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internationale
13 (2011)
Phénoménologie allemande, phénoménologie française
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Claude Romano
L’équivoque de l’habitude
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Référence électronique
Claude Romano, « L’équivoque de l’habitude », Revue germanique internationale [En ligne], 13 | 2011, mis en ligne
le 15 mai 2014, consulté le 15 mai 2014. URL : http://rgi.revues.org/1138 ; DOI : 10.4000/rgi.1138
Claude Romano
1. Emmanuel Levinas, « Entretien avec C. von Wolzogen », in : Philosophie no 93, 2007, (p. 12-32),
p. 26.
2. Descartes, « lettre à Mersenne du 1er avril 1640 », AT III, 48.
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puisque nous y retrouvons aussitôt la page que nous cherchions en y laissant courir
nos mains et nos yeux. Corporelle par essence, l’habitude serait donc cette mémoire
qui nous relie au monde et nous place en quelque sorte nous-même hors de nous,
nous initie à cette extériorité de notre corps qui est le préalable à celle de tout le
reste.
Or cette histoire – « française » – de l’habitude qu’il faudrait retracer pour
elle-même apparaît structurée par une forte tension : puisque l’habitude a pour
vocation d’unir l’esprit et le monde, d’abord séparés, on la pensera tantôt comme
une simple retombée de l’esprit dans la matière – et c’est alors sa dimension de
mécanisme ou d’automatisme qui sera privilégiée – et tantôt comme une élévation
de la matière à l’esprit, une spiritualisation de la nature – et c’est sa spontanéité
créatrice qui se trouvera par là mise en exergue. D’un côté, l’habitude est le « résidu
fossilisé d’une activité spirituelle », pour reprendre l’expression de Bergson, et il
faudra insister sur son caractère répétitif et sclérosant ; de l’autre, elle est cette
puissance de facilitation qui rend nos gestes plus sûrs, mieux adaptés à la situation
où ils s’insèrent, et c’est son caractère innovant qui devient sa marque de fabrique3.
Nul peut-être mieux que Proust – qui, comme on le sait, a été tenté par une carrière
philosophique en assistant aux cours de Louis Couturat – n’a souligné ce double
visage de l’habitude : « Habitude ! Aménageuse habile mais bien lente et qui
commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une instal-
lation provisoire ; mais que malgré tout il est heureux de trouver, car sans l’habitude
et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à nous rendre un logis habitable »4.
Ce premier visage de l’habitude, celui d’« aménageuse habile » (et « habile » a le
même étymon qu’ « habitude ») qui nous rend un lieu habitable, c’est-à-dire nous
permet d’y circuler librement, de n’être pas entravé dans nos possibilités d’action
par la configuration des pièces ou la disposition des meubles, cède pourtant bien
vite la place à un second visage en vertu duquel l’habitude n’apparaît plus comme
cette merveilleuse ressource et cet auxiliaire zélé, partenaire de notre agilité motrice,
mais comme une puissance maléfique et adverse qui possède l’inquiétant pouvoir
de nous rendre insensible aux choses et aux êtres, et de faire insensiblement glisser
notre action de la liberté à l’automatisme. Tel est « ce nouveau visage » de ce Janus
bifrons qui est révélé au narrateur dans Albertine disparue : « Maintenant je la voyais
[l’habitude] comme une divinité redoutable, si rivée à nous, son visage insignifiant
si incrusté dans notre cœur que si elle se détache, si elle se détourne de nous, cette
déité que nous ne distinguons presque pas nous inflige des souffrances plus terribles
qu’aucune et qu’elle est aussi cruelle que la mort »5. Pourquoi l’habitude apparaît-
elle maintenant sous les traits d’une divinité si redoutable ? Parce qu’elle « supprime
l’originalité de nos perceptions », nous anesthésie et nous plonge dans une quasi
3. Cette tension entre l’habitude comme « chute dans l’automatisme » et comme « puissance de
facilitation » a été bien mise en évidence par Claire Marin, « L’être et l’habitude dans la philosophie
française contemporaine », in : Alter no 12, 2004, (p. 149-172), p. 152.
4. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, tome I, in : À la Recherche du temps perdu, J.-Y. Tadié,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1987, p. 8.
5. Marcel Proust, Albertine disparue, tome IV, in : À la Recherche du temps perdu, J.-Y. Tadié,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1989, p. 4.
L’équivoque de l’habitude 189
inconscience. En une image magnifique, Proust suggère que l’habitude n’est pas
même une Gorgone que nous pourrions dévisager, au risque d’être changé par elle
en statue de sel, mais ce dont le visage « insignifiant » – et pas même visible –
s’incruste dans notre cœur et dans nos organes, ne faisant qu’un avec nous-même,
nous pétrifiant, non de l’extérieur, mais de l’intérieur : phénomène indissociable
de « ce monstre bicéphale de damnation et de salut qu’est le temps » (chez Proust),
selon une formule de Beckett6.
Qu’indique cette dualité de l’habitude que l’on retrouve à différents degrés chez
la plupart des philosophes de cette lignée « française » ? Faut-il l’interpréter comme
la caractéristique d’un phénomène, ou au contraire la mettre au compte d’une aporie
dans laquelle s’enlise la réflexion faute d’avoir été capable de distinguer différents
phénomènes seulement apparentés ? Est-ce l’habitude, en somme, qui est par elle-
même ambivalente, ou est-ce la réflexion sur elle qui demeure prisonnière d’une
équivoque ? Comment l’habitude peut-elle être à la fois ce qui rend l’action plus
aisée, adaptée, spontanée, lui conférant ainsi un surcroit de liberté, et ce qui lui
impose sa « tyrannie » et l’enchaîne ?
L’ambivalence de l’habitude
Tentons d’abord de mieux cerner comment ces deux aspects ou ces deux
visages de l’habitude ont été thématisés par la philosophie. Si, aux yeux de Ravais-
son, il convient d’insister davantage sur l’élévation de la nature à la liberté que sur
la chute de la liberté dans la nature, sur l’avènement d’une spontanéité irréductible
au mécanisme que sur la mécanisation progressive du vouloir, puisque, même dans
l’habitude, les mouvements « ne sortent pas de la même activité intelligente où ils
avaient pris naissance »7 ; si, selon son expression, « la loi de l’habitude ne s’expli-
que que par le développement d’une spontanéité passive et active tout à la fois, et
également différente de la fatalité mécanique, et de la liberté réflexion »8, il n’en
demeure pas moins que l’habitude est pensée ici comme l’entre-deux de ces règnes,
la nature et l’esprit, qui sont plutôt comme deux limites entre lesquelles elle
se déploie : « la limite inférieure est la nécessité, le destin, si l’on veut, mais dans la
spontanéité de la nature ; la limite supérieure, la liberté de l’entendement. L’habi-
tude descend de l’une à l’autre ; elle rapproche ces contraires et, en les rapprochant,
elle en dévoile l’essence intime et la nécessaire connexion »9. Bien plus aristotéli-
cien que cartésien, le propos de Ravaisson est de penser l’habitude comme une
nature élevée à la seconde puissance, et non comme la déchéance du volontaire
dans le mécanique. La formule qui résume son approche repose tout entière
sur un « ou plutôt » : « L’histoire de l’habitude représente le retour de la liberté à
18. Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, PUF, 1942, rééd. coll. « Qua-
drige », p. 106.
19. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, rééd. « Tel »,
1976, p. 169-170.
20. Sur toute cette analyse, voir G. Guillaume, La formation des habitudes, Paris, PUF, 1947,
p. 112-113.
192 Phénoménologie allemande, phénoménologie française
férenciée. À ses yeux, l’accoutumance que l’on possède à un chapeau est à mettre
sur le même plan que l’apprentissage d’un répertoire gestuel : « Une femme main-
tient sans calcul un intervalle de sécurité entre la plume de son chapeau et les
objets qui pourraient la briser, elle sent où est la plume comme nous sentons où
est notre main »21. Sans doute, mais cette « habitude motrice » est-elle du même
ordre que celle du danseur22 ? La différence saute pourtant aux yeux : dans le
premier cas, l’acclimatation à un chapeau consiste, grosso modo, à maintenir la
même distance à l’égard d’obstacles potentiels ; dans le second, l’exercice de la
danse est solidaire d’un progrès continu et d’une acquisition ininterrompue de
nouveaux gestes ou, à tout le moins, d’un perfectionnement dans l’exécution des
gestes anciens. La danse ne peut être qualifiée d’« habitude » qu’en un sens assez
vague et impropre du mot : nous aurons à y revenir. Or, c’est bien un concept
indifférencié d’habitude qui continue à sous-tendre, en dépit de sa rupture avec le
mécanisme, les descriptions de Merleau-Ponty.
Même Ricœur, dont les analyses circonstanciées et subtiles du premier tome de
La philosophie de la volonté font la part belle à la Gestaltpsychologie et à la phéno-
ménologie de la perception de Merleau-Ponty, reste en quelque sorte prisonnier
de l’alternative entre l’habitude conçue comme sélection des gestes les mieux adap-
tés à la tâche et/ou comme reproduction à l’identique de gestes monotones. Son
étude commence par une critique des conceptions mécanistes et behaviouristes de
l’habitude, dans la veine de celle de Guillaume, et elle s’achève par la reprise de
formules qui évoquent irrésistiblement Bergson : l’habitude serait à la fois facilita-
tion et « chute dans l’automatisme », et même « ossification » de la vie, « imitation
de l’automate »23 ! D’un côté, Ricœur refuse de penser l’habitude comme un simple
prolongement du réflexe ; de l’autre, il retrouve in fine l’idée d’une rechute du
volontaire dans le mécanique et du conscient dans l’inconscient, donc aussi d’une
aliénation de la liberté dans la nature. N’y a-t-il pas là une insoutenable contradic-
tion ?
« L’ » habitude existe-t-elle ?
La question qui se pose est en substance la suivante : l’ambivalence qu’une
certaine « philosophie française » – y compris récente24 – a décelée dans l’habitude
comme le montre le fait qu’il y a beaucoup de cas où l’on répète une même action
et où elle ne devient pas une routine – par exemple, parce que c’est une activité
nécessaire pour faire ce qu’on veut faire : ainsi, mettre un pas devant l’autre quand
on marche n’est pas une routine, parce que c’est une condition de la marche. Il
n’y a de sens à parler de « routine » que si la répétition de l’action est contingente,
c’est-à-dire si je pourrais tout aussi bien m’en abstenir.
La routine provient-elle d’un « effort » ? Rarement. L’effort intervient le plus
souvent pour y mettre un terme. Bergson évoque une décomposition-recomposition
du geste. Or il n’y a rien de tel, généralement, dans une routine. Le corps est-il
mis en jeu par ce genre d’habitude ? Oui, sans doute, mais il existe aussi des
routines intellectuelles. Y a-t-il pour autant quelque chose comme un « mécanisme »
qui serait ici présent ? En aucun cas. Un mécanisme supposerait une impossibilité
de lutter contre nos routines ; or celles-ci peuvent bien devenir invétérées, elles
n’en demeurent pas moins toujours en droit résiliables. Enfin, si les gestes routiniers
sont le plus souvent stéréotypés, s’ils « se succèdent [plus ou moins] dans le même
ordre et occupent [plus ou moins] le même temps », la converse n’est pas vraie :
tout ensemble de mouvements qui se succèdent dans le même ordre et occupent
le même temps n’est évidemment pas une routine. Personne ne dira d’une violoniste
interprétant une partition qu’il agit « par routine » : l’aptitude qu’il exerce est
constamment inventive, elle recèle des nuances expressives en nombre pratiquement
infini. Cela nous amène au troisième concept généralement confondu avec les deux
premiers.
On l’a vu à propos de Merleau-Ponty : beaucoup d’auteurs – suivant sans doute
une certaine routine intellectuelle – ont tendance à englober sous le concept géné-
rique d’habitude l’ensemble des phénomènes de mémoire pratique, y compris ceux
qui mobilisent une acquisition longue et complexe, telle la danse. Être accoutumé
à un chapeau et savoir danser, ce serait au fond la même chose – une « habitude
motrice » comme l’écrit Merleau-Ponty. Mais est-ce le cas ? Danser, nager, faire
du ski, jouer d’un instrument de musique sont des capacités pratiques, des habiletés,
des compétences. Faut-il les appeler des « habitudes » ? Sont-elles l’analogon de
routines ?
Ce qui semble à première vue rapprocher ces savoir-faire du problème plus
général de l’habitude, c’est le rôle qu’y joue la répétition. Pour apprendre à jouer
d’un instrument, il faut « répéter ses gammes » ; il faut donc s’entraîner pour
acquérir cette aptitude. Mais s’agit-il de la même « répétition » que tout à l’heure ?
Quel est exactement le rôle de cette répétition dans le processus d’acquisition de
l’aptitude elle-même ? Il va de soi que, si répétition il y a, elle ne peut être la
reproduction à l’identique de gestes, ou même leur reproduction sous forme sembla-
ble. Si j’apprenais un morceau au piano en jouant les mêmes notes de la même
manière, les gestes que je répéterais seraient ceux du débutant, avec leurs hésitations
et maladresses, et il me serait impossible de rien apprendre. On ne voit guère, en
effet, par quelle magie la répétition de gestes approximatifs pourrait entraîner
l’apparition de gestes sûrs. Mais alors, en quel sens faut-il dire que le pianiste
« répète » ? Il y a contradiction entre l’idée d’un accomplissement à l’identique des
mêmes gestes et l’idée d’acquisition d’une capacité nouvelle. L’apprenti musicien
« répète », sans doute, mais c’est pour ne pas répéter. Chaque exercice le rapproche
196 Phénoménologie allemande, phénoménologie française
un peu plus du but qu’il vise à atteindre, chaque essai est une étape sur le chemin
d’un perfectionnement. Toute autre est la répétition qui se produit dans la routine,
laquelle ne nous fait en aucun cas progresser : la millième fois où j’allumerai une
cigarette, je ne le ferais pas autrement que la première.
Dès lors, si la routine suppose une aptitude dont elle soit la mise en œuvre
répétée, l’aptitude ne suppose, pour être acquise, aucune routine. L’apprentissage
est ici à l’opposé de la routine, progrès et invention continuels. L’invocation d’une
décomposition-recomposition du geste prend tout son sens dans ce contexte, car
certaines aptitudes demandent à être acquises en suivant une systématique interne.
Comme le remarque Erwin Straus, si tel n’était pas le cas, « on pourrait faire
commencer à un élève ses études de violon aussi bien par un concerto de Beethoven
qu’en lui faisant racler les cordes de son instrument. Mais chaque technique veut
être apprise systématiquement. Et il y a en cela une progression du facile au
difficile »27. Il en va de même, par exemple, pour l’apprentissage de la calligraphie
chinoise :
Il faut en premier lieu que le débutant soit méthodique dans l’enchaînement des
étapes, qu’il s’attaque dans le bon ordre aux difficultés. Qu’il se familiarise d’abord
avec la position du corps, le mouvement du bras, la prise du pinceau et le jeu de la
pointe, puis s’essaie à l’exécution d’un seul élément, la barre horizontale de préférence,
en séparant bien l’attaque, le développement et la terminaison. Qu’il passe ensuite
aux autres éléments de base, puis à quelques éléments simples dont il connaît bien
les proportions, puis à des caractères plus compliqués. Il éprouvera de la difficulté à
surveiller simultanément la facture de chaque élément et l’agencement de tout le
caractère et sera obligé, pendant une certaine période, de privilégier tantôt l’un, tantôt
l’autre. Un palier sera atteint lorsqu’il parviendra à réussir les deux choses en même
temps, un autre palier lorsqu’il parviendra en outre à bien disposer ses caractères
dans l’espace. Rien ne sert de vouloir réussir trop tôt toutes ses opérations à la fois28.
Toutefois, il serait erroné d’en conclure que toute acquisition d’une nouvelle
aptitude suivrait une systématique interne de ce genre. Un enfant peut apprendre
en une seule fois à se servir d’un téléphone : il n’y a ici ni « décomposition » ni
« recomposition » du geste. Y aurait-il du moins nécessairement « répétition d’un
même effort » ? Mais certains savoir-faire s’acquièrent sans (presque) aucun effort :
faire tourner une clé dans une serrure, par exemple. D’autres, bien sûr, exigent
des efforts continus pour être simplement conservés, sans même parler de progrès.
Le statut de la répétition – lorsqu’elle a lieu – est différent dans la routine et
dans l’aptitude. Dans la routine, la répétition, on l’a vu, n’est nullement le moyen
de la formation de la routine, elle est cette routine elle-même. Dans le cas de
l’acquisition d’une aptitude qui exige un entraînement, au contraire, la « répéti-
tion » est volontaire, mais son résultat ne l’est pas tout à fait. En répétant le
« même » geste, je me conditionne (volontairement) à être conditionné (involon-
tairement) par la répétition de ce « même » geste, c’est-à-dire je me mets en situation
de voir mon geste modifié qualitativement : j’assiste alors à cette modification, je
aptitude acquise (hexis) se définit par ses actes, mais aussi par ses objets »30. En
effet, puisqu’il appartient à toute hexis d’être subordonnée à des normes, il convient,
pour attribuer une aptitude à quelqu’un, de savoir s’il est susceptible ou non de
l’exercer correctement en fonction des circonstances. Une aptitude dont l’applica-
tion ne serait pas aussi flexible et adaptée que possible aux situations changeantes
où elle prend place ne serait pas du tout une aptitude. C’est pourquoi, on ne peut
décrire une hexis sans décrire la situation d’ensemble, les « objets » sur lesquels
elle porte, comme traduisent Gauthier et Jolif. D’ailleurs, si une pierre lancée en
l’air de manière répétée n’acquiert pas une hexis, inversement, celui qui s’approprie
une hexis n’acquiert pas seulement une facilité à répéter le même geste, mais plutôt
une facilité à l’effectuer de mieux en mieux. On ne peut exercer une hexis sans du
même coup progresser dans son exercice – à moins, bien sûr, d’avoir atteint au
maximum de ses capacités. Dans cette mesure, la traduction d’hexis par « état
habituel » demeure insatisfaisante, car trop « statique ».
« Habitude » et liberté
L’un des motifs pour lesquels ces phénomènes ont été rapprochés et parfois
identifiés est qu’on y découvrirait une transition du volontaire à l’involontaire et
du conscient à l’inconscient, un élément de passivité dans l’activité même, créant
une « pente » naturelle, un penchant, une facilité qui font défaut à l’action volon-
taire stricto sensu. Qu’en est-il de cet élément de passivité ? N’est-il pas présent,
en effet, à la fois dans la routine et dans l’aptitude ? N’établit-il pas une certaine
continuité entre elles ? N’est-il pas vrai dans les deux cas que j’accomplis « sans y
penser » ce qu’au départ j’accomplissais volontairement ? C’est cette insistance sur
une passivité dans l’activité, sur un involontaire qui travaille de l’intérieur le volon-
taire, qui sous-tend, semble-t-il, l’idée d’un phénomène unitaire de l’habitude. Il
convient de nous y arrêter.
Prenons l’exemple de l’analyse de Ricœur, parce qu’elle est remarquablement
subtile et parce qu’elle tient compte, au moins à première vue, des leçons de la
Gestaltpsychologie. Ricœur nous met en garde de définir l’habitude par le méca-
nisme :
Il est courant de dire que l’habitude rend les actes mécaniques et inconscients ;
la véritable habitude serait pleinement soustraite à la volonté. Non seulement elle
acquerrait la raideur et la stéréotypie des machines mais elle partirait toute seule par
le simple effet du déclenchement des excitants externes et internes.
Une pareille interprétation est accréditée par un certain nombre de préjugés curieu-
sement convergents : un certain romantisme superficiel voit volontiers dans l’habitude
un principe de sclérose et oppose à la banalité du quotidien les explosions de la
liberté, comme si on pouvait penser jusqu’au bout la conscience par des oppositions
de fonctions ; or, la psychologie empirique, pour des raisons différentes, majore elle
aussi les faits d’automatisme [...] le prestige des sciences de la nature et le souci de
39. Éthique à Nicomaque, III, 1111-3 sq. : « Disons donc qu’il s’agit de savoir qui agit, ce qu’il fait,
quel est l’objet ou le domaine de son action, quelquefois aussi avec quoi il agit (par exemple, avec
quel instrument), pour quel résultat (par exemple, si ce résultat sera de sauver la vie à quelqu’un) et
comment (par exemple, doucement ou violemment) ». Il y a là une « table des circonstances » de
l’action qu’Aristote n’a jamais développée pour elle-même, et qui inclut 1) la nature de l’agent ; 2) ce
qui est fait (ti) ; 3) le domaine de l’action ou son objet : sur quoi ou qui elle porte (péri ti) ; 4) les
moyens (tini) ; 5) le résultat (ou heneka)de l’action, non pas au sens de la fin qu’un agent donne à son
action (cette fin, il ne peut pas l’ignorer), mais au sens du résultat auquel l’action aboutira en fait ; 6)
la modalité d’accomplissement de l’action (pôs) : par exemple, un boxeur peut frapper plus ou moins
fort son adversaire.
40. P. Ricœur, « Le volontaire », op. cit., p. 273.
41. Ibid., pp. 272-273.
42. Ibid., p. 273.
43. Ibid., p. 281
44. Ibid., p. 285.
45. Ibid., p. 283
202 Phénoménologie allemande, phénoménologie française
forme exclusive »46. Ainsi, « l’ossification » serait une « menace »47 permanente qui
pèserait sur la vie. Mais est-ce exact ? Tout dépend si l’on parle de la routine ou
de l’aptitude. Tandis qu’en cédant à l’habitude-routine, nous abdiquons notre
faculté de choisir, de changer, d’évoluer, et par conséquent notre liberté elle-même,
dans l’habitude-aptitude, au contraire, nous acquérons une conduite plus intégrée,
plus maîtrisée, plus conforme à notre volonté et, en fin de compte, plus libre.
Ricœur le reconnaît comme en passant, sans en tirer les conséquences : « on pourrait
même dire jusqu’à un certain point qu’un acte est d’autant plus disponible au
vouloir qu’il est plus automatisé en ce sens »48. En laissant de côté la référence à
l’automatisme, dont nous avons vu à quel point elle est inadéquate, ce qu’écrit
Ricœur est vrai : l’aptitude ne rend pas le geste plus étranger, mais plus « disponible
au vouloir », et loin de faire « chuter » la liberté dans l’automatisme, loin de l’aliéner
dans la nature ou de restreindre l’éventail de ses possibles, elle accroît au contraire
son amplitude. La perfection du geste du violoniste exercé est un sommet de liberté,
et non le sous-produit d’une quelconque aliénation.
Non seulement il est alors faux de dire que « l’habitude » en général est une
« démission de la liberté »49 ou que « toute habitude est le début d’une aliénation ;
[...] l’habitude fixe nos goûts, nos aptitudes, et ainsi rétrécit notre champ de
disponibilités »50, mais encore il faudrait aller jusqu’à soutenir rigoureusement
l’inverse pour au moins l’une des modalités de « l’habitude » : les aptitudes accrois-
sent notre liberté et ne la limitent pas. En effet, rien dans l’aptitude considérée en
elle-même ne nous conditionne à adopter la moindre routine. Comment l’aptitude
pourrait-elle restreindre nos possibilités alors même qu’elle en est source ? De toute
nouvelle aptitude peut naître une routine, si nous exerçons cette aptitude de manière
routinière. Mais rien ne nous contraint à l’exercer de cette façon. Le grand violoniste
qui a accru son aptitude jusqu’à un sommet de perfection ne joue pas de manière
routinière, mais d’une façon d’autant plus inventive, neuve, que la maîtrise de son
instrument est plus poussée. Comment l’accroissement de son aptitude pourrait-elle
restreindre ses possibles ? Elle rend au contraire plus aisés non seulement l’exercice
de son art, mais encore l’apprentissage d’un nouvel instrument. Si ce sont nos
aptitudes qui nous contraignent et conduisent à une « sclérose » de l’existence,
qu’est-ce qui est censé ne pas le faire ? Le défaut de ces mêmes aptitudes ? À ce
compte-là, le non musicien jouirait de plus de possibilités que le musicien, l’anal-
phabète que le savant, l’impotent que l’homme dans la pleine possession de ses
capacités physiques.
Mais alors, ne faudrait-il pas aller jusqu’à soutenir non seulement que les apti-
tudes acquises libèrent, mais que la liberté est à son tour une aptitude sui generis
obtenue et développée au fil du temps ? Si, en effet, la capacité à décider par
soi-même à l’encontre d’un conditionnement par la « voix publique », par le « On »,
comme dirait Heidegger, ou plus généralement par la société, est une définition
– au moins minimale – de la liberté, ne peut-on affirmer qu’une telle capacité est
développée progressivement, notamment à travers l’éducation mais aussi, plus large-
ment, à travers l’expérience personnelle ? Réfléchir sur nos propres fins, soumettre
nos raisons à une évaluation et plus généralement délibérer – non seulement sur
ce que nous voulons faire, mais aussi sur celui que nous aspirons à être – sont des
aptitudes culturelles, donc acquises. Bien sûr, comme toute capacité acquise, elles
reposent en dernière instance sur des capacités innées. Si nous ne possédions pas
une spontanéité qui fait de nous, à l’instar d’autres animaux, des vivants « autolo-
comoteurs », comme l’affirme Aristote, nous ne pourrions pas non plus acquérir
une capacité à soumettre nos raisons d’agir à une évaluation, délibérer sur nos fins
et, à travers cette délibération, décider par nous-mêmes en nous soustrayant au
moins jusqu’à une certain point aux pressions et conditionnements de notre entou-
rage. L’aptitude à l’autonomie est une aptitude que nous nous approprions, et qui,
comme la plupart des aptitudes, admet des degrés. Il y a une éducation à la liberté,
comme le déclaraient Rousseau, Schiller ou Fichte.
Le paradoxe apparent de cette « éducation » est que, comme en toute éducation,
nous sommes hétéronomes avant d’être autonomes – et pour pouvoir le devenir.
Pour le comprendre, il convient de renoncer à l’idée si commune parmi les philo-
sophes selon laquelle la liberté serait une affaire de tout ou rien. C’est une concep-
tion déterminée de la liberté, celle qui trouve exemplairement son expression dans
le concept moderne de libre arbitre, qui aboutit à la conséquence selon laquelle,
puisque la liberté est une détermination intrinsèque du vouloir, elle ne peut admet-
tre véritablement de degrés, ni ne peut être acquise par principe. Mais la liberté
concrète et effective est autre. Je peux, dans une certaine mesure, apprendre à un
enfant à se déterminer dans ses choix indépendamment de moi. Est-ce qu’en lui
apprenant cela, je ne l’influence pas ? Si, assurément. La liberté, pour pouvoir être
acquise, ne peut l’être qu’à partir d’une certaine non-liberté. L’autonomie s’enseigne
par le biais de l’hétéronomie.
Dans une première phase, les décisions de l’enfant sont prises par ses parents,
un point c’est tout. Progressivement, ses parents peuvent l’éduquer de telle manière
que certains choix au moins seront laissés à son initiative. Laisser ces choix à son
initiative est une initiative de ses parents. La liberté que l’enfant gagne ainsi est
une liberté qui lui est concédée, ou qui, plutôt, lui est restituée. C’est parce que
l’enfant possède déjà une spontanéité qu’il possède aussi la « base » à partir de
laquelle il peut acquérir cette nouvelle aptitude. Dans une deuxième phase, qui est
longue, l’enfant a tendance à choisir en vertu de ce que ses parents auraient choisi :
il choisit tantôt comme eux, tantôt contre eux. C’est pourquoi, cette réappropriation
du choix est une opération complexe qui suppose l’acquisition d’une certaine
maturité intellectuelle permettant de raisonner correctement et de soumettre à un
processus d’évaluation ses propres fins, mais aussi et surtout, une maturation affec-
tive qui donnera à l’enfant la confiance en soi nécessaire et l’indépendance affective
à l’égard du jugement de ses parents – toutes choses qui lui permettront de se
soustraire à l’alternative aliénante entre choisir comme eux ou contre eux. Nous
ne devenons nous-mêmes que sous la conduite des autres, en nous affranchissant
progressivement de leur tutelle.
204 Phénoménologie allemande, phénoménologie française
Bien sûr, chacune de ces étapes mériterait d’être décrite, précisée, affinée. Tel
n’est pas notre propos ici. Il nous suffisait de suggérer que, si la liberté est – au
moins dans sa définition minimale – une appropriation de son choix et une aptitude
à décider par soi-même, elle est, par là même, aussi, une « seconde nature » au
sens d’Aristote. Il n’y aurait plus dès lors à opposer la « nature » des Modernes,
comme empire de la loi et règne du déterminisme, à une liberté qui s’en émanci-
perait et s’en exempterait parce qu’elle relèverait d’un règne totalement autre.
L’acquisition de la liberté serait acquisition d’une aptitude insigne qui en passe par
l’exercice progressif, par l’essai, donc aussi par l’échec. Une telle aptitude est
menacée, car le risque d’un choix aliéné ou d’un choix seulement apparent ne peut
jamais être conjuré une fois pour toutes, il est consubstantiel à toute décision
véritable et exige d’être surmonté sans cesse à nouveau. L’« habitude », tout au
moins dans l’un de ses sens principaux, serait le terreau germinatif d’une liberté,
et nullement ce qui l’atrophie et l’étouffe.