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ÉT É g S A M E D I 1 9 AO Û T 2 0 1 7 f

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GRANDES UTOPIES LA VÉRITÉ SI JE MENS O B J E T S D E C O M PA G N I E

Le phalanstère La réalité psychique, Embrace, le bracelet


de Charles Fourier par Sylvain Missonnier qui détecte le stress

« Les Noces de Cana » (1562-1563), de Paul Véronèse, au Musée du Louvre. Le tableau fut saisi par les troupes napoléoniennes durant la première campagne d’Italie, en 1797 · Jérôme Brézillon/Tendance floue

L’ART, BUTIN DE GUERRE


Des pays du Sud réclament la restitution des biens culturels pillés par l’Europe. Mais le droit international est peu ou mal appliqué

P HI L I P P E DAGE N vince fondés par le décret du 31 août 1801. Et d’autres Dans d’autres cas, les œuvres ne sont pas jugées as- chefs du moins –, financer d’autres campagnes. La
encore sont accaparées à titre privé, notamment par sez importantes pour être réclamées, celles des « pri- seconde est politique : jouir des symboles du pou-

D
ans son Histoire de la peinture en Italie le maréchal Soult durant l’occupation de l’Espagne. mitifs » italiens en particulier. Mais, comme en té- voir vaincu, commémorer le triomphe du prince
(1817), Stendhal s’interroge sur le sort des moigne Stendhal, un doute se répand : vaut-il mieux ou du général, orner bâtiments et places des preu-
œuvres italiennes emportées en France Complaisance ou conviction ? que les œuvres soient dispersées entre mille palais, ves irréfutables de la puissance.
par les armées du consulat et de l’Empire. Ces A Vienne, il faut décider qu’en faire. Les représen- églises ou monastères et inaccessibles aux ama- Ainsi agissaient probablement les peuples préhis-
chefs-d’œuvre, écrit-il, « comme artiste, il vaut infini- tants des pays spoliés demandent leur retour. Alors teurs ? Ou qu’elles soient présentées au public dans toriques. Ainsi ont agi les pharaons d’Egypte, les
ment mieux qu’ils soient en Italie. Quant à la voix de la que la France est hors d’état de résister, de nombreu- des musées, au Louvre ou, à Londres, au British rois de Mésopotamie, les empereurs romains, les
raison, elle dirait de faire vingt collections assorties et ses œuvres ne sont pas restituées. Ce peut être au Museum et à la National Gallery, qui ont ouvert chefs des invasions barbares, les croisés à Byzance
de les envoyer dans les vingt villes les plus peuplées nom de raisons techniques. Ainsi des Noces de Cana, respectivement en 1759 et 1824 ? En 1807, le conser- en 1204, les conquistadors en Amérique après 1492
d’Europe ». Rendre ou garder ? En 1815, Stendhal agite de Véronèse. Le tableau a été décroché du monastère vateur des collections royales de Prusse affirme, à et Napoléon Ier le temps de son règne.
les diplomates réunis au congrès de Vienne qui cher- vénitien de San Giorgio Maggiore dès 1797 et placé propos des prises impériales : « La France n’est pas la Ainsi ont agi plus tard les membres des expédi-
chent à recréer un ordre international après Waterloo au Louvre. Or, en 1815, les dimensions monumenta- seule à en profiter, non, le continent entier peut se tions coloniales en Afrique, comme en témoigne le
et la défaite de Napoléon Ier. les de la toile – 660 cm × 990 cm – sont considérées réjouir de voir ces collections rassemblées précisé- sac du palais du roi Béhanzin, à Abomey, en 1892,
Durant les deux décennies précédentes, ses victoires comme un obstacle à son voyage de retour. ment dans un lieu si facile d’accès et où l’accueil est si par les troupes du général français Alfred Dodds ;
ont permis que soient déplacées en France des Ce qui a été possible en temps de guerre ne le serait-il amical. » Complaisance ou conviction ? et, durant la seconde guerre mondiale, les nazis
œuvres saisies en Italie, aux Pays-Bas, en Prusse ou en plus en temps de paix ? Ou s’agit-il de ne pas humilier Le pillage est une activité habituelle de l’espèce qui ont systématiquement volé les collectionneurs
Espagne. Les plus remarquables s’accumulent au Lou- une puissance dont il était clair qu’elle n’était que humaine. Il répond à deux raisons, matérielle et juifs en Belgique, en France, en Hongrie ou aux
vre, selon le projet du musée universel théorisé par temporairement diminuée ? Si La Transfiguration, de symbolique. La première est économique : accu- Pays-Bas, après avoir fait de même en Allemagne et
Dominique Vivant Denon, qui en est le premier direc- Raphaël, rentre à Rome, Les Noces de Cana reste donc muler de la richesse, se rembourser des frais de la en Autriche.
teur. D’autres vont dans les quinze musées de pro- à Paris, où le tableau se trouve toujours. guerre, payer et récompenser les troupes – leurs L I R E L A SUI T E PAGE 2 v

Cahier du « Monde » No 22581 - Ne peut être vendu séparément


IDÉES D’ÉTÉ L E M O N D E g S A M E D I 1 9 AO Û T 2 0 1 7
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L’ART, BU TIN DE GU E R R E

SUI T E DE L A P R E M IÈ R E PAGE

Le pillage du Musée du Koweït,


en 1990, par les troupes irakiennes, ce-
lui du Musée de Bagdad, en 2003,
auquel les troupes américaines ne fi-
rent rien pour s’opposer, et les ravages
commis par l’organisation Etat islami-
que (EI) sont les crimes de ce genre les
plus récents.
Chaque fois, c’est le même enchaîne-
ment. Les œuvres sont, pour partie,
transférées dans des musées à la gloire
du conquérant, tel le projet du Führer-
museum qu’Hitler avait décidé,
en 1939, d’établir à Linz. L’autre partie
trouve place chez les dignitaires du ré-
gime, Göring en étant l’archétype, ou
finit sur le marché, comme tant de toi-
les modernes pillées par les nazis, en
France, à partir de 1940, et tant d’ob-
jets archéologiques du Moyen-Orient
qui sont vendus aujourd’hui de façon
plus ou moins clandestine à Beyrouth
ou à Londres.

Ex-colonies
Et, chaque fois, la guerre finie et le
pilleur vaincu, réclamations et dissi-
mulations, arguments et arguties pro-
lifèrent, avec pour conséquence de re-
tarder longuement toute restitution.
Trois quarts de siècle après 1945, il y a
encore dans des musées de nombreux
pays – Etats-Unis, Suisse, France – des
œuvres qui furent volées durant l’Oc- En mai 1945, les soldats américains découvrent une collection de peintures flamandes et italiennes dans une cave de Königssee, près de Berchtesgaden (Alpes bavaroises),
cupation et dont les détenteurs ac- qui servait de quartier général à la Luftwaffe. Ces œuvres avaient été dérobées pour le compte d’Hermann Göring, l’un des dignitaires du régime nazi · Keystone-France
tuels se refusent à voir leurs titres de
propriété contestés. Le cas de la « col-
lection » Gurlitt, découverte à Munich,
en 2012, est emblématique : plus de
1 500 œuvres transmises à son fils, EN T RET IEN v Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art, déplore le manque de sensibilité
Cornelius, par le marchand Hilde-
brand Gurlitt, l’un des exécutants des de l’Occident vis-à-vis des pays qui réclament la restitution de leur patrimoine culturel. Elle
spoliations nazies.
Il existe des dispositions du droit in- préconise le dialogue avec les « perdants », tout en tenant compte de leurs intentions politiques
ternational : la convention de La Haye

MUSÉES MUTIQUES
de 1954 pour la protection du patri-
moine culturel en cas de conflit armé
et, en temps de paix, la convention
Unesco du 14 novembre 1970, la pre-
mière à réprimer le trafic illicite
d’œuvres d’art et à demander la resti-
tution du patrimoine culturel. Son
efficacité a été si réduite qu’il en a
fallu une deuxième pour exiger les
mêmes restitutions, la convention
Unidroit de 1995.
Mais ces textes n’ont été signés que
très lentement par les pays suscepti-

P
bles d’être mis en cause. Pire : leur ap- rofesseure d’histoire de l’art à l’Uni- militairement. Car les guerres ne sont qu’une On sait que Victor Hugo a dénoncé le sac
plication est ralentie ou empêchée, versité technique de Berlin, Béné- sous-catégorie. La dispersion de l’art africain du Palais d’été de Pékin et qu’en 1920 la
tantôt au nom du droit national – l’ina- dicte Savoy est titulaire de la chaire aux XIXe et XXe siècles ne résulte pas que de la revue « L’Esprit nouveau » se demandait
liénabilité des collections nationales d’histoire culturelle du patrimoine artistique guerre ou de la colonisation. Après la décolo- s’il fallait brûler le Louvre. A quand
en France en est le parfait exemple –, en Europe (XVIIIe-XXe siècles) au Collège de nisation, elle est due au marché de l’art. remontent les débats sur les restitutions ?
tantôt parce qu’il est aisé de mettre en France depuis 2016. Le premier grand texte sur les transloca-
doute la légitimité juridique des requé- Justement, peut-on mêler ces pratiques tions, en 70 av. J.-C., c’est la plaidoirie de Cicé-
rants, des décennies après le vol. Et, Les spoliations d’œuvres d’art sont-elles si différentes ? ron contre Verrès… Cicéron, jeune avocat, est
quand il n’y a plus d’autre argument systématiques durant les guerres ? Non. Surtout pas l’historien qui a le devoir de engagé par des villes de Sicile qu’un magis-
de droit, reste celui de l’universalité du A quand ce phénomène remonte-t-il ? rappeler que chaque contexte historique et trat Romain, utilisant la ruse et la richesse, a
patrimoine artistique, celui que Stend- On retrouve des traces d’appropriation du idéologique est différent. Mais il ne faut jamais dépouillées, s’emparant sculptures pour les
hal formulait jadis. patrimoine de l’autre dès l’Antiquité. Au oublier que la dépossession, que ce soit pour emporter à Rome. La question du juste prix à
Seul un esprit soupçonneux ferait VIIe siècle av. J.-C., le roi Assurbanipal se félicite un individu ou une nation, est toujours une payer, l’accès du public aux œuvres… Tous les
observer que cette universalité affi- d’avoir récupéré des statues prises mille six blessure, même s’il y a une temporalité de la débats actuels se trouvent dans ce texte.
chée est le privilège de peu de musées. cents ans plus tôt. Au XVIIe siècle, la guerre de douleur. On le voit dans le cadre des biens juifs. Ce n’est pas qu’une question nationale :
Principalement : le British Museum, le Trente Ans permet aux Suédois de s’emparer Il faut parfois qu’une génération nouvelle ait le après sa prise de position sur le sac du Palais
Louvre et le Metropolitan Museum de de très riches collections détenues à Prague. courage d’en parler. La Grèce, qui réclamait le d’été, Victor Hugo est devenu un héros natio-
New York. Et que ces établissements se Entre la guerre de Trente Ans et la Révolution retour de Londres des frises du Parthénon, a nal chinois. Cette blessure patrimoniale n’a
trouvent tous trois dans l’hémisphère française, il y a une sorte de consensus pour dû attendre d’avoir construit le plus beau mu- jamais été acceptée. En fait, il y a toujours un
Nord, de part et d’autre de l’Atlantique, ne pas toucher au patrimoine de l’autre, en sée archéologique d’Europe pour en récupérer lien entre les êtres humains et les œuvres
alors que les pays qui demandent res- temps de guerre. La Révolution française réac- une partie, privant le Royaume-Uni de son d’art. Les Russes expliquent qu’ils ont pris
titution – la Grèce pour les marbres du tive de façon systématique ce mode d’accu- principal argument pour ne pas les rendre. des œuvres aux Allemands en 1945, mais que
Parthénon, l’Egypte pour la pierre de mulation du capital culturel. Cela s’aggrave au c’est le prix du sang versé. Et il est impossible
Rosette, l’Afrique subsaharienne, XIXe siècle… Lors de votre conférence inaugurale au de parler des spoliations des biens juifs sans
l’Amérique centrale et latine – sont des Les termes mêmes sont problématiques. Le Collège de France, vous avez dit qu’il faut référence au génocide. L’œuvre d’art est uni-
pays du Sud, et, pour l’immense majo- mot de « spoliation » est plutôt réservé à l’ac- « envisager la question des musées que mais, à la différence de l’être humain,
rité d’entre eux, d’ex-colonies des caparement des biens juifs par les nazis. En comme un fait anthropologique et politi- elle est immortelle. Faire violence à une
puissances européennes. France, le vidage des collections d’Europe par que majeur ». Qu’entendez-vous par là ? œuvre d’art, c’est faire violence à son créa-
Ce qui pourrait faire penser que l’uni- Napoléon relève de la « conquête artistique » ! Les musées ne sont pas des lieux politique- teur, mais aussi aux générations qui s’en
versalité est une notion fort com- Le terme de « spoliation » parle du point de ment neutres. Bien au contraire. Ils tiennent sont nourries.
mode, à la disposition de ceux qui ont vue des victimes. Pas des vainqueurs. Je pro- un discours muet, porté par leur architecture
puissance et fortune. h pose le terme plus neutre de « translocation ». ou la mise en scène des œuvres. Il devient de Aujourd’hui, quels sont les principaux
P HIL IP P E DAGE N Non pour dépolitiser le débat, mais pour y plus en plus important d’expliquer aux visi- sujets de contentieux dans ce domaine ?
faire entrer toutes les catégories d’appropria- teurs dans quelle institution ils se trouvent et En Europe et aux Etats-Unis, la question de la
La semaine prochaine : le véganisme, tion d’œuvres d’art et du patrimoine aux dé- comment celle-ci est en mesure de présenter spoliation des biens juifs n’a pas le même
effet de mode ou lame de fond ? pens d’un plus faible, économiquement ou les œuvres qu’elle expose. degré de maturation dans tous les Etats. La
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v T RIBUN E

SPOLIATION :
UN CAS
CONCRET
PAR E M M ANUE L L E P O L ACK Comme il fallait s’y attendre,
ces enchères rencontrèrent un

U ne simple étiquette
apposée au revers
franc succès. Le produit dépen-
dant de la réalisation de la
d’un tableau découvert en vente fut remis à l’administra-
février 2012 à Munich va-t-elle, teur provisoire : l’instrument
enfin, permettre de faire toute de Vichy au service de la
la lumière sur l’une des princi- « déjudaïsation » de la France
pales ventes spoliatrices put ainsi s’emparer des liquidi-
« Femme nue étendue au bord de l’eau », du peintre allemand « dégénéré » Otto Mueller, est l’une des œuvres de la collection Gurlitt. Léguée
effectuées en France durant la tés générées par la vente de la
au Kunstmuseum de Berne, en 2014, elle est soupçonnée de contenir de nombreuses toiles volées par les nazis · Arnd Wiegmann/Reuters
seconde guerre mondiale, une collection Dorville.
vente au cours de laquelle quel- Le site Internet Rose-Valland,
que 450 œuvres, des Bonnard, mis en place par le ministère
Vallotton, Vuillard, Renoir, de la culture et de la commu-
Manet… ont été cédées ? nication à la fin des années
Parmi les 1 258 toiles décou- 1990, présente une mise en
vertes il y a cinq ans dans la liste des œuvres récupérées en
collection du fils d’Hildebrand Allemagne lors de l’immédiat
Gurlitt, marchand d’art proche après-guerre et renvoyées en
des milieux nazis, une éti- France afin qu’elles puissent,
quette collée au dos de Portrait le cas échéant, être restituées
de femme, une toile peinte à leur propriétaire d’origine
par Jean-Louis Forain en 1881, ou, à défaut, à ses ayants droit.
atteste que celle-ci faisait partie En interrogeant cette base
d’une vente aux enchères du sur le patronyme Dorville, on
« cabinet d’un amateur pari- y découvre une notice d’une
sien », qui avait eu lieu au Savoy étude au pastel d’Eugène
Palace de Nice du 24 au Delacroix, titrée Lionne au
27 juin 1942. Une simple recher- repos, estampillée REC 148 et
che permet d’identifier cet conservée à titre temporaire
« amateur parisien » : il s’agit au département des arts gra-
d’Armand Isaac Dorville (1875- phiques du Musée du Louvre,
1941), un avocat et homme dont le descriptif historique
politique, petit-fils de Léon mentionne bien clairement
Dorville, le président de l’œuvre une provenance Dorville.
philanthropique La Bienfai- Encore plus probant, la photo-
sance israélite. graphie représentant le revers
de l’œuvre montre l’étiquette
Vente colossale de la fameuse vente spoliatrice
A l’été 1941, traqué par les de Nice en juin 1942.
La pierre de Rosette, fragment de stèle gravée de l’Egypte antique qui a permis le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, ordonnances allemandes et les Le nom de Dorville n’est pas
au XIXe siècle, est conservée au British Museum, à Londres. L’Egypte en réclame la restitution · Palé/Andia lois de Vichy, Armand Dorville inconnu de la direction du
avait trouvé refuge à Cubjac en musée. En 1946, le Louvre
Dordogne, où il mourut en 1941. reçut deux tableaux (un
Les héritiers nus-propriétaires Delacroix et un Weenix) que,
de Dorville, de confession juive, en 1939, Armand Dorville lui
ne pouvaient entrer en posses- avait légués dans son testa-
France ne me paraît pas en avance. C’est dû au Deux arguments dominent : ces œuvres sont sion de la succession de leur ment, legs qui fut empêché
fait que ce sont les musées qui devraient ren- mieux préservées et plus visibles chez nous. frère et oncle. Un administra- sous l’Occupation. Soixante-
dre des œuvres et que l’ADN des conservateurs Ce qui n’est pas toujours vrai. teur provisoire désigné par le quinze ans après les faits, le
de musée est de conserver, pas de rendre. Il y a Commissariat général aux Louvre ne semble pas encore
un travail quasiment psychologique à faire. Y a-t-il une sortie possible par le haut ? questions juives se chargeait avoir établi de lien entre l’his-
L’Allemagne a mené ce travail douloureux, car D’abord, il faut en parler. Scientifiquement d’obtenir rapidement le règle- toire tragique de la famille de
la volonté politique y a été plus forte en raison et avec les « perdants ». Les musées de- ment de la succession en géné- ce généreux donateur et cette
du passé nazi… vraient être leaders sur le sujet. Malheureu- ral et de la collection d’art en autre œuvre de Delacroix dont
Pour les Allemands comme pour toute l’Eu- « La dépossession sement, par peur d’être dépossédés, ils lais- particulier. Il s’agissait d’organi- on sait, par sa présence sur la
rope de l’Est, ce qui reste en Russie depuis la sent d’autres institutions s’exprimer. On ser au plus vite une vente colos- base Rose-Valland, qu’elle avait
seconde guerre mondiale demeure un très
d’une œuvre, peut aussi réfléchir à des droits de garde par- sale et d’en assurer le succès. de grandes chances d’avoir été
grand débat. Et, évidemment, les Européens et pour un individu tagés. Pourquoi, par exemple, ne partage- Dans un souci de publicité, spoliée à une famille juive.
les Etats-Unis sont confrontés à la question rait-on pas avec l’Egypte les droits d’entrée une annonce paraissait bientôt Autre sujet d’étonnement : les
des œuvres d’art et des artefacts acquis pen- ou une nation, des musées qui présentent des œuvres égyp- dans La Gazette de l’Hôtel ayants droit d’Armand Isaac
dant une période coloniale. Tout ne s’est pas tiennes ? De même pourrait-on demander Drouot. La vente se fit à Nice, Dorville n’ont toujours pas pris
fait sous la violence. Les expéditions archéolo- est toujours aux Egyptiens s’ils sont d’accord pour qu’on une ville située en zone libre possession de ce Delacroix.
giques de la fin du XIXe siècle étaient très prête ces œuvres à un pays tiers. où résidaient sans doute moins Quant aux deux œuvres
« propres », mais cela n’empêche pas que ceux
une blessure, La France et l’Allemagne sont en train de de spécialistes des œuvres mais découvertes dans la collection
qui détenaient ces objets souffrent, deux même s’il y a réaliser un projet commun pour établir un davantage de riches acheteurs Gurlitt, elles sont toujours en
cents ans plus tard, de ne plus les avoir. répertoire des acteurs impliqués dans le potentiels. Répartie en Allemagne, toilettées pour être
Le moment est venu d’écouter ces douleurs, une temporalité marché de l’art à Paris sous l’Occupation. 450 lots, la vente compre- présentées à la délectation du
même s’il faut toujours se demander qui Pourquoi ne pas imaginer des projets inter- nait quatre toiles de Pierre public à la Bundeskunsthalle
réclame, à quel moment et avec quelles
de la douleur » nationaux sur la venue en Europe du patri- Bonnard, cinq de Thomas de Bonn, en novembre 2017, et
intentions politiques. Les demandes de resti-
tution sont toujours politiques. Actuelle- b moine africain aux XIXe et XXe siècles ? Pour-
quoi ne pas imaginer un Louvre ou un Mu-
Couture, sept de Félix Vallot-
ton, neuf d’Edouard Vuillard,
sans doute par la suite à Berne
(Suisse) et à Paris. Mais on
ment, les Chinois réclament la restitution de sée du quai Branly dans un pays africain ? Il deux d’Auguste Renoir et une ignore encore aujourd’hui
ce qui a été pillé durant le sac du Palais d’été, importe de comprendre qu’il y a une multi- aquarelle d’Edouard Manet. ce que sont devenus la quasi-
mais des dissidents comme Ai Weiwei repro- plicité de points de vue, y compris dans les En vente également, 95 aqua- totalité des lots vendus à Nice
chent aux autorités d’évoquer ce sujet pour pays « perdants », mais on ne peut que dé- relles de Constantin Guys et même si les ayants droit
détourner les Chinois des vrais problèmes et plorer la faible sensibilité à l’égard des récla- et 34 peintures, aquarelles d’Armand Isaac Dorville en
estiment que les œuvres d’art ont été créées mations. Ignorer les demandes ou y répon- et gouaches de Jean-Louis connaissent l’existence. h
pour circuler. dre de façon aussi peu sensible que la France Forain, ainsi que des œuvres
l’a récemment fait au Bénin ne sera plus pos- d’Eugène Delacroix. A cela Emmanuelle Polack est
Comment les pays occidentaux sible très longtemps. h s’ajoutaient des cires origina- historienne de l’art, chargée
justifient-ils la non-restitution P RO P OS R E CUE I L L I S PAR les, des bronzes et des terres de mission à l’Institut national
des objets spoliés ? F R É DÉ R I C L E M AÎ T R E cuites de Carpeaux, Rodin, etc. d’histoire de l’art (INHA).
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L’ART, BU TIN DE GU E R R E

UNE QUESTION DE DIGNITÉ


EN T RET IEN v Lionel Zinsou, ex-premier ministre
du Bénin, s’exprime sur la nécessité de rendre
à l’Afrique les œuvres qui font son identité

A Cotonou, pourtant, les expositions humanité qui ont été commis et à quelle
historiques connaissent des records échelle ils l’ont été.
d’affluence… Un seul exemple : la loi interdisant le
Nous avons eu plusieurs fois l’occasion travail forcé en Afrique-Occidentale fran-
de le vérifier à la Fondation de Cotonou. çaise n’a été votée par le Parlement français
Ces records d’affluence sont liés pour la que le 11 avril 1946, à l’instigation du futur

L ionel Zinsou, homme politique et


financier franco-béninois, a créé,
plupart à des expositions à caractère
historique. Quand, en 2006, les regalia
président ivoirien Félix Houphouët-Boigny.
En 1946, pas au XIXe siècle ou dans l’entre-
en 2005, une fondation à Cotonou puis, de Béhanzin ont été présentés, l’affluence deux-guerres sous la IIIe République…
en 2013, le premier musée consacré à l’art a été prodigieuse : 360 000 visiteurs Or le travail forcé, c’est presque pire en-
contemporain africain, à Ouidah. en trois mois. Je vous laisse le soin core que l’esclavage, car le colon n’a même
de calculer l’afflux quotidien. Les trois pas à s’occuper des familles et des enfants
Il y a moins d’un an, l’actuel président derniers jours, c’était encore plus fou : des travailleurs, comme l’esclavage l’y
de la République du Bénin a demandé plus de 10 000 entrées par jour. C’était contraint. Là, c’est plus simple, on asservit
aux autorités françaises le rapatrie- si considérable que les chiffres que nous les hommes dont on a besoin et c’est tout.
ment de sculptures prises en 1892 annoncions n’étaient pas crus. Combien en sont morts ? Il y a eu des
lors du sac du palais royal d’Abomey. A tel point que Stéphane Martin, direc- dizaines de milliers de cadavres le long des
Une fin de non-recevoir lui a été teur du Musée du quai Branly, est venu voies ferrées en construction – et pas seule-
opposée. Quelle est votre position voir par lui-même. Et il a vu qu’il nous ment au Congo belge. Et cela jusqu’en 1946
sur cette question ? était impossible de fermer les salles avant – après la seconde guerre mondiale. Faut-il
Il faut d’abord préciser ce que sont ces minuit tant il y avait de monde – un aussi rappeler le massacre de Sétif, en
œuvres : les trônes des rois Guézo, Glélé public vraiment populaire, de toutes Algérie, en mai 1945 ? La répression de
et Béhanzin, les statues anthropomor- classes sociales, de tous milieux. Avec des l’insurrection à Madagascar en 1947 et ses
phes et symboliques les représentant, les réactions d’une intensité extrême : j’ai milliers de morts ? Celle de la révolte anti-
regalia du roi Béhanzin, issues de com- vu des gens qui se mettaient à trembler colonialiste en Côte d’Ivoire en 1949 ?
mandes royales. Ces œuvres ont un as- ou à pleurer devant le trône de Béhanzin. Ce sont des événements encore proches
pect rituel et leur puissance est liée à leur – et dont il est rare d’entendre parler en
qualité esthétique : elles sont au point de Comment expliquer l’intensité France. C’est de tout cela qu’il faut se libé-
convergence de la beauté et du pouvoir. de ces réactions ? rer aujourd’hui : pour être respecté dans
Leur force symbolique ne fait donc pas Il y a évidemment la raison à laquelle tous les ordres de l’activité humaine. En
plus de doute que le fait que ces objets chacun pense : voir enfin par soi-même finir avec cette histoire en obtenant le
ont été pillés. ces objets chargés d’une telle histoire. retour des œuvres. Retrouver tout ce qui
La France ne conteste pas ce point : ils Mais on ne doit pas négliger que le peut exprimer la fierté du passé.
sont entrés en sa possession par le don dialogue avec les ancêtres demeure très
du général Alfred Dodds, qui a conquis intense aujourd’hui en Afrique. Le rapport C’est une revendication de plus en plus
le Dahomey pour la France à la fin du avec le passé y est différent de ce qu’il est forte sur tout le continent africain ?
XIXe siècle. Ils sont aujourd’hui conservés ailleurs, en Europe par exemple. Les Naturellement. Avec des attitudes diffé-
au Musée du quai Branly, à Paris. ancêtres donnent des conseils, sur toutes rentes selon les pays, mais pour les mê-
La demande de restitution est en effet sortes de questions, des plus ordinaires mes raisons historiques. Ce mouvement
une initiative du président de la Républi- aux plus graves. Les ancêtres n’appartien- très profond ne peut pas être pleinement
que du Bénin, le 26 août 2016, relayée par nent pas au passé mais au présent. compris s’il est séparé d’un autre senti-
un courrier entre ministres des affaires ment tout aussi profond, la fierté liée
étrangères – avec la réponse que l’on sait Et le passé a été tragique… aux progrès technologiques récemment
de Jean-Marc Ayrault le 12 décem- Il a été glorieux, puis tragique. Ces objets accomplis sur le continent. De sa capacité
bre 2016 : « Conformément à la législation de pouvoir, à la fois par leur signification à innover et à se développer, l’Afrique tire
en vigueur, ils sont soumis aux principes et par leur élaboration artistique, ren- aujourd’hui une fierté qui lui permet de
d’inaliénabilité, d’imprescriptibilité et voient au passé précolonial : à un temps retrouver enfin l’estime d’elle-même, celle
d’insaisissabilité. En conséquence, leur où nous étions l’un des royaumes les plus dont l’esclavage et la colonisation l’ont pri-
restitution n’est pas possible. » sophistiqués de l’époque. Y revenir, c’est vée durant des siècles. C’est une question
Conservée au Musée du quai Branly, cette Est-il pensable d’en rester là, à une refermer la parenthèse de l’esclavage, de dignité, après tant de traumas, de dénis
statue anthropo-zoomorphe d’un homme- réponse d’ordre exclusivement juridi- de l’évangélisation, de tout ce système et de silences. Les deux phénomènes sont
requin (vers 1890) représenterait
que ? Je ne le pense pas. La puissance imposé par les puissances européennes. indissociables entre eux et indissociables
le dernier roi du royaume du Dahomey,
aujourd’hui la République du Bénin,
de la demande ne doit pas être sous- L’Afrique a connu la première forme de de la reformation du continent. Bien au-
qui en réclame la restitution · Sossa Dede estimée. La nécessité de faire revenir en mondialisation de l’histoire : la traite des delà des péripéties actuelles, ils doivent
Afrique le plus possible de ce qui fait son Noirs en Afrique et aux Amériques et être compris dans cette longue histoire… h
identité est profondément ressentie par l’abominable humiliation qu’elle a été. P RO P OS R E CUE I L L IS PAR
les populations. On ne peut oublier les crimes de lèse- P H I L I P P E DAGE N

LA DOCUMENTA RÉUNIT LES travail qui retient le plus les visiteurs,


qui prennent le temps de lire ses
textes. Maria Eichhorn consacre une
Quelques pas encore et c’est l’instal-
lation de l’artiste congolais Sammy
Baloji. Elle rassemble des tissages
le Projet Picasso, du Français Raphaël
Denis : une accumulation de toiles
uniformément noires, une œuvre

PILLAGES COLONIAUX ET NAZIS part majeure à l’affaire Gurlitt, dont


le retentissement en Allemagne est
très fort depuis la découverte de
cet ensemble de plus d’un millier
luxueux pris en Angola et au Congo
par conquérants et colons, de force ou
par des échanges inégaux. Ils appar-
tiennent aujourd’hui à des musées
sur laquelle était inscrit Vernichtet
(« détruit ») au pied du Portrait de
Madame Paul Rosenberg et sa fille par
Picasso, lequel Paul Rosenberg perdit

A chaque édition, la Documenta


de Cassel (Allemagne), qui se
trace des trafics d’œuvres d’art volées
par les nazis dans les collections
d’œuvres transmises à son fils
Cornelius par Hildebrand Gurlitt, mar-
européens, Copenhague ou Bruxelles,
comme tant d’autres œuvres africai-
l’essentiel de ses biens en 1940 :
Monet, Matisse, Picasso, Braque,
tient tous les cinq ans, révèle quel- juives françaises de 1940 à 1944. chand qui tira parti des spoliations nes, dont les bronzes pillés du Nigeria Léger, etc. Denis a réalisé plusieurs
ques ensembles à très haute teneur A la Libération, son rôle dans l’identi- nazies pour se constituer ce trésor. et du Bénin – dont trois sont présen- expositions sur le même principe.
politique. Cette année, le principal fication et le retour des biens volés tés, à titre symbolique. L’évolution est parallèle côté Afri-
et le plus vaste est celui qu’a conçu a été capital. Pour autant, il n’a été Mémoire Ainsi se trouvent réunies l’histoire que. Chéri Samba, Pascal Marthine
l’artiste allemande Maria Eichhorn. reconnu qu’assez récemment, pour A quelques pas de là, une salle est des pillages coloniaux et celle des Tayou, Romuald Hazoumé, Meschac
Plusieurs salles sont occupées par des une raison simple : la lenteur volon- consacrée à une autre Gurlitt, pillages nazis, dans une manifesta- Gaba, Alexis Peskine : autant d’artis-
bibliothèques, des documents agran- taire des musées français à admettre Cornelia, sœur de Cornelius, morte tion d’art actuel. Il y a vingt ans, on tes dont les travaux – toiles, vidéos,
dis aux dimensions des murs, des qu’ils conservent des œuvres qui en 1919, à 29 ans. Artiste, elle était commençait à peine à en parler et, sculptures, installations – ne se
vitrines saturées de courriers officiels n’ont été rendues à personne, faute proche, par son style, de George Grosz désormais, des artistes s’emparent comprennent pas en dehors de
et de photographies. d’avoir cherché à identifier proprié- et Otto Dix, deux « dégénérés », selon de ces sujets, plaçant le public face la mémoire du pillage colonial et de
L’installation se nomme Rose taires ou héritiers. le IIIe Reich. Son père et son frère ont à des faits, des dates, des preuves. la récupération des arts africains par
Valland Institute, du nom de cette On peut en témoigner pour l’avoir possédé des œuvres de ces deux Avant le Rose Valland Institute, le les avant-gardes occidentales. h
femme qui, au Jeu de paume, garda la vu : le Rose Valland Institute est le artistes et en savaient le prix. Musée Picasso avait accueilli en 2015 P H . D.
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GR A N D ES UTOP IES 5| 6

Les cités idéales inventées entre le XVIe et le XIXe siècle ont nourri de nouveaux
imaginaires politiques. Qu’en reste-t-il ? Cette semaine, le phalanstère
de Charles Fourier, lieu de vie communautaire conçu au début du XIXe siècle

ORDRE ET BEAUTÉ
C
eci n’est pas une utopie. »
Voici comment le socialiste Gilbert Garcin est né
Charles Fourier aurait pu à La Ciotat (Bouches-
légender le dessin de son phalanstère, du-Rhône) en 1929.
un projet d’habitat communautaire Il vit et travaille
dont on trouve des esquisses dans à Marseille. C’est
plusieurs de ses livres. Il a banni ce à l’âge de la retraite
mot, hérité de L’Utopie de Thomas qu’il découvre
More, de son vocabulaire. « C’est le rêve le photomontage
du bien sans moyen d’exécution, sans en noir et blanc,
méthode efficace », affirme-t-il. où il se met en scène,
Pour lui, les « faiseurs d’utopies », jouant avec les
comme il les appelle, ne produisent codes artistiques
que des chimères irréalisables. Charles et l’autodérision.
Fourier qualifie ainsi de « sottises dog- La Galerie
matiques » Les Aventures de Téléma- Montesquieu, à Agen,
que, un roman de Fénelon publié lui consacrera
en 1699 qui vantait la vie frugale et une exposition
heureuse des habitants de la Bétique, du 23 septembre
un pays isolé. au 15 octobre, dans le
Un océan sépare les deux hommes : cadre des 6es Rendez-
la Révolution française. Charles Fou- vous photographiques
rier, qui a 17 ans en 1789, ne rêve pas d’Agen.
d’un monde meilleur : il aspire à trans-
former la société ici et maintenant.
Avec l’industrialisation, affirme-t-il,
les classes laborieuses s’appauvris-
sent, alors que les intermédiaires du
monde du négoce s’enrichissent. « Le Dernier Miracle » (2002), de Gilbert Garcin · Gilbert Garcin/Galerie Camera Obscura
Cet homme qui a grandi dans une fa-
mille de commerçants a été choqué,
enfant, par l’immoralité de cette pro-
fession. Et cette impression négative a En ce début de XIXe siècle, le projet s’écarte des doctrines majoritaires de peut-être tant mieux. « Les sociétaires stricte entre hommes et femmes.
été confortée par une expérience plus de Fourier pose les bases du mouve- son temps, résume Florent Perrier, s’appellent “colons” entre eux. Un ana- Pour l’intellectuel libertaire homo-
tardive : en 1799, commis d’une mai- ment coopératif naissant. Qu’ils maître de conférences en esthétique chronisme qui donne le sentiment sexuel Daniel Guérin, auteur d’un re-
son de commerce de Marseille, il voit soient trois cents ou mille cinq cents, et théorie de l’art à l’université de d’une bourgeoisie occupée à se trans- cueil de textes intitulé Vers la liberté
une cargaison de grains jetée à la mer tous les sociétaires sont des copro- Rennes-II. Il dit même qu’il est le “pro- mettre des parts de propriété », af- en amour (Gallimard, 1975), Fourier a
parce qu’à force de spéculer sur les prix, priétaires qui détiennent des actions, phète postcurseur” par rapport au firme Florent Perrier. ouvert la voie à la révolution sexuelle.
ses propriétaires l’ont laissée pourrir. lesquelles peuvent leur être rembour- Christ, mais c’est évidemment un dé- Au XIXe siècle, le fouriérisme essaime
sées s’ils le souhaitent « au prix du tour qui lui permet de faire passer des en Europe, mais c’est aux Etats-Unis Traces de l’utopie fouriériste
Luxe et plaisir dernier inventaire ». En cas de fléau idées radicales sous un côté délirant. » qu’il rencontre le plus de succès. Entre Aujourd’hui, on trouve des traces de
Ce « renversement de l’ordre naturel » le mettant en péril les récoltes, la com- Charles Fourier se distingue ainsi des 1840 et 1860, des disciples de Fourier y l’utopie fouriériste dans le mouve-
pousse à réfléchir. Charles Fourier se munauté et la région se portent premiers utopistes qui condamnaient lancent plus de vingt expériences ment des SCOP (sociétés coopératives
met en quête d’une alternative au garantes d’un revenu minimum que autant l’argent que la propriété : à ses communautaires, dont la durée de vie et participatives) comme dans le mo-
monde qui l’entoure crédible et, quoi chacun est assuré de recevoir. dèle du kibboutz en Israël ou les expé-
qu’il en dise, utopique. « Dans le cours Dans le phalanstère de Charles Fou- riences locales qui surgissent ici ou là.
de cette Notice, je peindrai des coutu- rier, les désirs priment. Le travail n’est Au progrès fondé sur la raison, « Les jardins collectifs ou les habitats
mes si étrangères aux nôtres, que le lec- pas subi mais choisi, la gourmandise partagés qui cherchent à élaborer de
teur demandera d’abord si je décris les
usages de quelque planète inconnue »,
est source de sagesse et l’amour ci-
mente les relations sociales. Contre la
Charles Fourier préfère l’équilibre nouveaux types de gouvernance, dans
lesquels chaque individu est représenté,
prévient-il dans Théorie de l’unité uni-
verselle (1822). Dans sa quête d’une
monotonie du mariage, Fourier vante
les bienfaits d’une sexualité libérée
des passions. A l’égalité, la diversité en sont les héritiers indirects », estime
Nathalie Brémand. L’historien Fran-
harmonie universelle, il imagine un
lieu de vie lié à des activités agricoles
autant pour les hommes que pour les
femmes : la femme peut avoir à la fois b çois Jarrige établit une filiation indi-
recte entre l’esprit de Fourier et celui
– le phalanstère – qui a vocation à de- un époux dont elle a deux enfants, un yeux, le système coopératif du pha- dépasse rarement trois ans. D’autres des « zones à défendre » (ZAD) comme
venir un laboratoire social. Ce concept géniteur dont elle n’a qu’un enfant, lanstère démontre les avantages de cherchent sans succès à créer des pha- Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlan-
d’habitation dont le nom est une con- un favori qui a vécu avec elle et « l’esprit de propriété ». « Un des res- lanstères pour enfants trouvés. « Fou- tique). « Elles relèvent d’une conception
traction de phalange et de monastère conserve ce titre, ainsi que de multi- sorts les plus puissants pour concilier rier pensait que les petits n’étant pas cor- libertaire. L’imaginaire des zadistes
prend le contre-pied des théories en ples « possesseurs » qui ne sont rien le pauvre et le riche, c’est l’esprit de pro- rompus, il était plus facile de les former s’inspire des communautés anarchis-
vogue. Au progrès fondé sur la raison, devant la loi. priété sociétaire ou composée, écrit-il à la nouvelle société », explique Natha- tes de la fin du XIXe siècle qui s’ins-
il préfère l’équilibre des passions. A Connaissant le personnage, cette dans Théorie de l’unité universelle. Le lie Brémand, docteure en histoire et crivaient dans une filiation avec le
l’égalité, la diversité. défense de la jouissance reste une pauvre, en Harmonie, ne possédât-il chercheuse associée de l’université de phalanstère fouriériste. »
En « Harmonie », lieu de vie idéal, énigme : Charles Fourier était un céli- qu’une parcelle d’action, qu’un ving- Poitiers. Dès les années 1840, à une Les pédagogies alternatives de type
certains sont pauvres et d’autres ri- bataire bougon et bourré de manies, tième, est propriétaire du canton époque où beaucoup d’enfants ne vont Freinet ou Montessori lui doivent éga-
ches, tout le monde n’a pas les mêmes connu pour connaître par cœur les entier, en participation. » pas à l’école, des polytechniciens, des lement beaucoup. « Charles Fourier est
goûts, les costumes sont brillants et dimensions de chaque monument médecins et des philanthropes s’impli- à l’origine de l’“éducation intégrale” qui
variés, les appartements loués à des parisien. « Dans ses promenades, on le Expériences communautaires quent dans la création de crèches inspi- visait à développer toutes les facultés
prix différents… Pas de rejet de l’ar- trouvait occupé parfois à mesurer, A la fin de sa vie, Charles Fourier rées par Fourier. des enfants et plus seulement à les
gent, ni d’uniforme austère ni de fru- avec sa canne métrique ou pas, telle cherche des mécènes pour mettre Après une longue éclipse, le fourié- instruire. Il préconisait notamment
galité volontaire – bien au contraire : ou telle façade d’un édifice, tel ou tel son projet en pratique. Un ancien risme rejaillit en mai 1968. Certains d’utiliser le jeu », poursuit Nathalie
c’est une société fondée sur le luxe et côté d’une place, d’un jardin public, médecin, député de Seine-et-Oise, voient en lui le père fondateur des Brémand. Finalement, la vraie posté-
le plaisir. Le confort est si important etc. », raconte le fouriériste Charles répond à l’appel de fonds et propose mouvements de libération sexuelle : rité de Fourier n’est pas à chercher
que les rues ont été remplacées par Pellarin en 1842. un lieu, près de Rambouillet. En 1833, on redécouvre sa radicalité en matière dans le phalanstère de Condé-sur-
des galeries couvertes afin que per- A l’évidence, cette utopie est l’œuvre le premier phalanstère, à Condé-sur- de mœurs grâce à un ouvrage pos- Vesgre, mais du côté d’un imaginaire
sonne ne prenne froid l’hiver. Appar- d’un original. Fourier, qui se présente Vesgre, est créé mais Fourier se retire thume, Le Nouveau Monde amoureux, politique qui continue d’infuser. h
tements privés, réfectoires, salles de comme « illettré », c’est-à-dire autodi- très vite du projet, qui tombe à l’eau qui n’est publié in extenso qu’en 1967 M AR I O N RO USSE T
bal et de réunion, bibliothèques, ate- dacte, ne se veut l’héritier de per- trois ans plus tard. Mort en 1837, le – sans doute parce que ses disciples
liers et greniers sont reliés entre eux sonne et affirme n’être membre penseur ne connaîtra pas cette com- étaient choqués par ses positions. La semaine prochaine : « Voyage en
par des souterrains ou des couloirs d’aucune famille de pensée. « Il doute munauté, finalement relancée et Dans ce texte, l’auteur pourfend la Icarie », un essai d’Etienne Cabet
élevés sur colonnes. de tout ce qui a été écrit avant lui et toujours active aujourd’hui. Et c’est monogamie et défend une égalité publié en 1840.
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LA V ÉRIT É SI JE M EN S 5| 6

Comment affronte-t-on la vérité dans l’exercice de son métier ?


Nous avons demandé à six personnalités d’y réfléchir.
Cette semaine, le psychanalyste Sylvain Missonnier

LES ENFANTS
DE L’INCONSCIENT
PAR SYLVAI N M ISSO NNIE R lieutenant-colonel d’artillerie B. H. M., Albin Mi- de chacun, elle est l’héritière de la pensée nyme de sperme. Six ans plus tard, il s’engage
chel, 1930]. Avec le recul, je crois aujourd’hui magique toute-puissante des temps originai- avec moi dans une psychanalyse. Il s’inter-

P
our le psychanalyste que je suis, le que cet ouvrage condensait dans mon esprit res, dont les désirs, les fantasmes, les rêves, les roge : qui est son vrai père ? Celui, inconnu, qui
chemin inédit pour faire affleurer d’enfant les premières composantes réelle- lapsus et les jeux de mots sont les ambassa- a donné les « petites graines », ou celui avec qui
sa vérité inconsciente est celui de ment tangibles du travail de vérité : de redou- deurs au quotidien. il vit et qu’il aime et déteste à la fois ? Et plus
la règle fondamentale de l’association libre. tables souffrances traumatiques endurées Le père de la psychanalyse envisageait au encore : pourquoi ses parents lui ont-ils caché
Je vais me prêter au jeu, en espérant stimuler autrefois et encore actives ; une volonté farou- départ la cure comme une archéologie : grâce la « vérité » pendant seize ans ? M. F. explore les
les propres associations du lecteur. che d’en comprendre après-coup le sens ; la à ses interprétations, le patient en analyse mille et une pistes de son histoire, mais aussi
Tout commence avec le film en noir et blanc nécessité d’un récit affectueusement partagé. Sylvain Missonnier, accédait à la vérité historique d’un événement de ce qu’il a vraisemblablement perçu et fan-
de Benjamin Christensen, La Sorcellerie à tra- Quand mon grand-père m’expliquait sa membre de traumatique refoulé, se libérant ainsi de sa tasmé, enfant, de ce secret de Polichinelle, l’in-
vers les âges (1922). L’éducation religieuse que guerre de 14-18, c’était bien « sa vérité » qu’il la Société répétition névrotique. Quelques décennies et tégrant dans son roman familial de l’époque.
j’ai reçue proposait son comptant d’allé- me transmettait alors, à laquelle je croyais car psychanalytique de querelles internes plus tard, cette attention
geance à la « Vérité » lumineuse et prête à por- je l’aimais. Paris, est professeur pour l’histoire objective a perdu son mono- Mise en sens
ter. Pour l’adolescent que j’étais, ce film fut de psychologie pole : une attention plus grande est en revan- Dans le cadre d’une réflexion sur la vérité, il
une prise de conscience décisive : la « Vérité » Spinoza, le « désenvoûteur » clinique à che accordée à l’élaboration de la vérité sub- est savoureux de préciser que, par souci déon-
religieuse dogmatique, fer de lance inquisi- Pendant mes études de philosophie à la Sor- l’université Paris- jective du patient, même en l’absence de tologique, ces deux « vignettes cliniques »
teur du pouvoir terrestre, est une stratégie bonne, Spinoza prit le relais de mon grand- Descartes-Sorbonne recouvrement d’un souvenir. Ce qui prévaut, sont fictives – même si elles s’enracinent au
implacablement destructrice des vérités indi- père. Avec son statut de paria dans sa propre Paris Cité. Il y dirige c’est la construction d’un scénario doté d’un plus vrai de mon expérience. Elles illustrent
viduelles animistes. communauté, il reste, après-coup, le désen- le laboratoire certain degré de certitude et de cohérence. en tout cas combien acquérir sa vérité sur les
Un souvenir de diablotin résonne ensuite : voûteur de la « Vérité » le plus inspirant : il de psychologie Au-delà de l’histoire réelle, les mythes de la conflits inconscients impose un sérieux tra-
c’est l’été, je suis seul dans une tente à proxi- défend contre l’autorité des théologiens que clinique, réalité psychique apparaissent en filigrane. vail de décryptage, et de mise en sens d’inévi-
mité de la maison familiale et j’écoute sur l’Ecriture ne doit pas être considérée a priori psychopathologie, Mais il ne s’agit pas d’une navigation solitaire : tables énigmes.
mon fidèle tourne-disque portatif la chanson comme « divine vérité ». Elle ne peut être psychanalyse. cette co-construction est le fruit de la réso- Dans la nouvelle « Le scarabée d’or » [1843],
de Guy Béart La Vérité. C’est très culpabilisant, selon lui objet d’adhésion qu’à l’issue d’un nance croisée de la réalité psychique associa- d’Edgar Poe, ce n’est qu’après une longue
et radical : « Le premier qui dit la vérité, il doit examen critique de la raison, une observation tive du patient et de celle de l’analyste. période d’obsession pour le mystérieux in-
être exécuté ! » Mais le message de la chanson philosophique rigoureuse permettant d’en Quelques exemples cliniques, pour mieux secte que le mélancolique William Legrand
est aussi très désirable pour le petit garçon extraire non pas la « Vérité », mais un sens, comprendre. A la maternité, je rencontre part à la recherche du trésor enfoui du capi-
que je suis, en quête d’identifications légiti- historiquement déterminé. Mon identifica- Mme T. Elle m’est adressée par une échogra- taine Kidd. La mise en œuvre de ce processus
mant ses ambitions omnipotentes et trans- tion au philosophe hollandais dura un temps. phiste qui me raconte combien cette jeune de transformation est entièrement dépen-
gressives. Car au fil des couplets, le journaliste, Avant d’être remplacé par celle, plus durable, femme l’a fortement surprise. A l’issue de sa dante du dévouement crédule de l’esclave
le poète, le fils de Dieu et le chanteur gagnent qui m’attacha à Sigmund Freud – celui qui première échographie « normale », Mme T., en affranchi Jupiter, et de la mise en récit loyale
un enviable statut de héros en clamant une avait révélé la sexualité infantile à la commu- effet, lui a affirmé être convaincue que son du narrateur sans nom de la nouvelle.
vérité scandaleuse. C’est dans cette configura- nauté scientifique viennoise scandalisée. « enfant » présentait véritablement une ano- Mais ce n’est qu’une fois le trésor découvert
tion paradoxale qu’émerge ma première Pour Descartes, « les rêveries que nous imagi- malie qui lui avait échappé, et qu’il fallait par le trio que le rôle central de sa folle obses-
conception de la vérité : la formuler est crucial nons étant endormies ne doivent aucunement recommencer l’examen. Interloquée par tant sion pour le scarabée d’or et son lien intime
pour s’affirmer ; mais si elle est jugée déso- nous faire douter de la vérité des pensées que de certitude, l’échographiste s’est exécutée… avec le trésor sont rétrospectivement démys-
béissante en regard de la « Vérité » au pouvoir, nous avons étant éveillés ». Pour Freud, c’est sans rien trouver de plus. tifiés par Legrand : ils n’étaient, dit-il, que su-
le prix à payer est redoutable, au point d’y per- tout l’inverse : dans L’Interprétation des rêves Le même scénario se reproduit lors d’une percheries pour mobiliser Jupiter et le narra-
dre son idéalisation de la justice des hommes [1899], il montre que la voie royale pour inter- deuxième rencontre. Mme T., me précise teur à partager son désir de conduire l’expédi-
et parfois même sa vie. préter ce précieux matériel est celle de l’envers l’échographiste, n’a pourtant rien d’une tion. De même, ce n’est qu’à ce moment-là que
A cette même époque, mon grand-père du décor, du secret, du refoulé, et d’un désir femme présentant des troubles psychiatri- Legrand reconnaît sa dette à l’égard de l’inter-
paternel me racontait avec passion sa sexuel enfin reconnu à sa juste ambition – ce ques, et a des responsabilités importantes prétation dérangeante du narrateur, qui proje-
« Grande Guerre ». Sur le champ de bataille, il qui confirmait officiellement l’inquiétante et dans une grande entreprise. A la fin de la tait une tête de mort sur le plan d’accès au tré-
était sapeur télégraphiste. Il possédait de fascinante hubris (« démesure » en grec) qui deuxième rencontre, elle négocie avec la fu- sor là où lui voyait obstinément un scarabée.
nombreux livres sur la première guerre mon- m’animait alors. ture mère un rendez-vous avec moi. Quelques Passer d’une réalité psychique « ferroviaire »,
diale avec des annotations manuscrites dans Cette autre scène, pour les psychanalystes consultations thérapeutiques avant la nais- où tout est interprété aveuglément à travers le
la marge. Le titre d’un livre surgit de ma qui se sont succédé depuis Freud, c’est la « réa- sance révéleront que Mme T., sur le fond, était prisme unilatéral de sa névrose, au chantier
mémoire : La Vérité sur la guerre 1914-1918 [du lité psychique ». Enracinée dans l’inconscient dans le vrai : l’anomalie existait bien. Sauf infini d’une tentative partagée de mise en
qu’elle ne concernait pas l’enfant à naître, sens – souvent scandaleuse – des illusions de
mais un conflit générationnel survenu dans sa propre vérité, voilà typiquement la dyna-
« Au-delà de l’histoire réelle, sa famille et refoulé, que la grossesse avait
amplifié à l’avant-scène. Mme T. avait incons-
mique attendue d’une rencontre psychanaly-
tique. Pour le meilleur et pour le pire, les véri-
ciemment suivi la voie de la vérité médicale tés, comme les désirs, sont des enfants de l’in-
les mythes de la réalité psychique pour accéder à celle de sa réalité psychique. conscient. Ces vérités subjectives constituent
Autre exemple : M. F. a 24 ans. A 16 ans, ses pa- le trésor de la psychanalyse. h
apparaissent en filigrane » rents lui ont révélé que son père n’était pas
son géniteur biologique, et qu’il y a eu pro- La semaine prochaine : le photoreporter
b création médicalement assistée avec don ano- Gilles Peress
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OBJET S D E COM PAGN IE 5| 6

LA PEAU CONNECTÉE
Interactifs, parfois doués de parole, les objets intelligents proposent ainsi fait implanter, à l’Institut techno-
logique de Californie (Pasadena), une
de nous assister, de nous éduquer ou de peupler notre solitude. neuroprothèse dans le cortex pariétal
postérieur, la zone cérébrale impli-
Cette semaine, voici Embrace, le bracelet qui détecte le stress quée dans l’intentionnalité et le mou-
vement : en concentrant sa pensée, il a
pu ainsi actionner un bras artificiel,
s’emparer d’objets et boire une bière.

« Perfectionner » l’être humain


Le mouvement des « biohackers »,

N
otre peau en dit beaucoup adepte des thèses transhumanistes
sur nous. Elle est le seul selon lesquelles l’homme peut être
organe de notre corps à être perfectionné et son évolution contrô-
innervé par notre système nerveux lée, cherche à accélérer l’innovation
sympathique, celui qui nous prépare à dans ce domaine. Sans autorisation lé-
l’action. C’est lui qui, au moment d’agir, gale, il mène des expériences asso-
déclenche une sécrétion d’adrénaline, ciant électronique miniaturisée, bio-
accélère le rythme cardiaque, aug- logie et ingénierie génétique.
mente la pression artérielle, stimule la L’un de ces biohackers, l’Américain
production de sueur, dilate les pupilles, Amal Graafstra, s’est fait greffer,
ou encore stimule l’éjaculation. C’est en 2005, deux puces RFID pour intera-
encore lui qui, dans des situations d’ac- gir avec son environnement électroni-
tion intense, renforce les facteurs d’ex- que. Et le Suédois Hannes Sjöblad vit
citation émotionnelle et de stress. depuis 2014 avec une puce Near Field
Notre peau, ou plutôt son activité Communication (NFC, ou communi-
« électrodermique », en témoigne. cation en champ proche) dans la main.
On comprend alors pourquoi des Quant à l’entreprise britannique
chercheurs en électronique portable, Cyborg Nest, elle propose depuis 2016
associés à des médecins, ont travaillé à de vous implanter pour 350 dollars
fabriquer des capteurs capables d’enre- (297 euros) une boussole miniature,
gistrer les réactions de notre peau : ils North Sense : elle vibre quand celui qui
cherchaient un moyen d’analyser sur la porte fait face au nord magnétique.
le derme même les activités du sys- Jusqu’où pourra-t-on mécaniser et
tème sympathique. C’est ainsi « perfectionner » l’être humain sans le
qu’en 2007, l’équipe de Rosalind Picard, mettre en danger, ou remettre en
professeur d’arts des médias et scien- cause son intégrité ? Car les risques
ces au Massachusetts Institute of Tech- sont grands. A commencer par les me-
nology (Cambridge), a mis au point un naces techniques, telle une cyberatta-
détecteur dermique sensible à la mon- que. Pour le démontrer, le hacker néo-
tée du stress. Elle l’a ensuite amélioré zélandais Barnaby Jack est parvenu,
en travaillant à l’hôpital de Boston en 2012, à pirater à distance un pace-
auprès d’enfants autistes en proie à des maker, et à lui envoyer plusieurs dé-
crises de panique, et a conçu, en 2009, charges de 830 volts. La même année,
un premier bracelet « détecteur d’émo- la société d’antivirus Bitefender a
tions » au sein de sa start-up, Affectiva. publié un rapport alertant sur la possi-
bilité de cyberattaques sur les trans-
Système d’alerte missions sans fil des défibrillateurs et
S’appuyant sur ces travaux, la société sur les pompes à insuline.
italienne Empatica commercialisait, Lors du colloque « Critique de la raison
en 2015, le bracelet-montre Embrace. transhumaniste » qui s’est tenu en mai
Sa principale fonction est de repérer à Paris, la neurochirurgienne Anne-
les signes avant-coureurs d’une crise Laure Boch expliquait qu’une technos-
d’épilepsie grâce à un boîtier équipé
d’un capteur d’activité électrodermi-
que, d’un thermomètre et d’un gyros-
d’infirmier portable, le bracelet « per-
met de mener des recherches en dehors
Le matériel médical va
cope enregistrant les mouvements du
corps. La montre, active de jour
d’un laboratoire en acquérant des don-
nées sur les situations ambulatoires ». Il se miniaturiser jusqu’à
comme de nuit, est reliée grâce au sys- coûte 1 690 dollars (1 430 euros).
tème Bluetooth à une application pour L’électronique médicale portable être intégré dans notre
téléphone portable, qu’elle renseigne connectée connaît, depuis les années
24 heures sur 24. Dès qu’elle décèle une
activité électrodermique ou des mou-
2000, un essor important, facilitant la
vie des malades, surveillant leur état
corps, nous engageant
vements corporels inhabituels, la
montre prévient son propriétaire
de santé et enregistrant leurs données
physiologiques. Certains chercheurs
sur la voie de l’« homme
qu’une crise se prépare. En 2015, Em- estiment que, d’ici quelques années, le
brace, vendue 249 dollars (210 euros), a matériel médical va se miniaturiser augmenté »
gagné plusieurs prix dans le domaine jusqu’à pouvoir être intégré dans no-
de la santé numérique. tre corps (comme l’est déjà le pacema- b
Le bracelet Empatica 4, lui, décèle ker), nous engageant sur la voie d’un
l’agitation physique grâce à son gyro- « homme augmenté ». cience sans limite risque de confondre
scope et son accéléromètre, surveille Ainsi Kevin Warwick, spécialiste en les techniques « renaturantes » (rendre
les manifestations du système ner- cybernétique de l’université de Rea- l’ouïe aux sourds) et les « dénaturan-
veux sympathique (stress, excitation, ding (Royaume-Uni), s’est fait implan- tes » (perfectionner des organes pour
engagement physique ou sportif), ana- ter dans le bras, entre 1998 et 2002, des battre tous les records sportifs). Cela
lyse la pression sanguine, prend la électrodes reliées à son système ner- nous mènerait à oublier qu’un corps
température du corps et suit l’activité veux, capables de commander un fau- humain est perfectible et possède un
cardiaque. Il nous informe en perma- teuil roulant ou un ordinateur. Dans délicat équilibre physiologique. Tout en
nence sur notre état physiologique et son livre I, Cyborg (University of Illi- professant un nouvel eugénisme, nous
dispose d’un système d’alerte quand il nois Press, 2002), il se présente menant à fonder une espèce humaine
repère des anomalies. Connecté, le bra- comme le premier cyborg humain. technologiquement supérieure. h
celet enregistre toutes ces données sur D’autres exemples de l’intégration F R É DÉ R I C J O IGNOT
votre smartphone. Elles peuvent être d’un high-tech médical miniaturisé au
consultées à tout moment et envoyées corps humain ont donné des résultats La semaine prochaine : Smiletracker,
à votre médecin traitant. D’après Rosa- impressionnants. En mai 2015, Erik le site Web qui capte vos moments
lind Picard, en plus d’être une sorte Sorto, un tétraplégique de 34 ans, s’est Isabel Espanol heureux.
IDÉES D’ÉTÉ L E M O N D E g S A M E D I 1 9 AO Û T 2 0 1 7
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F REN C H FOOD 5 | 6 - PAR LORE NZO M ATTOTTI

v Quels rapports
les Français
entretiennent-ils
avec la nourriture ?
Regards amusés
de six auteurs
étrangers
de bande dessinée
installés dans
l’Hexagone.
Cette semaine :
Lorenzo Mattotti.

Né à Brescia
(Lombardie) en 1954, il
combine une carrière
d’auteur de bande
dessinée à une activité
de peintre, d’affichiste
et d’illustrateur. Il est
l’auteur d’une
vingtaine d’albums.
Le nouveau, Guirlanda,
un conte onirique de
400 pages coécrit avec
son compatriote et
ami Jerry Kramsky, est
sorti en mars chez
Casterman (400 pages,
35 euros). Il vit à Paris.

La semaine prochaine :
Marguerite Abouet
(Côte d’Ivoire)

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