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du juge d’appel:
vers un conflit entre la CEDH
et le nouveau CPP suisse?
par
François PAYCHÈRE
Docteur en droit
Juge à la Cour de justice
par
François PAYCHÈRE
Docteur en droit
Juge à la Cour de justice*
I. INTRODUCTION
1979… le lecteur de la Semaine judiciaire tenant en main le volume
de l’année lira en page 373 une note intitulée «Convention européenne
des droits de l’homme et procédure pénale», dont l’auteur, signant
«B.B.», constate que la Convention de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH)1
a déjà donné lieu à de nombreux arrêts du Tribunal fédéral. Dix ans
passent et la Semaine judiciaire publie en février 1989 les réflexions
du regretté Gérard Piquerez2 — dans un article traitant de la sépara-
tion des fonctions judiciaires —, qui adopte un ton alarmé pour relever
la «vive inquiétude» causée par la jurisprudence du Tribunal fédéral
en matière d’indépendance et d’impartialité, rendue en application de
la CEDH. En 1999, la notion de droit à un tribunal indépendant et
impartial fait à nouveau son apparition sous forme d’un arrêt du
Tribunal fédéral, selon lequel ce droit n’est pas respecté lorsque le
secrétaire d’une commission de recours est membre de l’administra-
tion cantonale concernée3.
2009… le lecteur soit peu au fait des choses du droit, soit exagé-
rément optimiste, pourrait croire la question de la séparation des
fonctions judiciaires résolue, quelque trente-cinq ans après l’entrée en
vigueur pour la Suisse, le 28 novembre 1974, de la CEDH. Or la
prochaine irruption du Code de procédure pénale suisse du 5 octobre
2007 (Code de procédure pénale, CPP)4 dans le paysage institutionnel
risque fort de remettre en question bien des certitudes acquises par les
praticiens helvétiques du droit pénal au prix quelquefois de correctifs
apportés à la législation du pays ou des cantons après des arrêts de la
Cour européenne des droits de l’homme (la Cour), voire du Tribunal
fédéral, venant consacrer le principe de la primauté du droit interna-
tional sur le droit interne5.
Prévoir toute évolution est chose osée; l’entreprise est encore plus
hasardeuse lorsqu’une loi qui n’est pas encore entrée en vigueur — le
CPP — est confrontée à un corpus de jurisprudence6 marqué par une
tendance parfois déroutante à la subtilité, voire à la casuistique, la
Cour européenne des droits de l’homme donnant de temps à autre à
penser qu’elle oscille entre la reconnaissance d’une marge nationale
d’appréciation7 et la remise en cause des cultures juridiques natio-
nales. La réponse à la question que nous entendons principalement
traiter ici, soit celle de la conformité des pouvoirs de la «direction de
la procédure»8 en matière de détention avant jugement par l’autorité
d’appel avec les enseignements qui peuvent être tirés de la juris-
prudence de Strasbourg, dépendra — quand elle sera soumise à la
Cour européenne — du poids que les juges de cette cour entendront
donner à chacun des termes de l’alternative. Après avoir tenté une
synthèse des arrêts pertinents (partie II) et une analyse des innovations
contenues dans le CPP au regard de cette synthèse (parties III et IV), il
nous faudra apprécier la conformité des pouvoirs de la direction de la
procédure avec les préceptes jurisprudentiels tirés de la CEDH (partie
V). Il sera alors temps de conclure (partie VI).
4 er
RS 312.0 à compter du 1 janvier 2011, Feuille fédérale 2007 p. 6583 ss
(http://www.admin.ch/ch/f/ff/2007/index0_42.html).
5 HOTTELIER (2007), p. 506.
6 Les arrêts disponibles sur le site de la Cour européenne des droits de l’homme à
l’adresse suivante: http://www.echr.coe.int/echr/fr/hudoc et sur celui du Tribunal
fédéral (http://www.bger.ch/fr/jurisdiction-recht-kostenpflichtige-suche.htm) à la date
du 2 juillet 2009 ont été analysés. L’état du droit a été arrêté au 22 juillet 2009.
7 Sur cette notion: BERGEL, p. 79 et COSTA, p.170.
8 Il ne manque pas d’esprits narquois pour considérer que seule l’expression alle-
mande Verfahrensleitung serait compréhensible!
295
28 Art. 762 par. 2 de la loi danoise sur l’administration de la justice; Cour EDH, 24 mai
1989, Hauschildt c. Danemark, par. 11, 31 et 41.
29 Cour EDH, 24 mai 1989, Hauschildt c. Danemark, par. 52.
30 Cour EDH, 24 mai 1989, Hauschildt c. Danemark, par. 50.
31 Opinion concordante du juge de Meyer sous Cour EDH, 24 mai 1989, Hauschildt
c. Danemark.
300
32 Dans le même sens: opinion dissidente des juges Gölcüklü et Matscher sous Cour
EDH, 24 mai 1989, Hauschildt c. Danemark.
33 Cour EDH, 16 décembre 1992, Sainte-Marie c. France.
34 Cour EDH, 16 décembre 1992, Sainte-Marie c. France, par. 14, 15, 16, 19, 21 et 22.
35 Cour EDH, 16 décembre 1992, Sainte-Marie c. France, par. 32.
36 Opinion dissidente du juge Walsh sous Cour EDH, 16 décembre 1992, Sainte-Marie
c. France.
301
37 Eodem loco.
38 Cour EDH, 24 février 1993, Fey c. Autriche.
39 Cour EDH, 24 février 1993, Fey c. Autriche, par. 34.
40 Cour EDH, 24 février 1993, Fey c. Autriche, par. 35.
41 Opinion dissidente des juges Spielmann et Loizou sous Cour EDH, 24 février 1993,
Fey c. Autriche.
42 Cour EDH, 26 février 1993, Padovani c. Italie.
43 Cour EDH, 24 août 1993, Nortier c. Pays-Bas.
44 Cour EDH, 24 août 1993, Nortier c. Pays-Bas, par. 35.
302
45 Opinion concordante du juge Morenilla sous Cour EDH, 24 août 1993, Nortier
c. Pays-Bas.
46 Dans le même sens: PIQUEREZ (1989), p. 128-130; contra: HOTTELIER (1989) p.139.
47 FF 2009 1705.
48 Cour EDH, 22 avril 1994, Saraiva de Carvalho c. Portugal.
49 Cour EDH, 22 avril 1994, Saraiva de Carvalho c. Portugal, par. 12.
50 Cour EDH, 22 avril 1994, Saraiva de Carvalho c. Portugal, par. 37.
51 Cour EDH, 22 avril 1994, Saraiva de Carvalho c. Portugal, par. 39.
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l’importance, trouva son apogée dans une affaire Bulut52, jugée par
une chambre composée de neuf magistrats européens dont trois
émirent des opinions séparées. Deux témoins avaient été entendus par
un magistrat autrichien agissant en tant que juge d’instruction dans
une affaire de tentative de corruption de fonctionnaires d’une agence
étatique pour l’emploi. Or, ce magistrat siégea également dans le
tribunal qui trancha le fond53. Les circonstances dans lesquelles Bulut
demanda ou non la récusation de ce dernier sont sans pertinence pour
notre propos, la Cour ayant accepté d’examiner le grief de violation de
l’article 6 par. 1 sans avoir à déterminer si l’intéressé avait renoncé à
cette faculté54. La Cour considéra que l’activité déployée par ce juge
n’était pas telle qu’elle emportât une appréciation des éléments du
dossier ou une conclusion quant au rôle du requérant55. Il n’y avait
donc pas eu de violation de l’art. 6 par. 1. Dans son opinion séparée, le
juge de Meyer a proposé une classification des cas de confusion des
fonctions judiciaires en matière pénale constituée de trois catégories:
dans la première, il rangeait les cas dans lesquels une personne serait
intervenue du côté de la défense ou de l’accusation, ce qui la rendait
absolument impropre aux fonctions de jugement. Dans la troisième, il
classait tous les actes purement préparatoires: audition de témoins,
collecte de renseignements, saisie d’objets, établissement d’une mis-
sion d’expertise, qu’il qualifie de neutres «en eux-mêmes»56. Dans la
catégorie intermédiaire — la deuxième — il a placé les décisions
relatives à la détention provisoire en posant la question de l’impartia-
lité du juge concerné au regard des conditions de l’article 5 par. 1
let. c CEDH57 sans trancher la question proprement dite de l’impartia-
lité du magistrat ayant pris de telles décisions.
Cet examen sommaire de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg
— limité à la question de la participation d’un juge tant à des
décisions avant dire droit que lors du jugement au fond en matière
73 GOLDSCHMID, p. 51.
74 ESPOSITO, p. 383 ss.
75 Article 215 CPP.
76 Article 225 CPP.
308
77 er
Articles 226 et 227 al. 1 CPP.
78 er
Articles 222 al. 2 et 393 al. 1 let. c CPP.
79 Article 228 CPP.
80 FF 2008 7431 ss.
81 FF 2008 7453 et Message (message LOAP) relatif à la loi fédérale sur l’organisation
des autorités pénales de la Confédération du 10 septembre 2008, n° 08.066, Feuille
fédérale 2008 p. 7371 (http://www.admin.ch/ch/f/ff/2008/index0_41.html).
82 Article 220 al. 2 CPP.
83 Article 221 CPP.
84 Article 229, qui renvoie aux articles 224 à 227 CPP.
309
cette direction entend motu proprio libérer un prévenu, elle doit avoir
l’accord du ministère public; sinon le tribunal des mesures de
contrainte tranche85.
Il suffit de constater que dans tous les cas de figure, le tribunal des
mesures de contrainte est compétent pour juger de la détention afin de
conclure que le système est conforme aux garanties contenues dans la
CEDH.
A. Rappel général
Par renvoi de l’article 379 CPP, mal rédigé dans sa version en langue
française91 puisqu’il traite seulement du recours et omet l’appel, les
dispositions applications à la juridiction de première instance le sont à
celle d’appel. La direction de la procédure est ainsi juge de la saisine
de la juridiction de jugement92 et examine notamment si l’acte d’accu-
sation a été régulièrement établi, si les conditions à l’ouverture de
l’action publique sont réalisées et s’il existe des empêchements de
procéder. Elle est responsable de la mise en état du dossier, détermine
les preuves à administrer93, tranche le sort des preuves comme les
découvertes fortuites94 et peut déterminer le champ du secret95.
L’examen de l’acte d’accusation selon l’article 329 CPP revêtira
une grande importance en raison de la jurisprudence fondée sur
l’article 6 par. 3 let. a CEDH. Selon la Cour, l’acte d’accusation doit
être détaillé pour que le justiciable puisse comprendre pleinement les
charges portées contre lui en vue de préparer efficacement sa
défense96. La direction de la procédure, soit donc le président de la
juridiction d’appel devra procéder d’office à cet examen quoique sans
décision formelle, celle-ci intervenant selon les règles de l’article 339
CPP. A notre sens, la combinaison des deux dispositions fonde un réel
devoir d’examen du président de l’autorité de jugement.
Tous ces pouvoirs du président ne créent pas de difficulté au regard
de la CEDH. Comme cela ressort des arrêts Fey et Saraiva de
Carvalho, rien ne s’oppose à ce qu’un juge du fond fonctionne comme
juge de la mise en état, avant les débats devant le tribunal. A ce stade,
le CPP paraît conforme aux exigences du droit conventionnel.
91 Alors que la version en langue allemande est correcte, recourant au terme Rechts-
mittelverfahren (Bundesblatt 2007 p. 7093).
92 Article 329 CPP.
93 Article 331 CPP.
94 Article 243 CPP.
95 Article 173 al. 2 CPP.
96 Cour EDH, 25 juillet 2000, Mattoccia c. Italie, par. 59-61 et les arrêts cités.
97 Message CPP, p. 1216.
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perçu les risques que courraient des juges devant statuer à la fois sur la
détention et sur le fond, et ce avant jugement. La situation est évide-
ment différente après jugement, les magistrats concernés s’étant alors
exprimés en temps et heure sur la culpabilité du prévenu.
Lorsque la procédure est pendante devant la juridiction d’appel, la
direction de la procédure statue dans trois hypothèses différentes:
premièrement, dans les cas où le ministère public entend s’opposer à
la décision du tribunal de première instance de libérer le prévenu
acquitté98; deuxièmement, sur demande de libération présentée par le
prévenu pendant que l’affaire est pendante devant la juridiction
d’appel99. Troisièmement, elle peut agir motu proprio si des motifs
nouveaux de détention apparaissent pendant la procédure d’appel100.
Deux caractéristiques importantes distinguent donc le contrôle de la
détention pendant les phases respectives de la première et de la
deuxième instance:
Lorsque l’affaire est pendante devant une juridiction de première
instance, un tribunal spécifique contrôle la privation de liberté; lorsque
la même affaire est en instance devant une juridiction d’appel, la
direction de la procédure de celle-ci statue comme juge de la liberté.
Secondement, la direction statue sans recours cantonal possible, car
le CPP l’exclut expressément101. En outre, le recours au Tribunal
fédéral semble fermé en application de l’article 80 de la loi fédérale
sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF)102, faute de double
degré cantonal de juridiction et donc de recours stricto sensu, quel que
soit le rang de la direction de la procédure de la juridiction saisie dans
l’organisation judiciaire.
VI. CONCLUSION
Le nouveau Code de procédure pénale multiplie les degrés d’instance
dans toutes les hypothèses de décisions sur le fond ou avant dire droit,
sauf en matière de détention provisoire. Comme on le dit volontiers
outre-Sarine, der Teufel liegt im Detail. S’agissant du point que nous
avons traité, il est difficile de comprendre la solution retenue par le
législateur. Sa conformité au droit conventionnel est discutable et
le grief de partialité risque fort d’être soulevé à l’égard des décisions
que prendra la direction de la procédure de la juridiction d’appel en
matière de détention provisoire, à tout le moins en cas d’acquittement
en première instance.
Rien n’empêche toutefois de considérer la désormais fameuse direc-
tion de la procédure comme une institution pouvant s’incarner dans
des magistrats différents. Il ne serait contraire ni à la lettre, ni à l’es-
prit du CPP que le président ainsi que le vice-président de la section
pénale de la juridiction cantonale supérieure se répartissent les rôles
dans les dossiers ayant donné lieu à un acquittement, voire dans ceux
pouvant conduire à une détention pour motifs de sûreté d’une longue
durée: l’un se chargerait de la préparation du jugement au fond et de
105 Procédure dite du giudizio diritissimo, Cour EDH, 26 février 1993, Padovani c. Italie,
par. 28.
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toutes les mesures avant dire droit nécessaires106, sauf de celles ayant
trait à la détention, qui seraient prises par l’autre, pour autant qu’ils ne
siègent pas ensemble au fond.
Bricolage ou prudence dans l’attente des premières décisions en la
matière du Tribunal fédéral ou de la Cour européenne des droits de
l’homme, examinant l’application du CPP au regard de la CEDH?
Qu’importe si la solution esquissée est propre à éviter le grief de
partialité du président de la juridiction d’appel. Elle ne rempla-
cera néanmoins pas, à plus long terme, une modification législative
confiant l’ensemble du contentieux de la détention provisoire ou pour
motifs de sûreté à un autre juge que celui du fond.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
La CEDH a donné lieu à une si abondante floraison de publications
qu’il est illusoire de tenter de toutes les citer; PIQUEREZ en a recensé
un très grand nombre107 et HOTTELIER a livré une élégante synthèse108
des rapports entre la CEDH et le droit suisse. Cette bibliographie et les
liens sont à jour au 22 juillet 2009109.