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Jean-Clet Martin 1 septembre 2016 Journaux dans le journal, Mauvaises pensées
Philosophes en kimono
Le critère du vrai ou du faux n’est pas pertinent sous ce rapport. Dire que
Spinoza se trompe dans sa lecture de Descartes, qu’il ne prend pas la peine de
le traiter avec la précaution requise, c’est passer complètement à côté de
Spinoza, lui qui met Descartes à terre, avec le salut et le respect qui
s’imposent devant un adversaire de taille. La référence d’un philosophe à un
autre, aussi nécessaire soit-elle, n’est jamais une reprise exacte, mais une
anticipation de son poids, un art de replier la puissance qu’il libère, de la
retourner contre lui-même dans la conquête d’un nouvel équilibre. Par
conséquent, on ne peut pas seulement lire la philosophie en tournant des
pages. Il faut ressentir les gestes qui vont avec. Cela n’aurait aucun sens de
parler en philosophes médiatiques, respectueux de ce qui est attendu par des
lecteurs seulement immobiles, quantifiés en nombre et en chiffre de vente. Le
philosophe qui monte dans le mouvement n’est pas un philosophe qui
communique comme BHL devant un char d’assaut. Et il n’y a pas de
philosophe seulement expert, spécialiste d’un traitement universitaire des
textes. La pensée n’est ni le produit d’une exégèse exacte ni le résultat du
chiffrage public dont il se contrefiche d’une certaine manière. Quel intérêt
alors de lire les philosophes, eux qui n’éprouvent nul besoin de parader ou
d’être reconnus comme tels ?
Tout disciple mérite en ce sens un coup de bâton. Celui qui me lit dans
l’admiration n’a encore rien gagné de mieux que de se voir jeté dans le fossé
dirait le maître Zen. Il est une menace et un danger pour l’œuvre dont il
sclérose le sens, voué à l’orthodoxie de la communication, au danger de celui
qui compte tirer bénéfice d’une telle rencontre en la faisant valoir comme sa
propriété. « Ne me touche pas ! ». C’est là la parole du maître. L’art de
l’esquive est essentiel à celui qui descend dans la tourmente. Il lui faut se
méfier à juste titre de tous les amis qui posent des colles et l’enferment dans
leur rêve de diffusion, prétendant le lire mieux que lui-même à l’image des
commentaires, des statuts élogieux qui vous font contracter la dette d’être
salué, partagé, défendu par les soins d’un admirateur en mal de
reconnaissance. Aussi n’ai-je lu Deleuze vivant qu’en le considérant comme
perdu sur un sommet, cavalant sur l’Olympe, avec le prestige de ne lui
adresser aucune critique, aucune question qui proviendrait de celui qui croit
savoir, oubliant l’œuvre pour dire son objection. Qu’est-ce qu’il voulait celui
qui me pose sa question ? Que voulait-il montrer ?
Écrire un texte sur un auteur ne peut avoir de sens philosophique qu’à travers
une amitié sans symétrie, une politique de l’ami qui vient de loin, qui n’était
pas attendu, dont rien ne pouvait laisser anticiper les traits. Entrer dans le
combat ou se taire, composer une figure, une posture en se mettant sur le
même chemin, de travers s’il le fallait. A la différence de bien des
commentateurs du philosophe, je n’ai pas suivi un seul cours de Deleuze.
L’œuvre a en effet un sens par elle-même et Deleuze ne tenait pas
particulièrement à la publication de ses cours. Le cours avec ses courtisans
n’est pas un véritable court où se joue l’affrontement. Le cours est encore trop
en respect d’un public, trop séduisant dans le désir de plaire et de discuter.
J’étais donc plutôt un étranger sous ce rapport, ne le rencontrant que pour
aborder d’autres choses, des philosophes qu’il n’aimait pas, des philosophes
qu’on ne peut pas entendre, extérieurs aux réquisits déjà élaborés, le
confrontant à Kant, Hegel, Valéry, Husserl, Sartre ou même Malcolm Lowry
dont il n’a pas explicitement produit l’analyse. Disant cela, il me ressouvient
que le texte de Lapoujade sur James est peut-être plus remarquable que
son Deleuze dont le mouvement est moins actuel me semble-t-il, moins en
force du moins que la mise sur le tapis qui porte le pragmatisme sous un
nouveau jour, très deleuzien.