
personnage du monologue intérieur exemplaire, le Leopold Bloom de
Joyce, ou les personnages de Mason et Dixon de Thomas Pynchon - ce
roman allie, dans les personnages de Mason et Dixon, un jeu nominaliste
et la notation d'une continuité du monde : Mason et Dixon sont astro
nomes et cartographes. Les j eux du roman postmoderne sont moins des
altérations de ces perspectives et de ces identifications de l'individu, que
des manières de les porter à une sorte d' extrême : par son identification
241
Paradigmes du roman contemporain
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Paradigmes romanesques du contemporain
fait Philip Roth, on peut unir, dans le titre d'un roman, la singularité de
l'individu et la référence à l'homme, reconstituer l'histoire d'un individu
et la donner constamment à travers son fortuit pour un tableau des com
portements humains, dans le résumé, qui fait la conclusion du roman,
d'une anthropoïesis de l'individualité : au moment de la mort, inévitable
donnée romanesque, puisque le roman de l'anthropologie de l'indivi
dualité est celui d'une vita, vont ensemble l'enfant et le vieillard - « Un
garçon encore en bourgeon mais qui, fort de sa présence, ne manifestait
aucu ne appréhension [à la veille d'une opération chirurgicale qui sera
fatale] , et avait oblitéré tout souvenir du corps bouffi du matelot ramassé
par les gardes-côtes sur le bord de la grève mazoutée » 1 •
Qu'un tel traitement d e l a différence ait paru insuffisant à l'intérieur
même de la tradition occidentale du roman, cela se sait par toute la criti
que idéologique menée contre cette tradition, particulièrement dans les
années 1 960 et 1 970 . La limite d'un tel traitement de la différence se sait
encore par la relecture de romanciers centraux du xx0 siècle occidental,
qu'a proposée Richard Rorty2 . Cette relecture est simple : le roman de
la tradition occidentale doit être vu comme le recueil de la diversité. La
notation de la diversité n'est pas dissociable de celle de l'ironie. L'ironie,
telle que la définit Richard Rorty, se confond avec l'aptitude à repré
senter le différent non pas seulement selon le même, selon la pensée du
même, mais dans la pensée du même, sans que, faut-il ajouter, cette pen
sée du même soit altérée. Cette caractérisation de l'usage de l'ironie est,
de fait, totalement ambivalente : elle dit le droit à la reconnaissance de la
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1 . Mario Vargas Llosa, Voyage vers la .fictio11. Le 11 1 011de de ]uau Carlos 011ctti, Paris
Gallimard, 2009. Ed. or. 2008 .
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1. Sur ces points, voir Arjun Appadurai, Modernity at Lm;ge : Cultural Dimensions of
Globalization,Minneapolis, Unive rs ity of Minnesota Press, 1 996.
2. Ces romans sont Naufrages d'Akira Yoshimura, Le Pa la is des miroirs d'Ami
tav Ghosh, After L{fe: An Ethnographie I;Jovel de Tobias Hecht.
3 . Amitav Ghosh, Un infi dèle en Egypte op. cit.
,
245
Paradigmes du roman contemporain
des discours, hétérogènes les uns aux autres, il n'importe pas de supposer
des perspectives métaculturelles, métadiscursives, ou des articulations et
des compositions explicites de ces données hétérogènes - cela se dit
usuellement par les remarques sur la construction du mixte. Déclarer le
mélange culturel certain n'est pas nécessairement le meilleur moyen de
dire la fonction qu'ont, dans le roman, la proximité et la composition
de données culturelles hétérogènes. Que Haruki Murakami joue avec
des références à Kafka ne fait pas conclure que Kcifka sur le rivage est un
roman du mélange culturel. Que Patricia Grace associe culture maorie et
culture occidentale, que la culture maorie s'inscrive, dans Baby No-Eyes
et dans Les Erifants de Nguara, dans la culture occidentale, tout cela appelle
plutôt la notation de la composition spécifique des cultures et celle du
renouvellement de l' anthropoïesis que celle de l'hybridité. Lire une telle
hybridité chez Ahmadou Kourouma et É douard Glissant revient à man_;
quer ce fait manifeste : les croisements culturels, imposés par l'histoire, ne
vont contre aucune identité. S'impose un constat : le monde unique, que
constituent les hétérogènes, est entièrement et seulement par ces hétéro
gènes. Ces hétérogènes sont inaltérables, autonomes, dessinent cependant
des rapports mutuels : ils sont les témoins disséminés de l'action humaine.
La diversité des mondes, des cultures témoigne de l' « agentivité » et, en
conséquence, de la constance de l'humain, sans que prévale une caractéri
sation essentielle, essentialiste, de l'humain, ou de telle identité culturelle,
La composition des mondes, dans le roman contemporain, relève d'un
nominalisme de la différence : dite, la différence est donnée pour elle
même, comme est donné pour lui-même le discours placé sous le signe
du nominalisme littéraire. Cela fait l' explicite reconnaissance de la dif
férence, du témoin de 1'« agentivité » qu'elle constitue. Cela est la fable
des romans ethnologiques - ceux d' Amitav Ghosh, d' Akira Yoshimura.
Ce nominalisme de la différence devient, par sa mise en évidence, son
propre j eu d'allégorie, ainsi que l'illustre Amitav Ghosh dans Le Palais
des miroirs.
Le roman ethnologique livre, au total, une ontologie bien différente
de celle qu'implique le roman moderne, moderniste, postmoderne,
fût-ce celui de la contingence et de l'ironie. Dans ce monde unique
qui n'est que par sa propre diversité, toute identité est pleinement
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P E R S P E C T I V E S A N T H RO P O L O G I Q U E S ,
HI STOIRE, PERSO NNAGE
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se conçoivent selon cette dualité : illimités, cela que fait entendre leur
identification universalisante ; limités, cela que fait entendre qu'ils sont
strictement des individus qui ne peuvent passer leur individualité et qui
ne peuvent entrer dans un j eu réflexif efficace. Dans 2666, les personna
ges ne sont que ce qu'ils sont. Ils ne peuvent être autres, comme on l'a
vu, que selon le dessin d'une transinvidualité. Les cultures occidentales
se lisent suivant le même type de dualité . Dans Baby No-Eyes, l'illimité
de la culture occidentale se dit par l'expérience scientifique, ici, rame
née à la transgression négative qu'elle constitue de l' Ê tre - prélever les
yeux d'un enfant mort-né. Les limites se disent par la fable du territoire
occupé - toute pratique de limites est une pratique d'expropriation,
dans ce cas, celle des terres des maoris. Cette caractérisation se lit encore
dans 2666. Il y a donc la ville de Santa Teresa : ville bornée, ville de la
transgression, celle de la rupture des limites ; au total, figure du caractère
absolument négatif de ces limites, et du mauvais passage des limites. Dans
son double mouvement de défaut de limite et d'exercice des limites, la
culture occidentale, celle qui est ici représentée, constitue en elle-même
une transgression de ce qui est indivis, la vie, la terre.
Par son autopoïesis, par son usage de l' anthropoïesis de la transindivi
dualité, le roman contemporain, celui de cultures dont il dit la division
interne, celui des pays anciennement colonisés, est, là, un roman selon
le dessin de la mauvaise transgression et du mauvais illimité, internes à
la culture, et, ici, un roman selon des conventions, des rappels culturels,
thématiques, occidentaux, et selon ce qu'il reconnaît comm.e des déter
minations culturelles locales. Ces dualités peuvent se lire de bien des
façons. Que 1' on dise le premier type de roman ou le second, elles font
de l' autop oïesis le moyen de représenter des variations culturelles dans le
temps, sans dissocier séries, ensembles culturels et projets humains, sans
dissocier encore individualité et affrontement avec ce qui la passe. Cela se
dit aussi bien de Roberto Bolaiio, qui illustre le premier type de roman
que d' Ahmadou Kourouma, qui illustre le s econd type. Roberto Bolano :
dans 2 666, il joue doublement de la figure de !'écrivain, événement en
lui-même, auquel s'affrontent les critiques et les lecteurs, et individu
qui a dû affronter l' événement - la Seconde Guerre mondiale - et
doit encore l'affronter - les assassinats de Santa Teresa. Là, la figuration
253
Paradigmes du roman contemporain
de la culture finie - cela se dit donc par l'image de l' écrivain, manière
d'événement en lui-même, qui légitime les critiques et les lecteurs, dans
l'ordre même de la culture. Ici, la figuration de l'individu qui trouve une
pleine légitimité dans l'affrontement de la transgression - les assassinats,
exemples de la mauvaise transgression, évidence de la vacuité des limites
d'une société -, et qui désigne une manière d'illimité - exemple de la
bonne transgression. Il est dessiné, sous le signe de deux transgressions,
deux divisions d'une culture en elle-même, qui appelle deux figura.:..
tians de l'individu et deux figurations de l'action, sous le même person
nage, qui porte cependant deux noms. Cela fait une double perspective
anthropologique, à laquelle correspond un j eu de conj onctures. Bien
évidemment, cette double présentation de !'écrivain dans 2666 n'est
pas, de la part de Roberto Bolaî'io, une représentation autobiographique,
mais la représentation de deux situations culturelles de l' écrivain, et la
définition, dans la figure ultime du personnage, d'une souveraineté de
l' écrivain auj ourd'hui - par quoi, il y a le dessin d'une transition his
torique ou celui d'un possible. Ahmadou Kourouma : dans En attendant le
vote des bêtes sauvages, il j oue doublement de l' événement et de l'action
dans une évidence de l'altération culturelle et dans un exercice de j uge
ment politique qui résulte de ce jeu. Événement, événements que les
désordres africains contemporains, qui engagent la totalité d'une culture,
d'une société, et qui font de l'exercice de la souveraineté - l'action
même - un affrontement avec les dieux ; événement, événements que
les dictatures africaines contemporaines, qui fondent leur légitimité sur
des succès douteux et usent de combats ténébreux - l'action même. Il
est ainsi, sous le signe de l'altération culturelle, une représentation à dou
ble face de conj onctures politiques, qui suppose une double perspective
anthropologique, qui, elle-même, fait un point de vue sur l'individu et,
faut-il répéter, un jugement politique.
Particulièrement, dans le cas des romans de la décolonisation, des
indépendances, et des postindépendances - il faut dire à nouveau les
œuvres déj à citées - l' autopoïesis du roman est un moyen de figu
,
254
Paradigmes romanesques du contemporain
1 . Voir Marshall Sahlins, Culture in practice: Selected Essays, New York, Zone Books,
2000.
2. Le roman postcolonial ne peut pas être systématiquement lu comme celui de
l'affrontement politique continu avec l'Occident, ni comme celui de !' oppression conti
nuée de l'Occident. Aussi vrai que puisse être le constat de cet affrontement et de cette
oppression, il n'en reste pas moins qu'il convient de lire l'exacte composition des don
nées locales et des données externes, non seulement d'une manière descriptive, mais
aussi selon ce que cette composition implique au regard de la figuration de l'individu,
de celle de l'humain, et de celle de l'histoire.
255
Paradigmes du roman contemporain
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Paradigmes romanesques du contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
1 . Les titres, La Vitesse des choses et 2 666, sont ici explicites. La Vitesse des choses :
tout devient événement, tout est pris dans une temporalité manifeste, qui n'exclut pas
cependant, faut-il aj outer, l'action ; 2 666 : lt! titrt! pt!ut faire entt!ndre, selon ce que l'on
conclut du roman et selon ce que !'on sait des intentions de !'auteur, une année, un lieu,
dans tous les cas, un point temporel ou spatial qui désigne comme la concentration ou la
fin de tout ce qui se passe dans ce roman, un point événement qui est comme la somme
des événements.
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Paradigmes du roman contemporain
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Paradigmes romanesques du contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
1 . Dans En attendant le vote des bhes sauvages, les dictateurs, pertinenm1ent figurés par
des bêtes sauvages, sont placés hors de tout processus de subj ectivation - ils sont cette
seule identité de dictateur.
262
Chapitre 3
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Paradigmes du roman contemporain
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Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman
Il faut entendre qu'ils incluent des j eux fantasmatiques, qui ont affaire
avec la déconstruction de l' anthropoïesis de l'individualité. On dit ainsi le
roman de la fin de l' anthropoïesis de l'individualité - La Possibilité d'une
île de Michel Houellebecq -, celui de la dissociation de la figuration
de l'individu et de la représentation du savoir - Les Arpenteurs du monde
(Die Vermessung der Welt)' de D aniel Kehlmann -, le roman de l'ina
chèvement de l'individu, identifié à !'écrivain - Dans le scriptorium de
Paul Auster, Agaonie d ' agapè (Agapè Agape) 2 de William Gaddis.
Le meilleur moyen de figurer la possibilité d'une autre anthropoïesis
est d'écrire le clair récit de la fin de l' anthropoïesis de l'individualité. Sous
le signe d'un temps autre, dans un récit de science-fiction, La Possibilité
d'une île dit l'effacement de l' anthropoïesis de l'individualité par le thème
du clonage et par les personnages des néohumains. Ce roman propose
deux fables : l'une porte sur l' anthropoïesis de l'individualité ; l'autre
porte sur la temporalité et l'historicité attachées à cette anthropoïesis.
Fable de l' « anthropoïesis » de l'individualité : cette fable se dit littéralement
suivant la vie de D aniel 1 , suivant son « récit de vie », dans les termes
mêmes du roman. Le « récit de vie » n'est plus celui de l'accomplis
sement de l'individualité, mais celui de la nécessité de sortir de cette
individualité. Remarquablement, le substitut - le clone - de l'auteur,
Daniel 1 , de ce « récit de vie », porte une caractérisation anthropologi
que qui est à la fois la reprise et l'altération de celle qui définit Daniel 1 .
Dans le personnage de Daniel 1 , est présentée la dualité de l' anthropoïesis
de l'individualité : celle de la singularité et de la commune nature de
l'individu. La séparation de l'individu est un paradoxe qui va selon la
commune sexualité des êtres humains et selon les radicales singularité et
étrangeté, inévitablement banales, de leur existence. Dans le personnage
du clone, cette caractérisation de l'individu se trouve corrigée : le clone
n'est pas une singularité ; il a cependant une individualité. Celle-ci ne
souffre d'aucun paradoxe - par quoi, l'hypothèse et la nécessité du
« récit de vie » sont sans pertinence. La Possibilité d 'une île est le roman
de la fin de l'individualité, celui de la récusation du récit de vie, celui
1 . Daniel Kehlmann, Les A1peute11rs du 111011de, Arles, f}ctes Sud, 2007. É d. or. 2005 .
2. William Gaddis, Ago11ie d'agap è, Paris, Plon, 2003. Ed. or. 2002.
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Romans contemporains, romans de l'indiffé rence, certitude du roman
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Romans contemporains, romans de l'ind!fférence, certitude du roman
Cette fable, que font lire ces deux romans, caractense de trois
manières l' anthropoïesis de l'individualité. Elle en désigne l'origine : cette
anthropoïesis a été une sécularisation, à travers la dualité du suj et et de
la nature - c'est pourquoi la maladie est ici un thème essentiel -, de
la dualité chrétienne, celle de l'homme et de Dieu. Cette sécularisation
apparaît clairement, à travers la figure de l' écrivain, comme un échec.
Cette fable figure la vanité de cette anthropoïesis en identifiant les deux
romans à des autofictions, plus précisément à la fiction d'une autofic
tion - Dans le scriptorium -, et à une exacte autofiction - Agonie
d'Agapè. L'autofiction est d'une lecture ambivalente. D'une part, elle est
la figuration de l'accomplissement de l' anthropoïeis de l'individualité :
cette anthropoïesis dit son autorité et son pouvoir ultimes par le passage
à la fiction ; celle-ci peut tout comprendre et porter à la fois la figure
de l'humain et la figure de l'individualité. D'autre part, ce même pas
sage à la fiction est aussi - et contradictoirement - comme l'annonce
de l'effacement de cette anthropoïesis, comme le constat de l'affaiblisse
ment de l'autorité et du pouvoir de !' écrivain. L'autofiction traduit une
nostalgie, celle de la pleine pratique de cette anthropoïesis, et un deuil,
celui de la perte de cette anthropoïesis1 • Cette fable lit, dans l' anthropoïesis
de l'individualité, l'impossibilité d'identifier l'individu - dans ces cas,
l' écrivain - au commun, et l'échec de la figuration de la littérature
comme médiation.
La fin de l' anthropoïesis de l'individualité - La Possibilité d'une île -,
la nécessaire séparation de la figure de l'individu et du savoir Les
-
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Paradigmes du roman contemporain
celui d'une telle privatisation - dans Agonie d'Agapè, 1' autofiction fait de
l'évocation de toute chose, y compris l'état de la communication dans la
société américaine, ce qui dépend du discours de l' écrivain ; dans Dans le
scriptorium, les personnages des romans sont présentés comme dépendants
de leur auteur, bien que ces personnages appartiennent aussi à la lecture
publique. Le roman de l'alliance de l'individualité et du savoir, dans Les
Arpenteurs du monde, est inévitablement celui de la réduction du savoir à
un discours privé, à un discours de la possession individualisée du savoir.
La Possibilité d'une île fait de l'histoire du temps - celle d'un premier
temps et d'un temps autre - l'histoire de l'identité privée. De telles
dépendances sont les illustrations des procédures romanesques : celles de
l'autofiction, celles du roman d'éducation, celles du récit de vie. Ainsi,
l' anthropoïesis, la forme indissociable de l'anthropologie de l'individualité,
est-elle un « dispositif ». Le roman moderne, moderniste, postmoderne
impose la forme et la sémantique du récit de l'individualité.
Ces romans exposent cependant des défauts de suture dans leur orga
nisation, dans les rapports des personnages, dans leurs dessins temporels.
Ainsi, l'argument de Dans le scriptorium est-il construit sur la dépendance
des personnages à l' écrivain et sur celle de l' écrivain aux personnages,
qui sont ses personnages - par quoi, on a l' exacte présentation d'un
« dispositif » -, d'une part, et, d'autre part, sur une discordance remar
quable : il n'y a pas de continuité entre ce que l' écrivain malade sait de
ces personnages et ce que font les personnages. C'est pourquoi, aussi
bien ces personnages que !'écrivain apparaissent comme des sortes d'in
dividus sublimes1 : ils ne répondent mutuellement d'aucun cadre com
mun, bien qu'ils dialoguent et interagissent. Le roman ne se confond
plus avec sa propre autorité, ni avec le pouvoir de capter, selon l' anthro
poïesis de l'individualité, tout suj et. Mutatis mutandis, les mêmes remar�
ques valent pour Agonie d'Agapè - le titre original Agapè Agape indique
un tel défaut de suture et un tel défaut d'autorité. La Possibilité d'une île
joue d'un même défaut de suture entre Daniel 1 et Daniel 2 - défaut
entièrement paradoxal, puisque Daniel 2 est un clone. Le même individu
l . Pour une caractérisation du sublime voir Jean Bessière, Principes de la théorie litté
raire, Paris, PUF, 200 5 .
276
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman
qu'un autre individu ne peut être du même temps que ce premier indi
vidu . Par quoi, le roman ne peut être le « dispositif » qui prend les temps
sous son autorité. Cela fait entendre ultimement : le même ne peut être
l'exemplification de son identité : il est construit sur deux bases hétéro
gènes. Cette double base se lit dans un personnage pa1faitement unitaire
- ainsi de !'écrivain d' Ago n ie d'Agapè : l'autofiction est ici autant la
fiction de soi qu'un étrange j eu de réflexivité. William Gaddis, auteur,
figure publique, met en scène son image publique dans le rôle de !'écri
vain présenté dans sa vie privée, comme s'il se mettait en scène j ouant ce
rôle. Ce partage du même défait tout possible « dispositif » .
P O É T I Q U E E T A N THR O P O ÏE S IS D U RO M A N
C O N T E M P O R A I N : AU - D E L À D E L A TAU T O L O G I E
D E L A P R É S E N TAT I O N D E L ' I N D I V I D U
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Paradigmes du roman contemporain
j eu nominal, rien ne peut être transmis, pas même une idée de la littéra
ture. L'argument du roman peut cependant se redire de plusieurs façons
qui sont autant de dépassements de la tautologie. Que !'écrivain n'ait
j amais écrit se reformule : le personnage de l' anthropoïesis de l'individua
lité trahit touj ours la destinée qui est la sienne ; sans cette trahison, il ne
serait pas une individualité. Cela est une manière extrême de traduire le
paradoxe de l' anthropoïesis de l'individualité. Cela explique que le roman
moderne, moderniste, postmoderne, raconte des histoires de tromperie
et d'illusions - abondamment. Cela enseigne ce qui est la condition
d'une histoire ou d'un roman : si le personnage ne trahit pas sa destinée
qui se confond avec sa définition, il n'y a pas d'histoire possible ; que
rien ne soit possible - ce qu'illustre encore le fait que !'écrivain n'ait
pas écrit - impose que tout est encore possible : l' écrivain qui n'a pas
écrit est cependant considéré comme un écrivain, il y a de la littérature.
Tout cela fait une leçon que l'on peut recevoir de cet écrivain qui n'a
pas écrit et rend possible l' écriture de ce roman.
Ces notations se reformulent selon le j eu discursif qui permet de
présenter le paradoxe de l' écrivain qui n'a pas écrit. L'individualité n'est
qu'une singularité, qui ne peut être nommée qu'arbitrairement. Cette
singularité est cependant présentable suivant un j eu de distance entre
l'énoncé - tout ce qui a été dit sur le personnage de !'écrivain qui n'a
pas écrit, et sur les objets, les lieux témoins de la vie du personnage, qui
ont la même fonction que cet énoncé -, l'énonciation - tout ce qui
se dit, se performe dans le roman, particulièrement à propos de l' écri""
vain -, et l'affirmation à laquelle équivaut l'ensemble du roman - il y
a eu un écrivain, il y a de la littérature. Ce jeu que font l'énoncé, l' énon
ciation, l'affirmation définit une autopoïesis. Cette autopoïesis dessine à
la fois la possibilité d'un récit de vie - celui de la vie de l' écrivain qui
n'a pas écrit - et son impossibilité ; est récusée toute anthropoïesis de
l'individualité. Cette autopoïesis est cependant le moyen de donner une
histoire qui, à travers le jeu de la distance entre l'énoncé, l'énonciation
et l'affirmation, dessine un statut spécifique de l'individu : celui-ci se
définit par ce qu'il n'est pas - ce que fait apparaître la distance entre
l'énoncé et l'énonciation ; cette contradiction ou cette ambivalence jus
tifie l'affirmation de la littérature et de l' écrivain, que porte le roman.
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Paradigmes du roman contemporain
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Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman
1 . Slavoj Z izek illustre une telle notation par L'Homme a11 111asq 11e de fer d' Alexan
dre Dumas, f-.acrimae ren1111. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarko11Jski, Lynch et q11elq11es
a11tres, Paris, Ed. Amsterdam, Poches, 2007.
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Paradigmes du roman contemporain
1 . Daniel Kehlmann, Gloire, roman en neuf histoires, Arles, Actes Sud, 2009.
É d. or. 2009.
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Paradigmes du roman contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
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Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman
es t bien paradigmatique. Il est enfin, par ses meurtres et par ses parcours,
à la mesure des plus vastes espaces : il passe même la société, ainsi que le
narrent James Ellroy1 et Maurice G. Dantec2. C'est là une allégorisation
paradoxale de la minorité. Elle permet de restituer, sur le mode négatif,
la caractérisation double du personnage - radicalement singulier et
prisonnier de sa subjectivité, et cependant défini selon la reconnaissance
du dehors -, et sa propriété au regard de toute réalité : par quoi, les
lieux et les moments des meurtres sont les indices, encore exemplaires,
de cette réalité. Remarquablement, l'individu mineur n'est pas nécessai
rement justifié suivant des données sociales ; sa figure et son allégorisa
tion désignent l'impasse du roman moderne, moderniste, postmoderne,
et correspondent à la double caractérisation de tout personnage.
Une telle anthropoïesis de l'individu porte l'explicite question d'une
resymbolisation, qui peut encore se formuler selon une interrogation
sur la pertinence qu'il convient de reconnaître aux exposés des sin
gularités romanesques. Ces interrogations ne sont pas nécessairement
prises en charge ou fictionnalisées par les romans de manière directe.
Les prises en charge indirectes relèvent tantôt d'une satire sociale, tan
tôt d'un effort pour suggérer une manière de nostalgie - vaine - du
lieu où se seraient résumés les liens sociaux, la symbolisation sociale.
Satire sociale : ainsi des romans de Martin Amis. Dans Poupées crevées
(Dead Babies)3, un manoir, lieu de villégiature pour le week-end, et ses
visiteurs, qui résument une société, celle de la disparité et d'une vaine
libération. Chien Jaune (Yellow Dog)4 propose une imagerie sociale équi
valente à travers un j eu de simultanéisme étendu au monde entier, qui
porte une satire de la Grande Bretagne contemporaine. Nostalgie : le
lieu de la symbolisation commune peut être figuré. Dans Océan mer
(Oceano mare)5 d' Alessandro Barricco, une pension au bord de la mer
réunit sept personnages, rappelle Joseph Conrad - la pension Almayer.
1. James Ellroy, Un tueur sur la route, Paris, Rivages, 1 989 (Silent "lèrror, 1 986) .
2. Maurice G . D antec, Les Racines du mal, Paris, Gallimard, 1 995.
3. Martin Amis, Po11pées crevées, Paris, Gallimard, 200 l . É d. or. 1 975.
4. Martin Amis, Chien jaune, Paris, Gallimard, 2007. Ed. or. 2903.
5. Alessandro Baricco, Océan mer, Paris, Albin Michel, 1 998. Ed. or. 1993.
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Paradigmes du rom an contemporain
RO M A N ET I N D I F F É R E N C E , RO M A N ET A F F R A N C H I S S E M E N T
DU « DISPOSITIF » : DESSIN DU COMMUN ET NOUVELLE
S I G N I F I C AT I O N D U N O M I N A L I S M E L I T T É R A I R E
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Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman
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Paradigmes du roman contemporain
Le roman se construit sur ce double constat : rien n'est possible, tout est
possible. Cela permet l'écriture. Cela suscite une ambivalence : le roman
à la fois enregistre un échec - le défaut de possible -, fait du fantasme
- la pathologie de la pensée et de l'imagination du possible - ce qui
vient fermer ce défaut de possible, d'une part, et, d'autre part, confir me,
que le monde réel est un monde multiple et commun par là même. Où
il y a les arguments de Gloire, roman en neuf histoires et de L' Uitime qu es
tion, et des romans de l' écrivain, Dans le scriptorium, Agonie d'Agapè.
Ces constats se commentent selon le changement de ce que l'on
peut appeler l' indifférence romanesque et selon une réforme du statut
de la fiction. Dans la tradition du roman occidental - quelle que soit
l'esthétique de ce roman, réaliste, non réaliste -, l' anthropoïesis et le sta.:.
tut anthropologique reconnu à l'individu entraînent que l' énonciateur
dise, ne dise pas le monde - cela est indifférent puisque le personnage;
le narrateur, l'auteur peuvent touj ours énoncer singulièrement et uni
versellement, c'est-à-dire suivant la disponibilité générale du lexique,
capable de recouvrir ou de choisir de ne pas recouvrir le monde. Il
est reconnu à chaque type de discours, à chaque type de roman, une
pertinence. Cela se sait de Flaubert, tout autant que de la littérature
du signifiant 1 • Les romans de la fin du postmoderne et du contempo
rain se confondent avec l'effacement de cette perspective, particulière
ment, à travers l'abandon de l'approche linguistique, qu'elle implique,
du discours romanesque. Ces romans enregistrent l'inutilité des mots
connus et convenus, ceux de l' écrivain : ces mots ne font ni signe, ni
trace face au monde commun contemporain. En témoigne le person
nage de Stillman dans La Cité de verre de Paul Auster : il note que ce
monde conunun a ses propres mots qui vont contre tous les mots de
!'écrivain, contre les mots de l'individu. En témoigne également le
personnage d' É lizabeth Castello dans Élizabeth Castello : huit leçons de
John Maxwell Coetzee : elle pense que !'écrivain doit s'en remettre au
290
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman
monde de la vie qui a son propre langage, et ignorer ses propres artifices
et ceux du langage des hommes. On ne doit pas lire là quelques nou
veaux traités romanesques sur le statut du signe, mais deux manières de
dire la vanité du point de vue anthropologique que porte la tradition du
roman occidental : le sujet ne dispose plus d'un pouvoir de figuration,
ni du bénéfice de l'individualisme. Que l' écrivain tienne qu'il possède
encore un pouvoir de figuration revient, pour lui, à simplement affirmer
sa singularité sans prêter à cette affirmation aucune propriété opératoire.
L'expérience de la singularité devient une expérience vaine. Singularité
et individualité sont comme « désobj ectivées ». Cela est le thème même
du roman de !' écrivain auj ourd'hui. L'indifférence de !'écrivain, qui peut
dire ou ne pas dire le monde, est sans pertinence.
Le roman contemporain fait lire un autre type d'indifférence. Cela se
dit par La Maladie de l'homme de Fernandino Camon, par L' Ultime question
de Juli Zeh, par Gloire, roman en ne ef histoires de Daniel Kehlmann. Cette
indifférence se reconnaît littéralement : dans La Maladie de l'homme, ni
l'analysé ni le lecteur ne peuvent choisir entre une identification stric
tement analytique du roman et la reconnaissance d'un malaise commun,
qui n'est donc pas une maladie ; dans L' Ultime question, il reste indifférent
que l'assassin soit reconnu assassin puisqu'il peut tout autant être dit
qu'il n'a pas voulu être un assassin ; dans Gloire, roman en neiif histoires,
cette indifférence est explicitement formulée : « Que vaut-il mieux en
effet, recouvrir la Terre d'un tapis ou bien mettre des chaussures ? »1 Ces
notations font caractériser, dans ces romans, doublement l'indifférence.
Première caractérisation : ces romans sont compréhensifs, au sens où ils ne
donnent aucune priorité à aucun de leurs éléments - ces éléments
sont d'une égalité indifférente. Seconde caractérisation : le roman ne cesse
de dire le moment indifférent entre le vide de sens et le plein de sens
- passer de l'un à l'autre n'est que selon ce moment. Par quoi, le roman
est l'expression constante de ce moment. Cela s'illustre par les séries
d'évocations fort diverses que proposent Mantra et La Vitesse des choses
de Rodrigo Fresan : la série de présentations, qui, en elles-mêmes parfois
29 1
Paradigmes du roman contemporain
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Paradigmes du roman contemporain
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Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman
1 . Il fàut rappeler ici nos indications sur le roman « debole », voir supra, p. 5 5 .
C e roman peut être l u comme une des étapes vers le roman contemporain, tel qu'il est
décrit ici.
295
Paradigmes du roman contemporain
possible, celle d'un détective, celle de Stillman, père et fils. Il est dit leur
effacement - les protagonistes de l'histoire disparaissent. Seul subsiste,
a-t-on déjà remarqué, certain, le nom de l'auteur - étranger à son
propre « dispositif » romanesque. Ces romans se lisent sous le signe de
l'indifférence : il est indifférent que le romancier soit reconnu comme
romancier ; il est indifférent qu'il apparaisse ou n'apparaisse pas comme
l'auteur de ses romans.
Cette indifférence se lit plus généralement dans le fait que le roman
contemporain se donne pour le roman du commun, et comme le
moyen de figurer ce commun. Cette indifférence, doit-on rappeler, est
à la fois un exercice compréhensif, qui exclut toute priorité sémanti
que et symbolique, et un j eu sur le moment indifférent entre le vide
de sens et le plein de sens, qui exclut toute totalisation sémantique et
symbolique. C'est, d'une part, par ces deux exclusions et, d'autre part,
par ce qu'impliquent le compréhensif et le moment indifférent, que
le roman contemporain figure le commun. Le compréhensif implique
la figuration du défaut de sélection et, en conséquence, de séparation
entre les données du roman. Parce qu'aucune séparation n' est figurée,
le roman même n'est que par sa possible extension hors de lui-même.
Par quoi, le roman cesse de s'identifier à un « dispositif » ; par quoi, il
fait des perspectives actantielles, spatiales et temporelles, les moyens de
refigurer le possible et le potentiel - cela qui n'appartient à aucun
« dispositif » . Tout cela se dit aujourd'hui en deux fables explicites, qui
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Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman
1. John Maxwell Coetzee,Jo11rnal d'une année noire, Paris, Le Seuil, 2008. É d. or. 2007.
Le dessin de la communauté se dit doublement : selon les notations que porte le roman
sur la situation politique contemporaine - Guentanamo, apartheid, etc. -, selon le j eu
entre !'écrivain C et la jeune femme qu'il choisit pour l'assister.
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Paradigmes du roman contemporain
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Romans contemporains, romans de l'indifference, certitude du roman
I N D I F F É R E N C E RO M A N E S Q U E , R E P R É S E N TAT I O N
E T S U BJ E C T I VAT I O N D A N S L E RO M A N C O N T E M P O R A I N
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Paradigmes du roman contemporain
littéralisme fait entendre : l'œuvre doit se lire selon ses seules lettres, c'est
à-dire littéralement. Cela vaut pour le réalisme : si l' œuvre doit être dite
représenter le réel, elle doit être dite ainsi selon toutes ses lettres et selon
ses seules lettres, qui supposent la correspondance des mots et du réel. Cela
vaut aussi pour le roman et la littérature du signifiant - un tel roman, une
telle littérature ne sont leur propre et seule réalisation que par leurs lettres ;
ne pas se tenir au littéralisme est ignorer cette réalisation. Ces affirmations
du littéralisme font encore entendre - à propos du réalisme, selon la leçon
de Flaubert : le littéralisme est aussi celui du livre sur rien ; à propos du
roman et de la littérature du signifiant : le signifiant est celui de tout mot,
de toute apparence que fait le mot - c'est pourquoi, la critique a établi un
lien entre signifiant et corps -, bref de tout prosaïsme et de toute réalité.
Ces constats appellent d'autres commentaires sur le littéralisrrte.
Celui-ci peut se lire de deux façons indissociables : comme le moyen de
l'autoréférentialité du roman ; comme le moyen, pour le roman, de ne
pas figurer son propre contexte. Ce dernier point est un clair paradoxe
au regard du roman réaliste, qui, en principe, fait de son contexte son
propre obj et. Il paraît une remarque évidente au regard de la littérature
du signifiant. Cette dualité du littéralisme - autoréférentialité et défaut
de figuration du contexte - est la traduction, en termes de poétique
représentationnelle, de la dualité du singulier et du paradigmatique : le
roman de l' anthropoïesis de l'individualité définit essentiellement son
pouvoir représentationnel et son pouvoir contre-représentationnel par
le fait qu'il est apte à donner à la fois le particulier et le général - ce
300
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman
scientifiques contradictoires, et, par là, les relativise, et les dessine comme
le contexte des Arpenteurs du monde. Ces discours sont certainement des
parties des « dispositifs », linguistiques, discursifs, culturels, symboliques,
dont le roman pourrait être dépendant. Ils sont, de fait, les moyens de
l' autopoïesis et, par là, la figuration du contexte que le roman se reconnaît.
L' Uitime question de Juli Zeh appelle des constats similaires. Ce roman ne
se donne pas, à la différence, des Arpenteurs du monde, un arrière-plan his
torique et documentaire. Sont cependant manifestes tous les « disposi
tifs » sociaux, culturels, linguistiques, discursifs, scientifiques et autres, qui
appartiennent à notre contemporaineté. Il y a encore un j eu d' autopoïesis
et donc une absence de détermination du roman par « ces dispositifs »,
comme il y a un j eu d' « interprétant », auquel le roman est identifiable,
figuré par l'intrigue policière.
L' Uitime question rend, de plus, manifeste - une fois encore par l'in
trigue policière - la rupture que fait le roman contemporain, par un tel
littéralisme, par une telle figuration des contextes, par une telle autopoïesis,
avec le roman moderne, moderniste, postmoderne, dans la représenta
tion du sujet, dans la « subj ectivation » - il faut comprendre, par sub
jectivation, la manière dont l'individu dans le roman est désigné comme
suj et. Dans le roman de l' anthropoïesis de l'individualité, roman dont le
littéralisme est totalement ambivalent, précisément parce que l'individu
est toujours une singularité et un type, la subjectivation est entièrement
dépendante des « dispositifs » de désignation - sociaux, culturels, symbo
liques, cognitifs. Cela conduit à un paradoxe : même l'individu quelcon
que - celui d' Ulysse de Joyce, celui de L'Homme sans qualités (Der Mann
ohne Eigenscheften) 1 de Musil - ne se définit que selon un telle subjecti
vation. Celle-ci est entièrement congruente avec l' anthropoïesis de l'indi
vidualité, qui fait lire l'individu comme suj et suivant les grands savoirs sur
l'homme. À l'inverse, la constance du personnage meurtrier - il est bien
d'une seule identité - dans L' Uitime question ne suppose pas une telle
subj ectivation - le personnage, pris dans une double représentation, est
une partie de l' « interprétant » que constitue le roman.
1 . Robert Musil, L'Homme sans qualités, Paris, Le Seuil, 1 959. É d. or. 1 930- 1 932.
301
Paradigmes du roman contemporain
Les Arpenteurs du monde et L' Uitime question, par ces j eux avec les « dis
positifs » et par ces variations de la représentation du suj et, enseignent
encore : fût-ce à propos du même sujet, des mêmes actions, il n'est pas
une seule représentation du temps de ce suj et, du temps de ces actions,
du réel, des communautés. Il ne faut pas conclure aux seules illustrati ons
d'un relativisme, d'une variation des points de vue, à la seule fiction. Il faut
conclure, en un rappel de la multiplicité du monde du roman contem
porain, que l'abandon de l'illustration de la seule dualité du singulier et
du paradigmatique et celui de l' anthropoïesis de l'individualité autorisent,
dans le roman, la désignation de plusieurs origines temporelles des histoi
res, des récits, des actions, des réalités qu'ils rapportent - cela est le jeu
même de L' Uitime question ; cela commande l'organisation des Arpenteurs
du monde, dès lors qu'il est dit deux savoirs de ce monde. Désigner plu
sieurs origines, plusieurs commencements, c'est, comme on l'a vu1 , dési
gner autant de possibles, et donner autant de représentations du réel, du
temps, des actions, de la communauté. C'est encore mettre en évidence le
moment indifférent, celui qui autorise ces diverses désignations.
Dans le moment indifférent, dans l'affranchissement des « dispo.C
sitifs », la figuration des usages des contextes ne se confond pas avec
leur citation - il ne suffit pas que Salman Rushdie évoque l'Inde dans
Les ErJants de minuit pour conclure à la figuration du contexte qu'est
l'Inde pour ce roman. L'absence d'évocations abondantes des contextes
- ainsi de la ville de Mexico dans Mantra et dans La Vitesse des choses
de Rodrigo Fresan - ne se confond pas avec l'absence d'une figura
tion des contextes. Il faut dire un jeu de décalage entre les contextes
« réels » qui peuvent être attribués au roman, que celui-ci peut identifier,
et leur mise en œuvre dans le roman. Il faut répéter l' autopoïesis. Ainsi;
Un château en forêt (The Castle in the Forest)1 de Norman Mailer est-il une
reconstitution de l'enfance et de l'adolescence d'Hitler. Cette enfance et
cette adolescence ne peuvent être lues comme le contexte explicite de
l'hitlérisme, bien que le roman puisse se lire comme une explication de
l'hitlérisme, comme une manière de contextualiser l'hitlérisme.
302
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman
1 . Yoko Ogawa, Paift1111 de glace, Arles, Actes Sud, 2002. Éd. o,r. 1 998.
2. Yoko Ogawa, Le Musée du silence, Arles, Actes Sud, :S003. Ed. or. 2000.
3. Banana Yoshimoto, Kitchen, Paris, Gallimard, 1 994. Ed. or. 1 988.
303
Paradigmes du roman contemporain
pas, à étendre ses univers à des réalités et à des contextes qu'il ne représ ente
pas. Expresse fiction, le roman appelle d'autres contextes : parce qu e ce
moment indifférent ne consiste que de lui-même, ainsi que le fait la repré
sentation du réel, ce moment, sa réalité, son objet sont présentés co mme
hors d'eux-mêmes. Le moment indifférent, l'affranchissement de tout
« dispositif », l' autopoïesis font de ces romans la désignation explicite de ces
deux possibles : celui que figure le roman, celui qui est connue au dehors
du roman. Cela est la fable de L' Uitime question de Juli Zeh, de Gloire, roman
en neufhistoires de Daniel Kehlmann, de ceux de Yoko Ogawa, de Kitchen de
Banana Yoshimoto. Ainsi, dans L' Uitime question, la double histoire qui peut
se dire du personnage meurtrier est-elle la figuration de toute autre histoire
de ce meurtrier. Ainsi, la chaîne des réidentifications des personnages dans
Gloire, roman en neuf histoires est-elle sa propre possibilité de poursuite. Ainsi,
dans les romans deYoko Ogawa, la reconstitution, sous le signe du deuil ou
de la perte, de ce qu'ont été tels êtres, est-elle la restitution paradoxale de
leur propre possible et définit-elle l'entreprise romanesque non pas comme
une ressaisie du passé, mais connue la désignation de la puissance du passé
et, par là, du possible qu'il appelle ; on a là une remarquable alliance du
moment indifférent, ce présent, de la recherche du passé et de l'affranchis
sement de tout « dispositif » - les signes et les témoins du passé ne sont
pas même un tel « dispositif ». Loin d'inviter à lire Kitchen, ainsi que l'a
suggéré la critique, connue un exercice de représentation culturelle, celle
du « shoujo world » 1 , Banana Yoshimoto identifie le temps de son roman à
un moment d'indifférence, et, entre autres, par le personnage de la mère
devenue un transsexuel, désigne tout être comme la puissance de plusieurs
identités. Ces romans se construisent ainsi comme certainement contex.:.
tualisables, dans le futur, sans que les conditions de cette contextualisation
soient précisées. Cela définit la pertinence du roman contemporain, non
plus celle qui est attachée à l' anthropoïesis de l'individualité et à la figuration
de l'être humain qu'elle porte, mais celle qui est indissociable du fait que
ces romans se donnent pour libérés de toute contrainte de figuration d'un
j eu de médiation, rapportable à un « dispositif ».
304
Romans contemporains, romans de l'ind!fference, certitude du roman
LA C E RT I T U D E D U RO M A N C O N TE M P O R A I N
1 . Voir, sur ce point, Jean Bessière, Quel statut pour la littérature ?, op. cit.
2. On rappelle le roman de Don DeLillo, intitulé, The Names, op. cit.
305
Paradigmes du roman contemporain
1. Laura Pariani, Dieu n 'aime pas les ei!fa11ts, Paris, Flammarion, 2009. É d. or. 2007.
306
Romans contemporains, romans de l'indifférence, certitude du roman
1 . Umberto Eco, Le Pendule de Fo11ca11/t, Paris, Grasset, 1 990. Éd. or. 1 988.
307
Paradigmes du roman contemporain
308
TROISIÈ ME PARTIE
311
Le roman contemporain ou la problématicité du monde
312
Roman contemporain
1. Ricardo Piglia, La Ville absrnte, Paris, Zulma, 2009. Éd. or. 2003.
, 2. Robert Littell, Lége11des, le roman de la dissi111 11/ation, Paris, Flammarion, 2005 .
Ed. or. 2005.
313
Le roman contemporain ou la problématicité du monde
LE RO M A N C O N T E M P O R A I N , SA F I C T I O N , LA F I G U R AT I O N
D E L' É G A L I T É , E T L' A B A N D O N D E L A F I G U R E D E L ' É C R I VA I N
reprendre 1' expression de Coleridge. Elle n'appelle pas plus une identifi
cation cognitive certaine - quelle identification cognitive certaine peut
être proposé des Enfants de minuit de Salman Rushdie ? -, ni le refus
de toute identification cognitive - un tel refus empêche de situer, en
quelque manière que ce soit, Les Enfants de minuit. C'est là répéter, dans
la perspective du lecteur, le moment indifférent du roman et 1' affranchis
sement de tout « dispositif », qu'il entraîne. C'est, de plus, préciser le fait
de la fiction. Hors du partage de l'authentique du feint, du vrai et du
faux, de 1' adhésion et du refus d'adhésion, la fiction, par la problématicité
qu'elle expose, définit sa propre pertinence comme constante. Le roman
contemporain constitue une expression qui s'ajuste aux données de ses
propres univers, exprimés qui attendent une expression. Par exprimés
qui attendent une expression, il faut entendre des données romanes
ques, manifestes, riches de sens, littéralisées puisqu'elles sont écrites dans
le roman, et qui, parce qu'elles sont selon la dualité du hasard et de la
314
Roman contemporain
315
Le roman contemporain ou la problématidté du monde
316
Roman contemporain
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Le roman contemporain ou la problématicité du monde
318
Roman contemp orain
RO M A N D E S C I E N C E - F I C T I O N ,
F I G U R AT I O N D E L A F O N C T I O N D E M É D I AT I O N ,
N O U V E L L E A P P RO C H E D E L A P RO B L É M AT I C I T É ,
D E L' I N D I F F É R E N C E
319
Le roman contemporain ou la problématiâté du monde
, l . Nous reprenons ici le titre du livre de Marc Augé, Où est passé l'avenir ?, Paris,
Editions du Panama, 2008.
320
Roman contemporain
1 . Thomas Nagel, Le Point de vue de 1111lle part, Paris, É ditions de !' É clat, 1 993. É d. or.
The Viewfrom Nowhere, 1 986. ,
2 . James Ballard, Crash !, Paris, Calmann-Lévy 1 974. Ed. or. 1 973.
321
Le roman contemporain ou la p roblématicité du monde
322
Roman contemp orain
323
Le roman contemporain ou la problématicité du monde
324
Roman contemp orain
1. Gilbert Simondon Du mode d'existence des objets teclmiques, Paris, Aubier, 1 989.
2 . Voir, une fois de plus, Gilbert Simondon, op. cit.
325
Le roman contemp orain ou la p roblématicité du monde
1. C'est le défaut de jeu esthésique explicite qui fait la possibilité des recouvre
ments, dans le jeu réflexif du lecteur, des univers de la science-fiction et des univers de
notre monde actuel.
32 6
Roman contemporain
327
Le roman contemporain ou la problématicité du monde
328
Roman contemp orain
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Le roman contemporain ou la problématicité du monde
330
Roman con temporain
LE P O I N T DE V U E D E « N U L L E PART ,,
D U RO M A N C O N T E M P O R A I N
33 1
Le roman contemporain ou la problématicité du monde
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Roman contemporain
3 33
Le roman contemporain 011 la problématicité du monde
334
Roman contemporain
1 . Voir sur ce point. Jean Bessière, Quel statut pour la litéérature ?, op. cit.
2. Voir Çiorgio Agamben, Homo sacer I. Le po11vofr sollllerain et la vie nue, Paris, Le
Seuil, 1 997. Ed. or. Homo sacer. Il potere sovra110 c la mu/a 11ita, 1 99 5 .
335
Le roman contemporain ou la problématicité du monde
336
Roman contemporain
337
Le roman contemp orain ou la problématidté du monde
plus large, figurée par le vaste échantillon d'êtres humains, que le roman
évoque à travers ses personnages - où il y a un réalisme certain. On est
hors de la poétique et de l'esthétique du roman de la tradition du roman.
Il n'importe pas de définir ici le statut du roman par l'originalité de ce
qu'il décrit, de son discours. Ni le réel, ni la littérature ne sont donnés
pour nouveaux, ou pour les obj ets ou les moyens de nouveaux partages
des figurations de l'appropriation du réel. Underground ou un héros de notre
temps peut se lire dans une perspective exactement inverse. La difficulté à
catégoriser le personnage narrateur et les ensembles narratifs, descriptifs,
sont les moyens de la médiation. Ils ne se confondent, faut-il répéter, ni
avec l'identification du nouveau, ni avec celle du familier 1 • Ils autorisent
cela qu'Alfred Gell a reconnu comme la fonction dominante de l'œuvre
d'art : l'élargissement de l'esprit, grâce auquel le cogito est transcendé ici
et maintenant, dans le temps 2 . On vient à l'inverse du j eu du roman de
l'observation, de l'observation observée, du défaut de transparence du
suj et, de l'enfermement dans le j eu représentationnel ou antireprésenta
tionnel, qui caractérise le roman de la tradition du roman.
Soit le choix de l'hétérogène, sans que le roman présente un j eu
d'unification. Cela est l'exercice de La Ville absente de Ricardo Piglia3
Ce roman est de plusieurs histoires, celle de Macedonio Fernandez,
l' écrivain argentin, celle de sa femme Élena, celle du gaucho invisible,
celle de l'inventeur de la machine à histoires, celle du j ournaliste qui
recueille ses histoires, à travers une enquête . . . Ces histoires sont certes
corrélées ; elles appartiennent cependant à des mondes indépendants.
Elles apparaissent aussi comme les variantes de bien d'autres histoires
possibles, ainsi que la machine à produire des histoires les produit par
des altérations de phrases et de mots, eux-mêmes résultats d'altérations
de la nouvelle d'Edgar Poe, « William Wilson ». Ce roman peut être lu
de bien des façons, sans que soit réduit son défaut de surdétermination,
comme la ville de Buenos Aires, désignée dans le titre du roman, la ville
absente, est d'un tel défaut, bien qu'il s'agisse, dans le roman, de la ville
338
Roman contemporain
1 . Le roman se donne ainsi un lieu identifié, certain, qui est cependant comme un
lieu de « nulle part » . Ce thème est repris, dans le roman, par celui de l'île, qui introduit
au thème de l'utopie. On a ainsi un enchaînement thématique remarquable : une ville
réelle est présentée selon un défaut de surdétermination ; ce défaut autorise le point de
vue de « nulle part », parfaite exemplification de ce défaut, et exact moyen d'introduire à
l'illustration de la plus grande problématicité - thèmes de l'île et de l'utopie.
2. Ricardo Piglia, La Ville a/1se11 te, op. cit. , p. 1 49 .
339
Le roman contemporain 011 la problématicité d11 mo11de
dans ce récit était déterminant pour les récits suivants et à venir. Le réel était
défini par le possible (et non par l'être) . À l' opposition vérité-mensonge devait
se substituer !' opposition possible-impossible. »2
1 . Par quoi, le roman est le roman de !'ontologie unique, dans l'évidence de la plu
ralité des mondes ; par quoi, n'importe pas la figuration de la constitution de l'individu
comme tel, mais sa présentation selon la dualité de la multiplicité des mondes, et de
l'unité ontologique.
2. Ibid. , p. 1 1 5.
3 . Tierno Monémembo, Peuls, op. cil., p. 1 7 .
340
Roman contemporain
34 1
Le roman contemporain ou la problématicité du monde
342
Roman contemporain
le personnage cesse d'être caractérisable selon une subj ectivité qui inter
roge le monde, selon les surdéterminations, auxquelles il peut s'identifier.
Le personnage de l'enquêteur, dans La Ville absente ne cesse d'enquêter
et de raconter, parce qu'il n'est pas une telle subj ectivité. Le narrateur de
Peuls ne se définit pas selon une subj ectivité capable de cette identifica
tion ; il est, en conséquence, le plus capable de dire l'histoire des Peuls
en la plaçant sous le signe d'une abondance de savoirs, qui fait lire un
défaut de surdétermination. Le roman contemporain donne la place à la
plus large médiation parce qu'il est le roman de l'effacement de la sur
détermination, comme il fait place, pour la même raison, à la poursuite
des histoires, aux enquêtes, à la reprise du discours de l'histoire - toutes
allégories de ce qu'est le discours de soi et le discours selon autrui dans
un tel effacement. Il n'est plus dit la maladie de l'homme, ni la maladie
de l'histoire, comme les dit Fernandino Camon, parce qu'elles supposent
le souvenir de la surdétermination. Le roman contemporain s'écrit hors
de tout « dispositif ».
D U RO M A N C O N T E M P O R A I N E T D E L A T H É O R I E D U RO M A N
3 43
Le roman contemporain ou la problématicité du monde
344
Roman contemp orain
345
Le roman contemporain ou la problérnaticité du monde
346
Roman contemp orain
1. Edgar M. Forster, Aspects <!f the Novel, New York, Harcourt, Brace, 1 927.
347
Le roman contemporain ou la problématicité du monde
348
Roman contemporain
349
Le roman contemporain ou la problématicité du monde
350
Roman contemp orain
1. Voir mpra, p. 8 9 .
35 1
I ndex des noms d'auteurs
353
Le roman co11te111porai11
354
Index des noms d'auteurs
355
Le roman contemporain
356
I ndex des titres des romans cités
2 666 (Roberto Bolaii.o) , 69, 70, 8 1 , 98, Baby No-Eyes (Patricia Grace) , 68, 1 36 ,
9 9 , 1 00, 1 02, 1 04 , 1 06 , 133, 1 84, 200, 1 4 1 , 1 80, 1 89 , 200, 209, 2 1 7 , 2 1 8 , 2 1 9 ,
2 1 7 , 2 1 8, 2 1 9 , 22 1 , 222, 224, 2 2 5 , 226, 22 1 , 222, 224, 226, 238, 239, 240, 246,
2 5 1 , 252, 253, 259, 346
227, 228, 238, 2 3 9 , 240, 247 , 248, 252,
253, 254, 256, 258-25 9 , 270, 27 1 , 280
Ballade de /'impossible, La (Haruki Murakarni),
175
A Dictionary of Maqiao (Han Shaogong) ,
Baudolino (Umberto Eco) , 70, 307
1 7 5 , 298
Biblique des derniers gestes (Patrick Chamoiseau),
After L!fe:An Ethnographie Novel 96, 120, 123, 1 24, 1 41 , 1 42, 1 45, 1 48, 1 58,
(Tobias Hecht) , 6 9 , 204-205, 245 1 67, 255
Agonie d'agapè (William Gaddis), 265, 268, Bienveillantes, Les Qonathan Littell) , 1 86,
269, 270, 275 , 276, 277, 290, 295 1 87
357
Le roman contemporain
Combat du siècle, Le (Norman Mailer) , 83, Fenêtres de Manhattan, Les (Antonio Muiioz
1 1 6, 1 25 , 1 28, 1 46 Molina), 1 1 6, 1 58
Co1111111mistes, Les (Louis Aragon) , 1 44 Fille sans qualités, La Ouli Zeh) , 1 98, 200,
Conscience de Zé110, La (Italo Svevo) , 1 6 1 20 1 , 203, 2 1 1
Contre-jour (Thomas Pynchon), 45, 97, 1 1 1 , Flèche jaune, La (Viktor Pelevine), 1 83, 1 98
1 38, 1 44, 203, 337
Cosmopolis (Don DeLillo) , 1 7 1 , 289, 306 Gloire, roman en 11e1!f histoires (Daniel Kehl
Cosmos Incorporated (Maurice G. Dantec) , mann) , 282, 288, 290, 29 1 -293, 304
322, 3 3 1 Grand roman indien, Le (Shashi Tharoor),
Courir Oean É chenoz) , 3 1 1 , 3 1 5 27, 28, 44, 1 40, 1 49
Crash ! Oames Ballard) , 321 , 330 Guerres que j 'ai vues, Les (Gertrude Stein) ,
1 43, 1 44
Dans le scriptori11111 (Paul Auster) , 1 88, 265,
268, 269, 270, 275, 276, 290, 295
Histoire (Claude Simon) , 1 38
Détectives sauvages, Les (Roberto Bolaiio) ,
Hiver à LJsbom1e, I.: (Antonio Muiioz Molina),
97, 98, 99, 1 04, 270
1 22
Dictionnaire khazar, Le (Milorad Pavie), 6 1 ,
Homme sans qualités, L' (Musil) , 3 0 1
89, 96, 1 75, 298
Dieu des petits riens, Le (Arundhati Roy) ,
1 86 journal d'une année noire Oohn Maxwell
Dieu n 'aime pas les enfants (Laura Pariani) , Coetzee) , 297, 298
306
K. (Roberto Calasse) , 1 6
Élizabeth Costel/o : huit leçons Oohn Maxwell Ka (Roberto Calasso) , 1 6, 70
Coetzee), 8 1 , 1 32, 200, 229, 290, 295, Kafka mr le rivage (Haruki Murakami) , 86,
297 87, 246, 270, 272
Émigrants, Les \lf-1.G. Sebald) , 1 07 Kitchen (Banana Yoshimoto) , 303, 304
En attendant le vote des bêtes sauvages
(Ahmadou Kourouma) , 84, 92-93, 95, Légendes, le roman de la dissimulation (Robert
96, 1 1 8, 1 20, 1 93 , 1 94, 250, 2 5 1 , 254, Littell) , 3 1 3 , 350
260, 262 Liseur, Le (Bernhard Schlink) , 1 85 , 1 86,
E1!fa11ts de minuit, Les (Salman Rushdie) , 1 87
67, 96, 98, 1 0 1 , 1 04, 1 05, 1 06, 1 20, 1 42, Littérature nazie en Amérique, La (Roberto
1 47 , 1 48, 1 66, 200, 259, 270, 28 1 , 282, Bolaiio) , 97
302, 3 1 4, 3 1 5 London Fields, (Martin Amis) , 6 1 , 62, 1 1 7 ,
E1!fm1ts de Ngarua, Les (Patricia Grace) , 1 28, 1 3 1
2 1 7 , 2 1 8 , 2 1 9 , 221 , 222, 223, 226, 251 ,
252 Maison des feuilles, La (Mark Z. Danielewski),
Étonner les dieux (Ben Okri) , 87 2 1 7, 2 1 8 , 2 1 9-22 1 , 236, 260, 347
Étrange façon de vivre (Enrique Vila-Matas) , Mal de Montano, Le (Enrique Vila-Matas) ,
64, 3 1 8 64, 3 1 8
358
Index des titres des romans cités
Mantra (Rodrigo Fresan) , 67, 68, 9 6 , 1 24, Poupées crevées (Martin Amis) , 287
1 35 , 2 0 1 , 203, 2 1 0, 270, 29 1 , 293, 302 Préhistoire (É ric Chevillard) , 29
Masan et Dixo11 (Thomas Pynchon) , 131,
235, 241 Quand on refi1se, on dit 11011 (Ahmadou
Mé111oires d'un porc-épic (Alain Mabanckou) , Kourouma) , 25 1
256, 257-258
Micro.fictions (Régis Jauffret) , 286 Racines du mal, Les (Maurice G. Dantec) ,
Mi/léni11m (Stieg Larsson) , 1 07 287
l\1inotaure. co111 : le heaume de l'horreur Reprise, La (Alain Robbe-Grillet) , 1 83
(Viktor Pelevine) , 200, 202-203 Requiem, une hallucination (Antonio
Mon nom est Rouge (Orhan Pamuk) , 1 40, Tabucchi), 283
1 45, 1 59
Rimini (Pier Vittorio Tondelli) , 285
Mo11né, outrages et d�fis (Ahmadou
Rose de Tiepolo, Le (Roberto Calasso) , 16
Kourouma) , 1 56 , 25 1 , 2 5 5 , 2 5 6
Royaume des voix, Le (Antonio Munoz
Monstrueux (Natsuo Kirino) , 1 73
Musée d11 silence, Le (Yoko Ogawa) , 303 Molina) , 1 1 6 , 1 45 , 1 5 5 , 1 58
359
Le roman contemporain
Ultime question, L' (Juli Zeh) , 1 1 7 , 1 1 9, Vente à la aiée d11 lot 49, La (Thomas Pynchon),
1 24, 284, 288, 290, 291 , 292, 30 1 , 302, 1 09, 1 1 0
304 Versets sataniques, Les (Salman Rushdie) ,
Ulysse, (James Joyce), 26, 64, 78, 1 08, 1 6 1 , 67, 1 06, 1 23, 1 24, 1 66, 1 83, 1 89, 1 9 1
1 73, 1 83, 1 96, 2 1 6 , 234, 24 1 , 289, 295, Vertiges (W. G . Sebald) , 1 06, 1 07
30 1 , 3 1 1 , 326, 345 Vestiges du jour, Les (Kazuo Ishiguro) , 88,
Un amour da11gereux (Ben Okri) , 68 9 1 , 92
Un artiste du mondeflotta/If (Kazuo Ishiguro), Ville absente, La (Ricardo Piglia) , 3 13 ,
257, 258 338-340, 342, 343
Un château en forêt (Norman Mailer) , 302, Vitesse des choses, La (Rodrigo Fres:ln) , 67,
306 1 05 , 1 1 4, 1 1 5, 1 1 6, 1 1 9, 1 22, 1 23 , 1 24,
Un homme (Philippe Roth) , 243 1 58, 200, 2 1 0, 2 1 1 , 258, 259, 270, 27 1 ,
Unde1gro11nd ou 1111 héros de notre temps 29 1 , 293, 302
(Vladimir Makanine) , 3 1 4, 337, 338,
342 Zone d'incotifort, La (Jonthan Franzen) ,
Un turnr sur la route (James Ellroy) , 287 44, 173