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Spinoza au XIXe siècle

Série Philosophie 15
Université Paris l - Panthéon-Sorbonne

Actes des journées d'études organisées à la Sorbonne


9 et 16 mars, 23 et 30 novembre 1997

SALEM

Textes réunis
de pensée m
en rh des idées
(École normale supérieure des lettres et sciences humaines)
Ouvrage publié avec la collaboration de Charlotte Castro et Mathieu Horeau

Ouvrage publié avec le concours


du Conseil scientifique de l'université Paris 1
et du Centre d'histoire des systèmes de pensée moderne

Publications de la Sorbonne
2007
© Publications de la Sorbonne, 2007
212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris
www.univ-paris1.fr
Loi du Il mars 1957

ISBN 978-2-85944-533-1
ISSN 1255-183X
À Olivier Bloch
Présentation
ANDRÉ TOSEL

On trouvera ICI réunies, après révision par leurs auteurs, les contribu-
tions présentées aux journées d'études des 9 et 16 mars, des 23 et 30 no-
vembre 1997, à la Sorbonne. Ces journées se sont donné pour objet
d'achever le cycle d'études consacrées à la réception de la philosophie de
Spinoza entrepris par Olivier Bloch et par le Centre d'histoire des systèmes
de pensée moderne de l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne dont il assu-
mait la direction. En effet, ont déjà fait l'objet de publications les journées
des 6 et 13 décembre 1987, dans le volume Spinoza au XVII! siècle, Paris,
Méridiens-Klincksieck, 1990, et celles des 14 et 21 janvier, Il et 18 mars
1990, dans le volume Spinoza au )(){ siècle, Paris, Presses universitaires de
France, 1993, tous deux présentés par Olivier Bloch.
Succédant à Olivier Bloch à la direction du Centre d'histoire des sys-
tèmes de pensée moderne, André Tosel s'est fait un devoir d'achever cette
utile entreprise et a trouvé dans le CERPHI et son directeur, Pierre-
François Moreau, éminent spécialiste de Spinoza et infatigable organisa-
teur en spinozisme, l'occasion d'une coorganisation féconde. Les forces
des deux centres étaient en effet requises pour l'étude de la réception de
la pensée de Spinoza au XIXe siècle, en raison même de la richesse et de la
diversité exceptionnelles des spinozismes alors élaborés. La publication de
ce volume a subi un grand retard qu'expliquent en partie les contingences
des traductions des contributions présentées en langue allernande et la
nécessité de certaines révisions. Elle n'aurait pas pu avoir lieu sans les
soins de Jean Salern, directeur du Centre d'histoire des systèmes de pensée
moderne depuis 1998. Qu'il en soit vivernent remercié.

SPINOZA ET LA PHILOSOPHIE EN ALLEMAGNE

Le XIXe siècle est celui qui pose le plus de difficultés dans l'étude de la
réception et l'interprétation de Spinoza. Au XIXe siècle s'affirme, en effet,
la Spinoza-Renaissance initiée par le débat fondateur du panthéisme en
Allemagne, le Pantheismusstreit, qui marque une césure dans l'interprétation
ANDRÉ TOSEL

du philosophe, dominée jusqu'alors par les interprétations naturalistes et


anticléricales des Lurnières françaises. A la suite de Jacobi et Schleierrnacher,
et de l'herméneutique romantique, érnerge vite la grande saison de l'idéa-
lisrne allemand, ce moment unique dans l'histoire de la philosophie.
Spinoza en est un acteur décisif puisque l'idéalisrne, qu'il soit subjectif
ou transcendantal, spéculatif ou dialectique, ne peut se penser sans se
confronter à l'Éthique, enfin saisie en toute sa puissance théorique. C'est
à cette époque que s'accrédite l'idée selon laquelle on ne peut s'engager en
philosophie sans avoir subi l'épreuve d'un moment spinoziste, comme le
disent Jacobi, Fichte, Schelling, Hegel, en des textes devenus farneux. Là se
joue la scène principale.
Il peut être utile de se remémorer quelques dates et quelques données
qui constituent comme le tableau d'ensernble dont ces journées ont entre-
pris de remplir les cases. Tout se noue dans le devenir de la philosophie
allemande puisque ce sont les problématiques nouvelles qu'elle met en sys-
tème qui constituent la base de ce qui se passe sur d'autres scènes, France,
Italie, Russie, notamment. Ce tableau allemand, principal, se constitue
à son tour de cinq panneaux, dont nous empruntons la mise en place à
la regrettée Emilia Giancotti, et plus précisément à la troisième partie de
son ouvrage, Baruch Spinoza 1632-1677, Roma, Editori Riuniti, 1985.
On peut distinguer en efh:t: 1) Le Spinoza du Pantheismusstreit et de la
Spinoza-Renaissance. 2) Le Spinoza enjeu et agent de l'idéalisme allemand.
3) Le Spinoza ferrnent dans la gauche hégélienne. 4) Spinoza pour Marx et
les marxismes de la fin de siècle. 5) Spinoza dans les pensées critiques du
rationalisme idéaliste et matérialiste ou Spinoza à l'ombre du nihilisme.

Sur le Spinoza Pan theism usstreit


Tout commence en 1785 avec les Lettres à M Mendelssohn sur la doc-
trine de Spinoza de Friedrich Jacobi (1742-1818). Ce dernier révèle au
philosophe de l'Aufklarung, rationaliste et déiste, le secret que le grand
Lessing lui aurait confié: à la fin de sa vie, le libre penseur se serait converti
à la philosophie de Spinoza qui est le panthéisme. Jacobi, lecteur sérieux de
Spinoza, en profite pour donner une interprétation nouvelle de Spinoza.
Le spinozisme n'est pas une simple figure du panthéisme à côté d'autres, il
en est la réalisation éminente. La thématique du naturalisme, de la critique
de la religion et de la superstition, chère à Diderot, à d'Holbach, est trop
courte pour prendre la rnesure du penseur. Il faut méditer sa rnétaphysique
qui entend rernplacer la religion révél~e par la philosophie elle-même. Le
spinozisme est la philosophie indépassable de l'entendernent qui a pour
catégorie ultime et première celle d'un Être absolument infini, éternel,
PRÉSENTATION

principe d'intelligibilité du réel qu'il contient en toutes ses manifestations.


Nulle place n'est laissée pour la création, ni pour un Dieu personnel, doté
d'intelligence et de volonté, ni pour la révélation. Il faut désormais accor-
der à Spinoza toute l'admiration que mérite une pensée aussi radicale que
conséquente.
Lexécration est devenue impossible de la part des philosophes. Mais
les divergences derneurent pour Jacobi qui veut sauver la foi et le senti-
ment, et assurer la révélation sur d'autres bases. La question du panthéisme
oblige le penseur du romantisme à déplacer le terrain en ménageant une
position pour une pensée supérieure à la « logique d'entendement », pour
une science qui se fonde sur la connaissance immédiate de l'esprit et l'in-
tuition. Mendelssohn qui voudrait concilier rationalisme et déisrne, en
introduisant une différence entre Dieu et la nature, est pris à contre-pied.
La querelle du panthéisme qui dure jusqu'à la fin du siècle coïncide avec la
Spinoza-Renaissance, laquelle élimine toute interprétation crypto-matéria-
liste et purement naturaliste, et invalide la seule critique des préjugés et des
autorités ecclésiastiques.
Kant lui-même entre en scène pour maintenir en le réformant le ratio-
nalisme attaqué par Jacobi et identifié par lui en sa forme achevée au
panthéisme spinoziste. Il intervient à l'occasion de la publication par
Mendelssohn en 1785 des Lettres matinales ou Leçons sur l'existence de
Dieu et des remarques de Jacobi. Lopuscule Que signifie s'orienter dans la
pensée? (1786), publié juste avant la seconde édition de la Critique de la
raison pure, soutient le combat de Mendelssohn contre l'athéisme, défend
les droits de la raison tout en différenciant raison critique et raison dog-
matique. Il refuse simultanément à Jacobi le droit de faire représenter la
raison par la « logique d'entendement» spinozienne. Les deux adversaires,
le rationaliste et le romantique, ont tort en ce qu'ils n'ont pas pris la
mesure de la révolution criticiste et ils se font tous deux une idée fausse
de la raison. Spinoza représente l'excès de cette raison qui exploite les
faiblesses du déisme dogrnatique pour passer au panthéisme. Ce dernier
sépare la raison des conditions de l'expérience et spécule, tombant dans
un fanatisme opposé spéculairement au fanatisme de la superstition que
pourtant il dénonce.
La leçon criticiste ne suffit pas cependant pour apaiser la querelle.
Goethe lui-même ne se prive pas dans Poésie et vérité ou dans sa correspon-
dance de proclamer à la suite de Lessing un spinozisme immunisé selon
lui contre tout fanatisme. Spinoza rôde et hante les esprits. Un autre pen-
seur romantique, fondateur de l'herméneutique et profondérnent chrétien
lui aussi, Friedrich Schleiermacher (1768-1834), reprend la question de
ANDRÉ TOSEL

Jacobi. Le Discours sur la religion (1799) entend préserver la spécificité de


la vérité de la religion en affrontant cet « autre» sublime qu'est Spinoza:
on a là le saint de la philosophie livrée à sa seule force, celle qui dans l'in-
nocence identifie l'Absolu et la Nature, qui dessine la place d'un amour
inouï, l'amor intellectualis Dei. Là aussi s'impose un changement de terrain
que l'herméneutique de la foi doit construire.

L'idéalisme allemand et Spinoza


La première édition moderne des œuvres de Spinoza se fait à l'époque
de l'idéalisme allemand, on la doit à Paulus (1803), et Hegellui-mêrne
collabora à cette édition. Le décor est planté pour l'intervention de tous
ceux qui, « post-kantiens », veulent réconcilier désormais critique et spé-
culation, sans tomber dans la philosophie du sentiment. La rencontre et
la confrontation avec Spinoza, le géant spéculatif, deviennent alors un
moment obligé dans la gigantomachie qui s'étend de la Révolution et de
l'Empire aux années 1830. Si la France n'a pas participé à ce mouvement,
c'est du moins un historien français de la philosophie, Victor Delbos, qui
en a donné la reconstruction exacte avec Le problème moral dans la philoso-
phie de Spinoza et dans l'histoire du spinozisme, en 1893.
Donnons quelques indications pour mémoire. Fichte ne se contente
pas de la pacification kantienne. Il ravive la querelle du panthéisme et
Spinoza réapparaît comme le théoricien de l'intuition intellectuelle de
l'Absolu déniée à la fois par Kant et Jacobi. LEssai d'une critique de toute
révélation (1792) et les PrinciPes de la doctrine de la science (1794-1795)
montrent que l'auteur de l'Ethique a su faire descendre le divin dans la
nature et que l'idéalisme transcendantal bien compris doit se réapproprier
ce mouvement à partir du Moi pur opposé au non-Moi.
Schelling est probablement le philosophe qui a entretenu durant sa
longue carrière une confrontation permanente avec Spinoza. Il cherche à
articuler le Je transcendantal à la théorie de la nature. Nulle philosophie
n'est possible si elle ne s'enfonce pas d'abord dans l'abîme du spinozisme.
Du texte initial Du Moi comme principe de la philosophie (1795) jusqu'aux
Leçons sur l'histoire de la philosophie moderne (1834), en passant par la pre-
mière ébauche du Système de la philosophie de la Nature (1799), l'Exposi-
tion de mon système philosophique (1801), et les Recherches sur l'essence de la
liberté humaine (1809), Schelling s'interroge sur la possibilité d'une méta-
physique de la subjectivité inscrite dans un panthéisrne spéculatif: pouvant
abriter une philosophie du christianisme.
PRÉSENTATION

C'est ce panthéisme que Hegel refuse de voir dans la pensée de Spinoza


à nouveau promue cornrne COInmencement du philosopher vrai. C,[u'il
s'agisse des pages des Leçons sur l'histoire de la philosophie, ou de celles de
la Logique de 1812 consacrées aux catégories de substance, d'attributs et
de modes, à la dialectique de l'infini et du fini, Hegel tranche sur les inter-
prétations devenues dorninantes. Le spinozisme est un « acosmisme » qui
sacrifie les modes finis à la substance. La philosophie spéculative pense
le mouvement dialectique par lequel la substance qui annihile les choses
finies les pose en se faisant Sujet. Hegel est le premier à donner une inter-
prétation subjective de l'attribut de la pensée infinie qui reçoit ainsi un
prirnat contradictoire avec l' objectivisrne de la substance.

Les thèmes spinozistes dans la gauche hégélienne


Mais le centrage sur la spéculation spinozienne subit vite un détour-
nement surprenant au sein de la gauche hégélienne. Un certain retour
à la thérnatique naturaliste et antirnétaphysique des Lumières s'opère et
Spinoza est mobilisé à nouveau. C'est le poète et publiciste Heinrich Heine
(1799-1850) qui le signifie en 1834 avec une étude critique destinée à un
retentissement considérable: Pour l'histoire de la religion et de la philosophie
en Allemagne. Spinoza ne peut être un spéculatif pur, un esprit religieux sui
generis ... Loin de s'abîmer ivre en Dieu, il unit le panthéisme à l'émanci-
pation politique et au combat antiecclésiastique. Il est un révolutionnaire
pratico-théorique.
Ces indications sont reprises par deux penseurs de la gauche hégélienne
qui inversent particulièrement le mouvement de l'interprétation du pan-
théisme spinozien. Celui-ci ne va pas dans le sens d'une constitution de
l'idéalisme sous l'une ou l'autre de ses formes. Il va dans le sens de sa
fragmentation et de sa dissolution. Ainsi Moses Hess (1812-1875), ami
du jeune Marx, et ce jusqu'en 1848, développe une lecture du spinozisme
originale. En 1837, dans son Histoire sacrée de l'humanité racontée par un
disciple de Spinoza, il revient à la théorie de la connaissance pour souli-
gner que la critique de l'imagination superstitieuse est en fait incluse dans
une évaluation positive de l'imagination religieuse, porteuse d'une uto-
pie elle-même constitutive du lien social. Spinoza importe pour sa théorie
de l'action. Il élimine les dualisIlles du christianisme. Grand hérétique du
judaïsme, Spinoza en sauve l'essentiel, le lien qui unit pensée de l'unité
inconditionnée du tout et émancipation éthico-politique. La Triarchie
européenne (1841) et la Philosophie de l'action (1843) préciseront cette
reprise théologico-politique qui Illêle libération et judaïté, comIllunisme
pratique et sionisme théorique.
ANDRÉ TOSEL

Avec son contemporain et aîné, Ludwig Feuerbach (1804-1872),


Spinoza est joué dans une opération anti-Hegel et anti-Schelling, pour
devenir le héraut d'un tournant rnatérialiste qui en finit avec la spéculation
et retrouve le sol de la sensibilité et de la vie. La Philosophie de l'avenir, en
1843, f~lÎt de Hegel un point d'aboutissement et de rupture de la philo-
sophie moderne. Celle-ci s'oriente sur une anthropologie qui est la vérité
de la spéculation. Spinoza est le penseur qui anticipe la transfol1nation
de la spéculation en anthropologie dont Feuerbach est l'accomplissement.
Il présente une formulation athée dans son panthéisme (réévaluation du
corps, élévation de la matière au rang d'attribut divin, critique de l'alié-
nation religieuse comme superstition). Mais, cornrne Moïse au seuil de la
Terre prol1lÎse, il ne va pas jusqu'au bout de son audace et sacrifie le fini
sensible à la totalité intelligible infinie. Il ne pense pas la positivité du fini
qui pour l'homme se détermine dans la relation originaire d'amour entre
le Je et le Tu.

Spinoza pour Marx et les marxistes


On a reconnu là des thèmes qui sont familiers au jeune Marx. Toutefois
la réference à Spinoza, présente dès les Cahiers de 1841, qui sont une
compilation réordonnée du Traité théologico-politique, s'écarte de la ques-
tion du panthéisme et de l'athéisme théologique. Marx ouvre à nouveaux
frais la critique des autorités théologico-politiques dans le sens politique
d'une dérnocratie radicale opposable à l'État hégélien. Spinoza demeure
de l1lanière contrastée à!' arrière-fond de la marche qui conduit à l'élabora-
tion de la théorie rnatérialiste de l'histoire. Mais, dans la constitution de la
critique de l'éconornie politique, il fait retour comme discret contrepoint
à Hegel. Marx utilise dans le Capital des catégories et des problérnatiques
hégéliennes en les lestant quelquefois d'indications spinoziennes. Cette
énigme demeure, l1lais une chose est certaine: jamais Spinoza n'est invo-
qué pour élaborer une position l1latérialiste et dialectique en philosophie.
Ce sera l'intervention d'Engels qui orientera de durable façon l'inter-
prétation en ce sens. LAnti-Dühring (1877-1878), qui deviendra le bré-
viaire du marxisme pour des générations de militants et d'intellectuels,
cherche à définir les positions philosophiques soutenant à la fois la théo-
rie matérialiste de l'histoire et la critique de l'économie capitaliste. Il les
formule comme formant un nouveau matérialisme capable de dépasser
à la fois les divers idéalismes et le matérialisme mécaniste par une vision
dialectique des processus du réel et de la pensée ainsi que leurs contradic-
tions. Spinoza est revendiqué comme un précurseur dans une perspective
feuerbachienne : s'il derneure un métaphysicien à système, il dépasse la
PRÉSENTATION

rnétaphysique dans un sens à la fois matérialiste et dialectique. C'est ainsi


que sont reprises et confirmées la thèse de l'identité entre ordre des idées et
ordre des choses, la critique de tout créationnisme, l'affirmation de l'unité
du réel saisi cornrne totalité intelligible, la définition de la liberté comrrle
libre nécessité. L'opuscule Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie clas-
sique allemande, en 1888, réaffirmera ces éléments spinoziens de la nou-
velle philosophie et saluera Spinoza corrlme splendide représentant de la
dialectiq ue.
Ces thèses se sont rapidement constituées en orthodoxie, en concep-
tion du rrlonde au sein du marxisme de la Seconde Internationale. C'est le
marxiste russe Georges Plekhanov (1850-1918), le maître en philosophie
de Lénine, qui avec l'Étude sur le développement de la conception moniste de
l'histoire en 1895, développée en 1908 par les Questions fondamentales du
marxisme, va le plus loin en cette voie, adaptant ce qui demeure de théo-
rétique en Spinoza aux besoins d'une pensée de l'émancipation fondée sur
la connaissance de la nécessité. On sait depuis l'ouvrage de Kline, Spinoza
in Soviet Philosophy, que la question Spinoza est au cœur des discussions
autour de la définition du matérialisme dialectique soviétique avant la
glaciation stalinienne. On sait aussi qu'un autre marxiste, en Italie, cette
fois, Antonio Labriola, réel connaisseur de Spinoza, n'accepta jamais ce
matérialisme-là ni la problématique de la conception du monde, préférant
explorer la thématique d'une philosophie de la praxis.

La puissance d'interrogation propre à la pensée de Spinoza ne s'épuise


pas toutefois dans la question du panthéisme et de son derrlÏ-matérialisme.
Jusque-là nous n'étions pas sortis des débats internes au rationalisme et à
ses formes, si l'on excepte les penseurs romantiques chrétiens et Schelling.
Il se trouve que Spinoza a été sollicité, au sein de la déconstruction de
l'hégélianisme, pour témoigner en quelque sorte des lirnites de ce rationa-
lisme, cité à la barre à la fois par Schopenhauer et par Nietzsche.
Arthur Schopenhauer (1788-1860) dénonce dans Le monde comme
volonté et comme représentation (1818) la manie spinoziste qui a saisi les
philosophes post-kantiens: tous ont assaisonné Spinoza à leur sauce et éla-
boré des œuvres incompréhensibles. Spinoza a refusé tout arrière-monde et
pour lui le monde n'existe que par sa seule force, il n'est suspendu à aucune
idée. Son Dieu se veut au-delà des intentions et des finalités humaines.
Mais Spinoza a reculé devant le non-sens et l'absurde du monde. Son Dieu
est certes amputé de la personnalité du Dieu Créateur des religions révé-
lées, mais il ne sort pas de leur économie. Comme le vieux Jéhovah juif, il
ANDRÉ TOSEL

est principe de perfection et il se réalise dans la puissance de l'homme qui


ne trouve sa propre perfection que par l'irnitation modale de la causalité
de soi par soi. Une téléologie secrète anirrle le spinozisme qui est comme
l'Ancien Testament de la vraie philosophie. Celle-ci trouve son Nouveau
Testament en Schopenhauer, par qui elle dénude la vérité sans consolation.
Le Monde ne veut rien, pas même le salut éthique de l'homme. Il doit être
corrlpris à la lumière de ce rien. Spinoza a reculé devant la Gorgone du
néant, et les postkantiens en ont ridiculement rajouté à sa quête d'intel-
ligibilité à tout prix, fondatrice de sens absolu. Mais ils n'ont pas partagé
l'honnêteté de conception et la simplicité d'expression de celui dont ils ont
déformé la pensée.
Friedrich Nietzsche (I844-1900) reprend cette perspective, non sans
hésitation. Il cornmence même par dénoncer dans le philosophe de l'amor
intellectualis Dei un contempteur de la vie, un phtisique de l'esprit. Mais
vite il reconnaît en Spinoza un fi-ère en solitude, le philosophe le plus
proche de lui, celui qui a débusqué les préjugés de la destination morale
du monde, les illusioùs de la finalité, qui a nié le libre arbitre, l'objectivité
des valeurs morales, du bien et du mal absolus. Spinoza a libéré la pensée
de la maladie de la connaissance des fondements ultirnes, de l'obsession
d'intelligibilité totale chère à tous les rationalismes. Mais, comme l'avait
vu Schopenhauer, Spinoza est resté à mi-chemin, prisonnier du nihilisme
passif, de celui qui nie les principes de l'être, l'identité du Bien et de l'Être,
qui ne sait pas et ne veut pas affirmer la vie comme volonté qui veut la
puissance. Lamor Dei, à la diHerence de l'amor foti, brise la résolution
d'immanence en réintroduisant l'illusion anthropomorphique au sein du
conatus pourtant posé cornme expression de cette vie. Le Gai savoir (1882,
§ 372) récuse le reste d'idéalisme présent qui vampirise la pensée et la rend
incapable de franchir le seuil du nihilisme actif.

SPINOZA EN FRANCE, EN ITALIE, EN RUSSIE ET AILLEURS

Le spinozisme au XIXe siècle ne recouvre pas la seule scène allemande,


même si cette dernière demeure décisive par sa richesse théorique.

spinozisme en France
La question du panthéisme demeure le fil conducteur. Limpulsion de
l'idéalisme allernand est relayée et considérablement édulcorée en France
par l' œuvre de médiation plus politique que théorique de Victor Cousin
(1792-1867). Ses cours d'histoire de la philosophie moderne entre 1818
PRÉSENTATION

et 1828 introduisent Schelling, Hegel (dont Cousin a suivi l'enseignement


en sa jeunesse) et se font l'écho du Pantheismusstreit) vite détrempé dans
l'éclectisrne du maître de l'institution philosophique française. Si le spiri-
tualisme universitaire ménage contre la restauration irnposée par le dog-
matisme catholique un espace de liberté, cet espace est surveillé et défen-
du contre les excès du panthéisrne. Il faut dire qu'en France le Spinoza
para-matérialiste et naturaliste du XVIIIe siècle n'a pas disparu et que le
panthéisme signifie lutte contre les orthodoxies religieuses et pour des
institutions politiques libres. Spinoza sent encore le soufre. Ainsi un cha-
noine de Notre-Dame de Paris, H. L. Maret, publie en 1838 un Essai sur
le panthéisme dans les sociétés modernes qui bannit à la fois Bruno, Spinoza,
Schelling, Hegel. Il faudrait suivre les détours de l'éclectisme en France et
les efForts entrepris par certains, comme Étienne Vacherot, pour en sortir.
Serait de même à étudier le lien fort entre panthéisme et socialisrne
dont les saint-simoniens sont accusés et qui est repris par Tocqueville dans
son étude sur la Révolution française. Ces débats ne donnèrent pas nais-
sance à des œuvres dépassant la polémique, mais ils nourrirent un intérêt
réel pour Spinoza dont vont sortir des instruments de travail comme la
première traduction française de l'Éthique par le disciple de Cousin que fut
Érnile-Edmond Saisset en 1843 et dont vont naître de pénétrantes études
en histoire de la philosophie comme celles de Victor Delbos et de Léon
Brunschvicg.

Le paysage italien est plus nourri et il est dommage qu'il soit si peu
connu en France. Nos journées l'ont laissé trop en friche. Les Lumières
italiennes ont toujours voulu ménager un rationalisme déiste, mais elles
ont été hantées par la figure de l'athée et du matérialiste, dont on pouvait
redouter qu'elle mît en cause l'autorité théologico-politique, si puissante
dans la péninsule. Il n'est donc pas surprenant que le panthéisme spinozien
soit reconnu comme une menace et comme une fascination.
Comrne le précise Ernilia Giancotti, plusieurs figures sont à étudier.
D'abord, celle de Pasquale Gallupi (1770-1846), qui met en contact le
panthéisme allemand et le panthéisme français, et interroge la place de
Spinoza dans ces deux courants. S'il redoute cette alliance, il a le cou-
rage d'afFronter la question dans une Exposition et examen de la doctrine
de Spinoza sur l'infini (publiée en 1882 dans l'Essai philosophique sur la
critique de la connaissance), mais aussi dans ses Leçons de logique et de méta-
physique (1832-34) et la Philosophie de la volonté (1832-- 1840).
ANDRÉ TOSEL

Plus dense est le grand et long débat qui oppose deux prêtres catholiques
soucieux de refonder la philosophie dans sa difh~rence avec la religion et
de participer de bords opposés à la constitution de la nation italienne. Il
s'agit d'Antonio Rosmini (1797-1855) et de Vincenzo Gioberti (1801-
1852). Tous deux estirnent indispensable la confrontation avec Spinoza
et tous deux s'accusent rnutuellement d'être demeurés spinozistes et de ne
pas avoir surmonté le défi panthéiste. Il serait utile de mesurer les apports
respectifs de Rosmini, avec son Vincenzo Gioberti et le panthéisme (1853),
et sa Théosophie (posthurne), de Gioberti avec l'introduction à l'étude de la
philosophie (1839) et les Considérations sur les doctrines religieuses de Victor
Cousin (1840), accusé lui aussi de spinozisrne.
Le poids de l'orthodoxie catholique n'est levé qu'avec la constitution
de l'hégélianisme napolitain autour de Bertrando Spaventa (1817-1883).
Laïque résolu, cherchant dans la doctrine hégélienne de l'État éthico-poli-
tique le rnoyen de donner son institution philosophico-politique à l'État
issu du Risorgimento, Spaventa cherche en même ternps à réinscrire la
pensée italienne dans le grand courant de l'idéalisme européen en faisant
des penseurs italiens de la Renaissance comme Bruno les fondateurs de la
modernité. Spinoza est nécessairement rencontré entre Bruno et Hegel,
mais il l'est à travers le filtre de la lecture hégélienne de l'acosmisme spi-
nozien. Spaventa est alors capable de reprendre l'analyse technique des
concepts majeurs de substance, d'attributs, de modes finis et infinis, et de
la poursuivre tout au long de divers ouvrages comme Le concept d'infinité
(1853), La critique de l'infinité de l'attribut (1854), et surtout La philoso-
phie de Gioberti (1863).
Ce climat favorise un mouvement d'études historiographiques qui
s'ouvre aux recherches positives de psychologie et d'anthropologie, favo-
risées par l'autre tendance dominante de la philosophie italienne dans le
dernier tiers du siècle, le positivisme. C'est en ce cadre qu'il faut placer
l'originale étude du jeune Antonio Labriola (1843-1904). Cet élève de
Spaventa, avant de se poser comme l'introducteur du marxisme en Italie
et le fondateur de la lignée de la philosophie de la praxis, avait été sensible
à des orientations empruntées à la pensée anthropologique de Herbart.
En 1866, il présente un mémoire d'habilitation consacré à la partie III de
l'Éthique - Origine et nature des passions selon Spinoza -, soutenant que là se
trouve le centre du système dont il faut repartir pour dépasser les impasses
du nécessitarisme et pour répondre aux besoins du temps. Cette lecture
en finit avec l'interprétation subjective de la doctrine de l'attribut pensée
et accrédite la lecture objectiviste donnée en Allemagne par Kuno Fischer.
Ainsi pouvait désormais se stabiliser en Italie une figure de Spinoza comme
PRÉSENTATION

classique de la philosophie, qu'éclairera plus tard Giovanni Gentile, cet


autre disciple de Spaventa.

Spinoza et la Russie
Spinoza n'a pas agi seulement comrne inducteur du matérialisme dia-
lectique avec Plekhanov. La philosophie russe du XIXe siècle s'est constituée
elle aussi en partie sous la poussée du Pantheismusstreit et de la pensée hégé-
lienne. Elle a été marquée par une violente tension entre ce rationalisrne et
les tentatives pour défendre et renouveler la pensée religieuse orthodoxe et
son mysticisrne.
En son étude classique G. L. Kline, Spinoza in Soviet Philosophy
(Londres, Westpoint, 1952), signale les œuvres marquantes dans l'intro-
duction de spinozisme. À sa suite, donnons une liste qui mesure notre
ignorance et rnontre l'urgence d'autres recherches.
- En 1819, Spinoza fait l'objet d'une section très critique dans l'Histoire
des systèmes philosophiques de A. J. Galich.
- En 1830, Gavril donne une Histoire de la philosophie qui critique l'indif..
ferentisme moral de notre auteur.
En 1862, S. Kovner rédige un court texte: Spinoza. La vie et les œuvres,
où le naturalisme est choisi comme clé de lecture.
En 1872, B. N. Chicherin critique Spinoza dans son Histoire des théories
politiques pour ne pas avoir réussi à fonder les libertés intellectuelles et
politiques.
En 1885, Z. Volynski consacre un article dans la revue juive Voskhod à
« La théorie théologico-politique de Spinoza» qui souligne le lien qui unit
l'auteur au judaïsme rnédiéval.
- En 1894, A. Kirilovitch publie un essai: L'ontologie et la cosmologie de
Spinoza en rapport à sa théorie de la connaissance; il nie que Spinoza soit un
matérialiste, un moniste et soutient qu'il est un mystique.
- En 1897, la revue Problèmes de philosophie et de psychologie donne la
parole à deux interprètes opposés. D'une part, A. 1. Vvedenski, dans son
article « Sur l'athéisme dans la philosophie de Spinoza », voit dans le spi-
nozisme un « monisme athée », dépendant de la philosophie rrlécaniste de
Descartes. Interprétation proche de celle d'un autre moniste, Plekhanov.
D'autre part, V. S. Solovyev, dans son article « Le concept de Dieu, pour
une défense de la philosophie de Spinoza », oppose à cette lecture le carac-
tère essentiellement religieux du système. Spinoza est un conterrlplatif et
son Dieu est simplement hérétique.
ANDRÉ TOSEL

Spinoza dans l'Europe du Nord


Dans le pays natal de Spinoza se développent des recherches sur sa vie
et son œuvre. Il faut signaler en particulier le travail biographique pionnier
effectué par Meinsrna, qui le premier a retrouvé dans les archives les actes
du procès de Koerbagh et a su faire revivre le rnilieu intellectuel dans lequel
Spinoza a pris son essor.
Il faut citer aussi la découverte du Court traité (le sommaire d'abord,
les deux manuscrits ensuite) et, plus tard, l'édition encore utile des Œuvres
complètes établie par van Vloten et Land.
Le lecteur pourra mesurer par ce tableau qui aurait dû fonctionner
comme un cahier des charges si la tâche visée a été accomplie. Les lacunes,
les insuffisances de traitement n'en seront que plus accusées. Elles indiquent
seulement par-delà les limites de notre entreprise ce qui reste à faire.
Le volume présenté peut toutefois servir, nous l'espérons, à tester la
force de décomposition et de recomposition de la philosophie de Spinoza
qui n'a cessé d'être présente durant tout le siècle, et particulièrement en
ses points hauts. Spinoza, par le truchernent de spinozisrnes plus ou moins
fidèles, s'est constitué en moyen de production, en agent de transmutation
d'une toujours nouvelle puissance de penser et d'agir en réponse aux défis
des temps et des conjonctures.
Sur le plan de la méthode, ces études confirment une thèse. La tâche de
l'histoire des systèmes de pensée est d'analyser la singularité de ces formes,
de leurs métamorphoses et de leurs déplacements. Elle est de reconstruire
les conflits, les oppositions, sans les réduire à des logiques d'univocité.
Cette histoire en notre cas oblige à saisir que le panthéisme s'est décliné en
plusieurs sens impossibles à stabiliser de manière définitive. La singularité
est simultanément celle des systèmes de représentations et d'images auxquels
peuvent se réduire les systèrnes conceptuels. Luniversalité effective d'une
œuvre se joue d'abord dans le charnp des singularités qui se réfèrent à
elle avec plus ou moins d'exactitude philologique. Elle se joue dans les
césures épistérnologiques qui organisent le rapport de ces singularités et
elle se produit selon des règles de fonnation et de reformation liées à des
conjonctures politico-Iogiques. Si ce volume n'honore pas ces prétentions,
il pourra donner du rnoins un matériau pour poursuivre la tâche. À suivre
donc ...
e' ,
SPINOZA AU XIX SIECLE : L ALLEMAGNE
Les éditions de Spinoza
en Allemagne au XIXe siècle 1
PIET STEENBAKKERS

Cette contribution se propose d'étudier l'histoire des neuf éditions des


textes originaux de Spinoza, publiées en Allemagne au XIXe siècle. Je ne
dirai donc rien des traductions en allemand. Avant 1802, on ne compte
que les prernières éditions du XVIIe siècle et, après 1882 - année où sort le
premier tome des Opera quotquot reperta sunt de van Vloten et Land -,
nous voyons surgir, hors de l'Allemagne, un nouveau type d'édition qui
prend le relais et qui prévaut jusqu'à présent.

MURR, ADN, 1802


Benedieti de Spinoza Adnotationes ad Tractatum theologieo-politieum)
ex autographo edidit ae pr&fatus est) addita notitia seriptorum philoso-
phi) Christophorus Theophilus de Murr. [ .. ] Cum imagine et ehirogra-
pho. Hag&-Comitum : [s. n.}) MDCCCII
Au sens strict, la chronologie s'ouvre par le premier tome des Opera de
Paulus. Néanmoins il sera éclairant de parler d'abord d'une autre édition,
à savoir celle de Benedieti de Spinoza Adnotationes ad Traetatum theologieo-
politieum, éditée par Christoph Gottlieb von Murr en 1802, prétendument
à La Haye, mais selon quelques érudits en réalité à Nuremberi . Le
savant universel Murr naquit à Nuremberg, le 6 août 1733, et y mourut

1. Je tiens à remercier Theo van der Werf d'avoir mis à ma disposition des livres rares et
précieux de sa propre collection et de celle de la société Het Spinoza/mis, Foldœ Akkerman,
qui m'a donné les résultats du collationnement du TTP dans les éditions du XIX" siècle,
et Jelle Kingma, pour sa permission de mettre à profit son article sur les cinq éditions
complètes du XIX" siècle (Paulus, Gfrorer, Bruder, Ginsberg, van Vloten et Land). Cet
article, « Spinoza editions in the 19th century », est publié dans le recueil Spinoza to the
Letter: Studies in Words, Texts and Books, éd. par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers,
Leyde-Boston, Brill, 2005.
2. Voir W Meijer, Aanteekeningen van Benedictus de Spinoza op het Godgeleerd-staatkun-dig
vertoog (Amsterdam, Van Looy, 1901), p. IX; C. Gebhardt, Spinoza Opera (Heidelberg,
Winter, 1925, réimpr. 1972), t. III, p. 384-385.
PIET STEENBAKKERS

le 8 avril 181 P. En 1757, il fit des tentatives pour repérer des écrits
inconnus de Spinoza à Amsterdarn, notamment l'apologie légendaire par
laquelle Spinoza aurait répondu à son excomrnunication. Ce docurnent
restait introuvable, rnais Murr avait bien trouvé quelque chose d'autre:
une version latine des annotations que Spinoza avait ajoutées au Tractatus
theologico-politicus. Selon les renseignements qu'il fournit lui-même,
Murr a obtenu une copie des annotations en marge d'un exemplaire du
Tractatus theologico-politicus que possédait l'ancien éditeur de Spinoza, Jan
Rieuwertsz4• L'édition de Murr avait attiré des objections dès le débuts.
Murr s'enthousiasme pour la rnétaphysique de Spinoza, mais avec
quelques réserves. Il partage l'opinion reçue de l'époque selon laquelle ce
systèrne représente une étape grandiose mais périmée de la philosophie,
phase dont le dogrnatisme a été dévoilé entre-temps par Kant. Prenant la
défense de Spinoza contre le reproche classique d'athéisme, Murr invoque
un thème devenu courant surtout à travers l' œuvre de Hegel: loin d'être
athée, le système de Spinoza devrait être appelé « acosmisté ».
Murr fut le premier à faire imprirner une version latine des annota-
tions spinoziennes (auxquelles il a laissé le titre, Adnotationes ad Tractatum
theologico-politicum) , jusqu'alors connues seulement en traduction fran-
çaise (cette version avait été publiée en 1678 par Gabriel de Saint-Glain).
L'édition de Murr est importante en outre par les éléments qui composent
l'introduction: liste des portraits de Spinoza, des écrits sur la vie du philo-
sophe, et une bibliographie annotée des ouvrages de Spinoza.

3. Pour la biographie, voir AIIgemeine deutsche Biographie (Leipzig, Duncker & Humblot,
1875-1912; cité ADB), t. 23, p. 76-80.
4. C. G. von Murr, annonce dans Intelligenzblatt der Allgemeine Literatur-Zeiting, 1803,
col. 351 (nO 41, du 26 février 1803).
5. Voir le compte rendu anonyme dans le périodique Allgemeine Literatur-Zeitung, 1803,
col. 217-221 (n° 28, du 26 janvier 1803), spéc. col. 271. L'auteur de ce compte rendu
aurait été H. E. G. Paulus: cf: Hans-Christian Lucas, « Hegel et l'édition de Spinoza par
Paulus », Cahiers Spinoza, 4 (1983), p. 126-138; p. 135. Je ne m'aventurerai pas sur le
terrain quasi impénétrable de la transmission des Adnotationes - là-dessus je peux ren-
voyer à l'édition du TTP par Fokke Aldœrman (Spinoza, Tractatus theologico-politicus/
Traité théologico-politique, texte établi par F. Akkerman, traduction et notes par J. Lagrée
& P.-F. Moreau, Paris, PUF, 1999, p. 28-37), et à l'article d'Akkerman, dans le recueil
Spinoza to the Letter: Studies in Words, Texts and Books, op. cit. (voir note 1).
6. Murr, Adn, 1802, p. 3. Hegel avait étudié attentivement le livre de Murr, à la prière
de Paulus. La caractérisation de la philosophie de Spinoza comme « acosmiste » remonte
à Salomon Maimon, Lebensgeschichte, 1792 (voir S. Maimon, Gesammelte Werke,
éd. V Verra, t. l, Hildesheim, Olms, 1965, p. 154).
LES ÉDITIONS DE SPINOZA EN ALLEMAGNE AU XIXe SIÈCLE

PAULUS, OPERA, 1802-1803

Benedicti de Spinoza Opera QUt2 supersunt omnia. Iterum edenda cura-


vit, p rt2fation es, vitam auctoris, nec non notitias, QUt2 ad historiam
scriptorum pertinent, addidit Henr. Eberh. Gottlob Paulus, Ph. ac Th.
D. huius Prof ord Ienensis. Volumen prius. Ient2 : in bibliopolio aca-
demico, 1802. Volumen posterius, cum imagine auctoris. Ient2 : in bib-
liopolio academico, 1803.
Le livre de Murr sortit juste après le premier tome des Opera de Paulus
et bien avant le deuxièrne tome. Paulus avait présenté les Adnotationes dans
leur version française dans son premier tome et il se rapporte à l'édition de
Murr dans la préface du deuxième, où il donne les résultats de la confron-
tation des deux versions, nlises à sa disposition par son ami et collègue
HegeF.
Le philologue, historien et théologien Heinrich Eberhard Gottlob
Paulus naquit à Leonberg le 1er septembre 1761, dans la même maison où
devait naître, quatorze ans plus tard, F. W J. Schelling. Paulus mourut le
10 août 1851 à Heidelbergs. À la fin de sa vie, ses rapports avec Schelling
étaient au fond de l'abîme. Paulus s'était également brouillé avec Hegel 9 •
Cependant, son édition des Opera est bel et bien le Spinoza tel qu'il a
été reçu par l'idéalisme allemand. Cette édition ne fut possible que par le
nouvel intérêt porté à Spinoza et suscité par les grands débats de la fin du
XVIIIe siècle, qu'on connaît sous le nom de Pantheismusstreit, et par la lec-
ture renouvelée de Spinoza chez une jeune génération de philosophes. Les
éditions originales du XVIIe étant devenues rares, le besoin de réimpressions
se fit sentir. Pour tout dire, Paulus n'offre que cela lD : une réimpression des
textes d'éditions alors quasi introuvables, sans la prétention d'en donner
une édition critique. Les textes eux-mênles ne parurent pas poser de vrais
problèmes philologiques: il en existait déjà des versions imprimées. Paulus
les a pris comme bases de son édition sans recherches plus avancées.
Les deux tomes de Paulus cornprennent : (1) les Principia philosophit2 et
Cogita ta metaphysica, le Tractatus theologico-politicus avec les annotations
7. Paulus, Opera, t. II, p. XXXVI. Selon Lucas (op. dt.), la contribution de Hegel s'est
limitée à ce collationnement. Voir là-dessus: G. W F. Hegel, Gesammelte Werke, t. 5,
Schrifte und Entwürfe (1799-1808), éd. M. Baum et K. R. Meist (Hamburg, Meiner,
1998), p. 513-516 et p. 720-729; et Franco Chiereghin, « Filologia spinoziana e spino-
zismo nella concezione politica di Hegel a Jena », Verifiche, 6 (1977), p. 707-729.
8. Pour sa biographie: voir ADB, t. XXV; 287-294; Deutsches biographisches Archiv
(M,ikrofiche-Edition, Munich, Saur; cité DBA), microfiche 936, p. 223-275.
9. A propos de la brouille: Lucas, op. dt., p. 131.
10. Même jugement chez Gebhardt, Spinoza Opera, t. IV, p. 438; et chez Kingma,
« Spinoza editions in the 19th century ».
PIET STEENBAKKERS

de la traduction de Saint-Glain, les Epistolce; (II) Ethica, Tractatus politicus,


Tractatus de intellectus emendatione, l'abrégé de grarnmaire hébraïque, et
une rubrique, Collectanea de vita B. de Spinoza, qui consiste essentiellernent
en la version française de la vie de Spinoza par Colerus. Paulus présente
aussi la préface des amis de Spinoza aux Opera posthuma.
Labsence d'un apparat critique ernpêche une évaluation précise des
interventions de Paulus dans le texte. Un collationnernent partiel m'a
donné l'impression que les leçons propres à Paulus sont en général des
erreurs de transmission. Les éditeurs ultérieurs n'ont pas pu s'empêcher
de souligner qu'il n'a pas intégré toutes les corrections qui sont détaillées
dans les errata des Opera posthuma 11 • La valeur de l'édition Paulus ne réside
donc pas dans ses qualités textuelles, mais en ce qu'il a offert à la philoso-
phie allemande les textes de Spinoza, et cela à un moment crucial. C'est
l'édition qu'ont consultée Fichte, Schelling, Hegel, Schopenhauer 12 ; elle a
servi de texte de base pour plusieurs traducteurs et commentateurs; elle a
été le modèle des éditions suivantes.
D'où Paulus a-t-il reçu l'inspiration pour ce projet d'édition? Cela tient,
semble-t-il, à son « rationalisme », voire (comme on disait à l'époque) son
« rationalisrne vulgaire 13 ». Le terme dénote un courant bien délimité dans
la théologie protestante en Allemagne dans la période de 1790 à 1840, et
Paulus est considéré comme un de ses représentants les plus ardents 14 • Ce
qui avait attiré notre théologien rationaliste était d'abord le Tractatus theo-
logico-politicus, avec ses attaques contre toute forme de superstition et ses
analyses exégétiques de la Bible 15 .

Il. Par exemple Gfrorer, p. XVIII; Bruder, t. l, p. V; Gebhardt, Spinoza Opera, t. IV,
p. 438. Tout de même, Paulus a bien adopté une trentaine des corrections, tandis que
Gfrorer ne les a pas intégrées toutes non plus.
12. Avant la publication de Paulus, Fichte doit avoir eu à sa disposition un exemplaire
des Opera posthuma. Les tomes de Paulus qu'a possédés Schopenhauer ont survécu,
et les nombreuses annotations qu'il y a faites ont été publiées (Arthur Schopenhauer,
Der handschriftliche Nachlaf, 5. Bd: Randschriften zu Büchern, Hg. Arthur Hübscher,
Francfort/M, Kramer, 1968, n° 540, p. 166-174). Voir mon article « Quandoque delirat
bonus Spinoza: Schopenhauers Kritik an Spinoza», dans M. Czelinski et al. (dir.),
Transformation der Metaphysik in die Moderne: Zur Gegenzuartigkeit der theoretischen
und praktischen Philosophie Spinozas, Manfred Walther zum 65. Geburtstag (Würzburg,
Konigshausen und Neumann, 2003), p. 219-238.
13. Wagenmann, ADB, t. xxv, p. 290.
14. Wagenmann, p. 293.
15. Cf. Paulus, Opera, t. l, p. IV-V.
LES ÉDITIONS DE SPINOZA EN ALLEMAGNE AU XIXe SIÈCLE

GFRCERER, OPERA) 1830


Benedicti de Spinoza Opera philosophica omnia edidit et prafotionem
adjecit A. Gfrœrer, bibliotheca publica) qua Stuttgardia est) custos.
Stuttgardia: typisJ B. Mezleri) MDCCCXXX. (Corpus philosophorum
optima nota) qui ab restauratione litterarum ad Kantium usque
floruerunt. Tomus III, scripta Spinoza philosophica omnia continens.)
Né à Calw (Wurtemberg) le 5 mars 1803 dans une pieuse famille protes-
tante, August Friedrich Gfrarer aurait dû devenir pasteur et théologien 16 •
Mais Gfrarer, lui aussi, se sentit attiré par le rationalisme vulgaire. Il
esquiva une carrière au sein de l'Église en devenant bibliothécaire à Stutt-
gart en 1830, une occupation qui lui perrnit de se consacrer à ses études et
recherches, dont le premier résultat fut son édition des Opera de Spinoza.
En 1846, il devint titulaire de la chaire d'histoire à l'Université catholique
de Fribourg-en-Brisgau. Historien de l'Église, il se plongea dans le Moyen
Âge et s'intéressa de plus en plus au catholicisme. En fin de compte, Gfrarer
se convertit à la religion catholique en 1853. Il mourut à Karlsbad, le
6 juillet 1861.
Comme l'annonce déjà le titre de la collection, Gfrarer envisageait une
série d'éditions couvrant toute la période moderne, depuis la Renaissance.
Le troisième tome, cependant, fut le seul à être réalisé, suivi quelques années
plus tard par un recueil des écrits latins de Giordano Bruno, édition qui
n'était pas prévue initialement dans le Corpus de Gfrarer. Dans sa préface à
l'édition de Spinoza, Gfrarer adrnet que le fait de commencer par Spinoza,
à l'encontre de la chronologie, mérite bien une élucidation 17 • Gfrarer a
pour objectif une reproduction assez fidèle de l'édition de Paulus, avec
quelques adaptations et un bon nombre de corrections. La ressemblance
jusque dans le détail entre les éditions de Paulus et de Gfrarer est telle que
ce dernier doit avoir utilisé un exemplaire corrigé du livre de son prédé-
cesseur comme copie pour l'imprimeur. Ce procédé a naturellement aussi
entraîné la persistance de fautes - et même dans une quantité étonnante
pour un éditeur qui prétend avoir corrigé son texte quatre fois 1s • Les adap-
tations que Gfrarer a apportées à l'édition de Paulus comprennent une

16. Pour sa biographie, voir ADB, t. IX, p. 139-141. En allemand son nom s'orthogra-
phie Gffûrer; ce n'est que sur la page de titre des Opera, rédigée en latin, que l'on trouve
Gfnerer.
17. Gfrœrer, Opera, 1830, p. V: Principem { .. } faciamus eum virum) qui ab omnibus)
quorum integrum de rebus philosophicis judicium est) princeps aestimatur, tum quia hujus
philosophi scripta maxime a nostratibus desiderari videntur.
18. Op. cit., p. XVIII.
PIET STEENBAKKERS

nouvelle organisation de l'ordre des textes et l'omission de la grammaire


hébraïque.
Les Opera de Gfrorer ont été publiés dans un seul tome, mais en deux
fascicules. Le premier contient les Collectanea biographiques et les ouvrages
publiés du vivant du philosophe: les Principia et Cogita ta, et le Tractatus
theologico-politicus, avec Adnotationes (les deux versions: celle de Murr, en
latin, et celle de Saint-Glain, en français). Lautre fascicule contient les
Opera posthuma, y compris sa préface, mais sans le Compendium grammati-
ces lingut2 Hebraet2. Le tirage de l'édition de Gfrorer semble avoir été lirrlÏté,
ainsi que la circulation du livre hors de l'Allemagne 19 •

DOROW, ADN, 1835


Benedikt Spin ozas Randglossen zu seinem Tractatus theologico-
politicus, aus einer in Konigsberg bejindlichen noch ungedruckten
Handschrift bekannt gemacht von Dr. Wilhelm Dorow { .. ]. Mit einer
Steindrucktafel, ein foc simile der Handschrift des Spinoza enthaltend.
Berlin, 1835. Verlag der Buchhandlung von W Logier.
Friedrich Ferdinand Wilhelm Dorow naquit à Konigsberg, le 22 mars
1790, et mourut à Halle, le 16 décembre 184620 • Il était surtout archéo-
logue et historien; selon Gebhardt, il collectionnait les autographes 21 • Une
annonce de la part du bibliothécaire de Konigsberg, Rafael Bock, attira
son attention, elle concernait un autographe de Spinoza: un exemplaire de
la première édition du Tractatus theologico-politicus avec cinq annotations
de Spinoza lui-même dans les marges. Lexemplaire avait été dédié par
Spinoza à un certain Jacobus Statius Klefmann, par ailleurs inconnu. À la
demande de Dorow, Bock la compara à l'édition de Murr et fit aussi une
transcription des notes manuscrites. C'est donc Rafael Bock plutôt que
Dorow qui devrait être considéré comme éditeur de ce texte. Le petit livre
est important parce qu'il publie pour la première fois une source primaire
des Adnotationes. Lexemplaire de Klefmann se trouve maintenant dans la
bibliothèque de l'université de Haïfa22 •
19. Kingma, op. cit.
20. Renseignements biographiques dans Deutsche biographische Enzyklopadie (Munich,
Saur, 1995-... ; cité DBE), t. II, p. 601; etADB, t. V, p. 359-360 (où mai au lieu de mars
est donné comme mois de naissance).
21. Gebhardt, Spinoza Opera, t. III, p. 383.
22. Sur le trajet mouvementé de Konigsberg à Haïfa de cet exemplaire au XXC siècle, voir
Theo van der Werf, « Klefmanns exemplaar van Spinozàs Tractatus theologico-politicus »,
dans Z. von Martels, P. Steenbakkers et A. Vanderjagt (dir.), LimtR labor et mora : opstel-
len voor Fokke Akkerman ter gelegenheid van zijn zeventigste veljaardag (Leende, Damon,
2000), p. 206-211.
e
LES ÉDITIONS DE SPINOZA EN ALLEMAGNE AU XIX SIÈCLE

Cette publication est, à rna connaissance, la seule prouesse de Dorow


sur le terrain des études spinoziennes. Son admiration pour Spinoza est
grande et sincère, et il fait preuve d'un intérêt philologique23 •

RlEDEL, OPERA, 1843


Renati des Cartes et Benedicti de Spinoza Prcecipua opera philosophica
recognovit notitias historico-philosophicas adjecit Dr. Carolus Riedel.
Vol. l Vol Il Lipsice : sumtibus Hermanni Hartung, 1843.
Sur Riedel je n'ai pas pu recueillir de renseignements biographiques.
Il ne s'agit pas d'une édition complète, mais d' œuvres choisies, non seu-
lement de Spinoza mais aussi de Descartes. Pourtant la part de Descartes
se lirnite aux seules Meditationes, qui se trouvent dans le premier tome.
Les autres textes recueillis sont le Tractatus de intellectus emendatione et
le Tractatus politicus, et en outre un traité qui n'est ni de Descartes ni de
Spinoza: De jure ecclesiaticorum liber singularis, par un auteur qui se cache
derrière le pseudonyme Lucius Antistius Constans, et qui n'a toujours pas
été identifié. De toute façon, l'attribution à Spinoza est fausse. Riedel se
rend compte qu'il y a des difficultés pour identifier l'auteur de ce texte,
mais rernarque en passant qu'il doit avoir été ou bien Spinoza lui-même,
ou un ami de Spinoza, par exernple Louis Meyer24 • Le deuxième tome est
consacré entièrement à l'Ethica. On retrouve le mêrne déséquilibre entre
Descartes et Spinoza dans la bibliographie à la fin du livre: la majorité
des titres se rapportent à Spinoza. À propos du livre de Feuerbach sur
l'histoire de la philosophie moderne, Riedel déclare sa sympathie; pour
lui, Feuerbach est l'analyste le plus perspicace des systèmes de Descartes
et de Spinoza25 . La bibliographie fait mention des éditions de Paulus et
de Gfrorer, mais nulle part on ne trouve une justification de ses propres
principes ou de ses textes de base. Pour les ouvrages de Spinoza en tout cas,
Riedel s'est apparemment limité à reproduire servilement et sans correc-
tions l'édition de Paulus. Il n'a pas profité des améliorations apportées par
Gfrorer. Un collationnement partiel de l'Ethica m'a appris que le jugement
péremptoire de Gebhardt est fondé 26 •

23. Dorow, Adn, 1835, p. 5 : Und gewif ist dem Philosophen, dem Theologen jede Zeile, jede
Variante wichtig, welche dieser grope, unsterbliche Denker niedergeschrieben hat!
24. Riedel, Opera, t. II, p. X.
25. Riedel, Opera, t. II, p. 278.
26. Gebhardt, Spinoza Opera, t. 1, p. 344, à propos de l'Ethica : vollends ohne eigene Arbeit
ist die Ausgabe von Riedel (I 843), der au!Paulus zuriickgeht.
PIET STEENBAKKERS

BRUDER, OPERA, 1843-1846

Benedicti de Spinoza Opera qU& supersunt omnia. Ex editionibus prin-


cipibus denuo edidit et pr&fatus est Larolus Hermannus Bruder, Philos.
Doct. Aa. Ll. M. Ss. Theo 1. Licent. Vol I Prin cip ia philosophi&, Cogitata
metaphysica, Ethica. Editio stereo typa. Lipsi& : typis et sumtibus Bernh.
Tauchnitz jun., 1843. Vol. Il Tractatus de intellectus emendatione,
Tractatus politicus, Ep isto 1&. 1844. Vol. III Tractatus theologico-
politicus, Compendium grammatices lingu& Hebrae&. 1846.
Karl Hermann Bruder, théologien, philosophe et pasteur, naquit à
Leipzig en 1812; il mourut en 189227 • Son édition de Spinoza est le pre-
mier projet qui cherche à se détacher de la tradition inaugurée par Paulus,
comlne le montrent d'emblée ses pages de titre: ex editionibus principibus
denuo edidit. Bruder a voulu un retour aux sources, au lieu de se conten-
ter d'une reproduction de Paulus. Néanmoins, l'influence du modèle de
Paulus est toujours sensible, dans la toilette du texte comlne dans nombre
de leçons. Les écarts de Bruder par rapport à ses prédécesseurs concernent
l'organisation des textes, l'intégration d'une lettre qui ne se trouve pas dans
les Opera posthuma, l'attention aux sources primaires, l'addition de renvois
spécifiques et une adaptation de l'orthographe aux normes pseudo-clas-
siques des éditions scolaires du XIXe siècle. Il retient la préface aux Opera
posthuma, mais la réorganise pour en mettre les différentes parties en tête
des différents textes. Un apparat critique faisant défaut, toutes ces inter-
ventions dans le texte ne sont visibles que si l'on confronte cette édition
avec ses sources. Une telle confrontation montre que l'édition de Bruder,
malgré ses principes et ses qualités, n'échappe pas à l'arbitraire et aux négli-
gences. On y trouve des erreurs qui persistent à travers toutes les éditions,
et également des fautes propres à Bruder lui-même.
Les Opera de Bruder ont sans doute été l'édition la plus répandue du
XIXe siècle. Bien que son histoire soit encore obscure, il est au moins certain
qu'il y a eu quelques réimpressions - même au xxe siècle, donc après la
publication des Opera par van Vloten et Land28 • Le texte de Bruder a été à
la base de maintes traductions et commentaires, jusque dans notre siècle.
La division de quelques textes en paragraphes numérotés qu'a introduite
Bruder est devenue une convention pour le Tractatus de intellectus emen-
datione.

27. Quelques repères biographiques dans DBA, microfiche 149, n° 318.


28. Voir Kindma, op. cit.
e
LES ÉDITIONS DE SPINOZA EN ALLEMAGNE AU XIX SIÈCLE

En 1862, le spinoziste néerlandais Johannes van Vloten publia le


recueil Ad Benedicti de Spinoza Opera qU&! supersunt omnia supplementum29 •
Tant par le titre que par l'apparence générale (le fonnat, la typographie),
le livre est présenté comrne une sorte de quatrième tOIne de Bruder.
Puisque ce recueil n'appartient pas, au sens strict, aux éditions allemandes
du XIXe siècle, je me limite ici à une énumération de son contenu. Le
Supplementum comprend une version néerlandaise du Court traité de
Spinoza, accornpagnée d'une traduction latine du mêrne texte, de la main
de van Vloten; puis le texte néerlandais du petit traité de l'arc-en-ciel,
dont nous savons maintenant que l'auteur n'est pas Spinoza rnais Salomon
Dierkens 30 , également accompagné d'une nouvelle traduction latine; et
finalement un certain nombre de lettres inédites, et quelques documents
relatifs à la vie de Spinoza.

BOEHMER, LINEAMENlit/AnN) 1852


Benedicti de Spinoza Tractatus de Deo et homine ejusque felicitate linea-
menta atque Adnotationes ad Tractatum theologico politicum edidit et
illustra vit Eduardus Boehmer. Hal&! ad Salam: J F Lippert, 1852.
La publication du texte néerlandais du Court traité par van Vloten avait
été précédée par l'édition (avec traduction latine) d'un sornmaire de ce
texte. Le sOInmaire ou Korte schetz est le travail du médecin néerlandais
Johannes Monnikhoff (1707-1787), qui a joué un rôle important dans
la transmission du Court traitrf31. En outre le livre de Boehmer contient
une version néerlandaise des Adnotationes, qui remonte également à
Monnikhoff. Boehmer y a ajouté un texte latin, à partir des travaux de
Murr, Dorow et d'un manuscrit de Prosper Marchand, et la traduction
française de Saint-Glain 32 •

29. Ad Benedicti de Spinoza Opera qUti! supersunt omnia supplementum. Continens trac-
tatum hucusque ineditum de Deo et homine, tractatulum de iride, epistolas nonullas
ineditas, et ad eas vitamque philosophi collectanea. Cum philosophi, chirographo ejus-
que imagine photographica, ex originali hospitis H. van der Spijck. [Ed. J. van Vloten].
Amstelodami, apud Fredericum Muller, 1862.
30. Voir J. J. V M. de Vet, « Salomon Dierquens, auteur du Stelkonstige reeckening van
den regenboog et du Reeckening van kanssen », dans le recueil Spinoza to the Letter, op. dt.
31. Voir l'édition par F. Mignini de Spinoza, Korte verhandelinglBreve trattato (LAquila,
Japadre, 1986); à propos du Korte schetz: p. 13-16, et Appendice n° 1 (p. 802-820).
Sur Monnikhoff, voir L. Jensen, « Johannes MonnikhoŒ bewonderaar en bestrijder van
Spinoza », Geschiedenis van de wq'sbegeerte in Nederland, 8 (1997), 5-31.
32. Pour une description détaillée, voir Gebhardt, Spinoza Opera, t. III, p. 390-391.
PIET STEENBAKKERS

Le romaniste Eduard Boehmer (ou Bühmer) naquit à Stettin, le 24 rnai


1827, et mourut à Lichtenthal (près de Baden-Baden), le 5 fevrier 1906.
Après avoir été bibliothécaire à l'université de Halle, il devint professeur
de philologie romane. De 1872 à 1879, il est professeur à l'université de
Strasbourg33 .

SCHAARSCHMIDT, ~ 1869
Benedicti de Spinoza «Korte verhandeling van God, de mensch en
deszelfs welstand ») tracta tu li deperditi de Deo et homine ejusque feli-
citate versio Belgica. Ad antiquissimi codicis fidem edidit et prcefatus
est Car. Schaarschmidt. Cum Spinozce imagine chromolithographica.
Amstelodami : apud Fredericum Muller, 1869.
Carl Schaarschmidt (1822-1908) avait écrit une thèse, Plato et Spinoza
philosophi inter se comparati, en 1845, sous la direction de Schelling, à
Berlin. Il était professeur de philosophie et bibliothécaire de l'université de
Bonn. Parmi ses publications, on trouve un livre sur Descartes et Spinoza
(1850)34. En 1869, il publia simultanément deux livres: à Amsterdam,
une édition critique du plus ancien manuscrit du Court traité, et à Berlin,
une traduction allemande du même texte.

GINSBERG, 1874-1877
[Spinozce Opera philosophica im Urtext)
[I} Die Ethik des Spinoza im Urtexte) herausgegeben und mit einer
Einleitung über dessen Leben) Schriften und Lehre versehen von
Dr. phil. Hugo Ginsberg. Berlin: Verlag von Erich Koschny, 1874;
Leipzig: Erich Koschny
(L. Heimann's Verlag) 1875.
[II} Der Briefwechsel des Spinoza im Urtexte) herausgegeben und mit
einer Einleitung über dessen Leben, Schriften und Lehre versehen von
Hugo Ginsberg, Doctor der Philosophie. Angehangt ist: La vie de
B. de Spinosa par Jean Colerus. Leipzig: Erich Koschny (L. Heimann's
Verlag),1876

33. DBE, t. l, p. 621.


34. Biographie dans DBA, Neue Folge, microfiche 1125, pp. 301-307; cf Mignini,
éd. KY, p. 25.
LES ÉDITIONS DE SPINOZA EN ALLEMAGNE AU XIXe SIÈCLE

[Ill} Der theologisch-politische Tractat Spinozas) mit einer Einleitung


herausgegeben von Hugo Ginsberg) Doctor der Philosophie. Leipzig:
Erich Koschny (L. Heimanns Verlag)) 1877.
[IV] Die unvollendeten lateinischen Abhandlungen Spinozas) mit einer
Einleitung herausgegeben von Hugo Ginsberg) Doctor der Philosophie.
Heidelberg: Georg Weiss (früher E. Koschnys Verlag in Leipzig)) 1882.
L'histoire de la dernière édition plus ou moins complète des œuvres de
Spinoza en Allernagne au XIX siècle, celle de Hugo Ginsberg35 , est pénible
C

et compliquée. Initialement, Ginsberg n'envisageait pas un projet d'édi-


tion cornplète. Avec le premier tome, le texte latin de l'Ethica, il lança un
ballon d'essai. Dans les années 1960 était sortie dans la collection de la
Philosophische Bibliothek une traduction allemande des œuvres complètes
de Spinoza, par Carl Schaarschmidt et J. H. von Kirchmann. Ginsberg
suppose que le succès de ces traductions incitera les lecteurs à consulter
aussi les textes originaux, en latin. Il commence par l'Éthique, pour explo-·
rer le terrain. En fin de compte, la série comprit tous les ouvrages, à l'ex-
ception de la grammaire et du Court traité - lequel était disponible chez
la rnême maison d'édition dans la traduction de Schaarschmidt36 (à noter
donc que pour le Court traité le principe du texte original ne valait pas).
Tout de mêrne, un tel projet pouvait sembler excessif: pourquoi une nou-
velle édition complète de Spinoza, tandis que l'édition de Bruder était tou-
jours disponible chez Tauchnitz? Ginsberg est convaincu que son édition
est légitime, pour trois raisons. Les éditions de Riedel et de Bruder sont
dépassées, parce qu'elles ne contiennent pas les textes découverts récem-
rnent et qu'elles ne tiennent pas compte des nouvelles recherches; elles
n'ont pas été faites de façon stricte et exacte; et la cornplexité de la matière
exige trop des lecteurs, qui n'ont pas tous à leur disposition une biblio-
thèque spécialisée. Pour ces raisons, une nouvelle édition s'impose, établie
à partir des textes de base de façon rigoureusement exacte, et pourvue
d'introductions qui informent le lecteur non spécialiste des résultats des
recherches récentes. Et le projet de Ginsberg aurait vraiment été un grand
pas en avant, si son édition avait répondu à ces exigences si bien formu-
lées. Hélas, il n'en est rien. L'édition de Ginsberg est en général une copie
d'autres éditions, notamment celles de Bruder, Boehmer et vanVloten. Il
suit ses modèles dans les détails (présentation, typographie), mais souvent
de façon négligente. Malgré son intention de s'appuyer sur les textes origi-
naux (par exemple les Opera posthuma) , ce sont manifestement les éditions
courantes - surtout celle de Bruder qu'il a dépouillées.
35. Né, selon Gebhardt (Spinoza Opera, t. IV, p. 440), à Constadt (Silésie) en 1829, doc-
torat, Breslau, 1855. Je n'ai pas encore repéré d'autres renseignements biographiques.
36. Ginsberg, Opera, t. IV (1882), « Vorwort ».
PIET STEENBAKIŒRS

Les textes présentés par Ginsberg sont l'Ethica, les Lettres (celles des
Opera posthuma, et les nouvelles lettres publiées par van Vloten), la bio-
graphie de Colerus, en français, le Tractatus theologico-politicus avec les
Adn 0 tatio nes, l'article « Spinoza» pris dans le Dictionnaire de Pierre Bayle,
les Principia philosophitR et Cogitata metaphysica, le Tractatus de intellectus
emendatione, le Tractatus politicus, et la préface aux Opera posthuma, répar-
tie en morceaux comme dans l'édition de Bruder.

ÉPILOGUE

Étant donné le thème de ces journées, le choix de présenter un tableau


historique des éditions de Spinoza en Allemagne au XIXe siècle a pu paraître
déterminé par des exigences plutôt externes et contingentes. Comme
j'espère l'avoir montré, il y a aussi des raisons intrinsèques pour traiter ces
éditions comme un ensemble. En effet, la série des éditions qui commence
avec le premier tome des Opera qUtR supersunt omnia de Paulus (1802) et
qui se termine par le quatrièrne torne des Opera philosophica im Urtext de
Ginsberg (1882) constitue bel et bien une famille: il y a entre les éditions
individuelles des ressemblances, des similarités, des entrecroisements, des
parallèles qui justifient de les traiter comme des textes apparentés.
:Lhistoire des éditions de Spinoza est en grande partie une affaire alle-
mande et, pendant l'époque dont j'ai parlé, de 1802 à 1882, cette domi-
nation est à peu près totale. Les Opera publiés par van Vloten et Land en
1882 et 1883 marquent le passage non seulement à un autre pays, mais
aussi à un autre type d'édition, avec un apparat critique (quoique mince),
un texte soigné et une présentation cohérente de tous les ouvrages connus.
Cette approche a été continuée et développée par Gebhardt au xxe siècle.
On pourrait se demander pourquoi les érudits allernands, avec leur tradi-
tion imposante de philologie classique, ne se sont pas acquittés plus tôt de
la tâche de fournir une édition vraiment critique. La raison la plus impor-
tante me semble être que l'intérêt porté à Spinoza en Allemagne avait été
suscité par les grands débats philosophiques. Cette circonstance explique,
je crois, l'approche directe, spontanée ou même naïve chez des éditeurs
pourtant à la hauteur du travail philologique, comme Paulus, Gfrarer et
Bruder. Leur grand lllérite est d'avoir rendu les textes de Spinoza large-
ment disponibles, à une époque où la pensée spinoziste était devenue un
facteur capital dans la culture allemande. Si elles déçoivent du point de vue
philologique, la valeur malgré tout extraordinaire des éditions allemandes
de Spinoza au XIXe siècle réside par conséquent dans les domaines philoso-
phique, théologique et littéraire.
Sur Spinoza Pantheismusstreit
Signification et enjeu du retour à Spinoza
dans la querelle d,u panthéisme
PIERRE-HENRI TAVOILLOT

Panthéisme: tonner contre, absurde.


Flaubert, Dictionnaire des idées reçues.

La querelle du panthéisme, qui éclate en Allemagne dans les années 1780,


marque comme on sait une rupture brutale dans l'histoire de la philosophie
allemande: Hegel parlera à son propos d'un « coup de tonnerre dans un
ciel bleu» et Goethe, qui en fut l'un des tout premiers protagonistes,
d'une véritable «explosion l ». La modalité la plus manifeste de cette
rupture celle, en tout cas, qui fut éponyme 2 concerne la postérité
du spinozisme; c'est à ce titre que, bien que concernant pour l'essentiel
la fin du XVIIIe siècle (1785-1789), elle peut être à bon droit considérée
comme l'ouverture des grands débats interprétatifs du XIX siècle. Pour laC

caractériser brièvement, disons qu'elle représente à la fois un renversement


polémique et une inauguration herméneutique.
Chacun connaît les formules qui ont scandé cette brutale inversion:
on serait ainsi passé d'un Spinoza maudit à un Spinoza « béni» (Jacobi),
de l' « athée de système» ou, dans le meilleur des cas, de l' « athée ver-
tueux» au philosophe « ivre de Dieu» (Novalis), digne d'être appelé
« theissimus et christianissimus» (Goethe), de la doctrine d'un «chien
crevé» (Lessing) à la « religion cachée de l'Allemagne» (Heinep. Sans
nier aucunement, par ces rapprochements, les différences textuelles et

1. Hegel, Vorlesungen über Geschichte der Philosophie (trad. Garniron, Vrin, VII, p. 1832);
Goethe, Dichtung und Wahrheit (trad. E du Colombier, Aubier, 1991, p. 410).
2. Lassimilation entre spinozisme et panthéisme est eHectuée dès le chapitre XIII des
Morgenstunden de Mendelssohn (trad. E-H. Tavoillot, dans Le crépuscule des Lumières,
Cerf, 1995 (désormais CL)). Pourtant l'appellation de Pantheismusstreitn'est pas très cou-
rante avant le recueil de H. Scholz, Die Hauptschriften zum Pan theism usstreit, Berlin,
1916.
3. Je regroupe dans cette note les références de ces formules: Jacobi, Wider Mendelssohns
Beschuldigungen (trad. Tavoillot, CL, p. 225); Goethe, « Lettre à Jacobi du 9 juin 1785 »,
dans Briefiuechsel zwischen Goethe undJacobi, Leipzig, 1846, p. 86; Lessing cité par Jacobi,
PIERRE- HENRI TAVOILLOT

contextuelles de ces expressions, force est de constater l'unanimité des


contemporains sur une rupture dont on peut dès lors penser c'est en tout
cas l'hypothèse qui anime cet exposé - qu'elle va représenter une véritable
contrainte polémique sur la plupart des lectures du spinozisme aux XIXe et
xxe siècles à travers ce qu'on peut appeler les retours successifs à Spinoza.
De fait, la « querelle du panthéisme» s'exportera rapidement en France,
dans les cercles cousiniens et saint-simoniens 4 - Tocqueville n'hésitera pas à
en faire le symptôme d'une maladie typiquement démocratique 5 -, et sans
doute n'est-on pas près d'en voir la fin, comme le rnontre la résurgence
récente d'un spinozisme à tendance panthéistique dans quelques débats
philosophiques actuels sur l'écologié qui ont pris une certaine ampleur en
Allernagne ou aux États-Unis.
Mais la querelle du panthéisme inaugure égalernent une nouvelle her-
méneutique du spinozisme qui va s'attacher à une plus grande fidélité au
texte. À cet égard, Jacobi innove doublement: non seulement parce qu'il
tente une présentation complète de la doctrine - présentation d'autant
plus remarquable qu'elle n'a pas de justification professionnelle (Jacobi
n'est pas professeur) -, mais aussi parce qu'il revendique une probité
philologique qui le fait user et abuser des notes en bas de page et des
citations érudites (attitude, on le sait, fort rare à l'époque). Sans doute,
au regard des exigences modernes, son travail paraît-il insuffisant, sans
doute les premiers débats interprétatifs présentent-ils des contresens,
des malentendus, sans doute façonne-t-on alors des Spinoza irnaginaires
- nous y reviendrons -, mais comment penser qu'il s'agit là de « débats
stériles» (S. Zac)?? N'oublions pas que les discussions ne visent pas tant

dans Briefe an M. Mendelssohn (trad. CL, p. 64); Heine, Histoire de la religion et de la


philosophie en Allemagne, (trad. J.-p. Lefebvre, Imprimerie nationale, 1993, p. 119).
4. Si la querelle française du panthéisme a été étudiée (cf. notamment P.-F. Moreau,
«Spinozisme et panthéisme«, p. 207-214; et P. Macherey, «Leroux dans la querelle du
panthéisme», p. 215-222, dans Spinoza entre Lumières et romantisme, ENS Fontenay!
Saint-Cloud, 1985), la question des médiations susceptibles d'avoir favorisé une éventuelle
importation de la querelle allemande reste à ma connaissance encore largement ouverte.
Selon P. Bénichou (Le temps des prophètes, Gallimard, 1977, p. 284), elle reposerait sur un
malentendu, les saint-simoniens croyant voir en Lessing un « Condorcet religieux ».
5. De la démocratie en Amérique, seconde partie, chapitre VII.
6. Cf, à titre d'exemple, George Sessions, « Spinoza and ]effers on man in nature»,
lnquùy, 20, 1997; et pour l'analyse, Arne Naess, « Spinoza and the deep ecology move-
ment», Mededelingen vanwege hetSpinozahuis, 67, Eburon, Delft, p. 16. Au prix de nom-
breux contresens, la sacralisation de la biosphère a pu se reconnaître dans la formule Deus
sive natura; de même que la conception spinoziste a pu sembler permettre de s'opposer
au mécanisme cartésien inventeur de la technique moderne.
7. Compte rendu de l'ouvrage de H. Timm, Die Spinozarenaissance. Cahiers Spinoza, n° 3,
1979-1980, p. 270. On peut certes comprendre l'agacement de ce grand commentateur
de Spinoza à la lecture de discussions vaines et déplacées au regard des interprétations
actuelles, mais comment ne pas être passionné par les débats olt Spinoza reste un
philosophe vivant?
SPINOZA DANS LA DU PANTHÉISME

la reconstitution fidèle du spinozisrne que son évaluation philosophique:


savoir ce que Spinoza a vraiment dit importe alors rnoins que de savoir si
ce qu'il a dit est vrai. Et, pourtant, c'est à travers cette interrogation, qui se
veut davantage philosophique qu'historique, que l'on tente alors pour la
première fois d'interpréter la place et la signification du spinozisme dans
l'évolution de la pensée humaine, reconnaissant du nlème coup la valeur
irrernplaçable de sa contributions. De ce point de vue, le Pantheismusstreit
représente aussi une étape décisive de l'émergence de l'histoire de la
philosophie comme tâche prOprelTlent philosophique9 : les grands auteurs
ne sont plus considérés comme des autorités à Ïrniter ou à combattre, mais
comrne des modèles, exprirnant des possibles logiques dans le long débat
de la raison humaine avec elle-rnèrne lO • Et cet aspect n'est pas sans intérêt
au regard de la scission actuelle entre philosophie générale et histoire de
la philosophie - c'est dans le sillage de cette lecture philosophique que
vont se développer les premiers travaux proprement historiques. La
chronologie, de ce point de vue, est frappante, puisque les premières
éditions « scientifiques» de Spinoza paraissent aux lendemains imnlédiats
de la querelle: ainsi l'édition des Philosophische Schriften débute-t-elle dès
1787 11 , avant celle des Œuvres complètes (I 802-1803) par Paulus, à laquelle
Hegel contribuera.

8. De ce point de vue, Mendelssohn, plus que Jacobi, serait le véritable initiateur. C'est
lui en effet qui, bien que moins bon connaisseur du spinozisme que ne le sera Jacobi,
lance l'idée, vouée à devenir un lieu commun, d'une continuité philosophique inexorable
entre Descartes, Spinoza et l'apothéose leibnizienne. Cf Dialogues philosophiques (1755),
Gesammelte Schriften, Jubilaumsausgabe, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann, 1, p. 14 :
« Laissez-nous vous dire qu'il revient à un autre qu'un Allemand, et j'ajoute, à un autre
qu'un chrétien, qu'il revient à Spinoza une grosse part de l'amélioration de la philoso-
phie. Avant que puisse survenir le passage de la philosophie cartésienne à la philosophie
leibnizienne, quelqu'un devait plonger dans l'immense abîme entre les deux. Ce son
malheureux fut celui de Spinoza. Comme son destin est à plaindre! Il fut un sacrifice à
l'entendement humain, mais un sacrifice qui mérite d'être décoré avec des fleurs. Sans lui,
la philosophie n'aurait jamais pu étendre si loin ses limites. » Limportance de Spinoza
pour Mendelssohn est à l'origine de son embarras dans la querelle du panthéisme: il
devait défendre Lessing de l'accusation de spinozisme tout en défendant, d'une certaine
manière, Spinoza lui-même. H. Schmoldt (Der Spinozastreit, Diss., Berlin, 1938) a par-
ticulièrement insisté sur cet aspect de la querelle. Cf aussi les analyses de S. Zac (Spinoza
en Allemagne, Méridiens-Klincksieck, 1989, p. 11 sqq.).
9. Les deux grands historiens de la philosophie avant Hegel sont D. Tiedemann (Geist der
spekulativen Philosophie, 6 volumes, Marbourg, 1791-1797) et J. G. Buhle (Lehrbuch der
Geschichte der Philosophie, 12 volumes, Gottingen, 1796-1804).
10. De ce point de vue, c'est une même démarche qui anime les philosophies de Kant (cf
son Histoire de la raison pure dans la dernière partie de la première C:ritique), de Jacobi
(David Hume ou la croyanc~? 1787) et, bien entendu, de Hegel.
Il. 1787: TTP 1. B.v.S. Uber Heiliger Schrift, Judentum, Recht der hochsten Gewald in
geistlichen Dingen une Freyhiet zu philosophiren; 1790 : II Ethik; 1793 : III; Ethik (tra-
duction de S. H. Ewald, chez C. F. Bechmann, Gera). Cf Anne Lagny, « Le spinozisme
PIERRE-HENRI TAVOILLOT

I.
Ces deux aspects sont incontestables. On ne saurait pourtant s'en tenir
à ce double constat, ne serait-ce que parce qu'il ne permet de comprendre
ni l'ampleur de la querelle ni les raisons de son influence historique et géo-
graphique. Cela tient, sernble-t-il, au fait que si le Pantheismusstreit est en
effet déterminant pour la postérité du spinozisrne, il n'est pas seulement,
et sans doute pas essentiellernent, un débat sur Spinoza. Deux séries d'ar-
guments plaident en faveur de cette idée, dont il s'agira ensuite de saisir la
signification.
1) En prernier lieu, l'historiographie récente de la postérité du spino-
zisme au XVIIIe siècle nous invite à nuancer l'effet de rupture que les acteurs
eux-mêmes furent tentés d'exagérer. En ce sens, il faudrait se garder de sous-
estirner la connaissance de Spinoza avant la querelle. C'est, au contraire,
parce que la plupart des grands modèles interprétatifs étaient déjà consti-
tués que la querelle prit autant d'ampleur. Toute la (difficile) question est
alors de comprendre pourquoi l'Allemagne représentait un terrain spiri-
tuel particulièrement favorable à la renaissance du spinozisme. Après tout,
l'espace germanique était un lieu infiniment improbable pour une telle
renaissance, ne serait-ce qu'en raison de sa relative marginalité à l'égard des
Lumières européennes 12 • Or, d'un seul coup, non seulement l'Allemagne
rattrape son retard philosophique, mais elle se pose bientôt à l'avant-garde
du mouvement intellectuel européen. Sans prétendre trancher ce problème
délicat, qui a fait l'objet de belles et savantes études (celles de R. Ayrault,
de H. Timm et de M. Walther notarnment), deux rnotifs nous paraissent
déterminan ts.
Si le spinozisme, en tant que saisie de Dieu comme une « figure géo-
rnétrique », ne pouvait qu'heurter la sensibilité catholique, respectueuse
qu'elle est de toutes les médiations (Église, dogme) entre l'ici-bas et l'au-
delà, il pouvait trouver un écho favorable dans le protestantisme piétiste
(au prix, il est vrai, d'un effacement du rationalisme géométrique) qui,
réactualisant le constat luthérien d'une crise de ces médiations, était animé
par l'espoir d'un rapport au divin sans médiation ecclésiale ou discursive.
Cette convergence rnétaphysique trouvait son ancrage dans le domaine
éthique en l'affirmation commune d'un « serf-arbitre », ainsi que Lessing
se plaira à le souligner avec force lors du fameux entretien avec Jacobi:

en Allemagne au XVIII" siècle: recherches actuelles », dans O. Bloch (diL), Spinoza au


XV7Jf siècle,
Méridiens-Klincksieck, 1990, p. 289-295.
12. Sur les raisons de ce retard, voir 1. Berlin, « Hume et les sources de l'antirationalisme
allemand », dans A contre-courant. Essais sur l'histoire des idées, trad. A. Berelowitch, Albin
Michel, 1988, p. 239.
SPINOZA DANS LA DU PANTHÉISME

« [ ... ] Je reste un honnête luthérien et je reste fidèle à "l'erreur plus bes-


tiale qu'humaine et au blasphème qu'il n'y a pas de volonté libre" dont la
tête claire et pure de votre Spinoza sut pourtant s'accornmoder aussi 13 • »
Plus que toutes autres, ces deux thématiques paraissent expliquer, pour
une part, la renaissance allemande de Spinoza au XVIIIe siècle.
Lautre part revient sans doute à l'intégration progressive de Spinoza dans
le mouvement des Lurnières, ce à quoi, cornme on sait, M. Mendelssohn,
plus que tout autre, contribua de manière décisive. Rappelons seulement
que son premier livre, les DialogueJphilosophiques1 4 (publié en 1755), énon-
çait les objectifs d'un véritable prograrnme culturel: dénoncer, d'une part,
l'hégémonie littéraire des Français au nom du sérieux philosophique des
Allemands 15 ; plaider, d'autre part, en faveur du dialogue entre la tradition
juive et le rationalisme universaliste. C'est à la lumière de ces deux objectifs
que l'on peut comprendre la réhabilitation mendelssohnienne de Spinoza.
Celui qui fut la cible aussi bien d'une orthodoxie bornée que des sarcasmes
d'esprits superficiels (c'est-à-dire français) mérite toute sa place dans le
« panthéon» de la philosophie universelle, y inscrivant ainsi l'apport déci-
sif de l'esprit du judaïsrne authentique (auquel, aux yeux de Mendelssohn,
Spinoza est toujours resté profondérnent attaché). Et si ce grand esprit s'est
égaré, c'est parce qu'il était un « guide» à l'avant-garde de la recherche phi-
losophique. Mais son sacrifice a été utile puisqu'il a perrnis à la raison de
se réorienter sur le bon chernin 16 • Quoi qu'il en soit des difficultés de cette
lecture, son influence historique sera incontestable, comme l'attestent les

13. Lettres sur la doctrine de Spinoza, F. H. Jacobi, Werke, Wissenschafdiche Buchgesellchaft,


Darmstadt, 1976, t. IV-l, p. 70-71; voir notre traduction CK, p. 65.
14. Gesammelte Schriften. Jubilaumsausgabe, t. I. Dans le dialogue, Néophile et Philopon
représentent Lessing et Mendelssohn au début de leur amitié (ils se sont rencontrés en
1754). Or, ici, c'est singulièrement Mendelssohn qui défend Spinoza contre Lessing.
Voir le commentaire détaillé dans A. Altmann, Moses Mendelssohns Frühschriften zur
Metaphysik, Tübingen, 1969, p. 1-38; et l'article de D. Boure!, « Spinoza et Mendelssohn
en 1755 », Revue de métaphysique et de morale, 1988, p. 208-214; ainsi que l'analyse de
Schmoldt, Der Spinozastreit, op. cit. p. 20-34. C'est en grande partie grâce à ces Dialogues
que Hamann, Jacobi et Herder prirent connaissance de Spinoza. Sur Mendelssohn, on
attend la parution du travail définitif de D. Bourel.
15. Dans le deuxième dialogue, Mendelssohn réfute Bayle et utilise Spinoza pour dénon-
cer le style français (witzig) en philosophie qui était en train, selon lui, de submerger
l'Allemagne. Ce projet sera repris et développé par Herder, dans Une autre philosophie de
l'histoire (1773, trad. M. Rouché, Aubier, 1964).
16. Je reprends ici la métaphore qu'utilise Mendelssohn lui-même dans le chapitre X des
Heures matinales à propos d'une philosophie trop spéculative qui oublierait les exigences
du « bon sens ». C'est cette métaphore qui justifiera la question de Kant, Qu'est-ce que
s'orienter dans la pensée? On pourra se reporter à la traduction de ce chapitre X que nous
avons proposée dans Popularité de la philosophie, sous la dir. de Ph. Beck et D. Thouard,
ENS Fontenay/Saint-Cloud, 1995, p. 381 sqq.
PIERRE-HENRI TAVOILLOT

térnoignages des futurs acteurs de la querelle l7 : Spinoza y apparaît comrne


un rnodèle de l'A ufkliirung, chez qui la tolérance en rnatière religieuse est
fondée sur la plus grande rigueur métaphysique.
2) Cette double réhabilitation (piétiste et aufkliirerisch) de Spinoza,
parce qu'elle annonce déjà les futures divergences de la postérité du spi-
nozisme, met en lumière une seconde raison de nuancer la rupture du
Pantheismusstreit. En effet, l'une aussi bien que l'autre tendances sont for-
tement sélectives à l'égard de la doctrine de Spinoza, chacune conservant
ce que l'autre rejette (la « béatitude» de lave partie de l'Éthique ou la géo-
rnétrie spéculative de la première partie). C'est ce qui permet d'expliquer,
donc, cet aspect si singulier de la querelle du panthéisme, à savoir qu'elle
représente un « retour à Spinoza» sans aucun vrai spinoziste. Hormis
Lessing, en effet, qui ne participe au débat que de manière posthurne (et
dont le soi-disant spinozisme n'a pas fini d'alimenter les débats l8 ), aucun
des protagonistes ne se déclare partisan de Spinoza l9 . Bien au contraire,
tous prétendent l'achever, et ce aux deux sens du terme: soit perfectionner
son système, soit en finir avec lui.
Du côté des adversaires de Spinoza (chez Jacobi et Kant notamment),
on trouve une seule logique d'argumentation, mais qui obéit à des objectifs
différents: l'objection, pour la résumer d'un mot, consiste à identifier au
fondement du système spinoziste une « autocontradiction performative »,
soit l'idée que le contenu du systèrne nie, en tant que tel, toute possi-
bilité pour son auteur (dans la mesure où il est un homme fini comIne
les autres) de le soutenir et de l'admettre 2o • C'est ainsi que Spinoza est
présenté comme celui qui rejette dans l'illusion tout ce qui est propre à

17. Ce texte devait servir de manuel d'initiation spinoziste à toute une génération:
cf: sur ce point Schmoldt (op. cit. p. 4). Hamann étudie Spinoza de près en 1756 et
en 1762, mais il avoue devoir son initiation à Mendelssohn (cf. Gildemeister, Johann
Georg Hamanns Briefiuechsel mit F. H. Jacobi, 1868, t. V, p. 15). Même chose concernant
Herder (Samtliche Werke, éd. Suphan, Berlin, 1880, t. I, p. 224-225) et Jacobi qui semble
s'intéresser à Spinoza à partir de 1763 (cf: E. Zirngiebl, Der Jacobi-Mendelssohn'sche Streit
über Lessing's Spinozismus, Diss., Munich, 1861, p. 8-9).
18. Je me permets de renvoyer sur cette question à la notice sommaire présentée dans CL,
p. 135 sqq.
19. La position de Goethe conduirait peut-être à nuancer ce jugement. Rappelons que
son poème Prométhée fut à l'origine de la querelle et qu'il fut, depuis Weimar, un inter-
locuteur constant et critique de Jacobi (une discussion sur le spinozisme se tint d'ailleurs
entre Jacobi, Goethe et Herder à Weimar en 1784). Cela dit, il n'intervint jamais publi-
quement dans la querelle et, dans sa lecture de Spinoza, il prétendra, au contraire de
Jacobi, être moins attentif à l'enchaînement géométrique des propositions qu'à la richesse
des « aphorismes» que le système contient.
20. Autrement dit, une contradiction entre l'énoncé (les termes du discours) et l'énoncia-
te ut (les conditions d'énonciation du discours) ; exemple: «J'étais dans un bateau qui a
fait naufrage; il n'y a pas eu de survivant. »
SPINOZA DANS LA ' - / u ........"-W'-'.L_-'-' DU PANTHÉISME

la conscience cornmune (le libre arbitre, la ternporalité, la connaissance


sensible ... ) au nom d'un rationalisrne qui se veut absolu. D'où le diagnos-
tic de Jacobi: « Même le plus grand esprit doit, dès lors qu'il veut tout
expliquer de manière absolue, tout accorder selon des concepts précis et ne
rien admettre d'autre, en arriver à des choses absurdes 21 . » C'est ce même
argument, d'origine baylienne semble-t-iF2, qui sera utilisé pour présenter
le spinozisme soit comme le comble du rationalisme (en tant que nihilisme
et fatalisme) - et inciter ainsi à un salto mortale hors de la philosophie
(Jacobi) -, soit comrne le comble du seul rationalisme dogmatique 23 et
inciter ainsi à la conversion critique (Kant).
De l'autre côté, aucun vrai partisan donc, mais deux lectures qui, sans
s'arrêter à cette «incornpréhension méthodique 24 », invitent à dépasser
Spinoza. Pour Mendelssohn, si le rationalisme spinoziste est inachevé, c'est
qu'il présente des « impuretés» dont il faut le débarrasser en revenant aux
assises certaines de la philosophie, à savoir celles qui fondent le leibniziano-
wolffisme. De même, pour Herder, Spinoza est resté « à mi-chemin 2s »
mais non pas tant du rationalisme achevé que d'une philosophie de la vie
en laquelle la monadologie leibnizienne et la doctrine de l'en kai pan se
réconcilieraient enfin.
Nous prétendons évidemrnent, par ces quelques indications sommaires,
non pas épuiser la portée des quatre principales lectures du spinozisme
dans le Pantheismusstreit, mais, en insistant sur leur articulation polémique,
indiquer qu'elles font toutes un usage instrumental de la doctrine du
Hollandais, convoqué ici non pas tant pour lui-même que comme allié,
comme repoussoir ou comme faire-valoir. C'est pour cette raison aussi que
la question du spinozisrne ne peut pas être tant considérée comme le véri-
table cœur de la querelle que comme sa vitrine et son prétexte.

21. Lettres sur la doctrine de Spinoza, p. 71; trad. CL, p. 65.


22. Cf Dictionnaire historique et critique, la fin de la remarque N de l'article Spinoza, où
Bayle constate que Spinoza « s'est embarqué dans une hypothèse qui rend ridicule tout
son travail. [... ] Il n'y a donc rien de plus inutile que les leçons de ce philosophe. C'est
bien à lui, qui n'est qu'une modification de substance, à prescrire à l'être infini ce qu'il faut
faire? Cet être l'entendra-t-il? Et s'il l'entendait, pourrait-il en profiter? N'agit-il pas tou-
jours selon toute l'étendue de ses forces, sans savoir où il va, ni ce qu'il fait? Un homme
comme Spinoza se tiendrait fort en repos s'il raisonnait bien. S'il est possible qu'un tel
dogme s'établisse, dirait-il, la nécessité de la nature l'établira sans mon ouvrage; s'il n'est
pas possible, tous mes écrits n'y feront rien ».
23. Cf. la célèbre formule de la Cl'Ùique de la raison pratique, selon laquelle pour qui n'ad-
mettrait pas l'idéalité de l'espace et du temps, il ne resterait plus que le spinozisme.
24. Qui animera encore la lecture de F. Alquié (Le rationalisme de Spinoza, PUF, 1981).
25. Cf sur ce point la discussion de Jacobi, Appendices aux Lettres sur la doctrine de
Spinoza, CL, p. 365-366.
PIERRE-HENRI TAVOILLOT

II.
Pour s'en convaincre et en comprendre les raisons, il convient de prê-
ter attention au déroulement de la querelle afin d'y percevoir la fonction
exacte de la réference au spinozisme. Sans pouvoir évidemment entrer ici
dans les détails ni en décrire toutes les péripéties 26 , il est possible, en nous
en tenant aux événernents les plus marquants, d'indiquer l'élargissement
progressif de la querelle à travers quatre questions principales:
1) Lessing a-t-il été spinoziste?
2) Le spinozisme est-il le rationalisme achevé?
3) Qu'est-ce que le rationalisme?
4) Qu'est-ce que l'Aufklarung politique?
Au problème initial de savoir si Lessing a ou non été spinoziste (dans
quelle mesure et en quel sens ?), qui anime les prerniers rnois de la querelle,
mais reste encore relativement anecdotique, succède rapidement, on l'a
dit, la question de l'évaluation historique et philosophique du spinozisme.
Lenjeu principal de ce débat est alors le suivant: peut-on tenter l'épura-
tion de la doctrine de Spinoza, comrne le suggère Mendelssohn, afin d'en
éviter les excès patents (notamment à l'égard du« bon sens »)? Ou doit-on,
au contraire, ainsi que l'affirme Jacobi, l'accepter comme la vérité du ratio-
nalisrne éclairé, c'est-à-dire comme étant son essence et son destin inéluc-
table? Ce débat, qui rebondira de nombreuses fois par la suite 27 , se termine
alors - nous sommes en 1785 - par l'incontestable victoire de JacobF8 sur
Mendelssohn. C'est, comme on sait, cette défaite du camp des Lumières qui
provoquera l'intervention kantienne (Qu)est-ce que s'orienter dans la pensée?
datée d'octobre 1786) et contribuera à la fois à déplacer l'axe principal du
débat et à transformer la polémique en problématique29 • En effet, si Kant,
après s'être longtemps tenu à l'écart de la querelle malgré les sollicitations

26. Qu'il me soit permis, ici encore, de renvoyer au CL, notamment à la présentation de
la chronologie des événements.
27. Notamment, après la parution de Gott, entre Herder et Jacobi; et plus tard entre
Schelling et Hegel. Voir sur ce dernier point ].-M. Vaysse, Spinoza et l'idéalisme allemand,
PUF, 1995.
28. Cette victoire est favorisée par trois événements: d'abord, la mort de Mendelssohn
le 4 janvier 1786, quelques jours après avoir remis à l'éditeur sa réponse à Jacobi (Aux
amis de Lessing) ; la faiblesse de cette réponse, ensuite, qui tente de retourner contre Jacobi
l'accusation de spinozisme; enfin, la parution d'un livre anonyme brillant, Les résultats
des philosophies de Mendelssohn et de Jacobi (dont l'auteur, Thomas Wizenmann, est en fait
un proche de Jacobi), qui, sous couvert d'une présentation équitable de la querelle, révèle
au grand jour ce subterfuge.
29. Cf. l'introduction de A. Philonenko à sa traduction de Qu'est-ce que s'orienter dans la
pensée ?Vrin, 1983.
SPINOZA DANS LA DU PANTHÉISME

de toutes parts, se décide à intervenir, c'est pour deux raisons essentielles.


D'abord, la satisfaction de voir que le Pantheismusstreit venait confirmer
de 11lanière éclatante sa description rnétaphysique du fonctionnement dia-
lectique de la raison: au dogrnatisrne éclairé de Mendelssohn, s'oppose un
scepticisrne irrationaliste (Jacobi), qui doit à son tour laisser la place à un
dogmatisrne plus traditionnel (Wizenmann) ; de ce cercle infernal, seul le
point de vue critique permet de sortir par une réflexion sur la nature exacte
des prétentions et des aptitudes de la raison. Mais cette satisfaction est de
peu de poids face à l'inquiétude de Kant devant les menaces qui pèsent
sur la liberté de pensée: le contexte politique (et notarnrnent la mort de
Frédéric II en août 1786) interdit de considérer ces discussions comrne de
sirnples jeux de l'esprit, ce qui explique aussi la défense solennelle qui clôt
son article de 1786 : « Hommes de grands talents, vous qui avez des vues
si larges! J'honore votre talent, et j'affectionne votre sentiment de l'huma-
nité. Mais avez-vous bien songé à ce que vous faites, et où la raison se verra
entraînée par vos disputes 30 ? »
C'est donc parce que le débat sur le spinozisrne va être absorbé dans une
discussion à la fois métaphysique et politique de grande ampleur que son
renouveau va être aussi éclatant. Sans vouloir épuiser la teneur de ces deux
aspects de la querelle, il convient de formuler leurs questions directrices,
s'il est vrai qu'elles vont déterminer par la suite toutes les grandes interpré-
tations du spinozisme.
1) À un niveau strictement métaphysique, c'est la question de la nature
de la raison qui est posée, de sa capacité à se fonder elle-même et à saisir
l'existence. Le rôle de Jacobi dans la formulation de cette question ne
saurait être sous-estÏIné : admettant pleinernent la thèse kantienne d'une
finitude radicale de l'homme, il s'attachait à contester la raison au nom
de cette finitude, produisant ainsi, pour la première fois, une critique
interne du rationalisme. C'est à ce défi d'une compatibilité entre la raison
(incapable aux yeux de Jacobi de « dévoiler l'existence») et la finitude
(condition indépassable de l'homme) que tous les protagonistes vont
être confrontés, de Mendelssohn, qui tentait de défendre les acquis de la
philosophie leibniziano-wolffienne, à Hegel, qui prétendra englober dans
sa perspective toutes les positions polémiques précédentes, et ainsi clore
définitivernent la querelle du panthéisme.
2) Au niveau politique (au sens large), c'est la question de l'Aufklarung
qui est soulevée, c'est-à-dire de la capacité pour cette raison d'être réelle-
ment érnancipatrice. C'est sur ce point que la querelle atteint sa pleine
radicalité : en effet, alors qu'on pouvait la croire sinon réglée, du moins
30. Traduction Philonenko, p. 86.
PIERRE-HENRI TAVOILLOT

apaisée 31 , les prerniers échos de la Révolution française vont contribuer à


la relancer avec une intensité accrue. La Révolution de France apparaissait
en effet comme l'incarnation de la volonté de fonder, au nom de la liberté,
une politique de la raison, en laquelle la théorie (l'universel abstrait) pré-
tendait SOUITlettre la pratique (le réel particulier) à ses desseins. La contes-
tation du rationalisme politique suivra donc le cherrlÎn tracé par celle du
rationalisme philosophique et l'on comprend ainsi que la polérnique ait
pu si aisément rebondir en Allemagne - avec les rrlêmes acteurs, les rnêmes
arguments, rnais avec une violence renouvelée. Contentons-nous de rele-
ver deux indices (en arrlOnt et en aval) de cette continuité.
En arnont, on a rarement perçu que celui qui est considéré à juste
titre cornme le principal acteur de la querelle allernande de la Révolution
française, à savoir Rehberg, avait été un protagoniste important du
Pantheismusstreit et que, en un passage de ses mémoires qu'il convient de
citer, il soutenait même avoir été à l'origine du renouveau de Spinoza:
J'ai été l'un des premiers, peut-être le premier, parmi ceux qui ont voué une
admiration tant à la profondeur de son [Spinoza] dessein dans le domaine
des représentations abstraites et de ses idées métaphysiques qu'à la cohé-
rence de sa présentation, admiration qui est devenue bientôt une sorte de
mode dans la philosophie allemande. Non pas que, comme maints écri-
vains qui se manifestèrent après moi, j'eusse trouvé la doctrine de Spinoza
véritablement satisfaisante et cru en elle. Mais il me semblait que toute
espèce de manière de philosopher, d'après laquelle l'essence des choses doit
être expliquée à partir des concepts, ne pouvait que conduire finalement au
système dans lequel ces abstractions sont poussées au plus haut point 32 •

... Soit l'équivalent de la formule hégélienne: « Ou Spinoza ou pas de


philosophie. »
En aval, lorsque Jacobi voulut dénoncer, dans la « manière fixe d'être
gouverné par la seule raison », 1'« erreur du siècle », il reprit à l'identique
son raisonnement sur le spinozisme. Au fond, écrit-il dans la fameuse lettre
à La Harpe 33 , les inventeurs des droits de l'homme, en identifiant comme
fondement universel du droit le « désir d'être heureux », n'ont rien fait
d'autre que raviver le conatus spinoziste, c'est-à-dire la tendance de chaque

31. C'est ce dont témoigne la correspondance entre Kant et Jacobi de 1789. Cf sur ce
point CL, p. 398 sqq.
32. Cf Souvenirs qui ouvrent ses Sammtliche Schriften (Hanovre, 1828, t. 1, p. 7). Rehberg,
alors âgé de 22 ans, avait d~fendu ces idées sur Spinoza dans un article destiné au concours
de l'Académie de Berlin (Uber das Wesen und die Einschrankungen der menschlichen Krafte,
1779).
33. Fragments d'une lettre à J. F. La Harpe (5 mai 1790), Werke, t. Il, p. 513-544.
SPINOZA DANS LA DU PANTHÉISME

être à la « conservation et l'arnélioration » de sa « nature particulière 34 ».


Or, ce conatus, qui seul (en tant que véritable « droit naturel 35 ») pourrait
assurer l'universalité, n'est en réalité ni un « droit» ni « de l'homme ». Il
n'est pas un « droit» car, en réduisant tous les phénornènes humains à un
être (le désir), il ne saurait produire de devoir-être autrement que sur le
mode de l'illusion. Il n'est pas davantage propre à 1'« homrne », puisque,
défini comme « ce que la nature enseigne à tous les animaux », on ne voit
pas pourquoi il serait le privilège des seuls humains 36 . Selon Jacobi, la pré-
tention universaliste des droits de l'hornme conduit donc, en tant que
spinozisme, à un nihilisme politique qui nie à la fois le sujet (l'homme
particulier et la spécificité de l'humain) et l'objet (le droit effectif cornme
prescription antinaturelle)37 de la politique. Et Jacobi, contre ces droits
abstraits, pourra plaider, comme Burke au même moment, en faveur de
droits de l'homme qui seraient authentiquernent juridiques et véritable-
ment humains, autrernent dit sans rapport avec les principes de 1789.
C'est donc parce qu'il est invoqué dans cette discussion à la fois méta-
physique et politique de grande ampleur sur la nature de la raison moderne
que le spinozisme devient une doctrine inévitable; mais c'est aussi parce
que cette invocation traverse les deux partis antagonistes selon que le spino-
zisme est considéré comme l'achèvement du rationalisme éclairé ou comme
le moyen de le dénoncer et de le dépasser. À la fois révélateur des scissions
au sein du camp des Lumières et catalyseur de leurs critiques radicales, il
sera le spectre aux rnuItiples visages qui hantera la philosophie ultérieure,
à commencer par l'idéalisme allemand. On pourrait dès lors avancer l'hy-
pothèse d'une ambivalence constitutive de la postérité du spinozisme au
XIXe siècle entre cette contrainte polérnique, d'une part, et les avancées de
la recherche philologique, de l'autre. Elles avanceront de concert jusqu'à ce
que la longue querelle de Spinoza s'apaise (peut-être?) enfin.

34. Ibid., p. 534.


35. Ibid., p. 537.
36. Cf. p. 542 : « En quoi le droit [des animaux] à l' existence est[-i~ moins valide que le
nôtre; pourquoi leur vie nous paraît[-elle] moins sacrée, leur meurtre chose innocente? »
37. Cet argument de l'antijuridisme nécessaire du spinozisme sera repris par Fichte dans
le Fondement du droit naturel.
Herder et Spinoza
MYRIAM BIENENSTOCK

De tous ceux qui en Allemagne, au début du XIXe siècle, se firent les avocats
du spinozisme, Herder reste l'un des plus négligés sans doute parce que, à
son nom, nous associons directernent, surtout dans le contexte de la récep-
tion du spinozisme, l'accusation de Schwarmerei: pour beaucoup d'entre
nous, Herder est un Schwarmer, un « enthousiaste» ou un « exalté », un
« fanatique» même, peut-être, ou un précurseur du fanatisme - un obscu-
rantiste en tout cas, opposé à tout le camp éclairé et progressiste: au camp
de l'Aufklarung.Herder incarne la fin, ou le commencement de la fin, du
mouvement des Lumières en Allemagne 1•
Le rôle qu'il joua dans la réception du spinozisme en Allemagne fut
sans aucun doute, il faut le reconnaître, important. Rappelons les faits:
lorsqu'en 1785 Jacobi publia les Lettres sur la doctrine de Spinoza, faisant
éclater le débat sur le panthéisme, Herder répondit par des Entretiens sur
Spinoza, qu'il intitula Dieu2 • Publiés pour la première fois en 1787, ces
« Entretiens» présentaient au public allemand la première image détaillée
explicitement positive de Spinoza: de l'homme et de sa philosophie. En
eux, Herder prenait parti pour Spinoza - et dans la première édition, très
explicitement, contre Jacobi. Jacobi intégra sa réponse à la seconde édition
de ses Lettres (1789) ; et ce fut, comme nous le savons, cette seconde édition3
que lurent et relurent les contemporains, plus particulièrement Schelling,
Holderlin et Hegel, lors de leurs études au Stift de Tübingen. Jacobi qui,
par la publication des Lettres, avait voulu critiquer le spinozisme, en devint
alors - cela aussi est bien connu -le héraut: tel Balaarn« qui était venu pour
maudire Israël et dut le bénir », il fut, écrira Schelling fort éloquemment,

1. Cf., sur cette interprétation plutôt récente mais très répandue aujourd'hui de Herder,
M. Bollacher, « Johann Gottfried Herder et la conception de l'humanisme», dans
M. Crépon (éd.), n° spécial sur Herder, Les études philosophiques, septembre 1998,
p. 291- 304.
2. Trad. franç. par M. Bienenstock: Dieu. Quelques entretiens, Paris, PUF, 1996 (cité par
la suite sous Herder: Dieu).
3. Trad. franç. par J.-J. Anstett, dans Œuvres philosophiques de F H Jacobi, Paris, Aubier,
1946 (cité par la suite sous Jacobi : Œuvres).
MYRIAM BIENENSTOCK

« le prophète involontaire d'un avenir rneilleur - involontaire, parce qu'il


se refusait à prophétiser ce ternps qui d'après lui ne devait jamais venir,
mais prophète, parce qu'il l'annonça contre son gré4 ••• »
Comment, pourtant, expliquer ce rôle involontaire joué par Jacobi, si
ce n'est par le tait qu'« Israël» - c'est-à-dire ici Spinoza avait déjà été
béni par d'autres auparavant? Pourquoi Jacobi aurait-il ressenti le besoin
de s'opposer à Spinoza, si certains d'entre ses contemporains n'avaient
pas déjà été convaincus par ce philosophe? C'est parce que les Lettres sur
Spinoza étaient déjà là ou, en d'autres termes, parce que Jacobi avait déjà
entretenu pendant plusieurs années, avec différents interlocuteurs, toute
une correspondance au sujet de Spinoza qu'il crut nécessaire de publier
celle-ci, avec sa réaction. Parrni ces interlocuteurs se trouvaient non pas
seulement Mendelssohn ou Lessing, mais aussi Herder ainsi que Goethe,
le grand protecteur et collaborateur de Herder à Weimar: pendant les
deux dernières années précédant la parution des Lettres, Jacobi avait écrit
de multiples fois à Herder et à Goethe 5, pour les inforrner de ses projets
de publication et pour tenter de les convaincre. En septembre 1784, il
était même venu à Weimar; et il avait eu avec Herder de longs entretiens,
attentivement suivis par Goethe; des entretiens dont il serait évidemment
passionnant de pouvoir reconstituer la teneur6 • Car c'est de ces entretiens,
c'est de la discussion de Jacobi avec les plus illustres de ses contemporains
que prennent naissance les Lettres sur la doctrine de Spinoza: Jacobi lui-
rnêrne le reconnaît - rnême s'il préfère voir dans sa publication non pas,
comme l'avait affirmé Mendelssohn, un « étrange rnélange » entre « la tête
de Goethe, le corps de Spinoza et les pieds de Lavater7 », mais plutôt
la tête de Spinoza, le torse de Herder et les orteils de Goethe [... ] car que
pourrait-on dire de plus flatteur sur un auteur que d'aHirmer qu'il pense
avec une tête comme celle de Spinoza, qu'il respire comme de la poitrine
de Herder et qu'il se meut comme avec les pieds de Goethe 8 ?

4. Contribution à l'histoire de la philosophie moderne, trad. franç~. par ].-F. Marquet, Paris,
PUF, 1983, p. 20I.
5. Ainsi d'ailleurs qu'à Lavater, Hamann et Claudius, un peu plus tard. Cf sur ce point
B. Suphan, Goethe und Spinoza, 1783-1786, Berlin, Weidmann, 1881, p. 165 sqq.
6. C'est ce que tenta de faire Hermann Timm, par exemple, dans Gott und die Freiheit.
Studien zur Religionsphilosophie der Goethezeit, Band l : Die Spinozarenaissance, Francfort,
Klostermann, 1974, p. 307-320. Cf aussi sur tous ces points Herder: Dieu, notre pré-
sentation, p. 25 sqq.
7. Cf sa lettre à Kant, datée du 16 octobre 1785, trad. h. dans Kant, Correspondance,
Paris, Gallimard, 1986, p. 250.
8. Lettre du 17 novembre 1785 à Hamann, dans Aus F. H Jacobis Nachlass. Ungedruckte
Briefe von und an Jacobi und andere, 2 vol., éd. par R. Zoppritz, Lipsius, W. Engelmann,
1869, l, p. 69-76.
HERDER ET SPINOZA

Par sa publication, Jacobi n'est donc pas celui qui prend l'initiative du
débat. Il joue bien plutôt le rôle d'un réacteur: il réagit, il nie ce que
d'autres affirment; et il le f::lÏt avec d'autant plus de force que ce qu'il nie
devient plus puissant. Mais cela veut dire que, si l'on veut comprendre
et apprécier correcternent la façon dont le spinozisrne fut reçu et inter-
prété en Allemagne, il ne faut pas partir des Lettres, rnais commencer plus
tôt - et étudier non pas seùlement Lessing ou Mendelssohn, mais aussi
Goethe et Herder.
Dans les Lettres, d'ailleurs, Jacobi impose sa propre problématique. Il
définit les termes du débat - et ces termes ne sont peut-être pas appro-
priés. Ce qui importe le plus à Jacobi, en effet, c'est non pas tellement
de critiquer Spinoza, ou le spinozisme, que de s'opposer à l'A ufklarung,
au mouvement des Lumières en Allemagne: telle est bien la raison pour
laquelle c'est en tout premier lieu contre Mendelssohn, et rnême contre
Lessing, figure de proue de l'Aufklarung allernande, qu'il soulève l'accusa-
tion de spinozisrne. Mais c'est une forme bien étrange de spinozisme - ou
d'ailleurs d'Aufklarung-- qu'il décrit, et qu'il condanlne, dans ses Lettres:
le spinozisme, pour lui, c'est l'en kai pan, le panthéisrne du « Tout-en-un »
-le panthéisme rnême que selon lui Lessing aurait reconnu dans le poèrne
de Goethe intitulé « Prométhée» (Jacobi: Œuvres, p. 107 sqq.). C'est le
panthéisme proclamé par l'artiste, par le « génie », qui va jusqu'à se dernan-
der, comme l'aurait fait Lessing (encore une fois aux dires de Jacobi), s'il
n'est pas lui-rnême l'Être suprême (ibid., p. 120), et si ce n'est pas lui, en
fin de compte, qui fait tornber la pluie ... (ibid., p. 123). Ce que Jacobi
prend pour du spinozisme et ce qu'il condamne, c'est ce que l'on dénom-
mait alors « spinozisme transcendantal» : une représentation qu'il est, en
vérité, extrêmement tentant de qualifier de Schwarmerei, d' « exaltation ».
L'accusation si souvent entendue, selon laquelle nous aurions affaire, avec
l'épanouissement du spinozisme en Allemagne, à une dégénérescence de
l'Aujklarungallemande, ou même du mouvement des Lumières en général,
devient alors plus que plausible.
Mais est-ce bien cette forme exaltée de panthéisme que Herder et Goethe
virent en Spinoza? Herder, notons-le dès ce point, prit explicitenlent ses
distances par rapport à elle, par exemple dans la préface à la seconde édi-
tion de son Dieu (Herder: Dieu, p. 39). Ainsi que je tenterai de le montrer
dans les pages qui suivent, le spinozisme n'était pas pour lui un « transcen-
dantalisme » : il vit plutôt en Spinoza un auteur qui avait posé les bases
d'une philosophie de 1'« être» et imposé par là un tout nouveau point de
départ en philosophie. Et c'est seulement, rne sernble-t-il, lorsqu'on saisit
la signification qu'eut pour lui Spinoza que l'on peut espérer déterrniner
MYRIAM BIENENSTOCK

si et en quel sens il fut un Schwarmer - un partisan - ou au contraire un


opposant de l'Aufklarung. C'est aussi seulement ainsi, me semble-t-il, que
l'on peut reconstituer, sans la caricaturer, la ligne qui conduit, par l'inter-
médiaire de Spinoza, de Kant à Schelling et à Hegel.
Longtemps, pourtant, ce fut une représentation du spinozisme très proche
de celle propagée par Jacobi que l'on attribua à Herder. Dans une étude
très influente consacrée à « Lépoque des études spinozistes de Goethe »9,
le grand historien allemand de la philosophie Wilhelm Dilthey soulignait
ainsi à la fin du siècle dernier que Herder - comme d'ailleurs Goethe - fut
à l'origine d'une conception panthéiste de la nature, conçue tout entière à
partir du point de vue de l'artiste: « la nature comme artiste» (die Natur ais
!(ünst!erin) 10 • De ce pan théisrne, dénommé aussi« pan théisme esthétique Il »
ou « panthéisme allemand 12 » par Dilthey, ce n'est pas tellement Spinoza
lui-même, ce sont Giordano Bruno et Shaftesbury, le Shaftesbury auteur
de l' « Hymne à la nature », qui deviennent les héros. Comme Shaftesbury,
chez lequel l'observation de la beauté et de l'harmonie qui règnent dans
la nature aurait éveillé l'enthousiasme, Goethe et Herder auraient vu dans
la nature l'expression d'une force créatrice, d'une force vivante, capable
d'unir l'infinie diversité du réel en un seul principe: un principe divin. Ni
l'un ni l'autre n'auraient cependant été des penseurs, des métaphysiciens
convaincus, comme Spinoza ou comme Leibniz, de la puissance de la rai-
son. Très conscients, au contraire, des lirnites de notre intellect, ce furent,
selon Dilthey, des poètes: des poètes qui, comme Shaftesbury, méditaient
- en poètes et non en philosophes - sur le monde 13 ; et même si, comme
le remarque Dilthey, Herder fut plus systématique et plus « rationaliste»
que Goethe, mêrne s'il resta, en ce sens, plus proche de Spinoza, la lecture
esthétique qu'il fit de cet auteur delneurerait - justement parce que et dans
la mesure où elle est « esthétique» intrinsèquement rebelle à toute ana-
lyse rationnelle ou philosophique.
C'est essentiellement Jacobi, on le sait, qui, dans la seconde édition de
ses Lettres (Jacobi: Œuvres, p. 211-233), a attiré l'attention de ses contem-
porains sur Giordano Bruno, et sur une filiation possible de Giordano
Bruno à Spinoza. Dilthey se montre disciple de Jacobi, ne serait-ce déjà
que par l'importance qu'il accorde à Bruno. Il faut cependant reconnaître,

9. W Dilthey, « Aus der Zeit der Spinozastudien Goethes» (1894), dans Weltanschauung
und Ana{yse des Menschen seit Renaissance und Reformation, Gottingen, Vandenhoek &
Ruprecht, 1970, p. 391-415.
10. Op. cit., p. 398, p. 403.
Il. Par exemple: op. cit., p. 410.
12. Par exemple: op. cit., p. 398.
13. Op. cit., p. 408 sqq.
TT-r.lnn,[,n ET SPINOZA

avec lui, que Herder lui-même accorda toujours beaucoup d'importance


à Shaftesbury - autant d'importance même, peut-être, qu'à Spinoza
puisque, dans la préface à la première édition du Dieu, il affirme qu'il
avait même envisagé de donner à ce livre le titre de « Spinoza, Shaftesbury,
Leibniz» (Herder: Dieu, p. 37). À la seconde édition de Dieu, il adjoint,
comme en une apothéose, une traduction allemande, qu'il fait lui-rnêrne,
de 1'« Hymne à la nature» de Shaftesbury: un texte qu'il avait déjà
pris la peine de transcrire en 1T75, dans l'album de la corrltesse Maria
à Bückeburg, à l'époque même de son plus grand enthousiasrne pour
Spinoza. Que son interprétation du spinozisme soit alors quelque peu
« exaltée» (schwarmerisch), il le reconnaît lui-même 14 •
Cet enthousiasme pour Spinoza se manifeste d'ailleurs précisément dans
l'essai, intitulé Du connaître et du sentir de l'âme humaine (Vom Erkennen
und Empfinden der menschlichen Seele) 15, que Herder consacre à une ques-
tion très à la mode à l'époque du Sturm und Drang: la question de savoir
ce qu'il faut pour faire un « génie ». Ce qui frappe le plus à la lecture de cet
essai, c'est sans aucun doute la force avec laquelle Herder souligne l'irnpor-
tance de la « sensation» (Empfindung) et du « sentiment» (Gefühl), dans le
processus de connaissance: c'est de nos sens, écrit-il, de la vue, rnais aussi
de l'odorat, du gOÎlt, de l'audition, que notre âme puise ses connaissances.
Tout - jusqu'à l'image de Dieu - s'enracine dans nos sensations et dans
nos sentirrlents, car dans toute sensation qui se dévoile, nous connaissons
Dieu, et nous en jouissons (Herder: Werke, II, p. 579) - et, s'exclame alors
Herder, c'est bien parce que Spinoza comprit cela qu'il fllt « encore plus
divin» que saint Jean: il comprit que Dieu est identiquernent raison et
amour. Car l'amour est la plus haute forme de sensation et, par là même, la
plus noble forme de connaissance: «Vraiment connaître, c'est aimer, c'est
ressentir humainement ... » (Herder: Werke, II, p. 693). Faut-il donc voir,
dans ces thèses, de la Schwarmerei, au sens où, comme l'écrit par exemple
Kant dans Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? celle-ci serait « usage anar-
chique de la raison », ou encore « absence de loi déclarée en matière de
pensée 16 »?
Ce serait, me semble-t-il, caricaturer la pensée de Herder - et man-
quer le but fondamental de l'essai. Herder, dans son essai, ne fait pas, en
effet, l'apologie de la « génialité ». Il se livre plutôt à une critique acérée

14. Cf sa lettre à Gleim, datée du 15 Fevrier 1775, dans Herder, Briefe. Gesamtausgabe,
1763-1803, éd. par W Dobbek et G. Arnold, Weimar, Bühlau, 1977 s., ici vol. III,
p. 15l.
15. ]. G. Herder, Werke (cité par la suite sous Herder: Werke), éd. par W. Pross, Munich,
Hanser, vol. II, 1987, p. 545-724.
16. Cf Kant, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, « Pléiade», 1985, vol. II, p. 543.
MYRIAM BIENENSTOCK

de tous ceux qui, à son époque, l'exaltaient: de tous ceux, en particu-


lier, qui rapportaient le « génie» à un don de la nature, un don divin,
tombé du ciel et inexplicable. Herder souligne aussi qu'un génie n'est pas
tel par nature, mais le devient; et qu'il le devient par l'éducation, par la
forrnation de son entendement et de son caractère (par exemple Herder:
Werke, II, p. 711- 723). S'il met l'accent sur tout ce qui vient du sentiment
(Gefühl) , ou de la sensation (Empfindung) et il est vrai que, contraire-
rnent à Kant 17 , il ne distingue pas entre l'un et l'autre termes -, ce n'est
pas parce qu'il entend affranchir la pensée de toute règle, mais plutôt parce
qu'il veut critiquer le rationalisrne a priori de ceux qui croient en des idées
innées, des idées en lesquelles toute connaissance serait donnée dès l'abord.
Et s'il souligne effectivement qu'il n'y a pas de connaissance sans sensation,
il rnet aussi très fortement l'accent sur le fait que toute sensation et tout
sentiment, tout « sentir» (Empfinden) contiennent déjà, en eux-mêmes,
une connaissance: en chacune de nos sensations, par le moyen de chacun
de nos sens, dit-il, l'âme trouve un divers, un rnultiple, qu'elle transforme
en une unité, en un « un ». C'est par et dans la sensation qu'elle connaît.
Connaître et sentir, affirme ici Herder, ne sont, en fin de compte, qu'une
seule et même chose, tout comme sont unes, d'ailleurs, connaissance et
volonté. Car il n'y a pas de connaissance sans volonté, et pas de vouloir
sans, déjà, une connaissance. Ces capacités ne sont qu' « une seule et même
énergie de l'âme» (Herder: Werke, II, p. 693) ; et c'est en cette « énergie »,
en cette force unique que consiste le « génie ». La thèse centrale de l'essai
porte sur le caractère indissociable, l'unité de toutes les capacités hUITlaines.
Elle aura, on le sait, un très grand retentissement dans toute la philosophie
allemande postérieure à Kant 18 •
Herder n'adopte pas ici, c'est évident, la position critique de Kant.
Rappelons-nous cependant que, avant d'élaborer cette position critique,
Kant avait lui-même adopté d'autres positions, bien plus proches de celle
adoptée ici par Herder. C'est peut-être même de Kant que Herder croit
encore s'inspirer à tort, bien sûr - ici, comme dans un grand nOITlbre de
ses écrits, et jusqu'aux plus tardifs. On sait en effet que Herder suivit les
cours de Kant à Konigsberg, en 1762-1764 19 , et que ces cours constituèrent

17. Cf par ex., sur ce point, le §3 de la Critique de la faculté de juger.


18. Cf sur tous ces points notre article, « Nihil est in intellectu quod non jùerit in sensu:
comment Hegel comprit-il cet adage "aristotélicien"? », Bulletin du Centre d'études hégé-
liennes et dialectiques, 67, 1993, p. 1-31.
19. Les notes que prit Herder constituent l'une de nos sources d'information les plus
sûres sur le contenu de la pensée de Kant à cette époque. Cf Kant's gesammelte Schriften,
Ak. Ausgabe, vol. XXVIII, 1-2, Berlin, de Gruyter, 1974. Cf aussi, sur ces notes,
H. D. Irmscher, 1. Kant, « Aus den Vorlesungen der Jahre 1762 bis 1764. Auf Grund
der Nachschriften ]. G. Herders », Kant-Studien, Erganzungsheft 88, KüIn, 1964; ainsi
HERDER ET SPINOZA

l'une des expériences les plus marquantes de toute sa vie. En Kant, Herder
crut même voir un « Shaftesbury de l'Allernagne 20 » - ce qui, de sa part,
était un très grand cornplirnent car, comme nous l'avons vu, il admirait
beaucoup Shaftesbury; une admiration qu'il devait peut-être aussi, du
rnoins en partie, à Kant, lui-même grand admirateur de cet auteur. Kant, à
l'époque, élaborait des œuvres cornme l'Essai pour introduire en philosophie
le concept de grandeurs négatives (1763) ou L'unique fondement possible d'une
démonstration de l'existence de Dieu (1763). Des échos de ces travaux se
retrouvent dans les écrits de Herder datant de ces années à Konigsberg
et, plus particulièrernent, dans un fragment fort intéressant, qui date de
1763-1764, sur la notion d'« être ». Le fragment fut déchiffré, puis publié
pour la première fois en 193621 ; mais Rudolf Haym, le grand interprète
de la pensée de Herder, connaissait déjà le rnanuscrit; et Dilthey - qui
semble ne pas avoir vu le texte lui-mêrne, rnais seulernent le cornmentaire
de Haym 22 - l'exploite, dans l'étude sur Goethe évoquée ci-dessus. De
ce comrnentaire, Dilthey croit pouvoir conclure que Herder, entendant
Kant affirrrler, en 1762-1764, que l'analyse philosophique se heurte en der-
nière instance à des concepts inanalysables, comme ceux d' « existence»
(Dasein) , de « force» (Kraft), d'espace ou de temps, se serait vu renforcé,
par ces thèses, dans son approche esthétique, c'est-à-dire pour lui non intel-
lectuelle et non rationnelle, de l'univers 23.
Mais lorsque nous exarrlÏnons aujourd'hui le texte lui-même, nous
constatons que, de Kant, Herder apprit, ou crut pouvoir apprendre, bien
d'autres choses. Kant, rappelons-le brièvement ici, ne concluait nulle-
ment, à l'époque, à l'irnpossibilité d'une démonstration, par la raison,
de l'existence de Dieu. Il s'efforçait bien au contraire de déterminer les
fondements véritables qu'une telle démonstration pourrait avoir; et, dans
ce but, il critiquait certaines des démonstrations les plus traditionnelles,
dont la preuve ontologique de Descartes. Il distinguait entre différents sens,

que, en français, M. Puech, « Kant et la métaphysique en 1762-1764 : les leçons de la


"Metaphysik Herder" », Les études philosophiques, 2, 1990, p. 187-204. Cf: aussi, mainte-
nant, notre propre article: « Herder, lecteur de Kant: de la métaphysique à l'esthétique »,
Les études philosophiques, sept. 1998, p. 357-375.
20. Cf. Rudolf Haym, Herder nach seinem Leben und sein en Werken, 2 vol., Berlin,
Gaertner, 1885, 1, p. 36.
~l. « Versuch über das Sein », dans Herder: Wer/çe, vol. 1, 1984, p. 573-578. Le fi:agment
fut publié pour la première fois par G. Martin, dans « Herder aIs Schüler Kants » (Kant-
Studien, 41, 1936, p. 294-306), puis édité par H. D. Irmscher, dans I. Kant, « Aus den
Vorlesungen der Jahre 1762 bis 1764. Auf Grund der Nachschriften J. G. Herders»,
Kant-Studien, Erganzungsheft 88, Küln 1964. Cf: ma traduction franç~aise et mon com-
mentaire de ce fragment dans Les études philosophiques (note ci-dessus, p. 357-387).
22. Cf. R. Haym, op. cit., 1, 32, p. 44 sqq.
23. Op. cit., p. 409.
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diHerents usages du terme d' « existence », ou d' « être» : plus particuliè-


rement, entre l'existence cornme « position absolue d'une chose» et l'exis-
tence comme prédicat, comlne entité logique, dans un rapport logique
à la chose 24 . C'est cette distinction que Herder selnble reprendre dans le
fragment sur l' « Être », lorsqu'il distingue entre ce qu'il dénomme l' « être
comme concept» - c'est-à-dire, dit-il, un « être réel» (ein Realsein) - et
1'« être COI-nme melnbre d'une proposition ». Bien des philosophes, pour-
suit même Herder, ne distinguent pas entre l'un et l'autre sens. Ils veulent
conclure de l'un à l'autre - de 1'« être idéal» à 1'« être existentiel ». C'est
ce que fit par exelnple Descartes, avec son «je pense donc je suis»; et
c'est ce que fit aussi Crusius, lorsqu'il affirma: «Je suis conscient de moi-
même, donc je suis 25 . » Mais l'un comme l'autre se trompent. Ce sont,
s'exclalne Herder dans le même fragment, des « idéalistes », et même des
« égo-ïstes », au sens littéral du terme - c'est bien ainsi que le terme est
employé dans ce contexte26 • Ils se prennent presque pour Dieu: ne serait-il
pas proprement « divin, de pouvoir se dire: je pense par moi; et tout le
reste, par moi» ... comme si le monde entier pouvait être reconstruit, sans
la moindre prémisse a posteriorP7 ?
Herder critique ici les philosophes ou, plus exactement, les philosophes
idéalistes. De sa critique de l'idéalisme - cet « égoïsme» - il ne conclut
cependant pas, comme le croyait Dilthey, que l'être comlne position abso-
lue, l' « être comme concept ») est, avec d'autres concepts comlne ceux d'es-
pace et de temps, une limite de notre connaissance, une base obscure et
indémontrable de celle-ci; et que la philosophie elle-même, par consé-
quent, a ses limites. Il souligne, certes, que l'abstraction, l'analyse ou la
« décornposition » (Zergliederung) de nos représentations ne peut s'étendre
à l'infini; car, dit-il, « toutes Ines représentations sont sensibles - sont obs-
cures»; et n'a-t-il pas été démontré depuis longtemps que « sensible» et
« obscur» sont des expressions équivalentes? « Sensible et inanalysable »,
ajoute-t-il, sont « des synonyrnes. Plus, donc, un concept est sensible, plus
il est inanalysable; et s'il en est un qui soit sensible au plus haut point,
on ne pourra rien analyser en lui ». Tel est bien le cas du « concept le plus
sensible de tous [... ] le concept de l'être ». Mais alors, s'écrie Herder, les
philosophes diront qu'il est aussi complètement incertain! Pourtant, « les
concepts sensibles sont certains! Ils ont justement la force de convaincre ».
Eux aussi possèdent le « degré de certitude le plus élevé qui soi»; Inais la
certitude dont il s'agit là n'est pas la même: dans un cas, il s'agit d'une
24. Par exemple: Kant, Œuvres philosophiques, l, p. 323-329.
25. Herder: Werke, I, p. 587; « Herder, lecteur de Kant », p. 386 sqq.
26. Loc. cit., p. 576; « Herder, lecteur de Kant », p. 379.
27. Loc. cit., p. 577; « Herder, lecteur de Kant», p. 379.
HERDER ET SPINOZA

certitude « subjective»; dans l'autre au contraire, d'une certitude « objec-


tive28 »...
C'est non pas seulernent la leçon de Kant, rnais aussi, par-·delà Kant,
celle de A. G. Baurngarten -l'auteur même dont à l'époque, à Konigsberg,
Kant se servait abondamrnent que Herder reprend ici à son propre
cornpte : il s'agit pour lui non pas d'affirmer, cornme le croyait Dilthey,
que le sensible est, par définition, impénétrable par la raison et inanaly-
sable, mais bien au contraire de rnontrer que c'est le sensible lui-mêrne
qu'il faut élever à la science ou au savoir - à une forme spécifique du savoir.
Car, comme le souligne Cassirer à propos de Baumgarten dans son grand
livre sur La philosophie des Lumières, il ne faut pas faire un contresens sur la
signification du projet que formula Baurngarten :
Sous prétexte que le sensible, selon sa simple matière, est obscur de nom et
de nature, faut-il que la forme par laquelle nous le connaissons, nous nous
l'approprions reste également obscure et confuse? Ou ne se présente-t-il
pas dans cette forme justement une certaine manière de comprendre la
matière, une manière nouvelle, hautement pénétrante de la comprendre?
Telle est la question que Baumgarten met en tête de son esthétique pour
y répondre sans réserve par l'affirmative. Il établit pour la sensibilité un
nouveau critère qui ne doit pas la priver de sa valeur mais au contraire la
lui assurer. Il lui confère une nouvelle perfection mais cette perfection est
conditionnelle puisqu'elle doit être comprise comme un privilège pure-
ment immanent, comme pelfèctio phanomenon 29 •

Herder, qui admirait Baumgarten autant, si ce n'est beaucoup plus


encore, que Kant - il l'avait dénommé le «véritable Aristote de notre
temps30 » avait fort bien compris cela: à tous ceux qui critiquent l'esthétique
de Baumgarten, je répondrais, disait-il, que
l'esthétique, comme telle, n'aime pas du tout les concepts confus; qu'elle
les prend justement comme objet, pour les rendre distincts, que l'on ne
peut donc pas dire qu'une connaissance distincte serait meilleure, car [ ... ]
ceci conviendrait si mal à l'esthétique qui aime justement mieux celle- ci,

28. Loc. cit., p. 577; « Herder, lecteur de Kant », p. 379.


29. La philosophie des Lumières, trad. P. Quillet, Paris, Fayard, « Agora», 1966, p. 423.
Ernst Cassirer souligne aussi fort judicieusement que ce qui, longtemps, retarda l'influence
de l'esthétique de Baumgarten, ce fut la présupposition selon laquelle le sensible est par
définition « le domaine du confus et de l'indistinct, le domaine donc qui s'oppose à la
connaissance et que celle-ci tenterait vainement de pénétrer ». Cette présupposition se
retrouve encore, en un sens, chez Dilthey et elle fausse son interprétation de Herder et
de Goethe.
30. « Fragment über die Ode», dans Herder, Sammtliche Werke, éd. Suphan, vol. XXXII,
p.83.
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la connaissance distincte [... ] On peut encore moins compter comme


reproche contre l'esthétique qu'elle ne serait pas une science, mais de
l'art, que l'esthéticien serait né tel et non pas fait; car ce sont tous là des
malentendus sur le concept essentiel. Notre esthétique est science, et elle
ne veut rien moins que des gens de génie et de goût; elle ne veut former
rien d'autre que des philosophes [ ... ]31

On ne saurait être plus clair: si Herder voulut faire œuvre d'esthétique,


ce fut en ce sens fondamental, repris de Baurngarten, selon lequel l' esthé-
tique est science, savoir du sensible. Lorsque, ainsi, dans le fragment sur
1'« être» de 1763-1764, il écrit que le concept d'être est le « plus sensible
de tous », et « tout à fait indémontrable32 », il n'entend nullernent sou-
ligner les limites infranchissables de la connaissance hurnaine. Il entend
plutôt affirmer, tout au contraire, qu'il faut placer ce concept à la base, au
fondernent de toute connaissance.
Lêtre, écrit-il alors, est indémontrable. Lexistence de Dieu, non démon-
trable. Ne pas réfuter l'idéaliste - ne pas démontrer toutes les propositions
existentielles, la plus grande partie de la connaissance humaine - plutôt,
tout [serait] incertain - non, pas incertain, même si [ce n'est] pas non plus
indémontrable et incertain; mais certain, et nullement à démontrer - sans
cet être, toutes les propositions, démontrées le mieux qui soit, ne sont rien;
de simples rapports. C'est le premier concept sensible, [celui] dont la cer-
titude se trouve au fondement de tous. Cette certitude nous est innée -la
nature, parce qu'elle a convaincu, a épargné aux philosophes la peine de
démontrer -, il [le concept d'être] est le centre de toute certitude, puisque
d'une part tous les [concepts] sensibles et, de l'autre, tous les [concepts]
de la raison lui sont subordonnés; puisque, pour commencer, le degré
suprême de la démonstration, quidquid est, illud est, tient d'abord à lui
[ ... ] Ainsi l'être - inanalysable, indémontrable - est le centre de toute cer-
titude 33 .

Plutôt que de conclure à l'impossibilité d'une démonstration de l'exis-


tence de Dieu, Herder entend établir ici qu'une telle dérnonstration est
inutile, qu'elle est superflue - comme le proclamera d'ailleurs, beaucoup
plus tard, Goethe lui-même lorsque, réagissant à l'interprétation donnée
par Jacobi de Spinoza, il écrira que Spinoza « ne démontre pas l'existence
de Dieu. Lexistence est Dieu. Et si d'autres le qualifient d'atheus pour cette
3l. Kritische Walder (1769),Viertes Waldchen, dans Herder: Werke, II, 1987, p. 78. Sur
ce que pense Herder de Baumgarten, cf. aussi « Von Baumgartens Denkart in seinen
Schriften» (1767), op. cit., p. 14-31.
32. Herder: Werke, I, 586; « Herder, lecteur de Kant », p. 386.
33. Op. cit., 1, p. 585 sqq.; « Herder, lecteur de Kant», p. 385.
ET SPINOZA

raison, je préfererais le nornmer theissimum, et même christianissimum, et


l'en louer34 ••• »
Car c'est non plus de Kant, mais bien de Spinoza et de l'interpréta-.
tion de Spinoza proposée par Goethe et par Herder qu'il s'agit ici. Dans
le « Fragment sur l'être », Spinoza n'est, certes, pas mentionné - Herder,
en 1764, ne connaissait pas encore ses écrits 35 . Mais il est intéressant de
constater que les termes mêmes en lesquels il formule alors sa conviction
première sur 1'« existence », ou 1'« être », de Dieu sont très précisément
ceux qu'il utilisera beaucoup plus tard, dans sa valorisation de Spinoza.
Lorsque, le 6 fevrier 1784, il répond à Jacobi - qui lui avait fait part, bien
en avance, de sa volonté de publier les Lettres sur la doctrine de Spinoza -,
il ne se contente pas en effet de faire état d'un projet qu'il aurait eu, dit-il,
depuis bien plus longternps encore, « sept ans ou plus longtemps» : celui
d'écrire lui-rnême tout un ouvrage sur Spinoza. À Jacobi, il s'adresse d'un
ton condescendant et quelque peu moqueur: ce n'est pas à lui, dit-il, qu'il
faudrait expliquer l'irnportance de Spinoza. Lui-même, Herder, saurait
tout cela depuis fort longtemps et de première ITlain. Mais Jacobi ferait
bien, quant à lui, de reprendre son raisonnement sur Spinoza depuis le
début et d'en vérifier les bases. Car il aurait tout compris à l'envers:
Le proton pseudos dans votre système et dans celui de tous les antispino-
zistes, cher Jacobi, est que Dieu, en tant que ce grand Ensentium qui, dans
tous les phénomènes, est la cause éternellement agissante de son être, serait
un 0, un concept abstrait, comme celui que nous nous en formons. Mais
ce n'est pas ce qu'il est selon Spinoza. Il est plutôt pour lui l'Un le plus réel
et le plus actif de tout, qui seul se dit à lui-même: «Je suis Celui que je
suis et deviens [ ... ] ce que je serai. » Ce n'est donc pas de la négation de la
proposition ex nihilo nihil fit que part la philosophie de l'Entité véritable,
mais de l'éternelle proposition: quidquid est, illud est. C'est justement ce
concept d'être que Spinoza a développé de façon aussi fructueuse et qu'il a
placé, à bon droit me semble-t-il, au-dessus de toutes les formes de repré-
sentation et de pensée de phénomènes singuliers, et de même au-dessus des
formes limitées de l'existence dans l'espace36 .

34. Lettre datée du 9 juin 1785, dans Goethe, "Wérke, Weimarer Ausgabe, Weimar,
1887- 1913, IV, 2, p. 62-64.
35. Ce n'est que vers 1775 que, selon la thèse communément admise (cf surtout R. Haym,
Herder, I, p. 635), Herder eut pour la première fois en main des écrits de Spinoza. Cf.
cependant aussi W. Vollrath, Die Auseinandersetzung Herders mit Spinoza. Eine Studie zum
Verstandnis seiner Person/ichkeit, Darmstadt, Giessener Diss., 1911, qui situe ce premier
contact beaucoup plus tôt - en 1769.
36. Herder, Briefe, lac. cit., vol. V, p. 28 sqq.
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Ce que Herder affirme ici, c'est que, comme nous l'avons déjà souligné,
la conception de Jacobi est essentiellement réactive: du spinozisme, elle
fait un nihilisme, au lieu de reconnaître que cette philosophie est tout
entière affirmation de Dieu, de 1'« être» de Dieu; et si elle dénature ainsi
cette pensée, c'est qu'elle part de « concepts abstraits », des concepts que
nous nous formons en d'autres termes, de l'Ego, du sujet et de ses repré-
sentations. Mais ce n'est pas, selon lui, du « sujet» connaissant qu'il faut
partir - c'est bien plutôt de 1'« être », du concept d'« être », ou d'« exis-
tence» (Dasein). Car c'est ce concept, ce premier « concept sensible» le
« plus sensible de tous» -, qu'il faudrait placer, selon lui, au centre de toute
réflexion philosophique. Cette idée, Herder l'avait eue bien avant de lire
Spinoza; et ce fut sans doute parce qu'il crut la retrouver chez cet auteur
que, lorsqu'il le lut enfin, il s'enthousiasma pour sa pensée 37 • C'est en tout
cas cette même idée qu'il reprend de multiples fois dans Dieu. Spinoza,
dit-il ainsi tout au début du « Second Entretien »,
n'est pas un athée, on le voit à chaque page. Pour lui, l'idée de Dieu est l'idée
première et l'idée ultime, j'irai presque jusqu'à dire qu'elle est, de toutes les
idées, l'idée unique, puisqu'il lui rapporte la connaissance du monde et de
la nature, la conscience de lui-même et de toutes choses autour de lui, son
éthique et sa politique. Sans le concept de Dieu, son âme ne peut rien, pas
même se penser elle-même; et il ne réussit quasiment pas à comprendre
comment les hommes peuvent ne faire de Dieu qu'une conséquence, en
quelque sorte, d'autres vérités, voire d'observations des sens, dès lors que
toute vérité, de même que toute existence ne sont qu'une conséquence de
la vérité éternelle, de l'existence infinie et éternelle de Dieu. Cette idée était
devenue pour lui si présente, si immédiate et si intime que je le tiendrais
certainement plus pour un exalté (für einen Schwarmer) que pour un dou-
teur ou un négateur de l'existence de Dieu ... (Herder: Dieu, p. 61).

Spinoza, un « exalté»? Herder endosse explicitement - ou presque-


l'accusation de Schwarmerei, si souvent formulée contre lui 38 • Défendre
le spinozisme en Allemagne, à la fin du XVIIIe siècle, était-il donc devenu
synonplle de Schwarmerei?
Mais le terme de Schwarmer, à l'époque, était une injure. C'était un
mot d'ordre de combat de l'Aufklarung allemande contre toutes les posi-
tions qui ne lui semblaient pas compatibles avec ses propres convictions.
C'était un gros mot, utilisé pour qualifier ceux qui n'étaient pas, ou qui
37. Sur la réception, par Herder, de Spinoza, ef. par ex. le livre de David Bell, Spinoza in
Germany fi'om 1670 to the Age of Goethe, Londres, Institute of Germanie Studies, 1984,
p. 38-70 et p. 97-146; ainsi que notre « Présentation de Dieu ».
38. Cf. aussi, par exemple, Herder: Dieu, 57, p. 128.
TTn'nr.....,'n ET SPINOZA

n'étaient plus, des Aufklare~9. Lorsque, par exernple, au plus vif de la que-
relle du panthéisme, Jacobi retourne contre Kant lui-mêrne l'accusation
de Schwarmerei - une accusation qui avait, bien évidernment, été dirigée
en tout premier lieu contre lui -, il le f~lÎt pour provoquer le philosophe,
pour le forcer à s'engager dans une querelle à laquelle celui-ci ne vou-
lait pas se mêler et, en fin de cornpte, pour le forcer à se déclarer contre
l'Aufklarung4o • Qu'entend donc faire Herder, lorsqu'il reprend cette injure
à son propre compte?
Il n'entend pas c'est bien évident - accepter l'accusation: il ne se consi-
dère certainernent pas lui-mêrne comme un « illuminé ». Mais il ne veut
pas non plus se laisser entraîner dans la provocation de Jacobi. II entend
plutôt proclamer qu'il est effectivement spinoziste, et que l'on peut être
spinoziste sans honte - sans néanmoins tomber dans un délire d'illuminés
ou de fanatiques religieux; que l'on peut être spinoziste, donc, et partisan
des Lumières - filais en un autre sens que celui vilipendé par Jacobi.
Car il y a bien des façons de cornprendre la notion d'Aufklarung, ainsi
que celle de Lumières. On peut, certes, adopter comme point de départ
l'article de Kant sur la question41, qui sert très souvent de référence recon-
nue; et même aller plus loin, jusqu'à affirmer, comme le fait Ernst Cassirer
lui-même tout à la fin de son livre sur La philosophie des Lumières, que
1'« idée partout agissante dans la constitution de l'éthique, de la philoso-
phie de la religion, de la philosophie du droit et de la philosophie politique
du siècle des Lumières» est l'idée d'une « hurnanisation », la défense d'un
« idéal purement humain », contre 1'« idéal d'une connaissance "à l'image
de la connaissance divine" ». Ernst Cassirer, notons-le, inscrit non pas seu-
lement Baumgarten, mais aussi Herder et, plus particulièrement, l'anthro-
pologie herdérienne dans ce mouvement d'affirmation d'une autonomie
que, dans La philosophie des Lumières, il rapporte à la nature « finie» de
l'homme:

39. Cf par exemple, sur cette question, N. Hinske, « Die Aufklarung und die Schwarmer.
Sinn und Funktion einer Kampfidee », Aujkldrung, Jahrgang 3, Heft 1, Hamburg, Meiner,
1988, p. 3-6.
40. Cf F. H. Jacobi, « Réponses aux accusations de Mendelssohn dans sa "Lettre aux amis
de Lessing" », maintenant traduit (partiellement) dans P.-H. Tavoillot (éd.), Le crépuscule
des Lumières. Les documents de la querelle du panthéisme, 1780-1789, Paris, Cerf: 1995,
p. 230 sqq. (le terme de Schwdrmerei est ici traduit par « chimérisme »). Sur l'attitude de
Kant face à ces accusations, cE Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? - et l'Introduction
d'Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1967. Cf: aussi notre article, « De l'esprit: les philosophes
allemands et l'Aufkldrung», Revue germanique internationale, 111995, p. 157-179, ici
p. 159 sqq.
41. « Réponse à la question: qu'est-ce que les Lumières? » dans Kant, Œuvres philoso-
phiques, II, p. 207-217.
MYRIAM BIENENSTOCK

Il ne s'agit plus, comme dans les grands systèmes philosophiques du


XVIIe siècle, comme chez Malebranche ou Spinoza, de rapporter simple-
ment le fini à l'infini et d'éliminer ainsi, en quelque sorte, la finitude.
La tâche qui désormais s'impose au fini, c'est de l'affirmer dans son être
propre à l'égard même de cette valeur suprême [... J. Dans la mesure où
la fondation de l'esthétique théorique soutient la cause de l'autonomie du
beau, elle annonce implicitement par là même que la nature finie a fonda-
mentalement droit à son mode d'être autonome42 .

Un point mérite pourtant d'être souligné ici: si l'on adopte cette défini-
tion des Lumières, il faut aussi reconnaître que Spinoza n'a pas de place
dans ce mouvement. Plus, même: le Herder, ardent avocat de Spinoza,
devient presque incornpréhensible; et les philosophes allemands qui, après
Herder, se déclarèrent disciples de Spinoza que l'on pense à Schelling ou
à Hegel- se rangent d'eux-rnêmes, dans cette optique, dans le camp des
opposants aux Lumières, à l'Aufklarung. On ne manquera pas alors de rap-
peler, pour la conforter, la critique acérée que fit Hegel, dans les toutes pre-
mières pages de son article intitulé« Foi et savoir» (1802), de cette compré-
hension de l'Aufklaru,ng - de cette Aufklarerei qui, justement, « restreint
absolument la raison à la fonne de la finitude », parce que l'homme, et
l'hurnanité, constituent pour elle un « point de vue absolu »... Hegel n'a,
semble-t-il, rien de positif à dire sur cette position, qu'il réduit à la culture
du sens cornmun et à un eudémonisme plat43 ; et, en ce sens, il confirme le
diagnostic de Cassirer, qui ne trouve pas vraiment de place pour Spinoza dans
le mouvernent des Lumières, tel qu'il le définit en fin de compte - à savoir
par une revendication d'autonomie pour la nature finie de l'homme.
Mais c'est une définition très restrictive des Lumières qui est adoptée là;
ce que Hegellui-mêrne, d'ailleurs, affirme si ce n'est explicitement, du
moins implicitement tout au début de « Foi et savoir », lorsqu'il souligne
que, dans l'opposition de la raison et de la foi propre à son époque, la Raison
elle-même a perdu son envergure véritable: victorieuse en apparence, elle
a, en réalité, cédé au vaincu. Elle se retrouve vaincue par une « foi» qui
n'a elle-même plus rien préservé de la religion véritable44 • Dans le combat
de la « raison» avec la « foi» auquel nous avons assisté à la fin du siècle
des Lurnières, dit-il, une contamination ou encore, en d'autres termes,
une perversion rnutuelle des deux adversaires s'est réalisée: ce n'est plus la
cause de la raison que défendent les partisans de l'Aufklarung; et ce n'est

42. E. Cassirer, La philosophie des Lumières, loc. cit., p. 437 sqq. Sur Herder, cf: aussi les
pages de conclusion du livre.
43. G. W F. Hegel, « Foi et savoir », dans Premières publications, trad. M. Méry, Gap,
Ophrys, 1964, p. 193-203, ici p. 201.
44. Loc. cit., p. 193 sqq.
ET SPINOZA

plus la cause de la religion que défendent ceux que l'on pourrait dénornmer
des « fidéistes ».N' était-ce pas pourtant la cause de la raison que voulait
défendre, d'abord et avant tout, le mouvement des Lurnières? Lorsque
Hegel polérnique contre l'Aufklarung allemande, lorsqu'il revendique,
contre l'Aujklarung allemande, les droits de ce qu'il dénomme lui-rnême
« raison », il entend sans doute prendre fait et cause pour des « Lumières»
qui n'auraient pas été perverties par leur lutte contre la foi - pour des
Lumières qui seraient cornprises en un sens beaucoup plus large et au sein
desquelles Spinoza recevrait, comme de droit, une place d'honneur.
Car il faut rappeler que, si Spinoza n'a effectivement pas grand-chose
en commun avec une Aufklarung réduite, en fin de compte, au point de
vue de la « finitude », il fut néanmoins l'une des réferences constantes du
mouvement des Lumières, tout au long du XVIIIe siècle. C'est à ce titre,
comme penseur paradigmatique des Lumières, que - à tort ou à raison - il
fut reçu en Allemagne; et c'est d'abord et avant tout à ce titre que, comme
nous l'avons vu, Jacobi l'attaquait dans ses Lettres. Lorsque, ainsi, à la fin du
XVIIIe siècle, Herder prit parti pour Spinoza - et contre Jacobi -, il ne put
pas ne pas être conscient de ce fait: ce fut sans aucun doute aussi pour le
mouverrlent des Lumières que, très explicitement, il prit parti. Il est d'ailleurs
intéressant, et très révélateur, de constater que lorsque Herder « exalte »,
dans Dieu, la figure de Spinoza, il met l'accent, en tout premier lieu, sur
l'opposition de ce philosophe au fanatisme et à l'orthodoxie religieuses, et
sur son esprit de tolérance (par exernple, Dieu, p. 48-53) : sur tous ces fronts
sur lesquels luttait le mouvement des Lumières. En ce premier sens, en ce
sens beaucoup plus ancien et plus large que celui de Kant, ou de Cassirer
dans La philosophie des Lumières, Herder ne fut certes pas un opposant des
Lumières, mais plutôt l'un de ses défenseurs les plus fidèles 45 •
Le rnême point pourrait être fait à propos de Hegel ou à propos d'autres
défenseurs, en Allemagne, du « spinozisme» : à propos de tous ceux, donc,
que l'on assimile aujourd'hui un peu trop rapidement à des « obscuran-
tistes », ou à des Schwarmer, justement parce qu'ils défendirent Spinoza.
Pour reconstituer correctement le chemin qui conduit de Kant à Schelling
et à I-Iegel - et par-delà -, il faut rappeler et garder à l'esprit tout ce que
signifiait et impliquait, à l'époque, une prise de parti pour Spinoza; et cela
signifie qu'il est irrlpératif d'étudier non pas seulement Jacobi, mais aussi
les personnalités avec lesquelles Jacobi discutait, et tout particulièrement
Goethe et Herder, ces auteurs dont on fait des Schwarmer ...

45. Sur l'attitude de Herder envers les Lumières, cf: par ex. J. Brummack, « Herders
Polemik gegen die Aufklarung », dans J. Schmidt (éd.), Aufklarung und Gegenaufklarung
in der europaischen Literatur, Philosophie und Politik von der Antike bis zur Gegenwart,
Darmstadt, WBG, 1989, p. 277-293.
[idéalisme allemand et Spinoza
Spinoza dans la problématique
de l'idéalisme allemand
Historicité et manifestation
JEAN-MARIE VAYSSE

Nous avons montré ailleurs comment le spinozisme jouait un rôle cru-


cial dans l'idéalisme allemand, fonctionnant à la fois cornme repoussoir et
comme modèle: il faut réfuter Spinoza pour ce qu'il implique, bien qu'il
représente le modèle du système l . ridéalisrne spéculatif vise à constituer
le système comme lieu de déploiernent du sens d'immanence de la raison
moderne, en réfutant Spinoza. Y parvient-il? Nous ne le pensons pas; et
cela certes parce qu'on ne réfute pas une philosophie, rnais aussi parce que
l'idéalisme allemand ne peut intégrer une pensée résistant à la conception
métaphysique de l'histoire. Nous voudrions montrer comment ce foyer
de résistance s'ordonne autour de la question de l'historicité et permet de
problématiser la notion de révélation.

ABSOLU ET HISTOIRE

La tentative d'intégration la plus rigoureuse est celle de Hegel où le


spinozisme enserre la métaphysique traditionnelle, ouvrant et fermant la
Logique objective: premier moment de l'être pur et vide, il est aussi le
dernier moment de l'essence, celui du passage au Concept et à la Logique
subjective. Le Concept est ce qu'il y a de plus dur parce qu'il est soi-mêrne
dans son identité avec son autre. Une telle identité n'est plus l'identité
aveugle d'une nécessité extérieure et implacable, mais l'identité translucide
dont la nécessité est également liberté, dureté de la libération. La dureté
du Concept en tant que pensée de la nécessité est aussi destruction de la
dureté aveugle de cette nécessité: le Concept n'est pas seulement absolue
liberté, mais aussi libération de la finitude. Hegel retrouve ainsi les grands
thèmes car, comme l'Absolu spinoziste, le Concept est identité
1. J.- M. Vaysse, Totalité et subjectivité. Spinoza dans l'idéalisme allemand, Paris, Vrin,
1994.
.L,IU'-lVJ,Il.J:'.JL.L, VAYSSE

de l'être et de l'essence: considérer les choses sub spaie teternitatis, c'est


appréhender la totalité. Toutefois, pour Hegel, l'essence est le penser et la
substance subjectivité. Ce n'est point tant alors Spinoza qu'Aristote qui
est convoqué: si le prernier nous apprend à penser du point de vue de
la totalité, le second conçoit le penser comme un acte pur qui est à lui-
même son propre substrat. Ainsi à la fin de la Logique du Concept, l'Idée
est caractérisée cornme la noesis noeseos, et l'Encyclopédie s'achève sur le
célèbre passage de Métaphysique Xl, 7. Paradoxalement, deux pensées qui
ne sont pas ordonnées à la subjectivité permettent d'expliquer que la subs-
tance est sujet et d'accomplir la métaphysique de la subjectivité dans une
contemplation qui est aussi bien le théorein aristotélicien que la béatitude
spinoziste. Il convient de noter et cela concerne Hegel, mais aussi Fichte,
Schelling, et plus généralement la réception de Spinoza en Allemagne à
cette époque - que le thèrne essentiellement retenu est celui de la béatitude,
revêtant une forte connotation de religiosité. On néglige l'aspect politique
de la pensée de Spinoza, le fait que l'existence politique est condition de la
félicité et du troisième genre de connaissance. Cette ornission est étrange
chez quelqu'un comme Hegel pour qui les questions politiques occupent
une place de premier plan. S'opère ainsi ce que l'on pourrait appeler une
réduction métaphysique ou onto-théologique du spinozisme intégrable
dans l'histoire de la philosophie rnétaphysiquement comprise. Le point de
résistance provient alors de la conception hégélienne d'un Absolu ordonné
à l'historicité et procédant d'une onto-théophanie spéculative.
La question est donc celle du statut de l'historicité. Pour Hegel, celle-ci
est mouvement de révélation et d'auto-engendrement de l'Absolu, toute
pensée du politique étant ordonnée à une pensée de l'Histoire qui est
une ontologie et une théogonie. Rien de tel chez Spinoza: Dieu n'a pas
à se révéler et, mêrne s'il peut être caché, il n'est jamais lointain ou retiré,
demeurant étranger à toute historicité. Dès lors, la question n'est plus celle
des rapports entre l'Absolu et l'histoire, mais entre l'éternité et la durée qui
l'exprime. Lhistoire n'est pensable qu'au niveau de la durée et du cona-
tus: elle est une histoire événementielle ordonnée aux rencontres et contin-
gences. Si cela n'interdit pas une science historique, celle-ci est subordonnée
à la politique. Alors que pour Hegel c'est l'histoire qui fonde le politique,
pour Spinoza c'est à partir du politique que l'histoire doit être comprise.
Lhistoire tisse la trame des événements dans les conflits passionnels et c'est
sombrer dans l'illusion téléologique que de vouloir porter sur son cours
un regard métahistorique. Même si le hasard est l'asile de notre ignorance,
il est illusoire de prétendre enchaîner les événements dans une téléologie
apodictique. Deux points sont alors à retenir: la naturalisation de l'histoire
DE L'IDÉALISME ALLEMAND

et le type de connaissance selon laquelle on la considère. La connaissance


des événements ne saurait être exhaustive et la connaissance du premier
genre demeure à ce niveau inévitable, même si une intellection rationnelle
des mécanismes historiques n'est pas exclue. Il faut donc concevoir l'his-
toire comme un degré de cornplexification de la nature selon les principes
de la physique du conatus, bien que l'on ne puisse intégrer l'ensemble des
événements dans un ordre déductif apodictique. Dès lors l'anhistoricité
de l'Absolu s'exprirne dans une historicité rnodale; c'est au seul niveau
du mode fini que l'on peut parler d'histoire, renvoyant à des rapports de
composition et de décomposition, de vitesse et de lenteur. rhistoire est
la façon dont nous irnaginons puis concevons la physique des cornplexi-
tés sociohistoriques. Le modèle de la pensée de l'histoire conçue comme
lutte pour la durée n'est donc pas l'esprit mais le corps. En reprenant les
concepts de longitude et de latitude mis en œuvre par Deleuze, on peut
dire que la longitude d'un corps est l'ensemble des rapports de vitesse et
de lenteur, de mouvement et de repos entre les éléments qui le composent,
alors que la latitude définit les affects remplissant un corps, les états inten-
sifs d'un conatus. Longitudes et latitudes constituent le« plan d'immanence
ou de consistance, toujours variable, et qui ne cesse pas d'être remanié,
composé, recomposé par les individus et les collectivités2 ». On peut alors,
toujours en suivant Deleuze, opposer le plan de transcendance hégélien
et le plan d'immanence spinoziste: l'un, ordonné à une téléologie, déve-
loppe des formes et constitue des sujets, l'autre met en jeu non des formes
de développement, mais des forces de composition individuées selon des
états de vitesse. Le plan de transcendance hégélien procède d'une onto-
théophanie spéculative concevant l'histoire comme révélation de l'Absolu.
Pour échapper au plan de transcendance et à l'illusion téléologique qui en
résulte, le plan d'immanence fait de la pensée de l'histoire une géographie
cartographiant des relations de force, de vitesse et de lenteur.
On dit trop peu lorsqu'on affirme qu'en posant une nature humaine
imrnuable Spinoza s'interdit de concevoir l'histoire. Que l'immutabilité
des essences singulières en gouverne les rIlutations n'implique pas le
déploiement historique d'une essence métahistorique. Il s'agit au contraire
d'un principe de finitude essentielle qui fait que l'individu ne peut pas
être résorbé dans un système, la seule réalité étant individuelle. rhistoire
ne saurait jouer le rôle d'une médiation conduisant au salut, car elle n'est
pas un processus de parousie, mais nous présente seulement des forma-
tions sociales. Comment penser le champ historique en refusant toute
intervention de l'Absolu dans l'histoire? Comment penser le devenir

2. Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981, p. 171.


VAYSSE

tout en admettant des lois immuables des cornporternents des individus


et communautés? Il faut pour ce faire distinguer la durée de l'éternité.
Définir la durée cornme continuité indéfinie de l'existence revient à dire
que si elle enveloppe bien un cornmencement, elle n'a pas de fin. C'est par
son essence qu'un mode existant tend à persévérer dans son être, et ni cette
essence ni la cause efficiente qui produit l'existence de la chose ne peuvent
assigner un tenne à la durée. La seule fin de la durée est la mort résultant
de la rencontre d'un mode existant avec un autre qui en décompose le
rapport. Lhistoire n'est que la durée d'une existence obéissant à une loi
d'essence immuable qui est celle du conatus, consistant en ses modifi-
cations et variations que sont les affects. Or, si des modes infinis il n'est
pas possible de déduire l'existence actuelle d'un mode fini, on ne peut
pas davantage établir de manière déductive l'existence d'un état historique
donné. Il y a toujours un hiatus entre l'essence et l'existence, obligeant
à remonter dans le temps la série des causes singulières. De l'attribut de
l'étendue se déduisent comme mode infini immédiat le mouvement et le
repos, et, comme mode infini médiat, la facies totius universi. Si cela permet
de dire qu'il est un seul univers soumis à des lois éternelles, cela ne permet
pas de déterminer un état historique donné. Pour ce faire, il faut toujours
connaître l'état antérieur. De plus, l'intelligibilité de l'évolution des institu-
tions et des lllœurs ne suffit pas à rendre compte de l'histoire réelle se
jouant au jeu des contingences 3 . Plus que d'une histoire il s'agit d'une socio-
logie. La théorisation de l'origine, du développement et de la mort des
sociétés et institutions ne rend pas compte de la trame des contingences de
l'histoire, dont ne peut rendre raison qu'un entendement infini. Le modèle
de l'évolution des formations sociales n'explique donc que leur dynamique
interne, leur mode de décomposition et recomposition. Lexistence d'une
nature immuable a pour corollaire la finitude essentielle de formations
sociales singulières. La négativité est donc extrinsèque à l'essence, et c'est
toute la différence avec Hegel pour qui l'essence est le moment du négatif.
Pour Spinoza, la négation ne concerne que l'existence et, pour ce qui est de
l'essence du mode fini, il faut parler non de négation, mais de limitation.
La finitude des choses singulières concerne donc leur existence en tant
qu'elle résulte de leur mode de production. C'est pourquoi il est possible
de considérer les choses sub specie ceternitatis, l'éternité étant un prédicat
de l'essence en tant qu'elle enveloppe l'existence nécessaire. Dès lors, si
l'éternité s'oppose à la durée comme ce qui possède une puissance d'agir

3. Voir A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1969,


p. 356 sqq.
DE L'IDÉALISME ALLEMAND

immuable, il faut comprendre que toutes deux coexistent, l'une concernant


l'existence, l'autre l'essence.
Nous somrnes alors rnieux à même de cornprendre ce que signifie l'exis-
tence d'une nature humaine irnrnuable. Il ne s'agit pas d'une idéalité rnéta-
historique s'effectuant dans l'histoire, d'un Absolu s'effectuant dans le
fini, car la libération n'est pas libération de la finitude mais reconnaissance
de son caractère essentiel. Peut-on alors considérer l'histoire sub specie
tRternitatis? Ce qui est dans la nature étant nécessaire, seront nécessaires les
essences des modes finis constituant le rnode infini irnmédiat, les vérités
éternelles déterminant leurs rapports de cornposition et décornposition
selon le rnode infini rnédiat, ainsi que les rencontres contingentes aux-
quelles ces rnodes finis sont soumis. Traduction de notre ignorance, la
contingence demeure toutefois une illusion inévitable expliquant que notre
appréhension de l'histoire reste liée au premier genre de connaissance. Bien
que l'existence soit déterminée, tant du point de vue des essences éternelles
que des causes extrinsèques singulières, nous ne pouvons saisir le mode
fini que comme possible et contingent, car nous ignorons la totalité de
l'enchaînement des causes particulières. Il y a donc une part d'ignorance
inexpugnable dont l'histoire est l'exemple éminent: le champ de l'histoire
est celui de l'extériorité dont les hommes dépendent indépendamment de
toute téléologie, le problèrne étant d'arriver à saisir le mode d'action des
homrnes dans un monde qui ne dépend pas d'eux. Historique est donc
d'abord synonyme de contingent et c'est ce qui explique l'importance du
thèrne de la fortune emprunté aux historiens antiques 4 • Celle-ci n'est pas
un plan providentiel et permet même d'invalider toute philosophie de
l'histoire, tout en expliquant la complexité des situations humaines et leur
imprévisibilité foncière. :Lhistoire est le lieu d'une nécessité sur laquelle
nous n'avons pas de prise et la fortune ne doit pas se cornprendre en termes
d'intention mais de forceS. La question de l'histoire est donc d'abord celle
de notre servitude native: nous sommes sournis à des déterminismes qui
nous échappent et confrontés à un ordre de rencontres qui présente une
part inexpugnable de contingence. Même si tout est nécessaire, la nécessité
peut revêtir pour nous le visage de la contingence et c'est mêrne ce qui
explique que nous puissions concevoir l'histoire téléologiquernent comrne
manifestation de l'Absolu dans la superstition.
Pour Hegel, en revanche, la contingence est ce mOlnent de l'effectivité,
comme unité du fondement et de l'apparition, où la possibilité de

4. Voir sur ce point les analyses de P.-F. Moreau, dans Spinoza. L'expérience et l'éternité,
Paris, PUF, 1994, p. 472 sqq.
5. Ibid., p. 478.
VAYSSE

l'inessentiel est présente au cœur de l'essence. Elle n'existe que par l'effec-
tivité dont elle est un mornent immanent et dans laquelle elle doit se
résoudre en trouvant sa vérité dans la nécessité. Hegel adrnet certes qu'il y
a de l'aberrant, de l'irrationnel tant dans la nature que dans l'histoire, rnais
il le conçoit cornme une figure du Mal, réductible au travail du négatif et
susceptible d'être ressaisi dans l'ordre du sens. La théophanie implique une
théodicée. En revanche, pour Spinoza, le mal ne présente aucun trait de
positivité: concevoir le mal comrne un type de décornposition de rapports
revient à refuser de l'inscrire dans l'ordre de l'essence comme nloment de
l'inessentiel. On ne peut donc pas porter sur le contingent ou l'irrationnel
le regard de la nécessité permettant de l'inscrire dans une logique de
l'histoire, car il n'y a pas d'historicité de l'Absolu. Tel est le point où le
spinozisme résiste à la tentative hégélienne d'intégration dans le processus
historique de révélation de l'Absolu.

ABSOLU, RÉVÉLATION ET RÉSERVE

Pour Hegel, il est de l'essence de l'Absolu de se révéler sans reste, car il


est le Concept comme absolue liberté. La contingence fàit cercle avec la
nécessité dans le déploiement de l'effectivité comme absence de contrainte
extérieure, comme rapport de la substance à elle-même. De la nature de
l'Absolu découlent ses productions, et la substance est la totalité de ses
accidents dont elle est le mouvement. se révélant comme puissance
absolue, elle se manifeste aussi comme négativité absolue: elle n'est plus
alors seulement la somme des accidents, mais aussi la cause comme chose
originaire. Or, s'épuisant dans l'effet, la cause doit se manifester comme
cause de soi et la causalité transitive locale s'articuler à une causalité imma-
nente globale. Nature naturante et nature naturée sont identiques dans
l'unité de l'action réciproque. La contingence rnodale peut donc se trans-
former en nécessité et celle-ci, ne reposant que sur elle-rnême, n'est rien
d'autre que la liberté. Hegel reproche à Spinoza de n'avoir pas vu que
le penser est le processus de mobilité de l'Absolu et que cette mobilité
inclut la négativité par où l'Absolu se manifeste. La dialectique de l'action
réciproque permet de lever l'aporie du spinozisme qui a conçu l'Absolu
comme identité fixe étrangère à toute mobilité et non pas comme identité
de l'identité et de la différence. Lactivité posante de la nature naturante
ou substance active et la passivité posée de la nature naturée ou substance
passive ne sont que deux moment idéels de l'autoproduction de la subs-
tance logique nécessaire. Ce que Spinoza pense comme expression selon la
causalité imrnanente est compris par Hegel comme mobilité circulaire de
DE L'IDÉALISME ALLEMAND

la suicausalité, l'autosubsistance du Logos ou de la substance pensante étant


l'infinie relation négative à soi. Introduire la mobilité et la négativité dans
la substance spinoziste perrnet de dépasser le dualisrne kantien et d'accéder
au Concept comme libre subjectivité se rnanifestant sans réserve.
Hegel réalise le système tel qu'il est requis par la rnétaphysique moderne
de la subjectivité. Toutefois, l'idéalisme spéculatif pense aussi avec Fichte et
Schelling l'Absolu comrne ce qui se tient foncièrement en réserve par rap-
port à sa phénornénalisation. La doctrine de l'irnrnanence à soi de la pensée
aboutit alors à une compréhension non égoïque de la subjectivité. Dans
les versions successives de la Wissenschaftslehre) l'Absolu apparaît d'abord
comme Moi (1794), puis cornrne fondement inaccessible (1801), enfin
cornme Verbe et Dieu caché (1804). À chaque fois, une ontologie positive
au sens de Spinoza s'avère impossible, et une phénoménologie est requise,
prenant en charge l'existence effective. De même qu'en 1794 il Y avait un
hiatus entre le Moi et le Non-Moi, il en est un en 1804 entre l'être-là et
l'Être: l'unité ontologique reste inconcevable et de l'Être le savoir ne sait
jamais que l'être-là. Si Fichte retrouve le motif cartésien d'une finitude
inessentielle ordonnée à l'infinité incompréhensible, on voit aussi réap-
paraître le motif spinoziste de la béatitude dont il perçoit la dimension
politique et pratique, s'orientant alors vers une sorte d'averroïsme : la reli-
gion pour le peuple et la philosophie pour le sage. À l'instar de l'Éthique)
la Wissenschaftslehre est un chernin conduisant à la béatitude. Mais alors
que chez Spinoza la religion relève du premier genre de la connaissance,
elle a ici une valeur existentielle incontournable et devient un mode fonda-
mental de l'être-au-monde. Par ailleurs, la conscience demeure un Absolu
indépassable fondant la loi de phénoménalisation de l'Être. Fidèle à son
inspiration luthérienne, la philosophie de Fichte demeure équivoquement
une philosophie du Moi agissant et de l'Être qui se retire.
Le fait est que la subjectivité se creuse en un sens non égoïque et que
la métaphysique du sujet appelle dans le processus de son absolutisation
la possibilité de sa déconstruction. C'est ce qui se passe dans la dernière
philosophie de Schelling qui est aussi une critique de l'hégélianisrne. Hegel
fait ce qu'il reproche à Spinoza, divinisant le concept et réifiant l'Absolu.
À cela Schelling oppose une démarche qui part de l'existant nécessaire, qui
met le quod à la place du quid, et le place « cornrne un hors-de-soi absolu ».
Dès lors:
[ ... ] la raison, dans cet acte de poser, est donc posée hors d'elle-même, de
manière absolument extatique. Et qui n'aurait pas senti tout ce qu'il y a
d'extatique dans le spinozisme, et dans toutes les doctrines qui partent de
l'existant nécessairé !

Schelling accuse Hegel de spinozisrne et lui oppose Spinoza! En effet,


« Spinoza est allé jusqu'au fondernent le plus profond de toute philosophie
positive », bien que sa faute ait été « de ne pas avoir su avancer à partir de
là7 ». S'il a vu que le seul positif dont on puisse partir est le pur et simple
existant, son erreur fut de le poser comme égal à Dieu sans rnontrer« corn-
ment ce pur et simple existant, qui en tant que tel n'est pas Dieu, l'est
pourtant, non pas certes natura sua, car c'est impossible, mais de manière
effective, actu, selon l'effectivité, a posteriori 8 ». Schelling utilise donc
Spinoza pour se donner les moyens de récuser l' ontothéophanie hégélienne
en laquelle l'Absolu se révélerait sans réserve. Il rapproche alors l'Absolu
spinoziste de cette nécessité inconditionnée de l'Être en laquelle Kant a dis-
cerné l'abîme de la raison humaine: il est un Être précédant toute pensée,
mais cet Être n'est point tant fondement qu'abîme. Une pleine révélation
de l'Absolu est inconcevable: il n'y a pas de présence à soi sans retrait et
une réserve de la manifestation est requise 9 • Si pour Hegel la manifestation
de Dieu résulte de l'essence de l'esprit et de la loi immanente de son déve-
loppement, Schelling maintient, quant à lui, le trait d'une liberté divine
impliquant non la subordination de l'essence divine à une loi nécessaire,
mais le jeu de sa dissimulation manifestant son caractère abyssal. Il faut
donc envisager une instance plus radicale que la subjectivité pour penser
l'Absolu et méditer ce que Holderlin appelle retrait du divin. La méta-
physique moderne est ainsi conduite à sa limite, dans le dévoilernent de
son impuissance à dépasser la subjectivité et à penser une différence non
subsumable sous une identité, un retrait qui est condition de toute révéla-
tion et dont le chiffre est l'abîme de la liberté. On s'oriente alors vers une
pensée de la contingence de l'existence et, pour Schelling, cela irrlplique
de se tourner vers le christianisme en prenant soin d'articuler théophanie
et théocryptique.
6. Philosophie de la révélation,!, trad. sous la direction de J.-F. Courtine et ].-F. Marquet,
Paris, PUE 1989, p. 189.
7. Ibid., p. 183.
8. Ibid.
9. On peut lire dans l'Introduction à la philosophie de 1830 : « Une Révélation immé-
diate de Dieu est impossible [... J. C'est tout d'abord comme l'inégal à lui-même que
Dieu apparaît dans le procès. Seule cette idée fournit véritablement une explication; le
procès du monde est la Révélation de Dieu per contrarium, le mystère dont il s'est réser-
vé de dévoiler progressivement les explications [... J. Le concept d'une Révélation pel'
contrarium, ou d'une dissimulation divine, est si peu choquant que j'avoue que tout le
christianisme serait inintelligible sans cette présupposition. » Trad. M. C. Challiol-Gillet,
p. David, Paris, Vrin, 1996, p. 137-138.
DE L'IDÉALISME ALLEMAND

Toutefois, on peut se demander si, à partir de cette expérience lirnite de


la métaphysique, la philosophie de Spinoza ne peut pas être reprise pour
repenser l'extase de la raison. Le Dieu de Spinoza n'étant pas un Dieu
individuel, une volonté consciente agissant selon un projet, on peut dire
qu'il est inconscient. Lacan fait écho à cela lorsqu'il affirme que « la véri-
table formule de l'athéisme n'est pas que Dieu est mort », mais « que Dieu
est inconscient 10 ». Il ne s'agit pas de diviniser l'inconscient, mais d'énon-
cer le rapport du tout à l'inconscient, au sens où la totalité, bien qu'elle
soit intelligible, n'est pas une instance volontaire et consciente. L athéisrne
ne consiste point tant en la sirnple négation spéculative de l'existence de
Dieu, toujours rnenacée de reconduire des prothèses théologiques, que
dans la cornpréhension du sens de la totalité: nier Dieu ne sert à rien, si
on lui substitue un autre type de transcendance. La question est davantage
celle de l'éviction de la forme de la transcendance et donc de la place du
symbolique. C'est pourquoi Spinoza ne dit pas que Dieu n'existe pas, mais
qu'il est partout et donc nulle part, n'occupant aucun lieu privilégié: dire
Deus sive natura revient à dire qu'il n'y a pas de place pour Dieu. Dieu
n'est caché que parce qu'il est proche et omniprésent, et non parce qu'il est
lointain. Aussi faut-il savoir le trouver, sa connaissance étant ainsi le savoir
de ma finitude essentielle, qui est une façon de le trouver. Ce savoir et cette
rencontre définissent le troisième genre de connaissance et la béatitude, où
l'entendernent peut s'affranchir de la mémoire comme de l'oubli, selon une
extase de la raison déportée hors de soi. Lâme se sait actuellement comme
partie de l'entendement divin, ordonnée à l'idée de Dieu comme à celle
de sa cause prochaine. Il y a là une durée qui ne dure pas, qui ne se laisse
pas articuler à l'ordre du temps, mais qui est source d'une sérénité nom-
mée acquiescentia, contentement de soi, « joie née de ce que l'hornme se
considère lui-même et sa puissance d'agirll ». Cette sérénité ne prend sens
que de son articulation à Dieu en tant qu'il est irréductible à un individu
créateur ou à la donation transcendante d'un sens, tout en étant ce à quoi
s'articule le désir. Dieu est le signifiant instituant l'ordre symbolique et la
béatitude articule le désir à l'universalité du signifiant. Joie irréductible
au plaisir, elle est proche de ce que Lacan entend par jouissance comme
rapport à la Chose. Il dit alors à propos de Spinoza:
Ce qu'on a cru, à tort, pouvoir qualifier chez lui de panthéisme n'est rien
d'autre que la réduction du champ de Dieu à l'universalité du signifiant,
d'où se produit un détachement serein, exceptionnel, à l'égard du désir
humain. Dans la mesure où Spinoza dit que le désir est l'essence de

10. Sfminaire Xl, éd. cit., p. 58.


Il. Ethique II, « Définitions des affects », xxv.
l'homme, et où ce désir, il l'institue dans la dépendance radicale de l'uni-
versalité des attributs divins, qui n'est pensable qu'à travers la fonction du
signifiant, dans cette mesure, il obtient cette position unique par où le phi-
losophe - et il n'est pas indifferent que ce soit un Juif détaché de sa tradi-
tion qui l'ait incarné - peut se confondre avec un amour transcendant 12 •

La jouissance est jouissance du signifiant, de Dieu comme vérité, n'insti-


tuant pas un objet d'arnour dont elle ferait usage, mais se situant au-delà
du Moi, renvoyant à la consistance de la substance comme vérité totale du
signifiant pur. Le discours philosophique énonce cette vérité, en tant qu'il
est la forme suprême du discours du maître prétendant dire l'être dans sa
vérité. Ce discours, qui prétend répondre à la question ontologique en
disant qu'il y a une vérité absolue, affirme aussi une vérité partielle marquée
du sceau d'une négativité irréductible. Telle est l'essence ontothéologique
de la rnétaphysique qui se déploie dans l'idéalisme allemand, oscillant entre
l'épiphanie et la réserve. Or, c'est à cette configuration que le spinozisme
échappe, en produisant une ontologie sans théologie qui ne relève pas du
discours de la rnétaphysique, en se refusant à historiciser l'Absolu et en
concevant sa présence ni comme un sens qui se dévoile, ni comme un fond
qui se retire, mais comme immanence sans réserve.

12. Séminaire Xl, éd. cit., p. 247.


Spinoza et Schelling1
THOMAS KISSER
(traduit de l'allemand par Nicolas Class)

Schelling était lui-même d'avis que sa philosophie satisfaisait assurément


aux intentions de Spinoza, qu'il y avait donc sur ce point un accord certain
entre Spinoza et lui, mais que son système était cependant supérieur à celui
de Spinoza. Du point de vue de Schelling, Kant et Fichte avaient dépassé le
spinozisme, tandis que lui, Schelling, prétendait avoir dépassé le transcen-
dantalisme et le subjectivisme unilatéraux de Kant et de Fichte2 • Schelling
se situe ainsi dans cette tradition qui cherche, comrne le dit Deleuze, à
exprimer le fondement ou le non-fondement, une tradition dans laquelle
Deleuze se place lui-même, en tant que représentant exemplaire du post-
structuralisme, aux côtés de Spinoza et de Schelling3 • Il s'agit là d'un indice
de ce que les concepts qui associent Schelling et Spinoza, et les placent
dans une coalition anti-transcendantale, ne doivent pas être considérés
seulement de manière historique, rnais être discutés, qu'on les affirme ou
qu'on les critique, dans leur vérité et dans leur validitë. Lobjet du débat
est la structure de la subjectivité et sa signification pour un philosopher
qui se fonde lui-même. Nous exposerons ici, de manière plutôt thétique en
raison de la brièveté de l'exposé, la critique de Spinoza telle que formulée
par Kant et Fichte, et, à sa suite, la critique schellingienne du transcen-
dantalisme prétendument unilatéral de Kant et de Fichte. Nous pourrons
penser à partir de là le rapport à Spinoza dans lequel Schelling se place, du
point de vue de la structure méthodique de la théorie, qui est liée derechef
au concept de la liberté.

1., Schelling est cité d'après Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Ausgewahlte Schriften
(Ecrits choisis), en 6 volumes, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, édités par Manfred Frank.
La seconde réference correspond à la pagination, indiquée dans l'édition mentionnée, des
Samtliche Werke, éditées par K. F. A. Schelling, Stuttgart, Cotta, 1856-1861.
2. Voir entre autres sur ce point les Münchner Vorlesungen [Leçons de Munich], Schriften,
4, p. 507 sqq.; 1-10, p. 91 sqq.
3. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.
4. Voir à ce propos Gilles Deleuze, Diffirence et répétition, chap. 3 : « Limage de la pen-
sée», Paris, PUF, 1968, p. 169-216.
THOMAS KISSER

SUR LA THÉORIE DE SPINOZA ET SA CRITIQUE PAR KANT ET FICHTE

La liberté, pour Spinoza, ne fait qu'un avec la conscience de soi du rnode


d'être lui-rnême nécessaire et par là substantiel. Et pour cette raison, la
liberté ne fait aussi qu'un avec la position de l'énonciateur théorique de
l'Éthique. Car ce n'est qu'avec la conscience de soi concrète, réalisée dans le
troisième genre de connaissance, que la théorie s'avère être la vérité concrète
du monde, vérité qui n'est exposée que de rnanière abstraite et universelle
dans le premier livre de l'Éthique. Les livres II à V exposent la genèse de
cette conscience de soi. Le lecteur idéal s'approprie l'intelligence de cette
construction et réalise ainsi le système. Le sujet se place ainsi dans le sys-
tèrne, mais le systèrrle se place à son tour dans le sujet. La question se pose
de toute façon de savoir pourquoi le lecteur doit le faire. Car, ce faisant,
Spinoza le dit assez précisément, il prend ses distances à l'égard de sa subjec-
tivité, donnée errlpiriquement, qu'il doit laisser derrière lui comrne étant
par principe emplie de préjugés et chargée d'erreurs, pour s'en remettre à
l'idéal géométrique de la vérité. Ce pas n'est pas véritablement fondé par
Spinoza. Spinoza ne se rapporte pas immédiatement à ses lecteurs en tant
que sujets, pas plus qu'il n'émerge comrne un énonciateur théorique en tant
que sujet. Ce qui émerge, et émerge quasirnent à partir de rien, ce sont les
concepts, les définitions et les axiomes du prerrlÏer livre, et aussi les opéra-
tions et les éléments fondamentaux, à partir desquels et sur lesquels la
construction s'édifie. Ces concepts ne sont tout d'abord rapportés en aucune
façon au sujet qui forme les concepts, mais sont mis au contraire sur-Ie-
champ au service de la construction de l'Absolu. Fichte et Kant critiquent
Spinoza, parce qu'il part ce faisant, sans tenir compte de la subjectivité de
la pensée, d'un objet de pensée et saute en quelque sorte au cœur de cet
objet, sans prendre de garantie méthodique pour ce saut. De fait, dans le
premier livre de l'Éthique, la substance est l'objet de la théorie. Elle n'est
cependant jarrlais comprise par Spinoza en tant qu'objet seulement, car
nous avons au fond affaire dès le début à une sorte d'autorévélation de la
substance. À la fin de l'Éthique, un cercle se referme, car le savoir de soi du
mode et de son chemin de vie concret, le savoir de l'intuitio, est le savoir
que la substance a d'elle-même, et auquel correspond l'autoaHirmation
absolue, le rapport que le mode, devenu substantiel, développe avec lui-
même. Spinoza ne peut être compris qu'à partir d'une telle interprétation,
autrement sa théorie serait complètement circulaire et absurde d'un point
de vue interne. Le problème que pose cette construction cohérente et
reconductible d'un point de vue interne reste cependant celui de son point
de départ, les premiers concepts, les axiomes et les définitions par lesquels
Spinoza commence, dont il part, et de la validité desquels sa construction
ET SCHELLING

dépendra toujours. Car dans la construction de la substance, la preuve


ontologique de l'existence de Dieu est rapportée à la nécessité de passer
de la simple pensée à la réalité, donc de développer cette construction qui
doit se porter garante du fondernent de la validité des concepts. Mais pour
ce faire, on doit attribuer dès le début une telle puissance aux concepts, à
la pensée pure. Mais c'est là un présupposé qui, indépendamment de la
manière dont un concept énonce son contenu, ne peut revenir à aucun
concept, selon la pensée critique ou négative qui est au cœur de la Critique
de la raison pures, implicitement dans l'introduction et dans les jugernents
analytiques et synthétiques, explicitement avant tout dans la critique des
preuves de l'existence de Dieu6 • Spinoza lui-même ne peut prouver que
dans le second livre le principe selon lequel les concepts s'accordent avec
leur objet pour autant qu'ils sont construits d'après des règles 7 , preuve qui
dépend donc du fait que la preuve de Dieu est déjà valable, et donc aussi du
fàit que des concepts déterminés sont toujours-déjà valables. Ce cercle, qui
circonscrit tout le raisonnement de l'Éthique, concerne encore la théorie de
la connaissance et s'y reproduit encore d'une manière certaine. Car toute la
conception de l'idée vraie est exposée d'abord dans la perspective de l'Absolu,
avant que la certitude du sujet ne soit thématisée dans les propositions 43 et
44 qui concluent le second livre. Cette certitude résulte du mécanisme en
fonction duquel l'idée vraie se dédouble spontanément et produit, en tant
qu'idée de l'idée, la certitude subjective. Mais on ne saurait rnéconnaÎtre
que cette conception dépend de la structure de production des idées, qui
a été derechef entièrement édifiée du point de vue de l'Absolu. Spinoza
renvoie enfin, comme dans l'argumentation du Traité de la réforme de l'en-
tendement contre les Sceptiques, à la nature de la raison, qui a toujours-
déjà été comprise comme partie de la raison diviné. Cette naturalisation
de la théorie de la connaissance lui permet tout juste de se poser en dehors
d'elle. Le doute n'est donc pas pris au sérieux, mais est interprété dès le
début comme un défaut du présupposé que la connaissance adéquate se
laisse reconnaître comme telle, et que ce en quoi elle se laisse reconnaître

5. Voir entre autres à ce propos, outre la Critique de la raison pure, l'importante note de
bas de page que Kant consacre, dans les Premiers principes métaphysiques de la science de la
nature, au programme de la déduction, et les écrits dans lesquels il répond à ses critiques,
comme par exemple Sur cette découverte que toute nouvelle critique de la raison pure est ren-
due inutile par une autre, plus ancienne, et Sur la question mise au concours par l'Académie
royale des sciences de Berlin pour l'année 1791 " Quels sont les progrès réels de la métaphysique
en Allemagne depuis l'époque de Leibniz et de Wolff?
6. Critique de la raison pure, A 592 sqq.
7. Objets qui peuvent être aussi des concepts et sont aussi dans l'idée de l'idée. Voir sur
ce point l'interprétation de ce double parallèle par Martial Gueroult, Spinoza II. Lame,
Pari~, Aubier, 1974, p. 64-102.
8. Ethique, II-44.
THOMAS KISSER

comrne telle en est le juste critère. Aussi ne peut-on jamais dire, dans une
perspective interne à celui qui connaît, si l'idée que l'on a à l'instant est
vraiment adéquate ou non. Comme le critère d'une idée adéquate n'est
formulé que dans la perspective de l'Absolu et ne peut être formulé que
dans cette perspective, le sujet, en tant que sujet empirique, ne peut jarnais
disposer d'un tel critère. Il retombe dans le cercle que nous avons constaté
dans un premier temps: il lui faudrait adopter une perspective qu'il ne
peut adopter. Ainsi, toute la construction de la vérité s'effondre, elle n'est
qu'un modèle pour celui qui connaît, un modèle qu'il peut appliquer, mais
auquel ne revient cependant aucune nécessité.

SCHELLING ET SPINOZA

Le cercle que nous avons thématisé ne se laisse tout au plus capter que
dans une conception des premiers concepts comprise comme une sorte de
révélation, ce qui contredit sans doute le prograrnme d'un réalisme absolu
mais apparaît pourtant comme une tentative de sauvegarde conséquente.
Telle est justement l'interprétation que Jacobi donne en dernière instance
de Spinoza. Selon Jacobi, la saisie conceptuelle d'une théorie est un acte de
foi, car les concepts peuvent sans doute, dans la progression de concept à
concept, élever une exigence scientifique, mais non pas dans leur premier
axiorne, dans leur première intelligence: le savoir repose sur la foi, il est
même en dernière instance une forme déterminée de foi. fil conducteur
méthodique secret de Spinoza devient, dans une telle conception, celui de
l'intuition intellectuelle, qu'il n'avait sans doute que pressentie, rnais néan-
moins formulée quant à son contenu 9 • Spinoza fournit ainsi à la philosophie
postkantienne quelque chose comme la base d'une image réversible de l'ob-
jectivisme ou du subjectivisme unilatéral, Spinoza ne fournissant bien sûr
cette dernière que de manière hautement implicite et à travers une interpré-
tation rnassive. Schelling ne comprend Fichte comme spinozisrne inversé

9. Reinhold écrit en ce sens en 1803 à Jacobi : « Considérant les choses avec plus d'acuité,
même dans le champ du savoir spéculatif, que Fichte, tu voyais déjà alors ce que Schelling
ne vit seulement qu'après toi, que l'identité du fini et de l'infini [... ] n'était en aucune
façon subjective seulement, mais aussi objective, ou plutôt, qu'elle ne devait valoir ni pour
l'un ni pour l'autre en tant que tels mais absolument pour l'Absolu [... ]. Tu savais main-
tenir cette célèbre intuition intellectuelle de l'identité que Spinoza introduisait comme
par instinct. » (Lettres à Jacobi. Sur l'essence de la philosophie de Jacobi, Fichte, Schelling et
Bardili au début du XIX siècle, édité par C. L. Reinhold, 5" cahier, Hambourg, 1803, p. 74
sqq. ; cité d'après Reinhard Lauth : Transzendentale Entwicklungslinien, Hambourg, 1989,
p. 362). Schelling suit cette interprétation (entre autres dans les Fernere Darstellungen aus
dem System der Philosophie [Autres exposés tirés du système de la philosophie], 1802, Schriften
2, p. 97 sqq.; 1-4, p. 353, et p. 121 sqq.; 1-4, p. 377 sqq.).
ET SCHELLING

qu'à partir de cette image réversible et considère à partir de là toute sa


conception comme nécessitant par principe un élargissement lO • Aussi la
conception du Moi absolu dans Du Moi et la philosophie pratique qui lui
fait suite, telle qu'exposée dans les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme,
ne témoignent-elles déjà plus d'aucune parenté avec Kant et Fichte car, en
elles, le Moi absolu est posé, dans le sens d'une preuve ontologique de
Dieu, à la pointe de la pensée ll • Tous les Moi concrets, tous les sujets finis
qui sont le résultat de l'opposition relèvent eux-rnêmes de la forme de
l'égoïté, et leur pratique consiste à réaliser l'égoïté contre l'opposition. La
fondation de la pratique doit donc être nettement differenciée d'une
conception de l'impératif catégorique en tant que jugement synthétique a
priori. Tandis que, chez Kant, le bien trouve sa place dans la raison en tant
que ratio cognoscendi de la liberté et consiste dans l'action en tant que
tâche, les êtres finis, tels que Schelling les comprend, s'efforcent de toute
façon et toujours-déjà d'atteindre leur identité, et ce conformément à une
constitution ontologique et pour ainsi dire naturelle de l'effort, qui corres-
pond au fond au déterminisme spinoziste aussi complètement que le Moi
absolu correspond à la substance spinoziste. Ce qui distingue ici Schelling
de Kant, c'est le point de vue à partir duquel on parle. Tandis que le kantien
ne peut jamais que suivre l'impératif catégorique et en tirer ce postulat
qu'il doit y avoir un Dieu bon, Schelling prouve l'existence du Moi absolu,
à partir de laquelle la pratique de l'égoïté suit analytiquement pour définir
ainsi d'un seul coup sa propre philosophie pratique ou rnorale. Fichte avait
au contraire dispensé intégralement le savoir dans la ligne de sa réflexion
sur le prirnat de la raison pratique, et considéré le rapport de l'homme au
monde comme étant fondamentalement et principiellement constitué par
la spontanéité pratique l2 • Le programme de Schelling est alors explicitement
de surmonter le kantisme et le fichtéisme. Dans la ligne de sa critique de la
philosophie transcendantale, Schelling y reconnaît la nécessité d'une expres-
sion de l'instance du subjectif: du subjectif cornpris cornme préjugé néces-
saire, qui « doit être d'abord adopté, si quelque chose d'autre doit être
certain l3 ». On a souvent adressé à Schelling le reproche de méconnaître ici

10. Voir sur ce point Reinhard Lauth, op. rit.


Il. 1-3, p. 76 sqq.
12. Voir entre autres les dernières pages du deuxième chapitre et les premières pages du
troisième chapitre de La destination de l'homme.
13. System des transzendentalen Idealismus [Système de l'idéalisme transcendanta~, Schriften,
1, p. 412; 1-3, p. 344. Voir, sur le rapport avèc Fichte, les Münchner Vorlesungen [Leçons
de Munich], Schriften, 4, p. 505 sqq.; 1-10, p. 89. Sur le caractère du je-suis: « Car le
je-suis n'est précisément que l'expression du venir-à-soi lui-même - par conséquent ce
venir-à-soi qui s'exprime dans le je-suis, présuppose un avoir-été-hors-de-soi et un avoir-
été-de-soi. Car ne peut venir à soi que ce qui a d'abord été hors de soi» (op. rit., p. 510;
THOMAS KISSER

la nature du subjectif: la nature du sujet transcendantal, tel qu'il est pensé


dans la philosophie de Kant et de Fichte 14 • En fait, le sujet demeure, ainsi
que Schelling l'exprime dans le Système de l'idéalisme transcendantal, un
sujet psychologique, un sujet donné factuellernent, et par là, sa puissance
fondatrice est relativisée, ce qui est encore explicite du fait que le préjugé,
dont Schelling parle lui-mêrne ici, ne peut qu'être adopté rnais ne peut être
définitivement surmonté. Mais tel était justement le projet de la philosophie
transcendantale au sens de Kant et de Fichte. Fichte doute du Moi d'une
manière qui surmonte toute facticité psychologique, afin de le constituer
sans doute par-delà le savoir rnais par une auto référence à la conscience
pratique, morale, en tant qu'instance du bien. Pour Fichte, le Moi est

1-10, p. 94). On peut néanmoins se poser la question de savoir comment on peut en


devenir conscient quand il n'y a visiblement aucune instance du savoir. Fichte nie expli-
citement cette possibilité dans la Grundlage der gesammt~n Wissenschaftslehre [Fondements
de la doctrine de la science dans son ensemble] (1794) : « A titre d'explication! On entend
souvent poser la question: qu'étais-je donc avant que je ne parvienne à la conscience de
soi? La réponse à cette question, réponse qui va de soi, est: je n'étais rien du tout, car je
n'étais pas moi. Le Moi n'est que pour autant, que dans la mesure où il est conscient de
soi-même. La possibilité d'une telle question repose sur une confusion entre le Moi en
tant que sujet et le Moi en tant qu'objet de la réflexion du sujet absolu, et elle est en soi
tout à fait inadmissible. Le Moi se pose soi-même, et sur ce point, se saisit soi-même dans
la forme de la position et n'est qu'à présent quelque chose, un objet; la conscience reçoit
sous cette forme un substrat qui est encore pensé sans véritable conscience et comme
étant de plus corporel. On se représente un tel état et on se demande: qu'était alors le
Moi, c'est-à-dire qu'était le substrat de la conscience? Mais alors, on ajoute encore à cette
pensée sans s'en rendre compte le sujet absolu considéré comme étant un tel substrat,
on ajoute encore sans s'en rendre compte cela même dont on s'était fixé la tâche de faire
abstraction, et on se contredit. On ne peut pas du tout penser sans ajouter à cette pensée
son Moi, en tant qu'il est conscient de soi-même, on ne peut jamais faire abstraction de
sa conscience de soi, et partant, on ne saurait répondre à toutes les questions de cette
sorte, car, comme cela se comprend bien de soi, elles ne sauraient être posées» (Akademie
Ausgabe, 1-2, p. 260). Hegel suit, depuis l'écrit sur la Différence des systèmes de Fichte et de
Schelling, une autre voie que ce dernier quand il insiste sur le fait que « la raison elle-même
est posée dans un accord avec la nature, non pas dans un accord où elle renonce à elle-
même, ou ne devrait devenir qu'une plate imitatrice de la nature, mais au contraire dans
un accord par ce fait qu'elle s'ordonne à la nature par sa puissance interne» (Differenz
des Fichteschen und Schellingschen Systems der Philosophie, édition Brockard et Buchner,
Hambourg, 1979, p. 5).
14. La thèse d'après laquelle Schelling restaure une position non critique est soutenue
entre autres par Marek J. Simek, « Schelling gegen Fichte. Zwei Paradigmen des nach-
kantischen Denkens», dans Albert Mues (éd.), Transzendentalphilosophie ais System,
Hambourg, 1989, p. 388-396; Reinhard Lauth, « Schellings Konzeption der absoluten
1dentitat mit Bezug auf diejenige Reinholds», dans Reinhard Lauth, Transzendentale
Entwicklungslinien, Hambourg, 1989, p.346-360. Pour une surenchère légitime, voir
Jean-François Courtine, Extase de la raison, Paris, 1990, avant tout p. 151-166. Un tra-
vail plus récent sur cette position est dû à Michaela Boenke: Die Transformation des
Realitatsbegriffes. Untersuchung zur ftühen Philosophie Schellings im Ausgang von Kant,
Berlin, 1991, qui comprend Kant de manière conséquente comme un nominaliste,
comme représentant une position subjectiviste, ainsi que le fait Schelling.
ET SCHELLING

l'unité du Moi et du Non-Moi, l'identité de l'identité et de la non-identité,


que Schelling manque justement à cet endroit, afin de l'insérer dans une
ontologie de l'être qui ne peut être pensé au préalable. La philosophie trans-
cendantale cornmence ainsi avec le subjectif pour passer à l'objectif Elle
est pourtant complétée par la Naturphilosophie, dans laquelle l'objectif se
lneut vers le subjectif Ces deux orientations, données derechef dans leur
unité, fonnent l'unité absolue tandis que, considérées pour ainsi dire du
haut vers le bas, elles se répandent en une autre division permanente et
doivent produire la plénitude concrète de la nature et de l'homme. Ces
dualismes se déploient dans la Naturphilosophie à peu près cornme force
contractive et force expansive, comme éther et pesanteur 15 , ou dans les
Leçons privées de Stuttgartcornme formes de Dieu dans l'ipséité et l'amour 16 •
Aussi l'instance du sujet en tant que sujet pensant tombe-t-elle dans une
opposition originelle et absolue avec l'instance de l'objet, et il y a alors
deux séries, qui ne fonnent l'identité absolue que dans leur unité, identité
qui constitue derechefle point de référence de la philosophie schellingienne
de l'identité, qui n'est plus elle-même une pensée et n'est pas atteinte par
celle-cp7. En quelques bonds, Schelling cherche à cornprendre l'identité
absolue ou, pour mieux dire, à la saisir. L'effort commun à ces commen-
cements consiste à laisser derrière soi la pensée en tant que pensée pure,
mais à l'intégrer également à l'Absolu pour atteindre, dans une identité de
la pensée et de l'être, l'identité absolue. En fait, si on affirme un Absolu
dans une théorie, la question se pose alors de savoir cornrnent on peut justi-
fier cette affirmation. Comme l'Absolu ne peut être déterrniné de l'extérieur
en tant que tel, car ce ne serait alors plus qu'une chose relative, la déter-
rnination doit suivre intérieurement de l'Absolu. Dans toute théorie de
l'Absolu, l'Absolu doit donc s'exprimer lui-même. De l'avis unanime des
protagonistes que nous avons mentionnés, Spinoza aurait rnanqué ce pro-
blème, puisque la pensée n'apparaît justement pas dans la construction de
l'Absolu. D'un autre côté, dans la philosophie transcendantale telle que
Schelling l'a comprise, c'est une pensée seulement empirique et subjective
qui s'est essayée au concept de l'Absolu, sans l'atteindre véritablelllent bien
sûr. Pour unifier en même temps dans le penser, dans l'Absolu l'unité de la
pensée et de l'être et, par là, la connaissance de soi de l'Absolu, Schelling
essaie d'une part de dépasser le subjectivisme de la philosophie transcen-
dantale : « Voir la conscience absolue, qui est le connaître absolu lui-mêrne,
par le medium de la pure conscience qui apparaît dans la conSCience

15. Voir entre autres sur ce point Die Weltseele [Dîme du monde], p. 1-20.
16. Schriften, 4, p. 51.
17. Voir entre autres sur ce point la préremémoration de la Darstellung meines Systems
[Exposé de mon système], 1801, Schriften, 2, p. 39-46; I-4, p. 107-114.
THOMAS KISSER

ernpinque, c'est la charger dès la première saISIe de l'opposition de la


conscience pure et de la conscience empirique, qui ne peuvent tout aussi
peu l'une que l'autre être autrement unies, en tant qu'infinie et finie, a
priori et a posteriori, que par la conscience absolue considérée en soi, et
c'est limiter toute unité universelle du fini et de l'infini au cas singulier 18 ».
Il essaie d'autre part de dépasser par là la non-réflexivité méthodique de
Spinoza: « Ce n'est que dans la forme de toutes les forrnes que l'essence
positive de l'unité est connue, mais cette dernière [la fonne absolue] est
incorporée en nous en tant qu'idée vivante de l'Absolu, de sorte que notre
connaissance est en lui et qu'il est lui-mêrne dans notre connaissance, et
nous pouvons voir aussi clairement en lui que nous pouvons voir en nous-
mêmes, et tout apercevoir sous une seule lumière, devant laquelle toute
autre lumière, et en particulier la connaissance sensible, n'est qu'obscurité
profonde 19 ». Schelling intègre donc la pensée à l'Absolu lui-même et il
détermine la connaissance comme propriété de l'identité absolue20 • Le titre
de cette unité est l'intuition intellectuelle, par laquelle la philosophie prend
sa place dans l'Absolu: « La philosophie n'est entière et achevée que dans
l'Absolu, et ne considère les choses que comme elles sont dans l'Absolu 21 • »
C'est partant derechef de là que l'on comprend l'identité de chaque chose
singulière, qui reste cependant une apparence dans sa singularité. On trou-
verait difficilement dans les temps modernes des formules plus éléatiques
que celles de Schelling: « La philosophie consiste ainsi dans la preuve que
l'identité absolue (l'infini) n'est pas sortie hors d'elle-rnême, et que tout ce
qui est, pour autant qu'il est, est dans l'infinité mêlue, principe que seul
Spinoza, parmi tous les philosophes qui nous ont précédés, a reconnu 22 • »
Donc, par conséquent, « tout ce qui est [est] [... ] l'identité absolue elle-
même23 ». Ce n'est pas seulement au niveau de l'identité absolue que le
sujet et l'objet sont donc sursurnés en un inesse absolu et pur. Mais dans les
choses singulières aussi, ce qui est, ce qui est au sens véritable, c'est la forme
de l'identité 24 . Schelling reconnaît donc que l'on ne peut penser l'Absolu
sans rendre compte en même temps de cette pensée. Ce qu'il fait en inté-
grant la réflexion de l'Absolu dans l'Absolu lui-même, afin de pouvoir

18. Voir sur ce point, Fernere Darstellungen [Autres exposés], loc. cit., p. 97 sqq.; I-4, p. 353
sqq. Voir l'avis contraire de Fichte, Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre [Fondements
de la doctrine de la science dans son ensemble], 1794, Akademie Ausgabe, I-2, p. 411 sqq.
19. FernereDarstellungen [Autres exposés], loc. cit., p. 148; I-4, p. 121.
20. DarstellungmeinesSystems [Exposé de mon système], loc. cit., 1. 17, p. 53; 1-4, p. 121.
21. Fernere Darstellungen [Autres exposés], loc. cit., 1. 2, p. 132; I-4, p. 388.
22. Darstellung meines Systems [Exposé de mon système], loc. cit., 1. 52, p. 52; I-4, p. 120;
voir aussi loc. cit., 1. 1-2, p. 46 sqq.; 1-4, p. 114 sqq.
23. Op. dt., loc. cit., 1. 12, p. 51; I-4, p. 119.
24. Op. dt., loc. cit., 1. 39, p. 64; 1-4, p. 132.
ET SCHELLING

parler ensuite de l'identité comme identité de l'identité et de la non-


identité. Schelling, semble-t-il, thématise ce problème de la réalité car,
dans son concept de l'Absolu, pensée et être, concept et réalité ne font
qu'un: la pensée devient consciente de ses limites. Mais la réalité, en tant
que telle, ne se donne ici qu'à partir du concept de l'Absolu. Schelling
entreprend dans l'Absolu cette même synthèse que Kant avait d'abord pré-
sentée comme impossible et ensuite comrne circulaire dans sa critique de
la preuve de l'existence de Dieu25 . La connaissance du sujet énonciateur est
toujours-déjà déterminée en tant que connaissance de soi de l'Absolu. On
sursume d'abord et avant tout l'opposition du connaissant et du connu 26 ,
chez Spinoza c'est le résultat du cinquième livre de l'Éthique, en tant que
résultat d'une genèse du sujet qui devient conscient de soi. Schelling intègre
immédiaternent ce résultat dans le concept de l'Absolu. Mais dans cette
immédiateté, le connaître même, qui est d'abord connaître d'un sujet fini,
est oublié. Dans le connaître comme dans l'être, le fini est abandonné,
pour être, de manière précipitée, comme on devrait le dire dans la vision
de la philosophie transcendantale, incorporé à l'Absolu, dont on ne peut
précisément exhiber la pensabilité, ce qui est recouvert par le saut de la pen-
sée dans l'Absolu. Si la conception de l'Absolu est ainsi accomplie par une
sirnple réflexion sur le concept de l'Absolu, sans que l'on discute de la
réalité possible de l'Absolu, la négation de la sirnple conceptualité apparaît
comme la domination irréfléchie de simples concepts. Car si le connaître,
tel qu'il l'est justement dans l'intuition intellectuelle, est compris dès le
début comme étant identique à l'Absolu, la question du rapport de l'Absolu
au sujet empirique se pose justement comme le problème du rapport du
connaître absolu, ou du se-connaÎtre-·soi-même de l'Absolu, et du connaître
tel que nous l'accomplissons de manière empirique. Le principe de l'iden-
tité, le principe selon lequel l'Absolu n'est pas du tout sorti de lui-même,
n'est pas le résultat de la pensée de Schelling, c'est son présupposé. Mais en
tant que présupposé, il ne peut être ni critiqué ni fondé. Et qu'est-ce qui
nous justifie à tenir ce principe pour la réalité, quand bien même il serait
logiquement, conceptuellement correct? De quelle manière pouvons-nous
tenir pour vrais, sur la base de ce principe, nos énoncés sur l'Absolu et la
réalité en général, quand bien mêrne ils seraient développés de rnanière
interne, cohérente et conceptuellement correcte? Cette question peut en
tout cas trouver sa réponse dans une sorte de foi, qui peut, elle aussi, être
donnée ou non. La pensée de l'identité et de la non-identité ne s'avère,
dans son incertitude méthodique, que comme l'un des côtés d'une
différence qui consiste en effet à enregistrer cette identité ou non. Cette

25. Voir note 4.


26. Pernere Darstellungen [Autres exposés], Zoc. cit., L 2, p. 110; 1-4, p. 366.
THOMAS KISSER

pensée n'introduit par là aucune série contraignante, rrlais seulement, au


contraire, un balancerrlent incessant entre l'option de l'Absolu et celle du
relatif sans fond, qui n'est pas forcément simplernent faux. Si nous balan-
çons dans l'Absolu, nous nous trouvons dans la. pure identité, si nous
optons pour le relatif, nous nous trouvons dans la différence, que l'on ne
peut sursumer. Mais à chaque fois, le sujet ernpirique se dissout. La tentative
schellingienne pour résoudre le problèrrle fondamental de la philosophie,
pour ainsi dire comme en un tournernain, ne peut en fait que le recouvrir.
Et bien que l'identité absolue soit formulée d'abord comme condition,
cornme constitution de tout connaître fini, cette singularité se résout visible-
ment dans la restitution, dans la référence à la chose singulière en tant que
singulière. Seul l'Absolu lui-même l'est selon Schelling, et seulement dans
la mesure où quelque chose a la forme de l'Absolu. Et, de fait, apparaît ici
une absence de liaison entre le connaître absolu, ou le connaître de l'Absolu,
et le connaître d'autrui et de nous-mêrnes, tel que nous le pratiquons empi-
riquement. Le premier devient entièrement absurde pour le second. En
somme, l'intuition intellectuelle ne peut rien nous donner de ce que nous
attendons d'elle car, en elle, nous n'apprenons rien d'autre, si ce n'est qu'il
y a l'identité. Et il n'y a pas non plus sur ce point de critère de réalisation
eHective de l'intuition intellectuelle pour le sujet ernpirique 27 • Ainsi, Schel-
ling semble sans doute supérieur à Spinoza, on pourrait dire que, ce faisant,
Schelling expose en un seul principe le contenu de toute l'Éthique, son
commencement et sa fin, mais sa méthode ne fait que reproduire le pro-
blème de Spinoza à un autre niveau. Le sujet, en tant qu'instance de la
vérification, se rend dépendant d'un étalon qu'il ne peut tout simplement
pas envisager. Par le moyen du penser de l'identité absolue, il se sursurne
en tant que pensant et délègue la responsabilité de son être à une instance
ontologiquement fondatrice qui, avec son être, dirige toutes les actions de
l'être singulier. La tâche de la philosophie pratique se pose alors de manière

27. Hegel thématise cette accessibilité déficiente de l'intuition intellectuelle: « Cet intui-
tionner est lui-même le connaître, mais il n'est encore rien de connu; c'est le non-média-
tisé, l'exigé. On doit l'avoir en tant qu'il est immédiat; et quelque chose que l'on peut
avoir, on peut aussi ne pas l'avoir. Cette exigence immédiate a donc donné à la philoso-
phie de Schelling comme l'allure d'exiger pour condition un talent, génie, ou état d'âme
spécifique, en tout cas quelque chose de contingent. Car l'immédiat, l'intuitionné, est
dans la forme d'un étant ou d'une chose contingente, ce n'est rien de nécessaire; et celui
qui ne la comprend pas doit même penser qu'il ne possède point cette intuition. Ou,
pour la comprendre, il faut se donner la peine d'avoir cette intuition intellectuelle; mais
si on l'a ou non, on ne peut le savoir - on ne peut le savoir de ce qu'on la comprend car
on peut simplement penser qu'on la comprend. Le fait que l'intuition intellectuelle ou
le concept de la raison est un présupposé, et le fait que sa nécessité ne peut être exposée,
tel est le manque qui lui fait revêtir une telle forme» (Vorlesungen über die Geschichte der
Philosophie [Leçons sur l'histoire de la philosophie], III, Werke 20, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1986, p. 439).
ET SCHELLING

entièrernent spinoziste en tant que problèrne de puissance, non pas en tant


que problème de conviction: la possibilité de tout agir libre repose en effet
d'après Schelling sur « la rrlanière dont, par une sirrlple pensée, quelque
chose d'objectif peut être changé de telle sorte qu'il soit en accord parfait
avec la chose pensée 28 ». Cette conception de la liberté en tant que capacité
à produire en général une action sur un objet, la possibilité de la production
en général, est encore exposée d'une manière très subtile dans le Système de
l'idéalisme transcendantaP9, et elle n'a rien à voir avec le concept kantien de
liberté compris comrne la synthèse de maximes subjectives et d'une loi
objective, mais concerne bien plus le concept de liberté de l'arbitre en tant
que capacité à accornplir des actions et tombe fondamentalement d'accord
avec la conception spinoziste d'une liberté comprise comme puissance et
puissance de soi, potentia agendi. Cette dernière est encore conséquemment
transférée dans le premier principe, afin de présenter à partir de là l'histoire
comrrle déploiement des forces fondamentales et de penser, dans une doc-
trine des puissances, le rapport de la finité et de l'infinité. La dynarnisation
de l'Absolu qui lui est liée n'éloigne pas du tout, sur les plans des fondements
et de la méthode, Schelling de Spinoza30 , mais se laisse au contraire tout à
fait cornprendre, abstraction faite de la dynamique de la substance de Spi-
noza, sous le titre du renouvellernent d'un rnême type de pensée, Spinoza
utilisant déjà en particulier les instrurrlents de la quantité et de la qualité
dans la genèse de la multiplicitë 1• Du point de vue de la rnéthode, Schelling
reste donc spinoziste ou, pour l'exprimer autrement, Schelling et Spinoza
restent tous deux des métaphysiciens. Leur horizon est celui de la tension
entre la finité du Moi concret, sa force agissante, ou puissance, qui s'efForce
de devenir consciente de soi-même en tant que part de la force agissante
absolue, ou puissance, concept fondalnental de la théorie métaphysique de
chacun d'eux, qu'elle l'appelle energeia, potentia, volonté absolue ou volonté
de puissance. rexigence de Spinoza: penser la substance en tant que sujet,
c'est-à-dire penser la genèse de l'Absolu, reste visiblernent prise dans un
cercle, aussi longtemps qu'elle doit être menée avec les moyens de la méta-
physique, c'est-à-dire avec les rnoyens de la philosophie conceptuelle.

28. Schriften, l, p. 415; 1-3, p. 347.


29. Schriften, l, p. 600 sqq.; 1-3, p. 532 sqq.
30. Voir entre autres sur ce point Walter E. Ehrhardt: « Schelling et Spinoza», dans
Manfred Walther (éd.), Spinoza und der deutsche ldealismus, Würzburg, 1992, p. 111-121.
Steffen Dietzsch pense tout au contraire que le paradigme processuel de Schelling est plus
faible que la logique de la médiation de la substance et du mode chez Spinoza (( Spinoza
versus Schelling », dans Manfred Walther (éd.), loc. cit., p. 121-131). Tous deux négligent,
à mon avis, la genèse du sujet, pensée par Spinoza dans le troisième genre de connais-
sance, le procès du mode à la substance, par lequel le mode devient conscient de soi.
31. Voir sur ce point Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Minuit,
1968, p. 173-182.
Spinoza et Fichte
KLAUS HAMMACHER

Dans l'histoire de la philosophie, Spinoza et Fichte sont perçus comIne


représentants de deux positions antagonistes, excepté dans le dictum de
Jacobi selon lequel le système fichtéen devait être un « spinozisme ren-
versé ». Cette cornpréhension admet la révision, sinon structurale, du
moins sur le plan intentionnel: selon Jacobi, ce contraste de l'idéalisme
fichtéen et du réalisme spinoziste est secondaire comparé à l'évaluation de
leur commune façon de penser, à savoir leur spéculation absolue de la réa-
lité vécue. Nous trouvons prise en considération cette dernière objection
de Jacobi chez Fichte dans ses Réflexions transcendantales.
Dans cette contribution, je ne m'occuperai ni de l'influence de Spinoza
sur la formation du système de la doctrine de la science (Wissenschaftslehre),
ni de la critique du système spinoziste par Fichte. Notre sujet sera de dis-
cuter quelques analogies frappantes perceptibles entre le système spinoziste
et celui de Fichte dans une certaine période de sa pensée. Ces analogies
portent simultanément sur la forme et la matière en ce qu'elles permettent
de conclure à l'identité du monde physique et intellectuel.
Je ne reprends pas le dictum jacobien du « spinozisme renversé» de
Fichte pour démontrer que ces extrêmes se touchent (ce qu'avait pensé
Jacobi), mais en vue de considérer la correspondance structurale des deux
systèmes de pensée, correspondance dont nous chercherons le fondement
dans une conception commune du but de la philosophie.
On trouve chez Fichte des exemples de passages et de déductions spino-
zistes, exemples en apparence surprenants mais développés, en réalité, dans
l'intention de s'opposer aux conceptions mêmes de Spinoza.
J'ai présenté autrefois une vision spinoziste du monde tirée des passages
introduisant la destination de l'homme et j'ai cherché à atteindre la concep-
tion d'une liberté pratiquée à partir de deux positions contraires mais
néanmoins en un certain sens coïncidentes l .

1. Cf « Fichte und Spinoza », dans Spinoza und der deutsche ldealismus (Schriftenreihe der
Spinoza-Gesellschaft) I) éd. Manfred Walther, p. 81-101.
KLAUS HAMMACHER

Dans cette analyse je partirai de l'observation d'un parallélisrne psycho-


physique sernblable à celui de Spinoza, exprirné par Fichte dans les années
1797 -1799 au détour de quelques passages de ses textes.
Cette convergence intervient de façon étonnante puisque Fichte paraît
ne pas s'intéresser, dans ces textes, à la position de Spinoza, ce qu'il avait
explicitement fait dans le Fondement de la théorie de la science (Grundlage
der gesammten Wissenschaftslehre) et que l'on retrouve également dans la
seconde élaboration de la Doctrine de la science) des années 1797-1799, et
dans le Système de la doctrine de la morale (System der Sittenlehre, 1798).
Soyons plus précis: on ne s'attend pas à trouver chez un idéaliste comme
Fichte une analogie stricte entre la formation des sens et des organes
corporels de l'homme d'un côté, et l'être individuel et moral en ultirne
instance de l'autre. Sans doute dans les langues romanes est-il plus facile de
comprendre cette analogie, si on prend en considération le double sens du
mot « conscience », c'est-à-dire aussi le sens éthique inhérent au concept
de « conscience».
Je ne cherche pas à éclaircir cette analogie par la prise en compte du
début de la controverse avec Schelling à cette période, lequel suivrait pen-
dant ce temps les traces d'un certain spinozisme. Il me semble plus vrai-
semblable, ceci dit entre parenthèses, que Fichte tienne ce modèle de sa
discussion avec Salomon Maimon, lequel conçoit l'intellect identique dans
le sujet comprenant et l'objet compris2.
Dans cette étude, je ne rn'intéresse pas à la continuité philosophique et
historiographique des analogies. Il n'est pas non plus question de discuter
les thèses de Fichte sur Spinoza, ce qui voudrait dire, dans ce contexte,
que ce qui est dit concernant Spinoza est au fond adressé à Schelling. Il
s'agira seulement de déterminer comment la pensée de Spinoza se présente
aux yeux de Fichte et du point de vue fichtéen; ce à quoi j'entends me
livrer, c'est une interprétation des pensées mêmes et cela d'un point de vue
anthropologique, seul moyen à mon sens d'éclaircir les analogies.
Mais venons-en aux textes! [imprévu, le surprenant de ces analogies
vient de ce que Fichte conçoit une identité entre la constitution du corps
humain sensible dans le cadre de la nature et la constitution de la conscience
dans l'ordre moral, identité d'ordre physique pour deux choses qui ne se
_._---_..........._-_....__._._.__.__..__......_ - - - - - - - -
2. J'ai déjà montré les traces de cette discussion concernant la transformation de la
Doctrine de la science; voir « Fichte, Maimon und Jacobi. Transzendentaler ldealismus und
Realismus » dans Transzendentalphilosophie ais System. Die Auseinandersetzung zwischen
1794 und 1806 (Schriften zur Transzendentalphilosophie, Band 8) hrsg. von Albert Mues.
Hamburg, 1989, p. 243-263. Il faut ajouter que Maimon avait commenté Maïmonide,
Guide des égarés, dont on trouve des traces dans ses écrits de ces années.
ET FICHTE

distinguent dès lors que par leur aspect. Cette identité est exprimée à divers
endroits de la Théorie de la science nova methodo3 •
De plus, cette interdépendance du corps et de l'esprit se trouve pro-
noncée dans des propositions qu'on pourrait croire issues de la plume de"
Spinoza: « Qu'est-ce que mon corps? Rien d'autre qu'un certain aspect de
ma causalité en tant qu'intelligence; rnon corps serait par conséquent une
production de concepts, parce que, en tant que corps, je suis pensé par
une pensée sensible comme un acte d'extension dans l'espace et de muta-
tion dans la matière» (WLnM 197, trad. 252). Cette pensée correspond
à l'Éthique II, propositions 12 et 13. En un autre passage, Fichte écrit:
« Nous sornrnes Nature sous chaque aspect. Mais ce qui parvient à toute
la Nature doit aussi parvenir à l'homme, en tant qu'il est Nature » (SL,
SW IV, 200). Un autre énoncé paraît plus exprirner la prépondérance de
l'aspect réaliste qu'idéaliste dans le parallélisrne : « Lobjectif dans le Moi
est mû de soi sans aucun emploi par la liberté, déterrniné, modifié, de la
même manière qu'est modifiée la chose simple. Puisque le Moi n'est pas
seulement objectif, mais également subjectif dans le même être et de façon
indivisée, unie avec la modification du premier, il y a nécessairement aussi
modification du second, c'est-à-dire la conscience de sa situation» (SL 98,
SW IV, 44). Sur ce point on remarque une analogie directe dans la conclu-
sion de la démonstration de la proposition 14 de l'Éthique: At omnia, qua
in corpore humano contingunt, mens humana percipere debet. En outre, on
peut y comprendre une prise de position moniste, contre la séparation du
corps de l' esprit4•
Mon objectif: comme je l'ai déjà souligné, est d'interpréter dans un
cadre anthropologique la structure argumentative rendant COlTlpte de la
position de l'homme comme animal qui, après la rupture de l'instinct,
tend à s'orienter lui-même avec la conscience surgissante par des représen-
tations du Inonde.

3. Cf. Wissenschaftslehre nova methodo (Nachschrift Krause) (indications suivantes, abr.


dans le texte: WLnM,) p. 160,171,174,193,197,200,210,211, 234; System der
Sittenlehre nach den Prinzipien der Wissenschaftslehre, Samtliche Werke, vol. IV (abr. dans
le texte: SL SW IV), p. 12, 44, 75, 130, 217. Il suffit de donner les indications de
l'édition de Fuchs de la Wissenschaftslehre nova methodo (Kollegnachschrift K. Chr. Fr.
Krause), Hamburg, 1982 (Philosophische Bibliothek, 336) et l'édition de la même dans
J. G. Fichte, Gesamtausgabe der Bayerischen Akademie der Wissenschaften (GA), série IV, 2
(GA IV, 2) d'après le manuscrit de Halle, parce qu'il existe une bonne tradu~tion française
de Ives Radrizzani (J. G. Fichte, La doctrine de la science nova methodo, LAge d'homme,
« Collection dialectique », Lausanne, 1989) qui donne dans une édition combinée les
paginations des deux éditions allemandes.
4. Contre cette séparation, Fichte se déclare aussi expressément dans la Théorie de la
science nova methodo, cf. p. 234, trad. p. 296-297.
KLAUS HAMMACHER

Les deux auteurs, Fichte et Spinoza, découvrent cette situation en


partant de la nature réflexive de la conscience par laquelle l'instinct est
transformé en tendance de l'intellect à se constituer par la pensée. Pour
Fichte, il s'agit là d'un procès d'origine intellectuelle se déployant à partir
du rnonde sensible, objectivation d'un mécanisrne suivant la loi de la pen-
sée (Denkgesetz). Spinoza se fonde également sur la loi de la nature mais en
déduit la conscience humaine comrne fonnant avec l'idée correspondant
à l'objet une idée de cette idée, cela même quand il n'existe pas d'autre
manière de concevoir l'objet (E II Ax3) ; mais il ne se rend pas compte de
cette déviation de l'intellect humain et la comprend formée par la loi de
la Nature.
On peut remarquer que tous les deux partent de la découverte carté-
sienne du cogito. Commençons, pour cette raison, notre interprétation en
développant chez les deux les causes diverses de leur éloignernent de cette
instance cartésienne du sujet.
Dans le System der Sittenlehre de 1798 (Système de théorie de la morale),
Fichte se demande: « Suis-je parce que je me pense ou est-ce que je me
pense parce que je suis?» (SL SW IV, 42) et il répond en s'adressant à
son interlocuteur interne avec la formule dialectique: «Tu n'es ni l'un, ni
l'autre parce que tu es différent (andersj5. »
Chez Spinoza, nous trouvons l'argurnentation la plus élaborée contre le
cogito de Descartes dans le Traité de lamendement de l'intellect (TIE G II,
15) : nous exprimerions la même chose, dit Spinoza, si nous disions qu'il
n'est pas obligatoire que je sache savoir et moins encore que je me sache
sachant. En interprétant de cette manière le cogito comme savoir réflexif: il
conclut: « Après avoir été averti que j'existe, je ne me peux pas m'imaginer
ni que j'existais, ni que je n'existais pas 6 • » Dans l'Éthique, nous trouvons

5. J'ai essayé par ma traduction de rétablir le jeu de mots en me servant de l'exposi-


tion des concepts dans les élaborations de Fichte pendant la formation de son système,
c'est-à-dire dans les Méditations propres d'une philosophie élémentaire (Eigne Meditationen
über Elementarphilosophie). Là nous trouvons le concept Unterscheiden, ce qui veut dire
une définition de l'esprit fini par l'exclusion, pour exprimer par cette forme de négation
une classe des objets indéfinissables, une méthode logique que Fichte compare lui-même
aux « jugements indéfinis» de Kant. L « autre» comme catégorie de la dialectique cor-
respond déjà depuis Platon à l'exclusion d'une classe. Pour ce concept fichtéen de la
dialectique, voir mes contributions: « Problemgeschichtliche und systematische Analyse
von Fichtes Dialektik », dans Der transzendentale Gedanke. Die gegenwartige Darstellung
der Philosophie Fichtes (Schriften zur Transzendentalphilosophie, vol.1), Hamburg, 1981,
p. 388-407; « Fichte und das Problem der Dialektik », dans Sein-Réflexion-Freiheit.
Aspekte der Philosophie Johann Gottlieb Fichtes, éd. par Christopf Asmuth, Amsterdam-
Philadelphia, 1997, p. 115-142; « Zur transzendentalen Begrundung der Dialektik bei
Fichte », Kant-Studien, 79, 1988, n° 4, p. 467-475.
6. TIE, G II, 20 : Postquarn novi me existere, non possum fingere me existere aut non existere.
ET FICHTE

la note supplémentaire de l'édition néerlandaise des Nagelaten Schriften, à


l'axiorne II : Homo cogitat >01anders, wy weten dat wy den ken <- « l'homrne
pense >ou nous savons que nous pensons< » (G II, 42).
Chez Spinoza comme chez Fichte, la conclusion de l'existence de soi-
même à la réalité extérieure résulte d'une négation qui se présente comme
un manque: il faut une cause pour l'existence d'une chose ainsi que pour
sa non-existence? Fichte explique cette pensée de diverses manières: dans
la période de la seconde élaboration de sa Doctrine de la science, il constate
- se montrant ainsi conforme à la logique rnoderne - que la négation ne
peut pas être cOlnprise par elle-même mais à partir d'une cause: c'est le
cas du «Non-Moi» (Nicht-Ich) puisque, sans cause, le Non-Moi ne peut
appartenir à la conscience du Moi (WLnM 41, 173, SL 98, SW IV, 152).
Dans cette figure d'argumentation, Fichte rattache la structure de l'ac-
tion à la structure de la conscience: « "Ma main se meut" signifie que
je pense ma main en tant que mue et qu'elle se meuts. » Mais par cette
représentation de l'action dans la conscience, on ne doit pas voir l'eHet du
mouvement-cause, elle confinne plutôt le parallélisme d'un aspect idéaliste
et de la réflexion correspondant à la proposition 2 de l'Éthique III : « Le
Corps ne peut détenniner l'Esprit à penser, ni l'Esprit déterminer le Corps
au mouvernent, ni au repos, ni à quelque chose d'autre (si cela existe). »
Spinoza attache également la structure de la connaissance à la conscience
en faisant la distinction entre l'idée et la chose conçue à cause de la réflexion
(cognitio reflexiva) : la première est sue imrnédiatement comme pensée et
identifiée avec l'essence de la chose conçue, la seconde contient le « mode»
(modus) dans lequel nous sentons l'essence pensée (TIE G II, 15). Spinoza
s'exprime en termes scolastiques, rnais les conclusions qu'il en tire sont
modernes quand il appelle « certitude» (certitudo) cette identification qui
se fait dans le premier cas.
Fichte avait écrit: « Dans la représentation, je ne produis pas le repré-
senté mais l'action de se présenter [une chose] » (SL 98 SW IV, 44). Pour
sa part, Spinoza comprend l'attachement de la perception extérieure à la
conception intérieure cornme un procès objectif; lui aussi déduit le chan-
genlent du saisi du monde dans l'intellect par l'attribut de la pensée. Mais
c'est en activant l'intellect humain que se fait, dans l'attribut de la pensée,

7. Pour Spinoza, voir Demonstratio aliter (I) de É 1, P 10 : « À toute chose on doit assigner
une cause ou raison, tant du fait qu'elle existe que du fait qu'elle n'existe pas. »
8. Trad. 234. Dans ce cas, je donne le texte allemand d'origine, parce qu'il est quasi
impossible de rendre directement la formulation par la traduction, même s'il ne s'agit pas
d'un texte authentique de Fichte: lch denke meine Hand aIs bewegt und sie bewegt sich;
WLnM 182, GA IV, 2, 182.
KLAUS HAMMACHER

l'objectivité correspondante des notions communes (notiones comunes) et


qu'est cornpris l'enchaînement (concatenatio) des causes et des efFets.
Je n'ai pas l'intention de faire du spinozisme une philosophie trans-
cendantale inachevée; j'interprète ces considérations sur la structure de la
réflexion d'un point de vue anthropologique, c'est-à-dire comme analyse
de la situation de l'homrne dans le monde. Vus sous cet angle, Spinoza
et Fichte décrivent tous les deux de façon convergente le « saut» de la
conscience par laquelle l'homrne est enlevé à la connexion d'efficacité
imrrlédiate des choses, comprenant la chaîne des causes et effets et par
conséquent agissant par l'arrangement de « représentations 9 ».
Il est possible, d'après moi, de faire l'hypothèse suivante: tous les deux
s'approchent de ce point de vue anthropologique! Durant cette période,
Fichte attendait de développer son système de l'unité de la théorie et de
la praxis dans l'homme agissant, et, dans l'Éthique, Spinoza se concentrait
expressément sur l'homme et son salut (cf. ÉlI [Praef.], É V Praef.). Pour
prouver cette hypothèse, je mettrai l'accent sur les analogies présentes dans
les textes sur la constitution du comportement hurnain chez les deux pen-
seurs (ce critère permettant également de prouver une éthique anthropo-
gène).
Tous les deux partent de la conservation de soi-même en cherchant
le fondement naturel de son cornportement lO , mais Spinoza se borne à
constater ce principe efficace dans tous les êtres individuels de la Nature,
cependant que l'œuvre fichtéenne analyse son efficacité d'une manière
plus profonde, définissant l'existence d'une causalité qui ne fait pas effet
dans le monde extérieur mais que l'on peut observer dans l'intérieur psy-
chique. Fichte étudie quasiment les mêmes phénomènes que lors de son
identification de la volonté avec le conatus conscient, mais cette analyse
les décompose de façon plus précise: nous ne remarquons que l'effet de la
« tendance» (Streben - terme par laquelle Fichte désigne, en général, l'ins-
tinct), et la volonté se présentant comme représentation de cette tendance
par le sentiment interne se remarque par une intensification croissante de
l'instinct (cf. GA II, 3,184)11.

9. Cette conception d'une anthropologie de l'action ne peut pas s'expliquer dans ce cadre.
Je dois la présenter dans une étude spéciale.
10. Fichte ne parle qu'une seule fois expressis verbis de la conservation de soi-même en
constatant le Trieb der Selbsterhaltung (SL SW IV, 123). Généralement, Fichte se borne à
parler de Trieb (tendance instinctive). Spino~a fait usage de la terminologie scolastique en
se servant du concept conatus à partir de l'Ethique III et en le complétant par in suo esse
perseverandi. Mais ce concept, acquis dans sa critique de Hobbes, acquiert chez lui aussi
une dimension non naturaliste, comme nous verrons.
Il. Ces considérations se trouvent dans les Méditations propres sur une philosophie élé-
mentaire, que j'ai analysées dans mon essai « Kategorien der Existenz in Fichtes Eignen
ET FICHTE

D'après Fichte, il faut partir d'une analyse du « sentiment» (Gefuhl).


La cause d'un sentiment nous est inconnue et de ce fait nous la transpo-
sons dans l'être objectif: ce qui n'est pas confonne à l'expérience puisque
cela implique sa constitution par le mouvement (WLnM 183, trad. 236).
Cette transposition serait également contraire au principe du parallélisrne
psychophysique de Spinoza, auquel d'ailleurs Fichte adhère durant cette
période, comme le montre la réflexion suivante en continuation de la
phrase déjà citée sur le mouvement de la main: « Il n'y est pas contenu la
représentation du rapport causal entre la volonté et la perception» (WLnM
183, trad. 236).
Selon Spinoza, aucune causalité n'existe entre l'impulsion extérieure
d'une érnotion et le sentiment que nous en ressentons; la vraie réalité se
trouve dans le rapport causal qui produit l'efh:t dans le monde extérieur,
c'est pour cela qu'il faut séparer les émotions ou les « affections» (affectus)
des irnpulsions extérieures qui ne nous laissent pas entrer dans la conti-
nuité des causes et effets, et qu'il faudra à l'inverse découvrir dans l'esprit
humain (É V P 4 S).
Tandis que Spinoza découvre l'insinuation d'une cause dans la percep-
tion de notre volonté cornme produisant un certain effet dans nos actions,
Fichte à son tour cherche l'objectivation dans un acte intérieur, c'est-à-dire
dans la projection de la cause du sentiment dans l'objet réel dérivant d'une
contrainte psychique 12 (idée qui lui permet de maintenir le libre arbitre).
Certes sur ce point s'exprime une différence décisive entre les deux pen-
seurs mais, en employant une considération structurelle, il nous est pos-
sible de distinguer des motifs mixtes dans l'argumentation de Fichte, le
ramenant à une position surprenante, proche de celle de Spinoza.
Fichte ne comprend pas la volonté immédiatement (auquel cas - raison-
nait-il nous l' « entendrions» : nous ne sommes jamais conscients de la
liberté de notre volonté avant de nous décider à faire quelque chose). Cette
thèse le conduit à entrer en conflit avec la tradition du concept du libre
arbitre selon laquelle la volonté peut choisir diverses actions facultatives
(WLnM 175, trad. 225. « Parce que le choix ne pourrait précéder la vel-
léité », elle « n'est pensée que comme projetée avec liberté pour trouver la
velléité libre» (SL 98, SW IV, 104). En un autre endroit, il s'exprime d'une

Meditationen über Elementarphilosophie », dans Kàtegorien der Existenz. Hommage à


Wolfgang Janke éd. de Klaus Held et Hennigfeld, Wurzburg, 1993, p. 87-106.
Et. Déjà dans les Méditations propres d'une philosophie élémentaire (Eigne Meditationen
über Elementarphilosophie) , Fichte avait analysé ces données psychiques: la contrainte qui
se forme de la « tendance» retenue: « Tout ce qui est hétérogène dans son Soi, l'homme
toujours le met à l'extérieur de soi-même comme nous apprend l'expérience» (cf GA II,
3,251, mais aussi WLnM, trad., p. 108-109).
KLAUS HAMMACHER

manière qui risque le malentendu, montrant ainsi sa difficulté à compren-


dre le phénomène de la volonté: il y accepte une espèce de libre arbitre
qu'il appelle la « liberté arbitraire» (Willkur) et qu'il définit par la volonté,
cette volonté qui « fixe son choix des actions équilibrées» (SL 98, SW
IV, 159). Peu auparavant, il avait constaté: « Il n'y a pas d'actions indif-
férentes» (SL SW IV, 155). Pour Fichte, toutes les actions de l'homIne
sont orientées vers des Inotifs d'importance éthique qu'il faut comprendre
et qui renvoient à une « tendance supérieure ». Mais cette « tendance»
ne peut se caractériser que par une formule tautologique dont usait déjà
Aristote pour faire cOInprendre le sens éthique d'une action, c'est-à-dire
par une formule téléologique: « Tendance pour la liberté dans l'intérêt de
la liberté» (SL SW IV, 139).
Chez Spinoza, nous trouvons aussi l'orientation de l'éthique par la
liberté, même si en apparence c'est un tout autre concept de liberté qui
le guide. L'orientation éthique se caractérise par la transition d'une pas-
sion dans laquelle nous sommes « passifs» à la vertu correspondante dans
laquelle nous sommes actifs, par exemple quand nous nous élevons de
1'« ambition» (ambitio) à l'honnêteté (honestas) (É IV P 37 S) ou quand la
crainte devient fermeté (É V P 10 S).
Dans tous ces cas, la liberté est conçue comIne autonomie et c'est en
cette entente du concept de liberté que les deux penseurs s'accordent: tous
deux pensent que la liberté autonome consiste en une activité de l'esprit.
Cependant Spinoza ne définit cette autonomie qu'indirectement (la sous-
entendant déjà montrée), hormis une seule fois, lorsqu'il dit: Hic autem,
nisi sibi, morem gerit (É IV P 66 S), tandis que Fichte la pense réalisée par
un libre arbitre en un sens nouveau qui perçoit la liberté constituée par
la « spontanéité» (cf. WLnM 169, trad. 218), c'est-à-dire comme étant
« auto-active» (selbsttatig) (WLnM 168, trad. 217), activité originaire qui
naît dans la « tendance» et se continue dans le libre arbitre.
Fichte avait fondé dans la « tendance» originaire la causalité interne,
consciente dans la tendance vers la « totalité»; à ce titre il détermine une
reconstruction de l'évolution de la pente naturelle à la tendance morale.
La philosophie fichtéenne conçoit la joie d'une manière plus élaborée que
celle de Spinoza: ce dernier ne distingue qu'un double sens de la joie,
la joie sensible qui vient des excitations corporelles et la joie spirituelle
qui naît lorsque nous contenons la cause en nous-mêmes (É III P 30 S,
cf. aussi É IV cap. 31). Pour sa part, Fichte voit naître la joie à partir de
l'apaisement de nos besoins naturels qui nous fournit la sensation d'agré-
ment ou de désagrément (SL 98, SW IV, 144-152). Mais il distingue
ET FICHTE

égalernent d'autres types d'agréments qui nous montrent qu'il n'y a pas la
même continuité dans la joie comrne tendance naturelle et morale.
Spinoza avait laissé indéterminée la proportion des deux espèces de
joie 13 . De son côté Fichte n'explique pas non plus précisément la struc-
ture diverse de l'agrément mais nous donne un exemple nous indiquant la
manière dont l'une se nourrit de l'autre: « Si quelqu'un m'adresse la parole
[et] si je me sens contraint à ne pas faire usage de la parole, il y a lirnitation
du pouvoir moral. Il n'est pas civil d'interrompre quelqu'un avec qui l'on
veut s'entretenir, rnais cela n'est pas impossible physiquernent. » C'est de
cette seconde sorte de déterminité, d'une déterminité morale, que Fichte
parle ici 14.
C'est la déterminité [decication] morale qui se fait remarquer dans la
« déterminabilité» (colnme le dit Fichte d'après le schéma de Maimon),
une déterminabilité qui n'est achevée que dans le rapport avec l'Autre.
Ainsi il n'y a que la théorie d'intersubjectivité pour faire comprendre la
portée dans la pratique. Fichte a indiqué la dimension d'intersubjectivité
avec le concept de « sollicitation» (Aufforderung). Dans un autre passage
de la Wissenschaftslehre nova methodo (Théorie de la science nova methodo) ,
il nous présente la dimension pratique avec un exemple d'action-parole qui
nous montre la vigueur « perforrnative » (selon l'expression moderne) qui
opère dans certaines sortes d'énoncés de demande: si quelqu'un me pose
une question, il me faut donner une réponse, au rnoins si je veux être res-
pecté comrne être intelligent; cependant, dans certains cas, si on ne donne
pas la réponse, c'est aussi une réponse (cf. WLnM 18, 231 Nachschrift
Halle)NS 515, GA IV, 2, 252, trad. 234, 293-294).
Il Ya aussi chez Spinoza quelque chose qui correspond à la théorie de l'in-
tersubjectivité et, en ce cas, c'est lui qui reconstruit la genèse anthropologique
de l'homme de Fichte. Spinoza montre que la prerrlÏère communication
entre les hommes se fait par des « affections communes ». Les deux
formes de manifestation de cette communication primitive reviennent
à 1'« imitation des affections» (affectuum immitatio - É III, P 27 S) qui
apparaît dans ces deux variétés que sont la pitié (commiseratio) et l'émulation
(cemulatio). De là se forment d'autres affections intersubjectives. C'est la
spécification de la nature humaine, c'est-à-dire la conscience, qui les fait
naître, parce que nous ne formons pas seulement des idées d'une chose que

13. Lambiguïté est la même quand nous lisons que la joie se p~)Ursuit dans la ~ensibilité
physique ou morale, comme nous montrent les formulations E IV P 45 5 et E IV App.
cap. 30, 31.
14. WLnM 249-250, trad. Radrizzani 291-292. Là où Fichte est nommé lui-même dans
le texte cité, on ne doit pas oublier qu'il s'agit d'un manuscrit d'après les cours de Fichte
par Krause. Cf. aussi GA IV; 2, 250.
KLAUS HAMMACHER

nous apercevons, rnais aussi des idées que nous avons en formant ces idées
(É Il P 29) - comme déjà dit plus haut. En cette rnanière, nous formons
aussi encore une fois des idées des affections qui se sont développées par
« imitation» ou « émulation» (É III Déf. 3). Telles sont entre autres les
affections sociales.
La progression morale de l'homme s'est développée, selon Spinoza, en
partant de ces réactions émotives et n'aurait pas pu se former autrement.
Mais il ne nous dérnontre ce procès que par quelques exemples: ainsi on
peut progresser vers la vertu de Générosité à partir de diverses affections;
ce que nous sentons même dans le cas de la haine (É IV P 46).
Spinoza caractérise la dimension sociale inhérente à toute tendance de
conservation de soi-même par, au moins, un exemple concluant: généra-
lement il faut constater selon lui que « chacun a, de nature, l'appétit de
voir vivre les autres selon sa propre complexion» (É III P 31 S). Mais la
même affection dans laquelle s'exprime aussi la tendance de conservation
de soi-même, nous la retrouvons en partant de la même tendance dans la
vertu d'humanité et d'honnêteté (É IV P 37 S). Ces vertus se fondent sur
la joie que nous recevons par la reconnaissance de l'Autre (É III P 29 S,
É III Mf. Déf 44), ce qui est une affection ou émotion de genèse intersub-
jective. Elles ne diffèrent que par la manière dont la vertu est exécutée de
bonne volonté sous la direction de la raison (É IV P 37 S).
Concluons par quelques considérations d'une éthique anthropologique:
Fichte et Spinoza découvrent la situation de l'homme en partant tous
les deux de la nature réflexive de la conscience, par laquelle l'instinct est
transformé en la tendance de l'intellect à se constituer par la pensée. Pour
Fichte, c'est un procès d'origine intellectuelle qui découvre le monde sen-
sible, lequel est l'objectivation d'un mécanisme suivant la loi de la pensée
(Denkgesetz). Spinoza comprend le même procès comme se constituant
immédiatement selon l'ordre des idées correspondant à la réalité physi-
que, si on suit constamment l'ordre des raisons sans échapper aux associa-
tions de l'imagination. Tous les deux dévoilent les phénomènes psychiques
comme des modes de la conservation de soi-même qui forment une réalité
interne.
Mais cela ne correspond pas non plus à la réalité du monde physique
parce que, par la structure de la conscience, ils s'y influencent par les idées
et associations des émotions. Cependant, il reste une réaction inadéquate
en face de la situation réelle.
La conservation de soi-même est en conséquence une tâche éthique
qui résulte de la compréhension des fonctions constituant les émotions ou
les affectus. Cette tâche, on ne peut l'accomplir que par une connaissance
ET FICHTE

adéquate qui se réalise pour Fichte cornme pour Spinoza dans l'autonornie
dans l'agir.
La difference entre la conception du libre arbitre réalisant l'autono-
mie selon Fichte et la compréhension des émotions par leurs causes chez
Spinoza diminue à rnesure qu'on considère leur concept cornmun de la
liberté de l'esprit humain. Cette liberté consiste dans la détermination
cornplète par des causes d'origine intellectuelle.
" Fichte reconstruit d'une manière plus précise que Spinoza la genèse
de la vie affective qui, pour lui, est aussi constitutive du rnonde sensible,
d'autant plus que Spinoza développe d'une manière très naturaliste le sys-
tèrne sensible et intellectuel de l'homme selon la loi de la Nature.
Ces aspects divers semblent s'exclure, mais coïncident dans l'annulation
du temps qui, selon tous les deux, se fait dans un acte d'intellectualisation,
c'est-à-dire dans le savoir intuitif de Spinoza et dans le point de vue éthique,
constitutif pour le savoir chez Fichte.
Tandis que cette conception d'une éthique COmlTle règlement des émo-
tions est troublée chez Fichte par l'exaltation du concept du devoir et chez
Spinoza parce qu'il ne voit pas que la sensation de la joie devrait se transfor-
mer pour être adéquate à l'exigence intersubjective, tous deux démontrent
le rôle et la genèse des émotions d'une manière diverse, mais analogue dans
ses conséquences éthiques.
Fichte constate que l'impératif catégorique kantien ne représente pas
la tendance naturelle qui se transforme dans l'homme en tendance ver-
tueuse, parce que cette tendance se manifeste en s'orientant vers la lTlorale
(SL SW IV 155). De là, Fichte arrive à un concept de devoir supérieur en
comprenant l'harmonie des deux formes d'une tendance qui transporte
la morale d'une manière certaine au-delà du temps, c'est-à-dire au-delà
d'une humeur changeante. Ce n'est plus l'agrérnent dans l'action, mais la
volonté constante et immuable que Fichte n'introduit que dans la dernière
philosophie, qui est déjà annoncée par le contraste qu'il marquait dans le
System der Sittenlehre (Système de la théorie de la morale) entre le « doute»
et la« certitude» (SW 98, IV 167-170).
La conviction de l'atemporalité des phénomènes éthiques s'applique
du point de vue du savoir sub specie ceternitatis qui est pour Spinoza non
seulement une faculté conceptionnelle pour gagner le savoir intuitif, mais
encore la caractéristique des attitudes vertueuses.
Je prétends que tous les deux font la supposition de la connaissance théo-
rique pour l'autonomie éthique parce qu'elle leur semble être irnrnuable et
permanente. Ce qui contient le penchant fort suggestifqui consiste à prendre
l'atemporalité des pensées vraies pour une caractéristique vertueuse, pour le
KLAUS HAMMACHER

garant d'une l'attitude constante. Il s'ensuit que, en pensant l'autonornie,


Fichte d'une part met la faculté décisive dans la volonté, rnais de l'autre
il exige un fondement rationnel des résolutions morales. Par conséquent,
Fichte pense la liberté comme libre arbitre parce que pour être autonome il
faut que toutes les actions soient possibles au rnêrne degré (SL SW IV, 227,
229). Mais cette dialectique lui donne l'avantage de rendre l'autonomie
compatible avec la nécessité, comme il nous le montre avec le problèrne
de la prédestination: « La possibilité et la réalité de toutes [les actions] est
prédestinée rnais de façon excellente, car mon choix a dû s'attacher à la
série qui fait jusque-là mon individualité» (SL SW IV, 227).
C'est de là que je conclus qu'il faut penser l'atemporalité en éthique sous
forme d'une volonté constante, que Fichte décrit aussi dans la Sittenlehre
de 1812 (Théorie de la morale). La volonté n'est pas contrainte par la déter-
mination des actions, mais il ne faut pas suivre la série des inclinations qui
avaient formé notre individualité. La volonté s'appuie sur la force de la
vertu décisive.
D'un point de vue anthropogénétique, on peut aussi interpréter la néces-
sité chez Spinoza comrne fermeté d'un comportement moral, persévérant
à suivre la vertu, qui ne peut résulter, elle-même, que des causes originelles
vertueuses (cf: É V PlO S, P 19 S). C'est une pensée analogue à celle
de Fichte qui soutient que les vertus résultent de la volonté constante.
En voyant de cette manière les deux systèrnes, ils s'éclairent réciproque-
ment. En d'autres termes, si nous acceptons un concept d'éthique qui part
d'une anthropologie et qui se fonde sur une théorie des affections selon les
principes que Spinoza avait déjà élaborés d'une manière constitutive, on
peut reconnaître cette même pensée sous la forme des théories modernes
du « conditionnement» et parvenir à une éthique qui se constituerait en
l'exerçant.
Spinoza et le dernier Fichte
WOLFGANG BARTUSCHAT

Je vous parlerai de Spinoza et du dernier Fichte. Je ne distinguerai pas


d'étapes dans l'évolution philosophique du dernier Fichte. Je me limiterai
à analyser le rapport de Fichte avec Spinoza à partir de la critique que
Fichte lui-même a formulée à l'égard de sa première philosophie, celle
déposée dans la Wissenschaftslehre de 1794. Nous pouvons indiquer avec
précision les débuts de cette critique. Elle naît en l'an 1800, ce qui a entre
autres l'heureux effet de faire que mon sujet s'insère très bien dans un
colloque consacré à « Spinoza au XIXe siècle ». Bien entendu, Spinoza est
présent dans la philosophie du premier Fichte aussi bien que dans celle du
dernier Fichte. Et la question est de savoir si Spinoza a aussi joué un rôle,
et peut-être Inême un rôle important, dans l'évolution de la philosophie
fichtéenne.
Si on parcourt l'index des noms de l'édition de Fichte procurée par
Medicus 1, on constate que Spinoza est parmi les nOIT1S les plus cités, dépassé
seulement par deux contemporains de Fichte (Reinhold et Schelling), ainsi,
bien sûr, que par l'autorité de la philosophie la plus récente, Kant, et égalé
seulement par Jésus-Christ. Nous devons à Reinhard Lauth un article2 qui
fournit une liste des textes où Fichte parle de Spinoza, quelquefois avec
estime, le plus souvent de façon critique. Mais cette liste manque quelque
peu d'ordre et elle ne distingue pas les diHerentes phases de la philosophie
fichtéenne. Le travail de Lauth nous informe avant tout sur la place que
Fichte lui-ITlême attribue à Spinoza dans sa philosophie, il s'interroge sur
la Inanière dont Fichte a lu et interprété Spinoza.
Je me suis demandé en revanche (et la question rne semble peut-être
plus intéressante) de quelle façon la philosophie de Spinoza est présente
dans la philosophie de Fichte et ce au-delà de la réponse que Fichte lui-
même aurait pu donner à cette question. Dans cette perspective, je ne
soutiendrai donc pas que Spinoza a eu telle ou telle irnportance pour la
philosophie de Fichte grâce à une réception active et contrôlée par l'auteur

l. Ausgewahlte Werke in sechs Banden, Leipzig, 1912, t. VI, p. 641-643.


2. Spinoza vu par Fichte. Archives de philosophie, 41, 1978, p. 27-48.
WOLFGANG BARTUSCHAT

de cette philosophie. Je me demanderai en revanche si Fichte a débattu de


problèrnes pour la solution desquels la philosophie de Spinoza a pu être
un modèle. Une telle approche caractérise le beau travail de notre collègue
Jean-Marie Vaysse 3•
Je commencerai par deux observations que j'ernprunte à l'article de
Lauth. Primo: à la question de savoir si Fichte a lu Spinoza et, en cas de
réponse affirmative, de quelle intensité pouvait être cette lecture, Lauth
donne une réponse très plausible: Fichte a lu ce qui comptait à l'époque
pour le débat philosophique en Allemagne; il aura donc lu aussi Spinoza
qui y occupait depuis le livre de Jacobi4 une place importante. Secundo:
Fichte n'a rien puisé directement chez Spinoza, mais il a compris la philo-
sophie de Spinoza comme un type de philosophie qui pouvait bien illus-
trer, par ses difFérences, la spécificité et les revendications profondes de sa
propre philosophie.
Je suis d'accord avec Lauth, mais j'irai plus loin en ce qui concerne la
deuxième de ces observations: postuler un tel rapport de différenciation
voulu par Fichte a un sens seulement si les deux systèmes philosophiques ont
des choses en commun. Il serait vain de vouloir caractériser la spécificité du
système de Fichte par contraste avec Locke ou Hume, ou même avec Kant,
parce que par rapport à ces trois philosophes Fichte poursuit un point de
vue différent, et celui-ci échappe à une analyse contrastive qui implique
une certaine affinité. Si Fichte se démarque de Spinoza, cela implique qu'il
y ait des traits communs dans leurs programmes philosophiques; en même
temps, Fichte revendique emphatiquement la supériorité de sa philosophie,
qui serait la première à donner une réponse à des problèmes soulevés rnais
laissés ouverts par le spinozisme.
Fichte a vu une proximité entre lûi et Spinoza dans la conception de
l'absolu que Spinoza, prisonnier de la terminologie scolastique et carté-
sienne, a appelée « substance ». Il faut comprendre l'absolu comme une
unité à l'aide de laquelle tout antagonisme des termes doit être dépassé,
soit celui, chez Descartes, entre le moi pensant et le monde étendu, soit
celui, chez Kant, entre la philosophie théorique et la philosophie pratique,
avec son corollaire d'une opposition entre le monde phénoménal et le
monde nournénal.
Fichte attribue au monisme propre à cette théorie de l'absolu la fonc-
tion de fonder toutes les choses en absolu, véritable aboutissement du che-
min théorique de toute sa philosophie. Le but ultime de la philosophie
fichtéenne est la compréhension du rnonde dans la multiplicité concrète

3. 1!!talité et subjectivité. Spinoza dans l'idéalisme allemand, Paris, 1994.


4. Uber die Lehre des Spinoza in Briefen an den Herrn Moses Mendelssohn, Breslau, 1785.
ET LE DERNIER FICHTE

et donc la compréhension du particulier dans sa relation aux autres par-


ticuliers. Ce prograrnrne se fonde sur l'idée qu'il n'est pas possible de
comprendre un tel particulier exclusivernent par cette relation. Pour y par-
venir, une philosophie de l'absolu doit indiquer un principe absolu qui
dépasse le particulier dans ses relations au dedans du rnonde par le fait de
renferrner en lui-mêrne tout ce qui existe.
Voilà le concept fondamental de Spinoza cornme l'interprète Fichte.
Mais selon Fichte, Spinoza a échoué: il n'a pas réussi à déduire de son
concept de l'absolu la multiplicité du particulier. La faute en serait à une
conception erronée de l'absolu compris par Spinoza comme un être objec-
tif et transsubjectif Un tel absolu serait mort parce qu'il lui manque la
subjectivité de l'acte de poser et donc aussi de l'acte de se poser soi-mêrne.
Il s'ensuit que toutes les choses que Spinoza appelle des rnodes ne sont que
quelque chose d'inhérent à la substance unique. C'est pourquoi ces modes
seraient morts comme la substance elle-même, et les diHerences qui appa-
raissent dans la rnultiplicité ne pourraient être considérées que comme une
apparence purement subjective.
Cela se justifie dans la logique de la substance de Spinoza, mais cela est
en contradiction avec l'expérience fondamentale au moins d'un être dans
le monde. C'est l'expérience de la liberté du moi autoconscient qui se sait
à partir d'une distinction d'avec tous les objets extérieurs le déterminant, et
qui détient son identité dans ce savoir. La théorie spinoziste de la substance
ne pourrait pas expliquer un tel Moi, et elle pourrait donc encore moins
le comprendre comme prernier principe. Seulement le Moi serait capable
d'être un tel principe puisque, pour Fichte, il ne tire pas son identité de
la distinction d'avec quelque chose d'étranger mais constitue un absolu
autosuffisant, qui n'est pas conditionné par autre chose.
ridée fondamentale de la première philosophie de Fichte, c'est donc
qu'il faut partir, non pas d'un être objectif et d'une causalité imrnanente
(dont on affirme l'existence sans pouvoir en développer le contenu)
comme cause première de toutes les choses, mais du Moi (sans pour cela
rester dans le sillon de la tradition cartésio-kantienne). Il faut partir de la
phrase incontestable « Je suis », phrase à laquelle l'homme qui réfléchit
unit une identité lui permettant de dire: « Je suis moi-rnême et non pas
un autre. » C'est de cette identité, résultat d'une réflexion, que l'homme
prend conscience, en tant qu'être qui existe dans le monde, c'est-à-dire
comme un être fini qui est défini par des contraires. Mais cette identité ne
pourrait pas être expliquée par des contraires si tout ce qui n'est pas le Moi
ne renfermait pas un élément du Moi qui permet de penser l'autre à partir
du Moi (et non pas le contraire: le Moi à partir de l'autre). C'est pourquoi
WOLFGANG BARTUSCHAT

tout ce qui n'est pas le Moi doit pouvoir être compris comme un Non-
Moi qui peut devenir Moi grâce à un processus infini de travail mental
conscient, dans lequel le Moi s'approprie par la réflexion tout ce qui n'est
pas Moi. Tout ce qui est diHerent du Moi y devient un choc initial (AnstofSJ
qui provoque et alimente la réflexion.
Une telle forme d'intégration réflexive serait impensable sans une pré-
misse: que le Moi fini et pour cela non absolu a un fondernent dans quelque
chose d'infini et d'absolu. Fichte l'appelle, pour le distinguer du Moi fini,
le « Moi absolu»; dans le travail progressif d'appropriation du Non-Moi
également fini, le Moi fini se rapproche du Moi absolu, qui, comme Moi
absolu, n'est pas quelque chose de transcendant au Moi fini mais quel-
que chose qui lui est inhérent. C'est ce Moi absolu, que Fichte oppose à
la substance absolue de Spinoza, en croyant pouvoir ainsi compenser les
faiblesses du système spinoziste. Son Moi absolu est un absolu qui se mani-
feste seulement dans l'activité autoconsciente d'un fini et qui pour cela
cornprend de façon unitaire toutes les formes par lesquelles cette activité
se manifeste.
Selon Fichte, son propre système est supérieur à celui de Spinoza parce
qu'il possède, en remontant à la vie consciente, une plus grande force expli-
cative par rapport au monde, mais aussi parce qu'il est mieux fondé. Son
système serait critique, celui de Spinoza serait dogmatique. En allant au-
delà de la phrase fondamentale « Je suis », Spinoza aurait postulé comme
premier principe un être objectif qui existe au-delà de l'autoconscience. Et
Fichte se demande: « Comment peut-il justifier le fait d'aller au-delà de
la conscience pure, qui est donnée par la conscience empirique?5 » Dans
sa réponse, Fichte s'appuie sur Kant qui avait posé ce problème de la justi-
fication et qui avait donné une réponse critique: rien de démontrable ne
le justifie. Pour Fichte donc, seul son propre criticisme qui prouve l'exis-
tence de l'absolu à travers l'activité consciente du Moi est immanent. Le
dogrnatisme de Spinoza en revanche, qui va au-delà du Moi, ne peut être
que transcendant6 • À ce propos Fichte souligne le fàit qu'une philosophie
de l'absolu qui dépasse le « Je suis» doit nécessairernent arriver au spino-
zisme 7 •
Fichte a fait, dans sa dernière philosophie, précisément cela: dépasser le
«Je suis ». Il n'a pourtant pas cru devenir nécessairement un spinoziste et
il a certainement raison. Il semble néanmoins que dans ce changement Spi-
noza ait conquis une place plus importante dans la philosophie fichtéenne.

5. Gesamtausgabe (Bayerische A/,ademie der Wissenschaften), Werke, t. II, p. 263.


6. Op. cit., p. 280 sqq.
7. Op. cit., p. 264.
ET LE DERNIER FICHTE

Rernarquons d'abord qu'on peut raisonnablernent douter du fait que la


conception du Moi absolu chez Fichte se trouve en opposition radicale
avec Spinoza, comrne son auteur semble le prétendre.
Un an après la publication de la Wîssenschaftslehre de 1794, Schelling
a réfuté, dans ses Philosophische Briefe über Dogmatîsmus und Kriticismus8 ,
l'affirmation de Fichte selon laquelle son criticisme serait supérieur au
dogmatisme de Spinoza à un niveau théorique. Il s'agirait plutôt de deux
systèmes situés au rnême niveau; la décision pour l'un ou l'autre ne serait
qu'une option pratique non susceptible d'une justification plus profonde
mais qui n'entache pas la cohérence interne des deux systèmes. Et certains
n'ont vu dans la philosophie de la subjectivité de Fichte rien d'autre qu'un
spinozislIle. Friedrich Weisshuhn, un ami de jeunesse de Fichte, définit
déjà en 1794 le système de Fichte comme un « spinozislIle subjectir ».
Friedrich Niethammer pour sa part a mêrne parlé pour la position de
Fichte d'un « spinozisme transcendant lO ».
Weisshuhn et Niethammer se réfèrent sans doute au concept du Moi
absolu de Fichte. Car il est évident que ce Moi en tant que Moi absolu
n'a aucune relation avec quelque chose d'autre. Il est donc immuable et
doit poser en lui-mêrne tout ce qui change, donc tout ce qui se produit
dans le monde, comme ses propres rnodifications par rapport auxquelles
il reste inchangé. Ce Moi absolu peut donc être décrit par des caractéris-
tiques propres à la substance spinoziste ll • Il ne s'agit donc pas seulement
de spinozisme subjectif mais aussi, et Niethammer a raison de le dire, de
spinozisme transcendant. Cette qualité d'un Moi absolu n'est pas démon-
trable à partir d'un Moi auto conscient qui est un Moi fini et donc défini
par des contraires. Le Moi absolu de Fichte se situe au-delà de ce qui peut
être légitimement inféré sur la base de la conscience de soi.
À ce propos, il faut remarquer que la philosophie de la substance abso-
lue de Spinoza peut être considérée comme une philosophie de l'imma-
nence seulement, si le théorème que tout ce qui existe existe en Dieu est
démontrable à partir d'un particulier. Cette conception constitue la base
de mon interprétation de Spinoza l2 • Aucun corps ne peut être la base de

8. Werke, éd. M. Schroder, Munich, 1927, t. 1, p. 207-265, notamment p. 263 sqq.


9. D'après une lettre de Schiller à J. B. Erhard d'octobre 1794 (Nationalausgabet, XXVII,
p.72).
10. Dans une autre lettre àJ. B. Erhard d'octobre 1794; cf Dieter Henrich, Der Grund
im Bewuf5tsein. Untersuchungen zu Holderlins Denken (I794-1795), Stuttgart, 1992,
p.835-836.
Il. Cf Dieter Henrich, op. cit., notamment chap. 4.
12. Spinozas Theorie des Menschen, Hamburg, 1992; la première fois développée dans
« Metaphysik aIs Ethik », Zeitschrift fürphilosophische Forschung, 28, 1974, p~132-145.
WOLFGANG BARTUSCHAT

cette dérnonstration. Tout ce que Spinoza dit à propos du corps sous l'as-
pect de la substance relève du dogrnatisme le plus pur. SeuIl' esprit humain
(mens humana) en est capable, l'esprit qui est conscient de la substance
divine dans la mesure où il la comprend en lui-même comme être fini.
Spinoza développe cette théorie dans la cinquièrne partie de l'Éthique
à partir de la notion de scientia intuitiva (il n'est d'ailleurs pas certain que
Fichte ait attentivement étudié cette partie de l'Éthique). L'esprit humain
connaît dans la science intuitive un contentement autosuffisant, car il a
une connaissance de lui-même et en même temps une connaissance (insé-
parable de la première) de Dieu: Summa mentis acquiescentia, concomitante
idea sui et consequenter concomitante etiam idea Dei (Éthique, V, prop. 32).
Spinoza a vu que cette forme de conscience de soi à travers laquelle le
sujet - pour parler avec Fichte: le Moi - connaît son véritable être a un
lien avec quelque chose d'absolu qui est son fondement et qui, lui-mêrne,
ne possède pas d'autoconscience et qui pour cette raison ne peut pas être
décrit par des qualités d'un Moi l3 •
Le dernier Fichte suit précisément ce jugement de Spinoza. Par rapport
à la première Doctrine de la science, cela signifie que la notion d'un Moi
absolu est une conception indéfendable. Le Moi ne peut pas être une
chose de l'absoluité et l'absolu ne peut pas être défini par les qualités du
Moi. La rénovation de la Doctrine de la science est d'abord motivée par
l'idée qu'il faut éclaircir la structure du Moi d'une façon autre si on veut
le comprendre dans sa finitude et donc dans sa réalité concrète. Dans
son essai de 1800, Die Bestimmung des Menschen l4 , Fichte expose dans le
deuxième livre, intitulé Wissen (Savoir), ce qui suit: dans la mesure où le
Moi n'a sa réalité que dans ce dont il est la conscience, la réalité doit être
comprise cornme la relation interne d'un rapport du Moi avec lui-rnême.
Si la réalité est absorbée de cette façon par la pensée, alors la différence
épistémique entre sujet et objet comme deux membres séparés disparaît.
Le Moi ne serait qu'un être sans réalité, séparé du monde et figé en lui-
mêrne (et nous pourrions ajouter: tout conlme la substance de Spinoza,
au moins dans la vision critique de Fichte). Ainsi, la pensée se dirige contre
la vie, la vie qui devait définir le Moi dans son activité, qui se meut dans
une dualité d'activité du Moi et de choc extérieur, c'est-à-dire d'essence et
d'existence concrètes.
Voilà la nouvelle conception de Fichte: l'unité de ces contraires qui défi-
nit l'identité du Moi ne peut pas résider dans le Moi lui-même, mais

13. Cf aussi Wolfgang Cramer, Spinozas Philosophie des Absoluten, Francfort/Main


1966.
14. Gesamtausgabe, op. rit., Werke, t. IV, p. 189-309.
ET LE DERNIER FICHTE

seulernent dans son fondement qui est antérieur au Moi et dont le Moi
dépend dans sa pensée et dans sa vie. Dans la Darstellung der Wissenschaftslehre
de 1801-1802 15, Fichte appelle ce fondement « Dieu ».
Les versions postérieures de la Doctrine de la science se caractérisent par,
le fait que Fichte n'abandonne pas seulement la notion du Moi absolu,
mais aussi complèternent la notion du Moi pour expliquer la structure
de l'absolu. Cela semble indiquer une proxirnité encore plus grande avec
Spinoza. Mais est-ce vraiment le cas? Voilà la question que je voudrais
rapidement discuter en rn' appuyant sur la Wissenschaftslehre de 1812 éditée
après la mort de Fichte par son fils16.
On y trouve un long passage sur Spinoza dans l'introduction, la réfé-
rence est de même nature cornme dans tous les écrits de Fichte, il ne se
réfère pas au système de Spinoza pour le discuter de façon critique, mais
pour l'utiliser, à partir de points communs, cornrne termes d'une compa-
raison contrastive. L'idée fondamentale de Fichte est la suivante: si le
savoir est défini par des contraires (la difference épistémique entre le sujet
et l'objet), le savoir ne peut pas être une qualité de l'absolu (ici Fichte
rejoint la position de Spinoza). De l'autre côté, on ne peut pas se passer du
savoir si on veut démontrer (et non pas seulement postuler) un principe
absolu (et ici aussi Fichte est en accord avec un spinozisme bien compris).
Mais pour Fichte ce savoir ne peut pas être décrit à travers les activités
d'un Moi qui est fini, puisque rien de fini ne peut manifester l'essence de
l'absolu (ici Fichte diffère à mon avis de Spinoza).
Fichte en tire les conséquences suivantes. Primo: il faut rernplacer la
notion du Moi par un savoir sans sujet; ce n'est pas nous qui produisons
du savoir, mais le savoir prend possession de nous en s'auto-manifestant en
nous. Secundo: cette automanifestation du savoir est une image de l'absolu
qui appartient au domaine de la phénoménalité et qui pour cela doit être
strictement séparée de l'absolu.
La première conséquence implique peut-être quelques affinités avec le
premier Spinoza, celui de la Korte Verhandelingl 7, mais certainement pas
avec le Spinoza de l'Éthique. Avec la deuxième conséquence, Fichte se
trouve de toute évidence dans une différence fondamentale par rapport au
spinozislne. À travers la distinction entre un absolu qui est tout simplement
(Sein) et une chose réelle qui existe comme phénomène (Dasein) , l'essentiel
devient quelque chose de transcendant par rapport à ce qui existe. Le Dieu
de Spinoza devient un Dieu qui est transcendant par rapport aux choses,

15. Gesamtausgabe, op. dt., Nachgelassene Schriften, t. VI, p. 129-324; cf p. 193.


16. Nachgelassene Werke, éd. I. H. Fichte, Bonn, 1834, t. II, p. 315-492.
17. Notamment II,15 (Vtm't -ware en Valsche).
WOLFGANG BARTUSCHAT

quoiqu'il ne devienne pas, et en cela Fichte reste fidèle à Spinoza, un Dieu


créateur. Pour Fichte, c'est la seule possibilité de maintenir une théorie du
fondement absolu de telle sorte que l'unité de l'absolu est en même ternps
celle de la rnultiplicité du concret. Un tel rnultiple ne pourrait pas exister
dans l'unité de l'absolu, sauf si on la transporte du domaine de l'empirique
dans cette unité. Fichte reproche à Spinoza, non sans raisons, d'avoir fait
précisérnent cela: la division de la substance dans ses attributs pensée et
étendue serait une abstraction illicite de l'empirique, selon Fichte, un « élé-
ment très Elible de son système 18 ».
Je ne crois pas que ce soit un élément si faible. Car Spinoza a seulement
affirmé que la substance absolue ne peut pas se différencier par elle-même
en une multitude d'attributs, mais qu'il faut supposer une telle multitude
en elle, parce que, autrement un monde complexe qui se différencie effecti-
vement en intellectuel et corporel ne pourrait être cornpris 19 • Fichte en
revanche soutient que la rnultitude ne peut exister que dans les faits et que
par conséquent le fait (das Faktische) ne peut être un élérnent ou, comme
dit Spinoza, un mode de l'absolu. Selon Fichte, il faut séparer strictement
l'absolu et les choses réelles. Labsolu peut être le principe de l'unité de toutes
les choses si elles sont dans l'absolu, mais de façon distincte de l'absolu,
à savoir comme des phénomènes. Len kai pan n'existe pas dans l'absolu lui-
même, mais seulernent dans la manifestation phénornénale de l'absolu.
Cela signifie pour Fichte qu'il n'y a pas de chemin de l'absolu au ITlultiple;
seule la pénétration du multiple par la raison nous renvoie à l'absolu. Pour
Spinoza, c'est le chemin du cartésianisme qui ne peut pas produire de théorie
adéquate de l'absolu. Fichte voit bien que sa théorie doit faire deux choses
pour éviter cette impasse de penser l'absolu à partir de la pure finitude de
la phénoménalité, ce qui veut dire le manquer forcément. Fichte admet
ainsi qu'on ne peut pas ignorer les pensées que Spinoza a développées à
ce propos. Il faut démontrer (primo) que le rnultiple constitue dans sa
totalité une unité, que donc, pour parler avec Fichte, tout ce qui existe est
sans exception la manifestation de Dieu. Mais ce n'est pas tout: puisque,
pour prouver cela, il ne suffit pas de déITlontrer que la phénornénalité obéit
dans ses élérnents particuliers à une loi nécessaire, il faut démontrer aussi
(secundo) que la phénoménalité dans l'unité de ses éléments est un mode
d'être nécessaire de l'absolu. Et il faudrait démontrer cela à partir de Dieu;
qu'il ne peut pas ne pas se manifester, autrement dit: qu'il se manifeste
nécessairement comme phénoménalité.

18. Nachgelassene Werke, op. cit., r. II, p. 330.


19. Cf: Wolfgang Bartuschar, Baruch de Spinoza, Munich, 1996, p. 69 sqq.
ET LE DERNIER FICHTE

Je ne sais pas si Fichte, en se dérnarquant de Spinoza (ou, à ses yeux, en


améliorant Spinoza), a effectivement pu produire ces deux preuves. Mais je
sais que le problèrne qui est à la base de sa réflexion se trouve au centre de
la philosophie de Spinoza. En ce sens Fichte et Spinoza sont (en dépit de
toutes les critiques de Fichte) proches l'un de l'autre; et cela vaut pour le
dernier comme pour le premier Fichte. Mais on ne voit pas cette proximité
si l'on n'interprète pas la philosophie de Spinoza comrne une philosophie
de l'absolu. Ne pas le faire est devenu une habitude pour beaucoup d'in-
terprètes de Spinoza d'aujourd'hui. Un regard sur Fichte pourrait rnontrer
que ce n'est pas forcément le bon choix.
Thèmes spinozistes
dans la gauclie hégélienne
Feuerbach et le « secret» de Spinoza
GÉRARD BENSUSSAN

Il Y a, on le sait, une scène, voire une mise en scène allemande de Spinoza


et du spinozisme. Lorsque Feuerbach y fait son entrée pour y tenir un rôle
crucial, beaucoup moins négligeable qu'on a pu le croire, ladite scène est
organisée par un décor double, une première détermination générale rele-
vée dans une autre. C'est évidemment l'Aufklarung, dans son mouvement
et ses « querelles », qui révèle déjà (car cela ne cessera pas de sitôt) des figu-
rations très contrastées de l'individualité philosophique du spinozisme. On
a tout à la fois affaire en effet, avec les Lurnières allemandes, à un Spinoza
très Sturm und Drang, à un héros préromantique de la pensée que Kant
identifiera comme l'une des sources d'un ensemble d'idées relevant de la
Schwarmerei : Dieu comme cause de soi, c'est-à-dire comme sujet, fond et
support de toutes choses, donc Dieu comme métaprincipe vital d'unifica-
tion, d'autodéveloppement dynamique et immanent de l'être dans la tota-
lité de ses déterminations naturelles, donc Dieu comme arnour. Mais, croi-
sant ce « panthéisme» du en kai pan gravé par Lessing chez son ami Gleim,
les Aufklarer se constituent une sorte de spinozisme pratique dans lequel ils
se reconnaissent et où ils croient retrouver les éléments constitutifs de leur
critique de la religion positive: primat de la « lumière naturelle », autono-
mie de la pensée associant les idées vraies dans leur strict enchaînement
causal et sans nécessité de caution extrinsèque, critique du miracle et de la
« lurnière prophétique» dont les moyens et les causes sont ignorés par l'es-
prit, ou fabulés, ou distordus par le langage, réévaluation, voire réinvention
d'une figure du Christ, hétérodoxe mais relégitimée; bref, les linéaments
et les conditions d'une autre « religion », requise par l'universalité de la
raison pratique (ce qui a évidemment peu à voir avec la « connaissance de
Dieu» spinozienne), sont fournis dans ce fonds idéologique complexe. Tel
est, très grossièrement esquissé, l'arrière-plan politico-philosophique de la
redécouverte allemande du spinozisme, événement magistral maintes fois
GÉRARD BENSUSSAN

étudié 1, et qui représente ce par quoi la lecture feuerbachienne de Spinoza


est prédéterrninée, rnais bien sûr aussi ce dont elle sort.
Cette sortie est évidemment rnédiatisée par une autre lecture, propre-
rnent événernentale pour Feuerbach, celle de Hegel et de la lecture hégé-
lienne de Spinoza qui rythrne, distribue et oriente son rapport à Spinoza,
rapport dans un rapport, pourrait-on dire. En effet, le tournant rnatérialiste
qui règle le renversement de Hegel par Feuerbach (en gros: 1839) semble
s'opérer en partie contre et en partie grâce à Spinoza qui ne cesse jusqu'au
milieu des années 1940 au moins, et dans des modalités inégales, d'en être
l'enjeu et l'emblème. On peut du coup assez comrnodément distinguer
des Spinoza, des figures pas toujours coïncidentes, dans le cherninement
de Feuerbach, ou plus exactement des points d'appui thérnatiques et cri-
tiques dans Spinoza, dont la variabilité permet d'évaluer le matérialisrne
de Feuerbach selon une série de coefficients indexés sur Spinoza et qui
semblent annuler l'antagonisme des deux questions brechtiennes 2 , en nous
montrant aussi bien d'où sort le matérialisme feurbachien que ce qui est en
train d'en sortir au moment même de son élaboration.

L'OBJECTIVITÉ

Pour préparer ses cours à l'université d'Erlangen, Feuerbach a travaillé


de façon approfondie sur l'histoire de la philosophie du XVIIe siècle. Sa
Geschichte der neuern Philosophie von Bacon von Verulam bis Benedikt Spinoza
est publiée en 1833 3 . Elle n'est pas un simple compendium érudit mais
constitue au contraire un véritable effort théorique pour réévaluer ce qui
dans la philosophie du XVIIe siècle importe à la philosophie contemporaine,
et ce qui peut effectivement en être importé: refus de l'exposition scolas-
tique, redécouverte par l'expérience humaine et scientifique de la nature,
revendication, par une raison autodéterminée, de ses titres contre ceux de

1. On se reportera en particulier, en français, à S. Zac, Essais spinozistes, Vrin, 1985, p. 175


sqq., et Spinoza en Allemagne. Mendelssohn, Lessing et Jacobi, Méridiens-Klincksieck,
1989, ainsi qu'à ].-M. Vaysse, Totalité et subjectivité. Spinoza dans l'idéalisme allemand,
Vrin, 1994.
2. « Le matérialisme doit toujours dire ce qui sort de lui, alors qu'à l'idéalisme il faut
demander d'où il sort », Notizen zur Philosophie in Schriften zur Politik und Gesellschaft, 1,
p. 240, Berlin-Weimar, Aufbau-Verlag, 1968.
3. Gesammelte Werke (GU'i'), W Schuffenhauer et W Harich (éd.), Berlin, Akademie-
Verlag, à partir de 1967, vol. 2, 1969. En 1837, Feuerbach publie sa Darstellung.
Entwicklung und Kritik der leibnizschen Philosophie (éd. cit., vol. 3, 1969), qu'il considère
comme le second volume de son Histoire de la philosophie du XVI! siècle.
ET LE « SECRET» DE SPINOZA

la foi 4 • Dans le ton, dans les développements, dans son lyrisrne parfois, ce
texte se présente comrne une défense explicite de Spinoza contre la double
irnputation d'athéisme (ou de panthéisme) et d'imrnoralité, leitrnotiv et
platitude issus de la querelle spinoziste et « répétés jusqu'à l'écœurements»
par tous les bien-pensants. D'une façon générale, dans cette prernière
période, Feuerbach oppose à cette étroitesse mesquine et idéologiquement
marquée la grandeur de Spinoza, de son « caractère », et la « sublimité» de
sa philosophie, comme il dira de façon très explicite dans sa ITlonographie
leibnizienné. « Considérez la sublime simplicité, la sereine dignité [ ... ] de
la vie et du caractère de Spinoza [ ... ] et vous n'observerez en lui et par lui
rien d'autre que le ciellirnpide et pur de la substance, dont il fait le prin-
cipe de la philosophie », écrivait-il déjà dans son mémoire d'habilitation 7 •
Philosophiquement, ce « caractère» principiel de la substance se déter-
mine comme 1'« objectivité la plus pure et la plus sublimes» que le chris-
tianisme aurait fortement contribué à vouer à l'oubli, en opposant notam-
ment, dans sa variante cartésienne, une substance finie à une substance
infinie. Cette objectivité spinozienne, c'est-à-dire la productivité anonyme
de l'ordre de la nature naturante, fonde aussi, ou inclut l'ordre des passions
hurnaines dans une naturalité, dans une rnatérialité, dans une immanence
strictes, le « rapport de l'objet à soi-même» comme dit Feuerbach. Là
réside 1'« importance historique» (welthistorisch) de Spinoza. Il a en effet
ainsi « substitué une intuition interne, l'intuition de la nature des choses, à
la représentation d'une puissance de volonté dénuée de raison, extramon-
daine, i.e. hors l'être », faisant de « ce en quoi et par quoi seulement une
pensée est possible, d'un objet immanent à la pensée, d'un principe de la

4. Ce qui est affirmé dans une lettre de 1824 par une formule de tonalité très spinozienne :
« Non pas la théologie, mais la philosophie; non pas radoter et s'exalter, mais apprendre;
non pas croire, mais penser », dans K. Grün, Ludwig Feuerbach in seinem Briefiuechsel und
Nachlass, Leipzig, 1874, vol. 1, p. 387.
5. GW, 2, p. 439.
6. «La philosophie de Spinoza est la philosophie de la sublimité. Spinoza concentre
tout en une grande pensée, indivisible et en harmonie avec elle-même. C'est un astro-
nome. [... ] C'est le Copernic de la philosophie moderne» (Gw, 3, p. 39).
7. De ratione, una, universali, infinita, Gw, 1, p. 575-576.
8. Spinozq und Herbart (1836). Dans ce texte, Feuerbach réplique à la charge herbartienne
contre l'Ethique et souligne une nouvelle fois, après Hegel, le caractère inaugural de la
philosophie spinozienne qui aurait accompli dans le domaine métaphysique ce que Bacon
avait effectué dans celui de la physique en y réfutant le« mode d'observation téléologique »,
et Copernic, Bruno, Galilée et Kepler en astronomie en ne considérant plus la Terre
comme un « centre rapportant tout à soi ». Le « rapport de l'objet à soi-même» serait
ainsi le principe et l'essence de la pensée de Spinoza et cette découverte de l' « objectivité»
en philosophie ferait de son promoteur le « rédempteur de la raison» (Sdmtliche Werke,
Stuttgart, Bolin/Jodl éd., 1903, 4, p. 402-403). On retrouve l'expression (<< rédempteur
de la raison des temps modernes ») dans la Darstellungde 1837 (Gw, 3, p. 179).
GÉRARD BENSUSSAN

pensée un principe de la philosophie9 ». Lobjectivité, en sa radicalité spi-


nozienne, assure une véritable « rédemption» de l'immanence, en ruinant
l'idée de transcendance et en prévenant toute contamination théologique
de la philosophie par le rappel du principe d'objectivité qui la gouverne.
« La philosophie de Spinoza est une purification et une libération de toute
théologie et de toute métaphysique théologique, elle est philosophie pure,
absolue, autonorne lO » parce qu'elle rnet la substance au poste de comrnan-
dement de la philosophie. De quelle « susbstance » s'agit-il ici et se peut-
il que le premier Feuerbach, s'il s'avoue lui-même « spinoziste ll », ait été
« susbstantialiste » ? Gardant en vue le rôle de l' « objectivité» dans le maté-
rialisme anthropologique à venir de Feuerbach (au sens où l'homme est le
seul individu à pouvoir prendre son propre genre pour objet), il faut rappe-
ler qu'il est alors le disciple enthousiaste de Hegel dont il a suivi les cours à
Berlin. Il partage à sa façon l'évaluation hégélienne du spinozisme comme
point de vue de la substance. S'il y voit aussi une philosophie de l'objec-
tivité, grandiose à bien des égards, il perçoit dans une grande fidélité aux
leçons de son maître ce qui manque, ou manquerait, constitutivernent à
cette pensée, régressive à certains égards en tant précisément qu'elle entend
revenir sur un oubli. La comparaison avec la philosophie leibnizienne
entreprise dans la Darstellung de 1837 instruit d'ailleurs assez précisément
de ce manque. La substance spinozienne, explique Feuerbach, c'est l'affir-
mation, à travers le naturalisme, d'une substance unique et cette unité est
l'autre norn de l'objectivité. Par contraste, la substance leibnizienne intègre
sous son concept énergie, force et activité, c'est-à-dire qu'elle permet de
penser la différence, la « distinction» :
La philosophie de Spinoza est un télescope qui propose au regard des
objets invisibles en raison de leur éloignement. Celle de Leibniz est un
microscope qui rend visibles des objets inaperçus en raison de leur petitesse
et de leur finesse ... Le monde de Spinoza est une lunette achromatique
de la divinité, un médium par lequel nous n'apercevons rien d'autre que
la céleste lumière incolore de la substance une. Le monde de Leibniz est
un cristal polyangulaire, un brillant qui multiplie et assombrit la lumière
simple de la substance en une richesse de coloris infiniment multiple 12 •

On reconnaît, on devine ici, dans la révérence même à Spinoza, la


reprise par Feuerbach de la célèbre reconstruction hégélienne des Leçons

9. Cw, 3, p. 179.
10. Cw, 2, p. 416.
Il. Lettre du 13 janvier 1835 à Christian Kapp : « Vous savez, je suis (tout au moins en
partie?) spinoziste» (CW, 17, p. 218).
12. CW, 3, p. 39 sqq.
ET LE « SECRET» DE SPINOZA

sur l'histoire de la philosophie: l'unité immédiate de l'être pur abolit toute


réalité déterminée, toute individualité, toute différence puisque toutes les
représentations finies trouvent leur vérité dans la seule substance. La réfe-
rence à l'optique et au polissage est elle-même empruntée à Hegel sous
la forme du renvoi métaphorique à la lumière comme identité absolue,
inaugurale, « orientale» pour tout dire l3 • Spinoza annonce donc son après,
et Feuerbach insiste avec emphase sur la grandeur et l'immense mérite de
cette annonciation, rnais il y a bel et bien un après-Spinoza indiqué en
creux par « ce qui manque» à la substance, le « principe de la différence
et de la déterminité l4 ». C'est ce principe manquant qui permettra seul de
trouver le sens de la substance, un sens enfoui, une « essence» encore dis-
simulée, ou non développée, sous l'uniformité lisse de l'affirrnativité infi-
nie: « La substance de Spinoza était la chrysalide rigide et immobile dans
laquelle le libre et multicolore papillon de la poésie et de la philosophie
ultérieures gisait, encore pris dans ses plis et indéployé l5 • »

LA THÉOLOGIE
À partir de la Contribution à la critique de la philosophie hégélienne
(1839), Feuerbach opère un tournant dans son mode de considération de
toute la tradition philosophique. Le renversement matérialiste de Hegel
emporte nécessairement une revisitation des travaux d'histoire de la philo-
sophie du XVIIe siècle des années 1833-1837, et même leur invalidation de
fond. En eHet, critiquer la philosophie de Hegel parce qu'elle présuppose
la philosophie immédiatement et pour elle-même, rompant ainsi de façon
non médiatisée avec l' « intuition sensible », lui opposer donc un « sensua-
lisme» censé faire pièce à l'intuition transcendantale rendent impérieux
d'en découdre aussi avec Fichte et Schelling bien sûr, nuis aussi avec Kant,

13. Le thème de l'éternel retour du «principe oriental» dans les philosophies ger-
maniques de la liberté (ou de la substance contre le sujet) est devenu depuis Hegel au
moins (<< l'intuition orientale selon laquelle tout être fini apparaît seulement comme un
être qui passe », Encyclopédie, § 151, add.), et peut-être depuis Kant, un leitmotiv de l'his-
toriographie de la philosophie en Allemagne, particulièrement défendu et illustré, on
s'en doute, entre 1933 et 1945, et parfois par d'authentiques historiens de la philosophie
(cf. Hermann Glockner, Vom Wesen der deutschen Philosophie, Stuttgart, 1941, p. 23 : « Le
]uifSpinoza est le plus éminent adversaire et concurrent de la philosophie allemande. Voilà
pourquoi la pensée allemande s'affronta sans cesse et principalement avec lui»). Feuerbach
fait de ce thème l'usage courant qui dominait alors (<< sublime» renvoie d'ailleurs assez
largement chez lui à « oriental »), mais sans nulle connotation « ethnique» puisqu'il y
associe par exemple Schelling, « une plante exotique, la vieille identité orientale en terre
germanique» (Manifestes philosophiques, trad. L. Althusser, éd. 10/18, p. 20).
14. Gw, 2, p. 446.
15. GW, 3, p. 180.
GÉRARD BENSUSSAN

mais encore avec Descartes et Spinoza, lequel se voit attribuer en toute


rigueur une vraie paternité, celle de toute la « philosophie spéculative l6 ».
Le panorarna esquissé par Feurbach est destiné à proposer un nouveau
« dépassement », dépassement du dépassement hégélien, de Spinoza en
particulier. Il fonctionne critiquement à ses deux bouts, de Spinoza à
Feuerbach, via la « traduction» de Hegel et de toute la « théologie l7 » : de
la substance à l'Esprit absolu, de l'Esprit absolu à l'Homme, le réel est enfin
atteint, la métaphysique achevée, la suppression de toutes ses aliénations
réifiantes en bonne voie. Feuerbach trace donc à présent une autre esquisse
d'intelligibilité qu'il applique à toute l'histoire de la philosophie, laquelle
débouche sur la philosophie dont il est le contemporain en Allernagne :
une ligne, une lignée se met en place avec Spinoza et aboutit à Hegel via
Schelling: « Spinoza est l'inventeur (Urheber, le créateur, traduit Althusser)
de la philosophie spéculative, Schelling son restaurateur et Hegel son exé-
cuteur l8 ». Le tournant matérialiste fait donc aussi pivoter la lecture feuer-
bachienne de la pensée spinoziste de la substance, laquelle, on va le voir,
s'effectue désorIllais à partir de la matrice duelle idéalisme/ matérialisrne.
Pour le comprendre, il faut se rapporter aux rapports d'agencement, établis
dans L'essence du christianisme (1841) ainsi que dans les Thèses provisoires
pour la réforme de la philosophie (1842), entre« athéisme », « panthéisme »,
« théologie» et, ultimement, «anthropologie », ces quatre tennes étant
déduits-induits les uns des autres par des relations de consécution et de
dévoilement, au sein d'une procédure de mise au jour du sens celé de toute
la chaîne. Rappelons ces énoncés et ces propositions.
1. «Le panthéisrne», soit la philosophie de Spinoza, « est la consé-
quence nécessaire de la théologie [ ... J, la théologie conséquente ».
2. « L'athéisrne », soit la nouvelle philosophie allemande, « est la consé-
quence nécessaire du panthéisrne, le panthéisme conséquent l9 ».
Reprenons:
1. Bien qu'il nie en effet toute extériorité de Dieu à la nature, le « pan-
théisme» spinoziste, dès lors qu'il pose au contraire l'identité des deux,

16. Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, dans eW', 9 (Kleinere Schriften, II,
1970), p. 243 (Manifestes ... , p. 139-140).
17. Cf. L'essence du christianisme (rééd. Tel-Gallimard, trad. J.-P. Osier, 1992, p. 101) :
« Mon livre [n'est] rien d'autre qu'une traduction qui rend fidèlement le sens, [ ... ] une
analyse, [... ] une solution de l'énigme. »
18. Ibid.
19. Thèses provisoires, ew, 9, p. 243 (Manifestes ... , p. 139). L'équivalence entre « pan-
théisme» et spinozisme ainsi qu'entre « athéisme» et philosophie allemande est posée
par Feuerbach dans une note au bas de la même page, ou plutôt supposée en raison de la
commodité de ces « sobriquets triviaux» : « En soi, ces dénominations sont fausses [ ... ] »
(eW', 3, p. 243, note non traduite intégralement dans les Manifestes).
ET LE « SECRET» DE SPINOZA

admet cependant l'existence d'un Dieu, certes S'ive Natura, ce qui ne change
rien à la reconnaissance de son existence, mais la radicalise au contraire
jusqu'à sa « conséquence» extrème et au risque de la « contradiction 20 ».
Voilà pourquoi « le panthéisme est la négation de la théologie du point
de vue de la théologie 21 », un « athéisrne théologique 22 ». En faisant de
l'étendue un attribut de Dieu et de Dieu lui-rnème une chose étendue,
l'Éthique (II, prop. II) ferait de la négation de Dieu, de la matière donc,
un attribut de la substance divine. D'où un double effet et une double
détermination de la philosophie de Spinoza. D'une part, cette matière est
une mauvaise matière, une matière abstraite, non matérielle, « une matière
sans matière 23 » puisqu'elle possède exactement les rnèmes déterminations
que la pensée, son contraire. On cornprend dès lors que Spinoza soit saisi
comme l'inventeur, le prornoteur, celui qui se tient au cornrnencernent de
cette longue chaîne de philosophèrnes qu'est la « philosophie spéculative ».
Mais du coup, en faisant de Dieu lui-rnème un « rnatérialiste », en révo-
quant l'opposition courante chez les autres philosophes d'un Dieu irnma-
tériel et d'une matérialité non divine, Spinoza « découvrit l'expression phi-
losophique vraie, pour son époque du moins, de la tendance matérialiste
des temps modernes 24 », laquelle fait de Dieu le simple exemple archétypal

20. Dans une note rédigée pour préparer l'édition de ses œuvres, en 1847 (suite à la réédi-
tion à l'identique en 1844 de la première édition de 1833), près de quinze ans donc après
la publication de l' Histoire de la phîlosophie moderne, Feuerbach écrit dans un dialogue
fictif direct avec Spinoza: « N'as-tu pas tout autant de vérité, d'essentialité, de perfection
sans Dieu qu'avec? Pourquoi, naturaliste, veux-tu être encore théiste et, théiste, encore
naturaliste? Il faut balayer cette contradiction. Non point Deus sive Natura mais Aut
Deus, aut Na tu ra, voilà la parole de la vérité. Lorsque Dieu est confondu ou identifié à
la Nature ou inversement, il n'y a plus ni Dieu ni Nature, mais un hybride mystique et
amphibolique. Voilà le défaut foncier de Spinoza» (CW, 2, p. 454-455, note). Comme
pour Hegel, le spinozisme demande donc à être compris en identifiant sa contradiction
de fond et c'est l'existence de cette contradiction de fond qui fait de Spinoza le fondateur,
le commenceur si l'on peut dire, de la philosophie allemande, par développements diffe-
renciés des termes multiples de cette contradiction (cf. ce qu'écrit A. Negri à propos des
« deux Spinoza qui participent de la culture contemporaine» et dont il relève que « c'est
sans doute Ludwig Feuerbach qui interprète mieux que quiconque cette situation », dans
L'anomalie sauvage, PUF, 1982, p. 38-39).
21. Thèses provisoires, Cw, 9, p. 245 (lvlanifestes ... , p. 142).
22. Principes de la philosophie de l'avenir, CW, 9, p. 285 (Manifestes ... , p. 196).
23. Thèses provisoires, CW, 9, p. 253 (Manifestes ... , p. 155).
24. Principes ... , Cw, 9, p. 287 (Manifestes ... , p. 198). Dans le cadre d'une simple note,
on laissera entièrement de côté la question fort délicate du matérialisme de Feuerbach, de
son statut et de sa teneur, et on se contentera de le prendre au mot, contrairement à l'ob-
jurgation althussérienne de ne pas « confondre les proclamations de matérialisme de cer-
tains "matérialistes" (Feuerbach tout le premier) avec le matérialisme même» (Pour Marx,
Maspero, 1966, p. 66), le « matérialisme même» étant censé finaliser le matérialisme
feuerbachien, au prix de bien des difficultés, d'ailleurs indiquées par l'usage, dans cette
courte phrase, des italiques et des guillemets. Sans doute Althusser opposerait-il de façon
GÉRARD BEN SUS SAN

et projectif de l'homme. Il n'est donc pas surprenant que Feuerbach puisse


le qualifier de « Moïse des libres-penseurs et des matérialistes modernes ».
Une formule dit bien, en condensé, ce double contenu tendanciel: le spi-
nozisme est un « rnatérialisrne théologique 25 ».
2. En quoi, alors, l'idéalisrne allemand est-il la conséquence de ce « pan-
théisme» ? D'abord, comrne on l'a dit, parce que l'étendue attribuée à Dieu
n'est pas la matière du matérialisme, sensible, active et souffrante, mais une
« chose métaphysique », un « pur être de l'entendement 26 ». Mais de même
que le rnatérialisme de cette théologie-là appelle son achèvernent par le
sensualisme (par Feuerbach), le théologique de ce matérialisme-là requiert
la rectification de son sens vrai puisque le Dieu de Spinoza est tout, sauf
un Dieu personnel. « Un Dieu qui n'est pas cornrne nous, qui n'a point
de conscience, d'intelligence, c'est-à-dire qui n'a point d'entendement
personnel ni de conscience personnelle, COl1une la substance de Spinoza
par exernple, n'est pas un Dieu 27 ». Ce fut précisément la tâche de toute
la « philosophie spéculative », de Leibniz à Hegel, en passant par Kant,
Fichte et Schelling, de prendre le relais du spinozisme en lui donnant une
âme, si l'on peut dire, en animant et en redonnant vie à la substance rigide
et sans esprit. Ce procès de spiritualisation du spinozisme culmine avec
Hegel qui renverse le matérialisme théologique en un « idéalisme théolo-
gique 28 » et qui le fait « à la manière» de Spinoza, en reprenant, pour sa
propre construction de l'identité dans laquelle l'absolu s'affirme dans son
effectivité, la pensée spinozienne du rapport de la substance à ses attributs.
En effet, tout comme l'attribut de la substance est, autoconstitutivement,
la substance elle-même qui s'y exprimerait en découvrant qu'il lui est iden-
tique, le prédicat de l'absolu, du sujet en général est pour Hegel le sujet
lui-même, l'absolu qui se réfléchit en s'extériorisant.

très stricte ce matérialisme imaginaire de Feuerbach au « matérialisme de l'imaginaire»


de Spinoza, lequel saisirait le système imaginaire de la r~eligion à partir du « rapport des
hommes au monde exprimé par l'état de leurs corps» (Eléments d'autocritique, Hachette,
1974, p. 72-73).
25. Principes ... , Gw, 9, p. 285 (Manifestes ... , p. 196). Reprenant à son compte la déter-
mination feuerbachienne du spinozisme comme négation de la théologie maintenant
contre sa propre logique le point de vue de la théologie, Plekhanov vit dans le spino-
zisme un possible ados philosophique du matérialisme marxiste, la base d'une nouvelle
Weltanschauung, à condition, précisément, d'être « débarrassé de son appendice théolo-
gique» (( D'une prétendue crise du marxisme» dans Œuvres philosophiques, II, Moscou,
p. 354). Voir sur ce point Labica/Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, PUF,
« Quadrige», 1999, article « Spinozisme», p. 1081-1085.
26. Principes ... , Gw, 9, p. 295 (Manifestes ... , p. 209).
27. L'essence du christianisme, Gw, 5, p. 359.
28. Principes ... , GW, 9, p. 299 (Manifestes ... , p. 214).
ET LE « SECRET» DE SPINOZA

« L'absolu est selon Hegel être, essence, concept (esprit, conscience de


soi)29 ». L'anirnation de la substance, le passage du matérialisme à l'idéa-
lisme théologique reviennent donc à une sorte d'athéisme avec Dieu, avec
un Dieu subjectivé, personnalisé (qu'il faudra évidemrnent remettre sur
ses pieds dans la figure d'un sujet ou d'une personne divinisés, dans la
figure de l'Homme, adéquate au matérialisme non plus théologique, mais
anthropologique) .
La philosophie de l'identité ne se distinguait de celle de Spinoza que parce
qu'elle animait la chose morte et flegmatique de la substance au moyen
du spiritus de l'idéalisme. Hegel en particulier fit de l'auto-activité, de la
faculté d'autodistinction, de la conscience de soi des attributs de la subs-
tance. La proposition paradoxale de Hegel selon laquelle « la conscience de
Dieu, c'est la conscience de soi de Dieu» repose sur le même fondement
que la proposition paradoxale de Spinoza selon laquelle l'étendue ou la
matière est un attribut de la substance. Elle n'a pas d'autre sens que ceci:
la conscience de soi est un attribut de la substance ou de Dieu30 •

On voit très bien ici comment opère la pensée traductive feurba-


chienne, toujours à l'affût du sens vrai et ultime dissimulé sous les énoncés
patents du discours métaphysique. La philosophie de Hegel est donc la
dernière fonne, et la plus « conséquente », de la théologie. Elle exécute,
réalise, achève Spinoza. La longue boucle de la « philosophie spéculative»
est ainsi bouclée avec à son commencement (<< matérialisme» sans esprit,
soit sans Homme) et à son terme (<< idéalisme» sans rnatière, soit sans
Sens) une « théologie », laquelle s'avère donc être le « secret» de la philo-
sophie. Toute philosophie est une sorte de canonisation du monde, dira
Marx, une théologie astucieuse, dira Nietzsche. Feuerbach fut celui qui
inauguralement dit ce « secret» partagé sur toute la ligne de Spinoza à
I-Iegel 31 . Mais ce secret théologique de la philosophie est lui-même levé
par un autre secret qui le destitue, selon l'herméneutique du décèlement
pratiquée par Feuerbach (qu'avait en son ternps fort bien relevée Louis
Althusser 32) et qui commande aussi sa lecture de Spinoza: « Le secret de
la théologie, c'est l'anthropologie 33 . » La tâche de la « philosophie de l'ave-
nir» sera donc de retrouver le sens perdu, c'est-à-dire l'origine humaine,

29. Thèses provisoires ... , GW, 9, p. 245 (Manifestes ... , p. 142).


30. Ibid., p. 244 (Manifestes ... , p. 140-141).
31. C'est ce secret révélé qui déclencha l' « enthousiasme général» des jeunes lecteurs de
Feuerbach, évoqué encore avec ferveur par le vieil Engels dans son Ludwig Feuerbach et la
fin de la philosophie classique allemande.
32. « Cette volonté de dissiper toute idéologie et d'aller "aux choses mêmes", de "dévoiler
l'existant" [... ] anime toute la philosophie de Feuerbach» (op. cit., p. 73).
33. Thèses provisoires ... , GW, 9, p. 243 (Manifestes ... , p. 139).
GÉRARD BENSUSSAN

terrestre des réifications et des aliénations opérées par la « théologie », et,


du coup aussi, de travailler à la réappropriation par les homrnes de tout ce
dont ils se sont dépouillés et appauvris en le projetant sur un être imagi-
naire. En disant le secret du secret, Feuerbach rnontre en particulier que les
« mystères» de la théologie (chrétienne) peuvent être ramenés à des formes
transfigurées de l'anthropologie. Il redécouvre ainsi la vérité d'une essence:
celle de Dieu, transferée hors du monde, surnaturelle, surhumaine, c'est
celle de l'Hornme rapporté à sa propre immanence.

LE MATÉRIALISME

En faisant de Spinoza l'inventeur de l'idéalisme spéculatif allemand,


Feuerbach indiquait comment et pourquoi le matérialisme théologique
s'était renversé en: un idéalisme théologique, celui-ci étant en quelque sorte
la vérité de celui-là, et 1'« anthropologie », et elle seule, pouvant lever le
secret et fonder un véritable matérialisme. Le problème de Feuerbach - qui
est d'ailleurs aussi celui de Hegel et, en quelque façon, de toute la pensée
philosophique allemande, on l'a rappelé -, c'est: que faire de la substance?
Comment s'en débarrasser? Ou plutôt: comment remplir ce qu'elle fait
« Inanquer »? HegeP4, en y injectant une réflexion active de soi, en fait un
Sujet s'effectuant librerrlent dans son propre procès, soit non pas un Sujet
« subjectif», mais un Sujet-Absolu. Pour Feuerbach, et toujours selon le
rnême schérrla de lecture de l'histoire de la philosophie comme appelée à
son débouché matérialiste, si la reconnaissance hégélienne de la substance
corrlme « Esprit» (et de l'Esprit comme substance) libérait la causa sui
spinozienne de son identité abstraite et indifferente, de l'autosuffisance
logique et ontologique d'une substance reposant en soi (ce en quoi lui-
même reconnaissait le mérite incontestable de la lecture hégélienne), le prix,
fort lourd à ses yeux, en était 1'« idéalisme» de la philosophie spéculative ou
34. A Spinoza en effet, il manque toujours quelque chose selon ses diverses lectures
modernes et contemporaines: un absolu sans sujet selon l'hégélianisme, « un texte sans
voyelles, comme un mot hébreu, que seule une époque postérieure a su vocaliser, le rendant
par là prononçable» selon Schelling (Samtliche Werke, éd. Cotta, 1856-1861, X, p. 40),
une nature sans matière selon l'humanisme feuerbachien, une causalité sans « devenir»
(Labriola, cit. dans A. Tosel, « Labriola devant Spinoza », Labriola d'un siècle à l'autre, sous
la dir. de G.l:abica, Méridiens-Klincksieck, Paris, 1988, p. 20) ou sans « contradiction»
(Althusser, Eléments d'autocritique, éd. cit., p.81). D'où l'insistance portée sur la
confrontation nécessaire et exclusive avec une pensée proprement inassociable à celles
qui la jouxtent: Hegel ou Spinoza, selon le titre du beau livre de P. Macherey (Maspero,
1979), « Ou Spinoza ou Feuerbach» comme dit encore J.-P. Osier à propos de la théorie
de la religion dans sa présentation de L'essence du christianisme (rééd. Tel-Gallimard, 1992,
p. 9). Mais il faudrait ajouter: ou spinozisme ou marxisme, ou spinozisme ou judaïsme,
etc.
ET LE « SECRET» DE SPINOZA

théologique. À partir des années 1846-1847, Feuerbach effectue une sorte


de « retour à Spinoza» qui lui paraît désormais inévitable pour renverser
l'idéalisme en matérialisme (là encore, comme renversement d'un renver-
sement) sans la « théologie» destituée au profit de l' « anthropologie ». Ce
retour à Spinoza est un retour à sa « contradiction », désormais envisagée
dans sa productivité propre. Les philosophies spéculatives révéleraient en
fait l'adéquation intime de 1'« idéalisrne » et de la « théologie 35 » cornrne
opérations d'abstraction mystifiante du fini dans l'Esprit absolu ou dans
l'Être infini, comme position projective de l'essence de l'hornme hors de
l'homme. Le « matérialisme théologique» spinozien, contradictoire dans
ses contenus, pourrait, lui, faire l'objet d'une torsion créative. On a donc
désormais affaire à une réévaluation globale du spinozisme puisque celui-ci
ne saurait être simplement réduit à sa place fonctionnelle de « promoteur»
de l'idéalisme allernand. Là encore, il faut remettre sur le métier la pensée
ou la repensée de la Substance ou de Dieu. Si chez Hegel elle exprirne à
sa manière l'Absolu, le point de vue de l'Absolu, elle doit être désormais
interprétée, explique Feuerbach, comme Nature afin de donner toute sa
force et son expansion au « matérialisme» de Spinoza. La contradiction
(celle du sive relevée dans le aut... aut) n'est pas annulée, elle est mise
au service d'une sorte de forçage matérialiste du spinozisrne, radicalement
fidèle à sa prime impulsion, selon Feuerbach 36 . Le cœur de cette opération
interprétative, c'est la substitution de la Nature à la Substance, cornme sa
vérité, comme son essence. Certes « l'essence sensible, antithéologique de
la nature n'est pour Spinoza [ ... ] qu'une essence métaphysique [... ] et s'il
supprime (hebt ... auj) Dieu dans la Nature, il supprime aussi à l'inverse
la Nature en Dieu 37 »; il « fait de la négation de Dieu son affirmation, de
l'essence de la Nature l'essence de Dieu38 ». Ce grave défaut « théologique»
du spinozisrne semble cependant à présent porter par lui-même tout le
matérialisme irrécusable d'une pensée où Feuerbach croit reconnaître la
source originelle de son inspiration philosophique, sous condition de sa
transvaluation interprétative (c'est-à-dire de sa « traduction », c'est-à-dire
35. « La logique de Hegel est la théologie ramenée à la raison et au présent» (Thèses pro-
visoires ... , GW, 9, p. 245; Maniftstes ... , p. 143).
36. Dans ces années, la position feuerbachienne sur Spinoza est comme un équilibre
instable. Spinoza et sa lecture « naturaliste» et antisubstantialiste servent alors à la
constitution du matérialisme feuerbachien; une fois celui-ci assur~, la réference à Spinoza
aura tendance à considérablement se raréfier (cf par exemple Uber Spiritualismus und
Materialismus, besonders in Beziehung azifdie Willensfteiheit, Gw, Il, p. 53-186 : dans ce
texte très anti-idéaliste de 1866 où Feuerbach reprend certains aspects de la psychologie
matérialiste française du XVIIIe siècle, Spinoza n'est mentionné expressément qu'une
fois).
37. Geschichte ... , note pour l'édition de 1847, Gw, 2, p. 454.
38. Ibid.
GÉRARD BENSUSSAN

de son « renversement », different de celui de l'hégélianisrne, mais cepen-


dant comparable méthodologiquement). Il note en particulier combien le
dualisme de la tradition métaphysique et les oppositions portées par le car-
tésianisme dorninant se trouvent très radicalement révoqués par la grande
thèse selon laquelle toutes les choses sont déterminées par la nécessité de la
nature divine à exister et à produire leurs effets propres.
C,2u' est-ce donc, ce que Spinoza appelle logiquement ou métaphysiquement
« substance» et théologiquement « Dieu»? Rien d'autre que la Nature.
Ceci n'est pas seulement attesté indirectement par les déterminations que
Spinoza donne de la substance [... ] mais aussi expressément et directe-
ment par ses propres mots [... ] La dignité et la signification historiques de
Spinoza résident précisément en cela qu'à l'inverse de la philosophie et de
la théologie chrétiennes il a divinisé la Nature, il a fait de la Nature le Dieu
et l'origine de l'homme 39 •

Contrairement à la lecture, très hégélienne sur ce point, que faisait aupa-


ravant Feuerbach de la pensée spinozienne comme sublime religiosité subs-
tantielle, il y voit donc désorrnais la philosophie objective et réaliste de
l'homme actif: terrestre, dans sa puissance naturelle. Il peut donc dire de
Spinoza qu'il fut bel et bien le Moïse des matérialistes et des athées: « Les
théologiens et les philosophes chrétiens ont adressé à Spinoza le reproche
d'athéisme. À juste titre. [... ] Un Dieu qui ne fait point de rniracles, qui
ne produit nul effet distinct des effets de la Nature qui s'avère n'avoir pas
d'existence différente de celle de la Nature, n'est en effet pas un Dieu40 ».
Mêrne s'il n'est pas, s'il ne pouvait être un matérialiste athée conséquent
(cornrne Feuerbach lui-même!), Spinoza le fut pourtant tendanciellement
en tant qu'expression théorique la plus concentrée et la plus rigoureuse
de la modernité philosophique et politique. On notera en effet que ce
constat en forme de bilan s'est accompagné chez Feuerbach d'un déplace-
ment interne à sa lecture de Spinoza, de l'Éthique vers le Traité théologico-
politiqué l , il faudrait plutôt dire du moment théologico-métaphysique
vers sa subordination au rnoment politico-anthropologique. En faisant

39. Ibid., p. 445 (note); cf. également p. 453-454 (note), dans une formulation olt l'on
retrouve les maîtres-termes de la quête herméneutique feuerbachienne d'un sens anthro-
pologique enfoui sous les strates de la tradition théologique et! ou métaphysique: « Le
secret, le sens vrai, de la philosophie spinoziste, c'est la nature. »
40. Ibid., p. 454 (note).
41. Cf. ew, 2, p. 445 (note) : « Le but pratique de ce texte» (le TTP) « est de démontrer
la nécessité et la salubrité d'une complète liberté philosoph!que et religieuse de penser
et de combattre le despotisme de l'esprit»; cf. p. 446 : « LEtat n'a pas à se préoccuper
des opinions, lesquelles sont soustraites à son pouvoir, mais seulement des actions des
hommes. »
ET LE « SECRET}) DE SPINOZA

subir à la réception de Spinoza cette torsion de l'Esprit vers la Nature, de


l'idéalisme théologique hégélien vers un matérialisrne naturaliste et sen-
sualiste, en allant à sa façon de Hegel à Spinoza, de la philosophie comme
théologie à la politique cornme anthropologie, Feuerbach répétait dans les
conditions allemandes, traduisait à proprement parler l'affirmation spino-
zienne du « primat de la politique sur la religion42 ». Il devait ainsi fournir
à la gauche jeune-hégélienne une bonne partie de son lexique conceptuel,
nourrir considérablement sa sensibilité philosophique et, au-delà, « faire
rentrer la non-philosophie dans la philosophié3 », ce qui n'est pas le
moindre rnérite d'un penseur par trop mésestimé.

42. L. Alrhusser, Éléments d'autocritique, éd. cir., p. 73.


43. Thèses provisoires ... , GW, 9, p. 254 (Manifestes ... , p. 155).
Spinoza, Marx, marxisme
Pour une systématique
du rapport de Marx à Spinoza
Remarques et hypothèses
ANDRÉ TOSEL

La question des rapports entre la pensée de Marx et celle de Spinoza a jus-


qu'ici relevé davantage de l'herméneutique que de la philologie. Il est plus
facile de faire l'histoire des interprétations de Spinoza au sein des divers
marxismes que de déterminer la fonction précise de la référence à Spinoza
dans l' œuvre de Marx et de définir l'usage fait par Marx de la probléma-
tique spinozienne dans l'élaboration de sa pensée.
Grosso modo, les rnarxistes se sont d'abord rapportés à Spinoza comrne
à un jalon important sur la voie de ce que l'on a nomrné le matérialisme
historique et dialectique. Laffaire a commencé au sein de la Seconde
Internationale. La singularité de la pensée spinozienne a longternps été
réduite au rang d'étape au sein de l'immanentisme « moniste» supposé être
la structure philosophique d'accueil des deux pensées, comme l'a affirmé
Plekhanov en des textes péremptoires exploitant certaines notes d'Engels
inscrites dans les manuscrits publiés en URSS sous le titre Dialectique de
la nature. Dans le cadre dogmatique de la lutte entre idéalisrne et matéria-
lisme, Spinoza anticipait le matérialisme par sa thèse de l'unité de la nature
et par la doctrine de l'égale dignité de l'attribut de l'étendue face à l'attri-
but de la pensée. La doctrine de la causalité modo-substantielle, couplée à
la critique de la causalité finale et des illusions de la superstition, signifiait
de même un dépassement du mécanisme et une première forme de dialec-
tique. Rares étaient ceux qui comme Antonio Labriola se gardaient d'op-
poser de manière frontale deux conceptions du monde et prenaient leurs
distances avec ces tableaux polémiques, préférant indiquer que Marx avait
fait pour les structures du mode de production ce que Spinoza avait fait
pour le monde des passions, une géométrie de la production. Union
soviétique, avant la glaciation stalinienne, cette tension interprétative s'est
reproduite: Spinoza devenait un enjeu dans la question de la clarification
de la dialectique opposant mécanistes et antimécanistes, et l'on mettait en
ANDRÉ TOSEL

avant la thèse de la liberté comme cornpréhension de la nécessité. Ces pro-


blèmes ont été un peu débroussaillés (Zapata, 1983; Seidel, 1984; Tosel,
1995).
Il faut attendre l'entreprise déconstructrice de Louis Althusser pour
que le rnouvement s'inverse. Spinoza n'est plus alors un rnoment dans une
téléologie aboutissant au marxisme-léninisme qui l'intègre et le dépasse.
Il est un moyen de production théorique pour reformuler la révolution
philosophique et scientifique de Marx sans recourir à la seule dialectique
hégélienne. Spinoza est le prernier à avoir élaboré un modèle de causalité
structurale perrnettant de penser l'efficace de la structure cornme cause
absente sur ses effets. La théorie de la connaissance ne peut plus s'autoriser
d'un savoir absolu, elle énonce l'exigence infinie de rOInpre avec l'idéologie
sans espérer parvenir à un savoir transparent. Elle oblige à renoncer à une
idée du communisme compris comIne état de la réconciliation finale au
sein de rapports sociaux dépourvus de contradictions. « Nous avons été
spinozistes », énoncent les Éléments d'autocritique, et ce pour procéder à
l'emendatio intellectus de la dialectique hégélienne. Celle-ci est bien l'obs-
tacle épistémologique qui empêche Marx de délivrer toute la puissance de
sa critique de l'économie politique et d'explorer le continent histoire qu'il
découvre. Spinoza pour éclairer Marx sur lui-Inême. Tout cela aussi a été
éclairé (Cotten, 1992; Raymond, Moreau, 1997).
Du côté de la recherche historiographique, les études spinozistes ont été
depuis la fin des années 1960 en France et en Italie souvent le fait de cher-
cheurs qui ont côtoyé le marxisme. On y relève la même oscillation entre
une tendance à lire Spinoza selon une perspective prémarxienne, dans le
sens d'une dialectique de l'émancipation, de la libération du cOInplexe
théologico-politique et de la désaliénation, voire du pouvoir constituant,
et une autre tendance insistant sur l'infinité de la lutte contre toutes les
illusions, fussent-elles de la libération totale, affirmant l'indépassabilité de
la dimension imaginaire dans la constitution des conatus et dans la pro-
duction de la puissance de la multitude. Cette oscillation s'est manifestée
. souvent chez les mêmes COInmentateurs, en fonction des changements de
la conjoncture historique. Mais jamais jusqu'à ce jour n'a été entreprise à
partir du corpus marxien lui-même une étude de la fonction structurelle
de la réference spinozienne dans la constitution de la théorie marxienne,
permettant aussi de mieux définir la conception que Marx a pu se faire de
l' œuvre spinozienne. Les interprétations de toute façon se sont dévelop-
pées dans une certaine extériorité à la lettre du texte marxien.
Voici quelques années, un chercheur allemand, Fred E. Schrader, en
un texte aigu consacré à la thématique « substance et concept» chez Marx
UNE ÉTUDE C'VC''T'r.'''''A'T'Tr'.TTT' DU RAPPORT DE MARX À SPINOZA

(<<Substanz und Funktion : zur Marxsrezeption Spinoza's »), attirait l'at-


tention sur cette situation (1984). Il remarquait à juste titre qu'il fallait dis-
tinguer deux mornents dans la recherche pour éviter toute confrontation en
extériorité: a) tout d'abord évidernment, recenser les mentions explicites
et irnplicites de Spinoza dans les textes de Marx; b) ensuite, reconstruire la
position de la réference « Spinoza» dans le processus de constitution de la
critique de l'éconornie politique qui est le grand œuvre marxien, aux côtés
de la réference « Hegel» dont on sait qu'elle devient constitutive autour
des années 1857-1858. Seul ce travail philologique et philosophique pour-
rait permettre de renouveler l'état de la question.
[étude de Schrader doit être rnéditée. Nous nous proposons de l'ex-
poser et de la commenter car elle n'a pas jusqu'ici reçu l'accueil qu'elle
méritait. Avant toute chose, une précision doit être donnée. Le travail
envisagé est considérable, il exige la prise en compte des textes publiés
par Marx, de ceux publiés à titre posthurne par Engels et par Kautsky, de
touS ceux cahiers de notes et cahiers thématiques - qui constituent le
chantier inachevé du Capital, sans oublier la correspondance. La MEGA 2,
Marx-Engels Gesamtausgabe, inachevée encore, n'a pas fini d'être scrutée.
Ce travail peut se donner comme hypothèse qu'il y a lieu de conceptualiser
deux périodes au sein du corpus rnarxien pour rassembler les occurrences
de la référence « Spinoza» et pour déterminer leur fonction structurale. La
prernière période correspond aux années de formation où s'enchaînent cri-
tique de la politique et prernière critique de l'économie, elle débouche sur
ia conception de l'histoire soutenant l'Idéologie allemande et culmine dans
Misère de la philosophie et le Manifeste du Parti communiste. La seconde
période commence avec les recherches opérées sous le titre de Critique de
la critique de l'économie politique en 1857, interrompues provisoirement en
janvier 1859 et reprises en 186l. La réference « Spinoza» est plus explicite
dans la première période où elle figure dans une perspective fondamenta-
lement politique, articulée à un matérialisme de la pratique. Moins expli-
cite dans la seconde période, elle fonctionne néanmoins cornme opérateur
dans la théorie essentielle de la substance valeur et du capital.

LE SPINOZA « PHILOSOPHE INTENSIF» DU TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE.


DESTRUCTION DU COMPLEXE THÉOLOGICO-POLITIQUE
ET RADICALISME DÉMOCRATIQUE

1. Marx rencontre Spinoza dès le début de son parcours théorique et


politique. Dès 1841, on le sait par la belle édition préfacée par Alexandre
Matheron (Cahiers Spinoza, l, 1977), Marx, après sa thèse de doctorat,
ANDRÉ TOSEL

commande à un copiste des extraits du Traité théologico-politique (MEGA 2,


VIII, Berlin, 1977). Il se présente curieusement comme l'auteur de ces
extraits et surtout il les réordonne selon un ordre propre qui n'est pas celui
du Traité lui-rnême. Les chapitres contenant la critique du surnaturel,
du miracle et de toute forme de superstition sont ramenés à l'essentiel et
ouvrent sur les chapitres proprement politiques consacrés à la liberté de
penser (XX) et aux fondernents de la république (XVI). LÉthique n'est
pas ignorée, rnais elle n'est pas reproduite, la lettre XlI sur l'infini tenant
lieu de texte spéculatif en compagnie de la lettre LXXVI à Burgh. Tout se
passe comme si Marx considérait comme achevée la question théologico-
politique et se concentrait sur la question de la liberté humaine pensée
dans sa dirnension éthico-politique radicale. Ce qui importe est que l'État
de droit démocratique révolutionnaire se réalise selon son concept.
On peut ainsi considérer que Spinoza est ici exploité comme l'un de ces
philosophes que la thèse de doctorat considérait avec Aristote, Kant, Fichte
et Hegel comme « intensifs », de ceux qui ont mis le savoir au service d'une
vie libérée de la crainte des autorités, qui se réapproprient la puissance
de penser et d'agir des hornmes confisquée par le service des dieux, des
fétiches. D'une certaine manière, Épicure est paradoxalement le premier
de ces penseurs qui estiment que « c'est un malheur de vivre dans la néces-
sité, mais qu'il n'est pas nécessaire de vivre dans la nécessité ». Cette vérité
trouve une actualité nouvelle, après la Révolution française, à l'époque de
l'avènement de la nouvelle éthicité, où les libres individus se reconnaissent
dans l'État libre.
2. La réference « Spinoza» se déplace explicitement dans les textes des
années 1841-1843 - manuscrit de Kreuznach consacré à la Critique de la
philosophie de l'État de Hegel, suivi de l'Introduction et de la Question juive.
Elle intervient dans le moment feuerbachien de Marx, au sein de la théorie
de l'aliénation de l'essence humaine. On ne doit pas faire de cette critique
de la politique une simple transition vers la découverte de l'aliénation des
puissances sociales, ni la comprendre comme une élirnination de la poli-
tique identifiée à l'étatique. C'est la libération éthico-politique qui exige
une transformation des rapports sociaux et qui se transvalue en émancipa-
tion de la puissance sociale. Spinoza n'est pas nommé, mais la quasi-lettre
de certains passages du TTP est reprise; Spinoza figure de fait comme index
d'une tâche nouvelle, celle de repenser au-delà de tout dualisrne l'articula-
tion de la société civile à l'État que Hegel a manquée. Le nom de ce pas-
sage réussi est démocratie, « vraie démocratie ». Marx reprend en effet à la
lettre la thèse spinozienne selon laquelle la démocratie n'est pas seulement
un régime politique constitué, mais l'essence de la politique, le régime le
UNE ÉTUDE DU RAPPORT DE MARX À SPINOZA

plus naturel, le constituant de la puissance du peuple. La force intensive


de « Spinoza» est celle de la démocratie non pas comrne acte mystique
ou extase utopique, mais cornme processus de constitution qui remplit le
vide actuel de l'État hégélien où le peuple manque à lui-même, où l'État
devient une entité séparée, encore théologico-politique. La démocratie est
l'acte-processus par lequel le peuple se redétermine comme instance néga-
trice de toute forme politique séparée et donne une fonne politique à sa
puissance sociale.
La démocratie est la vérité de la monarchie, la monarchie n'est pas la vérité
de la démocratie. La monarchie est nécessairement démocratie en tant
qu'inconséquence avec elle-même. La monarchie ne peut pas, la démocra-
tie peut être comprise à partir d'elle-même. Dans la démocratie aucun des
moments n'acquiert une autre signification qu'il ne lui revient. Chacun
n'est réellement que moment du demos total. [ ... ] La démocratie est le
genre de la constitution. La monarchie est une espèce et une espèce mau-
vaise. La démocratie est contenu et forme.
Dans la monarchie, le tout, le peuple est subsumé sous l'une de ses manières
d'être, la constitution politique; dans la démocratie la constitution elle-
même n'apparaît que comme une détermination, à savoir une autodéter-
mination du peuple. [ ... ] La démocratie est l'énigme résolue de toutes
les constitutions. Ici la constitution est non seulement en soi, selon son
essence, mais selon son existence, la réalité ramenée à son fondement réel,
l'homme réel, le peuple réel, et elle est posée comme son œuvre propre.
La constitution apparaît comme ce qu'elle est: libre produit de l'homme.
(Marx, 1975, p. 68).

On remarquera que cette puissance constituante du demos tend à se


présenter comme une sorte de causa sui dans l'ordre du monde des rap-
ports humains. La dimension naturaliste thérnatisée par l'Éthique n'est pas
ici prise en compte avec son insistance sur l'appartenance de l'homme à la
nature, avec sa thématisation des rapports entre causalité interne et cau-
salité externe. La nécessité semble pour l'instant avoir disparu. Cela est
d'autant plus notable qu'à la même époque Feuerbach défendait le natura-
lisme spinozien contre l'idéalisme hégélien et faisait de l'auteur de l'Éthi-
que le Moïse de la pensée moderne qui avait détruit la théologie par son
panthéisme, tout en lui reprochant, il est vrai, de ne pas être allé jusqu'à
l'affirmation humaniste radicale, puisqu'il maintenait une équivoque équi-
valence entre naturalisation de Dieu et divinisation de la nature.
La réference ITlarxienne concerne bien le Spinoza éthico-politique, un
des « héros intellectuels de la morale », comme le dit un texte contemporain,
ANDRÉ TOSEL

« Rernarques sur les plus récentes instructions prussiennes sur la censure »,


héros qui avec Kant et Fichte fondent et défendent le principe de l'auto-
nomie morale. Il permet de rnener une critique de la philosophie politique
de Hegel, le peuple étant la seule instance ontologico-politique permettant
la constitution politique, c'est-à-dire dérnocratique, de la société civile.
Spinoza permet d'introduire une dialectique nouvelle dans la dialectique
inconcluante des Principes de la philosophie du droit. Cette dialectique est
sirnultanément une critique. L'objet de cette dialectique-critique est l'auto-
constitution de l'activité politique dans sa lutte pour dépasser la domina-
tion d'entités abstraites érigées en abstractions spéculatives définissant les
derniers avatars du complexe théologico-politique.
Schrader n'avance pas davantage dans l'exposition de la réference
« Spinoza» en cette première période. Nous pouvons faire un pas de plus.
Une voie inédite semble se présenter. Nous pourrions en effet, comme le
fait Yovel (Spinoza and Other Heretics, 1989), à la suite du premier ouvrage
de Matheron, Individu et communauté chez Spinoza (1968), chercher dans
la théorie du double rapport des conatus humains aux autres conatus et aux
objets leur convenant ou ne leur convenant pas les rudiments d'une théo-
rie de l'objectivation de l'essence hurnaine que Marx élabore dans les textes
de 1844 où il analyse le peuple sous la figure du prolétaire sujet et objet
du travail aliéné. Cette lecture peut éclairer Spinoza, mais Marx a ici pour
interlocuteurs Hegel, Adam Smith et Feuerbach. Spinoza n'intervient pas
explicitement. Il est préférable de s'en tenir à la lettre des textes.
3. Et le texte suivant, La Sainte Famille, de 1845, indique même un renver-
sement inattendu de perspective. Loin de chercher en Spinoza le penseur
radical de la liberté par la radicalisation du processus démocratique et d'ex-
ploiter les thèses de Feuerbach sur les vertus salutaires du naturalisme
spinozien, loin de solliciter les élérnents anti-idéalistes de Spinoza, Marx
pour la première fois se distancie de Spinoza pour le ranger du côté de
Descartes, de Malebranche, de Leibniz, de la métaphysique rationaliste
abstraite, dans le paragraphe devenu célèbre consacré à l'histoire du maté-
rialisme en laquelle désormais il dit s'inscrire. Ce sont les matérialistes fran-
çais des Lurnières, La Mettrie, Holbach, Helvétius, qui sont loués pour
avoir opéré une sortie hors de la métaphysique. Ce sont là les auteurs que
Plekhanov réinscrira comme défenseurs du monisme matérialiste dans
la pensée de la nature et dans la théorie de l'histoire. Certes, comme
Olivier Bloch en une contribution précieuse l'a montré (<< Matérialisme,
genèse du marxisme », 1981, repris dans Matières à penser, Vrin, 1997),
ce chapitre d'histoire de la philosophie est un plagiat de Marx qui le tire
littéralement du Manuel d'histoire de la philosophie moderne de Charles
UNE ÉTUDE DU RAPPORT DE MARX À SPINOZA

Renouvier (1844). Le diamat soviétique a été ainsi fondé par un criticiste


français ... Mais il derneure que Marx fait sienne cette reconstruction qui
préfère à Spinoza Bacon, Hobbes et Locke, loués pour leur ernpirisme et
leur nominalisme: les penseurs anglais critiquent en effet la spéculation
métaphysique et ouvrent directernent la carrière du matérialisme. Pierre
Bayle en France a su seul accompagner l'empirisrne britannique par son
scepticisme en dissolvant la métaphysique de Spinoza et de Leibniz (Sainte
Famille, 1969, p. 156).
Le Spinoza ici critiqué est celui de l'Éthique comprise comme un traité
dogmatique de métaphysique qui a bien un « contenu profane» mais qui
a perdu sa raison d'être historique. Ce n'est plus le Spinoza antithéologico-
politique rnais le philosophe qui spécule. Faut-il en conclure à une contra-
diction de la part de Marx et à l'oubli des thèses antérieures? Oubli sur-
prenant, car ce que Marx-Renouvier met au crédit de Bacon, de Hobbes,
de Locke peut aussi être imputé à celui de Spinoza. Tout se passe comme
si Marx, rebuté par l'apparence métaphysique de l'Éthique, oubliait ce
qu'il avait appris du TTP et qui semblait être un acquis durable. En
fait la contradiction n'est qu'apparente, ou plutôt elle concerne Spinoza
lui-même. Marx n'a pas pour objectif l'analyse du spinozisme. Il utilise ce
dernier en le décomposant selon les besoins de sa tâche qui est désorrnais
d'étudier l'activité de l'homrrle réel et la possibilité de sa transformation en
faisant coïncider l'humanisrne théorique de Feuerbach et les socialisme et
communisme français et anglais qui ont représenté cet humanisme dans
le domaine de la pratique. « La rnétaphysique succombera devant le maté-
rialisme, désormais achevé par le travail de la spéculation elle-rnêrrle. Or,
si Feuerbach représentait dans le domaine de la théorie le matérialisme
coïncidant avec l'humanisme, le socialisme et le communisme français et
anglais l'ont représenté dans le domaine de la pratique» (Sainte Famille,
p. 152). On est en fait en présence d'une tentative schématique d'histori-
cisation du développement de la philosophie moderne qui se fait l'écho des
tentatives contemporaines de Moses Hess et de Ludwig Feuerbach, tous
deux confrontés au problème de la compréhension critique de Hegel et
conduits à présenter une réinterprétation des grands moments de la philo-
sophie antérieure au maître.
Marx s'écarte de l'interprétation de Hess donnée dans un texte qui eut
un certain retentissement: Histoire sacrée de l'humanité par un disciple de
Spinoza (1838). Hess s'appropriait la théorie de la connaissance de Spinoza
en exploitant la théorie de l'imagination dans le sens positif d'une utopie
sociale, et surtout il faisait de Spinoza la véritable alternative à la philosophie
chrétienne de Hegel. Loin d'être un acosmisme, la théorie de la substance
ANDRÉ TOSEL

est l'incarnation parfaite de l'idée hébraïque de l'unité inconditionnée du


tout. Il est paradoxal, d'autre part, que l'interprétation de Renouvier suivie
par Marx recouvre et occulte celle de Feuerbach dont on pouvait lire à la
rnêrne époque les Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie (1842)
et les Principes de la philosophie de l'avenir (1843). Marx côtoie les thèses
de Feuerbach sur Spinoza sans les reprendre à son compte. Celles-ci font
de Spinoza un rnoment important dans la philosophie moderne: au sein
du mouvement qui fait de cette philosophie la réalisation de 1'« humani-
sation de Dieu », Spinoza derneure encore un penseur spéculatif qui opère
à la fois la réalisation et la négation de Dieu. La métaphysique spéculative
atteint avec lui sa phase ultime où elle se détermine contradictoirement
comme théisrne et athéisme sous la forme du panthéisrne. « Spinoza est
le véritable créateur de la philosophie spéculative moderne. Schelling l'a
restaurée, Hegel l'a accomplie» (Thèses provisoires ... , thèse 102). Le pan-
théisme demeure la seule théologie conséquente en ce qu'il anticipe la fin
de la théologie en athéisrne. La substance spinozienne transforme tous les
êtres indépendants en prédic~ts, en attributs d'un être unique et indépen-
dant. Dieu n'est plus seulement chose pensante, il est à égalité une chose
étendue (thèse 3). Spinoza n'a pas su toutefois faire de l'auto-activité de la
conscience de soi l'attribut unificateur qui transformerait la substance en
sujet. Ce fut là le tour de force de Hegel rnais il fut payé d'un idéalisme
de l'esprit absolu puisque à nouveau l'esprit l'emporte sur l'étendue et que
l'homiTle concret est soumis à l'abstraction séparée de la conscience de
SOl.

Cette inscription de Spinoza dans la métaphysique est d'autant plus


paradoxale que Marx retrouve dans l'ernpirisme et le matérialisme anglais
les thèses que Feuerbach attribue à Spinoza, et que Marx accepte alors
pour définir le matérialisme qui coïncide avec le comrnunisrne. Lisons le
paragraphe 15 des Principes de la philosophie de l'avenir:
Le panthéisme est l'athéisme théologique, la négation de la théologie mais
seulement du point de vue de la théologie; car le panthéisme fait de la
matière, de la négation de Dieu un prédicat ou un attribut de l'être divin.
[... ] La réalisation de Dieu a en général pour présupposition la divinité,
c'est-à-dire la vérité et l'essentialité du réel. [ ... ] Le panthéisme n'est donc
rien d'autre que l'essence des temps modernes hypostasiée sous la forme de
l'être divin, et d'un principe de la philosophie de la religion.
Le réaliste fait de la négation de Dieu, ou du moins de ce qui n'est pas
Dieu, l'occupation principale de sa vie, l'objet de son activité. Mais
concentrer son esprit et son cœur sur le seul matériel, le seul sensible,
c'est dénier en fait toute réalité suprasensible; car n'est réel pour l'homme
UNE ÉTUDE DU RAPPORT DE MARX À SPINOZA

du moins que l'objet d'une activité réelle et sensible. [... ] Si, dans les
temps modernes, l'humanité a perdu ses organes propres au monde
suprasensible et à ses mystères, c'est seulement qu'en perdant la foi en lui,
elle en a aussi perdu le sens; que sa tendance essentielle était une tendance
antichrétienne, antithéologique, c'est-à-dire anthropologique, cosmique,
réaliste et matérialiste. C'est pourquoi Spinoza a mis dans le mille avec
sa proposition paradoxale: Dieu est un être étendu, c'est-à-dire matériel.
Pour son époque du moins, il a trouvé l'expression philosophique vraie de
la tendance matérialiste; il l'a légitimée et sanctionnée: Dieu lui-même
est matérialiste. La philosophie de Spinoza était une religion; lui-même
était une personnalité. Chez lui le matérialiste n'entrait pas comme chez
tant d'autres en contradiction avec la représentation d'un Dieu immatériel
et antimatérialiste qui transforme logiquement en devoir de l'homme ses
seules tendances et occupations antimatérialistes et célestes, car Dieu n'est rien
d'autre que l'archétype et l'idéal de l'homme. Être semblable à Dieu et être
ce qu'est Dieu, voilà ce que l'homme doit être, voilà ce qu'il veut être, voilà
du moins ce qu'il souhaite devenir un jour. Mais le caractère, la vérité, et
la religion n'existent qu'à la seule condition que la théorie ne nie pas la
pratique, ni la pratique la théorie. Spinoza est le Moïse des libres-penseurs
et des matérialistes modernes (Principes, 1960, p. 147-148).

4. La fureur antimétaphysique de Marx, la soumission aveugle à Renou-


vier l'ernpêchent donc de développer une interprétation de l'Éthique plus
fine et plus sensible aux contradictions historiques. Cet incident de parcours
est d'autant plus étrange que dans La Sainte Famille Marx fait siens des
philosophèmes matérialistes qui sont eux aussi en fait ceux du Spinoza
feuerbachien. On peut les exposer en trois thèses que Marx distribue sur les
divers représentants du matérialisme et qui toutes pourraient être imputées
à Spinoza.
- Thèse 1. La nature est une réalité prirnaire, elle s'explique par elle-
même, sans recours à un principe créateur. Rien ne vient de rien. On peut
donc recourir à Bacon pour qui « les formes primitives de la matière sont
des formes essentielles vivantes, individuelles, inhérentes et ce sont elles
qui produisent des différences spécifiques ». Il suit, comme Hobbes l'a
compris, que « l'on ne peut séparer la pensée d'une matière qui pense ». La
pensée ne peut être séparée de la matière capable de penser.
- Thèse 2. Lordre humain s'inscrit de manière spécifique dans la
nature. Cette spécificité ne signifie pas une extraterritorialité de l'acti-
vité humaine. Hobbes a su montrer la dimension sensible de l'activité.
« Lhomrne est sournis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir et liberté sont
ANDRÉ TOSEL

identiques» (Sainte Famille, p. 156). Cet ordre sait prornouvoir l'art de


fonner des idées, l'espèce hurnaine étant fondarnentalement éducable.
Thèse 3. Ce qui importe est de penser la constitution de cet ordre
humain selon ses possibilités radicales de manière à transformer les condi-
tionnalités nécessaires de l'expérience en liberté-puissance. « Si l'hornrne
n'est pas libre au sens matérialiste, c'est-à-dire s'il est libre non par la force
négative d'éviter telle ou telle chose, rnais par la seule force positive de faire
valoir sa vraie individualité, il ne faut pas châtier le crime dans l'individu,
mais détruire les foyers antisociaux du crime et donner à chacun l'espace
social nécessaire à la manifestation essentielle de son être. Si l'homme social
est formé par les circonstances, il faut fonner les circonstances hurnaine-
ment. Si l'homme est par nature sociable, il ne développera sa vraie nature
que dans la société, et le pouvoir de sa nature doit se mesurer non à la force
de l'individu singulier, mais à la force de la société» (idem, p. 158).
Il ne faut donc pas accorder à l'histoire de la philosophie présente dans
La Sainte Famille une importance structurale. Il s'agit d'un texte polémique
non réellement contrôlé où Marx se donne les moyens d'une autocompré-
hension philosophique à gros traits pour mieux identifier la coïncidence
entre humanisme, matérialisme et communisrne. L'incongruence du traite-
ment réservé à Spinoza, réinterprété en deçà de la position feuerbachienne,
n'a pas échappé aux camarades de combat de Marx puisque H. Kriege
(celui-là même qui bientôt sera dénoncé par Marx en une virulente cir-
culaire C0111me partisan confusionniste d'un socialisrne religieux) lui écrit
le 6 juin 1845 pour faire droit au combat antimétaphysique de Spinoza
oublié par Marx: « Tu as sans doute raison à coup sûr pour ce qu'il en est
des Anglais Hobbes et Locke [i. e. ils ont oscillé contradictoirement entre
théisme et matérialisme], de rnême pour Voltaire et ses partisans directs;
mais d'Holbach est foncièrement spinoziste; et c'est avec lui et Diderot
que les Lumières atteignent leur sommet et deviennent révolutionnaires»
(cité par Maximilien Rubel en son édition des textes philosophiques de
Marx intitulée Philosophie, Gallirnard, « La Pléiade », p. 1620).
5. Le caractère instrumental et fluctuant de la réference au Spinoza
métaphysicien se confinne en se précisant dans l'Idéologie allemande. Marx
revient en passant sur la place de Spinoza dans la philosophie moderne.
Spinoza a apporté le principe de l'immanence substantielle mais il n'a pas
intégré le principe de la conscience de soi. Hegel serait l'unité de Spinoza
et de Fichte (Idéologie allemande, 1968, p. 116). Mais pour Marx cette
représentation consigne le caractère manqué de la synthèse hégélienne. La
conscience de soi est à la fois l'hypostase de l'activité réelle des hommes dans
le processus de leur autoproduction et de la « conscience réelle qu'ils ont
UNE ÉTUDE .1. LJ.HILL.L'--' U L DU RAPPORT DE MARX À SPINOZA

de leurs rapports sociaux qui leur sernblent exister en face d'eux de façon
autonorne ». De rnême, la substance est une « expression idéelle hyposta-
siée du rnonde existant» qui est prise pour le« fondernent de ce monde
existant lui-même» (idem, p. 117). Et Marx de renvoyer à Feuerbach
pour un éclaircissement sur la substance et sa résolution anthropologique.
On n'en saura pas davantage. Mais le texte sernble distinguer la critique
hégélienne de la substance et sa signification rnatérialiste possible cornme
« monde existant ». On aurait attendu des considérations sur l'immanence
des modes à la nature naturante et de celle-ci à ceux-là au sein d'une inter-
détermination dynamique.
En tout cas, Marx récuse l'opposition jeune-hégélienne entre la
conscience de soi et la substance, et propose le maintien de la catégorie
de substance comme unité inséparable du monde existant et des êtres qui
constituent ce monde dans le jeu de leurs relations. La critique de Marx a
pour cibles la fonction mystificatrice de la conscience de soi et la phobie
antisubstantielle. Tout se passe comme si les catégories ontologiques spi-
noziennes jusqu'ici récusées comrne métaphysiques conservaient aussi une
force intensive irréductible à la critique jeune-hégélienne. Mais il demeure
que dans ce parcours cornplexe la valeur d'usage de la réference « Spinoza»
se concentre sur la critique de la constellation théologico-politique et sur
la constitution proprement politique de la force sociale. Cette référence
demeure le présupposé de l'élaboration de la conception matérialiste de
l'histoire, mais elle n'intervient pas dans la texture de ses concepts.

LA RÉFÉRENCE « SPINOZA» DANS LA CRITIQUE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE.


SUBSTANCE ET CONCEPT

1. Retrouvons Schrader et ses propositions pour l'étude du deuxième


moment de la référence « Spinoza », celui de l'usage marxien de concepts
spinozistes issus de l'Éthique dans l'élaboration de la critique de l'économie
politique conduisant au Capital. Schrader attire l'attention sur la réappari-
tion à la marge de la référence « Spinoza» dans la période de conception et
d'exposition de la critique de l'économie politique qui s'échelonne de 1851
à 1863. Une lettre importante de Marx à Lassale, le 31 mai 1858, lequel
vient de publier un gros ouvrage sur Héraclite l'obscur (Die Philosophie
Herakleitos des Dunklen von Ephesos, Berlin, 2 t.), donne au Spinoza rnéta-
physicien auteur d'un systèrne le rnême statut que celui donné à Hegel dans
une célèbre lettre à Engels de la lTlêrne année, de peu antérieure (16 janvier
1858).
ANDRÉ TOSEL

Même chez les philosophes qui donnent une forme systématique à leurs
travaux, comme par exemple Spinoza, la vraie construction intérieure du
système est tout à f~lÏt diHerente de la forme sous laquelle celui-ci l'a pré-
senté consciemment. Le vrai système n'est présent qu'en soi (Marx, MEW,
29, Berlin, 1963, p. 561. Cette lettre n'est pas disponible en traduction
fi-ançaise) .

La lettre à Engels disait, on le sait:


Dans la méthode d'élaboration du sujet, quelque chose m'a rendu un
grand service; by mere accident, j'avais refeuilleté la Logique de Hegel. [... ]
Si jamais j'ai un jour de nouveau du temps pour ce genre de travail, j'aurais
grande envie en deux ou trois placards d'imprimerie de rendre accessible
aux hommes de bon sens le fonds rationnel de la méthode que Hegel a
découverte, mais en même temps mystifiée (idem, p. 260. Cette lettre
est disponible dans le volume Correspondance Marx-Engels. Lettres sur Le
capital, Gilbert Badia [éd.], Éditions sociales, 1964, p. 83).

Marx donne ainsi à entendre que l'élaboration de la critique passe par


l'utilisation d'éléments d' œuvres philosophiques qui appartiennent par
ailleurs à un mode de philosopher dépassé. La présence de Hegel est une
croix de l'interprétation du Capital. Il est certain qu'à cette époque Marx ne
s'en tient plus à la critique de l'abstraction spéculative d'inspiration feuer-
bachienne. En ce cas, l'Idée séparée de ses contenus engendre ces derniers
de manière mystifiée en légitimant les aspects les plus grossiers, en per-
dant ainsi le bénéfice de la saisie du réel comme processus contradictoire,
comme il est expliqué dans La Sainte Famille ou Misère de la philosophie.
Hegel est désormais sollicité pour ses découvertes dialectiques: il a élaboré
la dialectique des processus immanents de la pensée et ces découvertes
servent à Marx pour exposer sa propre critique. Cette présence de Hegel
dans la période qui aboutit à la publication du premier Livre du Capital en
1867, en passant par les divers manuscrits de 1857-1858 (les Grundrisse) et
les manuscrits de 1861-1863, a été attestée et démontrée par d'importants
travaux, soit pour réaffirmer l'hégélianisme hérétique de Marx (Rosdolsky,
Reichelt, Zelenyi, tous consacrés à la recherche de la logique du Capital,
à la suite des injonctions fameuses en leur temps du Lénine des Cahiers
sur la dialectique), soit pour le combattre en en appelant du Marx encore
hégélien au vrai Marx anti-hégélien (Althusser, Bidet dans son importante
étude, Que foire du capital? 1985).
2. Cet usage de Hegel consiste essentiellement dans l'emploi de catégo-
ries logiques permettant d'exposer la structure théorique des passages qui
s'opèrent de la Inarchandise à la valeur, de la monnaie comme mesure de la
UNE ÉTUDE DU RAPPORT DE MARX À SPINOZA

valeur à la monnaie comme moyen d'échange et comme moyen universel


de paiernent, de la monnaie au capital. Schrader propose les recouvrements
suivants de l'exposition rnarxienne par les catégories hégéliennes:
- La valeur d'échange et la forme valeur correspondent à la quantité pure
de Hegel; cette valeur se mesure et se réalise comme argent. La mesure des
valeurs marxiennes adopte les déterminations hégéliennes de la relation
quantitative et de la mesure.
- La circulation des marchandises et de la monnaie est décrite par les
concepts de processus qualitativement et quantitativernent infini.
- Enfin le passage de la monnaie au capital transposerait le passage de l'être
à l'essence. Marx aurait réussi à lier ainsi par ces déterminations concep-
tuelles les diverses fonctions de la marchandise, de la valeur, de la monnaie
et de la circulation.
Et Spinoza alors? Selon Schrader, il intervient pour résoudre un pro-
blème logique irrésolu, celui de la détermination du concept de capital
supposé intégrer les déterrninations logiques précédentes. En bon hégélia-
nisme, Marx aurait dû faire du mouvement du capital celui de l'essence au
concept. Quand Marx soutient que la valeur d'échange se réalise dans la
circulation en d'autres substances, en se totalisant indéfiniment, sans perdre
sa déterminité de forme, en demeurant toujours monnaie et toujours mar-
chandise, il fait du capital cette totalité de substances. Mais devient alors
irnpensable le lien interne du capital au travail, et plus précisément au
travail abstrait. Spinoza intervient pour rendre possible un autre usage de
la catégorie de substance: celle-ci n'a pas pour fonction de subsumer la
pluralité de toutes les substances, rnais de déterminer la qualité de quantité
fluente définissant le travail abstrait.
On se rapportera au texte du Livre l du Capital, révisé par Marx en 1873
pour la traduction française de J. Roy. La catégorie de substance est intro-
duite dès le passage de la marchandise à sa déterrnination comrne unité
contradictoire de la valeur d'usage et de la valeur d'échange. :Léchange de
marchandises n'est possible que si leurs valeurs sont ramenées à un troi-
sième objet, « à quelque chose qui leur est commun et dont elles repré-
sentent un plus ou un rnoins ». Cet aliquid est une substance spécifique, la
« substance comrnune à toutes les marchandises ». « Ce quelque chose de
comrnun ne peut être une propriété naturelle quelconque, géométrique,
physique, chimique, etc. des marchandises. [... ] Il est évident que l'on fait
abstraction de la valeur d'usage des rnarchandises quand on les échange, et
que tout rapport d'échange est caractérisé par cette abstraction» (Le capital,
livre l, chapitre l, Paris, 1959, p. 53). :Léchange et le procès de production
qui le soutient opèrent cette abstraction réelle des qualités utiles des objets
ANDRÉ TOSEL

à échanger. Cette utilité, nécessaire, ne rend pas cornpte de l'échange des


objets à leur valeur en tant que produits du travail. Léchange concerne les
objets considérés comme produits du travail.
Si nous faisons abstraction de la valeur d'usage du produit, tous les élé-
ments matériels et formels qui lui donnaient cette valeur disparaissent à
la fois. [ ... ] Avec les caractères utiles particuliers des produits du travail
disparaissent en même temps et le caractère utile des travaux qui y sont
contenus et les formes concrètes qui distinguent une espèce de travail
d'une autre. Il ne reste donc plus que le caractère commun de ces travaux.
Ils sont ramenés au même travail humain, à une dépense de force humaine
de travail sans égard à la forme particulière sous laquelle cette force a été
dépensée (idem, p. 54).

Le capital ne peut être saisi comrne sujet enveloppant la totalité du


processus de développement de ses déterminations. Il n'est plus une quan-
tité simple en expansion indéfinie. Il est pensé cornme lié à la « substance
sociale commune des valeurs d'échange ». Cette substance peut se déter-
miner comme capital, mais elle déborde ce processus de détermination en
constituant un reste, un « résidu» réapparaissant. « Considérons mainte-
nant le résidu des produits du travail. Chacun d'eux ressernble complète-
ment à l'autre. Ils ont tous une rnêrne réalité fantomatique. Métamorphosés
en sublimés identiques, échantillons du même travail indifférent, tous ces
objets ne manifestent plus qu'une chose, c'est que dans leur production une
force de travail humaine a été dépensée, que du travail humain y est accu-
mulé. En tant que cristaux de cette substance sociale comrnune, ils sont
réputés valeurs» (idem, p. 54). Le concept de capital n'est pas le concept
d'une substance devenue sujet, il renvoie au concept de substance sociale
défini comme travail abstrait créateur de valeur, substance de la valeur et
substance qui augmente la valeur: quantité pure progressive réduite à son
infinité qui est infinité vraie, irréductible à la logique de la mauvaise infi-
nité, celle du capital qui pourtant la subsume.
Mais, dira-t-on, cette reconstruction ne repose sur aucune référence
explicite à Spinoza. Lobjection est fondée. Schrader répond que Marx,
qui relit Hegel et qui pense au contenu vrai du système fonnel de Spinoza,
réutilise contre Hegel le concept de substance que celui-ci avait critiqué
dans la Logique. Il s'agit bien d'un problème de détermination. Omnis
determinatio negatio. Marx ne cesse de le rappeler à la cantonade. Or, c'est
Hegel qui valide le jugernent de Spinoza mais en montre une insuffisance
qui pour Marx le transforme en vérité suffisante lui perrrlettant d'éviter
d'identifier le capital au concept hégélien. Le capital ne peut gagner son
UNE ÉTUDE DU RAPPORT DE MARX À SPINOZA

infinité à l'intérieur de la réalité qu'en déterminant cette substance sociale


du travail abstrait, en la niant. La tendance du capital, son idéal du rnoi,
est la négation absolue de cette substance. Marx fait de l'insuffisance de la
substance spinozienne selon Hegel une vertu.
Dans la Logique, le principe selon lequel la déterrninité est négation est
reconnu comme essentiel. Mais Spinoza, selon Hegel, en reste à la déter-
mini té comme limite qui a son fondement dans l'être-autre. Le mode est
en un autre dont il tient son être mais cet autre est en soi. Il est le concept
intégratiF de toutes les réalités. Mais l'irnmanence n'est qu'apparente.
Chaque mode niant chaque autre, la déterminité de chacun se résout en
négation déterminée de tous les autres. Loin de se déterminer en ses néga-
tions modales, la substance les anéantit dans son indifférence absolue. Elle
ne se réfléchit pas en ses négations pas plus que celles-ci ne la réfléchissent.
Le principe spinozien ne parvient pas à la négation absolue qu'il anticipe
contradictoirement. La substance est posée par une réflexion extérieure
qui conlpromet la subsistance pourtant affirmée des déterminités qui
deviennent un moment évanescent (attributs et modes). Lisons certains
textes de la Science de la logique, logique de l'être, consacrés à Spinoza:
Une conséquence nécessaire de la proposition que la déterrninité est néga-
tion est l'unité de la substance spinoziste ou le fait qu'il y a seulement Une
substance. Le penser et l'être il lui fallut dans cette unité les poser en un,
car, en tant que réalités déterminées, ils sont des négations dont l'infinité
ou la vérité est seulement son unité. Il les comprit par conséquent comme
des termes qui n'ont pas un subsister particulier, un être en-soi et pour-soi,
mais ne sont que sursumés comme moments. Quant à la substantialité
des individus, elle ne peut davantage tenir en regard de cette proposition.
(Hegel, Science de la logique, édition de 1812, section l, chapitre 2. B,
premier tome, traduction de G. Jarczyk et de P.-J. Labarrière, Aubier-
Montaigne, 1972, p. 111-112).
En ce qui regarde l'indifférence absolue qui est le concept fondamental de
la substance spinoziste, on peut encore rappeler que ce concept est l'ultime
détermination de l'être avant qu'il ne parvienne à l'essence elle-même, mais
qu'il n'atteint pas l'essence. Lindifférence absolue contient l'unité absolue
des attributs spécifiquement autonomes dans leur suprême détermination,
entendus comme le penser et l'être, et cela en général de toutes les autres
modifications de ces attributs. Seulement par là ce n'est que l'absolu étant
en-soi qui est pensé, non l'absolu étant pour-soi. Ou c'est la réflexion exté-
rieure qui en reste au fait que les spécifiquement autonomes sont une seule
et même chose ou dans l'absolu; que leur différence n'est qu'une différence
indifférente, n'est pas une différence en soi (idem, section III, chapitre 3,
B., p. 358).
ANDRÉ TOSEL

3. C'est le capital qui ne réussit pas à réaliser ses déterminations idéales


d'essence et qui retombe dans le résidu de la substance sociale, du travail
abstrait qu'il masque. Le capital comme rnode de production régi par la
valeur d'échange produit des abstractions réelles qui ne sont pas cornprises
par les agents sociaux. La valeur est une abstraction sociale qui se produit
sur la base d'une rnultitude d'évaluations dispersées, que l'entendement
éconorniste n'apprend qu'après coup, rnais que le savoir saisit comrne une
abstraction réelle opérée par la société et qui est déterrninée comrne subs-
tance sociale commune du temps abstrait. La détermination de la substance
cornmune comme travail abstrait permet de dissiper la mystification pro-
duite par l'apparaître du capital comme essence automotrice de la valeur.
Tout comrne les hommes, qui sont des modes de la substance, ne peuvent
se représenter immédiatement les déterminations internes de la substance à
laquelle ils appartiennent autrernent qu'en les représentant sous la figure du
complexe théologico-politique, de mêrne les agents du capital ne peuvent
se représenter les déterminations du capital (marchandise-valeur-argent-
salaire-formes du capital) sans les fétichiser comme mouvements autonomes
de la forme valeur. Le savoir théorique, la Wissenschajt, ne dissout pas ce
fetichisme, car les rnécanismes de la reproduction sociale se fondent sur la
constitution de ces formes de représentation et sur leur efficace réelle.
Le capital ne peut parvenir à l'identité avec soi au terme d'une réflexion
absolue. La détermination que Hegel imputait négativement à Spinoza de la
substance COlnme réflexion extérieure convient rnieux aux déterrninations
des mOlnents de la critique. Celle-ci place au sein du développement des
formes économiques initiales cette sorte d'équivalent de l'attribut de
l'étendue qu'est le travail humain, cette substance sociale commune
comprenant les formes de représentations modales qui la saisissent, c'est-à-
dire les formes de conscience et leurs relations fonctionnelles aux processus
matériels de reproduction.
C'est donc le rapport entre substance du travail abstrait et formes mys-
tifiées ou adéquates de la représentation sociale de la substance que Marx
pourrait chercher dans le contenu caché du système spinozien et qu'il uti-
liserait pour sortir des limites de la catégorisation hégélienne, laquelle tend
à sublimer la substance en concept et donc à annuler les contradictions du
capital dans le passage de la substance à l'essence et au concept. De ce point
de vue, Hegel et Spinoza seraient utilisés sans scrupules par Marx comme
des moyens de production complémentaires et constitutifs de la critique
de l'économie politique. Spinoza aurait alors un primat critique dans la
mesure où le procès de développement des déterminations du capital ne
peut être réglé par l'ordre téléologique être-essence-concept. La théorie de
UNE ÉTUDE DU RAPPORT DE MARX À SPINOZA

la substance du travail abstrait brise le mouvement d'idéalisation du capital


que la mimèsis de l'ordre hégélien aurait imposé. Spinoza est un rIloment
de l'emendatio intellectus interne de la critique marxienne, non pas une
instance externe qui devrait lui être opposée dans une confrontation en
extériorité.

SUR UNE ANALYSE INACHEVÉE

1. Schrader ne va pas plus loin. Le travail esquissé demeure ouvert. En


particulier, cette analyse postule une évidence de la théorie substantielle du
travail abstrait, alors que celle-ci a été remise en cause depuis longtemps
par de nornbreux commentateurs non Inarxistes (Croce, Pareto, Menger)
ou 111ême, plus récemment, marxistes (citons Althusser et Bidet). En ce
cas, l'apport spinozien perdrait de sa fécondité. Mais si on laisse de côté la
question de la pertinence de la théorie de la valeur travail et si on la sup-
pose fondée, sur le plan interne l'analyse reste encore allusive, car il aurait
fallu dépasser le niveau du Livre l du Capital pour montrer le caractère
décisif de la conceptualité spinozienne dans la conception marxienne.
Malgré ces incertitudes, la perspective ouverte par Schrader est stirnu-
lante en ce qu'elle peut obliger à une étude plus acribique, tempérant les
décisions d'interprétation contradictoires par les rigueurs de la philologie.
2. Plus aventureuses nous paraissent en revanche les remarques finales
de Schrader. Partant de l'idée juste que Spinoza et Marx partagent à deux
moments historiques differents - celui du capitalisme manufacturier com-
mençant limité par la soif de thésaurisation et celui du capitalisme installé -
la thèse logique et éthico-politique de la sournission des besoins à l'enri-
chissement rnonétaire absolu, et donc le refus de l'argent comme fin en soi,
il en arrive à construire une étonnante analogie entre le troisième genre de
connaissance spinozien et l'entendement capitaliste qui expose son argent à
la circulation pour le multiplier. La détermination des choses particulières
sub specie ceternitatis, ainsi que l'approfondissement de la connaissance de
leur essence symboliseraient avec l'effort du capitaliste à insérer la monnaie
de façon démesurée dans la circulation sub specie capitalis. La référence à
Marx (MEGA 2, H/1.2, Berlin, 1981, p. 620 et 699) atteste plutôt l'ironie
de Marx: si le mouvement de la vraie connaissance est infini, cet infini ne
peut se confondre avec celui de l'accumulation monétaire qui devient un
mauvais infini pour autant que cette accumulation de moyens s'inverse et
se pervertit en se posant cornme une fin en soi.
3. Il est plus juste, comrne Schrader le fait auparavant, de trouver un lien
plus effectif dans une forma mentis commune à Marx et à Spinoza: tous
ANDRÉ TOSEL

deux diagnostiquent la pathologie de l'entendernent et celle d'une fonne


de vie propres à un monde historique. Tous deux constatent le caractère
irréversible des passions rnodernes et s'imposent le travail de la compré-
hension pour une éventuelle cure de ces pathologies.
Spinoza, fils de rnarchand enrichi par le corTlrnerce international et lui-
rnême marchand de profession en sa jeunesse, ne méprise pas l'argent et la
nouvelle richesse des nations promue par l'éconornie capitaliste. Il ne rêve
pas d'un retour à l' oikonomikè de besoins finis dans le cadre du ménage, il
n'est pas un aristotélicien qui condamne le mauvais infini d'une circulation
rnarchande se donnant pour objet la monnaie, non la valeur d'usage des
rnarchandises. Il enregistre l'érnergence de la valeur d'échange, mais en
l'acceptant il veut comme Aristote qu'elle se subordonne à l'utilité vraie.
Rappelons un texte fameux de l'Éthique IV, Appendice, chapitres XXVIII
et XXIX, consacré à la fonction de l'argent sagement pensée:
Et pour se procurer cela [i.e. l'accroissement de la capacité du corps à toutes
ses possibilités et celui de l'aptitude de l'esprit à concevoir un plus grand
nombre de choses], les forces de chacun ne pourraient guère suffire si les
hommes ne se rendaient pas mutuellement des services. Mais, à vrai dire,
l'argent est venu apporter un abrégé de toutes choses (omnium rerum com-
pendium), si bien que son image occupe ordinairement plus que toutes cho-
ses l'Esprit du vulgaire; parce qu'ils ne peuvent imaginer aucune espèce de
Joie qui ne soit pas accompagnée par l'idée des monnaies comme cause.
Mais cela n'est vice que chez ceux qui recherchent les monnaies non par
besoin ou à cause des nécessités; mais parce qu'ils savent les arts du gain par
lesquels ils s'élèvent somptueusement. [ ... ] Quant à ceux qui connaissent le
véritable usage des monnaies, et font du besoin la seule mesure (divitiarum
modum ex sola indigentia moderantur), ils vivent contents de peu (Éthique,
traduction Bernard Pautl'at, Seuil, 1999).

La réalisation de l'argent comme concept, l'accumulation de monnaie


pour l'accumulation, est irréalisable. Marx ajoutera que ce but est inacces-
sible parce que le caractère des valeurs d'usage des marchandises contredit
l'universalité sociale de la valeur. La substance sociale commune en tant
qu'elle se mesure en temps de travail abstrait se mesure selon des portions
quantitatives déterrninées. L'argent est supposé représenter la valeur en son
infinité devenue fin en soi, mais il ne peut en représenter effectivement
qu'une partie détenninée. Cette contradiction se résout en se déplaçant,
l'argent se faisant capital, valeur d'échange multipliée en profit. La méde-
cine spinozienne de la cupiditas concerne bien l'entendement calculateur:
ce dernier n'est pas condamné, il est supérieur à l'entendement de l'avare
UNE ÉTUDE DU RAPPORT DE MARX À SPINOZA

qui thésaurise par avaritia et qui ne développe aucune capacité d'agir et de


penser. Cet entendement est appelé cependant à mieux corn prendre l'éco-
nomie rnonétaire en la subordonnant à l'utilité vraie imrnanente, celle qui
peut s'inscrire dans une république de libres citoyens. C'est en ce sens seu-
lement que l'accurnulation des richesses sous forme rnonétaire peut entrer
de droit dans la perspective de la connaissance du troisièrne genre. Marx à
son tour veut cornprendre l'action des hommes sans la déplorer ni la flatter.
Le capital ne peut pas être cOlllpris en allant de la substance à l'essence et
au concept, mais en s'enracinant dans la substance, la substance sociale du
travail abstrait, en repensant et rectifiant les formes de l'entendernent éco-
nornique. Le capital a aussi pour objet à sa manière un projet salutaire, le
salut ou la santé d'un corps social qui ne peut pas être seulernent subsumé
sous le capital mais qui doit compter avec la croissance des capacités d'agir
et de penser que le capital délivre pour se les sournettre.
4. Cette fonction antitéléologique de la notion de substance-travail
abstrait n'est pas maintenue par Marx tout au long de sa dialectique. La
fonction sujet, certes, ne peut être attribuée au capital, mais elle se déplace
et se donne un autre support, non le travail abstrait avec sa multiplicité
interne et son irnpersonnalité, mais son porteur libéré, la classe ouvrière,
le prolétariat, ce peuple du peuple. La substance-travail abstrait devient
enfin sujet en se détenninant par ce que Marx nornme toujours du tenne
anglais de general intellect. On assiste ainsi au retour final de Hegel qui
interrompt le retour de Marx à Spinoza. Le cornmunisme développé par ce
general intellect est le substitut pratique du concept hégélien et impose une
version anthropologique de l'anthropocentrisme téléologique que Spinoza
n'aurait pas accepté. Que représente ce general intellect? Il porte la capacité
du prolétariat à organiser un ensemble de forces définissant le travailleur
collectif et coopératif associé, allant du directeur et du gestionnaire d'usine
au dernier ouvrier non qualifié, tous représentant le front avancé de la
socialisation progressive des forces productives sociales. Le communisme
n'est pas quelque chose de superposé cornme sirnple idéal rnoral, il se tire
du procès historique réel.
Mais Marx n'échappe pas ici au téléologisme qu'il partage avec le grand
idéalisme allemand. La socialisation des forces productives - que Marx
érige en procès de l'autoproduction de l'humanité réalisant sa fin imma-
nente et à laquelle il attribue la fonction du concept - ne se réalise pas
au niveau de la société. Elle ne saurait de toute manière se constituer en
causa sui. Le monde humain demeure un monde des interactions et des
relations modales: si des efh:ts de libération peuvent se réaliser au niveau
de l'individu (par la connaissance des choses singulières) ou au niveau de
ANDRÉ TOSEL

la collectivité (par la constitution dérnocratique de la multitude), ces effets


ne sauraient jarnais faire d'un rnode une cause de soi complète sous tous les
points de vue. La capacité d'agir et de penser du mode, individu humain
ou société, peut être plus ou moins adéquate, rnais cette adéquation ne
peut lever la difFérence qui sépare le mode qui est produit par et dans un
autre au sein duquel il subsiste et la substance qui se produit en et par soi
et derneure en soi cause de soi. L'identité de la nature naturante et de la
nature naturée ne peut aboutir à donner au mode la capacité d'être cause
de soi sous tous les points de vue; elle permet de la lui donner sous certains
points de vue et sous certaines conditions qui suffisent pour la réalisation
de la libération éthique. Le communisme tel que Marx le pense en termes
de « devenir concept» du travailleur collectif excède les conditions et les
possibilités de l'action permises au mode.
À cette impossibilité structurale s'ajoute une considération d'ordre
analytique: la société moderne n'est pas une immense et unique entre-
prise où serait à l'ordre du jour l'avènement du travailleur collectif, elle est
pour le moins un tissu d'entreprises antagoniques où le procès de travail
au contraire se fragmente jusqu'à perdre toute unité idéale et matérielle,
cette fragmentation étant impulsée par l'irnpératif de la productivité capi-
taliste. L'exploitation non seulement se rnaintient mais elle se généralise,
sans qu' en compensation se produise le procès de recomposition du travail
collectif: coopératif et associé que Marx croyait tirer de la dialectique du
procès capitaliste de production. Le réalisme spinozien est ici irréductible.
Il n'empêche pas de prendre la mesure du problème posé génialement par
Marx, il exclut cependant la solution envisagée en raison de son téléolo-
gisme spéculatif et il oblige à accepter pour la cornprendre la forme modale
sous laquelle l'exploitation se reproduit. Comment alors former une nou-
velle théorie de la capacité insurrectionnelle des rnultitudes soumises au
capital mais lui résistant aussi? Quels effets de libération peuvent encore
se manifester en produisant de nouvelles subjectivités qui soient encastrées
en des activités productives réelles, non pas prisonnières de ghettos impro-
ductifs ravagés par une violence autodestructrice, ni non plus recluses dans
la rumination impuissante d'un salut 11l0ralitaire? Comrnent sortir des
formes d'irnpuissance historique? Comrnent éviter d'être réduits au sta-
tut de spectateurs de cette impuissance? Telles seraient les questions que
Marx poserait et se poserait aujourd'hui s'il avait accompli sa marche vers
Spinoza et si les illusions téléologiques du general intellect ne l'avaient pas
arrêté en chernin. Mais il est historiquernent vain de poser à Marx ces ques-
tions : ce sont les nôtres, et il nous revient d'y répondre.
UNE ÉTUDE DU RAPPORT DE MARX À SPINOZA

Note bibliographique
Cette étude entend revenir sur des points peu ou rnal traités dans rna
contribution (<< Des usages marxistes de Spinoza ») au volume dirigé par
Olivier BLOCH, Spinoza au XX siècle, Presses universitaires de France, 1992,
et reprise dans Du matérialisme, de Spinoza, Kimé, 1994. On verra en ce
volume les contributions de Jean-Pierre Cotten (sur le spinozisme de Louis
Althusser) et de René Zapata sur la présence de Spinoza dans les débats
philosophiques en Union soviétique).
Les réferences aux textes cités (Spinoza, Hegel, Marx entre autres) sont
données dans le cours de l'exposé. Ce dernier se confronte à une étude
pionnière, peu exploitée, de F. E. SCHRADER, Substanz und Begriff. Zur
Spinoza-Rezeption Marxens, Mededelingen vanwege het Spinozahuis,
Leyde, Brill, 1989.
On ajoutera:
GIANCOTTI (Emilia), Baruch Spinoza, Rome, Editori Riuniti, 1985
(le chapitre III contient une histoire abrégée du spinozisme au sein du
marxisme).
YOVEL (Yirrniyahu), Spinoza and others Heretics, Princeton, Princeton
University Press, 1989, particulièrement le volume Il, The Adventures
of Immanence, qui contient un chapitre consacré à Marx. Traduction
française: Spinoza et autres hérétiques, Il. Les aventures de l'immanence,
Seuil, 1991.
STUDIA SPINOZANA, Spinoza and Modernity. Ethics and Politics, volume 9,
1993, Würzburg, Konigshausen & Neumann, 1995. Ce volume, dirigé
par É. Balibar, H. Seidel et M. Walther, contient des études consacrées
au rapport de Marx à Spinoza. Notamment: Étienne Balibar, « Le poli-
tique, la politique: de Rousseau à Marx, de Marx à Spinoza»; Helmut
Seidel, «Spinoza und Marx über Entfremdung: ein komparatischer
Versuch »; Yirmiyahu Yovel, « Marx's Ontology and Spinoza's Philosophy
of Immanence».
Georges Plekhanov, lecteur de Spinoza
JEAN SALEM

Gueorgui Valentinovitch Plekhanov, né en 1856, rnort en 1918, est tradi-


tionnellement présenté comme le père fondateur du rnarxisrne russe: c'est
là, déclare E. H. Carr, son text-book label, l'étiquette qui lui est réservée
d' ordinaire 1 • Plekhanov fut un polygraphe: l'édition russe de ses Œuvres
complètes ne comporte pas moins de 24 volumes; les trois tomes de son
Histoire de la pensée sociale en Russie, publiés de 1914 à 1917, tout cornme
ses Notes sur l'histoire de la littérature française de Lanson, ses études sur
Belinski, sur Ibsen, Gorki ou Tolstoï prouvent assez combien ses intérêts
furent souvent encyclopédiques et débordèrent le cadre étroit de l'agitation
et de la propagande politiques.
Sa vie peut se diviser en trois périodes successives: 1°/ populiste, de
1875 à 1883; 2°/ promoteur du marxisme en Russie, de 1883 à 1903;
3°/ « compagnon de route» de la minorité menchévique du POSDR:,
entre 1903 et 1918.
1°/ Dès l'âge de 20 ans, il avait rejoint le mouvement révolutionnaire des
narodniki, des populistes, et plus particulièrement le groupe qui s'intitu-
lait Zemlia i Volia (<< Terre et Liberté»). Lorsqu'en 1879 cette organisation
se scinde en deux fractions - Narodnaia Volia, « La Volonté du Peuple»
(qui considère l'assassinat politique comme une des armes les plus efficaces
contre le despotisme) et Chernyi Peredel, « Partage de la Terre» (aux vues
moins « blanquistes » et moins messianiques) -, Plekhanov prend précisé-
lnent la tête de ceux-là qui rejettent le terrorisme comme méthode d'action
révolutionnaire. Vers 1880, contraint et forcé par les dangers qu'il encourt,
il prend définitivement le chemin de l'exil: après un séjour d'un an à Paris,
il va s'installer à Genève.
2°/ C'est en Suisse qu'il finit de rompre avec les thèses des populistes
russes, lesquels considéraient que c'était à l'immense masse des paysans

1. Cf. E. H. Carr, Studies in Revolution, Londres, Macmillan, 1950. Cf. également le titre
de l'intéressant ouvrage de Samuel H. Baron: Plekhanov. The Father of Russian Marxism,
Stanford, University Press, 1963.
2. Parti ouvrier social-démocrate de Russie.
pauvres que reviendrait le prernier rôle dans la révolution à venir. De
concert avec Pavel Axelrod, Léon Deutsch et Véra Zassoulitch, il fonde en
1883 le groupe Osvobojdenie Trouda (<< Libération du travail »), qui est la
première organisation social-dérnocrate russe. Il commence de traduire en
russe certaines des œuvres maîtresses du rnarxisrne : en 1882, il donne une
nouvelle traduction dans cette langue du Manifeste du Parti communiste
de Marx et d'Engels 3 ; il traduit aussi Travail salarié et capital, Socialisme
utopique et socialisme scientifique, ainsi que le Ludwig Feuerbach d'Engels, et
tous ces ouvrages seront diffusés secrètement en Russié. En 1889, Georges
Plekhanov prend part au Congrès fondateur de la Ile Internationale,
congrès qui se tient à Paris: il y critique très vivernent le « révisionnisrne »
d'Edouard Bernstein, ses variantes russes (celle, notarnment, qu'on appelle
alors le « rnarxisme légal »), ainsi que l'économisme, qui entendait limiter
les luttes ouvrières en Russie à des revendications de type syndical. Cornrne
il continue de livrer bataille contre ses anciens amis populistes, il rédige
en 1894 son Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire
[K Bonpocy 0 pa3B!t1HU1 MOH!t1CT!t14eCKOro B3rn71Aa Ha !t1CTOp!t1fO], qui fut un ternps
l'évangile de la social-démocratie russe: et le premier chapitre qu'il rédige,
le chapitre V, prétend que le rnarxisme est applicable en Russie et pas
seulement en Occident.
3° / Après la scission qui intervint au deuxième congrès du Parti social-
démocrate russe en 1903, Plekhanov - non sans quelques hésitations - se
joignit aux mencheviks et son chemin se sépara désormais de celui des
futurs vainqueurs. Certes, il se rapproche passagèrement de Lénine entre
1908 et 1912. Mais il se rallie, à la veille du conflit mondial, aux thèses
prônant la « défense nationale» contre les Empires centraux, critique le
« défaitisme internationaliste» des bolcheviks et reste ensuite, jusqu'à sa
mort, un adversaire du nouveau pouvoir soviétique. C'est à Terijokien, en
Finlande, qu'il meurt le 12 juin 1918.
Nous allons voir dans cette étude comment Spinoza fut considéré par
Plekhanov:
- comme un rnodèle pour le libre penseur;
comme l'auteur de la lTleilleure définition qui se puisse donner de la
liberté;
- comrne l'ancêtre du matérialislTle moderne;

3. Michel Bakounine en avait donné une première traduction en 1860.


4. La censure avait laissé paraître en 1872 la traduction du Capital qu'avait donnée
Danielson.
LECTEUR DE SPINOZA

- comrne l'antidote le plus idoine dans la lutte contre le retour à Kant que
prônèrent certains marxistes allernands et autrichiens en rnatière de théorie
de la connaissance.

LIBRE PENSÉE, LIBRE PAROLE, LIBRE EXAMEN

Spinoza, selon Plekhanov, c'est tout d'abord le chantre de la liberté de pen-


ser et de publier. C'est là ce qui paraît ressortir d'un passage de l'ouvrage
intitulé Nos controverses (1883), ouvrage dans lequel est délibérément
consornmée la rupture avec le vieux populislne 5• Rappelons quel est l'ob-
jet des controverses en question: pour Plekhanov, il est absurde et vain
de vouloir « éviter» le capitalisrne en Russie puisque celui-ci y est déjà
présent, absurde et vain de cultiver indéfiniment le mythe d'un socialisrne
paysan puisque le mir n'empêche aucunement la concentration croissante
des Inoyens de production, terre cornprise, entre les mains d'une nouvelle
bourgeoisie rurale. La comrnunauté paysanne (mir) ne peut plus, dans ces
conditions, devenir la base d'une organisation socialiste de la production:
et c'est bien au prolétariat industriel qu'il appartient de mener l'ensernble
de la société vers le socialisme.
Louvrage de Plekhanov se présente extérieurement comme une réponse
à Piotr Lavrov (1823-1900), l'un des pères spirituels du populisme russe:
Lavrov s'était plaint, en effet, de ce que Plekhanov, au nom du groupe
« Libération du Travail 6 », eut entarné dans une précédente brochure
intitulée Socialisme et Lutte politique7 une « polémique avec le parti de
la Volonté du PeupleS ». Il avait fait reproche à Plekhanov de ce que ce
dernier avait censément négligé ses devoirs pratiques en ferraillant contre
un autre détachelnent de l' « armée sociale », alors qu'en bonne politique
« semer le désarroi dans l'organisation de cette armée, même si l'on y voit,
ou croit y voir, quelque défaut, n'est permis qu'aux ennemis de la cause de
cette armée, ou à un groupe qui, par son action, sa force et son organisa-

5. Nos controverses [HawV1 pa3HOrnaCV151 - on pourrait traduire aussi bien par: Nos désaccords,
ou bien encore: Nos divergences], Genève, Imprimerie du groupe Osvob9jdenie Trouda,
1884. - Cf. Œuvres philosophiques (trad. L. et J. Cathala), Moscou, Ed. du Progrès,
1983, t. l, p. 67-320.
6. Cf. ci-dessus.
7. Brochure qui fla publiée à Genève, en 1883; cf. G. Plekhanov, Œuvres philosophiques,
op. cit., t. l, p. 7-65.
8. P. Lavrov, Le messager de la volonté du peuple, n° 2; cit. par G. Plekhanov, dans Nos
controverses, loc. cit., t. l, p. 71.
tion, serait capable, à la rninute historique présente, de devenir une armée
sociale9 ».
Eh bien, le norn qu'invoque spontanément Plekhanov, lorsqu'il entend
s'élever contre ce qu'il faut bien appeler un centralisme démocratique avant
la lettre, n'est autre que celui de ... Spinoza! Il daube sur l' « infaillibilité
pontificale» qu'on paraît réclarner (du côté de Piotr Lavrov) chez tout
auteur révolutionnaire qui ne se condarnne point au silence lO •
Au fait ajoute Plekhanov - la pureté de leurs intentions sera-t-elle mise
en doute chaque fois que [des écrivains] prendront la plume pour atti-
rer l'attention des révolutionnaires sur ce qu'est, ou ce que devrait être,
à leur modeste jugeote, l'action révolutionnaire? Au dix-septième siècle
- écrit-il- Spinoza a dit que, dans un pays libre, chacun doit avoir le droit
de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense ll . Faudrait-il que ce droit
fût révoqué en doute à la fin du dix-neuvième siècle dans un parti socia-
liste, même au pays le plus arriéré de l'Europe? S'ils reconnaissent en son
principe le droit de parler librement, et s'ils en font une revendication de
leur programme, les socialistes russes ne sauraient en octroyer l'exercice à
la seule fraction ou au seul « parti» qui prétend à l'hégémonie à une étape
donnée du mouvement révolutionnaire 12 •

L'ILLUSION DU LIBRE ARBITRE

Tout esprit libre a donc contracté une dette envers Spinoza: mais, si l'on
en croit Plekhanov, on doit également à ce philosophe la meilleure défini-
tion qui se puisse donner de la liberté. Celle-ci ne réside nullement en une
« indépendance rêvée à l'égard des lois de la nature », mais dans la connais-
sance de ces lois et dans la possibilité donnée par là-même de les mettre en
œuvre méthodiquement pour des fins déterminées 13. Elle consiste « dans
l'empire sur nous-mêrnes et sur la nature extérieure, [ernpire] fondé sur

9. Ibid., t. l, p. 72.
10. Ibid., t. l, p. 73.
1). Cf. B. Spinoza, Traité théologico-politique, chap. XX: « Où l'on montre que dans un
Etat libre il est loisible à chacun de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense» (trad.
Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p. 330).
12. G. Plekhanov, Nos controverses, loc. cit., t. L,p. 73-74. Souligné par nous.
13. Cf. F. Engels, Anti-Dühring [1877-1878], Editions sociales, 1963, p. 146.
LECTEUR DE SPINOZA

la connaissance des nécessités naturelles 14 ». La liberté, c'est « la nécessité


dont on a pris conscience» (cBo6oAa 8CTb C03HaHHa71 H806xOAVlMOCTb) 15.
Or Spinoza n'a pas seulernent défini la liberté comme compréhension
de la nécessité: il a critiqué, pour ce faire, l'illusion du libre arbitre. Et de
cela aussi Plekhanov lui sait gré. Plekhanov se plaît en effet à considérer
que l'âme (si l'on peut dire) de toute société est l'idée du corps politique
et éconornique de cette rnême société. Il aime à répéter que le « cours des
idées» (XOA VlA8i:1) se règle ordinairement sur le « cours des choses» (XOA
B8Ll18i:1)16. Il donne même une présentation plus que déterministe - et plus
que spinoziste - de l'idée que Marx et Engels se seraient faite des rapports
entre « base» économique et superstructure. Plekhanov déclare en effet,
en renvoyant à la célèbre « Préface» de la Contribution à la critique de
l'économie politique, que toute sqciété est constituée par la superposition
de cinq strates, qu'il classe par ordre d'autonomie décroissant: « 1. Etat
des forces productives; 2. Rapports économiques, conditionnés par ces
forces; 3. Régime social-politique, édifié sur une base économique don-
née; 4. Psychologie de l'homme social, déterminée en partie directement
par l'économie, en partie par tout le régime socio-politique édifié sur elle;
5. Idéologies diverses reflétant cette psychologie 17 ». En outre, Plekhanov
ne manque pas de tenir le hasard - particulièrernent en histoire pour
« quelque chose de relatif », qui « n'apparaît qu'au point d'intersection de
processus nécessaires l8 ». Enfin, il écrit qu'« un grand homrne est grand
non pas parce que ses qualités personnelles donnent aux grands événe-
rnents historiques leur physionornie propre, mais parce qu'il est doué de
qualités qui le rendent plus capable que tous les autres de répondre aux
grands besoins sociaux de son temps19 »... Bref: on n'est pas étonné de

14. Ibid., p. 147. Plekhanov (Les questions fondamentales du marxisme [1908 - OCHOBbl8
BonpOCbl MapKc~3Ma], chap. Xv, op. cit., p. 81) cite lui-même cette dernière phrase.
15. G. Plekhanov, Le rôle de l'individu dans l'histoire [1898], chap. II; dans Œuvres philo-
sophiques, op. rit., t. II, p. 314 [trad. modifiée].
16. G. Plekhanov, Les questions fondamentales du marxisme, chap. XlV, op. cit., p. 74.
17. Ibid., p. 71.
18. G. Plekhanov, Le rôle de l'individu dans l'histoire, chap. VI; dans Œuvres philosophi-
ques, op. cit., t. II, p. 332.
19. Cf. ibid., chap. VIII; dans Œuvres philosophiques, op. [it., t. II, p. 332. Exemple privi-
légié en Russie dans les développements de ce genre: celui de Napoléon Bonaparte. « Pour
rétablir l'ordre [auquel le Directoire aspirait sans pouvoir l'imposer], il fallait une bonne
épée, selon l'expression de Sieyès. Pour ce rôle d'épée bienfaisant, on songea d'abord
au général Joubert, et quand il fltt tué à Novi, on parla de Moreau, de Macdonald, de
Bernadotte. Ce n'est qu'ensuite qu'on parla de Bonaparte» (ibid, p. 263). Souvenons-
nous que Napoléon figure en bonne place parmi les « individus extraordinaires» qu'un
Raskolnikov oppose au « troupeau », aux « individus ordinaires ». Selon Raskolnikov, la
première de ces deux catégories d'hommes (( meut l'univers et le conduit à son but»,
- fût-ce au prix de (( torrents de sang », de crimes que seuls de tels (( législateurs et guides
trouver ceci dans son Essai de 1895 sur le développernent de la conception
moniste de l'histoire:
Une cause extérieure a communiqué à une pierre une certaine quantité de
mouvement. Le mouvement se poursuit encore un certain temps après que
la cause extérieure a cessé d'opérer. Et cette permanence de la pierre dans son
mouvement est nécessaire en vertu des lois du monde matériel. Supposez
maintenant que la pierre pense, qu'elle ait conscience de son mouvement,
qu'elle en éprouve du plaisir, mais qu'elle n'en connaisse pas les causes,
qu'elle ignore même qu'il y a quelque cause extérieure à ce mouvement.
Comment, alors, se le représentera-t-elle? Incontestablement comme le
résultat de son propre désir, de son libre arbitre: elle se dira qu'elle se meut
parce qu'elle veut se mouvoir. Telle est cette liberté humaine que tous les
hommes se vantent d'avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont
conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. C'est
ainsi qu'un enfant croit désirer librement le lait20.
Même à beaucoup de nos lecteurs, cette explication - ajoute Plekhanov
paraîtra d'un « matérialisme grossier21 ».

Et pourtant, poursuit-il, c'est là un « fait indiscutable quand il est ques-


tion du cerveau: un mouvement de la matière soumis à des lois inéluc-
tables s'y accompagne de ce qu'on appelle libre activité de la pensée 22 ».
Lillusion du libre arbitre, c'est donc celle de l'aiguille aimantée qui croirait
qu'elle se déplace vers le nord parce qu'elle a « plaisir à s'y diriger23 »; c'est
celle d'un Kablitz tout comme celle d'un Mikhaïlovski 24 , qui débattent
de la part respective qu'ont (selon le premier) le sentiment ou (au gré du
second) l'intelligence d'un chacun dans le cours de l'histoire 25 . Alors qu'en

de l'humanité [... ] peuvent se permettre en conscience»; cf. P. Dostoïevski, G'ime et


châtiment [1865], Ille partie, chap. 5, Le Livre de poche, 1964, t. I, p. 411-413.
20. B. Spinoza, Lettre 58 [= note de Plekhanov lui-même].
21. Plekhanov (G.), Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire [1895 -
K Bonpocy 0 pa3Bt.1Tt.1V1 MOHt.1CTV148CKOro B3rn51Aa Ha t.1CTOpt.1K)]; dans Œuvres philosophiques,
op. dt., t. l, p. 536.
22. Ibid., t. l, p. 537.
23. Ibid., t. l, p. 537 : ce dernier exemple est emprunté par Plekhanov à Leibniz. Cette
invocation est ici juxtaposée avec - une fois de plus -l'exemple spinozien de la pierre qui,
si elle venait à prendre conscience de son propre mouvement, aurait le sentiment qu'elle se
meut librement, etc. : le même rapprochement se trouvait déjà chez Jacobi, et c'est là que
Plekhanov a dû l'emprunter; cf. P.-H. Jacobi, Œuvres philosophiques (trad. ].-]. Anstett),
Aubier, 1946, p. 115.
24. Tous deux publicistes liés à la nébuleuse populiste.
25. G. Plekhanov, Le rôle de l'individu dans l'lJistoire, chap. l, dans Œuvres philosophiques,
op. dt., t. II, p. 307.
LECTEUR DE SPINOZA

vérité, selon Plekhanov, ce n'est jamais que la nécessité rnatérielle qui se


présente à la subjectivité comme une activité spirituelle libre 26 •
Qu'il nous soit permis cependant d'évoquer cum grano salis un texte
assez curieux qui montre suffisarnment, selon nous, les limites de ces
rapprochements tant souhaités par Plekhanov (et par d'autres) entre le
marxisme révolutionnaire et le spinozisme. Dans son étude sur Le rôle de
l'individu dans l'histoire, Plekhanov écrit ce qui suit: « Quand nous disons
qu'un individu considère son action comme un anneau nécessaire dans
une chaîne d'événements nécessaires, cela revient à dire, entre autres cho-
ses, que l'absence de libre arbitre équivaut pour lui à une incapacité abso-
lue d'inertie, qu'elle se traduit dans sa conscience par l'irnpossibilité d'agir
autrement qu'il le fait 27 ». Et d'invoquer. .. les rnahométans qui, pour avoir
été « fatalistes », n'en ont pas moins conquis un immense territoire. On
croirait presque entendre Descartes ou Leibniz nous déconseillant de rester
quiétistes, ou nous expliquant que la prière n'est pas aussi inutile qu'on
aurait tendance à le croire dans un univers pourtant pré-ordonné de toutes
parts: la Providence, nous disent-ils, a peut-être œuvré de telle sorte que,
tout bien compté, ma prière fait partie de la chaîne des causes dont résul-
tera ce qui doit inévitablement advenir2s .•• !
Car non seulement, «si l'on croit à la fatalité, toute admonestation
et tout blâme disparaissent 29 », et toute rnorale devient problérnatique;
mais encore, on voit rnal comrnent le matérialisme historique, lorsqu'il
considère la trajectoire que décrit un individu ou une formation sociale,
pourrait se dispenser d'accorder aux objets sur lesquels il se penche cette
marge d'indétermination dont les épicuriens avaient compris qu'on doit
nécessairement en faire crédit à tout ce qui est 30 •

26. G. Plekhanov, Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire, Loc. cit.,
t. l, p. 536.
27. G. Plekhanov, Le rôle de l'individu dans l'histoire, chap. 1; Loc. rit., t. II, p. 309 [trad.
modifiée].
28. Voyez notamment: G. W. F. Leibniz, Essais de théodicée [1710], I, § 54; Garnier-
Flammarion, 1969, p. 133-134; ou: R. Descartes, Les passions de l'âme [1649], art. 145
et passim.
29. Diogène D'Œnoanda, ffag. 54, Smith, col. 3 : Ta OÈ pÈ'YlŒTOV' IDC)TWeE1Œ'lç 'Yàp
E'IPCXppÉV11Ç CXi'pETCXl 1T0ŒCX VOUeEŒ[i]cx KCXt ÈIDTEfp'lmç ...
30. Voyez à ce propos la yemarquable évolution de L. Althusser: du « spinozisme» dont
se réclament encore les Eléments d'autocritique [1974] aux entretiens de 1984-1987 avec
F. NavaHO - entretiens au cours desquels Althusser signale tout l'intérêt spéculatif que
présente le dogme épicurien relatif à la déclinaison des atomes pour un matérialisme
soucieux de faire place à l' « aléatoire », à l' « imprévisible », à quelque marge d'indéter-
mination dans le cours des choses; cf L. Althusser, Sur la philosophie, Gallimard, 1994,
p. 40-43 et 45.
SALEM

L'ONTOLOGIE « MATÉRIALISTE» DE SPINOZA

Dans un article qu'il fit paraître en 1891 dans les numéros 7, 8 et 9


de la revue Die Neue Zeif3 1, Plekhanov écrit ceci: « Il y a soixante ans,
le 14 novernbre 1831, lTlOurait un hOlTlme à qui reviendra, toujours et
sans conteste possible, une des premières places dans l'histoire de la pen-
sée32. » Hegel - car c'est de lui qu'il s'agit -, de son vivant déjà, a joui
d'une « gloire immense, universelle 33 ». Sa philosophie a nourri et fonné la
pensée d'homrnes tels que David Strauss, Bruno Bauer, Feuerbach, Fischer,
Gans, Lassalle et, enfin, Engels et Marx. Mais à cet « enthousiasrne pres-
que général », qui dura jusque vers 1840, succéda une soudaine « désaHec-
tion 34 ». Une réaction n'a pas tardé à se produire: « On s'est mis à traiter
Hegel de la façon dont, au temps de Lessing, l'honnête Mendelssohn avait
traité Spinoza, c'est-à-dire [ ... ] "cornme un chien crevé"35. »
Or, si l'on a traité Spinoza de la sorte, déclare Plekhanov, cela tient essen-
tiellement au fait qu'il « fut incontestablement un matérialiste, encore que
les historiens de la philosophie se refusent à le tenir pour teP6 ». Car, selon
l'auteur de l'Éthique, « le "Moi", loin de dicter ses lois au monde objectif,
ne représente qu'une partie de ce monde considérée d'un autre biais, sous
l'angle de la pensée au lieu de l'être sous celui de la durée 37 ». Et c'est une
rnême sollicitation de la théorie spinoziste du parallélisme des attributs
qui, sous la plume de Plekhanov, fonde plusieurs autres déclarations du
même genre 38 : la grandeur du « monisme» de Spinoza, nous dit-on, c'est
qu'il nous parle d'une « substance unique» qui se peut lire par plusieurs
biais, d'une substance unique qui est « à la fois matérielle et spirituelle 39 ».

31. Revue théorique de la social-démocratie allemande, qui avait été fondée à Stuttgart
par Karl Kautsky en 1883.
32. G. Plekhanov, Pour le soixantième anniversaire de la mort de Hegel [1891] ; dans Œuvres
philosophiques, op. dt., t. 1, p. 373.
33. Ibid., t. 1, p. 373.
34. Ibid.
35. Ibid.
36. G. Plekhanov, Avertissement et notes pour la traduction russe du livre d'Engels:
Ludwig Feuerbach et la jz'n de la philosophie classique allemande, dans Œuvres philosophi-
ques, op. cit., t. 1, p. 435.
37. Ibid., t. 1, p. 435.
38. Cf. notamment: G. Plekhanov, Essais sur lï?istoire du matérialisme [1896], dans
Œuvres philosophiques, loc. cit., t. II, p. 17. Ces Essais sont une suite de trois études res-
pectivement consacrées à : d'Holbach (1), Helvétius (II) et Marx (III).
39. G. Plekhanov, Le « Cant» contre Kànt [1901], dans Œuvres philosophiques, op. cit.,
t. II, p. 392-423 (cit. : p. 406).
LECTEUR DE SPINOZA

Or, du point de vue de Plekhanov, la grandeur de Hegel est, certes,


moins univoque quant à elle que celle du « noble et génial penseur juifiO »
mais elle repose, tout aussi bien, sur une conception « moniste» de la subs-
tance 41 . Alors que l'idéalisme est traditionnellernent dualiste (il « n'établit
pas l'identité de l'être et de la pensée et ne peut pas l'établir, il la brise, au
contraire 42 »), l'idéalisrne de Hegel s'est efforcé de supprimer cette contra-
diction entre la pensée et l'être, et a pour ce faire usé d'un rnoyen radical: il
a, tout bonnement, supprimé « l'un des termes de la contradiction, à savoir
l'être ou l'existence de la matière, de la nature43 ».
Et c'est à ce seul prix au prix d'une conception unitaire, « moniste »,
du Tout - que l'on peut être gratifié, selon Plekhanov, de l'épithète de
« dialecticien ». Hegel, cela va sans dire, fut dialecticien. Mais Spinoza le
fut tout autant! Tout d'abord, parce que, dans son système: omnis deter-
minatio est negatio44 (Engels, après le Marx du Lapital et Hegel lui-même,
avait déjà dit cela dans l'Anti-Dühring45 ). Ensuite, parce que la « philoso-
phie idéaliste (plus exactement: dualiste)46 »trouve sa plus parfaite expres-
sion dans le cartésianisme: or « il n'y a pas la rnoindre trace du concept
d'évolution dans le cartésianisme47 ». Le «monisme» de Leibniz et de
Spinoza explique, inversement, que ces deux auteurs « ont su fort bien
manier parfois l'outil dialectique48 ».
Ainsi, «le matérialisrne, sous la forrne élaborée au XVIIIe siècle et tel
qu'il a été adopté par les fondateurs du socialisme scientifique, nous ensei-
gne que "nous ne pouvons connaître une substance pensante en dehors
de la substance douée d'étendue, et que la pensée est, au Inême titre que
le mouvement, une fonction de la lllatière" [ici, Plekhanov cite expressé-
ment Thomas Huxley, naturaliste anglais, de l'école darwinienne - J. S.].
Mais c'est la négation du dualisme philosophique, poursuit Plekhanov, qui
nous ramène tout droit au vieux Spinoza et à sa substance unique dont

40. G. Plekhanov, Bernstein et le matérialisme [1898], dans Œuvres philosophiques, op. cit.,
t. II, p. 361-377 (cit. : p. 367).
41. Sur l'analyse plekhanovienne du « monisme» de Hegel, cf. B. A. T chaguin, Pa3pa6oTKa
r. B. nnexaHOBblM 061..4eCOfll10nOrl1LfeCKOM TeOp1111 MapKCI13Ma, Leningrad, Naouka, 1977,
p. 54-55.
42. G. Plekhanov, Les questions fondamentales du marxisme, chap. II, op. rit., p. 21.
43. Ibid., p. 21.
44. G. Plekhanov, Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire, loc. cit.,
t. 1, p. 527. Plekhanov reLlvoie à la Lettre 50 de Spinoza.
45. Cf. F. Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 172 et 387.
46. G. Plekhanov, Essais sur l'histoire du matérialisme, loc. cit., t. II, p. 76.
47. Ibid., t. II, p. 77.
48. Ibid., t. II, p. 76.
l'étendue et la pensée constituent simplement les attributs 49 ». Partant, on
peut affirmer sans ambages que « le rnatérialisme moderne est, en effet, un
spinozisme plus ou rnoins conscient 50 ».
« Je dis: "plus ou moins conscient", précise Plekhanov, car il y a eu des
matérialistes fort peu conscients de leur parenté avec Spinoza: La Mettrie,
par exemple 51 ». Mais, au temps même de La Mettrie, d'autres que lui
savaient fort bien qu'ils procédaient de Spinoza; ainsi, Diderot, qui ne
manquait pas d'invoquer la proposition XIII de la deuxième partie de
l'Éthique: Omnia individua quamvis gradibus diversis animata sunt52 • « Au
vrai, il ne fait aucun doute que Feuerbach était spinoziste, comme Diderot
l'avait été en son temps. [... ] Le matérialisme de Feuerbach, comme la
philosophie de Diderot, est une simple variété du spinozisme 53 ». Marx
et Engels, enfin, n'ont jamais soutenu le matérialisme de Vogt et de
Moleschott, c'est-à-dire le matérialisme vulgaire, réductionniste: notre
conviction, déclare Plekhanov, est que « leur matérialisme, aussi, était une
variété de spinozisme 54 », un « spinozisme modifié 55 ».
C'est avec la plus complète conviction que je l'assure, déclarait déjà notre
auteur dans Bernstein et le matérialisme: devenus matérialistes, Marx et
Engels n'ont jamais abandonné le point de vue de Spinoza. Cette convic-
tion se fonde, notamment, sur le témoignage personnel d'Engels. En 1889,
[ ... ] je m'étais rendu à Londres pour faire sa connaissance. [... ] Un jour,
l'entretien portait sur la philosophie, et Engels critiqua avec beaucoup de
vivacité ce que Stern appelle fort mal à propos « matérialisme physique ».
-Ainsidonc,demandai-je,levieuxSpinozaavaitraison,lorsqu'ildisaitquela
pensée et l'étendue ne son t que deux attributs d'une seule et même substance ?
-_._--_._--_._--._-_._---------
49. G. Plekhanov, D'une prétendue crise du marxisme [1898], dans Œuvres philosophiques,
op. rit., t. II, p. 347-360 (cit. : p. 353).
50. G. Plekhanov, D'une prétendue crise du marxisme, loc. rit., t. II, p. 354. Herzen (1812-
1870) voulait déjà que Spinoza, comme les matérialistes du XVIII" siècle, eût convergé
vers l'abolition de tout dualisme. Mais, selon lui, leurs voies avaient été inverses. Spinoza
n'aurait eu une « qu'une issue: sacrifier la réalité des phénomènes à l'essence, ce qui
était une façon de sortir du dualisme» cartésien; au lieu que le « matérialisme» (issu
notamment de Bacon et de Locke) devait inévitablement aboutir, dans l'œuvre de David
Hume, au « reniement complet» de l'essence; cf. A. Herzen, Lettres SU! l'étude de la nature
[18451846], 8" lettre, dans Textes philosophiques choisis, Moscou, Editions en langues
étrangères, 2"éd., 1948, p. 313.
51. G. Plekhanov, D'une prétendue crise du marxisme, loc. rit., t. II, p__ 354.
52. Ibid., t. II, p. 353. La phrase latine provient de: B. Spinoza, Ethique, II, prop. 13,
scolie: « Tous les individus sont animés, bien qu'à des degrés divers. » Plekhanov cite à
nouveau cette même phrase dans Bernstein et le matérialisme, loc. rit., t. II, p. 370-371.
53. G. Pleld1anov, Bernstein et le matérialisme, loc. cit., t. II, p. 374-375.
54. G. Plekhanov, Le « Cant» contre Kànt, loc. rit., t. II, p. 405.
55. Ibid., t. II, p. 405.
LECTEUR DE SPINOZA

- Assurément, me répondit Engels. Le vieux Spinoza avait tout à fait


raison 56 •

CONTRE LA NÉCESSITÉ PRÉTENDUE D'UN « RETOUR À KANT»

Last but not least : le retour de Spinoza dans les ouvrages marxistes à la fin
du XIXe siècle, écrit André Tosel, « a pour fonction d'empêcher l'intégration
de la conception matérialiste de l'histoire dans un projet néo-kantienS? ».
« Quelle différence y a-t-il, demande Plekhanov, entre le matérialisme de
Marx et le kantisme? - Une différence prodigieuse! »
Elle réside tout entière dans ce qui concerne l'inconnaissable. Pour Kant,
les choses en soi ne sont point telles que nous les percevons, ni leurs rap-
ports dans la réalité ceux que nous nous représentons. Si nous faisons abs-
traction de la structure subjective de nos sensations, toutes les propriétés
des objets, tous leurs rapports dans l'espace et dans le temps, l'espace et le
temps eux-mêmes disparaissent, car tout cela n'existe qu'à titre de phéno-
mène, c'est-à-dire seulement en nous. La nature des choses, considérées en
elles-mêmes et indépendamment de notre propre faculté de perception,
nous est parfaitement inconnue. [... ] Les matérialistes, en ce point, sont
loin de donner à Kant leur accord 58 •
Aux yeux d'un Plekhanov, Spinoza serait donc le précurseur direct de
Marx également en ce qu'il affirme la « connaissabilité de la matière en son
en-soi s9 ». Et, de fait, dans les textes qu'il consacre à la polérnique contre
Conrad Schmidt et Edouard Bernstein, Plekhanov use et abuse de réfe-
rences à ce qu'Althusser appelait le « malheureux pudding d'Engels 60 » (<< la
meilleure réfutation du kantisme, a dit Engels, est administrée quotidien-
nement par notre activité pratique, et par l'industrie surtout. Pour repren-
dre son expression, the proof of the pudding is in the eatint1 »). Il déclare
que « notre science et notre technologie» sont « garantes» de ce que nous
pouvons prévoir certains phénomènes. Or « prévoir un phénomène, c'est
56. G. Plekllanov, Bernstein et le matérialisme, loc. dt., t. II, p. 374-376.
57. A. Tosel, Du matérialisme de Spinoza, Kimé, 1994, p. 195. Voir à ce sujet: 1. Getzler,
({ Georgi V. Plekhanov: la dannazione dell' ortodossia », dans Storia deI Marxismo, vol. 2 :
Il marxismo nell'età della Seconda Internazionale, Turin, Einaudi, 1979.
58. G. Plekhanov, D'une prétendue crise du marxisme, loc. dt., t. II, p. 354.
59. A. Tosel, « Labriola devant Spinoza, une lecture non spéculative », dans G. Labica et
J. Texier, Labriola, d'un siècle à l'autre [Actes du colloque international, CNRS, 28-30 mai
1985], Méridiens-Klincksieck, 1988, p. 22.
60. L. Althusser, Lire le Capital, § 17, Maspero, 1968, t. 1, p. 17.
61. G. Plekhanov, Matérialisme ou kantisme [1898], dans Œuvres philosophiques, op. dt.,
t. II, p. 448-467 (cit. : p. 449).
prévoir l'action sur nous de la chose en soi ». Et si nous « prévoyons l'ac-
tion sur nous de ladite chose », nous connaissons au rnoins certaines de ses
propriétés et, dès lors, « nous n'avons pas le droit de l'appeler inconnais-
sablé 2 ». Après Fichte, Schopenhauer et bien d'autres, Plekhanov tente de
mettre Kant en contradiction avec lui-mêrne : « Les choses en soi sont la
cause de nos sensations. Mais le même Kant dit que la catégorie de causa-
lité, comme toutes les autres catégories, n'est pas applicable aux choses en
soi 63 », etc. Selon Plekhanov, explique A. Tosel, Marx a donc achevé « une
conception matérialiste et moniste de la réalité, fondée sur le réalisme gno-
séologique et sur le primat exclusif de la détermination causalé 4 ». L'ordre
naturel est prernier, et nous ne faisons jamais notre histoire que sous la
pression de la nécessité. Marx et Engels, en nous indiquant que la techno-
logie nous permet de comprendre la nécessité et de nous en rendre comme
maîtres et possesseurs, auraient « achevé de réaliser l'intention anti-idéa-
liste de l'ontologie et de la gnoséologie spinoziennes65 ».
Il est fort intéressant de remarquer par contraste qu'à la fin de sa vie,
lorsque Plekhanov aura rompu avec l'orthodoxie marxiste, il changera cor-
rélativement d'attitude à l'égard de Kant: comme ses principales préoccu-
pations auront alors trait aux questions de « défense nationale », c'est-à-dire
à ce qu'il tiendra pour une légitime défense de la Russie contre l'Allemagne
wilhelmienne, il ira jusqu'à écrire que « l'organisation des nouvelles socié-
tés voulues par Marx a uni la politique extérieure du prolétariat avec la loi
morale de Kant66 ». Inviolabilité de l'individu et de la nation: ce seront là
les nouvelles valeurs d'un Plekhanov désormais fort proche du Bernstein
auquel il s'était affronté naguère, en lui opposant un Marx « spinoziste»
et ... inconciliable avec Kant.

62. Toutes les citations qui précèdent proviennent de la même page: cf: G. Plekhanov,
Conrad Schmidt contre Karl Marx et Friedrich Engels [1898], dans Œuvres philosophiques,
op. dt., t. II, p. 425-447 (cit. : p. 429).
63. Ibid., t. II, p. 432.
64. A. Tosel, Du matérialisme de Spinoza, op. dt., p. 197.
65. Ibid., p. 198.
66. G. Plekhanov, Sur la guerre [1914 - 0 BouHe), cit. d'après S. H. Baron, Plekhanov. The
Father ofRussian Marxism, Stanford, University Press, 1963, p. 330.
Spinoza à l'ombre du nihilisme
Conatus spinoziste et volonté schopenhauerienne
CHRISTOPHE BOURIAU

La lecture de Spinoza par Schopenhauer l s'inscrit dans un contexte de crise


philosophique, bien résurné par Schopenhauer lui-même. Pour les philo-
sophes qui viennent après Kant, il s'agit « de combler le grand vide que
les résultats négatifs de la philosophie kantienne ont causé» (Parerga und
Paralipomena, Sw, IV, p. 36).Comment ce vide a-t-il été comblé jusqu'à
présent? À la suite de la critique kantienne de toute philosophie spécu-
lative, écrit Schopenhauer, « presque tous les gens qui philosophent en
Allemagne se sont rejetés sur Spinoza: toute la série d'essais rnanqués sous
le nom de philosophie postkantienne n'est que du spinozisme ajusté sans
goût2 ». Par « essais manqués », Schopenhauer entend les philosophies de
Fichte, Schelling, Hegel, qu'il nomme les « néospinozistes 3 ». À!' en croire,
Schopenhauer serait le seul continuateur de Kant en Allemagne4, et ferait
cavalier seul contre les « néo-spinozistes ».
La question que nous posons est la suivante: si toute philosophie
allemande post-kantienne consiste en un «ajustage» du spinozisme),

1. Les réferences des textes non traduits de Schopenhauer sont données d'après l'édi-
tion allemande des Samtliche Werke (désormais SW), établie par W F. von Lohneysen,
Stuttgart, Suhrkamp Taschenbuch, 1986, 5 tomes. Nous traduisons les passages cités et
indiquons le tome et la page. Les références à Spinoza sont données d'après l'édition des
Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », 1954.
2. Le monde comme volonté et comme représentation (désormais Le monde), trad. française
de A. Burdeau revue et corrigée par R. Roos, PUp, 1966, p. 1419.
3. Voir par exemple De la quadruple racine du principe de raison suffisante, trad. de
J. Gibelin, Vrin, 1983, § 8, p. 27.
4. Parerga und Paralipomena, SW, IV, p. 58 : « Puisque je suis moi-même kantien»; ibid.,
p. 166 : « Ma philosophie n'est que l'aboutissement (das Zu-Ende-IJenken) de la sienne
[de celle de Kant]. » Dans De la volonté dans la nature, trad. de Edouard Sans, PUF,
« Quadrige», 1986, 2 e éd., p. 45, Schopenhauer se présente comme un « continuateur»
de Kant, au sens où « l'on ne voit plus trace» dans sa doctrine de théologie et de psycho-
logie rationnelles.
5. De fait, comme l'a montré J.-M. Vaysse, Spinoza, offrant le modèle d'une pensée systé-
matique, constitue dans la philosophie allemande post-kantienne un passage obligé. Kant
laisse en effet à ses successeurs la tâche de penser l'unité systématique, d'assumer une unité
qui n'est jamais achevée dans sa doctrine critique: « Penser après Kant, c'est donc revenir
à Spinoza», Totalité et subjectivité. Spinoza dans l'idéalisme allemand, Vrin, 1994, p. 12.
CHRISTOPHE

Schopenhauer échappe-t-illui-rnêrne, cornme il le prétend, à cette règle?


Nous tenterons de répondre à cette question en distinguant les trois points
de vue qui cornrnandent la lecture schopenhauerienne de Spinoza: la théo-
rie de la connaissance, la rnétaphysique, la morale.

LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE

En ce qui concerne la théorie de la connaissance, Spinoza fournit à


Schopenhauer l'occasion de proclamer son rattachement à Kant et à cer-
tains acquis du criticisme. S'attaquer à Spinoza, c'est également s'atta-
quer aux trois « néo-spinozistes », philosophes de profession, « soucieux
d'oblitérer la philosophie de Kant, pour pouvoir naviguer à nouveau sur
le canal envasé du vieux dogmatismé». Certes, Schopenhauer présente
son propre système comme un dogmatisme, au sens où il prétend identi-
fier la chose en soi, contrairement à Kant. Il y a bien là une extension de
la connaissance au-delà du phénomène. Mais il s'agit d'un « dogmatis111e
immanent» (Parerga, Sw, IV, p. 162), au sens où les énoncés sur le monde
se fondent sur l'expérience du monde tel qu'il est donne. Il se distingue
en cela du dogmatisme « transcendant» combattu par Kant, qui recourt
à un principe extérieur au monde, soustrait à l'intuition, pour expliquer
celui-ci (ibid). C'est ce rôle décisif de l'intuition8 dans la connaissance que
Schopenhauer fait valoir contre Spinoza et les « néo-spinozistes 9 », égale-
rnent nommés les « trois sophistes allemands» (Parerga, Sw, IV, p. 35).

6. De la volonté dans la nature, trad. cit., p. 51.


7. I..:expérience fondamentale est celle de mon corps comme réalité voulante; cf Le monde,
trad. cit., p. 142-146. La chose en soi ne peut nous être révélée de l'extérieur, où l'on ne
perçoit que l'apparence, mais de l'intérieur, grâce à l'expérience intime de l'intuition. Le
sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes nous révèle, à travers le désir et le
corps, la réalité même du monde, c'est-à-dire la Volonté saisie de l'intérieur.
8. Il convient de préciser que Schopenhauer n'entend pas par intuition exactement la
même chose que Kant. L'intuition correspond chez Kant au versant matériel de la repré-
sentation. Or, pour qu'il y ait intuition, selon Schopenhauer, la matière ou la sensation
ne suffit pas. C'est seulement lorsque les modifications de notre corps sont rapportées à
leurs causes par l'intellect qu'on a l'intuition de ces dernières comme objets. Faute de cet
acte de l'entendement pur, il n'y aurait qu'une conscience sourde et comme végétative
des modifications de l'objet immédiat. I..:intuition n'est donc pas seulement sensible, mais
aussi intellectuelle, puisqu'elle suppose la loi de causalité: « C'est cette loi qui, d'une
manière primitive et absolue, rend possible toute intuition, par suite toute expérience »
(Le monde, p. 37).
9. Schopenhauer cite comme modèle de philosophe dogmatique, « négligeant la connais-
sance intuitive », Spinoza, « dont la méthode est de démontrer par concepts ». Il nomme
en ce sens les hégéliens des « spinozistes », et juge ainsi leur manière de philosopher:
« Cette algèbre de simples concepts qu'aucune intuition ne vérifie est condamnée à l'er-
reur» (Le monde, p. 767-768).
~~.TAT'TT(, SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE

La méthode
Schopenhauer s'attaque ainsi à la rnéthode de Spinoza. Sa lecture est à
l'évidence gouvernée par le chapitre de la Critique consacré à la « Discipline
de la raison pure dans son usage dogmatique ». C'est de façon illégitirne,
écrit Schopenhauer, que Spinoza habille la philosophie des vêtements de la
géométrie, en utilisant une longue suite de propositions, démonstrations,
scolies et corollaires. Manque en effet au philosophe [die} Konstruktion der
Begrijfe, cette construction dans l'intuition qui seule assure aux concepts
validité et exhaustivité. Et Schopenhauer de railler: « L'habit ne fait pas
le moine» (Parerga, Sw, IV, p. 94). Ce n'est pas en prenant l'habit du
géomètre que le philosophe peut prétendre atteindre à la rnême rigueur
et à la même évidence, puisqu'il existe une différence irréductible entre
philosophie et mathématique, la seconde seule étant capable de valider ses
définitions en les construisant dans l'intuition. Le philosophe, sauf à tom-
ber dans l'arbitraire, ne doit donc pas partir de définitions abstraites rnais
de ce qui est imrnédiaternent donné à son intuition.
Schopenhauer se défend donc d'être «spinoziste»: «Mes énoncés
ne reposent pas sur des chaînes logiques, rnais immédiaternent sur le
monde offert à l'intuition» (ibid., p. 163). Il suit la voie inverse de celle
de Spinoza: « Ma philosophie est obtenue et présentée selon la méthode
analytique, non synthétique lO • » Schopenhauer part du réel offert à l'intui-
tion tandis que Spinoza construit le réel à partir de simples concepts. La
seconde attaque contre Spinoza, également inspirée par Kant, concerne le
statut de l'étendue ou espace.

L'étendue
Schopenhauer loue Spinoza pour la définition qu'il donne du temps
dans les Cogitata metaphysica (partie l, chap. 4), selon laquelle le temps
n'est pas une affection des choses mêmes, mais un modus cogitandi ou un
être de raison. Cette définition s'accorde en effet avec la conception kan-
tienne du temps comrlle forme de la représentation. Il en va tout autre-
ment de l'étendue, que Spinoza attribue aux choses rllêmes « au moyen

10. Parerza, Sw, IV, p. 164. Voir Le monde, p. 1418, olt Schopenhauer explicite la dis-
tinction entre la synthèse et l'analyse: « Je pars de l'expérience et de la conscience de soi
naturelle, donnée à chacun, pour arriver à la volonté, mon seul élément métaphysique: je
suis ainsi une marche ascendante et analytique. Les panthéistes au contraire prennent, à
l'inverse de moi, la voie descendante et synthétique; ils partent de leur Dieu, que, parfois
sous le nom de substantia ou d'absolu, ils obtiennent de nous par leurs instances ou nous
imposent, et c'est cet être entièrement inconnu qui doit expliquer par la suite tout ce qui
est connu. »
CHRISTOPHE BOURIAU

d'une pure affirmation» (Parerga, Sw, IV, p. 20). Certes l'étendue n'est
pas, comrne le croyait Descartes, le « contraire de la représentation », et
en un sens Spinoza a raison d'affirmer que l'étendue et la pensée sont une
seule et mêrne chose, envisagée sous deux points de vue differents. Mais ce
que Spinoza n'a pas vu, c'est que l'étendue est interne à notre représenta-
tion : « L étendue en effet n'est d'aucune manière le contraire de la repré-
sentation, mais est entièrement inhérente à celle-cil!. » Ayant manqué ce
point essentiel, Spinoza est incapable de prouver qu'à notre représentation
de choses étendues correspondent bien des choses étendues hors de notre
représentation.
En effet, une fois l'étendue dogmatiquement posée hors de ma représen-
tation, il devient impossible de prouver qu'elle existe bien indépendamment
de celle-ci. Seul Kant résout le problèrne en le dépassant: l'étendue ou
espace étant la simple forme de notre représentation des choses extérieures,
cela n'a plus de sens de demander si cette étendue existe hors de notre
représentation. Au plan de la représentation, le réel se réduit aux phéno-
rnènes liés selon la catégorie de causalité 12 , au sein de l'espace et du temps
en nous.
Dans le ITlême ordre d'idées, un second grief est forITlulé à l'encon-
tre de Spinoza. Celui-ci supprime la relation causale entre le corporel et
le spirituel. Schopenhauer cite Éthique, II, 5 : « Les idées [ ... ] adrnettent
pour cause efficiente, non les objets mêmes qu'elles représentent autre-
ITlent dit les choses perçues -, ITlais Dieu lui-même, en tant qu'il est chose
pensante. » Pour ce motif encore, dit Schopenhauer, Spinoza se met dans
l'incapacité de résoudre la question du statut du représenté. Ma représen-
tation d'un corps a-t-elle un corrélat corporel hors de moi? Rien ne permet
de l'affirmer puisque rna représentation a pour cause Dieu cornme chose
pensante, et non un corps (Parerga, Sw, IV, p. 17).

distinction entre phénomène et chose en soi


Schopenhauer reproche à Spinoza de prétendre connaître les choses
en soi, en posant sans preuve que celles-ci sont en elles-mêmes étendues,
conforrnément à la manière dont nous nous les représentons (ibid., p. 20).
Certes il repère chez Spinoza plusieurs passages qui semblent anticiper
sur la position kantienne. On peut trouver dans l'Ethique une distinction
entre le phénomène et la chose en soi, « avec cette idée que seul le premier,

Il. Parerga, SW, IV, p. 21. Voir aussi p. 94 : « Létendue n'existe que dans la représenta-
tion, et ne lui est donc pas opposée mais subordonnée. »
12. On sait que Schopenhauer réduit à la causalité les douze catégories kantiennes, dont
onze seraient « comme de fausses façades sur une fenêtre» (Le monde, p. 569).
SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE

le phénomène] nous est accessible» (ibid., p. 21). Schopenhauer cite entre


autres textes Ethique, II, XVI, cor. 2 : « Les idées que nous avons des corps
extérieurs indiquent plutôt la constitution de notre corps que la nature
des corps extérieurs. » Il cornrnente ce passage comme suit: « Nous ne
connaissons ni les choses ni nous-rnêmes tels qu'ils sont en eux-mêmes,
mais seulement tels qu'ils apparaissent» (ibid.). Mais Spinoza, comme on
sait, prétend dépasser cette limitation dans le second genre de connais-
sance, et assigne l'étendue aux choses mêmes, ce que Schopenhauer sanc-
tionne quelques lignes plus loin en rappelant le statut idéal de l'étendue.
Si l'étendue était une propriété des choses en soi, écrit encore Schopen-
hauer, alors assurément nous aurions une connaissance des choses en soi.
Mais Spinoza assigne l'étendue aux choses sans pouvoir le démontrer, de
sorte que la base de son système s'effondre. Faute d'avoir découvert le véri-
table statut de l'étendue comrne fonne de la représentation, Spinoza n'a
pas saisi correctement la ligne de partage entre le phénomène (la chose sai-
sie selon les fonnes subjectives de l'espace et du temps) et la chose en soi (la
chose telle qu'elle est indépendamment des formes de notre représentation) :
« La ligne de partage entre le réel et l'idéal, l'objectif et le subjectif: la chose
en soi et le phénornène, n'est pas correctement cernée» (ibid., p. 22).
Dans le cadre de cette lecture « néokantienne » de Spinoza, on peut éga-
lement évoquer la critique de l'emploi spinoziste de la preuve ontologique
et de la confusion opérée par Spinoza entre cause et raison 13 . Cette critique
développée au § 8 de La quadruple racine du principe de raison suffisante
peut pour une bonne part se réclarner de Kant, qui, d'une part, réfute la
preuve ontologique cartésienne, jugernent synthétique a priori qu'aucune
intuition ne vérifie, qui, d'autre part, comme le souligne Schopenhauer au
§ 13 de cet ouvrage, distingue expressément entre le principe formel de la
connaissance (ratio) et son principe matériel (causa).

Points communs
Schopenhauer pense partager deux thèses avec Spinoza. Premièrement,
s'agissant de la disposition d'esprit requise pour philosopher, Schopenhauer
trouve en Spinoza un modèle. Spinoza a toujours su préserver, contraire-
ment aux « trois sophistes» (Fichte, Schelling, Hegel), son indépendance
d'esprit, et a vécu « cornme doit vivre un philosophe digne de ce norn ».
Pour servir la vérité, en effet, on doit « tenir sur ses propres jambes» et
« ne servir aucun rnaître ». C'est parce qu'il était pleinement conscient de
cette vérité que Spinoza, selon Schopenhauer, a décliné la proposition qui
------_._-_._-------
13. Ces points sont abordés dans la communication de Bernard Rousset.
CHRISTOPHE

lui était faite d'occuper un poste de professeur à l'université (Parerga, Sw,


IV, p. 238). Dans De la volonté dans la nature, Schopenhauer aHirrne que
la philosophie perd sa dignité dès qu'elle devient une profession, et que la
philosophi~ universitaire est 1'« antagoniste de la philosophie sérieuse l4 ».
Deuxièmernent, Schopenhauer s'accorde avec Spinoza sur la question
de l'origine des concepts. Schopenhauer s'oppose aussi bien à Leibniz qu'à
Kant en reprenant à son cornpte la théorie spinoziste des notions corr1-
munes. Il réfute Leibniz et Wolff par Spinoza: le sensible n'est pas de
l'intelligible confus; au contraire, l'intelligible est du sensible confus. En
effet Spinoza a rnontré que toute notion générale résulte d'une confusion
de sensations. L'imagination ne conserve que les caractères communs à
diverses sensations distinctes les unes des autres et donne ainsi naissance aux
concepts généraux de la raison. L'intelligible résulte donc de la confusion
du sensible. Schopenhauer écrit: « Je dois avouer, à l'honneur de Spinoza,
qu'à l'encontre de ces philosophes [Leibniz, Wolff], et avec un sens plus
droit, il déclare que toutes les notions générales naissent de la confusion
inhérente aux connaissances intuitives (voir Éthique II, 40, sco1. 1) » (Le
monde, p. 124). HorrrlÎs le concept de causalité, qui est la « condition de
l'intuition ernpirique », tous les autres concepts dérivent de l'expérience
selon Schopenhauer, qui sur ce point au moins déclare s'opposer à Kant:
« Au contraire de Kant, je dis que [ ... ] les concepts ne sont jamais que des
abstractions tirées de l'intuition» (ibid., p. 562).
Même si la théorie schopenhauerienne de la connaissance se sépare à
plusieurs égards lS de celle de Kant, elle est néanmoins nettement influen-
cée par le criticisrne. Spinoza sert la plupart du temps de repoussoir dogma-
tique à un écrivain obnubilé par le souci de se démarquer de ses concurrents
« néo-spinozistes ». En revanche, au plan rnétaphysique l6 , Schopenhauer
est tributaire de la doctrine et de la terminologie spinozistes.

14. Schopenhauer s'explique ainsi: « Là olt elle [la philosophie] a le moins sa place, c'est
dans les universités, olt la faculté de théologie occupe le premier rang, c'est-à-dire que les
choses y sont réglées avant même que la philosophie paraisse [... ]. La philosophie univer-
sitaire actuelle [ ... ] est l'ancilla larvée, et destinée aussi bien que la scolastique à servir la
théologie» (p. 55).
15. Par exemple, Schopenhauer prétend atteindre la chose en soi par l'intuition, alors
que celle-ci, selon Kant, nous laisse au plan du phénomène. Il considère le monde phé-
noménal comme une illusion (Schein) et se croit en cela fidèle à Kant, alors que celui-ci
au contraire distingue entre Schein et Erscheinung. Kant considère le phénomène non
comme une illusion mais comme la chose même telle qu'elle se manifeste à nous, comme
une Erscheinung de la chose.
16. On peut parler d'une métaphysique de Schopenhauer qui, s'il renonce à la théolo-
gie et la psychologie rationnelles, déploie en revanche une cosmologie. Contrairement à
Kant, Schopenhauer dépasse le plan phénoménal, celui de la représentation, pour celui de
l'être en soi, la Volonté, « mon seul élément métaphysique» (Le monde, p. 1418).
SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE

LA MÉTAPHYSIQUE: VOLONTÉ ET CONATUS

Si l'on compare la Volonté schopenhauerienne au concept spinoziste de


volonté, il faut souligner, avec Otrun Schulz, une nette opposition entre
nos deux auteurs l7 • À la thèse cartésienne de la séparation entre la volonté
et l'entendement, et de la plus grande extension de la volonté, s'oppose,
comrne on sait, la thèse spinoziste de l'identité. Schopenhauer critique les
deux thèses, pourtant opposées, de Spinoza et de Descartes, leur repro-
chant d'identifier la volonté à un mode de penser et de la ramener à un
jugement, c'est-à-dire au pouvoir d'affirrner et de nier. Spinoza inverse
l'ordre des choses selon Schopenhauer: il tient l'étendue pour réelle alors
qu'elle n'est qu'idéale; il tient la volonté pour idéale en la réduisant à un
modus cogitandi, alors qu'elle est das alleinige wahrhafte Reale: l'unique
chose vrairnent réelle (Parerga, Sw, IV, p. 22). Faut-il donc en conclure à
la profonde originalité de l'ontologie schopenhauerienne?

Volonté, natura naturans, effort


Comme on sait, Schopenhauer entend par Volonté (der Wille) une
force originelle déployée dans toutes les forces de la nature, force soustraite
au principe de raison et aveugle. Par son caractère irrationnel, elle se dis-
tingue assurément de la substance spinoziste. Contrairement à Spinoza,
Schopenhauer soustrait radicalernent à la rationalité la substance du
monde (la Volonté). Hormis cette différence certes décisive, la Volonté
schopenhauerienne reprend plusieurs caractéristiques de la substance spi-
noziste, envisagée cornme natura naturans. Schopenhauer met en équi-
valence les deux expressions, celle de Volonté comme « force agissante»
et celle de « nature naturante » : die wirkende Kraft, die natura naturans
(Le monde, SW, II, p. 417). Il déclare que la force agissante, la Volonté
ou natura naturans, « est immédiatement présente, entière et indivise en
chacune de ses œuvres innornbrables : d'où il résulte qu'à ce titre et en soi
elle ne connaît ni le temps ni l'espace» (ibid., trad. cit., p. 1044). À l'instar
de la nature naturante spinoziste, la Volonté est une et indivise dans les
étants multiples, et échappe, prise en elle-même, au temps et à l'espace.
Schopenhauer lui assigne en outre la liberté, au sens spinoziste du terrne l8 :

17. Otrun Schulz, Wille und lntellekt bei Schopenhauer und Spinoza, Peter Lang, Francfort-
sur-le-Main, 1996; recensé par Florence Albrecht, Archives de philosophie, tome 59, cahier
4, octobre-décembre 1996, Bulletin spinoziste, p. 38-40.
18. Voir De la volonté dans la nature, p. 198, où Schopenhauer reprend à son compte
la définition spinoziste de la liberté: « C'est avec raison que Spinoza dit: Ea l'es libera
diçitur, qua ex sola sua natura necessitate existit, et a se sola ad agendum determinatur»
(Ethique, 1, déf 7).
CHRISTOPHE

la volonté ne dépend d'aucune autre chose que d'elle-mêrne pour être et


agir: « Elle ne peut dépendre d'aucune autre chose, pas plus dans son exis-
tence et dans son essence que dans sa conduite et dans son activité» (Le
monde, p. 1041).
Reprenant les tennes rnêmes de Spinoza, Schopenhauer déclare que
la connexion des idées (Ideennexus) et la connexion causale des choses
(Kausalnexus der Kôrper) expriment toutes deux (aüssern) le mêrne être, la
Volonté (ibid, SW, II, p. 176-177). C'est cette activité fondamentale s'ex-
primant19 dans les phénomènes, cet effort présent dans tous les étants, assi-
gné par Spinoza au conatus, que Schopenhauer avoue traduire en vouloir-
vivre, Willen zum Leben (Parerga, SW, IV, p. 163). On peut donc souligner
sur ce point l'étroite parenté entre nos deux auteurs: « Chez moi comme
chez Spinoza, écrit Schopenhauer, le monde existe par lui-même et grâce
à son énergie intrinsèque» (Le monde, p. 1419). Linfluence de Spinoza
sur Schopenhauer apparaît très nettement si l'on examine la manière dont
cette énergie inhérente au monde se rapporte aux étants de ce rnonde.
La Volonté, nous dit Schopenhauer, se manifeste dans les différents
étants cornme un effort. Elle encourage à faire effort: zur Anstrengung
aufmuntert (Le monde, SW, II, p. 275). Elle se présente en chaque étant
comme un effort pour se maintenir dans l'être: Seine Grundbestrebung
ist die Selbsterhaltung eines jeden Wesen (SW, II, p. 385). Chaque étant se
définit ainsi par un effort pour se conserver, sich selbst zu erhalten, pour
chercher ou poursuivre, ein Suchen oder Verfolgen, éviter ou fuir, ein Meiden

19. Schopenhauer emprunte à Spinoza le concept d'expression pour traduire le rapport


de la Volonté aux phénomènes: « Tout ce qui est est l'expression de la Volonté» (Le
monde, p. 389). La raison de cet emprunt est la suivante. Contre le courant idéaliste
engagé par Fichte, Schopenhauer entend conserver la chose en soi qui marque les limites
du connaître humain en le faisant dépendre d'une chose qui affecte l'âme. En ce sens,
il demeure kantien contre les « trois sophistes », qui affranchissent le sujet connaissant
de sa dépendance à l'égard d'une chose extramentale. Mais, contre Kant, Schopenhauer
dénonce l'application de la catégorie de causalité à la chose en soi. La définition de la
chose en soi comme « cause non sensible du phénomène» (CRP, A 278/B 334) est illégi-
time, puisque l'usage légitime des catégories est restreint au plan phénoménal (Le monde,
p. 546). Pour penser le lien entre la Volonté et les phénomènes, Schopenhauer utilise le
concept spinoziste d'expression, qui permet de concevoir non pas un rapport entre deux
choses distinctes, mais une même chose envisagée sous deux aspects differents. Ce que
Schopenhauer retient de l'idée spinoziste d'expression, c'est la possibilité qu'elle ofhe de
penser une identité essentielle entre la substance (la Volonté) et les modes (les phénomènes).
La relation d'expression entre la chose et ses phénomènes dispense Schopenhauer d'établir
entre eux, comme le faisait Kant, un rapport de cause à effet. Mais il convient de souligner
que Schopenhauer fait subir une torsion à l'idée spinoziste d'expression. Chez Spinoza
l'expression est indissociable de la causalité puisque c'est la causa sui qui s'exprime dans
les modes en les causant. Chez Schopenhauer en revanche, l'ex-pression est arrachée à la
causalité, la Volonté s'exprimant dans les phénomènes sans les causer.
~,~."'T"·TC' SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE

oder Fliehen (ibid). Schopenhauer reprend rnanifestement la définition


spinoziste du c~natu?O, effort par lequel chaque chose tend à persévérer
dans son être (Ethique, III, 7).
Cependant Schopenhauer réserve toute puissance et, partant, toute réa-
lité à la Volonté seule, alors que pour Spinoza au contraire le conatus consti-
tue l'essence et la puissance de chaque mode. Pour Schopenhauer, seule la
Volonté est réelle, et le rnultiple n'en est que la rnanifestation illusoire, telle
qu'elle s'offre à notre représentation. Ce qui s'offre à nous sous forme de
multiplicité, dans l'espace et le temps, n'est qu'un phénomène inconsistant
(Schein). Seule existe réellement la chose en soi, la Volonté une: «Toute
multiplicité est une apparence: tous les individus de ce rnonde, coexistants
et successifs, si infini qu'en soit le nombre, ne sont pourtant qu'un seul et
même être, qui, présent en chacun d'eux, et partout identique, seul vrai-
ment existant, se manifeste en tous 21 • » Curieusement, Schopenhauer attri-
bue cette thèse, selon laquelle « toute multiplicité est apparente », entre
autres auteurs, à Spinoza: « Spinoza est devenu synonyme de cette doc-
trine 22 • » On trouve la même erreur dans Le monde comme volonté et comme
représentation: « Spinoza ne voyait en elles [les choses] que les accidents de
la substance unique existant seule éternellement» (p. 30).
Tout dérnent cette interprétation dans l' œuvre de Spinoza, qui refuse
précisément de confondre les modes avec des êtres de raison ou des « auxi-
liaires de l'irnagination ». Les modes ne sont pas la projection fantas-
tique d'un substance unique, qui serait seule réelle. Chaque mode a, au
contraire, une puissance et une individualité irréductibles. Chez Spinoza, à
la difference de Schopenhauer, on a toujours affaire à un conatus singulier.
Ainsi la puissance de l'homme n'est-elle pas la simple projection de la
puissance divine, seule effective, puisque l'essence ou puissance de Dieu
« s'explique» elle-même par l'essence de l'homme (Éthique, IV, p. 4, dem.).
Nous verrons tout à l'heure le parti que tire Schopenhauer de cette lecture
erronée de Spinoza dans le domaine moral.
Il n'en demeure pas moins que Schopenhauer reprend du conatus un
trait essentiel. Spinoza le définit comme un effort pour persévérer dans
l'existence, pour conserver ou renouveler les parties qui appartiennent au
mode (Éthique, IV, p. 39). De même, Schopenhauer assigne à la Volonté

20. Schop~nhauer reconnaît sur ce point sa dette à l'égard de Spinoza, sans trop y insister
toutefois. A ceux qui prétendent qu'il s'est inspiré de Schelling, il répond que si l'on tient
à lui trouver des prédécesseurs, il faut plutôt se repo!'ter, entre autres auteurs, à Spinoza.
Et il cite précisément les passages du Livre III de l'Ethique se rapportant à la théorie du
conatus et du désir comme essence de l'homme (Parerga, Sw, IV, p. 167).
21. Le fondement de la morale, trad. A. Butdeau, Le Livre de poche, 1991, p. 230-231.
22. Ibid., p. 232.
CHRISTOPHE

une fonction de conservation: « Elle dirige l'économie de l'organisme, et,


cornrne vis medicatrix naturce, ramène à l'ordre les irrégularités qui ont pu
s'y glisser» (Le monde, p. 913). Dans cette perspective, la thèse schopen-
hauerienne de la subordination des fonctions de connaissance à un effort
pour persévérer dans l'existence nous paraît présenter, jusqu'à un certain
point, une parenté avec les analyses développées par Spinoza.

Volonté et connaissance
Pour appuyer sa thèse selon laquelle les forces intellectuelles sont les
« servantes de la Volonté », Schopenhauer cite dans les Parerga le célèbre
passage de l'Éthique: « Nous ne tendons pas vers une chose par appétit ou
désir, parce que nous jugeons qu'elle est bonne; c'est l'inverse» (Parerga,
Sw, IV, p. 167). En d'autres termes, c'est le désir qui conditionne l'exer-
cice du jugement, et non pas l'inverse: l'activité intellectuelle est au ser-
vice des exigences de la Volonté désirante. Schopenhauer développe l'idée
que toute notre activité mentale est au service des exigences de la Volonté
qui cherche à affirmer l'existence de notre corps23. Ses analyses du rapport
entre notre activité représentative et la Volonté sont fortement influencées
par le Livre III de l'Éthique.
Spinoza présente le conatus comme un effort pour persévérer dans l'être,
pour écarter la tristesse, pour imaginer ce qui détruit la cause de la tristesse
(Éthique, III, 12, 13). L'esprit, écrit Spinoza, « répugne à irnaginer ce qui
dirninue ou contrarie sa puissance et celle de son corps» (Éthique, III, 13,
scol.). De mêrne, Schopenhauer écrit que « la Volonté interdit à!' entende-
rnent certaines représentations », précisément celles qui dépriment ou
affaiblissent l'individu (Le monde, p. 906). L'esprit, écrit Spinoza, s'efforce
d'imaginer une chose qui exclut l'existence présente du mauvais souvenir
(loc. dt., dém.), c'est-à-dire du souvenir triste et affaiblissant. De même,
Schopenhauer explique l'oubli de certains souvenirs pénibles de la manière
suivante: « Elle [la volonté] réfrène l'intellect et le force à détourner ailleurs
son attention» (Le monde, p. 906, souligné par nous). Les résistances qui
provoquent l'oubli ne partent pas de l'intellect lui-rnême, poursuit-il,
mais de la volonté ou désir qui « constitue l'essence rnême de l'homme»
(ibid.).
5' efforçant d'exclure les idées tristes, l'esprit, pour Spinoza, s'efforce
d'imaginer ce qui est cause de joie et augmente notre puissance d'agir

23. La Volonté, comme effort (Anstrengung) pour conserver, « met en mouvement l'asso-
ciation des idées, [ ... ] pousse l'intellect, son serviteur, à coordonner ses pensées» (Le
monde, p. 823).
~~.TAT1·rC' SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE

(Éthique, III, 12). C'est par cet eHort que Schopenhauer explique qu' « une
mémoire, même faible, retient parfaiternent ce qui a de la valeur pour
la passion actuellement dorninante » (Le monde, p. 922). Sur la fonction
sélective de la mérrlOire, qui annonce la théorie freudienne du refoule-
rnent24 , Schopenhauer parle le même langage que Spinoza: l'activité repré-
sentative est gouvernée par l'appétit, en vertu duquel l'individu recherche
ce qui est utile à sa conservation. Toutes les analyses schopenhaueriennes
du rapport entre Volonté et intellect sont gouvernées par ce principe25 •
À un niveau supérieur, la Volonté incite l'intellect à lutter contre les pas-
sions tristes par la connaissance de la nécessité: nous pourrions nous épar-
gner neuf fois sur dix26 la contrariété, écrit Schopenhauer, « si nous compre-
nions les choses exactement et par leurs causes, si nous en connaissions
la nécessité et la vraie nature» (ibid, p. 911). Ainsi la Volonté « pousse
l'intellect [ ... ] à reconnaître les principes et les conséquences» (ibid.,
p. 823), lui assignant le « rôle d'un consolateur» (ibid, p. 922). Laccent
spinoziste de ces passages est indéniable: pour cesser d'éprouver la tristesse
consécutive à un événement et se consoler, l'homme doit cornprendre que
l'enchaînement des causes et des effets rendait cet événement nécessaire,
donc inévitable.
Pour Schopenhauer comIne pour Spinoza en effet, rnême les actions
humaines sont soumises au régime de la nécessité. Dans son essai Sur la
liberté du vouloir, Schopenhauer s'autorise de la critique spinoziste du
libre arbitre (SW, III, p. 599-601). Il cite entre autres textes la Lettre 58
à Schuller, où Spinoza explique l'illusion de la liberté par l'ignorance des
causes qui nous déterminent à vouloir ceci plutôt que cela. De la même
manière, Schopenhauer rrlontre que l'homme se croit doté d'un pouvoir
de choix parce qu'il ne voit pas la chaîne causale qui le détermine. Il a
ainsi l'illusion d'une absence de causes déterminantes, den Augenschein der
Ursachlosigkeit (ibid., p. 565). Schopenhauer partage avec Spinoza la thèse
d'un déterminisme absolu. Il s'accorde ainsi avec lui sur la définition néga-
tive et sur la définition positive de la liberté humaine: la liberté n'est pas le
libre arbitre qui n'est qu'une illusion; elle consiste dans le fait de dévelop-
per son essence sans contrainte, en étant « déterminé par soi seul à agir»
(Éthique, l, expl. VII).

24. Voir sur ce point Michel Henry, « La question du refoulement», dans Présences de
Schopenhauer, sous la dir. de R-P. Droit, Grasset, Le Livre de poche, 1989, p. 269-286.
25. Dans les Parerga (SW, Jv, p. 167), Schopenhauer réaffirme que le désir est primordial
dans l'homme et il cite l'Ethique pour appuyer sa thèse: « Lappétit n'est rien d'autre que
l'essence même de l'homme, et de la nature de cette essence suivent nécessairement les
choses qui servent à sa conservation» (Éthique, III, 9, seol., souligné par Schopenhauer).
26. Pourquoi pas dix fois sur dix? Schopenhauer se distingue assurément de Spinoza par
son pessimisme.
CHRISTOPHE

La question du salut
Lorsqu'il présente sa conception du salut suprêrne, Schopenhauer se
réclame encore de Spinoza. Pour Schopenhauer, l'hornme se libère de la
volonté active, du vouloir-vivre douloureux par le développernent d'une
connaissance immédiate et désintéressée des «idées ». :Lidée représente
selon lui l'essence de chaque genre d'êtres, pierre, arbre, animal, être
humain, et correspond à un degré d'objectivation de la Volonté. Ainsi
la pierre objective la Volonté par sa résistance, l'animal par ses instincts,
l'homme par une rationalité conditionnée par le désir. La conternplation
désintéressée de l'idée ou essence éternelle des genres d'êtres offre le salut,
parce qu'elle correspond au moment « où la connaissance se libère du ser-
vice de la Volonté », où l'individu incarné se mue en« sujet connaissant pur,
affranchi de la volonté, de la douleur et du temps» (Le monde, p. 231).
Cette transforrnation de l'individu soumis aux conditions de l'espace et
du temps, soumis à l'espoir et à la crainte, en sujet connaissant pur, consi-
dérant l'essence éternelle des choses, Schopenhauer la repère précisément
dans le Livre V de l'Éthique: « C'était aussi ce que, petit à petit, Spinoza
découvrait, lorsqu'il écrivait: Mens czterna est) quatenus res sub czternitatis
specie concipit» (ibid). C'est bien un apaisement comparable à celui conçu
par Spinoza que vise Schopenhauer dans la contemplation des choses sub
czternitatis specie (ibid, p. 232).
Aussi, par exernple, la contemplation de mon essence éternelle, celle
qui qualifie le genre humain, offre-t-elle un dépassement de mon indi-
vidualité incarnée, en proie aux passions, et notamment à la crainte de
la mort. La destruction de mon existence dans la mort n'atteint pas mon
essence véritable (Le monde, p. 1217). La rnort est incapable de m'anéantir
si je prends conscience de ma nature ou essence « primitive et éternelle ».
Schopenhauer s'autorise encore de Spinoza sur ce point capital, comrnen-
tant le célèbre passage: Sentimus experimurque nos czternos esse (Éthique, V,
23, sco1.) : pour se croire impérissable en effet, l'homme doit considérer
que son essence, contrairement à son existence incarnée, est sans commen-
cement (Le monde, p. 1232). Cette essence correspond à la manière dont
la Volonté s'objective dans l'être humain en général, abstraction faite de
tout ce qui caractérise mon individualité. Pour Spinoza en revanche, ma
véritable essence est toujours une essence singulière. Une fois de plus, l'in-
dividu, pour Schopenhauer, est inessentiel, ma substance véritable n'ayant
rien à voir avec mes caractéristiques singulières, tandis que pour Spinoza
au contraire la substance n'est rien, indépendamment des rnodes singuliers
qui l'expriment.
SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE

La séparation introduite par Schopenhauer entre la substance (la


Volonté) et l'individu conduit à un second point de divergence entre nos
deux auteurs. Pour Schopenhauer, « il est de l'intérêt de la Volonté que la
pensée s'exerce le plus possible» (Le monde, p. 823, souligné par nous).
En effet, plus sa pensée se développe, plus l'individu est capable de pré-
voir, de s'adapter au monde, de se conserver et d'affirmer la Volonté. Or
1'« intérêt de la Volonté» n'est justernent pas le Inême que celui de l'indi-
vidu. Lintérêt de la Volonté est la conservation de l'espèce: elle veut que
les individus se conservent pour pouvoir continuer à vouloir aveuglément
dans l'espèce, au rnépris de la souffrance individuelle. Lindividu souffre
tant qu'il se tient au service de la Volonté, et doit s'en libérer pour atteindre
le salut. Pour Spinoza en revanche, le salut de l'individu est inséparable de
l'affirmation de son conatus.
Nous avons affaire à deux conceptions opposées du salut individuel,
liées à deux conceptions differentes de la satisfaction: pour Schopenhauer,
la satisfaction de la Volonté n'est que la suspension provisoire de la souf-
france, du manque, et conduit bientôt à l'ennui, tandis que pour Spinoza,
« ce qui satisfait un désir» est « ce qui conduit à la joie» (Éthique, III, 39,
scol.). Pour Schopenhauer, l'affirmation de la Volonté est source de souf-
france pour l'individu, pour Spinoza, l'affirmation du conatus est source
de joie.
Il s'agit bien dans les deux doctrines de se libérer par la connaissance,
mais on ne se libère pas de la mênle chose. Pour Spinoza, l'homme se libère
de la passivité et de la tristesse en développant sa puissance de connaître, en
affirmant son conatus. Pour Schopenhauer au contraire, l'hornme se libère
du vouloir-vivre douloureux. Aussi l'apaisement obtenu n'est-il pas le
même ici et là. Lapaisement résultant du troisième genre de connaissance
est pour Spinoza dans le prolongernent du conatus, puisqu'il correspond
à son plus haut degré d'effectuation. Il s'agit d'un sentiment positif Pour
Schopenhauer au contraire, l'apaisement est négatif, puisqu'il correspond
à la cessation de la Volonté.
C'est précisément contre la thèse de l'affirmation du conatus, assimilé
par Schopenhauer à l'égoïsme et au mal, que se développe la critique scho-
penhauerienne de 1'« immoralisme» de Spinoza.
CHRISTOPHE BOURIAU

LA MORALE
En dénonçant l'immoralisme de Spinoza, Schopenhauer règle une fois
de plus ses cornptes avec les « trois sophistes» mentionnés ci-dessus. Le
renouvellement du spinozisme et du panthéisme en nos jours, écrit-il, « a
entraîné ce profond abaissement de la morale ». En effet, « on tend à placer
dans la jouissance et le bien-être la fin dernière de l'existence humaine» (Le
monde, p. 1355). La critique de Spinoza permet d'une part à Schopenhauer
de dénoncer l'irnmoralisrne des doctrines panthéistes - à commencer par
celle de Hegel (ibid., p. 1356-1357); d'autre part, elle répond à son souci
constant de marquer l'originalité, sans doute suspecte à ses propres yeux, de
sa doctrine par rapport à celle de Spinoza. La critique schopenhauerienne
de la morale de Spinoza, dont l'enjeu n'est rien de moins que de renverser27
le spinozisme, repose cependant sur deux contresens, deux erreurs d'inter-
prétation.

Optimisme et immoralisme
Schopenhauer déduit l'immoralisme de Spinoza de son optimisme sup-
posé. Le panthéisme, déclare Schopenhauer, « est optimiste par essence»
(Le monde, p. 126). En effet, si Dieu constitue l'essence intime du rnonde,
cela signifie que « le rnonde avec tout son contenu est parfait et tel qu'il
doit être» (ibid., p. 1419). En conséquence, l'homme n'a plus qu'à jouir
de l'être, qu'à rechercher son propre avantage 28 • Suum utile quterere : tel est,
selon Schopenhauer, le « principe égoïste» de Spinoza (Le monde, p. 126),
qui consacre son immoralisme. Pour Schopenhauer en effet le critère de
l'action rnorale est 1'« absence de tout lllotif égoïste» (Le fondement de la
morale, trad. cit., p. 151).
Le mal, pour Schopenhauer, c'est précisérnent le conatus, l'effort par
lequel chaque individu cherche à maintenir son existence, à augmenter sa
joie. Cet effort pour se conserver, que Schopenhauer retraduit en vouloir-
vivre, définit l'égoïsme: « Mais l'égoïsme est-il autre chose que la volonté

27. Peur-être s'agit-il d'ailleurs moins d'un renversetpent que d'une simple inversion du
sens des thèses maîtresses de Spinoza. C'est l'avis d'Elisabeth de Fontenay: « Le compte
dont il [Schopenhauer] doit s'acquitter, le compte donc qu'il a à régler avec le grand Juif
immanentiste est considérable: conatus comme formulation positive et matérialiste dont
le vouloir-vivre, malgré l'appareil kantien, ne ta.it, peur-être, qu'inverser les signes»; « La
pitié dangereuse », dans Présences de Schopenhauer, loc. dt., p. 84.
28. Voir Parerga, Sw, IV, p. 94, nous traduisons: « [ ... ] Si ce monde est un Dieu, alors il
est à lui-même sa propre fin et doit s'honorer et se réjouir de son existence. Alors "saute,
Marquis !" toujours joyeux, jamais triste. »
SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE

d'entretenir son existence, le vouloir-vivre 29 ? » La problérnatique rnorale


de Schopenhauer, qui est de savoir quel type de rnotif est susceptible de
contrecarrer l'intérêt égoïste, suppose que l'égoïsrne soit reconnu comme
un mal, ce que précisément Spinoza n'admet pas. Schopenhauer donne un
statut positif au rnal, que Spinoza tient pour une simple notion subjective.
Substituant aux notions de bien et de rnal celles de bon (ce qui cause la
joie) et de mauvais (ce qui cause la tristesse), Spinoza échappe à l'alternative
de l' optirnisrne et du pessirnisme. Schopenhauer reconnaît d'ailleurs sur ce
point l'originalité de son adversaire, qui n'accorde aucune valeur objective
aux notions de bien et de mal: « Spinoza déclare purernent convention-
nelle, nulle en soi, toute distinction entre le juste et l'injuste, et plus géné-
ralernent entre le bien et le mal» (Le monde, p. 1355).
Dès lors, on ne comprend pas comment Schopenhauer peut prétendre
renverser le spinozisme. Ce renversement consiste selon Schopenhauer à
remplacer l' optimisrne, qui affirme la positivité du bien, par le pessimisme,
qui affirme la positivité du mal (Le monde, p. 1419). Or, si le bien et le
mal n'ont chez Spinoza aucun statut ontologique, comment Schopenhauer
peut-il qualifier sa doctrine d' « optirnisme »? Cornment peut-il affirmer
que le Dieu de l'Éthique, auquel Spinoza « a seulement enlevé la person-
nalité », « s'applaudit de sa création et trouve que tout a tourné pour le
mieux» (ibid.) ? Pour Spinoza, si le rnal n'existe pas, ce n'est pas parce que
le Bien est et fait être, ce n'est pas parce que tout est pour le mieux dans
le meilleur des mondes (Spinoza n'est pas Leibniz). C'est au contraire,
comIne Schopenhauer l'a pourtant bien vu, parce que « toute distinction
entre le bien et le mal est nulle en soi» (ibid., p. 1355).
Il nous semble que Schopenhauer déforrne à dessein la doctrine de
Spinoza en la qualifiant d' optirnisme, pour pouvoir se présenter comme
étant le seul à l'avoir renversée, et marquer par là mêrne son originalité 30 •

La compassion
L'ontologie de Spinoza aurait dû, d'après Schopenhauer, le conduire
à une rnorale de la cornpassion (Parerga, SW, p. 94-95). Cornme on sait,
Schopenhauer réserve toute puissance et, partant, toute réalité à la Volonté.
Seule la Volonté est réelle, et le multiple n'en est que la manifestation illu-
soire : « Toute multiplicité est une apparence: tous les individus de ce
monde, coexistants et successifs, si infini qu'en soit le nornbre, ne sont

29. De la volonté dans la nature, op. cit., p. 87.


30. Notons en effet qu'à chaque fois qu'il s'attache à manifester l'originalité de sa doc-
trine, Schopenhauer la compare à celle de Spinoza: voir notamment Le monde, p. 1419-
1420, et Parerga, Sw, IV, p. 163 sqq.
CHRISTOPHE

pourtant qu'un seul et rnêrne être, qui, présent en chacun d'eux, et partout
identique, seul vraiment existant, se manifeste en toUS» (Le fondement de
la morale, p. 230).
On a vu que Schopenhauer attribuait à tort cette thèse, selon laquelle
toute rnultiplicité est apparente, à Spinoza: « Spinoza ne voyait en elles
[les choses] que les accidents de la substance unique existant seule éternel-
lernent» (Le monde, p. 30). Cette identité substantielle de tous les êtres
aurait dû, selon Schopenhauer, conduire Spinoza à développer le thème
d'une compassion universelle: tout être souffrant ne se distinguant pas,
fondamentalerrlent, de rnoi-même doit m'inspirer la compassion et m'in-
citer à alléger sa souffrance. L'absence de compassion de Spinoza envers les
animaux3l , que Schopenhauer repère en Éthique, IV, 37, sco!., lui apparaît
ainsi comme une contradiction, une fausse conséquence du rnonisme 32
spinoziste (Parerga, Sw, IV, p. 94-95).
Mais il est clair que Schopenhauer se méprend entièrement sur la nature
du rapport entre la substance et les rnodes. Pour preuve, la parenté qu'il
croit pouvoir établir, dans Le fondement de la morale, entre Spinoza et le
bouddhisme. Schopenhauer croit pouvoir retrouver chez Spinoza l'opposi-
tion entre l'Identité suprême de l'Un (tad êkam) , seule réalité authentique,
et le multiple, que le courant bouddhiste de l'hindouisme présente comme
une illusion (le voile de Maya).
Or les modes, on l'a vu, ne sont pas la projection fantastique d'une
substance unique qui serait seule réelle. L'idée de mode ne sert jamais à
retirer toute puissance à la créature, étant entendu que les modes parti-
cipent à la puissance de Dieu, sont des parties de la puissance divine, et

31. Soulignons que l'antisémitisme de Schopenhauer conditionne, notamment sur la


question des animaux, sa lecture de Spinoza. Schopenhauer prête au judaïsme un profond
mépris pour les animaux, renvoyant aux chapitres 1 et IX de la Genèse (Pm"erga, Sw, IV,
p. 95). Ainsi, commentant le texte suivant de Spinoza: « Ce qui se trouve dans la Nature,
les hommes mis à part, la norme de notre utilité ne demande pas que nous le conservions,
mais elle nous conseille de le conserver, pour divers usages, de le détruire, ou de l'adapter
par tous les moyens à notre usage» (Ethique, IV, «Appendice », ch. 26), Schopenhauer
quitte son rôle de philosophe « critique» et invoque la « puanteur juive» ifoetor judaicus)
de Spinoza (Parerga, ibid). Dans les remarques qui émaillent son exemplaire de l'édition
Paulus des œuvres de Spinoza, on trouve également plusieurs insultes antisémites à l'adresse
du Juif athée: cf: Arthur Schopenhauer. Der handschriftliche Nachlass, vol. V, édité par
Arthur Hübscher, 1968, Francfort-sur-le-Main, notamment p. 171-172. Schopenhauer
se reconnaîtrait-il dans ces méla9-coliques dénoncés par Spinoza, qui «méprisent les
hommes et admirent les bêtes» (Ethique, IV, 35, scol.)?
32. On peut saisir ici sur le vifl'une des erreurs auxquelles conduit l'interprétation de Spi-
noza comme moniste. Sur cette question, on se reportera à l'article de Pierre Macherey,
« Spinoza est-il moniste? », dans Spinoza: puissance et ontologie, Astes du colloque orga-
nisé par le Collège international de philosophie en mai 1993, Editions Kimé, 1994,
p.39-53.
_~.T,'T'TTC' SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE

des parties singulières. C'est cette consistance et cette singularité du rnode


qu'occulte entièrement Schopenhauer. Spinoza résiste à la thèse de l'indif
férenciation essentielle des êtres, que Schopenhauer lui prête pour mieux
pouvoir dénoncer une contradiction dans sa doctrine. Comrne le fait jus-
tement observer Max Grunwald, « la vanité de Schopenhauer se met en
campagne de la manière la plus violente contre celui qui menace de lui
faire perdre quelque chose de son originalité, et dans un emportement
aveugle il déniche des contradictions, là où en réalité il ne s'en trouve
aucune 33 ». Bien plus, il nous sernble que la contradiction réside plutôt
dans la position de Schopenhauer lui-rnêrne, qui présente l'action accom-
plie par cornpassion comme désintéressée.
La définition schopenhauerienne de la compassion comme identi-
fication à autrui reprend une idée spinoziste, à savoir la représentation
d'autrui souffrant comme semblable à moi (Éthique, Ill, 18). Cependant,
Spinoza considère que la pitié, comme passion triste, est mauvaise et inu-
tile, puisque l'on peut obtenir le bien qui en résulte, à savoir la suppression
de la tristesse d'autrui (Éthique, III, 27, scol.), par la seule raison:« le bien
qui en résulte, c'est par la seule raison que nous désirons le faire» (Éthique,
IV, 50).
Tandis que Spinoza envisage la valeur de l'action du point de vue de
son résultat, Schopenhauer considère que seule la pureté de l'intention
lui confère une valeur. La raison, comme calcul intéressé, ne saurait, quel
que soit le résultat de l'action qu'elle commande, conférer à celle-ci une
valeur morale 34 . Seule la compassion, qui repose sur l'intuition de l'identité
fondamentale entre moi et autrui, permet d'expliquer une action pourvue
d'une valeur morale: je n'agis plus égoïstement, de manière intéressée, filais
uniquement en vue du bien d'autrui. La raison servante du désir, toujours

33. Max Grunwald, Spinoza in Deutschland, Berlin, 1897, p. 252-253. C'est nous qui
traduisons.
34. Dans le Traité théologiro-politique, chap. XVI, Spinoza écrit que les lois de la raison
servent 1'« intérêt véritable des hommes» (p. 827). Ce chapitre est présenté par Schopen-
hauer comme le «véritable résumé de l'immoralité de Spinoza» (Le monde, p. 1419,
note 1). Dans Le fondement de la morale, Schopenhauer imagine que Spinoza ait à
expliquer le phénomène suivant: Caïus renonce à tuer son rival amoureux alors qu'il est
pourtant à l'abri de représailles. Lexplication que Spinoza mettrait dans la bouche de Caïus
serait, selon Schopenhauer, la suivante: « Rien de plus utile à l'homme que l'homme lui-
même: c'est pourquoi je n'ai pas voulu tuer un homme» (p. 186). La réponse de Spinoza
s'appuierait donc sur un calcul de l'utilité: je n'épargne pas autrui par pitié pour lui,
mais parce que ma raison me fait voir que mon intérêt est de composer avec sa puissance.
Schopenhauer oppose alors à l'utilité, mobile de l'action selon Spinoza, la compassion
désintéressée, comme étant le motif le « plus pur», fournissant le « fondement de la
morale» (ibid.).
CHRISTOPHE

ordonnée à l'intérêt individuel- quand bien même celui-ci composerait


avec celui d'autrui -, perd avec Schopenhauer ses droits au plan moral.
Seulernent, objectera-t-on, peut-on dire que la compassion m'incite
à supprimer la souffrance d'autrui au mépris de mon propre intérêt?
N'implique-t-elle pas la suppression de rna propre souffrance, une fois que
je me suis identifié à autrui? En définitive, on peut douter du caractère
désintéressé de l'acte accornpli par compassion, puisqu'il revient à la sup-
pression de ma propre souffrance. En soulageant autrui, je sers rnon inté-
rêt, puisque c'est moi-même, fondamentalement, que je soulage.
Schopenhauer est-il le seul continuateur de Kant en Allemagne?
Échappe-t-il au trait caractéristique de la philosophie allemande postkan-
tienne, qui est de procéder à un « ajustage» du spinozisrne?
S'agissant de la théorie de la connaissance, il est clair que Schopenhauer
se démarque nettement de Spinoza en reprenant certains éléments de la
critique kantienne (l'irréductibilité de la philosophie aux rnathématiques,
le statut idéal de l'étendue ou espace comme forme de la représentation,
la distinction entre le phénomène et la chose en soi). Mais Schopenhauer
se délllarque égalernent de Kant en réduisant les phénornènes à des appa-
rences, et en prétendant accéder à la chose en soi par l'intuition.
Au plan moral, Schopenhauer s'oppose à l'eudémonisme de Spinoza,
et s'accorde avec Kant pour caractériser l'action morale par le désintéres-
sement, mais il s'oppose aussi bien à Kant qu'à Spinoza en destituant la
raison au profit du sentiment de compassion, seul rnotif censé pouvoir
contrecarrer l'égoïsme.
Au plan métaphysique en revanche, Schopenhauer soutient à l'évidence
des thèses beaucoup plus proches de celles de Spinoza que de celles de
Kant: l'unicité de l'être, le désir comme élément premier en l'hornme,
la subordination de l'activité représentative à l'effort (Anstrengung) pour
persévérer dans l'existence, la quête du salut dans le dépassement des déter-
minations spatio-ternporelles de l'existence.
Bien qu'elle se présente comme la continuation du kantisme, la phi-
losophie de Schopenhauer, comme le dit M. Grunwald, « se trouve être
une pousse sur le tronc du spinozisme », et « nous pouvons intégrer sa
philosophie [celle de Schopenhauer] à la chaîne des systèmes qui part de
Spinoza35 ». Aussi sommes-nous conduits à conclure, avec Clément Rosset,
que « le plus grand tort de Schopenhauer est très probablement de s'être
cru kantien 36 ».

35. Loc. cit., respectivement p. 248, 253.


36. Clément Rosset, Schopenhatm; philosophe de l'absurde, PUF, 1967, p. 51.
Limage schopenhalferien~e du spinozisme
causa Slve ratlo cur
BERNARD ROUSSET

Il ne s'agit pas ici de soumettre à notre discussion la philosophie de


Schopenhauer en elle-même, mais de mettre en évidence l'irnage du spi-
nozisme qu'elle nous a léguée, image qui vient s'interposer entre nous et
le texte de l'Éthique, ernpêchant ainsi les historiens de la philosophie de
l'expliquer et de la comprendre de l'intérieur, pour ne leur laisser comme
tâche que l'analyse répétitive de ses difficultés et apories, sans donc leur
permettre d'être eux-mêmes spinozistes.
Il est remarquable à cet égard que presque tout ce qui a été écrit sur
la philosophie de Spinoza pendant près d'un siècle n'ait été que l'appli-
cation, le développement, l'analyse, avec parfois une amorce de discus-
sion hâtivement close, des interrogations et des critiques recensées par
J. Volkelt dans son écrit de 1872, Pantheismus und lndividualismus in der
Lehre Spinozas 1 ; l'argunlentation rnise alors en place est bien celle avancée
par Schopenhauer, car les multiples critiques et réfutations du spinozisme
fàites antérieurement, sauf, peut-être, une ou deux pages de Leibniz2 , ne
portent pas sur l'objet de la discussion introduite dès la première édition
de La quadruple racine du principe du fondement suffisant;3, pour être reprise
1. De même, l'article fondamental dans l'histoire des études spinozistes en France de
V. Brochard sur Le Dieu de Spinoza (1896), compris comme un Jéhovah amélioré, est
visiblement inspiré par la dernière page du Monde comme volonté et comme représentation,
ainsi que nous le verrons à la fin de cette communication. En ce qui concerne les œuvres
de Schopenhauer, je renvoie à la traduction de A. Burdeau pour Le monde comme volonté
et comme représentation (rééd. corrigée, PUF, 1966; la distinction entre les trois éditions,
1818, 1844 et 1859, n'y est malheureusement pas indiquée avec précision) et à celle de
F.-X. Chenet pour La quadruple racine du principe de raison suffisante, édition complète,
1813-1847 (Vrin, 1991).
2. 2. Cf De primtR philosophitR emendatione) et de Notiqne substantitR de 1696, au titre
fort spinoziste, mais précisément écrit pour réfuter l'Ethique en son point de départ,
notamment en opposant à la ratio la causa, qui est vis, energeia. Pour une documentation
historique plus complète, notamment dans le champ de la philosophie allemande clas-
sique, cf. H. C. Lucas: « Causa sive ratio », Cahiers Spinoza, IV, 1982-1983.
3. Dans ratio sufficiens, ratio est toujours traduit en allemand par Grund, habituellement
traduit en français par « principe» : étant donné la discussion menée par Schopenhauer
BERNARD

et approfondie dans toute l'œuvre qui suit: innovation qui frappe, quand
on constate que le criticisIne kantien, dont se réclarne Schopenhauer pour
s'en éInanciper, ne s'attarde pas à mettre en cause le spinozisme de cette
manière.
Ce n'est pas l'image de Spinoza4 que se fàit et nous propose Schopen-
hauer qui importe ici: contrairement à ce qui nous est dit de Hegel ou
de Schelling (le maître des méprisables « néo-spinozistes»), cette image est
plutôt bienveillante, mais quelque peu condescendante, en un mot « api-
toyée », comIne nous y conduit tout le système philosophique enseigné dans
son œuvre, notamment dans l' « Épiphilosophie » qui conclut Le monde.
Et il n'est pas nécessaire d'entrer dans le détail des enseigneInents spi-
nozistes évoqués et discutés par Schopenhauer, principalernent en matière
de Inorale, car ce ne sont là que les conséquences de son propre ensei-
gnement et les corollaires de son image générale du spinozismes; notons
d'ailleurs que l'examen de l'Éthique reste sommaire et superficiel, en fait
fort conventionnel, le Politique étant à peine signalé et le Théologico-poli-
tique pratiquement ignoré: le bien identifié à l'utile, la vertu à la puis-
sance, la sagesse à la liberté et à sa joie restent de toute évidence pour
lui sans valeur, sans signification. MêIne le conatus, qui aurait pu trouver
grâce dans une philosophie du vouloir-vivre, est critiqué, disséqué, tant il
implique un développement vers la raison et l'autonomie, tant il exprime
une positivité ontologique première, radicale et fondamentale: ce que
Schopenhauer lui reproche avant tout, c'est sa démonstration qui explique
qu'une chose ne peut se détruire en et par elle-même, mais qu'elle ne peut
être qu'affirmation d'elle-mêmé; et ce reproche s'intègre très précisément
dans la critique générale qui est faite du spinozisme lorsqu'en est dégagé le

dans les paragraphes ici évoqués, source des analyses ultérieures, notamment celles de
Heidegger, j'estime prudent d'adopter « fondement» dans cette expression canonique,
afin de mieux entendre la distinction décisive portant sur causa et ratio, espèces hétéro-
gènes, mais trop souvent confondues, d'un Grund générique.
4. Souvent associée à celle de Giordano Bruno: Schopenhauer fait ainsi sentir combien il
préfère, malgré tout, Schelling à Hegel.
5. Je ne peux ici que renvoyer à ce qui nous a été dit lors de ces Journées Spinoza au
XIX siècle par M. Christophe Bouriau. ,
6. Cf. Quadruple racine, Fe éd., II, 8, p. 55; 2 eéd., II, 8, p. 154-155. A la doctrine spino-
ziste du conatus, analysable et explicable, individuel et même personnel, s'accomplissant
dans l'idée se réfléchissant elle-même et agissant en conséquence, et fondamentalement
affirmatif: Schopenhauer veut précisément opposer sa doctrine du vouloir-vivre, qui en
diffère du tout au tout, au point de pouvoir apparemment se nier lui-même, se renier ou
se détruire: c'est pourquoi il insiste sur l'identification spinoziste de la volonté avec l'en-
tendement, dénoncée comme étant une confusion (cf, en particulier, Le monde comme
volonté et comme représentation, Fe éd., IV, 55, passim, p. 371, 377-378). Remarquons
seulement ici que, au fond de l'identité volonté-entendement, il y a bien l'affirmation
d'une équivalence cause-raison.
SCHOPENHAUERIENNE DU SPINOZISME

principe générateur, constitutif de l'image qui nous en est donnée et que


nous avons à examiner.
Or il se trouve que cette quintessence du systèrne de l'Éthique, son
« assise» (Grundlagef, nous est indiquée et définie, analysée et discutée,
rapidement rnais entièrement, là même où Schopenhauer pose la « pensée
unique» que va développer, nous dit-il, sa propre philosophie dans La
quadruple racine, dès le début (chapitre II, le chapitre 1 étant plutôt une
introduction), dès la première édition, la deuxième apportant des complé-
ments qui enrichissent et précisent la portée de l'analyse, mais sans en
changer la naturé.
*
* *
Portant toute son attention sur le principe qui est au fond de toute la
philosophie, et cela de manière explicite depuis Descartes et avec Leibniz
jusqu'à sa mise en examen par le criticisme kantien, à savoir le principe
du fondement suffisant, Schopenhauer cherche à repérer ce qui constitue
ce Grund dans l'Éthique de Spinoza, et nous indique l'identité causa sive
ratio 9 , en nous renvoyant à de nombreùx passages de sa prelnière partie,
notamment l, Il, preuve de l'existence de Dieu; dans la deuxième édi-
tion, il insiste plus longuement sur ce texte, en rappelant que cette identité
est constitutive de l'argument ontologique, dont l'analyse ne venait dans
la première édition que dans le paragraphe suivant, consacré à Leibniz.
Remarquons gue s'il insiste ainsi sur la part prise par l'argument ontolo-
gique dans l'Ethique, ce n'est pas tant parce qu'il sert à prouver l'existence
de Dieu que parce qu'il prétend démontrer une existence comme étant

7. Quadruple racine, 2e éd., II, 8, p. 153.


8. La première édition met principalement en évidence une confusion spinoziste entre le
rapport de principe de connaissance à conséquence et le rapport de cause à effet; la seconde
développe longuement le thème en insistant sur l'argument ontologique et son poids sur
la conception de la causalité en général et de la vision du monde qui en résulte.
9. Je mets en valeur le sive, car Schopenhauer souligne que, plus que les deux termes causa
ou ratio pris séparément, c'est leur équivalence qui compte à ses yeux dans le procès fait à
Spinoza: « La nécessité de confondre une cause avec un principe de connaissance devient
ici tellement impérative que Spinoza ne peut jamais dire causa ou bien ratio seulement,
mais qu'il est obligé de mettre chaque fois ratio sive causa; et dans le passage en question,
cela arrive huit fois pour masquer la fraude» (Quadruple racine, 2e éd., II, 8, p. 155; sou-
ligné par moi). Cette distinction radicale dans le Grund entre la ratio et la causa, faite par
Schopenhauer se réclamant de Kant, est essentielle, car elle sert de modèle pour introduire
ensuite, dans la causalité, une distinction entre cause, excitation et motif (cf. Quadruple
racine, 2 e éd., IV, 20, p. 186), distinction qui lui permet de rejeter un déterminisme qui
serait universel et uniforme, alors que Spinoza veut précisément établir un déterminisme
universel (qui n'est d'ailleurs pas nécessairement uniforme, car la causalité entre idées n'est
pas de même nature que celle entre corps, faite de mouvements et de chocs).
BERNARD

nécessaire: non sans raisons, il nous fait en effet observer que la dérnons-
tration spinoziste, si elle était valide, vaudrait pour la nature, le monde,
l'être ou l'infini en général, car « le même argurnent par lequel Descartes
avait prouvé l'existence de Dieu lui sert à prouver l'existence absolurnent
nécessaire du monde, lequel n'a donc pas besoin d'un Dieu» (Quadruple
racine, 2 e éd., II, 8, p. 155)10.
On pourrait faire observer que cette application de l'argurnent ontolo-
gique, traditionnellernent réservé à Dieu seul dans sa transcendance, à la
substance infinie ou au monde en général, dans son imrnanence, a pour
conséquence une réduction des choses finies à une existence simplernent
rnodale, en relation avec l'imagination: « Spinoza ne voyait en elles que les
accidents de la substance unique existant seule éternellement» (Le monde,
1re éd., l, 3, p. 30) ; rnais Schopenhauer ne lui en fait pas reproche, loin de
là, car, nous dit-il dans la même page, cette désubstantialisation s'inscrit
dans une longue tradition remontant à I-Iéraclite et Platon, et fait penser à
la Maya, la modalisation spinoziste des êtres pouvant être comprise à partir
de leur phénoménalisation kantienne, telle qu'il s'en sert: « La conception
exprimée en comrnun par tous ces philosophes n'est autre que celle qui
nous occupe en ce rnornent : le monde comme représentation, assujetti
au principe de raison. » Nous ne devons pas moins nous souvenir que
la déréalisation des phénomènes qui a tant pesé sur les interprétations
du criticisme fait aussi partie de l'héritage relatif au spinozisrne que
nous a légué Schopenhauer, pour une fois en accord avec Hegel parlant
d'« acosrnisrne ».
C'est donc ce seul principe de raison, tel qu'il est énoncé au moyen
de l'identification causa-ratio, qu'il convient d'examiner pour le rnettre en
accusation.
Il convient de préciser que cette identification trouve son expression
achevée dans la formule condensée caractéristique du spinozisme, causa
sui, avec, pour conséquence, la définition de Dieu cornme causa imma-
nens, dont dérive la déduction du conatus, dans lequel l' essentia actualis est
conservation de son être ou persévération dans son être selon cette causalité
immanente qu'est la causalité adéquate. Nul ne niera que Schopenhauer a
bien rnis ainsi le doigt sur ce qui est essentiel dans l'Éthique, ses contenus
et ses démonstrations: en effet, une fois cette thèse première dégagée, il

10. En commentant la Réforme de l'entendement, j'ai montré, à propos du § 57, qu'on


est en droit de parler, dans le spinozisme, d'un argument ontologique universalisé.
Schopenhauer fàit expressément allusion à cette analyse de Spinoza dans Le monde (2 e éd.,
II, l, 17, p. 864). Cela nous montre au moins que l'opposition hégélienne entre athéisme
et acosmisme est une fausse alternative, dont Schopenhauer se libère, mais en rejetant
tout bonnement toute réalité en soi (hormis le vouloir-vivre).
SCHOPENHAUERIENNE DU SPINOZISME

n'est plus nécessaire de s'attarder sur les doctrines de la substance, de ses


attributs et de ses rnodes, comrne le fait un Hegel.
Certes, on pouvait déjà trouver cela chez Descartes, qui use de l'ar-
gument ontologique et parle de cause de soi, de telle sorte que causa et
ratio se retrouvent ensernble, se rejoignent, mais, nous dit Schopenhauer,
Descartes n'en prenait pas alors IIlOins le soin de distinguer l'ordre de la
connaissance, dont relève la ratio, et l'ordre de l'existence, dont relève la
causa, distinction que Kant nous a appris à bien respecter, et il importe de
nous rappeler que, pour ce faire, Kant, à la suite des analyses occasionna-
listes ou sceptiques, a rnontré ce qui oppose la liaison synthétique entre la
cause et l'effet à la liaison analytique entre le sujet et le prédicat, la causa à
la ratio; au contraire, selon Schopenhauer ll , Spinoza ne cesse de refuser, de
nier cette distinction, au point de faire de la relation causale une relation
logique, de résorber la transitivité dans l'iIIlmanence, de ramener au même
l'ordre des idées et l'ordre des choses, d'identifier sujet et objet l2 , ce dont
Hegel et les autres n'ont pas manqué de tirer profit:
Ce que Descartes n'avait établi que d'une manière idéale, subjective, c'est-
à-dire rien que pour nous, à l'usage de la connaissance et en vue de la
preuve de l'existence de Dieu, Spinoza le prend d'une manière réelle et
objective, comme le rapport réel entre Dieu et le monde. Chez Descartes,
dans le concept de Dieu est aussi compris 1'« être» qui devient par la suite
un argument pour son existence réelle; chez Spinoza, c'est Dieu même qui
est contenu dans l'univers. De ce qui n'était donc pour Descartes qu'un
fondement de connaissance, Spinoza a fait un fondement réel (Quadruple
racine, 2 e éd., II, 8, p. 156; souligné par Schopenhauer) 13.

On voit aussitôt ce qu'il serait facile d'en conclure, des thèses sur les-
quelles Schopenhauer n'a d'ailleurs pas lui-même trop insisté, mais qu'il a
permises, autorisées, et qui restent comme son legs:
- dans le spinozisme, l'argument ontologique joue un rôle prééminent,
déterminant, qu'il n'a peut-être pas ailleurs (sauf dans Hegel, cherchant à
le sauver), dont l'analyse et la mise en cause, à la suite de Kant, serviraient
d'épreuves pour vérifier la validité de tout le système;
-la causalité est une liaison rationnelle analytique, prédicative, et la ratio-
nalité se réalise dans une liaison causale apparemment synthétique;

Il. « La substance et l'accident sont dans le monde extérieur le corrélat du sujet et du


prédicat dans les jugements» (Quadruple racine, pCéd., II, 8, p. 55).
12. Quadruple racine, peéd., IV, 20, p. 69; 2 c éd., IV, 19, p. 173-174.
13. Ce texte révèle combien Schopenhauer restait attaché à la transcendance, répugnant
à toute immanence.
BERNARD nr-.TT<"',.., ......

-la causalité est donc l'explicitation de la raison et la rationalité est la force


efficiente de la cause;
- dans ces conditions, la Substance est la Raison, comme Dieu s'était
fait le Verbe, ainsi que Hegel a essayé de l'expliquer et de nous le faire
corrlprendre;
- on comprend alors que le système de Spinoza ait adopté une forme
déductive, à la manière des géomètres ou selon l'ordre géométrique;
- Spinoza devait donc alors accorrlplir la déduction, à partir de la Substance
infinie, des Attributs et des Modes, jusqu'aux modes finis; or il est facile
de constater que l'Éthique ne réalise pas le programme ainsi défini: non
seulement on sent un saut, un hiatus, lorsqu'on passe de la première
à la deuxième partie de l'Éthique, de Dieu à l'Homme, de l'Infini aux
modes finis, mais déjà on ne voit pas comment on passe de la Substance
à ses Attributs, à tel ou tel Attribut, Pensée ou Étendue, ou des Attributs
aux Modes infinis dits immédiats, par exemple de l'Étendue au couple
Mouvement-Repos, avec telles ou telles lois, et tout cela pour aboutir à un
Mode infini médiat, qui n'en devient que plus énigmatique.

Mais n'aurions-nous pas fait fausse route?


Spinoza a-t-il jamais prétendu à une déduction universelle de l'Être?
A-t-il jamais avancé le principe d'une déduction des modes finis à partir
de l'Infini, alors qu'il tient à démontrer précisément que le fini ne s'ex-
plique que par le fini, selon l'enchaînement causal, qui est, lui, et lui seul,
infini? Et a-t-il prétendu que les Modes infinis et même les Attributs
étaient déductibles de la Substance, alors qu'il se contente de constater que
« l'homme pense» pour introduire la Pensée, sa déduction ne consistant
qu'à démontrer que la Substance a des Attributs infinis en nombre infini,
en des Modes infinis, avec infiniment de Modes finis, sans jarnais chercher
à établir a priori quels sont ces Attributs, ces Modes, infinis ou finis?
S'il peut en être ainsi, sans insuffisance ni contradiction, c'est parce que
la géométrisation déductive n'est pas le mode d'être de Dieu, mais le mode
de parler, de comprendre, d'expliquer ce qu'est Dieu, si l'on veut en par-
ler rationnellement, sans errer ni se contredire, intellectuellerrlent et non
imaginairement : Spinoza n'est pas Hegel, qui, avec une autre logique de
nature dialectique, comprenait la déductibilité cornrne la vie de l'Esprit, en
faisant de celle-ci la vie de la Nature, identifiant Raison et Histoire, Raison
et Devenir, Raison et Être; Schopenhauer soupçonne, ou plutôt retrouve
Hegel et Schelling en Spinoza, sans percevoir que l'adoption de l'ordre
déductif, s'il est effectivement plus qu'une manière de bien argumenter,
SCHOPENHAUERIENNE DU SPINOZISME

n'est rien d'autre que la manière, la seule, d'écarter les délires et les arbi-
traires dans nos discours sur l'Être.
Il est vrai que Spinoza identifie d'une certaine manière causa et ratio,
mais c'est en spécifiant, le plus souvent, à chaque fois que c'est nécessaire,
causa sive ratio cur, la causalité se trouvant ainsi placée dans l'explication
qui peut être trouvée, qui peut être donnée des choses ou des événements,
cause efficiente, qui peut être transitive, ou irnrnanente, ou aussi fonnelle
(dans l'essence de la chose), ou encore matérielle (dans les conditions d'exis-
tence), mais jamais finale, le cur s'opposant ici au ut: nous sommes tout
sirnplement en présence de l'explication que la raison, notre raison, trouve
dans l'ensemble des conditions d'existence, qui, si elles sont données, font
que la chose ou l'événement est et ne peut pas ne pas être; il ne s'agit pas
de dire que la Raison mène le monde ou que le monde est la Raison, qu'il
est donc rationnel en soi et par soi, mais de montrer qu'il est connu et qu'il
n'est connu que par et dans la rationalité qui s'exprime dans une cohérence
déductive qui ne nous est donnée que par notre Entendement dans l'ana-
lyse adéquate de ses idées: l'affirmation de la rationalité de la causalité ne
signifie, en un sens, que l'exclusion de l'explication par des causes occultes
ou mystérieuses et miraculeuses.
Certes, Schopenhauer n'ignore pas l'irnportance de ce cur précisant la
spécificité du causa sive ratio spinoziste, cornme le montre une page de la
première édition du Monde (l, § 15, p. 121), mais c'est justernent pour
récuser non le seul souci de rationalité, mais toute interrogation causale
en général: « Une philosophie ne se laisse pas déduire, cornme le voulait
Spinoza, par une démonstration ex jirmis principiis ... Le but de la philo-
sophie ne peut pas être la recherche d'une cause efficiente ou d'une cause
finale l4 • [ ••. ] Aujourd'hui du moins, elle ne se demande nullement d'olt
vient le monde, et pourquoi il existe. La seule question qu'elle se pose,
c'est: qu'est-ce que le monde? Le pourquoi est ici subordonné au qu'est-ce
que c'est? » « Peut-être », répondrait ici Spinoza, « mais, sans possession du
pourquoi, on peut dire n'importe quoi» : et, pour nous en convaincre, il
nous suffit de constater le caractère totalement arbitraire des affirmations
dogmatiques, « positivistes» ou « négativistes », de la doctrine du vouloir-
vivre l5 •
Est-ce à dire que Spinoza s'en tiendrait, avec cette identification cause-rai-
son, à une conception logique, analytique de la causalité, objet précisément
14. Remarquons cependant que Schopenhauer, qui en a besoin pour sa doctrine du
vouloir-vivre, tient à préserver les droits d'une téléologie et qu'il reproche précisément
pour cette raison à Spinoza d'avoir refusé les causes finales (Le monde, 3e éd., II, 26,
p. 1065).
15. Nietzsche s'en souviendra.
BERNARD

de la critique kantienne? Il est vrai que, dans la Réforrrle, Spinoza intro-


duit l'idée d'adéquation, qui va lui servir à définir d'abord la vérité, puis
la causalité active en son Ïrnrnanence, en faisant état du rapport sujet-
prédicat; mais rien ne prouve qu'il en reste là, pour n'admettre qu'une
causalité d'ordre analytique, comme le fera Leibniz (rnalgré son insistance
sur le dynarnisme de la force) : l'analyse des conditions d'existence perrnet-
tant de déduire leurs effets peut fort bien n'être pas la sirrlple analyse du
sujet perrrlettant d'en déduire les prédicats. Déjà, à propos de la causalité
extrinsèque entre les modes finis, nous pouvons constater que la causalité,
pour Spinoza, n'est pas plus analytique que pour tous les futurs adversaires
du logicisme leibnizien : elle n'en est pas moins, elle n'en contient et n'en
exprime pas moins la raison des choses dans le raisonnerrlent que nous for-
mons pour les connaître adéquatement; et, en ce qui concerne la causalité
intrinsèque du devenir de ces modes finis, rien ne nous oblige à penser que
le rapport conditions-conséquences ne soit pour Spinoza qu'une explici-
tation logique: étant donné les conditions d'existence que je suis pour ce
que je vais faire, étant donc donné mon essence, je suis la cause ou la raison
de ce que je serai, sans que cela signifie que cette causalité Ïrnmanente ne
soit que le développement de ma raison, et ne soit, lorsque c'est ma raison
qui intervient, que le développement logico-analytique de ma raison; et
pourquoi n'en serait-il pas de même de la Substance, de Dieu, de l'Infini,
qui peuvent fort bien développer leur être propre, sans que ce développe-
ment se trouve réduit à une analyse d'un concept, alors mêrne que tout est
cornpris dans le spinozisrne en termes de puissance, cornme en térnoigne
la doctrine du conatus?
Dans son analyse et pour sa critique, Schopenhauer invoque en parti-
culier une phrase où Spinoza parle effectivernent de l'idée corrlme d'une
cause: « De toute idée donnée que l'on voudra, un effet s'ensuit néces-
sairerrlent» (Éthique, III, 1, dans Quadruple racine, pe éd., II, 8, p. 55,
souligné par Schopenhauer) ; rnais il omet de préciser que la causalité de
l'idée dont il est alors question est celle de la production d'effets qui sont
des idées, savoirs ou sentiments, adéquats ou inadéquats: il n'y a alors
rien d'inacceptable, ni même de surprenant, à soutenir que c'est la raison,
dans ses raisonnerrlents, qui est la cause de l'enchaînernent des choses à
expliquer, qui sont précisément des idées, et que c'est bien la raison, quand
elle sait cornment il faut, comment il est simplernent possible d'expliquer
ces choses, qui saisit adéquatement les causes réellement ou véritablernent
productrices de leurs effets; l'ordre et la connexion des idées sont réelle-
rnent constitutifs d'une causalité, qui ne se réduit d'ailleurs pas à la seule
SCHOPENHAUERIENNE DU SPINOZISME

déduction logico-analytique, puisqu'elle se rnanifeste dans tous les genres


de connaissance, aussi bien dans l'imagination 16 que dans l'entendement.
Certes, cet enchaînement ne se lirnite pas aux idées seules, mais concerne
aussi le corps, et, par lui, en et à travers lui, s'étend aux choses extérieures,
la partie pratique de l'Éthique ne pouvant se cornprendre sans cela; mais
ce n'est pas là une conséquence de l'identification abusive de la raison à
la cause dénoncée par Schopenhauer, Spinoza prenant soin d'expliquer
l'inexistence, l'impossibilité d'une relation causale entre l'esprit et le corps:
ce n'est que la conséquence de l'identité substantielle entre eux, de ce qu'on
a appelé à juste titre le « parallélisme », qui pose qu'ils sont tous deux en
même temps actifs ou passifs, partiellement, plus ou moins entièrement,
doctrine qu'il est peut-être difficile d'expliquer et de cornprendre, IIlais
qu'il est facile de vérifier dans l'expérience, et qui, de toute IIlanière, ne
résulte pas d'une identité cause-raison.
Il est vrai que nous retrouvons quelque peu par là cette identité du sujet
et de l'objet que récuse Schopenhauer, mais il convient de constater que
Spinoza, s'il a bien parlé du corps COIIlme objet de l'idée qu'est l'esprit, pour
nous faire mieux percevoir ce que nous sornmes en tant que conscience, en
spécifiant de quoi nous sommes primairement conscience, n'emploie pas
le vocabulaire du couple sujet-objet lorsqu'il affirme et explique le parallé-
lisme; au contraire, il prend toujours soin de dire que le sujet est diHerent
de nature, essentiellernent (au niveau donc des Attributs), de l'objet, l'idée
du cercle n'étant pas un cercle, mais quelque chose de totalement autre, et,
même, l'idée de l'idée du cercle n'étant pas l'idée du cercle, car la réflexion
n'est pas une tautologie.
Sans doute, dans le cadre de l'identité substantielle et du parallélisrne,
pour définir et expliquer en quoi consiste la vérité, qui est essentiellement
l'adéquation intrinsèque de l'idée, mais qui doit bien être aussi en même
ternps son adéquation extrinsèque, Spinoza doit soutenir que l'ordre et la
connexion des idées ne font qu'un avec l'ordre et la connexion des choses,
ce qui nous ramène à une certaine identité sujet-objet; mais cela ne signifie
pas une identité des idées avec les choses, qui vérifierait, revivifierait l'iden-
tité raison-cause: en effet, il suffit ici de comprendre que, l'idée et la chose,
le sujet et l'objet, si l'on veut, étant choses diHerentes, c'est leur ordre ou
connexion qui doit être, qui est identique, puisque l'enchaînement des
idées par lequel j'explique les choses doit être, est alors l'enchaînement des

16. On n'a que trop souvent négligé l'existence et l'importance d'un ordre des idées ina-
déquates dans le spinozisme, ordre constitutif du monde des passions, mais aussi des
croyances et de la tradition, univers des esprits parallèle à celui des corps: le monde de la
Maya n'a-t-il pas, lui aussi, ses causes et ses lois?
BERNARD

causes par lequel celles-ci se produisent, sans quoi je ne dirais rien de vrai,
je ne comprendrais rien véritablernent, je croirais seulement cornprendre,
sans savoir et pouvoir expliquer ce qui se passe; alors, effectivernent, cause
et raison coïncident dans un même développernent explicatif: qui n'est pas
une logicisation de l'être, mais le constat de son intelligibilité, qui tient à ce
que la raison est une science des causes, la science par les causes l7 •
*
* *
On peut alors concéder à Schopenhauer que le fondement suffisant se
spécifie en quatre espèces entièrement hétérogènes, trouvant leurs racines
en des terrains differents (mêrne si l'on s'inquiète alors de la possibilité
d'invoquer finalement un fondement unique comme le vouloir-vivre), et
qu'il faut donc récuser l'identité raison-cause qu'il trouve dans le spino-
zisme : ce n'est pas ici le problème; mais il faut convenir que cette identité
ne se trouve pas dans l'Éthique, avec les défauts qui lui sont reprochés:
peut-être parce que Spinoza se situe à un autre niveau, là où la distinction
entre les fondements n'était pas encore faite, ou plutôt parce qu'il se situe
à un niveau plus élevé, là où elle n'a plus à être faite, celui de l'intelligibi-
lité de l'être, par la raison, dans sa causalité, c'est-à-dire en ses conditions
d'intelligibilité.
Pour y parvenir, il faut, car ce n'est pas imrnédiatement évident, lire
l'Éthique, apprendre à la lire, en se passant de l'image du spinozisme léguée
par Schopenhauer, fort peu soucieux de cette intelligibilité.
Car il avait une autre image de l'Être, une autre image de Dieu ou de
l'Absolu, ainsi qu'il le confie lui-rnême dans une page où il vient préci-
sément d'évoquer Spinoza et sa morale, dans son « Epiphilosophie » qui
est son dernier mot, à la fin du Monde comme volonté et comme représen-
tation: « Chez moi, la volonté ou l'essence du monde n'est nullement
Jéhovah, mais bien plutôt en quelque sorte le Sauveur crucifié, ou encore
le larron crucifié, selon le parti pour lequel on se détermine» ; image donc
d'un christianisme ou d'un bouddhisme, qu'il oppose expressément au
judaïsme tel qu'il se serait exprimé sous la plume de Spinoza dans la causa
sive ratio, une image de la mort, contemplée avec satisfàction dans l'image
d'un mourant 18 •

17. Sans qu'il soit nécessaire de faire un détour par l'entendement d'un Dieu créateur et
vérace.
18. Nous devons remarquer que, paradoxalement, la Phénoménologie de l'esprit de Hegel,
tant décriée, s'achève sur l'image comparable, communément chrétienne, du « calice du
royaume des esprits », ostensoir du « calvaire de l'esprit absolu» ... Dans la seconde édi-
tion de la Quadruple racine (II, 8, p. 153), Schopenhauer écrit contre Spinoza comme
SCHOPENHAUERIENNE DU SPINOZISME

Il nous faut nous déprendre d'une telle irnage du Dieu-Sauveur, irnage


qui, remarquons-le, est celle des dévotions dominantes du siècle de Spinoza;
l'Éthique ne nous enseigne peut-être rien d'autre: en effet, si elle emprunte
à la Tradition, discrèternent, avec prudence, une image de Dieu, ce n'est
que celle de sa Gloire 19 •

l'avait fait Hegel dans l'Encyclopédie: « Un dieu impersonnel est une contradictio in
adjecto», sans qu'on sache vraiment s'il entend par là simplement nier Dieu ou affirmer
malg~é tout un Dieu personnel.
19. Ethique, V, 36, scol. : Gloire, faut-il rappeler, d'un Deus sive Natura, dans l'imma-
nence et par la réciprocité, ayant pour fondement l'identité, d'un erga Deum Amor sive
Amor Dei erga homines.
Le Spinoza de Nietzsche:
les attendus d'une amitié d'étoiles 1
PHILIPPE CHOULET

Et ainsi nous voulons croire à notre amitié d'étoiles,


dussions-nous être ennemis sur la terre.

(Gai savoir, § 279.)

Le savoir philosophique d'un penseur ne s'évalue pas aux notes contingentes


de bibliothèque, mais aux « directions apologétiques ou polémiques» de
son œuvre même (Deleuze). Et Nietzsche a indiqué ces liens apologétiques
et polémiques avec Spinoza dans la Lettre à Overbeck:
Je suis tout étonné, tout ravi! J'ai un prédécesseur, et lequel! Je ne connais-
sais presque pas Spinoza: si je viens d'éprouver le besoin de lui, c'est l'effet
d'un « acte instinctif». Non seulement sa tendance générale est, comme la
mienne, de faire de la connaissance le plus puissant des états de conscience,
mais je me retrouve encore dans cinq points de sa doctrine; ce penseur, le
plus isolé et le plus irrégulier de tous, est celui qui là-dessus se rapproche le
plus de moi: il nie le libre arbitre, la finalité, l'ordre moral, l'altruisme, le
mal, et si, évidemment, les différences sont grandes, elles tiennent plutôt
à celles des époques, de la civilisation et de la science. Au total: ma soli-
tude, qui m'avait fait souvent souffrir, comme à une très haute altitude, de
la raréfaction de l'air et me causait des hémorragies, s'est transformée du
moins en duo. C'est merveilleux! » (30-VII-SI, Sils-Maria; Lettres choisies,
trad. Vialatte, Gallimard, p. 176).

Soient deux désirs, de reconnaissance et de généalogie, qui participent


d'une biographie et d'une identité philosophiques: reconnaître Spinoza

1. Nous usons des éditions suivantes: Spinoza, Œuvres, éd. Appuhn, Garnier-Flamma-
rion, 4 vol.; pour Nietzsche, sauf exception: Œuvres philosophiques complètes, éd. Colli-
Montinari, Gallimard, 14 voL, uniquement pour les posthumes; éd. R. Laffo nt , coll.
« Bouquins» (2 vol.) pour tous les autres textes. Tous les passages soulignés le sont par
les auteurs.
PHILIPPE '-''-'-'--'LIL ....,

comme vrai cornpagnon de pensée - toujours « vivant », c'est le sens de


cette amitié stellaire - et être reconnu comrne philosophe parmi les phi-
losophes. Nietzsche n'est pas un garnement lâché dans le Panthéon philo-
sophique : il aura toujours eu un mot de reconnaissance pour chacun, y
compris ceux dont il se sent le plus étranger. Témoigne de cette nécessité le
paragraphe 408 d'Opinions et sentences mêlées, petit traité de lecture, rnani-
feste d'amitié philosophique exigeante (amis sur le plan stellaire, ennernis
sur terre) :
La descente aux enfers. Moi aussi j'ai été aux Enfers comme Ulysse et j'y
serai souvent encore; et pour pouvoir parler à quelques morts, j'ai non
seulement sacrifié des béliers, je n'ai pas non plus ménagé mon propre
sang. Quatre couples d'hommes ne se sont pas refusés à moi qui sacri-
fiais: Épicure et Montaigne, Goethe et Spinoza, Platon et Rousseau, Pascal
et Schopenhauer. C'est avec eux qu'il faut que je m'explique, lorsque j'ai
longtemps cheminé solitaire, c'est par eux que je veux me faire donner tort
et raison, et je les écouterai, lorsque, devant moi, ils se donneront tort et
raison les uns aux autres. Quoi que je dise, quoi que j'en décide, quoi que
j'imagine pour moi et les autres: c'est sur ces huit que je fixe les yeux et je
vois les leurs fixés sur moi 2 •

Cette joie liée à la figure de Spinoza, un des« maîtres du regard pur3 », est
à la fois naïve et lucide. Il faut écouter Nietzsche sur cet accord et ce doute,
sur ces différences d'époque et de culture qui motivent ces restrictions:
Si je pense à rna généalogie philosophique, je me sens en relation avec le
mouvement antitéléologique, c'est-à-dire spinoziste, de notre époque, mais
avec cette difference que moi, je tiens également la « fin » et la « volonté»
en nous pour une illusion; [... ] que je tiens toute démarche qui part de
la réflexion de l'esprit sur lui-même pour stérile et que sans le fil conduc-
teur du corps je ne crois pas à la validité d'aucune recherche. Non pas

2. Cf § 12-52 (Gai savoir, V, 2e éd., p. 453) : « Quand je parle de Platon, de Pascal, de


Spinoza et de Goethe, je sais que leur sang circule dans mes veines - je suis fier, lorsque
je dis la vérité à leur sujet - la fa.mille est de qualité assez bonne pour n'avoir pas besoin
d'affabuler ou de dissimuler; et c'est ainsi que je me comporte à l'égard de tout ce qui a
été, je suis fier de tout ce qu'il y a d'humain et fier précisément dans la véracité absolue ».
§ 15-17 (Gai savoir, V, 2 e éd., p. 516-517) : « Mon orgueil consiste en ce que "je connais
mon origine" - c'est pourquoi je n'ai pas besoin de gloire. En tout ce qui pouvait émou-
voir Zoroastre, Moïse, Mahomet, Jésus, Platon, Brutus, Spinoza, Mirabeau, moi aussi
d'ores et déjà j'étais vivant et pour maintes choses ce n'est qu'en moi que vient au jour ce
qui nécessitait quelques millénaires pour passer de l'état embryonnaire à celui de pleine
maturité. Nous sommes les premiers aristocrates de l'esprit - ce n'est qu'à partir de main-
tenant que commence l'esprit historien. »
3. Aurore, § 497.
SPINOZA DE NIETZSCHE

une philosophie comme dogme, mais comme provisoire et régulative de


la recherché.

Oui, ces pensées sont ennemies d'un ordre rnoral aux valeurs « onto-
logiques» (platonisme, christianisme), d'une volonté libre orientée vers le
bien, et d'une harmonie préétablie, où, finalernent, Dieu calcule tout sub
ratione boni ... Mais l'essentiel n'est pas dans la répétition, à deux siècles
d'intervalle et l'ironie en plus, d'arguments contre la téléologie naturelle
et divine: il est dans le reproche fait à Spinoza de maintenir le finalisme,
via un discours mécaniste et substantialiste: « La croyance aux causee va de
pair avec la croyance aux télè (contre Spinoza et son causalisme) » (§ 283,
XII, p. 110). Le spinozisme a l'âge des concepts datés, mythiques et réa-
listes du rationalisme cartésien: cause, chose, inertie, force, Dieu-Nature-
Substance.
Le postulat d'une indigence de 1'« arrière-plan psychologique de
Spinoza» anime ainsi toute la critique (§ 7-4, XII, p. 258-261) : il n'a pas
vu la récurrence logique de la téléologie dans sa philosophie.
Ainsi, pour le conatus :
Les physiologues devraient réfléchir avant de faire de l'instinct de conser-
vation l'instinct fondamental d'un être organique. Avant tout l'être vivant
veut donner libre cours à sa force, la vie est volonté de puissances et l'ins-
tinct de conservation n'en est qu'une des conséquences indirectes les plus
fréquentes 6 . Bref, ici comme partout, méfions-nous des principes téléolo-
giques superflus, comme l'est l'instinct de conservation (que l'on doit à
l'inconséquence de Spinoza). Ainsi l'exige la méthode, qui doit être essen-
tiellement économe de principes (Par-delà Bien et Mal, § 13).

Nietzsche justifie la confusion entre conatus et instinct de conserva-


tion par la réception supposée de Spinoza par les rnilieux naturalistes, aux
e
XVIIIe et XIX siècles. Or le conatus n'est pas tant un principe biologique ou
physiologique qu'un principe ontologique, une puissance d'affirmation,
marquée tantôt par le principe d'inertie (conservation de l'état de repos
ou de mouvement), tantôt par la persévérance dans l'être comme intensifi-
cation. Cette réduction résulte de ce qui serait un désaccord sur la notion
de vie. Chez Nietzsche, elle est assimilation, invention, défense et dépasse-
ment des formes vivantes par elles-mêmes: le spinozisme, à côté, lui paraît

4. § 26-432 (X, p. 294) : ambivalence du lien à Spinoza: explicite (l'antifinalisme) et


implicite (reflls des « méditations de l'âme sur l'âme »).
5. Cf: § 14-121 (XIV, p. 91).
6. Cf: § 26-313 (X, p. 260) : « "Conservation de soi", simple conséquence secondaire et
non but! Influence persistante de Spinoza! »
PHILIPPE

frileux, pusillanirne7 , ascétique, sans aucune idée de l'histoire discontinue


des fonnes; et le conservatisrne spinoziste aurait rnême influencé le darwi-
nisme, via l'utilitarisme anglais! Nietzsche se disant anti-Darwin 8 •
Si le conatus est principe téléologique, Spinoza n'est ni radical ni consé-
quent, rnalgré la victoire de la rnathématique sur la téléologie: il lui fallait
une fin détenninée a priori, ce sera la conservation. L assignation absolue et
réactive d'un seul sens nie le kaléidoscope protéiforme et inventif de la vie,
à la fois réalité et fiction (Par-delà Bien et Mal, § 23 et 36). C'est pourquoi
Spinoza en reste à la force: ni vraie pensée de la puissance, malgré l'équa-
tion puissance = perfection = réalité = vertu, ni pensée de la création des
valeurs, de la culture et de la décadence.
D'où cette leçon de méthode (un comble!) comme économie de prin-
cipes, la finalité revenant par excès de principes: on doit se garder de juger
la vie (Gai savoir, § 109), d'y projeter un principe logique et scientifique
(l'inertie comme dogme naturaliste) pour penser l'énigme de la vie (la plus
extrême contingence du jeu, du hasard), dans la recherche infinie sur les
formes vivantes et dans le risque de la création des valeurs, dans cette fonne
de transcendance dans l'immanence qu'est le dépassement ...
Cette critique de l'idole de la conservation dans les sciences de la nature
permet une généalogie du savant: si la vie est le règne de l'abondance,
de la richesse, de l'excès, de la dépense, du gaspillage jusqu'au sacrifice,
la conservation n'est qu'exception et restriction hic et nunc de la vie. Y
voir une essence, comme Spinoza le « poitrinaire », est un symptôme de
détresse. les naturalistes, venant de milieux populaires et urbains, sur-
peuplés et nécessiteux, où il faut ... survivre, furent séduits. Une socialisa-
tion du spinozisme s'effectue par ce succès du conatus dans l'institution de
la communauté des savants utilitaristes 9 •••
Spinoza a donc une vision aconflictuelle de la vie: il y a combat (des
araignées), mais non agôn tragique - tout est dans le défensif. D'où une
raison vue cornme faculté pure de penser déductive et une natura naturans
(Dieu-substance-causa sui) impuissantes à intégrer la loterie de l'existence
autrement que comme apparence ou illusion: nécessité, raison et divi-
nité font obstacle à la contingence comme facteur de création; or, chez
Nietzsche, l' amor fati intègre la loterie: le fond de l'être est illogique et bête.
La grande raison nietzschéenne désarme la raison spinoziste, à la nécessité
logique, trop logique: le nom de l'univers, la solution des énigmes, c'est la

7. Cf § 26-280, X, p. 250.
8. G'épuscule des idoles, « Flâneries d'un inactuel », § 14.
9. Gai savoir, § 349. Le conatus, devenu « idéologie », sert de « passeur », de Spinoza aux
naturalistes utilitaristes anglais et allemands, dont N. Hartmann (§ 7-31, IX, p. 264).
DE NIETZSCHE

volonté de puissance qui délivre la nature (Gai savoir, § 109). À l'ordo sive
natura, vrai sens du deus sive natura, Nietzsche oppose chaos sive natura, ou
drculus vitiosus deus (Par-delà Bien et Mal, § 56) : de rnême que la vérité est
forme réussie d'illusion, la nécessité est forme apparente de la contingence.
Le fotum, c'est le divin hasard apparaissant comme nécessité, et la vie n'est
que la « folie» du gaspillage de ses propres forces.
Même réserve sur la question du libre arbitre, qui engage une idée de
l'humain-surhumain: la vision spinoziste du sage exclut toujours le libre
arbitre, rrlais la souveraineté de l'homme supérieur, chez Nietzsche, sup-
pose, paradoxalement, le seul usage légitime de la notion. Si tous deux
critiquent le libre exercice de la volonté cornme faculté toute-puissante
(infinie)lO, Nietzsche accorde à l'aristocrate cette souveraineté que Spinoza
refuse à Dieu et à l'homme. Spinoza n'ose pas penser cette liberté de la
création des valeurs par commandement-législation de la volonté de puis-
sance, preuve de sa pusillanirrüté et de son démocratisme.
Si pour tous deux, la «volonté» est illusion, le paragraphe 26-432
(cf. note 4) nuance la critique spinoziste de la téléologie: « [ ... ] mais avec
cette différence que moi, je tiens également la "fin" et la "volonté" en nous
pour une illusion. » Lillusion, image mutilée et générique de la conscience
(Spinoza), devient fiction de la forme de la volonté de puissance en acte
dans le vivant. Nietzsche « comprend» et dépasse l'idée spinoziste d'illu-
sion par un sens plus radical: la vérité est forme-espèce de l'illusion, chose
impensable par Spinoza, encore classique ici. Et quand Spinoza parle de
« fin » (comme formule du désir dans la conscience), de « volition» et de
« volonté », en pensant en dire la vérité, il reste sur le plan de l'illusion de la
seule conscience. Pour Nietzsche, tout discours sur la fin et la volonté (de
puissance) renvoie à l'illusion fondamentale, organique, ontologique de la
vie même qui interprète, qui fictionne, qui invente ses formes et ses « rai-
sons» : d'où une heuristique infinie de l'horizon infini des interprétations
(Gai savoir, 124 et 374).
Sans finalité, sans volonté libre, le Dieu spinoziste de l'imrnanence abso-
lue n'est pas le Dieu personneP 1 de la projection humaine, trop humaine.
Nietzsche néglige alors ici la tension entre totalité et infini, qui est au cœur
du systèrrle et qui interdit d'appeler le spinozisme un « panthéisme» :
An10ureusement retourné à l' « Un dans Tout »,
Un amor dei bienheureux venant de la raison
Pieds nus! Que la terre soit trois fois bénie 12 •••

10. § 11-193, été 81, notes de lecture prises de K. Fischer, Gai savoir, V, 2 e éd., p. 385.
11. Cf. § 7-4, XII, p. 259.
12. § 28-49, trad. Choulet & Nancy, Nietzsche. L'art et la vie, Félin, p. 353-354.
PHILIPPE

L'enthousiasrne de l'amor dei séduit Nietzsche d'abord, car ce Dieu est


par-delà l'ordre moral du Bien et du Mal; d'où l'analyse spinoziste du
rernords : contre ses interprètes, «qui régulièrement font tout ce qu'ils
peuvent pour se rnéprendre sur ce passage 13 », Spinoza annule la valeur
morale du morsus conscientÏte, réduisant bien et mal aux illusions et Dieu
à sa libre nécessité. Il paraît rendre au monde son innocence d'avant la
rnauvaise conscience 14 . Mais l'amour de Dieu, vu cornrne une fusion en
Dieu, relève d'une aspiration religieuse: «Ne faire qu'un avec le plus
puissant qui soit. » Pour le cas Spinoza: un « désir de paix, de sérénité et
de spiritualité suprêmes 15 ». Son Dieu est donc toujours Dieu (des philo-
sophes), Dieu logique de la ratio, donc un Dieu à sauver par une théodicée
(ou salut de l'être, ontodicée). Le sens du deus sive natura est dans l'amor
intellectualis dei:
« Retour à la Nature» 1) Ses étapes: à l'arrière-plan, confiance chrétienne
béate (approximativement, déjà, Spinoza, deus sive natura) ... Le spino-
zisme, son influence extraordinaire: 1) tentative pour se contenter du
monde tel qu'il est. 2) Bonheur et connaissance, naïvement placés dans un
rapport de dépendance (c'est l'expression d'une volonté d'optimisme, qui
décèle un être profondément soufhant). 3) Tentative pour se débarrasser
de l'ordre moral du monde, pour conserver « Dieu », un monde qui résiste
à l'épreuve de la RAISON 16 •••

Le spinozisme est une variation sur le thème logico-rnoral de la philo-


sophie: il garde le nom de Dieu, ce qui compromet l'hypothèse de l'éternel
retour issue de l'idée de nécessité 17 : éternité nietzschéenne contre éternité
spinoziste. La conception nietzschéenne de la force critique la « produc-
tion infinie» comme reste de foi en la création, résidu de la téléologie: le
finalisme et le Dieu créateur sont si présents que l'absence de but signifie
13. Dont K. Fischer, qui tient à la liberté du malfaiteur et n'admet pas que Spinoza ne
réagisse pas en moraliste.
14. Généalogie de la morale, II, § 15; Posth. § 7-4, XII, p. 258-261, et 7-57, XII, p. 304.
15. § 7-108, IX, p. 289.
16. § 2-131, XIII, p. 134.
17. Cf § 5-71, n° 7 (XII, p. 213-214) : « Dès lors on comprend que l'on aspire ici au
contraire du panthéisme: car "tout parfait, divin, éternel" impose aussi une croyance au
"retour éternel". Question: cette position panthéiste du "oui" à toutes choses est-elle ren-
due impossible en même temps que la morale? Au fond, seul le Dieu moral est dépassé.
y a-t-il un sens à se représenter un Dieu "par-delà bien et mal"? Un panthéisme serait-il
possible en ce sens? Excluons-nous du processus la représentation du but tout en disant
malgré tout "oui" au processus? - Ce serait le cas si à l'intérieur de ce processus et à cha-
cun de ses moments, quelque chose était atteint - et toujours la même chose. Spinoza
était parvenu à une telle position de "oui", dans la mesure où chaque moment possède
une nécessité logique: et avec son instinct fondamentalement logicien, il triomphait d'un
monde ainsi conformé. »
SPINOZA DE NIETZSCHE

une intention. L'idée d'un monde évitant intentionnellement une fin s'est
irnposée à Spinoza, qui a attribué à la force définie de la totalité du rnonde
la capacité miraculeuse de renouveler à l'infini ses formes et ses positions.
Le rnonde, qui n'est plus un Dieu, conserve la force créatrice divine de l'in-
finie rnétamorphose. Récurrence des aspirations religieuses: le monde est,
par quelque côté, l'ancien Dieu, le Dieu infini. Deus sive natura signifie,
nostalgique: natura sive deus. Et toujours l'inconséquence, si le concept de
force infinie est incompatible avec le concept de force, même scientifique-
ment parlant! Donc, le monde cornrne force ne peut pas être illimité, et
il lui manque la faculté de se renouveler éternellement (Gai savoir, § 109 ;
§ 36-15, Xl, p. 288-289).
Le manque spinoziste vient d'un excès de logique, d'un « arrière-plan
psychologique indigent I8 ». Son Dieu est un dieu de la connaissance et
de la béatitude, non un dieu du délire, de l'abîme et du rire tragique: la
logique de l'éternité divine ruine le devenir. Le Traité de la réforme de l'en-
tendement préfère ainsi l'amour vrai du stable (la joie éternelle) à l'amour
des choses passagères :
Mauvaise déduction psychologique 19 : comme si le caractère durable d'une
chose garantissait le caractère durable de l'affection que j'éprouve pour
elle! (absence totale de l' « artiste ») suprême et comique pédantisme d'un
logicien qui divinise son instinct. Spinoza croit avoir tout connu dans l'ab-
solu. Cela lui procure le plus grand sentiment de puissance. rÎnstÎnct qui
l'y pousse a subjugué et anéanti tous les autres instÎncts 2o .

L'empire rationnel absolu de la connaissance, source de la béatitude,


fixe la hiérarchie des biens et calomnie le temps et l'éternité: une éternité
qui méprise le passager, le fluctuant, le hasardeux, l'incertain est une mau-
vaise éternité: « Contre la valeur de ce qui demeure éternellement identi-
que (naïveté de Spinoza, de Descartes également), la valeur de ce qu'il y a
de plus bref, de plus périssable, le séduisant scintillement d'or sur le ventre
du serpent vita2I • »

18. § 7-4, XII, p. 258-261 : « Une expérience psychologique, interprétée de façon erronée
et générale. »
19. Spinoza refuse l'alignement platonicien des modes de la connaissance sur l'échelle des
êtres-idées; mais l'optimisme théorique du socratisme resurgit dans l'idée de la connais-
sance béatitude (raison = vertu = bonheur). Cf. § 14-92, XIV, p. 65-66; Crépuscule des
idoles, « Le problème de Socrate ».
20. § 7-4, XII, p. 260-261.
21. § 9-26, XIII, p. 26. Cf. aussi: § 9-160, XIII, p. 89.
PHILIPPE ~~A.'-''-'.L,.L:.

Il y a certes bénédiction du rnonde 22 , joie prise à toute existence23 , rnais


le diagnostic platonicien sur le devenir ne vaut pas 24 • Lamor intellectualis
dei est idéalisme 25 , variante de l'idéal ascétique (haine du devenir-sensibi-
lité, sous une apologie formelle du corps). D'où l'araignée spinoziste:
Pourquoi nous ne sommes pas des idéalistes. [ ... ] Les idées vécurent tou-
jours du « sang» des philosophes, elles rongèrent toujours les sens des
philosophes et même [ ... ] leur « cœur». [... ] c'était toujours une sorte
de vampirisme que de philosopher. N'avez-vous pas, à l'aspect de figures
comme celle de Spinoza encore, l'impression de quelque chose de profon-
dément énigmatique et d'inquiétant? Ne voyez-vous pas le spectacle qui
se joue ici, le spectacle de la pâleur qui augmente sans cesse de l'appau-
vrissement des sens, interprété de façon idéaliste? Ne vous doutez-vous pas
de la présence, à!' arrière-plan, d'une sangsue demeurée longtemps cachée,
qui commence par s'attaquer aux sens et qui finit par ne garder, par ne
laisser que les ossements et leur cliquetis? - je veux dire des catégories, des
formules, des mots (car, qu'on me pardonne, ce qui est resté de Spinoza,
amor intellectualis dei, est un cliquetis, et rien de plus! Qu'est-ce qu'amor,
qu'est-ce que deus, quand ils n'ont même pas une goutte de sang? ... )26.

Le gestus de la succion, le jeu sur spinnen signifient que l'aspiration ascé-


tique vide la vie de son énigme pour la réduire à la structure formelle,
logique et mécanique d'un verbalisme (Dieu, la Nature, l'amour de l'idée
de Dieu). Bref: l'expression de la faiblesse, malgré l'amour et la philoso-
phie de la vie. Nietzsche préfère l'idée grecque de la pensée comme « lice
érotique », « vieille gymnastique agonale » - « Rien n'est moins grec que
de taire, comme un solitaire, du tissage de toiles d'araignées avec des idées,
amor intellectualis dei à la façon de Spinoza27 » -, et le corps grec: Héraclite,
Empédocle, Parménide, Anaxagore, Démocrite, plus artistes (§ 26-3, X,
p. 173; § 11-138, XIII, p. 256-257).

---------------------------- ------
22. « Le bonheur de ceux qui connaissent augmente la beauté du monde et ensoleille
tout ce qui est. [ ... ] Descartes et Spinoza portent le même jugement: combien ils ont dû
jouir de la connaissance! Et quel danger il y avait pour leur honnêteté de devenir ainsi des
laudateurs des choses! » (Aurore, § 550).
23. Op a là« deux philosophies de jeune homme» (Derathé), sans thanatologie. Nietzsche
cite Ethique IV, prop. LXVII, § 19-68, Humain, trop humain, III, t. l, p. 372 (cf Gai
savoir, § 278, fin).
24. Le platonisme empêche la généalogie de la guerre des instincts, l'idée de la formation
d'une conscience humaine générique par les passions tristes. Spinoza n'a certes pas écrit la
Généalogie de la morale, mais surtout il n'aurait jamais pu l'écrire.
25. Gai savoir, § 37.
26. Gai savoir, § 372.
27. Crépuscule des idoles, « Flâneries d'un inactuel », § 23.
DE NIETZSCHE

C'est le sens physiologique de la critique du système, du Surmoi logico-


mathématique des philosophes (niant le finalisme, Inais dogmatiques ... ).
Liconoclastie triomphe: la Critique de la raison pure est une fonne la-
tente du crétinisme, le système spinoziste est une « phénoménologie de
la consomption» (§ 16-55, XIII, p. 254)28. Le Dieu du système nature-
raison-·béatitude est fiction idéaliste:
Les plus blêmes parmi les êtres pâles se rendirent maîtres de lui, messieurs
les métaphysiciens, ces albinos de la pensée. Tant ils filèrent leur toile
autour de lui qu'hypnotisé par leurs mouvements, il devint araignée lui-
même, lui-même métaphysicien. Maintenant, il s'est remis à dévider le
monde hors de lui-même - sub specie Spinoz& - il se transfigura en une
chose toujours plus mince, toujours plus pâle, il devint « idéal », « esprit
pur », « absolutum », « chose en soi» (Antéchrist, 17)29.

Cette vue du spinozisme est cruelle, lisant dans l'instinct logique l'épui-·
sement de la vie par elle-même. Laffirmation de la nécessité est pervertie
par le triomphe de la nature non artiste de l'instinct logicien, qui pense un
« monde ainsi conformé» en système. Lamor dei est une idéalisation de la
violence 30 réduisant le monde-chaos au cosmos logique, fait au moule du
système déductif des causes. Vanité du philosophe: l'être du monde doit
obéir à l'entendement! Nietzsche épinglera donc la méthode et l'épistémo-
logie spinozistes, encore cartésiennes dans leur anticartésianisme même.
Le lien béatitude-connaissance (1'éthique du connaître comIne salut) est
donc central: le fond est socratique, chrétien et stoïcien. Un platonisme
saupoudré de résignation 3l . Dans le tableau de l'idéalisme (<< Comment le
"Inonde vrai" devint enfin une "fable" » du Crépuscule des idoles), avant:
« La forme la plus ancienne de l'idée, relativement intelligente, simple,
convaincante. Périphrase de la proposition: "Moi, Platon, je suis la
vérité" », Nietzsche écrivit d'abord: «Raisonnable, simple, réaliste, sub
specie Spinoz&, paraphrase de la formule: "Moi, Spinoza ... " »

28. « Ou encore ce charlatanisme de démonstrations mathématiques dont use Spinoza


pour barder d'airain et masquer sa philosophie, c'est-à-dire, à bien prendre ici le terme,
l' "amour de sa propre sagesse", ni plus ni moins - afin d'intimider dès l'abord l'assaillant
qui oserait jeter les yeux sur cette vierge invincible, cette Pallas Athéna: quelle timidité et
quelle vulnérabilité trahissent ces simagrées d'un ermite malade! » (Par-delà Bien et Mal,
§ 5.)
29. § 16-58, XIV, p. 254: « Pour l'araignée, l'araignée est l'être le plus parfait; pour le
métaphysicien, Dieu est un métaphysicien: c'est-à-dire qu'il divague ... » Nietzsche joue
sur spinnen, filer et élucubrer, divaguer - cf § 17-3, XIV, p. 272.
30. Cf Aurore, § 318; Crépuscule des idoles, « Maximes et pointes », § 26.
31. § 2-131, XIII, p. 134; cf note 17.
PHILIPPE '-'LL.'-/L'.LÜ':'

D'où l'exemplaire illusion de Spinoza sur un connaître contemplatif,


vierge de tout conflit, dont la devise est non ridere, non lugere, neque detestari,
sed intelligerr!'2 et qui occulte 1agôn, le conflit entre les jugernents partiaux
des instincts (désirs d'ironie, de plainte, de malédiction) : le connaître est un
compromis, une pacification faite de concession rnutuelle. La conscience,
ne gardant que les dernières traces du procès, voit le connaître comrne
le juste ennemi des instincts, alors qu'il n'est qu'un certain rapport des
instincts entre eux. Bref: le connaître est héroïque, et non divin: rien ne
repose éternellement en soi-même (Gai savoir, § 333). Spinoza privilégie
une raison objective, impartiale, désaffectée, apaisante, alors que la « grande
raison» nietzschéenne est agonale :
La raison! Privée de savoir, elle est quelque chose d'absolument insensé,
même chez les plus grands philosophes! Comme Spinoza divague sur la
raison! Une erreur fondamentale est la croyance à l'union et à l'absence
de lutte - ce qui précisément serait la mort! Là où il y a vie, il y a une
formation, une culture de «compagnonnage », où les «compagnons»
luttent pour la nourriture, pour l'espace, où les plus faibles s'adaptent,
vivent plus brièvement, ont peu de postérité: la différence règne dans les
plus petites choses, dans les spermatozoïdes, les ovules l'égalité est pur
délire. D'innombrables êtres succombent au combat - quelques cas rares
survivent, se conservent. La raison a-t-elle conservé davantage qu'elle n'a
détruit, alors qu'elle s'imagine de tout savoir, de connaître le corps, de
« vouloir ». La centralisation n'est du tout aussi parfaite que la raison le
présume - et sa présomption D'ÊTRE ce centre-là constitue certainement
le plus grand défaùt de cette perfection (§ 11-132, Gai savoir, V, 2 e éd.,
p. 359).

Contre la raison classique de l'optimisme théorique, faite pour la béa-


titude, Nietzsche milite pour une raison passionnée, guerrière, tragique:
« Spinoza: dans notre agir nous ne sommes déterminés que par des convoi-
tises et des affects. Il faut que la connaissance soit aHect pour être motiE
Moi je dis: il faut qu'elle soit passion pour être motiE » Et contre la thèse
de l'utilité supérieure de la raison: « EGO: tout ceci est PRÉJUGÉ. Il
n'existe point de raison de ce genre, et sans combat ni conflit tout s'affai-
blit, l'homrne et la société» (§ 11-193, Gai savoir, V, 2 e éd., 384-385).
Cette critique suppose l'idée de la vie comme autodépassement et du
conflit comrne incitation du vivant au dépassement: le corps et l'âme, uni-
tés cornplexes et plurielles, sont les résultats d'une lente sélection, faite de
renoncements et de victoires (entre 1881 et fin 1883, lecture de W Roux,

32. Cf Traité pol., 1, § 4.


SPINOZA DE NIETZSCHE

Der Kamp! der Teile im Organ ism us, Leipzig, 1881). Avec 1'« hypocrisie»
de la maîtrise des sentiments, la sagesse de Spinoza prolonge la rnorale
ascétique par d'autres moyens, un eudémonisme poltron, déniant le grand
danger des instincts: «Tout cela, intellectuellement, ne vaut pas cher, et
n'est pas à beaucoup près de la "science", encore moins de la "sagesse",
mais, pour le répéter encore, et rnêrne trois fois, tout cela n'est qu'astuce,
astuce, astuce mêlée de sottise, sottise, sottise. » Et, Nietzsche de viser le
« renoncement au rire et aux pleurs proposé par Spinoza qui recommande
si naïvement d'anéantir les passions par l'analyse et la vivisection» (Par-
delà Bien et Mal, § 198).
Cette béatitude lisse et stagnante-la conservation appliquée à l'éthique -
ignore le problème de la domination et du dépassement de l'humanité.
Léthique de Nietzsche est du législateur, du héros, celle de Spinoza est
du sage, qui reconduit à sa façon logique, trop logique la psychologie de
la peur en éliminant ce qu'il craint, ce dont il souffre (sexualité, déraison,
arbitraire, devenir), alors que le surhomme en fera des valeurs pour une
béatitude.
La généalogie de Spinoza, programmée en Par-delà Bien et Mal, § 25 33 ,
s'achève dans cette mise en garde: l'amour de la vérité mène au rnartyre;
d'où le jeu du sophiste contre le socratisme de ces « tristes chevaliers de
la triste figure », ces « faquins de l'esprit », qui tissent leurs « toiles d'arai-
gnées» :
Comme toute longue guerre rend venimeux, rusé, méchant, quand on ne
peut la faire ouvertement et par les armes! Comme toute longue peur rend
personnel quand on a longtemps les yeux fixés sur des ennernis, sur des
ennemis possibles! Ces réprouvés de la société, ces persécutés, ces traqués
- y compris les ermites forcés, les Spinoza et Giordano Bruno - finissent
toujours, même sous leurs mômeries les plus intellectuelles, et peut-être à
leur insu, par mettre leur raffinement à méditer leurs vengeances et broyer
les poisons (il faudra bien déterrer un jour ce qu'il y a au fond de l'éthique
et de la théologie de Spinoza!) - sans parler de cette lourde indignation
morale qui, chez un philosophe, atteste immanquablement que tout
humour philosophique l'a fui.

Selon Nietzsche, la personnalité de Spinoza, comme celle des «genles


savants 34 », est instructive: une existence philosophique intensive et la

33. « Une théorie morale fondamentalement erronée est, la plupart du temps, à l'origine
des grands systèmes philosophiques: quelque chose doit être démontré à quoi rime la
praxis du philosophe (par ex. Spinoza) » (§ 7-20, IX, p. 255).
34. Humain trop humain, l, § 157.
PHILIPPE

« joie prise au "rniroir" lui-rnêrne, c'est-à-dire à un intellect de tout premier


ordre» (Aurore, § 481). Spinoza devient « le sage le plus intègre» (Humain
trop humain, I, § 475) - un solitaire de l'esprit et de la conscience plus
profond que Leibniz, Hume, Locke ou Descartes (§ 36-32, XI, p. 295).
D'où: Nietzsche comprend, sans la partager vrairnent, l'adrniration de
Goethe pour Spinoza35 •
D'un côté, donc, la pureté du regard. De l'autre, l'échec de la vengeance
morale: en été 1883, Nietzsche, lisant Hartrnann (Phanomenologie des sitt-
lichen Bewusstseins. Prolegomena zu jeder künftigen Ethik, Berlin, 1879),
note: « Par le biais de son Éthique, Spinoza tire vengeance de la loi juive:
"Lindividu peut faire ce qu'il veut" : comme Paul» (§ 7-35, IX, p. 264).
Nous voici au but: 1amor fati comme masque de la haine devenue ven-
geance36 :
Amoureusement retourné à 1'« Un dans Tout »,
Un amor dei bienheureux venant de la raison
Pieds nus! Que la terre soit trois fois bénie!
Cependant couvait sous cet amour
La braise d'une vengeance secrète et ardente:
La haine d'un Juif rongeait le Dieu des Juifs!
Solitaire, t'ai-je bien débusqué 37 ?

Déjà assimilé au socratisme, le spinozisme VOISIne avec le christia-


nisme sous la forme affective de la piété38 visant le repos et le bonheur
comme béatitude: les relais sont Goethe 39 , pour la divinisation de la vie,
le panthéisme, le fatalisme joyeux justifiant tout ce qui est et l'amour de la
nature, et Hegel ou Schopenhauer pour le mysticisme. Tout cela, y com-
pris certains traits wagnériens (Gai savoir, § 99) - fond dans le vieux creu-
set spinozistéo. La généalogie de Spinoza extrait des « jugements de valeur
chrétiens résiduels» (§ 2-127, XII, p. 130; § 5-50, n° 41, XII, p. 204).
L'interprétation s'achève en une vision noire du spinozisme, confor-
mérnent à l'histoire même de la pensée de Nietzsche: une première
période (1869-1880) où Spinoza n'est vu qu'à partir d'une doxa
régnante (Schopenhauer, Dühring), puis une période d'émerveillernent
35. § 9-176, XIII, p. 89; Crépuscule des idoles, « Flâneries d'un inactuel », § 49-50.
36. § 8-17, IX, p. 35l.
37. § 28-49, trad. Ph. Choulet-H. Nancy, Nietzsche. L'art et la vie, Félin, p. 353-354.
38. § 38-7, XI, p. 339. Cf. § 5-71, n° 7 (Gallimard, XII, p. 213-214) : surtout pas de
panthéisme.
39. Comme prisme de lecture et nœud problématique entre les Grecs dionysiaques
(l'ivresse), le « panthéisme» spinoziste, la nature romantique, la fascination pour Napo-
léon et le style classique.
40. § 34-185, XI, p. 212; § 9-178, XIII, p. 99; § 10-170, XIII, p. 192.
SPINOZA DE NIETZSCHE

-l'illurnination de 1881 - et de prernier doute (Hartmann et K. Fischer


en 1881), jusqu'en 1884 environ, doute qui, affermi par les lectures d'été
1887 à Coire, devient critique généalogique systématique des préjugés du
philosophe.
La nature et la teneur des problèmes varient en fonction des périodes:
certains relèvent d'une communauté de critique (contre Platon, Descartes,
Aristote) et de pensée (1'apologie de la vie, de la joie contre la tristesse41 ;
le retour de l'innocence); d'autres montrent le manque de radicalité et
les limites du spinozisme, ses préjugés (du causalisme au finalisme: la
vie comme conservation, le nom de Dieu, l'éternité sans le devenir, une
raison logique, une béatitude abstraite ... ). En ce sens, on peut douter de
la connaturalité entre Spinoza et Nietzsche: la Lettre à Overbeck n'est que
l'index d'une arnitië 2 lointaine et ignorante sur le fond (de la généalogie).
Les textes tardifs indiquent autre chose qu'une différence historique: une
incompatibilité de ton, d'humeur43, et de terrain, de souche, d'origine.
Le tragique baroque l'emporte, finalement, sur l'optimisme théorique
classique.

41. Cf Généalogie de la morale, Avant-propos, § 5, sur la pitié. Nietzsche apprit le refus


spinoziste de la pitié dans Dühring, La valeur de la vie (1865).
42. Spinoza a une compagnie paradoxale: Héraclite, Empédocle, Goethe (§ 25-454,
X, p. 151), Platon (Aurore, § 497; ~ 26-48, X, p. 183-184), Pascal, Rousseau (Aurore,
§ 481), Descartes (Aurore, § 550), Epicure, Montaigne, Schopenhauer (le magnifique
§ 408 d'Opinions et sentences mêlées).
43. Que souligne remarquablement Appuhn, cf. Garnier-Flammarion, t. III, p. 371.
SPINOZA EN FRANCE, EN ITALIE,

EN RUSSIE ET AILLEURS
Spinoza en France
Maine de Biran et Spinoza
JACQUES MOUTAUX

ARGUMENT

Biran n'évoque guère le spinozisme que pour rnieux asseoir sa doctrine du


« fait primitif»; il n'a sans doute pas une connaissance approfondie du
spinozisme, qu'il refuse plus qu'il ne le discute et ne le réfute; il s'oppose en
dualiste et en spiritualiste à un système qu'il considère comme un rnonisme
matérialiste; surtout, il récuse en philosophie la méthode « géométrique »,
qui détermine d'emblée ce que l'esprit est en soi, alors qu'il conviendrait
d'examiner ce que l'esprit est pour soi avant de définir ce qu'il peut être
en lui-même. En conséquence, la question la plus intéressante que posent
les vues de Biran est peut-être la suivante: comrnent est-il possible que
la philosophie réflexive, qui suit la voie ouverte par Biran, aboutisse chez
Brunschvicg, par exernple, à une tout autre interprétation, qui donne un
tout autre crédit au spinozisme?
*
* *
On ne trouve pas ou à peu près pas de références à Spinoza ou au spino-
zisrne dans les premiers et dans les derniers travaux de Maine de Biran; pas
plus dans L)influence de l'habitude sur la Jàculté de penser (1800 et 1802),
et dans les Discours à la Société médicale de Bergerac, et dans le Mémoire
sur la décomposition de la pensée (1805); et plus tard, dans les écrits sur
la morale et la religion, lorsque Biran se propose de constituer une philo-
sophie de l'absolu, mot que, semble-t-il, il introduit dans le vocabulaire
philosophique français. Biran évoque le spinozisme surtout et presque
exclusivement lorsqu'il élabore et expose sa doctrine philosophique du
fait primitif, et, pour ce faire, examine les grands systèmes de la pensée
moderne, les philosophies de Descartes, de Malebranche et de Leibniz.
Le nom de Spinoza figure, de manière significative, quoique fugitive,
dans l'Essai sur les rapports du physique et du moral de l'homme (mémoire
de 1811). Il n'est pas sûr que Biran ait étudié de très près le spinozisme.
Dans l'édition récente de ses œuvres (tome Xl, 3, Vrin, 1990), l'éditeur,
J. Ganault, remarque en note, page 444, que «Biran connaît surtout
Spinoza par les longues citations commentées de Condillac dans le Traité
des systèmes ». Brunschvicg, jadis, dans Les progrès de la conscience, p. 185,
avait signalé que « l'article de Bayle sur Spinoza se substitue pour le public
du XVIIIe siècle au texte rrlème de l'Éthique, et qu'on voit alors» des sectes de
naturalistes « se réclamer de Spinoza» (Progrès, p. 185-186). Il arrive aussi
que Biran adopte ou reprenne une interprétation antérieure, par exemple
celle de De Gérando : « La conscience de l'ârrle, dit Spinoza, consiste dans
l'idée immédiate du corps. Ainsi, les facultés de la raison ne sont autres que
les facultés du corps. La volonté n'est qu'une déterrrlÏnation corporelle»
(XI, 3, p. 119). Largurnentation ou les critiques de Biran portent surtout
sur les points les plus caractéristiques du spinozisme, qu'il interprète
comme un monisme matérialiste. Ainsi, dans l'Essai de 1811, Biran écrit,
à propos de l'animisme de Stahl : « de nIème, en effet, que le système de
Descartes a enfanté celui des rnécaniciens et abouti au spinozisrne », ainsi
le système de Stahl ramène à un point de vue physique, et « a produit
une autre espèce de matérialisme, qu'on pourrait nommer organique, dans
lequel les phénomènes de l'esprit et du sens interne se trouvent ramenés
aux lois de la vitalité et d'une sensibilité toute physique. Qu'inlporte que
ce soit l'âme ou les organes? » (VII, p. 33). La réduction du moral au vital
ne vaut pas mieux que celle du mental à l'organique.
Le jugement de Biran sur Spinoza n'a pas varié, bien qu'il se présente
sous plusieurs aspects assez differents, et donne lieu à des remarques de
teneur et de style divers. La cause en est, je crois, que Biran cherche surtout
à fonder sa propre doctrine, et, à cette fin, n'examine les systèmes issus de
la pensée de Descartes que pour en déceler les limites et les difficultés, et
rnontrer que seule la philosophie du fait prirnitif peut en lever les insuffi-
sances. Étudier l'interprétation biranienne de Spinoza revient donc à exa-
miner pourquoi et comment Biran rejette le spinozisme.
Maine de Biran considère surtout et à peu près exclusivement les posi-
tions dogmatiques du spinozisme. Il n'examine guère les raisons données
par Spinoza, ne porte guère ou pas du tout attention au vocabulaire et
aux démonstrations de l'Éthique. Il note, sans se reporter ni à la proposi-
tion II, 7 de l'Éthique, ni davantage aux raisons de Leibniz, que « tous deux
[Spinoza et Leibniz] établissent que l'ordre et la liaison des idées ou des
termes sont identiques avec l'ordre et la raison des choses» (XI, l, p. 182).
Il opère parfois des rapprochements curieux: lorsque les Anciens, dit-il,
admettaient le Destin, force aveugle, auquel les Dieux étaient soumis, « ils
tombaient dans l'athéisme par le rnème abus de la raison, et par ce rnème
besoin de l'unité absolue qui a produit le spinozisme moderne» (X, 1,
p. 120).
DE BIRAN ET SPINOZA

Biran refuse le spinozisme d'abord parce qu'il refuse tout monisme, et


que le spinozisrne est pour lui un monisme (bien qu~ Biran n'use pas de
ce terme, mais parle de « philosophies unitaires »). A propos d'un écrit
d'Ancillon, qui reproche à certains philosophes d'avoir« rarnené à l'unité»
la « dualité primitive », Biran fait observer qu'il faut distinguer, et que ni
Descartes ni Leibniz, et « encore moins Locke et son école », ne sont « uni-
taires spiritualistes ou matérialistes comrne les auteurs des systèmes de la
seconde classe, Spinoza et les autres» (p. 194). Selon Biran, Spinoza, au
fond, est « unitaire» parce qu'il ne reconnaît pas de distinction « réelle»
entre l'âme et le corps. Les dualistes « n'ont jalnais entendu faire dispa-
raître l'un des tennes de la dualité pour le ramener à l'autre, et produire
l'unité parfaite» (ibid). Aussi Biran oppose cornme un monisme à un
autre la doctrine de Spinoza et celle de Berkeley. La critique de Berkeley est
très caractéristique de la manière de philosopher qui est celle de Maine de
Biran. Une des causes des illusions métaphysiques de Berkeley
est de sortir des faits de conscience, de prétendre trouver hors du sens
intime l'explication de ce qui n'a: de réalité pour nous qu'en lui et par
lui, et de contrarier même son témoignage, quand il n'est pas d'accord
avec certaines hypothèses abstraites ou principes logiques a priori, tels que
celui-ci: la matière ne peut agir sur l'esprit, principe vrai relativement aux
idées ou définitions de l'esprit et de la matière, mais qui ne peut se fonder
sur la réalité des choses (XI, 3, p. 125-126).

Refusant tout monisme, Maine de Biran refuse aussi d'abord et surtout


le matérialisme. Et, pour lui, le monisrne de Spinoza est matérialiste.
Il écrit, par exemple, dans l'Examen des leçons philosophiques de Laro-
miguière: «Ainsi, comme le type réel du spiritualisme se trouve dans la
doctrine de Leibniz, le type du matérialisme est tout dans la doctrine de
Spinoza, qui roule sur la notion de substance comme sur son pivot unique»
(XI, 3, p. 253). Opposant Spinoza à Berkeley comme un monisme à un
autre, il rapproche aussi, paradoxalement, Locke de Spinoza. Il relève« [ ... ]
une affirmation absolue qu'on est surpris de trouver dans le livre du sage
Locke, lorsque, parlant de la substance d'après Descartes, il abonde sans le
vouloir dans le sens de Spinoza, en affirrnant que la substance doit être la
même partout, d'où l'on pourrait croire qu'il n'yen a qu'une sous diverses
ITlodifications» (XI,!, p. 149).
Au matérialisme, Biran n'oppose pas l'idéalisme, mais le spiritualisme.
Le mot vaut qu'on s'y arrête un peu. Il deviendra un des termes les plus
importants du vocabulaire philosophique français, à la fin du XIX et au C

xxe siècle. Littré le mentionne, et propose deux définitions: « 1) Doctrine


rnystique, abus de spiritualité. 2) Plus habituellernent, doctrine opposée
au matérialisrne et séparant Dieu du monde et l'âme du corps en tant
qu'esprits. » Littré propose en exemple: « Les hypothèses des spiritualistes,
Destutt de Tracy», et renvoie à un Mémoire de l'Académie des sciences morales
et politiques. On ne s'étonnera pas que l'article « Spiritualisme» soit l'un
des articles les plus longs sinon le plus long du Vocabulaire technique et
critique de la philosophie de Lalande (p. 1020-1024). Il comporte deux très
substantielles observations de Lachelier et de Brunschvicg, dont les analyses
ne sont pas absolument à l'unisson, et un long examen critique de Lalande.
Lachelier écrivait dans cet article: « On ne peut parler trop sévèrement du
mal que Descartes a fait à la philosophie en substituant sa doctrine à celle
d'Aristote. »La doctrine de Descartes est, pour Lachelier, « un rnatérialisme ;
et Descartes peut être considéré comme en très grande partie responsable
du triomphe du matérialisrne sans épithète au XVIIIe siècle ». Le Vocabulaire
de Lalande ne fait aucune réference à Biran, qui, il est vrai, employait
surtout l'adjectif spiritualiste. Ainsi, dans les Rapports du physique et du
moral de 1 'homme, quelques lignes avant celles citées plus haut sur Stahl :
« Nous voilà donc rarnenés à un point de vue physique par la doctrine
même qui semblait devoir le plus s'en éloigner, comme si c'était là que
doivent aboutir les systèmes rnêmes les plus spiritualistes» (VI, p. 33). La
distinction entre matérialisme et spiritualisrne n'a pas exactement rnême
sens que la distinction entre matérialisme et idéalisme. Elle suppose une
problématique autre.
sens de l'opposition entre spiritualisme et matérialisme telle que la
détermine Biran apparaît très clairement dans les lignes suivantes, extraites
des Notes sur l'idéologie de Monsieur de Tracy (XI, 3, p. 8) :
Il est très singulier que Monsieur de Tracy, qui incline très fortement vers
le matérialisme, ait énoncé des principes qui sont bien plus spiritualistes
que les miens. Il fait en effet aux spiritualistes purs une concession dont ils
pourraient se contenter et que je nie radicalement; c'est qu'un être imma-
tériel et sans organe, s'il en existe de tels, pourrait se connaître lui-même
sans avoir aucune perception ou idée de la matière ou du corps, ni du sien
propre (XI, 3, p. 8).

En outre, le passage du cartésianisme au spinozisme est, selon Biran,


facile, et COl'nme tentant. passant directement du « je pense» à la subs-
tance pensante, du « je suis» au « je suis une chose qui pense », la philo-
sophie de Descartes fraie au spinozisme une voie pour ainsi dire naturelle.
Conforrnément aux principes de la pensée « abstraitement» logique, qui
va son chemin par concepts, par définitions, par principes et déductions,
DE BIRAN ET SPINOZA

chacune des deux substances distinguées par Descartes se définit par son
attribut principal ou essentiel. Mais au fond, la substance n'est ce qu'elle
est, pensante ou étendue, que par ses attributs, et si l'on demande au phi-
losophe ce qui constitue la substantialité de la substance, on n'obtient pour
réponse que le mot res. Substance pensante et substance étendue sont l'une
et l'autre « choses », réalités. Le statut de « chose» étant comrnun à la pen-
sée et au corps, il est tout à fait possible de concevoir sans contradiction
aucune que pensée et étendue soient deux ou les deux attributs d'une seule
et même chose. Biran écrit:
Pourquoi y aurait-il deux substances et non pas une seule qui réunirait
les attributs distincts de pensée et d'étendue? Sous ces deux attributs,
Descartes lui-même comprend universellement tout ce que nous appelons
les êtres qui sont tous ou pensants et inétendus, ou non pensants, et par
cela matériels et étendus et pures machines, sans qu'on puisse trouver de
classe intermédiaire (Xl, l, p. 141).

Le cartésianisme contient en germe le spinozisme, et le spiritualisme


peut déboucher directement et naturellement sur un matérialisme parce
que le cartésianisme passe directernent de la pensée à la chose pensante.
L expérience de l'effort permet de sortir de cette difficulté parce qu'elle
est non pas déduction ou intuition d'une chose, mais saisie d'un rapport,
d'une relation. Cette analyse appelle une troisième série de remarques.
Le spinozisme est un rnonisme, et un matérialisme, dont les égarements
sont imputables aux présupposés inclus dans la méthode que croient devoir
suivre les philosophes.
Biran entend fonder la philosophie non sur des principes a priori, rnais
sur l'évidence d'un fait primitif. Aux philosophies de la raison raisonnante
et démontrante, à ceux qu'il nomme les « philosophes géomètres », il
oppose une philosophie de la conscience, dont l'adage premier, souvent
rappelé par lui, est emprunté au De Trinitate de saint Augustin: certissima
scientia, clamante co nscientia. Le savoir le plus certain, c'est le cri de la
conscience, qui est la reconnaissance irrécusable du vrai. En conséquence,
Biran cherche à montrer les insuffisances et les égarements de ceux qui pré-
tendent démontrer par concepts, alors qu'il s'agit de découvrir, c'est-à-dire
de se rendre à l'évidence du fait ou de la relation; il examine, critique, juge
les positions d'autres philosophes à la fois pour préciser, éclairer, justifier et
faire valoir les siennes propres.
Pourtant, très paradoxalement, c'est, si j'ose dire, dans la même foulée
philosophique qu'il va condamner Spinoza et sauver Leibniz. La confiance
des philosophes « géomètres» en la vertu des dérnonstrations les égare,
parce qu'ils se fient à une mathesis universalis, alors que «la rnéthode
mathérnatique n'est pas la cause première des progrès, mais elle est elle-
même un résultat de la nature de l'objet mathématique» (XI, 3, p. 294).
Biran ne dit pas qu'on a toujours et seulement la méthode de ses objets,
mais la méthode de la nature de ses objets. Parce qu'il y a une difference de
nature entre l'objet des mathématiques ou de la physique et la nature de
l'esprit, la méthode rnathématique ne peut qu'égarer les philosophes. Les
philosophes jusqu'ici, dit Biran, se sont toujours prononcés sur ce que l'es-
prit est en soi, « ou, ajoute-t-il très significativement, à des yeux étrangers.
Alors, l'être pensant tend à s'objectiver ou se localiser dans la substance
rnême entendue sous la raison de la rnatière » (ibid.). Pour déterminer ce
que peut être l'esprit en lui-rnême, il faut d'abord le prendre tel qu'il est
pour lui-même. Si l'on s'attache à savoir d'abord non ce que l'être pensant
est en soi, mais ce qu'il est pour lui-même, alors on est arnené à raisonner
non plus en termes de substance, mais de cause et de force agissante. Alors
aussi, ce concept s'offre lui-même cornme principe unique de connaissance
subjective et objective. Le vrai chemin en philosophie est donc celui qui
part de ce que l'être pensant est d'abord pour lui-même. Et ce vrai chenlÎn
écarte d'entrée le risque de fourvoiement dans le matérialisme.
La philosophie de Spinoza est donc, selon Biran, matérialiste d'abord
parce qu'elle est spéculative. Négligeant le cri de la conscience, elle va par
concepts, droit à l'esprit en lui-même: c'est, en somnle, un rnatérialisrne
par spéculation ou de spéculation.
Si, paradoxalement, Biran accorde à Leibniz un crédit qu'il refuse à
Spinoza, bien que la confiance de Leibniz dans la vertu des formes du rai-
sonnement n'ait été ni plus entière ni plus absolue chez Spinoza que chez
Leibniz, cela ne tient pas du tout à la forme de la monadologie, mais à la
conception leibnizienne de la substance. Leibniz n'est pas « tombé dans les
erreurs de Spinoza, parce qu'il a conçu l'être comme force, comme cause
agissante ». Ce que Biran approuve chez Leibniz, ce qui l'y intéresse, ce ne
sont pas les recherches et les découvertes dans le domaine de la logique et
des mathérnatiques, rnais la reconnaissance de la force comrne constituant
l'être de la rnonade. Leibniz est, pour Biran, le philosophe entre tous, non à
cause de son rêve de caractéristique universelle, mais à cause de sa doctrine
de la substance: le « type réel du spiritualisrne se trouve dans Leibniz» (XI,
3, p. 253). Biran, sur ce point, oppose directement Spinoza à Leibniz.
Pour Biran, il y a en efIet une sorte de logique de l'histoire de la philo-
sophie, dans la mesure où la logique et la raison raisonnante ont été l'élément
de la philosophie, et où la philosophie a consisté à dériver les conséquences
de principes premiers. En poussant jusqu'au bout la chaîne des déductions,
MAINE DE BIRAN ET SPINOZA

« on arrivera enfin à dérnontrer qu'il n'y a, et qu'il ne peut y avoir qu'une


seule substance, l'être universel, seul nécessaire, le grand tout, à qui
appartient exclusivement le titre d'être et de substance, et dont ce que nous
appelons improprement de ce nom n'est en effet que modification» (XI,
l, p. 141). Le spinozisrne est une philosophie conséquente, et qui pousse
jusqu'au bout les conséquences des principes. Biran tend même à le présenter
comrne l'aboutissernent d'un certain usage spéculatif de la raison.
Ce n'est pas tout: le spinozisrne hérite aussi d'une difficulté propre au
cartésianisme, et qui est celle de l'efficace des causes. Spinoza, dit Biran,
montre « par une chaîne de conséquences rigoureusement déduite de prin-
cipes » que le grand tout possède à la fois l'étendue et la pensée pour attri-
buts distincts et séparés. Malebranche, rnené lui aussi par la confiance en
la logique, « dont son imagination mystique tend seulement à relâcher les
[anneaux] », se trouve conduit de mêrne à l'être universel, « en qui nous
savons, mouvons et voyons tout ce qu'il y a de réel. Dans l'un et l'autre
points de vue, la personnalité du moi, l'activité, la liberté disparaissent dans
l'unité absolue de substance ou de force» (XI, l, p. 185). Biran retrouve
d'ailleurs le même raisonnement dilemmatique par un autre biais. Si l'on
conçoit la substance comme l'universel, et si l'on déterrnine le sujet et
l'objet par cet unique concept, si l'on n'a « qu'un seul tenne antécédent
de toutes les attributions les plus diverses », alors on est conduit à « voir
tout objectivement dans l'Absolu, soit dans l'Être universel qui est Dieu,
soit dans une substance unique ayant à la fois pour attributs la pensée et
l'étendue ». Maine de Biran conclut paradoxalement: « Ici Malebranche et
Spinoza se touchent; leur principe est commun, et le matérialiste ne dif-
fère peut-être du spiritualiste que par la manière d'exprimer et de déduire
les conséquences du même principe» (XI, 3, p. 253). La conclusion est
quelque peu énigmatique. Il semble bien, cependant, qu'elle signifie sur-
tout que la doctrine de Descartes peut dériver aussi bien vers un idéa-
lisme « mystique» que vers un matérialisme strict. «J'ai montré ailleurs,
dit encore Maine de Biran, comment le système des causes occasionnelles,
altérant ou plutôt détruisant dans sa source le principe de causalité à son
vrai titre, avait pu conduire au panthéisme ou à l'unité de substance un
esprit aussi conséquent que Spinoza» (XI, 1, p. 323).
Maine de Biran, donc, ne porte pas à la doctrine de Spinoza, il s'en
faut de beaucoup, l'intérêt qu'il a pris à l'étude de Descartes, et surtout
de Leibniz. Il refuse par principe le système de Spinoza sans guère s'inté-
resser aux concepts et aux démonstrations qui en constituent la teneur et
substance. Il ne propose pas une véritable interprétation de la doctrine: il
refuse une position philosophique. Du spinozisme, il a une idée, ou mêrne
MO UTAUX

plutôt il se fait une idée, plus qu'il ne cherche à prendre une véritable
connaissance. Il écarte d'entrée le spinozisme de sa voie de recherche. Le
spinozisrne tel que le comprend et le méconnaît Biran s'oppose de manière
trop directe et abrupte à sa propre doctrine pour qu'il puisse y trouver,
comrne dans d'autres doctrines, ou des concepts à reprendre, à retravailler,
ou un défi à relever. Par doctrine, Maine de Biran tourne le dos à la philo-
sophie de Spinoza.
Lexamen de la position de Biran présente cependant pour nous, aujour-
d'hui, me semble-t-il, un intérêt certain, parce que, par sa méthode et ses
procédures, comme par son contenu philosophique premier, elle constitue
l'un des piliers (sinon le pilier) rnajeurs de la philosophie réflexive qui fut
pour l'enseignement philosophique en France pendant presque un siècle
une doctrine dominante, qu'on a même dite parfois officieuse, et qui y a
laissé des traces jusque de nos jours, par exemple dans les programrnes de
l'enseignement secondaire. Même si l'on croyait ne devoir accorder qu'une
attention limitée à la philosophie de Biran pour elle-même, il faudrait
s'y intéresser à cause de l'avenir qu'elle a eu dans l'Université en France,
notamment sous la Troisième République. Pour notre propos, qui est
aujourd'hui l'interprétation de la philosophie de Spinoza, il ne me sernble
pas sans intérêt de rappeler que les vues de Biran ont été, dans l'école
réflexive, à l'origine de divergences très significatives, et qui éclairent un
peu la complexité et la diversité des interprétations et des appréciations du
spinozisllle au début du xxe siècle en France. Linterprétation du spinozisme
est un des points sur lesquels les philosophes français se sont le plus divisés,
alors que, par exernple, ils s'accordaient très généralement pour refuser la
doctrine d'Aristote, et pour faire un bout de chernin avec Biran. Entre ces
philosophes, les différences ou les divergences sur l'interprétation et sur-
tout sur l'appréciation de Spinoza devaient toujours un peu quelque chose
aux réflexions de Biran.
Ainsi, Lagneau proposait de la doctrine de Biran et de celle de Spinoza
des interprétations liées, et très caractéristiques. À Biran, Lagneau concé-
dait une « grande vérité », savoir que « l'âme individuelle et l'univers ne
peuvent être pensés séparément ». Mais il refusait que la philosophie puisse
se fonder sur un sentiment, fût -·ce celui de l'effort. L effort et l'action en
général font bien connaître l'unité et l'opposition du moi et du monde;
mais, ajoute immédiaternent Lagneau, « cette connaissance ne saurait être
appelée sensation. Nous ne nous sentons pas actifs; nous nous jugeons
tels », et ce jugement suppose, en même temps que lui, « une action idéale
par laquelle nous déterminons nos pensées conformément à des lois dont
la nécessité s'impose à nous» (Célèbres leçons et fragments, p. 194). Lagneau
DE BIRAN ET SPINOZA

est cartésien, et pas spinoziste. Il ne dit pas que Spinoza est matérialiste,
mais il écrit: « Le spinozisrne est une sorte de chosisme. Au lieu de voir le
monde dans sa réalité, en plein, pour ainsi dire, il voit tout plat. Il super-
pose en quelque sorte deux mondes plats, le monde des choses et le Inonde
des idées. Le spinozisme est, peut-on dire, un pur réalisme» (p. 252). D'où
ce qu'il faut bien nommer la thèse de Lagneau sur Spinoza, qui consiste
à affirmer que tout ce qu'il peut y avoir de bon chez Spinoza était déjà
chez Descartes. Ainsi, à propos du statut philosophique du doute, Lagneau
reconnaît que Spinoza a bien vu qu'« à toute idée est liée une affirmation »,
et qu'« on peut accorder à Spinoza une partie de sa thèse ». Mais c'est pour
ajouter tout de suite: «Nous avons remarqué d'ailleurs que Descartes le
faisait d'avance, mais il ne s'ensuit pas que Spinoza ait raison au fond»
(p. 255). Ce qu'il peut y avoir de vrai dans le spinozisrne a déjà été décou-
vert et explicité par Descartes, et l'on ne trouve pas dans le spinozisme l'es-
sentiel : l'acte même d'affirmer. Lagneau conclut par les deux phrases sui-
vantes toute une série d'analyses où il montre successivernent que Spinoza
n'explique ni le doute, ni l'erreur, ni l'affirmation vraie, ni la négation:
Ainsi affirmer quelque chose comme vrai, c'est toujours interpréter comme
nécessaire une relation qui se présente à l'esprit comme un Elit. Descartes
a raison; la simple représentation de ce rapport: la rose est odorante, ne
contient pas encore l'affirmation de la vérité de ce rapport. Lorsque nous
affirmons ce rapport comme vrai, lorsque nous croyons y reconnaître la
marque d'une relation nécessaire, nous nous élevons au-dessus de la simple
aperception de ce rapport, qui s'est faite en nous, sans nous, par l'effet de
l'habitude, par l'effet d'une sorte d'automatisme mental (p. 259-260).

À l'intérieur de l'école réflexive, cependant, on s'accorde aussi à ne pas


trop s'accorder. Je n'ai guère rencontré d'anciens élèves d'Alain, ou de pro-
fesseurs se rattachant à lui, qui aient beaucoup d'admiration pour Léon
Brunschvicg, et réciproquement. La philosophie réflexive recèle en elle-
même la possibilité d'antagonismes de ce genre. Brunschvicg, par exemple,
comprenait Spinoza tout autrement que Lagneau. Il écrit, page 2 de De la
connaissance de soi, après avoir rappelé la valeur absolue que prend pour
chacun l'attachement de soi à soi: « Cette expérience de la réalité unique
et radicale [du moi], les systèrnes de philosophie ont cherché à la traduire
en recourant aux concepts de substance, puis de cause, puis de force, puis
de personnalité. » D'un terme à l'autre, se manifestent un progrès et les
pensées qui sont les jalons de ce progrès, bien qu'il ne soit pas très aisé
et assez risqué de proposer des noms pour ces étapes. Toujours est-il que
Brunschvicg, sans nier, bien au contraire, l'importance de Biran, proposera
une tout autre interprétation de Spinoza que celle avancée par Lagneau.
C'est en biranien, en suivant la voie réflexive ouverte par Biran que
Brunschvicg revient sur l'interprétation biranienne de la philosophie de
Spinoza. Brunschvicg se réclame de Biran. Dans Les progrès de la conscience,
il parle, par exemple, de l'œuvre de Biran, « œuvre lentement divulguée,
rnais dont il est permis de dire que sa divulgation, jointe au rnouvement
de retour vers le kantisme véritable, constitue ce qu'il y a de plus positif
et de plus fecond dans l'histoire philosophique du XIXe siècle» (p. 555);
et, plus loin: «Il a fallu attendre l' œuvre de Maine de Biran pour que
l'analyse réflexive se constituât à titre de méthode indépendante et vînt,
chez Jules Lachelier, rejoindre l'inspiration critique, en permettant de la
dégager définitivernent des brouillards et des équivoques du transcendan-
talisme» (p. 559). Toutefois, par un double mouvement très significatif
et très caractéristique de sa manière, Brunschvicg donne raison à Biran
malgré Biran, et à Spinoza sinon contre Spinoza, du moins en interprétant
curieusement la forme géornétrique de l'Ethique. Il écrit dans Les progrès de
la conscience: « Du point de vue historique, il est permis de se demander
si ce travestissement d'un idéalisme pratique en panthéisme vulgaire, tout
illusoire qu'il nous apparaît par rapport à la pensée spinoziste, n'est pas
pourtant une illusion bien fondée relativement à la forme sous laquelle
se présentait cette pensée» (p. 184). Autrement dit, Biran a eu tort de
s'attacher trop à la forme géométrique de l'Éthique. Si la forme géorné-
trique de l'Éthique est un artifice, et, en somrrle, une ruse, l'argurnent de
fond que présentait Biran contre le spinozisme n'a plus de validité et la
critique biranienne est levée. D'où les analyses de Brunschvicg: « Les écrits
publiés par Spinoza antérieurement à l'Éthique [... ] nous font assister à
l'élaboration des rrlOyens que Spinoza a cru les meilleurs pour ménager à
la vérité des oreilles arnies » : c'est la terminologie scolastique d'une part,
l'appareil euclidien de l'autre. Or, il est visible que celui-ci, cornme celle-là,
devait trahir son intention, et faire écran, pour ainsi dire, entre l'auteur et
ses lecteurs. Bien comprise, la manière géométrique de l'Éthique est, pour
Brunschvicg, un artifice et une prudence. Biran a donné des coups d'épée
contre un rrlasque. Le fond de la pensée spinoziste est d'une autre teneur,
et la forme n'en doit pas faire illusion.
Dans la doctrine rnême de Biran, Brunschvicg et d'autres ont donc
trouvé des raisons de proposer une interprétation et une appréciation du
spinozisme fort differentes de celles de Biran. C'est peut-être ce paradoxe
qui fait aujourd'hui le principal intérêt des vues souvent assez rapides,
sommaires et allusives de Maine de Biran sur Spinoza.
Traduire Spinoza: l'exemple Saisset
PIERRE-FRANÇOIS MOREAU

[histoire de la réception d'une œuvre, ce n'est pas seulement l'histoire des


lectures, commentaires, réfutations et influences qu'elle a suscités. C'est
aussi, c'est même d'abord l'histoire de la traduction. Pour plusieurs rai-
sons: la première va de soi: la traduction est le seul moyen d'accès pour
ceux qui ne lisent pas la langue originale, et un appui important pour ceux
qui la lisent mal; or le XIXe siècle est un des moments de la perte du latin
dans l'histoire des études classiques l . Mais il est encore deux autres raisons
au moins: d'une part, la publication d'une traduction a valeur (relative,
surtout dans des pays où on traduit peu) d'événement, elle augmente la
visibilité de l'œuvre, et elle lui assigne une place dans le débat contempo-
rain (ce qui signifie entre autres qu'elle contribue à l'enrôler dans des enjeux
qui ne sont pas les siens, mais qui, conjoncturellement, le deviennent - et
parfois pour longternps) ; d'autre part la traduction d'une œuvre opère un
certain nombre de choix, qui valent même pour ceux qui lisent la langue
originale, car elle influence leur entente de cette langue, à travers ce que
sait désormais de l' œuvre une société intellectuelle et ce qu'elle en discute:
choix lexicaux, mais aussi choix de ce qui, parmi l'ensemble, mérite d'être
traduit, choix des annotations et de tous les parerga; choix enfin, par l'an-
notation, de ce qu'on décide de faire passer, dans la langue d'arrivée, des
études critiques et des discussions déjà effectuées dans d'autres pays. Pour
le dire en un mot: la traduction joue un rôle essentiel dans les modes de
légitimation d'une œuvre philosophique: aussi bien pour rendre l' œuvre
elle-Inême légitime que pour indiquer comInent il est légitime de la lire et
ce qu'il est légitime d'en dire.
Pour comprendre le sens de la traduction des œuvres de Spinoza par
Saisset, on peut l'insérer dans un double contexte. Le premier est la série
des traductions françaises où elle prend place, sur quatre siècles; le second
est l'atmosphère intellectuelle où elle paraît.
On aurait pu croire que l'hostilité générale (au moins apparente) susci-
tée par l' œuvre de Spinoza en aurait empêché la traduction. En fait ce n'est
1. Françoise Waquet, Le latin ou l'empire d'un signe, Albin Michel, 1999.
pas le cas; elle a simplement eu pour efFet que les traductions ont souvent
été anonyrnes ou sont restées manuscrites. Mais on sait que cela ne les
empêchait pas de circuler. Le français est donc une des prernières langues
où le spinozisme a été accessible au lecteur non latiniste. Il est vrai que ces
traductions n'étaient guère complètes. Au XVIIe siècle, le Traité théologico-
politique avait été traduit en français dès l'année qui a suivi la rnort de
Spinoza. Il s'agit de la célèbre Ctefdu Sanctuaire, qui contient même la pre-
mière version connue (en français) d'un certain nombre des remarques que
Spinoza souhaitait vraiselnblablement ajouter à une nouvelle édition 2 •
Au siècle suivant, on compte, semble-t-il, trois traductions: celle de
Boulainvilliers pour l'Éthique, celle de Jean-François Prière pour le TTP,
et les fragments insérés dans le Traité des Trois Imposteurs.
Au XIXe siècle, Saisset publie des œuvres presque complètes, en deux fois,
suivi par J.-G. Prat; Janet traduira un peu plus tard la Korte Verhandeling
lorsque celle-ci sera découverte.
Ce sera Appuhn qui fera la première traduction qui mérite véritable-
ment le qualificatif de cornplète. Elle n'a guère été dépassée jusqu'ici. La
traduction dite de la Pléiade est, de l'avis unanime, un échec scientifique.
Les autres traductions - dont certaines sont dignes d'intérêt, à divers titres
- sont celles d'œuvres isolées. Une nouvelle édition des Œuvres complètes
est en cours aux PUE
Mais il ne faut pas insérer le travail de Saisset seulement dans la liste
restreinte des traductions françaises. Il faut, aussi, la replacer dans le climat
intellectuel français où elle est publiée. Il faut également se souvenir de
ce qui s'est passé ailleurs et que Saisset connaît, si ses lecteurs l'ignorent.
Traduire au XIXe siècle, ce n'est pas seulement recomlnencer une tâche que
d'autres avaient entreprise aux siècles précédents, même en tenant compte
des conceptions différentes que l'on se fait à chaque époque de la tâche du
traducteur. Lorsque Saisset se met au travail, il a devant lui d'autres rnaté-
riaux que ceux de Saint-Glain. Des recherches ont eu lieu en Allemagne
depuis un derrlÎ-siècle : la publication des annotations de Murr, l'édition
de Paulus et celles qui l'ont suivie; les discussions, aussi, sur le sens de
l'œuvre. Reste à savoir ce que, de tout cela, il utilisera et ce qu'il rejettera.
Émile Saisset (I 814-1863) est un des disciples de Victor Cousin. Il est
même l'un des plus proches. Il a traduit Augustin 3, édité Euler4, dirigé une

2. Sur ces annotations, voir la notice de Foklœ Akkerman en tête de la nouvelle édition
du TTP: Spinoza: Tractatus theologico-politicus/Traité théologico-politique, édité et traduit
par F. Akkerman, J. Lagrée, P.- F. Moreau, PUF, 1999.
3. La Cité de Dieu, de saint Augustin, avec une introduction e:.t des notes, 4 volumes.
4. Euler, Lettres à une princesse d'Allemaf}1;e, précédées de l'Eloge d'Euler par Condorcet,
avec une introduction et des notes de M. Emile Saisset, 2 vol.
TRADUIRE SPINOZA: L'EXEMPLE D'ÉMILE SAISSET

édition de Platon. Il a écrit sur le scepticisme 5 et a publié de nombreux


articles dans la Revue des deux mondes. Il a enseigné à l'École normale et à
la Sorbonne. Il est donc bien intégré dans l'appareil philosophique à la fois
universitaire et éditorial construit par Cousin. Celui-ci, maître de l'école
éclectique puis de l'institution universitaire, se représente la philosophie
comme un champ de bataille opposant trois forces: le traditionalisme (qui
rejette indistinctement cornme impies à la fois le libéralisme modéré et
les tendances extrémistes) ; la tradition sensualiste (héritée de Condillac et
des idéologues, encore vivace dans les milieux démocratiques et qui trouve
de nouveaux appuis chez les rnédecins comme Broussais); enfin le juste
milieu représenté par Cousin lui-même -la « philosophie de l'univer-
sité » - qui combat sur deux fronts. Il s'est d'abord réclarné de Hegel et de
Spinoza; critiqué alors cornme panthéiste par la droite, il abandonne ces
références encombrantes pour s'instituer successeur de Descartes, consacré
comme « premier psychologue français» ; il peut ainsi fonder la métaphy-
sique sur l'analyse de la conscience. Dans une telle configuration, Cousin
et les siens accusent Spinoza d'avoir outré le cartésianisme en méprisant les
enseignements de la conscience et de l'expérience, et en se laissant pous-
ser par le démon des mathématiques jusqu'à l'affirmation de la nécessité
absolue; Spinoza a donc versé dans le panthéisme, ou plutôt dans une des
deux formes du panthéisrne : celle qui absorbe le monde en Dieu et non
l'inverse (la leçon de Hegel a été entendue); il est donc assimilable non
pas au rnatérialisme, mais plutôt à une sorte de déviation mystique du
cartésianisme - analogue au mouni indien et au soufi persan. récole de
Cousin fabrique ainsi quelques stéréotypes, qui auront cours longternps
dans l'université française et chez ceux qui s'en inspireront.
Cette construction est critiquée par un spiritualisme plus radical que
celui de Cousin qui attaque Descartes en le comprornettant par Spinoza
(on reconnaît la tactique de Leibniz et d'ailleurs le principal tenant de
cette thèse est Foucher de Careil, éditeur des œuvres inédites de Leibniz).
Cousin se défend dans ses dernières années en essayant de détacher plus
encore Descartes de Spinoza. Il énonce alors que le panthéisme vient à
Spinoza de la tradition juive, et notamment de la Kabbale -la doctrine
désormais ne doit plus rien à la science cartésienne, même par exagération.
Cette nouvelle interprétation ne fait pas l'unanimité dans l'école cousi-
nienne (Saisset, précisément, ne le suivra pas et demeurera sur les posi-
tions antérieures). C'est dans ce cadre qu'il faut considérer l'entreprise de
publication des œuvres de Spinoza.

5. Œnésidème, histoire du scepticisme dans l'Antiquité.


Saisset nous dit lui-mêrne ses raisons de traduire: le conflit du pan-
théisme.
La première éditi9n6, en 1842, contient surtout la Réforme de l'enten-
dement, le TTPet l'Ethique. La seconde7 , en trois volumes, parue en 1860,
mérite à peu de chose près le titre d' œuvres c0111plètes. Il s'en explique:
« Quand je publiai, il y a seize ans, la première traduction française des œuvres
de Spinoza, j'y ajoutai une introduction de quelque étendue pour servir de
guide au lecteur. Mon but n'était pas de réfuter Spinoza, rnais seulement de
l'éclaircir, et comrne cette tâche rne sernblait déjà assez difficile, je rernettais
à un autre jour le soin et le péril d'une réfutation. » Il assure ensuite que,
dans tous ses ouvrages ultérieurs, il n'a cessé de penser à cette réfutation
- « car depuis les commencements de ma carrière je puis dire que Spinoza
et le panthéis111e ont été ma plus constante occupation ». Il a « toujours et
en toute occasion signalé les progrès du panthéisme et proclamé l'urgente
nécessité de combattre l'ennerni ». On l'a d'ailleurs accusé « en souriant »,
note-t-il, de s'inquiéter de Spinoza plus que de raison et d'être sujet à
l'erreur d'optique qui grossit les objets que l'on regarde trop. Je voudrais
de tout mon cœur qu'il en fût ainsi et que le panthéisme n'existât que dans
rnon irnagination. » Mais ceux qui le croient sont « comme ces personnes
d'humeur prudente qui dans les grands incendies ne manquent pas de
dire: "Ce n'est rien, c'est un feu de paille qui de lui-même s'éteindra."
Puis on rentre chez soi pendant que les autres courent au feuS. » C'est
donc en pompier que Saisset se dépeint lui-même; rnais c'est peut-être
plutôt en pyromane que ses adversaires l'avaient vu. Car, contrairernent à
ce qu'il prétend, ce n'est pas « en souriant» que les adversaires de Cousin
l'accusaient, lui et son école, de trop s'occuper de Spinoza; et les diverses
crises qui ont marqué l'histoire intellectuelle française depuis les premiers
cours de Cousin ont vu l'accusation de panthéisrne dirigée contre lui
avant qu'il ne la retourne contre d'autres. C'est pourquoi la traduction de
Spinoza est un enjeu, et le discours de l'avant-propos ne va pas sans une
certaine tartufferie. Si, dans les années 1860, les spiritualistes combattent
Spinoza et Hegel auxquels ils assimilent Comte, Taine, Renan, voire issu
de leurs propres rangs - Vacherot, ils doivent aussi faire oublier que, dans
une autre conjoncture, ils ont rnarqué de l'intérêt pour la « théorie de la
Raison impersonnelle ».
Quel est le contenu de sa traduction dans la version définitive?
- Le premier volume contient la longue introduction critique; je n'y
reviendrai pas ici, j'en ai déjà longuernent traité ailleurs 9 •

6. Spinoza, Œuvres, Charpentier, 2 volumes.


7. Spinoza, Œuvres, nouvelle édition, Charpentier, 3 volumes. Une troisième édition
paraîtra après la mort de Saisset, en 1872.
8. « Avant-propos », p. 1-1I.
9. Cf. P.-F. Moreau: «Saisset lecteur de Spinoza », Recherches sur le XVI! siècle, 1980,
p. 85-98; L'expérience et l'éternité. Recherches sur la constitution du système spinoziste, PUF,
1994.
SPINOZA: L'EXEMPLE D'ÉMILE SAISSET

- Le deuxièrne volurne cornrnence par la Vie de Spinoza de Colerus,


suivie en appendice par celle qui est attribuée au médecin Lucas. Cet ordre
lui-rnêrne est un choix, souligné par la note où Saisset explique que la
seconde est beaucoup moins intéressante que la première. Or on sait que
l'histoire des études spinozistes se réfère entre autres au conflit des com-
mentateurs sur la valeur respective des deux biographies principales - celle
de l'adversaire (le pasteur Cole rus) et celle du disciple (Lucas). Le volurne
contient ensuite une notice bibliographique, le TTP (suivi des « notes
rnarginales ») et le Traité politique lO •
-- Le troisièrne et dernier volume contient l'Éthique, la Réforme de l'en-
tendement, et quelques lettres - rnoins que dans les éditions actuelles mais
plus que dans les OP - « parrni les lettres contenues dans les Opera pos-
thuma, j'ai traduit, sans exception, toutes celles qui présentent un véritable
intérêt pour la philosophie et pour son histoire ll ».
Ces œuvres ne contiennent donc ni la préface des OP (rnais c'est
devenu en France une habitude), ni les Principia philosophice cartesiance, ni
la Grammaire hébraïque. Ni bien sûr le Court traité, pas encore découvert
à cette date l2 , pas plus que les deux écrits scientifiques attribués longtemps
à Spinoza. Saisset signale d'ailleurs certains de ces rnanques, pour leur
dénier toute importance: « Il n'y a plus en dehors de ma traduction que la
Grammaire hébraïque, ouvrage de peu d'intérêt, même pour les philologues,
et le Renati Descartes Principia, qui n'est vraiment pas un écrit original de
Spinoza, mais un résurné de la philosophie de Descartes destiné à un jeune
écolier 13 . » Il est permis de ne pas partager ces appréciations, mais elles
sont sans doute typiques d'un moment de l'historiographie spinoziste. Les
Principia sont considérés cornme une œuvre de jeunesse, les Cogita ta ne sont
même pas mentionnés, sans doute parce qu'ils paraissent être une simple
annexe des Principia, la Grammaire hébraïque est un ouvrage technique
- peut-être parce que la philosophie du langage n'est pas au centre de la
pensée des spiritualistes français; en revanche, les Traités sont vus comrne

10. Comme Saisset le souligne lui-même, il est dès lors logique que l'introduction
contienne, dans sa partie descriptive, un exposé sur la politique de Spinoza, qui ne figurait
pas dans la première édition. On notera en revanche que la partie critique ne s'intéresse
guère à la politique. Ce que Saisset omet de signaler, c'est que J .-G. Prat venait de publier
en 1860 sa propre traduction du Traité politique.
Il. Notice bibliographique, p. LXI. Vingt ans plus tard, Prat procurera une traduction de
quelques autres lettres: Lettres inédites en français, Baillère et Messager, XV-149 p. ; repris
l'année suivante chez Reinwald.
12. Boehmer a déjà découvert l'esquisse qu'il a publiée en 1852. Saisset est au courant de
cette publication: il la mentionne dans la « Notice» du tome II, p. LX, note 3. Quant
au Traité lui-même, il sera traduit en français par Paul Janet en 1878 sous le titre Dieu)
IHomme et la Béatitude.
13. « Avant-propos », p. II, note 1.
des œuvres philosophiques à part entière (ce que ne faisait pas Hegel, par
exemple) et non comme des textes techniques, parce que la politique est au
premier chef un domaine d'intérêt cousinien surtout dans son rapport
à la religion (rappelons que la revue de ce que l'on pourrait appeler la
« gauche cousinienne » s'intitula La liberté de penser) : c'est ce qui explique
qu'ils soient traduits.
On ne peut pas dire que Saisset se livre à un travail critique approfondi,
mais il connaît les éditions originales, auxquelles il se réfère parfois, ainsi
que les travaux effectués en Allemagne, et il choisit librement entre leurs
leçons. Quelles sont les sources qu'il utilise?
-les OP; rarement l'édition originale du Traité théologico-politique;
- Paulus, et les éditions qui l'ont suivi: Gfroerer et Bruder;
pour les Adnotationes : Murr, l'exernplaire de Klefmann (Dorow) mais
pas celles que l'on trouve dans la traduction Saint-Glain; par exemple
il saute ce qui est maintenant l'Annotation XV (chapitre 9), l'Anno-
tation XX (chapitre 9) et l'Annotation XXVII (chapitre 11). Il supprime
égalernent les trois renvois à la Philosophia S. Scripturce lnterpres de L. Meyer
(Annotations XXVIII, XXIX, XXX du chapitre 15).
Saisset connaît la traduction Saint-Glain. Voici ce qu'il en dit: « Encore
est-il difficile de considérer comme une traduction véritable l'ébauche
grossièrement infidèle attribuée par les uns au médecin Lucas de La Haye,
par les autres au sieur de Saint-Glain, capitaine au service des États de
Hollande. Nous avons eu cette traduction sous les yeux en faisant la nôtre,
et nous pouvons affirmer qu'il ne s'y rencontre pas une seule page sans
erreur grave ou sans contresens 14 . » Il est permis de ne pas partager tout à
fait cette opinion. Certes la traduction Saint-Glain porte les marques de
la conception que l'on se faisait au XVIIe siècle de la tâche du traducteur.
Mais quand on la regarde de près, on constate souvent un double phéno-
mène assez caractéristique: on a parfois l'impression qu'il accentue le côté
militant et anticlérical du texte; mais on retrouve sous la plume même de
Spinoza, quelques lignes ou une page plus loin, les mêmes formules que
Saint-Glain a insérées trop tôt; et ce processus donne effectivement un ton
plus violent, plus critique, sans ajouter véritablement d'idées nouvelles; on
dira donc, au choix, qu'il rnodifie l'équilibre subtil de l'argumentation ou
bien qu'il en fait apparaître plus clairement les enjeux. Mais ce choix est
évidemrnent plus théorique que stylistique. Et sous la critique apparem-
rnent technique de Saisset se révèle peut-être aussi un choix d'interpréta-
tion : plutôt que l'anticléricalisme militant de la première traduction fran-
çaise, il préfère une position qui lui semble plus équilibrée et qui n'est pas

14. T. II, p. LVIII.


TRADUIRE SPINOZA: L'EXEMPLE D'ÉMILE SAISSET

sans Elire penser au juste milieu des élèves de Cousin 15 • On pourrait dire
que les choix de la traduction Saint-Glain ont pour fonction de réintégrer
l' œuvre de Spinoza dans le courant libertin, et que ceux de la traduction
Saisset visent d'abord à l'en couper définitivernent.
Comment traduit-il lui-même ? Il faut dire que sa traduction est le plus
souvent satisfaisante. Techniquement, c'est une des rneilleures dont on dis-
pose en français, quitte à la redresser quelquefois ou à la préciser 16 • Il faut
toutefois signaler quelques particularités:
a) la confusion âme/esprit est parfois gênante pour la compréhension du
texte; mais c'est peut-être que pour les spiritualistes du XIXe siècle elle n'est
pas pertinente;
b) on note parfois que Saisset a tendance à supprimer les adjectifs - ce n'est
pas conforme à sa rhétorique;
c) enfin quelques erreurs ou gauchissements: pracipuum traduit par prin-
cipe, tollerantia traduit par tolérance, Christus traduit par « Jésus-Christ»
(il n'est pas indifférent que Spinoza n'utilise jamais le nom « Jésus »).
Ces trois volumes se caractérisent par une grande sobriété dans l'an-
notation. Quelques ~otes rares dans le TTP: Saisset renvoie aux passages
correspondants de l'Ethique; il traduit les notes de bas de page de Spinoza
(elles-mêmes assez rares); il renvoie aux Annotations; il n'intervient lui-
rnême que deux fois. La première montre qu'il a bien repéré un problème:
à la fin du chapitre VI, il remarque en effet que le texte de Flavius Josèphe
est cité en latin et ne rend pas vraiment l' originaP7; il décide donc de
traduire non ce qu'il a sous les yeux, mais l'original grec; on peut désap-
prouver son choix - mais on ne peut nier qu'il y a une difficulté; tout
simplement Spinoza cite effectivement une édition latine - celle qu'il lit.
La seconde intervention personnelle de Saisset consiste à traduire puis à
expliquer, au chapitre XIV, la seule citation en néerlandais du Traité, le
dicton geen ketter zonder letter. Il écrit: « Ce qui signifie littéralement:
point d)hérétiqu~ sans lettre, c'est-à-dire point d'hérétique qui ne s'appuie
d'un texte de l'Ecriture 1s • »
Dans le Traité politique, on constate des renvois à l'Éthique et au TTP;
quelques éclaircissements de citations: ainsi, au premier chapitre, la for-
mule trahit sua quemque voluptas est expliquée par « Virgile, Églogues, II

15. De la majorité des élèves seulement, car quelqu'un comme Amédée Jacques aura des
positions autrement plus radicales - et leur devra sa révocation. Cf. le livre de Patrice
Vermeren : Le rêve démocratique de la philosophie, I.:Harmattan, 2001.
16. Ainsi récemment Laurent Bove a-t-il pu reprendre la traduction Saisset du Traité
politique (Livre de poche, « Classiques de la philosophie », 2002) avec un minimum de
corrections.
17. T. II, p. 124, note l.
18. T. II, p. 230, note 1.
65 19 »; à la fin du chapitre II, une note précise une réference à l'Épître
aux Rornains 20 ; au chapitre V, l'allusion à la vertu d'Hannibal est accom-
pagnée d'un renvoi à Justin 21 (Spinoza songe en fait plutôt à Tite-Live,
comrnenté par Machiavel); au chapitre VI, une note indique la source de
la réflexion d'Orsines sur les favoris (Quinte-Curce)22; au chapitre VII, la
fausse attribution à Salluste est explicitée23 ; etc. On notera une erreur: à
propos d'Antonio Perez, Saisset indique en note: « Jurisconsulte espagnol,
qui était, vers 1585, professeur de droit à l'université de Louvain 24 » : il est
victime ici d'une homonymie, et cette erreur sera durable. Enfin, une seule
correction textuelle: à la suite de Bruder, toujours dans le chapitre VII, il
rétablit correctement le nom du roi d'Égypte Susac, tel que le cite le Livre
des rois.
En ce qui concerne l'Éthique, Saisset intervient pour établir le texte,
en choisissant entre l'édition de 1677, celle de Paulus et celle de Gffoerer
soit pour déterminer un mot ou une ponctuation, soit pour corriger un
renvoi. Il faut d'autant plus le noter qu'il ne se livre nulle part à de telles
corrections en ce qui concerne le TTP Ces interventions sont d'ailleurs
peu nombreuses: une vingtaine en tout pour l'Éthique, dont aucune dans
la deuxième partie. Trois autres notes fournissent les références de cita-
tions explicites de Spinoza: le Pro Archia et les Tusculanes dans l'explica-
tion de la 44 e définition des Passions à la fin de la troisième partie 2S ; les
Métamorphoses d'Ovide au début de la quatrièrne partie 26 , les Métamorphoses
encore et l'Ecclésiaste au scolie de la proposition 17 de cette partie 27 • Ce
ne sont pas les seules réminiscences littéraires ou bibliques de Spinoza, loin
de là; mais visiblement, Saisset ne se sent autorisé à mettre une note que
si Spinoza cite explicitement Cicéron ou le « Poète» (c'est-à-dire Ovide) :
il doit avoir l'impression de compléter une citation plutôt que d'intervenir
véritablement. On doit d'ailleurs remarquer que dans le TTP il n'est jamais
intervenu pour préciser les citations bibliques incomplètes, comrne il le fait
ici pour l'Ecclésiaste. On peut caractériser ce type d'intervention en disant
que Saisset offre au lecteur le complément de réference lorsque Spinoza
lui-même indique qu'il y a matière à réference; et la sobriété de Spinoza en
ce domaine conditionne la sobriété de Saisset. Son intervention est ainsi

19. T. II, p. 357, note l.


20. T. II, p. 365, note 1.
21. T. II, p. 380, note 1.
22. T. II, p. 385, note l.
23. T. II, p. 399, note l.
24. T. II, p. 405, note l.
25. T. III, p.178, note l.
26. T. III, p.182, note 1.
27. T. III, p. 199, notes 1 et 2.
TRADUIRE SPINOZA: L'EXEMPLE D'ÉMILE SAISSET

de type purernent instrurnental. Il ne songe pas à faire apparaître le maté-


riel sous-jacent à la langue ou à l'écriture de Spinoza: ses notes ne servent
donc pas à révéler une culture ou des arrière-mondes. Il est donc loin de
deux écoles qui se développeront par la suite: le délire ultracomparatiste
à la Wolfson et l'étude sérieuse et documentée du matériau culturel sous-
jacent telle que la pratiquent par exemple Akkerman et Proietti. On voit
bien là la difference entre deux siècles: le xxe siècle aura été celui non pas
de la découverte du contexte culturel- on s'y intéressait auparavant - mais
de l'accrochage de ce contexte dans le texte même, en tant que celui-ci est
déterminé dans son expression même.
Aucune note dans la Réforme de l'entendement. Il précise d'ailleurs au
début: « Toutes les notes sont de Spinoza. » Donc pas d'essai de situer les
réferences implicites à Descartes ou à Bacon. Ici encore, il se range derrière
la sobriété spinozienne. Ici encore, les notes sont pour lui un accompagne-
ment à la lecture du texte et non le début d'une étude. Puisque Spinoza les
a fournies, pourquoi en ajouter?
Les lettres sont classées dans un ordre non chronologique, comme c'est le
cas dans les Opera posthuma. Saisset tente de déchiffrer certains anonymats,
en s'appuyant notarnrnent sur les hypothèses de Murr, mais il se trompe
parfois; ainsi il prend les initiales J. O. (qui sont celles de Jacob Osten) pour
celles d'Orobio de Castro - ce qui serait évidemrnent intéressant, puisque
cela prouverait que Spinoza a gardé des contacts avec le rnonde séfarade et
qu'Orobio lui a tait tenir une critique du TTp2 8. De mêrne, il attribue à
L. Meyer la correspondance de Tschirnhaus (notarnment parce qu'il évalue
mal la référence dans une lettre de ce dernier à la Lettre sur l'infini, qui était
effectivement adressée à Meyer: le fait qu'elle soit, douze ans plus tard,
l'objet d'une discussion ne prouve pas qu'il s'agisse du rnême destinataire,
mais plutôt - et c'est encore plus significatif - qu'elle circule dans le cercle
des amis de Spinoza, comme un véritable traité). La dernière lettre citée a
une histoire propre: c'est celle où Spinoza donne à Lodewijk Meyer des
conseils d'édition pour les Principia : « Voici une dernière lettre qui n'est
point dans les Opera posthuma. On en doit la publication à M. Cousin
qui en possède le manuscrit 29 • » Décidément, Victor Cousin n'est jamais
très loin quand il s'agit de Spinoza au XIXe siècle, et de Saisset lecteur et
traducteur de Spinoza.

28. Cette confùsion a la vie dure: R. H. Popkin la commettait encore dans un article de
l'Encyclopedia judaïca il y a quelques années.
29. T. III, p. 458, note 1. En traduisant cette lettre, Saisset note dans quelle mesure Meyer
a tenu compte de chacun des conseils de Spinoza.
Au total: choix des textes, traduction et annotations représentent,
dans leurs limites, un instrument de travail au service du texte de Spinoza,
comrne la culture française n'en avait pas connu jusque-là, et, indissocia-
blement, un effet des positions de l'école cousinienne et une intervention
dans les conflits intellectuels et politiques en cours. La culture classique de
Saisset, son appui sur la science allernande des décennies qui l'ont précédé,
sa réserve dans l'intervention lui ont perrnis de distinguer le plus possible
traduction et commentaire; il a ainsi pu rnettre en œuvre les choix d'une
tendance qui distinguait sans les séparer activité philosophique et histoire
de la philosophie.
Spinoza et Victor Cousin
JEAN-PIERRE COTTEN

PRÉLIMINAIRES

Quelques rernarques préalables sont requises sur le thème et son mode de


traitement.
Il faut distinguer des périodes, pour mettre au jour, de façon toute his-
torique, la figure de Victor Cousin. On ne doit pas confondre une repré-
sentation de la vie et de l' œuvre, historiquement déterminée par des enjeux
et des controverses, et ce qu'une analyse, qui prend en compte la réalité
de cette « réception », mais qui l'envisage, elle-même, dans son eHectivité
historique, peut rnettre en lumière, actuellement.
Il apparaîtra, comme le disait, il y a quelques années, Pierre-François
Moreau!, comme le dit à nouveau Daniel Schulthess2, que la pensée phi-
losophique en France, dans la première moitié du XIXe siècle, est pour le
moins méconnue.
Il est classique, pour s'en tenir aux repères fournis par l'histoire politique,
de faire le départ entre la période qui se situe avant les trois glorieuses et
celle qui lui succède. Encore que d'autres distinctions soient requises, pour
ce qui concerne Cousin 3 •
Il existe, d'ores et déjà, de bons travaux sur les relations entre Spinoza et
Cousin4 • Mais l'on notera qu'ils concentrent souvent leur attention sur une

l. « Spinozisme et panthéisme », dans Les cahiers de Fontenay, 1985, n036-38, Spinoza


entre Lumières et Romantisme, p. 207.
2. «L école écossaise et la philosophie d'expression française: le rôle de Pierre Prevost
(Genève, 1751-1839) », Annales Benjamin Constant, 1996, nOI8-19, p. 97 sqq.
3. Voir, par ex., la périodisation que j'ai proposée, Autour de Victor Cousin, Paris/Besançon,
1992, p. 218 sqq.
4. En particulier, les contributions de Pierre-François Moreau (<< Spinoza et Victor
Cousin », Archivio di filosofia, 1978, l, p. 327-331, «Spinozisme et matérialisme au
XIxesiècle », Raison présente, 1979, n052, p.85-94, «Saisset, lecteur de Spinoza »,
Recherches sur le XVI! siècle, 1980, IV, p. 85-97, «Trois polémiques contre Victor Cousin »,
Revue de métaphysique et de morale, 1983, 4, p. 542-548, « Les enjeux de la publication
période spécifique, celle, sous la rnonarchie de Juillet, qui voit se dévelop-.
per sinon la « querelle du panthéisme », du rnoins un rnoment particuliè-
rement rernarquable des batailles du panthéisrne, qui jalonnent le siècle 5 •
Cela ne signifie pas que cet épisode ne soit pas notable et remarquable.
Mais il convient de le resituer dans son contexte.
Ce qui nécessitera que l'on examine, tout à la fois, le terminus a quo et
le terminus ad quem :
- Le terminus ad quem, à savoir une intervention, fort tardive, qui
prend la forme d'un Rapport verbal sur un ouvrage de Foucher de Careil,
6
« Réfutation de Spinoza par Leibniz ». Cela dit, on pourrait, avec de
bonnes raisons, s'arrêter, en définitive, à l'édition de 1861 de l' Hîstoire
générale de la philosophie7 •
- Le terminus a quo, à savoir non pas seulement les remarques, les ana-
lyses de Spinoza par Cousin dans son Cours d'histoire de la philosophie, en
1829, mais ce que l'on peut glaner dans les documents et publications
d'avant 1820, en envisageant la « Préface» de la prernière édition des
Fragments philosophiques (1826) comme un « tenon ».

On se propose donc d'étudier en trois temps, trois rnoments les rela-


tions entre Spinoza et Cousin:
avant 1830 ;
- sous la monarchie de Juillet et, plus spécialement, à l'époque de la
« querelle du panthéisme» ;

en France des papiers de Leibniz sur Spinoza », Revue de métaphysique et de morale, 1988,
2, p. 215-222) ainsi que celle de Patrice Vermeren, « La philosophie au présent: le juif
Spinoza (l'institution philosophique et la doctrine maudite du juif Spinoza) », Lignes,
1990, n° 10, p. 167-180.
5. Sur la nécessité d'user d'un pluriel, voir, par ex., Pierre Macherey, « Leroux dans la
querelle sur le panthéisme », dans Les cahiers de Fontenay, 1985, n° 36-38, Spinoza entre
Lumières et Romantisme, p. 215 sqq.
6. Se reporter à: Foucher de Careil (comte A. de), Leibniz> Spinoza et Descartes, Paris,
1862 (le « rapport verbal» de Cousin à l'Académie des sciences morales et politiques
date, quant à lui, de 1854; cette communication est publiée dans ce qui constitue plus
une deuxième édition de la Réfutation inédite de Spinoza par Leibniz, Paris, 1854, qu'un
nouvel ouvrage de Foucher de Careil; en ce sens: P.-F. Moreau (1988), p. 216).
7. Didier et cie. Il s'agit, en principe, de la republication du cours du premier semestre
de l'année 1829. Le texte est considérablement amplifié. On se reportera à la onzième
leçon, tout particulièrement à partir de la page 434 et jusqu'à la page 461. Lédition de
1863, qui se présente, efI(:ctivement, comme une Histoire générale de la philosophie depuis
les temps les plus reculés jusqu'à la fin du XVlll siècle, reprend quasiment le même texte (on
se reportera aux pages 408-435), mis à part des notes ajoutées (concernant Bossuet, n. 3,
sous la p. 408/409) ou réduites (une citation de Spinoza en latin est supprimée, p. 432).
Ce point avait déjà été signalé par P.-F. Moreau (1980).
ET VICTOR COUSIN

- dans les dernières années, en prenant donc comrne terminuS' ad quem


le texte consacré à Foucher de Careil ainsi que l'édition de 1861 de l' His-
toire générale de la philosophie.

SPINOZA ET VICTOR COUSIN AVANT 1830

Nous ferons choix, ici, de deux rnots: panthéisrne et mysticisrné.


D'excellents commentateurs ont rernarqué ce qu'a de spécifique la réfé-
rence cousinienne à Spinoza. Cousin ne tient nullement Spinoza pour un
athée déguisé - à tout le moins dans le Cours de 1829 9 • Par ailleurs, il
en fait, tout cornme Malebranche, un descendant, voire un disciple de
Descartes - du moins dans ce rnème Cours.
Ce qui ne prend sens que par référence à une histoire - une préhistoire
- dans/de la pensée de Cousin.
Beaucoup de points, ici, restent à explorer: il ne viendrait plus à l'idée
de quiconque de penser la naissance de la« nouvelle philosophie française»
cornme une pure et simple« opération ». Si Cousin, aurait-il infléchi l'orien-
tation première qu'il a reçue de ses maîtres, demeure inintelligible sans

8. Cela dit, le deuxième vocable n'apparaît pas dans les leç:ons de 1829. Il est utilisé,
en revanche, dans un texte (daté d'Amsterdam, septembre 1836), repris dans la 3e édi-
tion (1838) des Fragments philosophiques, « Spinoza et la synagogue des juifs portugais à
Amsterdam », op. dt., tome II, p. 164 : « Ce livre, tout hérissé qu'il est, à la manière du
temps, de formules géométriques [ ... ] est au fond un hymne mystique. » On trouvera la
première édition de ces pages dans un passage de De l'instruction publique en Hollande,
Levrault, 1837, «Amsterdam La synagogue des juifs portugais. Souvenirs de Spinoza»,
p.71-73.
9. Dans la première réference à Spinoza, qui se rencontre dans le Cours d'histoire de la
philosophie moderne (année 1815-1816), Paris, Ladrange, 1841, on peut lire, à la Ile
leçon, une citation de Hume: « Si, dit-il, on admet ce principe, que toute qualité suppose
un sujet [à savoir, l'existence d'une, de la substance], on tombe nécessairement dans le
spinozisme, dans le panthéisme, dans l'athéisme », p. 88. Cousin trouve qu'il s'agit d'un
« des arguments les plus singuliers de Hume, celui par lequel il attaque la notion de la
substance au nom même de la cause religieuse ». Dans les lignes qui suivent, Cousin ne
reprend d'ailleurs pas tout à fait à son compte ce qu'avance Hume (tel, du moins, qu'il
le comprend), mais il expose la représentation qu'il forge de la substance spinoziste:
« En quoi consiste le système de Spinoza? Il consiste à rassembler tous les phénomènes
matériels et spirituels dans un seul sujet simple et indivisible, dans lequel s'accomplissent
toutes les lois les plus diverses de la nature, sans qu'elles altèrent son éternelle et immuable
simplicité », ibid. On pourrait citer un passage dans lequel Cousin ne fait pas usage du
qualificatif d'athéisme, mais voit en Spinoza un de ceux qui ne soutiennent pas que l'âme
e,st immortelle (Cours d'histoire de la philosophie morale au dix-huitième siècle, 1re partie,
Ecole sensualiste, Ladrange, 1839, p. 171). Mais il convient de replacer cette référence
dans son contexte: « Il y a eu des hommes qui n'ont point cru à l'immortalité de l'âme.
Zénon, Cléanthe, Spinoza, Hume n'attendaient rien d'une vie à venir, et cependant ils
cultivaient la vertu. »
un contexte, tout à la fois culturel et pratico-idéologique, qui lui donne
son sens, on ne peut comprendre la place - rnarginale ou importante-
qu'occupera Spinoza sans la rnise au jour de quelques réferences : quel est
le Spinoza qu'il lui arrivera de rencontrer? Si ce n'est pas le Spinoza du
Traité des systèmes de Condillac lO , en quel sens et dans quelle mesure peut-
on dire qu'il s'agirait d'un Spinoza« médié » par ce que Cousin comprend
de la « référence allemande 11 »? Pour autant qu'il ne faille pas, égalernent,
prendre en cornpte des « références françaises 12 » (la réference biranienne).
On voudrait d'abord tirer parti des remarques de Daniel Schulthess,
touchant les rapports entre l'Écosse, Genève et la France, lorsqu'il met en
évidence le rôle « médiateur» joué par Pierre Prevost : si l'on peut, en ce
domaine, montrer, encore plus netternent que par le passé, que la « greffe»
écossaise est tout sauf arbitraire, on ne rencontrera aucun élément, on
ne trouvera aucun argument qui, de manière positive ou négative, rende
compte d'un intérêt pour Spinoza et le spinozisme. Même si - et ceci est
un tout autre sujet - de semblables analyses permettent de bien mieux
comprendre l'attention portée par Royer-Collard aux Écossais. Ce que
confortent, par ailleurs, de brefs sondages effectués dans la bibliothèque de
ce dernier, à Châteauvieux 13 •

10. Sauf en une occasion: Cours d'histoire de la philosophie moderne (année 1815-1816),
17" leç:on, Condillac, p. 171-172. Cousin prépare la citation de Condillac par la phrase
suivante: « Condillac cite d'abord et critique la définition que Spinoza donne de la subs-
tance. » Suit un bref commentaire, qui commence par ces mots: « Si Condillac se conten-·
tait d'attaquer la définition de Spinoza, je me joindrais à lui. » Touchant cette définition de
la substance, on pourra se reporter à l'édition du Traité des systèmes par G. Leroy, Œuvres
philosophiques de Condillac, Presses universitaires de France, I, 1947, p. 170-17l.
Il. On songera, ici, aux pages que consacre Saisset, dans son Introduction aux Œuvres de
Spinoza (Charpentier, 1?42, 2 vol.), à l'histoire de la réception de Spinoza, en Allemagne,
à la fin du XVIII" siècle. Evoquant « ce généreux essor vers les hautes régions abandonnées
qui s'est propagé dans toute l'Europe et a donné depuis cinquante ans à la philosophie du
XIX siècle, Fichte, Schelling, Hegel et M~ Cousin », Saisset ajoute: « C'est de cette époque
e

que datent le renom et l'influence de Spinoza» (tome I, XII).


12. Le même Saisset évoque, un peu avant, cette autre généalogie: « Déjà, dans ses élo-
quentes leçons de 1829, M. Cousin marquait d'un trait profond le vrai caractère du spi-
nozisme, et sur les traces de Leibnitz et Maine de Biran, il en mettait à nu le vice radical»
(op. cit., V).
13. Cette bibliothèque contient la presque totalité des œuvres des penseurs écossais
(voire anglais ou irlandais), essentiellement du XVIIIe siècle, dans leur langue originale:
Hutcheson, Dugald Stewart, Reid, Malthus, Erasme Darwin, Adam Smith, Ferguson,
Shaftesbury, Priestley, Cudworth, Berkeley, Hume, lord Monboddo (et même parmi les
moins connus, par ex., Beattie, Harris, Priee, Clarke, Isaac Watts, Paley, Search, Archibald
Alison, Campbell, Thomas Brown, Hanley, John Craig, John Playfair, Gilbert Stuart,
Joseph Butler, Henry Home).
SPINOZA ET VICTOR COUSIN

Autre indication: dans cette rnême bibliothèque, fort riche, se trouve


l'édition de Paulus de Spinoza 14 , à laquelle Cousin fait réference dans le
Cours de 1829 15 • Mais s'il est donc avéré que Royer-Collard pouvait lire
Spinoza dans une bonne édition (celle que lisait Hegel), en revanche on
ne trouve pas témoignage, dans ses leçons, publiées ou manuscrites, d'un
quelconque intérêt pour Spinoza.
Il faut donc aller chercher ailleurs.
Nous nous sommes proposé de nettement spécifier, dans la vie et l' œuvre
de Cousin, sous la Restauration, une première période, qui s'achève avec la
suspension de ses cours en 1820, et une deuxièrne période, mieux connue,
si l'on songe à son retentissernent public, à partir de 1828. La « Préface»
des Fragments de 1826 peut, ici, servir de tenon.
C'est, on le sait, dans le Cours de 1828-1829 que se rencontrent des
pages bien connues consacrées à Spinoza, dans les leçons Il et 12 16 • Et
elles roulent sur la conception, bien particulière à Cousin, des rapports
entre les notions de cause et de substance (Spinoza ayant, dans une cer-
taine descendance cartésienne, comme poussé à la lirnite une conception,
donnée pour cartésienne, de la substance, ce qui, quasiment, annihile la
notion même de cause, tout aussi bien pour ce qui concerne l'homme que
Dieu, et ce, par différence d'avec Leibniz, tel que le comprend Cousin,
peut-être via Maine de Biran). Nous reviendrons, plus bas, sur ces points.
Or la teneur de ces deux notions, ainsi que leur articulation peuvent
servir de fil conducteur, comme on a essayé de le rnontrer 17 , pour mettre
au jour la formation et l'évolution de la pensée de Cousin. Bien plus: leur
analyse permet, dans une problématique qui n'est jamais véritablernent
unifiée, qui est, partiellement, labile, de repérer le jeu des « influences» : la
référence allernande, une tradition française où l'on ne saurait méconnaître
l'importance d'un Biran (et ce que, par une sorte de mouvement rétrograde
du vrai, ce dernier permet de reconnaître dans le XVIIe siècle philosophant),
mais aussi, last but not least, une certaine référence grecque (lointaine-
ment, vaguement alexandrine 18 ). Ce qui nous propose un Spinoza dont

14. Benedicti de Spinoza Opera qUtR supersunt omnia. [... ] Henr. Eberh. Gottlob
Paulus[lena], renée, dans Bibliopolio Academico, 1802, 2 vol.
15. Cours de l'histoire de la philosophie, Paris, Didier, nouvelle éd. revue et corrigée, 1841,
tome 1cr, note 1 sous la page 426 : « Opp., ed. Paulus, Jen.1802-1803, 2 vol., in-8. »
16. D'une part, aux pages 425-427, d'autre part, aux pages 433-434 (dans l'éd. citée à la
note précédente).
17. Jean-Pierre Cotten, «Victor Cousin et la "philosophie de la nature" », Romantisme,
1995, n° 88, p. 38 sqq.
18. Deux repères, au moins, à ce propos: d'une part, une notation de Saisset touchant
l'interprétation de Spinoza par Jouffroy et par Jules Simon, op. dt., V; d'autre part, l'in-
troduction à la traduction de Proclus (que l'on peut éclairer par certains passages du cours
COTTEN

l'interprétation est cornrne au carrefour de ces trois influences: Spinoza/


Plotin (et/ou Proclus), Spinoza/Descartes (versus Leibniz) - mais égale-
ment: Spinoza/Hobbes 19 , Spinoza/Schelling.
Choisissons, d'abord, comrne repère la période qui s'étend de 1815 à
1820.
On ne s'arrêtera guère aux textes d'avant le Cours de 1818. Les références
à Spinoza sont peu nornbreuses 2o , cela dit, la problématique du rnoi (envi-
sagé, pour parler comme le Hegel de la « Préface» de la Phénoménologie
de l'esprit, tel un « point fixe» et nullement selon une « économie proces-
suelle») porte térnoignage - résistance? incompréhension? - que la cri-
tique cousinienne de Spinoza n'ira jamais jusqu'à la rnise au jour de ceci
que l'absolu n'est pas sujet (savoir: que la vérité de la substance, c'est le
concept), serait-il vrai que la célèbre critique que Hegel développe, en dis-
tinguant Spinoza de Leibniz21 , aura COlTlme un - fort lointain - répondant
chez Cousin: que la substance ne fait pas droit à la « cause-moi» (donc,
également, à Dieu comme cause de soi, entendue ici cornIlle absolu-sujet).
Du début jusqu'à la fin (moyennant, peut-être, une inflexion, par exemple
dans le Cours du semestre d'hiver de 1819-1820), non seulement Cousin
rnaintient la relation, très forte, entre rnoi, spontanéité et causalité22 , mais

- inédit - du semestre d'hiver 1820). Deux remarques, seulement: dans un passage de


l' « Introduction» à son édition de Proclus, Cousin fait le départ entre deux formes de
panthéisme, celle attribuée à Pro cl us et celle attribuée à Spinoza: Primus ad Theodorum
Libellus hoc habet inter alia multa insigne et prtecipuum, quod Panteismo, quantum par
est, foveat simul et adversetur, et Alexandrinum a Spinosistico Pantheismum prorsus dividat.
Ibi enim aperte profitetur Proclus libertatem humanam nec omnino nullam, nec omnino
absolutam esse, qute duo contraria opinionum vitia, sed potius monstra, philosophorum sectas
pene omnes misere distrahunt, nostraque tempora recens, Humio et Fichtio ducibus, invasere
(Procli Philosophi Platonici Opera, tomus primus, Parisiis, MDCCCXX, Prao:fatio primi
voluminis, LXXVI). Dans le Cours (inédit) de l'hiver 1820, on trouve, indéniablement,
une réference à un terme dont Damascius fait usage (Manuscrit 1906 [Bibliothèque de la
Sorbonne], p. 143).
19. Ce point est particulièrement sensible dans le Cours de l'histoire de la philosophie morale
au dix-huitième siècle, 1rc partie, éd. citée, p. 295. Mais l'on peut également se reporter au
Cours de 1818 (Cours de philosophie sur le fondement des idées absolues: Du vrai, du beau
et du bien, L. Hachette, 1836, A. Garnier éd., p. 309 et 338).
20. En plus des réferences indiquées ci-dessus, on ne rencontre pas de mention explicite
de la doctrine spinoziste.
21. Science de la logique, doctrine de l'essence, sect. 3, ch. 1, C, remarque, tr. fI. Labarrière/
]arczyk, Aubier, 1976, p. 238 sqq.
22. Par ex., Cours de philosophie moderne (année 1815-1816), p. 245 : « C'est dans le fait
de la spontanéité que se révèle à nous la notion de cause. Cette notion nous est donnée
par un principe de notre nature, qui nous fait attribuer à l'effort la production du mou-
vement organique, et, par conséquent, regarder l'effort comme cause et le mouvement
comme effet. »
SPINOZA ET VICTOR COUSIN

il tiendra à ne jamais concevoir l'absolu uniquement cornrne substance,


rnais aussi ... non pas cornrne sujet, rnais comme cause 23 •
Cela donne sens aux réferences - implicites? explicites? - qui se ren-
contrent dans les écrits de la période dont participe le célèbre Cours de
1818 : moyennant des possibles inflexions, infléchissements (on a pu parler
d'un rnoment « schellingien », il n'est pas interdit d'évoquer un rrlOment
« alexandrin 24 »), la référence spinoziste qui, il est vrai, du moins dans les
textes publiés, est fort peu présente prend place dans cette « stratégie ». Le
texte le plus significatif, serait - peut-être? -le passage de la Prcefotio primi
voluminis de 1820 de l'édition de Proclus.
On pourra, ici, se donner cornme un fil conducteur, du moins pour les
cours prononcés avant 1830 (ainsi que pour les textes publiés avant cette
date) : arrêtons-nous à la conception de la méthode propre à Descartes
dans ses relations avec la méthode pratiquée par Spinoza. Il serait possible,
à cet instant, de parler d'une descendance - partiellement - légitirne, du
moins compréhensible.

23. Plusieurs références, très claires, par exemple dans les articles (datant des années 1818-
1820) republiés dans la première édition des Fragments de 1826. On se réferera, avant
tout, à l'article « Du f~üt de conscience» et à la note que l'on peut lire à la fin. Elle est
décisive pour notre propos, j'en reproduis des passages étendus: « [ ... ] les philosophes
ont constamment mutilé l'un ou l'autre élément, réduisant sans cesse ou la substance et
le moi au non-moi, érigé en fait unique et fondamental, ou la substance et le non-moi au
moi, transformé en moi absolu, comme si ces deux mots n'étaient pas incompatibles, ou
enfin le non-moi et le moi à la substance, devenue alors une substance tout à fait abstraite,
une substance qui n'est pas une cause, abîme stérile où tout va s'engloutir, et d'où rien ne
peut sortir, éternité sans temps, espace sans dimensions, infini sans forme, force absolue
qui ne peut pas même passer à l'acte, puissance sans énergie, unité sans nombre, existence
sans réalité», Fragments philosophiques, A. Sautelet et cie, 1826, p. 227. Des passages
de la « Préface» (datée du 1cr avril 1826) vont dans le même sens, en particulier, XXIII
sqq., XXXlX, XL (<< Dieu [... ] à la fois vrai et réel, à la fois substance et cause, toujours
substance et toujours cause, n'étant substance qu'en tant que cause, et cause qu'en tant
que substance, c'est-à-dire substance absolue»). Il ne serait cependant pas illégitime de
faire le départ entre ces deux textes (si l'on songe aux corrections qu'acceptera, finalement,
Cousin dans la 3" édition des Fragments).
24. Les réferences les plus importantes sont constituées, d'une part, par la Prcefotio primi
voluminis aux Œuvres de Proclus (références à la note 16) et, d'autre part, par quelques
pages du Cours inédit de 1819-1820. Je cite un passage de la transcription que j'ai propo-
sée du Manuscrit 1906: « Les philosophes d'Alexandrie/ distinguent la liberté, l'essence
de l'homme/ de ce même principe réalisé, tombé dans/ l'actuel. Lessence de l'homme est
une force/ qu'ils appellent au top erigrap ta [on rencontre, chez Damascius, du moins dans
le De principiiis, paragr. 247, que Ruelle éditait, sous ce nom d'auteur, chez Klincksieck,
en 1889, le mot avec la terminaison phta; et l'on notera que cet éditeur, qui dédie son
travail à Joseph Guigniaut, rend hommage à Cousin, avec plusieurs références à son édi-
tion du commentaire de Parménide par Proclus], une/force que rien n'arrête, qui s'arrête
devant/elle-même», p. 143 du Mss. On trouve dans le premier écrit de Proclus (publié
dans la traduction latine de Guillaume de Moerbeke) un passage parallèle, éd. citée, I,
XLVI (<< autoperigrapton », id est ipsum circumscriptum).
Le jugement au début du Cours de 1818, dans la version qu'en donne
Garnier en 183625, n'est pas, somme toute, diHerent de celui que l'on peut
lire dans les prernières pages de la « Préface» des Fragments de 182626 : on
notera que, dans les deux contextes, l'accent est mis sur une nécessaire
réference à l'observation, que le XVIIIe siècle philosophant aurait mise à
profit et à contribution, et que cette réference à l'expérience est donnée
pour l'une des orientations, voire l'orientation première de la rnéthode
cartésienne. De telle sorte stratégie quelque peu retorse - qu'il ne s'agirait
pas tant de rompre avec le XVIIIe siècle que de le prendre au rnot et d'user
de la méthode d'observation de façon pleine et entière, et en respectant la
diversité des objets auxquels elle s'applique.
Cela dit, cette méthode d'observation - proprement: ce que Cousin
nomme et nomrnera la méthode psychologique - se trouve comrne sup-
plantée par une autre, toute différente:
Ainsi Descartes, après avoir si bien posé le point de départ de toute recherche
philosophique, s'égara sur la route, et laissa dégénérer trop tôt sa psycho-
logie en une logique non appuyée sur l'observation. Sa méthode s'effaça
peu à peu sous les habitudes des âges antérieurs, et finit par s'évanouir entiè-
rement dans les spéculations de ses premiers successeurs 27 •

Le début de la « Préface» de 1826 ne dit pas des choses sensiblement


différen tes :
Or, le cartésianisme, tel surtout que l'avaient fait Malebranche, Spinoza,
Leibniz et Wolf, le cartésianisme qui, dès le second pas, abandonne l'obser-
vation et se perd dans des hypothèses ontologiques et des formules scolas-
tiques ne pouvait prétendre au titre de la philosophie expérimentale 28 •

Suit un passage à la gloire du XVIIIe siècle: « triste philosophie », certes,


si la « philosophie de la sensation» conduit au matérialisme, mais philoso-
phie exprimant l'esprit du siècle, si on comprend que « la méthode expéri-
mentale était le fruit nécessaire du temps29 ».
Il ne faudrait donc pas se mettre en quête de sources du spinozislue
extérieures au cartésianisme (ce qui signifie que, dans la descendance du
jugement que Royer-Collard portait sur Descartes, on ne ménage pas ses
critiques à ce philosophe, ce qui signifie, également, que la réévaluation de
Descartes, ainsi que de la relation entre Reid et Descartes, dans l'édition de

25. ~d. citée, p. 4.


26. Ed. citée, IV
27. Çours de 1818, éd. citée, p. 3.
28. Ed. citée, IV
29. Ibid., V.
ET VICTOR COUSIN

1857 de la Philosophie écossaise, ne pourra pas ne pas avoir de conséquence


sur cette version de la généalogie du spinozisme).
Cela nous permet, pour conclure cette partie, d'en venir aux pages mieux
connues consacrées à Spinoza dans le Lours de 1829 : elles n'apportent pas,
au total, beaucoup d'éléments originaux.
Il suffit donc de mettre au jour la « chaîne des raisons» ; qu'il est une
cornmunauté, quant à la méthode, chez Descartes et les cartésiens, par
exemple Malebranche et Spinoza. Ces deux derniers sont les « fruits légi-
times des principes du rnaître 30 ».
Il n'est donc pas requis de chercher chez l'un des deux (en particulier
chez Spinoza) ce qui en expliquerait l'originalité, voire la « dangerosité ».
Cousin prend, à cet égard, deux exemples:
- d'une part, la conception de la liberté chez un Descartes qui « confond
souvent le désir et la volonté 31 » : Spinoza ne ferait, en un sens, qu'en déve-
lopper des virtualités;
- d'autre part, la conception de Dieu, substance plutôt que cause, au sens
où l'entend Cousin (à savoir « cause productrice et créatrice 32 »).
Du Dieu de Descartes à la substance spinoziste, il n'y a qu'un pas à
Üanchir33 .
En un mot, si « le vice est ici dans la prédominance du rapport du phé-
nomène à l'être, de l'attribut à la substance, sur le rapport de l'effet à la
cause 34 », il ne faut pas en incriminer particulièrement Spinoza qui n'aurait
jamais fait que pousser jusqu'à ses limites une tendance propre à la pensée
de Descartes.
Cela dit, si le spinozisrne, son interprétation, sa défense et son illustra-
tion ne constituent nullement un enjeu décisif, dans l'optique d'une
« politique de la philosophie », dans ces années-là, on peut comprendre
la rareté des références, voire leur dispersion. Le spinozisme ne deviendra,
ne deviendrait véritablement un enjeu que lorsque la réinterprétation, déjà
« spiritualiste », de la philosophie du XVIIe siècle, donc la réinterprétation du
cartésianisme, via une reprise de thèmes « écossais» et un éloignement de
la« mauvaise métaphysique de l'Allemagne dégénérée », conduira, de toute
nécessité, à une prise de position à l'égard de celui qui était donné comme
un continuateur de la « méthode» cartésienne. Il doit exister des éléments
dans le spinozisme qui ne sont pas qu'une mise en œuvre « exagérée» du
30. Éd. citée, p. 425.
31. Ibid.
32. Ibid., p. 427; dans le même sens, p. 433.
33. Ibid., p. 426 5qq.; dans le même sens, p. 433.
34. Ibid., p. 427.
cartésianisrne. Et tout d'abord lorsque sera lancée la fameuse bataille dite
du « panthéisrne ».

SPINOZA ET VICTOR COUSIN SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET

On se reportera, sur ce point, aux travaux de Patrice Verrneren et Pierre-


François Moreau, cités à la note 4, qui ont, pour l'essentiel, cerné l'enjeu
du débat.

EN FORME DE CONCLUSION

Le problème est, avant tout, de déterminer, de rnanière toute factuelle,


ce que l'on peut considérer comme le dernier état de la pensée, de la posi-
tion de Cousin.
On pourrait estimer - mais cela est probablement erroné que le « rap-
port verbal» de 1854 sur le livre de Foucher de Careil constitue le docu-
rnent auquel il faut, ici, s'arrêter.
Il n'en est rien: mieux vaut faire choix de la publication, en 1861,
d'une version, fort remaniée, du cours du premier semestre de 1829. Nous
pouvons justifier cela par des remarques d'un des élèves de Cousin, Émile
Saisset, qui va prendre position sur ce qu'il considère COlTlme une attitude
foncièrement nouvelle de Cousin 35 •
Cousin tient à nettement faire le départ entre Descartes et Spinoza36 •
Par ailleurs, il rnet l'accent sur les sources juives de la pensée de Spinoza37 ,
plus exactement sur un courant de pensée « hétérodoxe», qu'il réfère à
Maïmonide, qui, selon lui, hériterait d'une tradition de pensée « alexan-
drine », via la pensée arabe 3s •

35. Dans son dernier ouvrage, Précurseurs et disciples de Descartes (Didier, 1862), il reprend
et développe longuement les thèses qu'il avait exposées, d'une part, dans son Introduction
critique à sa nouvelle édition des Œuvres de Spinoza (Charpentier, 1861, 1'« Avant-pro-
POs» date du 1"r décembre 1860), d'autre part, dans un article, paru dans la Revue des
deux mondes (I5 janvier 1862, p. 296-334) : « La philosophie des Juifs, Maïmonide et
Spinoza ». Et il parle de la « nouvelle thèse de M. Cousin» (p. 188), qu'il date de la pré-
sentation, à l'Académie des sciences morales et politiques, d'un chapitre de son Histoire
générale, courant 1861.
36. « On ne peut légitimement tirer de la philosophie de Descartes celle de Spinoza. Les
deux philosophies ne sont point de la même famille», 1861, p. 434.
37. Ibid, p. 436 : « Un mot explique Spinoza: il est juif »
38. Plus exactement, Cousin fait d'abord réference à la Kabbale, op. cit., ibid., avant d'en
venir à Maïmonide qui, selon lui, « ne laisse à Dieu que des attributs négatifs », p. 437. En
conclusion: « Oui, Maïmonide et ses commentateurs de l'école juive hétérodoxe, voilà
selon nous les ancêtres et les vrais maîtres de Spinoza », p. 441.
ET VICTOR COUSIN

Par ailleurs, Cousin rectifie, de façon sensible, ce qu'il soutenait dans


les pages publiées en 1837: il ne prétend plus que cette source juive
conduirait au panthéislne39 . Mais il tient, aussi nettement, à se démarquer
des rernarques de Leibniz tendant à déceler, chez Descartes, ce qui peut
sinon expliquer entièrement, du moins rendre intelligible, partiellernent,
l'élaboration de la philosophie d'un Spinoza40 .
Plusieurs questions peuvent être abordées, à ce propos.
On peut envisager d'aborder la conjoncture d'ensemble - positivisrne
(Taine, Les philosophes français du XlX siècle, 1857); néo-spiritualisrne-,
cela n'est pas nécessairernent topique et spécifique.
On peut évoquer la place de l'éclectisme - elle n'est plus celle du début
des années 1840; peut-on, cependant, dire qu'il a perdu toute influence?
Et est-ce le point le plus irrlportant? Il est permis d'en douter.
En revanche, deux thèmes doivent être abordés:
- d'une part, les documents nouveaux qui ont été mis au jour: principale-
ment, les inédits de Leibniz, par Foucher de Careil;
- d'autre part, les travaux de Munk et d'Adolphe Franck sur la pensée juive
et plus spécialement sur Maïmonide.
Ces matériaux et ces travaux fournissent des aliments aux discussions
parmi les tenants d'une position qui est, globalement, « éclectique/spiri-
tualiste » et il est intéressant de noter que la plupart des membres de cette
tendance prennent position: Darniron et Franck, lors d'une discussion qui
a suivi la lecture par Cousin du texte qui paraîtra dans son Histoire générale
de la philosophie41 , mais égalernent Saisset42 • Trois positions seront soutenues

39. « Assurément il n'y a point de religion moins panthéiste que la grande religion qui a
servi de berceau à la nôtre », op. cit., p. 436.
40. Cousin, à ce propos, note qu'il a trop accordé, dans ses Fragments de philosophie
cartésienne, touchant les rapports, établis par Leibniz, entre Descartes et Spinoza (on
peut songer aux pages du chapitre: « Des rapports du cartésianisme et du spinozisme »,
Charpentier, 1845), alors que, après la publication des inédits par Foucher de Careil, il
tient à modifier sa position: « Mais de nouvelles études nous ont f~üt depuis longtemps
reconnaître que la pensée peu généreuse [ ... ] de Leibniz [ ... ] l'a jeté ici dans une exagéra-
tion que les faits démentent», op. cit., p. 418.
4l. « Observations sur Spinoza à la suite de la lecture par M. Cousin, d'un fragment de
son Histoire de la philosophie sur Leibniz, par MM. Damiron et Franck », Séances et tra-
vaux de l'Académie des sciences morales et politiques, 1861, 2" trimestre, Paris, A. Durand,
p.283-288.
42. On distinguera 1'« Introduction» à la nouvelle édition des Œuvres de Spinoza, publiée
en 1861 (Seconde Partie: critique, I, « Origines du système de Spinoza - Ses rapports
avec la philosophie de Descartes », p. 221 sqq.), l'article paru en janvier 1862, dans la
Revue des deux mondes, après, donc, la discussion à l'Académie et l'ouvrage de 1862 (deux
éditions dans la même année), Précurseurs et disciples de Descartes (Didier), qui, en appa-
rence, comporte des développements étendus sur ces questions (<< Les origines du pan-
théisme de Spinoza», p. 185-352) mais qui, en réalité, reprend les développements de
1'« Introduction» et de l'article précité.
(et peut-être se ramènent-elles à deux43 ) : séparer totalement Descartes de
Spinoza (finalement, ce sera la position de Cousin; Franck conforte par-
tiellernent cette position, du moins en acceptant, avec quelques rernarques
critiques il est vrai, la réference à Maïmonide, mais il ne se prononce pas
sur le fond 44 ); discerner deux parties dans Descartes (Damiron 45 , en un
sens, égalernent, Saisset); faire, malgré tout, de Leibniz le « bon» conti-
nuateur de Descartes (telle serait la position d'un Foucher de Careil, que
l'on ne peut cependant compter parmi les « cousiniens »).
Par ailleurs, on ne peut oublier (en particulier si l'on songe à certaines
notations de Foucher de Careil) que cette discussion ne se laisse pas séparer
d'une conjoncture plus générale, où l'éclectisrne se trouve attaqué par ce que
l'on pourrait nornmer une version plus « dure» du spiritualisme, dont, en
un sens, le représentant sera Ravaisson. Saisset est bien conscient - et il le
déclare sans ambages -- que la position de Cousin, visant à sauvegarder un
cartésianisme sans ombre ni défaut, n'est pas séparable de visées pratiques 46 :
s'il est d'accord pour lutter contre toute forme de « panthéisme », il ne veut
pas le faire au prix de la distorsion de la vérité historique.
Ces points étant précisés, de nouvelles questions s'offrent à nous, qui
mériteraient une étude ultérieure.
Quelle est l'incidence, directe et indirecte, de cette émergence d'un spi-
ritualisme « pur et dur» sur les conditions mêmes de la discussion? Avec,
en toile de fond, probablement, la présence, fût-ce hors de l'Université, de
courants mettant en question l'hégémonie du spiritualisme cousinien (on
peut songer à Taine, mais pas uniquement à lui). Une analyse fouillée des
enjeux théoriques et historico/idéologiques sous l'Empire « libéral» méri-
terait d'être reprise.
Peut-on interpréter de manière tout instrumentale cette référence
à Maïmonide aux fins de nettement faire le départ entre Descartes et
Spinoza? On parlerait, alors, d'une pure et sirnple « valeur d'usage» des
conceptions philosophiques. Cela paraît bien court.
Ne conviendrait-il pas, également, de prendre en considération, dans
cette version «psychologique» de Descartes, d'un Descartes opposé à
toute tentation « logique/logiciste », l'efficace d'un retour à la philosophie
du common sense. Ce retour conduit à une réévaluation de Descartes par
Reid, cornme en témoignent l'édition de la Philosophie écossaise de 1857 et
les références qui y seront faites dans l'édition de 1861 de l'Histoire générale
de la philosophié1 .
43. En ce sens, P-F. Moreau, 1980, p. 92.
44. Séances et travaux de l'Académie ... , op. rit., p. 288.
45. Séances et travaux ... ) op. rit., p. 283.
46. «,La philosophie des Juifs ... » article cité, p. 331 sqq.
47. Ed. citée, par ex., n. l, sous la p. 417 [référence à la Philosophie écossaise, 9" leçon,
p.405].
La réception de Spinoza
dans les milieux catholiques français
CHANTAL ]AQUET

Poursuivi au XVIIe siècle par tous les clergés d'Europe qui voient en lui
1'« ambassadeur soudoyé de Satan », selon la formule du docteur Musaeus,
Spinoza continue d'être considéré « comme une peste et son livre, un don
sinistre de l'enfer 1 »dans les milieux religieux au XVIIIe siècle. Or, cette atti-
tude de condamnation sous forme d'invective, d'occultation ou de réfu-
tation cède le pas, seInble-t-il, au XIXe siècle en France à un accueil plus
mesuré de la part des penseurs catholiques. Signe des temps? En 1806,
paraît une Apologie de Spinoza et du spinozisme contre les athées, les incré-
dules et contre les théologiens scolastiques et platoniciens écrite par l'abbé
Antoine Sabatier, dans laquelle l'auteur du Traité théologico-politique n'est
plus diabolisé, mais sanctifié à l'instar des plus grands défenseurs du chris-
tianisme. « Quoique juif, Spinoza vécut toujours en chrétien. [... ] S'il a
fini comIne on n'en peut douter par embrasser le christianisme, il aurait
dû être mis au rang des saints, au lieu d'être placé à la tête des ennemis de
l'être suprême2 • » :Labbé Antoine, dit Sabatier de Castres, connu surtout
pour son ouvrage intitulé Les trois siècles de la littérature française, se targue
d'être le premier à rendre justice à Spinoza et à le réhabiliter aux yeux d'un
public chrétien abusé par les fausses réfutations de Bayle et de Jacquelot.
Faut-il voir dans cet événement littéraire l'avènement d'un changement
radical des catholiques à l'égard de l'œuvre du philosophe hollandais et la
naissance d'un courant spinoziste chrétien? C'est ce qu'il importe de déter-
tniner en étudiant la réception de Spinoza dans les milieux catholiques
français. Au cours de cet examen, il s'agira moins de recenser les traces
d'une focalisation sur la pensée de l'auteur de l'Éthique que de dégager la
spécificité d'une approche catholique du spinozisme.

1. Cf Graevius, op. cit., par É. Saisset, Introduction critique aux œuvres de Spinoza, p. 2,
Charpentier, 1860.
2. Op. cit., p. 12.
CHANTAL

Il convient en effet de rernarquer que l'intérêt pour Spinoza n'est pas


propre aux catholiques, mais qu'il gagne tous les penseurs chrétiens3 . Non
seulement les œuvres du philosophe hollandais font l'objet de rnultiples
études, rnais elles sont traduites pour la prernière fois en français par Érnile
Saisset qui ne cache pas ses profondes convictions religieuses. Cet engoue-
ment général pour Spinoza s'explique par deux raisons majeures. D'une
part, il est le reflet du développement de la recherche de type historique
qui se présente à la fois comrne un héritage du rnouvernent encyclopédique
et comrne une innovation liée à l'Éclectisme. D'autre part, cet intérêt est
tout droit importé d'Allemagne, car la fascination que Spinoza exerce sur
les esprits outre-Rhin et les éclats de la querelle du panthéisme franchissent
les frontières, contraignant les penseurs français à prendre position. Saisset
se fait d'ailleurs clairement l'écho de cette nécessité d'ouvrir le dossier: Que
penser de ces « transports d'admiration que le spinozisme inspire à l'Alle-
lTlagne contelTlporaine? Spinoza est-il un rnatérialiste ou un rnystique?
Faut-il l' appeler avec Bayle un athée de système, ou dire avec Novalis qu'il
était ivre de Dieu? Du XVIIe qui l'a maudit, et du nôtre qui l'exalte, qui a
raison, qui a tort4 ? » Les catholiques partagent certes cette double préoc-
cupation historique et s'inquiètent de la progression du panthéisme, mais
ils abordent l'œuvre de Spinoza dans le cadre d'une visée apologétique de
leur propre religion. C'est donc cet angle d'approche particulier qu'il faut
déterrniner pour saisir leur spécificité.
Qu'ils soient traditionalistes et partisans de Joseph de Maistre ou qu'ils
soient séduits par les sirènes du saint-simonisrne et des doctrines sociales,
les catholiques dans leur ensemble doivent faire face au début du XIXe siècle
à une crise profonde issue de la Révolution de 1789, qui se manifeste par
le recul de leur foi, par la progression de la libre pensée, de la Réforme et la
multiplication de courants religieux. Le clergé dont l'autorité est afEüblie
cherche à redorer son blason et à enrayer la désaffection des fidèles. C'est
dans le cadre de cette lutte pour le christianisme historique que les catho-
liques sont amenés à s'intéresser à Spinoza et à brosser un tableau plus ou
moins laudateur de son système selon qu'il est réputé servir ou desservir les
intérêts de l'Église. Du même coup Spinoza n'est jamais véritablement étu-
dié en lui-même, il est plutôt utilisé comme une figure dont les contours
varient et se contrarient en fonction des diverses raisons invoquées pour
expliquer le recul de la foi. Ainsi, Spinoza portera tour à tour le rnasque

3. Ainsi chez les protestants, Amand Saintes écrit une Histoire de la vie, des ouvrages de
B. de Spinoza, fondateur de l'exégèse et de la philosophie modernes, publiée à Paris en 1842;
Albert Fraysse soutient en 1870 une thèse devant la faculté de théologie protestante de
Montauban, intitulée ridée de Dieu chez Spinoza.
4. Introduction critique aux œuvres de Spinoza, p. 7-8, Charpentier, 1860.
LA RÉCEPTION DE SPINOZA DANS LES MILIEUX

de Satan ou du saint, du bon chrétien ou de l'ennemi protestant. À défaut


de répertorier toutes ces figures, nous nous bornerons à analyser les deux
portraits exécutés respectivernent par l'abbé Antoine Sabatier et par l'abbé
Édouard-Frédéric Chassay qui, à la rnanière d'un Janus biftons, incarnent
l'ambiguïté et les tendances extrêrnes des positions à l'égard du système
spinoziste.

LE SPINOZA DE SABATIER

Dans son apologie, Sabatier de Castres estime que le clergé, longtemps


la classe la plus éclairée, a perdu sa puissance et sa considération faute de
lumières; il impute la crise à l'obscurantisme des prêtres et notamment à
leur refus obstiné du matérialisme. «Tant que le christianislne professera
l'immatérialité ou la non-étendue de Dieu et des âmes, il aura indispen-
sablement pour ennemis les naturalistes, les chinlÏstes, les anatomistes, les
médecins et tous les observateurs de la nature. C'est cette absurde doctrine
qui a peuplé le monde chrétien d'hérésiarques, d'incrédules et d' athées 5 • »
Fort de ce constat, il présente Spinoza sous les traits d'un matérialiste
intelligent, victime du clergé, et pourtant son sauveur. Spinoza n'est pas
un athée, mais un chrétien de système, car son œuvre est une « chaîne non
interrompue de preuves et de démonstrations de l'existence de Dieu6 . »
Pour défendre le philosophe, il s'attaque principalement au chef d'accu-
sation selon lequel Spinoza n'admettant qu'une seule substance dans le
monde, il s'ensuit que Dieu et nos âmes ont des parties matérielles et sont
par conséquent périssables. Sabatier n'aborde pas les polémiques liées à la
négation du libre arbitre et ses conséquences morales. Il se borne à justifier
le matérialisme prêté à Spinoza ainsi que sa théorie de la causalité imma-
nente en montrant l'absurdité d'un immatérialisme et d'une création ex
nihilo. Pour lui, afErmer le caractère incorporel et inétendu de Dieu, c'est
nier sa puissance et son existence. Non seulement un être incorporel et sans
parties ne peut agir sur la matière, mais il est contradictoire de prétendre
que ce qui n'est pas matière puisse avoir quelque réalité. Dire que Dieu est
un pur esprit, c'est-à-dire un être incorporel, c'est formellement affirmer
et nier à la fois son existence. Sabatier renverse donc les rôles en montrant
que le véritable athée n'est pas celui qu'on croit. Quiconque ôte à Dieu
la matière lui ôte la réalité et fait le lit des incrédules qui ont beau jeu de
prétendre que des êtres incorporels comme l'ârne ou le créateur sont des
vues de l'esprit. « Le plus haut degré de déraison et d'extravagance où les

5. Apologie de Spinoza et du spinozisme, p. 53-54, Fournier Frères, 1810.


6. Ibid., p. 10.
CHANTAL

hommes soient parvenus est celui d'avoir cru honorer l'être supi'êrne en le
dépouillant de toute fonne corporelle, celui de prétendre qu'une substance
réelle se trouve partout et n'habite nulle pare. » De la mêrne manière, la
création ex nihilo est incompréhensible, car on ne tire pas quelque chose de
rien ou du néant, « rnots vagues et inconcevables qui n'expriment qu'une
négation ». Les attributs de Dieu sont éternels comme Dieu et il est clair
que Dieu n'a pu tirer que de lui-même tous les corps qu'il a fonnés et n'en
poser aucun hors de lui.
Ainsi, en s'appuyant sur Spinoza, il n'est plus permis de douter que
Dieu et l'âme sont des êtres réels et éternels. Le Dieu de Spinoza a de
l'étendue, de la réalité, il a tiré toute chose de lui-mêrne et non du néant.
Loin de favoriser l'impiété, le philosophe la cornbat en confortant la vérité
des dogmes du christianisme. « D'après son système, l'athéisme, cet orphe-
linage des âmes, devient contradictoire, absurde et impossiblé. » Spinoza
est ce matérialiste béni qui bat les matérialistes sceptiques sur leur propre
terrain en opposant l'antidote d'une substance corporelle éternelle à leur
conception d'une matière organisée périssable et à leur négation de l'im-
mortalité de l'âme. Il constitue par conséquent un plus sûr rempart contre
l'athéisme que les tenants d'un Dieu incorporel et incompréhensible à la
manière de Pascal ou des théologiens qui exacerbent les critiques et les
railleries. « En adoptant le spinozisme ou la corporéité de Dieu, les objec-
tions les plus fortes de l'impiété se tournent en preuves démonstratives de
notre religion 9 • »
Sabatier voit donc en Spinoza le sauveur de la foi et le fondateur d'un
matérialisrne chrétien qui lui paraît être la seule doctrine conforrne à la
raison et aux textes sacrés. Ce faisant, il force les traits et il faut bien recon-
naître que le saint Baruch qu'il nous brosse pour les besoins de la cause
catholique ne ressemble guère à l'auteur de l'Éthique. Certes, Spinoza
attribue l'étendue à Dieu, mais jamais il ne le présente comme un être
corporel composé de parties. Au contraire, l'attribut étendue est éternel et
indivisible: « La substance corporelle en tant qu'elle est substance ne peut
être divisée lO • » Spinoza ne considère pas le rnouvement et l'intelligence
comme des propriétés de la matière, contrairement aux assertions de l'abbé
qui estime que celle-ci est capable de produire la pensée. « Ni le corps ne
détermine l'esprit à penser, ni l'esprit ne détermine le corps au mouvement
ou au repos ou à quelque chose d'autre ll . » Si Spinoza a distingué le Christ

7. Ibid., p. 24.
8. Ibid., p. 59.
9. Ib~d., p. 71.
10. Ethique,!, scolie, prop. XY.
11. Ibid., III, prop. II.
RÉCEPTION DE SPINOZA DANS LES MILIEUX

parmi les prophètes pour en faire l'organe irnmédiat de la sagesse divine,


il n'embrasse pas pour autant la foi chrétienne en souscrivant au mystère
de la Trinité. L abbé conclut d'ailleurs son apologie par une remarque qui
n'est guère compatible avec l'affirmation spinoziste de l'intelligibilité de la
nature de Dieu. « La connaissance de la nature divine est étrangère à nos
devoirs et inaccessible à notre intelligence. »
Vérité mise à part, l'apologie de l'abbé Sabatier est instructive, car elle
permet de comprendre le passage de l'image d'un Spinoza athée à l'image
d'un Spinoza chrétien par le truchement d'une vision matérialiste du réel.
Reste que cette thèse n'est pas très catholique, car la métamorphose du
suppôt de Satan en suppôt d'un Dieu corporel sent le soufre et n'emportera
pas les suffrages. L'abbé le sait, qui s'attend à rnourir d'abandon comme un
réprouvé et qui constate que les prêtres catholiques romains ont surpassé
les philosophes dans l'art de lui nuire. Contre le chœur des adversaires du
spinozisme, il prophétise le triomphe de la justice car « la vérité naît, croît
et prospère sur la tombe des passions 12 ».
En attendant la voix de l'abbé Antoine reste fort marginale13 dans le
concert des condamnations. C'est plutôt l'abbé Chassay, chanoine hono-
raire de Bayeux et professeur de philosophie, qui est le porte-parole de
la majorité silencieuse du clergé et qui va brosser le portrait officiel de
Spinoza aux yeux des catholiques à travers deux articles tirés de La défense
du christianisme historique d'une part, et de la Conclusion des démonstra-
tions évangéliques ou Catéchisme historique des incroyants, d'autre part. C'est
ce second ouvrage publié en 1853 qui va surtout retenir notre attention,
car dans le premier Spinoza est évoqué de manière plus indirecte dans un
appendice destiné à souligner les origines du rationalisme allemand 14 . Ce
texte qui ouvre La défense du christianisme historique éclaire néanmoins
les raisons pour lesquelles l'abbé Chassay s'emploiera par la suite à réfuter
Spinoza.

LE SPINOZA DE CHASSAY

L'examen de la pensée spinoziste s'inscrit comme chez Sabatier dans le


cadre d'une visée apologétique. Le but du Catéchisme des incroyants est de
démontrer la vanité du rationalisnle moderne quand il essaie de substituer

12. Apologie de Spinoza et du spinozisme, p. 117.


l3. Les écrits de l'abbé n'ont d'ailleurs jamais été au goût de ses supérieurs qui lui avaient
défendu de s'occuper de littérature, juste après qu'il fut tonsuré. Sabatier passa outre et
dut quitter le séminaire de Toulouse.
14. Cf Défense du christianisme historique, t. l, appendice 1, p. 35-55.
CHANTAL

ses opUllons personnelles aux croyances traditionnelles, et de « rendre


une complète justice à l'histoire de la révélation, à l'influence de l'Église,
aux institutions catholiques, enfin au principe d'autorité en rnatière reli-
gieuse ls ». L'abbé défend ainsi le christianisrne historique contre trois enne-
rnis auxquels il consacre successivement ses trois livres: le protestantisnle,
le rationalisme et le socialisme. Il estime avec Joseph de Maistre que l'his-
toire des trois derniers siècles a été défigurée par les écrivains protestants,
jansénistes ou sceptiques, de sorte que les gens instruits les considèrent à
tort comme les émancipateurs de la raison hurnaine. La Réforme qui a
engendré le jansénisrne et le rationalisme est la source de tous les rnaux.
C'est pourquoi le but de l'ouvrage du chanoine de Bayeux consiste à « tra-
cer un tableau fidèle de la lutte du principe protestant contre le principe
d'autorité personnifié dans l'Église catholique l6 ».
Dans ce contexte, Spinoza fait figure d'ennemi dangereux, car il est
pour Chassay la créature de la Réforme, ce qui explique que son cas soit
exarniné dans le livre l, au cours de la sixième partie consacrée à l'influence
du protestantisme sur la théologie et la philosophie du XVIIe siècle. Dans sa
Défènse du christianisme historique, l'abbé estimait déjà que Spinoza est le
fondateur de la théologie spéculative, de la critique biblique rationaliste, et
s'appuyait sur Amand Saintes pour le prouver. « Non seulement Spinoza
est le vrai père du panthéisme allemand; mais il a produit encore l'exégèse
luthérienne l7 • » L'auteur du Traité théologico-politique est l'homme à abattre
car il nourrit les trois hérésies qui nuisent au catholicisrne. Émanation du
protestantisrne et source du rationalisme allemand, il est aussi et surtout à
l'origine du socialisme. C'est ce qui ressort à la fin de l'appendice consacré
aux origines du rationalisme allemand, lorsque l'abbé annonce son inten-
tion de parler longuement« des principaux théologiens spinozistes de l'Alle-
rnagne contemporaine. Il faut que la France sache dans quels abîmes mène
la négation du christianisme historique et quels sont les nlaîtres de Louis
Feuerbach, de Bruno Baeur, de Karl Marx, d'Arnold Ruge, de Karl Grün,
de Maurice Hess, de Frédéric Engels et d'Ewerbeck l8 ». Spinoza est donc
vraiment le « grand tentateur sous l'arbre touHu de la science », selon l'ex-
pression d'Edgar Quinet. On comprend alors que l'abbé ernploie toute
son industrie à déjouer les pièges du malin Spinoza et lui consacre onze
chapitres alors qu'il expédie les cas de Hobbes, Gassendi et Descartes en
cinq chapitres.

15. Conclusion des démonstration:; évangéliques. Catéchisme des incroyants, p. Il, publié par
l'abbé Migne, 1853.
16. Ibid, p. 10.
17. Défense du christianisme historique, t. I, appendice I, p. 36.
18. Ibid, p. 55.
DE SPINOZA DANS LES MILIEUX

La rnéthode de défense du catholicisme et la technique de réfutation de


Chassay sont particulièrernent habiles. Labbé ne cherche pas seulement à
convaincre les érudits et les gens du monde, mais tous les ecclésiastiques
qui, dans les chaires ou la presse, travaillent à lutter contre le scepticisrne
contemporain. C'est pourquoi il entend donner des armes au clergé qui n'a
pas les moyens de se procurer des ouvrages rares et chers. Pour permettre
au public de connaître et juger les auteurs, il constitue donc un recueil des
opinions émises à leur sujet et choisit de préference celles qui érnanent de
penseurs contemporains en raison de leur plus grand prestige et de leur
plus grande autorité sur les esprits, tant il est vrai qu'elles sont estimées être
davantage à la hauteur des idées du temps. Labbé réalise alors le tour de
force de réfuter un auteur sans jamais écrire une ligne contre lui en dispo-
sant méthodiquement les jugements des écrivains peu suspects de flatter
ses idées de façon à produire l'effet escompté. Il se borne simplernent à
rajouter des titres de chapitre pour assurer la cohésion d'ensernble et à
signaler qu'il n'approuve pas nécessairement chacun des penseurs cités. Il
ne répugne pas à se servir d'un adversaire pour le retourner contre un autre
et lui faire accorrlplir les basses besognes qu'en toute irrlpartialité il se refuse
à exécuter, puis il le désavouera à son tour le rnoment venu. Ainsi, « les
rationalistes les plus décidés jugeront les actes et les doctrines incrédules
du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle 19 », avant de comparaître eux aussi devant
le tribunal de l'histoire.
La réfutation de Spinoza est conforme à cette méthode. Citations de
Bayle mises à part, l'abbé mobilise les jugements de ses contemporains et
errlprunte ses critiques à des théoriciens du droit comme le professeur de
législation Lerminier, à des historiens de la philosophie comme Saisset, et
à des philosophes spiritualistes éclectiques comme Jouffroy, ou criticistes
comme Renouvier. L exécution de ce portrait où Spinoza est dépeint sous
les traits d'un philosophe hautain, vain, irrlpie et tyrannique est rondement
menée en trois temps. Labbé commence par une présentation de sa vie et
de ses précurseurs sous la houlette de Bayle (ch. VII et VIII), puis il entame
une analyse critique des fondements de son système en se plaçant sous la
double autorité de Lerminier et de Saisset (ch. IX à XI), et développe enfin
les conséquences ruineuses de sa philosophie en rnatière de morale, de
religion et de politique en invoquant les réfutations de Jouffroy, Bayle et
LerrrlÏnier à nouveau, ainsi que celles de Renouvier (ch. XII à XVI).
Labbé confie donc d'abord à Bayle - qui sera mis sur la sellette à son
tour dans les chapitres suivants -le soin d'ouvrir le procès en exhibant les
antécédents de Spinoza. La réference à l'auteur du Dictionnaire possède

19. Conclusion des démonstrations évangéliques. Catéchisme des incroyants, p. 10.


CHANTAL

une double fonction. Elle vise en prernier lieu à nier le caractère novateur
de la pensée spinoziste en l'assimilant à une variante de l'atornisme ou du
panthéisme stoïcien, et à montrer son étrangeté, voire son paganisme en
le rattachant à des sectes orientales. Bayle dans son article considérait en
effet que « le dogme de l'ârne du rnonde, qui a été si comrnun parmi les
anciens, et qui faisait la partie principale du systèrne des stoïciens, est dans
le fond celui de Spinoza20 », et faisait état d'un spinozisrne des Chinois et
des Japonais. En second lieu, elle a pour but de montrer qu'en dépit de son
manque d'originalité, Spinoza est dangereux, car s'il n'est pas le premier
athée, il « est le prernier qui ait réduit en système l'athéisme 21 ».
Après avoir rattaché Spinoza à des courants païens, l'abbé entre ensuite
dans le vif du sujet en fournissant une double présentation de sa doctrine
sous la forme d'un bref résumé emprunté à Lerminier et destiné sans doute
aux esprits les moins éclairés, d'une part, et sous la fonne d'une synthèse
plus développée et érudite, extraite de L'introduction critique aux œuvres de
Spinoza par Saisset, d'autre part. Des deux versions se dégage cependant la
même idée fondamentale selon laquelle la philosophie spinoziste noie l'in-
dividualité et condamne sans espoir l'homme à s'évanouir dans le gouffre
de l'être infini. Le résumé du panthéisme de Spinoza que Chassay donne
au chapitre XI reproduit la conclusion de l'article de Lenninier22 et s'appa-
rente davantage à une réfutation et à une apologie du christianisme qu'à un
exposé synthétique. En effet, Lerminier achevait son examen par de sévères
critiques à l'encontre de celui qu'il considère comme le I11étaphysicien le
plus original.
:Lhomme de Spinoza est encore moins individuel que celui de Platon:
partie et instrument d'un vaste organisme, il n'a qu'à se mouvoir à sa place
et à son rang. A-t-il opéré ses mouvements avec exactitude? On lui déclare
qu'au-delà de ce monde, il n'y a rien, car ce monde est Dieu, il est Dieu
lui-même. Il ira rejoindre l'être infini, à la condition, il est vrai, de ne pas
le savoir et de ne pas le sentir. :Lhomme est assez exigeant pour ne pas s'es-
timer heureux de cette portion de divinité 23 •

Il entonnait pour finir un couplet vantant les mérites de la religion


chrétienne que Chassay joint en toute irnpartialité à ce qu'il appelle un
«résumé du panthéisme de Spinoza ». «Le christianisme annonce à
l'homrne que son ârne est immortelle et jouira d'une autre vie. Or l'huma-
nité ne reviendra pas sur ses pas; elle ne retournera ni au panthéisrne ni au
20. Dictionnaire, op. cit., par Chassay, Conclusion ... , p. 447.
21. Cité par Chassay, Conclusion ... , p. 445.
22. Cf: Philosophie du droit, II, ch. VII, p. 130-153, Charpentier, 1835.
23. Philosophie du droit, p. 153, citée par Chassay, Conclusion ... , p. 454.
RÉCEPTION DE SPINOZA DANS LES MILIEUX

mosaïsrne ... 24 » Quiconque se contenterait de lire ce résumé pour se faire


une idée du spinozisme ne rnanquerait pas de conclure qu'un tel système
constitue une régression pour l'humanité privée de dignité et de salut.
La synthèse savante, qui ouvre le chapitre X, intitulé « Idée fondamen-
tale du spinozisrne », est en revanche rnoins polérnique, mais elle cède bien
vite le pas à la critique. À peine Chassay a-t-il rappelé les explications de
Saisset au sujet de la nature de la substance, des attributs, des modes, et
sa thèse selon laquelle « toute la philosophie de Spinoza devait être et est
en effet le développement d'une seule idée, l'idée de l'infini, du parfait,
ou cornrne il le dit de la substance25 », qu'il l'utilise aussitôt pour discrédi-
ter, aux yeux du vulgaire comme des érudits, le misérable panthéiste dont
toute« l'Éthique dédaigne le sens commun et n'est qu'un paralogisme per-
pétueF6 ». La démarche est d'autant plus habile que le professeur d'histoire
de la philosophie à la faculté de lettres de Paris est une autorité reconnue
notamment pour sa Philosophie religieuse, couronnée à la fois par l'Aca-
démie des sciences morales et politiques, et par l'Académie française; il
va donc servir de caution scientifique et de garant d'impartialité. Spinoza
dédaigne le sens comrrlun car, en refusant toute certitude ernpirique au
profit de l'usage exclusif d'une raison géométrique, il en vient à bannir sans
retour le moi et à nier sa réalité vivante imrnédiatement sensible. Saisset ne
le proclame-t-il pas avec force?
Si Spinoza n'avait pas eu le dessein prémédité de se passer de l'expérience,
si, pour ainsi parler, il ne s'était pas mis un bandeau devant les yeux pour
n'y point regarder, aurait-il construit le système entier des êtres avec ces
trois seuls éléments: la substance, l'attribut et le mode? Certes, s'il est une
réalité immédiatement observable pour l'homme, une réalité dont il ait le
sentiment énergique et permanent, c'est la réalité du principe même qui
constitue la réalité du moi. Cherchez la place du moi dans l'univers de
Spinoza, elle n'y est pas, elle n'y peut pas être 27 •

Ainsi la foule jugera en voyant à quelles aberrations peut conduire le


mépris du sens commun. Mais les spéculatifs seront eux aussi servis et
pourront constater avec l'éminent historien de la philosophie que l'Éthique
n'est qu'un paralogisrne perpétuel. Spinoza ne prouve pas son système, il
se le donne tout entier avec les définitions qui comprennent déjà toute la
doctrine qu'il entend établir. « La forme géornétrique ne doit pas ici faire

24. Ibid.
25. Introduction critique aux œuvres de Spinoza, p.29, Charpentier, 1844, citée par
Chassay, Conclusion ... , p. 454-456.
26. C'est le titre du chapitre XI.
27. Op. cit., par Chassay, p. 457.
CHANTAL

illusion. Spinoza démontre sa doctrine si l'on veut, nIais il la démontre


sous la condition de certaines données qui au fond la présupposent et la
contiennent. C'est un cercle vicieux perpétuel 28 ... »
Après les vigoureux coups de boutoir portés contre les principes du
spinozisme, il ne reste plus qu'à déployer dans un dernier temps leurs
conséquences désastreuses et inacceptables pour la rnorale, la religion et la
société. C'est par l'interrnédiaire de JoufEroy29 que l'abbé lance son assaut
final. En concentrant toute causalité, toute liberté et toute existence en
Dieu, le panthéisme ruine la possibilité pour l'homme, dépourvu d'effi-
cace propre, d'instituer des règles obligatoires ou facultatives et le conduit
à la passivité et à la licence. Spinoza est donc le fossoyeur de la morale et
du droit. Mais il ne s'arrête pas là, il porte aussi une rnain criminelle sur la
religion et consomme la mort de Dieu. N'est-il pas le « plus grand athée
qui ait jamais été », selon la célèbre formule de Bayle reprise en majus-
cule au début du chapitre IX? Il professe d'étranges idées sur l'immortalité
de l'âme, et le chanoine de Bayeux charge Lerminier de les pourfendre.
Spinoza prétend que l'esprit ne meurt pas tout entier avec le corps, mais
n'offre à l'homrne aucune récompense à sa vertu et demeure bien silen-
cieux quant à la destinée de l'âme. « Que devient donc ce quelque chose
qui reste et qui vous embarrasse de son éternité? Une fois que le corps a
disparu, le panthéisme ne sait plus rien 30 . » L'irnpie hollandais cautionne
également une « politique tyrannique dans l'ordre religieux3l », car, selon
Renouvier32 , il subordonne le pouvoir spirituel au pouvoir ternporel en
affirmant la suprématie absolue du souverain en cas de conflit.
C'est encore à l'auteur du Manuel de philosophie moderne que le cha-
noine de Bayeux emprunte son jugement concernant le système politique
de Spinoza, faisant décidément feu de tout bois, car non content de citer un
passage allusif où Renouvier mentionne « cette opinion si dure et si injuste
de Spinoza sur les fenlmes et cette institution de l'esclavage 33 », il isole, par
des majuscules, une portion de phrase, d'où il ressort que « LE MÉPRIS
POUR LES HOMMES DOMINE DANS (LA) DOCTRINE34 » de l'au-
teur. Esclavagiste, misogyne, misanthrope, Spinoza aurait dû en tirer les
leçons et ne pas prôner la dérnocratie. Incohérence que Chassay s'empresse

28. Ibid., p. 459.


29. Cours de droit naturel, leçon VII, op. cit., par Chassay, Conclusion ... , p. 460-461.
30. Philosophie du droit, citée par Chassay, Conclusion ... , p. 461-462.
31. C'est le titre du chapitre xv.
32. Cf Manuel de philosophie moderne, livre IV, § 2, cité par Chassay, Conclusion ... ,
p.462.
33. Ibid., p. 462.
34. Ibid.
RÉCEPTION DE SPINOZA DANS LES MILIEUX

de relever par la plurne de Renouvier: « On peut encore s'étonner cepen-


dant que les habitudes de sa pensée ne l'aient pas conduit à un plan de
gouvernernent plutôt théocratique que populaire 35 • »
En définitive, le portrait dessiné par Chassay apparaît cornme un pot-
pourri de toutes les critiques, rnais aussi de tous les contresens classiques
au sujet du système spinoziste. Sabatier péchait par excès d'enthousiasrne,
Chassay par excès de haine, à tel point qu'il est le prototype même de
ces méchants chrétiens décrits par Spinoza36 qui transforrnent l'Église en
théâtre et les docteurs en orateurs. Le recueil du chanoine est un chef-
d' œuvre de mauvaise foi, car non seulernent Chassay extrait des citations
de leur contexte et choisit toujours les plus défavorables, fIlais il les juxta-
pose et utilise des titres ou une typographie tels que les effets critiques sont
amplifiés au point de n'avoir plus grand rapport avec l'intention initiale
des auteurs sélectionnés. De ce point de vue, son apologie du christia-
nisme ainsi que celle de Sabatier sont exemplaires de la nature d'un travail
militant qui ne cherche pas à connaître, rnais à rassembler en créant des
figures de proue et des figures repoussoirs. Pour Chassay, «exister c'est
combattre », et cette devise qu'il place en exergue de son ouvrage repose sur
le mythe de l'ennemi qui, toujours et partout, est le lieutenant de Satan.
Reflet des clivages très nets d'un clergé en crise, la réception très contrastée
de Spinoza dans les milieux catholiques au XIXe est plus généralernent le
témoin de cette irnmense industrie humaine qui produit des idoles à aimer
ou haïr pour asseoir sa chétive puissance.

35. Op. cit., p. 463.


36. TTP, « Préface », p. 8, t. III, édition Gebhardt.
Spinoza lu par Victor Hugo
PIERRE MACHEREY

En 1880, Hugo publie, sous le titre Religions et religion, un court recueil


de textes en vers alexandrins, puisés en grande partie dans le manuscrit
du grand œuvre métaphysico-poétique, Dieu, entrepris vers 1855, durant
les premières années du séjour à Guernesey, et jamais achevé l . La troi-
sième partie du volume, qui en comprend cinq en tout (1 «Querelles »,
II - « Philosophie », IV - « Des voix », V «Conclusion »), est intitulée
« Rien ». La publication des variantes de ce texte révèle que, dans l'une de
ses versions préalables, celui-ci avait été directement placé sous la réference
de Spinoza, référence finalernent effacée de la version publiée.
Voici une variante du début de ce texte, placée expressément sous l'in-
titulé « Spinoza» :
Mais voici que j'entends une voix solennelle
Qui semble dégager de la nuit en parlant;
- Votre rêve est une hydre et vous ronge le flanc,
Ô vivants! pas de ciel, pas d'enfer. rêtre rentre
Dans le néant. Tout est l'atome. Pas de centre.
Rien n'existe au-delà, rien n'existe en deçà;
Tout meurt; et maintenant dormez, dit Spinoza2 •

Dans l'une de ses versions primitives, la troisième partie de Religions et


religion se terminait de la façon suivante:
Oh! reprends Spinoza, gouffi-e, et rends-nous Satan!

1. Cf. René Journet et Guy Robert, Fragments de Dieu, 3 volumes, Cahiers Victor Hugo,
Flammarion, 1969. Dans l'édition chronologique réalisée par J. Massin au Club ffanç'ais
du livre, ces fragments sont en partie repris dans le t. 10.
2. V. Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de
J. Massin, t. 14, Club français du livre, 1970, p. 785, note 2. Un autre fi-agment du dos-
sier de Dieu confirme le statut de repoussoir assigné par Hugo aux penseurs désespérants;
il énumère en vrac: « Hobbes, Locke, Pyrrhon, Lucrèce, Spinoza », « géants de la sagesse
athée », avec leurs « doctrines de nuit» et leurs « systèmes hideux» (Œuvres complètes,
t. 14, p. 964).
PIERRE

Cette conclusion a été modifiée de la façon suivante dans le texte


publié:
Oh! reprends ce Rien, gouffre, et rends-nous Satan!

De ce dernier vers, on connaît aussi la rédaction suivante:


Reprends ce Rien terrible, Ombre, et rends-nous
Satan3 !

Lédition chronologique des Œuvres complètes deY Hugo par J. Massin


annexe au texte de Religions et religion un « Reliquat» dans lequel se trouve
un long fragment placé sous l'intitulé « Spinoza - Suite », provenant éga-
lement du dossier de Dieu, qui aurait lui aussi été rattaché à la troisième
partie du volume intitulée « Rien» :
Lhomme meurt tout entier. Bien. Te voilà vainqueur,
Ô raisonneur fatal, c'est dit, je te l'accorde,
Je ne résiste plus; et, sans miséricorde,
Tu m'as tout démontré, tout broyé, tout prouvé;
Mon dernier souffle meurt sous ton dernier pavé;
De l'homme et du néant chante l'épithalame,
Je me rends; entre l'être et ce que je crois l'âme
Si quelque fil flottait encor, tu le romprais;
Rien n'existe avant l'homme et rien n'existe après.
Soit. Ce que maintenant j'ai de plus sage à faire,
C'est de me ruer vite aux soifs que je préfère;
Jouir, voilà ma règle unique: ô sombre loi
Qui fonde l'égoïsme en détruisant le tuoi !
Qui donc m'arrêterait? droit? justice? morale?
Rien ne distingue, aux yeux de l'ombre sépulcrale,
Une herbe dans les bois d'un homme sous les cieux.
Qu'importe au char la poudre où roulent ses essieux?
Gengis Khan broute l'homme ainsi qu'un taureau l'herbe.
Timour prend l'univers comme un faucheur sa gerbe;
Trajan n'est pas meilleur ni pire; ils ne font rien
Qu'on puisse appeler mal, qu'on puisse nommer bien;
Lequel vaut mieux, Socrate ou Néron? le plus sage.
Question d'ailleurs vaine. Hommes, tout est passage,
Transformation, fuite, avatar, sans lien,
Sans rapport, sans que rien se souvienne de rien;
Lhomme n'a rien à lui que l'éclair, que la chute
De l'atome du temps, de la sombre minute

3. Ibid., p. 789, note 10.


LU PAR VICTOR HUGO

Dans le gouffre du vide et de l'éternité


(variante: Dans le goufFre inutile, aveugle, illimité) ;
Il doit achever tout dans la brièveté;
Qu'il prenne pour lui seul, s'il peut, et qu'il dévore
La vie universelle et l'azur et l'aurore!
Il mourra; nul ne sait comment, nul ne sait quand;
Il ignore et s'en va; Néron est conséquent;
Il raisonne; et c'est là tout ce qu'on peut en dire;
Socrate, le martyr d'un rêve, fait sourire.
S'il est un éternel, cet éternel c'est tout;
C'est la masse fatale où l'être se dissout
(variante: C'est la masse où le crime, étant fatal, s'absout),
C'est la substance sourde, informe, impénétrable,
Sans entrailles, sans voix, sans but; l'inexorable
Étant Dieu, noirs vivants, l'impitoyable est roi.
Le corps, groupe croulant d'où résulte le moi
(variante: Cet ensemble fuyant d'où résulte le moi),
Se défait, et le moi s'éteint, et ce qui tombe
Compose d'autres moi, poussière de la tombe.
Oh! tous ces textes saints et purs: - entr' aidez-vous.
- Pardonnez. - Nourrissez le pauvre. - Soyez doux,
Soyez bons. - Ne fais point à ton frère qui passe
Ce que tu ne veux pas qu'à toi-même on te fasse.
- Aimez. Semez partout l'amour où vous irez.
Tous les dogmes du cœur, les voilà déchirés!
C'est dit: l'inanité monstrueuse des choses
Remplace Dieu, l'esprit, les eŒ:ts et les causes,
La fraternité morte et l'héroïsme mort.
Au lieu d'être au meilleur le monde est au plus fort.
Si longtemps assiégée ainsi qu'une autre Troie
Mais vaincue à la fin, l'âme humaine est ta proie,
Tu la tiens, ô sophiste, ô lutteur, ô géant,
Héros du gouffre; Achille horrible du néant,
Triomphe; et maintenant, sombre et suprême fête,
Pour traîner ce cadavre autour de ta conquête,
Passe une corde aux trous de Jésus-Christ4 !

Ces vers ne sont qu'une toute petite vague dans l'océan des mots que
Victor Hugo a agités du souffle de son verbe immense, tellement petite

4. Ibid., p. 800-801.
PIERRE

qu'elle a été abandonnée par son auteur qui ra laissée se perdre dans les
chutes de l'un de ses textes, qui n'est d'ailleurs pas de ceux qui ont le
plus retenu l'attention: et c'est dans les rnarges et les annexes des éditions
savantes qu'il faut en chercher la trace. Pourtant, la curiosité d'un lecteur
rnoderne de Spinoza peut être accrochée par ce vestige infime qui, bien
plus qu'il ne constitue une sorte d'accident de parcours dans l'itinéraire
intellectuel de Victor Hugo, pennet de mieux dessiner l'image de Spinoza
telle qu'elle persiste à se maintenir en France à la fin du XIXe siècle, après
cinquante ans d'hégémonie spiritualiste sur la tradition de la philosophie
à la française, et alors que la querelle du panthéisme a été pour l'essen-
tielliquidée dans les années 1850, lorsque, dans l'urgence imposée par la
révolution populaire, rationalistes et bien-pensants ont dû sunnonter une
partie de leurs contradictions et passer entre eux une sorte de compromis.
Qu'est-ce qui a conduit Hugo à écrire cette page, et à l'oublier dans ses
dossiers? Comment faut-il la lire, en tant que document exhumé, avec
ses caractères à demi effacés qui ont été en grande part déchargés de leur
signification?
À première vue, et quelle que soit la force d'expression poétique qui
leur prête un soufRe indéniable, ces vers ne véhiculeraient qu'une pensée
de mirliton, comrne un recueil caricatural de lieux communs ou d'idées
reçues sur Spinoza tels qu'ils pouvaient se dégager d'une lecture superfi-
cielle de l' « Introduction» de Saisset à son édition des Œuvres de Spinoza,
antérieure de près d'un quart de siècle à la cornposition de ces vers. Hugo
n'a probablement pas lu Spinoza dans le texte (c'est pourquoi la pré-
sente étude est intitulée « Spinoza vu par Hugo» et non « Spinoza lu par
Hugo ») : l'idée qu'il se fait de sa doctrine lui a sans doute été communi-
quée par la bande, transmise par la vox populi dont il a arnplifié les mes-
sages, de rnanière à composer cette image, frappante par sa radicalité, de ce
qui constitue pour lui par excellence une pensée de l'absurde, avec laquelle
il est impossible de composer.
Le dialogue qu'Hugo ébauche avec Spinoza prend en effet la forme
d'un défi: penseur de l'ombre, « voix solennelle qui semble dégager de
la nuit », « sophiste, lutteur, géant, héros du gouffre; Achille horrible
du néant », « raisonneur fatal », qui a « tout démontré, tout broyé, tout
prouvé », Spinoza a renvoyé l'homrne à son inanité; sorti du néant, « ce
Rien terrible », « gouffre du vide et de l'éternité (gouffre inutile, aveugle,
illimité) », celui-ci n'a plus qu'à y retourner et à s'y abîlner : « tout meurt »,
« tout est passage, transformation, fuite, avatar, sans lien, sans rapport, sans
que rien se souvienne de rien ». La réalité a perdu son assise. De là, plus de
moi: « Le corps, groupe croulant d'où résulte le moi (cet ensernble fuyant
LU PAR VICTOR HUGO

d'où résulte le moi), se défait, et le ITloi s'éteint, et ce qui tombe compose


d'autres moi, poussière de la tombe»; et aussi plus de valeurs: « Pas de
ciel, pas d'enfer », « rien qu'on puisse appeler mal, qu'on puisse nornmer
bien»; et enfin plus de morale: «Jouir, voilà rna règle unique, ô sombre
loi qui fonde l'égoïsrne en détruisant le moi. » Mais ne reste que l'inerte
masse de la «substance sourde, inforrne, impénétrable, sans entrailles,
sans voix, sans but»; « l'inanité monstrueuse des choses remplace Dieu ».
Spinoza est un défi, parce qu'il représente cet état limite de la pensée où
celle-ci sombre dans un absolu rnatérialisme, et donc aussi athéisme, au
point de vue duquel « tout est l'atome, pas de centre, rien n'existe au-delà,
rien n'existe en deçà ». D'où la ruine des fins et de la Providence,que
célèbre la « sombre et suprême fête », sur l'évocation de laquelle s'achève le
texte: après avoir raillé l'adorable naïveté de Socrate, Spinoza s'empare de
la dépouille divine du Christ dont il fait un spectacle navrant de dérision.
Cela dit bien de quel côté se situe cette pensée qui effraie par son nihi-
lisme : en retirant leur contenu aux messages de consolation destinés aux
humbles et aux opprimés, elle doit servir les intérêts des tyrans, Gengis
Khan, Timour, Trajan, Néron, en lavant ceux-ci de la responsabilité de
la violence qu'ils exercent, eux les forts, au détriment des faibles qu'ils
oppriment. « Et maintenant dormez, dit Spinoza. » Or ce sommeil légi-
time tous les excès, tous les abus. D'où la nécessité de contrer celui qui le
provoque en le renvoyant au gouffre dont il n'aurait jamais dû s'échapper:
« Oh! reprends Spinoza, gouffre, et rends-nous Satan! » Satan, c'est-à-dire
ce principe d'un mal opposé au bien, qui rend possible l'alternative entre
les pôles extrêmes de la lumière et de l'ombre, et aussi, avec cette alterna-
tive, les luttes politiques d'où doivent sortir le triomphe de la démocra-
tie et la rédemption des « misérables ». C'est pourquoi il faut absolument
condamner la « voix solennelle» du faux raisonneur, avec sa démonstra-
tivité de surface et de façade qui abuse les esprits par l'apparente rigueur
de ses propos inhumains, voix désespérante, tellement désincarnée qu'elle
n'est plus finalement la voix de personne: d'où l'effacement du nom même
de son « auteur» dans la version du texte livrée au public qui, en arrière des
Inots et des norns propres, saura bien reconnaître les siens.
Il faut d'abord rernarquer que la dénonciation de ce que Hugo consi-
dère comme étant, bien plus qu'une erreur philosophique, une mauvaise
action contre les véritables intérêts du peuple s'opère sur un fond moral et
politique, en situation, donc dans un contexte historique bien précis: celui
de la société française d'après 1850; dans celle-ci s'est installée, issue du
suffrage universel dont elle a usurpé la légitimité, la tyrannie d'un abomi-
nable petit César dont l'ordre moral s'accommode parfaiternent du primat
PIERRE

des valeurs d'utilité prescrites par la raison positive, avec son naturalisme
intégral, qui, parce qu'il ne laisse plus aucune place aux principes de justice
et de charité, doit, au point de vue qui est celui de Hugo, être dénoncé
comrne étant oppressif dans sa vocation fondamentale. C'est donc l'ur-
gence de la lutte démocratique contre cet abus de pouvoir qui commande
de sacrifier la lettre à l'esprit et de rejeter les vains raisonneurs au néant
duquel ils n'auraient jamais dû s'échapper. Et c'est d'abord au nom de la
liberté, et non en celui de la vérité, que Victor Hugo entarrle le combat
contre le panthéisme teinté de positivisme imputé à Spinoza, auquel il ne
concède d'autre rôle que celui d'un obstacle dans l'épopée émancipatrice
de l'hurnanité.
Cela dit, la polémique esquissée par Hugo tourne également autour
d'un argument théorique de fond: si le substantialisme de Spinoza est
inacceptable, c'est parce qu'il ruine définitivement le principe personnel
du moi, aussi bien sur le plan des êtres finis que sont les hommes que sur
celui de l'être infini que Dieu est. Spinoza n'est personne, et en consé-
quence est « Rien », la voix même du néant, parce qu'il a effacé la possibi-
lité de dire, à quelque niveau que ce soit: « Quelqu'un. » Si la philosophie
de Spinoza telle que Hugo la comprend est vraie, c'est que, littéralement,
le monde n'a plus de sens pour personne: et alors, en effet, il n'y a plus
qu'à dormir, en l'absence de toute perspective d'un réveil possible. Toute la
pensée poétique de Hugo tourne au contraire autour de l'affirmation d'un
principe de personnalité universellement répandu du haut en bas de l'uni-
vers; celui-ci se trouve jusque dans les moindres êtres et atteste en eux la
présence vivante du divin: en d'autres termes, y ayant partout des raisons
d'espérer, mais aussi de craindre, il y a toujours quelque chose à faire, et
c'est cette possibilité toujours ouverte qui s'appelle « Providence ». Or cet
appel, il faut bien qu'il soit entendu par quelqu'un, faute de quoi il serait
condamné à demeurer lettre morte.
Toute la question est alors de savoir comment concilier ce principe per-
sonnel avec la représentation de l'infinité, ce qui est la croix de toutes les
théologies, quelle qu'en soit l'obédience, qui essaient de ramener cet infini
dans le cadre d'une seule pensée, et ainsi d'enfermer ce qui, par sa nature
même, est liberté. Les religions, avec leurs « tas d'autels contradictoires 5 »,
et leur prétention à tout dire sur l'irnrrlensité, « voulant d'un seul regard
embrasser le mystère », fabriquent artificiellement un « Dieu tout fait 6 »
et ramènent le principe divin aux dimensions de « quelque être inutile 7 ».

5. Ibid., p. 775.
6. Ibid.
7. Ibid.
LU PAR VICTOR HUGO

Et pour dire la folie de ces inventions fabuleuses de dieux qui ne sont que
des projections, plus ou rnoins dignes ou grotesques, de la figure humaine
abstraiternent transcendée, Hugo trouve des mots qui font penser à ceux
utilisés à peu près au rnême mornent par Flaubert lorsqu'il rédige la version
définitive de sa Tentation de saint Antoine, qui met en images la rnême
perspective critique, et, au pied de la lettre, anticléricale:
(~.uiconque, apôtre, augure, ou barde au large front,
Forge un Dieu de son rnieux et l'offre au ciel profond,
N~ aperçoit que la brume et la noirceur confuse
Du firmament sinistre et calme, qui refuse;
Lhomme a beau présenter un Dieu, prémédité
Dans son aveuglement et dans sa surdité,
Que ce Dieu soit indou, payen, grec ou biblique,
LOmbre ne donne pas à l'homme sa réplique;
Sans écho, sans qu'un signe ait paru dans l'éther,
LÊtre a vu par Orphée enfanter Jupiter,
Allah par Mahomet, Jéhovah par Moïse;
La négation triste est dans le vide assise;
Le prêtre par l'abîme est toujours éconduit;
Limmobilité grave et morne de la nuit
Suffit au Tout lugubre, et le gouffre n'invente
Aucune idole, ayant l'éternelle épouvante8 .

Cet échec, la cohorte des « prêtres sans joie9 »entreprend de le retourner


en triomphe en en faisant un moyen d'oppression dont il use pour asseoir
sa domination, complice de celle du tyran:
Toute religion, hornme, est un exemplaire
De l'impuissance ayant pour appui la colère.
Toute religion est un avortement
Du rêve humain devant l'être et le firmament IO ...

C'est pourquoi l'exact opposé du prêtre, et son adversaire le plus ardent,


est le poète, dont les rnots expriment non la volonté de puissance alliée au
désir d'exploiter la part de force issue des ténèbres, rnais un renoncement,
l'acceptation du mystère de l'infini tel qu'il est, dans sa terrifiante splen-
deur dont le poète se contente de suggérer l'incommensurabilité:

8. Ibid
9. Ibid., p. 784.
10. Ibid., p. 782.
PIERRE

Nous autres, les songeurs que dévorent la fà.irn


Et la soif de connaître, et qui, sans peur, sans fin,
Creusons l'éternité formidable et candide,
Du côté noir ainsi que du côté splendide
Où l'on voit tant de vie et de flamme abonder,
Nous avons beau guetter, contempler, regarder,
Observer, épier, jamais nous n'aperçûmes
Pas plus ce que tu crois que ce que tu présumes.
Connaître à fond Celui qui vit, ses attributs
(variante: Voir l'être et ses rayons vivants, ses attributs),
Son essence, sa loi, son pouvoir, - de tels buts
Sont plus hauts que l'effort de l'homme qui trépasse.
Les invisibles sont. Ils emplissent l'espace,
Ils peuplent la lumière, ils parlent dans les bruits,
Mais ne ressemblent point à ce que tu construis ll .

On cornprend alors qu'au point de vue qui est celui du « songeur»


Hugo, l'erreur de Spinoza, le philosophe, rejoint par d'autres voies l'abus
de pouvoir des prêtres: en prétendant construire l'essence de Dieu et en
déterminer les attributs, « connaître Celui qui vit », il s'enferme dans le
cercle d'une parole vaine, qui, à force de vouloir tout dire, ne dit plus rien,
ou plutôt dit « Rien! » et ne dit que cela. Dans Lane, également publié en
1880 à partir de manuscrits rédigés vingt-cinq ans plus tôt, Hugo attribue
à Kant le rôle du creux radoteur, sans défense devant les railleries de la bête
qui parle. Ainsi, pour accéder au divin vertige, mieux vaut encore s'aban-
donner aux mouvements erratiques des tables tournantes, qui, mieux
qu'en bégayant un argurnent, exhibent la vanité propre à l'entreprise d'une
pensée purement théorique 12 • Il y a chez Hugo penseur une pratique assez
systématique de ce qu'il faut bien appeler, en essayant de donner au mot
la signification la plus large, un obscurantisme, exploité comme une arme
mise au service des humbles et tournée contre la sinistre alliance des savoirs
et des pouvoirs. On peut voir dans cette orientation quelque chose qui,
n'était le désir de se mettre au service de la démocratie, ferait penser parti-
culièrement à Nietzsche et à l'attaque virulente que celui-ci tourne contre
toutes les formes de « bonnes pensées» qui tirent leur sens d'être destinées
à des « bien-pensants », dont l'effort principal est de rnesurer les obliga-
tions de la pensée à l'aune de leurs intérêts particuliers en parant ceux-ci du
déguisement de l'universel. Dans ce combat, Spinoza se trouve fatalement,

Il. Ibid., p. 776.


12. Cf J. Maurel, « Et pourtant elle tourne ! ~empête sous une table », « Postface» à Chez
Victor Hugo) Les tables tournantes de Jersey, rEcole des loisirs, 1996.
LU PAR VICTOR HUGO

avec tous les spéculateurs et les philosophes, rejeté du mauvais côté, celui
des raisonneurs qui, voulant se faire les tnaîtres de la lumière, se placent,
sans même s'en rendre compte, au service de l'ombre et de ses pires créa-
tions.
Il faut aller jusqu'au bout de cette opposition. Ce qui tient Hugo au
plus loin du spinozisme, c'est la lucidité critique qui l'habite, et qui paraît
animée par un fondamental pessimisme:
Les êtres sont épars dans l'indicible horreur,
Lombre en étouHe plus que le jour n'en anime.
La lumière s'épuise à traverser l'abîme;
Les rayons dans l'éther s'enfoncent éperdus;
Lobscurité, vers qui tous les bras sont tendus,
Livide est toujours là qui fait la nuit, et creuse
Ce trou pour engloutir la clarté généreuse;
Quoi que fassent l'étoile et l'aube à l'horizon,
Tout n'est qu'une malsaine et nocturne prison;
Malgré le vaste effort de l'aurore, tout souffre;
Quelle épaisseur de nuit ne faut-il pas au gouffre
Pour amortir la flèche énorme du soleil 13 •.•

«Tout souffre»: bien sûr, ici on pense à Schopenhauer davantage


encore qu'à Nietzsche. La pitié à l'égard des misères de l'homtne serait,
avec la fuite dans la contetnplation esthétique, la seule réponse possible à
la provocation insondable issue du gouffre, devant laquelle toute volonté
particulière est vouée à s'abolir, c'est-à-dire à s'accomplir dans le renonce-
ment. À ce point de vue, la volonté de comprendre, qui prétend dominer
l'abîme, est encore une trahison, une perversion.
Toutefois, le renoncement préconisé par Hugo est tout sauf un renonce-
nIent passif, ce dont suffisent à témoigner ses engagements politiques.
S'abstenir, ce serait encore se placer au niveau du rien vide pour lequel
il n'y a personne qui vaille, « tout nivelant tout 14 » dans 1'« immense et
tranquille équilibre 15 », « hideux bloc abstrait 16 » où sans fin tous les êtres
se dévorent entre eux et se dissolvent. La quatrième partie du recueil
Religions et religion, intitulée « Des voix », fait se croiser des lambeaux de
messages issus de toute part, sur fond d'ombre et de lumière: ces voix
disent toutes, chacune à sa façon, l'universelle lutte qui se poursuit dans un
monde interrninabletnent divisé, où rien n'est jamais acquis, où victoires

13. Ibid., p. 778.


14. Ibid., p. 788.
15. Ibid.
16. Ibid., p. 789.
PIERRE

et défaites de la vie et de la mort partagent la rnême équivoque, celle qui,


perpétuellernent, renvoie dos à dos l'hurnain et l'inhurnain. Il en résulte
que, y ayant tant de choses à détester, il reste toujours à cornbattre, en
tenant sa partie dans un jeu qui doit en perrnanence rester ouvert, sans
qu'aucune perspective de réconciliation ou d'unification puisse en achever
le déroulernent.
Ce rnanichéisme propre à une dialectique sans troisième terme, qui
déroule interminablement ses oppositions, paraît détruire la possibilité
d'une certitude. Pourtant, c'est sur un message totalement affirmatif que
s'achève l'ouvrage dans sa cinquième partie, « Conclusion », qui prend
nettement position contre la leçon désespérante délivrée par les « ascètes
terribles l7 » :
Farouches, ils sont là, chacun seul dans l'espèce
D'horreur qu'il a choisie au fond de l'ombre épaisse,
Faisant vers l'inconnu toujours le même effort, [... ]
Ils rêvent, fixes, noirs, guettant l'inaccessible,
L œil plein de la lueur de l'étoile invisible l8 •

La fuite vers l'inconnu et l'invisible, qui enferme dans leur farouche


solitude ces penseurs de l'extrême qui, s'ils ont renoncé à enfermer l'absolu
dans un seul système, dans un seul discours, en préconisent une approche
négative, nihiliste dans son esprit profond, est encore un leurre, qu'inspire
une sorte de volonté de puissance inversée. C'est pourquoi le texte de Hugo
s'achève en délivrant le message d'une « évidence énorrne et simple l9 »:
Il est! il est! Regarde, âme. Il a son solstice,
La Conscience; il a son axe, la Justice;
Il a son équinoxe, et c'est l'Égalité;
Il a sa vaste aurore, et c'est la Liberté.
Son rayon dore en nous ce que l'âme imagine.
Il est! il est! il est! sans fin, sans origine,
Sans éclipse, sans nuit, sans repos, sans sommeiPo.

Ce recours ultiIne à des valeurs fondamentales, trop fondamentales


peut-être pour susciter des lecteurs que nous sommes aujourd'hui une
totale adhésion, confère au discours poétique de Hugo sa dimension
déconcertante, et pour nous assez décevante, de profession de foi plutôt
creuse, surtout confrontée à l'emphase du geste verbal qui la porte. Il ne

17. Ibid., p. 797.


18. Ibid
19. Ibid, p. 798.
20. Ibid, p. 799.
LU PAR VICTOR HUGO

faut pourtant pas oublier que, en 1880, lorsque a été publié ce recueil, et
a fortiori quinze ou vingt ans plus tôt, lorsque ont été écrits la plupart des
vers qui le composent, affirmer les principes républicains de la Liberté, de
l'Égalité et de la Fraternité ne représente pas un ralliernent de pure conven-
tion à des positions fermement acquises: rnais c'est une prise de parti
effectuée à l'intérieur d'un champ d'action politique largement ouvert, où
le sort du régime républicain est loin d'être joué de rnanière définitive.
Pour comprendre ce que Hugo a réellement dit et voulu dire, il faut donc
replacer son propos dans son contexte où il est si profondément enfoncé
que, extirpé de celui-ci, il perd la plus grande partie de sa signification.
Quelle place revient à Spinoza dans cette perspective où littérature, philo-
sophie et politique se « mêlent» de manière pour le moins inextricable?
La position qui lui est assignée à l'intérieur de ce complexe culturel est-elle
aussi uniment négative que le laisserait penser, à prernière vue, la lecture
de certaines variantes au texte publié de Religions et religion? Peut-être les
choses sont-elles moins simples à cet égard qu'on ne pouvait d'abord le
penser. On se contentera ici de proposer, pour terminer, deux remarques.
D'abord, il n'est pas certain que, dans sa critique de la ratiocination phi-
losophique, dont Lane est le meilleur témoin, Hugo fourre dans le même
sac les philosophes et les prêtres, comme s'ils étaient au rnêrne titre com-
plices dans l'installation du pouvoir oppresseur des tyrans; et, en décalant
l'une par rapport à l'autre ces positions, le poète esquisse d'une certaine
manière un rapprochement avec ceux qu'il considère comme des penseurs
du vide que leur aveuglernent condamne, mais qui ne sont quand même
pas demeurés tout à fait sourds à l'appel de l'absolu. En effet, l'erreur des
philosophes se situe sur le plan de la spéculation, alors que les paroles
spécieuses des théologiens couvrent l'accomplissernent d'un crime contre
l'humanité dont les conséquences, elles, concernent directement les pro-
blèmes pratiques de l'existence. Dans « Querelles », la première partie de
Religions et religion, Hugo fait reprocher au philosophe par le théologien
lui-même son « Dieu sans papiers 21 », « l'être pur, l'infini compliqué par
l'abstrait22 », trop compliqué, trop éloigné de l'imagination des masses pour
pouvoir efficacement l'égarer: c'est le Dieu des savants et des philosophes,
que sa vacuité empêche d'être responsable des abominations dont le prêtre
est réellernent l'initiateur. Or ce « Dieu sans papiers », mal adapté aux
noirs desseins des oppresseurs du peuple qui en récusent le principe, n'est
peut-être pas sans présenter quelque ressemblance avec la vague divinité
dont, par des moyens strictement poétiques, Hugo entreprend lui-rnême

21. Ibid., p. 764.


22. Ibid., p. 763.
PIERRE

de construire l'image, par définition évanescente et évasive, puisqu'elle ne


rentre dans les contours d'aucune figure connue, qui serait effectivement
attestée par l'histoire des religions, où ne se rencontrent que les mons-
trueuses créations de l'esprit hurnain en délire:
Fanatismes! terreurs! la fable est sur les hommes!
Sur tous ces yeux fermés faisant de sombres sommes
(~uel rêve! quel monceau d'olympes insensés!
(~ue d'effroi! que d'enfer23 !...

Pour échapper à l'enfermement engendré par ces terribles fictions,


Hugo est ainsi amené à reprendre lui-même à son compte le signe de
reconnaissance du panthéisme: « Tout n'est qu'un24 • » Et bien sûr, s'il
le f~lÏt, c'est avec le souci de contrecarrer plus efficacement un adversaire
dont il faut dénoncer l'infarnie, plutôt qu'en vue de soutenir une thèse
purement théorique, dont le développement lui paraît vain en lui-même.
La raison raisonnante du philosophe et la parole évocatoire du poète, si
elles empruntent des voies différentes, ne sont donc pas absolument diver-
gentes, et il n'est pas impossible que, sur certains points de leur parcours,
elles se recoupent, même si c'est pour s'écarter à nouveau. Si Hugo avait
lu Spinoza dans le texte, ce que sans doute il n'a pas fait, il aurait pu être
lui-·même sensible à l'énormité d'un propos lui aussi à bien des égards
visionnaire, et dont les résonances vont au-delà des limites imposées à une
ratiocination abstraite.
Deuxième remarque: ce qui aveugle encore Hugo lorsqu'il parle de
Spinoza, c'est qu'il ne voit pas que le naturalisme intégral de celui-ci répond
à des enjeux qui, cornrne ceux que lui-même poursuit, sont directement
pratiques et politiques, comme il appartient de le faire à un discours déve-
loppé dans le cadre d'une « éthique ». C'est dans ce sens que la variante de
Religions et religion placée sous la référence de Spinoza, qui a donné son
prétexte à cette étude, peut servir de révélateur en ce qui concerne une
façon de lire Spinoza encore largement en usage à la fin du XIXe siècle:
celle-ci se signale principalement par le fait d'expurger la pensée de
Spinoza de sa dimension proprement active d'intervention, en la réduisant
à n'être que le symbole répulsif d'un effort extrême de théorisation de la
réalité, que son haut niveau d'abstraction renvoie dans les nuages ou dans
les lilnbes d'une parole sans contenu, d'un paradoxal discours sur rien,
impossible à prendre tout à fait au sérieux tant il paraît peu en prise sur les
problèmes d'une actualité Ïlnmédiate que leur urgence rend brûlants. Or

23. Ibid., p. 783.


24. Ibid, p. 776.
LU PAR VICTOR HUGO

nous savons aujourd'hui que cette lecture est profondément lacunaire: elle
passe à côté de ce qui constitue peut-être l'essentiel du message transmis
par la philosophie de Spinoza dont il n'est pas interdit d'entendre un écho,
même considérablement transposé, voire défonné, dans l' œuvre poétique
de Victor Hugo.
Spinoza et Durkheim
CHRISTIAN LAZZERI

Il peut paraître paradoxal de vouloir examiner les rapports de la sociolo-


gie de Durkheim et de la philosophie de Spinoza, et cela pour au rnoins
deux raisons conjuguées qui pourraient a priori opposer un obstacle
insurmontable à une telle tentative. La première est que Durkheim, phi-
losophe qui s'est tourné vers la sociologie, se réfère quelquefois à des phi-
losophes dont il commente les thèses. Les plus fréquemment cités sont
Kant, Rousseau, mais aussi Montesquieu et Aristote, et dans une moindre
mesure Descartes, Pascal ou Nietzsche l . Spinoza, pour sa part, est très rare-
ment cité par Durkheim au point qu'il est difficile de savoir dans quelle
mesure il connaît vraiment les textes de l'auteur de l'Éthique. Et, dans ces
conditions, à quoi bon vouloir comparer deux auteurs dont, sciemment ou
non, le second semble largement ignorer le premier ou ne manifester qu'un
faible intérêt pour ses écrits2 ?
La seconde raison est que Durkheirn s'est tourné vers la sociologie en
rupture avec la philosophie et plus précisément avec la philosophie pratique.
On sait qu'il cherche, à la suite de Comte, Spencer ou Schaeffle, à fonder la
sociologie comIne science positive des rapports sociaux. De ce point de vue,
la science sociale de Durkheim est explicitement dirigée contre le caractère
purement prescriptif de la philosophie pratique dont il conteste les postu-
lats de départ. La science étudie ce qui est, la philosophie pratique, comme
« art politique» se borne principalement à combiner les moyens en vue de
définir ce qui doit être et, si les sociétés sont ce que nous les faisons être,

1. Les discussions par Durkheim des thèses de Kant sont assez fréquentes mais l'inter-
prétation qu'il donne de l'impératif catégorique kantien en ruine radicalement le fonde-
ment. Cf: Sociologie et philosophie, Presses universitaires de France, 1963, p. 62, sqq. ; sur
Rousseau et Montesquieu, cf. Montesquieu et Rousseau, précurseurs de la sociologie, Marcel
Rivière, 1966.
2. Cf. le chapitre II de De la division du travail social, PUF, 1978, p. 48 : « La psychologie
contemporaine revient de plus en plus à l'idée de Spinoza, d'après laquelle les choses sont
bonnes parce que nous les aimons, bien loin que nous les aimions parce qu'elles sont
bonnes. Ce qui est primitif, c'est la tendance, l'inclination; le plaisir et la douleur ne
sont que des faits dérivés. Il en est de même dans la vie sociale. » On retrouve cette thèse
discutée dans Sociologie et philosophie, op. cit., p. 115, sqq.
il n'y a pas besoin de les connaître puisqu'il suffit de connaître principale-
ment ce que l'on désire qu'elles soient. Il suffit de détenniner la fin qu'elles
doivent remplir et d'en déduire les meilleurs moyens de l'atteindre. Or, la
leçon d'ouverture du Cours de science sociale de 1888, à!' opposé d'une telle
problérnatique, fait observer, en rapport avec la thèse de Comte, que parce
que le social est une fonne particulièrernent complexe de l'organisation du
vivant, les sociétés sont des êtres naturels et, en conséquence, elles doivent
elles aussi relever des lois nécessaires de la causalité. S'il en est ainsi, il est
peu probable qu'on puisse prescrire à la société quelque fin que ce soit sans
même savoir si les lois sociales rendent possible une telle prescription. De
fait: « Avant de chercher ce que doivent être la farnille, la propriété et la
société, il faut savoir ce qu'elles sont, à quels besoins elles correspondent, à
quelles conditions elles doivent se conformer pour vivre 3 • » Cette rupture
avec la philosophie pratique sur un point méthodologique essentiel n'en-
veloppe-t-elle pas aussi la philosophie de Spinoza?
On peut montrer que ces objections préliminaires ne sont pas très
convaincantes et n'entraînent a priori aucun effet dissuasif quant à la possi-
bilité d'un examen comparatif des deux œuvres. On répondra à la prernière
objection qu'il n'est pas très important que Spinoza ne soit que rarement
cité par Durkheim: seule importe en effet la comparaison objective des
deux systèmes de pensée, de leur méthode, de leur problématique et de
leurs thèses respectives. On sait que Spinoza a été exclu de la synagogue
parce qu'il rejetait l'ensemble des prescriptions liées au statut de la loi divine
révélée du judaïsme et qu'il allait tenter de dégager au travers des exigences
d'une telle loi, ainsi que de celle du christianisme, le « noyau» de croyances
et de conduites qui forment les conditions les plus générales de l'existence
sociale. Mais, au-delà de la religion, ces conditions appartiennent à tout
rapport social en général et elles naissent de l'ensemble des interactions de
la multitude qui la conduisent à s'organiser en une société politique. Elles
s'imposent de façon transcendante pour le croyant, et de façon imrnanente
en général pour tous les hommes, mais le philosophe et tous ceux qui ont
accédé à la connaissance du troisième genre peuvent les déduire rationnel-
lement, les désirer consciernment et tenter de les faire comprendre pour
enrayer les conflits politiques et religieux. De son côté, Durkheim s'est
lui-même exclu de la synagogue et il était convaincu que l'une des tâches
essentielles de la science sociale naissante devait consister à dégager ration-
nellernent le noyau moral de la religion que les différents systèmes religieux
n'avaient que confusément conçu et qu'ils avaient extériorisé de la logique
sociale elle-même sous la forme de prescriptions divines. Mais la sociologie
--------------------
3. Cf. La science sociale et l'action, PUF, 1970, p. 106.
ET DURKHEIM

devait aussi s'intéresser aux conditions générales de tout rapport social en


essayant de rendre compte des mécanismes d'intégration des conduites
individuelles capables de déterminer l'allégeance aux groupes sociaux et
aux institutions politiques. Il devenait alors possible de faire connaître ces
conditions à la conscience collective des sociétés hautement diHerenciées
afin qu'elles puissent éviter les crises (les pathologies) de « désadaptation »
entre l'état de la société et celui de la conscience collective. Telle est la
première similitude, au moins partielle, des perspectives et des probléma-
tiques des deux œuvres qui consent un prernier rapprochernent.
Quant à la seconde objection, on peut répondre que la rupture de la
science sociale durkheirnienne à l'égard de la philosophie pratique sur
la base d'une réintégration de la logique du monde social dans celle du
monde naturel dont les lois sont nécessaires ne peut nullement concerner
une pensée comme celle de Spinoza. Elle ne peut le faire car le natura-
lisme et le déterminisme intégral de la pensée de Spinoza constituaient
déjà une rupture avec les principes fondamentaux d'à peu près toutes les
grandes philosophies pratiques prescriptives en étant critiqués pour cela
par à peu près toutes celles qui allaient suivre. Aussi, cette double rupture,
de Durkheim à l'égard de la philosophie pratique et de la philosophie de
Spinoza à l'égard de toutes les philosophies pratiques, constitue, par-delà
les différences, un point d'accord ou, du moins, une base de départ com-
mune pour un travail de comparaison entre les deux œuvres.
*
* *
Reste évidemment la question essentielle qui consiste à savoir sur quoi
pourrait exactement porter une telle comparaison. Sur la méthode de la
sociologie durkheimienne et la « méthode» philosophique selon Spinoza?
Sur la possibilité de retrouver les linéaments durkheimiens d'une « mor-
phologie » et d'une « physiologie» sociale chez Spinoza? Sur la différence
entre connaissance commune et connaissance scientifique? À moins qu'il
ne s'agisse de comparer la conception spinoziste de la religion dans le Traité
théologico-politique avec la théorie des Formes élémentaires de la vie religieuse
de Durkheim? Cela ne serait nullernent impossible, mais une telle compa-
raison serait à la fois trop spéciale et trop partielle. Peut-être est-il alors
possible de procéder plus directement en prenant le risque d'aller à l'es-
sentiel : on sait que l'un des titres dont Durkheim baptise sa sociologie est
celui de « physique des mœurs et du droit» et on sait que l'un des enjeux
centraux de la science sociale qu'il préconise consiste à tenter de dégager
les propriétés les plus générales du rapport de l'individu à la communauté.
CHRISTIAN

C'est précisément sur le terrain de la morale sociale que cette question se


pose en tout prernier lieu et cela parce que cette rnorale comme systèrne de
croyances collectives manifeste au plus haut point une fonction d'intégra..
tian sociale des conduites individuelles et constitue donc le principe rnême
de l'ordre social inhérent à toute comrnunauté. C'est peut-être en ernprun-
tant cette voie centrale qu'il sera possible de dégager quelques éléments de
cornparaison entre les deux systèmes de pensée, même si, dans les limites
irnparties, cela demeure très abstrait. Cette comparaison vise moins à éta-
blir une « inspiration» spinoziste directe de la sociologie de Durkheim
qu'elle ne pennet de concevoir une sorte de convergence dans leur rnanière
de concevoir les rapports de l'individu et de la société.
Par où cornmencer dans cette tâche? Sans toujours éviter la schérnati-
sation, on peut partir des conditions de formation de la conscience col-
lective telles que la « morphologie sociale» durkheirnienne en restitue les
conditions externes. Dans son article « Représentations individuelles et
représentations collectives4 », Durkheim soutient que la société est formée
d'une masse de population d'une certaine densité et dont les communica-
tions entre individus qui la composent sont plus ou rnoins denses à pro-
portion de leur possibilité d'entrer en contact. On peut dire, pour aller
vite, que ce contact consiste en un processus d'action et de réaction entre
les consciences élérnentaires qui échangent tout à la fois des idées et des
sentiments. Or, les idées et les sentirnents privés ne deviennent sociaux
qu'en se cornbinant et cette socialisation se traduit par le f~lÏt que tous les
caractères individuels étant divergents se neutralisent et s'effacent rnutuel-
lement. Il en résulte que seules demeurent dans ce processus de synthèse
les propriétés les plus générales de la nature hurnaine que chacun perçoit
comme étant présentes chez tous 5 •
Une telle thèse n'est pas sans évoquer le résultat de la formation des
« notions cornmunes propres» qui exprinlent la connaissance de certaines
propriétés de la nature de l'homrne chez Spinoza. On sait que les notions
communes, pour Spinoza, ne font connaître ni l'essence d'une chose sin-
gulière, ni l'essence singulière d'une chose, alors qu'elles ne retiennent rien
non plus de sa particularité sensible. Elles saisissent seulement de façon
adéquate, au rnoyen d'une synthèse de l'entendement sur la base d'une
expérience d'objets très variés, les propriétés communes à la partie et au
tout d'une chose et à la partie que forme cette chose avec celles qui pos-
sèdent la mênle propriété qu'elle. C'est ainsi, par exemple, que l'on peut
dégager les propriétés de l'attribut étendue qui enveloppe tous les corps,

4. Publié dans Sociologie et philosophie, op. cit.


5. Cf ibid. p. 34, sqq.
ET DURKHEIM

quelle que soit leur diversité. Mais l'esprit peut aussi se former des notions
communes plus restreintes renvoyant à des propriétés cornmunes de cer-
taines choses seulement, qu'il s'agisse, par exernple, du corps ou de l'esprit
humain. Ces idées de notions corrnnunes découlent d'une synthèse effec-
tuée à partir d'une interaction entre les hornmes par laquelle, au-delà de
leurs différences, ils en viennent à reconnaître leur similitude. La caracté-
ristique de ces notions comrrlunes, c'est qu'elles sont toujours vraies, quelle
que soit leur extension, comme le montre Spinoza dans les propositions 38
et 39 de la partie II de l'Éthique: chaque homrne possède nécessairement
une idée vraie des propriétés communes de son corps et de tous les autres
corps, et des propriétés communes de son esprit et des autres esprits 6 •
Pour Durkheim, toutes les consciences individuelles, par l'effet de
l'interaction sociale qu'il décrit, possèdent l'idée de ce par quoi elles sont
semblables et cette idée partagée forme ce qu'il appelle une conscience col-
lective. On peut dire alors qu'une telle conscience, plutôt que cette entité
per se qui existerait au-dessus des consciences individuelles, cornme le sou-
tiennent les interprétations les plus plates et les plus vulgaires de la pensée
de Durkheim, n'est autre que la partie de chaque conscience élérrlentaire et
particulière par laquelle celle-ci saisit en elle sa propriété de ressemblance
avec ce qui est universel et impersonnel dans les autres consciences parti-
culières. Bref, cette conscience collective n'est pas indépendante de chaque
conscience singulière puisqu'elle n'existe que par elle, même s'il est vrai
qu'elle ne s'y réduit pas puisque aucune conscience singulière ne peut la
produire: c'est l'interaction seule, en tant que processus social, qui en est
la cause: « Puisque cette synthèse est l'œuvre du tout, c'est le tout qu'elle
a pour théâtre. La résultante qui s'en dégage déborde donc chaque esprit
individuel comme le tout déborde la partie7• »
Quelles conséquences aussi bien Durkheim que Spinoza tirent-ils de cette
perception de la similitude des horrlmes connaturelle à la constitution des
rapports sociaux? Tout dépend en fait de la connaissance que les hommes
en possèdent et, en fonction de ce type de connaissance, ils conçoivent de
manière bien différente les rapports qu'ils entretiennent avec l'ensemble
du tout social. On peut donc déduire de cette difference de perception
differents corrlportements sociaux.
*
* *

6. Cf Ch. Lazzeri «Peut-on se former des notions communes de l'esprit?», dans


Philosophiques, 1998, p. 37-53.
7. Cf. Sociologie et philosophie, op. cit., p. 36.
CHRISTIAN Lu'".,.,'J.r'.t-<

La connaissance de propriétés cornmunes des choses par notions corn-


munes est, selon Spinoza, parfaite en son genre. Mais elle est par ailleurs
irnparfaite en raison de son abstraction. Au moyen des notions cornrnunes,
les homrnes réussissent à se former une certaine idée de l'hornrne et celle-
ci renvoie aux propriétés cornrnunes de leur nature qui consistent dans
la raison et les affects, et la possibilité que possède la raison de définir les
conduites qui contribuent à l'accroissement de leur puissance de penser
et d'agir. Une telle idée est donc en même temps l'idée d'une sorte de
rnodèle de la nature humaine qui décrit un hornme capable de vivre sous
les injonctions de la raison, aspirant ainsi à vivre en général mieux qu'il ne
vit parce qu'il comprend la nature de ce qui lui est réellement utile indi-
viduellement et collectivernent ainsi que la manière la plus rationnelle de
l'atteindré. Mais les notions communes ne prémunissent nullement les
hommes contre l'existence d'idées inadéquates relatives à ce qui les déter-
mine à penser et à agir. La « Préface» de la partie IV de l'Éthique montre
que lorsqu'ils agissent selon certains projets ou modèles d'action qu'ils se
représentent au rnoyen d'idées universelles (idée de la maison à fabriquer,
etc.) , en continuité sur ce point avec l'Appendice de la partie I, ceux-ci
pensent agir sous la détermination de « causes finales ». À partir de là,
ils appellent spontanément « parfaite» la réalisation de l'objet pleinement
conforme à son modèle et « imparfaite» sa non-conformité. Or, parce
qu'ils préfèrent certains de ces modèles à d'autres, ils ont subrepticement
transferé l'idée de perfection à la conformité de l'objet non avec son propre
modèle, mais avec le modèle qu'ils préféraient (un palais est plus parfait
qu'une rnaison parce qu'il est conforme au modèle du palais que l'on pré-
fère). Cependant, si les objets naturels eux-mêmes peuvent être pensés au
rnoyen d'idées universelles (idée d'homme, d'animaL .. ), toutes les idées
universelles d'objets naturels ne constituent pas des modèles d'action de la
nature. Mais, parce que les hommes croient agir selon des causes finales,
et parce qu'ils se forment des idées universelles des objets naturels, ils en
viennent à opérer un transfert imaginaire de leurs modèles d'action sur
les productions naturelles. Ils croient donc que la nature agit elle-même
selon des causes finales; que certains modèles naturels sont plus parfaits
que d'autres (l'homme, par exemple, est plus parfait que l'anirnal) et que
les êtres, à l'intérieur de chaque modèle, sont plus ou moins parfaits selon
qu'ils réalisent plus ou moins bien ce modèle naturel. Ils en viennent alors
à concevoir qu'ils sont eux-mêmes les produits d'une « fin naturelle ».
Il résulte de cette naturalisation des modèles d'action humaine ou de
cette rnodélisation des productions naturelles que, lorsque leurs désirs sont

8. Cf. Éthique IV, préface, et Traité de la réforme de l'entendement, Vrin, 1969, §§ 12-13.
ET DURKHEIM

contraires à ce modèle de la nature humaine « réifiée », selon l'interpréta-


tion finaliste qu'ils en donnent, la raison leur apparaît comme un com-
mandement qui s'impose à eux de l'extérieur à la manière d'un devoir
auquel ils doivent se soumettre. Et cette sorte de devoir, on peut en mesu-
rer les effets lorsque Spinoza montre, dans le Traité théologico-politique, que
les hommes en conflit dans l'état de nature ne vivent pas selon la raison,
bien qu'ils aspirent à vivre selon un tel modèle. Mais, si presque tous les
hommes dans l'état de nature partagent cette croyance, le fait qu'elle s'im-
pose à eux cornme de l'extérieur lui donne la dimension d'une sorte d'opi-
nion collective. Ainsi, quiconque refuserait de s'engager à l'égard des autres
à vivre sous l'injonction de la raison en renonçant à porter atteinte à leur
droit ne se conformerait pas au commandement d'agir selon ce qui définit
un homme: il n'en serait pas un aux yeux des autres. Telle est peut-être
l'explication de la formule contractuelle assez étrange utilisée par Spinoza
au chapitre XVI du Traité théologico-politique: lorsque les hornmes, dit-
il, ont rationnellement décidé de transférer leurs droits et sont convenus
de ce transfert, nul n'a osé « y contredire ouverternent de peur de passer
pour fou» (cui nemo aperte repugnare audet, ne mente carere videatur). Il y
aurait là une interprétation confuse des prescriptions d'une raison comme
« extériorisée» dans la conscience collective que chacun perçoit sous la
forme d'une pression extérieure capable de garantir son engagement à
l'égard de tous. Or, une telle pression extériorisée peut revêtir une forme
transcendante. Lorsque, en effet, les hornrnes ne possèdent de la nature de
Dieu, de leur propre nature et de ce qui convient ou non avec elle que des
idées inadéquates, parce que trop abstraites, il en résulte que les rapports
de convenance ou de dis convenance entre leur nature et les choses exté-
rieures seront confusément conçus comme des commandernents promul-
gués par un maître ou un législateur. De façon imaginaire, ils conçoivent
que les actions qui disconviennent avec leur nature leur sont interdites
par la volonté d'un législateur, non en raison du dommage immanent
qui en résulte pour eux, mais en raison de ce que le législateur a décidé
de ce que devait être leur conduite 9 et il en va de même pour celles qui
conviennent avec leur nature. Ainsi, la satisfaction de leur utilité est-elle
« détournée» de sa voie rationnelle immanente pour emprunter une voie
transcendante débouchant sur une conduite d'obéissance déterminée par
l'espoir de la récornpense et la crainte du châtirnent lO , autrement dit une
conduite de pure soumission à l'égard de cette puissance transcendante.

9. Cf. Traité théologico-politique, Garnier-Flammarion, 1964, IV, p. 91; V, p. 102-103.


10. Cf. ibid., II, p. 61; IV, p. 94.
CHRISTIAN

Tel est précisérnent le fondement de la conduite d'Adarn 11, de Moïse I2 ,


des prophètes I3 , du peuple juif de l'Ancien Testament I4 et de tous ceux qui
se représentent Dieu comme un législateur auquel l' obéissance est due en
raison des sanctions conditionnelle liées à l'application de la loi.
Si l'on en revient rnaintenant à la pression collective dont on vient
de parler, celle-ci sera doublée, dans les analyses du Traité politique, par
une expérience de l'exercice de la puissance collective lorsque Spinoza
montrera que chacun, dans l'état de nature, se trouve dans un rapport
de dépendance à l'égard des autres tantôt en les craignant collectivement
comme une éventuelle puissance hostile, tantôt en espérant de l'aide de
cette même puissance. De là érnergera un consentement commun pour
dégager et imposer des nonnes communes de cornportement au moyen
de la puissance de la rnultitude. Ainsi, alors que chacun éprouvait de la
crainte et de l'espoir de manière diffuse, ces affects auront désormais pour
objet une puissance unique: celle de la multitude, dont la genèse repose
sur ces deux passions. Il apparaît ainsi que la multitude, par le seul jeu de
ses affects passifs, produit intentionnellement l'unification de sa propre
puissance. Mais, par le même processus d'auto-organisation, elle la repro-
duit aussi car, si ses mernbres pris séparément se soumettent à la puissance
collective, celle-ci se renforce à proportion de leur soumission et, si elle se
renforce, elle reconduit une telle soumission en un processus circulaire qui
pourrait indéfiniment se prolonger si elle parvient à se stabiliser dans des
institutions bien agencées. Ainsi la multitude n'a pas besoin de posséder
préalablernent l'idée rationnelle de l'utilité d'une telle puissance collective
pour réprimer la multitude qui ne la possède pas. Pour Spinoza, le rapport
social considéré en lui-rnêrne débouchera nécessairement sur l'organisation
d'une communauté politique et comportera des effets éthiques puisque,
sous sa version transcendante ou immanente, elle rend les hommes coo-
pératifs. Si maintenant on considère le philosophe spinoziste, on peut dire
qu'il connaît l'explication d'une telle conduite des hommes parce qu'il
connaît rationnellenlent la nature de leurs interactions. Mais, conformé-
ment aux propositions IV, 18 scolie, et IV, 35-37, il désire aussi ration-
nellement la construction d'un tel ordre social dont il comprend tout à
la fois la nécessité et l'utilité, en particulier pour le développement de la
connaissance qui est son objectif le plus élevé. Il existe donc un contenu
partiellement commun aux conduites rationnelles et irrationnelles, et le
philosophe ne fait que l'exprirner à sa manière: la morale qu'il tire de la
Il. Cf. ibid, II, p. 58; IV, p. 91.
12. Cf ibid, II, p. 61; IV, p. 92.
13. Cf ibid, II, p. 58; IV, p. 92.
14. Cf ibid, II, p. 61; IV, p. 91.
ET DURKHEIM

connaissance coïncide en partie avec le résultat qu'il tire de la connaissance


de la morale cornmune. Mais, parce qu'il se situe sur le versant rationnel, il
cesse sÏInplerrlent de considérer l'institutionnalisation de la puissance de la
multitude comrne une contrainte, ce qu'elle continue d'être socialement,
et contribue librernent à sa reproduction 15.
De son côté, Durkheirn, sur la base de sa conception de la constitu-
tion de la conscience collective, montrera qu'il existe un eHet distributif
en retour de cette conscience collective sur chacune des consciences indivi-
duelles, que l'on peut se représenter de deux manières. Ou bien nous n'en
possédons qu'une connaissance confuse, comme il le fait observer dans la
huitième leçon de L'éducation morale, et, dans ce cas, nous ne connaissons
pas le processus d'interaction qui constitue une telle conscience, ni même
le processus distributif par lequel elle agit sur les consciences élérrlentaires.
Nous ne percevons que les effets de ces interactions. Notre conscience,
dit Durkheim, n'en est pas 1'« expression adéquate », à la manière dont
Spinoza dirait que nous n'en avons qu'une idée confuse et mutilée. Ou
bien nous la connaissons scientifiquement, toujours selon la huitièrrle
leçon, c'est-à-dire que nous en avons une connaissance causale parce que
nous pouvons rattacher les effets que la conscience individuelle perçoit au
processus d'interaction qui les produit.
Comment percevra-t-on cette conscience collective selon qu'on se situe
de part et d'autre de cette distinction qui recoupe, à peu de chose près, la
distinction spinoziste du sage et de l'ignorant, et que Durkheim dit être
celle qui sépare le savant de l'homme ordinaire?
Cornmençons par la connaissance confuse. Comment se représente-t-
elle la conscience collective? Pour aller à 1'essentiel, la réponse est que, parce
que la conscience collective est infiniment plus puissante que la conscience
individuelle, elle lui apparaît comme une sorte d'autorité extérieure que
Durkheim définit ainsi dans la sixième leçon de L'éducation morale:
« [Lautorité] est un caractère dont un être réel ou idéal se trouve investi par
rapport à des individus déterminés et par cela seul qu'il est considéré par
ces derniers cornme doué de pouvoirs supérieurs à ceux qu'ils s'attribuent
à eux-mêmes. Peu importe d'ailleurs que son pouvoir soit réel ou imagi-
naire : il suffit qu'il soit, dans les esprits, représenté comme réel 16 • »
Quelle sera la conséquence de la présence et de l'exercice de cette auto-
rité? En tant qu'elle apparaît extérieure à l'individu, elle se présente à

15. Cf. Ch. Lazzeri, Droit, pouvoir et liberté. Spinoza critique de Hobbes, PUF, 1998,
p. 148 sqq.
16. Cf. L'éducation morale, PUF, 1974, p. 74.
CHRISTIAN

lui sous deux versants dont la caractéristique est que leur unité fonne la
conscience morale.
Sous le prernier versant, cette conscience collective, parce qu'elle est
extérieure à l'individu et parce qu'elle est à la source des lois pénales codi-
fiées et applicables, cornme le montre De la division du travail socia!}?,
représente ainsi une opinion collective: la forme de cette opinion apparaît
alors liée à un enserrlble de prescriptions coercitives exprirnées dans des
commandernents. Telle est, pour Durkheim, la forme d'obligation sociale
qu'exprime le devoir moral. On pourrait, sans forcer la comparaison, sou-
tenir que, sur ce point, la position de Durkheim est assez voisine de celle
de Spinoza lorsque celui-ci analyse dans les chapitres V et XVI du TTP
ainsi qu'au chapitre III du TP on l'a vu -le mode sur lequel chacun, par
crainte, se conforme aux injonctions de la puissance collective de la multi-
tude qui l'emporte sur la sienne propre.
Sous le second versant, Durkheim remarque que l'obligation morale,
qu'il vient de définir, manifeste des effets certainement dissuasifs à l'égard
de certaines catégories d'actions, mais qu'elle s'avère peu incitative pour
faire agir. Il est donc exigé, cornme complément, une certaine désirabilité
du bien. Or, la conscience individuelle qui connaît inadéquatement les
mécanismes sociaux d'une part, aperçoit, même confusérnent, que la
société est la condition de la paix et de la sécurité, ce qui apparaît cornme
un équivalent de l'affect d'espoir analysé par Spinoza dans les textes déjà
cités. Mais, d'autre part, elle perçoit que ce qui est impersonnel et universel
en elle, tels le langage, le développelnent de la connaissance et la culture,
elle le doit à la société: ainsi, dès lors que l'on désire cette partie de soi-
même, on désire l'effet de la conscience collective qu'on porte en soi et,
du même coup, ce qu'on veut pour soi, on le veut en rnême temps pour
tous ceux qui paraissent posséder cette même propriété par laquelle on leur
ressemble 18 : on peut rnême dire d'ailleurs que, dans les sociétés étatiques
caractérisées par un haut degré de solidarité organique fondée sur une
forte différenciation sociale issue d'une division poussée du travail, chacun
perçoit plus nettement l'homme dans le citoyen et désire ainsi beaucoup
plus facilement pour les autres ce qu'il désire pour lui-rrlême 19 • De ce
point de vue, il est tout à fait intéressant de constater dans une perspective

17. Cf. De la division du travail social, op. cit., p. 52, sqq. Ces pages consacrées à la naissance
du système pénal sont très voisines de la théorie spinoziste de l'indignation constitutive de
l'ordre social. Elles mériteraient, à elles seules, un commentaire fouillé.
18. Il Emt probablement voir aussi ici une résurgence de la thèse de Rousseau sur les rap-
ports de la volonté générale et de la volonté particulière.
19. Cf « L'individualisme et les intellectuels », dans La science sociale et l'action, op. cit. ;
p. 270 sqq.
ET DURKHEIM

spinoziste que Durkheim semble concevoir, sous certaines conditions


sociales, une transition du premier au second genre de connaissance; que
ce que Durkheim ramène à un processus social construit présente tend an-
ciellernent des résultats assez voisins de ce que déduit Spinoza dans la
partie IV de l'Éthique relativement aux exigences de la raison des hommes
fondée sur leur similitude de nature.
Franchissons maintenant un pas supplémentaire: dans la mesure où on
ne connaît que confusément les exigences de la conscience collective, on
peut en venir à les transfigurer imaginairement et à se représenter leur auto-
rité sous la fonne d'une force de nature religieuse qui détient le pouvoir
de sanctionner les conduites, mais aussi d'attirer à elle les volontés. Mais,
puisqu'il s'agit précisément d'une transfiguration de la conscience collec-
tive - c'est la différence ici avec la thèse de Spinoza qui n'évoque pas ce
mécanisme sans cependant l'exclure -, la sociologie des religions peut donc
tenter de retrouver la rnorale sociale des différentes formes de conscience
collective en extrayant rationnellement le« noyau» de croyance de chacune
d'elles, ainsi d'ailleurs que celui qui est commun à toutes les religions, ce
qu'entreprendra de faire le travail de Durkheim sur les formes élémentaires
de la vie religieuse. Dans ces conditions, est-il exagéré de conclure que la
sociologie religieuse de Durkheim pourrait s'apparenter, bien qu'une partie
de ses objectifs soit différente, à une sorte de Traité théologico-politique de
facture spinoziste? La question reste ouverte.
Si on réunit maintenant les deux versants des effets de la conscience
collective, il apparaît alors:
1°) que les différentes doctrines philosophiques ne créent aucun de ces
deux aspects de l'action morale, mais ne font qu'exprimer l'un ou l'autre de
façon généralement unilatérale en les opposant à la morale sociale émanée
de la conscience collective qui, elle, les unit;
2°) que leur unité fait apparaître la fonction intégratrice des conduites que
remplit la rnorale sociale en attachant les individus aux différents groupes
sociaux et à leur système politique qui se perpétuent ainsi eux-mêmes à
travers les individus. D'une telle thèse Durkheim déduira alors tous les
phénomènes de pathologie sociale que représentent les conflits et l'anomie
sociale.
Venons-en rnaintenant au rôle de la connaissance rationnelle des sys-
tèmes sociaux au regard de la morale. Sur ce point, les thèses de Durkheim
sernblent de nouveau présenter une analogie avec certaines thèses de l'Éthique.
Supposons que la science sociale en voie de constitution soit entièrement
développée et que, par un « système d'idées claires et distinctes », pour
reprendre l'expression de Durkheirn, nous connaissions vrairnent tous les
CHRISTIAN

rapports constitutifs de l'ordre social. Dans ce cas, dit-il, notre hétéronornie


sociale prendrait nécessairement fin. Pourquoi? Parce que « nous [serions]
en état de nous assurer dans quelle rnesure [le monde rnoral] est fondé
dans la nature des choses, c'est-à-dire de la société; c'est-à-dire dans quelle
mesure il est ce qu'il doit être. Et dans la mesure où nous le reconnaissons
tel, nous pouvons y consentir librement. Car, vouloir qu'il soit autre que
ne l'implique la constitution naturelle de la réalité qu'il exprime, ce serait
déraisonnable sous prétexte de vouloir libremenr2° ». Si donc on est en état
de se conformer aux préceptes moraux de la conscience collective parce
qu'on sait qu'il s'agit nécessairement là de ses conditions de reproduction,
le consentement éclairé fait disparaître le principe de toute contrainte
subjective et donc de toute forme d'obligation en instituant 1'« autonomie
de la volonté ». Pour le dire autrement, nous sommes, selon Durkheim,
socialement déterminés à utiliser un déterminisme social pour connaître
ce même déterminisme social et c'est seulernent par cette connaissance
que nous pouvons être libres. Plus encore, explique Durkheirn qui semble
reprendre presque littéralernent la démonstration de la proposition 1, IV
de l'Éthique: du moment que nous connaissons la cause des règles morales,
ne pouvons-nous pas dire qu'elles perdent leur caractère d'impératif? Il
n'en est rien: « Une chose ne cesse pas d'être elle-même parce que nous en
savons le pourquoi [ ... ]. De ce que nous savons qu'il y a utilité à ce que
nous soyons commandés, il résulte que nous obéissons volontairement,
non que nous n'obéissons pas 21 • » Ce qui signifie que l'obligation morale et
la désirabilité du bien ne disparaissent pas parce que nous les connaissons:
simplement, nous nous y rapportons autrement. On peut donc conclure
que, pour Durkheim, la connaissance de la morale perrnet en mêrne temps
de tirer une morale de la connaissance. Or, dit Durkheim, ce type de
rnorale, parce qu'il découle de la science sociale, caractérise précisément
la modernité morale. Convenons alors que, dans cette voie, il y avait un
philosophe très moderne qui avait, en partie, précédé le sociologue.

20. Ct: L'éducation morale, p. 99.


21. Ct: ibid.
Jean-Marie Guyau et Spinoza
ANDRÉ COMTE-SPONVILLE

Jean-Marie Guyau est né en 1854, à Laval, et mort en 1888, à Menton.


Sa courte vie, très tôt atteinte par la maladie, ne l'a pas empêché de créer
une œuvre importante, qui fut reconnue comme telle et qui mériterait,
me semble-t-il, d'être redécouverte. Il faut dire qu'il fut d'une précocité
étonnante: licencié ès lettres à 17 ans, couronné à 19 ans par l'Académie
des sciences morales et politiques (pour un mémoire de 1300 pages sur
La morale utilitaire depuis Épicure jusqu'à l'école anglaise contemporaine), il
enseigne la philosophie dès sa vingtième année (au lycée Condorcet, qu'il
quittera pour raisons de santé), et publie à 24 ans un livre étonnamment
riche et novateur, qui est resté un classique des études épicuriennes (La
morale d'Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, 1878). Il
est surtout connu pour deux ouvrages - que Nietzsche avait lus et anno-
tés - où il présente une philosophie d'inspiration immanentiste et vita-
liste: l'Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction (1885) et L'irréligion
de l'avenir (I 887).
La place de Spinoza, dans son œuvre, est assez restreinte: si on laisse de
côté un poème, sur lequel nous terminerons, elle tient pour l'essentiel dans
un chapitre de La morale d'Épicure et dans quelques pages de L'irréligion
de l'avenir. On remarquera qu'il s'agit respectivement du premier et du
dernier ouvrage publiés de son vivant. Même si d'autres livres suivront,
publiés à titre posthume par son beau-père Alfred Fouillée, on serait tenté
d'y voir la marque d'une constance dans l'intérêt qu'il porta à l'auteur de
l'Éthique. On aurait sans doute tort. Le poème que nous citerons plus bas a
été publié par Guyau en 1880 : il avait 26 ans. Quant au texte de L'irréligion
de l'avenir, qui est très bref: il reprend sur bien des points, jusqu'à le reco-
pier purement et simplement, le chapitre de La morale d'Épicure. C'est dire
que l'intérêt de Guyau pour Spinoza, s'il apparut très tôt, semble avoir été
de courte durée. Dans La morale anglaise contemporaine, qui reprend la
seconde partie du Mémoire de 1874 et que Guyau publie en 1879, l'auteur
de l'Éthique est évoqué quelquefois, mais toujours brièvement ou superfi-
ciellement. Il faut dire que l'objet du livre suffirait à l'expliquer. Il est plus
significatif de constater que dans les œuvres de la maturité, et spécialernent
dans ses deux maîtres livres (l'Esquisse et L'irréligion de l'avenir), Guyau se
préoccupe bien davantage de Kant et Spencer, voire de Schopenhauer ou
Hartmann, que de Spinoza. La chose est d'autant plus frappante que sa
propre philosophie - philosophie de l'afErmation, de la puissance d'agir,
de la vie la plus intensive et la plus extensive possible, sans arrière-rnonde,
sans surnaturel, sans irnpératifabsolu ni loi transcendante... pouvait sus-
citer de nombreux rapprochernents avec celle de Spinoza: qu'ils s'avèrent
finalement si rares, après le coup d'éclat du début, c'est un fait étonnant,
qu'il faudra essayer de comprendre.
L'essentiel, concernant les réferences spinozistes, se trouve donc dans La
morale d'Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, qui reprend
la première moitié du mémoire de 1874 sur La morale utilitaire depuis
Épicure jusqu'à l'école anglaise contemporaine. Ce lieu est déjà caractéris-
tique: c'était penser Spinoza dans une double filiation matérialiste et uti-
litariste, et telle est sans doute la principale originalité de la lecture qu'en
fait Guyau. Mais regardons le texte d'un peu plus près. La morale d'Épi-
cure est divisée en quatre livres, trois consacrés au maître du Jardin, qui
sont d'une extrême qualité, et un quatrième consacré aux « successeurs
modernes d'Épicure ». De qui s'agit-il? D'abord de Gassendi et Hobbes
(chapitre premier), ensuite de La Rochefoucauld (chap. II), de Spinoza
(chap. III), d'Helvétius (chap. IV), de La Mettrie, d'Holbach, d'Alernbert
et Volney (chap. V), enfin de 1'« école anglaise contemporaine », c'est-à-dire
de Bentham, Stuart Mill et Spencer (conclusion générale: « L'épicurisme
contemporain»). La succession de ces noms, l'hétérogénéité de ces pen-
sées disent assez que Guyau, dans ce quatrième livre, prend l'épicurisme
en un sens large. C'est presque un synonyme de l'utilitarisme: «Tous les
épicuriens, et c'est là l'idée fondamentale de leur doctrine, s'accordent à
affirmer que le plaisir ou la peine sont les seules forces qui mettent l'être en
mouvement », au point que la morale ainsi entendue n'est autre chose que
la « recherche de l'intérêt personnel », non certes dans un « sot égoïsme»
mais dans l'amitié, la sociabilité et la bienfaisance l . C'est ce qui autorise
Guyau à suivre, en un survol historique qui peut laisser perplexe mais qui
n'est pas sans quelque vérité, 1'« esprit du vieil Épicure» caractérisé par
l'utilitarisrne et la libre pensée - depuis la fondation du Jardin jusqu'à la fin
du XIXe siècle2 • À travers ces vingt -deux siècles d'histoire, l'épicurisme garde
au fond un rnême ennerni : « Les épicuriens antiques, rappelle Guyau au

1. La morale d'Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, Librairie Germer
Baillière, 1878, « Conclusion générale», p. 281-282.
2. Ibid, spécialement p. 288.
GUYAU ET SPINOZA

début de sa conclusion, eurent, comme on sait, pour principaux adver-


saires les stoïciens 3 »; et dans la période contemporaine, ajoute-t-il à la
fin de cette même conclusion, « l'école anglaise est en train de relever, en
face du stoïcisme restauré par Kant, un épicurisme renouvelé par les don-
nées de la science rnoderné ». Cette façon de reconstruire l'histoire de la
philosophie, spécialement morale, autour des deux grandes écoles hellé-
niques, donne à Spinoza une place singulière: car Guyau voit bien qu'il
peut être rapproché, sur des points certes diHerents mais avec une égale
pertinence, de l'une et l'autre de ces deux écoles adverses. C'est peut-être
ce qui explique que Spinoza soit presque absent de la Conclusion générale
de l'ouvrages: non peut-être qu'il en infirme la portée, rnais en ceci qu'il
la déborde et obligerait d'en relativiser le cadre. Toujours est-il que telle
est bien, pour Guyau, la singularité du spinozisme. C'est ce qu'il annonce
dès le titre du chapitre qu'il lui consacre, le troisième, rappelons-le, du
quatrième livre de La morale d'Épicure: «Spinoza. - Conciliation de
l'épicurisme et du stoïcisme. » Les premières lignes du chapitre annoncent
l'essentiel: « Le vaste système de Spinoza, où ceux d'Épicure et de Hobbes
sont absorbés, contient d'avance les théories fondamentales de l'école uti-
litaire française et anglaise; mais en même temps il s'efforce de les dépasser
en ramenant la rnorale du bonheur à la morale de l'intelligence et en pla-
çant le suprêrne plaisir dans le suprême savoir6 • » On voit que le rapport à
Épicure et Hobbes est marqué d'entrée de jeu. Qu'est-ce qui le justifie? Le
naturalisme et l'utilitarisme, dans leur conjonction nécessaire. La morale,
prise en un sens absolu, ne saurait y survivre:
Négation de tout ce que nous entendons par moralité proprement dite, et
réduction de toutes choses, y compris la volonté, aux lois nécessaires de la
nature, qui sont les lois nécessaires de l'intelligence: voilà en quelques mots
le spinozisme. Il n'y a d'absolu que la nécessité éternelle qui fait exister ce
qui existe. Tout le reste est relatif: Labsolu, c'est ce qui est; et quand nous
parlons de ce qui pourrait ou devrait être, nous portons alors de simples
jugements sur la perfection et l'imperfection, sur le bien et le mal; et par

3. Ibid., p. 279.
4. Ibid., p. 288. Voir aussi 1'« Introduction», p. 15-16, où l'on trouve déjà la même oppo-
sition entre 1'« épicurisme, uni au naturalisme de Spinoza» (épicurisme qui triomphe,
« en France avec Helvétius et presque tous les philosophes du XVIIIe siècle, en Angleterre
avec Bentham et l'école anglaise contemporaine») et le « stoïcisme nouveau de Kant et de
son école ». Ces deux doctrines, ajoute Guyau, « se partagent la pensée, se partagent les
hommes. La lutte ardente entre les épicuriens et les stoïciens, qui dura autrefois pendant
cinq cents ans, s'est rallumée de nos jours et s'est agrandie ».
5. Une seule réference, dans le sillage de Hobbes, à la p. 281 : « Hobbes avant Spinoza a
essayé de constr~ire une géométrie des mœurs. »
6. La morale d'Epicure, IV, chap. III, p. 227.
ANDRÉ

une illusion étrange, nous prenons ces jugements pour ce qu'il y a de plus
absolu, quand il n'y a rien de plus relatif7.

Guyau évoque alors, cornme on pouvait s'y attendre, le « Préarnbule »


du quatrièrne livre de l'Éthique, qu'il cite dans la traduction d'Érnile Saisset
(Charpentier, 1842, rééd. 1860). L'analyse critique des idées de perfec-
tion et d'imperfection est suivie de près. C'est elle, rernarque notre auteur,
qui oppose Spinoza aux « platoniciens» et qui le rapproche, à nouveau,
des matérialistes: « Comme la perfection et l'imperfection sont relatives
à notre pensée, le bien et le rnal sont relatifs à nos désirs, ainsi qu'Épi-
cure et Hobbes l'ont montrés. »Naturalisme et relativisme vont donc de
pair: « C'est la morale qui est relative, et la nature qui est absolue. Tel
est, dans toute sa rigueur, le principe métaphysique, plus ou moins caché,
de tous les systèrnes épicuriens ou utilitaires: Spinoza le met en évidence
avec une logique inflexible9 • » C'est ce qui fait de lui, comme l'annonçait
le sommaire du chapitre, le « métaphysicien de l'utilitarisme 10 ». Guyau,
pour justifier ce rapprochement, s'appuie sur la définition 1 d'Éthique IV :
Puisqu'il n'y a pas de bien absolu, qu'est-ce que le bien relatif? Spinoza
répond comrne Hobbes et Épicure: «J'entendrai par bien ce que nous
savons certainement nous être utile ll . » Mais s'il intègre ainsi Spinoza dans
un courant plus vaste, il ne méconnaît pas pour autant, ou pas totalement,
sa singularité: « L'utile, à son tour, c'est ce qui produit de la joie, et la joie
est causée par la satisfaction du désir: c'est encore la définition épicurienne.
Seulement Spinoza y ajoute un complément métaphysique: le désir est la
tendance de l'être à persévérer dans son être 12 • » Guyau cite alors la propo-
sition 25 et la définition 8 (même s'il renvoie en note, c'est sans doute une
coquille, à la définition 7) d'Éthique IV, par quoi, montre-t-il, le conatus
est « le fond de l'arnour de soi, tel que Hobbes et La Rochefoucauld l'ont
décrit» et le principe de la vertu 13 • Mais l'utilitarisme de Spinoza, montre
bien Guyau, est un utilitarisme rationnel :
Celui-là peut satisfaire le désir fondamental de conservation, qui sait les
meilleurs moyens de le satisfaire; pouvoir, pour un être raisonnable comme
l'homme, c'est savoir. La vraie puissance est donc la raison, sans laquelle

7. Ibid, p. 227-228. Le mot de« naturalisme» est utilisé par Guyau, à propos de Spinoza,
dès l'introduction de l'ouvrage, p. 15. On le retrouvera, toujours à propos de Spinoza,
dans La morale qnglaise contemporaine, Librairie Germer Baillière, 1879, p. 404-405.
8. La morale d'Epicure, p. 228.
9. Ibid, p. 229.
10. Ibid., p. 227. ~
11. Ibid, p. 229. La réference à « Ethique, IV, défin., 1 » est donnée en note.
12. Ibid, p. 229.
13. Ibid
,..,..'''-H'H""l.I:UJ..;, GUYAU ET SPINOZA

nous ne pourrions calculer avec certitude l'utilité. De là résulte ce théo-


rème : « Agir absolument par vertu, ce n'est autre chose que suivre la raison
dans nos actions, dans notre vie, dans la conservation de notre être (trois
choses qui n'en font qu'une), et tout cela d'après la règle de l'intérêt propre
de chacun. » C'est le théorèrne fondamental du système utilitaire 14 •

Ce rationalisme, s'il est plus affirmé que celui d'Épicure, ne rompt


pourtant pas avec l'inspiration foncière de ce dernier, comrne le rnontre le
rôle, dans l'épicurisme, de l'intelligence ou de la phronèsis l5 • C'est ce que
confirme la solidarité, chez les deux auteurs, entre l'utilitarisme et l'eudé-
monisme: « Aussi y a-t-il identité entre le bonheur et la vertu. "La béati-
tude n'est pas le prix de la vertu, c'est la vertu elle-mêrne." [ ... ] La vertu
n'est donc que le bonheur même, comrne tous les épicuriens et utilitaires
le soutiennent l'un après l'autre l6 . »
Lopposition avec Épicure, rnais aussi ce qui donne au rationalisme spi-
noziste sa figure propre, n'apparaît guère qu'autour du thème de la néces-
sité. Guyau, qui a écrit de fortes pages sur le clinamen et l'indéterminisme
épicuriens l7 , était bien placé pour saisir l'importance de l'enjeu. C'est où
l'on rencontre, ce n'est pas un hasard, les stoïciens. Le point commun entre
eux et Spinoza? Cela même par quoi Spinoza s'oppose à l'épicurisme:
la conjonction du rationalisme et du nécessitarisme. « Lacte propre de la
raison, c'est de comprendre, et comprendre, c'est apercevoir la nécessité
des choses. Cette nécessité, c'est la Nature, ou, si l'on veut, c'est Dieu.
Par là Spinoza ramène la morale du bonheur à la morale de l'intelligence,
l'épicurisme au stoïcisme l8 • » Guyau cite alors la proposition 26 d'Ethique
IV, où s'opère, comme l'a bien montré Alexandre Matheron, le passage
de l'utilitarisme rationnel à l'intellectualisme: « Nous ne tendons, par la
raison, à rien autre chose qu'à comprendre; et l'âme, en tant qu'elle se sert
de la raison, ne juge utile pour elle que ce qui la conduit à comprendre l9 • »
Après avoir cité, en guise de confirmation, la proposition 27 et la démons-
tration de la proposition 28 d'Éthique IV (même si la note renvoie à tort à
la prop. 18), Guyau ajoute alors ce commentaire, qui semble résumer son
interprétation de Spinoza et mérite à ce titre d'être cité un peu longue-
ment:

14. Ibid., p.229-230 (qui donne en note la réf(~rence à la prop.24 d'Éthique IV).
J'emprunte l'expression d'utilitarisme rationnel à Alexandre Matheron, ici très proche de
J.-M. Guyau (auquel il ne pe~se certainement pas) et l'éclairant en retour: voir Individu
et communauté chez Slinoza, Ed. de Minuit, 1969, p. 247 à 250.
15. Voir La mora[e d'Epicure, Livre l, chap. III, § 2, spécialement p. 4l.
16. La morale d'Epicure, Livre IV, c~ap. III, § l, p. 230 (qui cite ici, sans donner de réfe-
rence, la dernière,proposition de l'Ethique).
17. La morale d'Epicure, Livre II, chap. II.
18. La morale d'Epicure, Livre IV, chap. III, § 2, p. 230.
19. Cité par Guyau, ibid., p. 230. Comparer avec A. Matheron, op. rit., p. 251-252.
ANDRÉ

Comprendre l'absolue nécessité de la nature éternelle, c'est comprendre


ce qui, n'étant soumis qu'à sa propre loi, est libre; c'est donc comprendre
l'éternelle liberté. Par cela même, c'est participer à cette liberté, et s'iden-·
tifier avec elle. La science de la nécessité ne fait donc qu'un avec la liberté.
Encore un principe stoïcien rattaché par Spinoza à l'épicurisme. Le point
commun où les deux doctrines viennent se confondre, c'est l'intuition
intellectuelle qui couronnait la morale d'Aristote, c'est-à-dire la pensée
de l'homme s'identifiant à la pensée divine, ou la conscience de l'éter-
nité. « Nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels. » Cette
conscience produisant la suprême joie, c'est l'amour de soi véritable, et en
même temps c'est l'amour de Dieu. L'idéal mystique des Hébreux et des
chrétiens semble ici se confondre avec les théories morales de l'Antiquité,
dans la vaste synthèse que propose Spinoza. Sa conception de la nature
embrasse tout le reste: l'utilité ou le plus grand bonheur possible, c'est
la nature jouissant de soi; la science et l'intuition intellectuelle, c'est la
nature ayant conscience de soi; la liberté intellectuelle des stoïciens, qui
est la connaissance même de la nécessité, c'est la nature se possédant elle-
même; l'extase mystique, enfin, par laquelle l'individualité s'absorbe dans
l'être universel, c'est la nature rentrant en soi et retrouvant son existence
éternelle sous ses modes passagers 20 •

Ce dernier passage est justement celui qui sera repris dans L'irréligion de
l'avenir, où Guyau évoque, nous y reviendrons, le « panthéisme purement
intellectualiste et rationaliste de Spinoza ». Mais le contexte et l'accent
sont différents. Dans La morale d'Épicure, c'est le thème de l'utilitarisme
qui sert de fil conducteur. Guyau le déroule dans le champ de la morale
individuelle, puis dans celui de la morale sociale. Selon la « géométrie
des mœurs» qu'élabore Spinoza, la société et la sympathie (spécialement
sous les deux formes de la pitié et de l'énlulation) naissent de l'égoïsme 21 •
Comment? Par la coïncidence de 1'« intérêt de l'un avec les intérêts de
l'autre 22 ». Cette coïncidence s'obtient à son tour par deux moyens diffé-
rents, qui peuvent et doivent fonctionner ensernble : « On peut soumettre
les passions des hommes à l'unité par la puissance d'une passion supérieure,
la crainte, ou par la puissance de la raison. Tels sont les deux grands ressorts
de l'ordre social: la loi de crainte et la loi de raison 23 . »Guyau, qui s'appuie
sur plusieurs textes de l'Éthique et sur le chapitre XVI du Traité théologico-

20. Ibid., p. 231 (qui cite, sans donner la réference, le scoli~ de la prop. 23 d'Éthique V).
21. Ibid., p. 232-233 (olt Guyau cite plusieurs textes d'Ethique, III). Sur la pitié chez
Spinoza, voir aussi L'art au point de vue sociologique, Alcan, 1889 (2 e édition), p. 7.
22. Ibid., p. 234.
23. Ibid.
GUYAU ET SPINOZA

politique, y voit toujours les « principes d'Épicure et de Hobbes », mais


réconciliés avec ceux du Portique (par la primauté accordée à la raison),
voire avec une certaine tradition spirituelle de la fusion en Dieu:
Si la passion divise les hommes, la raison les unit. En effet, l'objet de la rai-
son est de comprendre la vérité; or, la vérité est la même pour tous, et tous
peuvent en même temps la connaître. [ ... ] Voilà encore Épicure et Zénon
réconciliés: vivre conformément à la nature ou vivre conformément à la
raison, c'est vivre conformément à l'intérêt de tous: c'est être heureux et
vertueux. De là nous passons à cet autre théorème que Socrate eût admis
ainsi qu'Aristote: « Le bien suprême de ceux qui pratiquent la vertu leur
est commun à tous, et ainsi tous peuvent également en jouir. » Ce bien, en
effet, est la connaissance de la vérité éternelle ou de Dieu, et nous revenons
ainsi à l'absorption finale de tous en Dieu qui est le souverain bien des
m ysti q ues 24 •

Est-ce la fin de l'utilitarisme? Non pas, puisque l'amour de Dieu « est


encore un intérêt 25 ». Seulement, ajoute Guyau, « cet intérêt, étant ration-
nel, est universel ». C'est pourquoi il y a coïncidence, chez Spinoza, « entre
l'intérêt et le désintéressement, entre l'amour de soi et l'amour d'autrui 26 ».
Cette coïncidence ne doit bien sûr rien au hasard: « C'est que le Dieu de
Spinoza, en définitive, c'est nous-mêmes, dans notre substance éternelle;
et cette substance étant cornmune à tous les autres, aimer Dieu, s'aimer
soi-même et aimer tous les autres, c'est un seul et même amour. La morale
de l'utilité particulière s'efforce ainsi de s'identifier avec la morale univer-
selle 27 • »
La fin du chapitre est consacrée à la « politique de Spinoza, comparée
à celle de Hobbes 28 ». La différence entre les deux auteurs tient surtout
au fait que la raison demeure, pour Spinoza, « une puissance et un droit
inaliénable 29 ». C'est elle qui « va être le refuge de la liberté dans la politique
de Spinoza30 », au point d'entraîner, contre Hobbes, un changement
considérable de perspectives:

24. Ibid., p. 235-236 (qui renvoje en note à Éthique, IV, prop. 36). Sur le rapprochement,
chez Spinoza, des « systèmes d'Epicure et de Zénon », voir aussi p. 272.
25. Ibid., p. 236.
26. Ibid.
27. Ibid Voir aussi La morale anglaise contemporaine, Librairie Germer Baillière, 1879,
« Conclusion », -yI, p. 404.
28. La morale d'Epicure, § 4, p. 236.
29. Ibid., p. 237.
30. Ibid.
ANDRÉ

Le véritable objet de la politique, c'est d'organiser le pouvoir le plus fort


possible physiquement pour empêcher la passion de diviser les hommes, et
en même temps c'est de rendre cette force physique de plus en plus inutile
en y substituant la puissance de la raison. Or, la puissance physique la plus
forte, ce n'est pas celle d'un monarque absolu, comme l'a cru Hobbes, c'est
la force générale de la nation tout entière ou de la démocratie. D'autre part,
la puissance rationnelle la plus grande, c'est la raison générale; plus cette
raison est développée dans les individus, plus les individus sont unis entre
eux. De là, chez Spinoza, une politique relativement libérale, qui aboutit à
placer le plus grand intérêt dans la plus grande liberté possible de la pensée,
c'est-à-dire dans la plus grande nécessité possible de la raison, ou dans la
plus grande union possible de tous les intérêts par l'intérêt universel de la
raison. Cette révolution libérale dans la doctrine utilitaire sera désormais
un fait accompli: Hobbes restera seul partisan du despotisme 31 •

Lensemble du chapitre frappe par le nombre et la précision des réft-


rences, qui semblent attester une connaissance de première main, et par
la sympathie d'ensemble à l'égard du spinozisme (cornme, dans le reste de
l'ouvrage, à!' égard d'Épicure). Point de caricatures ni de tentatives de réfu-
tation. Point non plus, il est vrai, d'adhésion explicite. C'est que quelque
chose « semble faire défaut au spinozisrne », à quoi Guyau, lui, tient par-
ticulièrement: « Lidée d'un réel progrès de la nature ou d'une évolution,
idée sur laquelle insisteront les métaphysiciens allemands, surtout Hegel,
et les rnoralistes anglais, surtout Spencer32 . »
Cette dernière remarque est peut-être ce qui explique la relative pauvreté,
dans les ouvrages ultérieurs de Guyau, des références spinozistes - y
compris là où on les attendrait le plus 33 • En bon philosophe du XIXe siècle,
en lecteur de Spencer et de Darwin, Guyau voit dans l'idée d'évolution
la clef de la plupart des problèmes - et le seul débouché possible, hors
la foi, pour nos espérances. Or, c'est une idée qu'il ne trouve pas chez
Spinoza. Si la réalité est parfaite par définition (puisque, « par réalité et

31. Ibid
32. Ibid (c'est Guyau qui souligne). Dans le même livre et en sens contraire, Guyau avait
su discerner, dans l'épicurisme, une théorie du progrès à laquelle il avait consacré un cha-
pitre remarquable, le troisième du Livre III (p. 154 à 171).
33. Dans l'Esquisse ... , par exemple, Spinoza est parfois évoqué (p. 10, 14, 15, 137 et
138 de l'éd. que j'utilise, la 6", Alean, 1903, ce qui correspond aux p. 12, 16, 122 et 123
de l'éd. du COlpUS, Fayard, 1985), mais de façon purement formelle ou très allusive. En
revanche, quand Guyau écrit que « la tendance de l'être à persévérer dans l'être est le
fond de tout désir» (1, 1, p. 92 ou 82), ou quand il propose, dans les belles pages de sa
conclusion, une morale de la« puissance d'agir» (p. 247-248), il n'éprouve nul besoin de
faire réference à Spinoza ...
r./""\'''-i'''r>.J,,"~L. GUYAU ET SPINOZA

par perfection », Spinoza entend la « mêlne chose 34 »), pourquoi devrait-


elle, et comment pourrait-elle évoluer? (~u'il y ait là une vision appauvrie
du spinozisme, c'est ce que je crois. Mais telle sernble bien avoir été la
lecture qu'en faisait Guyau. C'est ce que suggérait déjà un bref passage de
La morale anglaise contemporaine, consacré il est vrai à Spencer, mais dans
lequel on pouvait lire ceci: « M. Herbert Spencer est une sorte de Spinoza
positiviste, avec cette difh~rence que, approfondissant davantage le principe
de la persistance dans l'être, il en tire celui du progrès dans l'être: toute
conservation est une évolution. C'est là l'idée capitale qu'il ajoute aux idées
de Spinoza, de d'Holbach et de Volney35 ». Et c'est ce que confirme le
second développernent consacré par Guyau à Spinoza. On se souvient qu'il
se trouve dans L'irréligion de l'avenir, en l'occurrence dans le quatrième
chapitre de la troisième partie. Il s'agit, dans cette troisième partie, de voir
quelles sont les hypothèses métaphysiques « qui remplaceront les dogmes ».
Guyau distingue trois grands courants, dont chacun peut se subdiviser: le
théisme (chapitre III), le panthéisme, qui peut être optimiste ou pessimiste
(chap. IV), enfin le naturalisme, qui peut être idéaliste, matérialiste ou
moniste (chap. V). Dans cette typologie des systèmes, où placer Spinoza?
On pourrait penser au naturalisrne (puisque Guyau, dans La morale d'Épi-
cure, utilisait ce mot à son propos), bien sûr sous sa forme moniste. Mais
point: « Lunité fondamentale que désigne le tenne de monisme, écrit
Guyau, n'est pas pour nous la substance une de Spinoza36 . » Pour quelles
raisons? Peut-être à cause du mysticisme ou de la religiosité - d'esprit
quasiment oriental- dont cette dernière, dans l'Éthique, lui semble faire
l' objet37 • Sans doute aussi parce que cette substance, éternelle et parfaite,
échapperait au changement, à l'évolution, à ce que Guyau appelle l' « histoire
de l'univers» : « Le vrai monisme, selon nous, n'est ni transcendant ni
mystique, il est immanent et naturaliste. Le monde est un seul et même
devenir 38 . » Toujours est-il que Spinoza est rangé non pas dans le cadre du

34. Voir Éthique, II, déf: 6.


35. La morale anglaise contemporaine (dont le sous-titre est bien révélateur: Morale de
l'utilité et de l'évolution), l, 1, p. 195.
36. L'irréligion de l'avenir (que je cite d'après la 21" édition, Alcan, 1921), III, 5, p. 437.
Voir aussi p. 335.
37. Voir par ex., dans L'irréligion de l'avenir, les p. 10, 335, 393 et 409. Le premier de
ces textes rapproche Spinoza des Upanishads : « LAtrnan, le moi subjectif: est identique à
Brahma, le moi objectif: [ ... ] "Tu es cela, tat twam", tel est le mot de la vie et du monde
entier. Se retrouver en toutes choses et sentir l'éternité de tOl}t, voilà la religion suprême; ce
sera la religion de Spinoza. » Voir aussi, dans La morale d'Epicure, la note 2 de la p. 275.
38. L'irréligion de l'avenir, III, 5, p. 437. C'est Guyau qui souligne. Dans La genèse de
l'idée de temps, Guyau écrivait que « l'éternité semble une notion contradictoire avec celles
de la vie et de la conscience» (Alcan, 1890, p. 120). Même si Spinoza n'est pas cité, on
peut penser que c'est l'un des points en litige: Guyau a le sentiment de choisir la vie
co ntre l' éterni té ...
ANDRÉ

naturalisrne rnoniste, mais dans celui du panthéisme, en l'occurrence dans


sa version optimiste39 • Pourquoi optimiste? Parce que Guyau distingue,
et dès l'Esquisse, trois hypothèses portant sur la nature, qui sont celles
d'une nature bonne (c'est ce qu'il appelle l'optimisme), celle d'une nature
rnauvaise (pessimisme), enfin celle, qui lui paraît la plus plausible, d'une
nature indifférentéo. Là encore, on pourrait s'attendre à trouver Spinoza
dans cette dernière catégorie. Mais non: si la nature est parfaite, semble
penser Guyau, si elle est Dieu, comrnent ne serait-elle pas bonne? De fait,
dans La morale anglaise contemporaine, on pouvait déjà lire que « tout ce
qui est, disait Spinoza, est bon et le meilleur possible. Il n'y a pas de mieux
ou de pire dans la nature [la conjonction de ces deux propositions, bien
sûr problématique, me paraît indiquer assez nettement ce que Guyau, chez
Spinoza, ne comprend pas]; il n'y a pas d'idéal dominant la nature et à
l'aide duquel nous pourrions la juger: le parfait, c'est le réel41 ». C'est ce
qui explique que, dans L'irréligion de l'avenir, Spinoza soit classé au rnêrne
titre que Platon, Aristote, Zénon ou Leibniz dans le camp des optimistes,
auxquels Guyau, dans l'Esquisse, reprochait une adoration coupable de ce
qui est: « En réalité, l'optimisme absolu est plutôt immoral que moral,
car il enveloppe la négation du progrès. Une fois qu'il a pénétré dans
l'esprit, il produit comme sentiment correspondant la satisfaction de toute
réalité: au point de vue moral, justification de toute chose; au point de
vue politique, respect de toute puissance, résignation passive, étouHernent
volontaire de tout sentiment du droit et en conséquence du devoir. Si
tout ce qui existe est bien, il n'y faut rien changer42 . » Ce dernier texte ne
porte pas spécialement sur Spinoza (il attaque globalernent tous ceux que
Guyau range sous la bannière de l'optimisme, et la suite du texte semble
indiquer qu'il pense davantage à Leibniz) ; mais nul doute, dans l'esprit de
son auteur, qu'il l'atteigne aussi. Quelques pages plus bas, on pourra lire
par exemple: «Ainsi tout se confond et s'aplanit pour la métaphysique
des hauteurs: bien et mal, individus et espèces, espèces et milieux; il n'y
a plus rien de vil, cornme disait l'optimiste Spinoza, dans la maison de

39. L'irréligion de l'avenir, III, 4, § 1 (<< Le panthéisme optimiste »), p. 399 sqq.
40. Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, « Introduction », chap. I, spéciale-
ment aux p. 9-10 et 52 de l'éd. Alcan (p. 11-12 et 48 de l'éd. du Corpus).
41. La morale anglaise contemporaine, « Conclusion », VI, p. 404.
42. Esquisse d'une morale ... , p. 10 (p. 12 dans l'éd. du Corpus). Voir aussi L'irréligion de
l'avenir, p. 409, où Guyau oppose, d'ailleurs pour les condamner l'un et l'autre, 1'« opti-
misme de Spinoza» et le « pessimisme de Schopenhauer ».
r.n.l"- L,rLfU.'U.J..:, GUYAU ET SPINOZA

]upiter43 . » Si tout est Dieu, tout est bien 44 , et c'est ce que Guyau ne peut
accepter. Non qu'il ne perçoive la grandeur d'une telle position. Mais il
faut distinguer ici ce que Guyau appelle l'optimisme subjectif: qui est un
état d'ârne fondé sur la connaissance, de l'optimisrne objectif, qui porte
sur le rnonde : « En s'étendant, en s'élevant, en s'apaisant de plus en plus,
le savoir peut rendre un jour à l'ârne quelque chose de cette sérénité qui
appartient à toute lumière et à tout regard lumineux. C'est là ce qu'il y a
de vrai dans le calme intellectuel de Spinoza: si son optimisme objectif est
insoutenable, il y avait plus de vérité en son optirnisme subjectif, en cette
conscience de la paix intérieure trouvée dans l'extension même de l'intel-
ligence et dans l'harmonie des pensées 45 • » Mais de là à adorer la nature,
non. Lui pardonner sufEt, et vaut mieux46 . Le problème du mal, sur lequel
Guyau a écrit de beaux vers 47 , lui paraît condamner toute religion, fût-
elle panthéiste. Par réalité et par perfection, Guyau n'entend pas la même
chose.
Il voit bien, pourtant, que le panthéisme de Spinoza est dépourvu de
toute finalité, et ne saurait dès lors être assimilé à une providence. En n'ad-
rnettant qu'une substance « se développant dans une infinité de modes
par une nécessité étrangère à toute finalité », le spinozisme « nous montre
dans le grand Tout la logique immanente qui préside à son développe-
ment48 ». Mais l'optimisme demeure, qui n'est pas un rapport à l'avenir
(l'optimisme, pour Guyau, est le contraire de l'espérance: si tout est bien,

43. Esquisse d'une morale ... , p. 15, Alcan, ou p. 16, Fayard (l'évocation de la maison de
Jupiter, qui se présente comme une citation, me laisse perplexe: je ne vois pas à quel texte
Guyau peut vouloi! faire allusion). On trouvaJt une critique voisine de 1'« optimisme
stoïcien» dans 1'« Etude sur la philo~ophie d'Epictète »,que Guyau avait rédigée pour
présenter sa traduction du Man,uel d'Epictète : Manuel d'Epictète, traduction nou~elle sui-
vie d'extraits des, Entretiens d'Epictète et des Pensées de Marc Aurèle, avec une Etude sur
la philosophie d'Epictète, par M. Guyau, professeur de philosophie, Librairie Delagrave
(sans date d' é9.ition), spécialement p. LII -LIlI (le même texte est repris et prolongé en
appendice à Education et hérédité, Alcan, 1889, p. 239 sqq.). Spinoza n'y est pas évoqué,
mais dans la mesure où Guyau insiste ailleurs sur ce qu'il trouve chez Spinoza de stoïcien
(surtout l'idée de nécessité et, conséquemment, d'acceptation), on peut penser que les
mêmes critiques doivent s'appliquer, dans son esprit, au spinozisme.
44. « Ce qui est est bien, par cela seul qu'il est» : La morale anglaise contemporaine, p. 346
(à propos de « Spinoza, Helvétius ou d'Holbach »).
45. L'irréligion de l'avenir, III, 4, § 2, p. 410.
46. Voir le poème « Question», dans les Vers d'un philosophe (8 e éd., Alcan, 1913, p. 65-
66) : « S'il est des malheureux, il n'est pas de bourreaux, / ES c'est innocemment que la
nature tue. / Je vous absous, soleil, espaces, ciel profond, / Etoiles qui glissez, palpitant
dans la nue! ... / Ces grands êtres muets ne savent ce qu'ils font. »
47. Ibid. Voir aussi le poème « Le devoir du doute », p. 61-63.
48. L'irréligion de l'avenir, III, 4, p. 399. Il faudrait opposer l'idée de développement, qui
peut être spinoziste, à celle d'évolution, qui ne l'est pas. Voir par ex. L'irréligion de l'ave-
nir, III, 5, p. 452, où Guyau voit bien que, chez Spinoza, « la conception d'une existence
ANDRÉ r'r\1\K'T'D_c'nr\.lI.TU-TT

il n'y a plus rien à espérer49 ), rnais un rapport au présent, à la perfection


du présent:
Ce que la philosophie morale et religieuse a toujours objecté et objectera
toujours au panthéisme de Spinoza, considéré comme un substitut possible
de la religion, c'est son fatalisme optimiste, où tout se fait par la nécessité
mécanique et brutale de causes efficientes, sans aucune espèce de finalité
interne, sans progrès véritable. Le déroulement des modes de la substance,
même quand il est douleur, mort, vice, est divinisé. On se demande pour-
quoi cette existence prétendue parfaite, incapable de tout progrès réel, n'est
pas de tout point immuable, et pourquoi cette éternelle agitation sans but
au sein de la substance absolue 50 •

La même idée apparaissait déjà dans La morale anglaise contemporaine,


une nouvelle fois par différence avec Spencer: « Spinoza avait vu sur-
tout l'immutabilité de la substance persévérant dans l'être; rnais, pour le
naturalisme anglais, outre la persistance de la force, il y a progrès dans
l'organisation des forces. [ ... ] Ainsi le naturalisme, qui était en quelque
sorte réaliste avec Spinoza, et qui n'admettait pas que l'art de la nature pût
rien faire d'inachevé et d'irnparf~lÏt, se transforme par l'introduction de la
grande idée d'évolution 5l ». C'est dire bien sûr que, chez Spinoza, cette
« grande idée» faisait défaut. Comment Guyau, dès lors, pourrait-il être
spinoziste? Le « panthéisme optimiste» de Spinoza évacue l'évolution ou
la rend impensable, il court-circuite le progrès, il condamne l'espérance
- et c'est, pour Guyau, ce qui le condamne. Ce que cette interprétation
doit à l'époque, nos journées d'étude permettront peut-être de le mesurer.
Mais elle dit aussi, jusque dans ses limites, quelque chose d'essentiel sur
Jean-Marie Guyau lui-même: qu'il préférait une nature imparfaite mais
donc perfectible - une nature qui n'est pas Dieu - à l'absolue perfection
d'une substance qui ne nous laisserait plus rien à faire ni à espérer. Spinoza
est l'extrême du rationalisme 52 , et c'est ce qui le voue, regrette Guyau, à
la résignation (( ce sentiment stoïque et d'origine intellectuelle 53 ») plu-
tôt qu'à la joie ou à l'espérance 54 . À la fin de L)irréligion de l'avenir, notre

reposant en sa plénitude sous la forme d'éternité [ ... ] n'exclut pas le développement per-
pétuel des modes t~)Ujours changeants ». ,
49. Voir par ex. l'Etude sur la philosophie d'Epictète, op. dt., p. LIlI, et l'Esquisse ... , p. 10-
15 (Alean) ou p. 12-16 (Fayard).
50. L'irréligion de l'avenir, III, 4, § 1, p. 399-400.
51. « Conclusion », VI, p. 404-405.
52. Voir l'Esquisse ... , l, 4, p. 137 (Alean) ou p. 122 (Fayard).
53. Ibid. Même évocation de la résignation, à propos notamment de Spinoza, dans La
morale anglaise contemporaine, p. 345-346.
54. Esquisse... , ibid.;, voir aussi la « Conclusi?n», p. 251-252 (Alcan) ou p. 221-222
(Fayard), ainsi que l'Etude sur la philosophie d'Epictète, op. cit., p. LIlI.
GUYAU ET SPINOZA

auteur se prend à rêver: « L'évolution a pu et dû produire des espèces, des


types supérieurs à notre humanité: il n'est pas probable que nous soyons
le dernier échelon de la vie, de la pensée et de l'aInour. Qui sait rnême si
l'évolution ne pourra ou n'a pu déjà faire ce que les anciens appelaient des
"dieux"55? »Cela, qui peut faire penser à Bergson, restait fidèle au fond à
l'épicurisme. Mais aU spinozisme, non. Il faut que la nature ne soit pas Dieu
pour que le divin, peut-être, puisse un jour advenir. Il faut que Spinoza ait
tort, semble penser Guyau, pour que l'on ait raison d'espérer.
Que conclure? Que Guyau connaît Spinoza, sans toujours le comprendre
tout à fait. Qu'il l'estime (pour son intelligence, sa morale, sa sérénité), sans
toujours l'approuver. Qu'il y voit un continuateur d'Épicure, rnais réconci-
lié avec les stoïciens, et de Hobbes, ITlaÎs libéré du despotisme. Qu'il en fait
le « métaphysicien de l'utilitarisme », mais lui reproche son « optimisme
objectif », lequel lui paraît à la fois moralement coupable (c'est se résigner
au mal) et scientifiquement dépassé (par incapacité à penser l'évolution et
le progrès). Enfin, que Spinoza, à ses yeux, a sans doute sous-estimé (par
excès de rationalisme: « c'était un être plutôt rationnel que moral 56 ») la
part affective ou passionnelle de notre vie. Ce dernier thème apparaît sur-
tout dans le poème que j'évoquais en commençant, où l'on retrouve, plus
généralement, ce rnélange singulier d'estime et de réserve que Guyau, face
à Spinoza, n'a cessé de ressentir. Même s'il n'est pas, poétiquement, ce que
Guyau a fait de rnieux, je ne résiste pas au plaisir de le citer en entier:

SPINOZA

et

On ne peut plus haïr l'être qu'on a compris:


Je tâche donc toujours d'aller au fond des âmes.
Nous nous ressemblons tant! Je retrouve, surpris,
Un peu du bien que j'aime au cœur des plus infâmes
Et quelque chose d'eux jusqu'en mon dur mépris.
Aussi je n'ose plus mépriser rien: la haine
N'a même pas chez moi laissé place au dédain;
Rien n'est vil sous les cieux, car il n'est rien de vain.
Le mal, s'il peut encor produire en moi la peine,
Éveille en me blessant ma curiosité;

55. L'irréligion de l'avenir, III, 5, p. 439.


56. Esquisse ... ,!, 4, p. 137 (Alcan) ou p. 122 (Fayard). De là l'aristocratisme de Spinoza,
qui réserve le salut « au vrai philosophe» : L'irréligion de l'avenir, p. 454.
ANDRÉ

Le présent a pour moi cette sérénité


Que le passé répand sur toute chose humaine.
Le présent, en effet, le passé, tout se vaut
Pour qui cherche ici-bas, non les faits, mais les causes,
Et l'esprit clair qui sait regarder d'assez haut
Dans un même lointain voit reculer les choses.

En ce calme j'ai cru découvrir le bonheur.


Parfois, pourtant, s'éveille un doute dans mon cœur.
Celui qui comprend tout et n'accuse personne,
Celui qui ne hait point, pourra-t-il bien aimer?
Lamour, comme la haine, échappe à qui raisonne;
Lamour craint la clarté: pour que le cœur se donne,
Qui sait si l'œil d'abord ne doit pas se fermer 57 ?

On voit que c'est Spinoza qui parle; mais le doute final, assurément,
est celui de Guyau. Notre auteur, qui mourra à 33 ans, la nuit du vendredi
saint58 , mettait l'amour plus haut que la sérénité et l'espérance plus haut
que la raison.

57. Vers d'un philosophe, p. 193-194. Guyau, comme Nietzsche ou Leopardi, met l'il-
lusion vitale plus haut que la vérité, si elle est mortifère. Voir par ex., toujours dans les
Vers d'un philosophe, le poème « Illusion feconde » : « Divinité nouvelle, illusion bénie, /
Ne me fuis donc jamais, jette au loin dans ma vie / Lerreur comme un rayon d'où jaillira
l'espoir. / Cesser de se tromper, ce ne serait plus vivre ... »
58. Comme le remarque Alfred Fouillée (qui avait épousé la mère de Guyau), dans le
livre qu'il lui a consacré et où il fait notamment le récit de ses derniers instants: La
morale, l'art et la religion d'après Guyau, Alcan, 1897 (avec une belle gravure en ffontis-·
pice), « Conclusion », p. 191 à 196. Signalons qu'on trouve aussi d'intéressants éléments
biographiques dans l'article de Jean-Claude Leroy, «Jean-Marie Guyau, philosophe de
l'immortalité», Tempêtes sous un crâne, n° 8, Rennes, automne 1995.
« Un pur»
Léon Brunschvicg, de Spinoza
JEAN-MICHEL LE LANNOU

La raison seule doit être reconnue comme émancipatrice. Léon Brunschvicg


l'affirme en s'opposant à la critique du rationalisme, à celle de l'universalité
dénoncée comme abstraite, par les philosophies de la vie et le mouvement
de « retour au concret» qui se développent en cette fin de XIXe siècle 1• Être
libre, c'est être gouverné par la raison seule. Mais de quoi précisément
émancipe-t-elle? Que signifie raison seule? Comment et par qui la puis-
sance de la raison est-elle énoncée? - Par Spinoza.
Léon Brunschvicg se reconnaît idéaliste, déclare son insatisfaction à
l'égard du criticisme, et se dit spinoziste. N' est-ce pas paradoxal? Que fait
donc Spinoza dans l'idéalisme? Qui y devient-il?
Que signifie tout d'abord pour Brunschvicg être idéaliste? Tout autant
qu'une doctrine, c'est une attitude éthique qui se constitue, en particulier
dans les œuvres de J. Lachelier, que Brunschvicg reconnaît comme son
maître, et de J. Lagneau, comme l'affirmation de la liberté de la pensée 2 •
Pour cet idéalisme, dans l'horizon duquel l' œuvre de Brunschvicg se
développe, la pensée s'exerce comme libération visant à se défaire de toute
subordination à l'égard de la particularité. Par la dénonciation d'un exer-
cice initialement contradictoire et entravé, elle entend surmonter sa sou-
mission prernière à la nature 3 • Lidéalisme s'identifie principiellement à
la contestation du réalisme, donc de l'adhésion au fini. Il est également,
comme antikantisme, le refus de restreindre la pensée à l'exercice en lequel
elle demeure inégale à soi. Son exigence en ce sens serait mieux nommée
1. La thèse de L. Ollé-Laprune, La certitude morale (1880) est rééditée, aux Éditions
universitaires, 1989, avec un « Avant-propos» de H. Hude et P. Cournarie; l'Essai sur
la morale d'Aristote date de 1881. La thèse de Bergson date de 1889; ouvrant la voie à
G. Marcel, lecteur en 1909 de Schelling, ainsi qu'à J. Wahl.
2. Pour J. Lachelier, cf Œuvres, II, Alcan, 1933, p. 197 sqq., 315 sqq.; sur ce problème
cf notre étude « Actualité et substantialité. Lidéalisme selon J. Lachelier », Corpus, 1994,
n° 24/25 [sur Lachelier].
3. J. Lachelier, dans A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art.
« Liberté ».
spiritualisme, car la pensée véritable, adéquate à sa propre exigence, pensée
totale et identique à ce qu'elle pense, est l'Esprit4 • Le principal problèrne
dans cette perspective devient, pour Lachelier en particulier, de rendre
compréhensible le passage de la pensée finie, ou asservie, à la pensée libre.
Comrnent le produire? Comment excéder réellement la particularisation?
L'idéalisme constitue ainsi une doctrine de la rnétarnorphose tant de la
pensée que de celui qui pense: la p~rsonnalité, « qui sait s'il ne s'agit pas
d'en sortir? », demande Lachelier5• A cette modification donc l'on aspire,
mais semble-t-il en reconnaissant qu'elle ne peut être produite par la pen-
sée mêmé.
Le point de départ de Brunschvicg réside en un sirnilaire refus initial.
D'abord, l'exercice de la pensée se subordonne à l'individu que de fait je
suis. La pensée est ainsi comme captée ou sournise par l'être que nous
sommes. Initialement nous nous désignons comme sujet de la pensée,
et par là même nous nous l'attribuons. Notre être, de fait, s'éprouve et
s'identifie comrne l'individualité tant biologique, sociale que passionnelle.
Contre cette adhésion, l'originaire protestation de Brunschvicg énonce que
la pensée vraie n'est pas de droit limitée, et que nous ne nous réduisons pas
à cette particularité. La particularisation, l'épreuve de ce qui sépare, isole et
fait dépendre, est au contraire comme telle inacceptable.
Cependant ne sommes-nous pas essentiellement cette particularité?
N'est-elle pas réelle et mêrne seule réalité? Ne sornmes-nous pas toujours
tel individu particulier? N'est-elle pas le tout de ce que nous expérimen-
tons? Comrnent donc, et c'est une seule tâche, peut-on montrer que nous
ne nous réduisons pas à cela, et que la pensée peut se libérer?
Il faut tout cl' abord comprendre le surgissement de l'insatisfaction à
l'égard de la pensée finie. Qu'est-'ce qui l'anime? Qu'est-ce qui nous assure,
ne serait-ce que de manière initiale, que se défaire de la particularité ne
conduit pas à se supprimer? Rien d'autre que l'exigence même de la pen-
sée. Elle seule peut nous révéler qu'il ya en nous plus que l'individuel, cela
qui ne se réduit pas à lui, et qui tend à l'excéder. Qu'est-ce qui se manifeste
en nous comme excès, outrepassernent de toute restriction? La seule pen-
sée. En et par elle se présente, de manière il est vrai indirecte, l'infini qui
ne peut s'enclore dans la particularité, cela qui ne peut ni s'individuer, ni
s'approprier. L'idéalisme se fonde ainsi dans et par l'identification de cet
infini, en sa détermination et son statut véritable, comme pensée.

4. ]. Laehelier, Cours de logique (1866), éd. établie par ].-L. Dumas, Éditions universi-
taires, 1990.
5. Œuvres, Alean, 1933, t. 1, p. XLII.
6. J. Lachelier, Notes sur le pari de Pascal, 1901, dans Œuvres, t. II, op. cit.
LECTEUR DE SPINOZA

Par elle nous découvrons qu'il y a dans le fini plus que lui, et dans le
particulier cela qui ne peut y consentir. La pensée libre comme telle ne
saurait consentir à la limitation. Son exigence produit en nous une déci-
sive disproportion. Elle manifeste ainsi sa véritable « nature », c'est-à-dire
précisément qu'elle n'est « renfermée dans aucune borne ».
Découvrir la présence en moi de la pensée, qui est constitutivement
exigence de la vérité, ne s'exerçant que comIne refus de sa particularisa-
tion, c'est reconnaître son dynamisme. À quoi celui-ci conduit-il? À quoi
mène cette délirnitation qui la constitue? Comment donc être fidèle à son
exigence? Quelle modification de notre existence la pensée vraie impose-
t-elle? Elle n'enjoint rien d'autre que de déployer toutes les conséquences
de sa puissance, c'est-à-dire qu'elle exige d'être libérée de sa soumission
initiale et factuelle à la particularité.
Ce processus sera ainsi une « œuvre d'affranchissement et de purifica-
tion» (S 34)7. Pour Brunschvicg, cette exigence n'est pas originairement
politique, mais bien éthique et religieuse. Ce n'est cependant pas une
simple augmentation du savoir, qui laisserait être celui qui pense en son
identité initiale, qui est en question, il s'agit ici d'une modification effec-
tive. Le surgissement de la pensée opère une rupture de notre « identifi-
cation» première. Étant en nous l'exigence de se libérer, et pour cela de
surmonter la prétention à la subordonner, elle nous irnpose de cesser de
nous réduire à la particularité, toujours comme telle passionnelle, donc de
nous défaire de ce qui l'entrave.
Pour la restituer à elle-même, il faut la détacher de la particularité que
nous sommes. Pour cela, une seule nécessité: cesser d'être un individu, et
donc refuser de demeurer celui qui, par ce qu'il désigne cornrne son« être »,
l'asservit et en contredit le processus. Ce changement n'est possible que par
une mutation réelle de notre existence. Avec Spinoza, Brunschvicg vise
non la simple postulation théorique de la libération, rnais son effectuation
véritable. La question est donc directement pratique. Cesser d'être un indi-
vidu clos sur lui-même étant la condition de cette libération, que « faire»
pour ne plus se réduire à cette individualité? Comrnent s'universaliser?

7. Nous citons les oeuvres de Brunschvicg selon les éditions et les abréviations suivantes:
M], La modalité du jugement, 1897; IVE, Introduction à la vie de l'esprit, 1900; IC,
L'idéalisme contemporain, 1905; S, Spinoza et ses contemporains, 1924; PC, Les progrès de
la conscience dans la philosophie occidentale, 1927; CS, De la connaissance de soi, 1931 ; RR,
La raison et la religion, 1939; ~E, La philosophie de l'esprit, 1949,; VFC, De la vraie et de
la fausse conversion, 1950; EP, Ecrits philosophiques, 1951; EP2, Ecrits philosophiques, t. II,
1954. Sur l'ensemble de l'oeuvre, cf: M. Deschoux, La philosophie de Léon Brunschvicg,
préf: de J. Hyppolite, PUF, 1949 (bibliographie), ainsi que D. Gil, « Le "vrai" spinoziste,
de Brunschvicg à Bachelard », dans Spinoza au )(x siècle, dir. O. Bloch, PUF, 1993.
La limitation à laquelle on refuse de consentir n'est pas essentielle.
Cette particularité n'est en vérité qu'une simple restriction, et non une
finitude constitutive. Le comprendre conduit à refuser de derneurer cette
entrave qui arrête le dynamisrne du vrai. Se défaire de la particularité per-
rnet non seulelnent de cesser d'entraver la puissance de la pensée, mais
encore conduit à s'identifier à elle en son activité infinie: « L'homrne ne
peut concevoir l'idéal spirituel sans participer à lui, sans s'identifier à lui }),
souligne Brunschvicg (IVE 166). Puisque « notre destinée est de tendre
à l'unité» (M] 237), nous devons opérer cette identification. Nous ne
sommes fidèles à l'exigence de la pensée qu'en refusant de « la soumettre
aux catégories de l'extériorité» (M] 237), sachant que seul ce qui relève de
l'extériorité, en particulier notre individualité, est limité. Ce processus de
désindividualisation, donc d'intériorisation, constitue ainsi la détermina-
tion propre du progrès spirituel. En et par lui, s'effectue un mouvement de
« dédoublement perpétuel» (VFC 147), tant individuel que collectif, qui
par l'éducation « régénère le monde» (M] 225). La puissance de la pensée
s'atteste ainsi dans le progrès qui est « une ascension de l'être lui-même,
un approfondissement de son essence qui transforrne la nature de cette
essence même» (S 70).
Pour expliciter le statut de la pensée, pour en comprendre la puissance,
Brunschvicg s'adresse donc à l' œuvre de Spinoza. Sa présence est constante
dans son œuvre, non seulement dans son premier ouvrage, rnais aussi dans
tous ses textes 8 • Pourquoi Spinoza? Parce qu'il nous propose une « philo-
sophie de l'activité» (M] 4). L'Éthique expose la restitution de la pensée à
sa véritable puissance, libérée de l'extériorité, de la limitation, et en général
de toute subordination. Son processus, le « progrès de la dialectique spi-
noziste» (S 54), n'est restreint par rien, et surtout pas par un être ou une
substance particulière, qui serait l'opacité d'une âme irréductible à l'idée.
Spinoza donc, parce que selon Brunschvicg il est la philosophie même,
« l'activité intellectuelle prenant conscience d'elle-même [... ] voilà ce que
c'est que la philosophie» (M] 4).
Le véritable idéaliste, c'est ainsi Spinoza, et non pas Kant. Dans l' œuvre
de Kant, Brunschvicg dénonce l'insuffisance de 1'« unité abstraite », et ce
au nom de l'exigence de 1'« unité parfaite de la réalité totale» (S 115). Il
conteste surtout l'absolutisation de la scission qui interdit en son principe
même la pleine affinnation de la pensée. Cette entrave réside dans l'Îln-
possibilité tant théorique que pratique d'une « identification complète»
entre forme et matière (M] 220), dans une« inadéquation à l'affirrnation »

8. Le volume Spinoza, sous forme de Mémoire, date de 1891; il est publié en 1894,
Alean.
LECTEUR DE SPINOZA

(MJ 206). Tout à l'opposé, Brunschvicg recherche « un jugement pratique


qui soit non seulement nécessaire par sa forme, mais encore réel par sa
matière» (MJ 219). Pour y accéder, il faut donc d'abord « se départir de
l' universalité abstraite» (EP2 160).
La scission de la pensée se manifeste par une double extériorité: à l'égard
de sa puissance propre, ainsi que du réel. Brunschvicg conteste donc la
division entre pensée finie et intuition 9 • Par cette opposition, la pensée
serait vouée à la seule «légalité formelle », c'est-à-dire à n'être qu'une
« science formelle qui tourne autour des choses », «sans pénétrer dans
l'intimité» du réel (S 117)10. Ce savoir « purement externe des choses»
(S 118), Brunschvicg le comprend non cornme la manifestation d'une fini-
tude constitutive, mais comme une simple limitation de fait, qui peut et
doit être surmontée.
Si Spinoza explicite les conditions du « progrès de l'autonomie spiri-
tuelle» (PC 175), il n'est cependant pas le seul à!' exposer. Brunschvicg, le
plus souvent, désigne ensemble Platon, Spinoza et Fichte, dont les « thèses,
[sont] identiques sous des terminologies diHerentes» (CS 195)11. D'où
vient cette unité? De ce qu'« à travers les différences de leur vocabulaire
et de leur style, [ils] fournissent au problème de la modalité du jugement
une solution identique» (VFC 147). Fondamentalement, ils identifient de
manière similaire la pensée véritable au « jugement de pure intériorité »,
thème central de la thèse de 1897, La modalité du jugement12 •
Dans l'œuvre de Spinoza cependant, s'exposent de rnanière privilégiée
tant le processus réel de la pensée que la clarification de ses conditions.
L'Éthique est ainsi, originairement, une « doctrine de la liberté» (EP2 80).
Brunschvicg pose que « la thèse fondamentale de l'idéalisme moderne [... ]
se dégage adéquatement dans l'Éthique» (EP2 157); en ce sens « le type du
spiritualisme absolu [... ] c'est le spinozisme» (PE 173),« cet unique sys-
tème de spiritualisme radical qu'est le système de Spinoza» (EP 169/170).
Cornment comprendre ici cette appellation de « spiritualiste»? Sous son
aspect critique, elle désigne un antimatérialisme et un antiréalisme.
En quoi positivement Spinoza est-il idéaliste? En ce qu'il a « mené jus-
qu'au bout l'exclusion des postulats de la métaphysique traditionnelle»
(VFC 148), c'est-à-dire du « réalisme des concepts logiques, matérialisme

9. En part. Critique de la faculté de juger, § 77.


10. Ce qui vise directement Bergson.
Il. En particulier: VFC 147, CS 195, EP 140, le« platonisme de Spinoza», c'est-à-dire
1'« idéalisme de la vérité» (EP 173), ou la « philosophie de la lumière» (EP 174), opposée
à l'aristotélisme, En M] 201, Brunschvicg évoque « trois génies» : « le Bouddha, Platon,
Spinoza ».
12. Spinoza dans M], en part. p. 141, 157,204,223.
des facultés de l'ârne, représentation anthropomorphique de la finalité,
substantialité du moi, extériorité de Dieu» (ibid.). Sa radicalité provient
de ce que, « ayant éliminé dans l'interprétation du cogito toute survivance
du réalisrne substantialiste, il établit une transparence parfaite de l'ârrle à
l'idée» (PC 175). En cela Brunschvicg s'oppose nettement à l'interpréta-
tion de Lagneau, pour qui la pensée de Spinoza constitue un « pur réa-
lisme », ou même une « sorte de chosisrne 13 ».
Dans l'Éthique, Brunschvicg trouve les conditions de la libération
complète de la pensée. Par elle nous apprenons que la servitude n'est pas
inéluctable, alors que « le kantisme s'arrête [... ] à ce que Spinoza consi-
dérait comme le second degré de la connaissance et de la vie» (EP2 53).
La pensée caractérisée par le « jugernent d'intériorité» s'exerce « sans que
la spontanéité de son élan soit condamnée à se briser» (EP 170) devant
quelque barrière que ce soit.
Penser, c'est être spinoziste. Si la pensée peut cesser de dépendre, se
défaire de tout ce qui prétend l'asservir, il n'en va pas de rnême du corps,
qui demeure inéluctablement une partie finie de la nature. Pour lui, l'exté-
riorité est constitutive ment source de dépendance. Et, selon Brunschvicg,
cela fonde la différence irréductible des activités. Est-ce une rupture du
parallélisme? En tout cas c'est ainsi qu'il reconnaît en Spinoza le véritable
idéalisme.
Cornrnent donc Spinoza « devient »-il idéaliste? Par un « travail de dis-
sociation » que Brunschvicg expose directement: « Pour consacrer l'auto-
nomie absolue du sujet, en débarrassant la "psychologie analytique" de
toute dépendance à l'égard d'une théorie dogmatique de la nature, d'une
position ontologique de la substance, pour que le de libertate humana ces-
sât d'apparaître une conséquence nécessaire du de Deo, il fallait rompre
l'équilibre et la syrnétrie maintenus, au moins suivant la lettre de l'Éthique,
entre les attributs de l'étendue et de la pensée» (EP2 58) 14.
Une telle interprétation est-elle légitirrle? Spinoza peut-il permettre de
penser un progrès infini? Mais surtout, est-il possible de défaire sa pensée
de tout « naturalisme»? Peut-on opposer son œuvre, de manière si rigou-
reuse, au réalisme aristotélicien?

13. L'article« Sur le court traité» est paru en 1879, l'étude« Quelques notes sur Spinoza»
paraît en 1895, cf: Fragments et célèbres leçons, PUF, 1950, p. 197. Cf. notre étude,« L'au-
delà de la substance: le dialogue Lagneau-Spinoza», Bull de l'Association des amis de
Spinoza, 1990, n° 25, ou Revue de l'enseignement de philosophie, 1991, mars-avril, n° 4.
14. Brunschvicg souligne que« c'est Lachelier» qui a rompu« le charme [... ] qui tenaÎt
captive l'âme du spinozisme» (EP2 60).
LECTEUR DE SPINOZA

Il faut questionner non seulement les effets de cette interprétation


idéaliste, mais encore, de manière directe, ce à quoi l'exigence d'universa-
lisation conduit la pensée, et nous avec. «Serons-nous une chose, ou
deviendrons-nous l'esprit? »(IVE 162), tel estl'enjeu de l'alternative fonda-
mentale. À quoi donc mène la départicularisation exigée? Brunschvicg
peut-il résoudre le problèrne qu'il reconnaît être celui de la pensée? Dis-
pose-t-il donc de quoi faire comprendre la libération de la pensée et le
surmontement de l'individualité?
Le problème ne peut trouver de solution que si l'on cesse réellement de
se restreindre à l'individualité. Brunschvicg explicite-t-il qui peut se défaire
de la particularité? Comment selon sa désignation « être homrne sans être
individu» (S 134)? Qui donc deviendrions-nous une fois la particularité
dissoute? Qu'est-ce, pour reprendre le dernier scolie que Brunschvicg
reconnaît comme le plus important de l'Éthique, qu'« avoir conscience de
soi, des choses et de Dieu»? La désindividualisation doit faire accéder à un
autre mode d'être. Mais quel est précisément son rapport avec l'individua-
lité que, de fait, « nous» sommes? Où passe la différence entre l'homme et
l'individu? Qui serait l'homrne ne se réduisant plus à un individu; serait-il
strictement universel? Est-ce cela que le « sage»?
:Linterrogation essentielle porte donc sur le devenir de la pensée, com-
prise par Brunschvicg comme conscience. Son progrès doit produire
1'« élargissement de l'horizon de la conscience» (EP2 152). La « capacité
de transformation dialectique qui est inhérente à la conscience humaine»
(EP2 54) conduit-elle à son égalisation au tout? Surmonte-t-elle en s'élar-
gissant la clôture de la particularité que je suis? Son expansion dissout-
elle l'ego qui en entrave le déploiement? Brunschvicg souligne que « tout
progrès dans la conception de la nature est un progrès de la conscience
elle-même qui, cessant d'être rivée à la forme immédiate et individuelle du
cogito, s'approfondit et s'élargit jusqu'à se rendre adéquate à l'unité totale
et infinie de la cogitatio » (EP2 43). Qu'est-ce donc qu'une pensée totale,
ou, plus précisément, la conscience peut-elle devenir un « tout» (5 98)?
Devient-elle véritablernent conscience totale? S'élargir, pour la conscience,
est-ce se défaire d'une limitation contingente, ou bien se dissoudre?
Si l'on reconnaît avec Spinoza que la pensée libérée de la passivité
devient éternelle, et s'éprouve comme « vie intuitive », ne redouble-t-on pas
alors la difficulté? Car s'il faut discriminer dans la conscience «ce qui
en elle appartient au temps» et «ce qui y est éternel» (5130/131), où
passe précisément la difference? Si la conscience est « intuitive» alors
« dans l'intuition, la pensée est intimernent unie à l'être, elle est l'être
même»; alors donc « sujet et objet ne font qu'un»; alors enfin, l'âme
« est exactement ce qu'elle connaît» (S 118). Cette identité peut-elle être
le fait d'une conscience? La conscience peut-elle, en tant que telle, devenir
intuitive?
Cette double interrogation n'a cependant de réalité que dans l'effectua-
tion de la libération qui restitue la pensée à son activité réelle. C'est donc
par suivre son mouvement qu'il faut commencer.

L'INDMDUALITÉ

L'épreuve de la particularité constitue notre expenence initiale:


« L'homme commence par se poser comme un être fini» (S 69). Telle
est l'affirrnation de l'individu dont « la conscience se replie sur un moi»
(PC 173). Comment se présente cette individualisation? Quelle en est la
détermination? Sa réalité est celle de 1'« égoïsme inhérent à notre nature»
(VFC 169). L'individualité est d'abord l'œuvre de la «vie définie biolo-
giquement» (PE 69); or « la vie, c'est le corps» (PE 81). Cet égoïsme
(PE 179, RR 21) est originairement celui du plaisir, et l'individuation est
comme telle 1'« affirmation du plaisir comme fin dernière» (Ml 224). Sa
nature réside dans cet « insatiable désir de jouissance sensible» (CS 187).
Que produit 1'« abandon à la spontanéité de la vie» (EP2 154)? Un
strict rapport d'adhésion à la particularité. L'égoïsme est « égocentrisme
initial» (VFC 119), et l'amour de soi manifeste la « pression de l'instinct
vital et du conformisme sociologique» (ibid.). Un tel attachement fait
« de notre personne un absolu» (EP 175). Nous sommes donc liés à nous-
mêmes par un « attachement invincible» (RR 38), qui fait que le moi est
strictement « rivé» à « son centre d'intérêt personnel» (ibid.).
Individu, l'on existe d'abord dans la fondamentale servitude de cette
particularisation, dans la dépendance à l'égard de soi. Telle la « pluralité
d'individus, possédant, ou plutôt enfermant chacun une conscience avec
un horizon borné dans l'espace par la linlÏte physique de leur individua-
lité» (EP2 34). L'épreuve première est bien celle d'une débilité, le « senti-
ment de la faiblesse inhérente à la limitation de notre organisme particu-
lier» (EP2 56, ct: S 123).
Quels sont les effets de cette séparation? L'individuation produit néces-
sairement le conflit. L'exigence propre de l'individualité, c'est d'« occuper
à soi seul autant de place que possible dans l'espace et dans le temps»
(Ml 223). L'égoïsme n'est rien d'autre que 1'« impérialisme congénital à
tout individu» (EP 175); « chaque individu, selon Brunschvicg, est pour
lui-même [... ] un empire qui veut dominer, réduire à néant tous les autres
empires» (EP2 154). Cèt isolement n'oppose pas seulement les hommes,
LECTEUR DE SPINOZA

de lui résulte encore l'athéisme, c'est-à-dire l'affirmation d'une séparation


constitutive d'avec Dieu. Il y a là un strict antagonisrne : être individu, ou
enfermé en soi, c'est nier Dieu: « L'autonomie prêtée aux individus par
l'imagination, leur [dérobe] la vue de Dieu» (5 128) ; « il y a une semence
d'athéisme dans toute affirmation de Dieu comme extérieur à l'esprit»
(MJ 142), souligne Brunschvicg. En effet, pour celui qui s'affirme essen-
tiellement individu, « le moi et Dieu seraient à jamais définis par leur exté-
riorité réciproque, condamnés à demeurer excentriques l'un par rapport à
l'autre» (EP 169).
Comment donc peut-on consentir à cette servitude? Quel en est le véri-
table statut? L'individualité est-elle essentielle, ou bien ne se produit-elle
pas par l'appropriation restrictive et par la séparation?
« Ne sommes-nous que cela ... ?» demande Brunschvicg (IVE 120).
Cette particularité constitue-t-elle notre véritable identité? C'est bien ce
que de fait nous attestons spontanément. Mais qu'est-ce qui, c'est-à-dire
qui atteste qu'en vérité nous nous y réduisons? Quel savoir s'énonce dans
cette identification? Il faut examiner la manière dont la réalité de la parti-
cularité est légitimée.
L'individu s'éprouve dans un rapport positif à soi, dans un lien immé-
diat, dans « l'intuition première, qui soutient le postulat réaliste» et qui
se ramène« à la matérialité d'un contact charnel» (VFC 41). De fait, l'on
se cornplaît dans cette individualité, l'on peut même la vouloir et refuser
de s'en détacher. Comment légitime-t-on ce refus? En posant qu'il ne sau-
rait y avoir d'alternative, que l'on ne pourrait être sans être un individu.
La séparation est ainsi donnée pour une condition positive d'existence.
Elle serait essentielle et l'on ne pourrait être autrement que particulier.
La « thèse» conteste et interdit directement la possibilité de toute libéra-
tion. Mfirmer qu'être, c'est être individualisé, conduit nécessairement à la
« haine» « de tout ce qui ne consent pas à s'enfermer» (VFC 121) dans
des limites, qu'elles soient sociales, historiques et surtout personnelles.
Qui entreprend de légitimer cette adhésion? Qui atteste de la réalité
de cette clôture? Qui donc, par là même, subordonne l'universalité de la
pensée à la restriction du moi, et prétend ainsi assigner une limite essen-
tielle à sa puissance? Celui qui s'identifie à cette limite. Cette position
s'opère non seulement dans l'expérience générale de l'appropriation priva-
tive, mais encore dans les diverses philosophies qui prétendent que nous
ne pouvons défaire la pensée de cette subordination. Pour Brunschvicg, il
s'agit des deux attitudes structurelles d'appropriation que sont le réalisme
et le rnatérialisme.
Ce dernier est l'énoncé direct de la vie, c'est-à-dire de la recherche du
plaisir sensible (MJ 224, RR 38) : « Le matérialisme de l'instinct nous
conduit à délimiter l'étendue de notre propre conscience par les frontières
de notre corps» (EP 175). Ce « rnatérialisrne du moi» (EP 169), qui se
définit par l'attachement au plus particulier, constitue la plus forte clô-
ture.
La séparation provient de ce qu'« il arrive aux modes finis [... ] de s'ima-
giner autre que Dieu. Le réalisme consacre cette apparence: il enferme
l'âme dans les limites de l'organisrne individuel» (EP 169). L« instinct
réaliste» (MJ XI), trouvant son origine dans la vie, n'énonce rien d'autre
que la recherche individuelle du plaisir. Le « contact avec l'être tel qu'il est
immédiatement donné à lui-mêrne » (PE 60)15, telle est la seule légitima-
tion que propose le réalisme. Un dogrrlatisme de la « chose en soi », de la
substance, quelle que soit sa déterrnination, fonde cette attitude. D'une
philosophie à l'autre, le passage est ainsi direct: « Le dynamisme, l'ani-
misme d'Aristote sont désormais des formes du matérialisme» (S 163),
et l'on retrouve chez Kant même 1'« interprétation aristotélicienne de la
raison» (EP2 18).
Quel est cependant le statut véritable de ce rapport affirmatif à soi?
Qu'est-ce qui pourrait attester que nous sommes indéfectiblelnent liés
à une particularité empirique? Un tel lien suppose la réalité du « moi ».
Telle est donc la thèse principale du réalisrne, « il est de la nature de l'ins-
tinct réaliste que les données de la représentation sensible soient prises
pour des choses en soi» (MJ XI). Telle est sa « tendance à incarner et à
matérialiser le moi dans le "système clos" d'une chose en soi» (RR 37).
Lindividualisation se fonde ainsi dans l'affirmation de la substantialité du
moi. réalisme est l'ontologie spontanée, qui f;;lÎt « de l'essence le prin-
cipe qui retient un être à l'intérieur de sa notion» (PC 176). Clôture et
isolement caractérisent « ce moi dont le réalisme fait un absolu» (RR 35).
Ainsi, de fait, « au point de départ du cogito, il y a l'ego: l'être, uniquement
replié sur soi, [qui] semble se séparer de tout contenu spirituel» (EP 159).
Se masquant sa déficience, cet « être» « s'attribue l'absolu de la causalité
libre» (PC 173).
Quel est cependant le statut effectif de cette eXpérience? Qu'est-ce donc
qu'être un individu? Suivant Spinoza, Brunschvicg souligne qu'en vérité
le séparé s'avère irréel, isolé, « le mode fini n'a plus que la valeur illusoire

15. Brunschvicg cite ainsi Montaigne, Rousseau, Schopenhauer - « le matérialisme


de Schopenhauer» (CS 187) - et Bergson. Ultérieurement, il s'agira de l'œuvre de
G. Marcel: « L'optimisme vital se révèle [ ... ] comme l'adversaire le plus tenace de l'idéa-
lisme rationnel» (VFC 170).
LECTEUR DE SPINOZA

d'un être de raison» (5 116), « un être fini est nécessairement une abs-
traction» (5 115). En efh:t « qu'est-ce qu'un individu, si ce n'est, en face
de l'infini, le fini, en face du tout, quelque chose qui équivaut exacte-
ment à rien» (5 90) ? La dénonciation de cette illusion, la plus fréquente
de Brunschvicg, est aussi la plus radicale, ce rien pouvant se vouloir. En
vérité, ce par quoi l'individu se pose et se fenne en lui-même est « illusion»
(VFC 33). Cet« isolernent imaginaire» (EP 75) est même une« rnaladie »
(PC 177). 5eulle « mensonge vital» produit 1'« erreur de l'individualité»
(EP2 56). Enfermé dans le « royaurne illusoire de notre propre individua-
lité» (EP 176), nous prenons cette illusion pour une réalité, et ainsi « de
cette apparence réaliste découlent toutes les illusions du sens cornmun »
(EP 169).
Cette restriction trouve son origine dans l'impuissance de la pensée.
La séparation est le produit d'une « conscience inadéquate », d'une pen-
sée s'exerçant selon le premier genre de connaissance, cette « connaissance
qui a un objet singulier pour centre et pour lirnite » (5 76). La clôture de
l'individualité n'est rien d'autre qu'illusion: «La position de l'individu
comme tel est une fiction de l'imagination spatiale» (EP2 56). S'inlaginer
séparé, tel est le propre de « l'être qui croit à l'absolu de son individualité»
(EP 170); c'est bien la seule « inconscience de soi, qui est à la base de la
thèse réaliste » (VF C 33).
Cette illusion produit nécessairement la subordination de la pensée.
Elle rend en effet la pensée impuissante en la sounlettant au « moi». Telle
est la conséquence du réalisrne : « La connaissance, au lieu d'être la condi-
tion première de toute existence et de ne dépendre que d'elle, est relative
à un être posé avant elle» (EP2 190). Le moi qui se désigne cornme sujet,
« substrat extérieur de la pensée» (5 234), se pose comme réalité première.
Par là même, l'ego du cogito s'appréhende connne sujet à la fois réel et stric-
tement individuel (cf PC 176).
Lon peut donc affirmer que l'individu n'est rien d'autre que l'impuis-
sance de la pensée. Il est constitué par elle, et sa clôture sur soi en est l'effet
nécessaire. Il est ainsi « l'horllme dont la conscience s'arrête aux limites de
sa propre représentation spatiale» (PC 177). Plus encore que sa servitude,
il réalise la contradiction de la pensée. Celle-ci ne s'exerce ici que limitée,
ou référée à cette individualité. La puissance propre de la pensée, particu-
larisée par ce sujet, est ainsi attribuée à l'être fini que je suis, comme l'une
de ses déterminations.
Pour ceux qui affirment que la pensée se définit par cette restriction,
cette inversion ne demeure pas simplement factuelle. Le réalisrne fait
croire qu'elle aurait pour condition d'exercice précisément la réalité de
l'individualité qui s'en pose sujet. Dans et par cette confusion, c'est la plus
grave rnéprise qui est opérée, celle qui en définit la puissance par cela rnêrne
qui l'entrave. Telle est l'illusion par excellence, l'on en vient à irnaginer
que pour s'exercer la pensée aurait besoin de cette entrave. Telle est la
contradiction de son exercice irnpuissant qui donne pour sa condition,
c'est-à-dire pour continuer à la subordonner, et donc continuer à pouvoir
s'en désigner « sujet », ce qui en vérité en contredit l'exercice véritable. En
un sens, cette faiblesse réalise et absolutise sa propre condition, en faisant
comrne si la pensée trouvait son origine et sa puissance dans la réalité et la
liberté d'un individu la précédant et la supportant.

LE DÉTACHEMENT

Comment rompre cette illusion? Comment non seulement en com-


prendre la fausseté, mais encore faire l'épreuve de l'irréalité de cette clôture?
Que faire donc pour cesser de nous réduire à cette illusoire individualité?
Une « opposition fondamentale» (PC 176) se présente à nous: lais-
ser perdurer l'impuissance de la conscience, ou bien rompre, demeurer
ignorant, ou œuvrer pour devenir sage. C'est ainsi, « dans le scolie final »,
souligne Brunschvicg, que « Spinoza dévoile l'inspiration maîtresse de
l'Éthique» (EP2 45). Si de fait nous nous éprouvons d'abord enfermés
dans notre particularité, si nous la maintenons, et par l'amour de soi nous
l'absolutisons même, cette adhésion n'est cependant en rien inéluctable,
nous pouvons défaire cette illégitime clôture. Le mal, qui consiste toujours
à « vouloir juger l'idéal par la réalité» (EP2 192), qui donc revient à nier,
ou à soumettre à l'impuissant que nous sommes la puissance spirituelle,
n'est pas un destin.
Contre la prétention de cette séparation, la philosophie doit rappeler
que « l'âme a un autre mode d'existence» (S 99). Il faut donc montrer
qu'il est possible d'être sans être enfermé dans une telle individualité.
L'idéalisme rationnel, « qui pose en principe que toute détermination est
négation» (EP2 90), nous engage à rompre cette limitation et à prendre
conscience qu'en vérité « l'individu ne se replie sur soi que pour se dis-
soudre» (EP2 162). De l'individualité donc, « il s'agira de s'affranchir»
(PE 181). À quelles conditions cette libération peut-elle être opérée? Que
faut-il faire, et surtout qui peut défaire l'individuation?
Quelle puissance pourra délivrer de l'attachement à la particularité?
La servitude étant l'impuissance de la pensée, c'est elle qui doit être libé-
rée, c'est-à-dire restituée à son véritable dynamisme. Seul un changement
du mode de connaissance peut modifier notre être, l'action n'étant rien
LECTEUR DE SPINOZA

d'autre que 1'« idée vue du dehors» (IVE 31). Pour lui restituer sa puis-
sance et son ampleur, il faut inverser le rapport initial, c'est-à-dire la libérer
de l'individualité. Lon ne peut la libérer qu'en reconnaissant que rien,
en particulier aucun substrat, ne peut se l'attribuer. Comprise dans son
dynamisme propre, qui est universalisation, elle s'exerce en vérité comIne
« détachement continu» (RR 37), outrepassant toute limitation. Alors,
« comme la vérité scientifique, la vérité rnorale transforme l'âme où elle
naît» (IVE 143).
À quoi cette transformation conduit-elle? Qui devenons-nous quand
nous n'arrêtons plus en nous le processus propre de la pensée vraie? Quelle
mutation de notre identification produit-elle?
Qu'exige donc la pensée de nous? Rien d'autre qu'un abandon: «Nous
avons à dépouiller le vieil hornme [... ] » (RR 15). Telle est son exigence
propre, nous devons cesser de l'entraver en adhérant aux limitations de
l'individualité. Elle impose ainsi une radicale rnodification de notre rap-
port à nous-mêmes. S'il faut abandonner ce par quoi nous la limitons,
une désindividualisation, nous désappropriant de la séparation que de fait
nous sommes, est ainsi exigée, et seuls « la sagesse et le courage [... ] nous
détachent de notre individualité» (IVE 127). Plus qu'une « résistance»
(PE 9), c'est bien une suppression réelle qu'il faut opérer. La « conver-
sion », pour Brunschvicg, n'est véritable que par un « zèle iconoclaste»
(VFC 9). Il nous faut donc « pratiquer l'ascétisme du renoncement total à
l'idolâtrie» (VFC 8), ce qui revient à surmonter le mal.
Cette libération ne peut être que l'œuvre de la pensée: « Par la raison,
l'homme franchit les bornes de son individualité» (S 99). Ce qui nous
apprend que la séparation n'est ni originaire, ni constitutive. Par l'acti-
vité de la pensée, l'homme découvre qu' « il ne lui est pas irnpossible de
se détacher de son individu propre» (M] XI), que la pensée n'est pas en
elle-même limitée. Surgit ainsi en lui l'écart entre la pensée que j'exerce
et m'attribue, et la pensée en sa puissance propre. Cette différence, nous
la connaissons dans et par la conscience de ce « qu'il y a en moi une idée
vraie». Telle est la « révélation» originaire de « la science cartésienne [qui]
atteste la présence, en notre pensée, d'un infini [ ... ] » (EP2 157). Par l'acte
de la pensée, l'homme « découvre, dans sa propre intimité, la présence de
la cogitatio divin a » (EP 149). Ainsi s'affirme dans le « moi» cela qui ne se
réduit pas à lui, qui le prévient et l'excède. Cette puissance d'universali-
sation, refusant la subordination initiale, faisant « éclater» la croyance de
l'individu à son absoluité, est bien « ce qui en moi me permet de ne pas
me définir uniquernent par moi, sans pour autant être irréductiblernent
autre que moi» (VFC 166). Sans rapport d'extériorité, elle est l'intériorité
cornme telle. Un tel principe doit être reconnu comme Dieu, c'est-à-dire
« l'activité qui définit l'essence même de toute réalité» (EP 170).
En vérité donc, « en chacun de nous, grâce à l'imrnanence rationnelle
de Dieu, est donnée [... ] une puissance illirnitée d'expansion» (PC 176).
Lintériorité de cette activité se manifeste par l'exigence de surmonter la
séparation et la clôture: « Il n'est pas possible de limiter la puissance de
la pensée» (IVE 120). Il devient ainsi explicite qu'il est contradictoire et
mêrne impossible de demeurer en cette lirnitation : « Lexistence du fini est
inconcevable s'il n'est dans une certaine mesure capable d'infinité» (S 4)16.
La pensée se défaisant de sa soumission contradictoire au moi, par cette
libération, révèle sa puissance.
La possibilité, ou le seul savoir de l'absence d'entrave, ne saurait cepen-
dant nous suffire. La définitisation doit être réelle, « nous opposons à la
spéculation réduite la fonction proprement pratique de l'idéalisme », sou-
ligne Brunschvicg (PE 127). Que peut donc la pensée? Quels change-
ments produit-elle? À quoi son exercice libéré conduit-il? Comment la
pensée surmonte-t-elle l'individualisation et ses effets?
Elle ne s'universalise que dans et par le refus de se subordonner à l'ego,
donc dans et par le sacrifice de celui-ci, qui toujours prétend la limiter.
Comment la pensée se soustrait-elle à cet asservissernent? Comrnent nous
impose-t-elle de cesser de nous prendre pour un individu?
La pensée se libère par une discrimination. Rompant la fixation qui l'at-
tache à un sujet, sa puissance, écrit Brunschvicg, « détachera la conscience
de la représentation immédiate» (EP 150). Elle se sépare ainsi du pré-
tendu support que le moi croyait être. Lopération « critique» consiste à
disjoindre vie intérieure et vie spirituelle. Si, « dans le cogito, il y a l'ego et
il y a la cogitatio, le moi et la pensée» (EP2 157), l'effacement du rnoi est
la condition du développement de la pensée, puisqu'ils s'affirment dans
une relation symétriquement opposée. La pensée s'universalise donc en
se « délestant» de ce qui la retenait captive. Par là même, elle rend mani-
feste qu'elle n'est en rien une fonction du moi. Seul celui qui se désigne
cornme individu la tient pour l'une de ses opérations, seul il croit que « la
pensée serait une propriété au même titre que la digestion ou la respira-
tion » (EP2 157). Par son développement, elle révèle enfin que le « sujet»
n'est rien d'autre qu'elle: il « est» activité. Il n'y a donc pas de moi qui

16. Lecteur de Descartes, de Bérulle et de Fénelon, Brunschvicg retrouve indirectement


ici une problématique fondamentale du rapport à Dieu; cf. ].- L. Marion, « De quoi l'ego
est-il capable? Divinisation et domination: capable/ capax», dans Questions cartésiennes,
PUF, 1991.
LECTEUR DE SPINOZA

correspondrait à une notion fixe, qui serait un être donné» (MJ 230). La
pensée libre opère ainsi la dissolution de la fiction du « moi ».
fhornrne libre, de manière principielle, « refuse de subordonner son
activité à une satisfaction qui lui vient du dehors» (IVE 123). Il abolit
en lui toute extériorité, « ce qui arrête la pensée» (ibid.). Cette opération
constitue l'exigence propre de l'esprit qui est une « fonction d'unifica-
tion»; « l'unité, c'est l'esprit mêrne dans son fond essentiel» (IVE 155). 5i
l'irnpuissance de la pensée, dans son régirne d'extériorité, produit néces-
sairement le conflit, à l'opposé, la pensée, selon « la loi qui oriente son
activité» (IVE 153), surmontant toute séparation, conduit à une pleine
intériorisation: « Il n'y aura rien qui soit destiné à nous demeurer propre-
ment extérieur» (EP 176).
Tout rapport à la réalité est ainsi métamorphosé: « La science fait surgir
la communion intime avec la nature» (EP 170). Ainsi, « grâce à cet ordre
[qu'est la science], chaque fragment de l'univers est solidaire de l'univers
tout entier; son existence n'est plus un fait isolé» (IVE 152); donc « la
conscience adéquate a pour contenu [ ... ] la pensée infinie dont l'univers
est l'objet, et qui a sa source dans l'unité de la substance divine» (PC 176).
Cette liaison se développera « à mesure que nous aurons intégré le rnonde
à notre science et à notre conscience» (EP 176). Dans et par le passage du
second au troisième genre de connaissance, la pensée dépose l'insuffisance
constitutive de 1'« unité abstraite» qui « laisse subsister [... ] une certaine
opposition» et qui f;;lÎt que « l'union avec la nature demeure [... ] toujours
imparfaite et précaire» (5 115).
La pensée vraie assure par là même « le passage de l'égoïsrne individuel à
l'universalité de la justice» (PE 147). Elle s'identifie à la capacité de « faire
vivre autrui en soi, et de vivre en autrui» (EP2 57)17.
Enfin, comme religion vraie, elle surmonte la séparation comIlle telle. La
pensée pure relie et même unit à Dieu, « qui nous rend capable d'aimer »,
en ce qu'il est « l'être qui est à la racine de l'être en nous et en autrui»
(EP 176). Ainsi Brunschvicg peut dire que « la religion philosophique, ou
plus simplement la vérité absolue de la philosophie, consiste à transformer
tout jugement en une occasion de prendre conscience de cette unité pro-
fonde qui est le principe de la vie spirituelle» (MJ 237).
Parla pensée véritable, « l'on s'identifie du dedans avec l'univers» (5 97).
Mais « comrnent est-il possible que l'homrne, sans sortir de soi, étende
sa pensée à la nature entière? » dernande Brunschvicg. Le fondement de
cet « élargissement» réside en ce que « l'être dans son fond n'est [... ] pas

17. A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Minuit, 1969, p. 612-613.


JEAN-MICHEL LE LANNOU

individuel, mais universel» (ibid.); dans son plein exercice « la raison ne


fait qu'abolir une lirnite» (ibid.). Ainsi « notre âme s'élargit à l'infini»
(5 128). Telle est la vérité de l'Éthique, qui « opère le passage de la solitude
du moi à la conscience de soi et des choses et de Dieu» (EP 160).
À quoi le progrès de la pensée mène-t-il? 5i « la raison déracine en nous
l'égoïsme et la partialité» (IVE 124), à quoi conduit cette désindividua-
lisation? ComInent et surtout qui « éprouve» une existence libérée de la
particularité? Qu'est-ce donc que ne plus être un individu?
La question est double. Il s'agit tout d'abord de comprendre comment,
quand« l'esprit s'est ressaisi et retrouvé dans son principe éternel» (EP2 54),
la pensée s'exerce. Que devient donc l'exercice de la pensée quand il cesse
de se définir par ce qui le limite? Brunschvicg indique avec une grande
radicalité que « l'avènement de la vie intuitive qui est éternité et infinité»
« éclatera lorsque l'intelligence sera parvenue à l'intégration de l'univers
total et un » (EP2 54) - mais là est toute la question: comment pense une
conscience totale?
Qui est celui qui a supprimé cet « obstacle qui était entre nous et l'es-
prit» (IVE 127), et qui par là même est devenu cette pensée égale au
tout? Qui est celui qui peut dire « nous nous fondons en Dieu» (5 124)?
Être sage, c'est bien être devenu « une conscience qui ne soit plus une
conscience exclusivement individuelle» (EP 174); mais la conscience
comIne telle peut-elle déposer toute particularisation, peut-elle se définiti-
ser pour s'exercer comme pensée totale?
Les deux Spinoza de Victor Delbos
ALEXANDRE MATHERON

On sait que Victor Delbos a écrit deux livres sur Spinoza: Le problème
moral dans la philosophie de Spinoza et dans l'histoire du spinozisme, qu'il a
publié en 1893 à l'âge de 31 ans l ; et Le spinozisme, qui reproduit un cours
professé par lui à la Sorbonne en 1912-1913, et qui a été publié l'année
même de sa mort en 19162 • Tout le monde connaît Le spinozisme, au sujet
duquel Gueroult avait coutume de dire: « Delbos ne se trompe jamais. »
Et, effectivement, pour ce livre-là, je crois que Gueroult avait raison. Mais
pour ce qui concerne le premier de ces deux ouvrages, la question est plus
complexe. Cela ne veut pas dire que le Spinoza du Problème moral soit
vraiment un autre Spinoza que celui du Spinozisme, et le titre de Iuon
exposé est volontairement exagéré. Dans l'un et l'autre ouvrage, il s'agit
bien, pour l'essentiel, du même Spinoza; mais, de l'un à l'autre, ce même
Spinoza semble avoir subi une sorte de cure d'amaigrissement: de l'un à
l'autre, pourrait-on dire, nous passons d'un Spinoza grasso à un Spinoza
minuto. Et ce qui complique les choses, c'est que cette cure a eu des effets à
la fois positifs et négatifs: si elle a délivré le premier Spinoza du poids d'un
passé encombrant, elle l'a en même temps amputé de ce qui, en lui, était
gros d'un avenir prometteur. Comment cela et pourquoi? C'est ce que je
voudrais essayer de montrer brièvement.
Pour mieux le comprendre, considérons d'abord la seconde partie du
Problème moral, qui concerne non plus Spinoza lui-même, mais la réception
ultérieure du spinozisme, principalement en Allemagne et secondairement
en France, et qui recoupe à peu près le programme de nos journées d'études.
Cette seconde partie, au fond, Delbos aurait très bien pu l'intituler, s'il
avait été un peu moins modeste: «Comment l'interprétation que j'ai
donnée de Spinoza dans rna première partie a été historiquement rendue
possible. » Car l'évolution qu'il y décrit, dans la mesure même où il en suit
le déroulement jusqu'à sa propre époque, rend effectivement intelligible le

1. Les citations et références qui suivent renvoient à la fois à cette première édition et à sa
reproduction récente (Presses de l'université de Paris-Sorbonne, 1990).
2. runique citation qui suit renvoie à sa seconde édition (Vrin, 1926).
ALEXANDRE

cadre conceptuel et l'exigence méthodologique qui ont orienté sa prernière


approche du spinozisrne.
Deux points, en efh~t, se dégagent de ses analyses. Dans les sept cha-
pitres sur l'Allernagne, dont l'ensernble constitue un pur chef-d' œuvre,
nous voyons les differents éléments du spinozisme essaimer en ordre dis-
persé dans la culture allemande, s'y développer chacun pour son propre
cornpte en se transforrnant par leur développement rnêrne, puis tendre à
se rassembler pour s'unir enfin dans des synthèses nouvelles qu'illustrent
les philosophies successives de Schelling et, finalement, celle de Hegel. Et
dans l'unique chapitre sur la France, Delbos nous raconte la suite de cette
histoire en nous retraçant les trois étapes d'une dégradation théorique qui
débouche, paradoxalement, sur un renouvellement méthodologique. Nous
y voyons d'abord Victor Cousin donner pour la première fois dans notre
pays une « respectabilité» philosophique à Spinoza en l'amalgarnant, sous
la rubrique « panthéisme », à ces grands idéalistes allemands qu'il avait
contribué à inspirer. Nous y découvrons ensuite l'adhésion de « M. Taine»
à une variante assez pauvre de l'artefact philosophique ainsi construit,
sous la forme d'un nécessitarisme d'inspiration hégéliano-spinoziste sans
grand intérêt en lui-même, mais qui lui servira de fil conducteur dans
toutes ses recherches positives en matière d'histoire littéraire et d'histoire
tout court. Et nous y assistons enfin au débordement de la doctrine par
la méthode ainsi constituée, avec le développement multiforrne de ce que
Delbos appelle une « critique immanente », qu'il caractérise par le souci
exclusif de comprendre les œuvres de l'esprit humain en les étudiant en
elles-mêmes et pour elles-mêmes, en restituant leur logique interne et en
les rattachant à leurs causes, sans les référer à des normes extérieures à elles
pour les juger. Delbos cite à ce sujet Edmond Schérer, qui se réclamait lui
aussi de Spinoza et de Hegel, mais il insiste sur le fait que cette « critique
immanente» devient de plus en plus indépendante de ses origines philo-
sophiques à mesure que l'état d'esprit dont elle témoigne entre davantage
dans les mœurs. Or il est bien certain qu'au terme de cette évolution nous
retrouvons Delbos lui-même, car l'état d'esprit qu'il décrit et qu'il attri-
bue à 1'« air du ternps » est très exactement le sien: lorsque la « critique
immanente» se retourne sur ses propres origines théoriques en prenant
pour objet d'étude l'œuvre même de Spinoza, nous obtenons bel et bien la
prernière partie du Problème moral.
On voit alors le paradoxe qui en résulte. Ses exigences méthodolo-
giques de « critique immanent» prédisposaient Delbos à bien comprendre
Spinoza, à supposer qu'il voulût bien s'appliquer à le cornprendre. Mais
pour vouloir s'appliquer à le cornprendre, encore fallait-il le considérer
DEUX SPINOZA DE VICTOR DELBOS

à l'avance cornrne un philosophe intéressant et digne de ce norn - c'est-


à-dire, compte tenu des conditions de respectabilité qui lui avaient été
assignées tout au long du siècle, cornme un philosophe s'inscrivant dans
les mêrnes cadres conceptuels que ceux des grands idéalistes allernands :
s'agissant de Spinoza, c'était cela ou le rejet dans l'enfer de l'athéisme. Or
vouloir le comprendre de cette façon tendait précisément à empêcher de
le comprendre.
Cette contradiction, à vrai dire, n'est pas très gênante pour le lecteur
de cette première partie, car ses deux termes se répartissent sur deux sortes
de textes bien distincts: le cornrnentaire proprernent dit, généralernent
irnpeccable, qui se suffit à lui-même et n'aura guère besoin d'être modifié
par la suite; et le commentaire de ce cornmentaire, qui seul fait problème,
et qui semble destiné à mettre en valeur la profondeur philosophique du
spinozisrne, comme si le commentaire au premier degré n'y suffisait pas. Le
premier prédomine rnassivement, et une bonne partie en sera développée,
précisée, ou purement et simplement reproduite dans Le spinozisme. Cela
vaut pour la rnoitié environ du chapitre II (consacrée àla partie 1de l'Éthique),
pour l'ensemble formé par les chapitres IV, V et VI (respectivement, « La
nature humaine », « Lesclavage » et« Laffranchissement »), et pour le cha-
pitre IX (<< La vie éternelle»).
Quant au second type de commentaire, il est surtout concentré dans
le chapitre X, même si les chapitres précédents sont parsemés d'allusions
destinées à le préparer. Dans ce chapitre de conclusion, Delbos commence
par nous dire, dès la première page, que « le système de Spinoza [... ] est un
idéalisme, puisqu'il établit à l'origine, par la définition même de la "cause
de soi", l'identité de la pensée et de l'existence, de l'Être rationnel qui est
en soi et de l'Être réel qui est par soi» (p. 200). Et quelques pages plus
loin, il fait déboucher cet idéalisme sur la thèse selon laquelle « la nature
aspire à l'entendement» (p. 210); il est vrai qu'il conteste aussitôt après le
caractère téléologique de cette thèse, mais il le conteste en des termes quasi
bergsoniens qui ne font que le confirmer: si la nature aspire à l'entende-
ment, ajoute-t-il, ce n'est pas « en ce sens téléologique que l'entendement
serait la fin de la nature », mais c'est« en ce sens tout géométrique que l'en-
tendement est la nature même dans l'effort suprême qu'elle accomplit à la
fois pour se concentrer et se dilater 3 » (ibid.) - ce qui revient bien à faire de
l'entendement, sinon une fin suprême, du moins le seul moyen d'atteindre
cette autre fin qu'est l'autoconcentration et l'autodilatation, quoi que cela

3. On sait qu'il y a, chez Bergson, beaucoup de « dilatations» et presque autant de


contractions ou de concentrations. Rappelons que l'Essai sur les données immédiates de la
conscience est de 1889, et que Delbos, grand lecteur, l'avait donc certainement lu.
ALEXANDRE

puisse vouloir dire! Sans doute pourrait-on penser qu'il s'agit là de simples
« bavures », dans la mesure où ces deux affirmations sont suivies l'une et
l'autre de propos beaucoup plus confonnes à ce qui a été magistralement
exposé dans les chapitres précédents. Mais la fin du chapitre X, où Delbos
semble avoir vraiment voulu « finir en beauté », rnontre à quel point elles
sont essentielles à ses yeux et ce qui les relie l'une à l'autre.
En cette fin de chapitre, en effet, Delbos, prenant une vue d'ensemble de
toute l'Éthique, nous indique ce qu'il considère comme le fondement même
de cet idéalisme réellement téléologique: « On peut soutenir, déclare-t-il,
qu'il y a, selon le spinozisme, une dialectique interne de l'Être. » Et cette
dialectique, qui semble avoir pour rnoteur la nécessité inscrite en Dieu de
s'auto-aliéner pour s'auto réaliser, est exposée par lui en des termes dont le
caractère importé est manifeste. Dans la partie l, nous dit-il, « [l']Être est
d'abord posé en soi dans une sorte d'identité formelle et purement néga-
tive. [ ... ] Peut-être n'est-il encore sous le nom d'Être que la pure forme
de l'Être» (ibid.). Mais, ajoute-t-il, « précisément parce qu'il s'oppose à
toute détermination externe, l'Être tire de soi son principe de réalisation;
il tend, pour ainsi dire, à se remplir, et voilà pourquoi il se révèle en des
êtres» (ibid) Cependant, explique-t-il, pour que « cet acte, par lequel il
sort de son identité pure », soit « adéquat à son infinie puissance» (ibid),
l'Être doit nécessairement surmonter ce mornent de la séparation: il « tend
à se réaliser pleinement en traversant les êtres pour les unir à lui» (p. 215) ;
et il y parvient à travers l'homme, lorsque celui-ci développe sa raison et
accède à la connaissance du troisièrne genre. Alors, conclut Delbos, « par ce
concours de l'homme, l'Être s'est réconcilié avec lui-même, il s'est réalisé,
il s'est conquis. Dieu, qui s'était révélé hors de lui comIne nature, se révèle
en soi comme esprit» (ibid) - si bien que notre moralité elle-même est « le
Dieu qui en nous devient et que nous amenons en quelque sorte par notre
propre vertu à la conscience de soi» (p. 216). On voit très bien, certes,
d'où viennent de telles interprétations. Mais l'on voit aussi qu'elles n'ont
aucun rapport avec la pensée de Spinoza - ni non plus avec ce qu'en avait
dit Delbos lui-même dans son commentaire au premier degré, sur lequel
elles apparaissent vraiment comme plaquées de l'extérieur.
Dans Le spinozisme, bien entendu, ces interprétations disparaîtront. Del-
bos y récusera même expressérnent l'une d'entre elles en écrivant, à propos
du principe spinoziste de l'intelligibilité intégrale de l'être: «Mais cela,
c'est le rationalisme, et non pas précisément, même en genne, l'idéalisrne »
(p. 47). ce qui restera après leur élimination n'aura guère besoin d'être
modifié quant au fond, puisque les deux sortes de cornmentaires étaient
DEUX SPINOZA DE VICTOR DELBOS

dissociables tels quels. Pour l'essentiel, donc, seules subsisteront des vérités
qui, je crois, sont devenues aujourd'hui notre patrimoine cornmun.
Mais Delbos, rnalheureusernent, n'a pas maintenu toutes les vérités qui
figuraient dans Le problème moral. Et la raison, tout aussi 11lalheureuse-
ment, en est assez claire. Car s'il est vrai, bien entendu, que le réexamen de
ses propres thèses effectué par Delbos en 1912-1913 lui a été dicté essen-
tiellement par le souci de la vérité, il n'en reste pas rnoins que l'orientation
particulière prise en ces années-là précisément par son exigence constante
de vérité relevait sans doute de motivations qui n'étaient pas toutes philo-
sophiques. C'est qu'entre-temps, pour des raisons extraphilosophiques, les
critères de respectabilité philosophique avaient changé.
À la veille de la guerre de 1914, en effet, et dans le climat « patriotique»
que l'on sait, Delbos en était arrivé sur le tard, comme bien d'autres (bien
qu'avec infiniment plus de modération que beaucoup d'autres), à déceler
une sorte de perversité intrinsèque dans toute la philosophie allemande
postérieure à Kant, et même déjà chez Kant. Son ami Maurice Blondel,
en préfaçant son ouvrage posthurne De Kant aux postkantiens4, cite élo-
gieusement un passage assez accablant d'une lettre qu'il avait reçue de lui
pendant l'été 1914 : « Il y a dans la pensée allemande, à partir de Kant
même, quelque chose d'énorme, l'idée de la déduction qui se prépare et
de la création qui s'opère dans et par l'inconscient; sous prétexte d'idéa-
lisme, une trahison de l'idée claire, de la raison lumineuse et classique. Je
sentais cela depuis plusieurs années assez vivement ... » (p. 14). Ce que
Delbos exprimait là en des termes qui évoquent étrangement Maurras, il
le sentait donc dès l'époque du cours dont est sorti Le spinozisme. Et c'est
pourquoi, sans doute, l'emendatio intellectus qu'il opère dans cet ouvrage
tient quelque peu de la purification ethnique: puisque Spinoza n'était
manifestement pas un précurseur de cette exaltation des forces obscures à
laquelle semblait maintenant conduire toute la philosophie allemande, il
importait, au nom même de ce qui était probablement ressenti comme un
pur souci de restituer plus exactement sa doctrine, d'éliminer toutes celles
d'entre les interprétations figurant dans Le problème moral qui, de près ou
de loin, pouvaient sernbler la contaminer par des thèmes venus d' outre-
Rhin. D'où la disparition, en raison de leur apparence germanique, non
seulelllent des préjugés initiaux de Delbos sur l'idéalisllle dialectique de
Spinoza, mais aussi de tout un foisonnement d'aperçus souvent profonds,

4. Issu d'un cours professé à la Sorbonne en 1909 (et dans lequell' évolution signalée par
Blondel dans sa préface n'était pas encore perceptible), ce livre a été publié pour la pre-
mière fois chez Aubier en 1940 avant la défaite, sans aucun doute. La citation qui suit
renvoie à cette édition.
ALEXANDRE

toujours feconds, et dont certains débouchent presque directement sur les


préoccupations de la recherche rnoderne.
Disparition, tout d'abord, du mot « vie» qui figurait presque à chaque
page du Problème moral, et dont la réhabilitation devra attendre Sylvain
Zac - qui, d'ailleurs, fut lui-mêrne accusé pour cette raison de tirer Spinoza
dans le sens d'un romantisrne vitaliste. Disparition, à la fin du chapitre II,
d'une analyse très approfondie et très pertinente de 1'« Appendice» de la
partie l, si commenté aujourd'hui, où sont critiquées et expliquées généti-
quement la croyance aux causes finales, l'idéologie religieuse qui en découle
et, tendanciellement, l'idéologie en général. Disparition du chapitre III
tout entier (<< La distinction du bien et du rnal, du vrai et du faux ») où
Delbos, en un rapprochernent que plus personne ne reprendra par la suite,
rnais qui a dû enchanter et peut-être même inspirer Gilles Deleuze, analyse
conjointernent, avec des accents quasi nietzschéens, la critique spinoziste
des notions de Bien et de Mal, et celle de la fetichisation de la Vérité, les
unissant ainsi en une sorte de critique générale de la normativité.
Disparition, à la fin du chapitre IV, d'un passage étonnant, mais au
fond très exact, où Delbos analyse le conatus (non seulernent de l'homme,
mais de toutes choses en général) en termes de liberté: passage qu'il a
sans doute supprimé parce qu'il lui semblait dynarniser un peu trop la
nature, mais qui contribue effectivernent à faire découvrir dans le spi no-
zisrne, comme on l'y redécouvre aujourd'hui un peu partout, une onto-
logie de la puissance. Disparition, dans le chapitre V, de tous les passages
où la théorie des aHects passifs, individuels aussi bien qu'interhumains, est
analysée en termes d'aliénation - ce qui, au lieu de la réduire à une simple
psychologie, permet de voir en elle le fondement même de la théorie des
idéologies esquissée au chapitre II, de la théorie de la normativité esquissée
au chapitre III, et enfin - comme le montrent les deux chapitres suivants,
eux aussi éliminés de la théorie de l'État.
Car, eHectiverrlent, la disparition la plus lourde de conséquences est
celle des chapitres VII et VIII (respectivement « rÉtat sous le régime de
la contrainte» et « rÉtat sous le régirne de la liberté »), où Delbos, en
28 pages, réussit le tour de force de nous donner un exposé quasirnent irré-
prochable de la politique spinoziste, sans tomber dans aucun des contre-
sens comrnis avant lui et après lui, et en montrant clairement à quel point
elle est partie intégrante du système.
Dans le chapitre VII, en effet, prenant au sérieux l'identification spino-
ziste du droit à la puissance, il découvre à juste titre dans le Traité politique
une genèse de l'État à partir du jeu quasi mécanique des rapports de force
entre individus passionnés la stabilisation plus ou moins durable de ces
DEUX SPINOZA DE VICTOR DELBOS

rapports de force permettant de rendre compte, indépendamrnent de tout


recours à un quelconque contractualisme, du consensus plus ou moins
ferme qui fait exister ici et rnaintenant ce mêrne État, et en fonde ici et
rnaintenant la légitirnité plus ou rnoins forte. Mais sans doute est-ce pour
cette raison même qu'il éliminera entièrement ce chapitre: tout cela ayant
sans doute fini par évoquer dans son esprit, entre autres clichés farniliers à
tout« bon Français» en 1912-1913, la célèbre forrnule attribuée à tort à
Bismarck (Macht geht vor Recht), la Realpolitik, le culte « bien allernand »
de la force brutale, et peut-être même le pangerrnanisrne (alors qu'une
relecture sérieuse de son propre chapitre lui aurait permis de dissiper ces
confusions), il a dû penser ou bien qu'il s'était cornplètement trornpé sur
ce point dans son analyse de la position spinoziste, ou bien que Spinoza
lui-même, sur ces questions-là, cessait d'être un philosophe et n'était plus
digne d'intérêt.
Et sans doute en va-t-il de même pour le chapitre VIII, où, à tout aussi
juste titre, il découvre dans le Traité politique l'esquisse d'une théorie de
l'Histoire (qu'il rend, il est vrai, un peu trop linéairernent optimiste) en
même temps qu'une analyse structurale très fine des mécanisrnes autorégu-
lateurs de l'État qui, par leur fonctionnernent même, tendent, en définitive
(et plus ou moins selon les cas), à le rendre porteur d'une rationalité qui
n'aurait pu lui être imposée de l'extérieur - ni, d'une façon générale, être
imposée universellement en tous temps et en tous lieux. Car il avait écrit, au
chapitre II de la seconde partie de son Problème moral, les lignes suivantes
qui, certes fort banales et très contestables en elles-mêrnes, n'impliquaient
en tout cas en 1893 aucun jugement de valeur: « Tandis que la pensée alle-
mande s'évertue à suivre dans leurs inégalités et leurs hiérarchies les orga-
nismes vivants et sociaux, produits de la nécessité naturelle et historique,
la pensée française construit a priori un idéal d'organisation rationnelle
qui s'impose universellement, comme un devoir, aux libertés des peuples»
(p. 229). Mais ce qui, en 1893, n'était que simple constatation - destinée
à expliquer pourquoi le spinozisme s'était mieux acclimaté en Allemagne
qu'en France - devenait quasi automatiquement, en France et en 1912-
1913, affirmation d'une différence radicale de valeur; et c'est pourquoi
il a dû se dire ici aussi ou bien qu'il s'était trompé en plaçant Spinoza du
mauvais côté de la barrière, ou bien que Spinoza s'y était placé lui-mêrne
en s'excluant ainsi du champ de la philosophie politique. D'où, finale-
ment, la disparition complète de toute la politique de Spinoza qu'il avait
pourtant si admirablement comprise. Et l'on en mesure les effets quand on
sait qu'il faudra, en France tout au moins, attendre l'année 1957 pour voir
ALEXANDRE

reparaître un article sur la « Politique spinoziste 5 », et une dizaine d'années


encore pour assister à la redécouverte de ce qu'avait entrevu Delbos.
Tels sont donc les deux Spinoza de Victor Delbos. À chacun de nous,
selon ses goûts, de préferer l'un ou l'autre. Et à chacun de nous, dans son
propre travail, de tenter d'allier la fécondité du Delbos 1893 à l'irrépro-
chable rigueur du Delbos 1916.

5. Celui de Robert Misrahi : « Le droit et la liberté politique chez Spinoza », dans Mélanges
de philosophie et de littérature juives, 1-2, PUF, 1957. D'après la bibliographie spinoziste
de Jean Préposiet, rien, en France, n'a été publié sur la politique de Spinoza de 1914 à
1957, sinon un article sur l'histoire de la philosophie politique en général qui ne concerne
Spinoza que très partiellement.
Spinoza et
Bertrando Spaventa :
Spinoza entre Bruno et Hegel
ALESSANDRO SAVORELLI
(traduit de l'italien par Egidio Festa)

Dans l'histoire de la diffusion de Spinoza en Italie, les quelques pages


consacrées par Bertrando Spaventa au penseur hollandais sont devenues
désorrnais des classiques. Spaventa (1817-1883) fut le représentant le
plus influent parmi ceux qu'il est convenu d'appeler les «hégéliens de
Naples» et, en Italie, le penseur le plus important de la deuxièrne moitié
du XIXe siècle, au même titre que son ancien élève, le marxiste Antonio
Labriola. Son importance ne réside pas dans l'originalité des doctrines, mais
dans son œuvre de renouveau culturel. Lintroduction de la philosophie
classique allemande en Italie, à un très haut niveau d'exégèse et de rigueur
critique, fut un événernent décisif, sans lequel une partie considérable des
caractères de la culture italienne entre les deux siècles, le XIXe et le xxe, ne
peut être comprise. Pendant les luttes pour l'indépendance nationale et
plus tard à l'université de Naples, Spaventa conçut un programrne dans
lequel l'hégélianisme jouait un rôle central, en un sens laïc et libéral, dans
l'idéologie du nouvel État italien, en polémique avec les courants catho-
liques et spiritualistes. Son œuvre historiographique représenta la première
phase d'une analyse critique de la tradition culturelle nationale. Spaventa
n'avait aucune sympathie pour l'idée romantique de la « primauté» de
l'Italie, et pensait, en revanche, que la culture italienne moderne se devait
de récupérer son retard historique, dû aux conditions politiques arriérées
et à la Contre-Réforme. Aussi esquissa-t-il une théorie mettant en rela-
tion les grands tournants spéculatifs de la pensée européenne avec certains
moments centraux de l'histoire de la philosophie italienne, c'est-à-dire les
grands systèmes de la Renaissance et la pensée de Vico. Lirnpulsion don-
née par ces thèses au renouveau des études sur la Renaissance, en Italie, fut
très efficace et eut des prolongements au xxe siècle, grâce à ses élèves. Il est
à remarquer également que ces thèses historiographiques étaient indépen-
dantes, tout au moins en partie, des schérnas hégéliens, dans la rnesure où
les premiers germes du monde moderne étaient repérés essentiellernent
ALESSANDRO

dans la Renaissance, c'est-à-dire dans la culture des nations latines, et non,


COlnme le soutenait Hegel, dans la Réforme.
r auteur le plus étudié par Spaventa fut G. Bruno. D'ailleurs, c'est à
l'intérieur des études sur Bruno et, en Inême temps, par son appropriation
du système hégélien que Spaventa cornmença à réfléchir sur Spinoza. Sur
les traces des jugements portés par Hegel, Spinoza sortit pour la première
fois de l'atrnosphère de rnéfiance et d'exécration qui l'entourait dans notre
pays, en obtenant une considération critique appropriée. Spaventa écrivait
en 1858 que « les deux plus grands systèmes modernes, ce sont le spino-
zisrne et l'hégélianisme ». On ne doit pas penser pour autant à des préoccu-
pations philologiques: son approche de l'auteur a toujours eu un caractère
spéculatif: et, de ce fait, fortement limité l .
Les interprètes ont souvent remarqué que Spinoza apparaît chez
Spaventa comme le reflet de ses lectures de Bruno et de Hegel; cependant
on n'a pas souligné suffisamment que ses idées sur Spinoza se sont modi-
fiées suivant une évolution caractéristique, dans l'entrelacement de ces lec-
tures. Spaventa apparaît comme un épisode intéressant, aussi bien pour ce
qui est des interprétations de Spinoza au XIXe siècle que pour la longue tra-
dition herméneutique qui a rapproché Bruno de Spinoza. Cette tradition,
née avec Bayle, se développa pendant un siècle et demi, grâce à des inter-
prètes tels que Diderot, Jacobi, Schelling, Hegel, Dilthey, etc. 2 Le rapport
avec Bruno, dont on parle aujourd'hui avec beaucoup moins d'emphase
qu'auparavant, eut toujours, au XIX siècle, un rôle privilégié pour l'analyse
C

des sources et des « précurseurs» de Spinoza. Spaventa s'inséra dans cette


tradition et contribua même à la créer en Italie, en soumettant cependant
ses propres interprétations à une autocritique partielle, qui vaut la peine
d'être parcourue une fois de plus.
Dans les premiers essais historiques de Spaventa - écrits après 1848,
pendant l'exil à Turin -, Bruno est présenté comme le philosophe qui a
jeté les « germes» de la philosophie rnoderne, et, tout particulièrement,

1. B. Spaventa, Epistolario. 1. 1847-1860, a cura di M. Rascaglia, Rome, 1995, p. 228.


Dans la littérature antérieure, Spaventa se servait en particulier des textes de Jacobi, de
Hegel et de C. Bartholmèss (Jordano Bruno, Paris, 1846-1847). Sur l'interprétation de
Bruno et de Spinoza en Italie pendant le XIX" siècle, voir: G. Cacciatore, « Note sulla rece-
zione di G. Bruno nella filosofia italiana della seconda metà dell'Ottocento », Atti dell'Ac-
cademia di scienze morali e politiche di Napoli, XVI (1984), p. 295-313; E. Giancotti,
« Spinoza en Italie entre Lumières et Romantisme: de l'opposition à la confrontation »,
dans Spinoza entre Lumières et Romantisme, « Les Cahiers de Fontenay», 36-38, 1985,
p.267-278.
2. Voir S. Ricci, La flrtuna deI pensiero di Giordano Bruno. 1600-1750, Florence, 1990;
« La ricezione del pensiero di Giordano Bruno in Francia e in Germania. Da Diderot a
Schelling », Giornale critico della filosofia italiana, 1991, p. 431-465.
SPAVENTA: SPINOZA ENTRE BRUNO ET HEGEL

comrne le « précurseur» de Spinoza. Dans les Principii della filosofia pra-


tica di Giordano Bruno (1851), Spaventa parle de parallélisme strict entre
la doctrine de la volonté de Bruno et celle de Spinoza: chez les deux, la
volonté, en opposition à la thèse du libre arbitre, est le résultat d'une acti-
vité déterminée et de l'identification de liberté et nécessité. Les « fureurs»
bruniennes elles-rnêmes sont rapprochées facilement de l'amor dei intel-
lectualis3 • Mais c'est dans deux écrits restés en grande partie inédits que
Spaventa étend la comparaison de façon systématique, sans s'arrêter beau-
coup sur les différences psychologiques et de style, sans se poser le pro-
blème historique de Bruno comme « source» de Spinoza, se concentrant
en revanche sur une analyse strictement théorétique4 • Il s'efforce de retrou-
ver chez Bruno les lieux pouvant être mis en parallèle avec les principaux
concepts de Spinoza: « :Lidentité est si grande» - explique-t-il-« entre les
propositions de l'un et de l'autre philosophes, que si l'on voulait exposer
le système de Bruno en forme géométrique, on aurait comme fondements
les définitions et les concepts les plus importants de l'Éthique ». Ainsi, on
trouverait chez Bruno une théorie achevée de la substance des attributs et
du mode. La substance serait définie par des concepts analogues à la causa
sui et à l'infini de Spinoza. Par exemple, le concept de causa sui serait pré-
sent dans cette proposition de Bruno: «Toute essence est nécessairement
fondée sur quelque être, à l'exception de la première qui ne fait qu'une
avec son être, car sa puissance est son acte, car elle est tout ce qu'elle peut
être. »Aussi, l'infini brunien, qui est l'infini en acte et non celui d'une série
nurnérique donnée, est identifié à la distinction de Spinoza entre infinis de
l'imagination et de l'intellect. Quant à la doctrine de l'attribut, Spaventa se
rend compte du fait que le « langage» de Bruno est « moins stable et pré-
cis », filais il considère comme possible l'identification de la forme et de la
matière bruniennes avec la pensée et l'étendue. Ainsi, il voit dans la phrase
« sont réduites à un seul être et à une seule racine» l'expression simultanée
de l'essence de la substance dans les attributs 5•
Si l'on compare en parallèle les lieux indiqués par Spaventa dans les
œuvres italiennes de Bruno, il est facile de constater une large conver-
gence avec ceux cités par Sigwart et par Dilthey, respectivement treize et

3. Rinascimento, Riforma controriforma e altri saggi critici, Venezia, 1928 (réimpression


de: Saggi di critica, Napoli, 1867), p. 152 sqq.
4. Mss. 3.6.4. et 3.5.3. de la Bibliothèque nationale de Naples (1853-4), récemment
publiés dans B. Spaventa, Lettera sulla dottrina di Bruno. Scritti inediti 1853-1854, a cura
di Maria Rascaglia e A. Savorelli, Naples, 2000.
5. En même temps, Spaventa soumet à une dure critique l'interprétation grossière de
l'attribut comme qualité inhérente à un sujet, et de ce f~lÎt non infini, proposée par le
philosophe italien Terenzio Mamiani (( Cri tic a deU' infinità deU' attributo [1853-1856] »,
dans Rinascimento, Riforma controriforma e altri saggi critici, p. 229 sqq., 327 sqq.).
ALESSANDRO

cinquante ans plus tard 6• Aussi, dans ces essais Spaventa était-il le premier
à avoir abandonné la reconnaissance d'affinités, par trop générale, entre
les deux penseurs, en proposant une confrontation précise au niveau des
catégories. Il anticipait, ainsi, les recherches et les résultats de la philolo-
gie allernande postérieure. Le résultat de cette confrontation systérnatique
est, en réalité, surprenant. Plus que comme « précurseur », Bruno apparaît
comme un véritable alter ego de Spinoza. Dans cette phase, Spaventa agit
entièrement sous l'influence des Leçons de HegeF, pour qui il ya déjà, chez
Bruno, du « spinozisme tout à f::lÏt objectif ». Ainsi, les « limites» théoré-
tiques des deux penseurs sont jugées à partir des appréciations de Hegel.
Tous les deux sont fonnalistes dans leur méthode; tous les deux ne par-
viennent pas à expliquer le sujet, donc l'esprit, ramené à un simple mode;
tous les deux tombent dans une forme d'émanatisme et d'« acosmisme »,
anéantissant le fini dans l'unité de la substance. Quant à ce dernier point,
d'ailleurs, Spaventa finit par attribuer une sorte de primauté à Bruno.
« Bruno, plus que Spinoza» - explique-t-il- « a rnis en évidence l'élément
rnondain, fini, négatif, comme rnoment de Dieu. [ ... ] Le naturalisme de
Bruno revendiquait le droit du rrlonde en Dieu; ainsi Bruno est le précur-
seur de la philosophie du XVIIIe siècle et le premier philosophe moderne
après la Renaissance ». Suivant une appréciation tirée elle aussi de Hegel,
le formalisme brunien serait pour le moins une tentative de jeter, à travers
l'ars de Lulle, les « germes de la véritable Logique ou dialectique », tandis
que la « forme scientifique» serait tout à f~lÎt absente chez Spinoza.
Spaventa n'a pas poursuivi pendant longtemps cette réduction de
Spinoza à Bruno. Dans ses Leçons de l'année 1861-1862 8 les prernières
dispensées à l'université de Naples, dans le climat d'exaltation qui avait
suivi l'Unité nationale à peine réalisée -, les thèses de ses écrits de jeu-
nesse sont déjà rrlodifiées. Ce changement est dû sans doute à la lecture de
Kuno Fischer9 • Dans les leçons V et VI de son cours, Spaventa proposa à
nouveau un parallèle entre les deux philosophes, mais sous la forrrle d'un

6. C. Sigwart, Spinoza's neuentdecleter Tractat von Gott, dem Menschen und dessen
Glückseligkeit, Gotha, 1866; B. de Spinoza, Kurzer Tractat von Gott, dem Menschen und
dessen Glückseligkeit, auf Grund einer neuen, von Dr. A. van der Linde vorgenommenen-
Vergleichung der Handschriften ins Deutsche übersetzt, mit einer Einleitung, kritischen
und sachlichen Erlauterungen begleitet von C. Sigwart, Freiburg i. B. und Tübingen,
1868; W Dilthey, « Der entwicklungsgeschichtliche Pantheismus nach seinem ges-
chichtlichen Zusammenhang mit den alteren pantheistischen Systemen [1900J », dans
Gej-ammelte Schriften, Berlin-Leipzig, 1929, II, p. 312 sqq.
7. G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Francfort/M, 1971,
t. 20, pp. 22-39,157-97.
8. Opere, Florence, 1972, II, p. 509 sqq.
9. K. Fischer, Geschichte der neuern Philosophie, t. I, Mannheim, 1854.
SPAVENTA : SPINOZA ENTRE BRUNO ET HEGEL

« schéma », dans lequel avait été éliminée une grande partie des repères
textuels présents dans les essais de jeunesse. Ici apparaît désormais, à côté
des affinités, la spécificité de la position historique de Spinoza, dont Bruno
est certes un précurseur, rnais « seulernent cornrne on pouvait l'être avant
Descartes ». En effet, le « cartésianisme» de Spinoza est l'élérnent de sépa-
ration; dans le concept de causa sui, Spaventa aperçoit l'objectivation du
cogito cartésien et, partant, la formule dialectique du principe de l'irnma-
nence propre à la philosophie moderne. Sur ce problème, Bruno est resté
très en arrière. On ne trouve pas chez lui l'implication dialectique inhé-
rente à la causa sui, mais seulement une vague « coïncidence» de pensée et
d'étendue dans la substance unique. La doctrine des attributs est vue elle
aussi, par Bruno, seulement comme une reprise de la « rnanière ancienne» :
forme et rnatière restent « irréductibles» et coïncident en Dieu de manière
ineffable. De ce f~üt, elles n'ont plus grand-chose en cornmun avec l'attri-
but de Spinoza. Le concept de Dieu est pollué chez Bruno par un résidu
de transcendance. Il est « tantôt principe surnaturel, tantôt la nature et la
substance elles-Inêrnes »; sa nature n'est que 1'« exigence », inadaptée, du
« nouveau naturalisme» spinozien, fondé sur l'extension du principe de
causalité. Spaventa renonce ainsi à son exubérance juvénile qui lui avait fait
entrevoir chez Bruno les antécédents de toute la pensée moderne.
Cette remise en place de la pensée de Bruno a lieu au moment même où
Spaventa commence à réexaminer l'interprétation hégélienne de Spinoza.
Nous n'entendons pas affirmer par là qu'il se soit dégagé tout à fait des
positions hégéliennes; bien au contraire, Spaventa continue d'adhérer étroi-
tement non seulement à de nornbreux points relatifs à ces positions, mais
surtout à l'intention spéculative qui les domine. L'absence de dogmatisme
dans son hégélianisme l'avait conduit, cependant, à modifier certains
détails, dans des écrits rédigés entre 1862 et 1867 10 • Dans ses Leçons sur
l'histoire de la philosophie, Hegel avait concentré sa critique de Spinoza sur
deux points: la méthode géométrique, qui a été rejetée en tant que non
spéculative, et le rapport de la substance aux attributs et aux modes. Ce
rapport est défini à plusieurs reprises dans les termes de l' « immobilité »,
voire de 1'« abîrne » qui anéantit le fini, en rendant vaine la position du
sujet. Quant à l'attribut, il est bien connu que Hegel l'interprète comme
expression purement subjective de la substance. Spaventa maintient, évi-
demment, la critique relative à l'anéantissement du sujet, qui occupe une
position centrale dans la lecture idéaliste de Spinoza, mais finit par reléguer
loin l'objection relative à la méthode et, surtout, par prendre une attitude

10. « Spinoza e Cartesio », dans Opere, II, p. 669 sqq. La filosofia di Gioberti, Naples,
1863; « Il concetto deU' opposizione e 10 spinozismo » [1867], dans Opere, l, p. 463 sqq.
ALESSANDRO ù.Cl.V'-JD-".1

complèternent différente à l'égard de la conception de la substance. Il affirme


clairement que la substance telle qu'elle est conçue par Spinoza ne doit pas
l'être à la rnanière des néo-platoniciens. Aussi, son caractère principal n'est pas
1'« immobilité », mais, au contraire, un caractère dynamique, 1'« activité »,
qui la differencie de 1'« objectivité pure» de l'idée platonicienne. Dans la
mesure où la substance, suivant Spinoza, a f~üt sienne et a objectivé le
cogito c'est-à-dire le principe suivant lequel «la pensée se differencÏe
par rapport à l'être, tout en étant imrnédiatement être» -, elle n'est pas
immédiateté pure, mais «affirmation, médiation et génération de soi-
même ». La causalité est le « concept» authentique de la substance: si elle
était absolurnent immobile, elle ne serait pas causa sui. Aussi, la substance
doit être interprétée, du point de vue de la logique hégélienne, comrne
une structure « réfléchie », une structure de 1'« essence », et non comme la
position immédiate de 1'« être », indéterrniné et indifférent. Cette interpré-
tation amène Spaventa à critiquer l'interprétation hégélienne de l'attribut.
Il s'agit là d'un jugement extérieur, qui ignore l'authentique position de
Spinoza, et la falsifie rnême, au point de la transformer en une position
« vulgaire ». L'attribut ne peut être conçu comme ce que la réflexion saisit,
après coup, de la substance, mais« est la substance elle-même », en tant que
natura naturans, natura naturata et causalité. Sans lui, la substance ne serait
pas « concrète ». Si les attributs n'exprimaient pas réellement l'essence de
la substance, elle ne serait plus nature, mais être imrnobile. On ne peut
faire abstraction des attributs, sans ôter la substance elle-même. Ainsi,
l'interprétation de Hegel et de Erdrnann est réfutée. Mais Spaventa, bien
qu'en étant forternent influencé, n'adhère pas non plus à l'interprétation
de Fischer. Sa position caractéristique consiste ici en ce que la causalité,
comme expression de l'essence active de la substance, est dans les attributs
seulement en tant que forme et non en tant que contenu. Les attributs
pensée et étendue - ne peuvent pas être différenciés en tant que contenu,
puisque l'activité de la substance se manifeste de façon indifferenciée dans
l'univers, suivant une mêrne loi, qui n'est pas 1'« inertie» vide de l'être,
mais qui n'est, cependant, que « mécanisme» aveugle. La construction de
l'univers se fait, donc, par une « unique puissance », comme nature, et,
de ce fait, par « un » des attributs seulement. Cela exprime la tendance de
la substance à redevenir « être» à partir de 1'« essence ». Aussi, il y aurait
chez Spinoza une contradiction fondamentale entre les prémisses formelles
qui contiennent le «principe de la pensée moderne », c'est-à-dire la
dialectique et les conséquences. Ce qu'il importe de remarquer ici, ce
n'est pas tellement la conclusion, c'est-à-dire la négation de l'esprit chez
Spinoza suivant une conception hégélienne orthodoxe, mais la prémisse.
Spaventa s'est efforcé de voir en Spinoza, contre Hegel, le philosophe de la
SPAVENTA : SPINOZA ENTRE BRUNO ET HEGEL

« difference » et non de la pure identité. Il s'agit, généralement, de raisons


tout autres qu'extérieures à sa propre rnanière de lire Hegel. En effet, au
cours de la même période - on serait tenté de voir dans les travaux sur
Spinoza une des matrices de cette attitude -, Spaventa adressa à Hegel la
même objection qu'à Spinoza. Il s'efforça de répondre aux objections, bien
connues, à l'égard de la dialectique hégélienne adressées par Trendelenburg,
en sollicitant une « réforme» de la dialectique analogue à celle proposée
par Fischer, afin d'en sauver le dynamisrne. Sans cette réforrne, sans l'intro-
duction d'une différence réelle dans les premières catégories de la logique,
c'est-à-dire l'être et le néant, il craignait que la logique hégélienne ne rede-
vienne un systèrne de la pure identité ll .
Par la définition de sa propre position à l'égard de Spinoza et de Hegel,
Spaventa revient au point de départ, c'est-à-dire à la question du rapport
Bruno-Spinoza. Sur celle-ci, il dira son dernier mot entre 1865 et 1867,
lorsqu'il s'apprêtera à rééditer en un seul volume (les Saggi di critica) une
partie de ses travaux à caractère historiographique sur la Renaissance. Dans
cette nouvelle édition, il effectua une sélection drastique des thèses qui
étaient exposées dans ses écrits inédits de jeunesse. Ainsi, il laissa tom-
ber entièrement l'œuvre lullienne de Bruno - dans laquelle il avait vu une
anticipation de la dialectique - ainsi que la confrontation entre Bruno et
Spinoza, dont il allait rnaintenir uniquement le chapitre sur le concept
de l'infinil2. La nouvelle position prise à l'égard de Spinoza l'amena à
atténuer considérablement l'identité initiale qu'il avait cru déceler chez
les deux penseurs. Il ajouta des considérations importantes aux distinc-
tions déjà faites en 1861. La différence entre Bruno et Spinoza consiste
en ce que Bruno, tout en concevant la substance comme nature, « ne s'en
satisfait nullement », puisqu'il admet « un je ne sais quoi de surnaturel ».
En revanche, Spinoza n'admet rien au-delà de la nature: « Une chose est
de dire seulement: sans la connaissance de la nature infinie, on ne peut
connaître Dieu; autre chose de dire: la connaissance de la nature infinie est
la connaissance même de Dieu; car Dieu est la nature elle-même (natura
sive Deus). » Donc, Bruno est resté en arrière par rapport à Spinoza, car
il ne s'est pas « débarrassé» du surnaturel, et il est resté en deçà du prin-
cipe de l'immanence formulé par Spinoza dans sa totalité, en gardant une
sorte de « perplexité» à l'égard du concept de Dieu. Or, cette perplexité ne
doit être considérée nullement comme une obscure anticipation de l'esprit
hégélien, mais comme une « conception réellement moins avancée» que
Il. Opere, l, p. 367 sqq.; K. Fischer, Logik und Metap~ysik oder Wissenschaftslehre,
Stuttgart, 1852.
12. « Il concetto dell'infinità in Bruno [1853-4] », dans Rinascimento, Riforma controri-
forma e altri saggi critici, p. 229 sqq., 327 sqq.
ALESSANDRO

celle de Spinoza. La limite de la reconnaissance manquée de la subjecti-


vité en tant qu'infini véritable est commune aux deux. Cependant, tandis
que la nature brunienne n'est que « conternplation» et « rniroir» de la
divinité seulement, Spinoza est le premier à avoir considéré « la nature
infinie comrne infinie en elle-même, comme Dieu. Autrement dit, il nie le
surnaturel de rnanière absolue ». « Cette négation rnarque le destin, mal-
heureux et rigide à la fois, de Spinoza. Sans Spinoza, la philosophie de
l'esprit n'aurait pas été possiblel 3 • » Par cette affirrnation, Spaventa a établi
une distinction claire entre le naturalisme de la philosophie italienne de
la Renaissance, lié à des présupposés néoplatoniciens, et le naturalisme
de Spinoza. Ce dernier coïncide avec l'affirmation de la science mécaniste
rnoderne de la nature. Le fait de soutenir que la philosophie de l'esprit
ait pu naître seulement après que le naturalisme mécaniste se fut affirmé
implique la reconnaissance d'un pas en avant décisif par rapport au vita-
lisme de la Renaissance. Aussi, la limite de Spinoza consiste en la nécessité
de sa position historique, c'est-à-dire à avoir « fait table rase de l'abstrait
spiritualisme et de l'abstrait naturalisme» prémodernes. Spinoza se diffe-
rencie de Bruno « en ce qu'il n'est point croyant, en ce qu'il n'a pas la foi,
quelle qu'elle soit ». Ce qui précède les LurrlÏères n'est donc pas le natura-
lisme de Bruno, comme Spaventa l'avait écrit en 1851, mais le naturalisme
propre à Spinoza et à Descartes.
Le matérialisme a été la guillotine du bon vieux Dieu. [ ... ] Ce grand mou-
vement, cette grande orgie du siècle dernier, a été véritablement une chose
immense. Le seul véritable Dieu est la nature, le seul véritable souverain
est l'homme, le peuple. [ ... ] On considéra et on proclama que Dieu n'était
que nature. Au-delà et en dehors de la Nature, il n'y a rien d'autre que le
vide 14 • [ ••• ]

Laffirrnation, aux connotations téléologiques et de style tout à fait hégé-


lien, suivant laquelle l'idéalisme aurait pu se manifester seulement comme
la négation et la vérité du naturalisme moderne, trouve son origine dans
le problème auquel fut confronté Spaventa à cette période, c'est-à-dire
l'apparition du positivisme. Ayant abandonné la philosophie hégélienne
de la nature, il admit que l'idéalisme, en tant qu'« identité comme Cause,
exige l'expérience et l'observation de la nature », et que le naturalisme avait
raison de protester contre l'apriorisme philosophique dans les sciences l5 . Le
naturalisme spinozien, c'est-à-dire son mécanisme, devenait, d'une certaine

13. «La dottrina della conoscenza di Giordano Bruno [1865]», dans Rinascimento,
Riforma controriforma e a/tri saggi critici, p. 216 sqq.
14. Opere, l, 487-8; III, p. 161 sqq.
15. Opere, III, p. 11-14.
BERTRANDO SPAVENTA : SPINOZA ENTRE BRUNO ET HEGEL

manière, la figure de l'autonornie de la science rnoderne de la nature.


Spaventa arrivait à la conclusion, avec Hegel, que les caractères de cette
autonomie (c'est-à-dire « l'esprit comme nature, l'activité absolue comrne
inertie absolue, la liberté comme nécessité, la finalité cornrne mécanisme,
le sujet comme objet ... ») pouvaient être seulement « supportés et résolus»
par la « solide et mûre énergie de l'esprit moderne 16 ».
Dans les années au cours desquelles Spaventa redéfinissait sa position
à l'égard de Spinoza, de Hegel et de Bruno, la philologie allernande posait
déjà sur des bases scientifiques le problème du rapport historique entre
Spinoza et Bruno, après la publication du Court traité17 • Mais Spaventa
ne prend pas part à cette discussion, dont il avait anticipé les documents
quinze ans auparavant. Sa tendance à la spéculation le tient en dehors du
débat. Il aurait été intéressant, cependant, qu'il ne s'arrête pas aux décla-·
rations à caractère général, car, par exemple, Dilthey pourra proposer à
nouveau, entre 1893 et 1900, dans un sens très fort, la connexion Bruno-
Spinoza. De façon générale, en Italie, où elle aurait pu présenter quelque
intérêt, la discussion s'arrêta. En 1880, le Giornale napoletano di filosofia e
lettere, qui avait été fondé par Spaventa, publia un essai sur ce sujet, sans
mentionner la discussion développée en Allemagne 1s • En 1888, Labriola,
qui était pourtant un lecteur attentif de Spinoza, en résurnant les thèses
d'Avenarius, parlait d'un véritable « plagiat» de Bruno par Spinoza 19 •
Limage de Bruno « précurseur» s'était à tel point affirmée en Italie que
l'on ne tenait plus cornpte du fût que Spaventa avait été l'un des premiers
à avoir corrigé, tout au rnoins en partie, cette thèse. Le rapport intense,
tissé par Spaventa, entre Spinoza et Hegel avait fini par renfermer dans un
cercle idéaliste la discussion sur Spinoza, que l'on étudia d'ailleurs très peu,
en Italie, à la fin du XIXe siècle. Il faudra attendre le nouveau siècle pour
pouvOIr recommencer, sans ces conditionnements, à étudier « Spinoza
selon Spinoza20 ».

16. Opere, l, p. 476.


17. Voir C. Sigwart, Spinoza's neuentdeckter Tractat ... , p. 110-134; R. Avenarius, Ueber
die beiden ersten Phasen des spinozistischen Pantheismus und das Verhaltnis der zweiten zur
dritten Phase, Leipzig, 1868; A. Trendelenburg, Historische Beitrage zur Philosophie, III,
Berlin 1867, p. 365 sqq.; K. Fischer, Geschichte der neuern Philosophie, ILL, troisième
édition, Munich, 1880.
18. A. Errera, « Monograna sulle dottrine di G. Bruno », Giornale napoletano di jz'losofia e
lettere, n.s., II (1880-1881), t. III, p. 209-252, 377-409.
19. Voir F. Mignini, « Antonio Labriola lettore di Spinoza », dans Antonio Labriola filo-
sofo e politico, Milan, 1996, p. 53 sqq.; A. Labriola, Epistolario 1861-1890, Rome, 1983,
p.242.
20. Voir C. Santinelli, Spinoza in !talia. Bibliografia degli scritti italiani su Spinoza dal
1675 al 1982, Urbino, 1983; F. Mignini, Introduzione a Sp~noza, Rome-Bari, 1983,
p. 196 sqq.; E. Giancotti, « G. Gentile, éditeur et exégète de l'Ethique », dans Spinoza au
)(](siècle, Paris, 1,993, p. 405-419.
Notes sur le positivisme italien et Spinoza
ROBERTO BORDOLI

On sait que le positivisme italien ne laissa pas de traces dans les études
historicophilosophiques 1•
On peut étudier la réception positiviste de Spinoza du point de vue
de l'influence exercée indirectement ou directement sur les positivistes dans
leur manière de traiter l'auteur.
Quant à la première question, si la présence de Spinoza est indéniable
dans certains résultats « spiritualistes» et « irrationalistes » du positivisme,
elle s'établit positivetnent en tant que foyer d'intérêt pour une perspective
moniste2 • Toutefois, cet usage de Spinoza non seulement est limité mais a
quelque chose d'artificiel et d'occasionnel, et ajoute très peu à la lecture de
Spinoza faite par les traditions philosophiques italiennes dominantes - tout
aussi bien celle de Spaventa que celle, hétérogène, établie sous l'égide de
Terenzio Mamiani. Ici, nous limiterons notre examen aux auteurs qui se

1. Cristina Santinelli (Spinoza in Italia, Bibliograjia degli scritti italiani su Spinoza dal
1675 al 1982, Urbino, Università degli Studi di Urbino, s. d. [1983]), pour les années
1800-1899, compte environ 90 titres sur Spinoza, dont rien que deux ou trois de posi-
tivistes. Si on prolonge jusqu'en 1915, on trouve une quarantaine de titres avec deux ou
trois écrits positivistes et une traduction de l'Ethica. Pour la genèse du positivisme en
Italie, Franco Restaino (Note sul positivismo in Italia. Gli inizi [1865-1880), « Giornale
critico della filosofia italiana», LXIV, 1985, p. 65-96; Note sul positivismo in Italia. Il
successo [1881-1891}, « Giornale critico della filosofia italiana », ibidem, p. 264-297; Note
sul positivismo in !talia. Il declino [18921908}, « Giornale critico della filosofia italiana»,
ibid., p. 461-506) indique trois phases: les débuts, de 1865 à 1880; le succès, de 1881
à 1891; le déclin, de 1892 à 1908. On trouve un aperçu sommaire sur les modestes
intérêts philologiques et historiographiques des philosophes positivistes dans Luciano
Malusa, La storiograjia jilosojica italiana nella seconda metà dell'Ottocento. 1. Tra Positivismo
e Neokantismo, Milan, Marzorati, 1977, Ille partie, chapitre III-V
2. En est un témoignage symbolique Natura Naturans (Ostiglia-Vérone, Officine
A. Mondadori, s. d. [1919]) la dernière œuvre d'Ardigo, rédigée « avec grande peine»
à Mantoue en 1918 (cf. Ardigo, Scritti vari raccolti e ordinati da Giovanni Marchesini,
Florence, Felice Le Monnier, 1922, p. 8 de la préface de Marchesini). Franco Amerio
(Ardigo, Rome, Fratelli Bocca Editori, 1957, p. 114-117) voit aussi l'inspiration de
Bruno et Spinoza dans la notion d'inconnu (ou d'indistinct) opposée à l'inconnaissable
de Spencer, concept considéré par Ardigo comme trop compromis avec la métaphysique
et la religion.
mesurent directement avec Spinoza et qui fournissent des interprétations
globales ou partielles de sa pensée.
Giovanni Dandolo 3 dans un article de 1893 cornpare les doctrines sur la
mémoire de Descartes, Malebranche et Spinoza. Si, d'une part, il n'évite pas
une analyse, peu utile, entre les études plus modernes et les thèses du XVIIe
siècle, d'autre part, il s'efforce d'examiner historiquement ces dernières.
Il reconnaît que la mélIloire accomplit une fonction, pas du tout secon-
daire, dans le système cartésien, bien que ce ne soit pas l'objet d'un examen
séparé. Dandolo expose le rapport de la rnémoire avec l'association, les
notions de rnélTlOire volontaire et involontaire, ainsi que la base physio-
logique de la doctrine de la mémoire dans la « psychologie cartésienné »
(p. 289-291). Toutefois Descartes s'en tient à une conception simple et non
complexe ou composite des représentations (sensations, images, idées), et
la vertu des esprits animaux est insuffisante pour expliquer la « complexité
des faits» (p. 297; par erreur on lit : 397). Par ailleurs, le dualisme carté-
sien est en contraste avec le monisme contenu dans la « psychologie phy-
siologique moderne» pour laquelle les fonctions de l'âme sont en rnême
temps fonctions du corps. Tandis que chez Descartes « l'unité du fait de
la mémoire se divise en trois: une mémoire de l'esprit, une lTlémoire du
corps et une mémoire de l'une et de l'autreS ». Ainsi, « la mémoire, [... ]
dans le système de Descartes, n'est qu'un nom: COlTllTle tait elle est absente
et elle ne peut y être, étant exclue de la création continue [l'intervention de
Dieu, le seul qui perlTlet aux traces du cerveau d"'entrer dans la juridiction
de l'esprit"] » (p. 301).
La psychologie de Malebranche, «moins indéterminée que celle de
Descartes », anticipe l'associationnisme anglais (p. 309). Le centre de la
question réside dans les causes du « lien des idées de l'esprit avec les traces
du cerveau et du lien réciproque qu'il y a entre celles-ci» (p. 304). Il y
en a trois: « La nature et la volonté constante et imrnuable du Créateur
[... J, l'identité du temps [ ... ], la volonté des hommes» (p. 304-305). Le
lien entre des idées représentant des choses spirituelles est ou du second
ou du troisième type, tandis que celui - plus facile à se rappeler - existant

3. Giovanni Dandolo (1861-1908), disciple d'Ardigà, fut à partir de 1894 professeur


de philosophie théorique à Messine. Il s'occupa de psychologie en consacrant une atten-
tion particulière aux problèmes relatifs à la mémoire. Il appartient à la troisième géné-
ration de positivistes. Cf Giovanni Dandolo, « La dottrina della "memoria" in Cartesio,
Malebranche e Spinoza», Rivisita italiana di fi'losofia (1893), p. 289-320.
4.« [... ] avec Descartes [et Gassendi] commence la psychologie physiologique» (Dandolo,
p. 297; on lit par erreur: 397).
5. En vérité, Descartes traite de mémoire corporelle et intellectuelle, circonstance que
Dandolo ne mentionne pas (cf Roberto Bordoli, Memoria e abitudine. Descartes, La
Forge, Spinoza, Milan, Edizioni Angelo Guerini e Associati, 1994, chapitre 1).
NOTES SUR LE POSITIVISME ITALIEN ET SPINOZA

entre des idées représentant des choses matérielles et sensibles, en tant que
naturel et nécessaire, n'est que du premier type (p. 305). Quant au lien
des traces entre elles, il est dû à l'identité dans le temps « et justifie la
mémoire et les habitudes corporelles que nous avons en commun avec les
brutes» (p. 306). C'est à partir de ces mécanisrnes associatifs grâce aux-
quels, « si [... ] tu changes le point de vue métaphysique en un point de vue
évolutionniste, tu es proche d'une certaine mentalité moderne» (p. 306,
note 1) - que dérive la rnémoire, qui consiste donc dans le fait que les
fibres du cerveau ont une certaine facilité à recevoir des impressions au fur
et à mesure de la répétition de ce mécanisme (p. 306). Dandolo exprime
un jugerrlent favorable quant à l'identification des procès d'association des
idées, mais il considère comme cornplètement insuffisante l'analyse se rap-
portant à la fonction de la mémoire.
«Dans la succession historique des systèrrles philosophiques, après
Descartes et l'occasionnalisme, nous trouvons Spinoza» (p. 313). Celui-
ci «introduit l'élérnent temporel comme déterminant de la mémoire»
(p. 314). Il retient que« la rrlémoire est la sensation pensée comme durée»
(p. 314-315, c'est nous qui soulignons). Le rôle de l'intellectus dans la
fonction de la mémoire, établi dans le De emendatione, semble être mis
en discussion dans l'Ethica6 , oil la rnérnoire est définie sine ope intellectus
et même en opposition à celle-ci, comme un enchaînement de « repré-
sentations sensibles qui répondent aux traces cérébrales» (p. 316). Donc,
Spinoza « a dépassé» Descartes et Malebranche car il s'est aperçu « de cet
élément temporel qu'ils avaient négligé, et sans lequel la mémoire [ ... ]
n'est pas vraiment la mémoire: mais pas même lui ne sut résoudre le pro-
blème parce qu'il conjugua ensemble la sensation et l'intellectus, incapables
de former une synthèse homogène» (p. 318).
Dandolo rappelle aussi la proposition 23 de la Ve partie (et scolie), où
Spinoza affirme que sentimus, experimurque, nos &ternos esse, et il com-
mente: « Oh, ici il n'y a ni Descartes ni l' occasionnalisrrle; ici il n'y a que
Spinoza, seul et géant! » (p. 320). Toutefois ce « sublime» élan rnétaphy-
sique, soulève à nouveau la question: « La mémoire apparaît comme un
fait accidentel conjugué uniquement à l'existence du corps [ ... ] qui rend
possible la mémoire, tandis que c'est toujours l'intellectus qui la réalise. »
Tarozzi publie en 1896 le premier volume d'une étude sur la nécessité
« dans le fait naturel et humain 7 ». Dans la dédicace à 1'« Illustre Maître»
6. Proposition 18 de la nCpartie (et scolie). Dandolo utilise l'édition de Bruder.
7. Cf. Giuseppe Tarozzi, Della necessità nel fatto naturale ed umano. Studio Filosofico.
Vol. 1. Necessità fatale. Necessità logica. Necessità finale da Aristotele ad Hegel, Turin-Rome,
Ermanno Loescher, 1896. Vol. n. Della necessità nel fatto naturale ed umano. Studio
Filosofico. Volume secundo. La necessità finalistica nella metafisica germanica. 11fènomenismo.
ROBERTO

(p. I-XV) , il explique que son étude est la conséquence de la polémique


d'Ardigà avec Ferri s sur la nature déterministe de la notion de nécessité.
Avec Ardigà et contre Ferri, l'auteur considère que la philosophie doit se
débarrasser de ces « fossiles» (p. XV) qui l'empêchent de progresser (les
notions de nécessité et de contingence, de fatum et de liberté, d'esprit et de
matière). « Le seul réel [c'est] le fait [... ] où se recueille la dualité de l'ob-
jectif et du subjectif de la connaissance» (p. XI). Le fait est, à la fois, cause
et effet. Spinoza exprime une antithèse plus développée vis-à-vis de cette
conception. Il efface le finalislne en faveur d'une nécessité universelle de
caractère immanent, touchant le sommet du déterminisme. Avec Leibniz
et avec Kant, le finalisme fait de nouveau valoir ses prétentions et la joute
dialectique .- qu'ont commencée Aristote et Platon - reprend.
C'est pour cette conception extrême qu'il a réservé plus de cinquante
pages 9 à Spinoza.
Spinoza résout les problèmes ouverts par le cartésianisme. Tarozzi, no-
nobstant la conception issue du Risorgimento de la pensée de la Renaissance

La singolarità deI Jatto nel concetto della Natura e nell'Etica, Turin, Ermanno Loescher,
1897. Tarozzi (1866-1958), qui enseigna à Palerme et à Bologne, «se place dans le
sillage de Mach, de Boutroux et tout particulièrement de Bergson [ ... ] faisant partie
de ce mouvement de "destruction de la raison" qui [... ] devait le conduire dans les bras
de la foi» (Eugenio Garin, Storia della jilosojia italiana. Terza edizione con uno nuova
appendice bibliografica, Turin, Giulio Einaudi Editore, 1966 (ensuite: 1978), 3 vol.,
p. 1274).
8. Enrico Ferri (I 856-1929), professeur, député, « sociologue évolutionniste », subit l'in-
fluence des théories lombrosiennes. C'est à cette polémique que fait allusion l'Appendice
alla Osservazione quarta [... ] d'Ardigo qui répond aux objections exposées par Ferri dans la
Tem'ica della imputabilità e negazione dellibero arbitrio (Bologne, Nicola Zanichelli, 1881,
Sur la causalité: p. 153-316; pour la polémique avec Ardigo : p. 194 sqq.) , où on lit: « La
cause amène nécessairement un effet et ne peut amener que celui-ci, qui est le sien, en vertu
du lien de proportionnalité, qui unit l'une à l'autre. Donc toutes les choses qui sont et
toutes celles qui deviennent, il est nécessaire que, en raison de leurs causes, elles deviennent
ce qu'elles deviennent et soient ce qu'elles sont. C'est ainsi qu'il faut exclure en nature la
contingence et le hasard» (Roberto Ardigo, Appendice alla Osservazione quarta sul concetto
positivo deI caso, dans Opere jilosojiche, II, 1884, p. 271-326. Cet écrit, en appendice de la
4 e édition de La flrmazione naturale nel Jatto delsistema solare, était paru, daté « ottobre
1883 », dans la Rivista di fi'losojia scientifica, III [1883] 3, p. 234-266; dirigée par Enrico
Morselli, avec le titre: Il casa nella jilosojia positiva; citation d'après Roberto Ardigo, Opere
jilosojiche, Mantoue, Luigi Colli Editore; ensuite [à partir du volume II] : Padoue, Angelo
Draghi Editore, 1882-1907/1909, 10 vol., 11 e volume, ibidem, 1912, et, augmenté, 1918,
II, p. 273). Le dissentiment ne porte pas sur le lien nécessaire entre cause et effet (contre
la liberté d'indifférence), mais bien sur le hasard comme négation de la nécessité. Pour
Ferri, la seconde exclut le premier; pour Ardigo non (p. 274-275). En effet, la science
prend deux « coefficients» (p. 281) du fait particulier: la loi (qui détermine à l'avance les
propriétés d'une chose) et le hasard (c'est-à-dire le fait que certaines possibilités puissent
se réaliser ou non). La première est connue avec certitude, le deuxième « peut se réaliser
ou non» (p. 282).
9. Tarozzi, op. cit., chapitre V (p. 170-224).
SUR LE POSITIVISME ITALIEN ET SPINOZA

en tant que pensée typiquement italienne (p. 120) et nonobstant


l'acceptation des thèses sur 1'« enchaînement logique des systèmes [philoso-
phiques]» (p. 116), considère devoir s'écarter «quelque peu [... ] des
divisions habituelles des historiens de la philosophie» (p. 116), parce qu'il
suit« ces deux grandes traditions intellectuelles [modernes], qu'on pourrait
intituler, eu égard à l'objet, l'une, de la substance, et 1'autre, du fait; en
considération de la méthode, du sens la première, et l'autre de la raison; la
première de Descartes à Hegel, à Schopenhauer, l'autre de Galilée à Bacon,
embrassant en grande partie l'histoire des sciences naturelles et les écoles
sensualistes jusqu'au positivisme ». On devine aisément à laquelle des deux
traditions appartient Spinoza. Bien que Tarozzi se rende cornpte que la
dichotomie ernpirisme-rationalisme est limitée pour des auteurs tels que
Hobbes et Kant, et qu'il souligne 1'« autre difficulté» : la question de la
liberté de la volonté, « énoncée par qui [comme Kant] logiquement devrait
la nier », et niée par qui [comme Luther] devrait la défendre (p. 117). Même
ce problème, « mal posé », contribue à « corrompre» la pensée scientifique
rnoderne d'« un faux concept de la nécessité ».
La Réfo rme est le terrain dans leq uel s'enracina le cartésianisme (p. 125) 10 •
Celui-ci d'un côté établit la toute-puissance divine et la nécessité naturelle,
et de l'autre la liberté de la volonté (p. 125-127). Donc: « système complè-
tement déterministe» contre « oasis de la liberté hurnaine» (p. 126). Le
théisme de Descartes est « non pas une fiction, mais une superfétation»
(p. 142), puisque l'auteur français tente de concilier extérieurement le spi-
ritualisme et le mécanisme. C'est à partir de cette perspective - caractéris-
tique de toute une époque (de Geulincx à Malebranche, à Pascal) - que se
développe le panthéisme spinozien.
Spinoza rejette les causes finales non seulement en physique mais aussi
en métaphysique. Si auparavant la nécessité naturelle était fondée sur les
causes finales, maintenant c'est le contraire qui se passe, pour fonder la
nécessité universelle on en invoque l'élimination (p. 171). Toutefois Tarozzi
juge insuffisante la critique spinozienne des causes finales en tant que pré-
jugés, en alléguant des raisons tirées de l'associationnisme psychologique.
Dans la finalité attribuée aux faits extérieurs, il y a un élément de transposi-
tion anthropomorphique qui toutefois n'explique pas la prernière : en effet
la finalité aussi bien que la transposition impliquent l'élaboration mentale

10. Tarozzi utilise les Histoires de la philosophie d'August Heinrich Ritter (la Geschichte der
Philosophie fut publiée à Hambourg de 1829 à 1853, et la version française, qu'on cite ici,
apparut à partir de 1835), dont il partage les vues, et de Victor Cousin, dont il approuve
la reconnaissance du « spiritualisme» cartésien mais avec lequel il n'est pas d'accord à
cause de son interpr~tation de tendance chrétienne. Il utilise les œuvres de Spinoza éditées
sous la direction d'Emile Edmond Saisset (Paris, 1861, 2 e édition)
ROBERTO

des données de l'expérience, c'est-à-dire leur transformation permanente


d'effets en causes et de causes en effets (p. 179)11.
Lexamen de Tarozzi se prolonge jusqu'à l'amor Dei intellectualis, pour
se ternliner en disant que le contenu de l'œuvre est « beaucoup plus rnéta-
physique qu'éthique» (p. 192). C'est ainsi que la fonction du concept de
Dieu « consiste entièrement dans l'explication de la nécessité universelle »,
dont il ne serait que le « syrnbole ». La doctrine spinozienne se réduit à
la proposition « Dieu [est] cause de Dieu» (p. 193). Le problème de la
nécessité et de la liberté ne se pose pas sur le plan de 1'« ârne particulière
humaine », mais bien au contraire sur le plan « universel» de la substance
(p. 194). « Dieu est cause de Dieu signifie qu'il n'a pas de cause. » Par
conséquent, « la nécessité d'essence est l'affirrnation de l'existence pure et
simple, donc c'est un concept vain» (p. 200). De l'Ethica, il ne dérive
ni liberté ni nécessité, du fait que l'une et l'autre ont des racines dans le
concept de cause, qui chez Spinoza « n'a pas de valeur objective» rnais seu-
lement logique. Bref: la liberté ne se livre jamais et la nécessité se réduit à
la cause interprétée comme « existence pure et simple» (p. 205).
Spinoza occupe dans l'histoire de la pensée « une place définitivement
importante [... ] où on peut observer l'antinomie entre les concepts de la
vieille philosophie et le sentiment scientifique rnoderne, entre les moyens
rnentaux de la scolastique et l'idée moderne: antinomie flagrante, qui
réduit à rien, ou à une seule grande erreur tout le systèrne pour le philo-
sophe théorétique, qui l'élève en tant qu'exemplaire démonstratif pour
l'historien» (p. 205). Ce qui survit aujourd'hui de Spinoza ce sont « cer-
tains fossiles de la pensée» (p. 206), comme le « déterminisme natura-
liste» (p. 205). Il s'agit de conceptions transmises beaucoup plus par les
poètes que par les philosophes.
Spinoza, « prophète du déterminisme moderne» (p. 213), est en rap-
port avec la pensée contemporaine grâce à « la conception de l'infini [... ],
la conception du fait [... ], la conception de l'individu en général et de
l'individu humain en particulier [ ... ], la conception de la morale, enten-
due comrne objectivement relative, absolue subjectivement ». Espace et
temps sont des coupes qui s'effectuent dans le tout indistinct et infini en
établissant 1'« ordre des coexistants» et 1'« ordre des successifs» (p. 215) :
Spinoza le relève mais ensuite il identifie cette infinité avec Dieu. La défini-
tion du corps permet à Spinoza d'ébaucher la « doctrine du fait autonome

Il. Tarozzi renvoie à la théorie de la trasponibilità dei distinti mentali d'Ardigà (Opere, VI,
chap. IX de la Ragione).
SUR LE POSITIVISME ITALIEN ET SPINOZA

[ ... ], le fait est le réel physique, tout cornme le réel psychique 12 » (p. 220).
La conception de l'âme cornrne acte et non comrne substance est évolu-
tionniste; celle selon laquelle on établit la réalité positive de l'ârne dans son
contenu vient de Herbart (1, p. 221). Dulris in fundo, Spinoza rernplace la
liberté par l'être actif: par l'exigence de se conformer à la nécessité de l'ordre
des choses: « C'est la liberté inutile et absurde du déterrninisme moderne
[ ... ]. Des idées vulgaires et idiotes à l'égard de la connaissance, nuisibles à
l'égard de la morale, [idées] dont notre époque est encore imprégnée, dont
elle s'imprègne toujours plus parce que des fossiles funestes dénaturent ici
les sources du positivisrne contemporain» (I, p. 223-224). La conclusion
est significative: « [ordre n'est pas mais se fait» (1, p. 224), contre ce qu'il
appelle le « spinozisme de la plus vivante rnodernité 13 » (II, p. 2).
Le but de l'essai de Guastella l4 , daté de 1905, est de découvrir, du point
de vue de la psychologie et de l'histoire de la pensée humaine, l'origine des
notions métaphysiques. Il entend procéder, contrairement à Kant, selon
une rnéthode ernpirique de généralisations successives pour expliquer la
genèse des concepts métaphysiques. « Tout rnoyen diHerent de penser de
la démarche positive, c'est-à-dire de la philosophie de l'expérience », est

12. Même si une notion « mentale» d'essence correspond à cela. C'est curieux comme
Tarozzi, sur ce point, utilise l'interprétation que Gioberti avait donnée de la théorie
rosminienne de l'essence, à laquelle il reprochait justement d'être simplement mentale
(Tarozzi, op. cit., p. 217-219).
13. Parmi les œuvres qui popularisent cette conception, Tarozzi cite les romans Le disciple
(1889) de Paul Bourget (1852-1935) et Die Krankheit des Jahrhunderts (1887) de Max
Nordau (1849-1923). Tarozzi déplore particulièrement l'aspect théorétique du détermi-
nisme: « La vie humaine se résume toute dans la connaissance et dans l'activité [ ... ], le
déterminisme dénature la vraie typologie de l'action humaine» (1arozzi, op. cit., II, p. 4- 5).
Et encore: « La persuasion déterministe [... ] freine [... ] l'instinct naturel de la psyché
humaine qui nous pousse [... ] à agir [ ... ], le déterminisme est moralement le triomphe
exclusif [ ... ] de la vie de la pensée sur la vie active» (Tarozzi, op. cit., II, p. 5).
14. Cosmo Guastella, Saggi sulla teoria della conoscenza. Saggio secondo. Filosofia della
metafisica, Palerme, Remo Sandron Editore, 1905 (2 tomes). Guastella (1854-1922) fut
professeur de philosophie théorique à Palerme. Partisan de la doctrine de John Stuart
Mill, il professa une espèce de phénoménisme en antithèse avec la métaphysique réaliste
et idéaliste. Troilo (Erminio Troilo, Una filosofia estremista : il fènomenismo, « La nuova
antologia», septembre-octobre 1922, p. 301-316) en appréciera l'aspect critique et néga-
tif (<< la nouvelle critique de la raison, radicale et extrême », p. 303), en exprimant « cer-
tains doutes» (p. 305) à propos de ses conclusions. En effet, puisque ce que nous savons,
ce sont des phénomènes, « l'être de ce qu'on sait s'épuise dans ce savoir, absolument »
(p. 308). Guastella répond oui (<< et c'est ici que réside son radical empirisme et, si on
veut, son positivisme »), tandis que pour Troilo « l'esprit [ ... ] sous toutes ses formes [... ]
rompt» le suprême interdit de s'arrêter à l'expérience, et la transcende pour atteindre à la
réalité absolue. Ce jugement de Troilo reRète la méditation des thèses positivistes que le
professeur de Chieti était en train de réaliser au cours de ces années, en utilisant même des
œuvres spinoziennes, dans une direction anti-idéaliste et anti-actualiste sans pour autant
exclure des accents métaphysiques troubles.
métaphysique. Comte, en définissant cela comrne une « réalisation des
abstractions », en reste prisonnier parce qu'il n'indique pas les raisons qui
conduisent les horrulles à échanger les unifonnités des phénomènes 15 pour
des rapports causaux efficients (1, 1, p. 35).
« Le système de Spinoza est un réalisme dialectique cornme celui de Platon
et de Hegel », dont, avec Taine, l'auteur vient de parler; sauf que 1'« élé-
ment nécessaire du réel », ce ne sont pas les « Idées» mais « les choses même
multiples et infinies, considérées [... ] sub specie d!ternitatis » (1, II, p. 360).
Chez Spinoza, on trouve unifiés le « réalisme dialectique» (<< l'identité du
rapport entre le principe et la conséquence avec le rapport entre la cause
et l'effet », 1, II, p. 361) et le « parallélisme entre la pensée et les choses ».
La doctrine de 1'« unité de la substance» (1, II, p. 362) domine le système
spinozien, « grandiose non-sens, dans lequel nous devons voir [... ] un effet
de cette tendance vers le colossal et l'hyperbolique, qui caractérise l'irrlagi-
nation orientale» (1, II, p. 363). Guastella reconstruit les conceptions de
l'Ethica 16 , en concluant que le troisième et suprême genre de connaissance
a un objet les essences des choses - que Spinoza ne réussit pas à mieux
déterminer que ce qu'a fait, par exemple, Platon (1, II, p. 402). Sauf que,
les « abstractions réalisées» de ce dernier « sont plus abstraites» que celles
de Spinoza (1, II, p. 407). La différence entre les « choses fixes et éternelles»
de Spinoza et les idées platoniciennes, c'est que les premières ne sont pas,
comrrle ces dernières, des « unités sans multiplicité », mais représentent le
fait « que les fonnes générales des choses se réalisent dans une multitude
d'individus, et sont réellement des espèces et des genres» (1, II, p. 411).
Ce qui donne raison à tous ceux qui, « comme Ritter », considèrent
Spinoza plus comme un norrlÎnaliste que comme un réaliste (1, II, p. 412) :
comme le démontre le rejet des universaux et de la théorie des facultés (1,
II, p. 413-414).
C'est ainsi que Platon se représente les « abstractions réalisées» (1,
p. 458) comme des « concepts objectivés» (1, II, p. 460) ; Taine partage la
même opinion, rnais il considère qu'elles n'existent pas pour elles-mêmes
mais en couples et'« chacune d'elles constitue une loi de la nature» (1, II,
p. 461); chez Hegel, les abstractions ne sont plus seulement des objets
mais au contraire elles sont identifiées aux concepts mêmes; Spinoza,
en vertu de son panthéisme, ne les considère pas comme des concepts

15. « Le lien entre la cause et l'effet n'est donc, dans les sciences positives, qu'un rapport
uniforme ou invariable de succession: A est la cause de B, cela veut dire que A vient uni-
formément ou invariablement après A, [... ] voilà tout}) (Guastella, op. cit., 1, l, p. Il).
16. En utilisant l'édition de Carlo Hermaun (sic; c'est-à-dire: Carolus Hermannus Bruder,
qui publia les œuvres de Spinoza à Leipzig en 1843-1846). Donc, même Guastella semble
ne pas connaître l'édition van Vloten-Land qui sortit à La Haye entre 1882 et 1883.
SUR LE POSITIVISME ITALIEN ET SPINOZA

objectivés mais cornme des propriétés d'un seul être. Quant à la méthode
(la dialectique), Platon est « organiciste » du fait qu'il organise une sorte
de « hiérarchie des types» (1, II, p. 462) ; Taine est mécaniste en ce qui
concerne les essences et il substitue, à leurs rapports, les lois en tant que
règles de lien constant entre les phénomènes; la « dialectique des opposés»
de Hegel « transforme en loi ontologique des choses une loi psychologique
des pensées»; Spinoza déduit les choses à partir d'un principe comme on
déduit les propriétés d'une figure géOIllétrique à partir de sa définition (1,
II, p. 463). Malgré les differences entre ces systèmes, il y a une « unité de
plan» qui n'est pas de nature historique 0, Il, p. 463-464) : elle est fondée
« dans la confusion et l'identification [entre] une connexion d'idées, qui
représente un rapport entre des phénomènes réellement ou apparemment
rationnels et nécessaires, et la connexion entre le principe et la conséquence
dans la déduction [logique] » (1, Il, p. 464). Ce n'est pas un hasard si des
formes anthropomorphiques correspondent à ces systèmes I7 •
Tous ces systèrnes installent des « simulacres à la place de la réalité» qui
ont pour but d'« expliquer », en abusant du concept de causalité efficiente
(l, Il, p. 465) .Un abus qui dépend de la « tendance générale de l'esprit
hurnain [... ] à assimiler tous les phénomènes à ceux qui nous sont les
plus familiers» (l, Il, p. 466) et à assimiler « les conceptions ultérieures et
réfléchies sur les choses aux conceptions spontanées et prirnitives » (l, Il,
p.469).
Troilo I8 mérite quelques considérations en tant qu'interprète de Spi-·
noza et comme traducteur de son œuvre la plus célèbre I9 . Il commence
l'introduction à sa version en rappelant que de nombreux philosophes ont
dit que « la traduction de leurs œuvres du latin en italien n'a aucun sens
[... ] ». À ceux qui pensent de la sorte, Troilo attribue une « espèce d'orgueil

17. Chez Spinoza, dont le parallélisme psychophysique consent à éviter de tomber dans
l'anthropomorphisme, on ne trouve pas l'analogie entre la production des choses et
l'activité humaine, mais « la présence, dans toutes les choses, de l'âme et de la pensée»
(Guastella, op. dt., I, II, p. 465).
18. Erminio Troilo, Introduzione alla filosofia di Benedetto Spinoza, dans Spinoza, L'Etica,
Nuova tradizione dall'originale latino con introduzione e note di Erminio Troilo, Milan,
Istituto Editoriale ltaliano, s. d. [1914], p. 11-57 (rééd. par A. C, Gênes-La Spezia, Casa
del Libro Fratelli Melita Editori, 1990). Troilo (1874-1968), professeur de philosophie
théorique à partir de 1915 à Palerme et de 1920 à Padoue, élève d'Ardigo, dans les années
1910. Il révisa son positivisme et il élabora la perspective du « réalisme absolu», sous l'in-
fluence de Plotin, Bruno et Spinoza. C'est en 1927 que ses Studi sur Spinoza (dont nous
ne nous occupons pas) commencèrent à paraître.
19. Il s'agit de la troisième traduction en italien de l'Ethica, après celles de Carlo Sarchi
(1880) et de Mario Rosazza (1913).
ROBERTO

philosophique borné et superficiel20 » (p. 11). Au contraire la« traduction»


sert à l'élévation spirituelle des peuples, tout en étant une rnanifestation de
ceux-ci. En effet, elle pennet de passer d'une sensibilité à une autre, en
jetant des ponts entre des cultures et des pays diHerents. En outre, « tous
les peuples [ ... ] ont traduit dans leur langue Spinoza21 » (p. 12).
La philosophie de Spinoza « appartient au nombre des choses extraor-
dinaires et sublimes» (p. 16); par conséquent, il est plus facile à un poète
d'en parler dignement (p. 17)22. Dans l'Ethica on peut reconnaître « deux
grands cycles» : l'activité humaine, le regnum hominis annoncé par Bacon,
et l'ordre universel, « l'en-soi ontologique» (p. 18), qui s'accordent dans le
« poèrne de l'Infini» (p. 19).
Troilo apprécie la théorie des passions, tout aussi bien pour la « grande
richesse d'analyse psychologique» que parce qu'elle les reconduit à leur
source ontologique, le « procès unitaire de l'univers 23 » (p. 34). Lorsque
l'homrne s'élève à la « Passion-·Raison [ ... ], la nécessité pénétrée et traduite
dans les limites de la liberté» (p. 36), il parvient à l'amor Dei intellectualis.
« Ce que signifie [cette locution] » importe peu, pas plus que la question
de savoir si elle est d'origine scolastique, théologique ou mystique. Ce qui

20. « Convaincu que ce n'est pas le latin de l'Ethica qui peut être la vraie difficulté à
hanchir pour les quelques lecteurs que peut avoir cette œuvre - tant que ne sera pas
vraiment modifié le caractère de la culture dans le monde -, nous avons cru que bien plus
utilement et efficacement on veillera à éclaircir le texte spinozien en le commentant, plu-
tôt qu'en le traduisant» (Giovanni Gentile, Prefazione à: Benedictlls de Spinoza, Ethica
ordine geometrico dem 0 nstrata , Testo latino con note di Giovanni Gentile, Bari, Laterza,
1915 [2 e éd., ibidem, 1933; ensuite avec Testo latino tradotto da Gaetano Durante, note
di Giovanni Gentile rivedute e ampliate da Giorgio Radetti, Florence, Sansoni, 1963
[nous avons utilisé: 2 e éd., ibidem, 1984], p. XXVII). Cette conviction caractérise le
programme éditorial de l'ensemble de la collection des Ciassici della filosofia moderna,
signés en 1905 par Benedetto Croce et Giovanni Gentile qui en étaient les directeurs
(cf. l'extrait dans Giuseppina Totaro, Spinoza nei « Ciassici della filosojz'a moderna ». Per
una storia dell'edizione gentiliana dell'Ethica, « Giornale critico della filosofia italiana » VI,
1986, p. 273-283, p. 278-279).
21. Dans la note 1, p. 13, Troilo confesse vouloir traduire toutes les œuvres du« penseur
d'Amsterdam» et vouloir rédiger un « lexique spinozien restreint» (p. 15-16) : ce qu'il
ne fit jamais.
22. Troilo mentionne Heine; mais ces pages, ainsi que les principes historiographiques
inspirés à Spaventa sur la philosophie italienne et sur la circulation de la pensée europé-
enne, rappellent explicitement l'atmosphère d'exaltation romantique de Spinoza.
23. Troilo renvoie aux études de Labriola (Origine e natura delle passioni secondo l'Etica di
Spinoza [1865], publié dans les Scritti édités par Benedetto Croce, 1906, et ensuite dans
Scritti e appunti su Zeller e Spinoza a cura di L. DaI Pane, Milan, Feltrinelli, 1959) et de
Fabbri (E. Fabbri, Lo Studio delle passioni in Cartesio, Malebranche e Spinoza, « La cultura
filosofica», V, 1911, p. 233-263), qui soutiennent qu'avec Spinoza on arrive pour la pre-
mière fois à reconnaître l'autonomie de la psychologie à l'égard de la physiologie, et ceci
grâce à l'abandon du dualisme cartésien entre l'esprit et le corps.
SUR LE POSITIVISME ITALIEN ET SPINOZA

importe c'est la « positivité superbe» (p. 37) : «Lhomrne qui ernbrasse


l'univers et est réabsorbé par l'univers» (p. 36).
Spinoza n'est ni cartésien ni scolastique (p. 38). Il n'est pas cartésien
puisqu'il est moniste et a pour point de départ la réalité objective, tandis
que Descartes est dualiste et a pour point de départ le « Je pense» (p. 38-
39). Il n'est pas (néo)scolastique puisque sous la terminologie tradition-
nelle se cache un contenu « révolutionnaire» (p. 42). Même l'influence
stoïcienne est un prétexte: Spinoza « est intimernent païen, d'une civilisa-
tion païenne modérée et claire» (p. 44-45), tandis que stoïcisrne et chris-
tianisrne ont en COmlT1Un une certaine « nuance de tristesse» (p. 44). Par
conséquent, « le patient travail qui a été fait en dénouant fil à fille bloc
de la pensée spinozienne2 4, s'il est admirable de par sa subtilité et de par
son habileté, ne lTlène effectivement à aucun sérieux résultat vis-à-vis de la
valeur intrinsèque de cette pensée» (p. 43).
C'est 1'« esprit de la Renaissance» (p. 45) qui hante l' œuvre de Spinoza.
« Spinoza connaît et subit le charme de l'œuvre de Bruno25 » (p. 45, note
4) : « La question de savoir si Spinoza est athée ou panthéiste n'a essentiel-
lement aucun sens; Spinoza est ivre d'infini, d'absolu, d'éternel» (p. 47).
Chez Spinoza il y a« ce sens religieux caractéristique qui [... ] jaillit de l'im-
manent de la réalité même; sens dionysiaque, [ ... ] sens religieux qui coïn-
cide et s'identifie avec l'absolu manque de religiosité» (p. 47-48). Spinoza
partage avec Telesio le caractère naturel des passions; avec Bruno la fureur
héroïque (qu'il appelle amor Dei intellectualis) et avec Machiavel l' énergie
et la rigueur de la doctrine politique (p. 48-49). Sur le plan de la méthode,
Spinoza « refait par un procès essentiellement déductif» tout ce que la
Renaissance avait fait par induction (p. 50). Par ailleurs, il ne confond pas
science et philosophie, e~ il garde intacts les droits de cette dernière tout
comme ceux de la première (p. 51)26.
Enfin, Troilo conteste le fait que chez Spinoza il y ait du dogmatisme,
car il manque 1'« essence même de l'esprit dogmatique» : la narration 27 •

24. On lit ces noms dans les notes précédentes: Cousin, Sigwart, H. Ritter, Fischer,
Freudenthal, Dilthey, Couchoud, Saisset.
25. Circonstance, comme chacun sait, qui est loin d'être évidente. La revendication de
la dignité du corps est, elle aussi, inspirée de la Renaissance: « Spinoza proclame que la
nature corporelle est digne de Dieu; l'extension, cela revient à dire la corporéité, la maté-
rialité, est un attribut de Dieu r:nême; Qieu est aussi l'es extensa » (Troilo, op. cit., p. 46).
26. Troilo (op. cit., p. 51) cite Etienne Emile Marie Boutroux qui met en garde contre le
scientificismo, revendiquant pour la philosophie son autonomie à l'égard de la science.
27. Troilo se rapporte à une lettre à Henry Oldenburg, olt Spinoza accuse Francis Bacon
de ne rien probal'e mais de se limiter à narrare (Spinoza, Opera. lm Auftrag der heidelberger
Akademie der Wissenschaften herausgegeben von Carl Gebhardt, Heidelberg [1925], 4 vol.
[réimpr., 1972], lettre II [septembre 1661], IV, 8, ligne 30).
ROBERTO

Cette critique, dit-il malicieusernent, « semble prévenir non seulement les


faciles illusions des ernpiriques qui ne constituent justement que science
descriptive et narrative, mais aussi la philosophie narrative dont Hegel
donnera l'exemple le plus stupéfiant» (p. 55). Spinoza dérnontre et cri-
tique parce qu'il s'en remet à l'esprit « qui s'est dégagé de toute autorité
extrinsèque, humaine ou transcendante [ ... ] et ainsi il procède vers la solu-
tion convoitée des problèrnes éternels» (p. 53). Et ainsi, Troilo conclut son
essai en célébrant l'esprit révolutionnaire qui est « sainteté» (p. 54).

RÉSUMÉ

Vu la rnéfiance générale des positivistes envers la métaphysique, la phi-


losophie positive italienne ne consacre à Spinoza ni une attention systéma-
tique, ni des contributions philologiques et historiographiques - et ceci à
une époque d'épanouissement des études et des éditions. Néanmoins, les
élèves d'Ardigà en particulier étudient Spinoza. Soir par rapport à l'épis-
témologie (conception de la causalité et relations entre hasard et néces-
sité), soit par rapport à la théorie de la connaissance et à la psychologie.
Les limites des études positivistes sur Spinoza en Italie sont les limites du
positivisme philosophique italien tout court, qui refuse la métaphysique
d'une part, sans avoir et sans se doter d'instruments pour proposer une
étude sérieuse de la pensée scientifique et de son histoire, et, d'autre part,
sans cultiver aucun intérêt pour la philologie et l'historiographie (qui reste
évolutionniste). En suivant cette voie, on retourne très vite au Benedictus-
Maledictus de la tradition.

SOURCES

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ARDIGO (Roberto), Appendice alla Osservazione quarta sul concetto posi-
tivo deI caso, dans: Opere Filosofiche, II, 1884, p. 271-326. Cet écrit, en
appendice de la 4 e éd. de La flrmazione naturale nel fotto deI sistema solare,
était paru, daté « ottobre 1883 », dans la Rivista di filosofia scientifica,
SUR LE POSITIVISME ITALIEN ET SPINOZA

[1883] 3, p. 234-266, dirigée par Enrico Morselli, avec le titre: Il caso


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Laterza, 1915 (2 e éd., ibidem, 1933; ensuite avec Testo latino tradotto
da Gaetano Durante, note di Giovanni Gentile rivedute e ampliate da
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ROBERTO

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Spinoza « génie juif» ou criminel?
Spinoza jugé par C. Lombroso, E. Ferri, P.Bourget
JEAN- FRANÇOIS BRAUNSTEIN

Dans les années 1880, la question du libre arbitre et de la responsabi-


lité est renouvelée dans le domaine juridique par les criminologues, en
particulier italiens, qui sont immédiatement discutés par les philosophes l .
Curieusement, la réference à Spinoza, quoique réelle, en particulier chez
Ferri, est moins importante que l'on ne pourrait s'y attendre et prend
des formes tout à fait particulières chez Lornbroso. C'est surtout dans le
champ littéraire que cette référence va s'imposer pour traiter de la question
de la responsabilité des philosophes « déterministes» avec la publication,
en 1889, du Disciple de Paul Bourget, qui sera en retour lu avec intérêt par
les criminologues.

SPINOZA, « GÉNIE JUIF»

Dans son livre majeur, L'homme criminel, Lombroso explicite son hosti-
lité au libre arbitre. Le crime est un phénomène naturel, ou, « si nous vou-
lons ernprunter la langue des philosophes », un phénomène « nécessaire 2 ».
Les lois ne peuvent donc être établies sur des hypothèses métaphysiques,
mais doivent être fondées sur la notion de responsabilité sociale. L'hostilité
au libre arbitre est clairement liée, chez Lombroso, à une critique antire-
ligieuse : la doctrine du libre arbitre « est la doctrine préferée des ennemis
de la libre-pensée, et de toute Église orthodoxe 3 ». Il semble d'ailleurs que
cette négation du libre arbitre soit une sorte de pacte fondateur de la cri-
minologie. Au Prernier Congrès international d'anthropologie criminelle,

1. Il n'est qu'à consulter la collection de la Revue philosophique des années 1880-1892


qui contient à peu près dans chaque numéro un article sur ces questions, par des auteurs
comme Tarde, Le Bon, Binet, Proal, Féré, G. Dumas, F. Paulhan ...
2. C. Lombroso, L'homme criminel, 1re éd. française, Paris, 1887, p. 667.
3. C. Lombroso, L'homme crjminel, 2e éd. française, Paris, 1895, t. I, p. XLII. Lombroso
est un adversaire décidé de i'Eglise, qu'il combat notamment dans son article sur« Le péril
noir en France », dans les Problèmes du jour, Paris, 1906.
tenu à Rome en 1885, a lieu une scène curieuse. À un défenseur isolé
du libre arbitre, Moleschott, qui préside le Congrès, rétorque: « Tel que
vous rne voyez, je suis le plus faible des hommes: je trébuche lorsque les
circonstances sont plus fortes que moi; si c'est moi qui suis le plus fort, je
ne trébuche pas. Pour moi la question est résolue, elle est la base de nos
travaux. » À cette déclaration répondent des « applaudissernents très vifs.
Presque tous les mernbres du Congrès présents vont serrer la rnain à l' ora··
teur4 ».
On pourrait donc s'attendre à ce que Lombroso utilise Spinoza pour
critiquer l'illusion de la liberté. Mais il faut tenir compte de son peu de
goût pour la philosophie, qu'il ne connaît d'ailleurs que de seconde rnain.
Dans son œuvre, la rupture avec la philosophie, et même avec tout type
de raisonnement, est plus que radicale. La science doit être une formidable
et surréaliste collection de « faits », qu'il importe simplement d'accumuler,
en vrac, à titre de preuve. Méthode dont Lombroso estime qu'il la doit à
un Taine, qui n'est bien sûr pas le Taine spinoziste: « Taine a été vraiment
mon maître [... ]. Je lui dois tout ce que j'ai fait de bon. C'est de lui que
j'ai appris à porter dans la démonstration psychologique un aussi grand
nombre de faits en preuve d'une idée, que même si un ou deux ou dix
des faits cités étaient erronés, il en resterait toujours suffisamment pour
démontrer la vérité 5• »
Si Spinoza est présent dans l'œuvre de Lombroso, ce n'est pas du tout
pour son œuvre philosophique, mais pour son personnage. Il est utilisé
comme un exemple de génie, et figure à ce titre dans les longues listes de
personnages célèbres, qui apparaissent eux aussi comme des « preuves »,
alors même qu'il n'est jarrlais fait mention de leur œuvre. Spinoza est en
outre particulièrement caractéristique de ce qu'est un « génie juif », génie
particulièrement novateur, auquel Lombroso semble en partie s'identifier.

4. Actes du Premier Congrès international d'anthropologie criminelle, Rome, 1886, p. 320.


Cette déclaration est saluée par E. Ferri, dans sa Sociologie criminelle, 2 e éd., Paris, 1905,
p. 319, qui y voit une preuve que « tous les jours "s'accroît" le nombre de ceux qui ont
conscience [... ] de l'inexistence du libre arbitre ». Moleschott, le célèbre matérialiste hol-
landais, alors professeur à l'université de Turin, est à tel point l'inspirateur de l'école
criminologique italienne, et en particulier de Lombroso, qu'V. Spirito lui consacre un
chapitre dans sa Storia dei diritto penale italiano, t. II, Rome, 1925, tout en comprenant
que l'on puisse estimer qu'un « pur philosophe» n'ait « guère sa place ici ». De fait, dans
sa Circulation de la vie, traduite en italien par Lombroso, Moleschott affirme également
que la véritable liberté consiste dans la défense des exigences de l'espèce.
5. « Enquête sur l' œuvre de Taine », Revue blanche, 15 août 1897, t. XIII, n° 101. Lombroso
met d'ailleurs en ouverture de L'homme criminel une lettre que lui a adressée Taine, dont il
dit se servir « comme d'une amulette scientifique» (2 e éd. française, p. XLV).
» OU CRIMINEL?

Comme la plupart des autres génies, Spinoza présente d'abord deux


«caractères physiques de la dégénérescence», petite taille et stérilité.
Lornbroso, qui ne craint pas de rnêler l'essentiel et l'inessentiel, note que
bien des grands hommes sont célèbres pour leur petite taille: « C'est ce
défaut qui, outre leur génie, a rendu célèbres tant de grands hommes tels:
Horace [... ], Alexandre [ ... ], Aristote, Platon, Épicure [ ... J, Épictète, qui
disait: "Qui suis-je? Un tout petit homrne", et parmi les plus modernes:
Érasme [ ... ], Spinoza [... ] Montaigne [... ], Balzac, Thiers [... J, Louis
Blanc6 • » De même Spinoza fait partie de la très longue liste de grands
hommes qui n'eurent pas de progéniture: «Nombre d'entre eux furent
célibataires; d'autres, bien que mariés, eurent peu d'enfants et leur descen-
dance s'éteignit bien vite? »
Spinoza est aussi un exemple de ces cas, innombrables, « dans lesquels le
génie s'est manifesté malgré les occasions contraires et même ITlalgré de vives
oppositions S ». À Socrate, « obligé à tailler des pierres et à les sculpter », il
ajoute, dans l'édition de 1894 de L'homme de génie, Spinoza, « contraint de
fabriquer des verres de lunettes 9 ». Spinoza s'est en effet heurté à une des
caractéristiques les plus marquantes des juifs traditionnels, leur intolérance
« absolument barbare », qu'ils manifesteront en le condamnant: « Au XVIIe
siècle, les œuvres de Baruch Spinoza furent interdites par la communauté
israélite la plus cultivée du monde lO • »
En revanche, Spinoza présente une caractéristique relativement originale
pour un génie, celle de ne pas être aliéné. Selon Genio etfo Ilia , il fait partie
du tout petit nombre de ces « génies qui n'ont pas souffert d'aliénation »,
avec « Bacon, Galilée, Dante, Voltaire, Colomb, Machiavel ». Leur crâne
«volumineux mais en même temps harmonieux» montre « la force de
la pensée, domptée par le calme des désirsll ». Dans L'homme de génie
il évoque une autre liste de quelques « génies normaux» au « caractère
complet: Socrate, Colomb, Cavour, Jésus-Christ, Galilée et Spinoza 12 ».
Par ailleurs, Spinoza pennet à Lombroso de traiter de la question des
«génies juifs». Contrairement aux apparences, leur nombre n'est pas
moindre que celui d'autres peuples. Leur petit nombre s'explique sirnple-
ment en raison de leur pourcentage dans la population européenne.
Lombroso suppute ainsi le temps qu'il faudrait pour voir émerger un génie

6. L'homme de génie, 3 éd. française, Paris, 1903, p. 7.


é

7. Ibid., p. 27.
8. Ibid., p. 237.
9. Cité dans C. Lombroso, Delitto, genio, fl/lia. Scritti see/ti, Turin, 1995, p. 465.
10. L'antisémitisme, Paris, 1899, p. 19.
Il. Genio efl/lia, 2 éd., Milan, 1872, p. 117.
é

12. L'homme de génie, p. 478.


juif analogue à celui de Spinoza, qui semble être le plus grand des génies
juifs: se fondant sur les statistiques d'un certain Jacobs, Lombroso explique
qu'« en Angleterre, il a fallu cent quatre-vingts ans après Newton pour
avoir Darwin, et selon des calculs proportionnels, il faudrait neuf cents ans
après Spinoza pour la production d'un grand hornme de la rnêrne trernpe
chez les Juifsl3 ».
On peut rnême penser que les juifs ont une plus grande prédisposition
au génie que d'autres peuples, du fait de leur propension aux maladies
mentales. En eHet les juifs fournissent un « contingent d'aliénés quadruple
et même sextuple que leurs autres concitoyens l4 ». Il faut cornpter aussi sur
l'eHet « bénéfique» des persécutions qui leur a permis de progresser: les
juifs d'Europe « grâce à la sélection sanglante opérée par les persécutions
du Moyen Age et à l'influence du climat plus froid» ont pu s'élever au-
dessus des juifs d'Afrique et de l'Orient, « encore confinés dans l'humble
stade de la vie sémitique l5 ».
Enfin et surtout, Spinoza apparaît, dans L'homme de génie, et dans
L'antisémitisme, qui en reprend des passages entiers, comrne le meilleur
représentant de ces juifs qui s'efforcent d'abandonner les anciennes cro-
yances de leur peuple, et de s'intégrer au progrès général de l'humanité
civilisée. À ce titre, ils ont souvent les mêmes aptitudes que les populations
des pays où ils résident et Lombroso énumère à cette occasion un certain
nombre de clichés: les juifs sont « analytiques en Allemagne, superstitieux
en Pologne, beaux parleurs dans la Vénétie, parcimonieux et peu commu-
nicatifs dans le Piémont. Acosta et Spinoza, les deux juifs qui battirent le
plus en brèche les préjugés et les croyances juives naquirent précisément en
Hollande, pays qui donna également naissance dans le rnonde chrétien aux
plus tenaces adversaires de l'orthodoxie catholique 16 ».
Dès son prernier ouvrage, sur LJhomme blanc et l'homme de couleur,
Lombroso faisait de Spinoza l'un des héros de la « race blanche» et de la
libre pensée: « Nous seuls Blancs avons bénéficié de la plus parfaite syrné-
trie dans la forme du corps, [... ] avons proclamé la liberté des esclaves,
les droits de la femme et des faibles, l'idée vraie de nationalité [... ]. Nous
seuls avons enfin, avec Luther et Galilée, Épicure et Spinoza, Lucrèce et

13. Ibid, p. 200, n.


14. Ibid., p. 202.
15. Ibid, p. 200.
16. L'antisémitisme, p. 47-48. Lombroso ne cesse de se recopier: le même passage se trou-
vait déjà dans L'uomo bianco et est repris dans Le crime politique et les révolutions, 1892,
t. 1, p. 150.
» OU CRIMINEL?

Voltaire, inventé la liberté de pensée 17 • » Les génies juifs cornme Spinoza


se sont même « trouvés plusieurs fois à la tête du mouvernent moderne des
nations européennes ». Lombroso donne, suivant sa méthode, une longue
liste, dont l'énumération doit servir de preuve: « C'est ainsi qu'excellèrent
Abravanel et Disraëli dans la politique, Spinoza dans la dialectique, Heine
dans le pamphlet, Yung, Weil, etc. dans le journalisrne, Meyerbeer, Halévy
dans la musique; SchifE Valentin, Kohnheim, Traube, Frankel sont
d'origine juive 18 • » À la suite d'une liste sirnilaire, dans LJhomme de génie,
Lombroso conclut que, s'il y a une originalité des génies juifs par rapport à
leurs compatriotes, c'est qu'ils sont presque tous « radicalement créateurs »,
« révolutionnaires en politique et en religion comme dans la science », et
donc à!' origine de la plupart des grands courants de pensée, mais aussi de
commerce: « Le nihilisme et le socialisme d'une part, le christianisme et le
mosaïsme de l'autre naquirent ou du moins furent initiés chez les juifs; le
commerce leur doit la lettre de change, la philosophie le positivisme, la lit-
térature, le néo-humorisrne 19 • » Malgré le caractère elliptique de la formule,
la juxtaposition de ces deux listes de noms et de doctrines semble indiquer,
curieusernent, que Spinoza est à l'origine du positivisme, c'est-à-dire du
courant de pensée dont Lombroso se réclame. A cette occasion, Lombroso
semble bien tenir Spinoza pour le plus grand génie juif, ITlême s'il ne fait
nulle part mention d'une œuvre philosophique, qui aurait pourtant pu
lui être utile dans sa lutte contre le libre arbitre. Il ne fait guère de doute
qu'en faisant le tableau d'un tel « juif infidèle» et progressiste, Lornbroso,
de famille juive et marié à la synagogue, parle aussi de lui-rnême 20 • Peut-
être parle-t-il aussi de lui-rnême, lorsqu'il note que les génies juifs n'ac-
cèdent pas à la même« grandeur» de génie qu'un Wagner, un Dante ou un
Darwin. Ils sont toujours restés des « génies pratiques », ce qui est pour le
moins curieux s'agissant de Spinoza. Lombroso suppose que leur « niveau
inférieur dans le génie s'explique peut-être par le reste de sang sémite qui
apporte avec lui un élément d'inferiorité et les ernpêche d'atteindre comme
leurs concitoyens aux plus grandes hauteurs de l'intellectualité2 1 ».

17. L'uomo bianco e l'uomo di colore. Letture sull'origine e la varietà delle razze umane,
2e éd., 1892, p. 222.
18. L'antisémitisme, p. 62. L'homme de génie donnait une liste légèrement differente, citant
deux autres philosophes juifs, Mendelssohn et Sommerhausen, l'un des correspondants
de Mendelssohn (L'homme de génie, p. 177).
19. L'homme de génie, p. 201.
20. Sur ces origines juives de Lombroso, cf: le premier chapitre du livre de sa fille,
G. Lombroso-Ferrero, Cesare Lombroso. Storia della vita e delle opere narrata dalla figlia,
Turin, 1915.
21. L'antisémitisme, p. 68.
SPINOZA, NÉGATEUR DU LIBRE ARBITRE

Enrico Ferri est, avec Rafaele Garofalo, le principal disciple de Cesare


Lombroso. Il est couramment considéré, et se présente lui-même, comme
le « sociologue» de l'École, Garofalo en étant le « juriste» et Lombroso
1'« anthropologue 22 ». Il en est en tout cas le théoricien le plus conséquent.
Le point de départ de son œuvre est explicitement philosophique. Sa thèse,
rédigée à 22 ans, publiée en 1878, porte sur La théorie de l'imputabilité et la
négation du libre arbitre- 3 • Ferri ne cessera de renvoyer à sa première partie,
où il se vante d'avoir « ouvertement nié le libre arbitre 24 ». Cette négation
de la croyance traditionnelle au libre arbitre était selon lui un préalable
indispensable au développement de la criminologie: il était « absolument
nécessaire de cornmencer par cette négation explicite de la liberté morale et
de n'en pas éviter la discussion; car au fond de toute recherche de science
sociale on trouve toujours ce problème 25 ». De même, dans son principal
ouvrage, La sociologie criminelle, Ferri s'oppose au « troisième postulat »,
essentiel, du droit criminel classique, qui est que « l'homme possède le
libre arbitre ou liberté morale, et par là même, est moralement coupable
et légalement responsable de ses actions» : selon lui, la « psychologie posi-
tive» a démontré que « le prétendu libre arbitre était une pure illusion
subjective26 ».
La plus grande partie de La théorie de l'imputabilité et la négation du
libre arbitre est consacrée à cette critique du libre arbitre: la « théorie de
l'imputabilité» n'occupe que les cent dernières pages d'un volume de plus
de six cents pages. Plus que d'une réelle démonstration, il s'agit d'une

22. L'histoire de sa vie, du positivisme au fascisme, en passant par le darwinisme et le


marxisme, mériterait sans doute une étude, les caractéristiques communes à ces diverses
positions étant sans doute la haine de 1'« individualisme du XVIIIe siècle» et le culte de
1'« agrégation sociale» (E. Ferri, Socialisme et science positive. Darwin, Spencer, Marx,
Paris, 1897, p. 171).
23. Lombroso, dans son compte rendu du livre de Ferri, note qu'il s'agit d'un « véritable
événement» dans la science italienne, qui « démontre que le libre arbitre n'existe pas,
mais aussi que sa non-existence est le fondement du droit pénal », Archivio giuridico, XXI,
1878. Ferri rapporte cependant que Lombroso avait déclaré à Filippo Turati que ce livre
n'était pas assez positiviste. Après avoir dans un premier temps rejeté cette critique, Ferri
reconnaît ensuite la« vérité» du jugement de Lombroso (<< Polemica in difesa della scuola
criminale positiva», dans Studi sulla criminalità ed altri saggi, Turin, 1901, p. 245).
24. E. Ferri, Studi sulla criminalità ed altri saggi, Turin, 1901, p.259. Ferri notera
ensuite: « De cet ouvrage écrit par moi à vingt-deux ans, je ne maintiens aujourd'hui que
la première partie sur l'inexistence du libre arbitre, et je l'ai pour cette raison publiée de
nouveau dans le volume, La negazione dellibero arbitrio ed altri saggi, Turin, 1900» (La
sociologie criminelle, 2 e éd., Paris, 1914, p. 329, n.).
25. E. Ferri, La sociologie criminelle, 2e éd., Paris, 1914, p. 329.
26. Ibid., p. 42.
» OU CRIMINEL?

compilation de tous les auteurs et de tous les arguments possibles contre


l'existence du libre arbitre27 • Ferri recense et réfute les dix principaux argu-
ments invoqués en faveur du libre arbitre, et énonce six argurnents positifs
en sa défaveur. C'est dans ce livre que Ferri renvoie quelquefois à Spinoza,
mais sans jamais donner aucune référence directe aux textes de Spinoza: la
plupart de ses réferences sont empruntées à son maître Ardigà, ou au livre
d'A. Fouillée, La liberté et le déterminisme, dont la première édition date
de 187228 •
Au prernier argument en faveur du libre arbitre, celui de la « conscience
intime et universelle» que l'on en a, Ferri répond en citant plusieurs fois
Spinoza. La conscience que nous avons d'être libre n'est pas la preuve de
notre liberté, elle confirme simplement l'existence de notre croyance. Il
s'agit en fait d'une illusion qui tient à l'ignorance des causes qui nous font
agir et « Spinoza a tout à fait raison de noter que la croyance au libre arbitre
dépend de la connaissance des effets de notre volonté et de l'ignorance des
lois qui la gouvernent 29 ». À la prétendue universalité de cette croyance,
il oppose le grand nombre de ceux qui, dans l'histoire, se sont proclamés
ses adversaires, et donne plusieurs listes de négateurs du libre arbitre, où
figure Spinoza. D'abord une liste « large» : « Socrate et Platon, Luther et
Calvin, Jansénius et Hobbes, Bayle et Wolf, Locke et Leibniz, Spinoza et
Kant, Holbach et Hardey, Büchner et Schopenhauer, Condillac et Brown,
Vanini et Hume, Colins et Priestley, Bain et Herbart, Stuart Mill et Herbert
Spencer, Giuseppe Ferrari et Buckle, Owen et Voltaire, Moleschott et
Laplace. » Mais le caractère hétéroclite de ces auteurs apparaît et conduit
Ferri à la nécessité de distinguer entre eux. « Il y a autant de differences
entre ces théories qu'entre le fatalisme et la liberté elle-même. » Il convient
donc d'être « prudents et sérieux» et de ne pas confondre « optimisme,
déterminisme, indifférentisme, matérialisme, fatalisme théologique ou fata-
lisme philosophique30 ».
Ferri qualifie sa propre position de « fatalisme scientifique» qu'il
oppose au « fatalisme théologique », par exemple celui de Luther: « Je ne

27. A. Espinas, faisant le compte rendu du livre, estime même que « ce n'est pas un
livre, c'est presque une bibliothèque» (<< La philosophie expérimentale en Italie. Siciliani,
Lombroso, de Dominicis, Ferri », Revue philosophique, 1879).
28. A. Fouillée s'en est d'ailleurs rendu compte, lorsqu'il note, dans son livre sur La science
sociale contemporaine (Paris, 1880, p. 288 n.) : La teorica est « un ouvrage considérable olt
l'auteur s'est inspiré à la fois de son ancien maître, M. Urdigo (sic), de Lombroso, et de
nos propres écrits, principalement La liberté et le déterminisme».
29. La teorica dell'imputabilità e la negazione dellibero arbitrio, Florence, 1878, p. 40. En
revanche, dans La sociologie criminelle, il ne cite plus Spinoza lorsqu'il avance la même
thèse: Stuart Mill, Fouillée, Fonsegrive, Richet et Ardigo lui sont préferés.
30. Ibid., p. 2.
cornprends, comrne systèrne logique cohérent et concevable, que le fata-
lisme scientifique d'après lequel tout découle nécessairement de causes
déterminées 31 • » Par la suite il parlera de « déterminisme naturel des actes
hurnains » qu'il distingue du « fatalisme 32 ». Malgré la négation du libre
arbitre, « c'est une pure illusion de penser que la négation du libre arbitre
fasse de l'hornme un automate sournis au fatalisrne aveugle ». Ferri fait sur
ce point une curieuse distinction: « Pour préciser mon idée, je dirais que
l'homme est une machine, mais qu'il n'est pas fait à la machine 33 • » Il est
alors conduit à donner une liste « courte» de ceux parmi les adversaires
du libre arbitre qui sont les plus proches de lui: « Lorsqu'un système est
soutenu par des hornmes tels que Leibniz ou Spinoza, que Mill ou Spencer,
que Ferrari ou Buclde, que Moleschott ou Laplace, il est possible d'exanlÏ-
ner les raisons pour et contre, mais on ne peut pas simplement soutenir,
sans autre analyse, qu'il conduit à la corruption et au crirne 34 • » Comme
il le dit ailleurs: « Mieux vaut de tels penseurs que des millions d'analpha-
bètes ou d' amateurs 35 • »
Spinoza est également utilisé pour réfuter le sixième argument, qui fait
reposer l'ordre moral sur l'existence du libre arbitre. Ferri cite Fouillée pour
montrer que, par sa vie rnême, Spinoza manifeste que « les représentants
les plus illustres du déterminisme ont été les moralistes les plus austères
depuis Socrate et Platon, les stoïciens et les alexandrins jusqu'aux calvi-
nistes et aux jansénistes36 ». Il n'est d'ailleurs pas nécessaire qu'existe le libre
arbitre pour préserver les idées de bien et de mal: sans citer explicitement
Spinoza, Ferri explique que les idées de bien et de mal sont indépendantes
de celle de libre arbitre. La négation du libre arbitre conduit simplement
à la redéfinition des idées de bien et de mal, en des terITleS qui rappellent
Spinoza: « Si une chose ou une action est utile à l'humanité, nous la nom-
mons bonne, si elle lui est domnlageable, nous la nommons mauvaise37 • »
Et si l'on fait nécessairement le bien et le mal, de même l'éloge ou le blâme
, • 1 •

s ensuit necessauement.
Citant encore une fois Fouillée, Ferri remarque la force d'entraÎne-
rnent de l'idée chez Spinoza: « Il n'est pas étonnant de voir Spinoza lui-
ITlême tracer des règles de conduite. [ ... ] Si elles sont assez claires et belles,

31. Ibid., p. 261.


32. La sociologie criminelle, p. 341.
33. Ibid., p. 335, 334.
34. La teorica deff' imputabilità e la negazione deI Zibero arbitrio, p. 409 n.
35. « Polemica in difesa della scuola criminale posiriva », dans Studi sulla criminalità ed
altri saggi, Tmin, 1901.
36. Ibid., p. 108.
37. Ibid., p. 122.
» OU CRIMINEL?

nous serons portés dans la direction indiquée» par lui 38 • Plus loin, Ferri
cite un long passage de la Psychologie comme science positive d'Ardigà, où
l'image traditionnelle du Spinoza vertueux apparaît aux côtés de celle de
Pomponazzi : « Pietro Pornponazzi, Benedetto Spinoza et quelques autres
donnent l'enseignement saint et sublime que la vertu suffit en elle-rnême
pour obtenir le respect et l'obéissance de l'arbitre de l'hornme 39 • » Ils ont
démontré que les idées ont leur propre force d'impulsion, qui tend à les
rendre effectives, à la manière des « idées-forces» de Fouillée.
Enfin Ferri cite Spinoza dans l'exposé d'un quatrième argument en
faveur du déterminisme, qui est son argument essentiel: le principe de
causalité exclut le libre arbitre, les volontés humaines étant elles-mêmes
effets de causes. On peut alors appliquer au libre arbitre ce que Vogt disait
de Dieu, qu'il est le « terme mobile à l'extrême limite du savoir humain ».
Si l'on fait réference à Dieu, c'est uniquernent parce que l'on ne peut
« assumer cornme telle l'infinité des causes », et, en ce sens, Spinoza a donc
eu raison de juger que Dieu est 1'« asile de notre ignorance4o ».
Dans la Sociologie criminelle, Spinoza est très brièvement évoqué, une
fois, en tant que premier représentant, avant Schopenhauer, de la « théorie
intellectualiste », reprise par Ardigà et par Ferri dans la seconde partie de
la Théorie de l'imputabilité, et abandonnée depuis, qui consistait à expli-
quer que l'hornme « devra être responsable parce qu'il est, et autant qu'il
est, intelligent41 ». Sur ces questions de la liberté et de la responsabilité, il
est certain que l'œuvre de Ferri est largement influencée par celle de son
maître Ardigà, dont on a souvent noté les tendances spinozistes 42 • Le droit
n'a aucun fondement métaphysique, il est fondé sur le fait de l'existence
sociale, il est « la force spécifique de l'organisme social, comme l'affinité est
la force spécifique des substances chimiques 43 ». Quant à la liberté, si elle
existe, elle ne peut être qu'une « liberté sociale» : « La liberté consiste en ce
que la partie coordonnée de l'organisme social y peut fonctionner selon la
disposition naturelle, par laquelle elle est apte à fonctionner 44 • »
Plutôt que des réferences philosophiques traditionnelles, Ferri utilise
dans la suite de son œuvre des arguments scientifiques contre l'existence

38. Ibid., p. 116.


39. Ibid., p. 383.
40. Ibid., p. 219.
41. Sociologie criminelle, p. 414.
42. Cf. A. Espinas, La philosophie expérimentale en Italie, Paris, 1880, p. 149. I..:insistance
d'auteurs comme Ardigà ou Trezza sur cette question du libre arbitre pourrait peut-être
s'expliquer en partie par leur formation religieuse (cf. A. Rosa, « La cultura », dans Storia
d1talia, t. 4, vol. II, Turin, 1975).
43. R. Ardigà, La morale dei positivisti, cité par Ferri, La sociologie criminelle, p. 36l.
44. R. Ardigà, Sociologie, cité par Ferri, La sociologie criminelle, p. 331.
du libre arbitre, qu'il tire de l'anthropologie, de la statistique, de la physio-
logie ou de la psychologie. Les auteurs de référence sont alors Lornbroso,
Broca ou Topinard, Quetelet ou Durkheim, Maudsley, Ribot ou Spencer.
Pourtant, chez beaucoup de ces auteurs, tous plus « positivistes» les uns
que les autres, on retrouve une présence discrète de Spinoza, d'autant plus
notable qu'ils ne citent quasiment jamais de philosophes classiques. Ainsi,
dans son livre essentiel sur Les maladies de la volonté, Ribot, en général très
sévère avec les philosophes, conclut par une phrase de Spinoza le chapitre
où il vient d'expliquer que les expériences d'hypnotisme sont un argument
contre la liberté: « Notre illusion du libre arbitre, dit Spinoza, n'est que
l'ignorance des motifs qui nous font agir45 • » On retrouve la rnéIne réfe-
rence à Spinoza pour expliquer l'illusion de la liberté chez le plus populaire
des auteurs matérialistes du siècle, Büchner: « La liberté humaine, dont
tous les hommes se vantent, dit Spinoza, n'est que la conscience de leur
volonté, et que l'ignorance des causes qui la déterminent46 . » De rnéme,
Maudsley, dans son ouvrage pionnier sur Le crime et la folie, citait égale-
ment Spinoza: « Lincapacité chez un homme de modérer et de surveiller
l'élément affectif ou émotionnel de sa nature, je l'appelle esclavage, dit
Spinoza. Car l'homme dominé par ses affections n'est pas maître de lui-
rnéIne, Inais il est conduit par le destin en quelque sorté7 • » Quelques
brèves citations, sans doute de seconde main, mais Spinoza est l'un des
seuls philosophes acceptés par ces auteurs.

SPINOZA CRIMINEL

Ce n'est que dans la « littérature psychologique» de la fin du siècle que


Spinoza sera pleinement utilisé dans les débats sur la liberté et le détermi-
nislne, en particulier à l'occasion de la parution, en 1889, du Disciple de
Paul Bourget. Le très vif succès de ce roman et la querelle' qui s'ensuivit
marquent la fin du naturalisme et le début du courant conservateur de la
littérature fi-ançaise 48 • C'est d'ailleurs à Paul Bourget que Barrès dédie en
1897 Les déracinés, qui retrace les méfaits d'une éducation philosophique
trop abstraite sur tout un groupe de jeunes lycéens lorrains.

45. T. Ribot, Les maladies de la volonté, 1883, p. 146. Largument de l'hypnotisme est
alors souvent utilisé contre le libre arbitre, par exemple par Tarde dans son intervention
au Premier Congrès d'anthropologie criminelle.
46. L. Büchner, Force et matière, 3" éd., d'après la 9" éd. allemande, Paris, 1869, p. 337.
47. H. Maudsley, Le crime et la folie, 1874, p. 283.
48. Cf M. Angenot, « On est toujours le disciple de quelqu'un ou le mystère du Pousse-
au-crime », Littérature, 49, 1983.
» OU CRIMINEL?

Paul Bourget met en scène un jeune hornme influencé par la doctrine de


son maître, Adrien Sixte, philosophe spinoziste, à la vie austère, tout entière
consacrée à la réflexion. Sixte est en particulier l'auteur d'une Psychologie
de Dieu et d'une Anatomie de la volonté. Ce « disciple », Robert Greslou,
particulièrement exalté par les doctrines déterministes de son maître,
après avoir rédigé un Essai sur la multiplicité du moi, trouve un emploi
de précepteur dans la famille du marquis de Jussat. Il décide alors, pour
faire une « expérience sur les âmes », de séduire la jeune fille du marquis,
Charlotte. Il y parvient sans trop de peine, en particulier en lui faisant lire
quelques rornans habilernent choisis. Greslou lui ofhe alors de se donner
à lui, puis de se suicider à deux, comme c'était la mode à l'époque. Au
dernier moment, il recule. Charlotte, déshonorée, se tue, et il est accusé
du crime. Le frère de la victime, officier et homrne d'honneur, la vengera
en tuant Greslou.
Ce récit est en partie inspiré de deux faits divers qui avaient fait grand
bruit, les affaires Lebiez, en 1878, et Chambige, en 1888. Dans l'aff::lÎre
Lebiez, le 6 avril 1878, deux jeunes gens, Baré et Lebiez, ont assassiné une
veuve et l'ont découpée en profitant des connaissances anatomiques de
Lebiez, étudiant en médecine. Avant d'être arrêté, huit jours après le crime,
Lebiez justifie son acte dans une conf~rence publique sur le « darwinisme
et l'Église », rue d'Assas, au nom de la « lutte pour la vie ». Il reprendra
le même thème lors de son procès, ce qui donnera lieu au néologisme de
struggle-for-lifer, inventé par A. Daudet, pour désigner ce « jeune hornme
moderne », en qui Bourget voit « une ardeur de positivisme qui en fait un
barbare civilisé, la plus dangereuse des espèces 49 ». Mais s'il cite Darwin,
Lebiez ne fait nulle part mention de Spinoza50 •
Bourget s'était trouvé plus personnellement impliqué dans l'affaire
Chambige. Celui-ci, étudiant en droit, proche des milieux littéraires
parisiens, avait rencontré Bourget pour lui présenter son essai sur la
Dispersion infinitésimale de l'âme. Bourget évoque leurs rencontres dans
sa préface à la relation du procès 51 • De retour en Algérie, Chambige avait
séduit une fernme mariée, que l'on avait ensuite retrouvée, dénudée et
empoisonnée à ses côtés, alors qu'il s'était tiré deux balles dans la tête.
Il explique qu'il lui avait proposé un « suicide à deux », mais qu'il s'était
raté. La partie civile n'avait pas manqué, lors du procès, de rnettre en

49. P. Bourget, « Préface au Disciple », p. 7. Lédition citée est celle de la collection Nelson,
Paris, s. d.
50. Voir le compte rendu de 1'affaire Lebiez dans A. Autin, Le disciple de P. Bourget, Paris,
1930.
51. A. Bataille, Causes criminelles et mondaines, de 1887-1888, Paris, 1888, p. VIII sqq.
JEAN-FRANÇOIS BRAUNSTEIN

cause ses lectures pernicieuses. Mais ici aussi, il s'agissait plus de Taine, de
Schopenhauer ou de Spencer que de Spinoza52 •
C'est Bourget qui introduira la référence à Spinoza. Le personnage
de Sixte était certes aussi inspiré du rnaÎtre de Bourget, Taine, de ses tra-
vaux sur la psychologie ou de ses réminiscences spinozistes. Taine prendra
d'ailleurs très mal cette mise en cause et écrira à Bourget pour récuser le
qualificatif de « savant positif» appliqué à Sixte:
Vous lui avez donné un cerveau insuffisant et une éducation scientifique
insuffisante. Il ne connaît que ces superficies. Il a suivi des cours et il a
lu des livres. Rien de plus [ ... J. Pas une seule monographie historique,
pas une seule de ces préparations anatomiques [ ... J. Bien plus, Sixte s'est
interdit systématiquement l'expérience: il n'a vu du monde réel que la
boutique de son père et les badauds du Jardin des Plantes; il ne lit pas
les journaux, il n'a pas voyagé [ ... J. Et avec cette ignorance colossale, il se
permet de conclure sur le monde social et sur le monde moral, de réduire
la notion du bien et du mal à une convention utile ou puérile 53 .

Mais, au-delà de Taine, c'est surtout la figure de Spinoza qui est omni-
présente dans le livre. Anatole France, parlant de leur jeunesse commune,
dit de Bourget: « Il était tout en Spinoza », ce Spinoza dont il a lu et relu
l'Éthique, dont il connaît par cœur la biographie par Colerus, qu'il airnait
à ci ter à ses camarades 54 •
Il convient de noter que Bourget avait tout autant été frappé par la vie
exemplaire de Spinoza que par sa philosophie. Dans une étude sur Taine,
il s'enthousiasmait pour la « vie philosophique », celle de Spinoza ou de
Kant: cette « extase souveraine» du cerveau rappelle « celle du joueur et
du débauché, comme du héros et du martyr55 ». Le disciple veut donc être
un « document sur la vie des philosophes de profession », comme l'ont fait
« Colerus à propos de Spinoza, Darwin et Mill à propos d'eux-mêrnes 56 ».
Comme Spinoza qui n'avait « d'autres distractions que de fumer parfois
une pipe de tabac et de faire battre des araignées 57 », Sixte « s'amuse aux
férocités des macaques et des ouistitis 58 ». Greslou, sorte de double de

52. Voir le compte rendu du procès dans La Vie moderne, 3 mars 1889.
53. Cf sa lettre du 29 septembre 1889 à Bourget, dans H. Taine, Correspondance, t. IV,
p.292.
54. A. France, La Vie littéraire, 3 c série, Paris, 1891, p. 57. Le premier article de Bourget,
sous le pseudonyme de Pierre Pohl, paru dans La Renaissance (du 28 décembre 1872)
s'intitule« Le roman d'amour de Spinoza ».
55. P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, t. 1, Paris, 1901, p. 159.
56. Le disciple, p. 16.
57. Ibid., p. 17.
58. Ibid., p. 27.
» OU CRIMINEL?

Bourget, est fasciné par cette vie: « Vous rn' étiez apparu comme une sorte
de Spinoza rnoderne, si cornplèternent identique à vos livres, par la noblesse
d'une vie tout entière consacrée à la pensée 59 • » Greslou est lui aussi un
admirateur de Spinoza, premier de ses « saints» personnels, avec Hobbes,
Stendhal et Stuart Mi1l 60 . Lorsqu'il part chez les Jussat, sa bibliothèque,
outre les œuvres de Sixte, comprend « mon Éthique, avec plusieurs vo-
lumes de M. Ribot, de M. Taine, d'Herbert Spencer» ainsi que la Psychologie
de Beaunis61 •
Qu'est-ce que Bourget retient de la philosophie de Spinoza? D'abord et
surtout, le déterminisme et l'idée, rappelée par Taine dans la préface à son
Essai sur Tite-Live, que « l'homrne n'est pas un empire dans un empire ».
Greslou explique: « Dès ma dix-septièrne année, j'avais adopté pour règle
de me répéter, dans les heures de contrariétés petites ou grandes, la formule
de l'héroïque Spinoza: la force par laquelle l'homme persévère dans l'exis-
tence est bornée, et celle des causes extérieures la surpasse infiniment 62 • »
Il ne fait qu'admettre, comme Sixte, que « tout est nécessaire dans l'âme,
même l'illusion que nous sommes libres 63 ». Il connaît par cœur une phrase
de son rnaÎtre: « Luniversel entrelacement des phénomènes fait que sur
chacun d'eux porte le poids de tous les autres 64 . » Mais il n'y a aucun pessi-
misme dans ce constat de 1'« inéluctable nécessité », bien au contraire, puis-
que l'homme, par la compréhension du déterminisme, s'en rend rnaÎtre :
une telle pensée tend plutôt à exalter la foi de Greslou « dans la supério-
rité de la Science, à qui trois mètres carrés d'une chambrette suffisent,
pour qu'un Spinoza ou un Adrien Sixte y possède l'irnmense univers en
le comprenant65 ». De ce point de vue, cette « vraie méthode» spinoziste
évoque aussi celle de Goethe: « Ce grand esprit, qui a su vivre, mettait
ainsi en pratique la théorie exposée dans le cinquième livre de Spinoza et
qui consiste à dégager, derrière les accidents de notre vie personnelle, la loi
qui les rattache à la grande vie de l'Univers 66 • »
Second enseignernent spinoziste, il convient d'étudier scientifiquement
les sentiments humains, comme on étudie des figures rnathématiques
ou des processus chirniques. La réf{~rence au Taine de De l'intelligence est
ici aussi transparente. Greslou ne cite pas la formule farneuse de Taine,

59. Ibid., p. 147.


60. Ibid., p. 154.
61. Ibid., p. 151.
62. Ibid., p. 90.
63. Ibid, p. 32.
64. Ibid., p. 91.
65. Ibid., p. 265-266.
66. Ibid., p. 254.
« l'homrne est un théorèrne qui marche », mais il écrit sur la page de garde
de son journal intirne une phrase de l'Anatomie de la volonté de Sixte:
« Spinoza se vantait d'étudier les sentiments humains cornrne le rnathé-
rnatiden étudie ses figures de géométrie; le psychologue moderne doit les
étudier, lui, comme des combinaisons chimiques élaborées dans une cor-
nue, avec le regret que cette cornue ne soit pas aussi transparente, aussi
maniable que celles des laboratoires 67 • » Il ne doit pas hésiter, de ce point
de vue, à dissoudre l'apparente unité du moi, cornme l'a fait Charnbige
dans son essai sur La dispersion infinitésimale de lamés.
Dernier enseignement spinoziste, la critique de la morale. Sixte explique
au juge d'instruction interloqué que la « théorie du Bien et du Mal» n'a
« d'autre sens que de marquer un ensernble de conventions quelquefois
utiles, quelquefois puériles 69 ». Il est particulièrernent fier du passage de
son Anatomie de la volonté, où il critique la responsabilité à partir d'une
critique de l'idée de cause: «Responsable? .. Ce mot n'a pas de sens 70 .»
Dès lors, le remords n'a pas non plus de sens, pour Sixte, qui rejette « l'illu-
sion du repentir, qui suppose l'illusion de la liberté et celle d'un juge, d'un
père céleste7l ». Même dérision de Sixte à l'égard du sentiment de charité:
il « s'interdisait systématiquement la charité. Il pensait sur ce point comme
Spinoza, qui a écrit dans le Livre quatrième de l'Éthique: "La pitié, chez
un sage qui vit d'après la raison, est mauvaise et inutile."72 » Greslou n'est
que son élève trop fidèle, lorsqu'il note que, « dans cette loterie hasardeuse
de l'univers, la vertu et le vice, c'est la rouge et la noire73 ». Puisque le droit
n'a de sens que par rapport à la puissance de notre être, Greslou va mettre
ces idées en pratique. Lorsqu'il hésite à traiter Charlotte en pur objet d'ex-
périence, il se réconforte aisément: « Je prenais mon Spinoza, et j'y lisais le
théorème où il est écrit que notre droit a pour limite notre puissance74 • »
La question « philosophique» posée parle livre est donc celle de la
responsabilité du penseur. Le disciple soulève une querelle qui oppose
Brunetière et Paul Janet à Charles Richet et Anatole France, et qui intéres-
sera les criminologues italiens. Anatole France résume le débat: le problème
est de savoir si « certaines doctrines philosophiques, le déterminisme par

67. Ibid, p. 152.


68. Sur cette question, cf J. Carroy, Les personnalités doubles et multiples. Entre science et
fi'ction, Paris, 1993.
69. Ibid, p. 59.
70. Ibid, p. 320.
71. Ibid, p. 326.
72. Ibid., p. 29.
73. Ibid, p. 223.
74. Ibid, p. 244.
SPINOZA « GÉNIE » OU CRIMINEL?

exernple et le f~ltalisrne scientifique» sont, « par elles-rnêmes, dangereuses


et funestes 75 ».
Ferdinand Brunetière, dans un article qui fera date de la Revue des deux
mondes, s'enthousiasme pour Le disciple, qui n'est pas seulement l'un des
meilleurs romans de M. Paul Bourget, mais aussi « l'une de ses bonnes et de
ses meilleures actions ». Il a su montrer que les idées ont des conséquences
pratiques que leurs auteurs doivent assumer, et qu' « il y a des limites à
l'audace de la spéculation philosophique76 ».
[adversaire clairernent désigné par Brunetière est là aussi Spinoza et sa
négation du libre arbitre. Le célèbre critique note qu'une telle doctrine,
outre son caractère destructeur, n'est absolument pas prouvée:
Fussiez-vous assuré que l'homme n'est pas libre et, selon la forte expression
de Spinoza, que lorsqu'il croit l'être, « il rêve les yeux ouverts », il ne fau-
drait pas le dire puisque l'institution sociale et la morale entières reposent,
comme sur leur unique fondement, sur l'hypothèse ou sur le postulat de la
liberté. Mais le fàit est d'ailleurs que de tout cela nous ne savons rien. Si la
liberté n'est qu'une hypothèse, le déterminisme en est une autre77 .

Ce qui est sûr en revanche, c'est qu'enseigner, avec Spinoza, le détermi-


nisme universel conduit à la désorganisation sociale et à une justification
du crime. « Si la loi du déterminisme était universelle, la société ne subsis-
terait pas, elle se désagrégerait. » Sur de tels sujets, il convient de peser les
conséquences de la philosophie: « On n'a pas le droit de traiter le problème
du libre arbitre sans avoir égard aux conséquences qu'entraîneront les solu-
tions que l'on propose 78 . » Enseigner, comme le fait Sixte à Greslou, qu'« il
n'y a pour le philosophe ni vice, ni vertu, et que nos volitions ne sont que
des faits d'un certain ordre régis par de certaines lois », lui répéter, avec
Spinoza, que « la pitié chez un sage qui vit d'après la raison est mauvaise
et inutile », c'est simplement « lui apprendre, en s'exceptant lui-même de
l'humanité, à ne se servir de ses semblables que comme d'instrurnents ou
de victimes de ses passions 79 ». Plus encore, c'est l'encourager au crime:
En le débarrassant enfin du remords « comIne de la plus niaise des institu-
tions humaines» - Spinoza, dans son Éthique, a dit encore quelque chose
de cela -, il l'a rendu prêt à tout ce que peuvent soulever de criminels désirs

75. A., France, La vie littéraire, p. 62.


76.« A propos du Disciple », Revue des deux mondes, l"r juillet 1889.
77. Ibid.
78. Ibid.
79. Ibid.
JEAN-FRANÇOIS BRAUNSTEIN

dans un jeune homme de vingt ans la fougue de l'âge, la médiocrité de sa


condition, le besoin de parvenir et la fausse conscience de sa supériorité so •
La racine de tout cela est, selon Brunetière, l'idée « spinoziste» de l'ab-
sorption de l'homme dans la nature, qui a été trop largement partagée par
le XIXe siècle :
Là est peut-être la grande erreur du siècle. [... ] On a prétendu ramener
l'homme à la nature, l'y mêler ou l'y confondre, sans faire attention qu'en
art, comme en science et comme en morale, il n'est homme qu'autant qu'il
se distingue, qu'il se sépare et s'excepte de la natureS!.
La riposte viendra d'un article non signé, mais attribué à Ch. Richet,
dans la Revue scientifique, qui, contre toutes ses habitudes, ouvre ses pages
à la critique d'un roman, car elle y voit « une sorte de défi à la liberté de
la psychologie et peut-être de toute science », que renforcent les attaques
de Brunetièré2 • Selon Richet, la science n'est pas responsable; la racine du
Inal n'est pas l'enseignement de Sixte, mais la personnalité de Greslou : dès
le début Greslou fut un être mal équilibré, pervers, un de ces criminels nés
dont les savants criminologues italiens sont en voie de nous faire l'histoire
naturelle détailléé 3 • Il s'agit d'un déséquilibré, d'un « Inaniaque atteint de
folie raisonnante ». Quant à la question de la punition, elle ne se pose pas:
« Est-ce que le fait d'être mené par des passions implique qu'on ne doit pas
être châtié, si ces passions sont mauvaises? Une bête venÏrneuse est abso-
lument innocente au point de vue de la Inorale [ ... ] Devons-nous, à cause
de son innocence morale, la respecter davantage? Non, certes 84 . » Quant à
l'enseignement scientifique, il doit rester absolument libre.
Anatole France répond de la même manière au livre de Bourget. S'il
admet la gravité du problème posé, il conclut à la nécessaire « liberté intel-
lectuelle » : « Ne disons pas trop de mal de la science. Surtout, ne nous
défions pas de la pensée. Loin de la soumettre à notre morale, soumettons-
lui tout ce qui n'est pas ellé 5• » Il convient de combattre une doctrine « qui
subordonne la pensée à l'usage, et tend à consacrer d'antiques préjugés 86 ».
Quant à Sixte, il faut conclure que le maître n'est pas responsable des erre-

80. Ibid.
81. Ibid.
82. Revue scientifique, 17 août 1889.
83. Ibid.
84. Ibid.
85. La vie littéraire, p. 69.
86. Ibid., p. 70.
SPINOZA « GÉNIE » OU CRIMINEL?

ments de son disciple, d'autant que les émotions qu'il manifeste à la fin du
livre sernblent annoncer que « son cœur n'est plus déterministe 87 ».
Le débat est momentanément clos par Paul Janet, qui tente, en 1890,
de concilier la liberté de la recherche et la responsabilité morale, lorsqu'il
s'agit de doctrines socialement dangereuses. Selon lui, ce livre est « un des
meilleurs services que la littérature ait rendus à la philosophie », qui reflète
fidèlement la lassitude du rnonde cultivé devant les « idées subversives,
nihilistes et négatives qui ont envahi la philosophie depuis vingt ans 88 ».
Les criminologues italiens, Lombroso et Ferri, mais aussi Sighele,
sont eux aussi revenus sur le roman de Bourget. Dans un article sur
« :Lanthropologie criminelle dans la littérature moderne », Lombroso pla-
gie, en l'avouant à moitié, l'article de la Revue scientifique. Sur la dizaine de
pages de l'article, seules quelques lignes sont de Lombroso, qui n'a mani-
festement pas lu le livre de Bourget. Il conclut sur l'intérêt que présentent
les docurnents littéraires pour les anthropologues: « Si la littérature puise à
une source tout à fait nouvelle et féconde, dans ces études-là, notre science
nouvelle trouve un aide puissant dans les docurnents accumulés dans leurs
chefs-d' œuvre par ces maîtres en observation humaine» que sont Masoch,
Zola ou Sade 89 . Quelques années plus tard, avec un peu plus de précision,
Ferri revient sur le même thème, dans son livre sur Les criminels dans l'art et
la littérature. Il s'indigne de trouver dans Le disciple « l'ancienne accusation
faite à la science d'être la source du rnal et de l'immoralité sur la terre 90 »,
d'autant que le « champion spiritualiste du "roman psychologique" a puisé
aux sources de l'anthropologie normale et pathologique91 ». A travers la
personnalité de Greslou, Le disciple apparaît plutôt comme l'utilisation des
découvertes même_ des criminologues. Ferri note également que Bourget
s'est lui-nIême contredit, puisqu'il avait écrit, dans sa préface aux Causes
criminelles d'A. Bataille, que la littérature « n'est pas responsable de la
maladie morale de notre temps» et n'a « jamais eu la moindre action sur
des âmes non préparées92 ». Ce que Ferri veut bien accepter, c'est que « la
science ne crée pas de criminels », mais que « les théories scientifiques étant

87. Ibid., p. 64. ,


88. P. Janet, « De la responsabilité philosophique. A propos du Disciple de M. P. Bourget »,
Séances et travaux de l'Académie des sciences morales, 134, nouvelle série 34, juillet-décembre
1890.
89. C. Lombroso, Les applications de l'anthropologie criminelle, Paris, 1892, p. 193.
90. E. Ferri, Les criminels dans l'art et la littérature, Paris, 1897, p. 124. Ce livre contient
par ailleurs une étonnante description de l'exécution de Troppmann, à laquelle Ferri s'est
démené pour assister, au nom de la science.
91. Ibid., p. 116.
92. P. Bourget, « Préface à A. Bataille », Causes criminelles et causes mondaines, de 1887 à
1888, Paris, 1888, p. IX.
à la rnode, elles colorent les tendances des déséquilibrés, des criminels,
des dégénérés enfin 93 ». Mais l'essentiel est ailleurs, dans le « tempérament
physiopsychique modifié par les conditions physicosociales du milieu» :
«Nous naissons idéalistes ou positivistes, mystiques ou matérialistes, réac-
tionnaires ou radicaux, athées ou croyants 94 . » Le troisième criminologue
qui revient sur Le disciple est Scipio Sighele, dans son livre sur Littérature
et criminalité, paru en 1908. Lui en revanche admet la possible influence
de Taine et Bourget sur Chambige : « Il faut l'avouer une fois encore, ce
n'est pas seulement la littérature qui copie la vie; c'est aussi la vie qui copie
la littérature95 • » En revanche, chez aucun de ces trois auteurs, il n'est plus
fait mention de Spinoza, qui est pourtant ornniprésent dans Le disciple.
Le livre de Bourget est plutôt reconnu cornme la vérification littéraire des
découvertes des criminologues.
*
* *
Spinoza est finalement relativement peu cité par les adversaires du libre
arbitre. Pour ces partisans du déterminisme, les preuves scientifiques valent
mieux que la référence à un philosophe sans doute trop traditionnel. Il
semble certes que Spinoza soit dans le bon camp, celui de la libre pensée,
mais il n'est pourtant pas plus utilisé. Ce sont les adversaires du détermi-
nisme qui se plaisent à rappeler les thèses de Spinoza: Bourget certes, mais
aussi le principal adversaire français des thèses criminologiques, le juriste
Proal. Dans Le crime et la peine, paru peu après Le disciple, il rernarque
que les criminologues et « tous les déterministes» qui pensent qu'on peut
« conserver la pénalité, sans la croyance au libre arbitre» et qui s'efforcent
« d'affranchir les méchants des souffrances du remords» ne font que répé-.
ter des arguments de l'Éthique96 • Cet héritage ne semble pas sérieusement
assumé par des auteurs peu enclins à la spéculation philosophique.

93. Ibid, p. 131.


94. Ibid, p. 132.
95. S. Sighele, Littérature et criminalité, Paris, 1908, p. 172.
96. L. Proal, Le crime et la peine, Paris, 1892, p. 419.
Rosmini et Gioberti, lecteurs de Spinoza
Considérations en marge d'une polémique
CRISTINA SANTINELLI

La polémique entre Antonio Rosmini (1797-1855)1 et Vincenzo Gioberti


(1801-1850)2, née dans les décennies qui précèdent la difficile Unité ita-
lienne, relève du conflit profond et implacable entre deux conceptions
philosophiques qui ont été définies, à juste titre, « parallèles dans leur inten-
tionnalité théorétique 3 ». Fondé, en substance, sur l'accusation réciproque
de panthéisme, ce débat s'est révélé très complexe, se nourrissant des exi-
gences de renouveau civil, politique et religieux de ces années instables et
rnouvementées.
Rosmini et Gioberti étaient l'un et l'autre des théologiens, des hornmes
d'Église formés par de vastes lectures philosophiques et littéraires, à la fois
reconnaissants et contraires au criticisme kantien, inspirés par Platon, saint
Augustin et Malebranche. Visiblement polémiques envers les développe-
ments de la pensée moderne (aussi bien « sensualiste» que « rationaliste »)

1. Né à Rovereto, dans le Tyrol italien, mort à Stresa, Rosmini fut un personnage de tout
premier plan de la culture italienne. Ami de N. Tommaseo et A. Manzoni, ordonné prêtre
à 24 ans, il fonda une congrégation religieuse en 1828, à Domodossola: l'institut de la
Charité. Ses écrits embrassent aussi bien des essais de circonstance et de politique que de
volumineux essais philosophiques. Sa pensée est étroitement liée aux polémiques philo-
sophiques et théologiques, qui ont accompagné toute sa vie et suivi sa mort. Ses efforts
de médiation entre la culture catholique et la pensée moderne lui ont occasionné l'oppo-
sition de la hiérarchie ecclésiastique: sous le pontificat de Léon XIII, la congrégation de
l'Index condamna quarante propositions tirées (sans aucun scrupule philologique) de ses
écrits, comme haud consonte catholicte veritati.
2. Vincenzo Gioberti, turinois, fut l'un des intellectuels les plus importants du Risorgimento
et, comme Rosmini, l'un des chefs du catholicisme libéral. En 1833, il fut arrêté, puis exilé
à la suite des mouvements libéraux. Il se rendit à Paris et, l'année suivante, à Bruxelles,
où il enseigna la philosophie dans une institution privée~ jusqu'en 1845. Il rentra enfin
en Italie, où il inaugura une brève carrière d'homme d'Etat et connut un grand succès
populaire; mais de nouveau les événements politiques l'obligèrent à un exil volontaire à
Paris, jusqu'à sa mort subite. Ses œuvres ont connu un succès immédiat et ont été l'objet
de nombreuses discussions dans toute la péninsule.
3. p. P. Ottonello, La confutazione rosminiana de! panteismo e dell'onto!ogismo, dans
AA.vv., Rosmini pensatore europeo, publié par M. A. Raschini, Milan, Jaca Book, 1989,
p.91.
CRISTINA SANTINELLI

et ses conséquences « nullistes », ils étaient convaincus que le Risorgimento


civil et politique italien devait obligatoirement passer par un profond
renouveau philosophique. Tous les deux, enfin, estirnaient que la philoso-
phie et la religion étaient inséparables, en raison de l'identité de leurs prin-
cipes (Gioberti) ou de la réciprocité de leur fonction auxiliaire (Rosrnini).
Ils s'opposèrent radicalernent sur le « cornmencement» de la philo-
sophie, à savoir sur la solution à donner à leur cornrnune exigence d'un
fondement objectif de la pensée contre le subjectivisrne diffus. Le débat a
cornme fil conducteur la clarification de ce début ou fondement, et cite le
panthéisme comme l'une des pires conséquences d'une philosophie dété-
riorée par de mauvais principes: la « seule erreur », d'après Gioberti, la
« synthèse de toutes les erreurs », d'après Rosmini. Spinoza s'introduit en
marge de cette polémique, emblème de cette erreur, donc encore une fois
prisonnier du cliché d'athée et de matérialiste, qui persiste tout au long
de la culture philosophique italienne de l'époque: Gioberti le définira
« parfait athée» dans l'une des pages les plus passionnées de son œuvre;
le jugement de Rosmini sera plus froid et détaché, tout en condamnant
durement, à son tour, le système spinozien, comme né d'une « confusion»
onginaire.

DEUX SYSTÈMES FACE À FACE

Dans l'orientation philosophique de Rosrnini, on distingue un aspect


construens, intentionnel, nettement platonicien, inspiré également du
rationalisrne moderne, et un aspect destruens, polémique, essentiellernent
antisensualiste. Rosmini ne cessa jarrlais de cOlnbattre les nouvelles ten-
dances philosophiques «sensualistes» qui, localisant les origines de la
connaissance dans les sensations, la privent de ses caractéristiques struc-
turales d'unité, de nécessité et totalité. Le fondement de la connaissance
requiert la reconnaissance de la présence, dans notre esprit, d'un caractère
formel que Rosmini nomme « type général de la vérité 4 », et qu'il identifie
avec 1'« idée de l'être» : « L'homme ne peut penser à rien sans l'idée de
l'être », c'est comrne 1'« ossature commune» de tous les contenus des idées
« sans laquelle toute autre idée et pensée est impossible pour nous ». Toutes
les idées particulières sont des « rrlOdalités » de l'idée tout indéterrrlÏnée de
l'être, et elles sont toutes « acquises ». L'idée de l'être, une, objective, uni-
verselle, irnmuable et éternelle, est l'idée de la pure possibilité: « Elle ne

4. Nuovo Saggio sull'origine delle idee (Rome, 1828-1830),3 vol. republiés par F. Orestano,
Rome, Anonima Romana Editoriale, 1934 (vol. III, IV et V de l'Edizione nazionale delle
opere edite ed inedite - EN -, vol. l, n. 230), abrégé par NS.
ROSMINI ET LECTEURS DE SPINOZA

présente que la sirnple possibilité 5• » Son « indétermination absolue» est


garantie par sa nature objective et donnée. Simplement, « elle se manifeste»
et « se fait connaître ». La vérité n'est donc pas le résultat des activités rnen-
tales mais elle transcende l'esprit et lui donne sa forme.
Lautre élément essentiel de la théorie de la connaissance rosminienne
est le « sentiment fondamental» : « L'idée de l'être et le sentiment sont les
deux éléments primordiaux de tout le savoir humain 6 • » L'idée de l'être
structure notre savoir dans sa nécessité et dans son unité, mais le « réel fini
nous est fourni par le sentirnent ». Celui-ci n'est pas une connotation psy-
chologique particulière, mais un fait, une expérience qui n'est pas passible
de définition, qui constitue notre tissu même, celui des choses et du réel, et
qui représente la note distinctive de notre limite, du f::üt que nous sommes
aussi un corps7.
Gioberti, ainsi que Rosmini, veut garantir la philosophie de l'arbitraire
et du subjectivisme. Toutefois, il n'est pas guidé par la rnême intention de
« réformer », en conciliant les courants de la pensée moderne, mais plutôt
par une exigence radicale de refonte, à travers l'élimination drastique des
« germes corrupteurs» de la vraie philosophie, qui ont leur source dans le
subjectivisme de Descartes, corrupteur de toute la pensée moderne, res-
ponsable de la perte de Dieu et de l'effondrement de la connaissances. C'est
donc un engagement moral prioritaire que de déraciner le subjectivisme
surtout là où il se cache habilement, et que d'ancrer la philosophie (notam-
ment l'ontologie) à un élément objectif: à savoir à un élément qui ne soit
pas seulement principe d'intelligibilité, mais aussi de réalité. La doctrine
rosminienne de l'idée aimée par Gioberti dans sa jeunesse et devenue la
pensée dominante dans la culture italienne ne satisfait pas pleinernent
cette exigence irnpérieuse et, sans que son auteur s'en aperçoive, elle reste

5. NS, n. 411, 395,413, 1089 et 409.


6. Antropologia in servizio della scienza morale, publiée par C. Riva, Milan, Fratelli Bocca,
1954 (EN, vol. XXV), p. 39.
7. « On doit donc admettre le sentiment parmi les postulats et non pas parmi les choses
capables de définition» (Antropologia ... , cité p. 38; la traduction de toutes les citations
est la nôtre). Notre faiblesse nous empêche de cueillir la plénitude de l'être; de la seule
idée de l' « être possible », si elle était parfaitement comprise, « naîtraient obligatoirement
toutes les manières et les déterminations possibles des êtres réels », mais comme l'esprit ne
conçoit pas parfaitement l'être possible, il a besoin de l'expérience pour saisir les détermi-
nations de l'être (Teosojia, vol. IV, 1419).
8. G. Calo, en présentant l' Introduzione allo studio della jilosojia, note que, pour Gioberti,
Descartes reflète la superficialité de l'esprit français, dont on doit libérer la conscience
italienne comme le territoire italien doit l'être de la domination autrichienne (Milan,
Fratelli Bocca, 1939-1941, 2 vol., Edizione nazionale delle opere, qu'on abrégera par le
sigle 0, vol. IV et V, p. LXI).
CRISTINA

substantiellement prisonnière du subjectivisme cartésien et de ses consé-


quences funestes.
Gioberti synthétise l'opposition entre sa pensée et celle qui trouve son
origine chez Descartes par les termes « ontologisme» et « psychologisme ».
Le « psychologisrne » est le système qui, en dépit des apparences a priori,
part d'une donnée sensible (même s'il s'agit d'un sensible intérieur), des
« rnodifications sensibles de l'âme », et prétend en déduire l'intelligible 9 •
Il résulte d'un mouvement de la pensée contraire à celui requis par la phi-
losophie, qui est, en revanche, « ontologique» : l' « ontologisrne » est la
« contemplation» de l'Idée, notamment de l'objet sirnple et unique qui
a à la fois le caractère de l'objectivité et de l'universalité, qui est source de
toute réalité et de toute connaissance lO • L'Idée n'est pas objet de démons-
tration, elle a le caractère de l'évidence et est perçue immédiatement par
l'intuition Il. Elle est en réalité un jugement, exprimable par une fonnule
synthétique, la Formola ideale : « L'être crée l'existant 12 • » Les trois termes
indivisibles qui la constituent synthétisent le principe de toute réalité et de
toute intellection: l'Être ou Dieu, le « vrai absolu et éternel» (l'Être néces-
saire) ; l'existence, c'est-à-dire le fini (le contingent) dans son lien indivisible
avec l'Être; et enfin le lien même entre ces deux « entités substantielles »,
voire l'acte de la création, libre et volontaire. La Formola renferme aussi le
« lien primordial de la raison et de la religion révélée », n'étant rien d'autre
que le principe de la création réduite à un axiome 13 • En la reconnaissant,

9.lntroduzione, 1, p. 55, t. II, c. 3, p. 62, p. 127. Dans une définition ultérieure du « psy-
chologisme », Gioberti écrit: « On comprend, sous ce nom, tous les systèmes qui placent
dans une chose créée le principe et le fondement de la connaissance» (Degli errori filosofici
di Antonio Rosmini, 1841-1844, éd. par U. Redano. On l'appellera: Errori, 3 vol., Milan,
Fratelli Bocca, 1939, 0, vol. VI-VIII, Lezionesesta, vol. II, p. 199).
10. Le psychologisme « a corrompu intrinsèquement l'action comme la pensée, la société
comme la science ». La démocratie et les despotismes, dit Gioberti, le libéral, bien qu'ap-
paremment contraires, « sont l'application d'un seul principe, c'est-à-dire du sensualisme
et du psychologisme à la politique» (Introduzione, II, c. 3, p. 139-140).
Il. :Lintuition est un « acte mental très pur, infini, indéfini, qui embrasse pour ainsi dire
un domaine immense, sans se fixer à un point déterminé; il constitue le premier degré
de la contemplation, et présente à la science ontologique, par l'objet où elle s'exerce,
les principes avec lesquels elle veut se mouvoir, et la méthode qui doit la gouverner»
(lntroduzione, vol. II, c. 4, p. 131).
12. « J'appelle Formola ideale une proposition qui exprime l'idée de façon claire, simple
et précise, par un jugement », qui est le seul acte dans lequel la pensée humaine peut se
traduire (Introduzione, vol. II, c. 4, p. 143).
13. Lettera sulle do ttrine filosofiche epolitiche de! signol' De Lamennais (datée du 20 décembre
1840), Pagnerre, 1841, p.27 et 23. « La philosophie est morte - écrit Gioberti, dans
l' lntroduzione ou, pour mieux dire, la vraie philosophie ne vit plus ailleurs, si ce n'est
dans la religion. » Mais celle-ci nous offre seulement les instruments à l'état brut de la
philosophie, à savoir les principes et la méthode, que l'intelligence philosophique doit
actualiser. Par conséquent, la restauration du savoir doit partir du rattachement à la
ROSMINI ET LECTEURS DE SPINOZA

l'esprit est « sirnple spectateur» (témoin et auditeur) : l'être se révèle à lui


comrne lieu où « idéalité et existence s'identifient ensemble 14 ». Mais l'in-
tuition toute seule ne suffit pas à produire la science: elle a besoin de la
réflexion qui la « délimite» et la revêt du « sensible », fixant et éclaircissant
le jugement final que l'intuition perçoit de façon vague et confuse. Lacte
de la réflexion, qui produit la science, est donc un acte d'« abstraction» par
rapport au caractère concret de l'appréhension intuitive. À travers le lan-
gage, son instrurnent sensible, la réflexion traduit et reformule le caractère
concret originaire, dans des idées particulières et abstraites.
On cornprend alors pourquoi Gioberti a considéré l'idée rosrninienne
de l'être indéterminé ou possible cornme simplement « psychologique»
et incapable de fonder la métaphysique (et tous les autres savoirs). Elle
appartient à ce dernier type d'idées, c'est une abstraction, un produit de
l'acte réfléchi: « La possibilité suppose la réalité, ni plus, ni moins que
la réflexion ne suppose l'intuition. » L « objectivité» de l'Être idéal, que
RosnlÏni considérait comme garantie par sa nature indéterminée, demeure,
au contraire, vague, incertaine et inapte à fonder le savoir.
Le caractère exclusivement mental ou « psychologique» de l'idée en-
gendre l' « erreur capitale» du système rosminien : la séparation, dans les
sciences, de l' « idéal» ou intelligible et du « réel» ou sensible, et l'impos-
sibilité de donner une justification rationnelle à l'existence. À cette « erreur
capitale », Gioberti oppose l'identité de l'ordre de la connaissance et de
l'être. Il parle, plus précisément, de« simultanéité et de compénétration réelle
et mentale de l'Être et de l'existant» : « Tout concept est une chose et toute
chose est un concept 15 • » La Formola ideale implique l'identification de
l'ordo rerum et de l'ordo idearum. D'autres conséquences périlleuses se sont
impliquées dans l'approche « analytique» de la pensée rosminienne : ne
faisant pas de Dieu l'objet immédiat de notre intuition, Rosmini le définit
cornme une « idée abstraite» et le subordonne donc à la démonstration.
Mais ainsi, la philosophie perd de vue l'intimité prinlordiale et constitutive
que l'homme a avec l'Être (le créateur), ouvrant le chemin au doute: l'athé-
isme entache le système « psychologiste ».
Mais c'est à l'assimilation que Gioberti fait du « psychologisme» et du
panthéisme qu'il faut s'arrêter maintenant: c'est justement en tant que

tradition: « Pour instaurer donc les disciplines philosophiques, il faut rattacher le fil
coupé de la tradition, refondre la science dans l'idée légitime et chrétienne, en reprenant
le travail scientifique en accord avec cette dernière» (vol. II, c. 3, p. 142).
14. lntroduzione, vol. II, c. 4, p. 17l.
15. Gioberti peut affirmer ainsi que l'esprit humain « est, à chaque instant de sa vie intel-
lective, spectateur direct et immédiat de la création» (Introduzione, II, c. 4, p. 188). Sur
la position de Rosmini à ce propos, voir NS, 1432.
CRISTINA

« psycho logiste » que Rosmini est tombé dans une erreur sernblable à celle
de Spinoza l'athée. Gioberti est très conscient de la gravité de cette accusa-
tion « à un hornme catholique, très pieux et d'une dignité sacerdotale 16 ».
D'ailleurs, on peut en cornprendre le poids si l'on pense que le concile
Vatican 1, convoqué par Pie IX le 8 décembre 1869, condamnera le pan-
théisrne : « Si quelqu'un affirme que Dieu est l'être universel ou indéfini
qui, en se détenninant, constitue l'universalité des choses distinctes en
genres, en espèces et individus, qu'il soit excommunié. » De leur côté, les
rosminiens n'auront aucune difficulté ni scrupule à adresser la même cri-
tique à Gioberti, en l'obligeant à se défendre de façon extrême, rnais pas
toujours convaincante.

GIOBERTI. LE PANTHÉISME COMME HÉTÉRODOXIE: SPINOZA EMBLÉMATIQUE

En reconstruisant son itinéraire spirituel, Gioberti reconnaît avoir subi


la fascination du panthéisme. Il admet être devenu « panthéiste sans s'en
rendre compte », après qu'il eut commencé sa recherche de l'idée « abs-
traite» de l'être. Mais c'est l'impossibilité de concilier ses réflexions avec la
vérité chrétienne qui lui a ouvert les yeux. Une fois illuminé par la Formola,
Gioberti a détenniné, dans le panthéisme, la somme de toutes les erreurs
et lui a attribué un rôle pleinement antagoniste par rapport à l'orthodoxie
philosophico-religieuse 17 .
Polyédrique et mimétique, le panthéisrrle, « est l'ârrle, la moelle, l'es-
sence de l'hérésie aussi bien philosophique que religieuse », « l'hérésie mère
qui a engendré toutes les autres 18 ». C'est pourquoi la première intention de
Gioberti est de dérnystifier sa religiosité présumée: « Le panthéisme annule
en effet le concept de Dieu, bien qu'apparemment il l'exagère ; il en accroît
l'extension et l'importance, d'où le panthéisme rigoureux est nécessairement
athée. C'est ce que l'on constate également chez Baruch Spinoza qui est le
plus rigide des panthéistes modernes et peut-être de tous les ternps19. »
Les panthéistes peuvent remplir leurs pages de Dieu, mais pour eux Dieu
sera toujours une parole vide, tel que l'est le langage de Spinoza: nature
divine, amor Dei, liberté, béatitude sont les termes avec lesquels Spinoza
« veut vous rouler », écrit Gioberti à Michele Tarditi, disciple de Rosmini.
Spinoza a partagé l'emploi impropre du tenne Dieu avec Hobbes, Vanini

16. Errori, vol. II, Lettera Decima, p. 92.


17. « Dans le système le plus absurde» réside la « théorie la plus antique et la plus vive
hors de la vraie orthodoxie» (Lettera su Lamennais, p. 17).
18. Ibid., p. 18.
19.1ntroduzione, vol. J, p. 105-106.
ROSMINI ET LECTEURS DE SPINOZA

et beaucoup d'autres « athées» ou « rnauvais théistes» et il a donné à Dieu


les rnêrnes propriétés que d'Holbach a attribuées au monde: « Celui qui
doute que ce philosophe soit un parfoit athée montre n'avoir jamais lu ni
compris ses écrits. » Les idéalistes allemands, en l'exaltant comme l'hornme
qui « a compris Dieu parfaitement », cherchent en réalité un alibi à leur
propre athéisme 20 •
Gioberti réserve quelques pages enflammées à Spinoza, cependant
riches en points de repère textuels qui témoignent d'une lecture très soi-
gnée des textes et d'une adrniration ouverte. Théorétiquement, Spinoza
est l'un des représentants les plus intelligents et les plus conséquents de la
« fatale» réapparition du panthéisrne dans l'histoire de la pensée. Du point
de vue historique, c'est celui qui a génialement explicité les « germes» du
panthéisme irnpliqués dans l'œuvre confuse et médiocre de Descartes 21 •
:Lessence de l'erreur de Spinoza, ainsi que de toute forme de panthéisme,
réside dans le remplacement de l'intuition de Dieu par la pensée « abs-
traite» (la réflexion) et, donc, dans l'invention d'un système qui artificiel-
lement « remonte de l'abstraction intellective à un concret-rationne/2 2 ». La
fonne géométrique de l'Ethica ne doit pas nous induire en erreur, parce
qu'en elle le mouvement de la pensée est seulement en apparence ontolo-
gique : en réalité, celui-ci va de l'a posteriori des idées réfléchies (axiomes et
propositions abstraites) à l'a priori de la nature divine. Spinoza est arrivé au
panthéisme pour avoir persévéré dans le chemin psychologique ouvert par
Descartes, en développant d'une manière extrêmement cohérente le sens
duje pense cartésien: « Ma pensée, c'est l'Être 23 • » C'est par la force emblé-
matique qui lui dérive du génie de son auteur que le spinozisme incarne
l'erreur qui est à l'origine de tout panthéisrne : en dépit de ses apparences
subjectives, il remplace le chemin a priori par le chemin a posteriori, la
synthèse par l'analyse, et Dieu par le monde.

20. Degli errori, vol. 1, Lettem Sesta, p. 198. La Nota 21 de l'Introduzione est consacrée à
l'athéisme de Spinoza (vol. I, p. 225-226).
21. « [ •.. ] ni je ne puis croire Descartes, je ne dis pas moralement, mais intellectuelle-
ment capable de concevoir un système tel que celui de Spinoza qui, quelque absurde que
ce soit, montre chez son inventeur une profondeur et une force d'esprit extraordinaires.
Descartes, suprême mathématicien, médiocre physicien, philosophe incapable et homme
très ambitieux, aurait peut-être osé professer le panthéisme de l'Etica par amour pour la
gloire [ ... ], mais il n'aurait jamais été capable de l'imaginer» (Introduzione, vol. II, Nota
49, p. 365).
22. Introduzione, vol. II, Nota 41, p. 36'(-368. Spinoza a remplacé « l'intuition concrète,
rationnelle, directe et ontologique de l'Etre réel et absolu par le concept abstrait, intel-
lectŒ réfléchi et psychologique de l'être possible et générique» (ibid., Nota 51, p. 367-
368).
23. Introduzione, vol. II, c. 4, p. 250.
CRISTINA

Ce rernplacement, voire ce péché radical qui marque les époques de la


plus ruineuse décadence de l'histoire humaine, entrave la cornpréhension
du rapport entre l'Être et l'existant dans ses vrais tennes qui sont d'effective
production, c'est-à-dire de libre création, ayant pour conséquence de nier,
sur le plan ontologique, la contingence et, sur le plan moral, le libre arbitre.
En effet, la voie a posteriori permet de reconnaître seulernent une causalité
émanatrice, parce qu'elle part d'une « donnée» existante (bien que cette
donnée soit un « sensible intérieur »). Dans ce rnouvernent de pensée, on
peut penser le rapport causal entre l'Être et l'existant seulement dans un lien
d'implication24 • Gioberti reconnaît à Spinoza le mérite d'avoir été, dans le
développement de cette ÏInplication, « plus téméraire et plus conséquent»
que les modernes idéalistes (panthéistes) allemands, pour avoir attribué à la
substance unique non seulement la pensée, mais aussi l'extension, notarn-
ruent pour avoir eu l'audace de reconnaître qu'en relation avec l'absolu,
l'extension a le rnêrne statut ontologique que la pensée. Dans l'optique du
panthéisrne, qui est celle d' « identifier les propriétés de l'Être avec celles
de l'existant », Spinoza a fait quelque chose de complèternent « raison-
nable », puisque la pensée et l'extension sont des « sensibles », même si
l'une est intérieure et l'autre extérieure 25 • Mais cet audacieux caractère de
conséquence a « infecté de matérialisme» tout son système: « Le parallé-
lisme établi entre la pensée et l'extension, comme attributs de Dieu, n'a
pas d'autre interprétation possible», écrit Gioberti 26 . La cohérence spi no-
zienne débouche sur une erreur monstrueuse, sur un système que Gioberti
n'hésite pas à définir « répugnant », aux « conclusions écœurantes », dont
l'athéisme, le fatalisme et le matérialislue empêchent le déploiernent d'une
vie morale authentique. Le spinozisrne, pensée douteuse déguisée sous des
apparences dogmatiques, est l'expression la plus cohérente et la plus aber-
rante de l'attitude qui réunit les « psychologistes ». Le doute cartésien, les
premières énonciations de l'Ethica de Spinoza et l'idée d'être rosminienne
s'équivalent: ils font de Dieu un objet de réflexion, et de l'homme un
athée jusqu'au mornent où il est parvenu à cette réflexion.
D'autre part, le rôle de garantie que Gioberti attribue à la Formola
(elle « tranche le panthéisme à ses racines 27 ») n'apparaissait pas dépourvu
d'ambiguïté: l'intimité de l'esprit avec l'Être et de l'Être avec l'esprit, qui,
selon Gioberti, sauve la philosophie du doute, impliquait l'assÏInilation de
la connaissance rationnelle à la connaissance divine 28 • Toutefois Gioberti

24. Ibid., p. 176-17"7 et 182.


25. Ibid., p. 259.
26. Ibid., p. 226.
27. Errori, vol. II, Lettera Decima, p. 91-93 et passim.
28. Introduzione, II, c. 4, p. 172.
ROSMINI ET LECTEURS DE SPINOZA

fait vivre cette assimilation avec l'affirmation que la Formola renferrne à la


fois le « mystère» et 1'« évidence », parce que l'intuition qui la saisit n'est
pas une connaissance géométrique, pleine et parfaite, mais « grossière»
et « insuffisante 29 ». Et il oppose cette double face de la Formola au ratio-
nalisme à outrance, au froid intellectualisrne de tous les panthéismes, qui
veut rationaliser l'élément obscur, le sur-intelligible des choses (l'essence),
et finit donc par se révéler comme une vue étroite et partielle de la réalitëo.
À ce difficile équilibre théorétique, il faut ajouter un autre élément d'arn-
biguïté de la philosophie de la Formola. Pour expliquer l'action causale
ou créatrice de l'Ente, en tant que création continue, Gioberti en vient
à manipuler un tenne qui, dans la doctrine traditionnelle de la création
continue, avait toujours été évité: l'Être crée les substances secondes et les
conserve dans le temps « avec l'immanence de l'action causale31 ».

ROSMINI. LE PANTHÉISME COMME PENSÉE« PRIMITIVE» :


SPINOZA NATURALISTE

Il n'est pas difficile de percevoir cornment, malgré la condarnnation


absolue et radicale du panthéisme, Gioberti n'a pas réussi à empêcher de
forts soupçons de panthéisme envers son systèrne. La fonction de l'intui-
tion, la conception de la connaissance élevée à la connaissance de Dieu,
la sirnultanéité d'idéal et de réel, et l'immanence de la causalité divine
laissaient un ample espace à ces soupçons. Rosmini dénonce tous ceux-
ci, dans ses Lezioni sul panteismo, comme des erreurs dues à « ce système
erroné et monstrueux dont on parle plus que jamais aujourd'hui [ ... ], qui
confond toutes les choses avec Dieu et Dieu avec toutes les choses, l'erreur
de la confusion, l'erreur éminemment synthétique ou plutôt la synthèse de
toutes les erreurs 32 ». Le panthéisme est à ses yeux l'erreur de la philosophie
« synthétique ». Rosmini a donc un jugement opposé à celui de son adver-
saire qui y lit un excès d'intellectualisme (d' « analyse» et de « réflexion »);

29. Introduzione, vol. II, c. 4, p. 162-163.


30. Introduzione, vol. II, c. 4, p. 183-186. « Les philosophes transcendèrent et oublièrent
le dogme de la création, beaucoup de philosophes modernes le négligèrent et, pour évi-
ter l'écueil du mystère, finirent dans celui de l'absurde, c'est-à-dire dans le panthéisme»
(ibid., p. 181). Sur la double face de la Formola, voir aussi Lettera su Lamennais, cit.,
p. 12-13.
31. Introduzione, vol. II, c. 4, p. 185.
32. Vincenzo Gioberti e ilpanteismo. Saggio di lezioni filosofiche (que l'on appellera Lezioni),
publié dans l'EN, par R. Orecchia, vol. XLI, Lezione VII, p. 84-85.
CRISTINA

il le considère, au contraire, cornme la manifestation d'une pensée gros-


sière, primitive, pas encore affinée par l'exercice d'analyse33 •
De même que Hegel, Gioberti a confondu « l'idéalité nécessaire et abso-
lue avec la réalité contingente34 ». Malgré l'effort tout verbal de condam-
nation du panthéisme, Gioberti identifie la substance de Dieu et des créa-
tures, et son concept de création signifie seulernent changernent. ridée
giobertienne de création est « contrefaite ». Gioberti peut faire passer sa
Formola comme une affirrnation de la création, mais il ne réussit pas à
éviter les pièges du panthéisme: il appartient au système panthéiste de
prétendre que la réalité finie des choses (la rnatière créée elle-même) est en
Dieu et se connaît en lui, et c'est une ébauche de panthéisme que de dire
que les choses réelles se connaissent par un sirnple concept et non pas par
un jugement où les deux éléments de l'idéal et du réel sont distincts 35 • La
simultanéité de l'ordre idéal (mental) et réel (hors de l'esprit) est donc le
même concept que l'on trouve chez Spinoza et chez tous les panthéistes.
Gioberti reprend Spinoza avec des contradictions majeures et un langage
different, et il en propose de nouveau la dernière prétention: que « la rai-
son de l'homme est la raison de Dieu ».
À la présomption de cette idée, posant l'homme sur un plan qui n'est
pas le sien, Rosmini oppose avec force sa thèse de l'indétermination de
l'idée, originaire et structurante, de l'être, pour en confirmer la signifi-
cation dernière: la sauvegarde de ce qui disparaît dans l'identification de
l'ordre idéal et de l'ordre réel, c'est-à-dire de l'altérité radicale de notre
condition finie à!' égard de l'Être. En effet, l'indétermination n'est pas une
caractéristique intrinsèque de l'Être. Elle n'indique pas une carence dans
l'Être lui-même, mais elle est teffit de notre limite et indique que nous ne
sommes pas l'Être: nous le possédons seulernent « initialernent » ou « vir-
tuellement ». raffirmation giobertienne de l'Idée, en tant que fondement
et règle de notre connaissance, devait paraître non seulement blasphérna-
toire et arrogante à Rosmini, mais aussi ingénue: l'Être ne peut pas se
révéler à l'esprit fini comme plénitude, mais seulement COlllme horizon de
possibilité infinie. Confusion, ingénuité et arrogance: c'est là la substance
de l'idée panthéiste selon Rosmini. Ainsi, à partir des années de jeunesse
jusqu'à la TeoS'ojia, sa dernière œuvre, Rosmini est « lucidement engagé

33. La synthèse non précédée de l'analyse est cet « état d'ignorance, de grossièreté, de
confusion dans lequel se trouvent les esprits aux débuts des nations» (ibid, Lezione X
p. 119).
34. Ibid., Lezione VII, p. 95.
35. Ibid., Lezione VIII, p. 100-102 et passim.
LECTEURS DE SPINOZA

à réfuter ce nœud de confusions qui unit à la racine, et donc dans leurs


conséquences, le panthéisme et l'intuition de Dieu 36 ».
Si nous étendons notre attention sur la présence globale de Spinoza dans
l' œuvre de Rosrnini, au-delà de la polérnique sur le panthéisme, nous trou-
vons qu'il apparaît bien plus avare que son adversaire quant aux réferences
textuelles, et que ses considérations sont plus froides et rnesurées, confor-
mérnent à son caractère et à son style. Le fréquent recours aux rnanuels
et aux histoires de la pensée témoigne aussi d'une lecture indirecte et très
lointaine de la lecture passionnée de Gioberti, dans l'édition Paulus. Il est
significatif de l'attitude de Rosmini à l'égard du spinozisme que Spinoza
n'apparaisse pas dans son célèbre petit ouvrage Breve schizzo dei sistemi di
jilosojia moderna e deI proprio sistema (adopté de longues années durant dans
les lycées italiens) où il se confronte avec Malebranche, Kant, Locke, Hume
et Reid sur le thème de l'origine des idées. Dans les rares pages éparses de
toute son œuvre, où Rosmini se réfère au spinozisrne, il le fait surtout
par rapport à la problématique juridique et morale, en le condarnnant
comrlle « naturalisme» : l'ordre moral y est confondu avec l'ordre naturel
(physique), et le droit, conçu cornme pure « activité» ou « expanSIOn»
physique, y apparaît donc nié 37 •

LA CONDAMNATION
Le concile Vatican 1 ne condamna pas seulement le panthéisrne, mais
aussi 1'« ontologisme », à savoir l'affirmation: Naturalis est homini cognitio
Dei immediata et directa. Les accusant à la fois de « panthéisme et d'onto-
logisme », les condamnations ecclésiastiques rapprochèrent les systèrnes de
Rosmini et de Gioberti après la mort des deux auteurs, et condamnèrent,
avec eux, les projets philosophiques les plus solides et significatifs nés en
Italie de la confrontation avec la pensée moderne. Ce rapprochement (en
réalité lié à des raisons plus ecclésiastiques que purement philosophiques)
nous offre l'occasion de revenir sur ce que nous avons dit dans notre intro-
duction : les systèmes de Rosrnini et de Gioberti partaient d'instances sern-
blables, auxquelles ils répondirent par des options théoriques differentes. Et
si cette diversité a dicté des définitions differentes du panthéisme, l'affinité
fondamentale en a motivé l'évaluation négative elle-rnême : tous les deux

36. Ottonello, art. cit., p. 93.


37. Voir Storia comparativa e critica dei sistemi intorno al principio della morale (1 ré éd.,
Milan, 1837) et Filosojia dei diritto (M~an, 1841-1843). Rosmini pense que la moralité
est enracinée dans la nature même de l'Etre (qui est à la fois idéal, réel et moral) et que le
droit n'est pas détaché du domaine moral, coïncidant essentiellement avec le fondement
moral de la liberté et du bonheur d'une personne.
CRISTINA

perçoivent, dans le panthéisrne et chez Spinoza, une arrogance intellectuelle


qui se manifeste par un excès de logique selon Gioberti, et par un verba-
lisme aussi ingénu qu'excessif selon Rosmini. Tous les deux, en effet, bien
que de façon diHerente, veulent sauvegarder le « mystère» de l'Être en tant
que partie intégrante de la philosophie elle-même, rnystère que Spinoza,
à leurs yeux, a en revanche prétendu effacer, en faisant adhérer la pensée
à une réalité privée de son épaisseur, aplatie sur une rnesurabilité géomé-
trique. Tenant compte de ce singulier rapport de contraste et d'affinité, on
peut comprendre la ressemblance des accusations réciproques et la véhé-
mence qui les a soutenues. Celle-ci était nourrie par la défense de la rnême
cause, qu'on peut résumer par les paroles que Gioberti adresse à Rosmini/
Spinoza: « Votre théorie ne satisfera jamais les vrais chrétiens38 • »

38. Lettera su Lamennais, cit., p. 17.


Spinoza et la Russie
Spinoza dans la philosophie russe
V. I. METLOV

Les thèmes discutés aujourd'hui nous permettent de mettre en lumière les


questions les plus difficiles de la science historico-philosophique, notam-
ment les questions des conditions d'apparition du système philosophique,
de l'ensemble des catégories philosophiques ou même de l'une d'elles.
Le destin d'un système philosophique sur un sol qui n'est pas le sien
semblerait poser un problème spécifique. En réalité, pour le sujet qui nous
intéresse, le développement de la philosophie de Spinoza en Russie a connu
le même sort que son développement sur son sol d'origine, suscitant un
problème pratiquement identique: celui de l'émergence d'un intérêt pour
la philosophie dans des conditions différentes de celles de son apparition.

LE CARACTÈRE GÉNÉRAL DES RECHERCHES SUR SPINOZA EN RUSSIE


AVANT ET APRÈS LA RÉVOLUTION D'OCTOBRE

Il me semble que dans la philosophie russe en général - en ce qui


concerne Spinoza -, toutes les questions posées à propos de Spinoza en
Europe occidentale ont été aussi formulées par les chercheurs russes.
Les chercheurs russes étaient d'ailleurs bien informés des résultats des
recherches sur Spinoza à l'étranger. Je souligne ce point en pensant qu'en
Occident les travaux russes et soviétiques étaient pratiquernent inconnus.
Une rare exception à noter est l'étude d'un spécialiste américain de la phi-
losophie russe, G. Kline, qui dans les années 1950 a publié un livre sous le
titre: Spinoza dans la philosophie soviétique. Cet ouvrage est relativement
obsolète, cependant il est quand même d'une grande valeur car on y trouve
une bibliographie portant sur les travaux russes et soviétiques effectués sur
Spinoza jusque dans les années 1950.
V.l. METLOV

XVIIIe -XIXe SIÈCLES

Il rne semblait très séduisant de faire état des premières connaissances


des œuvres de Spinoza par les intellectuels russes aux temps des séjours
de Pierre le Grand en Hollande (1698). Malheureusernent, je n'ai pas
réussi à trouver des témoignages de cette sorte et, globalement parlant, on
peut dire qu'à l'exception des cas particuliers - à savoir quand certaines
personnes russes se trouvaient à l'étranger - Spinoza n'est l'objet d'un
intérêt suffisamment profond en Russie que lors de la deuxième rnoitié du
XIXe siècle, quand son nom n'est plus seulement mentionné mais quand ses
œuvres et des études consacrées à sa philosophie sont publiées.
Je ne voudrais pas faire de ma communication sur Spinoza en Russie
une liste de dates et de noms d'auteurs de publications consacrées au pen-
seur néerlandais bien que ce soit un matériau indispensable pour étudier
ce sujet. Bien plus intéressante et correspondant mieux à l'esprit de ce
colloque est l'exposition des problèmes posés par Spinoza, discutés dans
la tradition philosophique russe. À cette occasion, il paraît nécessaire de
présenter une vision générale de la tradition russe philosophique, ses par-
ticularités les plus prononcées.
Il existe un consensus quasi unanime à propos de la caractérisation
de la philosophie russe comme s'intéressant d'une façon prédominante
aux thèmes anthropologiques et sociaux aux dépens des thèmes épistémo-
logiques. Ce n'est pas le moment de contester ce point de vue, je voudrais
attirer l'attention sur le fait que l'intérêt premier des Russes pour la
philosophie est essentiellement lié aux tâches du développement social qui
se présentèrent d'une manière extrêmement brûlante pendant certaines
périodes de notre histoire. Naturellement, les penseurs russes et les personnes
engagées dans la vie politique et sociale étaient intéressés tout d'abord par
les problèmes de la vie humaine, et non par les problèrnes gnoséologiques
relativement éloignés des soucis quotidiens. Cela explique principalement
le fait que la pensée philosophique russe trouvait son expression dans les
belles lettres et dans la presse.
Les œuvres de Spinoza pouvaient être découvertes par les Russes pen-
darn leurs voyages en Europe, leurs études dans les universités européennes,
grâce à leurs professeurs européens qui travaillaient dans les établissements
d'enseignement russes.
On peut citer plusieurs cas olt est mentionné le nom du penseur hol-
landais à la fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle;
cependant ces mentions sont de caractère isolé et ne peuvent pas être le
témoignage de la compréhension systématique de ses idées. Bien que ces
SPINOZA DANS LA PHILOSOPHIE RUSSE

témoignages soient disparates, ils présentent assez fidèlernent le sens de ses


conceptions.
Nous trouvons Spinoza mentionné pour les premières fois dans le tra-
vail, commencé à Ilimsk (Sibérie orientale) en 1792, du premier révolution-
naire démocrate, A. N. Radichev : De l'homme, sa mort et son immortalité.
Radicheva fait ses études à l'université de Leipzig de 1766 à 1771 ; il était
farnilier des travaux des philosophes des Lumières, de Descartes, de Locke.
Spinoza est mentionné dans l'ouvrage cité aux côtés de Hobbes qui était
lui aussi interdit à l'époque en Russie.
À la fin du XVIIIe et au début du xIxesiècle, nous rencontrons à l'université
de Moscou le professeur J. G. Buhle qui est l'auteur d'un très bon manuel
d'histoire de la philosophie où l'exposition des doctrines conduit à l'ana-
lyse des philosophies de E. Kant et de J. Fichte: Lehrbuch der Geschichte
der Philosophie (1792-1804). Plusieurs pages de ce manuel (très sensibles à
la pensée de Spinoza) sont consacrées à sa doctrine et on ne néglige pas d'y
indiquer l'attitude de ses compatriotes envers Spinoza, particulièrement
F. Jacobi et M. Mendelssohn. Lun des plus importants représentants du
mouvement décembriste, M. A. von Vizin, eut connaissance de la philoso-
phie de Spinoza en lisant ce manuel.
Il faut constater la justesse de l'opinion de L. Feuerbach à propos de
Spinoza: « Spinoza est le Moïse des libertins contemporains et matéria-
listes» (Œuvres choisies, torne I, p. 155). Le destin des idées de Spinoza
illustre bien cette affirmation du philosophe allemand.
Il n'est pas inutile aussi de remarquer que dans la Russie de la fin du
XVIIIe et du début du XIXesiècle, la popularité de Schelling était très grande;
les Russes cultivés de cette époque étaient au courant des œuvres de
Fichte (traduction en russe de l'une de ses œuvres majeures, Sonnenklarer
Bericht... , faite à l'université de Kharkov en 1813). C'est dire qu'en Russie
les auteurs traitant de la philosophie de Spinoza étaient lus et étudiés.
Cornme je l'ai déjà dit, la polémique autour des travaux de Spinoza, entre
Lessing d'un côté et Mendelssohn et Jacobi de l'autre, était connue. La
position de Spinoza contre l'autorité a joué un rôle essentiel dans la lutte
contre le régime autocratique et l'orthodoxie, son pilier idéologique. Par
exemple, un des décembristes, N. Krukov, pendant son interrogatoire a
déclaré: « Longternps, je n'ai pu décider de refuser l'idée de Dieu; enfin,
en animant la matière et en attribuant tout ce qui existe à l'action du
hasard, j'ai éteint la faible lurnière de la religion pure» - la pensée me
semble très spinoziste, au moins en partie.
Plusieurs décembristes ont eu conscience du rôle de l'Église orthodoxe
russe cornme garante du servage. Pour ceux d'entre eux qui partageaient
v.l.

la position rnatérialiste, Spinoza était très irnportant et très intéressant


cornrne critique de l'idéologie religieuse en général.
A. Herzen, dans une de ses lettres, a remarqué que le système de
Schelling représentait une synthèse des idées de Spinoza et Fichte; cette
observation térnoigne de la compréhension non triviale de la place de
Spinoza dans le processus historico-philosophique. Des observations dis-
parates concernant la philosophie de Spinoza se trouvent dans les Lettres
philosophiques de P. J. Tchaadaev, connu de Schelling et très apprécié par
ce dernier. T chaadaev pense par ailleurs que tout le système de Schelling
pourrait être déduit de la philosophie de Spinoza. On peut remarquer que
Spinoza devient connu en Russie tout d'abord par le biais de l'Allernagne :
Fichte, Schelling, Hegel sont lus en allemand et traduits en russe à cette
époque; le lecteur russe devient aussi familier, à la fin du XVIIIe siècle, et au
début du XIXe siècle des œuvres des romantiques allemands, où il pouvait
puiser certaines informations sur Spinoza. Il faut signaler quand rnême que
pour certaines des « pupilles du nid de Pierre le Grand », Spinoza pouvait
être connu grâce au Dictionnaire de Pierre Bayle.
À la lecture des manuels d'histoire de philosophie justement, utilisés
à l'université de Moscou, le lecteur russe pouvait avoir connaissance du
rapport de Lessing avec Spinoza et de la correspondance entre Jacobi et
Mendelssohn à propos de Spinoza.
En somme, c'était la perception de Spinoza par l'élite intellectuelle et
l'aristocratie du pays, capables de lire ses œuvres en version originale ou
dans d'autres langues européennes. Dans la bibliothèque de T chaadaev, les
œuvres de Spinoza existaient en versions française et allemande.
On peut affirmer que le sort de Spinoza en Russie ne diffère pas essen-
tiellernent de son sort en Europe occidentale: la croissance de l'intérêt
pour les œuvres de Spinoza en Russie est liée à la croissance de l'intérêt
pour ce philosophe en Allemagne, et dans ce pays cet intérêt était déter-
miné par le devenir de l'idéologie de Lumières, les mouvements libérateurs
dans l'Europe entière, et en France en premier lieu.
La littérature prérévolutionnaire sur Spinoza en Russie, écrit un chercheur
américain s'intéressant à ce problème, est pour la plupart critique et néga-
tive. La philosophie de Spinoza est attaquée dans plusieurs de ses aspects,
dans la majorité des cas du point de vue idéaliste ou supranaturaliste. Ce
que les non-marxistes considèrent comme ses péchés majeurs apparaîtra
par la suite dans la littérature russe-soviétique comme autant de vertus et
de points forts qui devaient être acceptés et défendus (G. L. Kline).

Cela doit être précisé et nous en parlerons plus tard.


DANS LA PHILOSOPHIE RUSSE

La première publication sur Spinoza en russe est datée de 1819. Cette


année est rnarquée par la parution du deuxièrne volume de L'histoire des
systèmes philosophiques du professeur Galitch (Govorov). Il s'agit d'une
compilation des sources allernandes. L'auteur partage le point de vue
prédominant au XVIIIe siècle à propos de la philosophie de Spinoza, qui
y voyait une doctrine athée et immorale, « complèternent incompatible
avec le sentiment moral ». Ce qui était l'appréciation typique des œuvres
du penseur hollandais dans la littérature objet de censure. Une telle appré-
ciation de la philosophie de Spinoza peut être rencontrée dans l'ouvrage
de l'archirnandrite Gavriil (Y. N. Voskrésenski), publié en 1839-1840 à
Kazan.
B. N. Tchicherine (1828-1904), célèbre juriste, philosophe, libéral,
soumet le spinozisme à une analyse critique plus détaillée dans son ouvrage
en cinq volurnes, Histoire des doctrines politiques (1903). Il souligne que,
malgré le f~lÎt que Spinoza défende personnellement la liberté politique et
intellectuelle, son système, en fait, exclut cette liberté parce que l'individu
est tout à fait absorbé par la substance, dans le cadre de laquelle nous
avons un déterminisme illimité. Pareille opinion était partagée par d'autres
chercheurs qui étudiaient les œuvres de Spinoza. Remarquons aussi que
nous rencontrons plus d'une fois l'indication de cette dissonance qui existe
dans les positions théoriques personnelles chez Spinoza. Les mouvements
naissants contre le servage - en premier lieu, il faut mentionner ici l'insur-
rection des décembristes se tournaient vers Spinoza cornrne vers l'auteur
capable de fonder l'idéologie libératrice.
Il faut accepter en même temps que la complexité de la philosophie
de Spinoza rendît possibles des interprétations de sa doctrine entièrement
contradictoires. À cette occasion, il est temps d'observer que l'histoire de
l'assimilation des idées du penseur hollandais en Russie est très utile pour
la compréhension des particularités du développement philosophique en
Russie en général. Ajoutons enfin que la compréhension de Spinoza était
dans une forte mesure déterminée par le niveau des rnéthodes historico-
philosophiques.
Soulignons le fait que, pendant la période prérévolutionaire, la presse
soumise à la censure en Russie condamnait quasi unanimement Spinoza
pour sa malignité d'athée et de matérialiste. Cette appréciation a trouvé
son expression dans les encyclopédies philosophiques de l'époque. Nous
savons que la première traduction de l'Éthique, faite en 1866, a été entiè-
rement détruite.
v.l. METLOV

SPINOZA EN RUSSIE À LA FIN DU XIXe SIÈCLE

Cette période est marquée par quantité de recherches importantes


consacrées à Spinoza, ainsi que par des polémiques soulevées par le philo-
sophe dans des revues, dans lesquelles étaient impliqués les représentants de
premier ordre de la vie philosophique en Russie. À cette époque, paraissent
aussi les traductions de ses œuvres majeures et sa correspondance, et cer-
tains tabous officiels sont levés. En 1886, la traduction de l'Éthique, sous la
direction de V. 1. Modestov, est publiée; en 1891, on publie la traduction
de l'Éthique faite par N. A. Ivansov (cette dernière est reproduite dans les
éditions soviétiques des œuvres de Spinoza) ; la correspondance de Spinoza
et sa biographie, écrite par 1. Colerus, sont traduites par L. J. Gourevitch
sous la direction de A. Volinski en 1892; le Tractatus de intellectus emen-
datione paraît en russe pour la prenlÎère fois en 1893; le Traité théologico-
politique est publié en russe en 1906.
À la fin du XIXe siècle, il y eut une polérnique remarquable à propos de
la philosophie de Spinoza entre un néokantien, Alexandre Vvedenski, pro-
fesseur à l'université de Saint-Pétersbourg, et V. S. Soloviev, philosophe,
théosophe et poète russe. La première question au cœur de cette polémique
était: dans quelle mesure peut-on qualifier la philosophie de Spinoza de
pensée athée et matérialiste? Le professeurVvedenski insistait sur le carac-
tère athée de la philosophie de Spinoza sans pour autant mettre en doute
la religiosité de Spinoza lui-même. revanche, V. S. Soloviev refuse les
critères de Vvedenski à propos de l'irréligiosité de ce système: il y avait des
systèmes théologiques où Dieu n'était pas compris, premièrement, cornme
personnalité et, deuxièmement, comme être posant ses propres fins.
systènle de Spinoza d'après Soloviev représente parfaitement un système
religieux qui correspond pleinement au caractère général de l'intellect de
ce philosophe. En caractérisant la philosophie de Spinoza de cette façon,
Soloviev souligne l'inadéquation de ce qu'il appelle« panthéisme statique ».
Cette inadéquation surgit chez Spinoza à cause de sa méthode géométrique
qui condamne le penseur à la compréhension de Dieu comme dieu de
géométrie et de physique, et qui exclut la compréhension de Dieu comme
dieu de l'histoire; c'est-à-dire dieu du développement. Mais mêrne sous ces
aspects, Spinoza avec son panthéisme constitue le rnoment incontournable
du devenir du panthéisme historique de Hegel et de la philosophie chré-
tienne authentique. Il ne faut pas oublier qu'en Allemagne nazie, un des
arguments pour la publication des œuvres de Spinoza était justement que
sa philosophie nous amène à l'idée de Grande Unité (All-Einheit) qui avait
animé Herder et Goethe, et la philosophie allemande classique.
DANS LA PHILOSOPHIE RUSSE

Outre la question de l'idéalisrne ou du matérialisme de la philosophie


de Spinoza, d'autres problèmes importants étaient aussi posés: ceux du
déterminisme, de la liberté, du droit, de l'organisation sociale et politique,
du rapport au judaïsme et à la tradition philosophique antérieure, du degré
de détermination de la philosophie de Spinoza par les conditions socio-éco-
nomiques de son temps. Une certaine place était occupée à cette période
par la polémique à propos du mysticisme de Spinoza. Les deux points
de vue extrêmes à ce sujet peuvent être décrits de la façon suivante: cer-
tains affirmaient que Spinoza était panthéiste et non pas mystique, d'autres
insistaient sur le caractère rnystique du panthéisme de Spinoza.
On peut dire en réagissant à l'affirmation de G. Kline que, pendant
la période prérévolutionaire, à savoir à la fin du XIXe siècle, les chercheurs
russes ont fait beaucoup pour initier le lecteur russe aux œuvres de Spinoza
et aux ouvrages critiques publiés dans différents pays.
Dans la philosophie russe de la période dite « siècle d'argent », Spinoza
est critiqué le plus souvent pour son rationalisme. Nous trouvons ce
reproche chez N. A. Berdiaev (1874-1948), chez V. F. Ern (1881-1917).
« Dans le schéma du raisonnement géornétrique, la ratio de Spinoza essaie
d'englober toute la cornplexité du processus cosmogonique », souligne Ern
en polémiquant avec S. L. Frank (1877-1950). À part cela, Ern remarque
qu'il n'y a pas de compréhension ontologique de la nature chez Spinoza:
« Spinoza est méonique dans sa philosophie [c'est-à-dire qu'il nie la nature
cornme étant (V. M.)], parce qu'il nie la nature comme étant à cause de
sa confusion entre la nature et Dieu. Deus sive natura, Dieu ou la nature!
Dieu, compris d'une façon panthéiste, est, pour Spinoza, Créateur et Étant
dans la nature, et non la nature elle-même. Selon Spinoza, la nature n'est
pas indépendante de Dieu et, pour cette raison, elle n'est pas étant à côté
de Dieu, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de nature corrlme étant indépendant»
(Œuvres, p. 115).
On peut trouver certaines imprécisions dans la compréhension du rap-
port de la nécessité et la liberté chez N. O. Losski (1870-1965), qui croyait
que la liberté chez Spinoza était ce qui restait de la nécessité.

SPINOZA DANS LA PÉRIODE POSTRÉVOLUTIONNAlRE

Le rapport à Spinoza marqué par des visions contraires pendant toutes


les périodes fut sourrlÏs au changement le plus radical après la révolution
d'Octobre 1917. Ce qui était qualifié dans la philosophie de Spinoza
comme vice pendant la période prérévolutionnaire est devenu vertu dans
la période postrévolutionnaire.
v.l.

Pendant cette période, Spinoza devint le porte-drapeau de l'athéisrne et


du matérialisrne, situé très près de la dialectique matérialiste de Marx. Pour
être juste, il faut remarquer que le début de cette interprétation date de la
période d'avant la révolution d'Octobre. C'est l'interprétation de Spinoza
par G. V. Plekhanov qui appelait marxisme une forme du spinozisme.
La période prérévolutionnaire est caractérisée aussi par l'approche socio-
logique marxiste de l'œuvre de Spinoza. Nous pouvons citer tout d'abord
le livre de B. A. Chouliatikov (1872-1912), Lajustification du capitalisme
dans la philosophie européenne de l'Ouest (1908).
La compréhension du monde de Spinoza, a écrit l'auteur de cet ouvrage, est
un hymne au capital triomphant, au capital tout-englobant, tout-centra-
lisant. Hors la substance unique, il n'y a pas d'être, il n'y a pas de chose:
hors d'une grande entreprise manufacturière, les producteurs ne peuvent
pas exister. Le premier membre du credo capitaliste, traduit jadis pour la
première fois par Descartes en langage philosophique, reçoit maintenant
une formulation particulièrement claire et décisive (p. 42).

Le 250 e anniversaire de la mort de Spinoza en 1927 et le 300 e anniver-


saire de sa naissance en 1932 ont été célébrés avec ampleur par la société
soviétique. Ces célébrations ont mis en lumière l'existence de deux types
d'approches de Spinoza dans le cadre de la tradition marxiste soviétique
en train de se constituer: d'un côté, le groupe d'auteurs réunis autour
de A. M. Déborine (1881-1963), de l'autre, un groupe d'auteurs qualifié
comrne partisan du matérialisme mécaniste.
Les partisans de Déborine étaient enclins à souligner les conditions
sociales, économiques et politiques de la genèse et du développement du
système de Spinoza, ignorant pratiquement les sources proprement théo-
riques, philosophiques -le néoplatonisme, les traditions médiévales judaï-
que et arabe, la scolastique européenne, et même le cartésianisme. Ils ont
attaqué violernment le point de vue exposé dans l'Encyclopédie de Brockhaus
et Efron, d'après lequel « [ ... ] tout le contenu essentiel de sa philosophie
peut être déduit directement de la philosophie de Descartes, la philosophie
de Spinoza se distinguant de la philosophie de Descartes par un caractère
mystique et religieux plus prononcé» (p. 216), en soulignant que Spinoza
a surmonté le dualisme cartésien sur la base du monisme matérialiste, et
que l'influence de Spinoza était aussi dérangeante que stimulante.
Lerreur typique commise par Déborine et son école, et qui a été répétée
presque dans toutes les œuvres soviétiques sur Spinoza, était l'identifica-
tion de la substance chez Spinoza avec la matière.
SPINOZA DANS LA PHILOSOPHIE RUSSE

Les mécanistes représentaient une approche plus traditionnelle de la


question sur les sources de la philosophie de Spinoza: certains auteurs iden-
tifient la tradition judaïque cornme base cornrnune du rnode de pensée de
Spinoza; d'autres soulignent l'influence de la philosophie judaïque médié-
vale en ajoutant que Spinoza n'a jamais pu se débarrasser des éléments du
mysticisme, malgré la forte influence du rationalisrne de Maïmonide. En
général, les mécanistes ont eu tendance à transformer Spinoza en idéaliste
et dualiste. Spinoza est condamné pour un rationalisrne exagéré, pour une
séparation de la raison et de l'expérience sensorielle, pour l'abaissernent du
statut épistérnologique de cette dernière, pour le caractère conternplatif du
critère de la vérité, pour l'intuition rnystique extrasensorielle.
La philosophie soviétique, dans une certaine mesure, a hérité de la
période précédente le problèrne du rapport de Spinoza à la religion: tout
le monde était d'accord pour voir en Spinoza le premier penseur dans l'his-
toire traitant la religion comme phénomène historique et social; les désac-
cords commencèrent avec la discussion sur l'attitude de Spinoza envers
l'athéisme, athéisme que Spinoza lui-même reniait.
L'ouvrage qui, à mon avis, a résumé les recherches sur Spinoza en
URSS est le livre du professeur de l'université Lomonossov de Moscou,
V. V. Sokolov, Philosophie de Spinoza et contemporanéité (1964). Ici, pre-
mièrement, nous trouvons une solution bien pesée à la question des sources
de la philosophie de Spinoza: tout en rendant homrnage aux racines socio-
historiques de la conception de Spinoza, l'auteur donne en rnême temps
une représentation bien développée des sources proprement théoriques de
la pensée de Spinoza. Le livre donne aussi un panorarna du développement
du panthéisme et de ses différentes fonnes; il traite des questions toujours
débattues du contenu, de la signification et du destin de la philosophie de
Spinoza. À l'analyse méticuleuse de la préhistoire de la doctrine du pen-
seur s'ajoute l'analyse du contenu du destin de la philosophie de Spinoza
dans la tradition philosophique russe et, particulièrement, dans la tradi-
tion soviétique. Dans un certain sens, on peut affirmer que le travail de
V. V. Sokolov est l'accomplissernent d'une période entière de l'histoire du
développement des recherches sur Spinoza dans notre pays; il est la syn-
thèse dialectique qui a été tellement nécessaire compte tenu des positions
extrêmes constituées à l'époque comme approche principale de l'étude du
spinozisrne. Par ailleurs, le livre de Sokolov a reçu une appréciation très
favorable, dans les pages de Soviets Studies, de la part de J. Bochenski en
1965.
Au début des années 1970, le professeur V. V. Sokolov a écrit encore un
ouvrage sur Spinoza paru dans une série Les penseurs du passé où, en SOlTlme,
v.l. METLOV

sous forme de vulgarisation, les mêrnes idées que dans son ouvrage précé-
dent ont été exposées. Nous ne pouvons pas citer des ouvrages irnportants
sur Spinoza qui auraient paru après ceux de Sokolov. Le livre d'I. A. Koni-
cov, Le matérialisme de Spinoza (Moscou, 1971), reprend les fautes propres
à la position des déborinistes, qui représentent Spinoza comrne un rnaté-
rialiste sans failles. La biographie de Spinoza parue dans une célèbre série,
La vie des hommes illustres, ne contient pas de découverte théorique.
Naturellernent, il n'y a pas de raison suffisante pour juger que le thème
« Spinoza» a été définitivement épuisé dans la philosophie russe. Nous
sommes persuadés a priori que cet « épuisement» est simplement impos-
sible. En se retrouvant dans un contexte sociohistorique nouveau, n'im-
porte quelle grande figure philosophique représente de nouveaux aspects
dans son contenu même. Un des plus importants problèmes qui sont à
résoudre, et qui sont capables d'influencer forteluent l'état général des
recherches historico-philosophiques, est le problème de la déterrnination
sociale des constructions théoriques. En principe, nous sommes tous d'ac-
cord avec la critique et l'appréciation négative du sociologisme vulgaire.
Mais de quelle façon doit se présenter le sociologisme correct, la ques-
tion reste posée. Ni la sociologie de la connaissance, ni la sociologie de la
science n'ont pu jusqu'à maintenant donner une caractéristique précise de
la rnéthode de ce genre de recherches. Il m'est très difficile de rne débarrasser
de la pensée qu'une « linguistisation » de la philosophie actuelle, dans une
certaine mesure, représente un reflet du processus d'engloutissement par le
capital financier de toutes les autres formes de capital, et que le concept de
la « chose en soi» de Kant, ce genre d'aliénation épistémologique, surgit
avec le devenir du concept d'aliénation éconornique dans le grand ouvrage
d'Adam Smith, réfléchissant les aspects généraux du développement social
contemporain aux auteurs cités. Cette tâche nous paraît très importante,
naturellement, dans le sens théorique le plus général, et pas seulement à
l'égard de Spinoza. Lexplication du contenu et des particularités de la dia-
lectique de Spinoza nous semble une autre tâche intéressante à résoudre, et
tout d'abord en liaison avec la dialectique de la liberté et de la nécessité.
Le spinozisme spectral cl' Anton Tchekhov1
FRANÇOIS ZOURABICHVILI

[. . .} cela est tout aussi insensé que si un poisson,


pour qui nulle vie n'est possible hors de l'eau,
disait: si nulle vie éternelle ne suit pour moi cette vie dans l'eau,
je veux sortir de l'eau pour aller sur terre. [. . .}
(Spinoza, Court traité, II, ch. 26.)

J'aimerais bien, ne fût-ce qu'une heure ou deux,


émerger de cette vie de poisson [. .. }
(Tchekhov, La Mouette, acte III.)

Spinoza et Tchekhov moururent tous deux au même âge et du même mal;


l'un était curieux de médecine et amateur de comédies, l'autre médecin
lui-même et auteur comique; ils eurent le même dégoût de l'obscuran-
tisme religieux. Telles sont les ressemblances, ou plutôt les coïncidences:
car un abîme sépare le philosophe de la Hollande entreprenante et libérale
du XVIIe siècle, que l'art n'intéresse que très secondairement, et l'écrivain
du déclin de la Russie autocratique, qui se méfie de toutes les conceptions
générales. Certains indices font croire pourtant à l'intérêt d'un rapproche-
ment.
Le nom de Spinoza apparaît plus d'une fois dans l'œuvre de Tchekhov.
Il est vrai que sa génération est la première en Russie à accéder aux textes
mêmes: l'Éthique paraît en russe en 1886, les Lettres en 1891, le Traité de la
réforme en 1893. Deux illustres contemporains en témoignent à leur façon:
Soloviev, dont les années d'adolescence furent spinozistes, et qui écrit encore
au soir de sa vie une « défense de la philosophie de Spinoza2 »; Chestov,
par son antispinozisme notoire. Il n'y aura pas de vogue spinoziste, comme

1. Certaines références à Spinoza figurant dans des textes inédits en français, nous les
citons d'après l'édition complète la plus récente, Polnoié sobranié sotchiniénii i pissiem,
Moscou, 1974-1982. En abrégé: PSSiP. Les 30 tomes sont numérotés de 1 à 18 pour les
œuvres (en abrégé: 0), de 1 à 12 pour la Correspondance (en abrégé: Cl.
2. C'est le sous-titre de l'article « Le concept de Dieu ».
il Y eut une vogue hégélienne, schellingienne, schopenhauerienne, voire
positiviste; rnais entre deux périodes de sympathie obligée, par adhésion
au post-kantisme puis au marxisme, ce furent peut-être quelques années de
grâce (et de désespoir) où un jeune Russe pouvait découvrir Spinoza.
Cependant, Tchekhov ne lit guère de philosophie: un peu de Scho-
penhauer dans sa jeunesse, cornme toute l'époque; occasionnellement,
Nietzsche à la fin de sa vie, « avec plaisir» ; seul Marc Aurèle sernble l'avoir
toujours accompagné. Ses personnages, en revanche, «philosophent»
volontiers: « En Russie il n'y a pas de philosophie, mais tout le monde
philosophe, même le menu fretin », dit le paranoïaque de Salle n° 6 3 • On
philosophe le plus souvent parce qu'on a trop chaud ou trop bu, comme
par une altération physiologiqué. En règle générale, Tchekhov ne nomme
les philosophes que pour décrire un type, comme cet oncle hégélien dont la
vodka délie la langue, et qui provoque en duel son interlocuteur au sujet de
Schopenhauer 5• Même le stoïcisme, qui semble pourtant l'avoir intéressé,
est l'objet d'une cruelle mise en scène. Dans ce contexte, les réferences
joyeuses et libres à Spinoza brillent d',un éclat énigmatique.
Le surgissement de Spinoza dans l'œuvre de Tchekhov a toujours un
effet comique. Dans Statistique, le narrateur commence par s'étonner de
l'empressement des facteurs, qui diminuerait s'ils lisaient le courrier qu'ils
distribuent: «À les regarder, on dirait qu'ils transportent Kant en per-
sonne, ou Spinoza! » Dans Le Sylvain naïf, un fonctionnaire des postes qui
lit le courrier explique au contraire les raisons de sa vigilance: «Tel signe
"lieutenant untel", et derrière ce lieutenant se cache Lassale ou Spinoza6 ••• »
Il s'agit moins des textes de Spinoza que de sa présence vivante et inquié-
tante: Spinoza hante la Poste, qui tantôt le véhicule, tantôt l'intercepte; il
circule dans le réseau comme un fantôrne, et la vitesse du facteur possédé
est aussi celle du spectre.
Rien d'étonnant, dès lors, à ce qu'une séance de spiritisme, chez
Tchekhov, soit consacrée à évoquer l'esprit de Spinoza. On sait que Nuit
de terreu? eut pour modèle une séance où les mêmes paroles étaient prêtées
à l'esprit de Tourgueniev: Tchekhov a donc estimé que le nom de Spinoza
convenait mieux à une apparition spectrale. Outre l'efFet comique, on

3. Nouvelle de 1893.
4. La nouvelle « Le penseur» (1885) réunit les deux conditions.
5. Ivanov, acte II, sc. 5.
6, Ces deux récits datent respectivement qe 1883 et 1885. Cf PSSiP, 0, t. 2, p. 344, et
t. 5, p. 350, On songe évidemment aux Ames mortes de Gogol, olt des notables de pro-
vince, réunis pour statuer sur le cas de l'étrange voyageur T chitchikov, examinent avec
gravité l'hypothèse qu'il soit Napoléon en personne.
7, Nouvelle de 1884.
LE SPINOZISME SPECTRAL D'ANTON TCHEKHOV

songe aux lettres sur les spectres ... Tchekhov devait tenir à cette plaisante-
rie: une réplique de la version primitive de Platonov associe Spinoza à un
certain Martin Zadeka, interprète des songes 8 • Du moins y a-t-il un point
commun à la censure et au spiritisme, à la paranoïa policière et aux spécu-
lations parapsychologiques : l'aIllbiance de crédulité ou de superstition si
propice au fantastique, dans laquelle baigne la sainte Russie orthodoxe et
autocratique.
Spinoza fait donc à la lettre des apparitions dans l' œuvre de Tchekhov.
Mais il y a un autre aspect: son nom accuse par contraste la médiocrité
ou la bassesse d'un personnage. À sa future belle-rIlère qui lui indique la
piste de danse, le fiancé cupide de La noce, Aplombov, rétorque: « Je ne
suis pas un quelconque Spinoza, pour faire des huit avec mes pieds 9 • »
Cette confusion, commise avec tout l'aplomb nécessaire, révèle d'un trait
la vulgarité du personnage, un peu comme s'il entreprenait de dénigrer les
symphonies de Tchekhov, au lieu de Tchaïkovski: Spinoza vaut ici pour
un danseur grotesque du nom d'Espinoza, dont les prestations au Bolchoï
au début des années 1870 furent célèbres. Dans le même registre, le cuistre
Pétrine, qui ne raisonne qu'en termes de roubles, vient de se voir intimer
l'ordre par l'instituteur Platonov de déguerpir, et il confie son ressentiment
à un compagnon de beuverie:
Je l'aurais bien jeté dehors, mais je n'ai pas le bras assez long! Je vais pro-
tester la lettre de change, certains qui n'ont pas leur place à l'école! Je le
chasserai! Nous n'avons pas besoin d'idées! Les idées en tout genre avec
leurs tours de passe-passe, qu'en avons-nous à faire? C'est un instituteur
qu'il nous faut, pas un Spinoza et un Martin Zadeka! Je le dénoncerai et
je le chasserai 10 !

« Notre philosophe », comme disent ses amis, a donc beau s'appeler


Platonov, on dirait à l'entendre « un » Spinoza. Les tours de passe-passe
auxquels se livre sa parole font écho à la figure du krendel', cette brioche
en forme de huit, pour dégager l'image d'un penseur acrobate et magicien.
Et cornIlle le fonctionnaire des Postes, Pétrine croit en dernière instance
qu'une telle virtuosité relève de la police. Platonov? Un Spinoza de pro-
vince à surveiller; et peut-être chaque district en cache-t-il un. On dirait

8. Platonov, acte II, tableau 2, sc. 8. Cf. PSSiP, 0, tome 11, p. 351 (la note de l'éditeur
au sujet de Martin Zadeka se trouve p. 402). Elle appartient aux coupures effectuées par
Tchekhov, après que la pièce avait été refusée pour ses longueurs et sa non-théâtralité: son
contenu n'est donc nullement en cause.
9. La noce, courte pièce de 1889.
10. C'est la réplique que nous évoquions plus haut.
que la police et la poste voient Spinoza partout, et flairent dans cette ubi-
quité un complot majeur.
Le I?rendel', il est vrai, peut s'entendre aussi cornrne une contorsion. Un
banquet a lieu, dans la hantise carnavalesque d'une surveillance policière:
« Au moment du charnpagne, nous demandârnes au secrétaire d'adminis-
tration Lambin (Ottiagaiev), notre Renan et notre Spinoza, de faire un
discours. Il fit quelques façons, puis il consentit, et après un regard sur
la porte, derrière lui, il dit: [... ]l1. » Contrairement au facteur possédé,
Lambin le subversif s'enlise, en présence d'égaux, dans un interminable
discours égalitariste - mais il fait soudain preuve d'un sens diabolique de la
vitesse dès qu'il s'agit, à l'arrivée de son supérieur hiérarchique, de conver-
tir ses propos en panégyrique obséquieux. Voici que la Russie compte aussi
des pseudo-Spinoza ...
Présence fantomatique ou habileté spirituelle: tout un jeu d'apparitions
et de disparitions. Limage de Spinoza est élogieuse, puisque le soupçon
d'illusionnisme ou d'imposture n'émane jamais que de ratés ou de parve-
nus aigris et pathétiques (Pétrine, Aplombov) dont Spinoza est l'antithèse;
les occurrences de son nom sont autant de saluts amicaux et espiègles. On
objectera que ces facéties n'ont guère de rapport avec sa pensée. Mais est-ce
bien sûr? Les brioches en forme de huit ne manquent pas dans le spino-
zisme : la théorie dite du parallélisme (1'esprit et le corps sont « une seule et
rnêrne chose qui s'explique par deux attributs différents» : un même cercle
pour ainsi dire tordu en deux, cercle naturel et idée de cercle, en somme un
8)12; le concept de mode (chaque être de la nature est Dieu lui-mêrne - ou
l'un de ses attributs «en tant que modifié d'une modification finie 13 »);
les définitions du Traité théologico-politique, qui assument le vocabulaire
théologique traditionnel pour en subvertir froidement le sens 14 ; enfin, la
théorie du songe prémonitoire, qui admet le phénomène mais en natura-
lise l'explication 15. Tant l'art de Spinoza est d'un faire deux, et de deux ne
faire qu'un.
Il n'est pas probable que Tchekhov ait lu Spinoza. Il s'est intéressé à la
correspondance, parue en russe en 1891 : connaissant les traducteurs et les
méprisant, il rend hommage par contraste au « talent» et à la « sagesse )}
du « philosophe juif» (Tchekhov ne prononce jarnais le mot talent à la
légère 16). Une lettre nous apprend qu'il a acheté l'Éthique pour la biblio-

11. «,Récit auquel il est difficile de donner un titre» (1883).


12. Ethique, II, 7, seo1.
13. Ibid., l, 28, dém.
14. Cf les définitions du ch. III.
15. Lettre 17 à Pierre Balling.
16. Lettre à Souvorine, 18 mai 1891 (PSSiP, C, t. 4, p. 233).
LE SPINOZISME SPECTRAL D'ANTON TCHEKHOV

thèque de Taganrog, sa ville natale; ITlais elle ne precise rien sinon le


prix, 1 rouble 50, compte tenu d'une remise de 10 % 17 • Cependant, lire
est une chose, et nous devons tenir compte du flair de Tchekhov (son
œuvre, COIT1ITle celle de Gogol, abonde en chiens et en nez remarquables).
Tchekhov n'avait aucun besoin de lire l'Éthique et de s'approprier par un
long exercice le réseau de ses théorèmes. Il suffit et il importe qu'il y ait mis
le nez. Or, il avait toutes les raisons d'être frappé par le recours à l'ordre
géoITlétrique et d'en percevoir instinctivement le sens éthique; il pourrait
même avoir entrevu quelque chose de la conception si spéciale de la pars
tRterna de l'esprit.
Considérons d'abord Nuit de terreur:
Mes pensées en chemin étaient pénibles, oppressantes ... «Ta vie approche
de son déclin ... Repens-toi ... » Telle était la phrase que Spinoza, dont
nous avions réussi à évoquer l'esprit, m'avait dite pendant la séance. Je
lui avais demandé de la répéter, et la soucoupe, non seulement l'avait fait,
mais avait ajouté: « Cette nuit. »

Le lecteur a d'abord l'impression que le choix du nom de Spinoza est lié


à des raisons d'humour et de mystère, et l'on sait au derneurant combien
l'appel au repentir est précisément contraire à l'esprit de Spinoza. Mais il
faut suivre l'enchaînement.
Le narrateur, « homme sans préjugés », commence par expliquer que
l'idée de la mort est contraire à la nature humaine. Néanmoins elle l'effi'aie,
et les intempéries - froid, pluie, brouillard - se conjuguent aux paroles de
l'esprit pour le jeter dans un état de « peur indéfinie et inexpliquée»; il
s'attend maintenant à voir la mort s'incarner sous la forme d'un spectre.
Rentrant chez lui, il découvre un cercueil et prend la fuite. « Il y a bien
des choses, messieurs, qui s'impriment dans votre mémoire, bien que
vous ne les ayez vues qu'un instant. » Ici, le narrateur fait une pause: un
incendie, un voleur, un chien enragé ne l'auraient pas étonné « toutes
choses naturelles et compréhensibles ». Mais un cercueil! Il hésite entre
le prodige et le crime, échafaude des séries causales, puis y renonce pour
envisager un signe lié à la prédiction, donc à une cause finale: «Les
esprits m'ont prédit la mort, pensai-je. Ne serait-ce pas eux qui m'auraient
pourvu à cet effet d'un cercueil? » Il redit son incrédulité, tout en ajoutant
qu'« une telle coïncidence peut inspirer un état mystique nlêlne à un
philosophe ». Finalement, le narrateur ressasse sa conviction: « C'est une
illusion d'optique. » Parallèlement, il explique sa vision par la constitution

17. Lettre à Iordanov, 24 novembre 1896 (PSSiP, C, p. 235 et 238). Il s'agit de l'édition
de 1894.
fébrile de son corps cette nuit-là. Sentant rnonter en lui la folie et l'effet
des internpéries, il se rend chez un arni, au lieu duquel il découvre un
nouveau cercueil qui sernble confirrrler l'idée d'une illusion d'optique et
d'une hallucination récurrentes: il s'autodiagnostique une « rnanie du
cercueil ». « Chercher la cause de cette confusion mentale n'était pas long:
il suffisait de se remémorer la séance de spiritisrrle et les mots de Spinoza
[ ... ] » : voici que la prédiction n'est plus associée à des causes finales, mais
traitée elle-même corrlme une cause efficiente. Le narrateur songe alors à
se rendre chez un jeune médecin qui avait assisté à la séance; il le voit venir
à sa rencontre, affolé par les mêmes symptôrnes. S'étant mutuellement
pincés, ils concluent que les cercueils « ne sont pas des illusions d'optique
mais quelque chose de réel ». Le dénouement est dans une lettre qui révèle
la cause efficiente de tant de cercueils et invalide la thèse de l'illusion: un
entrepreneur en pompes funèbres, menacé de saisie, s'est empressé de dis-
perser sa marchandise chez ses arnis. Les cercueils étaient bien l'objet d'une
perception réelle, rnais celle-ci revêtait un aspect hallucinatoire du fait de
l'atrnosphère mentale qui l'entourait: le rationalisrne, en l'emportant par
surprise, s'avère avoir été la dupe de ce qu'il entendait démystifier.
Cette farce somrnaire, qui exploite les potentialités comiques du détermi-
nisme, qui vise-t-elle? Spinoza et la prétendue ataraxie du philosophe?
Mais Spinoza est en même temps l'ordonnateur de la farce, corrlplice de
Tchekhov, et la chute rétablit le spinozisme dans ses droits. Autodérision,
alors? Sans doute, le matérialisme scientiste habituellement professé par
Tchekhov ne l'a pas dissuadé d'accorder une certaine attention aux expé-
riences spirites, comme tant de savants et de philosophes, au tournant
du siècle; et l'on se souviendra que Spinoza lui-même s'était rendu chez
l'alchimiste Helvétius. Mais l'intérêt est ailleurs, dans l'accumulation de
thèmes spinozistes: hésitation entre les causes efficientes et les causes
finales, et arbitrage en faveur des premières, disqualification de la pensée de
la mort, explication de l'hallucination par la constitution du corps, question
des spectres, question de la nature et de sa compréhension, enfin leitmotiv
de l'illusion d'optique. La liste est trop nombreuse pour laisser croire à une
coïncidence, dans un récit invoquant expressément Spinoza 18 •

18. Lors du débat, cette analyse de Nuit de terreur a suscité deux interventions. Olivier
Bloch souligne d'abord que 1'« Esprit de Spinoza» est l'un des titres sous lesquels le
fameux Traité des trois imposteurs a circulé. Cette remarque est riche d'implications. Sans
doute, seuls Bouvard et Pécuchet se demanderaient si Tchekhov a bien lu ledit traité, mais
la question est ailleurs. Après la mort de Spinoza, on s'efforce moins de comprendre le
spinozisme que d'en dénicher les traces chez autrui; l'esprit plutôt que la lettre se diffuse
à travers l'Europe, et cet esprit n'est que l'idée qu'on se fait de Spinoza, empreinte de
frayeur et de prévention; car, n'osant y toucher soi-même de peur de participer à l'entre-
prise sacrilège, on se sent menacé par lui de toutes parts. Cette propension à s'attacher à
LE SPINOZISME SPECTRAL D'ANTON TCHEKHOV

On remarquera que Tchekhov sernble tenir au rapport du philosophe et


du spectre: il en fait le thème d'une autre nouvelle, Le moine noir19 , beau-
coup plus consistante que Nuit de terreur. Le spectre dit au philosophe:
« J'existe dans ton imagination, et ton imagination est une partie de la
nature, donc j'existe dans la nature. » Lépaisse furnée noire, qui se dif-
fuse sur le jardin au début, suggère au lecteur une explication physique de
l'hallucination: effet d'un phénornène naturel inhabituel sur une consti-
tution nerveuse fragile. Puis le spectre dit que l'irnmortalité consiste dans
la jouissance de connaître, et que la joie et la liberté sont le fruit du déve-
loppernent de l'intellect. Le philosophe sent monter progressivement cette
joie en lui, qui efface toutes les passions tristes. Ivre de travail, il craint
cependant la folie et consent à un traitement médical qui le rend à une
existence ordinaire, apathique et désœuvrée. Son insatisfaction le convainc
d'abandonner sa femme qui réapparaît tel un spectre, sous la forme d'une
lettre, pour le maudire. Mais, à la diHerence du narrateur de Nuit de ter-
reur, il conjure sa peur en se remettant au travail: les visions reprennent
quand il succombe à une crise d'hémoptysie. Cet étrange récit, complexe et
indécidable, trouve son origine dans un rêve que Tchekhov dit avoir fait;
sa propre vie se réfléchit ainsi dans l'aventure d'un philosophe phtisique

1'« Esprit de Spinoza» perdure paradoxalement dans le Sturm und Drang qui, procédant
à l'inverse, entreprend de sanctifier Spinoza en prétendant le défendre contre lui-même
(Lessing, par exemple, entendait définir 1'« esprit qui est descendu en Spinoza lui-même »,
parce que « son credo ne se trouve en aucun livre ». Cf Herder, Dieu. Quelques entretiens,
trad. fi-. Bienenstock, PUF, 1996, p. 102. Herder ajoute qu'il a cherché en vain à com-
prendre comment Lessing avait pu nouer le contact avec cet esprit). En 1884, un Russe
même cultivé a plus de chances d'être en contact avec 1'« Esprit de Spinoza », au travers
des conversations ou des exposés de seconde main, qu'avec sa philosophie. Mais, l'hérésie
n'eHarouchant pas Tchekhov, il peut traiter avec humour 1'« Esprit de Spinoza» pour en
dégager les valeurs cliniques, spirites et policières. En revanche, M. Georges Martinowsky
s'avoue perplexe devant l'importance accordée à une histoire seulement loufoque, œuvre
sans prétention d'un jeune carabin. Il rappelle que « Nuit de terreur» est la parodie d'un
genre convenu, et que le nom de Spinoza est choisi avant tout pour sa ressemblance avec
zanoza, l'écharde. M. Martinowsky a raison, et l'on peut ajouter que le sens figuré de
zanoza n'est pas absolument sans rapport avec vydiélyvat' nogami kriendélia, « faire des
brioches en forme de huit avec ses pieds» ... Mais si l'objection est vraie, pourquoi une
telle cohérence thématique, chaque fois que le nom de Spinoza surgit? Il nous importe au
fond assez peu de savoir ce que Tchekhov savait de Spinoza. Nous sommes frappé de la
résonance de deux gestes créatifs, qui donne un intérêt rétrospectif au privilège accordé par
les œuvres précoces au nom et à 1'« esprit» de Spinoza. Nous ne levons pas l'énigme; tout
au plus la faisons-nous miroiter comme la répétition d'un problème singulier (le devenir-
actif de l'affectivité) par-delà une césure irrévocable (la faillite de l' intelligere). Pour finir,
n'y a-t-il pas moyen d'accorder ces deux interventions, si disparates soient-elles? Le Traité
des trois imposteurs, avant Tchekhov, a joué du nom de Spinoza (cf Georges Friedmann,
Leibniz et Spinoza, Gallimard, 1962, p. 266) : de la terra spinosa à la zanoza, de la terre
épineuse à l'écharde, il n'y a, si l'on peut dire, qu'un pas.
19. Nouvelle de 1893.
ZOURABICHVILI

qui reçoit la révélation de sa propre éternité par la jouissance de l'intellect


(l'histoire de la philosophie n'en présente qu'un)2°.
Pouvons-nous aller plus loin encore, en fonction de la sombre déclara-
tion de 1892?
Nous autres? Nous décrivons la vie telle qu'elle est et, au-delà, rien du tout.
Fouettez-nous, nous ne pourrons faire plus. Nous n'avons ni buts immé-
diats ni buts lointains. Notre âme est comme un désert. Nous n'avons pas
de politique, nous ne croyons pas à la révolution, nous sommes sans Dieu,
nous ne craignons pas les fantômes, et, quant à moi personnellement, je
n'ai peur de rien, même pas de la mort ou de la cécité. Celui qui ne désire
rien, n'espère rien et ne craint rien ne peut être un artiste21 •

Tchekhov et Spinoza ont, par-delà les siècles, un problème commun:


Non ridere, non lugere, neque detestari . .. Dans la Russie de la fin du siècle
dernier, dominée par le virage rnoraliste du comte Tolstoï, Tchekhov a
la même position polémique à l'égard du jugernent sur les hommes que
Spinoza en son siècle: il ne cesse de redire que l'affaire de l'écriture n'est
pas de juger. Le théâtre russe classique de son époque, Ostrovski excepté,
est entièrement voué à la dénonciation des mœurs, et la prose engagée est
nulle. Au sujet d'Ivanov, il écrit: «J'ai voulu être original, je n'ai pas mon-
tré dans ma pièce un seul scélérat ni un seul ange (mais je n'ai pu éviter les
bouffons), je n'ai condamné personne, je n'ai justifié personne 22 • » Gorki,
quelques années avant de se faire le juge sinistre du droit de vivre de ses
confrères, a cette lucidité:
Vous êtes, je crois, le premier homme libre que j'aie vu, le premier qui ne
révère rien. Il est bon que vous sachiez faire de la littérature la première,
la grande affaire de cette vie. Mais moi, tout en sentant que c'est bien, je
ne suis pas fait sans doute pour vivre comme vous: je suis tenu ailleurs
par trop de sympathies et d'antipathies. J'en suis fâché, mais je n'y peux
rien 23 •

S'abstenir de jugement de valeur est, pour Tchekhov comme pour


Spinoza, la condition d'un esprit sain; pour l'un comme pour l'autre, c'est
affaire d'élaboration positive d'un mode d'écriture.

20. L'édition russe de la correspondance contenait en appendice la « Vie de Spinoza» par


Colerus, qui mentionne la phtisie.
21. Lettre à Souvorine, 25 novembre 1892.
22. Lettre à son frère Alexandre, 24 octobre 1887.
23. Lettre de Gorki à Tchekhov, 1899.
LE SPINOZISME SPECTRAL D'ANTON TCHEKHOV

Mais le problème est celui de l'indiHerence, dans lequel Tchekhov se


débat toute sa vie: tour à tour, il la dénie, la revendique, en soufh-e. Il ne
se contredit pas puisqu'il en diagnostique deux formes, la rupture éthi-
que, si fragile soit-elle, consistant à passer de l'une à l'autre: sa désaffec-
tion arnbiguë est tantôt égoïsme, tantôt expérience d'écriture. Il existe en
eHet une fonne supérieure d'indifference, que Tchekhov revendique parce
qu'elle est sa santé, et dont il ne peut parler que parce qu'il la possède
déjà: l'aptitude positive à voir sans juger et, corrélativement, à aider sans
airner (et sans non plus être mû par le sens du devoir). Cette indifference
supérieure est à la fois la condition et l'effet de l'écriture. Les deux formes
sont distinctes, bien que parfois indémêlables : « C'est quand on se sent
froid comme un glaçon qu'il faut se mettre au travaiF4. » LindiHerence
doit devenir active et produire des affects par manque de passion25 • Le petit
garçon de Tchekhov devait s'appeler Pamphile. Un tel schéma ressemble à
celui de Spinoza, qui va de la désaffection pour les occurrences ordinaires
de la vie, vana et lutilia, à 1'« amour intellectuel» du Dieu-nature26 • Or
nous savons quel fut pour lui le rnoyen de cette conversion active de l'in-
différence: l'ordre géométrique et le regard sub specie aternitatis. Tchekhov
aurait-il connu un trajet analogue?
S'il Y a bien un problèrne commun, chacun le pose dans des conditions
differentes et même opposées: au ... sed intelligere qui termine la formule
de Spinoza, répond l'aveu de Tchekhov: « On ne comprend rien, sur cette
terre 27 • » Ivanov, déjà: « Je suis sans doute très coupable, mais mes pensées
sont si confuses, mon âme est comme engourdie; je ne parviens pas à me
comprendre. Je ne comprends ni les autres ni rnoi-même. [ ... ] Je ne com-
prends pas moi-·même ce qui se passe dans mon âme [ ... ] » C'est un abou-
tissement et non un point de départ. Il arrive bien qu'un homme accède à
une sorte d'existence nouvelle, chez Tchekhov, mais c'est qu'il passe alors,
au rebours du trajet éthique spinozien, d'une compréhension illusoire à la
certitude de son impuissance à comprendre. Toute conception générale,
Schopenhauer compris, frappe désormais par sa pochlost', platitude et bas-
sesse. Même la conviction qu'il est vain d'essayer de comprendre n'échappe
pas à sa mise à distance critique, puisque Tchekhov la réfléchit dans le
décor étrange des Feux. Quelle que soit sa tournure, l'explication rejoint

24. Rapporté par Vladimir Bounine, dans Tchekhov vu par ses contemporains, Gallimard,
1970, p. 244.
25. Cf les lettres à Lydia Avilova : « Plus vous serez objective, et plus l'impression sera
forte », etc.
26. Cf. le prologue du Traité de la réforme de l'entendement et la V partie de l'Éthique_
27. Cf. la dernière page des « Feux», nouvelle de 1888, et les lettres à ce sujet: à Léontiev-
Ch'iéglov, 29 mai 1888; à Souvorine, 30 mai 1888.
~~.''''-'''-J~U ZOURABICHVIU

le jugement dans un même geste de récusation: « S'il faut que nous ayons
tous les jours des explications, docteur, aucune force n'y suffira ... Et à qui
ai-je l'honneur de parler? Au procureur ou au rnédecin de rna fernrne 28 ? »
Si nous dernandons pourquoi la lucidité paradoxale de beaucoup de
personnages de Tchekhov n'est pas réductible à la confusion mentale du
prerrlÎer genre de connaissance chez Spinoza, la réponse est peut-être dans
une réplique de Platonov, qui retentit comrne une objection à la fameuse
Lettre 58 à Schuller 9 • Il est intéressant de la corrlparer à l'objection de
Chestov. Ce dernier soutient la thèse d'un destin de la pensée occidentale,
lié à la dévaluation de l'individuel et à la soumission au règne de la néces-
sité; de ce point de vue, Spinoza porte la soumission à son paroxysme, tout
en croyant faire une théorie de la liberté humaine. Chestov le retourne
donc contre lui-mêrrle: la pierre consciente de son effort mais non de
la cause extérieure qui le détermine, c'est Spinoza en personne. Mais
Tchekhov, lui, ne retourne pas seulement le problème de Spinoza, il le
déplace, dans un rnélange d'obscurité et de précision extrêmes qui écarte
toute causalité externe. Quelque chose a brisé Platonov, il n'a pas tenu ses
promesses; la jeune femme qui l'avait connu si brillant lui demande avec
effroi si cela ne l'empêche pas d'être un homme, de s'engager politique-
ment, etc. Il répond: « Cornment vous dire? Peut-être que ça n'empêche
pas, rnais ... qu'est-ce qu'il s'agit d'empêcher, au juste? Moi, rien ne peut
m'empêcher ... Je suis une pierre couchée. Les pierres couchées sont elles-
mêmes fûtes pour empêcher30 • » Spinoza posait le problème de la détermi-
nation de 1'« effort» : déterminé par soi, il est libre; empêché de déployer
sa nature, il est contraint. Tchekhov décrit autre chose: un être qui se
confond avec l'empêchement - une implosion de l' « effort ».
De là un profond scepticisrne quant aux chances de devenir actif:
« Celui qui ne désire rien, n'espère rien et ne craint rien ne peut être un
artiste. » Tchekhov a cessé de croire à une rupture existentielle autre que
catastrophique. Devenir actif est pourtant le thème de sa vie, envers et
contre tout:

28. Ivanov, acte III, sc. 6.


29. Lettre 58 à Schuller : « [ ... ] concevons une chose très simple: une pierre, par exemple,
reçoit d'une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement et, l'im-
pulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement.
Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu'elle
est nécessaire, mais parce qu'elle doit être définie par l'impulsion d'une cause extérieure. »
?pinoza imagine ensuite une pierre consciente, pour souligner le préjugé du libre arbitre.
A cette nécessité contraignante, il oppose une « libre nécessité », celle d'un être dont l'ef-
fort est déterminé par sa propre nature.
30. Platonov, acte l, sc. 13. La formule que nous traduisons par « qu'est-ce qu'il s'agit
d'empêcher, au juste? » est difficile à rendre en français: « qu'est-ce que» renvoie ici au
sujet victime de l'empêchement, non à un fait ou une action empêchés.
LE SPINOZISME SPECTRAL D'ANTON TCHEKHOV

Racontez donc comment ce jeune homme essaie de se libérer, goutte à


goutte, de l'esclave qui est en lui et comment, se réveillant un beau matin,
il se rend compte que ce n'est plus un sang d'esclave qui coule dans ses
veines, mais le sang d'un homme véritable 31 •

Destin de Tchekhov: d'une existence passive où l'on est battu à une


existence active où l'on travaille 32 • On a couturne de rapprocher Tchekhov
de Maupassant, qu'il admirait. Mais leur pessimisme n'est pas le même,
ni a fortiori leur diagnostic sur l'action. Il est vrai que leurs personnages
ont en cornmun d'avoir cessé de croire au monde, et qu'ils en tirent une
grande lassitude. Mais Maupassant adhère à une idée, il est ouvertement
schopenhauerien :
(luand je fus assis dans le fauteuil où je m'assois tous les jours depuis trente
ans, je levais les yeux autour de moi, et je me sentis saisi par une détresse si
horrible que je me crus près de devenir fou. Je cherchai ce que je pourrais
faire pour échapper à moi-même. Toute occupation m'épouvanta comme
plus odieuse encore que l'inaction. Alors, je songeai à mettre de l'ordre
dans mes papiers 33 •

Ce qui pousse au suicide, c'est l'atroce et implacable repetltlOn du


même, d'où se conclut 1'« inutilité des efforts 34 ».Un tel thème est absent
de l' œuvre de Tchekhov, ou plutôt la répétition y suggère des sentiments
tout autres. Ivanov ne souffre pas de l'inutilité de l'effort: le sien s'est brisé,
et c'est très différent. « Je crois que moi aussi j'ai voulu soulever un fardeau
au-dessus de mes forces ... Je me suis chargé d'un fardeau, et le dos n'a pas
tenu 35 • » LeHart n'est pas vain, il implose.
La meilleure preuve que Tchekhov n'est pas schopenhauerien est son
application à se contredire dès qu'il s'agit de la « vie nouvelle », mêlant
sarcasme et espérance. Jamais l'espérance n'est chez lui un moment de fai-
blesse et d'oubli: elle a sa consistance propre, bien qu'elle tienne à peu
de chose, fragile et ambiguë. C'est que précisément, d'après l'hypothèse
de Chestov, ses personnages ne pourraient renouer avec l'action que dans

31. Lettre à Souvorine, 7 janvier 1889. Il parle ici de lui-même.


32. Lettre à Souvorine, 27 mars 1894.
33. « Suicides », nouvelle de 1883.
34. Ibid.
35. Ivanov, acte III, sc. 6. Chestov le résume admirablement, tout en l'appliquant indû-
ment à l'auteur: « Tchekhov a fait un effort, il ne peut y avoir de doute à cet égard, et
quelque chose s'est cassé en lui. Et la cause de cet effort, ce ne fut pas quelque labeur
pénible: il tomba, brisé, sans avoir entrepris un exploit au-dessus de ses forces. Ce ne fut
en somme qu'un accident insignifiant, absurde: il fit un faux pas, glissa. [ ... ] » Cf « La
création ex nihilo », dans Les commencements et les fins, Lausanne, LAge d'homme, 1987,
p.14.
ZO URAB ICHVILI

les conditions d'une création ex nihilo. En principe, créer se fait sur la


base d'un projet ou d'un avenir; or « ils n'ont devant eux nul espoir, nulle
issue, nulle possibilité de faire quoi que ce soit. Et cependant ils vivent, ils
ne meurent pas 36 ». Le problème de Tchekhov est bien de parvenir à agir,
rnais d'un agir qui ne procède d'aucune réalisation ni d'aucun accomplis-
sement. La vie nouvelle n'est sûrement pas une nouvelle vie, elle miroite
sur un autre plan que celui du recornmencernent. Créer ex nihilo, c'est ce
à quoi les personnages des dernières pièces ne cessent de s'échiner, dans un
effort d'après l'effort, en dépit de leur angoisse, de leur sentiment de vide
et de leur nostalgie. Tchekhov, alors, était-il plutôt stoïcien? Les pensées de
Marc Aurèle ne résistent pas à leur mise en scène, dans Salle n° 6: quand
le docteur Raguine, dont l'effort est brisé par sa rencontre brutale avec
la réalité pourtant familière de l'hôpital, se laisse à son tour interner par
ceux qui le croient fou, son consentement passif n'a rien de serein et trahit
l'abstraction de ses anciennes convictions philosophiques qui justifiaient
seulement son « indifférence» au sort d'autrui (les « hallucinations» du
philosophe du Moine noir ne sont pas l'objet d'un verdict aussi net). Au-
delà du stoïcisme, et à l'époque où tout le monde est schopenhauerien, il
n'est pas inintéressant que Tchekhov adresse quelques signaux à Spinoza,
et qu'il le fasse précisérnent en dépit du différend de l'intelligere. Son geste
dessine en quelque sorte les conditions rnodernes du spinozisme: en quel
sens avons-nous encore - ou à nouveau - affaire à Spinoza, nous qui avons
perdu pour toujours la confiance dans une raison souveraine?
Tchekhov ne croyait qu'au travail, indépendamment de tout accomplis-
sernent. Nous demandions s'il n'y avait pas chez lui un geste analogue au
regard géométrique, sub specie t1!ternitatis, de Spinoza. L'indifference active
n'est pas donnée, n'est pas une question de caractère ou de bonne volonté,
elle se conquiert en gagnant le plan d'écriture correspondant. Tchekhov
répond aux textes pathétiques que lui envoie Gorki par des rernarques
syntaxiques - tant renoncer au jugement est affaire de style. Le talent se
confond avec la faculté de voir, ou l'acquisition d'un regard impartial (et
nous avons vu que Tchekhov saluait le talent de Spinoza) :
Je crois que les romanciers n'ont pas à résoudre des questions comme Dieu,
le pessimisme, etc. L'affaire du romancier, c'est seulement de montrer
comment et dans quelles circonstances des gens ont parlé de Dieu ou
du pessimisme, ou y ont pensé. Un artiste ne doit pas être le juge de ses
personnages ni de ce qu'ils disent, mais seulement le témoin impartial. [ ... ]
Aux jurés d'apprécier, c'est-à-dire aux lecteurs. Mon afElÏre, c'est d'avoir du
talent, c'est de savoir distinguer ce qui est important de ce qui ne l'est pas,
de savoir éclairer les personnages et parler leur langue 37 •

36. Ibid, p. 24.


37. Lettre à Souvorine, 30 mai 1888.
LE SPINOZISME SPECTRAL D'ANTON TCHEKHOV

Cette indiHerence supérieure, au-delà du jugement, est justice. Celui


qui juge ne voit pas: « En ce monde, il est indispensable d'être indiffé-
rent. Seuls les êtres indiHerents sont capables de voir les choses dairernent,
capables d'être justes et de travailler38 • » Indifférence et justice, et justice
pour les singuliers: non pas l'égalité indiHerenciée, mais rendre à chacun,
dans sa singularité, ce qui lui est dû, au paysan, au voleur de chevaux, au
fonctionnaire obséquieux et terrorisé et ce grâce à l'indiHerence, ou la
sensibilité libérée, affranchie de la manie de juger et de généraliser.
Spinoza gagne un plan d'éternité où il peut déployer la richesse de
comportement et de désir des hommes « comme s'il s'agissait de lignes, de
plans ou de corps» (Éthique, III, fin de la « Préface»). Tchekhov, pour son
compte, gagne un plan d'indifférence supérieure en trouvant les ressources
stylistiques d'un regard objectif sur l'humain 39 . Il lui arrive alors de décrire
les hommes cornme s'il s'agissait de poissons. Tant il est vrai que la pêche
à la ligne lui tient lieu de géométrie. Les longues stations assises au bord
de l'eau, à guetter le frémissement du bouchon, contribuèrent sans nul
doute à développer chez lui cette seconde vue au-delà du lugere et du ridere,
contaminant le geste d'écrire. Telle est la manière proprement tchekho-
vienne - ordine piscatorio de gagner un plan descriptif où s'engendrent
des affects actifs (notarnment un comique inédit). N'est-ce pas l'ultirne
connivence? À l'époque des apparitions de Spinoza, Tchekhov écrit un
petit traité de pêche, où, sous couvert d'inventaire des diHerentes espèces
de poissons peuplant les rivières des environs de Moscou, il dresse une
typologie sociale humoristique de la Russie de l'époque, chaque « pois-
son» étant défini par la manière dont s'investit son eHort de persévérance
dans l'être, et par les droits naturels qui lui reviennent en conséquence: on
dirait une libre annotation du début du chapitre 16 du Traité théologico-
politique, où la notion de « droit naturel» est illustrée par les poissons 4o •
38. Lettre à Souvorine, 4 mai 1889. Cf aussi la lettre du 1er avril 1890, sur la description
des voleurs de chevaux.
39. L'île de Sakhaline est à cet égard son chefd'œuvre. Tchekhov y dresse un réquisitoire
implacable sans jamais hausser le ton, au moyen d'une technique littéraire sans égale et qui
passe parfois inaperçue. Il invente ainsi un mode d'intervention politique sans compromis,
aux antipodes de la dénonciation indignée. Leffet politique d'un tel livre - avoir entraîné
la fermeture du bagne - ne tient pas seulement à sa crédibilité, mais à la transmutation
qu'il suscite dans notre sensibilité, fût-ce un instant, avant que nous retournions à notre
pochlost' (cette bassesse d'âme qui hantait Tchekhov, avec ses platitudes). L'île de Sakhaline
peut être comparée de ce point de vue au Traité politique de Spinoza.
40. « La pêche. Traité consistant sur une question Buide » (1885). Le poisson est omni-
présent dans l'œuvre de Tchekhov: ct: entre autres « La fille d'Albion», « La lotte »,
« Amours de poisson », « Goussiev» (et le « menu fretin philosophant» de Salle n° 6,
naturellement). Quand la jeune Nina, dans La mouette, presse l'écrivain Trigo[ine de lui
décrire les jouissances de l'écriture, celui-ci évoque celles de la pêche à la ligne. A la récep-
tion du prix Pouchkine en 1888, Tcheldlov s'exclame: « Cela m'arrive probablement
parce que j'ai pêché des écrevisses! »
Spinoza en Espagne
et dans Europe du Nord
Les Papiers de Kierkegaard consacrés à Spinoza
HÉLÈNE POLITIS

Comment Kierkegaard lit-il Spinoza? Pour répondre à cette question, il est


fort utile de se reporter aux Papiers de Kierkegaard (1813-1855) qui furent
publiés après sa mort. Ces Papiers (en danois: Papirer) ne sont pas un
« journal intime» et, s'il y figure des notations personnelles l , considérés en
leur entier, ils ont incontestablement un tout autre statut. Constitués sur-
tout de notes de travail, les Papiers sont en effet un magnifique laboratoire
de l'œuvre en cours de rédaction, une sorte d'exercice préparatoire (athlé-
tique et ascétique à la fois), un prélude à l'écriture kierkegaardienne dans
sa version définitive publiée. Cet « entraînement derrière les coulisses 2 », il
convient de ne pas le négliger quand on souhaite découvrir véritablement
cet auteur difficile, et non pas se contenter de l'interpréter de manière plus
ou moins projective. La présentation qui va être ici esquissée concernant la
lecture de Spinoza par Kierkegaard est propice à illustrer un tel « entraîne-
ment derrière les coulisses ».
Les premières références à Spinoza datent du semestre d'hiver 1837-
1838; elles se trouvent dans les notes de cours 3 rédigées à l'occasion des

1. Seules celles-ci ont été reprises (partiellement d'ailleurs, sinon partialement) dans la
publication française proposée par Gallimard sous le titre de Journal: voir Kierkegaard,
Journal (extraits traduits par K. Ferlov et J.-J. Gateau), Gallimard, coll. « Les essais », t. l :
1834-1846 (1 fe édition: 1941; nouvelle éd. revue et augmentée, 1963); t. II : 1846-1849
(1954); t. III: 1849-1850 (1955); t. IV: 1850-1853 (1957); t. V : 1854-1855 (1961).
Pour ma part, j'utilise les S(i}ren Kierkegaards Papirer danois édités par P. A. Heiberg, V
Kuhr et E. Torsting (1909-1948), édition augmentée par N. Thulstrup, avec un index
par N. J. Cappel0rn, Copenhague, Gyldendal, 1968-1978 (22 volumes: I-XIII [texte
lui-même] + XIV-XVI [3 volumes d'index]). Ces Papiers sont répartis par les éditeurs en
trois groupes: A) notes tenues pour autobiographiques; B) projets, variantes, textes non
compris dans les Œuvres complètes; C) notes de cours et notes de lecture.
2. Pap. II A 118 <13 juillet 1837>, p.70 (je traduis). Sur le statut d~s Papiers, voir
H. Politis, Le discours philosophique selon Kîer/çegaard, thèse de doctorat d'Etat, Sorbonne,
15 janvier 1993, notamment le chapitre 4.
3. Cf. 8 e leçon, Pap. II C 22 (p. 335) <15 déc. 1837> -la réference à Spinoza est ici sui-
vie d'un point d'interrogation ajouré par Kierkegaard -, ainsi que ge leçon, Pap. II C 23
(p. 336) <21 déc. 1837>.
HÉLÈNE

Leçons d'introduction à la dogmatique spéculative de H. L. Martensen 4 •


Kierkegaard est alors âgé de 24 ans. Lhiver suivant (1838-1839), il est
encore ponctuellement question de Spinoza dans les Papiers, par le biais de
résumés des Leçons professées par Martensen sur la dogmatique spéculative5•
Durant ce même hiver 1838-1839, Kierkegaard prend des notes plus four-
nies sur Spinoza à partir d'autres cours de Martensen qui traitent cette fois
de philosophie - plus exacternent de l' histoire de la philosophie moderne de
Kant à Hegel 6. J'y relève spécialernent deux passages: le premier? évoque
les Lettres à M. Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza dont l'auteur
est F. H. Jacobi (en 1846 le Post-scriptum aux Miettes philosophiques accor-
dera une place importante à la rencontre entre Jacobi et Lessing qui donna
lieu, après la mort de Lessing, à la rédaction de ce célèbre texte par Jacobi) ;
le second est la récapitulation du cours de Martensen qui, outre Spinoza,
mentionne Descartes, Kant, Jacobi, J. G. Fichte, Schelling, HegeP ... Dans
ce contexte, il convient de rnentionner aussi la lecture par Kierkegaard de
l'ouvrage de Julius Schaller, Der historische Christus und die Philosophie.
Kritik der dogmatischen Grundidee des Lebens Jesu von Strauss, Leipzig,
1838 (Ktl. 759)9.
Après avoir soutenu sa thèse de philosophie à l'université de Copenhague
en septembre 1841, Kierkegaard part pour Berlin où il suit plusieurs cours,
dont ceux de Philipp Konrad Marheineke (1780-1846) et de Schelling. Il
est évidemrrlent question de Spinoza dans ces cours, et les notes prises par
Kierkegaard rnériteraient une analyse détaillée lO , mais, ici, je ne puis que

4. Sur Hans Larsen Martensen (1808-1884), voir H.-B. Vergote, Lectures philosophiques
de S@ren Kierkegaard, PUE coll. « Philosophie d'aujourd'hui », 1993, « Présentation» par
Vergote, p. 1-95, avec un texte de Martensen (déc. 1836), p. 133-147.
5. Cf: Pap. II C 26-27, suivi de II C 28, vol. 13, p. 12, 17, 31 (avec, dans cette page 3l,
une source explicitement mentionnée, le Tractatus theologico-politicus), 77.
6. Cf: Pap. II C 25 <1838-1839>, vol. 12, p. 282, 286, 294, 295, 296, 300, 302-303,
309-310,311,329,330.
7. Pap. II C 25 <1838-1839>, vol. 12, p. 302-303.
8. Pap. II C 25 <1838-1839>, vol. 12, p. 330.
9. Le Papier II C 54 (vol. 13, p. 171) <juillet-aoùt 1838> tire de cet ouvrage de J. Schaller
extraits et réferences. (Labréviation Kt!. renvoie au catalogue de la bibliothèque de
Kierkegaard Katalog over Sm'en Kierkegamds Bibliotek, édité par Niels Thulstrup,
Copenhague, Munksgaard, 1957, 2203 titres). Sur le Christ de Spinoza et celui de
Kierkegaard, voir par exemple Maryvonne Penot, « Le Christ selon Spinoza et Kierkegaard
(à partir de l'étude d'André Malet sur le Traité théologico-politique) », dans AndJ:é Malet
ou un homme en quête de Dieu. Hommages de l'université de Bourgogne, Dijon, Editions
universitaires de Dijon, 1991, p. 145-155,
10. Voir: 1) Pap. III C 26 <1841-1842> concernant les leçons professées à l'université
de Berlin par Marheineke sur La théologie dogmatique spécialement rapportée au système
de Daub <semestre d'hiver 1841-1842>, vol. 13, p. 199, 203, 216, 246. 2) Pap. III
C 27 <1841-1842> concernant les leçons professées à Berlin par Schelling, Leçons sur la
philosophie de la révélation <nov. 1841-févr. 1842>, vol. 13, p. 264, 269 <8 déc. 1841 >,
LES PAPIERS DE KIERKEGAARD CONSACRÉS À SPINOZA

rnentionner l'intérêt à la fois philosophique et historique de ce rnornent


berlinois que Kierkegaard évoque, par un tout autre biais, dans l'ouvrage
pseudonyrne signé par Constantin Constantius qui s'intitule La répéti-
tion.
Que l'accès kierkegaardien au spinozisme s'effectue largement (sur-
tout à travers les figures théologico-philosophiques de Martensen et
de Marheineke) en une sorte de grand dialogue indirect et polémique
avec Hegel, cela n'est pas sans conséquence. Il ne faudrait d'ailleurs pas
oublier que Hegel intervient directement dans les lectures spinoziennes
de Kierkegaard dès 1842-1843, puisque les Leçons sur l'histoire de la philo-
sophie et, accessoirement, les Leçons sur la philosophie de l'histoire sont pré-
sentes dans les notes servant à la rédaction de l'opuscule Johannes Climacus
ou De omnibus dubitandum est11 •
S'il ne manque donc pas de s'inforrner auprès de philosophes et de
théologiens qui sont ses conternporains, Kierkegaard va également aux
textes mêmes pour une lecture de première rrlain, attentive et rigoureuse.
Les Papiers ont conservé quelques traces de ces lectures spinozistes. En
1842 (ou 1843), Kierkegaard renvoie, à propos de la question de l'être,
aux « passages que j'ai indiqués dans mon exernplaire de Spinoza, et [à]
mes remarques là-dessus qui se trouvent sur des petits bouts de papier dans
l'exemplaire 12 ». Quatre ans plus tard, en 1846, Kierkegaard lit l'Ethique de
manière approfondie l3 • En 1846 encore, il recopie des extraits en latin de
la « Préface» au Traité théologico-politique l4 qui l'intéressent dans le cadre
de sa critique du « christianisme géographique ». Et, en 1847, à l'occasion
d'une lecture qu'il fait des Essais de Montaigne, il revient sur un des extraits
du Traité théologico-politique relevés l'année précédente afin de rnettre en
regard Montaigne et Spinoza l5 .

287-289, 291-294 <3 et 5 janvier 1842>, 306 <18 janv. 1842>, 308 <20 et 24 janv.
1842>.
Il. Cf. par exemple Pap. IV B 2,16 <1842-1843>. Cf. surtout Hegel, Vorlesungen über
die Geschichte der Philosophie, publiées par K. Michelet, vol. 3 (Kt!. 559), appartenant aux
Hegel's Werke, Ktl. 549-565 et 1384-1386, Berlin, 1832, sqq.; et cf. Leçons sur l'histoire de
la philosophie, trad. E Garniron, Vrin, 1985, t. 6, « La philosophie moderne », p. 1441-
1499.
12. Pap. IV C 69 <1842-1843> (ajouté à IV C 63); je traduis. Kierkegaard possède les Ope-
ra philosophica omnia de Spinoza dans l'édition d'A. Gfroerer, Stuttgart, 1830, Kil. 788.
13. Cf. Pap. VII 1 A 35 <1846>.
14. A) Cf. Pap. VIllA 39 < 1846> dont la source est la fin de la « Préface» au v-actatus
theologico-politicus. Kierkegaard se réfère ici aux Oper-a philosophica omnia de Spinoza dans
l'édition déjà citée, p. 88; cf aussi Opem éditées par H. E. G. Paulus, t. 1, Iéna, 1802,
p. 152-153. (Cf. Spinoza, Œuvres complètes, édition R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi,
Gallimard, « Pléiade », 1954, p. 672). B) Cf Pap. VII 1 A 250 <1846> : citation du
v-actatus theologico-politicus (dans l'édition latine citée dont se servait Kierkegaard, p. 85;
cf. Œuvres complètes de Spinoza, coll. « Pléiade », p. 666).
15. Cf. Pap. VIII 1 A 315 <1847>.
HÉLÈNE

SPINOZA, PENSEUR « ABSTRAIT» ?

J'ai maintenant lu l'Éthique de Spinoza jusqu'au bout. C'est pourtant


étrange de construire une éthique sur un principe, juste certes, mais
aussi indéterminé que celui-ci: suum esse conservare, et de le main-
tenir dans une telle ambiguïté qu'il signifie tout aussi bien le corpo-
rel, l'égoïste, que la plus haute résignation dans l'Amour intellectuel.
Mais c'est pourtant bien une contradiction d'exposer comment, par quels
moyens, on parvient à la perfection dans la maîtrise des passions, la voie
vers cette perfection (cf: p. 430, conclusion), et de faire alors passer cela
pour une théorie de l'immanence; car assurément la voie est précisément
la dialectique de la téléologie. Je prends telle et telle voie, je fais ceci et cela
- afin de, mais cet afin de sépare assurément la voie et le but l6 •

Ce Papier VII 1 A 35 < 1846> propose une réflexion sur l'Éthique et fait
plus spécialement allusion aux trois dernières parties de l'ouvrage. La ques-
tion d'une éventuelle ambiguïté de l'Éthique, en son projet même, revient
dans un autre fragment de travail :
LÉthique de Spinoza.
Spinoza peut bien avoir raison dans cette méthode toute tournée vers
l'intérieur que finis, telos, est [l'] appetitus même; que beatitudo n'est pas
virtutis prtf!mium mais ipsa virtus - la question est seulement [de savoir]
si toute son Éthique n'est pas passible d'une dualité, du fait que, à la
fois, il considère tout en repos (pour supprimer la téléologie) et là-dessus
(en vertu du suum esse conservare de la définition) il met la finitude en
advenir (i Vorden). Cela veut dire: le concept de mouvement manque ici.
C'est tout à fait vrai que la vérité doit se comprendre par soi-même, et que,
par conséquent, tous les moyens d'assistance fictifs pour la comprendre
mieux et plus facilement avec leur aide sont illusion des sens, comme le
miracle par exemple, car, pour le croyant, le miracle est précisément la
vérité, mais [il n'est] pas la vérité pour celui que n'a pas saisi la foi (ceci,
je l'ai moi-même souvent montré suffisamment dans le Post-scriptum
définiti/J. C'est comme la vertu, qui doit être recherchée pour elle-même
(for sin egen Skyld). Mais si l'individu n'est pas originellement disposé ainsi,
ce que nie assurément Spinoza, alors la question se pose [de savoir] si lui-
même ne peut faire quelque chose pour [y parvenir]. Et Spinoza parle
assurément lui-même d'un chemin vers cette peifèctio; il définit lui-même
ltf!titia par transitio in perfectionem, et il insiste précisément sur transitio,
donc sur le passage, le mouvement. Mais ici est précisément la dualité.

16. Je traduis.
LES PAPIERS DE KIERKEGAARD CONSACRÉS À

Le premier, vu sub specie t1!terni, donne l'immanence. Mais si Spinoza


veut parler des individus effectifs, comme il le fait assurément, alors il
doit eo ipso concéder que le maximum reste pourtant de savoir cela, et d'y
tendre dans une approximation, mais, remarquons-le bien, dans l'existence
(Existents), qui donne précisément la téléologie en séparant l'acquiescentia
in se ipso de l'immanence et produit par son advenir (Vorden) le contraire,
un nisus, une aspiration (en Trang), et par là un intérêt l7 •

En lisant ces deux notations ensemble, on obtient de manière ramassée


et vive à la fois les principales questions posées par Kierkegaard à l'Éthique
de Spinoza. La première difficulté concerne la question de l'éthique cornme
chernin vers la perfection. Lacquiescentia in se ipso est-elle de l'ordre de
l'adéquation à soi ou de l'ordre de l'assentiment à soi? On se trouve devant
une alternative (au sens kierkegaardien du terme) et, quelle que soit l'option
choisie, dans les deux cas on doit logiquement conclure à l'échec du projet
spinoziste. En effet: ou bien, s'il s'agit d'adéquation pure, la question de
l'éthique, se confondant avec la question ontologique, renvoie au statut de
l'être et, dans ce cas, la question d'une éthique à proprement parler ne se
pose pas. Ou bien, si 1'acquiescement est assentiment, celui-ci suppose une
disjonction séparant le sujet désirant de l'être désiré, donc une distance,
donc un cheminement qui ouvre tout l'espace d'une téléologie 18 , mais par
là on rompt avec le discours spinoziste.
C'est ici la question principielle du mouvement qui intervient. Toujours
au centre de la réflexion kierkegaardienne, cette question du mouve-
ment irnplique la distinction entre être (V&ren) et essence (Vcesen) - étant
entendu que l'être spinoziste relève clairernent de l'essence si l'on emploie
correctement la terminologie kierkegaardienne. En bon vocabulaire kier-
kegaardien 19 , l'essence est du côté du logique, de l'idéalité, du concept, du

17. Pap. VII 1 C 1 <mars 1846> (je traduis). Dans ce Papier, Kierkegaard lui-même ren-
voie à Pap. VII 1 A 28, VII 1 A 29, VII 1 A 31, VII 1 A 34, VII 1 A 35.
18. D'où aussi la critique adressée par Kierkegaard à Schleiermacher, tenu pour un
dogmaticien inconséquent parce qu'il veut être dogmaticien tout en posant la religiosité
comme un état dans lequel on séjournerait: cf Pap. X 2 A 416 <1850>. Hegel, quant à
lui, écartait ce reproche, mais pour le remplacer par un autre: « Vain est le reproche fait
à la philosophie de Spinoza de tuer la morale; on en obtient même ce grand résultat que
tout sensible est seulement limitation, qu'il n'y a qu'une unique substance véritable, et
qu'en cela consiste la liberté humaine: se régler sur la substance unique, se régler d'après
l'un éternel dans ses dispositions d'esprit et son vouloir. Mais il faut sans doute blâmer
cette philosophie pour avoir saisi Dieu seulement comme substance, non comme esprit,
comme concret. Ainsi, c'est aussi l'indépendance de l'âme humaine qui est niée, tandis
que dans la religion chrétienne, chaque individu apparaît comme destiné à la béatitude»
(LHP, t. 6, trad. Garniron citée, p. 1497-1498); si Kierkegaard n'accorde pas à Hegel le
premier point, il le rejoindrait sans conteste sur le second.
19. Il suffit pour en être convaincu de relire 1'« Intermède» central des Miettes philoso-
phiques. Et voir: Hélène Politis, Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses, 2002.
HÉLÈNE POLITIS

nécessaire, de l'intemporel, tandis que l'être ne se sépare pas du devenir, du


réel comme possible aboli, contingent, temporel: l'être-là est effectuation
du possible se faisant réalité, il est donc toujours dynarnique. Du point de
vue de Kierkegaard, Spinoza confond constarnment les deux plans (le plan
statique et le plan dynarnique, le plan de l'ontologie et celui de l'éthique,
le plan métaphysique et le plan anthropologique, la perspective immanen-
tiste et la perspective téléologique). Victime de cette confusion, il se main-
tient obligatoirernent au plan de l'essence sans parvenir à accéder au plan
de l'effectivité (comme synthèse active du possible et du réel). Dans ces
conditions Spinoza n'échappe pas à la catégorie des « penseurs abstraits »,
selon la qualification développée par le Post-scriptum aux Miettes philoso-
phiques. Sa position demeure unilatérale, spécialement quand il parle de
Dieu et de l'éthique:
Ce qui embrouille lforvirrer) toute la doctrine de « l'essence» dans la
Logique [de Hegel], c'est qu'on ne tient pas compte du fait qu'on opère
constamment avec « le concept» d'existence (Existents). Mais le concept
d'existence est une idéalité, et la difficulté est justement [de savoir] si
l'existence se résorbe en concept. Ainsi Spinoza peut avoir raison: essen-
tia involvit existentiam, à savoir l'existence-de-concept [, autrement dit,]
l'existence d'idéalité. Mais, d'un autre côté, Kant a raison en [ceci] qu'avec
« l'existence il n'advient aucune nouvelle détermination de contenu à un
concept ». Kant pense avec une probité manifeste à l'existence comme ne
se résorbant pas dans le concept, l'existence empirique. Partout dans le
rapport de l'idéalité il est exact que essentia est existentia si, du reste, il
est exact d'employer là le concept existentia. La proposition leibnizienne :
du moment que Dieu est possible, il est nécessaire, est tout à fait juste. Il
n'advient rien à un concept, ou bien il a l'existence, ou bien non; il y est
complètement indifférent: il a assurément l'existence [, autrement dit,]
l'existence-de-concept, l'existence idéale.
Mais l'existence correspond au Singulier (det En/eelte) , à l'individu-singu-
lier (den Enkelte) - ce que, assurément, Aristote enseigne déjà -, l'existence
se trouve en dehors du concept ou du moins ne se résorbe pas en lui. Pour
un animal singulier, une plante singulière, un homme singulier, l'existence
(être - ou ne pas être) est quelque chose de très décisif; un homme singu-
lier n'a pourtant pas, que je sache, une existence-de-concept. Justement, la
manière dont la philosophie moderne parle de l'existence montre qu'elle
ne croit pas à l'immortalité de l'individu-singulier; elle ne croit en aucune
façon, elle conçoit seulement l'éternité « des concepts» 20.

20. Pap. X 2 A 328 <1849-1850>, je traduis. Cf: aussi Miettes, SV3 VI, p. 41 (avec la
note 1, p. 41-42). SV3 = S@ren Kierkegaards Samlede Varker, 3" édition, Copenhague,
LES PAPIERS DE KIERKEGAARD CONSACRÉS À SPINOZA

Cela ne signifie nullement que Kierkegaard mépriserait les concepts en


tant que tels: bien au contraire, on peut aller jusqu'à définir le geste philo-
sophique proprement kierkegaardien comme un travail de clarification et
de redéfinition opératoire de grands concepts philosophiques. Mais ce que
Kierkegaard dénonce, c'est le Eût de mêler ou de confondre des domaines
inconciliables. Il en fait reproche à la Science de la logique de Hegel dans le
fragment que je viens de citer, et l'on voit ici comment il se sert de Spinoza
pour faire ressortir ce dont il accuse à la fois Spinoza et HegeFl, tout en
s'appuyant ponctuellement sur Aristote et Kant pour renforcer la validité
de sa propre position.
Il y a pourtant du rnouvement chez Spinoza. Kierkegaard y est éga-
lement attentif: lui qui sait n'être pas seulement critique envers les philo-
sophes mais trouver chez eux les notions qui l'aident à formuler sa pensée
originale tout en les lisant avec une probité rigoureuse. Aussi repère-t-il
dans les ouvrages de Spinoza quelques expressions de ce qu'il appelle, quant
à lui, le pathétique (par opposition au strict dialectique) :
Un passage pathétique chez Spinoza aussi.
cf. Cogita ta metaphysica [Pensées métaphysiques], partie 1, chap. 3,
conclusion (sur la liberté et la prédestination)22.

Ou encore:
Dans [ses] Cogita ta metaphysica, pars 1, p. 60, Spinoza lui-même dit
(à l'article quare aliqui bonum metaphysicum statuerunt) qu'ils ont
fait une différence entre rem ipsam et conat/,Im qui in unaquaque
re est ad suum esse conservandum, et que c'est un malentendu. Mais
ici cela recommence, alors assurément l'éthique tout entière a été
annulée, toute sa prescription (hans Veiledning) pour le sage, etc.
Cf. aussi Cogita ta metaphysica, pars 1, p. 57, conciliationem libertatis
nostri arbitrii et prcedestinationis Dei humanum captum superare, où
il établit par conséquent lui-même pathétiquement quelque chose
d' incompréhensible 23 .

Gyldendal, 1962-1964,20 volumes; je donne toujours les références à cette 3" édition (en
poche), actuellement la plus accessible. Une table de concordance entre les trois éditions
danoises se trouve en SV3, t. XX, p. 259-339.
21. Cf P. Macherey, Hegel ou Spinoza, La Découverte, coll. « Armillaire », 2 e édition,
1990 (1 reéd. 1979).
22. Pap. IV C 13 <1842-1843> (ajouté à IV C 12); je traduis. Cf Œuvres complètes de
Spinoza citées, « Pléiade », Pensées métaphysiques, p. 313-314.
23. Pap. VII 1 C 2 <1846> (en marge à VII 1 C 1); je traduis. Deux références sont ici
données successivement par Kierkegaard: A) Spinoza, Cogita ta metaphysica, 1re partie,
p. 60 dans l'édition latine citée = chapitre 6, « De l'un, du vrai et du bien» (plus spécia-
lement ici: « Pourquoi certains ont admis un bien métaphysique »); cf Œuvres complètes
HÉLÈNE

JOHANNES CUMACUS, LECTEUR DE SPINOZA

S'inscrit ici, après la question de l'éthique et la question corrélative du


mouvement, le troisièrne thème autour duquel se regroupent les réflexions
de Kierkegaard sur Spinoza: la question de l'accès à la vérité. Comment
échapper aux opinions qui ne sont que préjugés? Comment passer du non-
savoir (qui exclut même le désir d'apprendre) au mouvement d'ouverture
et de disponibilité qui met l'homme en position de rechercher le vrai?
Comment devient-on homme de science? Quand on s'intéresse à de
pareilles questions, il vaut la peine de lire l'essai intitulé par Kierkegaard
Johannes Climacus ou De omnibus dubitandum est, un conte. Justement,
tout au début de ce conte philosophique, Kierkegaard a placé une citation
en latin de Spinoza (c'est la première épigraphe) :
Loquor de vera dubitatione in mente, et non de ea, quam passim
videmus contingere, ubi scilicet verbis, quamvis animus non dubi-
tet, dicit quis se dubitare: non est enim Methodi hoc emendare, sed
potius pertinet ad inquisitionem pertinacitR et ejus emendationem
(Spinoza, De intellectus emendatione Tractatus, p. 51124).
Jusqu'à présent personne à ma connaissance ne s'est intéressé à la
signification de cette épigraphe placée en tête d'un essai inachevé dont
le héros fictif s'appelle Johannes Climacus, du nom rnême que prendra
le pseudonyrne majeur de Kierkegaard qui assumera en 1844 la paternité
des Miettes philosophiques et, en 1846, celle du Post-scriptum à ces mêmes
Miettes. Peu soucieux de philosophie, et encore moins de réforme de
l'entendement, les commentateurs se contentent habituellement de suivre
une piste erronée (mais assurément séduisante et pleine de ressources pour
l'exégète pressé), dont le génial inventeur fut Georg Brandes (1842-1927).
Cette fausse piste est la piste dite autobiographique: Climacus serait un
double du jeune Kierkegaard à travers lequel ce dernier raconterait sa

de Spinoza, « Pléiade », Pensées métaphysiques, p. 318. B) Cogitata metaphysica, 1re partie,


dans l'édition que possédait Kierkegaard, p. 57 = chapitre 3, « De ce qui est nécessaire,
impossible, possible et contingent », conclusion (<< La conciliation de la liberté de notre
libre arbitre avec la prédestination de Dieu dépasse la compréhension de l'homme »); cf.
Œuvres complètes de Spinoza, « Pléiade », p. 313-314. Sur la distinction entre le pathétique
et le dialectique, voir plus spécialement le Post-scriptum, 2e partie, 2e section, chap. 4, § II,
A et B (en rapport étroit avec ce que Kierkegaard appelle le « problème des Miettes »).
24. Pap. IV B 1 (p. 103) < 1842-1843>. Source: Spinoza, De intellectus emendatione
Tra cta tus, § 77, dans l'édition latine que lisait Kierkegaard, p. 511 ; cf. Œuvres complètes
de Spinoza, « Pléiade », Traité de la réforme de l'entendement, p. 185 : «Je parle du doute
véritable dans l'esprit et non de celui qui se rencontre souvent quand, en paroles, on dit
douter, bien que l'esprit ne doute pas. Car ce n'est pas la méthode qui le peut corriger,
mais l'étude de l'obstination et de son traitement. »
LES PAPIERS DE KIERKEGAARD CONSACRÉS À SPINOZA

jeunesse25 , ne manquant nulle occasion d'évoquer nostalgiquement la


silhouette cultivée d'un père rnélancolique ...
Lu de plus près, ce « conte» est véritablement porteur d'interrogations
philosophiques, et le jeune Johannes Climacus est déjà l'ébauche du
pseudonyme qu'il va devenir dans l'œuvre publiée. Lessai pose la question
du commencement de la philosophie. Bon dialecticien, Climacus sait
à rnerveille être conséquent dans ses raisonnements 26 • Or, se mettant à
l'étude de la philosophie, il entend dire que « la philosophie commence par
le doute ». Devinant qu'il y a là un maître mot de la philosophie moderne,
il décide d'en pousser l'examen aussi loin qu'il le pourra. Sa recherche
le conduit dans trois directions principales: la première est celle de la
constitution de la philosophie rnoderne, en une longue séquence qui va
« de Descartes à Hegel»; la deuxième concerne le statut même du doute
cartésien (quand c'est Descartes en personne qui doute et non un prétendu
cartésien qui, se payant de mots, affirme douter) ; la troisième suppose la
référence grecque à Platon et à Aristote qui firent débuter la philosophie non
par le doute mais par l'étonnement-admiration. Létonnement-admiration
postule en effet une disponibilité et une ouverture à l'altérité immédiate du
réel plutôt que le recours à la subjectivité comme lieu de découverte d'une
altérité rnédiatisée par la pensée.
Ici intervient proprement Spinoza. Les très allusifs Papiers IV B 2,18 et
IV B 13,16 se servent de Hegel contre les« représentations traditionnelles»
(avec peut-être l'idée que le « bien connu» est toujours du « rnéconnu »),
puis vont de Hegel à Kant et enfin de Kant à Descartes et Spinoza. Quant
au Papier IV B 2,13, il mentionne que « Le premier mémoire de Spinoza
concernant Descartes [les Principia philosophia cartesiana] peut aussi
servir27 ». Ces notations de 1842-1843 valent d'être comparées avec un
fragment de 1846 qui propose les observations suivantes:
Au lieu de toute cette emphase sur le commencement de la science, on doit
à nouveau comme autrefois commencer humainement par se demander
comment je deviens homme de science.
On commence alors par une réflexion purement éthique, qui devrait peut-
être plutôt être tenue dans la forme du dialogue platonicien, pour rendre
tout aussi simple que possible.

25. Cf. par exemple J. Hohlenberg, Se)J'en Kierkegaard, trad. P.-H. Tisseau, Albin Michel,
1956, p. 43-48.
26. Cf. Pap. IV B 1 (p. 105), avec le commentaire de H.-B. Vergote, Sens et répétition.
Essai sur l'ironie kierkegaardienne, Cerf/Orante, 1982, t. 2, p. 242.
27. Je traduis.
HÉLÈNE POLITIS

Ce qui meut à commencer est encore l'étonnement comme autrefois chez


les Grecs. En ce qui concerne l'étonnement, on pourrait reprendre avec
bonheur ce que Descartes remarque dans son ouvrage sur les passions, que
l'étonnement n'a aucun contraire, et ce que Spinoza au troisième livre de
l'Éthique remarque sur admiratio, qu'il ne compte pas au rang des trois
passions d'où il déduit tout (cupiditas, ItRtitia, tristitia). Subsidialiter on
pourrait ici considérer le fait de commencer par le doute.
Ce qui meut à commencer est l'étonnement. Ce par quoi on commence est
une décision 28 •

J'ai insisté ailleurs sur la lecture de Descartes développée par Kierkegaard


et j'ai rIlontré comment le commentaire kierkegaardien oppose en miroir
deux portraits de Descartes, l'un négatif- quand Descartes se trouve enrôlé
malgré lui par Hegel et les post-hégéliens à titre de « héros de la philoso-
phie moderne 29 » -, l'autre positif, quand Descartes, contre les champions
du doute et de la spéculation, devient (ou redevient) ce penseur solitaire,
paisible, loyal dont la préface à Crainte et tremblement propose l'ébauche
non pas métaphysique au sens de la pensée abstraite, mais tout au contraire
éthique. Spinoza, pour sa part, n'est jamais du côté du doute ni de la négati-
vité qui l'accompagne, mais il représente la positivité sans ambiguïté d'une
méthode par laquelle l'esprit s'engage résolument dans la science.
Dans l'extrait servant d'épigraphe à l'opuscule de jeunesse que je ré-
sume brièvement ici, Spinoza distingue deux sortes de doute. Il s'agit
de discréditer l'un (celui qui, n'étant que paroles creuses sans corIlmune
mesure avec l'acte de douter, relève seulement de 1'« étude de l'obstination
et de son traiterIlent ») et de corriger l'autre (celui qui est« doute véritable
dans l'esprit », avec lequel on peut ne pas être d'accord mais qui mérite
le respect). Dans ce contexte, Spinoza et Descartes ont en comrIlun de
privilégier la simplicité (comme clarté, rigueur et décantation des idées)
et d'écarter résolument toute sophistique, tout verbiage, toute obscurité,
toute confusion mentale, ces risques divers auxquels les philosophes ne
parviennent pas toujours à échapper. Kierkegaard dit son admiration
précisément! - pour le début du De intellectus emendatione Tractatus, ce
texte qui commence « si naturellement et simplement30 ». La simplicité,
loin d'être naïveté, térIloigne d'une suprêrrle science, celle qui consiste à
exprimer ce que l'on a cornpris tout en étant capable d'en vivre. Par là, on
se trouve à l'opposé du penseur abstrait.

28. Pap. VIllA 34 <1846> (je traduis).


29. Voir B. Bourgeois, « Hegel et Descartes », Les études philosophiques (numéro con.sacré
à Descartes et l'Allemagne), PUF, avril-juin 1985, p. 221-235, texte repris dans Etudes
hégéliennes. Raison et décision, PUF, coll. « Questions », 1992, p. 349-368.
30. Cf. Pap. VII 1 A 29 <1846>.
LES PAPIERS DE KIERKEGAARD CONSACRÉS À SPINOZA

Ainsi Kierkegaard, s'il critique Spinoza pour avoir rejeté « la concep-


tion téléologique de l'être-là et dit (dans la conclusion du premier livre de
l'Éthique) que la considération téléologique ne se Inaintient que si l'on se
réfugie dans un asylum ignorantitR31 », voit en lui un penseur plein d'en-
seigneInents, et un allié utile contre le grand courant de la philosophie
moderne qui veut faire comInencer la philosophie par le doute.
En ce sens, Spinoza est en effet loin d'avoir négligé le concept de mou-
vement même si, selon Kierkegaard, il ne l'a pas correctement mis en appli-
cation dans l'Éthique. Car il a pensé la méthode comIne ce mouvement
même d'accès au vrai, et il l' a pensée avec cohérence. Johannes Climacus
peut donc le traiter en référence prégnante (sans avoir à adhérer, quant au
contenu, à sa philosophie). De ce point de vue, il est instructif de souligner
que, pour ce qui concerne les œuvres publiées de Kierkegaard, Spinoza
intervient surtout dans les Miettes philosophiques et le Post-scriptum 32 • Un
pur examen chronologique des Papiers suffirait à confirmer cela, puisqu'ils
se regroupent principalement autour de 1842-1843 (le moment de la
rédaction de Johannes Climacus ou De omnibus dubitandum est), de 1844
(Miettes philosophiques) et de 1846-1847 (autour du moment crucial de la
publication du Post-scriptum).
Je peux désormais conclure cette présentation des Papiers de Kierkegaard
consacrés à Spinoza. En 1838, dans une pochade d'étudiant, Kierkegaard
Inet en scène un hégélien fantoche et caricaturaP3 surnoITlmé Hr. von
Springgaasen, c'est-à-dire Monsieur du Saut-de-l'Oie, qui vante les mérites
conjugués de Descartes et de Spinoza:

31. Pap. VII 1 A 31 < 1846>. Voici le texte de ce Papier: « Spinoza rejette)a conception
téléologique de l'être-là et dit (dans la conclusion du premier livre de l'Ethique) que la
considération téléologique ne se maintient que si l'on se réfugie dans un asylum ignorantitR
- on est ign<;rant de la causa ejjiciens, et alors on fabrique la téléologie. Dans la deuxième
partie de l'Ethique, il justifie son immanence et dit qu'elle est partout, seulement on ne
sait pas partout de quelle causa ejjiciens il s'agit. Mais ici Spinoza trouve assurément son
refuge dans un asylum ignorantitR. Les défenseurs de la téléologie concluent: on ne la
connaît pas, ergo elle n'y est pas. Spinoza conclut: on est ignorant en ce qui la concerne,
donc elle y est. [Alinéa] Qu'est-ce que cela veut dire, cela veut dire que l'ignorance est le
point d'unité invisible des deux voies. On peut parvenir à l'ignorance et c'est alors que la
voie bifurque, comme dit le Post-scriptum final (cf Post-scriptum final, 2e partie, chap. II,
"La subjectivité est la vérité") »; je traduis.
32. Treize réferences explicites, dont deux dans Le concept d'ironie, une dans L'alternative,
sept dans les Miettes philosophiques et trois dans le Post-scriptum aux Miettes philosophiques.
Pour ce qui concerne les Papirer, j'y ai relevé trente-huit fi-agments renvoyant explicite-
ment à Spinoza (parmi lesquels trois ont plusieurs entrées, ce qui porte le nombre total à
cinquante-six renvois explicites).
33. Hr. von Springgaasen est la réplique comique de Johan Ludvig Heiberg (1791-
1860).
HÉLÈNE POLITIS

Ce fut Descartes qui dit cogito ergo sum et de omnibus dubitandum est.
[... J. Spinoza a poussé jusqu'au bout ce point de vue d'une façon pure-
ment objective, de telle sorte que tout l'être-là est devenu ondulations de
l'absolu.
[... J Toutefois cette objectivité a été distillée jusqu'à s'évanouir complète-
ment dans le développement critique, et tandis que Kant poussait jusqu'à
un certain point cette skepsis jusqu'au bout, c'est à Fichte qu'il fut réservé,
dans le criticisme et la nuit de l'abstraction, d'avoir devant les yeux cette
Méduse 34 •

Johannes Climacus, ce pseudonyme véritablement philosophe (et qui


n'a, quant à lui, rien de caricatural !), cet ami de la dialectique et de l'enten-
dement, reprend la référence à Spinoza « homme de science» - et non
pantin savant - dans deux ouvrages où culmine probablement la démarche
philosophique de Kierkegaard: les Miettes philosophiques et le Post-
scriptum aux Miettes philosophiques. Inscrivant en effet au cœur des Miettes
philosophiques la question de l'existence de Dieu, Climacus y dialogue à
nouveau avec Spinoza, tout comme il introduit au cœur du Post-scriptum
un exalnen du débat qui eut lieu entre Lessing et Jacobi à propos de Spi-
noza. Il y a là, de la part de Kierkegaard, une grande lucidité et une belle
cohérence intellectuelle dans l'invention et la mise en place progressive de
l'auteur fictif Johannes Clirnacus - et cela aussi rnéritait, me semble-t-il,
d'être montré.
Mais pousser plus loin le portrait philosophique de cette figure majeure
de l' œuvre pseudonymique kierkegaardienne qu'est Johannes Climacus est
l'objet d'une autre histoire (à défaut cl' être un conte), et c'est pourquoi je
garderai la suite de ce récit pour une prochaine fois35.

34. Pap. II B 19 (p. 299-300) <1838> (= La lutte entre l'ancienne et la nouvelle cave à
savon) ; je traduis.
35. Pour un relevé complet des réferences à Spinoza dans les papiers de travail de
Kierkegaard, voir Hélène Politis, Répertoire des réfèrences philosophiques dans les Papirer
(Papiers) de S(i}ren Kierkegaard, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 262-270.
Jan Hendrik Leopold, poète et spinoziste
FOKKE AKKERMAN

Dans ma contribution, je voudrais attirer l'attention sur le philologue clas-


sique et poète néerlandais Jan Hendrik Leopold (1865-1925), qui entrete-
nait des rapports étroits avec la philosophie de Spinoza. Il a profondérnent
admiré et bien connu son œuvre. Cela ressort des témoignages de quelques
amis, de ses livres laissés à sa rnon et de ses œuvres publiées.
Leopold appartenait à une génération dans laquelle l'intérêt pour
Spinoza aux Pays-Bas était très fort. Après le renouveau du spinozisme vers
la moitié du XIXe siècle, cet intérêt est illustré par la grande activité concer-
nant l'édition et la traduction des textes du philosophe. Pour en donner
une illustration: l'Éthique seule a connu en Hollande, entre 1882 et 1923,
onze éditions et rééditions, dont cinq en latin et six en néerlandais.
Ce vif intérêt pour la philosophie de Spinoza faisait partie d'une renais-
sance culturelle, scientifique et politique aux Pays-Bas. L'essor littéraire de
cette époque, qui a rompu radicalement avec les lettres bourgeoises de la
période précédente, est appelé, d'après la décennie dans laquelle il a com-
mencé le « rnouvement de 1880 ».
Dans cette conférence je veux principalement expliquer un poème de
Leopold. Mais d'abord quelques mots sur lui. Il avait étudié les lettres
classiques à l'université de Leyde et il était professeur de langues classiques
au lycée « Erasmianum » à Rotterdam. Ses études philologiques il a fait
paraître entre autres une édition critique de Marc Aurèle dans la pres-
tigieuse collection des Oxford Classical Texts - auraient dü lui valoir une
chaire d'université. Mais, s'il a été à deux reprises candidat, il ne l'a pour-
tant pas obtenue. Comme professeur érudit, il était très estimé par ses
élèves. Outre son attitude de philologue, qui se fût remarquer dans toute
son œuvre, il était surtout poète. Son œuvre poétique a beaucoup gagné
dans l'estirne des érudits pendant ces dernières décennies, ce qui a eu pour
résultat un nombre croissant d'études littéraires et une excellente édition
scientifique de sa poésie en 1983-1985 1• Sans être un poète philosophe, il
l. J. H. Leopold, Gedichten 1 et Gedichten II. Historisch-kritische uitgave, verzorgd door
A. L. Sotemann en H. T. M van Vliet, Amsterdam, 1983-1985.
FOKIŒ

étudiait ardemrrlent la philosophie, notarrunent celle du Portique et d'Épi-


cure, de Descartes et de Spinoza. Sa vie n'était pas facile: une surdité crois-
sante a rendu pénibles ses contacts sociaux.
Concernant ses rapports avec Spinoza, on peut distinguer quatre sources:
1. Les témoignages de quelques amis sur sa passion pour Spinoza, qui
d'ailleurs ne fut pas de très longue durée; un ancien élève et arrlÏ de Leopold
raconte:
Vers 1900, Spinoza était le souverain absolu qui régnait sur son esprit. Il
m'a souvent feIicité, parce que j'avais connu Descartes et Spinoza dans ma
jeunesse. Des années d'erreur m'étaient ainsi épargnées 2 •

2. De ses connaissances profondes de l' œuvre de Spinoza témoignent le


petit livre en latin qu'il fit publier en 1902 sous le titre Ad Spinoza Opera
Posthuma3 , et, en rapport avec ce livre, sa manière d'annoter de sa main son
exemplaire des œuvres complètes de Spinoza. Cet exemplaire, dans l'édi-
tion de C. H. Bruder (1843), qui est conservé dans la bibliothèque muni-
cipale de Rotterdam (cote 55 H 1-3), montre très clairement l'étude inten-
sive de Leopold: les pages sont remplies d'annotations, de références à
d'autres parties de l' œuvre, de lignes et de flèches, parfois d'exclamations.
3. Ses propres opinions et déclarations sur la philosophie, les sciences
en général et leurs rapports avec la poésie. Il suffit de donner deux citations
que j'ai prises dans deux petits textes en prose de Leopold.
D'abord un texte de 1905, dans lequel Leopold fait un compte rendu
très favorable d'un grand article de Wilhelm Dilthey de 18944, favorable
parce que Dilthey avait essayé de rapprocher une partie considérable de
la philosophie de Spinoza du Portique classique; Leopold trouve ce type
de recherches très utile, tout en constatant qu'il est difficile d'indiquer des
sources précises pour des propositions concrètes de Spinoza. Leopold est
très sévère à cet égard. Il était un philologue trop exact pour croire en des
exercices comme ceux qu'on trouve dans le livre de Wolfson. Mais d'autre
part, il admire Spinoza précisément pour avoir été le continuateur de la
philosophie stoïcienne. Il souligne aussi que la Stoa dominait la vie intel-
lectuelle du XVIIe siècle. Je cite:

2. F. Schmidt-Degener, «Herinneringen aan Leopold », dans Phoenix; Vier essays,


Amsterdam, 1942, p. 35-69.
3. Haga:: Comitis (La Haye), 1902. La première partie de ce livret (dans laquelle Leopold
a étudié le latin de Spinoza) a été traduite en français par Mme Michelle Beyssade et va
paraître dans Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers (éds.), Spinoza to the Letter: Studies
in Words, Texts and Books, Leyde-Boston, Brill, 2005.
4. J. H. Leopold, « Spinoza en de Stoa », dans J. H. Leopold, Verzameld werk, éd. P. N.
Van Eyck, Rotterdam/Amsterdam, 1952, II, p. 462-470.
POÈTE ET SPINOZISTE

Spinoza a pleinement vécu dans son temps et il est allé en apprentissage


chez ses prédécesseurs et il a, à son tour, continué leur travail; son œuvre
peut être expliquée historiquemeru 5•

Ailleurs il parle de :
cet auteur magnifique et impressionnant, dont la connaissance peut tou-
jours exercer une influence décisive sur la vie de son lecteur6 •

Un autre texte de Leopold parlant de Spinoza, de 1906, est un cornpte


rendu d'une biographie du philosophe, poète et mathématicien persan
Omar Khayyam 7 , dont Leopold a traduit un certain nornbre de qua-
trains.
Qui ne voit pas les ressemblances entre ces deux hommes, l'homme de
science persan et le philosophe juif dans notre pays du XVIIe siècle, des
ressemblances [ ... ] en tant que les deux hommes, et presque eux seuls, ont
possédé la force de réfléchir jusqu'au bout sur les conséquences de la raison
et du déterminisme, et de les accepter avec tout ce qui y est impliqué pour
le sort de l'homme.

Dans le même passage, il répète encore deux fois le verbe « accep-


ter». Pour Leopold, le déterminisme de Spinoza, comme celui d'Omar
Khayyam, et également celui de l'Écclésiaste biblique, qu'il rnentionne
aussi sous ce rapport, consiste plutôt en une prise de conscience profonde
de l'inévitable; la sagesse, que l'on peut apprendre chez Spinoza, consiste
pour lui en l'acceptation et la résignation.
4. Passons maintenant à la discussion du poème. Il est parmi les plus
célèbres de la littérature néerlandaise. On a signalé beaucoup d'influences
littéraires et philosophiques dans ce poème énigmatique, et on a avancé
beaucoup d'interprétations, que je ne peux pas répéter ici et encore moins
évaluer. Il en existe déjà une traduction anglaise et une allenlandé, mais
la traduction que je présente ici est la première en français, autant que
je sache. Elle a été faite par deux amis francophones à Groningue, M.
Jean-Denis Lepage et Mme Danielle van Mal-Maeder. La langue poétique
de Leopold est extrêrnernent riche et subtile, dans le choix des mots, des
rythmes et des sons. Toutes ces finesses disparaissent naturellement dans
notre traduction. Le cours des pensées seul et la structure strophique sont
préservés.

5. Ibid., p. 470.
6. Dans un article de 1903 ; ibid., p. 459.
7. Ibid., p. 471-478; citation p. 476.
~. Sir Herbert Grierson, The Flute with other translations from Latin, Dutch and French,
Edimbourg/Londres 1949, p. 31-33; Emil Staiger, dans Neue Ziircher Zeitung, 31, mars
1962.
FOKKE

Voici le poèrne qui date de 1910 :


Une goutte de vin ...
Quand sur le pont au bois cannelé,
noirci et altéré, de la coupe d'offrande
le vin est versé, et qu'une pluie violette
sombre dans le bleu de la mer
avec des louanges et des prières pastorales,
afin que la mer, afin que les vents
âpres soient cléments et purs
comme le cœur le souhaite,
alors la goutte tombée du calice
colore l'Océan, une seule perle
pénètre toute la clarté et communique son être
aux plages les plus lointaines,
aux abîmes les plus profonds, du roc de basalte
des montagnes polaires, où froids et verts,
les courants glissant lourdement
ruissellent et s'écoulent vers la mer du monde
en veines glaciales, jusqu'à ce que, réchauffée
et immobile dans les reflets scintillants
des heures légèrement azurées du jour tropical,
l'eau tiède s'arrête en un flottement, soulevée
et transparente, et puis, dans les criques,
dans les anses du récif des Caraïbes,
comme une atmosphère, comme un ciel de cristal,
s'accroche aux voûtes et aux cavernes de corail:
tout ce pâle élément découvre le fin mélange
et la puissance finement morcelée,
la tension durant tout au long de ce trajet
jusqu'à l'embrassement total,
au retour sur soi-même, en une seule identité.
Et la dernière pomme de Sappho,
restée sur la branche après la cueillette,
qui se gorgeait de jus sans être dérangée
et s'enflait de rondeurs satinées,
jusqu'au trésor de la fin de l'été, être chéri
suspendu dans les bras de la chaleur de midi,
prince charmant aux joues soyeuses
caressées par les rayons solaires,
qui en raison de sa vue vermeille et sombre
POÈTE ET SPINOZISTE

furtivement est au goût des frères francs,


vents qui largement se déploient-
et quand un après-midi d'automne,
le fruit fier va se pencher et se détache,
avec la chute il bouleverse l'état de pesanteur
dans lequel la terre était suspendue à ses pôles
et dérange l'équilibre, et comme, à la recherche
trébuchante de l'harmonie déplacée,
toutes les étoiles s'agitaient, et le lien
qui les maintenait toutes dans les cieux
devenait sensible partout et
le glissement d'une seule multiplie la houle
sur le firmament frémissant;
alors la voûte céleste ralentit sa vitesse,
un apaisement divin apparut dans l'univers,
jusqu'à ce que bientôt la position destinée fut prise
et que tout repose dans la modification.
Et maintenant, ce qui est en moi, ces pensées,
cette fusion silencieuse, alternant,
dans d'insouciantes errances,
entre une rencontre de hasard, et l'élan
vers un autre, être désiré, qui apparut
et s'évapora, et puis est recherché avec plus de forces
et par surprise est retrouvé
en une fusion parfaite; ce zèle,
cette activité intérieure, imaginée
comme un mouvement, ce pouls mental,
vers quels lointains s'en est-il allé,
vers quelles contrées se prolonge-t-il
en se poursuivant lui-même?
N'y avait-il pas devant lui
toutes les autres âmes en apparence fermées,
mais chacune encore ouverte? Cette pensée solitaire
s'enfle partout où une âme se révèle,
où, à peine née, une première conscience gît
au milieu de la non-connaissance,
où, richement déployée,
une multiplicité de millions
était édifiée qui renfermait en soi des temps sans nombre
et un trésor de mondes
mais imperceptiblement s'était arrondie
FOKKE AKKERMAN

en une merveilleuse unité; à travers chacune d'entre elles


s'écoule cette marée qui toutes les submerge
et heurte leurs ténèbres et est perçue
jusque dans leur bien le plus secret, le plus intime,
dans ce qui est leur plus profonde origine.
Et enfin, de manière inverse,
combien d'innombrables troubles traversent
ce seul cerveau? Une tempête s'approche de nous de tous côtés,
menaçante, comme une muraille, nous encerclait.
Si la grande armée fut d'ordinaire refoulée
et si les hordes furent réprimées,
quand vint la plénitude des temps,
un errant, un étranger, put accéder
à la domination merveilleuse
et au trône sur les peuples;
secrètement ébahis nous découvrons ses jeunes et nobles exploits
le fruit de son commandement et sa grâce
et son triomphe et sa suprématie.

D'abord je résume le contenu des quatre strophes: la première est une


paraphrase poétique d'un fragment du philosophe stoïcien Chrysippe,
dont quelques mots servent de devise; il n'y a pas de titre: quand, au
départ d'un navire, une libation est faite, et une goutte de vin est versée
dans la rner, elle colore tout l'Océan. Le mélange se poursuit jusqu'à ce que
la cornposition de l'eau et du vin soit partout la même 9 •
Dans la deuxième strophe, la combinaison d'un fragment de la poétesse
Sappho et d'une anecdote concernant Newton forme le point de départ: si
après la cueillette une seule pomme est laissée sur une branche, elle mûrit,
jusqu'à ce qu'elle devienne trop lourde et tombe. Par sa chute l'équilibre de
tout l'univers est dérangé, et après un certain temps un nouvel équilibre est
atteint; alors tout prend une nouvelle position 10.

9. Le fragment, transmis par Plutarque, dit « qu'une seule goutte de vin se fond dans la
mer» ; ]. von Arnim, Stoicorum veterum fragmenta, Stuttgart 1968, II, p. 157-158 (fragm.
n° 480).
10. Lanecdote sur la pomme de Newton est devenue célèbre par Voltaire; cf Richard
S. Westfall, Never at l'est. A biographyofIsaac Newton, Cambridge, 1980, p. 154. Le frag-
ment de Sappho dit: « Comme on voit la pomme douce rougir au sommet d'une branche,
là-haut, sur la plus haute branche, olt les cueilleurs de pommes l'ont oubliée: non, ils ne
l'ont pas oubliée, mais ils n'ont pas pu l'atteindre [ainsi la jeune fille, etc.] », dans Alcée,
Sapho, texte établi et traduit par Théodore Reinach avec la collaboration d'Aimé Puech,
Paris 1937, fragm. 112, p. 279-280.
POÈTE ET SPINOZISTE

Dans la troisième strophe, le poète (le « je ») passe à ses propres pensées,


qui se dirigent vers d'autres âmes, y pénètrent et se fondent avec elles jusque
dans leur plus profonde originalité.
La quatrième strophe afhrme qu'à l'inverse égalernent, toutes les autres
vies assiègent le poète, ce qui est ressenti comrne une menace. Peut-être,
cependant, un étranger viendra, qui accédera à la domination, et finira par
sauver le poète de la menace.
Les interprétations très diverses que j'ai lues ont une chose en commun:
elles partent toutes d'une structure linéaire du poème: les deux premières
strophes sont deux comparaisons appliquées dans la troisième à la vie
intérieure du poète. Linterprétation de la quatrième strophe concerne
la question de savoir qui ou quoi est représenté par l'étranger. Je ne
mentionnerai que brièvement deux explications.
Celle du professeur A. L. Sotemann (1967) Il suppose que le poèrne
entier est une représentation poétique d'une importante partie de la doc-
trine stoïcienne: les quatre strophes représenteraient, selon lui, les quatre
catégories de l'ontologie du Portique: la condition permanente (1' hexis)
dans la rnatière inanimée (strophe 1), la puissance de croissance (la physis)
dans la nature végétative (strophe 2), l'élan vers le mouvement et l'action
(1' hormè) dans l'ârne hunlaine (strophe 3), et la catégorie la plus haute dans
la hiérarchie, le sage stoïcien (le sophos), (strophe 4).
Il est certain que le poème contient une grande part de stoïcisme; la
citation de Chrysippe, qui précède le poème, donlÎne toute la première
strophe, et de la sorte le dogme stoïcien de la krasis di holon, du mélange
à travers le tout, est donné, de nlême que celui de la tension (le tonos). En
fait, la krasis et le tonos détenninent le contenu du poème entier, pas seu-
lement la prenlÎère strophe. Il n'est pas nécessaire de renoncer tout à fait
à l'interprétation de Sotemann, mais néanmoins il faut constater qu'elle
n'explique pas tout. Dans la troisième strophe, il ne s'agit pas d'une âme
humaine objectivée, mais plutôt des propres pensées du poète, d'après la
formulation de la création spécifique du poète travaillant au poème qu'on
lit. Il s'agit donc de pensées qui sortent du poète vers d'autres âmes et
veulent y pénétrer, se fondre en elles. Par ces autres âmes ou ces autres vies,
on peut entendre soit les lecteurs du poème, soit d'autres poètes ou textes
appartenant à l'érudition du poète; des formes, donc, de culture dans l'es-
prit propre du poète et que celui-ci aspire à rencontrer et assinliler. Cette
interprétation non philosophique, rnais plutôt « poéticale », que je préfère

11. L. Sotemann,« Leopold en Chrysippus », dans De niel/we taalgids, 60 (1967), p. 158-


164.
FOKKE

à celle de Sotemann, a été lancée par J. Karnerbeek Jr. en 195212. Selon


Kamerbeek, les autres ârnes ou vies, avec lesquelles le poète veut cornInu-
niquer, représentent à la fois les deux catégories que je viens de nomrner :
les lecteurs qui reçoivent et assimilent le poème dans leur originalité la plus
profonde, et, d'autre part, l'érudition du poète, qui (je cite les vers 22-23
de la troisième strophe) « renfermerait en soi des temps sans nornbre et
un trésor de Inondes ». Dans la dernière strophe, les deux catégories -les
lecteurs externes et les grandes ârnes de la culture hUlnaine vivant dans
l'esprit du poète - constituent une menace pour sa propre créativité et son
originalité. Toujours selon Kamerbeek, l'étranger, l'errant dans les derniers
vers du poème, qui pourrait venir en sauveur, est encore une fois autant le
lecteur idéal sachant véritablement recevoir le poème en lui, le fondre avec
sa propre originalité, que le futur poète sachant, dans une nouvelle créa-
tion idéale, assirniler le poèIne que nous sommes en train de lire.
Mais la recherche du futur lecteur idéal et du futur poète idéal implique
la certitude de les trouver, dans la mesure où le poèlne accornpli, le poème
que nous lisons, évoque finalement magiquement cette double réception
idéale. Kamerbeek compare la double recherche dans la deuxièlne moitié
de la troisième strophe (à partir du vers 16) et dans la quatrième strophe
avec le contrepoint dans la musique13 .
Il se trouve que je peux confirmer un élément de l'ingénieuse interpré-
tation de Kamerbeek. Cet érudit est le seul à s'être demandé ce que signi-
fiait la curieuse variation des nombres de vers dans les strophes successives:
29, 26, 29, 13, rnais il n'a pas trouvé la réponse. On ne peut pas supposer
que ces nombres sont simplement fortuits. Je crois avoir trouvé la solution
de l'énigme. La structure du poèrne fait penser aux chants de chœur de la
poésie grecque classique: une strophe correspond à une antistrophe iden-
tique et une partie plus brève, d'une autre composition métrique et musi-
cale, l'épode, conclut le tout. Dans la poésie chorale grecque, des cas se
présentent, où cette cOInposition symétrique est amplifiée par une strophe
hétérogène, qui sépare la strophe de l'antistrophe. De cette manière, on
obtient donc une composition, qui consiste en une strophe, une strophe
médiane différente de la première strophe, une antistrophe identique à la
première strophe, et une épode. C'est le cas de la cOInposition unique du
kommos - un genre de chant alterné, réparti entre le chœur et les acteurs

12. J. KamerbeekJr., « Leopold 'Een druppel wijn' ontwerp voor een interpretatie», dans
De nieuwe taalgids, 45 (1952), p. 129-136.
13. Leopold était un amateur passionné de musique. Il a écrit un fin essai sur Beethoven:
« Nabetrachtingen van een concertganger», dans J. H. Leopold, Verzameld werk, éd.
P. N. Van Eyck, Rotterdam/Amsterdam, 1952, II, p. 442-451.
POÈTE ET SPINOZISTE

de la tragédie des Choéphores d'Eschyle, qui ernbrasse les vers 315-422 14 •


Dans cette partie lyrique du drarne, toute cette composition est répétée
quatre fois. Or le schéma du poème de Leopold est exacternent le rnème.
On pourrait le rendre par les lettres A B X b, où le b comprend la moi-
tié des vers de B (la strophe médiane). Chez Leopold, les différences et
les correspondances sont seulernent déterminées par le nombre des vers,
tandis que dans la poésie grecque la rnétrique des vers est décisive. Outre
cette structure extérieure, Leopold a également emprunté des éléments du
contenu au kommos d'Eschyle, notamment la libation au début de la pre-
mière strophe et l'apparition d'un sauveur ou vengeur à la fin de l'épode.
Car le kommos dans les L7Joéphores est une incantation sur le tombeau
d'Agamemnon, dans laquelle ses enfants, Oreste et Électre, et le chœur
tentent au moyen de libations et de prières d'évoquer l'ombre d'Agamem-
non depuis les Enfers pour les aider à prendre leur revanche sur Égisthe
et Clyternnestre. Kamerbeek avait donc raison de parler d'une évocation
rnagique de l'étranger dans le poème, puisque Leopold a imité précisément
cette incantation d'après le modèle d'Eschyle.
Mais il ne faut pas prendre ces éléments imitatifs trop au pied de la
lettre. Ils sont devenus chez Leopold des métaphores littéraires. C'est ainsi
que la libation au début n'a pas pour but direct d'évoquer l'aide de l'étran-
ger à la fin. La libation et les prières servent à effectuer une navigation
sûre, rnétaphore, sans doute, de la réussite souhaitée du poème entier, y
compris l'apparition du sauveur à la fin. Comme telle, cette libation est
une imitation directe de quelques vers de la Quatrième Ode pythique de
Pindare, où le chef, Jason, fait une libation et dit des prières à l'occasion
du départ d'Argo, le bateau des Argonautes 15 . C'est ainsi que, partout dans
son œuvre, Leopold a puisé dans son immense érudition pour y trouver
les particules élémentaires de ses compositions. Lœuvre de Leopold est un
vrai miracle d'intertextualité 16 •
Cela nous amène enfin à Spinoza. J'ai mentionné auparavant la struc-
ture linéaire que tous les chercheurs ont admise jusqu'ici. Je ne voudrais pas
la nier maintenant. Il serait possible et mème nécessaire de lire le poème
de la façon suivante: « Comme une goutte de vin versée dans la Iller [ ... ] ,

14. Pour l'analyse métrique de ces vers, cL W. J. W. Koster, Traité de métrique grecque,
suivi d'un précù de métrique latine, Leyde, 1953 (2 e édition), p. 299.
15. Vs. 341-349 : « Quand ils eurent suspendu les ancres au-dessus de l'éperon, prenant
en main une coupe d'or, le chef, sur la poupe, invoqua le père des Ouranides, celui qui
lance la foudre, Zeus, et l'essor rapide des flots et des vents, les nuits et les chemins de la
mer, et les jours propices, et la joie du retour» (pindare, Pythiques (tome II), texte établi
et traduit par Aimé Puech, Paris, 1955, p. 79).
16. Lintertextualité de Leopold a été étudiée à fond par]. D. F. Van Halsema, Bijeen het
vroeger en het Lata; de dichter Leopold en zijn bronnen, Utrecht/Anvers, 1989.
FOKIŒ AKIŒRMAN

cornrne la pomrne dernière de Sappho [... ] ainsi mes pensées [... ] » Mais
la structure strophe-strophe médiane-antistrophe-épode réclarne aussi ses
droits une fois qu'on l'a reconnue, car il est inconcevable qu'un poète
moderne apporte une structure extérieure si artificielle à sa cornposition
sans rien en faire du point de vue du contenu. Je crois donc qu'il faut
chercher un schéma sur le plan du contenu dans lequel la strophe 1 et
la strophe 3 s'opposent, et dans lequel la strophe 2 prend égalernent
une position médiane au niveau de son contenu. Alors, je ne peux pas
m'empêcher de penser au « dualisme» des deux attributs de la substance
de Spinoza. Je parle de « dualisme », parce que la substance manque ici,
ou, plutôt, est absorbée dans l'unité du pOèlTle. D'ailleurs, il ne faut pas
chercher de la philosophie dans le poème. Je constate que les activités de
la pensée énumérées dans la troisièrne strophe ressemblent beaucoup aux
modes finis que Descartes et Spinoza subsurnaient sous l'attribut infini
de la cogitatio: l'association libre et fortuite, la recherche consciente et
prélTléditée, la simplicité de la vie rnentale presque prirnitive, la richesse
de l'intelligence développée, bref, toute l'activité intérieure du poète. Et
si la première strophe doit être conçue comme l'opposée de la troisième,
il n'est pas difficile de s'imaginer la goutte de vin, qui se répand dans
l'Océan, comme une métaphore d'un mode fini et physique de l'attribut
de l'extensio. Dans les deux strophes, les modes des deux sortes sont décrits
cornme des forces, des puissances, des activités qui se répandent sans effort
et irrésistiblement dans toutes les directions, dans la matière comme dans
l'esprit. Les deux séries d'activités ont cependant perdu ici toute valeur
philosophique et sont devenues des irnages poétiques.
Mais ce n'est pas tout. Que représente la strophe médiane, celle de la
pomme de Sappho? Je risque la comparaison avec les modes infinis sous
l'attribut de l'étendue, le rnouvernent et le repos. Dans cette strophe, il y
a un équilibre précaire entre mouvement et repos, qui est dérangé par la
chute de la pOlIlme et, par la suite, est rétabli lentement, en vacillant. Dans
cette strophe aussi, les conceptions de Spinoza sont employées cornme des
éléments littéraires. Spinoza a appliqué ces modes infinis seulement sous
l'attribut extensio, mais Leopold les introduit égalernent dans la pensée;
c'est en fait une anomalie 17 , pour laquelle le poète se justifie spécialement
dans les vers 9-10 de la strophe 3, où la pensée est appelée « une activité
intérieure, imaginée comme un mouvement ». Si tout ce que je viens de
dire est correct, ce sont les « modes infinis» de la strophe médiane qui
« dirigent» les mouvements des « modes finis» des strophes 1 et 3. De

17. Spinoza connaît deux sortes de modes infinis: le motus et la quies, sous l'attribut
extensio, et l'intellectus injinitus, sous l'attribut cogitatio; cf Spinoza, Ep., 64, fin.
POÈTE ET SPINOZISTE

cette rnanière, une structure syrnétrique et une structure linéaire ont été
superposées dans le poème de Leopold.
Le poème contient encore d'autres ernprunts et serni-citations, dont je
ne signalerai qu'un seul élément philosophique: à la fin de la strophe l,
les mots « jusqu'à l'embrassement total, au retour sur soi-mêrne, en une
seule identité» sont un emprunt presque littéral au philosophe et psycho-
logue néerlandais Gerardus Heyrnans (1857-1930), qui avait publié son
livre Einführung in die Metaphysik aufGrundlage der Erfohrung en 1905 18 •
Il y a toutes les raisons de croire que Leopold était influencé par le monisrne
psychique de Heymans. D'ailleurs, dans les troisième et quatrième strophes
aussi, le rnélange et la fusion des ârnes font penser à Heymans. Leopold
a probablement considéré la philosophie et la psychologie de Heymans
comme une continuation de la Stoa et de Spinoza, tout comme il a vu en
Spinoza une continuation du Portique ancien et du stoïcisme moderne. Une
profonde conscience de la continuité dans la culture, de la cohérence des
âmes et de la tension qui règne dans l'une et l'autre caractérise la manière
de penser de Leopold. D'autre part, une crainte de se perdre dans une unité
plus large et l'effort de se maintenir dans son individualité sont manifestes à
plusieurs endroits dans sa poésie. Ces sentiments sont aussi présents dans ce
poème. Peut-être la dernière strophe veut-elle dire que le poète souhaite que
le poème idéal, qu'il était en train de créer, soit une libération de la menace,
du déterminisrne qui régnait dans la culture dont il soufE-ait. Ce nouveau
poème devrait être un étranger, un errant, un planètès, qui, n'en faisant qu'à
sa tête, pourrait sortir de l'univers culturel et psychique se déroulant selon
des lois fixes. Si tel est le cas, Leopold aurait été saisi par le même esprit de
renouvellement qui régnait dans beaucoup de domaines de la culture, des
sciences et de la politique au début du x:xe siècle.

-_._---_._---_._----_.
18. Leipzig 1905, cf. p. 304-321.
Johannes van Vloten et le « premier»
spinozisme néerlandais au XIXe siècle
WIEPVAN BUNGE

On le sait: aux Pays-Bas, les œuvres de Spinoza, dès leur parution, ont pro-
voqué une variété tout à fait déconcertante de réactions. Pendant le dernier
quart du XVIIe siècle, ce sont les réfutations du Tractatus theologico-politicus
et de l'Éthique qui dominent l'opinion, quoiqu'il ne faille pas sous-estimer
le nombre des adhérents au spinozisme même si certains se cachaient de
leurs convictions - se recrutant aussi bien parmi des« chrétiens sans Église»
que chez les « esprits forts» du siècle d'or hollandais 1• Toutefois, après le
début du XVIIIe siècle, Spinoza semble tomber dans l' oubli 2 • Ainsi, à la fin
du siècle des Lumières, la tentative du professeur de Harderwijk Bernard
Nieuhoff (1747-1831) pour susciter un regain d'intérêt pour Spinoza ne
retient pas l'attention de ses contemporains 3 , En Hollande à l'exception
peut-être d'un poème du philosophe Johan Kinker (1764-1845)4 -, il
n'existe aucune trace de la Pantheismusstreit et c'est seulernent au cours de
la deuxièrne moitié du XIXe siècle que Spinoza jouit, à nouveau, de l'appré-
ciation des philosophes néerlandais. Après avoir eu de l'aversion contre lui

1. Voir, parmi beaucoup d'autres titres: Karlfried Grunder et Wilhelm Schmitt-


Biggemann (éd.), Spinoza in der Frühzeit seiner religiiJ"sen Wirkung, Heidelberg, 1984;
Paolo Cristofülini (éd.), L'hérésie spinoziste. La discussion sur le Traetatus theologieo-poli-
tieus, 1670-1677, et la réception immédiate du spinozisme. Amsterdam-Maarssen, 1995;
Wiep van Bunge et Wim Klever (éd.) Disguised and Overt Spinozism around 1700, Leyde,
1996.
2. Pour l'hypothèse osée selon laquelle le spinozisme aurait survécu clandestinement
notamment parmi des loges maçonniques pendant tout le XVIIIe siècle, voir les travaux de
Margaret C. Jacob: The Radical Enlightenment. Pantheists, Freemasons and Republicans,
Londres, 1981 ; Living the Enlightenment. Freemasonry and Politics in Early Modern Europe,
New York, 1991; « Radiealism in the Dutch Enlightenment», dans Margaret C. Jacob
et Wijnand W Mijnhardt (éd.), The Dutch Republic in the Eighteenth Century. Decline,
Enlightenment, and Revolution, lthaca-Londres, 1992, p. 224-240.
3. Bernard Nieuhoff, Over spinozisme, Harderwijk, 1799. Voir M. Wurzner, « Bernard
Nieuhoff en zijn beoordeling van het spinozisme», Tijdschrift voor Filosofie, 24 (1962),
p.53-80.
4. J. Koopmans, « Het Alleven of de wereldziel», Taal & Letteren, 15 (1905), p. 373-
394.
WIEP VAN BUNGE

et l'avoir fait tornber dans l'oubli, on recommence, deux cents ans après
sa mort, à le lire et à éditer ses œuvres, dont on discute sérieusernent la
validité. En fait, à en croire le grand historien de la philosophie néerlan-
daise, Ferdinand Sassen, le « spinozisrne néerlandais» ne cornmence qu'à
la deuxième rrlOitié du XIXe siècle 5. Selon Sassen, il s'agit ici d'un spino-
zisrne essentiellernent « propagandiste », qui au début du xxe siècle fut suivi
par une deuxièrne phase, plus « philosophique» (levensbeschouwelijk) , et
plus tard encore par ce qu'il appelle le spinozisme « savant» de Hubbeling
et de ses collègues 6 •
Aux yeux de Sassen, toute la philosophie néerlandaise du XIXe siècle
rnanqua de qualité: on n'y trouve ni un Érasrne, ni un Spinoza, ni un
Hernsterhuis. Le « prerrlier » spinozisrne néerlandais serait également carac-
térisé par une médiocrité rrlanifeste. Cependant, Siebe Thissen a rnontré
récemrrlent que Sassen n'avait pas vu l'irrlportance plutôt culturelle que
philosophique au sens strict du terme des débats suscités par la réintroduc-
tion du spinozisme aux Pays-Bas 7 • À l'époque, c'est précisément la philo-
sophie pratiquée dans les milieux non universitaires - à peine étudiée par
Sassen qui connaît un grand succès. C'est dans les loges maçonniques,
dans toutes les sortes de journaux culturels, dans les sociétés des libres-pen-
seurs, et non pas dans les universités, que la philosophie est en plein essor.
En effet, lorsque l'université de Leyde offre en 1896 l'une de ses chaires
de philosophie à l'hégélien parfaitement autodidacte G. J. P. J. Bolland
(1854-1922), c'est comme si les « autorités» reconnaissaient elles aussi
l'irnportance de ces « amateurs» philosophiques 8 •
Aux Pays-Bas, le regain d'intérêt pour Spinoza rernonte au milieu du
e
XIX siècle et se fit sentir, tout d'abord, dans le milieu de la maçonnerie hol-
landaise. Il y eut, pour commencer, la publication, en 1855, de la deuxième
édition de Spinoza. Ein Denkerleben, de Berthold Auerbach. Cette œuvre
fut suivie d'un cornpte rendu détaillé dans le journal hollandais le plus

5. Ferd. Sassen, Geschiedenis van de zuijsbegeerte in Nederland tot het einde der negentiende
eeuzu, Amsterdam-Bruxelles, 1959, p. 364-373.
6. Voir son compte rendu de la thèse de]. G. Van der Bend, Het spinozisme van Dl: J D.
Bierens de Haan, Groningue, 1970, dans Algemeen Nederlands Tijdschrift voor Wijsbegeerte,
63 (1971), p. 281-282. Voir aussi notre« Geleerd' spinozisme in Nederland en Vlaanderen
na de Tweede Wereldoorlog», dans Kees Schuyt et Theo Van der Werf (éd.), Honderdjaar
Spinoza in Nederland en België (à paraître).
7. Siebe Thissen, « Vrij van praal en zinnelijkheid. De vrijmetselarij en de wijsbegeerte
in de negentiende eeuw», Geschiedenis van de zuijsbegeerte in Nederland, 5, 1994, p. 193-
206, et « Een wijsgerige beweging in Nederland en haar publieke roI », Krisis, 60 (1995),
p.22-39.
8. Voir, sur Bolland, entre beaucoup d'autres titres: W. N. A. Klever, Jeugd en lndische
jaren van G. J P. J Bolland, Amsterdam, 1969; Willem Otterspeer, Bolland. Een biografie,
Amsterdam, 1995.
e
IH,"l.'<l'<lCOù VAN VLOTEN ET LE « PREMIER» SPINOZISME NÉERLANDAIS AU XIX SIÈCLE

important de l'époque, dans lequel P. A. S. van Limburg Brouwer (1829-


1873) chantait les louanges d'Auerbach et de Spinoza lui-même 9 • Mais le
spinozisme poétique du botaniste, duelliste et ancien légionnaire Franz
Junghuhn (1809-1864) annonçait aussi les futures polérniques dans les-
quelles Johannes vanVloten (1818-1883) devait se présenter comrne le
10
« chef» du spinozisme néerlandais et le principal initiateur du débat pro-
prement philosophique autour du spinozisme des années 1870.
Qui était cet hornme, dont au moins le nom est demeuré connu partout
des spinozistes, grâce à son édition, réalisée en collaboration avec Land, des
Opera et du Court traité? Malheureusement, il n'existe que des esquisses
biographiques, sans doute à cause de la grande diversité de ses occupations
et intérêtsll.Né à Kampen en 1818, dans une famille bourgeoise, il fait
ses études en théologie à Leyde de 1835 jusqu'à 1843. Six ans plus tard,
il quitte l'Église réformée, pour commencer une vie comrne professeur
(en histoire et en hollandais) à Rotterdam et au lycée de Deventer où, en
1867, il se voit obligé de se démettre de ses fonctions à cause de ses calorn-
nies et de ses insultes persistantes à l'adresse de ses collègues. Il s'établit à
Bloemendaal, près de Haarlem, où il édite un journal libre-penseur, De
Levensbode. C'est surtout dans ce journal que prend place le grand débat hol-
landais au sujet de Spinoza des années 1870. Quoiqu'il s'occupât de toutes
sortes de questions contemporaines -- en Hollande il semble avoir connu
tout le monde, l'un de ses nornbreux amis était Eduard Douwes Dekker
(Multatuli) -, à Deventer déjà, la « propagande» en faveur du spinozisfne

9. P. A. S. Van Limburg Brouwer, « Het leven van een denker», De Gids, 18 (1855),
p. 409-443. Le livre d'Auerbach fut traduit par Dionys Burger: Spinoza. Het leven van
een denker~ Amsterdam, 1863. Sur Burger, voir M. R. Wielema, « Dionys Burger over
Spinoza (1856-1865). Een ongepubliceerde briefaanJohannes van Vloten», Geschiedenis
van de wijsbegeerte in Nederland, 2 (1991), p. 89-98; Piet Steenbakkers, « De Nederlandse
vertalingen van de Ethica», Mededelingen vanwege hetSpinozahuis, 74 (1997), p. 14-17.
10. [F. W JunghuhnJ, Licht en Schaduwbeelden uit de binnenlanden van Java, Amsterdam,
1854. Voir Peter Sep, « De receptie van Licht - en schaduwbeelden uit de binnenlanden
van Java van F. W. Junghuhn», lndische Letteren, 2 (1987), p. 53-64; E. M. Beekman,
«Junghuhn's perception of Javanese Nature», Canadian Journal of Netherlandic studies,
12 (1991), p. 11-20 ; Siebe Thissen, « Images of Light and Shadow. Spinozism Bursts
Forth into Dutch Cultural Life (1854-1872)), dans Van Bunge et Klever (éd.), Disguised
and OvertSpinozism, op. cit., p. 117-134.
Il. Voir, sur van Vloten en général: W. G. Van der Tak, « De Joanne a Vloten (Johannes
van Vloten) MDCCCXVIII-MDCCCLXXXlII», Chronicon Spinozanum, 4 (1924-
1926), p. 223-232; Mea Mees-Verwey, De betekenis van Joahnnes van Vloten, thèse,
Leyde, 1928; C. Offringa, « Johannes van Vloten : Aufklarung en liberalisme », Bijdragen
en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden, 83 (1969), p. 150-212;
O. Noordenbos et P. Spigt, Atheisme en vrijdenken in Nederland, Nijmegen, 1976, p. 46-
57 ; Guido van Suchtelen, « Le spinozisme de Jan van Vloten ou : le romantisme d'un
penseur naturaliste », dans Pierre-François Moreau (éd.), Spinoza entre lumière et roman-
tisme, Fontenay-aux-Roses, 1985, p. 339-345.
WIEP VAN BUNGE

était devenue son occupation principale. À cet effet, on a remarqué que


l'inauguration, en 1880, de la statue de Spinoza au Paviljoensgracht à La
Haye constituait l'apogée de sa vie l2 . D'ailleurs, cette occasion révélait en
termes dénués d'équivoque le motif intime de ses efforts. Pourquoi fallait-
il célébrer Spinoza? Parce que Spinoza était le penseur qui avait « achevé
la Réformation », dont le principe était « le droit inaliénable de l'homme à
son développement moral et intellectuel ». Spinoza, selon van Vloten, en
était capable grâce à sa découverte de la puissance de la raison. Car c'est la
raison qui libère, qui nous rnène à l'état joyeux dans lequel la sagesse règne.
Bref, ce sont l'anthropologie et la morale spinoziennes qui furent son point
de départ l3 •
Mais retournons aux polérniques spinozistes de De Levensbode, car c'est
précisément ce débat qui permet de réévaluer le jugement de Sassen por-
tant sur sa prétendue médiocrité philosophique. Pour commencer, il faut
remarquer que, du point de vue historique, le spinozisme prétendurnent
propagandiste de van Vloten semble obéir fidèlement aux lois dialectiques
de l'histoire. Car, après que Spinoza a été rejeté par la grande majorité de
ses premiers lecteurs à cause de son naturalisme, qui au XVIIe siècle est consi-
déré comme de l'athéisme, l'athée confiant que fut van Vloten au cours des
années 1840 déjà découvre, surtout dans l'Éthique, un vade-mecum pour
la défense d'une conception du monde scientiste, tout à fait moderne à
l'époque. Lorsqu'il acheva ses études théologiques, il soutint déjà la thèse
Quo magis res singulares intelligimus) eo magis Deum intelligimus l4 •
point de vue philosophique, il convient peut-être de remarquer
en général qu'on serrlble avoir trop souvent méconnu l'intérêt des spino-
zismes pour ainsi dire « matérialistes ». D'où venait la tendance, on se
le demande, par exemple d'un savant aussi éminent que Paul Vernière à
discréditer tant de spinozismes « mal compris» dans la pensée française
d'avant la Révolution? L'idée directrice de ses recherches est formulée à
la fin de son étude classique: « Un principe efficace nous a guidé: l'in-
fluence réelle d'une doctrine et la ferrnentation intellectuelle qu'elle pro-
voque ne dépendent pas de sa rigidité dogmatique, mais très souvent
de sa désintégration. [... ] La vie d'une doctrine et son efficacité exigent
peut-être l'incompréhension, le remaniement, le brassage. L'orthodoxie en
philosophie est gerrrle de mort l5 . » Toutefois, un tel point de départ ne

12. Mees-Verwey, De betekenis van Joharmes van Vloten, op. dt., p. 200.
13. Johannes van Vloten, « Spinoza de blijde boodschapper der mondige mensheid »,
Chronicon Spinozanum, 4 (1924-1926), p. IX-XXlV.
14. Mees-Verwey, ibid., p. 201.
15. Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, 1954, p. 700-
701.
e
VAN VLOTEN ET LE « PREMIER» SPINOZISME NÉERLANDAIS AU XIX SIÈCLE

présuppose-t-il pas un spinozisme pour ainsi dire « idéal », tandis que, sauf
erreur de rna part, c'est précisément la diversité des spinozismes qui domine
à travers les siècles? En plus, ce sont les spinozismes dits « matérialistes»
qui récemment ont stimulé les recherches les plus f~condes (voir les
études dirigées par Oliver Bloch et Antony McKenna dans le domaine des
manuscrits clandestins) 16. Pour ne citer qu'un seul exemple, Pierre-François
Moreau a récemment souligné à juste titre l'originalité et la profondeur des
Doutes de la religion, manuscrit clandestin « spinoziste », attribué à tort à
Boulainvilliers et publié en 1767 à Londres par d'Holbach 17 •
VanVloten est-il aussi un spinoziste sous-estimé? Consultons d'abord
son chef-d'œuvre, la rnonographie Baruch dEspinoza, publiée en 1862 18 •
Dédié au grand matérialiste néerlandais Jacobus Moleschott (1822-1893) 19,
ce livre s'inscrit effectivement dans une tradition polémique et essentiel-
lement littéraire (même en 1880, dans sa communication à l'occasion de
l'inauguration de la statue de Spinoza, van Vloten réussit à polémiquer à
son gré). En dépeignant la vie de Spinoza, van Vloten dirige son atten-
tion immédiatement sur des conflits, c'est-à-dire sur le rejet de l'héritage
juif et sur la correspondance avec Albert Burgh, Willem van Blyenbergh,
Lambertus van Velthuysen et Hugo Boxel, au sujet de l'Église romaine,
de l'autorité de l'Écriture, de l'athéisme et du statut du surnaturel. C'est
le conflit religieux qui domine toute sa biographie. Des arnis mennonites
comme Balling, Jelles et De Vries n'y figurent guère. À l'inverse, la révo-
lution cartésienne est présentée comme décisive au fur et à mesure que
l'essence du spinozisme se révèle, à en croire van Vloten, précisément dans
la comparaison avec le cartésianisme.

16. Voir par exemple Olivier Bloch (éd.), Le matérialisme du XVII! siècle et la littérature clan-
destine, Paris, 1982, et Spinoza au XVII! siècle, Paris, 1990; Antony McKenna, « Spinoza
in Clandestine Manuscripts : a Bibliographical Survey of Recent Research », dans Van
Bunge et Klever (éd.), Disguised and Overt Spinozism, op. cit., p. 304-320; « Les manus-
crits clandestins philosophiques à l'âge classique: bilan et perspectives », XVI! siècle, 192
(1996), p. 523-535.
17. Pierre-François Moreau, «Rezeption und Transformation des Spinozismus in der
franzosischen AuflJarung », dans Hanna Delf, Julius Schoeps et Manfred Walther (éd.),
Spinoza in der europaischen Geistesgeschichte, Berlin, 1994, p. 96-1 O~: Voir aussi le dernier
numéro de Studia Spinozana, 10 (1994) : Alexandre Métraux, « Uber Denis Diderots
physiologisch interpretierten Spinoza », p. 121-134, et Gunnar Hindrichs, « Substanz
und Materie. Zur materialistischen Spinoza-Deutung Ernst Blochs », p. 155-172.
18. Johannes van Vloten, Baruch d'Espinoza. Zijn leven en werken in verband en
onzen tijd, Amsterdam, 1862. La bibliographie de van Vloten contient presque soixante
spinozana. Voir Mees-Verwey, De betekenis van Johannes van Vloten, op. cit., p. 253-257.
19. Voir Fredericl<: Gregory, Scientific Materialism in Nineteenth Century Go'man},
Dordrecht, 1977, p. 80-99; Jacobus Moleschott, De eenheid van het leven, éd. V J. B. M.
Peeters, Baarn, 1989; Siebe Thissen, «Een voorbeeld voor prille atheïsten. Jacob
Moleschott en het antilderikalisme in Nederland tussen 1855 en 1900 », Geschiedenis van
de wijsbegeerte in Nederland, 1 (1990), p. 31-42.
WIEP VAN BUNGE

Aux yeux de van Vloten, la pensée de Descartes se borne à ce qu'il


appelle sirnplement la « tête» - alors que Spinoza pense tout l'homrne, son
cœur y cornpris, et qu'il se refuse à nier la toute-puissance de la raison. À
la diHerence de Descartes, Spinoza était un vrai philosophe à cause de son
dévouement absolu à la recherche de la vérité. (~u' on lise, dit van Vloten,
les Logitata metaphysica (II, 8, 5) sur l'autorité de l'Écriture: « Si nous trou-
vions en elle quelque chose qui fût contraire à la Lurnière naturelle, nous
pourrions la réfuter avec la mêrne liberté que l'Alcoran et le Talmud 20 • »
Consultons aussi l'introduction du Tractatus de intellectus emendatione, qui
aboutit à la conclusion que le vrai bonheur pour le philosophe se trouve
dans la compréhension de la « connexion des choses ». Cette compréhen-
sion, selon vanVloten, n'est point le résultat de « quelque métaphysique
abstraite », mais peut seulement être déduite de ce qu'il appelle nauwlet-
tende kennisneming der bijzondere dingen (observation précise des choses
particulières) conclusion qui pour van Vloten constitue le point de
départ d'un éloge de l'expérience 21 • Ensuite, vanVloten n'hésite pas à citer
toute la préface du TTP car, bien entendu, c'est le préjugé qui doit être
détruit, ce sont les miracles dont l'impossibilité doit être démontrée, et
c'est la tolérance dont la nécessité doit être comprise.
Après une paraphrase, et même, dans certains passages, une reprise quasi
littérale de l'Ethique, qui constitue le cœur du livre22 , restent les questions
soulevées par les dernières propositions de l'Éthique. Van Vloten n'a rien
à dissimuler: ici s'ouvre effectivernent ce qu'il appelle 1'« abîrne du mysti-
cisme23 ». En effet, il rejette tant É V, 32 que 33 « Tout ce que nous com-
prenons par le troisième genre de connaissance nous procure de la joie, et
cela avec l'idée de Dieu corrlIne cause» et « Lamour intellectuel de Dieu,
qui naît du troisième genre de connaissance, est éternel ». La seule lecture
qui rend ces propositions compréhensibles rernplace « Dieu» par « la vie »,
c'est-à-dire notre existence « modale» au milieu d'une « connexion» infi-
nie d'autres rnodes. É V, 35 et 36 -« Dieu s'aime lui-mêrrle d'un amour
intellectuel infini» et « Larnour intellectuel de l'esprit envers Dieu, dont
Dieu s'aime lui-même, non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il peut
être expliqué par l'essence de l'esprit hurrlain considéré sous l'espèce de
l'éternité; c'est-à-dire que l'amour intellectuel de l'esprit envers Dieu est
une partie de l'arrlour infini dont Dieu s'aime lui-même» - signifient en

20. Toutes les traductions franç'aises de Spinoza ont été empruntées à l'édition Gallimard
des Œuvres complètes, texte traduit, présenté et annoté par Roland Caillois, Madeleine
Francès et Robert Misrahi, Paris, 1954.
21. Van Vloten, Baruch d'Espinoza, op. cit., p. 86.
22. Ibid., p. 220-390.
23. Ibid., p. 378.
l'-J~UH''l''<LjJ VAN VLOTEN ET LE « PREMIER» SPINOZISME NÉERLANDAIS AU XIX" SIÈCLE

fait que nous somrnes capables de ressentir l'expérience de cette joie arnou-
reuse, produite par la cornpréhension du rapport de la cause à l' eff(:~t de
tout ce qui existe, parce que nous sommes également une partie de ce
grand tout 24 •
Curieusernent, van Vloten ne parvint à provoquer des réactions qu'après
la deuxième édition de son Spinoza, de 1871. Plus curieux encore, ce fut
van Vloten lui-même qui semble avoir été à la recherche d'un détracteur. Il
le trouve, enfin, dans le jeune physicien et futur professeur en philosophie
à l' université d'Amsterdam, Cornelis Bellaar Spruyt (1842-1901). Celui-ci
avait publié en 1871 trois essais sur les limites de l'expérience dans les-
quels il avait critiqué l'empirisme de Comte et du philosophe et théologien
Cornelis Opzoomer (1821-1891), professeur célèbre à Utrecht25 • Surtout,
le plaidoyer de Bellaar Spruyt en faveur de la conception intuitive de la
causalité, ernprunté à Schopenhauer, et de la notion kantienne à l'égard de
notre cornpréhension a priori de l'espace et du temps rnirent Opzoomer
en colère 26 • Van Vloten, à son tour, en fut fort irrité, parce que, dans le
deuxième de ses essais, Bellaar Spruyt s'était permis de se réferer en pas-
sant à Spinoza: comrne le XVIIe siècle s'était trompé en rejetant Spinoza,
notre siècle, écrivait Bellaar Spruyt, a tort lorsqu'il nie la critique de Kant
et de Schopenhauer à l'égard de l'empirisrne naïF7. Il va sans dire que van
Vloten trouvait cette comparaison tout à fait ridicule, pour ne pas dire
sacrilège28 •
Bellaar Spruyt semble d'abord avoir oublié la petite diatribe publiée par
van Vloten pour diriger toute son attention sur la polémique qui l'opposait
à Opzoomer 29 • Cependant, en 1875, il relève le gant en écrivant un compte
rendu tardif mais circonstancié de la deuxième édition du Spinoza de van
Vloten. Bref: il l' appelle un « anachronisme 30 ». À en croire Bellaar Spruyt,

24. Ibid., p. 381.


25. Cornelis Bellaar Spruyt, « Het algemeene postulaat van Herbert Spencer », De Gids,
35 (1871-1), p. 445-505; «Aangeboren waarnemingsvormen », De Gids, 35 (1871-3),
p. 1-68 et 414-467. Voir Sassen, Geschiedenis van de wijsbegeerte ... , op. cit., p. 332-333 et
369 sqq.; Cornelis Opzoomer, Het wezen der kennis, éd. Wim van Door'en, Baarn, 1990.
26. Cornelis Opzoomer, Een nieuwe kritiek der wijsbegeerte, Amsterdam, 1871.
27. Bellaar Spruyt, «Aangeboren waarnemingsvonnen », op. cit., p. 1-68. Comparer son
De laatste gedaanteverwisseling van de wijsbegeerte der ervaring toegelicht, Arnhem, 1871
(contre Van der Wijck).
28. Johannes van Vloten, « Dr Spruyt en Spinoza», De Levensbode, 5 (1872), p. 120-
123.
29. Cornelis Bellaar Spruyt, « De achterhoede van het idealisme », De Gids, 36 (1872-2),
p. 385-438, et (1872-3), p. 77-108.
30. Cornelis Bellaar Spruyt, « Een anachronisme», De Gids, 39 (1875-2), p. 28-62 et
226-290. Le même texte fut publié sous forme de brochure: van Vloten's Benedictus de
Spinoza beoordeeld, Utrecht, 1876.
WIEP VAN BUNGE

en Allernagne on serait déjà guéri de la vénération fanatique de Spinoza


pour la simple raison qu'on a cornmencé à lire ses œuvres. En Angleterre
et en France, on ne rnentionne pas non plus Spinoza. Par conséquent, le
spinozisrne de van Vloten est vieux jeu, et il faut considérer son auteur
cornme un « étranger» dans son propre siècle31 •
Selon Bellaart Spruyt, van Vloten n'aurait rien compris du contexte histo-
rique dont le spinozisme émane. Van Vloten n'aurait pas vu que l'on devrait
chercher la vraie révolution philosophique du XVIIe siècle dans l'œuvre de
Descartes. Toutefois, le cartésianisme aurait surestimé l'importance aussi
bien de la mathématique que de la métaphysique. Ainsi la métaphysique
mathématique du cartésien que fut Spinoza serait fausse a fortiori, et van
Vloten n'aurait pas réussi à éclairer des malentendus spinozistes comme
l'idée que la pensée serait capable de déduire l'existence d'une conception,
et la différence parfaitement obscure entre l'infinité absolue et l'infinité
relative32 • D'après Bellaar Spruyt, l'identification que l'on trouve chez van
Vloten du Dieu de Spinoza avec la « connexion éternelle et infinie des
choses» ne serait pas compatible avec cette autre identification spinoziste
de Dieu avec l' ens perfectissimum 33 • Ni Spinoza ni van Vloten ne seraient à
même de comprendre la réalité du mal. Réduire le rnal à l'absence du bien
aboutit à l'incohérence fatale qu'on trouve dans le TTP, olt Spinoza aurait
été forcé d'avouer que droit et puissance sont, en réalité, la même chose 34 •
D'un côté, Bellaar Spruyt est d'accord avec ce que van Vloten écrit sur la
modernité du déterrninisme, du ITlonisme et du matérialisme de Spinoza.
De l'autre côté, il rejette aussi bien l'image de Spinoza comme précurseur
de la rnéthode scientifique que sa paternité prétendue de l' « incrédulité
moderne» : les « athées philosophiques d'aujourd'hui », à en croire Bellaar
Spruyt, rejettent l' « optirnisme joyeux» de Spinoza 35 •
réaction de vanVloten ne se fit pas attendre et fut des plus violente.
Cependant, très occupé par l'organisation de la commémoration de la mort
de son héros en 1877 et par la construction d'une statue au Paviljoensgracht
à La Haye trois années plus tard, il ne rédigea qu'une courte réponse, dans
laquelle il réfutait toute interprétation littérale de l'Éthique: 1'« esprit»
de Spinoza nous mène au-dehors de la métaphysique a priori au cœur
de la recherche de la nature. Il faut défaire le spinozisme de son « écorce
ontologique ». Dans l'œuvre de Spinoza, la « philosophie ontologique»

31. Ibid., p. 32.


32. Ibid., p. 52 sqq. et 226 sqq.
33. Ibid., p. 270.
34. Ibid., p. 274.
35. Ibid., p. 290.
e
VAN VLOTEN ET LE « PREMIER» <,nT"T"'7T"" K,-, AU XIX SIÈCLE

s'est effectivement décomposée 36 . La même année, van Vloten rnontra


également qu'il n'était pas toujours si agressif Il était content des mots
de Renan, prononcés à La Haye en 1877 37 , et loua les essais du savant
J. P. N. Land (1834-1897), avec qui il devait publier quelques années plus
tard les Opera de Spinoza38 , et du médecin et philosophe H. J. Betz (1842-
1905)39, avec qui il avait cornmencé à collaborer dans la rédaction de son
journal De Levensbode et dont il appréciait naturellernent surtout sa critique
de Bellaar Spruyt40 . Malgré tout, van Vloten - cornme Betz - se sent forcé
de s'occuper sérieusement de la pensée de Kant qu'il estime sans aucune
valeur, la considérant comme le produit regrettable de subtilités artificielles
inutiles sans rapport réel avec le vrai but de la philosophie, l'émancipation
de l'hommé 1• Il serait peut-être bon de souligner ici encore une fois qu'en
dépit des efforts d'hommes tels que Bellaar Spruyt, par exemple, à l'époque,
le kantisme n'était guère répandu aux Pays-Bas. Les premières réactions
hollandaises envers l' œuvre de Kant furent principalement négatives. Jus-
qu'au début du xxe siècle, une certaine réticence envers l'idéalisme allemand
domina l'opinion hollandaisé 2 • C'est-à-dire que Bellaar Spruyt de son
vivant ne représentait aucune « orthodoxie» puissante. Les efforts du
36. Johannes van Vloten, «Robertus Nurks en Spinoza», De Levensbode, 9 (1877),
p. 145-160 et 154-155.
37. Johannes van Vloten, «De Tweehonderdjarige gedachtenisviering van Spinozàs
sterfdag in Den Haag», De Levensbode, 9 (1877), p. 452-468. Voir Ernest Renan, Spinoza.
Discours prononcé à La Haye, à l'occasion du 20(Yanniversaire de sa mort, La Haye, 1877;
J. Tielrooy, Ernest Renan. Sa vie et ses œuvres, Paris, 1959; J. J. V M. de Vet, « Renan and
the Netherlands : Sorne Observations aner Johannes Tielrooy », dans Jean Balcou (éd.)
Mémorial Ernest Renan, Paris, 1993, p. 87-123. En 1859 déjà, van Vloten avait discuté
la philosophie de Renan: « Renans denkbeelden over bovennatuurkunde, wijsbegeerte
en godsbegrip», De Dageraad, 9 (1859-1860), p. 513-520. Comparer « Scholten en
Opzoomer over Renan », De Dageraad, 17 (1864), p. 393-395.
38. Benedicti de Spinoza Opera quotquot repata sunt. Recognoverunt J. van Vloten et
J. P. N. Land, 2 vol., La Haye, 1881-1883.
39. Johannes van Vloten, « Toenemende Spinoza-waardering», De Levensbode, 9 (1877),
p. 485-520, sur, entre autres, J. P. N. Land, Ter gedachtenis aan Spinoza, Leyde, 1877,
et H. J. Betz, Spinoza en de vrijheid Tegen den Spinoza-interpretatie van den heer H. j.
Gunning, La Haye, 1877. Cependant, van Vloten se moque de Van der Wijck, Spinoza,
Groningue, 1877 : « Prof Jhr. Van der Wijcks Spinoza», De Levensbode, 9 (1877), p. 377-
396.
40. H. J. Betz, Levensschets van Baruch de Spinoza, met een l?Ort overzicht van zijn stelsel,
La Haye, 1876, et « Over de aard onzer kennis », De Levensbode, 8 (1876), p. 3-136, 161-
234 et 326-424.
41. Johannes van Vloten, «Jong-Hollandsche Wijsbegeerte », De Levensbode, 9 (1877),
p. 35-85.
42. Sassen, Geschiedenis van de zuij'sbegeerte, op. rit., p. 269 sqq. et Wijsgerig leven in
Nederland in de tzuintigste eeuzu, Amsterdam, 1960 (3" éd.) ; M. R. Wielema, « Die erste
niederlandische Kant-Rezeption 1786-1850», Kant Studien, 79 (1988), p.450-466;
Paulus Van Hemert, Gezag en grenzen van de menselijke rede, éd. J. Platt et M. R. Wielema,
Baarn, 1987.
WIEP VAN BUNGE

prernier kantien néerlandais Paulus van Hernert (1756-1825) furent fort


ridiculisés, surtout à cause de l'obscurité de ses écrits et de ses tentatives
pour construire une terrninologie nouvelle, apte à formuler le kantisme en
hollandais 43 • L'empirisrne d'Opzoorner qui constituait le point de départ
de vanVloten semble avoir été beaucoup plus répandu à l'époque.
Quoi qu'il en soit, en 1878, un certain M. C. L. Lotsy essaie de relancer
le débat44 • Tout en soutenant l'interprétation naturaliste de Spinoza, pro-
pagée par van Vloten 45 , celui-ci se perd maladroiternent dans des réflexions
assez confuses au sujet de l'idéalisme allemand, dont il tire la conclusion
qu'en fait, l'histoire récente de la philosophie allemande aurait démontré
qu'il était impossible de « bâtir» sur des fondements kantiens. Le seul phi-
losophe « kantien» compréhensible serait Schopenhauer, qui nous aurait
appris surtout à quel degré Kant était incapable de fournir une base solide
pour la pensée futuré 6 • Seul le déterminisme absolu de Spinoza pourrait
nous la fournir. Bien entendu, van Vloten ne pouvait que partager cette
opinion47 , alors que Bellaar Spruyt se voyait obligé de réagir encore une
fois, en caractérisant la position de Lotsy comme une démarche per fidem
ad intellectum : afin de pouvoir comprendre Spinoza, il faudrait croire à la
beauté du monisrne tandis que la vraie philosophie, elle, ne croit à rien 4s •
Manifestement, pendant ce temps, tout le débat commence à perdre
son urgence originale. Bellaar Spruyt, quant à lui, était occupé de plus en
plus par des questions qui n'avaient rien à voir avec la philosophie. Devenu
secrétaire de la Société néerlandaise d'Mrique du Sud, pendant la guerre des
Boers, il écrivait des défenses de ses « congénères» les unes après les autres.
N'oublions pas d'ailleurs l'acte généreux dont Bellaar Spruyt fit preuve en
1890 lorsqu'il publia un article dans Archiv fitr Geschichte der Philosophie, 3
(1890), p. 495-510, intitulé « Die Geschichte der Philosophie in Holland
von 1878 bis 1888 », dans lequel il chanta les louanges aussi bien de
van Vloten que de Betz: c'est grâce à ces deux libres penseurs hollandais
qu'on lisait encore aux Pays-Bas Spinoza et que l'on prenait au sérieux

43.]. P. Guépin, Het humanisme, 1350-1850, Baarn, 1993, p. 105 sqq.


44. M. C. L. Lotsy, Spinoza's lUijsbegeerte, Amsterdam, 1878. Lotsy fut juriste. En 1869, il
avait soutenu à Leyde une thèse juridique au sujet de la navigation intérieure.
45. Ibid., p. 68-69 et 127-128, par exemple.
46. Ibid., p. 34.
47. Johannes van Vloten, « Spinoza als ervaringswijsgeer », De Levensbode, Il (1880),
p. 228-285. En outre, il répondait aux critiques de H. Koekebakker, « De onnroning
van het gemoed do or een vertoornd Spinozist », Bibliotheek van moderne Theologie
en Letterkunde 1879, 1, 3, dans son «Modern-kristelijk misverstand omtrent Lotsy's
Spinoza », De Levensbode 1 L (1880), p. 286-296.
48. Cornelis Bellaar Spruyt, «Een nieuw pleidooi voor het monisme », De Gids, 42
(1878-4), p. 225-270, p. 270.
\J~LrU'J.'i.:", VAN VLOTEN ET LE « PREMIER» SPINOZISME NÉERLANDAIS AU XIXe SIÈCLE

le naturalisme spinozisté 9 ! Peut-être était-il devenu un peu facile pour


Bellaar Spruyt d'être si bienveillant: van Vloten était rrlOrt en 1883, et
Betz et Lotsy, ses deux « disciples» spinozistes, s'étaient engagés dans une
direction de plus en plus indépendante.
En 1876 et 1877 encore, Betz, tout en attaquant le théologien réformé
H. J. Gunning qui lui aussi avait écrit un livre sur Spinoza 50 , s'était montré
un élève assez fidèle de van Vloten 51 • Pour le « jeune» Betz, Spinoza était
un libre penseur essentiellement hollandais: toute l'histoire des Pays-Bas
serait caractérisée par un désir fondamental de vivre librement; chaque
philosophe hollandais doit être libre-penseur, comme Spinoza, qui aurait
démontré l'effet libérateur de la vérité en tant que telle 52 • Toutefois, Betz
se refusait à appeler Spinoza un naturaliste, parce que son Deus sive Natura
n'était point constitué par le seul attribut de l'Étendue. En plus, la Nature
de Spinoza ne se borne pas à la connexion infinie des choses naturelles. Elle
est la raison (de grond) de tout, y compris tous les rnodes inconnus 53 • En
outre, Spinoza comprend par Nature aussi bien natura naturata que natura
naturans54 •
D'un côté, « notre» empirisme, ajoutait Betz, est complètement opposé
au rationalisme spinozien, car nous cornrnençons par étudier le compor-
tement des modes particuliers, alors que Spinoza, quant à lui, commence
par déduire la réalité à partir d'un concept absolument général. Malgré
cette difference fondamentale, nous sommes d'accord en ce qui concerne
tant le rnonisme que le déterminisme spinoziens et la négation de chaque
difference entre le corps et l'esprit 55 . Reste cependant la question de savoir
comment obtenir accès aux autres attributs 56 - question qui désormais
commence à hanter Betz de plus en plus. En 1883, Betz était finalement
disposé à reconnaître que Kant n'était pas complètement sans valeur:
depuis Kant, écrit-il, nous savons qu'il est effectivement impossible de
déduire le monde réel à partir d'un concept. C'est ainsi qu'il faut com-
prendre l'antinomie spinoziste qui résulte de la supposition d'une
infinité d'attributs inconnus, qui constitueraient un Dieu parfaitement

49. Bellaar Spruyt semble perdre tout intérêt pour le spinozisme. Voir son Het empiriocri-
ticisme, de jongste vorm van de wijsbegeerte der ervaring, Amsterdam, 1899.
50. H. J. Gunning Jr., Spinoza en de idee van de persoonlijkheid, Utrecht, 1876.
51. H. J. Betz, Levensschets van Baruch de Spinoza, met een kort overzicht van zijn ste!-
se!, La Haye, 1876, et Spinoza en de vrijheid, op. cit. Comparer Johannes van Vloten,
« Gemoedelijke Spinozabestrijding », De Levensbode, 12 (1881), p. 237-250.
52. Betz, Levensschets van Baruch de Spinoza, op. cit., p. 5 sqq.
53. Ibid., p. 82.
54. Betz, Spinoza en de vrijheid, op. cit., p. 28-29.
55. Betz, Levensschets van Baruch de Spinoza, op. cit., p. 97-102.
56. Betz, Spinoza en de vrijheid, op. cit., p. 33.
WIEP VAN BUNGE

compréhensible. Cela ne veut pas dire que Kant ait rernplacé Spinoza, car
la force du spinozisme ne réside pas dans le caractère métaphysique de son
systèrne, mais au contraire dans le fait qu'elle a achevé la destruction de
toute rnétaphysique. La rnission du spinozisrne moderne n'est pas d'essayer
de réparer l'incohérence de l'Éthique, mais de bien cornprendre ses origines.
Selon Betz, cette incohérence résulte de la combinaison fatale d'un style
déductif et d'un contenu inductifS7. Il est heureux de citer l'étude récente
de Frederick Pollock: The Strength ofSpinozism is not in the System as such,
but in its Method and Habit ofMinrJ58.
Confronté à cette affirmation, van Vloten était obligé de réagir. Encore
une fois, il souligne la destruction effective de toute métaphysique chez
Spinoza; encore une fois, il se demande comment les kantiens sont en
mesure de critiquer la déduction spinozienne de l'existence de la substance,
tandis qu'ils croient eux-mêrnes à cet être chimérique qu'ils appellent das
Ding an sich 59 • Mais ces derniers écrits manquent de forcéo. Et quoique
Lotsy continue à se battre avec Bellaar Spruyt, manifesternent pour des
raisons de plus en plus personnelles 61 , Betz, quant à lui, semble complète-
ment oublier le spinozisme, lorsque dans les années 1880 et 1890 il publie
des brochures au sujet du spiritisrne, de la politique actuelle, de l'éducation
et de toutes sortes d'autres questions contemporaines, sans plus se référer
désormais à Spinoza. S'il cite dorénavant un philosophe, c'est Kant62 •

57. H. ]. Betz, Spinoza en Kant, LaHaye, 1883, p. 44-45. Voir aussi son Ervaringswijsbegeerte,
La Haye, 1881. Voir, enfin, le compte rendu écrit par van Vloten : « Ervaringswijsbe-
geerte», De Levensbode, 12 (1881), p. 505-532.
58. Ibid., p.47, emprunté à Frederick Pollock, Spinoza. His Lift and Philosophy,
Londres, 1880, p.374. Le même auteur fut loué à maintes reprises par van Vloten.
Voir son « Engelsche Spinoza-waardeering», De Levensbode, 12 (1882), p. 281-314. Cf.
Johannes van Vloten, « De wetenschappelijke aard van Spinoza's wijsbegeerte, door een
Engelschman ontvouwd», De Levensbode, 6 (1873), p. 267-279, compte rendu de « The
Scientific Character of Spinoza's Philosophy », Fortnightly Review, mai 1873.
59. Johannes van Vloten, « Kantiaansch misverstand», De Humanist, 1 (1882-1883),
p.523-533.
60. Cf. la petite polémique superflue dans De Humanist, successeur de De Levensbode:
Johannes van Vloten, « Spinoza's zoogenoemd bovennatuurlijke grondslag », De Humanist,
1 (1882), p. 66-70 (sur Lotsy et Betz); M. C. L. Lotsy, « lets over "gevoel" en "rede" »,
ibid., p. 250-280, et finalement encore: Johannes van Vloten, « De opbouwende aard
van het spinozisme en de juiste verhouding van gevoel en rede», ibid., p. 281-296.
61. M. C. L. Lotsy, Het vraagstuk van den zedelijken vooruitgang, Utrecht, 1885; Cornelis
Bellaar Spruyt, « Wetenschap ofPhantasie », De Gids, 50 (1886-3), p. 297-316; M. C. L.
Lotsy, « Wetenschappelijke grootheidswaanzin», De nieuwe Gids, 2 (1887-1), p.97-
114.
62. Voir H.]. Betz, Een en ander, La Haye, 1884, p. 145-149, au sujet de l'athéisme
propagé par D'Ablaing van Giessenburg, libre-penseur fameux, premier éditeur de Jean
Meslier, etc.
LL.n.J.~nJ"v VAN VLOTEN ET LE « PREMIER» SPINOZISME NÉERLANDAIS AU XIXe SIÈCLE

En outre, la polémique poursuivie par van Vloten contre Bellaar Spruyt


doit avoir cornmencé à lasser même ses plus fervents admirateurs. En 1879,
Bellaar Spruyt avait publié une petite étude assez rnodeste portant sur l'his-
toire du concept des idées innées 63 , qui avait été critiquée d'une façon
aussi violente dans le ton que faible dans son contenu par van Vloten : il
ne pouvait être question ici d'une réelle discussion. Non seulement van
Vloten traite son adversaire kantien de myope, superficiel, borné, rnali-
cieux et stupide, rnais il se perd également dans des digressions déplacées,
et se plaint que son propre Spinoza ne soit pas lu suffisamment64 . Voici le
discours d'un homme fatigué et de plus en plus rancunier. Vers la fin de sa
vie, il doit avoir constaté à sa grande tristesse qu'aux Pays-Bas, deux cents
ans après la mort de Spinoza, le prernier débat proprement philosophique,
provoqué par lui-même, au sujet du spinozisme finissait de la Inême façon
qu'il avait cornmencé : avec Kant.
Peut-on conclure qu'il ait échoué? Fut-il médiocre parce qu'il défen-
dit aussi bien le monisme que le déterminisme spinozien avec autant de
vigueur? Fut-il superficiel parce qu'il nia que le Dieu de l'Éthique eût
quelque chose à voir avec le Dieu d'Israël? Il est vrai, en fin de compte, que
le débat avec Bellaar Spruyt demeura un dialogue de sourds, et parfois on
a l'impression que van Vloten ne se sentait pas à son aise dans cette discus-
sion essentiellement épistémologique. Parfois il semble oublier lui-même
l'enjeu plutôt anthropologique et IIlOral de son engagernent original. Si ses
écrits déçoivent, c'est parce qu'il n'a pas poursuivi sa suggestion au sujet de
la décomposition de la métaphysique en tant que telle dans l' Éthiqué s.
Quoique van Vloten lui-même ait insisté sur la cohérence du système de
l'Éthiqué 6, il défendit ardemment ce qu'il appelait « un spinozisme puri-
fié » (een gelouterd spinozisme)67. Malgré tout, sa démarche semble fidèle à
la suggestion faite il y a quelque temps par Pierre Macherey, selon laquelle
« être spinoziste [ ... ] n'est certainement pas proclamer, et prétendre jus-
tifier, l'adhésion à un ensemble d'idées dont la figure serait parfaitement
délimitée et close. Mais c'est plutôt se laisser prendre, et comme aspirer,
par l'ouverture d'une rationalité, d'une puissance intellectuelle, perpétuel-
lement ouverte, qui trouve son adéquation en s'identifiant au mouvement
de la réali të 8 . .. »
63. Comelis Bellaar Spruyt, Proeve van een geschiedenis van de leer der aangeboren begrip-
pen, Leyde, 1879.
64. Johannes van Vloten, « Kortzichtige wijsbegeerte », De Levensbode, 11 (1880), p. 165-
227. Cf: son « Spinoza aIs ervaringswijsgeer », op. rit.
65. Voir notre «The Absurdity of Spinozism. Spinoza and his Early Dutch Critics»,
Intellectual News. Newsbulletin ofthe International Society for Intellectual History, 2 (1997).
66. Van Vloten, Baruch dEspinoza, p. 388-390.
67. Van Vloten, « Robertus Nurks er~ Spinoza», op. rit., p. 152.
68. Pierre Macherey, Avec Spinoza. Etudes sur la doctrine et l'histoire du spinozisme, Paris,
1992, p. 31.
Spinoza dans l'Espagne du XIXe siècle
ATILANO DOMINGUEZ

Le problème des rapports entre Spinoza et l'Espagne est complexe, histo-


riquernent méconnu et encore peu étudié. Une première approche d'en-
semble, depuis notre pays, a été effectuée dans les Actes du congrès célé-
bré en 1992 à Almagro (Ciudad Real). Sous le titre Spinoza y Espanii, ils
comprennent vingt-trois travaux sur des penseurs espagnols, antérieurs et
postérieurs à Spinoza; quatre études générales sur Spinoza à Amsterdarrl,
en France, en Italie et au Portugal; la bibliographie espagnole sur Spinoza;
et une synthèse des résultats obtenus 1•
Dans le texte qui suit, nous essaierons de donner une vue d'ensemble
sur le XIXe siècle. La tâche n'est pas facile, parce que, à l'exception de Balmes
et Menéndez Pelayo, nous ne disposons pas encore des éditions complè-
tes et actuelles des dizaines d'auteurs qu'il faudrait étudier, ni le résultat
des recherches sur la pénétration des idées étrangères dans notre pays
au XIXe siècle, comparables, par exemple, à celles de Jean Sarrailh et de
Richard Herr pour le XVIIIe siècle2 • Nous partirons, donc, des données que
nous-même avions introduites au colloque de Fontenay, Entre Lumières
et romantisme (éd. 1985), sur Jaime Balrnes, Zeferino Gonzalez et Ernilio
Reus, prelnier traducteur espagnol de Spinoza3 , et des communications du
congrès d'Almagro sur Balmes, Pi y Margall, Menéndez Pelayo, Urbano
Gonzalez Serrano et des traductions du TTP par Reus et Vargas/Zozaya.

1. A. Dominguez (éd.), Spinoza y Espafia, Cuenca, Servicio de Publicaciones, Universidad


de Castilla-La Mancha, 1994, 348 p.
2. J. Sarrailh, La Espafia ilustrada de la segunda mitad de! siglo XVIII, Mexico, FCE, 1979
(éd. 1954); R. Herr, Espafia y la revoluciàn delsiglo XVIII, Madrid, Aguilar, 1979 (éd.
1960). De caractère général, mais fort précis: L. Martinez Gômez, « Sintesis de Historia
de la nlosona espafiola », dans J. Hirschberger, Historia de la filosofta, Barcelone, Herder,
1(1968), p. 525-621; II (1967), p. 447-525; G. Fraile, Historia de lafilosofta espafiola,
Madrid, BAC, 2 vol., 1972; J. L. Abellân, Historia crftica dei pensamiento espafiol, Madrid,
Espasa Calpe, 5 vol., 1979.
3. « Présence et absence de Spinoza en Espagne (1750-1878) », Entre Lumières et roman-
tisme, dans Les cahiers de Fontenay, 36-38 (1985), p. 285-297.
ATILANO DOMINGUEZ

Afin d'organiser ces rnatériaux, très variés et dispersés, il faut avoir pré-
sent à l'esprit que la pensée espagnole du XIXe siècle suit le rythrne de la
politique nationale.
Pour notre sujet, on peut y distinguer trois périodes: la guerre d'indé-
pendance et le règne de Ferdinand VII (1808-1833); le règne d'Isabelle II
et la révolution (1834-1875); la restauration monarchique (1868-1900).
La première est une crise nationale, la seconde est faite de progrès et d'af-
frontements, la troisième de stabilité et d'ouverture effective à la pensée
moderne. Pour Spinoza, la première oscille entre l'ignorance et l'anecdote,
la seconde entre la curiosité et le débat sur le panthéisme, la troisième entre
l'ouverture à de nouveaux horizons et la lecture directe des textes.

ENTRE L'IGNORANCE ET L'ANECDOTE (1800-1833)

Le climat politique, de guerre et de répression, qui caractérise l'Espagne


du premier tiers du siècle, a empêché qu'il y ait des penseurs de renom et a
retardé le mouvement romantique, auquel allait être associée la renaissance
de Spinoza en Allemagne dès 1785. Nul témoin plus éloquent, peut-être,
que Menéndez Pelayo, quand il affirme que « le XIXe siècle, pour la litté-
rature et la science espagnoles, ne commence pas avant 18344 ». Il faut,
néanmoins, signaler qu'il existait un profond désir de rénovation, dont
la meilleure preuve est constituée par ces trois faits: la Constituci6n de
Cddiz (1812), avec ses idées libérales; les premières traductions d'ouvrages
modernes, particulièrement des ouvrages de droit; et l'activité persistante
de penseurs éclairés (entre 1814 et 1833, vingt mille Espagnols sont en
exil), dont les plus connus sont Cabarnls et Jovellanos, MartÎnez Marina
et Quintana5 •
Dans ce contexte culturel, il était difficile de prêter attention à la pensée
de Spinoza. En dehors de Juan Andrés, Lapefia et Cabarrus, dont nous
avons parlé ailleurs (1985), les textes sur le penseur juif sont très rares et
plutôt anecdotiques. En 1803, le portugais P. Almeida, professeur de phy-
sique à Bayonne et auteur d'ouvrages apologétiques, écrits en espagnol dans
la ligne de Valcarce et Zeballos, dessinait l'image de son compatriote d'un
seul trait: Benito de Moira, portugués, hombre de agudisimo ingenio y nacido

4. La ciencia espaiiola, III, prefacio; dans Obras completas, vol. 60, Madrid, CSIC (1954),
p. Il.
5. Voici quelques exemples: Beccaria, 1774; Locke, 1776; Montesquieu, 1820; B. Cons-
tant, 1820; Rousseau, 1820; Bentham, Principios, 1821 ; Ahrens, Curso de derecho natu-
l'al, trad. de R. Navarro Zamorano, 1841.
SPINOZA DANS L'ESPAGNE DU XIXc SIÈCLE

para el cdlculoG• On peut y associer les notices sur deux afrancesados d'ex-
traction cléricale. Le célèbre abate José Marchena (mort en 1822), individu
aussi intelligent que bizarre, qui habitait en France depuis 1797, où il tra-
duisit dans notre langue Lucrèce et Molière, et découvrit Spinoza. D'après
Menéndez Pelayo, son Essai sur la théologie (1797) n' est f~lÏt que de teologias
espinosistas; et, d'après Maury, dans ses causeries, « tour à tour il continuait
Spinoza, sainte Thérèse de Jésus ou ce Pétrone qu'il citairl ». En revanche,
Juan Calderàn, passé en France vers 1821, après avoir lu les idéologues
et être devenu sceptique et athée, laisse entendre dans son Autobiografia
(1855) qu'il était toujours obnubilé par la réfutation de Spinoza, Don Fidel
en el universo; il l'accuse d'identifier Dios y la Naturaleza et il le rejette
comme un materialista convencido de impostor por sus propios principios8 •
Mais quittons la France pour l'Espagne. Depuis la mort de Jovellanos
(1811) jusqu'aux premières œuvres romantiques (1834), il n'y a aucune
œuvre théorique qui fasse place au nom de Spinoza. C'est ce que semblent
confirmer les faits suivants: l'unique cours publié dans cette période
est les lnstitutiones philosophice (1832) de l'évêque Felice Amat, plus
proche du scolastique français A. Goudin que d'autres auteurs antérieurs
fIlais plus novateurs comme Fr. Jacquier, Peter Van Muschenbroeck et
Fr. Villalpando. D'autre part, chez les auteurs de la ConstitucùJn de Cddiz,
et notamment dans l'ouvrage synthétique de celui qui fut son théoricien
le plus notoire, les Principios naturales de la moral, de la politica y de la
legislacùJn de F. Martlnez Marina (1833), où l'on débat du concept de droit
naturel avec Bentham, on trouve les noms de Hobbes et Locke, Montes-
quieu et Rousseau, rnais pas ceux de Spinoza, Machiavel ou Kant 9 • Plus
encore, nous n'avons trouvé nulle part citée la traduction espagnole (1819)
de la Demostraciôn de la existencia de Dios y sus atributos de Fénelon, qui
consacre un chapitre à Spinoza1o •

6. Recreacion filosofica 0 didlogo de filosofia natural para instruccion de personas curiosas,


Madrid, Imprenta Real, 6 vol. (3c éd. 1803) 1, p. LV (introd. à l'Histoire de la philoso-
phie).
7. Cf M. Menéndez Pelayo, « Introducciôn» à J. Marchena, Obras litera rias, Séville,
Rasco, 2 vol., 1892-1896, p. I-CLIX, en partie p. LXXXVI-VII et p. CLV-VI; Historia
de los heterodoxos, l. VI, chap. 4.
8. Autobiografia, Madrid, Usoz, 1855; cf Angel Romera Valero, Don Juan Calderon
(1791-1854), mémoire de licence, Ciudad Real, Facultad de Letras, 1993, p.35-36,
128/177n.
9. Voir l'introduction de Joaquîn Varela à cette œuvre, 2 vol., Oviedo (1988) l, p. XX,
XXXII; p. 180-183 (Bentham).
10. Trad. par Lamberto Gil, Madrid, De Burgos, 1819, chap. VII: « Expônese y refùtase
el sistema de Espinosa », p. 260-275.
ATILANO DOMINGUEZ

SPINOZA ET LE PANTHÉISME: DU REJET À L'INFORMATION (1834-1875)

Après la rnort de Ferdinand VII et la suppression définitive de l'Inquisi-


tion (1834), l'accès à la pensée moderne devenait plus facile. En fait, entre
1842 et 1847, Balmes voyage trois fois à Paris, où il rédige en cinq rnois la
Filosofla fundamental (1845). Et la dictature libérale du général Espartero
accorde une bourse (1843) à Julian Sanz del Rio pour qu'il étudie pendant
deux ans en Allemagne (en fait, il n'y resta que seize mois), avant d'occuper
la chaire d'histoire de la philosophie qu'on lui avait déjà accordée.
La réalité, pourtant, est que l'enseignement à l'Université continuait à
être très pauvre. Il suffit de rappeler que les textes officiels étaient les adap-
tations de Cardaillac par J. J. Arboli (1844), de Laromiguière et de Cousin
par Garda Luna (1843, 1847), et d'E. Géruzier par Miguel Suris y Baster,
sous le titre, bien éloquent, de Curso de filosofla arreglado para el uso de los
espatioles y estrictamente conforme al programa publicado por el Ministerio de
Instrucci6n Publica ell 0 de Agosto de 1846 (1847). Pour l'histoire de la phi-
losophie, qui venait d'obtenir une place à l'Université, en espagnol on pou-
vait lire la traduction d'Amice (1842) et le texte de Garda Luna (1847),
et en latin]. Fernandez Cuevas (1858); en français, Cousin (1815-1867)
et sa traduction du Manuel de Tennemann, l'Essai de Tiberghien (1844)
et le Tableau de Nourrisson (1858); enfin, Bouiller pour le cartésianisrne
(1843), Janet pour la morale (1858), et la traduction française de Ritter
pour l'âge moderne (1861) Il .
Mais qu'est-ce qu'on lisait réellement? cas Spinoza est un bon indi-
cateur. Il est vrai que la nouvelle édition des Opera par Bruder (1843-
1846) et leur traduction française par Saisset (1842-1844) rendaient plus
facile l'accès direct aux textes. Mais sa doctrine représentait toujours le cas
le plus exernplaire de rejet du panthéisme. Le résultat de ce rejet est que
les hégéliens et les krausistes, de même que les chrétiens, ne le connaissent
que sous une forme indirecte et partielle. Le nom de Spinoza apparaît chez
Balmes (1845-1847), Garcia Luna (1847), Pi y Margall (1854), Sanz del
Rio (1844-1861) et Patricio de Azcarate (1870). Mais ils sont tous d'ac-
cord pour le réfuter, et aucun ne témoigne l'avoir lu.
Jaime Balmes, qui a le mérite d'avoir introduit dans notre pays et notre
langue la philosophie moderne, n'avait pas Spinoza dans sa bibliothèque, et
il semble ne l'avoir connu qu'à travers Bayle et Brucker, et surtout Cousin,

Il. Outre les ouvrages cités en note 2, on peut voir: Martîn Sosa, « La recepciôn de
las corrientes europeas de historiografîa filosôfica en la Espafia del s. XIX», Actas deI l
Seminario de Ha. de la Fa. EspaflOla, Salamanque, 1978; A. Heredia, Politica docente y jilo-
sofia ojicial en la Espafia deI siglo XIX. La era isabelina (I833-1868), Salamanque, 1982.
e
SPINOZA DANS L'ESPAGNE DU XIX SIÈCLE

avec lequel il l' associe toujours. Dans les trois versions de sa philosophie,
il dresse une critique systématique du panthéisme, dont Spinoza est l'ex-
emple privilégié, à côté d'autres comme Hegel, Krause et Cousin. Son
idée directrice est que son panthéisrne découle d'une fausse définition de
la substance, qui confondrait ne pas être dans un autre cornme sujet et ne
pas en dépendre COII1IIle cause, et la pluralité avec la diversité, ce qui le
mènerait à réduire tout effet à un IIlOde ou accident de Dieu. Voilà pour-
quoi Balmes accepte avec Maret que le panthéisme ne soit qu'un athéisme
déguisé, qui supprime la contingence dans le rnonde et la liberté en Dieu
et dans l'hornme, ce qui serait réfuté par la raison et par l'expérience 12 •
Entre Jaime Balmes et Azcirate, il n'apparaît rien de substantiel sur
Spinoza. Garda Luna, auteur d'un cours de philosophie éclectique, dicté à
l'Ateneo de Madrid, qui était à la pointe du progrès, dédie quatre pages à
Spinoza dans son Histoire de la philosophie. Après avoir repris une traduc-
tion presque littérale de Tennemann, qu'il ne cite pourtant pas, il s'appuie
sur Bayle et, à notre avis, sur Cousin pour rejeter la prétention de Spinoza
à dériver l' « identité de la substance» à partir de Descartes 13.
F. Pi y Margall, traducteur de Proudhon et philosophe hégélien, plus
tard président de la République et défenseur passionné d'un fedéralisme
radical, fait du panthéisme son système, parce qu'il le considère comme
une tendance essentielle de l'esprit humain et cornme le fondeIIlent de
la démocratie. Mais le fait qu'il ne cite aucun texte du TTP sur la liberté,
dont il avait un exemplaire, ni le chapitre IX du TP sur le régime fédéral
semble indiquer qu'il ne connaît Spinoza qu'à travers Hegel et P. Leroux.
En fait, son expression n'est pas précise, car il qualifie son panthéisme de
limitado, absoluto et mistico; et, quand il appose substancia) atributos injini-
tos) atributos jinitos, il semble confondre ces derniers avec les modes infinis.
En fin de compte, la valeur suprême étant pour lui la liberté individuelle, le
panthéisme de Spinoza se subordonne à celui de Hegel, qui ne représente
lui-même qu'une simple étape vers la république fédérale et libertaire 14 .
Pour Juliân Sanz del Rio, fondateur du krausisme espagnol, dont l' His-
toria de la jilosofia ne fut jamais publiée et dont d'autres œuvres n'ont
12. Obras completas, 8 vol., Madrid, BAC: Lartas a un escéptico (1846), chap. 8-10 :
OC, V, p. 332-353; Filosofla fundamental (1846), OC, II, p. 64-65, 69, 662-665,712-
742; Filosofia elemental, OC, III, p. 392-400, 497-498 (Spinoza), 525-533 (Cousin et
Krause); cf. A. Domînguez (1985), p. 293-294; Marîa Luisa de la Câmara (1994, cit.
note 1), p. 239-247.
13. Manual de historia de la filosofla, Madrid, Rivadeneyra, 1847, p. 221-225; W G.
Tennemann, Manuel d'histoire de la philosophie, trad. V. Cousin (1829), 2e éd., Didier,
1839, n° 339, p. 104-11l.
14. La reacciôn y la revolu ciôn, éd. A. Jutglar, Barcelone, Anthropos, 1982, p. 184-185,
246-248,282-293; cf Romano Garda (1994, cit. note 2), p. 249-254.
ATILANO DOMINGUEZ

pas été rééditées, nous n'avons trouvé que deux allusions à Spinoza dans
son Autobiografla, qui s'étend de 1843 à sa mort en 1869. La prernière
nous apprend que, quand il décide, après le retour des libéraux (1854),
d'intégrer enfin l'Université, « Espinosa, Malebranche et Leibniz font l'ob-
jet de ses réflexions et cornmentaires » dans ses cours. La seconde nous
montre que cet esprit méditatif et inquiet, qui, à la fin de son séjour en
Allemagne (nov. 1844), lisait nos mystiques en mêrne temps qu'il invo-
quait avec insistance son Dieu ~'Oh Ser.0, dans le cours de 1860-1861
avançait une opinion sur Spinoza qui sera celle de tous les krausistes : « Le
système de Spinoza est, plus qu'athéisme et panthéisme, le monothéisme le
plus abstrait et négatif et immobile qu'on puisse penser. Le monothéisme
juif généralisé a influé sur la perversion de cette doctrine 15 • »
Patricio de Azeirate, ami de Sanz del Rio, est le premier à écrire une his-
toire de la philosophie moderne en espagnol. Dans les soixante-dix pages
qu'il consacre à Spinoza, il donne, pour la première fois dans notre pays,
une vue d'ensemble de sa vie, de sa doctrine et de son influence. Mais, bien
que son exposé soit assez exact et facile à lire, on n'y trouve aucune réfe-
rence textuelle ni bibliographique, et il contient, en revanche, des erreurs
dans les noms et des expressions fort peu spinoziennes. Il dit, par exemple,
que l'adéquation des idées générales est « fruit du travail intellectuel» de
simplification et d'extraction, que la perfection morale s'acquiert par la
connaissance et les « sacrifices », que l'immortalité consiste dans notre idée
de Dieu qui nous « abîme» en lui. On a l'impression qu'il n'a pas en vue
le texte de Spinoza, mais qu'il fait un résurné d'un texte plus long, difficile
à identifier. Le fait qu'il ignore PPC/CM nous fait songer à Saisset; mais
les contradictions de Spinoza sur la conscience de Dieu et la liberté de
l'homme, et ses rapports avec Descartes appellent d'autres sources, comme
Bouillier (1854) 16.

SPINOZA DANS L'HISTOIRE ET DANS LE TEXTE (1875-1900)

Après la Restauration monarchique (1875) ont eu lieu deux débats


parallèles: l'un à l'Ateneo, sur les rapports entre la culture moderne et la
religion; l'autre, dans la presse religieuse, sur l'identité de notre culture.
C'était, au fond, un seul et même débat, dans la ligne de l' Histoire de la
__
-_.._....._-_.._._--_.__..__. ._--_._.. __ _ - - - _ . - - - -
..

15. Pdo. Martin Buezas (éd.), Sanz de! Rio (biografia de in tim idad) , Madrid, Tecnos,
1978, p. 166,215-216; voir p. 45-85,91-94,159-160,187-188,263,339-342; Textos
escogidos, selece. et introd. por Eloy Terron, Barcelone, Ed. de Cultura Popular, 1968.
16. Exposicion historico-crftica de los sistemas filosoficos modern os (éd. 1861-1862); éd.
1870, II, p. 74-88 (vie et influence), 161-194 (doctrine), 194-217 (critique); réédition:
Oviedo, Pentalfa, 1982.
e
SPINOZA DANS L'ESPAGNE DU XIX SIÈCLE

civilisation européenne de F. Guizot (1828) et de Los conflictos entre la cien-


cia y la religion de W Draper, ouvrage traduit par Perojo (1876). De façon
plus ou moins directe, s'y affrontaient des penseurs «laïques» comrne
Gumersindo de Azcârate, Manuel de la Revilla et José del Perojo, et des
catholiques, comme Menéndez Pelayo, José Moreno Nieto et Zeferino
Gonzâlez 17 • C'est au cours de ce débat que voient le jour des études his-
toriques, principalement sur notre culture, et des traductions en masse
de penseurs modernes. Dans les deux groupes, il y en a qui se rapportent
à Spinoza. Commençons par deux historiens: Zeferino Gonzâlez et
Menéndez Pelayo.
Sur Zeferino Gonzâlez, dominicain et professeur à Manila d'abord,
évêque de Cordoue et cardinal de Tolède et Séville ensuite, il y a peu à
ajouter à ce que nous avons dit ailleurs. Entre 1868 et 1879, il a donné
trois versions complémentaires de Spinoza, dont la définitive est celle de
l'Historia de la filosofta (1879), qui n'occupe que dix-huit pages. Il y f~lÎt
une synthèse dense, juste et claire de la vie du philosophe et de son sys-
tème, qu'il qualifie de rationalisme moderne et qu'il critique en tant que
panthéisme, naturalisme et césarisme. Bien qu'il reprenne beaucoup de
textes en latin, il n'en donne jamais la place ni ne signale aucune édition
originale des Opera, ni d'autre monographie que celle de Turbiglio (1876).
Tout ce qu'il dit sur Spinoza se trouve chez Tennemann et Ritter, qu'il cite
souvent avec Cousin. Sa bibliographie générale n'inclut les textes originaux
en italien, anglais ou allemand que quand il ne connaît pas les traductions
françaises 18.
Marcelino Menéndez Pelayo, professeur et historien de la littérature et
des idées en Espagne, ne se rapporte à Spinoza que de façon marginale, parce
que, bien qu'il ait une « filiation hébraïco-hispanique », il est « étranger ».

17. Les textes principaux sont repris par Menéndez Pelayo dans La ciencia espafiola (cit.
note 4). La revista eu ropea , p. 4-5 (1875) n. 62-76 contient des textes de Canalejas et
de Revilla, en défense du « panenthéisme » krausiste, et de Campoamor, qui le consi-
dère comme plus grossier que celui de Spinoza. U. Gonzalez Serrano, Estudios criticos,
Madrid, Hospicio, 1892, 157 p., trace une belle image de cette ambiance un peu frivole
de l'Ateneo dans les biographies de Revilla et Moreno Nieto. Le système de Sanz del Rio
symbolisé dans la lenteja et celui de Spinoza dans le bucle de Schleiermacher y reviennent
souvent.
18. Textes consultés: Philosophia elementaria (1868), 2e éd., Madrid, Policarpo Lapez,
2 vol. (1877) II, p. 477-480, qui est identique à 5" éd. (1885) III, p. 330-334; Filosofia
elemental (1873), ibid., 2 vol. (1876) II, p. 144-159; Historia de la filosofia (1878-9),
ibid., 3 vol. (1879) III, p. 81-97; 2e ,éd. (1886) III, p. 261-279: il y ajoute des allusions
au Fons vitt1!, l'édition de Ginsberg (Ethique et Lettres), et au Supplementum de van Vloten.
Il inclut les traductions de Krause (Ideal, 1860), Maret (Panteismo, 1861), Hegel (Lôgica,
1872), Ahrens (Psicologia, 1873), mais pas celles du TTP par Reus (1878) et Vargas/
Zozaya (1882-1883).
ATILANO DOMINGUEZ

Son imrnense culture et son amour pour les archives lui ont perrnis, pour-
tant, de construire une œuvre que personne peut-être n'a encore égalée.
C'est pourquoi ses allusions sont toujours éclairantes. Il inscrit le sys-
tème de Spinoza dans « ce panthéisme judaïco-hispanique, personnifié en
Avicebron », Servet, David Nieto Pinhas, Molinos et le krausisme, en le
distinguant de Maïmonide et en le rapprochant de Vanini, Bruno, Hobbes
et du De tribus impostoribus. Il rappelle, en outre, les noms de quelques cri-
tiques toujours ignorés, comme R. Jacob Andrade de Velosinho (Theologo
religioso) et Luis José Pereyra (Theodicea 0 La religion natural con demostra-
ciones metaflsicas dispuestas con método géometrico, 1771). Et il trace, enfin,
un tableau des judaizantes de la synagogue d'Amsterdam fort différent de
celui de Cousin. Avec des données tirées des archives du Portugal (1876),
de Rome, Paris et Bruxelles, La Haye, Amsterdam et Leyde (1877), il décrit
la vie et l'œuvre de Spinoza, parmi d'autres, cornme Pinto Delgado et Levi
de Barrios, Orobio de Castro et Uriel da Costa. Pour Orobio, il résume
le contenu du manuscrit de X. de la Torre (Paris, 1721), qui contient les
Prevenciones (contre le Scrutinium du Burgense), l'Epistola invectiva et
la Carta apologética (adressées à Prado), le Certamen philosophico (contre
Bredenburg et Spinoza), etc. Pour da Costa, il traduit en l'abrégeant,
mais avec rigueur et élégance, l'Exemplar human& vit& (Limborch, 1687).
Malheureusement, personne ne seIllble avoir prêté attention à ces travaux,
riches pour l'histoire de notre culture et du spinozisme, jusqu'à ce que
Gebhardt, Révah, Kaplan et Albiac soient revenus sur da Costa, Prado et
Orobio. On doit rappeler, pourtant, qu'il avait cité le texte de ce dernier,
qui sert de base à toutes ces études, sur les deux catégories de juifs qui
quittaient l'Espagne; que c'est dans ce contexte qu'il signale avec préci-
sion l'origine de la duplicité marrane: [greyl cristiana en el nombre y en la
apariencia, judia en el fondo, odiada y perseguida a fuego y a sangre por los
cristianos viejos; et qu'il dénonce leur tendance au déisme: muchos de estos
cristianos nuevos, judios por linaje, no 10 eran por creencias alld en el fondo de
su alma. [ . .] Solian ser hombres sin religion aIgu na. [ . .] Esto explica los des-
carrios jilosojicos de algunos pensadores israelitas de fines deI siglo XVII, como
Esp in osa, Urie! y Prado. On y trouve des précieux documents qu'il faudra
encore exploiter 19 •
Mais ce furent les krausistes, organisés autour de l' lnstitucion Libre
de Ensefianza (1876), espèce d'Université parallèle à l' oHicielle, qui

19. Les textes les plus importants sont les suivants: La ciencia espaflOla (1876-1877 = OC,
vol. 58-60) l, p. 213, 306, 382; II, p. 10, 14; III, p. 14, 24, 73; Historia de los heterodoxos
espafioles (1880-1882 OC, vol. 35-42) II, p. 165-166, 170-171,317; III, p. 385-386;
V, p. 12-13, 285-323 (<< Los judaizantes »), p. 364; VI, p. 476. Textes cités: V, p. 303
(Orobio), 286 (duplicité), 290 (déisme).
SPINOZA DANS L'ESPAGNE DU XIXe SIÈCLE

s'approchèrent de Spinoza. En 1875, Urbano Gonzâlez Serrano, intro-


ducteur de la psychologie empirique en Espagne, publia la traduction de
la biographie romancée de Spinoza par Auerbach; et A. Garda Moreno,
traducteur de Kant, celle de l'Essai historique du krausiste belge, Tiberghien,
précédée d'une longue introduction par N. Salmer6n, professeur de
métaphysique à Madrid et jadis président de la République 20 . En 1880,
S. Milego de Inglada édita une conference, qu'il avait dictée à l'université
de Madrid, pendant qu'il remplaçait Tomâs de Tapia, titulaire de la chaire
d'histoire de la philosophie fondée et dotée par Sanz del Rio. Il y donne
un résumé, dont le style rappelle Azcârate, de la vie et de la doctrine de
Spinoza, qu'il critique comme le panthéisme le plus extrême, parce qu'il
ferait de Dieu le Tout et de l'homme une ombre fugitive, et conduirait
à l' athéisme 21 • Dans la décennie suivante, voient le jour deux écrits que
nous n'avons pas encore trouvés: la Médula panteistica de Rhodakanaty
au Mexique (1885), et un petit article de M. Nieto Serrano en Espagne 22 ;
deux articles de diffusion par Gonzâlez Serrano (1892, 1902), l'un biogra-
phique et l'autre théorique, quelque neuf pages en tout 23 ; et enfin la
première allusion d'Unamuno (1895) à une idée de Spinoza, sur laquelle il
fondera sa thèse centrale du désir d'immortalité personnelle dans Del sen ti-
miento trdgico de la vida (1913) : le conatus comme tendance de tout être à
persister dans son existence 24 •
Au milieu de tout ce fourmillement, qui témoigne de plus d'inquié-
tude que de savoir, apparaissent deux traductions du TTP: celle de Reus
(1878) et celle de Vargas/Zozaya (1882)25. Le livre de Reus comprend une

20. B. Auerbach, Benito Espinosa (1837, 1855), Madrid, Medina, s/a (1875); rééd.
Salamanque, Imprenta Salmantina (1892) 319 p. ; G. Tiberghien, Ensayo teôrico e histôrico
sobre la generaciôn de los conocimientos humanos (1844), Madrid, Carlos Bailly-Baillière,
s/a (1875);« Spinoza», III, p. 222-281.
21. Estudios. Disertaciones, Tolède, Imprenta y Libreria Fando e Hijos, 1880; « Spinoza »,
p. 19-36.
22. Rhodal<.anaty, Medula pantefstica dei sistema filosôfico de Spinoza (Mexico, 1885);
Matîas Nieto Serrano, « Spinoza », dans Historia critica de los sistemasfilosôftcos (Madrid,
1897) l, p. 333-349; cf G. Lopez Sastre : « Jaume Serra Hunter y su libro sobre Spinoza»
(1994, cit. note 2), p. 306.
23. U. Gonzalez Serrano, « Espinosa », dans Diccionario enciclopedico hispano-americano,
Barcelone, Montaner y Simon, VII (1890), p. 860-861; Revista contemporanea, n° 623
(1902), p. 269-277 ; cf A. Jiménez, « Spinoza en Urbano Gonzâlez Serrano» (1994, cit.
note 2), p. 273-277.
24. En toma al casticismo, chap. 3 : « Spinoza, penetrado hasta el tuétano de su alma de
10 eterno, expreso de una manera eterna la esencia del ser, que es la persistencia en el ser
mismo. Después 10 han repetido de mil maneras : "persistencia de la fuerzà', "voluntad de
vivir", etc. » : Ensayos, Madrid, Aguilar, 2 vol. (1942), l, p. 21.
25. Obras filosôficas de Spinoza. 1. TI'atado teolôgico-politico, trad. et introd. par Don
Emilio Reus Bahamonde, Madrid, Biblioteca Perojo, s/a (1878), 114 + 368 p.; Tratado
ATILANO DOMINGUEZ

longue introduction avec bibliographie et le texte du TTP avec les lieux de


l'Écriture et les notes. Celui de Vargas/Zozaya n'inclut que le texte du TTP
et les notes. Nous nous bornerons ici à faire le point sur nos recherches et
celles de]. Espinosa26 •
Cornme nous l'avons montré ailleurs, l'introduction de Reus est plus
historique que théorique, car elle signale les sources et les influences de
Spinoza, afin de prouver que le panthéisme est une tendance essentielle
de l'esprit humain, qui conduirait de l'Inde au néoplatonisrne et à la
Renaissance, de Spinoza et Hegel à leur synthèse par le krausisme espagnol,
dont l'inspiration religieuse le lierait à nos mystiques.
J. Espinosa est allé plus loin, car il réussit à retracer la biographie de
Reus, croit trouver les sources de son essai chez Bouillier, Tiberghien et
Saisset, et dénonce une connaissance indirecte de la doctrine par lui criti-
quée.
En ce qui concerne les traductions, nous y avions signalé des erreurs
communes, qui nous font supposer que la seconde dépendait de la pre-
mière; en outre, sur la base des notices de Gebhardt sur l'édition de Bruder
(numérotation des paragraphes et intégration des notes de Murr) , nous
avions suggéré que Reus avait utilisé son texte latin. Espinosa, après avoir
comparé ces traductions avec celle de Saisset et avec le texte de Bruder,
affirme que Reus s'éloigne peu à peu de Saisset « pour se rapprocher d'une
traduction littérale ». En revanche, sur Vargas et Zozaya, il érrlet cette
critique générale: « La traduction est tout à fait dépendante de celle de
Saisset, il ne connaît pas celle de Reus et il semble qu'il n'a jamais consulté
l'édition en latin. »
Étant donné que pour Reus il ne donne aucun exemple et pour Vargas/
Zozaya un seul, à savoir leur traduction de « préjugé» (prejuicio) par preo-
cupaci6n, il devient difficile d'en juger. En tout cas, nous avons pu compa-
rer les traductions de Reus et de Vargas/Zozaya avec celle de Saisset dans
une dizaine de paragraphes dispersés tout au long du livre et cités ici en
note 27 • À notre avis, il est vrai que Reus utilise Bruder et Saisset, et qu'il

teo16gico-politico, trad. et introd. par Juliân Vargas et Antonio Zozaya, Madrid, Biblioteca
Econômica Filosôfica, 3 vol., 1882.
26. A. Domînguez (1985, cit. note 3), p. 294-296; Spinoza, Tratado teoI6gico-politico,
introd., trad., notas e îndices, Madrid, Alianza Ed., 1986, p. 35-56, 36-57, 51-70-71,
etc.; « La traducciôn espafiola de filôsofûs modernos. A propôsito de Spinoza», dans
Actas de las Jornadas de Traducci6n, Ciudad Real, Facultad de Letras (1987), p. 169-178,
note 8; Javier Espinosa : « Las primeras traducciones de Spinoza y sus fuentes » (1994,
cit. note 2), p. 263-271.
27. TTP, préE, 5/2-9 = § 1 : « fluctuant» flotan (Reus), fluctuan (Vargas-Zozaya); 8,
117-8/28 « ostendimus sinceram historiam » = « il a été établi qu'une histoire fidèle»
(Saisset), hemos establecido que la historia fiel y sincera (R), hemos convenido que la fiel his-
SPINOZA DANS L'ESPAGNE DU XIXe SIÈCLE

essaie de traduire du latin; et, aussi, que Vargas/Zozaya suivent toujours


Saisset. Mais tout le reste exigerait beaucoup de nuances. D'une part, nous
croyons toujours que Reus cornmet parfois de graves erreurs, parce qu'il lit
rnal quelques rnots de Saisset (ou Dieu ou, au lieu de adieu à), il en ornet
d'autres de Bruder (leonis) et il change l'ordre et la structure de la phrase
(TTP, 8.1), parce qu'il néglige constamrnent les nuances du texte latin.
D'autre part, il nous semble que le texte de Vargas/Zozaya est souvent plus
correct que celui de Reus, parce qu'ils traduisent mieux le français que
Reus le latin; plus encore, la plupart de leurs fautes dérivent ou bien de
la vitesse dans le travail et des choix stylistiques, ou bien de ce qu'ils lisent
Reus, au lieu de traduire Saisset ou Bruder.
En ce qui concerne les sources de Reus, il faut noter que Saisset n'a pu
utiliser, pour sa prernière édition, le texte de Bruder, qui lui est contempo-
rain 28 , et qu'il n'a pas modifié, mais seulement complété, son texte dans la
seconde. C'est donc de Bruder que Reus a pris la liste des lieux bibliques
et les notes marginales de Murr. Il n'ajoute, d'ailleurs, à ses notes critiques
que quelques observations sur la traduction de Saisset. Dans sa bibliogra-
phie, il complète celle de la seconde édition de Saisset avec des titres secon-
daires, ce qui l'a conduit à l'ordonner sous quelques rubriques. Finalernent,

toria (V-Z]; 9, 129/5-29 = § 1-4; 15, 187/14-20 = § 38 : rationi temerè valedicere = « dire
adieu témérairement à la raison» (S), sin terner la locura, decir 0 Dios 0 la razon (R), de dar
un adios temerario a la razon; 16, 190/13-23 = § 7 : sed contra, omnes 0 ex legibus nattai!!
leonina = « tous, au contraire (,) selon les lois de la nature du lion» (S), sino que, al contra-
rio (,) segûn las leyes de la naturaleza (R) ; todos, pOl' el contrario (,) segûn las leyes de toda la
raza fèlina; 20, 241/15 = § 14) : unusquisque tantum cessit = « chacun se résigne donc»
(S), cada unD cede su derecho (R), el individuo resigna, pues (V-Z); 20, 241/18-19 = § 19
modo simpliciter tantum dicat = « pourvu qu'il se borne à parler» (S), decir sencillamente
10 que diga (R), puede hablal', siempre que ejecute todo (V-Z); 20, 245/1-9 = § 35) : quid
excogitari potest = « quoi de plus funeste que» (S); qué puede escogerse (R); qué hay mas
fimesto (V-Z); cap. 15, note marginale 27,263/5-9 = note 31 : tanquam jura seu mandata
amplecti «embrasser à titre de lois et de commandements» (S) ; poseer como leyes 0 man-
datos (R); abrazar a tftulo de leyes 0 mandamientos (V-Z).
28. Reus cite (p. 107*, III *, 340) une édition de Saisset de 1843 et une autre de 1872,
que personne ne semble connaître, mais qui existe dans le catalogue de la Bibliothèque
nationale, à Paris (renseignement de mon ami Piet Steenbakkers). D'autre part, il y a
pas mal de confusion sur la date de sa première édition: l'exemplaire de l'Ateneo de
Madrid dit 1842 dans les deux volumes, date reprise par J. Préposiet dans sa bibliographie
(p. 181); en revanche, un exemplaire de la Biblioteca Nacional dit 1844 et un autre 1842-
1844; et P.-F. Moreau (<< Saisset lecteur de Spinoza», dans O. Bloch (éd.), Recherches sur
le XVII! siècle, Klincksiek, 1990, 85-97/10) dit 1843. L'analyse interne semble montrer
que la première édition est postérieure à 1842 : 1'« Introduction» de la première édition
dit (1, 5/3n) que l'œuvre de Bouiller venait de recevoir le prix de l'Institut (ce qui est
confirmé par celui-ci, car il dit en 1854/p. l, que l'introduction de Saisset fut postérieure
à son édition de 1843) et affirme (l, CCIV), de manière explicite, « 9 mai 1843 »; enfin,
1'« Avant-propoS» de 1860 (éd. 1861) dit que la première édition apparut seize ans aupa-
ravant (1844).
ATILANO DOMINGUEZ

quoiqu'il semble avoir en main le texte allellland d'A. Van der Linde sur les
spinozistes hollandais (1862), c'est de Bouiller, cité par lui dans le même
contexte, qu'il peut en avoir pris le contenu 29 •

CONCLUSION

Reste-t-il encore enfoui quelque texte sur Spinoza dans l'Espagne du


XIXe siècle?Le caractère partiel de notre recherche ne pennet point de le
nier. Les bibliographies de Gonzâlez et de Reus non plus, car elles n'in-
cluent mêrne pas leurs sources 30 • Il doit y avoir sans doute des allusions
à son panthéisme dans des revues de la fin du siècle, comme La Espafia
moderna, La revista contemporanea, La revista europea, La revista de legisla-
don y jurisprudencia, etc. Est-ce à cette époque qu'on a commencé à ras-
sembler l'excellente collection de livres sur Spinoza qui existe aujourd'hui
dans l'Academia de legislacion y jurisprudencia de Madrid et qui comprend
quelque deux cents titres, édités tous avant 1921? Ou est-ce plutôt un
cadeau tardif et venu d'ailleurs? Qui a pu s'intéresser à Spinoza après Reus?
Unamuno habitait à Salamanque depuis 1891 ; M. Machado a traduit par
hasard l'Etica à Paris (1913); Serra Hunter habitait à Barcelone (1927).
En tout cas, sa mémoire restait vivante dans l'Academia car c'est là qu'on
lui a rendu un hommage en 1927, pour le 150e anniversaire de sa mort 31 •
Peut-être l'étude du catalogue complet de ce fonds spinozien aidera-t-elle
à mieux connaître cette petite histoire, qui constitue un symbole de l'Es-
pagne du XIXe siècle32 .

29. Reus, p. 61-62*.


30. Sur Gonzilez, voir supra, note 18. Reus ne cita en espagnol que Lapefia et Azcârate,
alors qu'il doit utiliser (p. 19-20*) la traduction d'Auerbach (chap. 10, etc.), car il appelle
« Olimpia» la fille de Fr. Van den Enden.
31. Velada en honor de Benito Espinosa celebrada en la Academia de Jurisprudencia y
Legislacion (21-2-1927), Madrid, 1930, ll8 p. Elle fut organisée par Manuel Hilario
Ayuso et d'autres; le sympathisant krausiste Mario Méndez Bejaramo, auteur d' Historia
de la filosofia en Espana hasta el siglo XX, Madrid, Renacimiento, s.d. (entre 1925 et 1927),
y participa.
32. A. Dominguez : « Catâlogo de la Coleccion Spinoza (1785-1921) de la Real Academia
de Jurisprudencia y de otras bibliotecas de Madrid», Cuadernos deI Seminario Spinoza,
10 (1998),20 p.
Politiques de Spinoza
La doctrine politique de Spinoza
La (re)découverte de la philosophie politique
de Spinoza par Adolf Menzel
MANFRED WALTHER

CONTEXTE

Problèmes dominants dans la recherche spinoziste en Allemagne


Dans la période qui va de 1780 à 1800, Spinoza a occupé une place cen-
trale dans la philosophie, la littérature et le débat public en Allemagne, au
point d'être considéré désorrnais comme un classique de la philosophie 1 •
:Lenjeu essentiel, à l'époque, était, dans la discussion de la philosophie
transcendantale de Kant, de garantir à la pensée un nouvel accès à l'Être
lui-même et de reformuler la dirnension religieuse de la vie humaine dans
une forme susceptible de rivaliser avec les connaissances et les principes
de la nouvelle science mathématique de la nature. En conséquence, on ne
retenait dans les œuvres de Spinoza que l'Éthique et le Traité de la réforme
de l'entendement, et, dans l'Ethique, seulement l'ontologie et la théorie de
la connaissance des deux premières parties, ainsi que la doctrine de l'éter-
nité de l'âme (mens, Geist) dans la deuxième moitié de la ye partie. Et pour
l'essentiel, l'histoire traditionnelle de la philosophie en est restée là jus-
qu'à aujourd'hui: la doctrine de la société, du droit et de l'État, ainsi que
sa théorie de la démocratie sont bien présentes lorsqu'on évoque Spinoza
dans le débat des années 1800, mais la plupart du temps à l'état latent

1. Je défends cette thèse, en me fondant sur l'étude comparée de la réception de Spinoza


en Allemagne et dans d'autres pays, France, Italie, Angleterre et Pays-Bas, « Spinozissimus
ille Spinoza oder: Wie Spinoza zum "Klassiker" wurde. Zur Etikettierungs-, Rezeptions-
und Wirkungsgeschichte Spinozas im europaischen Vergleich », dans Beobachter und
Lebenswelt: Studien zur Natur-, Geistes- und Sozialwissenschajt, Helmut Reinalter
(Hrsg.), Thaur-Vienne-Munich, Druck- und Verlagshaus Thaur, 1996 (lnterdisziplinare
Forschungen, Bd. 5), p. 183-238.
MANFRED WALTHER

(elles ne sont que sous-entendues)2. Il est donc exact de dire que la phi-
losophie politique spinozienne ou la philosophie spinozienne du droit au
sens large ne jouent tout au plus qu'un rôle marginal dans la recherche
spinoziste allemande 3 •
Pourtant, si l'on consulte les travaux parus dans le domaine des sciences
juridiques depuis le début du XX siècle, l'image est toute differente:
C

Spinoza est présent dans les publications spécialisées, tant dans le dornaine
de l'histoire des idées que dans celui de la réflexion systématique et des
questions d'actualité politique, et ce aussi bien à l'époque de l'Empire
wilhelmien que durant la République de Weimar.

Causes de la présence de Spinoza dans le discours juridico-politique


Si l'on cherche à déterminer les causes de cette soudaine apparition
de Spinoza dans le discours juridique à partir du tournant du siècle,
il en est une en tout cas qui est évidente: il s'agit du corpus de sept
articles sur Spinoza d'Adolf Menzel (1857-1938), ordentlicher Professor
de droit politique et administratif à l'université de Vienne, publiés dans
differentes revues et volumes de mélanges entre 1898 et 1908 4 • Ces articles
rencontrèrent un écho remarquable. En 1929, Menzel réunit tous ces
essais, dans une version revue ou augmentée, parfois légèrement abrégée,

2. À vrai dire, cela ne vaut plus pour les travaux et présentations majeurs parus récemment
(Hecker, 1975; Bartuschat, 1992, 1993, 1996; Seidel, 1994).
3. Voir sur ce point aussi Menzel, Wandlungen in der Staatslehre Spinozas (voir note 4);
AIs in der zweiten Halfte des 18. Jahrhunderts seine Metaphysik bedeutende Kopft zu jèsseln
begann [. . .} blieb doch seine Rechtsphilosophie ziemlich unbedeutend. Ce point a été établi
pour le droit par Marcel Senn, à l'aide des travaux d'histoire du droit: Spinoza und die
deutsche Rechtswissenschaft: Eine historische Studie zum Rezeptionsdefizit des Spinozismus
in der Rechtswissenschaft des deutschsprachigen Kultu l'l'au mes. Zurich, Schulthess, 1991
(Zürcher Studien zur Rechtsgeschichte, Bd. 22). Cf. la recension de Manfred Lauermann,
Studia Spinozana, 7 (1991) p. 339-343.
4. Dans l'ordre chronologique: « Wandlungen in der Staatslehre Spinoza's », dans
Festschrift zum 70. Geburtstag des Joseph Ungel; überreicht v. d. rechts- u. staatswiss. Fak.
d Univ. Wien, Stuttgart, Cotta, 1898 (réimpr. Aalen, Scientia, 1971), p.49-86 (texte
publié aussi séparément, Stuttgart, J. G. Cotta, 1898, avec mise en pages identique);
« Spinoza und die Kollegianten », Archiv fiir Geschichte der Philosop~ie, 15 (1992),
p. 277-298; « Machiavelli-Studien », Zeitschrift for das Privat- und Offèntliche Recht
der Gegenwart (= Grünhuts Zeitschrifi:) 29 (1902), p. 561-586 (( II. Machiavelli und
Spinoza », p. 566-577); « Homo sui juris, eine Studie zur Staatslehre Spinozas », Zeitschrift
fiir das Privat- und offèntliche Recht der Gegenwart (= Grünhuts Zeitschrift), 3:? (1904),
p. 77 sqq.; « Der Sozialvertrag bei Spinoza », Zeitschrift fül' das Privat- und Offèntliche
Recht der Gegenwart, 34 (1907), p. 551-560; « Spinoza in der deutschen Staatslehre der
Gegenwart », Jahrbuch fiir Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft im Deutschen
Reich (= Schmollers Jalubuch), 31 (1907), p. 35-48; « Spinoza und das Vûlkerrecht»,
Zeitschrift fül' Volkerl'echt, 2 (1908), p. 17-30.
LA DOCTRINE DE SPINOZA

et y ajouta un autre, publié la mêrne année, sur « La théorie spinozienne


de la liberté de pensée» (Spinozas Lehre von der Geistesfreiheit) 5 • Sous le
titre « La théorie politique de Spinoza », l'ensemble constitue la troisièrne
partie du livre rassernblant ses travaux d'histoire des idées et de sociologie
du droit: Beitrage zur Geschichte der Staatslehre (Contributions à l'histoire
de la théorie politique)6.
Dans une seconde partie, je donnerai quelques exemples illustrant le
caractère novateur de l'interprétation de Menzel; dans une troisième par-
tie, je rechercherai quelques-unes des traces laissées par ces études dans les
disciplines juridiques jusqu'à la fin de la République de Weimar; et dans
une quatrième partie, enfin, j'évoquerai brièvernent l'interruption de cette
tradition en 1933 et depuis lors.
Mais tout d'abord, qui était Adolph Menzel?

Repères biographiques
Issu d'une farnille juive, Menzel est né en 1857 à Reichenbach en
Bohême7 . Il fit sa scolarité puis ses études de droit à Prague et passa son
doctorat en 1879, à l'âge de 22 ans. Il exerça ensuite plusieurs années à
Vienne, tout en complétant sa formation, chez Franz Brentano et Meinong
entre autres. Ses recherches portèrent tout d'abord sur le domaine du droit
privé, et c'est un travail sur Die Schuldverhaltnisse qui lui valut en 1882
un poste de Dozent. Nommé professeur extraordinaire en 1889, Menzel
abandonna toutes ses autres activités pour se consacrer dès lors entière-
ment à la recherche. Il s'orienta vers le droit public, et plus précisément
vers la législation sociale, à laquelle il consacra deux rnonographies. Dans
le même temps, il approfondit ses connaissances en économie politique
et publia des travaux de droit économique. En 1894, il obtint une chaire
de ordentlicher Professor, tout d'abord de droit administratif autrichien,

5. Zeitschrift fûr offentliches Recht, 8 (1929), p. 529-552 (revue autrichienne).


6. Vienne-Leipzig, Holder-Pichler-Templer, 1929 (Akademie der Wissenschaften in
Wien; Philos.-hist. I<Jasse, Sitzungsberichte : 210. Bd., 1. Abt.) Réimpr. Glashütten im
Taunus, Detlev Auvermann, 1976. La section sur Spinoza se trouve p. 264-447. Cette
dernière version est citée dans le texte d'après le reprint, sous la forme Beitrage, suivi
des réferences de pages. Les premiers articles ont été repris presque intégralement.
Seuls quelques paragraphes ont été rajoutés, ou supprimés, ou encore déplacés. Seuls
« Einleitung» (chap. Il, p. 264-284) et « Grundgedanken der Staatslehre Spinozas»
(chap. 12, p. 306-328) sont rajoutés et, à quelques endroits, l'argumentation a été révisée
par rapport à la version de l'article portant sur le sujet correspondant.
7. J'emprunte les indications qui suivent à la notice nécrologique « AdolfMenzel » publiée
par Hans Mayer dans Almanach fûr das Jahr 1938 de l'Akademie der Wissenschaften in
Wien im 88. Jahrgang, Vienne-Leipzig, Holder-Pichler-Tempsky, p. 345-351, avec une
annexe bibliographique des écrits de Menzel- insuffisante à tous égards (p. 352-353).
MANFRED WALTHER

auquel vinrent s'ajouter ensuite le droit politique général et autrichien. Par


la suite, le pôle de sa recherche se déplaça vers les « marges philosophiques
et historiques de la théorie politique générale, et surtout les problèmes de
sociologie générale» (die philosophischen und historischen Grenzgebiete der all-
gemeinen Staatslehre und vor allem die Probleme der allgemeinen Soziologie,
dans Mayer, 1938, p. 347). La prernière publication dans ce nouveau
dornaine portait déjà sur Spinoza. Wandlungen in der Staatslehre Spinozas
(Transformations de la théorie politique de Spinoza), 1898, publié dans
les Mélanges joseph Unger et dans une édition séparée (voir note 4), est le
premier d'une série d'essais qui retinrent l'attention des spécialistes. Dans
de nornbreux autres essais et monographies, Menzel aborde également
Spinoza, en lui consacrant parfois de longs développements 8 • L'étude de la
théorie de l'État grec constitue le deuxième pôle de ses recherches, centrées
ici sur la théorie de la démocratie, principalement celle de Protagoras, et
les idées sociologiques des penseurs grecs, sur lesquelles l'interprétation
de Menzel s'oppose à la conception dominante 9 • Avec l'introduction de la
sociologie dans le cursus des études juridiques, Menzel eut à donner aussi
des cours de sociologie; il étudia l'histoire de la sociologie moderne et
conternporaine, comprise comrne science descriptive et explicative, ainsi
que le souligne Mayer, en évoquant par contraste la prolifération des dis-
cours idéologiques se réclamant de cette nouvelle science (Mayer, 1938,
p. 349). Son manuel de sociologie, GrundrifS der Soziologie, qui date de
1938, constitue une présentation systérnatique lO • L'attention que portait
Menzel aux événements contemporains se traduit dans l'ouvrage publié en
1935, Der Staatsgedanke des Faschismus (I~idée fasciste de l'État) 11.
Menzel assuma de nornbreuses activités et charges honorifiques. Il était
membre du tribunal d'Empire austro-hongrois (k.u.k. Reichsgericht); dès
sa fondation en 1918, il fut nommé premier vice-président du Tribunal
constitutionnel, charge qu'il occupa jusqu'à la dissolution de ce tribunal
en 1929. Membre de nornbreuses sociétés et académies scientifiques, entre
autres, à partir de 1927, de l' « Institut international de droit public» de

8. Par exemple dans Naturrecht und Soziologie, Vienne, Kaiserl. und konigl. Hof-
Buchhandlung-Leipzig, Hof~Verlags-Buchhandlung Carl Fromme, 1912, p. 17-21.
9. La deuxième section des Beitrage, « Beitrage zur griechischen Staatslehre» (p. 136-
263), aborde, entre autres sujets, le problème de la démocratie dans la théorie politique
grecque, Protagoras comme théoricien de la démocratie et la théorie grecque du pouvoir.
Toutes ces interprétations, aujourd'hui encore, présentent un intérêt exceptionnel. Voir
aussi Griechische Soziologie, Sitzungsberichte der Akademie der Wissenschaften in Wien,
philosophisch-historische Klasse, 1936.
10. Sous-titre: Eine geistesgeschichtliche Studie, Baden b. Wien, Rohrer, 1938 (réimpr.
Aalen, Scientia, 1979).
Il. Vienne-Leipzig, Franz Deuticke, 1935.
LA DOCTRINE DE SPINOZA

Paris, promu pour son quatre-vingtième anniversaire au grade de doc-


teur honoris causa de l'université de sa ville de Vienne, Menzel mourut le
12 août 1938, l'année de l'Anschlu.f.

LES TRAITS FONDAMENTAUX DE LA DOCTRINE SPINOZIENNE DE L'ÉTAT SELON


ADOLF MENZEL

« La philosophie idéaliste et spéculative correspond à l'idée aristo-


cratique; l'empirisme et le positivisme, en revanche, sont liés à l'idée
démocratique» (Menzel, Beitrdge, p. 24).

La démarche méthodologique de Menzel


Dans son interprétation de la philosophie spinozienne du droit, Menzel
adopte une méthode rigoureuse qu'il décrit de la manière suivante: « Pour
ces recherches, je me suis servi notamment de deux instruments que l'on
n'avait pas employés jusqu'à présent: j'ai étudié de manière approfondie
l'usage de la langue propre à notre philosophe et j'ai appliqué ce que l'on
appelle la théorie du milieu» (lch bediente mich bei diesen Forschungen na-
mentlich zweier bisher nicht verwendeter Hilfimittel, einer Vertiefong in den
eigenartigen Sprachgebrauch unseres Philosophen und der Anwendung der so-
genannten Milieutheorie, dans Beitrdge, p. 269). De surcroît, une lecture
attentive lui permet de dégager les transformations que subit la pensée
politique de Spinoza, sous l'influence notamment de ses expériences poli-
tiques 12.

Unité et cohérence de la langue de Spinoza: la révolution sétnantique

Pour ce qui est de la langue, Menzel voit la cause de nombreux contresens


dans le fait que « l'usage que fait Spinoza de la terminologie est inhabituel;
il emploie un certain nombre de termes fixés par le temps et l'usage, tels que
jus, ratio, natura, en un sens qui s'écarte résolument du sens traditionnel »
(Die Terminologie, der er sich bedient, ist ungewohnlich; er gebraucht manche
Worte, welche im Laufè der Zeit eine bestimmte Prdgung erhalten haben,
wie jus, ratio, natura, in ganz abweichendem Sinne, dans: Wandlungen,
p. 3). Menzel attire donc déjà l'attention sur le phénomène que j'ai appelé

12. Der Gedanke, dass dieselbe [« Spinozas Staatslehre ». Wa.} Entwicldungsstadien durch-
gemacht hat, taucht [in den bisher üblichen lnterpretationen. WaJ gar nicht auf(Wandlungen,
p.4).
MANFRED WALTHER

« révolution sémantique 13 », auquel se sont attachés des cornmentaires


récents (par exemple ceux de Yovel et de Mignini). Il en résulte une atten-
tion soutenue à la corrélation entre l'emploi des termes traditionnels et la
rnétaphysique de Spinoza.

L'importance du contexte social et intellectuel: le milieu

« Appliquer la théorie du milieu» veut dire pour Menzel prendre en


compte l'environnement intellectuel et social dans lequel Spinoza vivait et
pensait. En voici quelques exemples:
-les expériences avec la communauté juive, l'un des facteurs conditionnant
l'irnportance accordée par Spinoza à la « liberté de pensée» (cf. Beitrage,
p. 367-368) ;
-la révolution des Provinces-Unies, qu'il invoque pour expliquer la posi-
tion de Spinoza sur les bouleversements et révolutions dans la structure
politique de la société (p. 361) ;
- les contacts des collégiants néerlandais avec les tendances démocratiques
radicales des indépendants anglais, susceptibles d'avoir influencé la théorie
spinozienne de la démocratie (p. 399-400; Wandlungen, p. 31-34) 14.

Tout en relevant les contacts avec le parti des régents des frères de Witt,
Menzel s'oppose à la thèse, soutenue notamrnent par Carl Gebhardt15 et
largerrlent répandue depuis, qui fait du TTP un rnanifeste en faveur de la
politique de Jan de Witt (Beitrage, p. 274); il fait observer entre autres:
« Les régents n'avaient aucun intérêt à la critique de la Bible et encore
moins à la construction d'un État démocratique idéal, comme Spinoza s'y
essaie dans cet ouvrage» (p. 368)16.

13. Manfred Walther, « Die Transformation des Naturrechts in der Rechtsphilosophie


Spinozas », Studia Spinozana, 1 (1985), p. 73-104.
14. Cf aussi « Spinoza und die Kollegianten » (voir note 4). [hypothèse de Menzel sur
l'importance des collégiants dans la description spinozienne de la démocratie est criti-
quée par Willem Meijer, « Spinozas demokratische Gesinnung und sein Verhaltnis zum
Christentum», Archiv for Geschichte der Philosophie, 16 (1903), p. 455-485.
15. Voir son introduction à son édition du TTP, Leipzig, Felix Meiner, 1908, plusieurs
fois réédité depuis, dernière éd., 1955, en partic., p. VII-IX. Cf Beitrage, p. 274, avec la
note 26.
16. Aber auch an der Bibelkritik [. .. } hatten die Regenten keinerlei Interesse, noch weniger
an der Aufstellung eines demoleratischen Staatsideals, wie dies in jenem Werk versucht wird.
[interprétation de Menzel se trouve confirmée par la découverte d'un passage du journal
du fils du professeur de Leyde, Johannes Gronovius (1611-1671). Cet homme de l'en-
tourage de Jan de Witt rapporte un propos critique sur Spinoza, qu'il tient d'un proche
de De Witt, et peut-être de De Witt lui-même. Cf Giuseppina Totaro, « Un document
inédit sur Spinoza», Bulletin de l'Association des amis de Spinoza, n° 29 (1993), p.27
LA DOCTRINE DE SPINOZA

Parmi les théoriciens antérieurs, Menzel relève le rôle de Machiavel :


« Cependant, aucun politique n'a eu autant d'influence que Machiavel
sur la doctrine politique de Spinoza)} (Dennoch hat kein Politiker aufdie
Staatslehre Spinozas mdchtiger eingewirkt aIs Machiavelli, dans Beitrdge,
p. 239), particulièrement en ce qui concerne la méthode de la recherche
(p. 338--339)17, et il souligne l'opposition avec Hobbes: « Le matérialiste
Hobbes reste à rni-chemin dans la théorie du droit et de l'État. Il intro-
duit une faille dans le principe de causalité mécaniste, dès lors qu'il fait
intervenir le point de vue de normes juridiques. Spinoza, lui, s'efforce de
maintenir la cohérence de sa démarche en conservant la perspective du
monisme (nullement matérialiste) jusque dans la vie du droit et de l'État»
(Der Materialist Hobbes bleibt in der Rechts- und Staatstheorie auf halbem
Wege stehen. Die mechanistisch-kausale Betrachtungsweise der Welt erleidet
einen Bruch durch die Heranziehung juristischnormativer Gesichtspunkte.
Hingegen bemüht sich Spinoza konsequent zu bleiben) indem er seine monis-
tische (keineswegs materialistische) Weltanschauung auch für das Rechts- und
Staatsleben festhiilt, p. 341). Ces deux constats, étayés par les références
textuelles correspondantes, n'étaient nullement monnaie courante dans la
recherche spinoziste à l'époque, et pour une part, d'ailleurs, ce n'est tou-
jours pas le cas.
Parmi les théoriciens ultérieurs, Menzel - abstraction faite d'un bref
aperçu de la« postérité de la doctrine spinozienne de l'État» (Nachwirkungen
der Staatslehre Spinozas) 18 où figurent, entre autres, Montesquieu et Sieyès -
traite surtout de Rousseau, qui connaissait le TTP et dont la parenté avec
Spinoza va bien au-delà de quelques idées fondamentales 19 • Menzel reven-
dique pour lui d'être le premier à avoir indiqué ce « parallélisme, qui sur
certaines questions va jusqu'au détail de la formulation» (Parallelismus) der
sich in manchen Fragen bis auf die Wortfassung erstreckt, dans Wandlungen,
p.23).

(fac-similé et transcription), et Wim Klever, «A new document on De Witt's attitude


towards Spinoza», Studia Spinozana, 9 (1993), p. 370-388 (texte, traduction anglaise
[avec quelques erreurs minimes], commentaire). Giuseppina Totaro suppose qu'il ne
s'agit pas d'un propos de Jan de Witt, mais du futur grand-duc de Florence Côme III :
« Niels Stensen (1638-1686) e la prima diffusione della filosofia di Spinoza nella Firenze
di Cosimo III », dans L'hérésie spinoziste: la discussion sur le Tractatus theologico-poli-
ticus, 1670-1677, et la réception du spinozisme / The Spinozistic Heresy: The Debate on
the Tractatus theologico-politicus, 1670-1677, and the Immediate Reception ofSpinozism,
publ. par Paolo Cristofolini, Amsterdam & Maarssen, APA-Holland University Press,
1995, p. 147-168 (cit. p. 161 sqq.).
17. Cf également « Machiavelli-Studien » (voir note 4), p. 566 sqq.
18. « Spinoza in der deurschen Staatslehre der Gegenwart » (cf: note 4); Beitriige, p. 425-435.
19. Beitriige, p. 431-432 et autres; Wandlungen, p. 14-15, et ensuite, tout le chapitre V,
p.23-28.
MANFRED WALTHER

L'évolution de la pensée (politique) de Spinoza

Une lecture soigneuse des diHerents textes où Spinoza a développé sa


doctrine de l'État - Menzel cite en premier lieu le Tractatus politicus (TP),
mais aussi le TTP, surtout les chapitres 4 et 5, dont l'importance avait été
largement rnéconnue jusqu'alors, ainsi que l'Éthique - fait apparaître de
nornbreuses contradictions que Menzel aborde du point de vue de l'évo-
lution de la pensée de Spinoza. C'est ainsi que les contradictions résultant
d'une lecture synchronique se résolvent dans cette nouvelle perspective. Il
cite par exemple:
- la disparition complète de la théorie du contrat pour expliquer la
genèse de l'État dans le TP, alors que le TTP développait la double ligne
d'argumentation du contrat et de la genèse du pouvoir; et, de manière
générale, le recul des arguments de la philosophie du droit au profit de
1'« élément du réalisme psychologique» (realistisch-psychologisches Element,
dans Wandlungen, p. 6-10, ici p. 9), avec la mise en relief du naturaliter
convenire dans le TP 6/1 ;
-le prirnat donné à l'aristocratie sur la démocratie dans le TP (TP 10/9,
Wandlungen, p. Il); sur ce point, toutefois, Menzel ne voit pas que ce
p ri vilège de l' aristocratie est relativisé dans la sui te du texte (TP 11/2). La
thèse de la préférence donnée par Spinoza à l'aristocratie sur la démocratie
dans le TP, avec l'incidence de l'assassinat des frères de Witt cette thèse
de Menzel aussi a fait école;
- l'importance accordée à la pax et à la securitas comme fins de l'État dans
l' œuvre du dernier Spinoza, alors que, dans le TTP, l'accent était mis sur la
libertas, donc à tout le moins un déplacement d'accent (Nuancierung, dans
Wandlungen, p. 11-12); auparavant, Menzel avait fait apparaître que l'éga-
lité et la liberté sont des caractères intrinsèques de la démocratie comnle la
forme d'État la plus naturelle dans le TTP, et mis en évidence les parallèles
stupéfiants chez Rousseau (Wandlungen) p. 13-15);
- la promotion des dogmes du credo minimum énoncés dans le TTP en
confession de foi obligatoire pour tous les patriciens dans le TP, par oppo-
sition à la défense de la liberté inconditionnelle de croyance et de confession
dans le TTP; et la mise en parallèle avec la religion civile de Rousseau dans
le Contrat social (Wandlungen, p. 16-22).
Cette approche méthodologique - qui combine l'enregistrement de la
révolution sémantique, l'inscription dans le contexte de la biographie et
de l'histoire de l'époque, ainsi que la prise en compte de l'évolution de
l'auteur - permet à Menzel de dégager des perspectives fécondes, que la
recherche spinoziste, pour l'essentiel, n'a (re)conquises qu'à partir des travaux
LA DOCTRINE DE SPINOZA

d'Alexandre Matheron. Mais certaines conclusions de Menzel aussi restent


originales, même au regard de l'état actuel de la recherche, et méritent à
mon sens que l'on s'y arrête. C'est ce que je vais faire maintenant.

Les principaux résultats


On retiendra surtout l'effort d'interprétation systématique, c'est-à-dire
la prise en cornpte de l'Éthique, dans l'enquête soigneuse sur la terminolo-
gie de Spinoza, et l'emploi de termes courants de la théorie du droit naturel,
dans un sens qui s'écarte de l'usage reçu. Ainsi Menzel est-il en rr;esure de
dégager l'unité et la consistance de la doctrine spinozienne de l'Etat dans
sa forme élaborée, et de la défendre contre les nombreux contresens, sou-
vent opposés, et contre l'affirmation de contradictions irréductibles dans la
pensée de Spinoza. C'est en cela principalement que résident l'originalité
et le caractère novateur de son interprétation de Spinoza.

Positivisme juridique
Selon Menzel, le lien indissoluble qui rattache le « concept de droit
naturel propre» (eigenartiger Begriff des Naturrechts) de Spinoza à sa
« conception panthéiste du monde» (pantheistische Weltanschauung) et à sa
théorie des passions est déjà manifeste dans le programme spinozien d'une
« politique fondée sur un réalisme inductif» (induktiv-realistische Politik) ,
qui ne se comprend « qu'à partir de son rejet fondamental de la rnéthode
normative dans la science» (nur aus seiner grundsatzlichen Ablehnung der
normativen Methode für die Wissenschaft, dans Beitrage, p. 271). Menzel
la doctrine spinozienne de l'État cornme un positivisme juri-
dique à visée utilitariste (p. 273), dont les fondements demeurent inchan-
gés, au-delà de toutes ses transformations (p. 385). Pour le prouver, il se
réfère aux passages du chapitre 4 du TTP olt Spinoza définit les décrets
du Souverain comme « une partie de la puissance de la nature» (ein Stûck
Naturlçraft), et non comme une puissance (Potenz) agissant en dehors des
lois naturelles (p. 292-293). Il en résulte donc une « permanence du droit
naturel dans l'Etat» (Fortbestand des Naturrechts im Staate, p. 290)20. La
majorité des commentateurs 21 se trompent donc en tirant Spinoza du côté
de l'idéalisme, c'est-à-dire en « pensant que le philosophe édifie l'État en
substituant le royaume de la raison pure à celui des instincts naturels»
(meinen, dal unser Phi!osoph mit der Errichtung des Staates das Reich der
reinen Vernunft an Stelle der Naturtriebe entstehen laIt, p. 292).

20. Menzel renvoie au chapitre 3 du TTP et à Ep. 50, ainsi qu'à l'opposition sur ce point
avec Hobbes.
21. Menzel mentionne Janet, Bluntschli, Horn et Sigwart (Beitrdge, p. 292).
MANFRED WALTHER

Esse sui iuris

Menzel reconnaît que les concepts du esse sui iuris et du esse alieni
iuris « comptent parmi les idées centrales de sa philosophie du droit et
de l'État. C'est dans ce concept que se reflète l'idée fondarnentale de sa
doctrine, l'identité de nature entre le droit et la puissance» (zu den zentra-
len Gedanken seiner Rechts- und Staatsphilosophie gehoren. ln jenem Begriffe
spiegelt sich die Grundidee seiner Lehre, die Wesensgleichheit von Recht und
Mach t, p. 307)22, La définition que donne Spinoza de esse alterius juris
- « se trouver sous la potestas d'un autre» (TP 2/9) se distingue fon-
damentalement de l'emploi de ce tenne dans la jurisprudence du droit
romain pour la simple raison que Spinoza emploie « le terme de ''potestas''
dans un tout autre sens, c'est-à-dire qu'il entend par là la domination efJèc-
tive d'une personne» (das Wort« potestas » in einem anderen Sinne, niimlich
ais die tatsachliche Beherrschung einer Person, p. 309). Spinoza ne définit
pas l'opposition entre les deux termes en un sens absolu, mais graduel; il
connaît des degrés, rnais aussi un « degré supérieur d'autonomie» (hochste
Stufe der Selbstiindigkeit), qu'il caractérise comme « absolu (c'est-à-dire sui
iuris) » (absolute (sc. sui iuris .. . ), p. 310)23. Quant au rapport du citoyen au
Souverain, Menzel fait valoir que les citoyens sont dépendants de la po testas
commune, d'une part, mais que, d'autre part, le Souverain aussi est et reste
dépendant de la docilité des citoyens (p. 304,316, 318, 348, 362, 364),
de sorte que même le Souverain n'est jamais entièrement sui juris dans son
rapport aux citoyens. Toujours est-il que l'individu, par comparaison avec
l'état de nature, gagne considérablement en puissance (p. 315, où Menzel
indique le parallèle avec Rousseau).

dépassement de l'idée contrat social

L'une des idées fondamentales de Menzel est que Spinoza, déjà dans le
TTP, ne voit dans l'idée du contrat social que l'un des deux moments de la
genèse de l'État: s'interrogeant sur ce qui garantit le respect du contrat, il
précise qu' « il faut adjoindre quelque chose à la promesse pour qu'elle soit
suivie cl' effet, à savoir le transfert efJèctif de la puissance des individus à la

22. Homo sui juris (voir note 4); Beitrage, p. 14. Chap. : « Die Verschlingung von Recht
und Madlt bei Spinoza», p. 306-327. Paolo Cristofolini renvoie aussi aux travaux
antérieurs de Menze!. Cf: Paolo Cristofolini, « Esse sui iuris e scienza politica », Studia
Spinozana 1 (1985), p. 53-71 (65, n. 1). Cette étude a été rééditée dans Paolo Cristofolini,
La scienza intuitiva di Spinoza, Naples, Morano, 1987, Section IX, p. 121-141.
23. Menzel traduit donc correctement le absolute en le rapportant à sui juris, à la diffé-
rence de Kirchmann, et plus tard de Gebhardt, ou encore de Bartuschat dans son édition
bilingue du TP (Hambourg, 1994).
LA DOCTRINE DE SPINOZA

cornmunauté » (zu dem Versprechen noch etwas hinzukommen muf, damit


es wirksam sei, das ist die tatsachliche Übertragung der Macht der einzelnen
Menschen aufdie Gesamtheit, dans Beitrage, p. 352, je souligne). Seule, la
transformation de l' « obéissance à la comrnunauté organisée» en « une
nécessité psychologique» (Gehorsam gegenüber der organisierten Gesamtheit
[. .. ) eine psychologische Notwendigkeit) fournit l'explication causale de
la genèse de l'État. Mais cela signifie que l'acte de droit et l'acte de fait, la
« socialisation de la puissance» (die Vergesellschaftung der Macht) doivent
se rejoindre. Spinoza, il faudrait l'ajouter, met ainsi en évidence la logique
profonde de la constitution de l'État, telle qu'elle a été développée par
Hobbes dans le Léviathan, contre l'apparence de sa forme superficielle: le
théorème hobbesien de l'état de nature fonde un scénario dans lequel la
conservation de soi n'est raisonnable que sous la forme de la soumission
à une accumulation de puissance supérieure déjà constituée. Il n'y a donc
pas d' alternative 24 •
Selon les termes de Menzel, dans le TP, « cet élément de construction
juridique est relégué à l'arrière-plan; c'est la perspective psychologique qui
domine presque exclusivement» (tritt dieses juristisch-konstruktive Element
in den Hintergrund; die psychologische Betrachtung herrscht nahezu auss-
chlieflich vor, p. 353). À la place de constructions contractuelles, Spinoza
développe donc une théorie des déplacernents et de la concentration du
pouvoir dans l'État (p. 353; cf. p. 290, 296).
Menzel repère également la conséquence qui résulte de cette réorienta-
tion de la dérnarche vers la théorie du pouvoir ou, plus exacternent, de
sa mise en œuvre rigoureuse: «Aucun contrat originel, aucune loi fonda-
mentale de l'État ne peut fixer durablernent les rapports de force et donc
la constitution de l'État» (Kein Urvertrag, kein Staatsgrundgesetz kann auf
die Dauer die Machtverhaltnisse und damit die Staatsverfassung festlegen,
p. 294). Pour autant que je sache, c'est la prernière reformulation de l'idée
spinozienne de la circulation, dans chaque société, d'un pouvoir croissant,
non susceptible d'être canalisé et circonscrit par des institutions - donc
une première version de la doctrine du pouvoir constituanf25.

24. Cf: sur ce point les analyses d'Usamu Ueno, « Spinoza et le paradoxe du contrat social
de Hobbes: le reste », Cahiers Spinoza, 6, printemps 1991, p. 269-295; Thomas Heerich,
Transformation des Politikonzepts von Hobbes zu Spinoza: Das Problem der Souveranitat,
Würzburg, Konigshausen & Neumann, 2000 (Schriften der Spinoza-Gesellschaft, Bd. 8) ;
Joachim Kreische, Konstruktivistische Politiktheorie bei Hobbes und Spinoza, Baden-Baden,
Nomos, 2000 (Fundamenta Juridica, Bd. 35), chap. 3.4.3.
25. En dégageant clairement comment, dans le TP, le contrat social est abandonné et
remplacé par une théorie des déplacements de pouvoir, Menzel arrive à une perspective
délaissée dans les travaux allemands sur Spinoza. Cf l'interprétation contractualiste de
Spinoza par Hans Saner, « Baruch Spinoza », dans Neuzeit: Von den Konfessionskriegen
MANFRED WALTHER

Enfin, Menzel ne manque pas d'indiquer que, selon Spinoza, à la dif.


ference de Hobbes, « la révolution [représente] un processus purernent
naturel» : « Le contrat social ne lie donc le peuple qu'aussi longtemps qu'il
veut bien être lié - c'est-à-dire qu'il ne le lie pas du tout» (Der Sozialvertrag
bindet also das Volk nur solange, ais es gebunden sein will, d. h. überhaupt
nicht, p. 360).

formes d'État

Dans la section consacrée à la « théorie spinozienne des formes d'État»


(Spinozas Lehre von den Staatsformen, dans Beitrdge, ch. 18, p. 392-410),
Menzel indique que Spinoza:
esquisse une théorie de la monarchie constitutionnelle (p. 402) ;
- a déjà « établi la distinction entre fédération d'États et État fédéral» (die
Unterscheidung zwischen dem Staatenbund und dem Bundesstaat aufgestellt,
p.408) ;
- connaît enfin la figure juridique de la souveraineté partagée entre l'ins-
tance supérieure de l'État (Oberstaat) et les États membres (Gliedstaaten,
p. 408) - suggérant ainsi une construction à prendre en considération
dans le contexte des problènles de droit constitutionnel posés par l'Union
européenne.

Menzel accorde beaucoup d'attention à un plan de la doctrine spinoziste


bien négligé, aussi et surtout aujourd'hui: celui qui concerne les « contrats
entre États et le droit international» (Staatsvertrdge und Volkerrecht, dans
Beitrdge, ch. 19, p. 410-424)26. Il part de la thèse du TTP sur le carac-
tère obligatoire du « pacte de non-agression» ou de 1'« alliance défensive»
(p. 411-412). Spinoza y enseigne la« validité» du point de vue du droit
naturel de la clausula rebus sic stantibus.
Dans le TP, on trouve, « d'une part, le renforcement du caractère fon-
damentalement non obligatoire des traités entre États, mais, d'autre part,
une modification de ce point de vue, qui va jusqu'à admettre, pour le
futur, la possibilité d'une véritable communauté des peuples sous la forme
d'une société des nations sans abandon de la théorie du pouvoir» (einerseits
eine Verschdifung der grundsdtzlichen Unverbindlichkeit der Staatsvertrdge,
bis zur A ufklarung, Munich, R. Piper, 1985 (Pipas Handbuch der politischen Ideen,
Bd. 3), p. 369-381, ainsi que chez Wolfgang Kersting, Die politische Philosophie des
Gesellschaftsvertrages, Darmstadt, Wissenschaftliche BuchgeseUschaft, 1994, p. 103-108.
26. Cf. aussi la première version de « Spinoza und das Volkerrecht » (voir note 4).
LA DOCTRINE DE SPINOZA

anderseits aber eine Modifikation des Standpunktes in der Richtung, dal für
die Zukunft eine wahre Volkergemeinschaft in der Gestalt eines allgemeinen
Vôikerbundes ohne Preisgabe der Machttheorie aIs moglich anerkannt wird,
p. 412). Après avoir implicitement critiqué la distinction que fait Grotius
entre guerre juste et guerre injuste, et après avoir traité, dans un prernier
ternps, le problème d'une alliance entre États de la mêrne rnanière que
dans le TTP, c'est-à-dire en rnettant l'accent sur la clausula, cette fois-ci
explicitement nommée, il développe, selon Menzel, le point de vue « que
l'alliance entre États se resserre et que le pouvoir inhérent à cette confé-
dération les ernpêche de recourir pour eux-mêmes à la violence» (dal die
Staaten sich immer mehr verbünden und die in dieser Konfoderation liegende
Macht den Einzelstaat verhindert, gewaltsam aufzutreten, p. 415); Menzel
prolonge cette ligne jusqu'à Kant et à la conception d'une société des
nations (p. 416-417)27.
Je m'arrêterai ici. Linterprétation que Menzel nous donne de la « doc-
trine spinozienne de l'État» regorge dans le détail d'observations précises
et intéressantes, également sur le contenu sociologique de la doctrine, de
sorte que l'étude attentive de ces textes rnénagera encore bien des décou-
vertes, même au spécialiste de Spinoza. Si l'on considère l'ampleur et la
profondeur de cette réflexion, ainsi que la rigueur avec laquelle elle s'ap-
puie sur le texte de Spinoza, on ne se trompera pas en estirnant que la
découverte du Spinoza politique « n'est pas antérieure à» pour reprendre
la célèbre formule de Hobbes -, mais coïncide exactement avec la publica-
tion des textes d'Adolf Menzel sur Spinoza.

L'INFLUENCE DES ÉTUDES MENZÉLIENNES


DANS LA RECHERCHE GERMANOPHONE

En présentant le résumé de ses recherches spinozistes en 1929, Menzel


constate avec satisfaction que d'autres auteurs se sont appuyés sur ses inter-
prétations (p. 269)28. Lécho rencontré par ses idées allait d'ailleurs bien
au-delà de ce que Menzellui-même en percevait.
1. Nous dégagerons tout d'abord quelques-unes des traces que les
recherches spinozistes de Menzel ont laissées dans la période qui va jusqu'en

27. Cf sur ce point le travail récent de Francis Chen eval , « Spinozas Philosophie der
internationalen Beziehungen », dans Ethik, Recht und Politik bei Spinoza, Marcel Senn;
Maf!;fred Walther (Hg.), Zurich, Schulthess, 2001, p. 195-205.
28. A cet endroit (note 13), il cite Rosin, Meinecke, Freudenthal et Adelphe.
MANFRED WALTHER

1918, c'est-à-dire so us l' Em pire : dans son livre de 1880 sur Al th usi US 29 ,
qui a fait date et a amené à redécouvrir ce classique de la théorie fedéraliste
de l'État, pratiquerrlent tombé dans l'oubli à son époque, Otto Gierke ne
traitait que brièvernent de Spinoza. Les annexes de la seconde édition de
1902 et de la troisième édition de 1913 développent ce sujet à dix endroits,
toujours en relation avec la réception et la discussion des résultats de la
recherche de Menzel. La large diffusion de cet ouvrage a donc attiré l'at-
tention des lecteurs sur les recherches de Menzel.
Dans les Melanges Gierke de 1911, l'article du juriste fribourgeois
Heinrich Rosin (1855-1927), spécialiste de droit administratif et de droit
du travail, renvoie l'écho des interprétations de Menzel sur le droit interna-
tional, ou plutôt de la théorie des relations entre États. Le titre surprendra:
Bismarck und Spinoza: Parallelen ihrer Staatsanschauungen (Bismarck et Spi-
noza : Parallèle entre leurs conceptions de l'État)30: l'auteur fait ressortir les
coïncidences surprenantes entre les réflexions de Bismarck sur la politique
d'alliances destinée à assurer la paix et les développements de Spinoza sur
ce sujet dans TP 3/11-17, comme Menzelles avait dégagées. La contribu-
tion de Rosin est à l'origine de plus de six études consacrées à ce thème ou
qui l'abordent. Quant aux Melanges Gierke, ils contribuent pour une part
non négligeable à faire connaître les recherches de Menzel.
Lhistorien Friedrich Meinecke avait fait sensation avec sa première
grande rrlOnographie Weltbürgertum und Nationalstaat (Citoyennete du
monde et État national) de 1908 31 • Dans sa monographie Die Idee der
Staatsrason in der neueren Geschichte (LIdee de la raison d'État dans l'histoire
moderne)32 qui accéda elle aussi rapidement à la célébrité, Meinecke fait
réference aux recherches de Menzel et accorde à Spinoza une place relati-
vement importante.

29. Johannes Althusius und die Entwicklung der naturrechtlichen Staa:tstheorien : Zugleich
ein Beitrag zur Geschichte der Rechtssystematik, Breslau, Wilhelm Koeber, 1880; 2e et 3" éd.
Breslau, M. & H. Marcus, 1902 et 1913, avec des annexes. Depuis, l'ouvrage a été réé-
dité sans changements, la dernière édition est celle-ci: 7e éd. sans changements, Aalen,
Scientia, 1981.
30. Dans Festschrift fiir Otto Gierke zum 70. Geburtstag, Weimar, Bühlau, 1911 (Nachdr.
Francfort-sur-le-Main, Keip, 1987), p. 383-420. Sur Rosin, voir Alexander Hollerbach,
« Heinrich Rosin : Pionier des allgemeinen Verwaltungs- und des Sozialversicherungsrech
ts », dans Deutsche Juristen jiidischer Herkunft, hrsg. von Helmut Heinrichs et al., Munich,
C. H. Beek, 1993, p. 369-384.
31. Louvrage porte le sous-titre: Studien zut Genesis des deutschen Nationalstaates,
Munich-Berlin, R. Oldenbourg.
32. Munich, R. Oldenbourg, 1924.4. AuB., hrsg. u. eingel. von Walther Hofer, Munich-
Vienne, R. Oldenbourg, 1976 (Friedrich Meinecke, Werke, Bd. 1). Le passage sur Spinoza
comportant la référence à Menzel se trouve p. 255-263.
LA DOCTRINE DE SPINOZA

Enfin, l'ouvrage de Gustav Radbruch, Grundzüge der Rechtsphilosophie,


de 1914, cornporte, dans un paragraphe consacré au problèrne de la vali-
dité juridique, la rernarque suivante: la théorie irnpérative du droit, qui
fait reposer la norrrlativité du droit sur le fait qu'une personne autorisée
a édicté la norme cornIne ordre donné à ceux qui sont sournis au droit,
se transforme en théorie de la reconnaissance (Anerkennungstheorie) dès
que l'on pose la question des causes de l'efEcacité de cette norme. À cet
endroit, une note précise: « Oboedientia jàcit imperantem. Phrase attribuée
à Spinoza ». (Oboedientia facit imperanterrl. Angebliches Wort Spinozas)33.
2. Hugo Preug, le père de la Constitution de Weimar, a donné, dans
son manuel de politique, Handbuch der Politik, une première présentation
des principes juridiques et politiques de la nouvelle dérnocratie. Cherchant
à prouver, dans son essai Vom Obrigkeitsstaat zum Volksstaat (De l'État auto-
ritaire à l'État démocratique) 34, le caractère inéluctable de la démocratisation
de l'Allemagne, il commence ainsi: « Oboedientia facit imperantem! C'est
l'obéissance qui fait celui qui commande. Dans cette phrase, la sagesse
de Spinoza touche au cœur du problème de l'organisation politique. »
(<< Oboedientia facit imperantem.'» DafS er Gehorsam findet, das macht den
Herrscher aus. Mit diesem Wort trifft die Weisheit Spinozas in den Kérn des
Problems politischer Organisation, p. 16.) Et cette « sagesse de Spinoza»
réapparaît à maintes reprises comme un fil conducteur de tout le texte.
À partir de l'ouvrage sur Politische Romantik, au plus tard, Spinoza joue
un rôle important dans la pensée de Carl Schmitt, qui repère lui aussi
l'isOlnorphie de la philosophie de Spinoza avec la théorie du rapport entre
pouvoir constituant et pouvoir constitué. Une série de travaux l'ont fait con-
naître 35 et, il y a quelques années, ce fut le thème de ma communication
aux « Journées Spinoza36 ».

33. Grundzûge der Rechtsphilosophie, Leipzig, Q.uelle & Meyer, 1914: 166 Anm. (=
Gesamtausgabe, Bd. 2: 158). Dans la 3" éditio? de 1932, qui a subi des remaniements
importants, on trouve la précision suivante: « Uber dieses angebliche Wort Spinozas vgl.
W. Jellinek, Grenzen der Verfassungsgesetzgebung, 1931, S. 16, Anm. 29» (Radbruch,
Rechtsphilosophie, citée d'après la 5" édition, Stuttgart, K. F. Koehler, 1956 : 177 A2). Sur
l'histoire de cette réference de Radbruch à Spinoza, voir Manfred Lauermann, recension
de Senn, Spinoza und die deutsche Rechtswissenschaft, Studia Spinozana, 7 (1991), p. 339-
343 (cit. p. 343).
34. Tome III : Die politische Erneuerung, Berlin-Leipzig, Rothschild, 1921, p. 16-26.
35. La présentation la plus détaillée et comportant la bibliographie la plus complète se
trouve chez Thomas Heerich/Manfred Lauermann, « Der Gegensatz Hobbes-Spinoza bei
Carl Schmitt (1938) », Studia Spinozana, 7 (1991), p. 97-160.
36. Manfi-ed Walther, « Carl Schmitt et Baruch Spinoza, ou les aventures du concept
du politique », dans Spinoza au XX' siècle, prés. par Olivier Bloch, Presses universitaires
de France, 1933 (coll. « Philosophie d'aujourd'hui »), p. 361-372. Cf la version révi-
sée et augmentée « Carl Schmitt contra Baruch Spinoza oder Vom Ende der politischen
MANFRED WALTHER

Dans les travaux du juriste social-démocrate Herrrlann HelIer se re-


trouvent constamrnent des réferences à Spinoza, entre autres aussi sous la
fonne de la citation sur l'obéissance. Dans l'histoire de la théorie du droit
international, l'essai de Menzel de 1907 sur ce thème a eu de l'inHuence.
C'est ainsi qu'à la suite de l'année Spinoza (1927), paraît l'année suivante
un essai du juriste et philosophe du droit viennois Alfred Verdross sur Das
Volkerrecht im System Spinozas (Le droit international dans le système de
Spinoza)37: Verdross y reprend l'interprétation de Menzel, mais en soute-
nant que Spinoza défend un concept normatif du droit international.
Dans la version de 1929 de son article, Menzel critique ce point et rétablit
la position de Spinoza (Beitrage, p. 419-420).
Lannée 1927, qui rnarque le 250 e anniversaire de la mort de Spinoza,
voit paraître deux articles qui lui sont consacrés dans des revues juridiques
spécialisées 38 •
À l'occasion du tricentenaire de la naissance de Spinoza (1932), enfin,
paraissent en 1933 deux études sur Spinoza dues au philosophe du droit
Walter Eckstein. Il s'y réfère souvent aux travaux de Menzel, tout en cri-
tiquant son interprétation utilitariste de Spinoza39 • Eckstein étudie aussi
le droit naturel antique et Adam Smith; ses axes de recherche sont donc
semblables à ceux de Menzel- à contre-courant de ceux qui n'acceptent
que les penseurs idéalistes dans le panthéon classique. C'est ici que s'achève
ce parcours.

Theologie », dans Spinoza in der europaischen Geistesgeschichte, Hanna Delf, Hans-Joachim


Schoeps, Manfred Walther (hg.), Berlin, Hentrich, 1994 (Studien zUJ' Geistesgeschichte,
Bd. 16), p. 422-441.
37. Zeitschrift fiir offentliches Recht, 7 (1928), p. 100-105 (revue autrichienne).
38. Theodor Sternberg, « Spinoza: Gedanken anlaRlich seines 250. Todestages»,
Archiv für Rechts- und Wirtschaftsphilosophie 20 (1927), p. 1828-1829; Wilhelm Sauer,
« Spinoza: Eine juristische Betrachtung zu seinem 250. Todestag (21. Februar 1927) »,
Deutsche juristen-Zeitung 32 (1927), col. 297-298.
39. Walter Eckstein, « Zur Lehre v~m Staatsvertrag bei Spinoza (Aus Anlass von Spinozas
dreihunderstem Geburtstag)), (Osterreichische) Zeitschl'ift fill' offentliches Recht, 13
(1933), p.356-368, repris avec une annexe de 1971, dans Texte zul' Geschichte des
Spinozismus, hrsg. von Norbert Altwicker, Darmstadt, Wissenschaftliche BuchgeseUschaft,
1971, p. 262-376; id., « Die rechtsphilosophischen Lehren Spinozas im Zusammenhang
mit seiner allgemeinen Philosophie: Zur Erinnerung an den 300 jahrigen Geburtstag
Spinozas», Archiv fiir Rechts- und Wil'tschaftsphilosophie 26 (1932-1933), p. 157-167.
Sur Eckstein, voir les précisions données par Manfred Lauermann dans la préface et la
postface de la réimpression d'une conférence sur Spinoza prononcée par Eckstein ,devant
le Monistenbund autrichien en 1927, dans Spinoza (Topos, Heft 6), Bielefeld, Edition
Topos im Verlag Pahl-Rugenstein Nachf., 1995, p. 111, 151-158 (avec une bibliographie
d'Eckstein) .
LA DOCTRINE DE SPINOZA

LA RUPTURE DE LA TRADITION MENZÉLIENNE: L'ANNÉE 1933


Qu'est devenue cette tradition?
Radbruch est le premier spécialiste de droit à être destitué de son poste
par les nazis; Hermann Heller, écarté en tant que juif, mourut fin 1933
dans son exil espagnol; Menzel mourut en 1938, l'année de l'AnschluK
La même année, Eckstein émigra. Il continua de publier des travaux sur
Spinoza aux États-Unis et en Amérique latine, et mourut en 1981. Verdross
fut tout d'abord frappé par l'interdiction d'enseigner la philosophie du
droit.
Il en résulta que mêrne après 1945, en Allemagne (de l'Ouest), les
seuls juristes et politologues à écrire sur Spinoza étaient ceux qui avaient
entarné leur carrière scientifique avant le début de la période nazie (ainsi
par exemple Ernst Reibstein, spécialiste de droit international). Pour le
reste, dans les vingt années succédant à la fin de la dictature nazie, on note
l'absence totale de Spinoza dans les disciplines de la philosophie du droit
et de la philosophie politique. C'est alors la pensée du droit naturel dans
toutes les variantes possibles qui occupe le devant de la scène. À quelques
exceptions près, les choses n'ont pas changé en Allernagne jusque dans les
années 1970 40 •

est-il en n .... ".•• r r• .o?

Non seulement Adolph Menzel s'est intéressé de près à Spinoza, mais en


outre il s'est attaché notamment à la tradition d'une théorie non normative
de l'État et du droit, dont il a étudié l'affinité élective avec la démocratie.
cela, il incarne parfaitement cette génération d'intellectuels viennois,
juifs pour la plupart, qui, au tournant du siècle et jusqu'au début de la
dictature nazie, accréditèrent le mode de pensée de Spinoza et bon nombre
de ses idées dans les disciplines les plus diverses, mais aussi dans la réflexion
sur leur culture présente et dans l'histoire de la philosophie. On a presque
l'impression qu'à cette époque Vienne était comme imbibée de spinozisme.

40. En 1965, Carlo Schmitt, un « Weimarer», dirigea une Dissertation sur la philosophie
politique de Spinoza, où était mentionnée l'interprétation de Menzel : Wolfgang Rohrich,
Der Staat der Preiheit: Zur politischen Philosophie Spinozas. Darmstadt, Melzer, 1965 (sur
Menzel, voir notes 64 et 69). Les deux thèses de Hubert Neckning, Das Verhaltnis von
Macht und Recht bei Spinoza, Diss. Munich, 1967, et de Hermann Steffen, Recht und
Staat im System Spinozas, Bonn, H. Bouvier u. Co., 1968 (Schriften zur Rechtslehre und
Politik, Bd. 56), dénient à la philosophie spinozienne du droit toute actualité. Jusque
dans les années 1880, il n'y a pas, à ma connaissance, d'essais dans les revues de sciences
juridiques ou,politiques. Dans les manuels de philosophie du droit et/ou d'histoire des
théories de l'Etat, il est exceptionnel que le sujet soit traité (Zippelius).
MANFRED WALTHER

« Spinoza à Vienne» - voilà un projet fàscinanr, rnais ce n'est pas rnon


propos ici. La recherche sur Spinoza, qui connut un brillant essor à Vienne
dans les trente premières années de notre siècle, au seuil duquel Menzel a
publié son œuvre, n'existe plus aujourd'hui 41 •
Quelle place occupe Spinoza dans la recherche et la culture germano-
phones? La question a valeur de test. Il en est peu qui permettent de mesu-
rer aussi netternent les conséquences à long terme des bouleversements
idéologiques induits par la période nazie.
Nous SOlnmes dans la transition d'un siècle à un autre. Au tournant du
siècle précédent, il y eut une grande œuvre de recherche, associée au nom
d'Adolf Menzel. Rappeler ici cette mémoire, pour dépasser le deuil de la
perte et engager à renouer le fil de cette tradition - tel était le but que je
rne SUIS proposé.

- . _ - - - - - - - - _..._-----_.
41. Je ne connais qu'un seul chercheur viennois qui ait travaillé sur Spinoza après 1945.
La pensée politique juive face à Spinoza
ELHANAN YAKlRA

Eliezer Schweid, professeur à l'université hébraïque de Jérusalem, ouvre


son Hîstoire de la pensée juive dans les temps modernes1 par un chapitre sur
Spinoza, intitulé: « Le défi théorique de l'époque moderne - la pensée de
B. Spinoza dans ses rapports au judaïsme ». Dans la section qui termine ce
chapitre, Schweid dit que:
La négation du judaïsme, telle que [Spinoza] l'a connue d'après ses sources
dans la philosophie juive médiévale, a été pour les penseurs juifs le défi
intellectuelle plus grave des Temps modernes (p. 56).

Comme pour donner plus de poids à sa constatation, l'auteur revient à


Spinoza à plusieurs reprises avec, à chaque apparition du nom de Spinoza,
une signification décisive, même si elle est parfois plus symbolique que
réelle. De fait, la plupart des écrivains juifs modernes - philosophes,
poètes, essayistes, hornmes de lettres -, qu'ils soient traditionalistes ou
non, trouvent en Spinoza, dès qu'ils s'ouvrent à la culture non juive, un
point de réf<:~rence incontournable. Le « défi spinoziste» s'exprirne donc
dans un contexte qu'on peut décrire comme une omniprésence de Spinoza
dans la pensée juive moderne.
Les faits sont assez connus. Après une brève recension de ceux-ci, on
s'interrogera ici sur la signification philosophique du « défi spinoziste»
pour tenter d'en comprendre les raisons. Au XIXe siècle, le discours sur
Spinoza dans la littérature juive revêt quelques traits caractéristiques.
Généralernent, les penseurs juifs s'intéressaient surtout aux aspects théo-
logico-politiques de son œuvre et aux conséquences théologico-politiques
de sa philosophie. Il y aurait donc là une spécificité de la littérature juive
sur Spinoza, qui s'exprime tantôt dans le cadre plus ou moins restreint
des « études juives », tantôt dans un contexte plus large. Certes, il y a au
XIXe siècle déjà, et de plus en plus par la suite, des études sur Spinoza faites

1. Eliezer Schweid, Histoire de la pensée juive dans les Temps modernes, le 19' siècle, en
hébreu, Jérusalem et Tel-Aviv, Hàkibbuz Hàme'uhad et Ketter, 1977; Histoire de la pen-
sée juive au 2()' siècle, en hébreu, Tel-Aviv, Dvir, 1990.
ELHANAN YAKlRA

par des chercheurs juifs (en Israël notamment), et qui s'inscrivent dans le
contexte de l'intérêt général pour la pensée de Spinoza. Mais il y a aussi
une manière de s'intéresser à Spinoza qui est spécifiquement juive. Parfois,
il est vrai, les limites en sont imprécises; par exernple, les travaux sur les
racines juives de la pensée de Spinoza, et notamment sur ses rapports à
Maïmonide, ne s'expliquent pas seulernent par un souci de profession-
nalisrne universitaire, ni rnême par le penchant naturel de toute culture
nationale à étudier sa propre histoire, mais ils sont sans doute liés égale-
ment au « défi spinoziste ».
La présence de Spinoza devient un véritable phénomène de culture au
e
XIX siècle, qui coïncide avec le début de la modernisation de la vie des juifs
en Europe, c'est-à-dire avec la Haskalah (les « Lumières ») et, un peu plus
tard, avec l'apparition du sionisme. C'est effectivement une « présence»
parce qu'il ne s'agit pas seulement d'une réflexion directe sur le « défi spi-
noziste », rnais également d'une inspiration spinoziste, implicite ou expli-
cite, souvent contestataire et toujours politiquement ou idéologiquement
engagée, qu'on trouve dans bien des écrits littéraires ou poétiques. Très
intense, souvent passionnée, cette présence relève sans doute d'une crise
d'identité que le monde juif traverse depuis deux siècles. La préoccupation
des penseurs juifs pour Spinoza est l'expression d'une prise de conscience,
d'un processus que le judaïsme de cette époque, affronté à la modernité,
à la sécularisation et, surtout, à sa propre politisation, n'a pas encore pu
mener à son terme. Évidemment, parmi les multiples formes que cette
crise d'identité revêt, les débats autour de Spinoza ne sont pas les plus
importants; ils sont quand même d'un intérêt incontestable.
Il existe plusieurs études sur la présence de Spinoza dans la littérature
juive du XIXe siècle. LHistoire de la littérature hébraïque de Lachover2 est
une source précieuse d'informations sur de nombreux écrivains (pour la
plupart aujourd'hui oubliés) qui ont été marqués par le spinozisme. Il
existe aussi des études consacrées spécifiquement à la place de Spinoza
dans les débats sur 1'« identité juive », qui jalonnent toute l'histoire juive
moderne. Quelques exemples: Menachem Dorman3 relate l'histoire des
polémiques spinozistes depuis les premières lectures de Spinoza par des
lecteurs juifs. Or, au début, par exernple au moment de la « réhabilitation»
de Spinoza dans l'Aufklarung, des penseurs juifs s'intéressent à lui dans le
contexte des débats philosophiques généraux de leur temps, et notamment

2. P. Lachover, Histoire de la nouvelle littérature hébraïque, en hébreu, 4 vol., Tel-Aviv,


Dvir, 1927.
3. Menachem Dorman, Les débats spinozistes dans la pensée juive, de David Nieto à David
Ben Gourion, en hébreu, Tel-Aviv, 1990. L'ouvrage contient cinq chapitres, consacrés à
David Nieto, Mendelssohn, Salomon Maïmon, David Luzzatto et Ben Gourion.
LA PENSÉE FACE À SPINOZA

dans le contexte de la fameuse controverse sur le panthéisme où Lessing,


Herder, Jacobi, Fichte, etc. discutent Spinoza. Mais, ici déjà, la question se
pose avec une urgence spécifiquement juive pour un Mendelssohn ou un
Salomon Maïmon.
Au tournant du siècle, les choses changent. Les écrivains de la Haskalah
trouvaient en Spinoza l'incarnation d'une certaine modernité juive encore
à faire et à arracher aux traditionalisrnes de toutes sortes. Sa pensée, surtout
sa critique de l'orthodoxie, est devenue un appui, une accroche souvent
plus symbolique que philosophique, pour articuler leurs propres tribula-
tions identitaires. De véritables polémiques spinozistes, spécifiquement
juives, comrnencent avec Meïr Ha'Levi Letteris (1800?-1871), poète, tra-
ducteur et essayiste de la Haskalah galicienne-autrichienné. En 1845, il
publie, dans un périodique hébreu, une biographie de Spinoza où, entre
autres choses, il demande la révocation du Hérem 5•
Cet article ouvre une polémique où le principal critique de Spinoza et
du spinozisme a été le rabbin et écrivain italien, Shmuel David Luzzatto
(1800-1865). Luzzatto, qui a polérrüqué sa vie durant contre le rationa-
lisme religieux - en particulier contre Maïmonide -, pensait qu'il n'était
pas possible de concilier la sagesse grecque et la tradition juive. Il voyait
la pénétration des idées spinozistes comme une véritable menace pour la
survie du judaïsme. Luzzatto s'en prend à 1'« athéisme» de Spinoza ainsi
qu'à sa morale, les considérant comme autant d'élénlents d'une doctrine
non juive. La morale « rationaliste» de Spinoza s'opposerait, selon lui, à la
morale traditionnelle juive, fondée sur la compassion et la rniséricorde.
Contre Luzzatto, ont réagi quelques écrivains, parmi lesquels il faut
mentionner Shlomo Rubin (1823-1910)6 et Senior Sachs (1815-1892)7.
Rubin a été aussi le premier traducteur de l'Éthique en hébreu, un pro-
jet pour lequel il avait trouvé un appui chez Berthold Auerbach (1812-
1882), qui a traduit Spinoza en allemand, et dont on connaît le roman sur
Spinoza s.
Dorman donne encore quelques indications sur ces polémiques sur
Spinoza à l'époque de la Haskalah. Comme il le dit, les polémiques provo-
quées par la critique de Luzzatto s'inscrivent dans les luttes, plus générales

4. Sur les écrivains qui ont parlé de Spinoza avant Letteris, cf: P. Lachover, « Spinoza dans
la littérature de la Haskalah hébraïque », en hébreu.
5. Bikurei Haltim Ha'hadashim (Prémices des temps nouveaux), en hébreu, Vienne, 1845.
6. « More Nebuxim Ha'hadash » (Le nouvepu guide des égarés), en hébreu, Vienne, 1856,
30 pages (Rubin cite dans ce petit ouvrage Emile Saisset) ; « Tshuva Nizahat » (Une réponse
décisive), en hébreu, Lamberg, 1859.
7. Kikayon Yonah (Le ricin deJonas), en hébreu, Paris, 1860.
8. Spinoza, Ein Denkerleben, 1837.
ELHANAN YAKlRA

et typiquernent rnodernes, pour ou contre 1'« élargissernent des frontières


de la pensée juive et du sens de la notion de judaïsrne 9 » (p. 149). Cette
rernarque situe le « défi spinoziste» dans son véritable contexte; on le
décrit souvent comrne un débat sur l' « identité juive ».
Ainsi Zéev Levi terrnine son étude sur l'interprétation spinoziste du
judaïsme lO , par un chapitre olt il résume les discussions sur l' « identité
juive» dans la pensée juive moderne, et jusqu'à celles qui ont anilTlé la
vie intellectuelle (et idéologique) en Israël dans les années 1960. Le livre
s'arrête à ce rnOlTlent, mais les questions demeurent, elles sont aujourd'hui,
peut-être, encore plus graves. Dans les chapitres précédents, Levi étudie
l'histoire d'une idée qui apparaît chez Spinoza, à savoir la nature théolo-
gico-politique du judaïsme historique, et ses prolongements chez quelques
penseurs modernes, juifs et non juifsll. Parmi ceux-ci, c'est par Moses Hess
que s'exprirne un aspect supplémentaire du « défi spinoziste ». Un des prin-
cipaux penseurs du sionisme de la première heure, Hess, articule, dans une
large mesure à travers une réflexion sur Spinoza, une conception nationale
et politique du judaïsme l2 • Dans le dernier chapitre du livre de Levi, il
devient apparent que les questions dont on débattait depuis deux siècles
sont toujours pertinentes. Ici, c'est Levi lui-même qui, à la fin d'une étude
d'histoire des idées, devient partie prenante d'un débat toujours actuel.
Mêrne s'il serait exagéré de dire que ce débat a COlTllTlencé avec Spinoza, il
se poursuit souvent à travers lui.
Dov Schwartz, professeur de pensée juive à l'université Bar-Ilan, rap-
porte dans un article récent l3 le récit fascinant et très peu connu d'une
longue et cornplexe lecture de Spinoza par des penseurs du lTlOUVement
Dati-L/umi I4 , rabbins ou juifs pratiquants. On y retrouve des figures de

9. Le sens de l'attitude de Luzzatto à l'égard de Spinoza est interprété dans une perspective
plus théologique par A. L. Motzkin dans son « Spinoza and Luzzatto : Philosophy and
Religion », Journal of the History of Philosophy, XVII, I (1979), p. 43-51 : « Luzzatto's
opposition to Spinoza is none other than the natural opposition of theology and religion
to philosophy » (p. 45).
10. Spinoza et l'interprétation du judaisme - un concept et son influence sur la pensée juive,
en hébreu, Tel-Aviv, Siffiat Poalim, 1972.
Il. Mendelssohn, Moses Hess et Sartre.
12. Cf. Sur ce sujet Yakira, « Spinoza et les sionistes », dans o. Bloch (éd.), Spinoza au
)()«' siècle, Presses universitaires de France, 1993, p. 445-457.

13. D. Schwartz, «Fascination and Rejection: Religious Zionist Attitudes towards


Spinoza», Studies in Zionism, 14 (1993), p. 147-168.
14. Littéralement, religieux-national; c'est le mouvement du sionisme religieux connu
également sous le nom de Misrahi. Orthodoxe du point de vue religieux, il accepte l'idée
que le « problème juif» doit être résolu par l'établissement d'un Etat juif: Appartenant
au mouvement sioniste dès le début, il faut le distinguer des mouvements antisionistes,
qu'on appelle souvent simplement orthodoxie.
LA PENSÉE FACE À SPINOZA

premier rang et très influentes de ce mouvement, telles que, pour n'en


citer que deux, celles d'Abraham Isaac Kook (1865-1935) et de Yosef Dov
Soloveitchik (1903-1993). L'attitude de ces penseurs face à Spinoza est
foncièrement critique, rnais souvent, et contrairement à ce qu'on pouvait
penser, elle reste assez nuancée. Il est particulièrernent remarquable que
quelques-uns d'entre eux aient été marqués fortement par leur rencontre
avec Spinoza qui, parfois, peut être considérée comme le point de départ,
le moteur d'une réflexion sur la question de la modernité juive et, par
conséquent, d'une tentative de formulation d'une réponse systématique,
religieuse ou théologique au « défi spinoziste 15 ».
*
* *
Spinoza est donc effectivement omniprésent dans la conscience juive
rnoderne. Or cette présence n'est pas sans paradoxes. Si l'on considère, par
exemple, l'indifférence de Spinoza envers ce qui pouvait quand même être
l'effet de ce qu'il dit sur les juifs dans le TTP; ou encore le fait qu'il peigne
une image non seulement critique mais aussi passablement fallacieuse de la
religion juive; en fin de compte, que Spinoza ne se voulait pas partie pre-
nante au débat interne du judaïsme sur lui-même. Si, donc, on prend tout
cela en considération, le fàit qu'il ait été non seulement un objet de néga-
tion et de rejet, mais également une tentation permanente pour les juifs,
et qu'il était celui-là parce qu'il était celle-ci, fait de Spinoza un véritable
défi. Sans doute le « défi spinoziste» exprime-t-il quelque chose d'impor-
tant dans l'histoire des juifs aux Temps rnodernes. Du point de vue de la
dimension symbolique de leur judaïsme, mais également du point de vue
de quelques questions à la fois historiques et philosophiques de toute pre-
mière importance.
Dans sa Religion der Vernunft aus den Quellen des Judentums (publié
en 1919, après sa mort), ainsi que dans plusieurs autres écrits, Hermann
Cohen reproche à Spinoza d'être un ennemi du judaïsme. Leo Strauss
cornmente à maintes reprises cette accusation. Cohen, dit-il dans la préface
à son Spinozas Critique ofReligion,
condamna Spinoza pour son infidélité, au sens simplement humain, pour
son manque total de loyauté à l'égard de son propre peuple, sa manière
d'agir en ennemi des Juifs. [ ... ] Spinoza reste jusqu'à aujourd'hui l'accusa-
teur par excellence du judaïsme devant un monde antijuif16.

15. Par exemple, le rabbin Haïm Hirschensohn; cf Schweid, Démocratie et Halald1a) une
étude de la pensée du rabbin Haïm Hirschensohn, en hébreu, Jérusalem, Magnes, 1997.
16. Traduction française dans: Leo Strauss, Le testament de Spinoza, textes traduits et
annotés par G. Almaleh, A. Baraquin, M. Depadt-Ejchenbaum, Cerf: 1991 (p 291). C'est
ELHANAN YAKlRA

Face aux « enthousiastes» de Spinoza, face à ceux qui voient en lui un


symbole soit de leur universalisrne soit de leur apologie particulariste du
judaïsrne, Strauss pense que la compréhension de Spinoza par Cohen est
la sobriété même, même si son accusation contre Spinoza repose sur une
oblitération du contexte historique dans lequel Spinoza écrivait. Pourtant,
l'attitude de Spinoza envers les juifs, telle qu'elle s'exprime dans le TTP, est
pire; « notre» procès contre Spinoza, insiste Strauss, est encore plus grave
que ce que disait Cohen - Spinoza est surtout coupable d'une étonnante
absence de scrupules. Un jugerrlent qui est remarquable sans doute par sa
sévérité, mais encore plus parce qu'il prétend qu'une accusation d'« ab-
sence de scrupules» serait plus grave que celle d' « acte de trahison» !
La raison en est, peut-être, que Strauss pense que la gravité des choses
ne dépend pas au premier chef d'une analyse psychologique ou morale
des intentions personnelles. On peut suggérer que par son analyse la
confrontation se déplace du plan symbolique, ou même philosophique,
au plan théologico-politique. Des « trahisons» s'expliquent par la fai-
blesse humaine. Mais, malgré l'indignation qu'elles provoquent, elles ne
mettent pas vrairnent en danger l'existence du judaïsme. Or, dans le cas
de Spinoza, il ne s'agit surtout pas d'une faiblesse, ni même d'un désir de
rendre service en échange de l'aide financière du pouvoir, comme le dit
Cohen contre Spinoza. Strauss a donc raison quand il dit que « Spinoza
s'est rangé du côté de Jésus» parce qu'il a voulu s'appuyer sur les préjugés
de son véritable public, les chrétiens, pour combattre ces préjugés mêmes.
rindifférence qu'il manifeste envers les juifs n'est pas passionnelle mais
politique. Autrement dit, ce qui est devenu important, à savoir la politique
de l'État hollandais, exigeait qu'on utilise, par exemple, la connaissance de
l'Écriture pour obtenir les objectifs souhaités. Ce que cela pourrait signifier
pour les juifs était un détail secondaire. Ou, plutôt, l'important du point
de vue d'une libération politique éventuelle des juifs n'était plus de se ran-
ger naïverrlent du côté qu'ils tenaient pour « leur côté ». Selon le point de
vue où on se place, on peut donc dire soit que la philosophie ne donne
pas de réponse à la question d'une « loyauté simplement humaine », soit
qu'elle exige qu'on la sacrifie à autre chose, qui est plus important.
Leo Strauss était un grand historien de la pensée juive ainsi qu'un philo-
sophe, original et souvent controversé, du politique. Il a, lui aussi, considéré
Spinoza comme le grand « » de la pensée juive moderne. beaucoup

un recueil précieux regroupant les textes de Strauss sur Spinoza, parmi lesquels le célèbre
« Comment lire le Traité théologico-politique de Spinoza» (p. 191-257). On signalera par
ailleurs une étude des recherches spinozistes de Strauss dans J. Cohen, Raison et change-
ment) perspectives sur l'étude de la philosophie juive et son histoire, en hébreu, Jérusalem,
Mossad Bialik, 1997, p. 227-286.
LA PENSÉE FACE À SPINOZA

d'égards, son analyse reste encore la plus profonde, la plus intéressante et


la plus dérangeante. La gravité de la question que pose le cas Spinoza tient
d'abord à ce que, à travers lui, on toucherait à l'essentiel de la question du
politique en général.
Il en est ainsi car, d'une part, ce que l'expérience juive moderne pose,
c'est la question même du politique. Parlant du « problème juif» tel qu'il
l'avait vécu en tant que jeune juif dans l'Allernagne des années 1920,
Strauss dit:
Il semble que le peuple juif soit le peuple élu au sens, au moins, où le pro-
blème juif est le symbole le plus manifeste du problème humain comme
problème social ou politique (op. cit., p. 268).

D'autre part, c'est à travers Spinoza que la question politique juive se


pose dans toute son envergure. La préface du livre sur la critique de la reli-
gion de Spinoza, d'où sont extraits ces propos, et qui est une sorte d'auto-
biographie intellectuelle, est un de ces retours à Spinoza qui marquent
toute la carrière de Strauss. Revenant à son livre, une vingtaine d'années
après sa première publication et à l'occasion de sa traduction en anglais,
alors qu'entre-temps il a dû quitter son pays natal, après la destruction du
judaïsme européen mais aussi après l'établissement de l'État d'Israël, c'est
toujours « face à Spinoza» que Strauss retrace tout un parcours intellec-
tuel d'interrogation sur le sens et les modalités possibles d'une existence
juive. Or, ce qui est le plus remarquable dans cette préface est que Strauss
y rnontre que l'étude érudite de la critique spinoziste de l'orthodoxie est le
résultat d'une interrogation, plus existentielle que purement théorique, sur
la nature et le sens de l'existence juive. Dans un tour d'horizon rapide, il
raconte son expérience de jeune homme, les questions que cette expérience
pose et les options idéologiques et philosophiques qui peuvent procurer
une réponse à ces questions. Léchec du libéralisme, la logique de l'histoire
allelnande menant au Reich, les solutions proposées par le sionisme,
que ce soit le sionisme « politique» ou le sionisme « culturel », par des
penseurs juifs tels que Cohen, Rosenzweig, ou Buber tout cela est évoqué
pour conclure, en fin de compte, que la véritable alternative était celle que
Spinoza avait posée de la façon la plus forte et la plus claire à l'ordre du jour
juif: orthodoxie ou politique, religion ou philosophie.
verdict de est de rejeter un autre texte, Le
testament de Spinoza, il le dit clairement: Spinoza n'appartient pas au
judaïsme Inais aux « bons Européens» de Nietzsche l7 . Mais il y a plus

17. Larticle est de 1932; on en trouvera la traduction francaise dans le recueil cité, n. 16,
supra, p. 41-50. '
ELHANAN YAKlRA

important que cette conclusion. Strauss est né en 1899 (il rneurt en 1973).
Dans cet article, ainsi que dans la préface autobiographique de son livre sur
Spinoza, il dresse, à travers la lecture de Spinoza, un bilan du XIXe siècle juif
en Europe, de l'époque où la rnodernité juive prend forme, où se dessinent
les grandes options d'une existence juive moderne: État national, nationa-
lité culturelle non territoriale, assimilation, réforme religieuse, orthodoxie
traditionaliste autant de formes possibles de la vie juive que Strauss avait
jugées, dès avant la guerre, cornme dépendant toutes de l'alternative fon-
darnentale : ou Spinoza ou l'orthodoxie.
Une conclusion remarquable, qu'il faudrait essayer de cornprendre,
rnême si l'on n'en peut dire que très peu ici. Sans doute, c'est par Spinoza
lui-même qu'il faut cornmencer. Sa critique de la théocratie juive visait,
comme on sait, quelque chose de plus général que l'État biblique et, à plus
forte raison, que la communauté portugaise d'Arnsterdam; quelque chose
de plus général même qu'une critique du véritable adversaire, l'orthodoxie
calviniste. Il s'agissait, en effet, de la formulation d'un concept du politique.
On peut maintenant comprendre comment apparaît une opposition, à la
fois thématique et historique, entre deux interprétations du phénomène
juif. Lune, séculière, voit dans le peuple juif un phénomène essentielle-
ment et nécessairement politique (ou, si l'on veut, historique) - ainsi que
le voyait Spinoza. La deuxième y voit quelque chose d'autre, et de non
politique par essence. La première a pennis de fonder un rnouvernent qui
a voulu, qui veut toujours, rendre l'existence juive politique et, selon une
fonnule connue, la « normaliser»; pour l'autre, cette politisation serait le
scandale ultirne.
Mais qu'est-ce que c'est que le politique? Si l'on entend par cette notion
qu'il existe un champ sui generis, un domaine non réductible, qui soit
« politique », alors Spinoza serait, avec Hobbes, un de ceux qui en ont for-
mulé le concept moderne. Celui-ci, pour dire une chose complexe en peu
de mots, aurait mis en fonne, sur la base de quelques idées anciennes, un
certain modèle, un paradigme si l'on veut, qui pense le politique dans une
opposition essentielle avec un « non-politique ». Par le récit de la sortie de
l'état de nature, Hobbes avait construit un concept de l'État qui implique
que c'est le politique qui définit effectivement la spécificité hurnaine. Le
sens de l'humain en tant que tel s'éclaire lorsqu'on comprend qu'il se fonde
par convention en sortant de la nature; il n'est donc que le non-naturel
ou l'artificiel. Ce que l'hornme fait en tant qu'hornme est conditionné par
l'État -l'homme sort de la nature pour devenir un citoyen, c'est-à-dire, en
vérité, hUlTlain. On peut dire, sans trop exagérer, que Hobbes annonçait
déjà cette attitude moderne qui donne à la théorie politique le rôle de
prima philosophia.
LA PENSÉE FACE À SPINOZA

Il n'en irait pas de rnêrne chez Spinoza. À première vue, sa position


semble plus atténuée que celle de Hobbes. La coupure entre l'état de nature
et l'État n'est plus irréductible. Il y a, au contraire, une continuité entre le
naturel de l'homme et son existence dans la cité. Le « naturel» n'est pas
dépourvu cornplèternent de raison, et l'État n'est pas le lieu de la ratio-
nalité. Mais voilà que l'analyse de Spinoza devient plus radicale que celle
de Hobbes et que, partant, apparaît le défi spinoziste. La coupure entre le
politique et le non-politique ne disparaît pas, elle se déplace. Au lieu de
faire du partage entre l'huluain et le non-humain (ou le naturel) le partage
essentiel, Spinoza localise la distinction principale à l'intérieur de l'hurnain.
II n'y a plus de congruence entre la distinction politique/non-politique et
la distinction hurnain/naturel. La distinction essentielle se comprend désor-
mais cornme quelque chose qui est intrinsèque à l'humain, c'est-à-dire
cornme une distinction entre le politique et le non-politique humain, entre
la cité construite selon une certaine mesure de rationalité et le préjugé. Or
celui-ci, paradigrnatiquernent, n'est autre que le théologique.
De mêrne qu'il y a chez Spinoza une continuité entre le naturel et l'hu-
main, il y a une continuité entre ce qu'on peut appeler le quotidien et le
philosophique. Or, du point de vue de la philosophie ou de la raison, l'obs-
tacle est toujours le préjugé et l'adversaire est l'asile de l'ignorance, c'est-à-
dire la religion. Si la netteté de la dichotomie hobbesienne entre le natu-
rel et l'humain-artificiel disparaît, quelque chose de plus grave s'installe, à
savoir une opposition de principe entre les lieux de la raison -la philoso-
phie d'abord, mais un État fondé sur l'idée du politique également - et les
lieux du préjugé, c'est-à-dire la religion et le théologique.
Penser selon l'idée de continuité est une stratégie constante de Spinoza:
l'erreur n'est pas quelque chose de positif mais une privation de la vérité
ou, en fait, un degré minimurn de vérité; le préjugé, lui, n'est que la pri-
vation de la raison ou un degré minimum de rationalité. Le théologique,
également, est une privation du rationnel soit politique soit philosophique
- ou son degré zéro. Dans le cadre de la philosophie politique, le théolo-
gique apparaît ainsi comrne une fonne, et plutôt comme une déforma-
tion, du politique. Le concept du politique devient ainsi un échafaudage
conceptuel pour la compréhension des faits hurnains - de l'action, de la
concorde, de la collectivité.
*
* *
Or un « échafaudage conceptuel» n'est rien de plus qu'une interpréta-
tion; une notion fructueuse, en effet, pour la compréhension des contro-
verses que le « défi spinoziste» suscite, et que l'on pourrait décrire cornme
ELHANAN YAKlRA

une dispute sur la question qui constitue l'instance herméneutique. Car


dire que le théologique est le degré zéro du politique signifie qu'on s'ap-
proprie le droit d'interpréter la religion.
Dans le TTP, la position « officielle» de Spinoza est qu'il faut libérer
l'une de l'autre la théologie et la philosophie, et éviter une hégémonie de
l'une ou de l'autre. La théologie, dit le chapitre XV, ne doit pas servir la
raison, ni la raison servir la théologie. Mais très peu après, et dès le cha-
pitre XIX, il est dit que la loi religieuse doit être complèternent soumise
à l'État. Si l'on prend l'État, ou le politique, comme une certaine forme
de rationalité, il devient clair que Spinoza ne pense pas vraiment qu'il y a
une réciprocité ou une égalité de statut entre raison et révélation. La religio
catholica serait donc, une fois constituée, un agent de l'État, et le politique
doit dominer le théologique. On pourrait penser, comme on le fait effecti-
vernent parfois, que Spinoza reconnaît un domaine propre, plus ou moins
privé et en tout cas extérieur au politique, de religiosité, annonçant ainsi
un libéralisme pluraliste; qu'il envisageait une réforme qui rationaliserait la
religion, ou, encore, l'établissement d'une religion universelle, à peu près à
la manière des déistes par exemple. Or, Spinoza ne pense pas aux remèdes
intrinsèquernent religieux à l'irrationalité de la religion: toute réforme de
l'entendement signifie un passage du préjugé et des formes infantiles et
perverses religieuses également - de vie à la philosophie.
L'opposition à Maïrnonide est d'ailleurs très significative ici. Si l'on
prend celui-ci comme le paradigme des réformateurs rationalistes de la
religion, la critique de Spinoza doit être comprise, semble-t-il, comme une
« déconstruction » du langage réformateur: sa signification ne peut être
que politique. Dans la mesure où il s'agit d'un programrne qui se prend
pour « religieux », il est dangereux. En effet, une religion qui se dirait por-
teuse des vérités de raison serait, toujours et nécessairement, une dérive,
une forme perverse, soit de la philosophie, soit du politique. Il ne faut pas
accorder un statut non politique ni, à plus forte raison, un statut pré-poli-
tique à la religion; non pas à cause de l'erreur théorique qu'elle véhicule,
mais à cause des dangers politiques qu'un tel statut risque d'engendrer.
On est donc de nouveau devant la véritable source de la radicalité de la
position spinoziste: même si l'on accorde à Maïmonide toute la sincérité
du monde, il ne reste pas rnoins vrai que le sens de sa dérrlarche est poli-
tique; et, puisqu'elle prétend être autre chose, dangereuse. Les enjeux ne
sont pas la vérité de la religion, ni sa capacité à accepter, voire à intérioriser,
la vérité scientifique; la véritable question est de savoir s'il faut accorder à la
religion un domaine propre. Or, c'est précisément cela que Spinoza refuse,
et il le refuse en tant qu'il s'arroge un statut d'instance herméneutique
LA PENSÉE FACE À SPINOZA

supérieure. La science lui donne une clé herméneutique pour comprendre


la religion comme ayant essentiellernent une signification politique. En
d'autres termes, Spinoza se situe sur une position qui lui procure une pers-
pective sur la religion qui permet de l'interpréter cornme un fait politique,
d'assigner à la langue religieuse une signification politique, de déceler der-
rière le discours de la foi une volonté de domination. Dès lors, le théolo-
gique est privé d'un domaine propre, du droit de se comprendre comme
un fait autonome et sui generis.
En fait, la question n'est pas véritablement celle de la bonne foi ni de
la sincérité des religieux - rabbins, ministres, prêtres, etc. Ils peuvent bien
se croire engagés dans la quête authentique d'une religion rationnelle.
Toutefois, la nature des choses est plus forte, pour ainsi dire, que les bonnes
intentions. La religion est toujours un dévoiement, voire une perversion,
du politique. Certes, ce qui provoque l'indignation de la pensée religieuse
face à Spinoza, c'est son « athéisme », et encore plus la « diffamation» de
la religion, notamment dans la critique de l'Écriture. D'un point de vue
spécifiquement juif: on l'a vu, on déplore aussi une indifference qu'on juge
moralement condamnable. Mais pour l'orthodoxie juive, ce qui est le véri-
table scandale, c'est que Spinoza inaugure une interprétation toute neuve
du judaïsme, interprétation inacceptable parce qu'elle nie que le fonde-
ment de l'histoire juive soit la Révélation, pour la voir comme quelque
chose d'humain, c'est-à-dire d'historique et politique.
Pourtant, quelque important que soit tout cela, il y a quelque chose
de plus fondamental. démarche de Spinoza repose, en eHet, sur un
geste préalable, auquel la pensée religieuse devait se révéler profondément
sensible. C'est effectivement sa propre légitimité ou celle du projet même
d'une philosophie religieuse qui sont mises en question. Car si « philoso-
phie» signifie penser et raisonner, ces termes délimitent un domaine qui
est défini quasiment en opposition à la religion; comme on l'a vu, celle-ci
n'est, dans le rneilleur des cas et quand elle est soumise à l'État, qu'une
éducation d'obéissance mais, en vérité, le domaine du préjugé. Or, quand
elle revendique le statut de pensée, elle ne fait que prétendre disposer et
des moyens et du droit à l'interprétation. Elle le fait d'une manière sem-
blable à celle de la philosophie, mais en s'y opposant. Le TTP présente la
religion non seulement comme le lieu du préjugé qu'il faut surpasser, mais
aussi comme un adversaire politique. Or, ce qu'on conteste n'est pas tel
ou tel projet que l'adversaire religieux semble soumettre à l'ordre du jour
politique, mais les fondements mêmes de sa prétention à avoir une compé-
tence politique.
ELHANAN YAKlRA

Les théologiens, en effet, s'arrogent le droit de déterrniner la loi dans la


cité. En cela, ils cherchent non seulement à dorrlÏner, mais à être les por-
teurs de la légitimité politique, c'est-à-dire de la souveraineté. Du point de
vue spinoziste, cela revient à dire que la religion est au-dessus du politique,
c'est-à-dire au-dessus de la raison et de la philosophie. Autrement dit, que
le politique relève du religieux. Au fond, donc, le véritable enjeu est le droit
de déterminer qui est quoi, d'assigner le terrain où le jeu aura lieu. On
dispute donc, justement, le droit d'interprétation.
Ce qui f~lÏt la radicalité de la démarche de Spinoza, en ce qu'elle sape
absolument la prétention de la religion à un statut de supériorité quel-
conque et nie la pertinence même de l'idée d'une réfonne rationalisante
de la religion, est son appropriation du droit d'interpréter la religion, c'est-
à-dire, en effet, de la juger. Mais ce faisant, Spinoza s'approprie ce qui est
aux yeux de la théologie sa prérogative exclusive, à savoir le juger et l'inter-
préter. Ce qui est à la base du conflit entre Spinoza et la religion juive n'est
pas la critique de la vérité de ses dogmes; d'autant rnoins qu'elle n'a guère
formulé de dogrne, ou presque. Ce qui est irréparablement conflictuel ici
est que la religion juive est fondée sur une Révélation comprise cornme loi
plutôt que foi l8 • Or, si la loi est l'affaire du politique, mieux, si l'essence de
la loi ressortit au politique, un conflit fondamental est inévitable. Ce que
Spinoza dit en effet - obliquement dans le TTp, mais explicitement dans
l'Éthique ou dans le TP - est que la législation, une notion qui n'a de sens
que dans la cité, se fonde sur une logique propre qui n'est pas celle d'une
révélation. Or, ce que l'analyse de Spinoza permet de voir est qu'une dispute
aussi fondamentale est insoluble parce qu'elle est, en réalité, un conflit her-
rnéneutique. La question est, certes, de savoir qui détient la vérité, en tant
qu'elle lui donne le droit de légiférer; mais sur un plan plus fondamental,
la question est de savoir qui peut interpréter son adversaire mieux qu'il ne
le fait lui-rnême. Le sens de la démarche de Spinoza est qu'il revendique le
droit de comprendre non seulement les théologiens, mais en outre le fait
que ceux-ci ne se comprennent pas. Quoi qu'ils pensent faire, ils font en
fait toujours autre chose. Ils pensent parler de la Révélation, mais, en fait,
ils font de la politique. Une conclusion que les théologiens ne peuvent
évidernment pas accepter; non pas simplerrlent parce qu'ils refusent qu'on
leur confisque le droit de se corrlprendre, rnais, en plus, parce qu'ils font
plus ou moins la rnêrne chose, quoique dans un sens inverse, à savoir inter-
préter la philosophie et le politique.

18. Cf L. Strauss, Persecution and the Art o/Writing, Chicago et Londres, The University
of Chicago Press, 1988, p. 9 : Revelation as understood by Jews and Muslims has the charac-
ter o/Law (Torah, Shari'a) rather than that o/Faith.
LA FACE À SPINOZA

Face à la critique philosophique ou thématique de la religion, c'est-à-


dire la question de la vérité du contenu de ses dogmes, il n'y a pas de place
pour une réaction spécifiquement juive, diHerente de la réaction chré-
tienne. Ce qui, sernble-t-il, est explosif et insupportable pour la religion
juive dans ce que cette critique a de subversif est précisément le droit que
Spinoza s'arroge de dire à la religion ce qu'elle est, en tant que telle et dans
son essence; à savoir qu'elle est un fait politique et que l'on est en droit de
poser la question de la signification politique de la religion. Cela est grave
à cause, précisément, de la révolution de la modernité juive qui est en
grande mesure, notamment avec l'apparition du sionisme politique et, à
plus forte raison, depuis l'établissernent de l'État d'Israël, une politisation
de l'existence juive. Dans une telle situation, il est effectivement grave que
la religion se trouve, tout d'un coup, privée du droit de déterrniner le sens
de l'histoire juive, voire du phénomène juif en général.
*
* *
Tout cela n'est pas gratuit et donne effectivement, à partir de l' œuvre de
Spinoza, un aperçu intéressant sur les déchirements de la rnodernité juive.
Depuis le commencement de la modernisation de la vie des juifs, qui a
été aussi sa sécularisation et, justernent, sa politisation, surtout depuis la
création de l'État d'Israël, un conflit des interprétations s'est installé. Que
l'analyse sioniste du phénomène juif était politique et historique n'est pas
douteux. Mais ce qui est peut-être plus révélateur et, peut-on dire, plus
« spinoziste» est l'attitude des religieux. Car, depuis cent ans à peu près,
c'est-à-dire depuis l'apparition du sionisme, l'orthodoxie juive, mêrrle - en
fait surtout - l'orthodoxie politiquement et idéologiquement modérée,
tolérante et « éclairée », s'efforçait de saisir la signification religieuse du sio-
nisme. Généralement parlant, l'orthodoxie se partage entre deux tendances
principales: le sionisrne religieux et l'anti-sionisrne. Que les antisionistes
nient la légitimité juive de l'État d'Israël, cela peut se comprendre. Ce
qui est, en revanche, plus cOlTlpliqué est le conflit au sein du sionislTle, le
mouvement national juif, entre les religieux et les « laïques ». Or, dès qu'on
jette un regard sur les écrits des penseurs du sionisme religieux, un carac-
tère réapparaît sans cesse: ces penseurs, tout en se considérant comme sio-
nistes, revendiquent le droit d'interpréter le sionisme séculier d'un point
de vue religieux et de s'interroger sur la « signification religieuse» du sécu-
larislTle juif, du rnouvernent sioniste et de l'État d'Israël.
Le paradoxe est évident et grave: le mouvelnent sioniste s'est considéré
et s'est voulu un rnouvement séculier et sécularisant parce que, et en tant
ELHANAN YAKlRA

que, rnouvement de politisation des Juifs. Les idéologues du sionisrne se


sont perçus cornme les porteurs non seulement d'un message de libération
nationale et d'un programme de sauvetage des juifs en danger, rrlais encore
d'une révolte, voire d'une révolution séculière contre toute une tradition
religieuse. Comrne le dit l'un de leurs slogans favoris, il s'agissait de « réins-
taurer les juifs dans l'histoire ». Ce qui implique qu'antérieurement leur
existence avait été non historique et non politique. C'est de là d'ailleurs, et
partiellement au moins, que découle la fascination sioniste pour Spinoza.
Mais dans sa rencontre avec le sionisme religieux, le sionisme séculier se
trouvait en conflit non pas avec une affirmation de l'exclusivité d'un vécu
juif dans la pratique de la religion cornrne existence juive légitime accom-
pagnée d'une négation pure et sirrlple du programrne de sécularisation,
mais face à une attitude qui prétendait comprendre ce que les sionistes
étaient et faisaient mieux qu'ils ne le pouvaient jamais faire. Eux, les sio-
nistes, n'auraient en vérité rien fait d'autre, dans leur révolution, dans leur
sacrifice, qu'accorrlplir un plan divin. Sans le savoir, ils étaient en fait le
moyen dont la Providence se servait pour la rédernption du peuple juif. On
a là, au fond - et cela est facile à comprendre -, une attitude messianique
qui a dénié au rrlouvement national juif séculier son droit à une connais-
sance de soi et à une compréhension de sa propre entreprise, aussi bien que
de la « véritable» signification de ce qu'il faisait et de ce que ses rnembres
considéraient comme une attitude semblable, mais en sens inverse, à celle
par laquelle Spinoza avait auparavant dénié aux religieux le droit à une
compréhension d'eux-mêrnes.
Les exemples abondent; pour terminer, j'en donnerai un. Aharon Berte,
écrivain qui vivait dans un kibboutz religieux dans le sud d'Israël, homme
modéré à tous points de vue, avait écrit dans les années 1950 que « Herzl
sans doute ne connaissait pas Dieu lorsqu'il avait formulé l'idée du sio-
nisme [ ... ] mais son esprit et son âme ont été saisis par le dessein divin de
ressusciter le peuple juif et de le restituer à sa patrie. [... ] Seul un aveugle
ne verrait pas comment la Providence s'est servie de cet homme 19 • [ ... ] »

19. Dorenou Moul She'eloth Ha'netsah (Notre génération foce aux questions éternelles), en
hébreu, p. 138-139; cité par Schwartz, op. rit., p. 253.
Table des matières

Présentation ...................................................................................................... 7
André Tosel

SPINOZA AU XIXe SIÈCLE: L'ALLEMAGNE

Les éditions de Spinoza en Allemagne au XLX.~ siècle ............................................. 21


Piet Steenbakkers

Sur le Spinoza du Pantheismusstreit

Signification et enjeu du retour à Spinoza


dans la querelle du panthéisme ......................................................................... 35
Pierre-Henri Tavoillot

Herder et Spinoza ............................................... ............................................. 47


Myriam Bienenstock

L idéalisme . . . . . . . . "..........,. . . et Spinoza

Spinoza dans la problématique de l'idéalisme allemand


· .. , et manl);.{.;.
H lS'torlclte estatzon .. .................................... " ......... " .... " .............. " .... " 65
Jean-Marie Vaysse

Spinoza et Schelling .............................................................. ........................... 75


Thomas Kisser

Spinoza et Fichte ............................................................................................. 87


Klaus Hammacher

Spinoza et le dernier Fichte .............................................................................. 99


Wolfgang Bartuschat
c
SPINOZA AU XIX SIÈCLE

'Thèmes spinozistes dans la gauche hégélienne

Feuerbach et le « secret» de Spinoza ............................................................... 111


Gérard Bensussan

Spinoza, Marx, marxisme

Pour une étude systématique du rapport de Marx à Spinoza


Remarques et hypothèses ................................................................................ 127
André Tose!

Georges Plekhanov, lecteur de Spinoza ............................................................. 149


Jean Salem

Spinoza à l'ombre du nihilisme

Conatus spinoziste et volonté schopenhauerienne ............................................ 163


Christophe Bouriau

L'image schopenhauerienne du spinozisme


causa sive ratio cur ....................................................................................... 181
Bernard Rousset

Le Spinoza de Nietzsche:
les attendus d'une amitié d'étoiles .................................................................... 193
Philippe Choulet

SPINOZA EN FRANCE, EN ITALIE, EN RUSSIE ET AILLEURS

Spinoza en France

Maine de Biran et Spinoza ............................................................................ 211


Jacques Moutaux

Traduire Spinoza: l'exemple d'Émile Saisset .................................................... 221


Pierre-François Moreau
TABLE DES MATIÈRES

Spinoza et Victor Cousin ................................................................................ 231


Jean-Pierre Cotten
La réception de Spinoza dans les milieux catholiquesfiunçais ........................... 243
Chantal Jaquet

Spinoza lu par Victor Hugo ........................................................................... 255


Pierre Macherey

Spinoza et DurkheiJn .................................................................................... 269


Christian Lazzeri

Jean-Marie Guyau et Spinoza ........................................................................ 281


André Comte-Sponville

« Un temple pur»
Léon Brunschvicg, lecteur de Spinoza ............................................................. 295
Jean-Michel Le Lannou

Les deux Spinoza de Victor De/bos ................................................................. 311


Alexandre Marheron

Spinoza et l'Italie

Bertrundo Spaventa : Spinoza entre Bruno et Hegel ......................................... 321


Alessandro Savorelli

Notes sur le positivisme italien et Spinoza ....................................................... 331


Roberto Bordoli

Spinoza « génie juif» ou criminel?


Spinoza jugé par C. Lombroso, E. Ferri, P. Bourget .......................................... 345
Jean-François Braunstein

Rosmini et Gioberti, lecteurs de Spinoza


Considérations en malge d'une polémique ...................................................... 363
Cristina Santinelli
e
SPINOZA AU XIX SIÈCLE

Spinoza et la Russie

Spinoza dans la philosophie russe .................................................................... 377


V. I. Medov

Le spinozisme spectral d'Anton Tchekhov ......................................................... 387


François Zourabichvili

Spinoza en Espagne et dans l'Europe du Nord

Les Papiers de Kierlœgaard consacrés à Spinoza .............................................. 403


Hélène Politis

Jan Hendrik Leopold, poète et spinoziste ......................................................... 415


Foldœ Akkerman

Johannes van Vloten et le « premier»


spinozisme néerlandais au XIX siècle ............................................................... 427
Wiep Van Bunge

Spinoza dans l'Espagne du XIX siècle .............................................................. 441


Atilano Dominguez

de Spinoza

La doctrine politique de Spinoza.


La (re)découverte de la philosophie politique de Spinoza par AdolfMenzel ........ 455
Manfred Walther

La pensée politique Juive face à Spinoza ......................................................... 473


Elhanan Yakira
87350 PANAZOL
(France)
N° Imprimeur : 7107115-07
Dépôt légal: Décembre 2007

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