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Les Querelles linguistiques en Belgique: Le point de vue historique
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Ebook358 pages4 hours

Les Querelles linguistiques en Belgique: Le point de vue historique

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About this ebook

Notre intention n’est nullement, à travers ce récit purement historique, de présenter la Belgique comme un cas unique. Au contraire, en analysant à la fois le processus et sa spécificité, et en les plaçant dans un cadre général, nous voulons démontrer que la Belgique constitue un cas particulièrement intéressant. Notre thèse est que la Belgique est sans doute l’un des laboratoires les plus remarquables où les stratégies linguistiques les plus diverses des XIXe et XXe siècles ont donné naissance à des compromis linguistico-politiques qui se sont ensuite traduits dans la pratique. La reconstruction historique de cette évolution est éclairante à maints égards pour quiconque est impliqué directement ou indirectement dans la politique linguistique belge ; elle présente aussi un intérêt certain pour ceux qui souhaitent placer la problématique dans une perspective comparative. Les problèmes linguistiques qui se posent actuellement au niveau européen confèrent indubitablement une certaine valeur d’actualité au présent ouvrage.

À PROPOS DES AUTEURS

Els Witte est professeure émérite et ancienne rectrice de la VUB. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages de référence sur la politique belge aux XIXe et XXe siècles. Elle préside actuellement le Vlaams Instituut voor Geschiedenis.
Harry Van Velthoven est professeur émérite de la Hogeschool Gent. Il a publié sur le Mouvement wallon et le Mouvement flamand, la problématique bruxelloise, le libéralisme et les mouvements sociaux.
LanguageFrançais
PublisherLe Cri
Release dateAug 4, 2021
ISBN9782871068112
Les Querelles linguistiques en Belgique: Le point de vue historique

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    Les Querelles linguistiques en Belgique - Els Witte

    LES QUERELLES LINGUISTIQUES

    ELS WITTE

    CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

    La Construction de la Belgique (1828-1847),

    Histoire, 2010

    Els Witte & Harry Van Velthoven

    Les Querelles linguistiques

    en Belgique

    Le point de vue historique

    Histoire
    LeCriLogo

    Catalogue sur simple demande

    lecri@skynet.be    www.lecri.be

    La version numérique a été réalisée en partenariat avec le CNL

    (Centre National du Livre - FR)

    CNL-Logo

    ISBN 978-2-8710-6811-2

    © pour l’édition française, Le Cri édition,

    Avenue Léopold Wiener 18

    B-1170 Bruxelles

    [© 2010 pour l’édition originale, Els Witte, Harry Van Velthoven et les Editions Pelckmans, Brasschaatsteenweg 308, 2920 Kalmthout, Belgique]

    Les coûts de traduction du présent ouvrage ont été intégralement pris en charge par la cellule de coordination Vlaamse Rand du département de Politique générale du Gouvernement flamand.

    Tous droits de reproduction, par quelque procédé que ce soit, d’adaptation ou de traduction, réservés pour tous pays.

    INTRODUCTION

    Pendant plus d’un siècle, la politique linguistique a figuré, en Belgique, au centre de l’intérêt politique, et souvent aussi, au centre de la lutte politique. Les modèles les plus divers ont été expérimentés, avec succès ou non, pour engendrer la création d’un dédale législatif linguistique extrêmement original, mais également très complexe dans lequel seul un petit groupe d’initiés est capable de se retrouver. Le degré de complexité de la politique linguistique belge est apparu lorsqu’il nous il a été demandé, en 1997, de réaliser une mise en perspective historique. Décrire cette évolution dans toute sa complexité, la préciser et la replacer dans son contexte initial, voilà autant d’outils pour maîtriser quelque peu une matière difficile et souvent très technique. « Langue et Politique. Le cas belge dans une perspective historique » est paru en 1998 dans la collection Balans chez VUBPress ; l’ouvrage a ensuite été traduit en français, en allemand et en anglais avec le concours financier du Gouvernement flamand¹. Par cet ouvrage, nous espérions tant soit peu permettre au lecteur intéressé de s’orienter dans le dédale belge. Dans l’intervalle –– nous sommes treize ans plus tard –– beaucoup de changements relatifs à la problématique linguistique se sont produits. La littérature publiée pendant cette période a permis d’approfondir et documenter davantage les problèmes rencontrés. Une actualisation de l’ouvrage s’imposait purement et simplement. Les Editions Pelckmans ont offert à ses auteurs l’opportunité de s’y atteler.

    Aucune évolution n’est isolée ou autonome : seules des circonstances spécifiques permettent de la comprendre. De plus, dans son étude, l’historien appréhende l’histoire sur la base de questions inspirées de schémas de pensée que le lecteur doit évidemment connaître au préalable. Deux schémas de recherches, par ailleurs étroitement liés, nous ont guidés : un cadre de référence concernant la relation entre la formation d’une nation et la politique linguistique, d’une part, et l’approche sociolinguistique du comportement linguistique, d’autre part. Nous avons extrait de ces approches les éléments nécessaires pour offrir au lecteur le cadre de référence compris implicitement dans notre reconstruction historique. Le chapitre premier de ce livre se veut le reflet de l’essence même de nos cadres d’analyse et doit dès lors être considéré comme une tentative (modeste) d’établir un lien entre théorie et expérience. Nous reviendrons plus loin sur la raison pour laquelle cette tentative n’est pas facile. Exposons d’abord brièvement ces schémas d’analyse car il ne suffit pas de les présenter comme tels au lecteur s’il ne sait pas comment les interpréter.

    Chacun sait que la langue est indissociable des concepts de nation et de peuple. Chacun sait aussi que la politique linguistique représente une donnée centrale dans la formation d’une nation. La littérature scientifique ne comprend que peu de divergences de vues sur cette formulation (vague). Mais cette unanimité ne prévaut plus lorsqu’il est question du lien causal entre ces deux éléments. Ces dernières décennies, tant dans la région linguistique anglo-saxonne que française, plusieurs auteurs ont essayé de nier le mythe voulant que la nation ou le peuple soit une collectivité naturelle, humaine, basée sur des facteurs tels que l’origine, le passé commun, la religion et la communauté linguistique. Ils ont démontré qu’il s’agit là de schémas de légitimation et que la formation d’une nation est une construction idéologique portée par différents acteurs et diffusée par différents canaux pour aboutir ensuite à un consensus culturel et à un sentiment d’appartenance nationale. La nation n’est toutefois pas une fiction idéelle. Elle est un élément intégré de l’idéologie de l’Etat-nation, qui part du principe que le pouvoir souverain réside dans l’Etat et que le peuple, la nation donc, « porte » l’Etat. Les pratiques politiques de l’Etat-nation s’expriment au travers des actes concrets des individus, là où le juridique relie concrètement la communauté réelle à l’idéologie².

    La politique de formation de la nation pénètre donc dans le monde concret de notre quotidien par le biais de la langue, de la culture, de l’enseignement, de l’église, des médias etc. Il s’agit donc d’actions très concrètes qui ont une implication tout aussi concrète sur la vie de la population et où, au fil du temps, l’Etat-nation sera peuplé de groupes pour qui l’aspect national représentera, jusqu’à un certain degré, le cadre dans lequel ils se situent, un cadre qui sera également perçu comme tel par les autres. La notion d’identité nationale n’est donc pas une fiction ; elle n’est pas non plus une donnée statique mais bien une donnée sociale, instable et variable, juxtaposée à d’autres sentiments collectifs. Le processus d’identification est également influencé par des circonstances conjoncturelles bien précises et diffère en fonction du groupe auquel on appartient. La formation de la nation est en effet liée à des processus d’intégration sociale. Ainsi, le dix-neuvième siècle a connu des relations privilégiées pour la bourgeoisie qui monopolisait le pouvoir de l’Etat au sein de la nation. La classe moyenne fut la première à vouloir rompre ces privilèges et le désir d’avoir accès à la nation a donc eu un effet mobilisateur. Ensuite, la classe sociale inférieure s’est battue pour faire partie intégrante de l’Etat-nation.

    C’est par ce dernier élément cité de l’approche que nous établissons le lien avec notre deuxième schéma d’analyse, l’approche sociolinguistique dans laquelle la sociologie des langues, la sociolinguistique et la psycholinguistique sont en étroite interaction. Le comportement linguistique et les glissements linguistiques, et donc aussi les réactions des individus face à la politique linguistique, sont analysés comme actes sociaux. Dans cette approche, la langue est donc liée au prestige. Le fait d’apprendre la langue des groupes sociaux plus élevés fait donc partie du processus de socialisation des groupes sociaux inférieurs. La perte et le maintien de la langue, d’une part, et la mobilité sociale, d’autre part, sont indéniablement correlés ; autrement dit, la langue est liée à l’intégration sociale. Et étant donné que la langue est l’un des schémas de légitimation dans le processus de formation d’une nation, ces deux mouvements d’intégration sociale coïncident souvent. A l’instar des auteurs qui étudient les processus de formation d’une nation, les sociologues linguistiques insistent sur le fait que des processus structurels orientent le comportement linguistique dans un sens ou dans l’autre. Famille, école, église, médias, institutions socioculturelles — et la diversité des institutions avec lesquelles les individus ont des contacts est grande — possèdent tous un impact potentiel sur le comportement du choix linguistique lequel est dès lors un ensemble complexe de facteurs individuels et socio-politiques.

    La politique linguistique remplit évidemment une fonction centrale dans le monde socio-politique. Vu sous cet angle, il est donc normal que nous insistions, dans notre reconstruction historique de la politique linguistique belge, sur les stratégies linguistiques de la classe politique et d’autres groupes politiquement actifs. Quelles sont les stratégies linguistiques apparaissant sur la scène politique, qu’impliquaient-elles exactement ? Quelle idéologie les sous-tendait ? Dans quel contexte socio-politique faut-il les placer ? Comment ont-elles éventuellement abouti à un compromis ? Quelle évolution ont-elles subie ? Quelles réactions ont-elles suscitées ? Quelle influence ont-elles eue ? Telles sont les questions posées implicitement ou explicitement auxquelles nous essayons de répondre. Le groupe linguistique dominant est introduit comme antagoniste du groupe à prestige inférieur et non inversement. Autrement dit, notre analyse attache autant d’importance à l’opposition des dominés qu’à la politique des dominants.

    Fournir une vue d’ensemble sur la base de la littérature existante est d’autant moins simple que la plupart des ouvrages ont une autre finalité. Pour ce qui concerne les aspects purement politico-juridiques, la production scientifique belge est loin d’être médiocre. Mais ce n’est pas dans ces ouvrages-là ni les plus anciens que nous trouverons une approche sociolinguistique historique, ni malheureusement non plus dans plusieurs ouvrages historiques plus récents. Ces dix dernières années, les choses ont bien changé. Divers historiens de part et d’autre de la frontière linguistique belge ont publié des ouvrages innovants sur la formation de la nation et l’approche sociolinguistique a connu une évolution dans ce sens elle aussi. Le VUB-Centrum voor de interdisciplinaire studie van Brussel a joué un rôle de pionnier en la matière. Mais d’autres auteurs agissant en marge du cadre de recherche bruxellois ont eux aussi inscrit leurs travaux concernant la problématique linguistique dans ce cadre d’analyse. La bibliographie sélective fournie à la fin du présent ouvrage en atteste.

    Notre justification du récit purement historique de ce livre — les chapitres deux à six inclus — peut être brève. Inutile de souligner que notre intention n’est nullement de présenter la Belgique comme un cas unique. Au contraire, en analysant à la fois le processus et sa spécificité et en les plaçant dans un cadre général, nous voulons démontrer que la Belgique constitue un cas particulièrement intéressant. Notre thèse est que la Belgique est sans doute l’un des laboratoires les plus remarquables où les stratégies linguistiques les plus diverses des dix-neuvième et vingtième siècles ont donné naissance à des compromis linguistico-politiques qui se sont ensuite traduits dans la pratique. La reconstruction historique de cette évolution est éclairante à maints égards pour quiconque est impliqué directement ou indirectement dans la politique linguistique belge ; elle présente aussi un intérêt certain pour ceux qui souhaitent placer la problématique dans une perspective comparative. Les problèmes linguistiques qui se posent actuellement au niveau européen confèrent indubitablement une certaine valeur d’actualité au présent ouvrage.

    Inscrit dans le prolongement des études menées sur la relation entre la formation d’une nation et la politique linguistique, le présent aperçu historique démarre à la fin du dix-huitième siècle, à une époque où la politique linguistique de la Belgique allait devenir une composante stratégique de la formation de la nation française. Dans le premier volet de l’histoire (chapitre deux), Harry Van Velthoven place la politique linguistique sur toile de fond de l’Etat-nation bourgeois du dix-neuvième siècle. L’élargissement de cet Etat bourgeois aux classes moyennes et aux groupes sociaux inférieurs à partir de la fin du dix-neuvième siècle forme le contexte de son deuxième volet allant jusqu’à la deuxième guerre mondiale (chapitre trois). La manière dont la Flandre s’est émancipée pendant les décennies suivant la deuxième Guerre Mondiale et la manière dont l’idée d’autonomie s’y est développée en interaction avec une demande similaire en Wallonie et, jusqu’à un certain point, à Bruxelles constituent le cadre dans lequel Els Witte étudie la politique linguistique dans le troisième volet (chapitre quatre). La manière dont le rôle de la politique linguistique influe sur le processus de fédéralisation et l’influence que la fédéralisation exerce sur la législation linguistique constituent l’objet du chapitre cinq du même auteur. Au dernier et sixième chapitre, Els Witte examine l’influence de l’européanisation et de l’internationalisation sur l’usage des langues et la politique linguistique en Flandre, en Wallonie et dans la Région de Bruxelles-Capitale. En épilogue, elle marque un temps d’arrêt sur un thème d’actualité : la confrontation des principes à l’origine de la politique linguistique belge et ceux institués par l’Europe.

    Harry van Velthoven tient au passage à remercier Chris Berckmans pour son précieux soutien logistique. Pour la rédaction du dernier chapitre dont peu de littérature traite encore à ce jour et dans sa quête de documents non encore publiés, Els Witte a bénéficié du soutien de plusieurs collègues et tient à remercier tout particulièrement Hugo Baetens Beardsmore, Louise-Marie Bataille, Guido Fonteyn, Ann Mares et Laurence Mettewie.

    Els Witte et Harry Van Velthoven

    Bruxelles et Zaventem, le 1er août 2010.

    1

    Le cadre de référence

    Langue et politique : une relation ambiguë

    Le rôle central que la politique et la législation linguistique ont joué dans la vie politique belge pendant plus d’un siècle suscite parfois l’idée erronée que la Belgique occupe à cet égard une place unique. Rien n’est moins vrai : le nombre de pays dans lesquels la relation entre langue et politique a donné ou donne encore lieu à des situations problématiques est bien plus important que l’on ne pourrait le croire.

    La langue représente une donnée centrale dans tout processus de formation d’une nation. Depuis les études menées par Anderson, Gellner, Hobsbawm et bien d’autres, dire que la formation de l’Etat-nation, le territoire et la langue sont en interaction est devenu un pléonasme. Dans les Etats occidentaux modernes, nés de la percée du capitalisme industriel et financier du dix-neuvième siècle, l’homogénéité linguistique a en effet renforcé la loyauté à l’égard de l’Etat. Autrement dit, la nation s’exprimait au mieux au travers d’une seule langue, même si d’autres facteurs tels que la religion, l’histoire commune et d’autres encore jouaient un rôle essentiel dans le processus. La politique linguistique est dès lors un élément indissociable du processus de formation de la nation commun à tous les pays occidentaux.

    La langue représente davantage qu’un outil de communication : elle est à la fois l’expression d’une culture. En raison de la valeur hautement symbolique de la langue, les communautés linguistiques représentent bien plus que la simple cohabitation de personnes s’exprimant dans cette langue. Toute ingérence dans une communauté linguistique est aussi une ingérence dans une communauté culturelle présentant des processus de prise de conscience sociale.

    Mais dans les différentes idéologies qui se sont développées dans les Etats modernes également, la conception de la langue, et partant celle de la politique linguistique, occupe une place à part ; ce qui fut certainement le cas pour le concept de l’Etat développé par les formateurs de la nation libéraux. Dans le cadre d’idées centralistes, ces derniers entendaient en effet renforcer leur pouvoir civil, diffuser le sentiment d’unité libérale nationaliste et créer une unité organique par le biais d’un schéma culturel unificateur et l’usage d’une seule langue. Inversement, les groupes sociaux plus traditionnels et antimodernes prônaient la langue comme donnée ethnique unique. A leurs yeux en effet, la nation possédait un noyau historique, « la nature du peuple » qui s’exprimait principalement au travers de la langue. Un concept que nous retrouvons plus tard dans la pensée nationaliste extrémiste — et plus particulièrement dans la pensée fasciste — qui s’est développée dans l’entre-deux guerres. Faut-il pour autant en conclure que les mouvements démocratiques qui, dès la fin du siècle passé, ont pris pour cible l’Etat libéral et essayé de le modifier de manière substantielle ne défendaient aucune vision linguistique ? Nullement. Dans la mesure où la politique linguistique revêtait des dimensions émancipatoires, tant le libéralisme progressiste et la démocratie chrétienne que la démocratie sociale et le communisme lui ont réservé une place dans leurs idéologies respectives. Bref, pour autant que nous nous concentrions sur les démocraties occidentales, nous pouvons affirmer sans nous tromper que la politique linguistique a toujours représenté et représente encore un élément intégré dans le processus politique.

    La relation entre langue et politique est toutefois plus complexe dans les nations où cohabitent des langues de valeur inégale entre elles. Mais ceci n’a rien d’exceptionnel ; au contraire, ce sont les Etats homogènes au plan linguistique qui représentent l’exception. Dans des cas de ce type, une langue de prestige et une langue du peuple s’opposent. La prédominance de la langue de prestige sera d’autant plus importante que sa standardisation sera chose acquise, que les dialectes se seront pratiquement effacés et qu’elle est associée à une forme de culture civilisée et raffinée, dotée d’une supériorité intellectuelle. La domination n’est pas d’ordre purement linguistique ; elle contient également des éléments socioéconomiques importants. C’est-à-dire que la langue dominante est généralement aussi celle des groupes au pouvoir, des élites socioéconomiques, politiques et culturelles. Elle sera donc principalement utilisée dans les régions urbaines puisque c’est là que travaillaient les élites d’une société industrielle. De plus, les utilisateurs de la langue dominante tenteront d’imposer la suprématie de leur langue dans tous les domaines de la vie sociale. Le besoin de formation et partant d’une langue véhiculaire standardisée commune, renforce encore cette tendance, précieuse dans tout processus de modernisation.

    La langue dite inférieure présente par contre toutes les caractéristiques de la subordination, surtout en présence d’un faible taux de standardisation et d’une dominance des dialectes. Si, de plus, un lien évident peut être établi avec le retard matériel de ce groupe linguistique, son impuissance est encore plus marquée : la langue dite inférieure est alors synonyme de pauvreté et d’infériorité intellectuelle. Elle représente dès lors une barrière sociale surtout sur le marché du travail intellectuel et non manuel. Dans des cas de ce genre, une majorité numérique peut même aboutir à une minorité sociologique. Cette langue ne sera plus que la langue des groupes sociaux inférieurs et des zones agraires ; elle sera parlée dans le circuit informel mais exclue des canaux officiels de communication. Les étiquettes de populaire, de paysan et de brutal qui lui seront associées l’excluront de toute expression culturelle telle que la littérature, les sciences et toutes formes de vie spirituelle. Se développe ainsi une situation de fait permettant aux utilisateurs de la langue de prestige de refuser toute forme d’égalité entre les deux langues. Un processus par lequel les utilisateurs de la langue dite inférieure finissent par ne plus du tout se respecter car leur groupe linguistique est, à la longue, privé de son rôle de point de référence social, ce qui peut engendrer des sentiments de frustration profondément ancrés.

    Notre nature même nous pousse à l’unilinguisme. Bien que des études aient déjà démontré qu’il était manifestement plus simple pour des enfants d’acquérir une seconde langue, consentir pareil effort à l’âge adulte est généralement dicté par un impératif d’absolue nécessité, dont on conçoit que le coût social est supporté surtout par les utilisateurs de la langue dite inférieure. Les utilisateurs de la langue dominante se laisseront, en effet, moins facilement imposer l’apprentissage d’une langue à faible prestige socioculturel. Etant donné qu’une langue de prestige est le tremplin d’une reconnaissance sociale accrue et d’une position sociale meilleure, les utilisateurs de la langue dite inférieure font l’effort de devenir bilingues. S’opère alors un processus complexe de glissement linguistique, la langue de prestige étant apprise comme langue véhiculaire et culturelle.

    Le but de cet ouvrage n’est pas d’approfondir toutes les formes de bilinguisme et l’évolution vers l’unilinguisme qui se produit ensuite. Mais attardons nous un instant sur les dimensions linguistiques-idéologiques de ce processus. Selon les défenseurs du groupe linguistique dominant, il s’agit d’un processus qui ne peut être entravé : tout individu doit avoir le droit et la possibilité de s’épanouir et de s’intégrer dans le groupe linguistique ayant le plus grand prestige et fonctionnant le mieux au plan social. Les avis divergent quant au fait de savoir si ce processus d’assimilation linguistique génère ou non une perte d’identité. Aux yeux de ceux qui ne projettent pas uniquement leur identité culturelle sur la langue, il est bel et bien question de perte linguistique mais non d’absence d’identité. Pour les défenseurs du concept « la langue, c’est tout le peuple », ce processus de glissement linguistique induit des conflits internes dans le chef des individus concernés et partant, de graves problèmes identitaires. Ces concepts ne sont pas sans importance pour la façon dont le monde politique réagit face au processus linguistique.

    Il est évident que l’élite politique tente d’encourager ce processus de glissement linguistique par le biais de la politique menée. La langue de prestige représente le meilleur lien interne et assure le rayonnement international de la nation. Les stratégies utilisées se résument aisément. La condition de maîtriser la langue de prestige concerne en premier lieu l’armée et son Etat-major. Au sein de cette institution, l’unité dans le commandement est essentielle et de plus, l’armée joue un rôle central dans le processus de formation d’une nation. L’enseignement joue également un rôle capital pour garantir la maîtrise et l’utilisation, par l’élite future, de la langue culturelle. La politique linguistique visera donc, en ordre d’importance décroissant, l’université, l’enseignement secondaire et l’enseignement primaire. L’organisation de classes préparatoires et de systèmes de transition permettant de passer de la langue inférieure à la langue supérieure après une brève période transitoire s’inscrit dans une telle politique qui n’hésite pas à recourir à des mesures plus draconiennes et répressives. Au plan administratif également, tout sera mis en œuvre pour faire disparaître la langue populaire et éviter, si possible, toute traduction. Le même phénomène se produit dans le milieu judiciaire : les procédures, les jugements et les arrêts se font dans la langue de prestige. En d’autres mots, tous ces secteurs sont autant d’obstacles pour ceux qui ne maîtrisent pas la langue culturelle officielle.

    Ceux qui ne souhaitent pas se plier à cette condition de bilinguisme ni à cette dominance linguistique — principalement dans les groupes sociaux pour lesquels la langue est surtout importante au plan professionnel — essaieront ensuite d’obtenir que la langue dite inférieure soit protégée par des lois linguistiques. Leur stratégie est celle de demander des mesures politiques permettant à leur propre langue de devenir plus concurrentielle par rapport à la langue officielle afin de résorber une certaine infériorisation, d’assurer une certaine égalité et de contrer toute perte linguistique. Un bilinguisme obligatoire pour tous et/ou la parité entre les communautés linguistiques sont les exigences les plus extrêmes d’une telle stratégie. En d’autres termes, ces mesures linguistiques protectrices profitent à une collectivité linguistique-culturelle. En tant que telles, elles sont diamétralement opposées à la vision dominante qui rejette tout protectionnisme linguistique légal et postule comme priorité absolue l’exercice de droits linguistiques individuels pour tous ceux qui veulent s’intégrer dans la langue de prestige.

    Faut-il souligner que ces revendications ne seront placées à l’ordre du jour politique que lorsque le groupe linguistique à statut inférieur aura acquis suffisamment de poids politique ? Ce n’est qu’à partir du moment où le groupe pour qui la langue subordonnée est essentielle s’étendra et sera présent sur la scène politique que la pression électorale exercée sur les utilisateurs de la langue de prestige leur permettra de défendre leur communauté linguistique. Le processus de démocratisation dans son ensemble, en marche depuis la fin du dix-neuvième siècle, joue naturellement un rôle fondamental dans une évolution de cet ordre, tout comme la proportion numérique entre les différents groupes. Mentionnons également la mobilisation culturelle d’ordre linguistique en masse susceptible d’être le fait des groupes de pression organisés et des médias à mesure qu’augmente le nombre de secteurs susceptibles d’une politisation linguistique.

    Quelle est la portée à conférer à cette législation linguistique protectrice ? Si celle-ci se développe parallèlement à l’augmentation du pouvoir du groupe linguistique dominé, il s’agit purement et simplement d’un processus en évolution continuelle. Plus le lien entre la langue et le peuple se resserre, plus l’introduction de lois se fait aisément. Ce n’est donc nullement le fait du hasard que le droit pénal, par exemple, soit adapté plus rapidement que le droit civil, que l’enseignement primaire se modifie plus facilement que l’enseignement secondaire et universitaire, que le département de l’Intérieur fasse moins d’efforts que les services extérieurs des affaires étrangères ou l’Etat-major de l’armée. Les lois linguistiques seront naturellement davantage appliquées dans le secteur public que la sphère privée. Une même progressivité se retrouve dans le contenu même de ces lois. Car la marge est grande entre l’octroi du droit de comprendre les décisions politiques et celui de se faire entendre et comprendre. Jusqu’où doit aller le bilinguisme d’un fonctionnaire ? Ou bien opte-t-on pour le bilinguisme du service sur la base de l’unilinguisme du fonctionnaire ? La marge entre les lois linguistiques réservant la langue de l’enseignement à quelques branches dans l’enseignement secondaire et celles qui en font la loi de l’université est tout aussi grande. Et comment contrôler l’application de toutes ces lois ? Inutile de dire que des techniques de protection sérieuses verront le jour au fur et à mesure qu’augmente le pouvoir de la communauté linguistique subordonnée.

    L’introduction progressive de lois linguistiques de plus en plus drastiques génère en outre un processus interactif puissant. Il est évident qu’à partir du moment où la langue inférieure est utilisée comme outil officiel de communication et comme langue culturelle, la standardisation avancera à pas de géant. Car après la lutte pour la reconnaissance de la langue, les efforts se concentreront sur la maîtrise de celle-ci. L’enseignement, la production culturelle et scientifique et les médias joueront un rôle capital dans la popularisation de la langue standard. Des contacts linguistiques avec les pays où cette langue est également parlée renforceront ce processus. En toute logique, les lois linguistiques sont en interaction : une loi linguistique en entraîne en effet une autre. Ainsi l’introduction de la langue dans le droit pénal aura une incidence sur les formations en droit ; l’enseignement normalien suit la langue de l’enseignement primaire et secondaire et celui qui a suivi l’enseignement secondaire dans sa

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