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Revue germanique

internationale
13  (2011)
Phénoménologie allemande, phénoménologie française

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Claude Romano
L’équivoque de l’habitude
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Référence électronique
Claude Romano, « L’équivoque de l’habitude », Revue germanique internationale [En ligne], 13 | 2011, mis en ligne
le 15 mai 2014, consulté le 15 mai 2014. URL : http://rgi.revues.org/1138 ; DOI : 10.4000/rgi.1138

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L’équivoque de l’habitude

Claude Romano

« Mettre un possessif devant “pensée”, affirmait Levinas, serait une dange-


reuse grossièreté »1. N’est-ce pas le cas a fortiori pour le fait d’accoler à ce substantif
une épithète dénotant une nation ou un territoire ? Acceptons cependant de parler,
par commodité – et sans sous-entendre par là autre chose qu’une certaine continuité
se faisant jour entre des auteurs partageant une langue commune – d’une « philo-
sophie française ». Si quelque chose de tel existe, l’habitude occupe parmi ses
thématiques une place centrale. S’il y a bien une thématique « française », pour-
rait-on soutenir, qui court de Descartes à Ricœur en passant par Maine de Biran,
Ravaisson, Bergson, Guillaume, Merleau-Ponty, et jusqu’à des recherches phéno-
ménologiques contemporaines, c’est celle de l’habitude. Qu’est-ce qui assure son
unité, à supposer qu’elle possède une unité ?
L’habitude est une modalité de la mémoire pratique, d’une mémoire entièrement
distincte de celle qui s’actualise dans des « images » parce qu’elle est à l’œuvre,
pour ainsi dire, dans notre corporéité elle-même. C’est en tout cas de cette manière
qu’elle a été pensée par une tradition qui remonte à Descartes. N’est-il pas surpre-
nant, en effet, que le penseur de la distinctio realis – que ne résorbe jamais entiè-
rement l’union substantielle – ait pu affirmer qu’il existe, aux côtés de la mémoire
représentative, une mémoire qui soit « dans nos mains » ? « Un joueur de luth a
une partie de sa mémoire en ses mains, précise une lettre à Mersenne, car la facilité
de plier et de disposer ses doigts en diverses façons, qu’il a acquise par habitude,
aide à le faire se souvenir des passages pour l’exécution desquels il les doit ainsi
disposer. Ce que vous croirez aisément, s’il vous plaît de considérer que tout ce
qu’on nomme mémoire locale est hors de nous [...] Mais outre cette mémoire, qui
dépend du corps, j’en reconnais encore une autre, du tout intellectuelle, qui ne
dépend que de l’âme seule »2. L’habitude serait une mémoire corporelle et, au
demeurant, une mémoire située « hors de nous », débordant notre corps lui-même
et se localisant, par exemple, « dans le papier de l’exemplaire que nous avons lu »,

1. Emmanuel Levinas, « Entretien avec C. von Wolzogen », in : Philosophie no 93, 2007, (p. 12-32),
p. 26.
2. Descartes, « lettre à Mersenne du 1er avril 1640 », AT III, 48.
188 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

puisque nous y retrouvons aussitôt la page que nous cherchions en y laissant courir
nos mains et nos yeux. Corporelle par essence, l’habitude serait donc cette mémoire
qui nous relie au monde et nous place en quelque sorte nous-même hors de nous,
nous initie à cette extériorité de notre corps qui est le préalable à celle de tout le
reste.
Or cette histoire – « française » – de l’habitude qu’il faudrait retracer pour
elle-même apparaît structurée par une forte tension : puisque l’habitude a pour
vocation d’unir l’esprit et le monde, d’abord séparés, on la pensera tantôt comme
une simple retombée de l’esprit dans la matière – et c’est alors sa dimension de
mécanisme ou d’automatisme qui sera privilégiée – et tantôt comme une élévation
de la matière à l’esprit, une spiritualisation de la nature – et c’est sa spontanéité
créatrice qui se trouvera par là mise en exergue. D’un côté, l’habitude est le « résidu
fossilisé d’une activité spirituelle », pour reprendre l’expression de Bergson, et il
faudra insister sur son caractère répétitif et sclérosant ; de l’autre, elle est cette
puissance de facilitation qui rend nos gestes plus sûrs, mieux adaptés à la situation
où ils s’insèrent, et c’est son caractère innovant qui devient sa marque de fabrique3.
Nul peut-être mieux que Proust – qui, comme on le sait, a été tenté par une carrière
philosophique en assistant aux cours de Louis Couturat – n’a souligné ce double
visage de l’habitude : « Habitude ! Aménageuse habile mais bien lente et qui
commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une instal-
lation provisoire ; mais que malgré tout il est heureux de trouver, car sans l’habitude
et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à nous rendre un logis habitable »4.
Ce premier visage de l’habitude, celui d’« aménageuse habile » (et « habile » a le
même étymon qu’ « habitude ») qui nous rend un lieu habitable, c’est-à-dire nous
permet d’y circuler librement, de n’être pas entravé dans nos possibilités d’action
par la configuration des pièces ou la disposition des meubles, cède pourtant bien
vite la place à un second visage en vertu duquel l’habitude n’apparaît plus comme
cette merveilleuse ressource et cet auxiliaire zélé, partenaire de notre agilité motrice,
mais comme une puissance maléfique et adverse qui possède l’inquiétant pouvoir
de nous rendre insensible aux choses et aux êtres, et de faire insensiblement glisser
notre action de la liberté à l’automatisme. Tel est « ce nouveau visage » de ce Janus
bifrons qui est révélé au narrateur dans Albertine disparue : « Maintenant je la voyais
[l’habitude] comme une divinité redoutable, si rivée à nous, son visage insignifiant
si incrusté dans notre cœur que si elle se détache, si elle se détourne de nous, cette
déité que nous ne distinguons presque pas nous inflige des souffrances plus terribles
qu’aucune et qu’elle est aussi cruelle que la mort »5. Pourquoi l’habitude apparaît-
elle maintenant sous les traits d’une divinité si redoutable ? Parce qu’elle « supprime
l’originalité de nos perceptions », nous anesthésie et nous plonge dans une quasi

3. Cette tension entre l’habitude comme « chute dans l’automatisme » et comme « puissance de
facilitation » a été bien mise en évidence par Claire Marin, « L’être et l’habitude dans la philosophie
française contemporaine », in : Alter no 12, 2004, (p. 149-172), p. 152.
4. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, tome I, in : À la Recherche du temps perdu, J.-Y. Tadié,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1987, p. 8.
5. Marcel Proust, Albertine disparue, tome IV, in : À la Recherche du temps perdu, J.-Y. Tadié,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1989, p. 4.
L’équivoque de l’habitude 189

inconscience. En une image magnifique, Proust suggère que l’habitude n’est pas
même une Gorgone que nous pourrions dévisager, au risque d’être changé par elle
en statue de sel, mais ce dont le visage « insignifiant » – et pas même visible –
s’incruste dans notre cœur et dans nos organes, ne faisant qu’un avec nous-même,
nous pétrifiant, non de l’extérieur, mais de l’intérieur : phénomène indissociable
de « ce monstre bicéphale de damnation et de salut qu’est le temps » (chez Proust),
selon une formule de Beckett6.
Qu’indique cette dualité de l’habitude que l’on retrouve à différents degrés chez
la plupart des philosophes de cette lignée « française » ? Faut-il l’interpréter comme
la caractéristique d’un phénomène, ou au contraire la mettre au compte d’une aporie
dans laquelle s’enlise la réflexion faute d’avoir été capable de distinguer différents
phénomènes seulement apparentés ? Est-ce l’habitude, en somme, qui est par elle-
même ambivalente, ou est-ce la réflexion sur elle qui demeure prisonnière d’une
équivoque ? Comment l’habitude peut-elle être à la fois ce qui rend l’action plus
aisée, adaptée, spontanée, lui conférant ainsi un surcroit de liberté, et ce qui lui
impose sa « tyrannie » et l’enchaîne ?

L’ambivalence de l’habitude
Tentons d’abord de mieux cerner comment ces deux aspects ou ces deux
visages de l’habitude ont été thématisés par la philosophie. Si, aux yeux de Ravais-
son, il convient d’insister davantage sur l’élévation de la nature à la liberté que sur
la chute de la liberté dans la nature, sur l’avènement d’une spontanéité irréductible
au mécanisme que sur la mécanisation progressive du vouloir, puisque, même dans
l’habitude, les mouvements « ne sortent pas de la même activité intelligente où ils
avaient pris naissance »7 ; si, selon son expression, « la loi de l’habitude ne s’expli-
que que par le développement d’une spontanéité passive et active tout à la fois, et
également différente de la fatalité mécanique, et de la liberté réflexion »8, il n’en
demeure pas moins que l’habitude est pensée ici comme l’entre-deux de ces règnes,
la nature et l’esprit, qui sont plutôt comme deux limites entre lesquelles elle
se déploie : « la limite inférieure est la nécessité, le destin, si l’on veut, mais dans la
spontanéité de la nature ; la limite supérieure, la liberté de l’entendement. L’habi-
tude descend de l’une à l’autre ; elle rapproche ces contraires et, en les rapprochant,
elle en dévoile l’essence intime et la nécessaire connexion »9. Bien plus aristotéli-
cien que cartésien, le propos de Ravaisson est de penser l’habitude comme une
nature élevée à la seconde puissance, et non comme la déchéance du volontaire
dans le mécanique. La formule qui résume son approche repose tout entière
sur un « ou plutôt » : « L’histoire de l’habitude représente le retour de la liberté à

6. Samuel Beckett, Proust, Paris, éditions de Minuit, 1990, p. 21.


7. Félix Ravaisson, De l’habitude, Paris, Fayard, coll. « Corpus », 1984, p. 33.
8. Ibid., p. 32.
9. Ibid., p. 42.
190 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

la nature, ou plutôt l’invasion du domaine de la liberté par la spontanéité natu-


relle »10.
Il reste que c’est entre ces deux pôles que se déploie la pensée de Ravaisson –
comme celle de Bergson après lui. Toutefois, Bergson inverse la hiérarchie implicite
de son prédécesseur et considère l’habitude comme une sclérose de la liberté, au
lieu qu’elle constituait pour son aîné une libération de la nature. En un contresens
assez remarquable, mais révélateur de sa propre perspective, Bergson prête à Ravais-
son sa propre conception en vertu de laquelle « l’habitude motrice, une fois prise,
est un mécanisme, une série de mouvements qui se déterminent les uns les autres :
elle est cette partie de nous qui est insérée dans la nature ; elle est la nature même.
Or, notre expérience intérieure nous montre dans l’habitude une activité qui a
passé, par degrés insensibles, de la conscience à l’inconscience et de la volonté à
l’automatisme [...] le résidu fossilisé d’une activité spirituelle »11. Tandis que Ravais-
son refusait expressément de concevoir le mouvement devenu habituel comme un
« effet mécanique »12, Bergson lui prête une rigidité d’automate : « les leçons incul-
quées à la mémoire motrice se répètent automatiquement, c’est ce que montre
l’expérience journalière »13 ; en sorte que la mémoire-habitude réside dans « des
mécanismes moteurs créés par la répétition », « une série de mécanismes tout
montés », « un mécanisme qu’ébranle tout entier une impulsion initiale, […] un
système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre
et occupent le même temps »14. Mais alors, comment continuer à concevoir cette
mémoire pratique comme « appropriée aux circonstances »15 ? Une adaptation aux
circonstances exige une flexibilité et une souplesse qui se situent aux antipodes de
tout mécanisme. En d’autres termes, comment l’habitude peut-elle modifier quali-
tativement les gestes pour leur conférer un surcroît de sûreté, constituer quelque
chose comme un apprentissage qui s’effectue au moyen de la répétition mais trans-
cende la pure répétition, donnant naissance à des mouvements mieux adaptés, plus
assurés, plus maîtrisés – comment peut-elle être cette répétition du même qui ne
revient pas au même ? Bergson anticipe l’objection : la répétition des mêmes gestes
ne saurait engendrer la modification qualitative propre à l’acquisition d’une nouvelle
aptitude ; aussi n’écrit-il pas que la mémoire-habitude s’acquiert par la répétition
des mêmes gestes, mais seulement d’un « même effort »16 : « On a raison de dire
que l’habitude s’acquiert par la répétition de l’effort ; mais à quoi servirait l’effort
répété s’il reproduisait toujours la même chose ? »17. La question cependant
demeure : comment concilier cette acquisition progressive en vertu de laquelle
l’action ne cesse de se modifier avec l’idée de chute dans l’automatisme ?

10. Ibid., p. 49.


11. Henri Bergson, « La vie et l’œuvre de Ravaisson », in Mélanges, Paris, PUF, 1972, pp. 1461-
1462.
12. F. Ravaisson, De l’habitude, op. cit., p. 32.
13. Henri Bergson, Matière et mémoire, in Œuvres, éd. du centenaire, PUF, 1959, p. 231.
14. Ibid., pp. 230, 227, 225.
15. Ibid., p. 224.
16. Ibid., p. 225.
17. Ibid., p. 256.
L’équivoque de l’habitude 191

C’est justement ce caractère flexible et adapté des véritables habitudes qui va


retenir toute l’attention de Merleau-Ponty, à la suite des travaux des psychologues
de la Forme. Loin d’être figée et invariable, l’habitude est sélective et innovante :
elle n’est pas un répertoire de gestes stéréotypés identiques à eux-mêmes dans des
situations changeantes, mais en une capacité à transposer des gestes d’une situation
à une autre, c’est-à-dire à les faire varier en fonction des circonstances. « Apprendre,
ce n’est jamais se rendre capable de répéter le même geste, mais de fournir à la
situation une réponse adaptée par différents moyens »18. Tel est le cas de l’organiste
examiné dans la Phénoménologie de la perception :
Si l’habitude n’est ni une connaissance, ni un automatisme, qu’est-elle donc ?
Il s’agit d’un savoir qui est dans les mains, qui ne se livre qu’à l’effort corporel et ne
peut se traduire par une désignation objective [...] On sait qu’un organiste exercé est
capable de se servir d’un orgue qu’il ne connaît pas et dont les claviers sont plus ou
moins nombreux, les jeux autrement disposés de ceux de son instrument coutumier.
Il lui suffit d’une heure de travail pour être en état d’exécuter son programme. Un
temps d’apprentissage si court ne permet pas de supposer que des réflexes condi-
tionnés nouveaux soient ici substitués aux montages déjà établis [...] [L’organiste]
prend mesure de l’instrument avec son corps, il s’incorpore les directions et les
dimensions, il s’installe dans l’orgue comme on s’installe dans une maison. Pour
chaque jeu et pour chaque pédale, ce ne sont pas des positions dans l’espace objectif
qu’il apprend, et ce n’est pas à sa “mémoire” qu’il les confie19.
Dans sa croisade contre une conception réductrice de l’habitude comme
montage de réflexes conditionnés, et donc comme succession de gestes stéréotypés,
Merleau-Ponty s’efforce de donner une consistance à la formule de Descartes d’un
savoir qui serait « dans nos mains » en distinguant, à la suite de Guillaume, deux
registres de variations inhérentes à toute habitude, et que Guillaume appelle respec-
tivement « transposition » et « transfert ». La transposition consiste dans la capacité
à adapter spontanément une habitude à un nouveau contexte, par exemple à écrire
le même mot sur une feuille de papier et au tableau ; les muscles qui entrent en
jeu dans les deux cas sont distincts – dans le premier, ce sont ceux du poignet et
de l’avant-bras, dans le second, ceux du bras entier et de l’épaule – et pourtant,
non seulement la tâche effectuée est la même, mais le temps du tracé des figures
demeure constant. Le transfert est le processus par lequel la possession d’une
habitude antérieure facilite l’acquisition d’une nouvelle habitude : par exemple, au
lieu d’écrire de la main droite, je peux apprendre à écrire de la main gauche et cet
apprentissage exigera moins d’efforts que l’acquisition initiale de l’écriture. Entre
la transposition et le transfert, la différence n’est que de degré20. Pourtant, malgré
son insistance sur l’idée d’une souplesse et d’une transposabilité des habitudes,
Merleau-Ponty continue à penser l’habitude de manière homogène, presque indif-

18. Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, PUF, 1942, rééd. coll. « Qua-
drige », p. 106.
19. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, rééd. « Tel »,
1976, p. 169-170.
20. Sur toute cette analyse, voir G. Guillaume, La formation des habitudes, Paris, PUF, 1947,
p. 112-113.
192 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

férenciée. À ses yeux, l’accoutumance que l’on possède à un chapeau est à mettre
sur le même plan que l’apprentissage d’un répertoire gestuel : « Une femme main-
tient sans calcul un intervalle de sécurité entre la plume de son chapeau et les
objets qui pourraient la briser, elle sent où est la plume comme nous sentons où
est notre main »21. Sans doute, mais cette « habitude motrice » est-elle du même
ordre que celle du danseur22 ? La différence saute pourtant aux yeux : dans le
premier cas, l’acclimatation à un chapeau consiste, grosso modo, à maintenir la
même distance à l’égard d’obstacles potentiels ; dans le second, l’exercice de la
danse est solidaire d’un progrès continu et d’une acquisition ininterrompue de
nouveaux gestes ou, à tout le moins, d’un perfectionnement dans l’exécution des
gestes anciens. La danse ne peut être qualifiée d’« habitude » qu’en un sens assez
vague et impropre du mot : nous aurons à y revenir. Or, c’est bien un concept
indifférencié d’habitude qui continue à sous-tendre, en dépit de sa rupture avec le
mécanisme, les descriptions de Merleau-Ponty.
Même Ricœur, dont les analyses circonstanciées et subtiles du premier tome de
La philosophie de la volonté font la part belle à la Gestaltpsychologie et à la phéno-
ménologie de la perception de Merleau-Ponty, reste en quelque sorte prisonnier
de l’alternative entre l’habitude conçue comme sélection des gestes les mieux adap-
tés à la tâche et/ou comme reproduction à l’identique de gestes monotones. Son
étude commence par une critique des conceptions mécanistes et behaviouristes de
l’habitude, dans la veine de celle de Guillaume, et elle s’achève par la reprise de
formules qui évoquent irrésistiblement Bergson : l’habitude serait à la fois facilita-
tion et « chute dans l’automatisme », et même « ossification » de la vie, « imitation
de l’automate »23 ! D’un côté, Ricœur refuse de penser l’habitude comme un simple
prolongement du réflexe ; de l’autre, il retrouve in fine l’idée d’une rechute du
volontaire dans le mécanique et du conscient dans l’inconscient, donc aussi d’une
aliénation de la liberté dans la nature. N’y a-t-il pas là une insoutenable contradic-
tion ?

« L’ » habitude existe-t-elle ?
La question qui se pose est en substance la suivante : l’ambivalence qu’une
certaine « philosophie française » – y compris récente24 – a décelée dans l’habitude

21. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 167.


22. Ibid., p. 171, 167.
23. Paul Ricœur, La philosophie de la volonté, tome I, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier,
1988, p. 280, p. 283, p. 281.
24. On pourra se reporter à l’ouvrage de Bruce Bégout, La découverte du quotidien, Paris, Allia,
2005, dans lequel toute l’analyse de la quotidienneté dépend par principe d’une analyse de l’habitude,
puisque l’habitude « est le principe constitutif de la quotidianisation » (B. Bégout, op. cit., p. 360).
Pour Bégout, l’habitude est à la fois accoutumance, habitus et coutume. Cette distinction ne recoupe
pas celle que nous allons proposer, et son inconvénient est de conserver un caractère relativement
indifférencié à l’habitude prise au niveau de l’individu, que Bégout distingue de la coutume relevant
des mœurs et de « l’esprit objectif » (B. Bégout, op. cit., p. 388).
L’équivoque de l’habitude 193

ne serait-elle pas en dernier ressort l’indice d’une analyse insuffisamment appro-


fondie de phénomènes qui sont en fait irréductibles les uns aux autres ? Y a-t-il
vraiment quelque chose de tel que l’habitude – sans plus de précisions ?
Afin d’envisager ce problème, nous pouvons repartir de l’analyse de Bergson.
La mémoire « tournée vers l’action » que l’on rencontre par exemple dans une
leçon apprise par cœur est caractérise dans Matière et mémoire par les traits
suivants : « Le souvenir de la leçon, en tant qu’apprise par cœur, a tous les caractères
d’une habitude. Comme l’habitude, il s’acquiert par la répétition d’un même effort.
Comme l’habitude, il a exigé la décomposition d’abord, puis la recomposition de
l’action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, il s’est emmagasiné
dans un mécanisme qu’ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système
clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent
le même temps »25. Bergson énumère dans ce passage les caractéristiques de toute
habitude : 1) elle s’acquiert par répétition ; 2) elle suppose un effort ; 3) elle exige
une décomposition, puis une recomposition de l’action totale ; 4) elle met en jeu
le corps, elle est un « exercice du corps » ; 5) elle est de l’ordre d’un mécanisme
qu’ébranle une impulsion ; 6) elle engendre les mêmes mouvements qui se succèdent
dans un ordre immuable et occupent une durée identique. Mais justement, peut-on
étendre à toute habitude ces caractères ? En vérité, ils ressortissent à des phénomènes
bien différents. Nous en distinguerons trois principaux, que nous baptiserons
respectivement « accoutumance », « routine », « aptitude ».
L’« habitude » peut s’entendre tout d’abord au sens d’accoutumance. Nous
disons par exemple de quelqu’un qu’il est habitué au froid : il supporte sans effort
des climats rigoureux. Un tel processus d’habituation est entièrement passif. Pour
s’accoutumer au froid, il n’y a rien d’autre à faire que s’exposer régulièrement à
de basses températures. Il y a ici un phénomène purement physiologique auquel,
en tant qu’agents, nous ne prenons aucune part. Il en va de même pour l’accou-
tumance à un médicament, mais aussi à un environnement, par exemple à un
appartement dans lequel nous venons d’emménager : peu à peu les lieux nous
deviennent familiers, ils perdent cette étrangeté inhospitalière que peuvent revêtir
une chambre d’hôtel ou un lieu de séjour transitoire ; les choses, les meubles
acquièrent une chaleur accueillante qui résulte de nos mouvements au milieu d’eux.
Remarquons-le, l’accoutumance naît d’une répétition – mais non pas nécessairement
de la répétition d’une action. L’acclimatation au froid n’exige aucune activité parti-
culière. Il n’y a pas ici non plus d’effort particulier. Certes, le corps est mis en jeu
par l’accoutumance, mais il s’agit plutôt du corps physiologique que de celui que
j’existe en première personne. Enfin, si l’accoutumance est un cas de mémoire,
c’est une mémoire subie et passive et nullement un mémoire pratique au sens strict.
En un second sens, l’habitude peut s’entendre comme routine. Chaque jour,
nous respectons des horaires relativement stables, suivons des itinéraires semblables,
empruntons les mêmes moyens de transport, avons des habitudes d’hygiène, de
sommeil, d’alimentation. La répétition d’actions semblables engendre une tendance,
un penchant à les répéter. Tout le problème est de savoir de quelle nature est ce

25. H. Bergson, « Matière », op. cit., p. 225.


194 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

« penchant ». Notons, pour commencer, que la routine ne désigne plus, à la diffé-


rence de l’accoutumance, un processus passif qui se déroulerait en nous sans nous
et auquel nous demeurerions étrangers en tant qu’agents ; au contraire, ce qui est
« routinier » ce sont nécessairement des pratiques qui relèvent de notre initiative.
Tandis qu’il ne dépend pas de moi – si ce n’est indirectement – d’être accoutumé
au froid, il dépend de moi de prendre du thé ou du café au petit déjeuner. C’est
moi qui entretiens des habitudes en ce sens-là et c’est moi, par conséquent, qui peux
aussi les modifier. Il est vrai que la plupart des routines entraînent une forme
d’accoutumance. Le corps réagit aux situations en fonction des pratiques : dans
une civilisation où l’on dort sur des nattes à même le sol, on supporte difficilement
la mollesse d’un matelas. Tout se passe comme si les réactions corporelles, le
sentiment de bien-être ou de mal-être étaient en partie dictés par nos actions
routinières. Mais cette « tyrannie » de l’habitude a ses limites. On peut toujours
renoncer à une routine. On peut toujours décider d’en changer. Le penchant à
persévérer dans une routine est sans doute réel, il n’est pas de l’ordre d’une
contrainte et encore moins d’une nécessité. « Ce n’est pas une nécessité externe et
de contrainte que celle de l’habitude, soulignait Ravaisson, mais une nécessité
d’attrait et de désir »26. Outre l’emploi générique d’ « habitude », il faut souligner
les limites de cette généralisation. Le « penchant » à reproduire une routine peut
avoir des motifs extrêmement divers. Nous tenons à une habitude parce qu’elle est
agréable (« nécessité d’attrait », sans doute), mais aussi par manque d’imagination,
par paresse, par conformisme, par crainte du changement. Le simple fait que nous
ayons des raisons de tenir à nos habitudes montre bien que celles-ci ne relèvent
pas d’une contrainte mécanique de quelque façon qu’on conçoive cette dernière.
La « pente » de l’habitude incline sans nécessiter. Une routine peut avoir quelque
chose de machinal (comme on parle d’un acte accompli « machinalement »), mais
elle n’a rien de mécanique. C’est pourquoi, il y a un sens à reprocher à quelqu’un
ses mauvaises habitudes/routines ; car il ne dépend que de lui d’en changer, même
si, en vertu de l’accoutumance qui les accompagne quelquefois, ce changement
peut exiger un effort considérable. Ainsi, on ne dira ni que toute acquisition d’une
routine demande un effort – parfois c’est vrai et parfois non –, ni que tout renon-
cement à une routine en demande un : tout dépend du degré auquel nous «tenons
à cette habitude », et nous y tenons ou bien parce que nous avons des raisons d’y
tenir, ou bien parce que nous y sommes accoutumés : dans le premier cas, la
résistance au changement est « morale », dans le second, elle est « physique » – et,
bien sûr, elle peut être les deux à la fois.
On voit bien que les caractères dégagés par Bergson pour « toute » habitude ne
s’appliquent pas uniformément (tant s’en faut) à la routine. Tout d’abord, la routine
ne provient pas d’une répétition d’actions semblables, elle est cette répétition. La
routine n’est pas engendrée par le fait de prendre du café au petit déjeuner, elle
consiste dans le fait de prendre du café. Ai-je eu besoin de répéter l’action pour
que la routine s’installe ? Sans doute, mais il vaudrait mieux dire que c’est par
routine que j’ai répété l’action. Ici, la répétition n’est absolument pas une cause,

26. F. Ravaisson, De l’habitude, op. cit., p. 34.


L’équivoque de l’habitude 195

comme le montre le fait qu’il y a beaucoup de cas où l’on répète une même action
et où elle ne devient pas une routine – par exemple, parce que c’est une activité
nécessaire pour faire ce qu’on veut faire : ainsi, mettre un pas devant l’autre quand
on marche n’est pas une routine, parce que c’est une condition de la marche. Il
n’y a de sens à parler de « routine » que si la répétition de l’action est contingente,
c’est-à-dire si je pourrais tout aussi bien m’en abstenir.
La routine provient-elle d’un « effort » ? Rarement. L’effort intervient le plus
souvent pour y mettre un terme. Bergson évoque une décomposition-recomposition
du geste. Or il n’y a rien de tel, généralement, dans une routine. Le corps est-il
mis en jeu par ce genre d’habitude ? Oui, sans doute, mais il existe aussi des
routines intellectuelles. Y a-t-il pour autant quelque chose comme un « mécanisme »
qui serait ici présent ? En aucun cas. Un mécanisme supposerait une impossibilité
de lutter contre nos routines ; or celles-ci peuvent bien devenir invétérées, elles
n’en demeurent pas moins toujours en droit résiliables. Enfin, si les gestes routiniers
sont le plus souvent stéréotypés, s’ils « se succèdent [plus ou moins] dans le même
ordre et occupent [plus ou moins] le même temps », la converse n’est pas vraie :
tout ensemble de mouvements qui se succèdent dans le même ordre et occupent
le même temps n’est évidemment pas une routine. Personne ne dira d’une violoniste
interprétant une partition qu’il agit « par routine » : l’aptitude qu’il exerce est
constamment inventive, elle recèle des nuances expressives en nombre pratiquement
infini. Cela nous amène au troisième concept généralement confondu avec les deux
premiers.
On l’a vu à propos de Merleau-Ponty : beaucoup d’auteurs – suivant sans doute
une certaine routine intellectuelle – ont tendance à englober sous le concept géné-
rique d’habitude l’ensemble des phénomènes de mémoire pratique, y compris ceux
qui mobilisent une acquisition longue et complexe, telle la danse. Être accoutumé
à un chapeau et savoir danser, ce serait au fond la même chose – une « habitude
motrice » comme l’écrit Merleau-Ponty. Mais est-ce le cas ? Danser, nager, faire
du ski, jouer d’un instrument de musique sont des capacités pratiques, des habiletés,
des compétences. Faut-il les appeler des « habitudes » ? Sont-elles l’analogon de
routines ?
Ce qui semble à première vue rapprocher ces savoir-faire du problème plus
général de l’habitude, c’est le rôle qu’y joue la répétition. Pour apprendre à jouer
d’un instrument, il faut « répéter ses gammes » ; il faut donc s’entraîner pour
acquérir cette aptitude. Mais s’agit-il de la même « répétition » que tout à l’heure ?
Quel est exactement le rôle de cette répétition dans le processus d’acquisition de
l’aptitude elle-même ? Il va de soi que, si répétition il y a, elle ne peut être la
reproduction à l’identique de gestes, ou même leur reproduction sous forme sembla-
ble. Si j’apprenais un morceau au piano en jouant les mêmes notes de la même
manière, les gestes que je répéterais seraient ceux du débutant, avec leurs hésitations
et maladresses, et il me serait impossible de rien apprendre. On ne voit guère, en
effet, par quelle magie la répétition de gestes approximatifs pourrait entraîner
l’apparition de gestes sûrs. Mais alors, en quel sens faut-il dire que le pianiste
« répète » ? Il y a contradiction entre l’idée d’un accomplissement à l’identique des
mêmes gestes et l’idée d’acquisition d’une capacité nouvelle. L’apprenti musicien
« répète », sans doute, mais c’est pour ne pas répéter. Chaque exercice le rapproche
196 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

un peu plus du but qu’il vise à atteindre, chaque essai est une étape sur le chemin
d’un perfectionnement. Toute autre est la répétition qui se produit dans la routine,
laquelle ne nous fait en aucun cas progresser : la millième fois où j’allumerai une
cigarette, je ne le ferais pas autrement que la première.
Dès lors, si la routine suppose une aptitude dont elle soit la mise en œuvre
répétée, l’aptitude ne suppose, pour être acquise, aucune routine. L’apprentissage
est ici à l’opposé de la routine, progrès et invention continuels. L’invocation d’une
décomposition-recomposition du geste prend tout son sens dans ce contexte, car
certaines aptitudes demandent à être acquises en suivant une systématique interne.
Comme le remarque Erwin Straus, si tel n’était pas le cas, « on pourrait faire
commencer à un élève ses études de violon aussi bien par un concerto de Beethoven
qu’en lui faisant racler les cordes de son instrument. Mais chaque technique veut
être apprise systématiquement. Et il y a en cela une progression du facile au
difficile »27. Il en va de même, par exemple, pour l’apprentissage de la calligraphie
chinoise :
Il faut en premier lieu que le débutant soit méthodique dans l’enchaînement des
étapes, qu’il s’attaque dans le bon ordre aux difficultés. Qu’il se familiarise d’abord
avec la position du corps, le mouvement du bras, la prise du pinceau et le jeu de la
pointe, puis s’essaie à l’exécution d’un seul élément, la barre horizontale de préférence,
en séparant bien l’attaque, le développement et la terminaison. Qu’il passe ensuite
aux autres éléments de base, puis à quelques éléments simples dont il connaît bien
les proportions, puis à des caractères plus compliqués. Il éprouvera de la difficulté à
surveiller simultanément la facture de chaque élément et l’agencement de tout le
caractère et sera obligé, pendant une certaine période, de privilégier tantôt l’un, tantôt
l’autre. Un palier sera atteint lorsqu’il parviendra à réussir les deux choses en même
temps, un autre palier lorsqu’il parviendra en outre à bien disposer ses caractères
dans l’espace. Rien ne sert de vouloir réussir trop tôt toutes ses opérations à la fois28.
Toutefois, il serait erroné d’en conclure que toute acquisition d’une nouvelle
aptitude suivrait une systématique interne de ce genre. Un enfant peut apprendre
en une seule fois à se servir d’un téléphone : il n’y a ici ni « décomposition » ni
« recomposition » du geste. Y aurait-il du moins nécessairement « répétition d’un
même effort » ? Mais certains savoir-faire s’acquièrent sans (presque) aucun effort :
faire tourner une clé dans une serrure, par exemple. D’autres, bien sûr, exigent
des efforts continus pour être simplement conservés, sans même parler de progrès.
Le statut de la répétition – lorsqu’elle a lieu – est différent dans la routine et
dans l’aptitude. Dans la routine, la répétition, on l’a vu, n’est nullement le moyen
de la formation de la routine, elle est cette routine elle-même. Dans le cas de
l’acquisition d’une aptitude qui exige un entraînement, au contraire, la « répéti-
tion » est volontaire, mais son résultat ne l’est pas tout à fait. En répétant le
« même » geste, je me conditionne (volontairement) à être conditionné (involon-
tairement) par la répétition de ce « même » geste, c’est-à-dire je me mets en situation
de voir mon geste modifié qualitativement : j’assiste alors à cette modification, je

27. Erwin Straus, « Le mouvement vécu », in : Recherches philosophiques, V, 1936, p. 131.


28. Jean-François Billeter, L’art chinois de l’écriture, Genève, Skira, 1989, p. 109.
L’équivoque de l’habitude 197

ne la suscite pas ; ou plutôt, pour la susciter (indirectement), je dois justement en


passer par l’exercice. Autrement dit, tandis que la routine est de part en part
volontaire (ce qui n’est pas volontaire, c’est l’accoutumance qui en résulte et qui
peut me rendre certaines choses aisées ou difficiles, agréables ou désagréables),
l’exercice d’une aptitude en vue de la perfectionner est, lui aussi, volontaire, mais
son résultat, la modification qualitative du geste, ne l’est pas. C’est volontairement
que je me dispose à une modification de mon geste qui, lorsqu’elle se produira, ne
sera pas elle-même volontaire, bien qu’elle correspondra, dans une certaine mesure
au moins, à ce que je souhaitais.
Une fois l’aptitude acquise, faut-il dire que l’exercice de cette aptitude s’effectue
au moyen de gestes qui « se succèdent dans le même ordre et occupent le même
temps » ? Certainement pas. Celui qui possède une aptitude possède du même
coup la capacité à l’exercer de différentes manières. Le violoniste qui sait interpréter
un morceau sait aussi par là même l’interpréter à différents tempos, mais aussi
l’interpréter bien ou mal, de manière expressive ou inexpressive, et ainsi de suite.
Il appartient par essence à toute aptitude de pouvoir être exercée de multiples
façons, avec tout un spectre de variations, tout un gradient d’improvisation et de
liberté. Alors qu’il appartient à toute routine d’être exercée de manière routinière !
Cette marge d’improvisation inhérente à toute aptitude suffit à démontrer que
l’aptitude est inexplicable en termes mécanistes – ce qui n’exclut pas qu’il soit
possible de mettre au jour des mécanismes sous-jacents. En effet, l’idée d’aptitude
est normative : celui qui possède une aptitude est celui qui peut bien faire quelque
chose. D’un mécanisme, au contraire, toute idée de normativité est exclue. Un
mécanisme ne peut ni réussir ni échouer : il se déclenche, un point c’est tout. Mais
à propos de l’exercice d’une capacité, il y a un sens à parler de « réussite » et
d’« échec ». Nous avons de nouveau un point de différence principiel entre l’apti-
tude et la routine : une routine peut être bonne ou mauvaise, mais certainement
pas bien ou mal exercée. Il faut en conclure que la routine est un cas de mémoire
pratique, mais que toute mémoire pratique n’est pas de l’ordre d’une routine.
L’aptitude n’est donc ni « automatisme » ni « mécanisme ». Elle n’est ni quelque
chose que j’accomplis machinalement, car l’exercice d’une aptitude un tant soit peu
complexe exige bien souvent une vigilance et une attention de chaque instant ; ni
quelque chose qui pourrait être pensé sous la forme d’un mécanisme tout monté
qui pourrait être « déclenché » par un facteur extérieur ou intérieur. Par consé-
quent, il existe une mémoire inerte et itérative, celle de la routine, et une autre agile
et innovante, celle de l’exercice en vue d’un apprentissage et de l’aptitude qui en
découle. La première est une mémoire morte, répertoire de gestes usés et machi-
naux, la seconde une mémoire vivante en modification continue. La première se
borne à répéter, la seconde ne cesse de sélectionner, parmi ces performances, celles
qui sont les plus proches du geste à atteindre. La première est faite de gestes
parcimonieux, étriqués, indifférents, atrophiés, monotones ; la seconde de gestes
déliés, adaptés, novateurs. En prétendant ranger sous la même étiquette de
« mémoire-habitude » ces deux mémoires, on rapproche des phénomènes distincts
et même, à certains égards, antithétiques. Ce qui le montre encore est la différence
que l’on peut remarquer dans leur mode de déploiement temporel : à la révocabilité
des routines s’oppose la pérennité des aptitudes. Certes, il existe des « habitudes
198 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

invétérées », comme la rêveuse inactivité d’Oblomov dans le roman éponyme de


Gontcharov : la modification de telles routines peut mobiliser des efforts considé-
rables, mais elle n’en reste pas moins en droit possible. Ce qui manque, c’est souvent
le courage, ou seulement une bonne raison – tomber amoureux, dans ce cas. Il en
va différemment des capacités acquises. On peut bien décider de ne plus les exercer,
elles n’en demeurent pas moins latentes et disponibles, car chevillées au corps et
infuses dans nos pratiques. On se jette à l’eau pour se noyer en oubliant que l’on
savait nager. Tandis que la routine est quelque chose que je prolonge de manière
intentionnelle (parce que je ne fais rien pour en changer), la capacité demeure
présente dans mon corps quoi que je fasse : je ne la prolonge pas intentionnellement,
elle se prolonge. Seul son exercice est intentionnel. Du fait de cette différence
décisive, les capacités jouissent d’une permanence autrement plus grande que celle
des routines. Sans doute, je peux perdre certaines aptitudes si je ne les exerce pas,
mais il est rare que je les perde complètement. Prolongement de mes capacités
motrices les plus fondamentales, elles se perdent, certes, mais graduellement, et
d’une façon qui demeure parfois imprévisible pour celui qui les possède. Je peux
m’apercevoir par hasard que je sais encore jouer d’un instrument auquel, pendant
des années, je n’ai plus touché. Perdre une habitude est volontaire (au point qu’il
vaudrait mieux dire « renoncer » à une habitude) ; perdre une habileté ne l’est pas.
L’aptitude est plus pérenne que la routine, car elle ne fait qu’un avec notre corps
tel que nous l’existons, tel que nous en faisons l’instrument de nos possibles. Elle
est moins une mémoire que nous avons qu’une mémoire que nous sommes. En
revanche, les routines peuvent bien être aussi endurcies et invétérées qu’on voudra,
elles ont beau nous « coller à la peau », elles ne se confondent jamais avec nous-
mêmes. Grâce à la première de ces mémoires, nous extrayons de la répétition une
différence et du cycle des périodes une nouveauté irréductible ; nous ne triomphons
pas du temps, sans doute, mais nous en faisons un allié et le lieu de notre initiative.
En vertu de la seconde, au contraire, nous cédons à la tentation de l’ennui et de
la paresse. Tout oppose ces deux mémoires. Au reste, le grand penseur de « l’habi-
tude » qu’est Aristote différenciait déjà ethos, la coutume, la routine, d’où provient
êthos, le caractère, d’une part, et hexis, l’habileté, l’aptitude, de l’autre. Il faut
veiller, écrit-il, à faire prendre à l’enfant de « bonnes habitudes », car son caractère
va en découler : « Que nos ayons été dans la jeunesse élevés dans telle ou telle
habitude (ek neôn ethizesthai), ce n’est donc pas d’une mince importance ; c’est,
au contraire, souverainement important, ou plutôt tout est là »29. Le verbe ethizomai
dit bien le fait d’être élevés dans une certaine habitude qui forge notre caractère
(êthos). Cette habitude correspond d’assez près à ce que nous avons appelé
« routine ». La manière dont nous répétons les mêmes conduites modifie notre
caractère, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus « fixé » et de plus constant en nous. Mais
Aristote a recours à une autre notion lorsqu’il s’agit au contraire de souligner ce
pouvoir que nous exerçons de manière sans cesse diverse et adaptée aux circons-
tances : celle d’« hexis ». Comme il le précise dans l’Éthique à Nicomaque : « une

29. Éthique à Nicomaque, II, 1, 1103 b 24-25.


L’équivoque de l’habitude 199

aptitude acquise (hexis) se définit par ses actes, mais aussi par ses objets »30. En
effet, puisqu’il appartient à toute hexis d’être subordonnée à des normes, il convient,
pour attribuer une aptitude à quelqu’un, de savoir s’il est susceptible ou non de
l’exercer correctement en fonction des circonstances. Une aptitude dont l’applica-
tion ne serait pas aussi flexible et adaptée que possible aux situations changeantes
où elle prend place ne serait pas du tout une aptitude. C’est pourquoi, on ne peut
décrire une hexis sans décrire la situation d’ensemble, les « objets » sur lesquels
elle porte, comme traduisent Gauthier et Jolif. D’ailleurs, si une pierre lancée en
l’air de manière répétée n’acquiert pas une hexis, inversement, celui qui s’approprie
une hexis n’acquiert pas seulement une facilité à répéter le même geste, mais plutôt
une facilité à l’effectuer de mieux en mieux. On ne peut exercer une hexis sans du
même coup progresser dans son exercice – à moins, bien sûr, d’avoir atteint au
maximum de ses capacités. Dans cette mesure, la traduction d’hexis par « état
habituel » demeure insatisfaisante, car trop « statique ».

« Habitude » et liberté
L’un des motifs pour lesquels ces phénomènes ont été rapprochés et parfois
identifiés est qu’on y découvrirait une transition du volontaire à l’involontaire et
du conscient à l’inconscient, un élément de passivité dans l’activité même, créant
une « pente » naturelle, un penchant, une facilité qui font défaut à l’action volon-
taire stricto sensu. Qu’en est-il de cet élément de passivité ? N’est-il pas présent,
en effet, à la fois dans la routine et dans l’aptitude ? N’établit-il pas une certaine
continuité entre elles ? N’est-il pas vrai dans les deux cas que j’accomplis « sans y
penser » ce qu’au départ j’accomplissais volontairement ? C’est cette insistance sur
une passivité dans l’activité, sur un involontaire qui travaille de l’intérieur le volon-
taire, qui sous-tend, semble-t-il, l’idée d’un phénomène unitaire de l’habitude. Il
convient de nous y arrêter.
Prenons l’exemple de l’analyse de Ricœur, parce qu’elle est remarquablement
subtile et parce qu’elle tient compte, au moins à première vue, des leçons de la
Gestaltpsychologie. Ricœur nous met en garde de définir l’habitude par le méca-
nisme :
Il est courant de dire que l’habitude rend les actes mécaniques et inconscients ;
la véritable habitude serait pleinement soustraite à la volonté. Non seulement elle
acquerrait la raideur et la stéréotypie des machines mais elle partirait toute seule par
le simple effet du déclenchement des excitants externes et internes.
Une pareille interprétation est accréditée par un certain nombre de préjugés curieu-
sement convergents : un certain romantisme superficiel voit volontiers dans l’habitude
un principe de sclérose et oppose à la banalité du quotidien les explosions de la
liberté, comme si on pouvait penser jusqu’au bout la conscience par des oppositions
de fonctions ; or, la psychologie empirique, pour des raisons différentes, majore elle
aussi les faits d’automatisme [...] le prestige des sciences de la nature et le souci de

30. Ibid., IV, 4, 1122 b 1.


200 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

transposer ses procédés en psychologie ont suscité un effort énorme d’expérimentation


qui tout naturellement s’est appliqué aux aspects de l’habitude les plus mesurables,
les plus objectifs et pour tout dire les plus voisins du règne de la chose. C’est ainsi
que des mécanismes aussi sommaires que l’association des idées [...] ont servi de
modèle à toute étude de l’habitude ; nous reconnaissons ici le préjugé du simple, de
l’élémentaire en psychologie [...] Ainsi tout semble concourir à faire de l’automatisme
la réalité mentale primitive et à traiter les phénomènes dits supérieurs comme une
complication de ces réalités plus simples31.
Pourtant, juste après avoir dénoncé ces dangers potentiels, Ricœur reprend à
son compte l’idée de « l’habitude comme chute dans l’automatisme »32 qui semblait
avoir été définitivement écartée. Il conçoit la facilitation qui accompagne les routi-
nes et les aptitudes acquises comme un « involontaire dans le déclenchement » –
ce qui suppose qu’il y ait un sens à parler ici de « déclenchement ». Il va même
jusqu’à qualifier l’habitude d’« imitation de l’automate »33. Qu’est-ce qui justifie
pareil revirement ? Le défaut d’une distinction tranchée entre routine et aptitude
– qui l’aurait amené à souligner le caractère volontaire des premières et à lui opposer
le caractère partiellement involontaire de l’acquisition (et non de l’exercice) des
secondes – conduit Ricœur à subsumer les deux phénomènes sous la catégorie
générique de l’« involontaire ». Il y aurait un premier involontaire « de structure
et de coordination »34 qui fait par exemple que je ne peux pas vouloir le degré
d’accélération du mouvement de mon bras quand je trace une ellipse au tableau
(« nous ne voulons que […] l’allure du geste utile, la forme vient comme d’elle-
même »35) et un second involontaire « dans le déclenchement »36 : la facilité de plus
en plus grande à accomplir ce geste n’est pas elle-même quelque chose qui pourrait
être « voulu ». Ces distinctions suscitent néanmoins une certaine perplexité. Est-il
vrai que la facilité, qui est le contraire de l’effort, soit aussi l’opposé du volontaire ?
Cela ne suppose-t-il pas de définir le volontaire en général par l’effort ? Mais est-ce
tenable ? Ricœur écrit, dans la veine de Maine de Biran, que « l’épreuve de force
d’une philosophie de la volonté est sans discussion possible le problème de l’effort
musculaire »37. On pourrait lui objecter que se lever sans effort de sa chaise est
aussi volontaire que se lever avec effort. La distinction de ce qui exige, ou non, un
effort et celle du volontaire et de l’involontaire ne se situent pas sur le même plan.
Wittgenstein le soulignait, non sans ironie, quand il faisait remarquer : « quand je
lève le bras, la plupart du temps, je n’essaie pas de le lever »38. Mais alors, la facilité
qui constitue effectivement un dénominateur commun aux routines et à l’exercice
des aptitudes acquises n’a rien à voir avec une forme d’involontaire. Si l’on reprend

31. P. Ricœur, « Le volontaire », op. cit., pp. 267-268.


32. Ibid., p. 280.
33. Ibid., p. 281.
34. Ibid., p. 271.
35. Ibid., p. 274.
36. Ibid., p. 272.
37. Ibid., p. 290.
38. Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, éd. J. Schulte, Frankfurt am Main, Suhr-
kamp, 2003 ; Recherches philosophiques, trad. fr. de F. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, É.
Rigal, Paris, Gallimard, 2004, I, § 622.
L’équivoque de l’habitude 201

ce qu’on pourrait appeler la « table des circonstances » de l’action qu’Aristote


fournit au livre III de l’Éthique à Nicomaque39, la facilitation inhérente aux diverses
« habitudes » ne relève pas de la distinction entre ce qui est accompli de son plein
gré (hekôn) ou contre son gré (akôn), intentionnellement ou non intentionnelle-
ment, mais bien plutôt du « comment » de l’action, de sa modalité d’accomplisse-
ment (pôs). La modification qualitative de mon action qui se produit à l’occasion
de l’adoption d’une routine ou de l’acquisition d’une aptitude consiste dans le fait
d’accomplir cette action, désormais, non pas « difficilement » et « avec effort »,
mais « facilement », non pas « en y mobilisant toute son attention », mais « sans y
penser » : elle affecte les circonstances de l’action, et nullement son caractère
d’action intentionnelle.
Dès lors, si Ricœur a raison de parler d’une spontanéité accrue, de « ce rapport
curieux entre l’intention qui lance l’appel dans un sens déterminé et la réponse qui
vient du corps et de l’intelligence et a toujours figure d’improvisation »40, de cet
« étonnement de voir les chiffres se présenter tous seuls quand je compte, les mots
se grouper et prendre un sens quand je parle une langue étrangère que je possède
à fond ; étonnement de sentir que “ce” corps répond au rythme de la valse »41 ;
ou encore, s’il a raison de remarquer : « certes, “cela” ne marche bien que si je
veux, mais ce vouloir est si facile qu’il semble n’être plus qu’une permission accor-
dée à une spontanéité prévenante de l’habitude qui se porte à la rencontre de mon
impulsion »42, il a néanmoins tort de passer du constat de cette facilité en tant que
modalité d’accomplissement de mon action (intentionnelle) à l’affirmation d’une
soustraction – si minime soit-elle – de l’action à ma volonté.
C’est parce qu’il voit dans « l’habitude » un phénomène unitaire, mais ambiva-
lent, « à la fois spontanéité vivante et imitation de l’automate, retour à la chose »43
que Ricœur est amené à conclure, à la suite de nombreux autres, que l’habitude
est une perte de liberté et un rétrécissement du champ des possibles. Il y aurait ici
« démission de la liberté sous la forme inauthentique de la coutume »44 dans laquelle
« l’éventail des possibles se referme [et] ma vie a pris forme »45, puisque aussi bien
« l’habitude donne forme et en donnant forme fait cristalliser le possible sous une

39. Éthique à Nicomaque, III, 1111-3 sq. : « Disons donc qu’il s’agit de savoir qui agit, ce qu’il fait,
quel est l’objet ou le domaine de son action, quelquefois aussi avec quoi il agit (par exemple, avec
quel instrument), pour quel résultat (par exemple, si ce résultat sera de sauver la vie à quelqu’un) et
comment (par exemple, doucement ou violemment) ». Il y a là une « table des circonstances » de
l’action qu’Aristote n’a jamais développée pour elle-même, et qui inclut 1) la nature de l’agent ; 2) ce
qui est fait (ti) ; 3) le domaine de l’action ou son objet : sur quoi ou qui elle porte (péri ti) ; 4) les
moyens (tini) ; 5) le résultat (ou heneka)de l’action, non pas au sens de la fin qu’un agent donne à son
action (cette fin, il ne peut pas l’ignorer), mais au sens du résultat auquel l’action aboutira en fait ; 6)
la modalité d’accomplissement de l’action (pôs) : par exemple, un boxeur peut frapper plus ou moins
fort son adversaire.
40. P. Ricœur, « Le volontaire », op. cit., p. 273.
41. Ibid., pp. 272-273.
42. Ibid., p. 273.
43. Ibid., p. 281
44. Ibid., p. 285.
45. Ibid., p. 283
202 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

forme exclusive »46. Ainsi, « l’ossification » serait une « menace »47 permanente qui
pèserait sur la vie. Mais est-ce exact ? Tout dépend si l’on parle de la routine ou
de l’aptitude. Tandis qu’en cédant à l’habitude-routine, nous abdiquons notre
faculté de choisir, de changer, d’évoluer, et par conséquent notre liberté elle-même,
dans l’habitude-aptitude, au contraire, nous acquérons une conduite plus intégrée,
plus maîtrisée, plus conforme à notre volonté et, en fin de compte, plus libre.
Ricœur le reconnaît comme en passant, sans en tirer les conséquences : « on pourrait
même dire jusqu’à un certain point qu’un acte est d’autant plus disponible au
vouloir qu’il est plus automatisé en ce sens »48. En laissant de côté la référence à
l’automatisme, dont nous avons vu à quel point elle est inadéquate, ce qu’écrit
Ricœur est vrai : l’aptitude ne rend pas le geste plus étranger, mais plus « disponible
au vouloir », et loin de faire « chuter » la liberté dans l’automatisme, loin de l’aliéner
dans la nature ou de restreindre l’éventail de ses possibles, elle accroît au contraire
son amplitude. La perfection du geste du violoniste exercé est un sommet de liberté,
et non le sous-produit d’une quelconque aliénation.
Non seulement il est alors faux de dire que « l’habitude » en général est une
« démission de la liberté »49 ou que « toute habitude est le début d’une aliénation ;
[...] l’habitude fixe nos goûts, nos aptitudes, et ainsi rétrécit notre champ de
disponibilités »50, mais encore il faudrait aller jusqu’à soutenir rigoureusement
l’inverse pour au moins l’une des modalités de « l’habitude » : les aptitudes accrois-
sent notre liberté et ne la limitent pas. En effet, rien dans l’aptitude considérée en
elle-même ne nous conditionne à adopter la moindre routine. Comment l’aptitude
pourrait-elle restreindre nos possibilités alors même qu’elle en est source ? De toute
nouvelle aptitude peut naître une routine, si nous exerçons cette aptitude de manière
routinière. Mais rien ne nous contraint à l’exercer de cette façon. Le grand violoniste
qui a accru son aptitude jusqu’à un sommet de perfection ne joue pas de manière
routinière, mais d’une façon d’autant plus inventive, neuve, que la maîtrise de son
instrument est plus poussée. Comment l’accroissement de son aptitude pourrait-elle
restreindre ses possibles ? Elle rend au contraire plus aisés non seulement l’exercice
de son art, mais encore l’apprentissage d’un nouvel instrument. Si ce sont nos
aptitudes qui nous contraignent et conduisent à une « sclérose » de l’existence,
qu’est-ce qui est censé ne pas le faire ? Le défaut de ces mêmes aptitudes ? À ce
compte-là, le non musicien jouirait de plus de possibilités que le musicien, l’anal-
phabète que le savant, l’impotent que l’homme dans la pleine possession de ses
capacités physiques.
Mais alors, ne faudrait-il pas aller jusqu’à soutenir non seulement que les apti-
tudes acquises libèrent, mais que la liberté est à son tour une aptitude sui generis
obtenue et développée au fil du temps ? Si, en effet, la capacité à décider par
soi-même à l’encontre d’un conditionnement par la « voix publique », par le « On »,

46. Ibid., p. 285.


47. Ibid., p. 283.
48. Ibid., p. 285.
49. Ibid.
50. Paul Ricœur, La philosophie de la volonté, tome II, Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960,
p. 74.
L’équivoque de l’habitude 203

comme dirait Heidegger, ou plus généralement par la société, est une définition
– au moins minimale – de la liberté, ne peut-on affirmer qu’une telle capacité est
développée progressivement, notamment à travers l’éducation mais aussi, plus large-
ment, à travers l’expérience personnelle ? Réfléchir sur nos propres fins, soumettre
nos raisons à une évaluation et plus généralement délibérer – non seulement sur
ce que nous voulons faire, mais aussi sur celui que nous aspirons à être – sont des
aptitudes culturelles, donc acquises. Bien sûr, comme toute capacité acquise, elles
reposent en dernière instance sur des capacités innées. Si nous ne possédions pas
une spontanéité qui fait de nous, à l’instar d’autres animaux, des vivants « autolo-
comoteurs », comme l’affirme Aristote, nous ne pourrions pas non plus acquérir
une capacité à soumettre nos raisons d’agir à une évaluation, délibérer sur nos fins
et, à travers cette délibération, décider par nous-mêmes en nous soustrayant au
moins jusqu’à une certain point aux pressions et conditionnements de notre entou-
rage. L’aptitude à l’autonomie est une aptitude que nous nous approprions, et qui,
comme la plupart des aptitudes, admet des degrés. Il y a une éducation à la liberté,
comme le déclaraient Rousseau, Schiller ou Fichte.
Le paradoxe apparent de cette « éducation » est que, comme en toute éducation,
nous sommes hétéronomes avant d’être autonomes – et pour pouvoir le devenir.
Pour le comprendre, il convient de renoncer à l’idée si commune parmi les philo-
sophes selon laquelle la liberté serait une affaire de tout ou rien. C’est une concep-
tion déterminée de la liberté, celle qui trouve exemplairement son expression dans
le concept moderne de libre arbitre, qui aboutit à la conséquence selon laquelle,
puisque la liberté est une détermination intrinsèque du vouloir, elle ne peut admet-
tre véritablement de degrés, ni ne peut être acquise par principe. Mais la liberté
concrète et effective est autre. Je peux, dans une certaine mesure, apprendre à un
enfant à se déterminer dans ses choix indépendamment de moi. Est-ce qu’en lui
apprenant cela, je ne l’influence pas ? Si, assurément. La liberté, pour pouvoir être
acquise, ne peut l’être qu’à partir d’une certaine non-liberté. L’autonomie s’enseigne
par le biais de l’hétéronomie.
Dans une première phase, les décisions de l’enfant sont prises par ses parents,
un point c’est tout. Progressivement, ses parents peuvent l’éduquer de telle manière
que certains choix au moins seront laissés à son initiative. Laisser ces choix à son
initiative est une initiative de ses parents. La liberté que l’enfant gagne ainsi est
une liberté qui lui est concédée, ou qui, plutôt, lui est restituée. C’est parce que
l’enfant possède déjà une spontanéité qu’il possède aussi la « base » à partir de
laquelle il peut acquérir cette nouvelle aptitude. Dans une deuxième phase, qui est
longue, l’enfant a tendance à choisir en vertu de ce que ses parents auraient choisi :
il choisit tantôt comme eux, tantôt contre eux. C’est pourquoi, cette réappropriation
du choix est une opération complexe qui suppose l’acquisition d’une certaine
maturité intellectuelle permettant de raisonner correctement et de soumettre à un
processus d’évaluation ses propres fins, mais aussi et surtout, une maturation affec-
tive qui donnera à l’enfant la confiance en soi nécessaire et l’indépendance affective
à l’égard du jugement de ses parents – toutes choses qui lui permettront de se
soustraire à l’alternative aliénante entre choisir comme eux ou contre eux. Nous
ne devenons nous-mêmes que sous la conduite des autres, en nous affranchissant
progressivement de leur tutelle.
204 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

Bien sûr, chacune de ces étapes mériterait d’être décrite, précisée, affinée. Tel
n’est pas notre propos ici. Il nous suffisait de suggérer que, si la liberté est – au
moins dans sa définition minimale – une appropriation de son choix et une aptitude
à décider par soi-même, elle est, par là même, aussi, une « seconde nature » au
sens d’Aristote. Il n’y aurait plus dès lors à opposer la « nature » des Modernes,
comme empire de la loi et règne du déterminisme, à une liberté qui s’en émanci-
perait et s’en exempterait parce qu’elle relèverait d’un règne totalement autre.
L’acquisition de la liberté serait acquisition d’une aptitude insigne qui en passe par
l’exercice progressif, par l’essai, donc aussi par l’échec. Une telle aptitude est
menacée, car le risque d’un choix aliéné ou d’un choix seulement apparent ne peut
jamais être conjuré une fois pour toutes, il est consubstantiel à toute décision
véritable et exige d’être surmonté sans cesse à nouveau. L’« habitude », tout au
moins dans l’un de ses sens principaux, serait le terreau germinatif d’une liberté,
et nullement ce qui l’atrophie et l’étouffe.

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