Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
Moulin-Civil Françoise. Le néo-baroque en question : Baroque, vous avez dit baroque ?. In: América : Cahiers du CRICCAL,
n°20, 1998. Le néo-baroque. pp. 23-49;
doi : https://doi.org/10.3406/ameri.1998.1330
https://www.persee.fr/doc/ameri_0982-9237_1998_num_20_1_1330
1 . Tel est le sens de la série d'études qu'Eugenio D'ORS défend lors des fameuses décades
de Pontigny et qu'il réunit dans son ouvrage, Lo Barroco, en 1933.
2. Ces conclusions d'Henri FOCILLON font l'objet de La vie des formes (1934).
3. Voir, entre autres ouvrages, Claude-Gilbert DUBOIS, Le Baroque : profondeurs de
l'apparence, Paris, Larousse, 1973 ; Jean-Marie BENOIST (éd.), Figures du Baroque,
Paris, PUF («Croisées»), 1983 ; Christine BUCI-GLUCKSMANN, La folie du voir. De
l'esthétique baroque, Paris, Galilée, 1986.
4. Selon Jean ROUSSET, La littérature de l'âge baroque en France. Circé et le Paon,
Paris, José Corti, 1954.
5. Comment ne pas penser à la double incarnation de cette figure dans De donde son los
contantes, à travers les personnages équivoques d'Auxilio et de Socorro ?
Le néo-baroque en question 29
1. Omar CALABRESE, La era neobarroca, trad. Anna Giordano, prol. Umberto Eco,
Madrid, Câtedra, 1989, p. 12 (le éd., L'età neobarroca, Rome-Bari, Gius. Laterza e Figli
spa, 1987). Le mérite revient à ce sémiologue italien, proche d'Umberto Eco d'avoir
conceptualisé le néo-baroque.
2. Le terme de « néo-baroque » a, semble-t-il, été avancé à propos de l'architecture de
Niemeyer par Gillo DORFLES, La arquitectura moderna, trad. Oriol Martorell, Barcelone,
Seix Barrai, 1957, chap. XIV (le éd., Architettura moderna, Milan, Aldo Garzanti, 1951).
Le néo-baroque en question 31
1. S. SARDUY, De donde son los contantes (1967), éd. R. Gonzalez Echevarria, Madrid,
Câtedra, 1993, p. 235.
2. Guillermo CABRERA INFANTE, Très Tristes Tigres (1967), Barcelone, Seix Barrai,
1995, p. 349.
32 Françoise Moulin Civil
1. L'aura de la Révolution est indéniable, y compris sur le plan culturel : En estos anos,
muchas cosas de las que le han ocurrido a nuestra vida literaria y artistica han girado
alrededor de la peculiar situation de Cuba como centro creador y emisor ; inevitablemente,
el ejemplo cubano ha tenido que constituir un reto (cuando no un rasero o una disyuntiva)
para la inteligencia latinoamericana (José Miguel OVIEDO, « Una discusiôn permanente »,
in America Latina en su Literatura, éd. César Fernandez Moreno, Mexico, Siglo XXI,
1972, p. 438).
2. En l'occurrence, De donde son los contantes peut difficilement être élucidé sans une
connaissance des écrits théoriques de son auteur.
3. Juan LISCANO, « L'identité nationale dans la littérature latino-américaine », Diogène
(138), avril-juin 1987, p. 62-63.
Le néo-baroque en question 33
Sans nous appesantir outre mesure sur cette figure maîtresse des
lettres cubaines, il nous faut en revanche y faire référence tant Alejo
Carpentier est parvenu à incarner le baroque cubain. L'ampleur de son
œuvre romanesque n'est plus à démontrer non plus que la fécondité de ses
textes théoriques. Il paraît pertinent de souligner tout d'abord combien sa
pensée constitue une trajectoire cohérente et signifiante, toujours en
osmose avec sa production romanesque. Si l'on peut affirmer que
l'intuition et l'empirisme sont à la base même de sa démarche, l'on ne
saurait paradoxalement les dissocier d'une étape de réflexion et de
maturation qui débouche sur la construction élaborée d'un système de
pensée et de vision du monde. Cette tendance à l'universalisation est, de
l'avis général, une caractéristique majeure de son œuvre.
La genèse de la pensée théorique de Carpentier est assurément à
chercher dans les considérations qui ouvrent son deuxième roman, El
34 Françoise Moulin Civil
Reino de este Mundo1, fruit d'un voyage effectué à Haïti en 1943. C'est
dans ces pages qu'il propose sa définition du réel-merveilleux. La nature
haïtienne, emblématique de la nature américaine, est vue comme le lieu
privilégié de la métamorphose et de la symbiose, comme le générateur de
cosmogonies et de mythologies inespérées et singulières. Ce concept de
réel-merveilleux étaye une vision tellurique du monde, loin de tout
rationalisme, et propose une exploration renouvelée de l'histoire et de la
géographie américaines. Ce programme — amplement mythificateur —
plaide en surface pour une Amérique primitive. Mais, derrière les
apparences, se dessinent à la fois un projet idéologique et un manifeste
esthétique où la nature, l'histoire et l'art sont intimement liés. À cette
analyse de type ontologique, selon laquelle la réalité du monde américain
est merveilleuse en soi, s'agrège un phénomène esthétique : le créateur
prend en charge la captation et la transmission de cette réalité. Le baroque,
tel que le définira Carpentier dans ses essais postérieurs, fonctionne bien
comme le catalyseur de ces deux tendances, en permettant un subtil
glissement de la fonction cognitive à la fonction expressive :
1. Id., « Sierpe de don Luis de Gôngora », Analecta del reloj, in Obras complétas, Mexico,
Aguilar, 1977, II, p. 187.
2. Lecture qui n'invalide en rien celle de Roberto Gonzalez Echevarria dans l'édition
critique. Cf. S. SARDUY, op. cit., p. 91 n. 1.
3. Lezama non seulement s'intéresse à Gôngora mais aussi à Quevedo (J. LEZAMA LIMA,
« Cien afios mâs para Quevedo » , Analecta del reloj) et à Calderôn (« Calderôn y el mundo
personaje » , ibid.)
4. Id., «La curiosidad barroca » , La expresiôn americana, in Obras complétas..., II,
p. 307.
Le néo-baroque en question 39
fiction. Sans trop entrer dans les détails1, l'on retiendra que chez Lezama,
le baroque américain — que plaisamment il appelle nuestro senor
barroco — se pose en référence positive de l'histoire de l'Amérique, signe
de contraconquista. Contrairement à Alejo Carpentier, il adhère à la notion
de Baroque historique et s'attache à dégager les caractères distinctifs du
baroque américain. Ceux-ci seraient au nombre de trois : la tension,
entendue comme une tentative vers l'unité que toute œuvre baroque aurait
en elle, en deçà de l'effet proliférant qu'elle produit2 ; le plutonisme serait
cet acte hérétique par lequel le mondt païen consumerait par contiguïté et
propagation le monde chrétien 3 ; l'idée de banquet littéraire, à la fois
comme thème de la littérature baroque et comme code culturel et
symbolique. Lezama donne là quelques pages jubilatoires qui seront du
goût de Sarduy. Enfin, Lezama reconnaît au baroque américain une double
racine : hispano-inca et négro-hispanique. C'est en dire assez la richesse et
le pouvoir, non seulement de transplantation, mais encore d'incorporation
et d'exacerbation des racines, quelles qu'elles fussent4. En ce sens, le
baroque selon Lezama, s'éloigne définitivement du baroque ontologique de
Carpentier. Le baroque n'est pas affaire de nature mais de culture. Dans
un discours moins critique que fondé en poésie, le constant renvoi à la
culture invalide toute possibilité d'ontologisme chez Lezama. On serait
tentée de repérer en cela les premiers signes d'un baroque « culturalisé »
comme chez Severo Sarduy, donc d'un néo-baroque...
tant à Cuba (qu'il quitte au début des années 60) qu'à Paris où il se lie, dès
son arrivée, avec ce que l'intelligentsia de l'époque comptait d'esprits
brillants : Roland Barthes, Philippe Sollers et, plus largement, les
structuralistes, le groupe Tel Quel, l'École Pratique des Hautes Études,
etc. Il n'en renia pas pour autant sa cubanité. Le texte de De donde son los
cantantes devrait suffire à le prouver.
C'est très tôt (1966) que Sarduy prit une position au sein du baroque
cubain, se situant clairement du côté de Lezama Lima plutôt que de celui
de Carpentier1. C'est jusqu'à sa mort (1993) qu'il revendiquera cette
filiation , éclairante pour sa vision du baroque, déterminante pour la
signification de son œuvre.
L'œuvre théorique de Severo Sarduy est énorme et il serait vain de
prétendre l'épuiser ici. Or, la genèse de sa pensée sur le baroque est à
rechercher dès ses premiers articles et essais et ne trouve d'achèvement
que dans ses derniers. Je n'en propose ici qu'un rapide aperçu pour en
livrer ensuite quelques clefs utiles à la compréhension globale du
néobaroque. En 1969, Sarduy publie une première collection d'articles,
Escrito sobre un cuerpo3 qui sont répartis selon trois axes : « Érotismes »,
« Horreur du vide » et « Structures primaires ». Le deuxième titre,
suffisamment explicite, offre une première réflexion sur le baroque, à
travers deux articles essentiels : « Sobre Gôngora : la metâfora al
cuadrado » et « Dispersion. Falsas notas/Homenaje a Lezama »4. Là
encore, les titres parlent d'eux-mêmes. De Gôngora à Lezama et de
Lezama à Sarduy, un lien spéculaire se dessine, une généalogie signifiante
qui dialogue avec le baroque. Pourtant, c'est dans les essais postérieurs que
1. Sarduy en donne une première définition, sous forme de poème, dans Barroco (in
Ensayos Générales..., p. 144) : Retombée : causalidad acrônica,/ isomorfia no contigua,/
o,l consecuencia de algo que aûn no se ha producido,/ parecido con algo que aân no existe.
Dans Nueva inestabilidad (ibid., p. 35), il parachève cette définition : Retombée es también
una similaridad o un parecido en lo discontinuo : dos objetos distantes y sin comunicaciôn o
interferencia pueden revelarse anâlogos ; uno puede funcionar como el doble [...] del otro :
no hay ninguna jerarquia de valores entre el modelo y la copia.
Le néo-baroque en question 43
1. Ibid., p. 20.
2. Ibid., p. 63 (c'est l'auteur qui souligne).
3. Ibid., p. 35.
4. El festin barroco nos parece [...] con su repeticiôn de volutas, de arabescos y mascaras,
de confitados sombreros y espejeantes sedas, la apoteosis del artificio, la ironia e irrisiôn de
la naturaleza, {id., « El barroco y el neobarroco... », p. 168).
44 Françoise Moulin Civil
... le « mot littéraire » n'est pas un point (un sens fixe), mais un
croisement de surfaces textuelles, un dialogue de plusieurs écritures :
de l'écrivain, du destinataire (ou du personnage), du contexte
culturel actuel ou antérieur [...] Tout texte se construit comme
mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation
d'un autre texte
1. Sarduy donne ici l'exemple des jeux linguistiques de Lewis Carroll et de Cabrera Infante.
2. Cf. en particulier Mikhaïl BAKHTINE, La poétique de Dostoïevski (1929), Paris, Seuil,
1970 ; l'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et à la
Renaissance (1965), Paris, Gallimard (« Tel » ), 1970 ; Esthétique et théorie du roman
(1924-1970 ; 1975), Paris, Gallimard (« Bibliothèque des Idées » ), 1978.
3. Cf. Julia KRISTEVA, « Le mot, le dialogue et le roman » (1966), Sémeiotikè. Recherches
pour une sémanalyse, Paris, Seuil (« Points » ), 1969, p. 82-112.
4. Ibid., p. 83 et 85 (c'est l'auteur qui souligne).
Le néo-baroque en question 45
Dans ses structures, l'écriture lit une autre écriture, se lit elle-même
et se construit dans une genèse destructrice [...] On pourrait
démontrer à travers le mot et la structure narrative romanesque du
XXe siècle comment la pensée européenne transgresse ses
caractéristiques constituantes : l'identité, la substance, la causalité, la
définition pour en adopter d'autres : l'analogie, la relation,
l'opposition, donc le dialogisme et l'ambivalence ménippéenne.4
Pour Sarduy, cela est clair, la métamorphose est mue par une
pulsion de simulation qui régit tout l'univers, dans des domaines aussi
disparates que l'organique, le biologique, le culturel, l'imaginaire... La
simulation elle-même apparaît comme l'étape postérieure à la copie et à
l'imitation ; elle permet d'incorporer l'apparence désirée ; elle est
imposture. Dans ce sens, le néo-baroque selon Sarduy, traduit bien une
certaine crise de la représentation où le seul code en vigueur reste celui de
la matérialité de l'œuvre.
Artificialisation, carnavalisation, simulation, voilà donc les maîtres
mots du néo-baroque sarduyien. Toutes pratiques qui servent une finalité
évidente : la transgression des codes et des canons, fussent-ils physiques,
moraux, idéologiques, littéraires... Lecteur de Georges Bataille, Sarduy en
a retenu la leçon : la remise à l'honneur des dépenses improductives, du
gaspillage stérile et jubilatoire contre la fonctionnalité, la (re)production,
l Que significa hoy en dia una prâctica del barroco ? [...] i Se trata
de un deseo de oscuridad, de una esquisitez ? Me arriesgo a sostener
lo contrario : ser barroco hoy significa amenazar, juzgar y parodiar
la economïa burguesa, basada en la administration tacana de los
bienes [...] Malgastar, dilapidai1, derrochar lenguaje ûnicamente en
funciôn de placer [...] El barroco subvierte el orden supuestamente
normal de las cosas.2
1. Juan GOYTISOLO, « El lenguaje del cuerpo (sobre Octavio Paz y Severo Sarduy) » ,
Disidencias, Barcelone, Seix Barrai, 1977, p. 171-192.
2. S. SARDUY, « Suplemento » , Barroco, Ensayos Générales..., p. 209.
3. Id., « Nota » , Nueva Inestabilidad, Ensayos Générales..., p. 9.
4. Comment lui, l 'anti-académique par antonomase, aurait-il pu concevoir que « son »
néobaroque deviendrait une question de l'Agrégation d'Espagnol ? !
48 Françoise Moulin Civil
En guise de conclusion