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Série Philosophie 15
Université Paris l - Panthéon-Sorbonne
SALEM
Textes réunis
de pensée m
en rh des idées
(École normale supérieure des lettres et sciences humaines)
Ouvrage publié avec la collaboration de Charlotte Castro et Mathieu Horeau
Publications de la Sorbonne
2007
© Publications de la Sorbonne, 2007
212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris
www.univ-paris1.fr
Loi du Il mars 1957
ISBN 978-2-85944-533-1
ISSN 1255-183X
À Olivier Bloch
Présentation
ANDRÉ TOSEL
On trouvera ICI réunies, après révision par leurs auteurs, les contribu-
tions présentées aux journées d'études des 9 et 16 mars, des 23 et 30 no-
vembre 1997, à la Sorbonne. Ces journées se sont donné pour objet
d'achever le cycle d'études consacrées à la réception de la philosophie de
Spinoza entrepris par Olivier Bloch et par le Centre d'histoire des systèmes
de pensée moderne de l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne dont il assu-
mait la direction. En effet, ont déjà fait l'objet de publications les journées
des 6 et 13 décembre 1987, dans le volume Spinoza au XVII! siècle, Paris,
Méridiens-Klincksieck, 1990, et celles des 14 et 21 janvier, Il et 18 mars
1990, dans le volume Spinoza au )(){ siècle, Paris, Presses universitaires de
France, 1993, tous deux présentés par Olivier Bloch.
Succédant à Olivier Bloch à la direction du Centre d'histoire des sys-
tèmes de pensée moderne, André Tosel s'est fait un devoir d'achever cette
utile entreprise et a trouvé dans le CERPHI et son directeur, Pierre-
François Moreau, éminent spécialiste de Spinoza et infatigable organisa-
teur en spinozisme, l'occasion d'une coorganisation féconde. Les forces
des deux centres étaient en effet requises pour l'étude de la réception de
la pensée de Spinoza au XIXe siècle, en raison même de la richesse et de la
diversité exceptionnelles des spinozismes alors élaborés. La publication de
ce volume a subi un grand retard qu'expliquent en partie les contingences
des traductions des contributions présentées en langue allernande et la
nécessité de certaines révisions. Elle n'aurait pas pu avoir lieu sans les
soins de Jean Salern, directeur du Centre d'histoire des systèmes de pensée
moderne depuis 1998. Qu'il en soit vivernent remercié.
Le XIXe siècle est celui qui pose le plus de difficultés dans l'étude de la
réception et l'interprétation de Spinoza. Au XIXe siècle s'affirme, en effet,
la Spinoza-Renaissance initiée par le débat fondateur du panthéisme en
Allemagne, le Pantheismusstreit, qui marque une césure dans l'interprétation
ANDRÉ TOSEL
spinozisme en France
La question du panthéisme demeure le fil conducteur. Limpulsion de
l'idéalisme allernand est relayée et considérablement édulcorée en France
par l' œuvre de médiation plus politique que théorique de Victor Cousin
(1792-1867). Ses cours d'histoire de la philosophie moderne entre 1818
PRÉSENTATION
Le paysage italien est plus nourri et il est dommage qu'il soit si peu
connu en France. Nos journées l'ont laissé trop en friche. Les Lumières
italiennes ont toujours voulu ménager un rationalisme déiste, mais elles
ont été hantées par la figure de l'athée et du matérialiste, dont on pouvait
redouter qu'elle mît en cause l'autorité théologico-politique, si puissante
dans la péninsule. Il n'est donc pas surprenant que le panthéisme spinozien
soit reconnu comme une menace et comme une fascination.
Comrne le précise Ernilia Giancotti, plusieurs figures sont à étudier.
D'abord, celle de Pasquale Gallupi (1770-1846), qui met en contact le
panthéisme allemand et le panthéisme français, et interroge la place de
Spinoza dans ces deux courants. S'il redoute cette alliance, il a le cou-
rage d'afFronter la question dans une Exposition et examen de la doctrine
de Spinoza sur l'infini (publiée en 1882 dans l'Essai philosophique sur la
critique de la connaissance), mais aussi dans ses Leçons de logique et de méta-
physique (1832-34) et la Philosophie de la volonté (1832-- 1840).
ANDRÉ TOSEL
Plus dense est le grand et long débat qui oppose deux prêtres catholiques
soucieux de refonder la philosophie dans sa difh~rence avec la religion et
de participer de bords opposés à la constitution de la nation italienne. Il
s'agit d'Antonio Rosmini (1797-1855) et de Vincenzo Gioberti (1801-
1852). Tous deux estirnent indispensable la confrontation avec Spinoza
et tous deux s'accusent rnutuellement d'être demeurés spinozistes et de ne
pas avoir surmonté le défi panthéiste. Il serait utile de mesurer les apports
respectifs de Rosmini, avec son Vincenzo Gioberti et le panthéisme (1853),
et sa Théosophie (posthurne), de Gioberti avec l'introduction à l'étude de la
philosophie (1839) et les Considérations sur les doctrines religieuses de Victor
Cousin (1840), accusé lui aussi de spinozisrne.
Le poids de l'orthodoxie catholique n'est levé qu'avec la constitution
de l'hégélianisme napolitain autour de Bertrando Spaventa (1817-1883).
Laïque résolu, cherchant dans la doctrine hégélienne de l'État éthico-poli-
tique le rnoyen de donner son institution philosophico-politique à l'État
issu du Risorgimento, Spaventa cherche en même ternps à réinscrire la
pensée italienne dans le grand courant de l'idéalisme européen en faisant
des penseurs italiens de la Renaissance comme Bruno les fondateurs de la
modernité. Spinoza est nécessairement rencontré entre Bruno et Hegel,
mais il l'est à travers le filtre de la lecture hégélienne de l'acosmisme spi-
nozien. Spaventa est alors capable de reprendre l'analyse technique des
concepts majeurs de substance, d'attributs, de modes finis et infinis, et de
la poursuivre tout au long de divers ouvrages comme Le concept d'infinité
(1853), La critique de l'infinité de l'attribut (1854), et surtout La philoso-
phie de Gioberti (1863).
Ce climat favorise un mouvement d'études historiographiques qui
s'ouvre aux recherches positives de psychologie et d'anthropologie, favo-
risées par l'autre tendance dominante de la philosophie italienne dans le
dernier tiers du siècle, le positivisme. C'est en ce cadre qu'il faut placer
l'originale étude du jeune Antonio Labriola (1843-1904). Cet élève de
Spaventa, avant de se poser comme l'introducteur du marxisme en Italie
et le fondateur de la lignée de la philosophie de la praxis, avait été sensible
à des orientations empruntées à la pensée anthropologique de Herbart.
En 1866, il présente un mémoire d'habilitation consacré à la partie III de
l'Éthique - Origine et nature des passions selon Spinoza -, soutenant que là se
trouve le centre du système dont il faut repartir pour dépasser les impasses
du nécessitarisme et pour répondre aux besoins du temps. Cette lecture
en finit avec l'interprétation subjective de la doctrine de l'attribut pensée
et accrédite la lecture objectiviste donnée en Allemagne par Kuno Fischer.
Ainsi pouvait désormais se stabiliser en Italie une figure de Spinoza comme
PRÉSENTATION
Spinoza et la Russie
Spinoza n'a pas agi seulement comrne inducteur du matérialisme dia-
lectique avec Plekhanov. La philosophie russe du XIXe siècle s'est constituée
elle aussi en partie sous la poussée du Pantheismusstreit et de la pensée hégé-
lienne. Elle a été marquée par une violente tension entre ce rationalisrne et
les tentatives pour défendre et renouveler la pensée religieuse orthodoxe et
son mysticisrne.
En son étude classique G. L. Kline, Spinoza in Soviet Philosophy
(Londres, Westpoint, 1952), signale les œuvres marquantes dans l'intro-
duction de spinozisme. À sa suite, donnons une liste qui mesure notre
ignorance et rnontre l'urgence d'autres recherches.
- En 1819, Spinoza fait l'objet d'une section très critique dans l'Histoire
des systèmes philosophiques de A. J. Galich.
- En 1830, Gavril donne une Histoire de la philosophie qui critique l'indif..
ferentisme moral de notre auteur.
En 1862, S. Kovner rédige un court texte: Spinoza. La vie et les œuvres,
où le naturalisme est choisi comme clé de lecture.
En 1872, B. N. Chicherin critique Spinoza dans son Histoire des théories
politiques pour ne pas avoir réussi à fonder les libertés intellectuelles et
politiques.
En 1885, Z. Volynski consacre un article dans la revue juive Voskhod à
« La théorie théologico-politique de Spinoza» qui souligne le lien qui unit
l'auteur au judaïsme rnédiéval.
- En 1894, A. Kirilovitch publie un essai: L'ontologie et la cosmologie de
Spinoza en rapport à sa théorie de la connaissance; il nie que Spinoza soit un
matérialiste, un moniste et soutient qu'il est un mystique.
- En 1897, la revue Problèmes de philosophie et de psychologie donne la
parole à deux interprètes opposés. D'une part, A. 1. Vvedenski, dans son
article « Sur l'athéisme dans la philosophie de Spinoza », voit dans le spi-
nozisme un « monisme athée », dépendant de la philosophie rrlécaniste de
Descartes. Interprétation proche de celle d'un autre moniste, Plekhanov.
D'autre part, V. S. Solovyev, dans son article « Le concept de Dieu, pour
une défense de la philosophie de Spinoza », oppose à cette lecture le carac-
tère essentiellement religieux du système. Spinoza est un conterrlplatif et
son Dieu est simplement hérétique.
ANDRÉ TOSEL
1. Je tiens à remercier Theo van der Werf d'avoir mis à ma disposition des livres rares et
précieux de sa propre collection et de celle de la société Het Spinoza/mis, Foldœ Akkerman,
qui m'a donné les résultats du collationnement du TTP dans les éditions du XIX" siècle,
et Jelle Kingma, pour sa permission de mettre à profit son article sur les cinq éditions
complètes du XIX" siècle (Paulus, Gfrorer, Bruder, Ginsberg, van Vloten et Land). Cet
article, « Spinoza editions in the 19th century », est publié dans le recueil Spinoza to the
Letter: Studies in Words, Texts and Books, éd. par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers,
Leyde-Boston, Brill, 2005.
2. Voir W Meijer, Aanteekeningen van Benedictus de Spinoza op het Godgeleerd-staatkun-dig
vertoog (Amsterdam, Van Looy, 1901), p. IX; C. Gebhardt, Spinoza Opera (Heidelberg,
Winter, 1925, réimpr. 1972), t. III, p. 384-385.
PIET STEENBAKKERS
le 8 avril 181 P. En 1757, il fit des tentatives pour repérer des écrits
inconnus de Spinoza à Amsterdarn, notamment l'apologie légendaire par
laquelle Spinoza aurait répondu à son excomrnunication. Ce docurnent
restait introuvable, rnais Murr avait bien trouvé quelque chose d'autre:
une version latine des annotations que Spinoza avait ajoutées au Tractatus
theologico-politicus. Selon les renseignements qu'il fournit lui-même,
Murr a obtenu une copie des annotations en marge d'un exemplaire du
Tractatus theologico-politicus que possédait l'ancien éditeur de Spinoza, Jan
Rieuwertsz4• L'édition de Murr avait attiré des objections dès le débuts.
Murr s'enthousiasme pour la rnétaphysique de Spinoza, mais avec
quelques réserves. Il partage l'opinion reçue de l'époque selon laquelle ce
systèrne représente une étape grandiose mais périmée de la philosophie,
phase dont le dogrnatisme a été dévoilé entre-temps par Kant. Prenant la
défense de Spinoza contre le reproche classique d'athéisme, Murr invoque
un thème devenu courant surtout à travers l' œuvre de Hegel: loin d'être
athée, le système de Spinoza devrait être appelé « acosmisté ».
Murr fut le premier à faire imprirner une version latine des annota-
tions spinoziennes (auxquelles il a laissé le titre, Adnotationes ad Tractatum
theologico-politicum) , jusqu'alors connues seulement en traduction fran-
çaise (cette version avait été publiée en 1678 par Gabriel de Saint-Glain).
L'édition de Murr est importante en outre par les éléments qui composent
l'introduction: liste des portraits de Spinoza, des écrits sur la vie du philo-
sophe, et une bibliographie annotée des ouvrages de Spinoza.
3. Pour la biographie, voir AIIgemeine deutsche Biographie (Leipzig, Duncker & Humblot,
1875-1912; cité ADB), t. 23, p. 76-80.
4. C. G. von Murr, annonce dans Intelligenzblatt der Allgemeine Literatur-Zeiting, 1803,
col. 351 (nO 41, du 26 février 1803).
5. Voir le compte rendu anonyme dans le périodique Allgemeine Literatur-Zeitung, 1803,
col. 217-221 (n° 28, du 26 janvier 1803), spéc. col. 271. L'auteur de ce compte rendu
aurait été H. E. G. Paulus: cf: Hans-Christian Lucas, « Hegel et l'édition de Spinoza par
Paulus », Cahiers Spinoza, 4 (1983), p. 126-138; p. 135. Je ne m'aventurerai pas sur le
terrain quasi impénétrable de la transmission des Adnotationes - là-dessus je peux ren-
voyer à l'édition du TTP par Fokke Aldœrman (Spinoza, Tractatus theologico-politicus/
Traité théologico-politique, texte établi par F. Akkerman, traduction et notes par J. Lagrée
& P.-F. Moreau, Paris, PUF, 1999, p. 28-37), et à l'article d'Akkerman, dans le recueil
Spinoza to the Letter: Studies in Words, Texts and Books, op. cit. (voir note 1).
6. Murr, Adn, 1802, p. 3. Hegel avait étudié attentivement le livre de Murr, à la prière
de Paulus. La caractérisation de la philosophie de Spinoza comme « acosmiste » remonte
à Salomon Maimon, Lebensgeschichte, 1792 (voir S. Maimon, Gesammelte Werke,
éd. V Verra, t. l, Hildesheim, Olms, 1965, p. 154).
LES ÉDITIONS DE SPINOZA EN ALLEMAGNE AU XIXe SIÈCLE
Il. Par exemple Gfrorer, p. XVIII; Bruder, t. l, p. V; Gebhardt, Spinoza Opera, t. IV,
p. 438. Tout de même, Paulus a bien adopté une trentaine des corrections, tandis que
Gfrorer ne les a pas intégrées toutes non plus.
12. Avant la publication de Paulus, Fichte doit avoir eu à sa disposition un exemplaire
des Opera posthuma. Les tomes de Paulus qu'a possédés Schopenhauer ont survécu,
et les nombreuses annotations qu'il y a faites ont été publiées (Arthur Schopenhauer,
Der handschriftliche Nachlaf, 5. Bd: Randschriften zu Büchern, Hg. Arthur Hübscher,
Francfort/M, Kramer, 1968, n° 540, p. 166-174). Voir mon article « Quandoque delirat
bonus Spinoza: Schopenhauers Kritik an Spinoza», dans M. Czelinski et al. (dir.),
Transformation der Metaphysik in die Moderne: Zur Gegenzuartigkeit der theoretischen
und praktischen Philosophie Spinozas, Manfred Walther zum 65. Geburtstag (Würzburg,
Konigshausen und Neumann, 2003), p. 219-238.
13. Wagenmann, ADB, t. xxv, p. 290.
14. Wagenmann, p. 293.
15. Cf. Paulus, Opera, t. l, p. IV-V.
LES ÉDITIONS DE SPINOZA EN ALLEMAGNE AU XIXe SIÈCLE
16. Pour sa biographie, voir ADB, t. IX, p. 139-141. En allemand son nom s'orthogra-
phie Gffûrer; ce n'est que sur la page de titre des Opera, rédigée en latin, que l'on trouve
Gfnerer.
17. Gfrœrer, Opera, 1830, p. V: Principem { .. } faciamus eum virum) qui ab omnibus)
quorum integrum de rebus philosophicis judicium est) princeps aestimatur, tum quia hujus
philosophi scripta maxime a nostratibus desiderari videntur.
18. Op. cit., p. XVIII.
PIET STEENBAKKERS
23. Dorow, Adn, 1835, p. 5 : Und gewif ist dem Philosophen, dem Theologen jede Zeile, jede
Variante wichtig, welche dieser grope, unsterbliche Denker niedergeschrieben hat!
24. Riedel, Opera, t. II, p. X.
25. Riedel, Opera, t. II, p. 278.
26. Gebhardt, Spinoza Opera, t. 1, p. 344, à propos de l'Ethica : vollends ohne eigene Arbeit
ist die Ausgabe von Riedel (I 843), der au!Paulus zuriickgeht.
PIET STEENBAKKERS
29. Ad Benedicti de Spinoza Opera qUti! supersunt omnia supplementum. Continens trac-
tatum hucusque ineditum de Deo et homine, tractatulum de iride, epistolas nonullas
ineditas, et ad eas vitamque philosophi collectanea. Cum philosophi, chirographo ejus-
que imagine photographica, ex originali hospitis H. van der Spijck. [Ed. J. van Vloten].
Amstelodami, apud Fredericum Muller, 1862.
30. Voir J. J. V M. de Vet, « Salomon Dierquens, auteur du Stelkonstige reeckening van
den regenboog et du Reeckening van kanssen », dans le recueil Spinoza to the Letter, op. dt.
31. Voir l'édition par F. Mignini de Spinoza, Korte verhandelinglBreve trattato (LAquila,
Japadre, 1986); à propos du Korte schetz: p. 13-16, et Appendice n° 1 (p. 802-820).
Sur Monnikhoff, voir L. Jensen, « Johannes MonnikhoŒ bewonderaar en bestrijder van
Spinoza », Geschiedenis van de wq'sbegeerte in Nederland, 8 (1997), 5-31.
32. Pour une description détaillée, voir Gebhardt, Spinoza Opera, t. III, p. 390-391.
PIET STEENBAKKERS
SCHAARSCHMIDT, ~ 1869
Benedicti de Spinoza «Korte verhandeling van God, de mensch en
deszelfs welstand ») tracta tu li deperditi de Deo et homine ejusque feli-
citate versio Belgica. Ad antiquissimi codicis fidem edidit et prcefatus
est Car. Schaarschmidt. Cum Spinozce imagine chromolithographica.
Amstelodami : apud Fredericum Muller, 1869.
Carl Schaarschmidt (1822-1908) avait écrit une thèse, Plato et Spinoza
philosophi inter se comparati, en 1845, sous la direction de Schelling, à
Berlin. Il était professeur de philosophie et bibliothécaire de l'université de
Bonn. Parmi ses publications, on trouve un livre sur Descartes et Spinoza
(1850)34. En 1869, il publia simultanément deux livres: à Amsterdam,
une édition critique du plus ancien manuscrit du Court traité, et à Berlin,
une traduction allemande du même texte.
GINSBERG, 1874-1877
[Spinozce Opera philosophica im Urtext)
[I} Die Ethik des Spinoza im Urtexte) herausgegeben und mit einer
Einleitung über dessen Leben) Schriften und Lehre versehen von
Dr. phil. Hugo Ginsberg. Berlin: Verlag von Erich Koschny, 1874;
Leipzig: Erich Koschny
(L. Heimann's Verlag) 1875.
[II} Der Briefwechsel des Spinoza im Urtexte) herausgegeben und mit
einer Einleitung über dessen Leben, Schriften und Lehre versehen von
Hugo Ginsberg, Doctor der Philosophie. Angehangt ist: La vie de
B. de Spinosa par Jean Colerus. Leipzig: Erich Koschny (L. Heimann's
Verlag),1876
Les textes présentés par Ginsberg sont l'Ethica, les Lettres (celles des
Opera posthuma, et les nouvelles lettres publiées par van Vloten), la bio-
graphie de Colerus, en français, le Tractatus theologico-politicus avec les
Adn 0 tatio nes, l'article « Spinoza» pris dans le Dictionnaire de Pierre Bayle,
les Principia philosophitR et Cogitata metaphysica, le Tractatus de intellectus
emendatione, le Tractatus politicus, et la préface aux Opera posthuma, répar-
tie en morceaux comme dans l'édition de Bruder.
ÉPILOGUE
1. Hegel, Vorlesungen über Geschichte der Philosophie (trad. Garniron, Vrin, VII, p. 1832);
Goethe, Dichtung und Wahrheit (trad. E du Colombier, Aubier, 1991, p. 410).
2. Lassimilation entre spinozisme et panthéisme est eHectuée dès le chapitre XIII des
Morgenstunden de Mendelssohn (trad. E-H. Tavoillot, dans Le crépuscule des Lumières,
Cerf, 1995 (désormais CL)). Pourtant l'appellation de Pantheismusstreitn'est pas très cou-
rante avant le recueil de H. Scholz, Die Hauptschriften zum Pan theism usstreit, Berlin,
1916.
3. Je regroupe dans cette note les références de ces formules: Jacobi, Wider Mendelssohns
Beschuldigungen (trad. Tavoillot, CL, p. 225); Goethe, « Lettre à Jacobi du 9 juin 1785 »,
dans Briefiuechsel zwischen Goethe undJacobi, Leipzig, 1846, p. 86; Lessing cité par Jacobi,
PIERRE- HENRI TAVOILLOT
8. De ce point de vue, Mendelssohn, plus que Jacobi, serait le véritable initiateur. C'est
lui en effet qui, bien que moins bon connaisseur du spinozisme que ne le sera Jacobi,
lance l'idée, vouée à devenir un lieu commun, d'une continuité philosophique inexorable
entre Descartes, Spinoza et l'apothéose leibnizienne. Cf Dialogues philosophiques (1755),
Gesammelte Schriften, Jubilaumsausgabe, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann, 1, p. 14 :
« Laissez-nous vous dire qu'il revient à un autre qu'un Allemand, et j'ajoute, à un autre
qu'un chrétien, qu'il revient à Spinoza une grosse part de l'amélioration de la philoso-
phie. Avant que puisse survenir le passage de la philosophie cartésienne à la philosophie
leibnizienne, quelqu'un devait plonger dans l'immense abîme entre les deux. Ce son
malheureux fut celui de Spinoza. Comme son destin est à plaindre! Il fut un sacrifice à
l'entendement humain, mais un sacrifice qui mérite d'être décoré avec des fleurs. Sans lui,
la philosophie n'aurait jamais pu étendre si loin ses limites. » Limportance de Spinoza
pour Mendelssohn est à l'origine de son embarras dans la querelle du panthéisme: il
devait défendre Lessing de l'accusation de spinozisme tout en défendant, d'une certaine
manière, Spinoza lui-même. H. Schmoldt (Der Spinozastreit, Diss., Berlin, 1938) a par-
ticulièrement insisté sur cet aspect de la querelle. Cf aussi les analyses de S. Zac (Spinoza
en Allemagne, Méridiens-Klincksieck, 1989, p. 11 sqq.).
9. Les deux grands historiens de la philosophie avant Hegel sont D. Tiedemann (Geist der
spekulativen Philosophie, 6 volumes, Marbourg, 1791-1797) et J. G. Buhle (Lehrbuch der
Geschichte der Philosophie, 12 volumes, Gottingen, 1796-1804).
10. De ce point de vue, c'est une même démarche qui anime les philosophies de Kant (cf
son Histoire de la raison pure dans la dernière partie de la première C:ritique), de Jacobi
(David Hume ou la croyanc~? 1787) et, bien entendu, de Hegel.
Il. 1787: TTP 1. B.v.S. Uber Heiliger Schrift, Judentum, Recht der hochsten Gewald in
geistlichen Dingen une Freyhiet zu philosophiren; 1790 : II Ethik; 1793 : III; Ethik (tra-
duction de S. H. Ewald, chez C. F. Bechmann, Gera). Cf Anne Lagny, « Le spinozisme
PIERRE-HENRI TAVOILLOT
I.
Ces deux aspects sont incontestables. On ne saurait pourtant s'en tenir
à ce double constat, ne serait-ce que parce qu'il ne permet de comprendre
ni l'ampleur de la querelle ni les raisons de son influence historique et géo-
graphique. Cela tient, sernble-t-il, au fait que si le Pantheismusstreit est en
effet déterminant pour la postérité du spinozisrne, il n'est pas seulement,
et sans doute pas essentiellernent, un débat sur Spinoza. Deux séries d'ar-
guments plaident en faveur de cette idée, dont il s'agira ensuite de saisir la
signification.
1) En prernier lieu, l'historiographie récente de la postérité du spino-
zisme au XVIIIe siècle nous invite à nuancer l'effet de rupture que les acteurs
eux-mêmes furent tentés d'exagérer. En ce sens, il faudrait se garder de sous-
estirner la connaissance de Spinoza avant la querelle. C'est, au contraire,
parce que la plupart des grands modèles interprétatifs étaient déjà consti-
tués que la querelle prit autant d'ampleur. Toute la (difficile) question est
alors de comprendre pourquoi l'Allemagne représentait un terrain spiri-
tuel particulièrement favorable à la renaissance du spinozisme. Après tout,
l'espace germanique était un lieu infiniment improbable pour une telle
renaissance, ne serait-ce qu'en raison de sa relative marginalité à l'égard des
Lumières européennes 12 • Or, d'un seul coup, non seulement l'Allemagne
rattrape son retard philosophique, mais elle se pose bientôt à l'avant-garde
du mouvement intellectuel européen. Sans prétendre trancher ce problème
délicat, qui a fait l'objet de belles et savantes études (celles de R. Ayrault,
de H. Timm et de M. Walther notarnment), deux rnotifs nous paraissent
déterminan ts.
Si le spinozisme, en tant que saisie de Dieu comme une « figure géo-
rnétrique », ne pouvait qu'heurter la sensibilité catholique, respectueuse
qu'elle est de toutes les médiations (Église, dogme) entre l'ici-bas et l'au-
delà, il pouvait trouver un écho favorable dans le protestantisme piétiste
(au prix, il est vrai, d'un effacement du rationalisme géométrique) qui,
réactualisant le constat luthérien d'une crise de ces médiations, était animé
par l'espoir d'un rapport au divin sans médiation ecclésiale ou discursive.
Cette convergence rnétaphysique trouvait son ancrage dans le domaine
éthique en l'affirmation commune d'un « serf-arbitre », ainsi que Lessing
se plaira à le souligner avec force lors du fameux entretien avec Jacobi:
17. Ce texte devait servir de manuel d'initiation spinoziste à toute une génération:
cf: sur ce point Schmoldt (op. cit. p. 4). Hamann étudie Spinoza de près en 1756 et
en 1762, mais il avoue devoir son initiation à Mendelssohn (cf. Gildemeister, Johann
Georg Hamanns Briefiuechsel mit F. H. Jacobi, 1868, t. V, p. 15). Même chose concernant
Herder (Samtliche Werke, éd. Suphan, Berlin, 1880, t. I, p. 224-225) et Jacobi qui semble
s'intéresser à Spinoza à partir de 1763 (cf: E. Zirngiebl, Der Jacobi-Mendelssohn'sche Streit
über Lessing's Spinozismus, Diss., Munich, 1861, p. 8-9).
18. Je me permets de renvoyer sur cette question à la notice sommaire présentée dans CL,
p. 135 sqq.
19. La position de Goethe conduirait peut-être à nuancer ce jugement. Rappelons que
son poème Prométhée fut à l'origine de la querelle et qu'il fut, depuis Weimar, un inter-
locuteur constant et critique de Jacobi (une discussion sur le spinozisme se tint d'ailleurs
entre Jacobi, Goethe et Herder à Weimar en 1784). Cela dit, il n'intervint jamais publi-
quement dans la querelle et, dans sa lecture de Spinoza, il prétendra, au contraire de
Jacobi, être moins attentif à l'enchaînement géométrique des propositions qu'à la richesse
des « aphorismes» que le système contient.
20. Autrement dit, une contradiction entre l'énoncé (les termes du discours) et l'énoncia-
te ut (les conditions d'énonciation du discours) ; exemple: «J'étais dans un bateau qui a
fait naufrage; il n'y a pas eu de survivant. »
SPINOZA DANS LA ' - / u ........"-W'-'.L_-'-' DU PANTHÉISME
II.
Pour s'en convaincre et en comprendre les raisons, il convient de prê-
ter attention au déroulement de la querelle afin d'y percevoir la fonction
exacte de la réference au spinozisme. Sans pouvoir évidemment entrer ici
dans les détails ni en décrire toutes les péripéties 26 , il est possible, en nous
en tenant aux événernents les plus marquants, d'indiquer l'élargissement
progressif de la querelle à travers quatre questions principales:
1) Lessing a-t-il été spinoziste?
2) Le spinozisme est-il le rationalisme achevé?
3) Qu'est-ce que le rationalisme?
4) Qu'est-ce que l'Aufklarung politique?
Au problème initial de savoir si Lessing a ou non été spinoziste (dans
quelle mesure et en quel sens ?), qui anime les prerniers rnois de la querelle,
mais reste encore relativement anecdotique, succède rapidement, on l'a
dit, la question de l'évaluation historique et philosophique du spinozisme.
Lenjeu principal de ce débat est alors le suivant: peut-on tenter l'épura-
tion de la doctrine de Spinoza, comrne le suggère Mendelssohn, afin d'en
éviter les excès patents (notamment à l'égard du« bon sens »)? Ou doit-on,
au contraire, ainsi que l'affirme Jacobi, l'accepter comme la vérité du ratio-
nalisrne éclairé, c'est-à-dire comme étant son essence et son destin inéluc-
table? Ce débat, qui rebondira de nombreuses fois par la suite 27 , se termine
alors - nous sommes en 1785 - par l'incontestable victoire de JacobF8 sur
Mendelssohn. C'est, comme on sait, cette défaite du camp des Lumières qui
provoquera l'intervention kantienne (Qu)est-ce que s'orienter dans la pensée?
datée d'octobre 1786) et contribuera à la fois à déplacer l'axe principal du
débat et à transformer la polémique en problématique29 • En effet, si Kant,
après s'être longtemps tenu à l'écart de la querelle malgré les sollicitations
26. Qu'il me soit permis, ici encore, de renvoyer au CL, notamment à la présentation de
la chronologie des événements.
27. Notamment, après la parution de Gott, entre Herder et Jacobi; et plus tard entre
Schelling et Hegel. Voir sur ce dernier point ].-M. Vaysse, Spinoza et l'idéalisme allemand,
PUF, 1995.
28. Cette victoire est favorisée par trois événements: d'abord, la mort de Mendelssohn
le 4 janvier 1786, quelques jours après avoir remis à l'éditeur sa réponse à Jacobi (Aux
amis de Lessing) ; la faiblesse de cette réponse, ensuite, qui tente de retourner contre Jacobi
l'accusation de spinozisme; enfin, la parution d'un livre anonyme brillant, Les résultats
des philosophies de Mendelssohn et de Jacobi (dont l'auteur, Thomas Wizenmann, est en fait
un proche de Jacobi), qui, sous couvert d'une présentation équitable de la querelle, révèle
au grand jour ce subterfuge.
29. Cf. l'introduction de A. Philonenko à sa traduction de Qu'est-ce que s'orienter dans la
pensée ?Vrin, 1983.
SPINOZA DANS LA DU PANTHÉISME
31. C'est ce dont témoigne la correspondance entre Kant et Jacobi de 1789. Cf sur ce
point CL, p. 398 sqq.
32. Cf Souvenirs qui ouvrent ses Sammtliche Schriften (Hanovre, 1828, t. 1, p. 7). Rehberg,
alors âgé de 22 ans, avait d~fendu ces idées sur Spinoza dans un article destiné au concours
de l'Académie de Berlin (Uber das Wesen und die Einschrankungen der menschlichen Krafte,
1779).
33. Fragments d'une lettre à J. F. La Harpe (5 mai 1790), Werke, t. Il, p. 513-544.
SPINOZA DANS LA DU PANTHÉISME
De tous ceux qui en Allemagne, au début du XIXe siècle, se firent les avocats
du spinozisme, Herder reste l'un des plus négligés sans doute parce que, à
son nom, nous associons directernent, surtout dans le contexte de la récep-
tion du spinozisme, l'accusation de Schwarmerei: pour beaucoup d'entre
nous, Herder est un Schwarmer, un « enthousiaste» ou un « exalté », un
« fanatique» même, peut-être, ou un précurseur du fanatisme - un obscu-
rantiste en tout cas, opposé à tout le camp éclairé et progressiste: au camp
de l'Aufklarung.Herder incarne la fin, ou le commencement de la fin, du
mouvement des Lumières en Allemagne 1•
Le rôle qu'il joua dans la réception du spinozisme en Allemagne fut
sans aucun doute, il faut le reconnaître, important. Rappelons les faits:
lorsqu'en 1785 Jacobi publia les Lettres sur la doctrine de Spinoza, faisant
éclater le débat sur le panthéisme, Herder répondit par des Entretiens sur
Spinoza, qu'il intitula Dieu2 • Publiés pour la première fois en 1787, ces
« Entretiens» présentaient au public allemand la première image détaillée
explicitement positive de Spinoza: de l'homme et de sa philosophie. En
eux, Herder prenait parti pour Spinoza - et dans la première édition, très
explicitement, contre Jacobi. Jacobi intégra sa réponse à la seconde édition
de ses Lettres (1789) ; et ce fut, comme nous le savons, cette seconde édition3
que lurent et relurent les contemporains, plus particulièrement Schelling,
Holderlin et Hegel, lors de leurs études au Stift de Tübingen. Jacobi qui,
par la publication des Lettres, avait voulu critiquer le spinozisme, en devint
alors - cela aussi est bien connu -le héraut: tel Balaarn« qui était venu pour
maudire Israël et dut le bénir », il fut, écrira Schelling fort éloquemment,
1. Cf., sur cette interprétation plutôt récente mais très répandue aujourd'hui de Herder,
M. Bollacher, « Johann Gottfried Herder et la conception de l'humanisme», dans
M. Crépon (éd.), n° spécial sur Herder, Les études philosophiques, septembre 1998,
p. 291- 304.
2. Trad. franç. par M. Bienenstock: Dieu. Quelques entretiens, Paris, PUF, 1996 (cité par
la suite sous Herder: Dieu).
3. Trad. franç. par J.-J. Anstett, dans Œuvres philosophiques de F H Jacobi, Paris, Aubier,
1946 (cité par la suite sous Jacobi : Œuvres).
MYRIAM BIENENSTOCK
4. Contribution à l'histoire de la philosophie moderne, trad. franç~. par ].-F. Marquet, Paris,
PUF, 1983, p. 20I.
5. Ainsi d'ailleurs qu'à Lavater, Hamann et Claudius, un peu plus tard. Cf sur ce point
B. Suphan, Goethe und Spinoza, 1783-1786, Berlin, Weidmann, 1881, p. 165 sqq.
6. C'est ce que tenta de faire Hermann Timm, par exemple, dans Gott und die Freiheit.
Studien zur Religionsphilosophie der Goethezeit, Band l : Die Spinozarenaissance, Francfort,
Klostermann, 1974, p. 307-320. Cf aussi sur tous ces points Herder: Dieu, notre pré-
sentation, p. 25 sqq.
7. Cf sa lettre à Kant, datée du 16 octobre 1785, trad. h. dans Kant, Correspondance,
Paris, Gallimard, 1986, p. 250.
8. Lettre du 17 novembre 1785 à Hamann, dans Aus F. H Jacobis Nachlass. Ungedruckte
Briefe von und an Jacobi und andere, 2 vol., éd. par R. Zoppritz, Lipsius, W. Engelmann,
1869, l, p. 69-76.
HERDER ET SPINOZA
Par sa publication, Jacobi n'est donc pas celui qui prend l'initiative du
débat. Il joue bien plutôt le rôle d'un réacteur: il réagit, il nie ce que
d'autres affirment; et il le f::lÏt avec d'autant plus de force que ce qu'il nie
devient plus puissant. Mais cela veut dire que, si l'on veut comprendre
et apprécier correcternent la façon dont le spinozisrne fut reçu et inter-
prété en Allemagne, il ne faut pas partir des Lettres, rnais commencer plus
tôt - et étudier non pas seùlement Lessing ou Mendelssohn, mais aussi
Goethe et Herder.
Dans les Lettres, d'ailleurs, Jacobi impose sa propre problématique. Il
définit les termes du débat - et ces termes ne sont peut-être pas appro-
priés. Ce qui importe le plus à Jacobi, en effet, c'est non pas tellement
de critiquer Spinoza, ou le spinozisme, que de s'opposer à l'A ufklarung,
au mouvement des Lumières en Allemagne: telle est bien la raison pour
laquelle c'est en tout premier lieu contre Mendelssohn, et rnême contre
Lessing, figure de proue de l'Aufklarung allernande, qu'il soulève l'accusa-
tion de spinozisrne. Mais c'est une forme bien étrange de spinozisme - ou
d'ailleurs d'Aufklarung-- qu'il décrit, et qu'il condanlne, dans ses Lettres:
le spinozisme, pour lui, c'est l'en kai pan, le panthéisrne du « Tout-en-un »
-le panthéisme rnême que selon lui Lessing aurait reconnu dans le poèrne
de Goethe intitulé « Prométhée» (Jacobi: Œuvres, p. 107 sqq.). C'est le
panthéisme proclamé par l'artiste, par le « génie », qui va jusqu'à se dernan-
der, comme l'aurait fait Lessing (encore une fois aux dires de Jacobi), s'il
n'est pas lui-rnême l'Être suprême (ibid., p. 120), et si ce n'est pas lui, en
fin de compte, qui fait tornber la pluie ... (ibid., p. 123). Ce que Jacobi
prend pour du spinozisme et ce qu'il condamne, c'est ce que l'on dénom-
mait alors « spinozisme transcendantal» : une représentation qu'il est, en
vérité, extrêmement tentant de qualifier de Schwarmerei, d' « exaltation ».
L'accusation si souvent entendue, selon laquelle nous aurions affaire, avec
l'épanouissement du spinozisme en Allemagne, à une dégénérescence de
l'Aujklarungallemande, ou même du mouvement des Lumières en général,
devient alors plus que plausible.
Mais est-ce bien cette forme exaltée de panthéisme que Herder et Goethe
virent en Spinoza? Herder, notons-le dès ce point, prit explicitenlent ses
distances par rapport à elle, par exemple dans la préface à la seconde édi-
tion de son Dieu (Herder: Dieu, p. 39). Ainsi que je tenterai de le montrer
dans les pages qui suivent, le spinozisme n'était pas pour lui un « transcen-
dantalisme » : il vit plutôt en Spinoza un auteur qui avait posé les bases
d'une philosophie de 1'« être» et imposé par là un tout nouveau point de
départ en philosophie. Et c'est seulement, rne sernble-t-il, lorsqu'on saisit
la signification qu'eut pour lui Spinoza que l'on peut espérer déterrniner
MYRIAM BIENENSTOCK
9. W Dilthey, « Aus der Zeit der Spinozastudien Goethes» (1894), dans Weltanschauung
und Ana{yse des Menschen seit Renaissance und Reformation, Gottingen, Vandenhoek &
Ruprecht, 1970, p. 391-415.
10. Op. cit., p. 398, p. 403.
Il. Par exemple: op. cit., p. 410.
12. Par exemple: op. cit., p. 398.
13. Op. cit., p. 408 sqq.
TT-r.lnn,[,n ET SPINOZA
14. Cf sa lettre à Gleim, datée du 15 Fevrier 1775, dans Herder, Briefe. Gesamtausgabe,
1763-1803, éd. par W Dobbek et G. Arnold, Weimar, Bühlau, 1977 s., ici vol. III,
p. 15l.
15. ]. G. Herder, Werke (cité par la suite sous Herder: Werke), éd. par W. Pross, Munich,
Hanser, vol. II, 1987, p. 545-724.
16. Cf Kant, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, « Pléiade», 1985, vol. II, p. 543.
MYRIAM BIENENSTOCK
l'une des expériences les plus marquantes de toute sa vie. En Kant, Herder
crut même voir un « Shaftesbury de l'Allernagne 20 » - ce qui, de sa part,
était un très grand cornplirnent car, comme nous l'avons vu, il admirait
beaucoup Shaftesbury; une admiration qu'il devait peut-être aussi, du
rnoins en partie, à Kant, lui-même grand admirateur de cet auteur. Kant, à
l'époque, élaborait des œuvres cornme l'Essai pour introduire en philosophie
le concept de grandeurs négatives (1763) ou L'unique fondement possible d'une
démonstration de l'existence de Dieu (1763). Des échos de ces travaux se
retrouvent dans les écrits de Herder datant de ces années à Konigsberg
et, plus particulièrernent, dans un fragment fort intéressant, qui date de
1763-1764, sur la notion d'« être ». Le fragment fut déchiffré, puis publié
pour la première fois en 193621 ; mais Rudolf Haym, le grand interprète
de la pensée de Herder, connaissait déjà le rnanuscrit; et Dilthey - qui
semble ne pas avoir vu le texte lui-mêrne, rnais seulernent le cornmentaire
de Haym 22 - l'exploite, dans l'étude sur Goethe évoquée ci-dessus. De
ce comrnentaire, Dilthey croit pouvoir conclure que Herder, entendant
Kant affirrrler, en 1762-1764, que l'analyse philosophique se heurte en der-
nière instance à des concepts inanalysables, comme ceux d' « existence»
(Dasein) , de « force» (Kraft), d'espace ou de temps, se serait vu renforcé,
par ces thèses, dans son approche esthétique, c'est-à-dire pour lui non intel-
lectuelle et non rationnelle, de l'univers 23.
Mais lorsque nous exarrlÏnons aujourd'hui le texte lui-même, nous
constatons que, de Kant, Herder apprit, ou crut pouvoir apprendre, bien
d'autres choses. Kant, rappelons-le brièvement ici, ne concluait nulle-
ment, à l'époque, à l'irnpossibilité d'une démonstration, par la raison,
de l'existence de Dieu. Il s'efforçait bien au contraire de déterminer les
fondements véritables qu'une telle démonstration pourrait avoir; et, dans
ce but, il critiquait certaines des démonstrations les plus traditionnelles,
dont la preuve ontologique de Descartes. Il distinguait entre différents sens,
34. Lettre datée du 9 juin 1785, dans Goethe, "Wérke, Weimarer Ausgabe, Weimar,
1887- 1913, IV, 2, p. 62-64.
35. Ce n'est que vers 1775 que, selon la thèse communément admise (cf surtout R. Haym,
Herder, I, p. 635), Herder eut pour la première fois en main des écrits de Spinoza. Cf.
cependant aussi W. Vollrath, Die Auseinandersetzung Herders mit Spinoza. Eine Studie zum
Verstandnis seiner Person/ichkeit, Darmstadt, Giessener Diss., 1911, qui situe ce premier
contact beaucoup plus tôt - en 1769.
36. Herder, Briefe, lac. cit., vol. V, p. 28 sqq.
MYRIAM BIENENSTOCK
Ce que Herder affirme ici, c'est que, comme nous l'avons déjà souligné,
la conception de Jacobi est essentiellement réactive: du spinozisme, elle
fait un nihilisme, au lieu de reconnaître que cette philosophie est tout
entière affirmation de Dieu, de 1'« être» de Dieu; et si elle dénature ainsi
cette pensée, c'est qu'elle part de « concepts abstraits », des concepts que
nous nous formons en d'autres termes, de l'Ego, du sujet et de ses repré-
sentations. Mais ce n'est pas, selon lui, du « sujet» connaissant qu'il faut
partir - c'est bien plutôt de 1'« être », du concept d'« être », ou d'« exis-
tence» (Dasein). Car c'est ce concept, ce premier « concept sensible» le
« plus sensible de tous» -, qu'il faudrait placer, selon lui, au centre de toute
réflexion philosophique. Cette idée, Herder l'avait eue bien avant de lire
Spinoza; et ce fut sans doute parce qu'il crut la retrouver chez cet auteur
que, lorsqu'il le lut enfin, il s'enthousiasma pour sa pensée 37 • C'est en tout
cas cette même idée qu'il reprend de multiples fois dans Dieu. Spinoza,
dit-il ainsi tout au début du « Second Entretien »,
n'est pas un athée, on le voit à chaque page. Pour lui, l'idée de Dieu est l'idée
première et l'idée ultime, j'irai presque jusqu'à dire qu'elle est, de toutes les
idées, l'idée unique, puisqu'il lui rapporte la connaissance du monde et de
la nature, la conscience de lui-même et de toutes choses autour de lui, son
éthique et sa politique. Sans le concept de Dieu, son âme ne peut rien, pas
même se penser elle-même; et il ne réussit quasiment pas à comprendre
comment les hommes peuvent ne faire de Dieu qu'une conséquence, en
quelque sorte, d'autres vérités, voire d'observations des sens, dès lors que
toute vérité, de même que toute existence ne sont qu'une conséquence de
la vérité éternelle, de l'existence infinie et éternelle de Dieu. Cette idée était
devenue pour lui si présente, si immédiate et si intime que je le tiendrais
certainement plus pour un exalté (für einen Schwarmer) que pour un dou-
teur ou un négateur de l'existence de Dieu ... (Herder: Dieu, p. 61).
n'étaient plus, des Aufklare~9. Lorsque, par exernple, au plus vif de la que-
relle du panthéisme, Jacobi retourne contre Kant lui-mêrne l'accusation
de Schwarmerei - une accusation qui avait, bien évidernment, été dirigée
en tout premier lieu contre lui -, il le f~lÎt pour provoquer le philosophe,
pour le forcer à s'engager dans une querelle à laquelle celui-ci ne vou-
lait pas se mêler et, en fin de cornpte, pour le forcer à se déclarer contre
l'Aufklarung4o • Qu'entend donc faire Herder, lorsqu'il reprend cette injure
à son propre compte?
Il n'entend pas c'est bien évident - accepter l'accusation: il ne se consi-
dère certainernent pas lui-mêrne comme un « illuminé ». Mais il ne veut
pas non plus se laisser entraîner dans la provocation de Jacobi. II entend
plutôt proclamer qu'il est effectivement spinoziste, et que l'on peut être
spinoziste sans honte - sans néanmoins tomber dans un délire d'illuminés
ou de fanatiques religieux; que l'on peut être spinoziste, donc, et partisan
des Lumières - filais en un autre sens que celui vilipendé par Jacobi.
Car il y a bien des façons de cornprendre la notion d'Aufklarung, ainsi
que celle de Lumières. On peut, certes, adopter comme point de départ
l'article de Kant sur la question41, qui sert très souvent de référence recon-
nue; et même aller plus loin, jusqu'à affirmer, comme le fait Ernst Cassirer
lui-même tout à la fin de son livre sur La philosophie des Lumières, que
1'« idée partout agissante dans la constitution de l'éthique, de la philoso-
phie de la religion, de la philosophie du droit et de la philosophie politique
du siècle des Lumières» est l'idée d'une « hurnanisation », la défense d'un
« idéal purement humain », contre 1'« idéal d'une connaissance "à l'image
de la connaissance divine" ». Ernst Cassirer, notons-le, inscrit non pas seu-
lement Baumgarten, mais aussi Herder et, plus particulièrement, l'anthro-
pologie herdérienne dans ce mouvement d'affirmation d'une autonomie
que, dans La philosophie des Lumières, il rapporte à la nature « finie» de
l'homme:
39. Cf par exemple, sur cette question, N. Hinske, « Die Aufklarung und die Schwarmer.
Sinn und Funktion einer Kampfidee », Aujkldrung, Jahrgang 3, Heft 1, Hamburg, Meiner,
1988, p. 3-6.
40. Cf F. H. Jacobi, « Réponses aux accusations de Mendelssohn dans sa "Lettre aux amis
de Lessing" », maintenant traduit (partiellement) dans P.-H. Tavoillot (éd.), Le crépuscule
des Lumières. Les documents de la querelle du panthéisme, 1780-1789, Paris, Cerf: 1995,
p. 230 sqq. (le terme de Schwdrmerei est ici traduit par « chimérisme »). Sur l'attitude de
Kant face à ces accusations, cE Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? - et l'Introduction
d'Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1967. Cf: aussi notre article, « De l'esprit: les philosophes
allemands et l'Aufkldrung», Revue germanique internationale, 111995, p. 157-179, ici
p. 159 sqq.
41. « Réponse à la question: qu'est-ce que les Lumières? » dans Kant, Œuvres philoso-
phiques, II, p. 207-217.
MYRIAM BIENENSTOCK
Un point mérite pourtant d'être souligné ici: si l'on adopte cette défini-
tion des Lumières, il faut aussi reconnaître que Spinoza n'a pas de place
dans ce mouvement. Plus, même: le Herder, ardent avocat de Spinoza,
devient presque incornpréhensible; et les philosophes allemands qui, après
Herder, se déclarèrent disciples de Spinoza que l'on pense à Schelling ou
à Hegel- se rangent d'eux-rnêmes, dans cette optique, dans le camp des
opposants aux Lumières, à l'Aufklarung. On ne manquera pas alors de rap-
peler, pour la conforter, la critique acérée que fit Hegel, dans les toutes pre-
mières pages de son article intitulé« Foi et savoir» (1802), de cette compré-
hension de l'Aufklaru,ng - de cette Aufklarerei qui, justement, « restreint
absolument la raison à la fonne de la finitude », parce que l'homme, et
l'hurnanité, constituent pour elle un « point de vue absolu »... Hegel n'a,
semble-t-il, rien de positif à dire sur cette position, qu'il réduit à la culture
du sens cornmun et à un eudémonisme plat43 ; et, en ce sens, il confirme le
diagnostic de Cassirer, qui ne trouve pas vraiment de place pour Spinoza dans
le mouvernent des Lumières, tel qu'il le définit en fin de compte - à savoir
par une revendication d'autonomie pour la nature finie de l'homme.
Mais c'est une définition très restrictive des Lumières qui est adoptée là;
ce que Hegellui-mêrne, d'ailleurs, affirme si ce n'est explicitement, du
moins implicitement tout au début de « Foi et savoir », lorsqu'il souligne
que, dans l'opposition de la raison et de la foi propre à son époque, la Raison
elle-même a perdu son envergure véritable: victorieuse en apparence, elle
a, en réalité, cédé au vaincu. Elle se retrouve vaincue par une « foi» qui
n'a elle-même plus rien préservé de la religion véritable44 • Dans le combat
de la « raison» avec la « foi» auquel nous avons assisté à la fin du siècle
des Lurnières, dit-il, une contamination ou encore, en d'autres termes,
une perversion rnutuelle des deux adversaires s'est réalisée: ce n'est plus la
cause de la raison que défendent les partisans de l'Aufklarung; et ce n'est
42. E. Cassirer, La philosophie des Lumières, loc. cit., p. 437 sqq. Sur Herder, cf: aussi les
pages de conclusion du livre.
43. G. W F. Hegel, « Foi et savoir », dans Premières publications, trad. M. Méry, Gap,
Ophrys, 1964, p. 193-203, ici p. 201.
44. Loc. cit., p. 193 sqq.
ET SPINOZA
plus la cause de la religion que défendent ceux que l'on pourrait dénornmer
des « fidéistes ».N' était-ce pas pourtant la cause de la raison que voulait
défendre, d'abord et avant tout, le mouvement des Lurnières? Lorsque
Hegel polérnique contre l'Aufklarung allemande, lorsqu'il revendique,
contre l'Aujklarung allemande, les droits de ce qu'il dénomme lui-rnême
« raison », il entend sans doute prendre fait et cause pour des « Lumières»
qui n'auraient pas été perverties par leur lutte contre la foi - pour des
Lumières qui seraient cornprises en un sens beaucoup plus large et au sein
desquelles Spinoza recevrait, comme de droit, une place d'honneur.
Car il faut rappeler que, si Spinoza n'a effectivement pas grand-chose
en commun avec une Aufklarung réduite, en fin de compte, au point de
vue de la « finitude », il fut néanmoins l'une des réferences constantes du
mouvement des Lumières, tout au long du XVIIIe siècle. C'est à ce titre,
comme penseur paradigmatique des Lumières, que - à tort ou à raison - il
fut reçu en Allemagne; et c'est d'abord et avant tout à ce titre que, comme
nous l'avons vu, Jacobi l'attaquait dans ses Lettres. Lorsque, ainsi, à la fin du
XVIIIe siècle, Herder prit parti pour Spinoza - et contre Jacobi -, il ne put
pas ne pas être conscient de ce fait: ce fut sans aucun doute aussi pour le
mouverrlent des Lumières que, très explicitement, il prit parti. Il est d'ailleurs
intéressant, et très révélateur, de constater que lorsque Herder « exalte »,
dans Dieu, la figure de Spinoza, il met l'accent, en tout premier lieu, sur
l'opposition de ce philosophe au fanatisme et à l'orthodoxie religieuses, et
sur son esprit de tolérance (par exernple, Dieu, p. 48-53) : sur tous ces fronts
sur lesquels luttait le mouvement des Lumières. En ce premier sens, en ce
sens beaucoup plus ancien et plus large que celui de Kant, ou de Cassirer
dans La philosophie des Lumières, Herder ne fut certes pas un opposant des
Lumières, mais plutôt l'un de ses défenseurs les plus fidèles 45 •
Le rnême point pourrait être fait à propos de Hegel ou à propos d'autres
défenseurs, en Allemagne, du « spinozisme» : à propos de tous ceux, donc,
que l'on assimile aujourd'hui un peu trop rapidement à des « obscuran-
tistes », ou à des Schwarmer, justement parce qu'ils défendirent Spinoza.
Pour reconstituer correctement le chemin qui conduit de Kant à Schelling
et à I-Iegel - et par-delà -, il faut rappeler et garder à l'esprit tout ce que
signifiait et impliquait, à l'époque, une prise de parti pour Spinoza; et cela
signifie qu'il est irrlpératif d'étudier non pas seulement Jacobi, mais aussi
les personnalités avec lesquelles Jacobi discutait, et tout particulièrement
Goethe et Herder, ces auteurs dont on fait des Schwarmer ...
45. Sur l'attitude de Herder envers les Lumières, cf: par ex. J. Brummack, « Herders
Polemik gegen die Aufklarung », dans J. Schmidt (éd.), Aufklarung und Gegenaufklarung
in der europaischen Literatur, Philosophie und Politik von der Antike bis zur Gegenwart,
Darmstadt, WBG, 1989, p. 277-293.
[idéalisme allemand et Spinoza
Spinoza dans la problématique
de l'idéalisme allemand
Historicité et manifestation
JEAN-MARIE VAYSSE
ABSOLU ET HISTOIRE
4. Voir sur ce point les analyses de P.-F. Moreau, dans Spinoza. L'expérience et l'éternité,
Paris, PUF, 1994, p. 472 sqq.
5. Ibid., p. 478.
VAYSSE
l'inessentiel est présente au cœur de l'essence. Elle n'existe que par l'effec-
tivité dont elle est un mornent immanent et dans laquelle elle doit se
résoudre en trouvant sa vérité dans la nécessité. Hegel adrnet certes qu'il y
a de l'aberrant, de l'irrationnel tant dans la nature que dans l'histoire, rnais
il le conçoit cornme une figure du Mal, réductible au travail du négatif et
susceptible d'être ressaisi dans l'ordre du sens. La théophanie implique une
théodicée. En revanche, pour Spinoza, le mal ne présente aucun trait de
positivité: concevoir le mal comrne un type de décornposition de rapports
revient à refuser de l'inscrire dans l'ordre de l'essence comme nloment de
l'inessentiel. On ne peut donc pas porter sur le contingent ou l'irrationnel
le regard de la nécessité permettant de l'inscrire dans une logique de
l'histoire, car il n'y a pas d'historicité de l'Absolu. Tel est le point où le
spinozisme résiste à la tentative hégélienne d'intégration dans le processus
historique de révélation de l'Absolu.
1., Schelling est cité d'après Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Ausgewahlte Schriften
(Ecrits choisis), en 6 volumes, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, édités par Manfred Frank.
La seconde réference correspond à la pagination, indiquée dans l'édition mentionnée, des
Samtliche Werke, éditées par K. F. A. Schelling, Stuttgart, Cotta, 1856-1861.
2. Voir entre autres sur ce point les Münchner Vorlesungen [Leçons de Munich], Schriften,
4, p. 507 sqq.; 1-10, p. 91 sqq.
3. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.
4. Voir à ce propos Gilles Deleuze, Diffirence et répétition, chap. 3 : « Limage de la pen-
sée», Paris, PUF, 1968, p. 169-216.
THOMAS KISSER
5. Voir entre autres à ce propos, outre la Critique de la raison pure, l'importante note de
bas de page que Kant consacre, dans les Premiers principes métaphysiques de la science de la
nature, au programme de la déduction, et les écrits dans lesquels il répond à ses critiques,
comme par exemple Sur cette découverte que toute nouvelle critique de la raison pure est ren-
due inutile par une autre, plus ancienne, et Sur la question mise au concours par l'Académie
royale des sciences de Berlin pour l'année 1791 " Quels sont les progrès réels de la métaphysique
en Allemagne depuis l'époque de Leibniz et de Wolff?
6. Critique de la raison pure, A 592 sqq.
7. Objets qui peuvent être aussi des concepts et sont aussi dans l'idée de l'idée. Voir sur
ce point l'interprétation de ce double parallèle par Martial Gueroult, Spinoza II. Lame,
Pari~, Aubier, 1974, p. 64-102.
8. Ethique, II-44.
THOMAS KISSER
comrne telle en est le juste critère. Aussi ne peut-on jamais dire, dans une
perspective interne à celui qui connaît, si l'idée que l'on a à l'instant est
vraiment adéquate ou non. Comme le critère d'une idée adéquate n'est
formulé que dans la perspective de l'Absolu et ne peut être formulé que
dans cette perspective, le sujet, en tant que sujet empirique, ne peut jarnais
disposer d'un tel critère. Il retombe dans le cercle que nous avons constaté
dans un premier temps: il lui faudrait adopter une perspective qu'il ne
peut adopter. Ainsi, toute la construction de la vérité s'effondre, elle n'est
qu'un modèle pour celui qui connaît, un modèle qu'il peut appliquer, mais
auquel ne revient cependant aucune nécessité.
SCHELLING ET SPINOZA
Le cercle que nous avons thématisé ne se laisse tout au plus capter que
dans une conception des premiers concepts comprise comme une sorte de
révélation, ce qui contredit sans doute le prograrnme d'un réalisme absolu
mais apparaît pourtant comme une tentative de sauvegarde conséquente.
Telle est justement l'interprétation que Jacobi donne en dernière instance
de Spinoza. Selon Jacobi, la saisie conceptuelle d'une théorie est un acte de
foi, car les concepts peuvent sans doute, dans la progression de concept à
concept, élever une exigence scientifique, mais non pas dans leur premier
axiorne, dans leur première intelligence: le savoir repose sur la foi, il est
même en dernière instance une forme déterminée de foi. fil conducteur
méthodique secret de Spinoza devient, dans une telle conception, celui de
l'intuition intellectuelle, qu'il n'avait sans doute que pressentie, rnais néan-
moins formulée quant à son contenu 9 • Spinoza fournit ainsi à la philosophie
postkantienne quelque chose comme la base d'une image réversible de l'ob-
jectivisme ou du subjectivisme unilatéral, Spinoza ne fournissant bien sûr
cette dernière que de manière hautement implicite et à travers une interpré-
tation rnassive. Schelling ne comprend Fichte comme spinozisrne inversé
9. Reinhold écrit en ce sens en 1803 à Jacobi : « Considérant les choses avec plus d'acuité,
même dans le champ du savoir spéculatif, que Fichte, tu voyais déjà alors ce que Schelling
ne vit seulement qu'après toi, que l'identité du fini et de l'infini [... ] n'était en aucune
façon subjective seulement, mais aussi objective, ou plutôt, qu'elle ne devait valoir ni pour
l'un ni pour l'autre en tant que tels mais absolument pour l'Absolu [... ]. Tu savais main-
tenir cette célèbre intuition intellectuelle de l'identité que Spinoza introduisait comme
par instinct. » (Lettres à Jacobi. Sur l'essence de la philosophie de Jacobi, Fichte, Schelling et
Bardili au début du XIX siècle, édité par C. L. Reinhold, 5" cahier, Hambourg, 1803, p. 74
sqq. ; cité d'après Reinhard Lauth : Transzendentale Entwicklungslinien, Hambourg, 1989,
p. 362). Schelling suit cette interprétation (entre autres dans les Fernere Darstellungen aus
dem System der Philosophie [Autres exposés tirés du système de la philosophie], 1802, Schriften
2, p. 97 sqq.; 1-4, p. 353, et p. 121 sqq.; 1-4, p. 377 sqq.).
ET SCHELLING
15. Voir entre autres sur ce point Die Weltseele [Dîme du monde], p. 1-20.
16. Schriften, 4, p. 51.
17. Voir entre autres sur ce point la préremémoration de la Darstellung meines Systems
[Exposé de mon système], 1801, Schriften, 2, p. 39-46; I-4, p. 107-114.
THOMAS KISSER
18. Voir sur ce point, Fernere Darstellungen [Autres exposés], loc. cit., p. 97 sqq.; I-4, p. 353
sqq. Voir l'avis contraire de Fichte, Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre [Fondements
de la doctrine de la science dans son ensemble], 1794, Akademie Ausgabe, I-2, p. 411 sqq.
19. FernereDarstellungen [Autres exposés], loc. cit., p. 148; I-4, p. 121.
20. DarstellungmeinesSystems [Exposé de mon système], loc. cit., 1. 17, p. 53; 1-4, p. 121.
21. Fernere Darstellungen [Autres exposés], loc. cit., 1. 2, p. 132; I-4, p. 388.
22. Darstellung meines Systems [Exposé de mon système], loc. cit., 1. 52, p. 52; I-4, p. 120;
voir aussi loc. cit., 1. 1-2, p. 46 sqq.; 1-4, p. 114 sqq.
23. Op. dt., loc. cit., 1. 12, p. 51; I-4, p. 119.
24. Op. dt., loc. cit., 1. 39, p. 64; 1-4, p. 132.
ET SCHELLING
27. Hegel thématise cette accessibilité déficiente de l'intuition intellectuelle: « Cet intui-
tionner est lui-même le connaître, mais il n'est encore rien de connu; c'est le non-média-
tisé, l'exigé. On doit l'avoir en tant qu'il est immédiat; et quelque chose que l'on peut
avoir, on peut aussi ne pas l'avoir. Cette exigence immédiate a donc donné à la philoso-
phie de Schelling comme l'allure d'exiger pour condition un talent, génie, ou état d'âme
spécifique, en tout cas quelque chose de contingent. Car l'immédiat, l'intuitionné, est
dans la forme d'un étant ou d'une chose contingente, ce n'est rien de nécessaire; et celui
qui ne la comprend pas doit même penser qu'il ne possède point cette intuition. Ou,
pour la comprendre, il faut se donner la peine d'avoir cette intuition intellectuelle; mais
si on l'a ou non, on ne peut le savoir - on ne peut le savoir de ce qu'on la comprend car
on peut simplement penser qu'on la comprend. Le fait que l'intuition intellectuelle ou
le concept de la raison est un présupposé, et le fait que sa nécessité ne peut être exposée,
tel est le manque qui lui fait revêtir une telle forme» (Vorlesungen über die Geschichte der
Philosophie [Leçons sur l'histoire de la philosophie], III, Werke 20, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1986, p. 439).
ET SCHELLING
1. Cf « Fichte und Spinoza », dans Spinoza und der deutsche ldealismus (Schriftenreihe der
Spinoza-Gesellschaft) I) éd. Manfred Walther, p. 81-101.
KLAUS HAMMACHER
distinguent dès lors que par leur aspect. Cette identité est exprimée à divers
endroits de la Théorie de la science nova methodo3 •
De plus, cette interdépendance du corps et de l'esprit se trouve pro-
noncée dans des propositions qu'on pourrait croire issues de la plume de"
Spinoza: « Qu'est-ce que mon corps? Rien d'autre qu'un certain aspect de
ma causalité en tant qu'intelligence; rnon corps serait par conséquent une
production de concepts, parce que, en tant que corps, je suis pensé par
une pensée sensible comme un acte d'extension dans l'espace et de muta-
tion dans la matière» (WLnM 197, trad. 252). Cette pensée correspond
à l'Éthique II, propositions 12 et 13. En un autre passage, Fichte écrit:
« Nous sornrnes Nature sous chaque aspect. Mais ce qui parvient à toute
la Nature doit aussi parvenir à l'homme, en tant qu'il est Nature » (SL,
SW IV, 200). Un autre énoncé paraît plus exprirner la prépondérance de
l'aspect réaliste qu'idéaliste dans le parallélisrne : « Lobjectif dans le Moi
est mû de soi sans aucun emploi par la liberté, déterrniné, modifié, de la
même manière qu'est modifiée la chose simple. Puisque le Moi n'est pas
seulement objectif, mais également subjectif dans le même être et de façon
indivisée, unie avec la modification du premier, il y a nécessairement aussi
modification du second, c'est-à-dire la conscience de sa situation» (SL 98,
SW IV, 44). Sur ce point on remarque une analogie directe dans la conclu-
sion de la démonstration de la proposition 14 de l'Éthique: At omnia, qua
in corpore humano contingunt, mens humana percipere debet. En outre, on
peut y comprendre une prise de position moniste, contre la séparation du
corps de l' esprit4•
Mon objectif: comme je l'ai déjà souligné, est d'interpréter dans un
cadre anthropologique la structure argumentative rendant COlTlpte de la
position de l'homme comme animal qui, après la rupture de l'instinct,
tend à s'orienter lui-même avec la conscience surgissante par des représen-
tations du Inonde.
7. Pour Spinoza, voir Demonstratio aliter (I) de É 1, P 10 : « À toute chose on doit assigner
une cause ou raison, tant du fait qu'elle existe que du fait qu'elle n'existe pas. »
8. Trad. 234. Dans ce cas, je donne le texte allemand d'origine, parce qu'il est quasi
impossible de rendre directement la formulation par la traduction, même s'il ne s'agit pas
d'un texte authentique de Fichte: lch denke meine Hand aIs bewegt und sie bewegt sich;
WLnM 182, GA IV, 2, 182.
KLAUS HAMMACHER
9. Cette conception d'une anthropologie de l'action ne peut pas s'expliquer dans ce cadre.
Je dois la présenter dans une étude spéciale.
10. Fichte ne parle qu'une seule fois expressis verbis de la conservation de soi-même en
constatant le Trieb der Selbsterhaltung (SL SW IV, 123). Généralement, Fichte se borne à
parler de Trieb (tendance instinctive). Spino~a fait usage de la terminologie scolastique en
se servant du concept conatus à partir de l'Ethique III et en le complétant par in suo esse
perseverandi. Mais ce concept, acquis dans sa critique de Hobbes, acquiert chez lui aussi
une dimension non naturaliste, comme nous verrons.
Il. Ces considérations se trouvent dans les Méditations propres sur une philosophie élé-
mentaire, que j'ai analysées dans mon essai « Kategorien der Existenz in Fichtes Eignen
ET FICHTE
égalernent d'autres types d'agréments qui nous montrent qu'il n'y a pas la
même continuité dans la joie comrne tendance naturelle et morale.
Spinoza avait laissé indéterminée la proportion des deux espèces de
joie 13 . De son côté Fichte n'explique pas non plus précisément la struc-
ture diverse de l'agrément mais nous donne un exemple nous indiquant la
manière dont l'une se nourrit de l'autre: « Si quelqu'un m'adresse la parole
[et] si je me sens contraint à ne pas faire usage de la parole, il y a lirnitation
du pouvoir moral. Il n'est pas civil d'interrompre quelqu'un avec qui l'on
veut s'entretenir, rnais cela n'est pas impossible physiquernent. » C'est de
cette seconde sorte de déterminité, d'une déterminité morale, que Fichte
parle ici 14.
C'est la déterminité [decication] morale qui se fait remarquer dans la
« déterminabilité» (colnme le dit Fichte d'après le schéma de Maimon),
une déterminabilité qui n'est achevée que dans le rapport avec l'Autre.
Ainsi il n'y a que la théorie d'intersubjectivité pour faire comprendre la
portée dans la pratique. Fichte a indiqué la dimension d'intersubjectivité
avec le concept de « sollicitation» (Aufforderung). Dans un autre passage
de la Wissenschaftslehre nova methodo (Théorie de la science nova methodo) ,
il nous présente la dimension pratique avec un exemple d'action-parole qui
nous montre la vigueur « perforrnative » (selon l'expression moderne) qui
opère dans certaines sortes d'énoncés de demande: si quelqu'un me pose
une question, il me faut donner une réponse, au rnoins si je veux être res-
pecté comrne être intelligent; cependant, dans certains cas, si on ne donne
pas la réponse, c'est aussi une réponse (cf. WLnM 18, 231 Nachschrift
Halle)NS 515, GA IV, 2, 252, trad. 234, 293-294).
Il Ya aussi chez Spinoza quelque chose qui correspond à la théorie de l'in-
tersubjectivité et, en ce cas, c'est lui qui reconstruit la genèse anthropologique
de l'homme de Fichte. Spinoza montre que la prerrlÏère communication
entre les hommes se fait par des « affections communes ». Les deux
formes de manifestation de cette communication primitive reviennent
à 1'« imitation des affections» (affectuum immitatio - É III, P 27 S) qui
apparaît dans ces deux variétés que sont la pitié (commiseratio) et l'émulation
(cemulatio). De là se forment d'autres affections intersubjectives. C'est la
spécification de la nature humaine, c'est-à-dire la conscience, qui les fait
naître, parce que nous ne formons pas seulement des idées d'une chose que
13. Lambiguïté est la même quand nous lisons que la joie se p~)Ursuit dans la ~ensibilité
physique ou morale, comme nous montrent les formulations E IV P 45 5 et E IV App.
cap. 30, 31.
14. WLnM 249-250, trad. Radrizzani 291-292. Là où Fichte est nommé lui-même dans
le texte cité, on ne doit pas oublier qu'il s'agit d'un manuscrit d'après les cours de Fichte
par Krause. Cf. aussi GA IV; 2, 250.
KLAUS HAMMACHER
nous apercevons, rnais aussi des idées que nous avons en formant ces idées
(É Il P 29) - comme déjà dit plus haut. En cette rnanière, nous formons
aussi encore une fois des idées des affections qui se sont développées par
« imitation» ou « émulation» (É III Déf. 3). Telles sont entre autres les
affections sociales.
La progression morale de l'homme s'est développée, selon Spinoza, en
partant de ces réactions émotives et n'aurait pas pu se former autrement.
Mais il ne nous dérnontre ce procès que par quelques exemples: ainsi on
peut progresser vers la vertu de Générosité à partir de diverses affections;
ce que nous sentons même dans le cas de la haine (É IV P 46).
Spinoza caractérise la dimension sociale inhérente à toute tendance de
conservation de soi-même par, au moins, un exemple concluant: généra-
lement il faut constater selon lui que « chacun a, de nature, l'appétit de
voir vivre les autres selon sa propre complexion» (É III P 31 S). Mais la
même affection dans laquelle s'exprime aussi la tendance de conservation
de soi-même, nous la retrouvons en partant de la même tendance dans la
vertu d'humanité et d'honnêteté (É IV P 37 S). Ces vertus se fondent sur
la joie que nous recevons par la reconnaissance de l'Autre (É III P 29 S,
É III Mf. Déf 44), ce qui est une affection ou émotion de genèse intersub-
jective. Elles ne diffèrent que par la manière dont la vertu est exécutée de
bonne volonté sous la direction de la raison (É IV P 37 S).
Concluons par quelques considérations d'une éthique anthropologique:
Fichte et Spinoza découvrent la situation de l'homme en partant tous
les deux de la nature réflexive de la conscience, par laquelle l'instinct est
transformé en la tendance de l'intellect à se constituer par la pensée. Pour
Fichte, c'est un procès d'origine intellectuelle qui découvre le monde sen-
sible, lequel est l'objectivation d'un mécanisme suivant la loi de la pensée
(Denkgesetz). Spinoza comprend le même procès comme se constituant
immédiatement selon l'ordre des idées correspondant à la réalité physi-
que, si on suit constamment l'ordre des raisons sans échapper aux associa-
tions de l'imagination. Tous les deux dévoilent les phénomènes psychiques
comme des modes de la conservation de soi-même qui forment une réalité
interne.
Mais cela ne correspond pas non plus à la réalité du monde physique
parce que, par la structure de la conscience, ils s'y influencent par les idées
et associations des émotions. Cependant, il reste une réaction inadéquate
en face de la situation réelle.
La conservation de soi-même est en conséquence une tâche éthique
qui résulte de la compréhension des fonctions constituant les émotions ou
les affectus. Cette tâche, on ne peut l'accomplir que par une connaissance
ET FICHTE
adéquate qui se réalise pour Fichte cornme pour Spinoza dans l'autonornie
dans l'agir.
La difference entre la conception du libre arbitre réalisant l'autono-
mie selon Fichte et la compréhension des émotions par leurs causes chez
Spinoza diminue à rnesure qu'on considère leur concept cornmun de la
liberté de l'esprit humain. Cette liberté consiste dans la détermination
cornplète par des causes d'origine intellectuelle.
" Fichte reconstruit d'une manière plus précise que Spinoza la genèse
de la vie affective qui, pour lui, est aussi constitutive du rnonde sensible,
d'autant plus que Spinoza développe d'une manière très naturaliste le sys-
tèrne sensible et intellectuel de l'homme selon la loi de la Nature.
Ces aspects divers semblent s'exclure, mais coïncident dans l'annulation
du temps qui, selon tous les deux, se fait dans un acte d'intellectualisation,
c'est-à-dire dans le savoir intuitif de Spinoza et dans le point de vue éthique,
constitutif pour le savoir chez Fichte.
Tandis que cette conception d'une éthique COmlTle règlement des émo-
tions est troublée chez Fichte par l'exaltation du concept du devoir et chez
Spinoza parce qu'il ne voit pas que la sensation de la joie devrait se transfor-
mer pour être adéquate à l'exigence intersubjective, tous deux démontrent
le rôle et la genèse des émotions d'une manière diverse, mais analogue dans
ses conséquences éthiques.
Fichte constate que l'impératif catégorique kantien ne représente pas
la tendance naturelle qui se transforme dans l'homme en tendance ver-
tueuse, parce que cette tendance se manifeste en s'orientant vers la lTlorale
(SL SW IV 155). De là, Fichte arrive à un concept de devoir supérieur en
comprenant l'harmonie des deux formes d'une tendance qui transporte
la morale d'une manière certaine au-delà du temps, c'est-à-dire au-delà
d'une humeur changeante. Ce n'est plus l'agrérnent dans l'action, mais la
volonté constante et immuable que Fichte n'introduit que dans la dernière
philosophie, qui est déjà annoncée par le contraste qu'il marquait dans le
System der Sittenlehre (Système de la théorie de la morale) entre le « doute»
et la« certitude» (SW 98, IV 167-170).
La conviction de l'atemporalité des phénomènes éthiques s'applique
du point de vue du savoir sub specie ceternitatis qui est pour Spinoza non
seulement une faculté conceptionnelle pour gagner le savoir intuitif, mais
encore la caractéristique des attitudes vertueuses.
Je prétends que tous les deux font la supposition de la connaissance théo-
rique pour l'autonomie éthique parce qu'elle leur semble être irnrnuable et
permanente. Ce qui contient le penchant fort suggestifqui consiste à prendre
l'atemporalité des pensées vraies pour une caractéristique vertueuse, pour le
KLAUS HAMMACHER
tout ce qui n'est pas le Moi doit pouvoir être compris comme un Non-
Moi qui peut devenir Moi grâce à un processus infini de travail mental
conscient, dans lequel le Moi s'approprie par la réflexion tout ce qui n'est
pas Moi. Tout ce qui est diHerent du Moi y devient un choc initial (AnstofSJ
qui provoque et alimente la réflexion.
Une telle forme d'intégration réflexive serait impensable sans une pré-
misse: que le Moi fini et pour cela non absolu a un fondernent dans quelque
chose d'infini et d'absolu. Fichte l'appelle, pour le distinguer du Moi fini,
le « Moi absolu»; dans le travail progressif d'appropriation du Non-Moi
également fini, le Moi fini se rapproche du Moi absolu, qui, comme Moi
absolu, n'est pas quelque chose de transcendant au Moi fini mais quel-
que chose qui lui est inhérent. C'est ce Moi absolu, que Fichte oppose à
la substance absolue de Spinoza, en croyant pouvoir ainsi compenser les
faiblesses du système spinoziste. Son Moi absolu est un absolu qui se mani-
feste seulement dans l'activité autoconsciente d'un fini et qui pour cela
cornprend de façon unitaire toutes les formes par lesquelles cette activité
se manifeste.
Selon Fichte, son propre système est supérieur à celui de Spinoza parce
qu'il possède, en remontant à la vie consciente, une plus grande force expli-
cative par rapport au monde, mais aussi parce qu'il est mieux fondé. Son
système serait critique, celui de Spinoza serait dogmatique. En allant au-
delà de la phrase fondamentale « Je suis », Spinoza aurait postulé comme
premier principe un être objectif qui existe au-delà de l'autoconscience. Et
Fichte se demande: « Comment peut-il justifier le fait d'aller au-delà de
la conscience pure, qui est donnée par la conscience empirique?5 » Dans
sa réponse, Fichte s'appuie sur Kant qui avait posé ce problème de la justi-
fication et qui avait donné une réponse critique: rien de démontrable ne
le justifie. Pour Fichte donc, seul son propre criticisme qui prouve l'exis-
tence de l'absolu à travers l'activité consciente du Moi est immanent. Le
dogrnatisme de Spinoza en revanche, qui va au-delà du Moi, ne peut être
que transcendant6 • À ce propos Fichte souligne le fàit qu'une philosophie
de l'absolu qui dépasse le « Je suis» doit nécessairernent arriver au spino-
zisme 7 •
Fichte a fait, dans sa dernière philosophie, précisément cela: dépasser le
«Je suis ». Il n'a pourtant pas cru devenir nécessairement un spinoziste et
il a certainement raison. Il semble néanmoins que dans ce changement Spi-
noza ait conquis une place plus importante dans la philosophie fichtéenne.
cette dérnonstration. Tout ce que Spinoza dit à propos du corps sous l'as-
pect de la substance relève du dogrnatisme le plus pur. SeuIl' esprit humain
(mens humana) en est capable, l'esprit qui est conscient de la substance
divine dans la mesure où il la comprend en lui-même comme être fini.
Spinoza développe cette théorie dans la cinquièrne partie de l'Éthique
à partir de la notion de scientia intuitiva (il n'est d'ailleurs pas certain que
Fichte ait attentivement étudié cette partie de l'Éthique). L'esprit humain
connaît dans la science intuitive un contentement autosuffisant, car il a
une connaissance de lui-même et en même temps une connaissance (insé-
parable de la première) de Dieu: Summa mentis acquiescentia, concomitante
idea sui et consequenter concomitante etiam idea Dei (Éthique, V, prop. 32).
Spinoza a vu que cette forme de conscience de soi à travers laquelle le
sujet - pour parler avec Fichte: le Moi - connaît son véritable être a un
lien avec quelque chose d'absolu qui est son fondement et qui, lui-mêrne,
ne possède pas d'autoconscience et qui pour cette raison ne peut pas être
décrit par des qualités d'un Moi l3 •
Le dernier Fichte suit précisément ce jugement de Spinoza. Par rapport
à la première Doctrine de la science, cela signifie que la notion d'un Moi
absolu est une conception indéfendable. Le Moi ne peut pas être une
chose de l'absoluité et l'absolu ne peut pas être défini par les qualités du
Moi. La rénovation de la Doctrine de la science est d'abord motivée par
l'idée qu'il faut éclaircir la structure du Moi d'une façon autre si on veut
le comprendre dans sa finitude et donc dans sa réalité concrète. Dans
son essai de 1800, Die Bestimmung des Menschen l4 , Fichte expose dans le
deuxième livre, intitulé Wissen (Savoir), ce qui suit: dans la mesure où le
Moi n'a sa réalité que dans ce dont il est la conscience, la réalité doit être
comprise cornme la relation interne d'un rapport du Moi avec lui-rnême.
Si la réalité est absorbée de cette façon par la pensée, alors la différence
épistémique entre sujet et objet comme deux membres séparés disparaît.
Le Moi ne serait qu'un être sans réalité, séparé du monde et figé en lui-
mêrne (et nous pourrions ajouter: tout conlme la substance de Spinoza,
au moins dans la vision critique de Fichte). Ainsi, la pensée se dirige contre
la vie, la vie qui devait définir le Moi dans son activité, qui se meut dans
une dualité d'activité du Moi et de choc extérieur, c'est-à-dire d'essence et
d'existence concrètes.
Voilà la nouvelle conception de Fichte: l'unité de ces contraires qui défi-
nit l'identité du Moi ne peut pas résider dans le Moi lui-même, mais
seulernent dans son fondement qui est antérieur au Moi et dont le Moi
dépend dans sa pensée et dans sa vie. Dans la Darstellung der Wissenschaftslehre
de 1801-1802 15, Fichte appelle ce fondement « Dieu ».
Les versions postérieures de la Doctrine de la science se caractérisent par,
le fait que Fichte n'abandonne pas seulement la notion du Moi absolu,
mais aussi complèternent la notion du Moi pour expliquer la structure
de l'absolu. Cela semble indiquer une proxirnité encore plus grande avec
Spinoza. Mais est-ce vraiment le cas? Voilà la question que je voudrais
rapidement discuter en rn' appuyant sur la Wissenschaftslehre de 1812 éditée
après la mort de Fichte par son fils16.
On y trouve un long passage sur Spinoza dans l'introduction, la réfé-
rence est de même nature cornme dans tous les écrits de Fichte, il ne se
réfère pas au système de Spinoza pour le discuter de façon critique, mais
pour l'utiliser, à partir de points communs, cornrne termes d'une compa-
raison contrastive. L'idée fondamentale de Fichte est la suivante: si le
savoir est défini par des contraires (la difference épistémique entre le sujet
et l'objet), le savoir ne peut pas être une qualité de l'absolu (ici Fichte
rejoint la position de Spinoza). De l'autre côté, on ne peut pas se passer du
savoir si on veut démontrer (et non pas seulement postuler) un principe
absolu (et ici aussi Fichte est en accord avec un spinozisme bien compris).
Mais pour Fichte ce savoir ne peut pas être décrit à travers les activités
d'un Moi qui est fini, puisque rien de fini ne peut manifester l'essence de
l'absolu (ici Fichte diffère à mon avis de Spinoza).
Fichte en tire les conséquences suivantes. Primo: il faut rernplacer la
notion du Moi par un savoir sans sujet; ce n'est pas nous qui produisons
du savoir, mais le savoir prend possession de nous en s'auto-manifestant en
nous. Secundo: cette automanifestation du savoir est une image de l'absolu
qui appartient au domaine de la phénoménalité et qui pour cela doit être
strictement séparée de l'absolu.
La première conséquence implique peut-être quelques affinités avec le
premier Spinoza, celui de la Korte Verhandelingl 7, mais certainement pas
avec le Spinoza de l'Éthique. Avec la deuxième conséquence, Fichte se
trouve de toute évidence dans une différence fondamentale par rapport au
spinozislne. À travers la distinction entre un absolu qui est tout simplement
(Sein) et une chose réelle qui existe comme phénomène (Dasein) , l'essentiel
devient quelque chose de transcendant par rapport à ce qui existe. Le Dieu
de Spinoza devient un Dieu qui est transcendant par rapport aux choses,
L'OBJECTIVITÉ
la foi 4 • Dans le ton, dans les développements, dans son lyrisrne parfois, ce
texte se présente comrne une défense explicite de Spinoza contre la double
irnputation d'athéisme (ou de panthéisme) et d'imrnoralité, leitrnotiv et
platitude issus de la querelle spinoziste et « répétés jusqu'à l'écœurements»
par tous les bien-pensants. D'une façon générale, dans cette prernière
période, Feuerbach oppose à cette étroitesse mesquine et idéologiquement
marquée la grandeur de Spinoza, de son « caractère », et la « sublimité» de
sa philosophie, comme il dira de façon très explicite dans sa ITlonographie
leibnizienné. « Considérez la sublime simplicité, la sereine dignité [ ... ] de
la vie et du caractère de Spinoza [ ... ] et vous n'observerez en lui et par lui
rien d'autre que le ciellirnpide et pur de la substance, dont il fait le prin-
cipe de la philosophie », écrivait-il déjà dans son mémoire d'habilitation 7 •
Philosophiquement, ce « caractère» principiel de la substance se déter-
mine comme 1'« objectivité la plus pure et la plus sublimes» que le chris-
tianisme aurait fortement contribué à vouer à l'oubli, en opposant notam-
ment, dans sa variante cartésienne, une substance finie à une substance
infinie. Cette objectivité spinozienne, c'est-à-dire la productivité anonyme
de l'ordre de la nature naturante, fonde aussi, ou inclut l'ordre des passions
hurnaines dans une naturalité, dans une rnatérialité, dans une immanence
strictes, le « rapport de l'objet à soi-même» comme dit Feuerbach. Là
réside 1'« importance historique» (welthistorisch) de Spinoza. Il a en effet
ainsi « substitué une intuition interne, l'intuition de la nature des choses, à
la représentation d'une puissance de volonté dénuée de raison, extramon-
daine, i.e. hors l'être », faisant de « ce en quoi et par quoi seulement une
pensée est possible, d'un objet immanent à la pensée, d'un principe de la
4. Ce qui est affirmé dans une lettre de 1824 par une formule de tonalité très spinozienne :
« Non pas la théologie, mais la philosophie; non pas radoter et s'exalter, mais apprendre;
non pas croire, mais penser », dans K. Grün, Ludwig Feuerbach in seinem Briefiuechsel und
Nachlass, Leipzig, 1874, vol. 1, p. 387.
5. GW, 2, p. 439.
6. «La philosophie de Spinoza est la philosophie de la sublimité. Spinoza concentre
tout en une grande pensée, indivisible et en harmonie avec elle-même. C'est un astro-
nome. [... ] C'est le Copernic de la philosophie moderne» (Gw, 3, p. 39).
7. De ratione, una, universali, infinita, Gw, 1, p. 575-576.
8. Spinozq und Herbart (1836). Dans ce texte, Feuerbach réplique à la charge herbartienne
contre l'Ethique et souligne une nouvelle fois, après Hegel, le caractère inaugural de la
philosophie spinozienne qui aurait accompli dans le domaine métaphysique ce que Bacon
avait effectué dans celui de la physique en y réfutant le« mode d'observation téléologique »,
et Copernic, Bruno, Galilée et Kepler en astronomie en ne considérant plus la Terre
comme un « centre rapportant tout à soi ». Le « rapport de l'objet à soi-même» serait
ainsi le principe et l'essence de la pensée de Spinoza et cette découverte de l' « objectivité»
en philosophie ferait de son promoteur le « rédempteur de la raison» (Sdmtliche Werke,
Stuttgart, Bolin/Jodl éd., 1903, 4, p. 402-403). On retrouve l'expression (<< rédempteur
de la raison des temps modernes ») dans la Darstellungde 1837 (Gw, 3, p. 179).
GÉRARD BENSUSSAN
9. Cw, 3, p. 179.
10. Cw, 2, p. 416.
Il. Lettre du 13 janvier 1835 à Christian Kapp : « Vous savez, je suis (tout au moins en
partie?) spinoziste» (CW, 17, p. 218).
12. CW, 3, p. 39 sqq.
ET LE « SECRET» DE SPINOZA
LA THÉOLOGIE
À partir de la Contribution à la critique de la philosophie hégélienne
(1839), Feuerbach opère un tournant dans son mode de considération de
toute la tradition philosophique. Le renversement matérialiste de Hegel
emporte nécessairement une revisitation des travaux d'histoire de la philo-
sophie du XVIIe siècle des années 1833-1837, et même leur invalidation de
fond. En eHet, critiquer la philosophie de Hegel parce qu'elle présuppose
la philosophie immédiatement et pour elle-même, rompant ainsi de façon
non médiatisée avec l' « intuition sensible », lui opposer donc un « sensua-
lisme» censé faire pièce à l'intuition transcendantale rendent impérieux
d'en découdre aussi avec Fichte et Schelling bien sûr, nuis aussi avec Kant,
13. Le thème de l'éternel retour du «principe oriental» dans les philosophies ger-
maniques de la liberté (ou de la substance contre le sujet) est devenu depuis Hegel au
moins (<< l'intuition orientale selon laquelle tout être fini apparaît seulement comme un
être qui passe », Encyclopédie, § 151, add.), et peut-être depuis Kant, un leitmotiv de l'his-
toriographie de la philosophie en Allemagne, particulièrement défendu et illustré, on
s'en doute, entre 1933 et 1945, et parfois par d'authentiques historiens de la philosophie
(cf. Hermann Glockner, Vom Wesen der deutschen Philosophie, Stuttgart, 1941, p. 23 : « Le
]uifSpinoza est le plus éminent adversaire et concurrent de la philosophie allemande. Voilà
pourquoi la pensée allemande s'affronta sans cesse et principalement avec lui»). Feuerbach
fait de ce thème l'usage courant qui dominait alors (<< sublime» renvoie d'ailleurs assez
largement chez lui à « oriental »), mais sans nulle connotation « ethnique» puisqu'il y
associe par exemple Schelling, « une plante exotique, la vieille identité orientale en terre
germanique» (Manifestes philosophiques, trad. L. Althusser, éd. 10/18, p. 20).
14. Gw, 2, p. 446.
15. GW, 3, p. 180.
GÉRARD BENSUSSAN
16. Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, dans eW', 9 (Kleinere Schriften, II,
1970), p. 243 (Manifestes ... , p. 139-140).
17. Cf. L'essence du christianisme (rééd. Tel-Gallimard, trad. J.-P. Osier, 1992, p. 101) :
« Mon livre [n'est] rien d'autre qu'une traduction qui rend fidèlement le sens, [ ... ] une
analyse, [... ] une solution de l'énigme. »
18. Ibid.
19. Thèses provisoires, ew, 9, p. 243 (Manifestes ... , p. 139). L'équivalence entre « pan-
théisme» et spinozisme ainsi qu'entre « athéisme» et philosophie allemande est posée
par Feuerbach dans une note au bas de la même page, ou plutôt supposée en raison de la
commodité de ces « sobriquets triviaux» : « En soi, ces dénominations sont fausses [ ... ] »
(eW', 3, p. 243, note non traduite intégralement dans les Manifestes).
ET LE « SECRET» DE SPINOZA
admet cependant l'existence d'un Dieu, certes S'ive Natura, ce qui ne change
rien à la reconnaissance de son existence, mais la radicalise au contraire
jusqu'à sa « conséquence» extrème et au risque de la « contradiction 20 ».
Voilà pourquoi « le panthéisme est la négation de la théologie du point
de vue de la théologie 21 », un « athéisrne théologique 22 ». En faisant de
l'étendue un attribut de Dieu et de Dieu lui-rnème une chose étendue,
l'Éthique (II, prop. II) ferait de la négation de Dieu, de la matière donc,
un attribut de la substance divine. D'où un double effet et une double
détermination de la philosophie de Spinoza. D'une part, cette matière est
une mauvaise matière, une matière abstraite, non matérielle, « une matière
sans matière 23 » puisqu'elle possède exactement les rnèmes déterminations
que la pensée, son contraire. On cornprend dès lors que Spinoza soit saisi
comme l'inventeur, le prornoteur, celui qui se tient au cornrnencernent de
cette longue chaîne de philosophèrnes qu'est la « philosophie spéculative ».
Mais du coup, en faisant de Dieu lui-rnème un « rnatérialiste », en révo-
quant l'opposition courante chez les autres philosophes d'un Dieu irnma-
tériel et d'une matérialité non divine, Spinoza « découvrit l'expression phi-
losophique vraie, pour son époque du moins, de la tendance matérialiste
des temps modernes 24 », laquelle fait de Dieu le simple exemple archétypal
20. Dans une note rédigée pour préparer l'édition de ses œuvres, en 1847 (suite à la réédi-
tion à l'identique en 1844 de la première édition de 1833), près de quinze ans donc après
la publication de l' Histoire de la phîlosophie moderne, Feuerbach écrit dans un dialogue
fictif direct avec Spinoza: « N'as-tu pas tout autant de vérité, d'essentialité, de perfection
sans Dieu qu'avec? Pourquoi, naturaliste, veux-tu être encore théiste et, théiste, encore
naturaliste? Il faut balayer cette contradiction. Non point Deus sive Natura mais Aut
Deus, aut Na tu ra, voilà la parole de la vérité. Lorsque Dieu est confondu ou identifié à
la Nature ou inversement, il n'y a plus ni Dieu ni Nature, mais un hybride mystique et
amphibolique. Voilà le défaut foncier de Spinoza» (CW, 2, p. 454-455, note). Comme
pour Hegel, le spinozisme demande donc à être compris en identifiant sa contradiction
de fond et c'est l'existence de cette contradiction de fond qui fait de Spinoza le fondateur,
le commenceur si l'on peut dire, de la philosophie allemande, par développements diffe-
renciés des termes multiples de cette contradiction (cf. ce qu'écrit A. Negri à propos des
« deux Spinoza qui participent de la culture contemporaine» et dont il relève que « c'est
sans doute Ludwig Feuerbach qui interprète mieux que quiconque cette situation », dans
L'anomalie sauvage, PUF, 1982, p. 38-39).
21. Thèses provisoires, Cw, 9, p. 245 (lvlanifestes ... , p. 142).
22. Principes de la philosophie de l'avenir, CW, 9, p. 285 (Manifestes ... , p. 196).
23. Thèses provisoires, CW, 9, p. 253 (Manifestes ... , p. 155).
24. Principes ... , Cw, 9, p. 287 (Manifestes ... , p. 198). Dans le cadre d'une simple note,
on laissera entièrement de côté la question fort délicate du matérialisme de Feuerbach, de
son statut et de sa teneur, et on se contentera de le prendre au mot, contrairement à l'ob-
jurgation althussérienne de ne pas « confondre les proclamations de matérialisme de cer-
tains "matérialistes" (Feuerbach tout le premier) avec le matérialisme même» (Pour Marx,
Maspero, 1966, p. 66), le « matérialisme même» étant censé finaliser le matérialisme
feuerbachien, au prix de bien des difficultés, d'ailleurs indiquées par l'usage, dans cette
courte phrase, des italiques et des guillemets. Sans doute Althusser opposerait-il de façon
GÉRARD BEN SUS SAN
LE MATÉRIALISME
39. Ibid., p. 445 (note); cf. également p. 453-454 (note), dans une formulation olt l'on
retrouve les maîtres-termes de la quête herméneutique feuerbachienne d'un sens anthro-
pologique enfoui sous les strates de la tradition théologique et! ou métaphysique: « Le
secret, le sens vrai, de la philosophie spinoziste, c'est la nature. »
40. Ibid., p. 454 (note).
41. Cf. ew, 2, p. 445 (note) : « Le but pratique de ce texte» (le TTP) « est de démontrer
la nécessité et la salubrité d'une complète liberté philosoph!que et religieuse de penser
et de combattre le despotisme de l'esprit»; cf. p. 446 : « LEtat n'a pas à se préoccuper
des opinions, lesquelles sont soustraites à son pouvoir, mais seulement des actions des
hommes. »
ET LE « SECRET}) DE SPINOZA
du moins que l'objet d'une activité réelle et sensible. [... ] Si, dans les
temps modernes, l'humanité a perdu ses organes propres au monde
suprasensible et à ses mystères, c'est seulement qu'en perdant la foi en lui,
elle en a aussi perdu le sens; que sa tendance essentielle était une tendance
antichrétienne, antithéologique, c'est-à-dire anthropologique, cosmique,
réaliste et matérialiste. C'est pourquoi Spinoza a mis dans le mille avec
sa proposition paradoxale: Dieu est un être étendu, c'est-à-dire matériel.
Pour son époque du moins, il a trouvé l'expression philosophique vraie de
la tendance matérialiste; il l'a légitimée et sanctionnée: Dieu lui-même
est matérialiste. La philosophie de Spinoza était une religion; lui-même
était une personnalité. Chez lui le matérialiste n'entrait pas comme chez
tant d'autres en contradiction avec la représentation d'un Dieu immatériel
et antimatérialiste qui transforme logiquement en devoir de l'homme ses
seules tendances et occupations antimatérialistes et célestes, car Dieu n'est rien
d'autre que l'archétype et l'idéal de l'homme. Être semblable à Dieu et être
ce qu'est Dieu, voilà ce que l'homme doit être, voilà ce qu'il veut être, voilà
du moins ce qu'il souhaite devenir un jour. Mais le caractère, la vérité, et
la religion n'existent qu'à la seule condition que la théorie ne nie pas la
pratique, ni la pratique la théorie. Spinoza est le Moïse des libres-penseurs
et des matérialistes modernes (Principes, 1960, p. 147-148).
de leurs rapports sociaux qui leur sernblent exister en face d'eux de façon
autonorne ». De rnême, la substance est une « expression idéelle hyposta-
siée du rnonde existant» qui est prise pour le« fondernent de ce monde
existant lui-même» (idem, p. 117). Et Marx de renvoyer à Feuerbach
pour un éclaircissement sur la substance et sa résolution anthropologique.
On n'en saura pas davantage. Mais le texte sernble distinguer la critique
hégélienne de la substance et sa signification rnatérialiste possible cornme
« monde existant ». On aurait attendu des considérations sur l'immanence
des modes à la nature naturante et de celle-ci à ceux-là au sein d'une inter-
détermination dynamique.
En tout cas, Marx récuse l'opposition jeune-hégélienne entre la
conscience de soi et la substance, et propose le maintien de la catégorie
de substance comme unité inséparable du monde existant et des êtres qui
constituent ce monde dans le jeu de leurs relations. La critique de Marx a
pour cibles la fonction mystificatrice de la conscience de soi et la phobie
antisubstantielle. Tout se passe comme si les catégories ontologiques spi-
noziennes jusqu'ici récusées comrne métaphysiques conservaient aussi une
force intensive irréductible à la critique jeune-hégélienne. Mais il demeure
que dans ce parcours cornplexe la valeur d'usage de la réference « Spinoza»
se concentre sur la critique de la constellation théologico-politique et sur
la constitution proprement politique de la force sociale. Cette référence
demeure le présupposé de l'élaboration de la conception matérialiste de
l'histoire, mais elle n'intervient pas dans la texture de ses concepts.
Même chez les philosophes qui donnent une forme systématique à leurs
travaux, comme par exemple Spinoza, la vraie construction intérieure du
système est tout à f~lÏt diHerente de la forme sous laquelle celui-ci l'a pré-
senté consciemment. Le vrai système n'est présent qu'en soi (Marx, MEW,
29, Berlin, 1963, p. 561. Cette lettre n'est pas disponible en traduction
fi-ançaise) .
Note bibliographique
Cette étude entend revenir sur des points peu ou rnal traités dans rna
contribution (<< Des usages marxistes de Spinoza ») au volume dirigé par
Olivier BLOCH, Spinoza au XX siècle, Presses universitaires de France, 1992,
et reprise dans Du matérialisme, de Spinoza, Kimé, 1994. On verra en ce
volume les contributions de Jean-Pierre Cotten (sur le spinozisme de Louis
Althusser) et de René Zapata sur la présence de Spinoza dans les débats
philosophiques en Union soviétique).
Les réferences aux textes cités (Spinoza, Hegel, Marx entre autres) sont
données dans le cours de l'exposé. Ce dernier se confronte à une étude
pionnière, peu exploitée, de F. E. SCHRADER, Substanz und Begriff. Zur
Spinoza-Rezeption Marxens, Mededelingen vanwege het Spinozahuis,
Leyde, Brill, 1989.
On ajoutera:
GIANCOTTI (Emilia), Baruch Spinoza, Rome, Editori Riuniti, 1985
(le chapitre III contient une histoire abrégée du spinozisme au sein du
marxisme).
YOVEL (Yirrniyahu), Spinoza and others Heretics, Princeton, Princeton
University Press, 1989, particulièrement le volume Il, The Adventures
of Immanence, qui contient un chapitre consacré à Marx. Traduction
française: Spinoza et autres hérétiques, Il. Les aventures de l'immanence,
Seuil, 1991.
STUDIA SPINOZANA, Spinoza and Modernity. Ethics and Politics, volume 9,
1993, Würzburg, Konigshausen & Neumann, 1995. Ce volume, dirigé
par É. Balibar, H. Seidel et M. Walther, contient des études consacrées
au rapport de Marx à Spinoza. Notamment: Étienne Balibar, « Le poli-
tique, la politique: de Rousseau à Marx, de Marx à Spinoza»; Helmut
Seidel, «Spinoza und Marx über Entfremdung: ein komparatischer
Versuch »; Yirmiyahu Yovel, « Marx's Ontology and Spinoza's Philosophy
of Immanence».
Georges Plekhanov, lecteur de Spinoza
JEAN SALEM
1. Cf. E. H. Carr, Studies in Revolution, Londres, Macmillan, 1950. Cf. également le titre
de l'intéressant ouvrage de Samuel H. Baron: Plekhanov. The Father of Russian Marxism,
Stanford, University Press, 1963.
2. Parti ouvrier social-démocrate de Russie.
pauvres que reviendrait le prernier rôle dans la révolution à venir. De
concert avec Pavel Axelrod, Léon Deutsch et Véra Zassoulitch, il fonde en
1883 le groupe Osvobojdenie Trouda (<< Libération du travail »), qui est la
première organisation social-dérnocrate russe. Il commence de traduire en
russe certaines des œuvres maîtresses du rnarxisrne : en 1882, il donne une
nouvelle traduction dans cette langue du Manifeste du Parti communiste
de Marx et d'Engels 3 ; il traduit aussi Travail salarié et capital, Socialisme
utopique et socialisme scientifique, ainsi que le Ludwig Feuerbach d'Engels, et
tous ces ouvrages seront diffusés secrètement en Russié. En 1889, Georges
Plekhanov prend part au Congrès fondateur de la Ile Internationale,
congrès qui se tient à Paris: il y critique très vivernent le « révisionnisrne »
d'Edouard Bernstein, ses variantes russes (celle, notarnment, qu'on appelle
alors le « rnarxisme légal »), ainsi que l'économisme, qui entendait limiter
les luttes ouvrières en Russie à des revendications de type syndical. Cornrne
il continue de livrer bataille contre ses anciens amis populistes, il rédige
en 1894 son Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire
[K Bonpocy 0 pa3B!t1HU1 MOH!t1CT!t14eCKOro B3rn71Aa Ha !t1CTOp!t1fO], qui fut un ternps
l'évangile de la social-démocratie russe: et le premier chapitre qu'il rédige,
le chapitre V, prétend que le rnarxisme est applicable en Russie et pas
seulement en Occident.
3° / Après la scission qui intervint au deuxième congrès du Parti social-
démocrate russe en 1903, Plekhanov - non sans quelques hésitations - se
joignit aux mencheviks et son chemin se sépara désormais de celui des
futurs vainqueurs. Certes, il se rapproche passagèrement de Lénine entre
1908 et 1912. Mais il se rallie, à la veille du conflit mondial, aux thèses
prônant la « défense nationale» contre les Empires centraux, critique le
« défaitisme internationaliste» des bolcheviks et reste ensuite, jusqu'à sa
mort, un adversaire du nouveau pouvoir soviétique. C'est à Terijokien, en
Finlande, qu'il meurt le 12 juin 1918.
Nous allons voir dans cette étude comment Spinoza fut considéré par
Plekhanov:
- comme un rnodèle pour le libre penseur;
comme l'auteur de la lTleilleure définition qui se puisse donner de la
liberté;
- comrne l'ancêtre du matérialislTle moderne;
- comrne l'antidote le plus idoine dans la lutte contre le retour à Kant que
prônèrent certains marxistes allernands et autrichiens en rnatière de théorie
de la connaissance.
5. Nos controverses [HawV1 pa3HOrnaCV151 - on pourrait traduire aussi bien par: Nos désaccords,
ou bien encore: Nos divergences], Genève, Imprimerie du groupe Osvob9jdenie Trouda,
1884. - Cf. Œuvres philosophiques (trad. L. et J. Cathala), Moscou, Ed. du Progrès,
1983, t. l, p. 67-320.
6. Cf. ci-dessus.
7. Brochure qui fla publiée à Genève, en 1883; cf. G. Plekhanov, Œuvres philosophiques,
op. cit., t. l, p. 7-65.
8. P. Lavrov, Le messager de la volonté du peuple, n° 2; cit. par G. Plekhanov, dans Nos
controverses, loc. cit., t. l, p. 71.
tion, serait capable, à la rninute historique présente, de devenir une armée
sociale9 ».
Eh bien, le norn qu'invoque spontanément Plekhanov, lorsqu'il entend
s'élever contre ce qu'il faut bien appeler un centralisme démocratique avant
la lettre, n'est autre que celui de ... Spinoza! Il daube sur l' « infaillibilité
pontificale» qu'on paraît réclarner (du côté de Piotr Lavrov) chez tout
auteur révolutionnaire qui ne se condarnne point au silence lO •
Au fait ajoute Plekhanov - la pureté de leurs intentions sera-t-elle mise
en doute chaque fois que [des écrivains] prendront la plume pour atti-
rer l'attention des révolutionnaires sur ce qu'est, ou ce que devrait être,
à leur modeste jugeote, l'action révolutionnaire? Au dix-septième siècle
- écrit-il- Spinoza a dit que, dans un pays libre, chacun doit avoir le droit
de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense ll . Faudrait-il que ce droit
fût révoqué en doute à la fin du dix-neuvième siècle dans un parti socia-
liste, même au pays le plus arriéré de l'Europe? S'ils reconnaissent en son
principe le droit de parler librement, et s'ils en font une revendication de
leur programme, les socialistes russes ne sauraient en octroyer l'exercice à
la seule fraction ou au seul « parti» qui prétend à l'hégémonie à une étape
donnée du mouvement révolutionnaire 12 •
Tout esprit libre a donc contracté une dette envers Spinoza: mais, si l'on
en croit Plekhanov, on doit également à ce philosophe la meilleure défini-
tion qui se puisse donner de la liberté. Celle-ci ne réside nullement en une
« indépendance rêvée à l'égard des lois de la nature », mais dans la connais-
sance de ces lois et dans la possibilité donnée par là-même de les mettre en
œuvre méthodiquement pour des fins déterminées 13. Elle consiste « dans
l'empire sur nous-mêrnes et sur la nature extérieure, [ernpire] fondé sur
9. Ibid., t. l, p. 72.
10. Ibid., t. l, p. 73.
1). Cf. B. Spinoza, Traité théologico-politique, chap. XX: « Où l'on montre que dans un
Etat libre il est loisible à chacun de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense» (trad.
Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p. 330).
12. G. Plekhanov, Nos controverses, loc. cit., t. L,p. 73-74. Souligné par nous.
13. Cf. F. Engels, Anti-Dühring [1877-1878], Editions sociales, 1963, p. 146.
LECTEUR DE SPINOZA
14. Ibid., p. 147. Plekhanov (Les questions fondamentales du marxisme [1908 - OCHOBbl8
BonpOCbl MapKc~3Ma], chap. Xv, op. cit., p. 81) cite lui-même cette dernière phrase.
15. G. Plekhanov, Le rôle de l'individu dans l'histoire [1898], chap. II; dans Œuvres philo-
sophiques, op. rit., t. II, p. 314 [trad. modifiée].
16. G. Plekhanov, Les questions fondamentales du marxisme, chap. XlV, op. cit., p. 74.
17. Ibid., p. 71.
18. G. Plekhanov, Le rôle de l'individu dans l'histoire, chap. VI; dans Œuvres philosophi-
ques, op. cit., t. II, p. 332.
19. Cf. ibid., chap. VIII; dans Œuvres philosophiques, op. [it., t. II, p. 332. Exemple privi-
légié en Russie dans les développements de ce genre: celui de Napoléon Bonaparte. « Pour
rétablir l'ordre [auquel le Directoire aspirait sans pouvoir l'imposer], il fallait une bonne
épée, selon l'expression de Sieyès. Pour ce rôle d'épée bienfaisant, on songea d'abord
au général Joubert, et quand il fltt tué à Novi, on parla de Moreau, de Macdonald, de
Bernadotte. Ce n'est qu'ensuite qu'on parla de Bonaparte» (ibid, p. 263). Souvenons-
nous que Napoléon figure en bonne place parmi les « individus extraordinaires» qu'un
Raskolnikov oppose au « troupeau », aux « individus ordinaires ». Selon Raskolnikov, la
première de ces deux catégories d'hommes (( meut l'univers et le conduit à son but»,
- fût-ce au prix de (( torrents de sang », de crimes que seuls de tels (( législateurs et guides
trouver ceci dans son Essai de 1895 sur le développernent de la conception
moniste de l'histoire:
Une cause extérieure a communiqué à une pierre une certaine quantité de
mouvement. Le mouvement se poursuit encore un certain temps après que
la cause extérieure a cessé d'opérer. Et cette permanence de la pierre dans son
mouvement est nécessaire en vertu des lois du monde matériel. Supposez
maintenant que la pierre pense, qu'elle ait conscience de son mouvement,
qu'elle en éprouve du plaisir, mais qu'elle n'en connaisse pas les causes,
qu'elle ignore même qu'il y a quelque cause extérieure à ce mouvement.
Comment, alors, se le représentera-t-elle? Incontestablement comme le
résultat de son propre désir, de son libre arbitre: elle se dira qu'elle se meut
parce qu'elle veut se mouvoir. Telle est cette liberté humaine que tous les
hommes se vantent d'avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont
conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. C'est
ainsi qu'un enfant croit désirer librement le lait20.
Même à beaucoup de nos lecteurs, cette explication - ajoute Plekhanov
paraîtra d'un « matérialisme grossier21 ».
26. G. Plekhanov, Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire, Loc. cit.,
t. l, p. 536.
27. G. Plekhanov, Le rôle de l'individu dans l'histoire, chap. 1; Loc. rit., t. II, p. 309 [trad.
modifiée].
28. Voyez notamment: G. W. F. Leibniz, Essais de théodicée [1710], I, § 54; Garnier-
Flammarion, 1969, p. 133-134; ou: R. Descartes, Les passions de l'âme [1649], art. 145
et passim.
29. Diogène D'Œnoanda, ffag. 54, Smith, col. 3 : Ta OÈ pÈ'YlŒTOV' IDC)TWeE1Œ'lç 'Yàp
E'IPCXppÉV11Ç CXi'pETCXl 1T0ŒCX VOUeEŒ[i]cx KCXt ÈIDTEfp'lmç ...
30. Voyez à ce propos la yemarquable évolution de L. Althusser: du « spinozisme» dont
se réclament encore les Eléments d'autocritique [1974] aux entretiens de 1984-1987 avec
F. NavaHO - entretiens au cours desquels Althusser signale tout l'intérêt spéculatif que
présente le dogme épicurien relatif à la déclinaison des atomes pour un matérialisme
soucieux de faire place à l' « aléatoire », à l' « imprévisible », à quelque marge d'indéter-
mination dans le cours des choses; cf L. Althusser, Sur la philosophie, Gallimard, 1994,
p. 40-43 et 45.
SALEM
31. Revue théorique de la social-démocratie allemande, qui avait été fondée à Stuttgart
par Karl Kautsky en 1883.
32. G. Plekhanov, Pour le soixantième anniversaire de la mort de Hegel [1891] ; dans Œuvres
philosophiques, op. dt., t. 1, p. 373.
33. Ibid., t. 1, p. 373.
34. Ibid.
35. Ibid.
36. G. Plekhanov, Avertissement et notes pour la traduction russe du livre d'Engels:
Ludwig Feuerbach et la jz'n de la philosophie classique allemande, dans Œuvres philosophi-
ques, op. cit., t. 1, p. 435.
37. Ibid., t. 1, p. 435.
38. Cf. notamment: G. Plekhanov, Essais sur lï?istoire du matérialisme [1896], dans
Œuvres philosophiques, loc. cit., t. II, p. 17. Ces Essais sont une suite de trois études res-
pectivement consacrées à : d'Holbach (1), Helvétius (II) et Marx (III).
39. G. Plekhanov, Le « Cant» contre Kànt [1901], dans Œuvres philosophiques, op. cit.,
t. II, p. 392-423 (cit. : p. 406).
LECTEUR DE SPINOZA
40. G. Plekhanov, Bernstein et le matérialisme [1898], dans Œuvres philosophiques, op. cit.,
t. II, p. 361-377 (cit. : p. 367).
41. Sur l'analyse plekhanovienne du « monisme» de Hegel, cf. B. A. T chaguin, Pa3pa6oTKa
r. B. nnexaHOBblM 061..4eCOfll10nOrl1LfeCKOM TeOp1111 MapKCI13Ma, Leningrad, Naouka, 1977,
p. 54-55.
42. G. Plekhanov, Les questions fondamentales du marxisme, chap. II, op. rit., p. 21.
43. Ibid., p. 21.
44. G. Plekhanov, Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire, loc. cit.,
t. 1, p. 527. Plekhanov reLlvoie à la Lettre 50 de Spinoza.
45. Cf. F. Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 172 et 387.
46. G. Plekhanov, Essais sur l'histoire du matérialisme, loc. cit., t. II, p. 76.
47. Ibid., t. II, p. 77.
48. Ibid., t. II, p. 76.
l'étendue et la pensée constituent simplement les attributs 49 ». Partant, on
peut affirmer sans ambages que « le rnatérialisme moderne est, en effet, un
spinozisme plus ou rnoins conscient 50 ».
« Je dis: "plus ou moins conscient", précise Plekhanov, car il y a eu des
matérialistes fort peu conscients de leur parenté avec Spinoza: La Mettrie,
par exemple 51 ». Mais, au temps même de La Mettrie, d'autres que lui
savaient fort bien qu'ils procédaient de Spinoza; ainsi, Diderot, qui ne
manquait pas d'invoquer la proposition XIII de la deuxième partie de
l'Éthique: Omnia individua quamvis gradibus diversis animata sunt52 • « Au
vrai, il ne fait aucun doute que Feuerbach était spinoziste, comme Diderot
l'avait été en son temps. [... ] Le matérialisme de Feuerbach, comme la
philosophie de Diderot, est une simple variété du spinozisme 53 ». Marx
et Engels, enfin, n'ont jamais soutenu le matérialisme de Vogt et de
Moleschott, c'est-à-dire le matérialisme vulgaire, réductionniste: notre
conviction, déclare Plekhanov, est que « leur matérialisme, aussi, était une
variété de spinozisme 54 », un « spinozisme modifié 55 ».
C'est avec la plus complète conviction que je l'assure, déclarait déjà notre
auteur dans Bernstein et le matérialisme: devenus matérialistes, Marx et
Engels n'ont jamais abandonné le point de vue de Spinoza. Cette convic-
tion se fonde, notamment, sur le témoignage personnel d'Engels. En 1889,
[ ... ] je m'étais rendu à Londres pour faire sa connaissance. [... ] Un jour,
l'entretien portait sur la philosophie, et Engels critiqua avec beaucoup de
vivacité ce que Stern appelle fort mal à propos « matérialisme physique ».
-Ainsidonc,demandai-je,levieuxSpinozaavaitraison,lorsqu'ildisaitquela
pensée et l'étendue ne son t que deux attributs d'une seule et même substance ?
-_._--_._--_._--._-_._---------
49. G. Plekhanov, D'une prétendue crise du marxisme [1898], dans Œuvres philosophiques,
op. rit., t. II, p. 347-360 (cit. : p. 353).
50. G. Plekhanov, D'une prétendue crise du marxisme, loc. rit., t. II, p. 354. Herzen (1812-
1870) voulait déjà que Spinoza, comme les matérialistes du XVIII" siècle, eût convergé
vers l'abolition de tout dualisme. Mais, selon lui, leurs voies avaient été inverses. Spinoza
n'aurait eu une « qu'une issue: sacrifier la réalité des phénomènes à l'essence, ce qui
était une façon de sortir du dualisme» cartésien; au lieu que le « matérialisme» (issu
notamment de Bacon et de Locke) devait inévitablement aboutir, dans l'œuvre de David
Hume, au « reniement complet» de l'essence; cf. A. Herzen, Lettres SU! l'étude de la nature
[18451846], 8" lettre, dans Textes philosophiques choisis, Moscou, Editions en langues
étrangères, 2"éd., 1948, p. 313.
51. G. Plekhanov, D'une prétendue crise du marxisme, loc. rit., t. II, p__ 354.
52. Ibid., t. II, p. 353. La phrase latine provient de: B. Spinoza, Ethique, II, prop. 13,
scolie: « Tous les individus sont animés, bien qu'à des degrés divers. » Plekhanov cite à
nouveau cette même phrase dans Bernstein et le matérialisme, loc. rit., t. II, p. 370-371.
53. G. Pleld1anov, Bernstein et le matérialisme, loc. cit., t. II, p. 374-375.
54. G. Plekhanov, Le « Cant» contre Kànt, loc. rit., t. II, p. 405.
55. Ibid., t. II, p. 405.
LECTEUR DE SPINOZA
Last but not least : le retour de Spinoza dans les ouvrages marxistes à la fin
du XIXe siècle, écrit André Tosel, « a pour fonction d'empêcher l'intégration
de la conception matérialiste de l'histoire dans un projet néo-kantienS? ».
« Quelle différence y a-t-il, demande Plekhanov, entre le matérialisme de
Marx et le kantisme? - Une différence prodigieuse! »
Elle réside tout entière dans ce qui concerne l'inconnaissable. Pour Kant,
les choses en soi ne sont point telles que nous les percevons, ni leurs rap-
ports dans la réalité ceux que nous nous représentons. Si nous faisons abs-
traction de la structure subjective de nos sensations, toutes les propriétés
des objets, tous leurs rapports dans l'espace et dans le temps, l'espace et le
temps eux-mêmes disparaissent, car tout cela n'existe qu'à titre de phéno-
mène, c'est-à-dire seulement en nous. La nature des choses, considérées en
elles-mêmes et indépendamment de notre propre faculté de perception,
nous est parfaitement inconnue. [... ] Les matérialistes, en ce point, sont
loin de donner à Kant leur accord 58 •
Aux yeux d'un Plekhanov, Spinoza serait donc le précurseur direct de
Marx également en ce qu'il affirme la « connaissabilité de la matière en son
en-soi s9 ». Et, de fait, dans les textes qu'il consacre à la polérnique contre
Conrad Schmidt et Edouard Bernstein, Plekhanov use et abuse de réfe-
rences à ce qu'Althusser appelait le « malheureux pudding d'Engels 60 » (<< la
meilleure réfutation du kantisme, a dit Engels, est administrée quotidien-
nement par notre activité pratique, et par l'industrie surtout. Pour repren-
dre son expression, the proof of the pudding is in the eatint1 »). Il déclare
que « notre science et notre technologie» sont « garantes» de ce que nous
pouvons prévoir certains phénomènes. Or « prévoir un phénomène, c'est
56. G. Plekllanov, Bernstein et le matérialisme, loc. dt., t. II, p. 374-376.
57. A. Tosel, Du matérialisme de Spinoza, Kimé, 1994, p. 195. Voir à ce sujet: 1. Getzler,
({ Georgi V. Plekhanov: la dannazione dell' ortodossia », dans Storia deI Marxismo, vol. 2 :
Il marxismo nell'età della Seconda Internazionale, Turin, Einaudi, 1979.
58. G. Plekhanov, D'une prétendue crise du marxisme, loc. dt., t. II, p. 354.
59. A. Tosel, « Labriola devant Spinoza, une lecture non spéculative », dans G. Labica et
J. Texier, Labriola, d'un siècle à l'autre [Actes du colloque international, CNRS, 28-30 mai
1985], Méridiens-Klincksieck, 1988, p. 22.
60. L. Althusser, Lire le Capital, § 17, Maspero, 1968, t. 1, p. 17.
61. G. Plekhanov, Matérialisme ou kantisme [1898], dans Œuvres philosophiques, op. dt.,
t. II, p. 448-467 (cit. : p. 449).
prévoir l'action sur nous de la chose en soi ». Et si nous « prévoyons l'ac-
tion sur nous de ladite chose », nous connaissons au rnoins certaines de ses
propriétés et, dès lors, « nous n'avons pas le droit de l'appeler inconnais-
sablé 2 ». Après Fichte, Schopenhauer et bien d'autres, Plekhanov tente de
mettre Kant en contradiction avec lui-mêrne : « Les choses en soi sont la
cause de nos sensations. Mais le même Kant dit que la catégorie de causa-
lité, comme toutes les autres catégories, n'est pas applicable aux choses en
soi 63 », etc. Selon Plekhanov, explique A. Tosel, Marx a donc achevé « une
conception matérialiste et moniste de la réalité, fondée sur le réalisme gno-
séologique et sur le primat exclusif de la détermination causalé 4 ». L'ordre
naturel est prernier, et nous ne faisons jamais notre histoire que sous la
pression de la nécessité. Marx et Engels, en nous indiquant que la techno-
logie nous permet de comprendre la nécessité et de nous en rendre comme
maîtres et possesseurs, auraient « achevé de réaliser l'intention anti-idéa-
liste de l'ontologie et de la gnoséologie spinoziennes65 ».
Il est fort intéressant de remarquer par contraste qu'à la fin de sa vie,
lorsque Plekhanov aura rompu avec l'orthodoxie marxiste, il changera cor-
rélativement d'attitude à l'égard de Kant: comme ses principales préoccu-
pations auront alors trait aux questions de « défense nationale », c'est-à-dire
à ce qu'il tiendra pour une légitime défense de la Russie contre l'Allemagne
wilhelmienne, il ira jusqu'à écrire que « l'organisation des nouvelles socié-
tés voulues par Marx a uni la politique extérieure du prolétariat avec la loi
morale de Kant66 ». Inviolabilité de l'individu et de la nation: ce seront là
les nouvelles valeurs d'un Plekhanov désormais fort proche du Bernstein
auquel il s'était affronté naguère, en lui opposant un Marx « spinoziste»
et ... inconciliable avec Kant.
62. Toutes les citations qui précèdent proviennent de la même page: cf: G. Plekhanov,
Conrad Schmidt contre Karl Marx et Friedrich Engels [1898], dans Œuvres philosophiques,
op. dt., t. II, p. 425-447 (cit. : p. 429).
63. Ibid., t. II, p. 432.
64. A. Tosel, Du matérialisme de Spinoza, op. dt., p. 197.
65. Ibid., p. 198.
66. G. Plekhanov, Sur la guerre [1914 - 0 BouHe), cit. d'après S. H. Baron, Plekhanov. The
Father ofRussian Marxism, Stanford, University Press, 1963, p. 330.
Spinoza à l'ombre du nihilisme
Conatus spinoziste et volonté schopenhauerienne
CHRISTOPHE BOURIAU
1. Les réferences des textes non traduits de Schopenhauer sont données d'après l'édi-
tion allemande des Samtliche Werke (désormais SW), établie par W F. von Lohneysen,
Stuttgart, Suhrkamp Taschenbuch, 1986, 5 tomes. Nous traduisons les passages cités et
indiquons le tome et la page. Les références à Spinoza sont données d'après l'édition des
Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », 1954.
2. Le monde comme volonté et comme représentation (désormais Le monde), trad. française
de A. Burdeau revue et corrigée par R. Roos, PUp, 1966, p. 1419.
3. Voir par exemple De la quadruple racine du principe de raison suffisante, trad. de
J. Gibelin, Vrin, 1983, § 8, p. 27.
4. Parerga und Paralipomena, SW, IV, p. 58 : « Puisque je suis moi-même kantien»; ibid.,
p. 166 : « Ma philosophie n'est que l'aboutissement (das Zu-Ende-IJenken) de la sienne
[de celle de Kant]. » Dans De la volonté dans la nature, trad. de Edouard Sans, PUF,
« Quadrige», 1986, 2 e éd., p. 45, Schopenhauer se présente comme un « continuateur»
de Kant, au sens où « l'on ne voit plus trace» dans sa doctrine de théologie et de psycho-
logie rationnelles.
5. De fait, comme l'a montré J.-M. Vaysse, Spinoza, offrant le modèle d'une pensée systé-
matique, constitue dans la philosophie allemande post-kantienne un passage obligé. Kant
laisse en effet à ses successeurs la tâche de penser l'unité systématique, d'assumer une unité
qui n'est jamais achevée dans sa doctrine critique: « Penser après Kant, c'est donc revenir
à Spinoza», Totalité et subjectivité. Spinoza dans l'idéalisme allemand, Vrin, 1994, p. 12.
CHRISTOPHE
LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE
La méthode
Schopenhauer s'attaque ainsi à la rnéthode de Spinoza. Sa lecture est à
l'évidence gouvernée par le chapitre de la Critique consacré à la « Discipline
de la raison pure dans son usage dogmatique ». C'est de façon illégitirne,
écrit Schopenhauer, que Spinoza habille la philosophie des vêtements de la
géométrie, en utilisant une longue suite de propositions, démonstrations,
scolies et corollaires. Manque en effet au philosophe [die} Konstruktion der
Begrijfe, cette construction dans l'intuition qui seule assure aux concepts
validité et exhaustivité. Et Schopenhauer de railler: « L'habit ne fait pas
le moine» (Parerga, Sw, IV, p. 94). Ce n'est pas en prenant l'habit du
géomètre que le philosophe peut prétendre atteindre à la rnême rigueur
et à la même évidence, puisqu'il existe une différence irréductible entre
philosophie et mathématique, la seconde seule étant capable de valider ses
définitions en les construisant dans l'intuition. Le philosophe, sauf à tom-
ber dans l'arbitraire, ne doit donc pas partir de définitions abstraites rnais
de ce qui est imrnédiaternent donné à son intuition.
Schopenhauer se défend donc d'être «spinoziste»: «Mes énoncés
ne reposent pas sur des chaînes logiques, rnais immédiaternent sur le
monde offert à l'intuition» (ibid., p. 163). Il suit la voie inverse de celle
de Spinoza: « Ma philosophie est obtenue et présentée selon la méthode
analytique, non synthétique lO • » Schopenhauer part du réel offert à l'intui-
tion tandis que Spinoza construit le réel à partir de simples concepts. La
seconde attaque contre Spinoza, également inspirée par Kant, concerne le
statut de l'étendue ou espace.
L'étendue
Schopenhauer loue Spinoza pour la définition qu'il donne du temps
dans les Cogitata metaphysica (partie l, chap. 4), selon laquelle le temps
n'est pas une affection des choses mêmes, mais un modus cogitandi ou un
être de raison. Cette définition s'accorde en effet avec la conception kan-
tienne du temps comrlle forme de la représentation. Il en va tout autre-
ment de l'étendue, que Spinoza attribue aux choses rllêmes « au moyen
10. Parerza, Sw, IV, p. 164. Voir Le monde, p. 1418, olt Schopenhauer explicite la dis-
tinction entre la synthèse et l'analyse: « Je pars de l'expérience et de la conscience de soi
naturelle, donnée à chacun, pour arriver à la volonté, mon seul élément métaphysique: je
suis ainsi une marche ascendante et analytique. Les panthéistes au contraire prennent, à
l'inverse de moi, la voie descendante et synthétique; ils partent de leur Dieu, que, parfois
sous le nom de substantia ou d'absolu, ils obtiennent de nous par leurs instances ou nous
imposent, et c'est cet être entièrement inconnu qui doit expliquer par la suite tout ce qui
est connu. »
CHRISTOPHE BOURIAU
d'une pure affirmation» (Parerga, Sw, IV, p. 20). Certes l'étendue n'est
pas, comrne le croyait Descartes, le « contraire de la représentation », et
en un sens Spinoza a raison d'affirmer que l'étendue et la pensée sont une
seule et mêrne chose, envisagée sous deux points de vue differents. Mais ce
que Spinoza n'a pas vu, c'est que l'étendue est interne à notre représenta-
tion : « L étendue en effet n'est d'aucune manière le contraire de la repré-
sentation, mais est entièrement inhérente à celle-cil!. » Ayant manqué ce
point essentiel, Spinoza est incapable de prouver qu'à notre représentation
de choses étendues correspondent bien des choses étendues hors de notre
représentation.
En effet, une fois l'étendue dogmatiquement posée hors de ma représen-
tation, il devient impossible de prouver qu'elle existe bien indépendamment
de celle-ci. Seul Kant résout le problèrne en le dépassant: l'étendue ou
espace étant la simple forme de notre représentation des choses extérieures,
cela n'a plus de sens de demander si cette étendue existe hors de notre
représentation. Au plan de la représentation, le réel se réduit aux phéno-
rnènes liés selon la catégorie de causalité 12 , au sein de l'espace et du temps
en nous.
Dans le ITlême ordre d'idées, un second grief est forITlulé à l'encon-
tre de Spinoza. Celui-ci supprime la relation causale entre le corporel et
le spirituel. Schopenhauer cite Éthique, II, 5 : « Les idées [ ... ] adrnettent
pour cause efficiente, non les objets mêmes qu'elles représentent autre-
ITlent dit les choses perçues -, ITlais Dieu lui-même, en tant qu'il est chose
pensante. » Pour ce motif encore, dit Schopenhauer, Spinoza se met dans
l'incapacité de résoudre la question du statut du représenté. Ma représen-
tation d'un corps a-t-elle un corrélat corporel hors de moi? Rien ne permet
de l'affirmer puisque rna représentation a pour cause Dieu cornme chose
pensante, et non un corps (Parerga, Sw, IV, p. 17).
Il. Parerga, SW, IV, p. 21. Voir aussi p. 94 : « Létendue n'existe que dans la représenta-
tion, et ne lui est donc pas opposée mais subordonnée. »
12. On sait que Schopenhauer réduit à la causalité les douze catégories kantiennes, dont
onze seraient « comme de fausses façades sur une fenêtre» (Le monde, p. 569).
SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE
Points communs
Schopenhauer pense partager deux thèses avec Spinoza. Premièrement,
s'agissant de la disposition d'esprit requise pour philosopher, Schopenhauer
trouve en Spinoza un modèle. Spinoza a toujours su préserver, contraire-
ment aux « trois sophistes» (Fichte, Schelling, Hegel), son indépendance
d'esprit, et a vécu « cornme doit vivre un philosophe digne de ce norn ».
Pour servir la vérité, en effet, on doit « tenir sur ses propres jambes» et
« ne servir aucun rnaître ». C'est parce qu'il était pleinement conscient de
cette vérité que Spinoza, selon Schopenhauer, a décliné la proposition qui
------_._-_._-------
13. Ces points sont abordés dans la communication de Bernard Rousset.
CHRISTOPHE
14. Schopenhauer s'explique ainsi: « Là olt elle [la philosophie] a le moins sa place, c'est
dans les universités, olt la faculté de théologie occupe le premier rang, c'est-à-dire que les
choses y sont réglées avant même que la philosophie paraisse [... ]. La philosophie univer-
sitaire actuelle [ ... ] est l'ancilla larvée, et destinée aussi bien que la scolastique à servir la
théologie» (p. 55).
15. Par exemple, Schopenhauer prétend atteindre la chose en soi par l'intuition, alors
que celle-ci, selon Kant, nous laisse au plan du phénomène. Il considère le monde phé-
noménal comme une illusion (Schein) et se croit en cela fidèle à Kant, alors que celui-ci
au contraire distingue entre Schein et Erscheinung. Kant considère le phénomène non
comme une illusion mais comme la chose même telle qu'elle se manifeste à nous, comme
une Erscheinung de la chose.
16. On peut parler d'une métaphysique de Schopenhauer qui, s'il renonce à la théolo-
gie et la psychologie rationnelles, déploie en revanche une cosmologie. Contrairement à
Kant, Schopenhauer dépasse le plan phénoménal, celui de la représentation, pour celui de
l'être en soi, la Volonté, « mon seul élément métaphysique» (Le monde, p. 1418).
SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE
17. Otrun Schulz, Wille und lntellekt bei Schopenhauer und Spinoza, Peter Lang, Francfort-
sur-le-Main, 1996; recensé par Florence Albrecht, Archives de philosophie, tome 59, cahier
4, octobre-décembre 1996, Bulletin spinoziste, p. 38-40.
18. Voir De la volonté dans la nature, p. 198, où Schopenhauer reprend à son compte
la définition spinoziste de la liberté: « C'est avec raison que Spinoza dit: Ea l'es libera
diçitur, qua ex sola sua natura necessitate existit, et a se sola ad agendum determinatur»
(Ethique, 1, déf 7).
CHRISTOPHE
20. Schop~nhauer reconnaît sur ce point sa dette à l'égard de Spinoza, sans trop y insister
toutefois. A ceux qui prétendent qu'il s'est inspiré de Schelling, il répond que si l'on tient
à lui trouver des prédécesseurs, il faut plutôt se repo!'ter, entre autres auteurs, à Spinoza.
Et il cite précisément les passages du Livre III de l'Ethique se rapportant à la théorie du
conatus et du désir comme essence de l'homme (Parerga, Sw, IV, p. 167).
21. Le fondement de la morale, trad. A. Butdeau, Le Livre de poche, 1991, p. 230-231.
22. Ibid., p. 232.
CHRISTOPHE
Volonté et connaissance
Pour appuyer sa thèse selon laquelle les forces intellectuelles sont les
« servantes de la Volonté », Schopenhauer cite dans les Parerga le célèbre
passage de l'Éthique: « Nous ne tendons pas vers une chose par appétit ou
désir, parce que nous jugeons qu'elle est bonne; c'est l'inverse» (Parerga,
Sw, IV, p. 167). En d'autres termes, c'est le désir qui conditionne l'exer-
cice du jugement, et non pas l'inverse: l'activité intellectuelle est au ser-
vice des exigences de la Volonté désirante. Schopenhauer développe l'idée
que toute notre activité mentale est au service des exigences de la Volonté
qui cherche à affirmer l'existence de notre corps23. Ses analyses du rapport
entre notre activité représentative et la Volonté sont fortement influencées
par le Livre III de l'Éthique.
Spinoza présente le conatus comme un effort pour persévérer dans l'être,
pour écarter la tristesse, pour imaginer ce qui détruit la cause de la tristesse
(Éthique, III, 12, 13). L'esprit, écrit Spinoza, « répugne à irnaginer ce qui
dirninue ou contrarie sa puissance et celle de son corps» (Éthique, III, 13,
scol.). De mêrne, Schopenhauer écrit que « la Volonté interdit à!' entende-
rnent certaines représentations », précisément celles qui dépriment ou
affaiblissent l'individu (Le monde, p. 906). L'esprit, écrit Spinoza, s'efforce
d'imaginer une chose qui exclut l'existence présente du mauvais souvenir
(loc. dt., dém.), c'est-à-dire du souvenir triste et affaiblissant. De même,
Schopenhauer explique l'oubli de certains souvenirs pénibles de la manière
suivante: « Elle [la volonté] réfrène l'intellect et le force à détourner ailleurs
son attention» (Le monde, p. 906, souligné par nous). Les résistances qui
provoquent l'oubli ne partent pas de l'intellect lui-rnême, poursuit-il,
mais de la volonté ou désir qui « constitue l'essence rnême de l'homme»
(ibid.).
5' efforçant d'exclure les idées tristes, l'esprit, pour Spinoza, s'efforce
d'imaginer ce qui est cause de joie et augmente notre puissance d'agir
23. La Volonté, comme effort (Anstrengung) pour conserver, « met en mouvement l'asso-
ciation des idées, [ ... ] pousse l'intellect, son serviteur, à coordonner ses pensées» (Le
monde, p. 823).
~~.TAT1·rC' SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE
(Éthique, III, 12). C'est par cet eHort que Schopenhauer explique qu' « une
mémoire, même faible, retient parfaiternent ce qui a de la valeur pour
la passion actuellement dorninante » (Le monde, p. 922). Sur la fonction
sélective de la mérrlOire, qui annonce la théorie freudienne du refoule-
rnent24 , Schopenhauer parle le même langage que Spinoza: l'activité repré-
sentative est gouvernée par l'appétit, en vertu duquel l'individu recherche
ce qui est utile à sa conservation. Toutes les analyses schopenhaueriennes
du rapport entre Volonté et intellect sont gouvernées par ce principe25 •
À un niveau supérieur, la Volonté incite l'intellect à lutter contre les pas-
sions tristes par la connaissance de la nécessité: nous pourrions nous épar-
gner neuf fois sur dix26 la contrariété, écrit Schopenhauer, « si nous compre-
nions les choses exactement et par leurs causes, si nous en connaissions
la nécessité et la vraie nature» (ibid, p. 911). Ainsi la Volonté « pousse
l'intellect [ ... ] à reconnaître les principes et les conséquences» (ibid.,
p. 823), lui assignant le « rôle d'un consolateur» (ibid, p. 922). Laccent
spinoziste de ces passages est indéniable: pour cesser d'éprouver la tristesse
consécutive à un événement et se consoler, l'homme doit cornprendre que
l'enchaînement des causes et des effets rendait cet événement nécessaire,
donc inévitable.
Pour Schopenhauer comIne pour Spinoza en effet, rnême les actions
humaines sont soumises au régime de la nécessité. Dans son essai Sur la
liberté du vouloir, Schopenhauer s'autorise de la critique spinoziste du
libre arbitre (SW, III, p. 599-601). Il cite entre autres textes la Lettre 58
à Schuller, où Spinoza explique l'illusion de la liberté par l'ignorance des
causes qui nous déterminent à vouloir ceci plutôt que cela. De la même
manière, Schopenhauer rrlontre que l'homme se croit doté d'un pouvoir
de choix parce qu'il ne voit pas la chaîne causale qui le détermine. Il a
ainsi l'illusion d'une absence de causes déterminantes, den Augenschein der
Ursachlosigkeit (ibid., p. 565). Schopenhauer partage avec Spinoza la thèse
d'un déterminisme absolu. Il s'accorde ainsi avec lui sur la définition néga-
tive et sur la définition positive de la liberté humaine: la liberté n'est pas le
libre arbitre qui n'est qu'une illusion; elle consiste dans le fait de dévelop-
per son essence sans contrainte, en étant « déterminé par soi seul à agir»
(Éthique, l, expl. VII).
24. Voir sur ce point Michel Henry, « La question du refoulement», dans Présences de
Schopenhauer, sous la dir. de R-P. Droit, Grasset, Le Livre de poche, 1989, p. 269-286.
25. Dans les Parerga (SW, Jv, p. 167), Schopenhauer réaffirme que le désir est primordial
dans l'homme et il cite l'Ethique pour appuyer sa thèse: « Lappétit n'est rien d'autre que
l'essence même de l'homme, et de la nature de cette essence suivent nécessairement les
choses qui servent à sa conservation» (Éthique, III, 9, seol., souligné par Schopenhauer).
26. Pourquoi pas dix fois sur dix? Schopenhauer se distingue assurément de Spinoza par
son pessimisme.
CHRISTOPHE
La question du salut
Lorsqu'il présente sa conception du salut suprêrne, Schopenhauer se
réclame encore de Spinoza. Pour Schopenhauer, l'hornme se libère de la
volonté active, du vouloir-vivre douloureux par le développernent d'une
connaissance immédiate et désintéressée des «idées ». :Lidée représente
selon lui l'essence de chaque genre d'êtres, pierre, arbre, animal, être
humain, et correspond à un degré d'objectivation de la Volonté. Ainsi
la pierre objective la Volonté par sa résistance, l'animal par ses instincts,
l'homme par une rationalité conditionnée par le désir. La conternplation
désintéressée de l'idée ou essence éternelle des genres d'êtres offre le salut,
parce qu'elle correspond au moment « où la connaissance se libère du ser-
vice de la Volonté », où l'individu incarné se mue en« sujet connaissant pur,
affranchi de la volonté, de la douleur et du temps» (Le monde, p. 231).
Cette transforrnation de l'individu soumis aux conditions de l'espace et
du temps, soumis à l'espoir et à la crainte, en sujet connaissant pur, consi-
dérant l'essence éternelle des choses, Schopenhauer la repère précisément
dans le Livre V de l'Éthique: « C'était aussi ce que, petit à petit, Spinoza
découvrait, lorsqu'il écrivait: Mens czterna est) quatenus res sub czternitatis
specie concipit» (ibid). C'est bien un apaisement comparable à celui conçu
par Spinoza que vise Schopenhauer dans la contemplation des choses sub
czternitatis specie (ibid, p. 232).
Aussi, par exernple, la contemplation de mon essence éternelle, celle
qui qualifie le genre humain, offre-t-elle un dépassement de mon indi-
vidualité incarnée, en proie aux passions, et notamment à la crainte de
la mort. La destruction de mon existence dans la mort n'atteint pas mon
essence véritable (Le monde, p. 1217). La rnort est incapable de m'anéantir
si je prends conscience de ma nature ou essence « primitive et éternelle ».
Schopenhauer s'autorise encore de Spinoza sur ce point capital, comrnen-
tant le célèbre passage: Sentimus experimurque nos czternos esse (Éthique, V,
23, sco1.) : pour se croire impérissable en effet, l'homme doit considérer
que son essence, contrairement à son existence incarnée, est sans commen-
cement (Le monde, p. 1232). Cette essence correspond à la manière dont
la Volonté s'objective dans l'être humain en général, abstraction faite de
tout ce qui caractérise mon individualité. Pour Spinoza en revanche, ma
véritable essence est toujours une essence singulière. Une fois de plus, l'in-
dividu, pour Schopenhauer, est inessentiel, ma substance véritable n'ayant
rien à voir avec mes caractéristiques singulières, tandis que pour Spinoza
au contraire la substance n'est rien, indépendamment des rnodes singuliers
qui l'expriment.
SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE
LA MORALE
En dénonçant l'immoralisme de Spinoza, Schopenhauer règle une fois
de plus ses cornptes avec les « trois sophistes» mentionnés ci-dessus. Le
renouvellement du spinozisme et du panthéisme en nos jours, écrit-il, « a
entraîné ce profond abaissement de la morale ». En effet, « on tend à placer
dans la jouissance et le bien-être la fin dernière de l'existence humaine» (Le
monde, p. 1355). La critique de Spinoza permet d'une part à Schopenhauer
de dénoncer l'irnmoralisrne des doctrines panthéistes - à commencer par
celle de Hegel (ibid., p. 1356-1357); d'autre part, elle répond à son souci
constant de marquer l'originalité, sans doute suspecte à ses propres yeux, de
sa doctrine par rapport à celle de Spinoza. La critique schopenhauerienne
de la morale de Spinoza, dont l'enjeu n'est rien de moins que de renverser27
le spinozisme, repose cependant sur deux contresens, deux erreurs d'inter-
prétation.
Optimisme et immoralisme
Schopenhauer déduit l'immoralisme de Spinoza de son optimisme sup-
posé. Le panthéisme, déclare Schopenhauer, « est optimiste par essence»
(Le monde, p. 126). En effet, si Dieu constitue l'essence intime du rnonde,
cela signifie que « le rnonde avec tout son contenu est parfait et tel qu'il
doit être» (ibid., p. 1419). En conséquence, l'homme n'a plus qu'à jouir
de l'être, qu'à rechercher son propre avantage 28 • Suum utile quterere : tel est,
selon Schopenhauer, le « principe égoïste» de Spinoza (Le monde, p. 126),
qui consacre son immoralisme. Pour Schopenhauer en effet le critère de
l'action rnorale est 1'« absence de tout lllotif égoïste» (Le fondement de la
morale, trad. cit., p. 151).
Le mal, pour Schopenhauer, c'est précisérnent le conatus, l'effort par
lequel chaque individu cherche à maintenir son existence, à augmenter sa
joie. Cet effort pour se conserver, que Schopenhauer retraduit en vouloir-
vivre, définit l'égoïsme: « Mais l'égoïsme est-il autre chose que la volonté
27. Peur-être s'agit-il d'ailleurs moins d'un renversetpent que d'une simple inversion du
sens des thèses maîtresses de Spinoza. C'est l'avis d'Elisabeth de Fontenay: « Le compte
dont il [Schopenhauer] doit s'acquitter, le compte donc qu'il a à régler avec le grand Juif
immanentiste est considérable: conatus comme formulation positive et matérialiste dont
le vouloir-vivre, malgré l'appareil kantien, ne ta.it, peur-être, qu'inverser les signes»; « La
pitié dangereuse », dans Présences de Schopenhauer, loc. dt., p. 84.
28. Voir Parerga, Sw, IV, p. 94, nous traduisons: « [ ... ] Si ce monde est un Dieu, alors il
est à lui-même sa propre fin et doit s'honorer et se réjouir de son existence. Alors "saute,
Marquis !" toujours joyeux, jamais triste. »
SPINOZISTE ET VOLONTÉ SCHOPENHAUERIENNE
La compassion
L'ontologie de Spinoza aurait dû, d'après Schopenhauer, le conduire
à une rnorale de la cornpassion (Parerga, SW, p. 94-95). Cornme on sait,
Schopenhauer réserve toute puissance et, partant, toute réalité à la Volonté.
Seule la Volonté est réelle, et le multiple n'en est que la manifestation illu-
soire : « Toute multiplicité est une apparence: tous les individus de ce
monde, coexistants et successifs, si infini qu'en soit le nornbre, ne sont
pourtant qu'un seul et rnêrne être, qui, présent en chacun d'eux, et partout
identique, seul vraiment existant, se manifeste en toUS» (Le fondement de
la morale, p. 230).
On a vu que Schopenhauer attribuait à tort cette thèse, selon laquelle
toute rnultiplicité est apparente, à Spinoza: « Spinoza ne voyait en elles
[les choses] que les accidents de la substance unique existant seule éternel-
lernent» (Le monde, p. 30). Cette identité substantielle de tous les êtres
aurait dû, selon Schopenhauer, conduire Spinoza à développer le thème
d'une compassion universelle: tout être souffrant ne se distinguant pas,
fondamentalerrlent, de rnoi-même doit m'inspirer la compassion et m'in-
citer à alléger sa souffrance. L'absence de compassion de Spinoza envers les
animaux3l , que Schopenhauer repère en Éthique, IV, 37, sco!., lui apparaît
ainsi comme une contradiction, une fausse conséquence du rnonisme 32
spinoziste (Parerga, Sw, IV, p. 94-95).
Mais il est clair que Schopenhauer se méprend entièrement sur la nature
du rapport entre la substance et les rnodes. Pour preuve, la parenté qu'il
croit pouvoir établir, dans Le fondement de la morale, entre Spinoza et le
bouddhisme. Schopenhauer croit pouvoir retrouver chez Spinoza l'opposi-
tion entre l'Identité suprême de l'Un (tad êkam) , seule réalité authentique,
et le multiple, que le courant bouddhiste de l'hindouisme présente comme
une illusion (le voile de Maya).
Or les modes, on l'a vu, ne sont pas la projection fantastique d'une
substance unique qui serait seule réelle. L'idée de mode ne sert jamais à
retirer toute puissance à la créature, étant entendu que les modes parti-
cipent à la puissance de Dieu, sont des parties de la puissance divine, et
33. Max Grunwald, Spinoza in Deutschland, Berlin, 1897, p. 252-253. C'est nous qui
traduisons.
34. Dans le Traité théologiro-politique, chap. XVI, Spinoza écrit que les lois de la raison
servent 1'« intérêt véritable des hommes» (p. 827). Ce chapitre est présenté par Schopen-
hauer comme le «véritable résumé de l'immoralité de Spinoza» (Le monde, p. 1419,
note 1). Dans Le fondement de la morale, Schopenhauer imagine que Spinoza ait à
expliquer le phénomène suivant: Caïus renonce à tuer son rival amoureux alors qu'il est
pourtant à l'abri de représailles. Lexplication que Spinoza mettrait dans la bouche de Caïus
serait, selon Schopenhauer, la suivante: « Rien de plus utile à l'homme que l'homme lui-
même: c'est pourquoi je n'ai pas voulu tuer un homme» (p. 186). La réponse de Spinoza
s'appuierait donc sur un calcul de l'utilité: je n'épargne pas autrui par pitié pour lui,
mais parce que ma raison me fait voir que mon intérêt est de composer avec sa puissance.
Schopenhauer oppose alors à l'utilité, mobile de l'action selon Spinoza, la compassion
désintéressée, comme étant le motif le « plus pur», fournissant le « fondement de la
morale» (ibid.).
CHRISTOPHE
et approfondie dans toute l'œuvre qui suit: innovation qui frappe, quand
on constate que le criticisIne kantien, dont se réclarne Schopenhauer pour
s'en éInanciper, ne s'attarde pas à mettre en cause le spinozisme de cette
manière.
Ce n'est pas l'image de Spinoza4 que se fàit et nous propose Schopen-
hauer qui importe ici: contrairement à ce qui nous est dit de Hegel ou
de Schelling (le maître des méprisables « néo-spinozistes»), cette image est
plutôt bienveillante, mais quelque peu condescendante, en un mot « api-
toyée », comIne nous y conduit tout le système philosophique enseigné dans
son œuvre, notamment dans l' « Épiphilosophie » qui conclut Le monde.
Et il n'est pas nécessaire d'entrer dans le détail des enseigneInents spi-
nozistes évoqués et discutés par Schopenhauer, principalernent en matière
de Inorale, car ce ne sont là que les conséquences de son propre ensei-
gnement et les corollaires de son image générale du spinozismes; notons
d'ailleurs que l'examen de l'Éthique reste sommaire et superficiel, en fait
fort conventionnel, le Politique étant à peine signalé et le Théologico-poli-
tique pratiquement ignoré: le bien identifié à l'utile, la vertu à la puis-
sance, la sagesse à la liberté et à sa joie restent de toute évidence pour
lui sans valeur, sans signification. MêIne le conatus, qui aurait pu trouver
grâce dans une philosophie du vouloir-vivre, est critiqué, disséqué, tant il
implique un développement vers la raison et l'autonomie, tant il exprime
une positivité ontologique première, radicale et fondamentale: ce que
Schopenhauer lui reproche avant tout, c'est sa démonstration qui explique
qu'une chose ne peut se détruire en et par elle-même, mais qu'elle ne peut
être qu'affirmation d'elle-mêmé; et ce reproche s'intègre très précisément
dans la critique générale qui est faite du spinozisme lorsqu'en est dégagé le
dans les paragraphes ici évoqués, source des analyses ultérieures, notamment celles de
Heidegger, j'estime prudent d'adopter « fondement» dans cette expression canonique,
afin de mieux entendre la distinction décisive portant sur causa et ratio, espèces hétéro-
gènes, mais trop souvent confondues, d'un Grund générique.
4. Souvent associée à celle de Giordano Bruno: Schopenhauer fait ainsi sentir combien il
préfère, malgré tout, Schelling à Hegel.
5. Je ne peux ici que renvoyer à ce qui nous a été dit lors de ces Journées Spinoza au
XIX siècle par M. Christophe Bouriau. ,
6. Cf. Quadruple racine, Fe éd., II, 8, p. 55; 2 eéd., II, 8, p. 154-155. A la doctrine spino-
ziste du conatus, analysable et explicable, individuel et même personnel, s'accomplissant
dans l'idée se réfléchissant elle-même et agissant en conséquence, et fondamentalement
affirmatif: Schopenhauer veut précisément opposer sa doctrine du vouloir-vivre, qui en
diffère du tout au tout, au point de pouvoir apparemment se nier lui-même, se renier ou
se détruire: c'est pourquoi il insiste sur l'identification spinoziste de la volonté avec l'en-
tendement, dénoncée comme étant une confusion (cf, en particulier, Le monde comme
volonté et comme représentation, Fe éd., IV, 55, passim, p. 371, 377-378). Remarquons
seulement ici que, au fond de l'identité volonté-entendement, il y a bien l'affirmation
d'une équivalence cause-raison.
SCHOPENHAUERIENNE DU SPINOZISME
nécessaire: non sans raisons, il nous fait en effet observer que la dérnons-
tration spinoziste, si elle était valide, vaudrait pour la nature, le monde,
l'être ou l'infini en général, car « le même argurnent par lequel Descartes
avait prouvé l'existence de Dieu lui sert à prouver l'existence absolurnent
nécessaire du monde, lequel n'a donc pas besoin d'un Dieu» (Quadruple
racine, 2 e éd., II, 8, p. 155)10.
On pourrait faire observer que cette application de l'argurnent ontolo-
gique, traditionnellernent réservé à Dieu seul dans sa transcendance, à la
substance infinie ou au monde en général, dans son imrnanence, a pour
conséquence une réduction des choses finies à une existence simplernent
rnodale, en relation avec l'imagination: « Spinoza ne voyait en elles que les
accidents de la substance unique existant seule éternellement» (Le monde,
1re éd., l, 3, p. 30) ; rnais Schopenhauer ne lui en fait pas reproche, loin de
là, car, nous dit-il dans la même page, cette désubstantialisation s'inscrit
dans une longue tradition remontant à I-Iéraclite et Platon, et fait penser à
la Maya, la modalisation spinoziste des êtres pouvant être comprise à partir
de leur phénoménalisation kantienne, telle qu'il s'en sert: « La conception
exprimée en comrnun par tous ces philosophes n'est autre que celle qui
nous occupe en ce rnornent : le monde comme représentation, assujetti
au principe de raison. » Nous ne devons pas moins nous souvenir que
la déréalisation des phénomènes qui a tant pesé sur les interprétations
du criticisme fait aussi partie de l'héritage relatif au spinozisrne que
nous a légué Schopenhauer, pour une fois en accord avec Hegel parlant
d'« acosrnisrne ».
C'est donc ce seul principe de raison, tel qu'il est énoncé au moyen
de l'identification causa-ratio, qu'il convient d'examiner pour le rnettre en
accusation.
Il convient de préciser que cette identification trouve son expression
achevée dans la formule condensée caractéristique du spinozisme, causa
sui, avec, pour conséquence, la définition de Dieu cornme causa imma-
nens, dont dérive la déduction du conatus, dans lequel l' essentia actualis est
conservation de son être ou persévération dans son être selon cette causalité
immanente qu'est la causalité adéquate. Nul ne niera que Schopenhauer a
bien rnis ainsi le doigt sur ce qui est essentiel dans l'Éthique, ses contenus
et ses démonstrations: en effet, une fois cette thèse première dégagée, il
On voit aussitôt ce qu'il serait facile d'en conclure, des thèses sur les-
quelles Schopenhauer n'a d'ailleurs pas lui-même trop insisté, mais qu'il a
permises, autorisées, et qui restent comme son legs:
- dans le spinozisme, l'argument ontologique joue un rôle prééminent,
déterminant, qu'il n'a peut-être pas ailleurs (sauf dans Hegel, cherchant à
le sauver), dont l'analyse et la mise en cause, à la suite de Kant, serviraient
d'épreuves pour vérifier la validité de tout le système;
-la causalité est une liaison rationnelle analytique, prédicative, et la ratio-
nalité se réalise dans une liaison causale apparemment synthétique;
n'est rien d'autre que la manière, la seule, d'écarter les délires et les arbi-
traires dans nos discours sur l'Être.
Il est vrai que Spinoza identifie d'une certaine manière causa et ratio,
mais c'est en spécifiant, le plus souvent, à chaque fois que c'est nécessaire,
causa sive ratio cur, la causalité se trouvant ainsi placée dans l'explication
qui peut être trouvée, qui peut être donnée des choses ou des événements,
cause efficiente, qui peut être transitive, ou irnrnanente, ou aussi fonnelle
(dans l'essence de la chose), ou encore matérielle (dans les conditions d'exis-
tence), mais jamais finale, le cur s'opposant ici au ut: nous sommes tout
sirnplement en présence de l'explication que la raison, notre raison, trouve
dans l'ensemble des conditions d'existence, qui, si elles sont données, font
que la chose ou l'événement est et ne peut pas ne pas être; il ne s'agit pas
de dire que la Raison mène le monde ou que le monde est la Raison, qu'il
est donc rationnel en soi et par soi, mais de montrer qu'il est connu et qu'il
n'est connu que par et dans la rationalité qui s'exprime dans une cohérence
déductive qui ne nous est donnée que par notre Entendement dans l'ana-
lyse adéquate de ses idées: l'affirmation de la rationalité de la causalité ne
signifie, en un sens, que l'exclusion de l'explication par des causes occultes
ou mystérieuses et miraculeuses.
Certes, Schopenhauer n'ignore pas l'irnportance de ce cur précisant la
spécificité du causa sive ratio spinoziste, cornme le montre une page de la
première édition du Monde (l, § 15, p. 121), mais c'est justernent pour
récuser non le seul souci de rationalité, mais toute interrogation causale
en général: « Une philosophie ne se laisse pas déduire, cornme le voulait
Spinoza, par une démonstration ex jirmis principiis ... Le but de la philo-
sophie ne peut pas être la recherche d'une cause efficiente ou d'une cause
finale l4 • [ ••. ] Aujourd'hui du moins, elle ne se demande nullement d'olt
vient le monde, et pourquoi il existe. La seule question qu'elle se pose,
c'est: qu'est-ce que le monde? Le pourquoi est ici subordonné au qu'est-ce
que c'est? » « Peut-être », répondrait ici Spinoza, « mais, sans possession du
pourquoi, on peut dire n'importe quoi» : et, pour nous en convaincre, il
nous suffit de constater le caractère totalement arbitraire des affirmations
dogmatiques, « positivistes» ou « négativistes », de la doctrine du vouloir-
vivre l5 •
Est-ce à dire que Spinoza s'en tiendrait, avec cette identification cause-rai-
son, à une conception logique, analytique de la causalité, objet précisément
14. Remarquons cependant que Schopenhauer, qui en a besoin pour sa doctrine du
vouloir-vivre, tient à préserver les droits d'une téléologie et qu'il reproche précisément
pour cette raison à Spinoza d'avoir refusé les causes finales (Le monde, 3e éd., II, 26,
p. 1065).
15. Nietzsche s'en souviendra.
BERNARD
16. On n'a que trop souvent négligé l'existence et l'importance d'un ordre des idées ina-
déquates dans le spinozisme, ordre constitutif du monde des passions, mais aussi des
croyances et de la tradition, univers des esprits parallèle à celui des corps: le monde de la
Maya n'a-t-il pas, lui aussi, ses causes et ses lois?
BERNARD
causes par lequel celles-ci se produisent, sans quoi je ne dirais rien de vrai,
je ne comprendrais rien véritablernent, je croirais seulement cornprendre,
sans savoir et pouvoir expliquer ce qui se passe; alors, effectivernent, cause
et raison coïncident dans un même développernent explicatif: qui n'est pas
une logicisation de l'être, mais le constat de son intelligibilité, qui tient à ce
que la raison est une science des causes, la science par les causes l7 •
*
* *
On peut alors concéder à Schopenhauer que le fondement suffisant se
spécifie en quatre espèces entièrement hétérogènes, trouvant leurs racines
en des terrains differents (mêrne si l'on s'inquiète alors de la possibilité
d'invoquer finalement un fondement unique comme le vouloir-vivre), et
qu'il faut donc récuser l'identité raison-cause qu'il trouve dans le spino-
zisme : ce n'est pas ici le problème; mais il faut convenir que cette identité
ne se trouve pas dans l'Éthique, avec les défauts qui lui sont reprochés:
peut-être parce que Spinoza se situe à un autre niveau, là où la distinction
entre les fondements n'était pas encore faite, ou plutôt parce qu'il se situe
à un niveau plus élevé, là où elle n'a plus à être faite, celui de l'intelligibi-
lité de l'être, par la raison, dans sa causalité, c'est-à-dire en ses conditions
d'intelligibilité.
Pour y parvenir, il faut, car ce n'est pas imrnédiatement évident, lire
l'Éthique, apprendre à la lire, en se passant de l'image du spinozisme léguée
par Schopenhauer, fort peu soucieux de cette intelligibilité.
Car il avait une autre image de l'Être, une autre image de Dieu ou de
l'Absolu, ainsi qu'il le confie lui-rnême dans une page où il vient préci-
sément d'évoquer Spinoza et sa morale, dans son « Epiphilosophie » qui
est son dernier mot, à la fin du Monde comme volonté et comme représen-
tation: « Chez moi, la volonté ou l'essence du monde n'est nullement
Jéhovah, mais bien plutôt en quelque sorte le Sauveur crucifié, ou encore
le larron crucifié, selon le parti pour lequel on se détermine» ; image donc
d'un christianisme ou d'un bouddhisme, qu'il oppose expressément au
judaïsme tel qu'il se serait exprimé sous la plume de Spinoza dans la causa
sive ratio, une image de la mort, contemplée avec satisfàction dans l'image
d'un mourant 18 •
17. Sans qu'il soit nécessaire de faire un détour par l'entendement d'un Dieu créateur et
vérace.
18. Nous devons remarquer que, paradoxalement, la Phénoménologie de l'esprit de Hegel,
tant décriée, s'achève sur l'image comparable, communément chrétienne, du « calice du
royaume des esprits », ostensoir du « calvaire de l'esprit absolu» ... Dans la seconde édi-
tion de la Quadruple racine (II, 8, p. 153), Schopenhauer écrit contre Spinoza comme
SCHOPENHAUERIENNE DU SPINOZISME
l'avait fait Hegel dans l'Encyclopédie: « Un dieu impersonnel est une contradictio in
adjecto», sans qu'on sache vraiment s'il entend par là simplement nier Dieu ou affirmer
malg~é tout un Dieu personnel.
19. Ethique, V, 36, scol. : Gloire, faut-il rappeler, d'un Deus sive Natura, dans l'imma-
nence et par la réciprocité, ayant pour fondement l'identité, d'un erga Deum Amor sive
Amor Dei erga homines.
Le Spinoza de Nietzsche:
les attendus d'une amitié d'étoiles 1
PHILIPPE CHOULET
1. Nous usons des éditions suivantes: Spinoza, Œuvres, éd. Appuhn, Garnier-Flamma-
rion, 4 vol.; pour Nietzsche, sauf exception: Œuvres philosophiques complètes, éd. Colli-
Montinari, Gallimard, 14 voL, uniquement pour les posthumes; éd. R. Laffo nt , coll.
« Bouquins» (2 vol.) pour tous les autres textes. Tous les passages soulignés le sont par
les auteurs.
PHILIPPE '-''-'-'--'LIL ....,
Cette joie liée à la figure de Spinoza, un des« maîtres du regard pur3 », est
à la fois naïve et lucide. Il faut écouter Nietzsche sur cet accord et ce doute,
sur ces différences d'époque et de culture qui motivent ces restrictions:
Si je pense à rna généalogie philosophique, je me sens en relation avec le
mouvement antitéléologique, c'est-à-dire spinoziste, de notre époque, mais
avec cette difference que moi, je tiens également la « fin » et la « volonté»
en nous pour une illusion; [... ] que je tiens toute démarche qui part de
la réflexion de l'esprit sur lui-même pour stérile et que sans le fil conduc-
teur du corps je ne crois pas à la validité d'aucune recherche. Non pas
Oui, ces pensées sont ennemies d'un ordre rnoral aux valeurs « onto-
logiques» (platonisme, christianisme), d'une volonté libre orientée vers le
bien, et d'une harmonie préétablie, où, finalernent, Dieu calcule tout sub
ratione boni ... Mais l'essentiel n'est pas dans la répétition, à deux siècles
d'intervalle et l'ironie en plus, d'arguments contre la téléologie naturelle
et divine: il est dans le reproche fait à Spinoza de maintenir le finalisme,
via un discours mécaniste et substantialiste: « La croyance aux causee va de
pair avec la croyance aux télè (contre Spinoza et son causalisme) » (§ 283,
XII, p. 110). Le spinozisme a l'âge des concepts datés, mythiques et réa-
listes du rationalisme cartésien: cause, chose, inertie, force, Dieu-Nature-
Substance.
Le postulat d'une indigence de 1'« arrière-plan psychologique de
Spinoza» anime ainsi toute la critique (§ 7-4, XII, p. 258-261) : il n'a pas
vu la récurrence logique de la téléologie dans sa philosophie.
Ainsi, pour le conatus :
Les physiologues devraient réfléchir avant de faire de l'instinct de conser-
vation l'instinct fondamental d'un être organique. Avant tout l'être vivant
veut donner libre cours à sa force, la vie est volonté de puissances et l'ins-
tinct de conservation n'en est qu'une des conséquences indirectes les plus
fréquentes 6 . Bref, ici comme partout, méfions-nous des principes téléolo-
giques superflus, comme l'est l'instinct de conservation (que l'on doit à
l'inconséquence de Spinoza). Ainsi l'exige la méthode, qui doit être essen-
tiellement économe de principes (Par-delà Bien et Mal, § 13).
7. Cf § 26-280, X, p. 250.
8. G'épuscule des idoles, « Flâneries d'un inactuel », § 14.
9. Gai savoir, § 349. Le conatus, devenu « idéologie », sert de « passeur », de Spinoza aux
naturalistes utilitaristes anglais et allemands, dont N. Hartmann (§ 7-31, IX, p. 264).
DE NIETZSCHE
volonté de puissance qui délivre la nature (Gai savoir, § 109). À l'ordo sive
natura, vrai sens du deus sive natura, Nietzsche oppose chaos sive natura, ou
drculus vitiosus deus (Par-delà Bien et Mal, § 56) : de rnême que la vérité est
forme réussie d'illusion, la nécessité est forme apparente de la contingence.
Le fotum, c'est le divin hasard apparaissant comme nécessité, et la vie n'est
que la « folie» du gaspillage de ses propres forces.
Même réserve sur la question du libre arbitre, qui engage une idée de
l'humain-surhumain: la vision spinoziste du sage exclut toujours le libre
arbitre, rrlais la souveraineté de l'homme supérieur, chez Nietzsche, sup-
pose, paradoxalement, le seul usage légitime de la notion. Si tous deux
critiquent le libre exercice de la volonté cornme faculté toute-puissante
(infinie)lO, Nietzsche accorde à l'aristocrate cette souveraineté que Spinoza
refuse à Dieu et à l'homme. Spinoza n'ose pas penser cette liberté de la
création des valeurs par commandement-législation de la volonté de puis-
sance, preuve de sa pusillanirrüté et de son démocratisme.
Si pour tous deux, la «volonté» est illusion, le paragraphe 26-432
(cf. note 4) nuance la critique spinoziste de la téléologie: « [ ... ] mais avec
cette différence que moi, je tiens également la "fin" et la "volonté" en nous
pour une illusion. » Lillusion, image mutilée et générique de la conscience
(Spinoza), devient fiction de la forme de la volonté de puissance en acte
dans le vivant. Nietzsche « comprend» et dépasse l'idée spinoziste d'illu-
sion par un sens plus radical: la vérité est forme-espèce de l'illusion, chose
impensable par Spinoza, encore classique ici. Et quand Spinoza parle de
« fin » (comme formule du désir dans la conscience), de « volition» et de
« volonté », en pensant en dire la vérité, il reste sur le plan de l'illusion de la
seule conscience. Pour Nietzsche, tout discours sur la fin et la volonté (de
puissance) renvoie à l'illusion fondamentale, organique, ontologique de la
vie même qui interprète, qui fictionne, qui invente ses formes et ses « rai-
sons» : d'où une heuristique infinie de l'horizon infini des interprétations
(Gai savoir, 124 et 374).
Sans finalité, sans volonté libre, le Dieu spinoziste de l'imrnanence abso-
lue n'est pas le Dieu personneP 1 de la projection humaine, trop humaine.
Nietzsche néglige alors ici la tension entre totalité et infini, qui est au cœur
du systèrrle et qui interdit d'appeler le spinozisme un « panthéisme» :
An10ureusement retourné à l' « Un dans Tout »,
Un amor dei bienheureux venant de la raison
Pieds nus! Que la terre soit trois fois bénie 12 •••
10. § 11-193, été 81, notes de lecture prises de K. Fischer, Gai savoir, V, 2 e éd., p. 385.
11. Cf. § 7-4, XII, p. 259.
12. § 28-49, trad. Choulet & Nancy, Nietzsche. L'art et la vie, Félin, p. 353-354.
PHILIPPE
une intention. L'idée d'un monde évitant intentionnellement une fin s'est
irnposée à Spinoza, qui a attribué à la force définie de la totalité du rnonde
la capacité miraculeuse de renouveler à l'infini ses formes et ses positions.
Le rnonde, qui n'est plus un Dieu, conserve la force créatrice divine de l'in-
finie rnétamorphose. Récurrence des aspirations religieuses: le monde est,
par quelque côté, l'ancien Dieu, le Dieu infini. Deus sive natura signifie,
nostalgique: natura sive deus. Et toujours l'inconséquence, si le concept de
force infinie est incompatible avec le concept de force, même scientifique-
ment parlant! Donc, le monde cornrne force ne peut pas être illimité, et
il lui manque la faculté de se renouveler éternellement (Gai savoir, § 109 ;
§ 36-15, Xl, p. 288-289).
Le manque spinoziste vient d'un excès de logique, d'un « arrière-plan
psychologique indigent I8 ». Son Dieu est un dieu de la connaissance et
de la béatitude, non un dieu du délire, de l'abîme et du rire tragique: la
logique de l'éternité divine ruine le devenir. Le Traité de la réforme de l'en-
tendement préfère ainsi l'amour vrai du stable (la joie éternelle) à l'amour
des choses passagères :
Mauvaise déduction psychologique 19 : comme si le caractère durable d'une
chose garantissait le caractère durable de l'affection que j'éprouve pour
elle! (absence totale de l' « artiste ») suprême et comique pédantisme d'un
logicien qui divinise son instinct. Spinoza croit avoir tout connu dans l'ab-
solu. Cela lui procure le plus grand sentiment de puissance. rÎnstÎnct qui
l'y pousse a subjugué et anéanti tous les autres instÎncts 2o .
18. § 7-4, XII, p. 258-261 : « Une expérience psychologique, interprétée de façon erronée
et générale. »
19. Spinoza refuse l'alignement platonicien des modes de la connaissance sur l'échelle des
êtres-idées; mais l'optimisme théorique du socratisme resurgit dans l'idée de la connais-
sance béatitude (raison = vertu = bonheur). Cf. § 14-92, XIV, p. 65-66; Crépuscule des
idoles, « Le problème de Socrate ».
20. § 7-4, XII, p. 260-261.
21. § 9-26, XIII, p. 26. Cf. aussi: § 9-160, XIII, p. 89.
PHILIPPE ~~A.'-''-'.L,.L:.
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22. « Le bonheur de ceux qui connaissent augmente la beauté du monde et ensoleille
tout ce qui est. [ ... ] Descartes et Spinoza portent le même jugement: combien ils ont dû
jouir de la connaissance! Et quel danger il y avait pour leur honnêteté de devenir ainsi des
laudateurs des choses! » (Aurore, § 550).
23. Op a là« deux philosophies de jeune homme» (Derathé), sans thanatologie. Nietzsche
cite Ethique IV, prop. LXVII, § 19-68, Humain, trop humain, III, t. l, p. 372 (cf Gai
savoir, § 278, fin).
24. Le platonisme empêche la généalogie de la guerre des instincts, l'idée de la formation
d'une conscience humaine générique par les passions tristes. Spinoza n'a certes pas écrit la
Généalogie de la morale, mais surtout il n'aurait jamais pu l'écrire.
25. Gai savoir, § 37.
26. Gai savoir, § 372.
27. Crépuscule des idoles, « Flâneries d'un inactuel », § 23.
DE NIETZSCHE
Cette vue du spinozisme est cruelle, lisant dans l'instinct logique l'épui-·
sement de la vie par elle-même. Laffirmation de la nécessité est pervertie
par le triomphe de la nature non artiste de l'instinct logicien, qui pense un
« monde ainsi conformé» en système. Lamor dei est une idéalisation de la
violence 30 réduisant le monde-chaos au cosmos logique, fait au moule du
système déductif des causes. Vanité du philosophe: l'être du monde doit
obéir à l'entendement! Nietzsche épinglera donc la méthode et l'épistémo-
logie spinozistes, encore cartésiennes dans leur anticartésianisme même.
Le lien béatitude-connaissance (1'éthique du connaître comIne salut) est
donc central: le fond est socratique, chrétien et stoïcien. Un platonisme
saupoudré de résignation 3l . Dans le tableau de l'idéalisme (<< Comment le
"Inonde vrai" devint enfin une "fable" » du Crépuscule des idoles), avant:
« La forme la plus ancienne de l'idée, relativement intelligente, simple,
convaincante. Périphrase de la proposition: "Moi, Platon, je suis la
vérité" », Nietzsche écrivit d'abord: «Raisonnable, simple, réaliste, sub
specie Spinoz&, paraphrase de la formule: "Moi, Spinoza ... " »
Der Kamp! der Teile im Organ ism us, Leipzig, 1881). Avec 1'« hypocrisie»
de la maîtrise des sentiments, la sagesse de Spinoza prolonge la rnorale
ascétique par d'autres moyens, un eudémonisme poltron, déniant le grand
danger des instincts: «Tout cela, intellectuellement, ne vaut pas cher, et
n'est pas à beaucoup près de la "science", encore moins de la "sagesse",
mais, pour le répéter encore, et rnêrne trois fois, tout cela n'est qu'astuce,
astuce, astuce mêlée de sottise, sottise, sottise. » Et, Nietzsche de viser le
« renoncement au rire et aux pleurs proposé par Spinoza qui recommande
si naïvement d'anéantir les passions par l'analyse et la vivisection» (Par-
delà Bien et Mal, § 198).
Cette béatitude lisse et stagnante-la conservation appliquée à l'éthique -
ignore le problème de la domination et du dépassement de l'humanité.
Léthique de Nietzsche est du législateur, du héros, celle de Spinoza est
du sage, qui reconduit à sa façon logique, trop logique la psychologie de
la peur en éliminant ce qu'il craint, ce dont il souffre (sexualité, déraison,
arbitraire, devenir), alors que le surhomme en fera des valeurs pour une
béatitude.
La généalogie de Spinoza, programmée en Par-delà Bien et Mal, § 25 33 ,
s'achève dans cette mise en garde: l'amour de la vérité mène au rnartyre;
d'où le jeu du sophiste contre le socratisme de ces « tristes chevaliers de
la triste figure », ces « faquins de l'esprit », qui tissent leurs « toiles d'arai-
gnées» :
Comme toute longue guerre rend venimeux, rusé, méchant, quand on ne
peut la faire ouvertement et par les armes! Comme toute longue peur rend
personnel quand on a longtemps les yeux fixés sur des ennernis, sur des
ennemis possibles! Ces réprouvés de la société, ces persécutés, ces traqués
- y compris les ermites forcés, les Spinoza et Giordano Bruno - finissent
toujours, même sous leurs mômeries les plus intellectuelles, et peut-être à
leur insu, par mettre leur raffinement à méditer leurs vengeances et broyer
les poisons (il faudra bien déterrer un jour ce qu'il y a au fond de l'éthique
et de la théologie de Spinoza!) - sans parler de cette lourde indignation
morale qui, chez un philosophe, atteste immanquablement que tout
humour philosophique l'a fui.
33. « Une théorie morale fondamentalement erronée est, la plupart du temps, à l'origine
des grands systèmes philosophiques: quelque chose doit être démontré à quoi rime la
praxis du philosophe (par ex. Spinoza) » (§ 7-20, IX, p. 255).
34. Humain trop humain, l, § 157.
PHILIPPE
EN RUSSIE ET AILLEURS
Spinoza en France
Maine de Biran et Spinoza
JACQUES MOUTAUX
ARGUMENT
chacune des deux substances distinguées par Descartes se définit par son
attribut principal ou essentiel. Mais au fond, la substance n'est ce qu'elle
est, pensante ou étendue, que par ses attributs, et si l'on demande au phi-
losophe ce qui constitue la substantialité de la substance, on n'obtient pour
réponse que le mot res. Substance pensante et substance étendue sont l'une
et l'autre « choses », réalités. Le statut de « chose» étant comrnun à la pen-
sée et au corps, il est tout à fait possible de concevoir sans contradiction
aucune que pensée et étendue soient deux ou les deux attributs d'une seule
et même chose. Biran écrit:
Pourquoi y aurait-il deux substances et non pas une seule qui réunirait
les attributs distincts de pensée et d'étendue? Sous ces deux attributs,
Descartes lui-même comprend universellement tout ce que nous appelons
les êtres qui sont tous ou pensants et inétendus, ou non pensants, et par
cela matériels et étendus et pures machines, sans qu'on puisse trouver de
classe intermédiaire (Xl, l, p. 141).
plutôt il se fait une idée, plus qu'il ne cherche à prendre une véritable
connaissance. Il écarte d'entrée le spinozisme de sa voie de recherche. Le
spinozisrne tel que le comprend et le méconnaît Biran s'oppose de manière
trop directe et abrupte à sa propre doctrine pour qu'il puisse y trouver,
comrne dans d'autres doctrines, ou des concepts à reprendre, à retravailler,
ou un défi à relever. Par doctrine, Maine de Biran tourne le dos à la philo-
sophie de Spinoza.
Lexamen de la position de Biran présente cependant pour nous, aujour-
d'hui, me semble-t-il, un intérêt certain, parce que, par sa méthode et ses
procédures, comme par son contenu philosophique premier, elle constitue
l'un des piliers (sinon le pilier) rnajeurs de la philosophie réflexive qui fut
pour l'enseignement philosophique en France pendant presque un siècle
une doctrine dominante, qu'on a même dite parfois officieuse, et qui y a
laissé des traces jusque de nos jours, par exemple dans les programrnes de
l'enseignement secondaire. Même si l'on croyait ne devoir accorder qu'une
attention limitée à la philosophie de Biran pour elle-même, il faudrait
s'y intéresser à cause de l'avenir qu'elle a eu dans l'Université en France,
notamment sous la Troisième République. Pour notre propos, qui est
aujourd'hui l'interprétation de la philosophie de Spinoza, il ne me sernble
pas sans intérêt de rappeler que les vues de Biran ont été, dans l'école
réflexive, à l'origine de divergences très significatives, et qui éclairent un
peu la complexité et la diversité des interprétations et des appréciations du
spinozisllle au début du xxe siècle en France. Linterprétation du spinozisme
est un des points sur lesquels les philosophes français se sont le plus divisés,
alors que, par exernple, ils s'accordaient très généralement pour refuser la
doctrine d'Aristote, et pour faire un bout de chernin avec Biran. Entre ces
philosophes, les différences ou les divergences sur l'interprétation et sur-
tout sur l'appréciation de Spinoza devaient toujours un peu quelque chose
aux réflexions de Biran.
Ainsi, Lagneau proposait de la doctrine de Biran et de celle de Spinoza
des interprétations liées, et très caractéristiques. À Biran, Lagneau concé-
dait une « grande vérité », savoir que « l'âme individuelle et l'univers ne
peuvent être pensés séparément ». Mais il refusait que la philosophie puisse
se fonder sur un sentiment, fût -·ce celui de l'effort. L effort et l'action en
général font bien connaître l'unité et l'opposition du moi et du monde;
mais, ajoute immédiaternent Lagneau, « cette connaissance ne saurait être
appelée sensation. Nous ne nous sentons pas actifs; nous nous jugeons
tels », et ce jugement suppose, en même temps que lui, « une action idéale
par laquelle nous déterminons nos pensées conformément à des lois dont
la nécessité s'impose à nous» (Célèbres leçons et fragments, p. 194). Lagneau
DE BIRAN ET SPINOZA
est cartésien, et pas spinoziste. Il ne dit pas que Spinoza est matérialiste,
mais il écrit: « Le spinozisrne est une sorte de chosisme. Au lieu de voir le
monde dans sa réalité, en plein, pour ainsi dire, il voit tout plat. Il super-
pose en quelque sorte deux mondes plats, le monde des choses et le Inonde
des idées. Le spinozisme est, peut-on dire, un pur réalisme» (p. 252). D'où
ce qu'il faut bien nommer la thèse de Lagneau sur Spinoza, qui consiste
à affirmer que tout ce qu'il peut y avoir de bon chez Spinoza était déjà
chez Descartes. Ainsi, à propos du statut philosophique du doute, Lagneau
reconnaît que Spinoza a bien vu qu'« à toute idée est liée une affirmation »,
et qu'« on peut accorder à Spinoza une partie de sa thèse ». Mais c'est pour
ajouter tout de suite: «Nous avons remarqué d'ailleurs que Descartes le
faisait d'avance, mais il ne s'ensuit pas que Spinoza ait raison au fond»
(p. 255). Ce qu'il peut y avoir de vrai dans le spinozisrne a déjà été décou-
vert et explicité par Descartes, et l'on ne trouve pas dans le spinozisme l'es-
sentiel : l'acte même d'affirmer. Lagneau conclut par les deux phrases sui-
vantes toute une série d'analyses où il montre successivernent que Spinoza
n'explique ni le doute, ni l'erreur, ni l'affirmation vraie, ni la négation:
Ainsi affirmer quelque chose comme vrai, c'est toujours interpréter comme
nécessaire une relation qui se présente à l'esprit comme un Elit. Descartes
a raison; la simple représentation de ce rapport: la rose est odorante, ne
contient pas encore l'affirmation de la vérité de ce rapport. Lorsque nous
affirmons ce rapport comme vrai, lorsque nous croyons y reconnaître la
marque d'une relation nécessaire, nous nous élevons au-dessus de la simple
aperception de ce rapport, qui s'est faite en nous, sans nous, par l'effet de
l'habitude, par l'effet d'une sorte d'automatisme mental (p. 259-260).
2. Sur ces annotations, voir la notice de Foklœ Akkerman en tête de la nouvelle édition
du TTP: Spinoza: Tractatus theologico-politicus/Traité théologico-politique, édité et traduit
par F. Akkerman, J. Lagrée, P.- F. Moreau, PUF, 1999.
3. La Cité de Dieu, de saint Augustin, avec une introduction e:.t des notes, 4 volumes.
4. Euler, Lettres à une princesse d'Allemaf}1;e, précédées de l'Eloge d'Euler par Condorcet,
avec une introduction et des notes de M. Emile Saisset, 2 vol.
TRADUIRE SPINOZA: L'EXEMPLE D'ÉMILE SAISSET
10. Comme Saisset le souligne lui-même, il est dès lors logique que l'introduction
contienne, dans sa partie descriptive, un exposé sur la politique de Spinoza, qui ne figurait
pas dans la première édition. On notera en revanche que la partie critique ne s'intéresse
guère à la politique. Ce que Saisset omet de signaler, c'est que J .-G. Prat venait de publier
en 1860 sa propre traduction du Traité politique.
Il. Notice bibliographique, p. LXI. Vingt ans plus tard, Prat procurera une traduction de
quelques autres lettres: Lettres inédites en français, Baillère et Messager, XV-149 p. ; repris
l'année suivante chez Reinwald.
12. Boehmer a déjà découvert l'esquisse qu'il a publiée en 1852. Saisset est au courant de
cette publication: il la mentionne dans la « Notice» du tome II, p. LX, note 3. Quant
au Traité lui-même, il sera traduit en français par Paul Janet en 1878 sous le titre Dieu)
IHomme et la Béatitude.
13. « Avant-propos », p. II, note 1.
des œuvres philosophiques à part entière (ce que ne faisait pas Hegel, par
exemple) et non comme des textes techniques, parce que la politique est au
premier chef un domaine d'intérêt cousinien surtout dans son rapport
à la religion (rappelons que la revue de ce que l'on pourrait appeler la
« gauche cousinienne » s'intitula La liberté de penser) : c'est ce qui explique
qu'ils soient traduits.
On ne peut pas dire que Saisset se livre à un travail critique approfondi,
mais il connaît les éditions originales, auxquelles il se réfère parfois, ainsi
que les travaux effectués en Allemagne, et il choisit librement entre leurs
leçons. Quelles sont les sources qu'il utilise?
-les OP; rarement l'édition originale du Traité théologico-politique;
- Paulus, et les éditions qui l'ont suivi: Gfroerer et Bruder;
pour les Adnotationes : Murr, l'exernplaire de Klefmann (Dorow) mais
pas celles que l'on trouve dans la traduction Saint-Glain; par exemple
il saute ce qui est maintenant l'Annotation XV (chapitre 9), l'Anno-
tation XX (chapitre 9) et l'Annotation XXVII (chapitre 11). Il supprime
égalernent les trois renvois à la Philosophia S. Scripturce lnterpres de L. Meyer
(Annotations XXVIII, XXIX, XXX du chapitre 15).
Saisset connaît la traduction Saint-Glain. Voici ce qu'il en dit: « Encore
est-il difficile de considérer comme une traduction véritable l'ébauche
grossièrement infidèle attribuée par les uns au médecin Lucas de La Haye,
par les autres au sieur de Saint-Glain, capitaine au service des États de
Hollande. Nous avons eu cette traduction sous les yeux en faisant la nôtre,
et nous pouvons affirmer qu'il ne s'y rencontre pas une seule page sans
erreur grave ou sans contresens 14 . » Il est permis de ne pas partager tout à
fait cette opinion. Certes la traduction Saint-Glain porte les marques de
la conception que l'on se faisait au XVIIe siècle de la tâche du traducteur.
Mais quand on la regarde de près, on constate souvent un double phéno-
mène assez caractéristique: on a parfois l'impression qu'il accentue le côté
militant et anticlérical du texte; mais on retrouve sous la plume même de
Spinoza, quelques lignes ou une page plus loin, les mêmes formules que
Saint-Glain a insérées trop tôt; et ce processus donne effectivement un ton
plus violent, plus critique, sans ajouter véritablement d'idées nouvelles; on
dira donc, au choix, qu'il rnodifie l'équilibre subtil de l'argumentation ou
bien qu'il en fait apparaître plus clairement les enjeux. Mais ce choix est
évidemrnent plus théorique que stylistique. Et sous la critique apparem-
rnent technique de Saisset se révèle peut-être aussi un choix d'interpréta-
tion : plutôt que l'anticléricalisme militant de la première traduction fran-
çaise, il préfère une position qui lui semble plus équilibrée et qui n'est pas
sans Elire penser au juste milieu des élèves de Cousin 15 • On pourrait dire
que les choix de la traduction Saint-Glain ont pour fonction de réintégrer
l' œuvre de Spinoza dans le courant libertin, et que ceux de la traduction
Saisset visent d'abord à l'en couper définitivernent.
Comment traduit-il lui-même ? Il faut dire que sa traduction est le plus
souvent satisfaisante. Techniquement, c'est une des rneilleures dont on dis-
pose en français, quitte à la redresser quelquefois ou à la préciser 16 • Il faut
toutefois signaler quelques particularités:
a) la confusion âme/esprit est parfois gênante pour la compréhension du
texte; mais c'est peut-être que pour les spiritualistes du XIXe siècle elle n'est
pas pertinente;
b) on note parfois que Saisset a tendance à supprimer les adjectifs - ce n'est
pas conforme à sa rhétorique;
c) enfin quelques erreurs ou gauchissements: pracipuum traduit par prin-
cipe, tollerantia traduit par tolérance, Christus traduit par « Jésus-Christ»
(il n'est pas indifférent que Spinoza n'utilise jamais le nom « Jésus »).
Ces trois volumes se caractérisent par une grande sobriété dans l'an-
notation. Quelques ~otes rares dans le TTP: Saisset renvoie aux passages
correspondants de l'Ethique; il traduit les notes de bas de page de Spinoza
(elles-mêmes assez rares); il renvoie aux Annotations; il n'intervient lui-
rnême que deux fois. La première montre qu'il a bien repéré un problème:
à la fin du chapitre VI, il remarque en effet que le texte de Flavius Josèphe
est cité en latin et ne rend pas vraiment l' originaP7; il décide donc de
traduire non ce qu'il a sous les yeux, mais l'original grec; on peut désap-
prouver son choix - mais on ne peut nier qu'il y a une difficulté; tout
simplement Spinoza cite effectivement une édition latine - celle qu'il lit.
La seconde intervention personnelle de Saisset consiste à traduire puis à
expliquer, au chapitre XIV, la seule citation en néerlandais du Traité, le
dicton geen ketter zonder letter. Il écrit: « Ce qui signifie littéralement:
point d)hérétiqu~ sans lettre, c'est-à-dire point d'hérétique qui ne s'appuie
d'un texte de l'Ecriture 1s • »
Dans le Traité politique, on constate des renvois à l'Éthique et au TTP;
quelques éclaircissements de citations: ainsi, au premier chapitre, la for-
mule trahit sua quemque voluptas est expliquée par « Virgile, Églogues, II
15. De la majorité des élèves seulement, car quelqu'un comme Amédée Jacques aura des
positions autrement plus radicales - et leur devra sa révocation. Cf. le livre de Patrice
Vermeren : Le rêve démocratique de la philosophie, I.:Harmattan, 2001.
16. Ainsi récemment Laurent Bove a-t-il pu reprendre la traduction Saisset du Traité
politique (Livre de poche, « Classiques de la philosophie », 2002) avec un minimum de
corrections.
17. T. II, p. 124, note l.
18. T. II, p. 230, note 1.
65 19 »; à la fin du chapitre II, une note précise une réference à l'Épître
aux Rornains 20 ; au chapitre V, l'allusion à la vertu d'Hannibal est accom-
pagnée d'un renvoi à Justin 21 (Spinoza songe en fait plutôt à Tite-Live,
comrnenté par Machiavel); au chapitre VI, une note indique la source de
la réflexion d'Orsines sur les favoris (Quinte-Curce)22; au chapitre VII, la
fausse attribution à Salluste est explicitée23 ; etc. On notera une erreur: à
propos d'Antonio Perez, Saisset indique en note: « Jurisconsulte espagnol,
qui était, vers 1585, professeur de droit à l'université de Louvain 24 » : il est
victime ici d'une homonymie, et cette erreur sera durable. Enfin, une seule
correction textuelle: à la suite de Bruder, toujours dans le chapitre VII, il
rétablit correctement le nom du roi d'Égypte Susac, tel que le cite le Livre
des rois.
En ce qui concerne l'Éthique, Saisset intervient pour établir le texte,
en choisissant entre l'édition de 1677, celle de Paulus et celle de Gffoerer
soit pour déterminer un mot ou une ponctuation, soit pour corriger un
renvoi. Il faut d'autant plus le noter qu'il ne se livre nulle part à de telles
corrections en ce qui concerne le TTP Ces interventions sont d'ailleurs
peu nombreuses: une vingtaine en tout pour l'Éthique, dont aucune dans
la deuxième partie. Trois autres notes fournissent les références de cita-
tions explicites de Spinoza: le Pro Archia et les Tusculanes dans l'explica-
tion de la 44 e définition des Passions à la fin de la troisième partie 2S ; les
Métamorphoses d'Ovide au début de la quatrièrne partie 26 , les Métamorphoses
encore et l'Ecclésiaste au scolie de la proposition 17 de cette partie 27 • Ce
ne sont pas les seules réminiscences littéraires ou bibliques de Spinoza, loin
de là; mais visiblement, Saisset ne se sent autorisé à mettre une note que
si Spinoza cite explicitement Cicéron ou le « Poète» (c'est-à-dire Ovide) :
il doit avoir l'impression de compléter une citation plutôt que d'intervenir
véritablement. On doit d'ailleurs remarquer que dans le TTP il n'est jamais
intervenu pour préciser les citations bibliques incomplètes, comrne il le fait
ici pour l'Ecclésiaste. On peut caractériser ce type d'intervention en disant
que Saisset offre au lecteur le complément de réference lorsque Spinoza
lui-même indique qu'il y a matière à réference; et la sobriété de Spinoza en
ce domaine conditionne la sobriété de Saisset. Son intervention est ainsi
28. Cette confùsion a la vie dure: R. H. Popkin la commettait encore dans un article de
l'Encyclopedia judaïca il y a quelques années.
29. T. III, p. 458, note 1. En traduisant cette lettre, Saisset note dans quelle mesure Meyer
a tenu compte de chacun des conseils de Spinoza.
Au total: choix des textes, traduction et annotations représentent,
dans leurs limites, un instrument de travail au service du texte de Spinoza,
comrne la culture française n'en avait pas connu jusque-là, et, indissocia-
blement, un effet des positions de l'école cousinienne et une intervention
dans les conflits intellectuels et politiques en cours. La culture classique de
Saisset, son appui sur la science allernande des décennies qui l'ont précédé,
sa réserve dans l'intervention lui ont perrnis de distinguer le plus possible
traduction et commentaire; il a ainsi pu rnettre en œuvre les choix d'une
tendance qui distinguait sans les séparer activité philosophique et histoire
de la philosophie.
Spinoza et Victor Cousin
JEAN-PIERRE COTTEN
PRÉLIMINAIRES
en France des papiers de Leibniz sur Spinoza », Revue de métaphysique et de morale, 1988,
2, p. 215-222) ainsi que celle de Patrice Vermeren, « La philosophie au présent: le juif
Spinoza (l'institution philosophique et la doctrine maudite du juif Spinoza) », Lignes,
1990, n° 10, p. 167-180.
5. Sur la nécessité d'user d'un pluriel, voir, par ex., Pierre Macherey, « Leroux dans la
querelle sur le panthéisme », dans Les cahiers de Fontenay, 1985, n° 36-38, Spinoza entre
Lumières et Romantisme, p. 215 sqq.
6. Se reporter à: Foucher de Careil (comte A. de), Leibniz> Spinoza et Descartes, Paris,
1862 (le « rapport verbal» de Cousin à l'Académie des sciences morales et politiques
date, quant à lui, de 1854; cette communication est publiée dans ce qui constitue plus
une deuxième édition de la Réfutation inédite de Spinoza par Leibniz, Paris, 1854, qu'un
nouvel ouvrage de Foucher de Careil; en ce sens: P.-F. Moreau (1988), p. 216).
7. Didier et cie. Il s'agit, en principe, de la republication du cours du premier semestre
de l'année 1829. Le texte est considérablement amplifié. On se reportera à la onzième
leçon, tout particulièrement à partir de la page 434 et jusqu'à la page 461. Lédition de
1863, qui se présente, efI(:ctivement, comme une Histoire générale de la philosophie depuis
les temps les plus reculés jusqu'à la fin du XVlll siècle, reprend quasiment le même texte (on
se reportera aux pages 408-435), mis à part des notes ajoutées (concernant Bossuet, n. 3,
sous la p. 408/409) ou réduites (une citation de Spinoza en latin est supprimée, p. 432).
Ce point avait déjà été signalé par P.-F. Moreau (1980).
ET VICTOR COUSIN
8. Cela dit, le deuxième vocable n'apparaît pas dans les leç:ons de 1829. Il est utilisé,
en revanche, dans un texte (daté d'Amsterdam, septembre 1836), repris dans la 3e édi-
tion (1838) des Fragments philosophiques, « Spinoza et la synagogue des juifs portugais à
Amsterdam », op. dt., tome II, p. 164 : « Ce livre, tout hérissé qu'il est, à la manière du
temps, de formules géométriques [ ... ] est au fond un hymne mystique. » On trouvera la
première édition de ces pages dans un passage de De l'instruction publique en Hollande,
Levrault, 1837, «Amsterdam La synagogue des juifs portugais. Souvenirs de Spinoza»,
p.71-73.
9. Dans la première réference à Spinoza, qui se rencontre dans le Cours d'histoire de la
philosophie moderne (année 1815-1816), Paris, Ladrange, 1841, on peut lire, à la Ile
leçon, une citation de Hume: « Si, dit-il, on admet ce principe, que toute qualité suppose
un sujet [à savoir, l'existence d'une, de la substance], on tombe nécessairement dans le
spinozisme, dans le panthéisme, dans l'athéisme », p. 88. Cousin trouve qu'il s'agit d'un
« des arguments les plus singuliers de Hume, celui par lequel il attaque la notion de la
substance au nom même de la cause religieuse ». Dans les lignes qui suivent, Cousin ne
reprend d'ailleurs pas tout à fait à son compte ce qu'avance Hume (tel, du moins, qu'il
le comprend), mais il expose la représentation qu'il forge de la substance spinoziste:
« En quoi consiste le système de Spinoza? Il consiste à rassembler tous les phénomènes
matériels et spirituels dans un seul sujet simple et indivisible, dans lequel s'accomplissent
toutes les lois les plus diverses de la nature, sans qu'elles altèrent son éternelle et immuable
simplicité », ibid. On pourrait citer un passage dans lequel Cousin ne fait pas usage du
qualificatif d'athéisme, mais voit en Spinoza un de ceux qui ne soutiennent pas que l'âme
e,st immortelle (Cours d'histoire de la philosophie morale au dix-huitième siècle, 1re partie,
Ecole sensualiste, Ladrange, 1839, p. 171). Mais il convient de replacer cette référence
dans son contexte: « Il y a eu des hommes qui n'ont point cru à l'immortalité de l'âme.
Zénon, Cléanthe, Spinoza, Hume n'attendaient rien d'une vie à venir, et cependant ils
cultivaient la vertu. »
un contexte, tout à la fois culturel et pratico-idéologique, qui lui donne
son sens, on ne peut comprendre la place - rnarginale ou importante-
qu'occupera Spinoza sans la rnise au jour de quelques réferences : quel est
le Spinoza qu'il lui arrivera de rencontrer? Si ce n'est pas le Spinoza du
Traité des systèmes de Condillac lO , en quel sens et dans quelle mesure peut-
on dire qu'il s'agirait d'un Spinoza« médié » par ce que Cousin comprend
de la « référence allemande 11 »? Pour autant qu'il ne faille pas, égalernent,
prendre en cornpte des « références françaises 12 » (la réference biranienne).
On voudrait d'abord tirer parti des remarques de Daniel Schulthess,
touchant les rapports entre l'Écosse, Genève et la France, lorsqu'il met en
évidence le rôle « médiateur» joué par Pierre Prevost : si l'on peut, en ce
domaine, montrer, encore plus netternent que par le passé, que la « greffe»
écossaise est tout sauf arbitraire, on ne rencontrera aucun élément, on
ne trouvera aucun argument qui, de manière positive ou négative, rende
compte d'un intérêt pour Spinoza et le spinozisme. Même si - et ceci est
un tout autre sujet - de semblables analyses permettent de bien mieux
comprendre l'attention portée par Royer-Collard aux Écossais. Ce que
confortent, par ailleurs, de brefs sondages effectués dans la bibliothèque de
ce dernier, à Châteauvieux 13 •
10. Sauf en une occasion: Cours d'histoire de la philosophie moderne (année 1815-1816),
17" leç:on, Condillac, p. 171-172. Cousin prépare la citation de Condillac par la phrase
suivante: « Condillac cite d'abord et critique la définition que Spinoza donne de la subs-
tance. » Suit un bref commentaire, qui commence par ces mots: « Si Condillac se conten-·
tait d'attaquer la définition de Spinoza, je me joindrais à lui. » Touchant cette définition de
la substance, on pourra se reporter à l'édition du Traité des systèmes par G. Leroy, Œuvres
philosophiques de Condillac, Presses universitaires de France, I, 1947, p. 170-17l.
Il. On songera, ici, aux pages que consacre Saisset, dans son Introduction aux Œuvres de
Spinoza (Charpentier, 1?42, 2 vol.), à l'histoire de la réception de Spinoza, en Allemagne,
à la fin du XVIII" siècle. Evoquant « ce généreux essor vers les hautes régions abandonnées
qui s'est propagé dans toute l'Europe et a donné depuis cinquante ans à la philosophie du
XIX siècle, Fichte, Schelling, Hegel et M~ Cousin », Saisset ajoute: « C'est de cette époque
e
14. Benedicti de Spinoza Opera qUtR supersunt omnia. [... ] Henr. Eberh. Gottlob
Paulus[lena], renée, dans Bibliopolio Academico, 1802, 2 vol.
15. Cours de l'histoire de la philosophie, Paris, Didier, nouvelle éd. revue et corrigée, 1841,
tome 1cr, note 1 sous la page 426 : « Opp., ed. Paulus, Jen.1802-1803, 2 vol., in-8. »
16. D'une part, aux pages 425-427, d'autre part, aux pages 433-434 (dans l'éd. citée à la
note précédente).
17. Jean-Pierre Cotten, «Victor Cousin et la "philosophie de la nature" », Romantisme,
1995, n° 88, p. 38 sqq.
18. Deux repères, au moins, à ce propos: d'une part, une notation de Saisset touchant
l'interprétation de Spinoza par Jouffroy et par Jules Simon, op. dt., V; d'autre part, l'in-
troduction à la traduction de Proclus (que l'on peut éclairer par certains passages du cours
COTTEN
23. Plusieurs références, très claires, par exemple dans les articles (datant des années 1818-
1820) republiés dans la première édition des Fragments de 1826. On se réferera, avant
tout, à l'article « Du f~üt de conscience» et à la note que l'on peut lire à la fin. Elle est
décisive pour notre propos, j'en reproduis des passages étendus: « [ ... ] les philosophes
ont constamment mutilé l'un ou l'autre élément, réduisant sans cesse ou la substance et
le moi au non-moi, érigé en fait unique et fondamental, ou la substance et le non-moi au
moi, transformé en moi absolu, comme si ces deux mots n'étaient pas incompatibles, ou
enfin le non-moi et le moi à la substance, devenue alors une substance tout à fait abstraite,
une substance qui n'est pas une cause, abîme stérile où tout va s'engloutir, et d'où rien ne
peut sortir, éternité sans temps, espace sans dimensions, infini sans forme, force absolue
qui ne peut pas même passer à l'acte, puissance sans énergie, unité sans nombre, existence
sans réalité», Fragments philosophiques, A. Sautelet et cie, 1826, p. 227. Des passages
de la « Préface» (datée du 1cr avril 1826) vont dans le même sens, en particulier, XXIII
sqq., XXXlX, XL (<< Dieu [... ] à la fois vrai et réel, à la fois substance et cause, toujours
substance et toujours cause, n'étant substance qu'en tant que cause, et cause qu'en tant
que substance, c'est-à-dire substance absolue»). Il ne serait cependant pas illégitime de
faire le départ entre ces deux textes (si l'on songe aux corrections qu'acceptera, finalement,
Cousin dans la 3" édition des Fragments).
24. Les réferences les plus importantes sont constituées, d'une part, par la Prcefotio primi
voluminis aux Œuvres de Proclus (références à la note 16) et, d'autre part, par quelques
pages du Cours inédit de 1819-1820. Je cite un passage de la transcription que j'ai propo-
sée du Manuscrit 1906: « Les philosophes d'Alexandrie/ distinguent la liberté, l'essence
de l'homme/ de ce même principe réalisé, tombé dans/ l'actuel. Lessence de l'homme est
une force/ qu'ils appellent au top erigrap ta [on rencontre, chez Damascius, du moins dans
le De principiiis, paragr. 247, que Ruelle éditait, sous ce nom d'auteur, chez Klincksieck,
en 1889, le mot avec la terminaison phta; et l'on notera que cet éditeur, qui dédie son
travail à Joseph Guigniaut, rend hommage à Cousin, avec plusieurs références à son édi-
tion du commentaire de Parménide par Proclus], une/force que rien n'arrête, qui s'arrête
devant/elle-même», p. 143 du Mss. On trouve dans le premier écrit de Proclus (publié
dans la traduction latine de Guillaume de Moerbeke) un passage parallèle, éd. citée, I,
XLVI (<< autoperigrapton », id est ipsum circumscriptum).
Le jugement au début du Cours de 1818, dans la version qu'en donne
Garnier en 183625, n'est pas, somme toute, diHerent de celui que l'on peut
lire dans les prernières pages de la « Préface» des Fragments de 182626 : on
notera que, dans les deux contextes, l'accent est mis sur une nécessaire
réference à l'observation, que le XVIIIe siècle philosophant aurait mise à
profit et à contribution, et que cette réference à l'expérience est donnée
pour l'une des orientations, voire l'orientation première de la rnéthode
cartésienne. De telle sorte stratégie quelque peu retorse - qu'il ne s'agirait
pas tant de rompre avec le XVIIIe siècle que de le prendre au rnot et d'user
de la méthode d'observation de façon pleine et entière, et en respectant la
diversité des objets auxquels elle s'applique.
Cela dit, cette méthode d'observation - proprement: ce que Cousin
nomme et nomrnera la méthode psychologique - se trouve comrne sup-
plantée par une autre, toute différente:
Ainsi Descartes, après avoir si bien posé le point de départ de toute recherche
philosophique, s'égara sur la route, et laissa dégénérer trop tôt sa psycho-
logie en une logique non appuyée sur l'observation. Sa méthode s'effaça
peu à peu sous les habitudes des âges antérieurs, et finit par s'évanouir entiè-
rement dans les spéculations de ses premiers successeurs 27 •
EN FORME DE CONCLUSION
35. Dans son dernier ouvrage, Précurseurs et disciples de Descartes (Didier, 1862), il reprend
et développe longuement les thèses qu'il avait exposées, d'une part, dans son Introduction
critique à sa nouvelle édition des Œuvres de Spinoza (Charpentier, 1861, 1'« Avant-pro-
POs» date du 1"r décembre 1860), d'autre part, dans un article, paru dans la Revue des
deux mondes (I5 janvier 1862, p. 296-334) : « La philosophie des Juifs, Maïmonide et
Spinoza ». Et il parle de la « nouvelle thèse de M. Cousin» (p. 188), qu'il date de la pré-
sentation, à l'Académie des sciences morales et politiques, d'un chapitre de son Histoire
générale, courant 1861.
36. « On ne peut légitimement tirer de la philosophie de Descartes celle de Spinoza. Les
deux philosophies ne sont point de la même famille», 1861, p. 434.
37. Ibid, p. 436 : « Un mot explique Spinoza: il est juif »
38. Plus exactement, Cousin fait d'abord réference à la Kabbale, op. cit., ibid., avant d'en
venir à Maïmonide qui, selon lui, « ne laisse à Dieu que des attributs négatifs », p. 437. En
conclusion: « Oui, Maïmonide et ses commentateurs de l'école juive hétérodoxe, voilà
selon nous les ancêtres et les vrais maîtres de Spinoza », p. 441.
ET VICTOR COUSIN
39. « Assurément il n'y a point de religion moins panthéiste que la grande religion qui a
servi de berceau à la nôtre », op. cit., p. 436.
40. Cousin, à ce propos, note qu'il a trop accordé, dans ses Fragments de philosophie
cartésienne, touchant les rapports, établis par Leibniz, entre Descartes et Spinoza (on
peut songer aux pages du chapitre: « Des rapports du cartésianisme et du spinozisme »,
Charpentier, 1845), alors que, après la publication des inédits par Foucher de Careil, il
tient à modifier sa position: « Mais de nouvelles études nous ont f~üt depuis longtemps
reconnaître que la pensée peu généreuse [ ... ] de Leibniz [ ... ] l'a jeté ici dans une exagéra-
tion que les faits démentent», op. cit., p. 418.
4l. « Observations sur Spinoza à la suite de la lecture par M. Cousin, d'un fragment de
son Histoire de la philosophie sur Leibniz, par MM. Damiron et Franck », Séances et tra-
vaux de l'Académie des sciences morales et politiques, 1861, 2" trimestre, Paris, A. Durand,
p.283-288.
42. On distinguera 1'« Introduction» à la nouvelle édition des Œuvres de Spinoza, publiée
en 1861 (Seconde Partie: critique, I, « Origines du système de Spinoza - Ses rapports
avec la philosophie de Descartes », p. 221 sqq.), l'article paru en janvier 1862, dans la
Revue des deux mondes, après, donc, la discussion à l'Académie et l'ouvrage de 1862 (deux
éditions dans la même année), Précurseurs et disciples de Descartes (Didier), qui, en appa-
rence, comporte des développements étendus sur ces questions (<< Les origines du pan-
théisme de Spinoza», p. 185-352) mais qui, en réalité, reprend les développements de
1'« Introduction» et de l'article précité.
(et peut-être se ramènent-elles à deux43 ) : séparer totalement Descartes de
Spinoza (finalement, ce sera la position de Cousin; Franck conforte par-
tiellernent cette position, du moins en acceptant, avec quelques rernarques
critiques il est vrai, la réference à Maïmonide, mais il ne se prononce pas
sur le fond 44 ); discerner deux parties dans Descartes (Damiron 45 , en un
sens, égalernent, Saisset); faire, malgré tout, de Leibniz le « bon» conti-
nuateur de Descartes (telle serait la position d'un Foucher de Careil, que
l'on ne peut cependant compter parmi les « cousiniens »).
Par ailleurs, on ne peut oublier (en particulier si l'on songe à certaines
notations de Foucher de Careil) que cette discussion ne se laisse pas séparer
d'une conjoncture plus générale, où l'éclectisrne se trouve attaqué par ce que
l'on pourrait nornmer une version plus « dure» du spiritualisme, dont, en
un sens, le représentant sera Ravaisson. Saisset est bien conscient - et il le
déclare sans ambages -- que la position de Cousin, visant à sauvegarder un
cartésianisme sans ombre ni défaut, n'est pas séparable de visées pratiques 46 :
s'il est d'accord pour lutter contre toute forme de « panthéisme », il ne veut
pas le faire au prix de la distorsion de la vérité historique.
Ces points étant précisés, de nouvelles questions s'offrent à nous, qui
mériteraient une étude ultérieure.
Quelle est l'incidence, directe et indirecte, de cette émergence d'un spi-
ritualisme « pur et dur» sur les conditions mêmes de la discussion? Avec,
en toile de fond, probablement, la présence, fût-ce hors de l'Université, de
courants mettant en question l'hégémonie du spiritualisme cousinien (on
peut songer à Taine, mais pas uniquement à lui). Une analyse fouillée des
enjeux théoriques et historico/idéologiques sous l'Empire « libéral» méri-
terait d'être reprise.
Peut-on interpréter de manière tout instrumentale cette référence
à Maïmonide aux fins de nettement faire le départ entre Descartes et
Spinoza? On parlerait, alors, d'une pure et sirnple « valeur d'usage» des
conceptions philosophiques. Cela paraît bien court.
Ne conviendrait-il pas, également, de prendre en considération, dans
cette version «psychologique» de Descartes, d'un Descartes opposé à
toute tentation « logique/logiciste », l'efficace d'un retour à la philosophie
du common sense. Ce retour conduit à une réévaluation de Descartes par
Reid, cornme en témoignent l'édition de la Philosophie écossaise de 1857 et
les références qui y seront faites dans l'édition de 1861 de l'Histoire générale
de la philosophié1 .
43. En ce sens, P-F. Moreau, 1980, p. 92.
44. Séances et travaux de l'Académie ... , op. rit., p. 288.
45. Séances et travaux ... ) op. rit., p. 283.
46. «,La philosophie des Juifs ... » article cité, p. 331 sqq.
47. Ed. citée, par ex., n. l, sous la p. 417 [référence à la Philosophie écossaise, 9" leçon,
p.405].
La réception de Spinoza
dans les milieux catholiques français
CHANTAL ]AQUET
Poursuivi au XVIIe siècle par tous les clergés d'Europe qui voient en lui
1'« ambassadeur soudoyé de Satan », selon la formule du docteur Musaeus,
Spinoza continue d'être considéré « comme une peste et son livre, un don
sinistre de l'enfer 1 »dans les milieux religieux au XVIIIe siècle. Or, cette atti-
tude de condamnation sous forme d'invective, d'occultation ou de réfu-
tation cède le pas, seInble-t-il, au XIXe siècle en France à un accueil plus
mesuré de la part des penseurs catholiques. Signe des temps? En 1806,
paraît une Apologie de Spinoza et du spinozisme contre les athées, les incré-
dules et contre les théologiens scolastiques et platoniciens écrite par l'abbé
Antoine Sabatier, dans laquelle l'auteur du Traité théologico-politique n'est
plus diabolisé, mais sanctifié à l'instar des plus grands défenseurs du chris-
tianisme. « Quoique juif, Spinoza vécut toujours en chrétien. [... ] S'il a
fini comIne on n'en peut douter par embrasser le christianisme, il aurait
dû être mis au rang des saints, au lieu d'être placé à la tête des ennemis de
l'être suprême2 • » :Labbé Antoine, dit Sabatier de Castres, connu surtout
pour son ouvrage intitulé Les trois siècles de la littérature française, se targue
d'être le premier à rendre justice à Spinoza et à le réhabiliter aux yeux d'un
public chrétien abusé par les fausses réfutations de Bayle et de Jacquelot.
Faut-il voir dans cet événement littéraire l'avènement d'un changement
radical des catholiques à l'égard de l'œuvre du philosophe hollandais et la
naissance d'un courant spinoziste chrétien? C'est ce qu'il importe de déter-
tniner en étudiant la réception de Spinoza dans les milieux catholiques
français. Au cours de cet examen, il s'agira moins de recenser les traces
d'une focalisation sur la pensée de l'auteur de l'Éthique que de dégager la
spécificité d'une approche catholique du spinozisme.
1. Cf Graevius, op. cit., par É. Saisset, Introduction critique aux œuvres de Spinoza, p. 2,
Charpentier, 1860.
2. Op. cit., p. 12.
CHANTAL
3. Ainsi chez les protestants, Amand Saintes écrit une Histoire de la vie, des ouvrages de
B. de Spinoza, fondateur de l'exégèse et de la philosophie modernes, publiée à Paris en 1842;
Albert Fraysse soutient en 1870 une thèse devant la faculté de théologie protestante de
Montauban, intitulée ridée de Dieu chez Spinoza.
4. Introduction critique aux œuvres de Spinoza, p. 7-8, Charpentier, 1860.
LA RÉCEPTION DE SPINOZA DANS LES MILIEUX
LE SPINOZA DE SABATIER
hommes soient parvenus est celui d'avoir cru honorer l'être supi'êrne en le
dépouillant de toute fonne corporelle, celui de prétendre qu'une substance
réelle se trouve partout et n'habite nulle pare. » De la mêrne manière, la
création ex nihilo est incompréhensible, car on ne tire pas quelque chose de
rien ou du néant, « rnots vagues et inconcevables qui n'expriment qu'une
négation ». Les attributs de Dieu sont éternels comme Dieu et il est clair
que Dieu n'a pu tirer que de lui-même tous les corps qu'il a fonnés et n'en
poser aucun hors de lui.
Ainsi, en s'appuyant sur Spinoza, il n'est plus permis de douter que
Dieu et l'âme sont des êtres réels et éternels. Le Dieu de Spinoza a de
l'étendue, de la réalité, il a tiré toute chose de lui-mêrne et non du néant.
Loin de favoriser l'impiété, le philosophe la cornbat en confortant la vérité
des dogmes du christianisme. « D'après son système, l'athéisme, cet orphe-
linage des âmes, devient contradictoire, absurde et impossiblé. » Spinoza
est ce matérialiste béni qui bat les matérialistes sceptiques sur leur propre
terrain en opposant l'antidote d'une substance corporelle éternelle à leur
conception d'une matière organisée périssable et à leur négation de l'im-
mortalité de l'âme. Il constitue par conséquent un plus sûr rempart contre
l'athéisme que les tenants d'un Dieu incorporel et incompréhensible à la
manière de Pascal ou des théologiens qui exacerbent les critiques et les
railleries. « En adoptant le spinozisme ou la corporéité de Dieu, les objec-
tions les plus fortes de l'impiété se tournent en preuves démonstratives de
notre religion 9 • »
Sabatier voit donc en Spinoza le sauveur de la foi et le fondateur d'un
matérialisrne chrétien qui lui paraît être la seule doctrine conforrne à la
raison et aux textes sacrés. Ce faisant, il force les traits et il faut bien recon-
naître que le saint Baruch qu'il nous brosse pour les besoins de la cause
catholique ne ressemble guère à l'auteur de l'Éthique. Certes, Spinoza
attribue l'étendue à Dieu, mais jamais il ne le présente comme un être
corporel composé de parties. Au contraire, l'attribut étendue est éternel et
indivisible: « La substance corporelle en tant qu'elle est substance ne peut
être divisée lO • » Spinoza ne considère pas le rnouvement et l'intelligence
comme des propriétés de la matière, contrairement aux assertions de l'abbé
qui estime que celle-ci est capable de produire la pensée. « Ni le corps ne
détermine l'esprit à penser, ni l'esprit ne détermine le corps au mouvement
ou au repos ou à quelque chose d'autre ll . » Si Spinoza a distingué le Christ
7. Ibid., p. 24.
8. Ibid., p. 59.
9. Ib~d., p. 71.
10. Ethique,!, scolie, prop. XY.
11. Ibid., III, prop. II.
RÉCEPTION DE SPINOZA DANS LES MILIEUX
LE SPINOZA DE CHASSAY
15. Conclusion des démonstration:; évangéliques. Catéchisme des incroyants, p. Il, publié par
l'abbé Migne, 1853.
16. Ibid, p. 10.
17. Défense du christianisme historique, t. I, appendice I, p. 36.
18. Ibid, p. 55.
DE SPINOZA DANS LES MILIEUX
une double fonction. Elle vise en prernier lieu à nier le caractère novateur
de la pensée spinoziste en l'assimilant à une variante de l'atornisme ou du
panthéisme stoïcien, et à montrer son étrangeté, voire son paganisme en
le rattachant à des sectes orientales. Bayle dans son article considérait en
effet que « le dogme de l'ârne du rnonde, qui a été si comrnun parmi les
anciens, et qui faisait la partie principale du systèrne des stoïciens, est dans
le fond celui de Spinoza20 », et faisait état d'un spinozisrne des Chinois et
des Japonais. En second lieu, elle a pour but de montrer qu'en dépit de son
manque d'originalité, Spinoza est dangereux, car s'il n'est pas le premier
athée, il « est le prernier qui ait réduit en système l'athéisme 21 ».
Après avoir rattaché Spinoza à des courants païens, l'abbé entre ensuite
dans le vif du sujet en fournissant une double présentation de sa doctrine
sous la forme d'un bref résumé emprunté à Lerminier et destiné sans doute
aux esprits les moins éclairés, d'une part, et sous la fonne d'une synthèse
plus développée et érudite, extraite de L'introduction critique aux œuvres de
Spinoza par Saisset, d'autre part. Des deux versions se dégage cependant la
même idée fondamentale selon laquelle la philosophie spinoziste noie l'in-
dividualité et condamne sans espoir l'homme à s'évanouir dans le gouffre
de l'être infini. Le résumé du panthéisme de Spinoza que Chassay donne
au chapitre XI reproduit la conclusion de l'article de Lenninier22 et s'appa-
rente davantage à une réfutation et à une apologie du christianisme qu'à un
exposé synthétique. En effet, Lerminier achevait son examen par de sévères
critiques à l'encontre de celui qu'il considère comme le I11étaphysicien le
plus original.
:Lhomme de Spinoza est encore moins individuel que celui de Platon:
partie et instrument d'un vaste organisme, il n'a qu'à se mouvoir à sa place
et à son rang. A-t-il opéré ses mouvements avec exactitude? On lui déclare
qu'au-delà de ce monde, il n'y a rien, car ce monde est Dieu, il est Dieu
lui-même. Il ira rejoindre l'être infini, à la condition, il est vrai, de ne pas
le savoir et de ne pas le sentir. :Lhomme est assez exigeant pour ne pas s'es-
timer heureux de cette portion de divinité 23 •
24. Ibid.
25. Introduction critique aux œuvres de Spinoza, p.29, Charpentier, 1844, citée par
Chassay, Conclusion ... , p. 454-456.
26. C'est le titre du chapitre XI.
27. Op. cit., par Chassay, p. 457.
CHANTAL
1. Cf. René Journet et Guy Robert, Fragments de Dieu, 3 volumes, Cahiers Victor Hugo,
Flammarion, 1969. Dans l'édition chronologique réalisée par J. Massin au Club ffanç'ais
du livre, ces fragments sont en partie repris dans le t. 10.
2. V. Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de
J. Massin, t. 14, Club français du livre, 1970, p. 785, note 2. Un autre fi-agment du dos-
sier de Dieu confirme le statut de repoussoir assigné par Hugo aux penseurs désespérants;
il énumère en vrac: « Hobbes, Locke, Pyrrhon, Lucrèce, Spinoza », « géants de la sagesse
athée », avec leurs « doctrines de nuit» et leurs « systèmes hideux» (Œuvres complètes,
t. 14, p. 964).
PIERRE
Ces vers ne sont qu'une toute petite vague dans l'océan des mots que
Victor Hugo a agités du souffle de son verbe immense, tellement petite
4. Ibid., p. 800-801.
PIERRE
qu'elle a été abandonnée par son auteur qui ra laissée se perdre dans les
chutes de l'un de ses textes, qui n'est d'ailleurs pas de ceux qui ont le
plus retenu l'attention: et c'est dans les rnarges et les annexes des éditions
savantes qu'il faut en chercher la trace. Pourtant, la curiosité d'un lecteur
rnoderne de Spinoza peut être accrochée par ce vestige infime qui, bien
plus qu'il ne constitue une sorte d'accident de parcours dans l'itinéraire
intellectuel de Victor Hugo, pennet de mieux dessiner l'image de Spinoza
telle qu'elle persiste à se maintenir en France à la fin du XIXe siècle, après
cinquante ans d'hégémonie spiritualiste sur la tradition de la philosophie
à la française, et alors que la querelle du panthéisme a été pour l'essen-
tielliquidée dans les années 1850, lorsque, dans l'urgence imposée par la
révolution populaire, rationalistes et bien-pensants ont dû sunnonter une
partie de leurs contradictions et passer entre eux une sorte de compromis.
Qu'est-ce qui a conduit Hugo à écrire cette page, et à l'oublier dans ses
dossiers? Comment faut-il la lire, en tant que document exhumé, avec
ses caractères à demi effacés qui ont été en grande part déchargés de leur
signification?
À première vue, et quelle que soit la force d'expression poétique qui
leur prête un soufRe indéniable, ces vers ne véhiculeraient qu'une pensée
de mirliton, comrne un recueil caricatural de lieux communs ou d'idées
reçues sur Spinoza tels qu'ils pouvaient se dégager d'une lecture superfi-
cielle de l' « Introduction» de Saisset à son édition des Œuvres de Spinoza,
antérieure de près d'un quart de siècle à la cornposition de ces vers. Hugo
n'a probablement pas lu Spinoza dans le texte (c'est pourquoi la pré-
sente étude est intitulée « Spinoza vu par Hugo» et non « Spinoza lu par
Hugo ») : l'idée qu'il se fait de sa doctrine lui a sans doute été communi-
quée par la bande, transmise par la vox populi dont il a arnplifié les mes-
sages, de rnanière à composer cette image, frappante par sa radicalité, de ce
qui constitue pour lui par excellence une pensée de l'absurde, avec laquelle
il est impossible de composer.
Le dialogue qu'Hugo ébauche avec Spinoza prend en effet la forme
d'un défi: penseur de l'ombre, « voix solennelle qui semble dégager de
la nuit », « sophiste, lutteur, géant, héros du gouffre; Achille horrible
du néant », « raisonneur fatal », qui a « tout démontré, tout broyé, tout
prouvé », Spinoza a renvoyé l'homrne à son inanité; sorti du néant, « ce
Rien terrible », « gouffre du vide et de l'éternité (gouffre inutile, aveugle,
illimité) », celui-ci n'a plus qu'à y retourner et à s'y abîlner : « tout meurt »,
« tout est passage, transformation, fuite, avatar, sans lien, sans rapport, sans
que rien se souvienne de rien ». La réalité a perdu son assise. De là, plus de
moi: « Le corps, groupe croulant d'où résulte le moi (cet ensernble fuyant
LU PAR VICTOR HUGO
des valeurs d'utilité prescrites par la raison positive, avec son naturalisme
intégral, qui, parce qu'il ne laisse plus aucune place aux principes de justice
et de charité, doit, au point de vue qui est celui de Hugo, être dénoncé
comrne étant oppressif dans sa vocation fondamentale. C'est donc l'ur-
gence de la lutte démocratique contre cet abus de pouvoir qui commande
de sacrifier la lettre à l'esprit et de rejeter les vains raisonneurs au néant
duquel ils n'auraient jamais dû s'échapper. Et c'est d'abord au nom de la
liberté, et non en celui de la vérité, que Victor Hugo entarrle le combat
contre le panthéisme teinté de positivisme imputé à Spinoza, auquel il ne
concède d'autre rôle que celui d'un obstacle dans l'épopée émancipatrice
de l'hurnanité.
Cela dit, la polémique esquissée par Hugo tourne également autour
d'un argument théorique de fond: si le substantialisme de Spinoza est
inacceptable, c'est parce qu'il ruine définitivement le principe personnel
du moi, aussi bien sur le plan des êtres finis que sont les hommes que sur
celui de l'être infini que Dieu est. Spinoza n'est personne, et en consé-
quence est « Rien », la voix même du néant, parce qu'il a effacé la possibi-
lité de dire, à quelque niveau que ce soit: « Quelqu'un. » Si la philosophie
de Spinoza telle que Hugo la comprend est vraie, c'est que, littéralement,
le monde n'a plus de sens pour personne: et alors, en effet, il n'y a plus
qu'à dormir, en l'absence de toute perspective d'un réveil possible. Toute la
pensée poétique de Hugo tourne au contraire autour de l'affirmation d'un
principe de personnalité universellement répandu du haut en bas de l'uni-
vers; celui-ci se trouve jusque dans les moindres êtres et atteste en eux la
présence vivante du divin: en d'autres termes, y ayant partout des raisons
d'espérer, mais aussi de craindre, il y a toujours quelque chose à faire, et
c'est cette possibilité toujours ouverte qui s'appelle « Providence ». Or cet
appel, il faut bien qu'il soit entendu par quelqu'un, faute de quoi il serait
condamné à demeurer lettre morte.
Toute la question est alors de savoir comment concilier ce principe per-
sonnel avec la représentation de l'infinité, ce qui est la croix de toutes les
théologies, quelle qu'en soit l'obédience, qui essaient de ramener cet infini
dans le cadre d'une seule pensée, et ainsi d'enfermer ce qui, par sa nature
même, est liberté. Les religions, avec leurs « tas d'autels contradictoires 5 »,
et leur prétention à tout dire sur l'irnrrlensité, « voulant d'un seul regard
embrasser le mystère », fabriquent artificiellement un « Dieu tout fait 6 »
et ramènent le principe divin aux dimensions de « quelque être inutile 7 ».
5. Ibid., p. 775.
6. Ibid.
7. Ibid.
LU PAR VICTOR HUGO
Et pour dire la folie de ces inventions fabuleuses de dieux qui ne sont que
des projections, plus ou rnoins dignes ou grotesques, de la figure humaine
abstraiternent transcendée, Hugo trouve des mots qui font penser à ceux
utilisés à peu près au rnême mornent par Flaubert lorsqu'il rédige la version
définitive de sa Tentation de saint Antoine, qui met en images la rnême
perspective critique, et, au pied de la lettre, anticléricale:
(~.uiconque, apôtre, augure, ou barde au large front,
Forge un Dieu de son rnieux et l'offre au ciel profond,
N~ aperçoit que la brume et la noirceur confuse
Du firmament sinistre et calme, qui refuse;
Lhomme a beau présenter un Dieu, prémédité
Dans son aveuglement et dans sa surdité,
Que ce Dieu soit indou, payen, grec ou biblique,
LOmbre ne donne pas à l'homme sa réplique;
Sans écho, sans qu'un signe ait paru dans l'éther,
LÊtre a vu par Orphée enfanter Jupiter,
Allah par Mahomet, Jéhovah par Moïse;
La négation triste est dans le vide assise;
Le prêtre par l'abîme est toujours éconduit;
Limmobilité grave et morne de la nuit
Suffit au Tout lugubre, et le gouffre n'invente
Aucune idole, ayant l'éternelle épouvante8 .
8. Ibid
9. Ibid., p. 784.
10. Ibid., p. 782.
PIERRE
avec tous les spéculateurs et les philosophes, rejeté du mauvais côté, celui
des raisonneurs qui, voulant se faire les tnaîtres de la lumière, se placent,
sans même s'en rendre compte, au service de l'ombre et de ses pires créa-
tions.
Il faut aller jusqu'au bout de cette opposition. Ce qui tient Hugo au
plus loin du spinozisme, c'est la lucidité critique qui l'habite, et qui paraît
animée par un fondamental pessimisme:
Les êtres sont épars dans l'indicible horreur,
Lombre en étouHe plus que le jour n'en anime.
La lumière s'épuise à traverser l'abîme;
Les rayons dans l'éther s'enfoncent éperdus;
Lobscurité, vers qui tous les bras sont tendus,
Livide est toujours là qui fait la nuit, et creuse
Ce trou pour engloutir la clarté généreuse;
Quoi que fassent l'étoile et l'aube à l'horizon,
Tout n'est qu'une malsaine et nocturne prison;
Malgré le vaste effort de l'aurore, tout souffre;
Quelle épaisseur de nuit ne faut-il pas au gouffre
Pour amortir la flèche énorme du soleil 13 •.•
faut pourtant pas oublier que, en 1880, lorsque a été publié ce recueil, et
a fortiori quinze ou vingt ans plus tôt, lorsque ont été écrits la plupart des
vers qui le composent, affirmer les principes républicains de la Liberté, de
l'Égalité et de la Fraternité ne représente pas un ralliernent de pure conven-
tion à des positions fermement acquises: rnais c'est une prise de parti
effectuée à l'intérieur d'un champ d'action politique largement ouvert, où
le sort du régime républicain est loin d'être joué de rnanière définitive.
Pour comprendre ce que Hugo a réellement dit et voulu dire, il faut donc
replacer son propos dans son contexte où il est si profondément enfoncé
que, extirpé de celui-ci, il perd la plus grande partie de sa signification.
Quelle place revient à Spinoza dans cette perspective où littérature, philo-
sophie et politique se « mêlent» de manière pour le moins inextricable?
La position qui lui est assignée à l'intérieur de ce complexe culturel est-elle
aussi uniment négative que le laisserait penser, à prernière vue, la lecture
de certaines variantes au texte publié de Religions et religion? Peut-être les
choses sont-elles moins simples à cet égard qu'on ne pouvait d'abord le
penser. On se contentera ici de proposer, pour terminer, deux remarques.
D'abord, il n'est pas certain que, dans sa critique de la ratiocination phi-
losophique, dont Lane est le meilleur témoin, Hugo fourre dans le même
sac les philosophes et les prêtres, comme s'ils étaient au rnêrne titre com-
plices dans l'installation du pouvoir oppresseur des tyrans; et, en décalant
l'une par rapport à l'autre ces positions, le poète esquisse d'une certaine
manière un rapprochement avec ceux qu'il considère comme des penseurs
du vide que leur aveuglernent condamne, mais qui ne sont quand même
pas demeurés tout à fait sourds à l'appel de l'absolu. En effet, l'erreur des
philosophes se situe sur le plan de la spéculation, alors que les paroles
spécieuses des théologiens couvrent l'accomplissernent d'un crime contre
l'humanité dont les conséquences, elles, concernent directement les pro-
blèmes pratiques de l'existence. Dans « Querelles », la première partie de
Religions et religion, Hugo fait reprocher au philosophe par le théologien
lui-même son « Dieu sans papiers 21 », « l'être pur, l'infini compliqué par
l'abstrait22 », trop compliqué, trop éloigné de l'imagination des masses pour
pouvoir efficacement l'égarer: c'est le Dieu des savants et des philosophes,
que sa vacuité empêche d'être responsable des abominations dont le prêtre
est réellernent l'initiateur. Or ce « Dieu sans papiers », mal adapté aux
noirs desseins des oppresseurs du peuple qui en récusent le principe, n'est
peut-être pas sans présenter quelque ressemblance avec la vague divinité
dont, par des moyens strictement poétiques, Hugo entreprend lui-rnême
nous savons aujourd'hui que cette lecture est profondément lacunaire: elle
passe à côté de ce qui constitue peut-être l'essentiel du message transmis
par la philosophie de Spinoza dont il n'est pas interdit d'entendre un écho,
même considérablement transposé, voire défonné, dans l' œuvre poétique
de Victor Hugo.
Spinoza et Durkheim
CHRISTIAN LAZZERI
1. Les discussions par Durkheim des thèses de Kant sont assez fréquentes mais l'inter-
prétation qu'il donne de l'impératif catégorique kantien en ruine radicalement le fonde-
ment. Cf: Sociologie et philosophie, Presses universitaires de France, 1963, p. 62, sqq. ; sur
Rousseau et Montesquieu, cf. Montesquieu et Rousseau, précurseurs de la sociologie, Marcel
Rivière, 1966.
2. Cf. le chapitre II de De la division du travail social, PUF, 1978, p. 48 : « La psychologie
contemporaine revient de plus en plus à l'idée de Spinoza, d'après laquelle les choses sont
bonnes parce que nous les aimons, bien loin que nous les aimions parce qu'elles sont
bonnes. Ce qui est primitif, c'est la tendance, l'inclination; le plaisir et la douleur ne
sont que des faits dérivés. Il en est de même dans la vie sociale. » On retrouve cette thèse
discutée dans Sociologie et philosophie, op. cit., p. 115, sqq.
il n'y a pas besoin de les connaître puisqu'il suffit de connaître principale-
ment ce que l'on désire qu'elles soient. Il suffit de détenniner la fin qu'elles
doivent remplir et d'en déduire les meilleurs moyens de l'atteindre. Or, la
leçon d'ouverture du Cours de science sociale de 1888, à!' opposé d'une telle
problérnatique, fait observer, en rapport avec la thèse de Comte, que parce
que le social est une fonne particulièrernent complexe de l'organisation du
vivant, les sociétés sont des êtres naturels et, en conséquence, elles doivent
elles aussi relever des lois nécessaires de la causalité. S'il en est ainsi, il est
peu probable qu'on puisse prescrire à la société quelque fin que ce soit sans
même savoir si les lois sociales rendent possible une telle prescription. De
fait: « Avant de chercher ce que doivent être la farnille, la propriété et la
société, il faut savoir ce qu'elles sont, à quels besoins elles correspondent, à
quelles conditions elles doivent se conformer pour vivre 3 • » Cette rupture
avec la philosophie pratique sur un point méthodologique essentiel n'en-
veloppe-t-elle pas aussi la philosophie de Spinoza?
On peut montrer que ces objections préliminaires ne sont pas très
convaincantes et n'entraînent a priori aucun effet dissuasif quant à la possi-
bilité d'un examen comparatif des deux œuvres. On répondra à la prernière
objection qu'il n'est pas très important que Spinoza ne soit que rarement
cité par Durkheim: seule importe en effet la comparaison objective des
deux systèmes de pensée, de leur méthode, de leur problématique et de
leurs thèses respectives. On sait que Spinoza a été exclu de la synagogue
parce qu'il rejetait l'ensemble des prescriptions liées au statut de la loi divine
révélée du judaïsme et qu'il allait tenter de dégager au travers des exigences
d'une telle loi, ainsi que de celle du christianisme, le « noyau» de croyances
et de conduites qui forment les conditions les plus générales de l'existence
sociale. Mais, au-delà de la religion, ces conditions appartiennent à tout
rapport social en général et elles naissent de l'ensemble des interactions de
la multitude qui la conduisent à s'organiser en une société politique. Elles
s'imposent de façon transcendante pour le croyant, et de façon imrnanente
en général pour tous les hommes, mais le philosophe et tous ceux qui ont
accédé à la connaissance du troisième genre peuvent les déduire rationnel-
lement, les désirer consciernment et tenter de les faire comprendre pour
enrayer les conflits politiques et religieux. De son côté, Durkheim s'est
lui-même exclu de la synagogue et il était convaincu que l'une des tâches
essentielles de la science sociale naissante devait consister à dégager ration-
nellernent le noyau moral de la religion que les différents systèmes religieux
n'avaient que confusément conçu et qu'ils avaient extériorisé de la logique
sociale elle-même sous la forme de prescriptions divines. Mais la sociologie
--------------------
3. Cf. La science sociale et l'action, PUF, 1970, p. 106.
ET DURKHEIM
quelle que soit leur diversité. Mais l'esprit peut aussi se former des notions
communes plus restreintes renvoyant à des propriétés cornmunes de cer-
taines choses seulement, qu'il s'agisse, par exernple, du corps ou de l'esprit
humain. Ces idées de notions corrnnunes découlent d'une synthèse effec-
tuée à partir d'une interaction entre les hornmes par laquelle, au-delà de
leurs différences, ils en viennent à reconnaître leur similitude. La caracté-
ristique de ces notions comrrlunes, c'est qu'elles sont toujours vraies, quelle
que soit leur extension, comme le montre Spinoza dans les propositions 38
et 39 de la partie II de l'Éthique: chaque homrne possède nécessairement
une idée vraie des propriétés communes de son corps et de tous les autres
corps, et des propriétés communes de son esprit et des autres esprits 6 •
Pour Durkheim, toutes les consciences individuelles, par l'effet de
l'interaction sociale qu'il décrit, possèdent l'idée de ce par quoi elles sont
semblables et cette idée partagée forme ce qu'il appelle une conscience col-
lective. On peut dire alors qu'une telle conscience, plutôt que cette entité
per se qui existerait au-dessus des consciences individuelles, cornme le sou-
tiennent les interprétations les plus plates et les plus vulgaires de la pensée
de Durkheim, n'est autre que la partie de chaque conscience élérrlentaire et
particulière par laquelle celle-ci saisit en elle sa propriété de ressemblance
avec ce qui est universel et impersonnel dans les autres consciences parti-
culières. Bref, cette conscience collective n'est pas indépendante de chaque
conscience singulière puisqu'elle n'existe que par elle, même s'il est vrai
qu'elle ne s'y réduit pas puisque aucune conscience singulière ne peut la
produire: c'est l'interaction seule, en tant que processus social, qui en est
la cause: « Puisque cette synthèse est l'œuvre du tout, c'est le tout qu'elle
a pour théâtre. La résultante qui s'en dégage déborde donc chaque esprit
individuel comme le tout déborde la partie7• »
Quelles conséquences aussi bien Durkheim que Spinoza tirent-ils de cette
perception de la similitude des horrlmes connaturelle à la constitution des
rapports sociaux? Tout dépend en fait de la connaissance que les hommes
en possèdent et, en fonction de ce type de connaissance, ils conçoivent de
manière bien différente les rapports qu'ils entretiennent avec l'ensemble
du tout social. On peut donc déduire de cette difference de perception
differents corrlportements sociaux.
*
* *
8. Cf. Éthique IV, préface, et Traité de la réforme de l'entendement, Vrin, 1969, §§ 12-13.
ET DURKHEIM
15. Cf. Ch. Lazzeri, Droit, pouvoir et liberté. Spinoza critique de Hobbes, PUF, 1998,
p. 148 sqq.
16. Cf. L'éducation morale, PUF, 1974, p. 74.
CHRISTIAN
lui sous deux versants dont la caractéristique est que leur unité fonne la
conscience morale.
Sous le prernier versant, cette conscience collective, parce qu'elle est
extérieure à l'individu et parce qu'elle est à la source des lois pénales codi-
fiées et applicables, cornme le montre De la division du travail socia!}?,
représente ainsi une opinion collective: la forme de cette opinion apparaît
alors liée à un enserrlble de prescriptions coercitives exprirnées dans des
commandernents. Telle est, pour Durkheim, la forme d'obligation sociale
qu'exprime le devoir moral. On pourrait, sans forcer la comparaison, sou-
tenir que, sur ce point, la position de Durkheim est assez voisine de celle
de Spinoza lorsque celui-ci analyse dans les chapitres V et XVI du TTP
ainsi qu'au chapitre III du TP on l'a vu -le mode sur lequel chacun, par
crainte, se conforme aux injonctions de la puissance collective de la multi-
tude qui l'emporte sur la sienne propre.
Sous le second versant, Durkheim remarque que l'obligation morale,
qu'il vient de définir, manifeste des effets certainement dissuasifs à l'égard
de certaines catégories d'actions, mais qu'elle s'avère peu incitative pour
faire agir. Il est donc exigé, cornme complément, une certaine désirabilité
du bien. Or, la conscience individuelle qui connaît inadéquatement les
mécanismes sociaux d'une part, aperçoit, même confusérnent, que la
société est la condition de la paix et de la sécurité, ce qui apparaît cornme
un équivalent de l'affect d'espoir analysé par Spinoza dans les textes déjà
cités. Mais, d'autre part, elle perçoit que ce qui est impersonnel et universel
en elle, tels le langage, le développelnent de la connaissance et la culture,
elle le doit à la société: ainsi, dès lors que l'on désire cette partie de soi-
même, on désire l'effet de la conscience collective qu'on porte en soi et,
du même coup, ce qu'on veut pour soi, on le veut en rnême temps pour
tous ceux qui paraissent posséder cette même propriété par laquelle on leur
ressemble 18 : on peut rnême dire d'ailleurs que, dans les sociétés étatiques
caractérisées par un haut degré de solidarité organique fondée sur une
forte différenciation sociale issue d'une division poussée du travail, chacun
perçoit plus nettement l'homme dans le citoyen et désire ainsi beaucoup
plus facilement pour les autres ce qu'il désire pour lui-rrlême 19 • De ce
point de vue, il est tout à fait intéressant de constater dans une perspective
17. Cf. De la division du travail social, op. cit., p. 52, sqq. Ces pages consacrées à la naissance
du système pénal sont très voisines de la théorie spinoziste de l'indignation constitutive de
l'ordre social. Elles mériteraient, à elles seules, un commentaire fouillé.
18. Il Emt probablement voir aussi ici une résurgence de la thèse de Rousseau sur les rap-
ports de la volonté générale et de la volonté particulière.
19. Cf « L'individualisme et les intellectuels », dans La science sociale et l'action, op. cit. ;
p. 270 sqq.
ET DURKHEIM
1. La morale d'Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, Librairie Germer
Baillière, 1878, « Conclusion générale», p. 281-282.
2. Ibid, spécialement p. 288.
GUYAU ET SPINOZA
3. Ibid., p. 279.
4. Ibid., p. 288. Voir aussi 1'« Introduction», p. 15-16, où l'on trouve déjà la même oppo-
sition entre 1'« épicurisme, uni au naturalisme de Spinoza» (épicurisme qui triomphe,
« en France avec Helvétius et presque tous les philosophes du XVIIIe siècle, en Angleterre
avec Bentham et l'école anglaise contemporaine») et le « stoïcisme nouveau de Kant et de
son école ». Ces deux doctrines, ajoute Guyau, « se partagent la pensée, se partagent les
hommes. La lutte ardente entre les épicuriens et les stoïciens, qui dura autrefois pendant
cinq cents ans, s'est rallumée de nos jours et s'est agrandie ».
5. Une seule réference, dans le sillage de Hobbes, à la p. 281 : « Hobbes avant Spinoza a
essayé de constr~ire une géométrie des mœurs. »
6. La morale d'Epicure, IV, chap. III, p. 227.
ANDRÉ
une illusion étrange, nous prenons ces jugements pour ce qu'il y a de plus
absolu, quand il n'y a rien de plus relatif7.
7. Ibid, p. 227-228. Le mot de« naturalisme» est utilisé par Guyau, à propos de Spinoza,
dès l'introduction de l'ouvrage, p. 15. On le retrouvera, toujours à propos de Spinoza,
dans La morale qnglaise contemporaine, Librairie Germer Baillière, 1879, p. 404-405.
8. La morale d'Epicure, p. 228.
9. Ibid, p. 229.
10. Ibid., p. 227. ~
11. Ibid, p. 229. La réference à « Ethique, IV, défin., 1 » est donnée en note.
12. Ibid, p. 229.
13. Ibid
,..,..'''-H'H""l.I:UJ..;, GUYAU ET SPINOZA
14. Ibid., p.229-230 (qui donne en note la réf(~rence à la prop.24 d'Éthique IV).
J'emprunte l'expression d'utilitarisme rationnel à Alexandre Matheron, ici très proche de
J.-M. Guyau (auquel il ne pe~se certainement pas) et l'éclairant en retour: voir Individu
et communauté chez Slinoza, Ed. de Minuit, 1969, p. 247 à 250.
15. Voir La mora[e d'Epicure, Livre l, chap. III, § 2, spécialement p. 4l.
16. La morale d'Epicure, Livre IV, c~ap. III, § l, p. 230 (qui cite ici, sans donner de réfe-
rence, la dernière,proposition de l'Ethique).
17. La morale d'Epicure, Livre II, chap. II.
18. La morale d'Epicure, Livre IV, chap. III, § 2, p. 230.
19. Cité par Guyau, ibid., p. 230. Comparer avec A. Matheron, op. rit., p. 251-252.
ANDRÉ
Ce dernier passage est justement celui qui sera repris dans L'irréligion de
l'avenir, où Guyau évoque, nous y reviendrons, le « panthéisme purement
intellectualiste et rationaliste de Spinoza ». Mais le contexte et l'accent
sont différents. Dans La morale d'Épicure, c'est le thème de l'utilitarisme
qui sert de fil conducteur. Guyau le déroule dans le champ de la morale
individuelle, puis dans celui de la morale sociale. Selon la « géométrie
des mœurs» qu'élabore Spinoza, la société et la sympathie (spécialement
sous les deux formes de la pitié et de l'énlulation) naissent de l'égoïsme 21 •
Comment? Par la coïncidence de 1'« intérêt de l'un avec les intérêts de
l'autre 22 ». Cette coïncidence s'obtient à son tour par deux moyens diffé-
rents, qui peuvent et doivent fonctionner ensernble : « On peut soumettre
les passions des hommes à l'unité par la puissance d'une passion supérieure,
la crainte, ou par la puissance de la raison. Tels sont les deux grands ressorts
de l'ordre social: la loi de crainte et la loi de raison 23 . »Guyau, qui s'appuie
sur plusieurs textes de l'Éthique et sur le chapitre XVI du Traité théologico-
20. Ibid., p. 231 (qui cite, sans donner la réference, le scoli~ de la prop. 23 d'Éthique V).
21. Ibid., p. 232-233 (olt Guyau cite plusieurs textes d'Ethique, III). Sur la pitié chez
Spinoza, voir aussi L'art au point de vue sociologique, Alcan, 1889 (2 e édition), p. 7.
22. Ibid., p. 234.
23. Ibid.
GUYAU ET SPINOZA
24. Ibid., p. 235-236 (qui renvoje en note à Éthique, IV, prop. 36). Sur le rapprochement,
chez Spinoza, des « systèmes d'Epicure et de Zénon », voir aussi p. 272.
25. Ibid., p. 236.
26. Ibid.
27. Ibid Voir aussi La morale anglaise contemporaine, Librairie Germer Baillière, 1879,
« Conclusion », -yI, p. 404.
28. La morale d'Epicure, § 4, p. 236.
29. Ibid., p. 237.
30. Ibid.
ANDRÉ
31. Ibid
32. Ibid (c'est Guyau qui souligne). Dans le même livre et en sens contraire, Guyau avait
su discerner, dans l'épicurisme, une théorie du progrès à laquelle il avait consacré un cha-
pitre remarquable, le troisième du Livre III (p. 154 à 171).
33. Dans l'Esquisse ... , par exemple, Spinoza est parfois évoqué (p. 10, 14, 15, 137 et
138 de l'éd. que j'utilise, la 6", Alean, 1903, ce qui correspond aux p. 12, 16, 122 et 123
de l'éd. du COlpUS, Fayard, 1985), mais de façon purement formelle ou très allusive. En
revanche, quand Guyau écrit que « la tendance de l'être à persévérer dans l'être est le
fond de tout désir» (1, 1, p. 92 ou 82), ou quand il propose, dans les belles pages de sa
conclusion, une morale de la« puissance d'agir» (p. 247-248), il n'éprouve nul besoin de
faire réference à Spinoza ...
r./""\'''-i'''r>.J,,"~L. GUYAU ET SPINOZA
39. L'irréligion de l'avenir, III, 4, § 1 (<< Le panthéisme optimiste »), p. 399 sqq.
40. Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, « Introduction », chap. I, spéciale-
ment aux p. 9-10 et 52 de l'éd. Alcan (p. 11-12 et 48 de l'éd. du Corpus).
41. La morale anglaise contemporaine, « Conclusion », VI, p. 404.
42. Esquisse d'une morale ... , p. 10 (p. 12 dans l'éd. du Corpus). Voir aussi L'irréligion de
l'avenir, p. 409, où Guyau oppose, d'ailleurs pour les condamner l'un et l'autre, 1'« opti-
misme de Spinoza» et le « pessimisme de Schopenhauer ».
r.n.l"- L,rLfU.'U.J..:, GUYAU ET SPINOZA
]upiter43 . » Si tout est Dieu, tout est bien 44 , et c'est ce que Guyau ne peut
accepter. Non qu'il ne perçoive la grandeur d'une telle position. Mais il
faut distinguer ici ce que Guyau appelle l'optimisme subjectif: qui est un
état d'ârne fondé sur la connaissance, de l'optimisrne objectif, qui porte
sur le rnonde : « En s'étendant, en s'élevant, en s'apaisant de plus en plus,
le savoir peut rendre un jour à l'ârne quelque chose de cette sérénité qui
appartient à toute lumière et à tout regard lumineux. C'est là ce qu'il y a
de vrai dans le calme intellectuel de Spinoza: si son optimisme objectif est
insoutenable, il y avait plus de vérité en son optirnisme subjectif, en cette
conscience de la paix intérieure trouvée dans l'extension même de l'intel-
ligence et dans l'harmonie des pensées 45 • » Mais de là à adorer la nature,
non. Lui pardonner sufEt, et vaut mieux46 . Le problème du mal, sur lequel
Guyau a écrit de beaux vers 47 , lui paraît condamner toute religion, fût-
elle panthéiste. Par réalité et par perfection, Guyau n'entend pas la même
chose.
Il voit bien, pourtant, que le panthéisme de Spinoza est dépourvu de
toute finalité, et ne saurait dès lors être assimilé à une providence. En n'ad-
rnettant qu'une substance « se développant dans une infinité de modes
par une nécessité étrangère à toute finalité », le spinozisme « nous montre
dans le grand Tout la logique immanente qui préside à son développe-
ment48 ». Mais l'optimisme demeure, qui n'est pas un rapport à l'avenir
(l'optimisme, pour Guyau, est le contraire de l'espérance: si tout est bien,
43. Esquisse d'une morale ... , p. 15, Alcan, ou p. 16, Fayard (l'évocation de la maison de
Jupiter, qui se présente comme une citation, me laisse perplexe: je ne vois pas à quel texte
Guyau peut vouloi! faire allusion). On trouvaJt une critique voisine de 1'« optimisme
stoïcien» dans 1'« Etude sur la philo~ophie d'Epictète »,que Guyau avait rédigée pour
présenter sa traduction du Man,uel d'Epictète : Manuel d'Epictète, traduction nou~elle sui-
vie d'extraits des, Entretiens d'Epictète et des Pensées de Marc Aurèle, avec une Etude sur
la philosophie d'Epictète, par M. Guyau, professeur de philosophie, Librairie Delagrave
(sans date d' é9.ition), spécialement p. LII -LIlI (le même texte est repris et prolongé en
appendice à Education et hérédité, Alcan, 1889, p. 239 sqq.). Spinoza n'y est pas évoqué,
mais dans la mesure où Guyau insiste ailleurs sur ce qu'il trouve chez Spinoza de stoïcien
(surtout l'idée de nécessité et, conséquemment, d'acceptation), on peut penser que les
mêmes critiques doivent s'appliquer, dans son esprit, au spinozisme.
44. « Ce qui est est bien, par cela seul qu'il est» : La morale anglaise contemporaine, p. 346
(à propos de « Spinoza, Helvétius ou d'Holbach »).
45. L'irréligion de l'avenir, III, 4, § 2, p. 410.
46. Voir le poème « Question», dans les Vers d'un philosophe (8 e éd., Alcan, 1913, p. 65-
66) : « S'il est des malheureux, il n'est pas de bourreaux, / ES c'est innocemment que la
nature tue. / Je vous absous, soleil, espaces, ciel profond, / Etoiles qui glissez, palpitant
dans la nue! ... / Ces grands êtres muets ne savent ce qu'ils font. »
47. Ibid. Voir aussi le poème « Le devoir du doute », p. 61-63.
48. L'irréligion de l'avenir, III, 4, p. 399. Il faudrait opposer l'idée de développement, qui
peut être spinoziste, à celle d'évolution, qui ne l'est pas. Voir par ex. L'irréligion de l'ave-
nir, III, 5, p. 452, où Guyau voit bien que, chez Spinoza, « la conception d'une existence
ANDRÉ r'r\1\K'T'D_c'nr\.lI.TU-TT
reposant en sa plénitude sous la forme d'éternité [ ... ] n'exclut pas le développement per-
pétuel des modes t~)Ujours changeants ». ,
49. Voir par ex. l'Etude sur la philosophie d'Epictète, op. dt., p. LIlI, et l'Esquisse ... , p. 10-
15 (Alean) ou p. 12-16 (Fayard).
50. L'irréligion de l'avenir, III, 4, § 1, p. 399-400.
51. « Conclusion », VI, p. 404-405.
52. Voir l'Esquisse ... , l, 4, p. 137 (Alean) ou p. 122 (Fayard).
53. Ibid. Même évocation de la résignation, à propos notamment de Spinoza, dans La
morale anglaise contemporaine, p. 345-346.
54. Esquisse... , ibid.;, voir aussi la « Conclusi?n», p. 251-252 (Alcan) ou p. 221-222
(Fayard), ainsi que l'Etude sur la philosophie d'Epictète, op. cit., p. LIlI.
GUYAU ET SPINOZA
SPINOZA
et
On voit que c'est Spinoza qui parle; mais le doute final, assurément,
est celui de Guyau. Notre auteur, qui mourra à 33 ans, la nuit du vendredi
saint58 , mettait l'amour plus haut que la sérénité et l'espérance plus haut
que la raison.
57. Vers d'un philosophe, p. 193-194. Guyau, comme Nietzsche ou Leopardi, met l'il-
lusion vitale plus haut que la vérité, si elle est mortifère. Voir par ex., toujours dans les
Vers d'un philosophe, le poème « Illusion feconde » : « Divinité nouvelle, illusion bénie, /
Ne me fuis donc jamais, jette au loin dans ma vie / Lerreur comme un rayon d'où jaillira
l'espoir. / Cesser de se tromper, ce ne serait plus vivre ... »
58. Comme le remarque Alfred Fouillée (qui avait épousé la mère de Guyau), dans le
livre qu'il lui a consacré et où il fait notamment le récit de ses derniers instants: La
morale, l'art et la religion d'après Guyau, Alcan, 1897 (avec une belle gravure en ffontis-·
pice), « Conclusion », p. 191 à 196. Signalons qu'on trouve aussi d'intéressants éléments
biographiques dans l'article de Jean-Claude Leroy, «Jean-Marie Guyau, philosophe de
l'immortalité», Tempêtes sous un crâne, n° 8, Rennes, automne 1995.
« Un pur»
Léon Brunschvicg, de Spinoza
JEAN-MICHEL LE LANNOU
4. ]. Laehelier, Cours de logique (1866), éd. établie par ].-L. Dumas, Éditions universi-
taires, 1990.
5. Œuvres, Alean, 1933, t. 1, p. XLII.
6. J. Lachelier, Notes sur le pari de Pascal, 1901, dans Œuvres, t. II, op. cit.
LECTEUR DE SPINOZA
Par elle nous découvrons qu'il y a dans le fini plus que lui, et dans le
particulier cela qui ne peut y consentir. La pensée libre comme telle ne
saurait consentir à la limitation. Son exigence produit en nous une déci-
sive disproportion. Elle manifeste ainsi sa véritable « nature », c'est-à-dire
précisément qu'elle n'est « renfermée dans aucune borne ».
Découvrir la présence en moi de la pensée, qui est constitutivement
exigence de la vérité, ne s'exerçant que comIne refus de sa particularisa-
tion, c'est reconnaître son dynamisme. À quoi celui-ci conduit-il? À quoi
mène cette délirnitation qui la constitue? Comment donc être fidèle à son
exigence? Quelle modification de notre existence la pensée vraie impose-
t-elle? Elle n'enjoint rien d'autre que de déployer toutes les conséquences
de sa puissance, c'est-à-dire qu'elle exige d'être libérée de sa soumission
initiale et factuelle à la particularité.
Ce processus sera ainsi une « œuvre d'affranchissement et de purifica-
tion» (S 34)7. Pour Brunschvicg, cette exigence n'est pas originairement
politique, mais bien éthique et religieuse. Ce n'est cependant pas une
simple augmentation du savoir, qui laisserait être celui qui pense en son
identité initiale, qui est en question, il s'agit ici d'une modification effec-
tive. Le surgissement de la pensée opère une rupture de notre « identifi-
cation» première. Étant en nous l'exigence de se libérer, et pour cela de
surmonter la prétention à la subordonner, elle nous irnpose de cesser de
nous réduire à la particularité, toujours comme telle passionnelle, donc de
nous défaire de ce qui l'entrave.
Pour la restituer à elle-même, il faut la détacher de la particularité que
nous sommes. Pour cela, une seule nécessité: cesser d'être un individu, et
donc refuser de demeurer celui qui, par ce qu'il désigne cornrne son« être »,
l'asservit et en contredit le processus. Ce changement n'est possible que par
une mutation réelle de notre existence. Avec Spinoza, Brunschvicg vise
non la simple postulation théorique de la libération, rnais son effectuation
véritable. La question est donc directement pratique. Cesser d'être un indi-
vidu clos sur lui-même étant la condition de cette libération, que « faire»
pour ne plus se réduire à cette individualité? Comrnent s'universaliser?
7. Nous citons les oeuvres de Brunschvicg selon les éditions et les abréviations suivantes:
M], La modalité du jugement, 1897; IVE, Introduction à la vie de l'esprit, 1900; IC,
L'idéalisme contemporain, 1905; S, Spinoza et ses contemporains, 1924; PC, Les progrès de
la conscience dans la philosophie occidentale, 1927; CS, De la connaissance de soi, 1931 ; RR,
La raison et la religion, 1939; ~E, La philosophie de l'esprit, 1949,; VFC, De la vraie et de
la fausse conversion, 1950; EP, Ecrits philosophiques, 1951; EP2, Ecrits philosophiques, t. II,
1954. Sur l'ensemble de l'oeuvre, cf: M. Deschoux, La philosophie de Léon Brunschvicg,
préf: de J. Hyppolite, PUF, 1949 (bibliographie), ainsi que D. Gil, « Le "vrai" spinoziste,
de Brunschvicg à Bachelard », dans Spinoza au )(x siècle, dir. O. Bloch, PUF, 1993.
La limitation à laquelle on refuse de consentir n'est pas essentielle.
Cette particularité n'est en vérité qu'une simple restriction, et non une
finitude constitutive. Le comprendre conduit à refuser de derneurer cette
entrave qui arrête le dynamisrne du vrai. Se défaire de la particularité per-
rnet non seulelnent de cesser d'entraver la puissance de la pensée, mais
encore conduit à s'identifier à elle en son activité infinie: « L'homrne ne
peut concevoir l'idéal spirituel sans participer à lui, sans s'identifier à lui }),
souligne Brunschvicg (IVE 166). Puisque « notre destinée est de tendre
à l'unité» (M] 237), nous devons opérer cette identification. Nous ne
sommes fidèles à l'exigence de la pensée qu'en refusant de « la soumettre
aux catégories de l'extériorité» (M] 237), sachant que seul ce qui relève de
l'extériorité, en particulier notre individualité, est limité. Ce processus de
désindividualisation, donc d'intériorisation, constitue ainsi la détermina-
tion propre du progrès spirituel. En et par lui, s'effectue un mouvement de
« dédoublement perpétuel» (VFC 147), tant individuel que collectif, qui
par l'éducation « régénère le monde» (M] 225). La puissance de la pensée
s'atteste ainsi dans le progrès qui est « une ascension de l'être lui-même,
un approfondissement de son essence qui transforrne la nature de cette
essence même» (S 70).
Pour expliciter le statut de la pensée, pour en comprendre la puissance,
Brunschvicg s'adresse donc à l' œuvre de Spinoza. Sa présence est constante
dans son œuvre, non seulement dans son premier ouvrage, rnais aussi dans
tous ses textes 8 • Pourquoi Spinoza? Parce qu'il nous propose une « philo-
sophie de l'activité» (M] 4). L'Éthique expose la restitution de la pensée à
sa véritable puissance, libérée de l'extériorité, de la limitation, et en général
de toute subordination. Son processus, le « progrès de la dialectique spi-
noziste» (S 54), n'est restreint par rien, et surtout pas par un être ou une
substance particulière, qui serait l'opacité d'une âme irréductible à l'idée.
Spinoza donc, parce que selon Brunschvicg il est la philosophie même,
« l'activité intellectuelle prenant conscience d'elle-même [... ] voilà ce que
c'est que la philosophie» (M] 4).
Le véritable idéaliste, c'est ainsi Spinoza, et non pas Kant. Dans l' œuvre
de Kant, Brunschvicg dénonce l'insuffisance de 1'« unité abstraite », et ce
au nom de l'exigence de 1'« unité parfaite de la réalité totale» (S 115). Il
conteste surtout l'absolutisation de la scission qui interdit en son principe
même la pleine affinnation de la pensée. Cette entrave réside dans l'Îln-
possibilité tant théorique que pratique d'une « identification complète»
entre forme et matière (M] 220), dans une« inadéquation à l'affirrnation »
8. Le volume Spinoza, sous forme de Mémoire, date de 1891; il est publié en 1894,
Alean.
LECTEUR DE SPINOZA
13. L'article« Sur le court traité» est paru en 1879, l'étude« Quelques notes sur Spinoza»
paraît en 1895, cf: Fragments et célèbres leçons, PUF, 1950, p. 197. Cf. notre étude,« L'au-
delà de la substance: le dialogue Lagneau-Spinoza», Bull de l'Association des amis de
Spinoza, 1990, n° 25, ou Revue de l'enseignement de philosophie, 1991, mars-avril, n° 4.
14. Brunschvicg souligne que« c'est Lachelier» qui a rompu« le charme [... ] qui tenaÎt
captive l'âme du spinozisme» (EP2 60).
LECTEUR DE SPINOZA
L'INDMDUALITÉ
d'un être de raison» (5 116), « un être fini est nécessairement une abs-
traction» (5 115). En efh:t « qu'est-ce qu'un individu, si ce n'est, en face
de l'infini, le fini, en face du tout, quelque chose qui équivaut exacte-
ment à rien» (5 90) ? La dénonciation de cette illusion, la plus fréquente
de Brunschvicg, est aussi la plus radicale, ce rien pouvant se vouloir. En
vérité, ce par quoi l'individu se pose et se fenne en lui-même est « illusion»
(VFC 33). Cet« isolernent imaginaire» (EP 75) est même une« rnaladie »
(PC 177). 5eulle « mensonge vital» produit 1'« erreur de l'individualité»
(EP2 56). Enfermé dans le « royaurne illusoire de notre propre individua-
lité» (EP 176), nous prenons cette illusion pour une réalité, et ainsi « de
cette apparence réaliste découlent toutes les illusions du sens cornmun »
(EP 169).
Cette restriction trouve son origine dans l'impuissance de la pensée.
La séparation est le produit d'une « conscience inadéquate », d'une pen-
sée s'exerçant selon le premier genre de connaissance, cette « connaissance
qui a un objet singulier pour centre et pour lirnite » (5 76). La clôture de
l'individualité n'est rien d'autre qu'illusion: «La position de l'individu
comme tel est une fiction de l'imagination spatiale» (EP2 56). S'inlaginer
séparé, tel est le propre de « l'être qui croit à l'absolu de son individualité»
(EP 170); c'est bien la seule « inconscience de soi, qui est à la base de la
thèse réaliste » (VF C 33).
Cette illusion produit nécessairement la subordination de la pensée.
Elle rend en effet la pensée impuissante en la sounlettant au « moi». Telle
est la conséquence du réalisrne : « La connaissance, au lieu d'être la condi-
tion première de toute existence et de ne dépendre que d'elle, est relative
à un être posé avant elle» (EP2 190). Le moi qui se désigne cornme sujet,
« substrat extérieur de la pensée» (5 234), se pose comme réalité première.
Par là même, l'ego du cogito s'appréhende connne sujet à la fois réel et stric-
tement individuel (cf PC 176).
Lon peut donc affirmer que l'individu n'est rien d'autre que l'impuis-
sance de la pensée. Il est constitué par elle, et sa clôture sur soi en est l'effet
nécessaire. Il est ainsi « l'horllme dont la conscience s'arrête aux limites de
sa propre représentation spatiale» (PC 177). Plus encore que sa servitude,
il réalise la contradiction de la pensée. Celle-ci ne s'exerce ici que limitée,
ou référée à cette individualité. La puissance propre de la pensée, particu-
larisée par ce sujet, est ainsi attribuée à l'être fini que je suis, comme l'une
de ses déterminations.
Pour ceux qui affirment que la pensée se définit par cette restriction,
cette inversion ne demeure pas simplement factuelle. Le réalisrne fait
croire qu'elle aurait pour condition d'exercice précisément la réalité de
l'individualité qui s'en pose sujet. Dans et par cette confusion, c'est la plus
grave rnéprise qui est opérée, celle qui en définit la puissance par cela rnêrne
qui l'entrave. Telle est l'illusion par excellence, l'on en vient à irnaginer
que pour s'exercer la pensée aurait besoin de cette entrave. Telle est la
contradiction de son exercice irnpuissant qui donne pour sa condition,
c'est-à-dire pour continuer à la subordonner, et donc continuer à pouvoir
s'en désigner « sujet », ce qui en vérité en contredit l'exercice véritable. En
un sens, cette faiblesse réalise et absolutise sa propre condition, en faisant
comrne si la pensée trouvait son origine et sa puissance dans la réalité et la
liberté d'un individu la précédant et la supportant.
LE DÉTACHEMENT
d'autre que 1'« idée vue du dehors» (IVE 31). Pour lui restituer sa puis-
sance et son ampleur, il faut inverser le rapport initial, c'est-à-dire la libérer
de l'individualité. Lon ne peut la libérer qu'en reconnaissant que rien,
en particulier aucun substrat, ne peut se l'attribuer. Comprise dans son
dynamisme propre, qui est universalisation, elle s'exerce en vérité comIne
« détachement continu» (RR 37), outrepassant toute limitation. Alors,
« comme la vérité scientifique, la vérité rnorale transforme l'âme où elle
naît» (IVE 143).
À quoi cette transformation conduit-elle? Qui devenons-nous quand
nous n'arrêtons plus en nous le processus propre de la pensée vraie? Quelle
mutation de notre identification produit-elle?
Qu'exige donc la pensée de nous? Rien d'autre qu'un abandon: «Nous
avons à dépouiller le vieil hornme [... ] » (RR 15). Telle est son exigence
propre, nous devons cesser de l'entraver en adhérant aux limitations de
l'individualité. Elle impose ainsi une radicale rnodification de notre rap-
port à nous-mêmes. S'il faut abandonner ce par quoi nous la limitons,
une désindividualisation, nous désappropriant de la séparation que de fait
nous sommes, est ainsi exigée, et seuls « la sagesse et le courage [... ] nous
détachent de notre individualité» (IVE 127). Plus qu'une « résistance»
(PE 9), c'est bien une suppression réelle qu'il faut opérer. La « conver-
sion », pour Brunschvicg, n'est véritable que par un « zèle iconoclaste»
(VFC 9). Il nous faut donc « pratiquer l'ascétisme du renoncement total à
l'idolâtrie» (VFC 8), ce qui revient à surmonter le mal.
Cette libération ne peut être que l'œuvre de la pensée: « Par la raison,
l'homme franchit les bornes de son individualité» (S 99). Ce qui nous
apprend que la séparation n'est ni originaire, ni constitutive. Par l'acti-
vité de la pensée, l'homme découvre qu' « il ne lui est pas irnpossible de
se détacher de son individu propre» (M] XI), que la pensée n'est pas en
elle-même limitée. Surgit ainsi en lui l'écart entre la pensée que j'exerce
et m'attribue, et la pensée en sa puissance propre. Cette différence, nous
la connaissons dans et par la conscience de ce « qu'il y a en moi une idée
vraie». Telle est la « révélation» originaire de « la science cartésienne [qui]
atteste la présence, en notre pensée, d'un infini [ ... ] » (EP2 157). Par l'acte
de la pensée, l'homme « découvre, dans sa propre intimité, la présence de
la cogitatio divin a » (EP 149). Ainsi s'affirme dans le « moi» cela qui ne se
réduit pas à lui, qui le prévient et l'excède. Cette puissance d'universali-
sation, refusant la subordination initiale, faisant « éclater» la croyance de
l'individu à son absoluité, est bien « ce qui en moi me permet de ne pas
me définir uniquernent par moi, sans pour autant être irréductiblernent
autre que moi» (VFC 166). Sans rapport d'extériorité, elle est l'intériorité
cornme telle. Un tel principe doit être reconnu comme Dieu, c'est-à-dire
« l'activité qui définit l'essence même de toute réalité» (EP 170).
En vérité donc, « en chacun de nous, grâce à l'imrnanence rationnelle
de Dieu, est donnée [... ] une puissance illirnitée d'expansion» (PC 176).
Lintériorité de cette activité se manifeste par l'exigence de surmonter la
séparation et la clôture: « Il n'est pas possible de limiter la puissance de
la pensée» (IVE 120). Il devient ainsi explicite qu'il est contradictoire et
mêrne impossible de demeurer en cette lirnitation : « Lexistence du fini est
inconcevable s'il n'est dans une certaine mesure capable d'infinité» (S 4)16.
La pensée se défaisant de sa soumission contradictoire au moi, par cette
libération, révèle sa puissance.
La possibilité, ou le seul savoir de l'absence d'entrave, ne saurait cepen-
dant nous suffire. La définitisation doit être réelle, « nous opposons à la
spéculation réduite la fonction proprement pratique de l'idéalisme », sou-
ligne Brunschvicg (PE 127). Que peut donc la pensée? Quels change-
ments produit-elle? À quoi son exercice libéré conduit-il? Comment la
pensée surmonte-t-elle l'individualisation et ses effets?
Elle ne s'universalise que dans et par le refus de se subordonner à l'ego,
donc dans et par le sacrifice de celui-ci, qui toujours prétend la limiter.
Comment la pensée se soustrait-elle à cet asservissernent? Comrnent nous
impose-t-elle de cesser de nous prendre pour un individu?
La pensée se libère par une discrimination. Rompant la fixation qui l'at-
tache à un sujet, sa puissance, écrit Brunschvicg, « détachera la conscience
de la représentation immédiate» (EP 150). Elle se sépare ainsi du pré-
tendu support que le moi croyait être. Lopération « critique» consiste à
disjoindre vie intérieure et vie spirituelle. Si, « dans le cogito, il y a l'ego et
il y a la cogitatio, le moi et la pensée» (EP2 157), l'effacement du rnoi est
la condition du développement de la pensée, puisqu'ils s'affirment dans
une relation symétriquement opposée. La pensée s'universalise donc en
se « délestant» de ce qui la retenait captive. Par là même, elle rend mani-
feste qu'elle n'est en rien une fonction du moi. Seul celui qui se désigne
cornme individu la tient pour l'une de ses opérations, seul il croit que « la
pensée serait une propriété au même titre que la digestion ou la respira-
tion » (EP2 157). Par son développement, elle révèle enfin que le « sujet»
n'est rien d'autre qu'elle: il « est» activité. Il n'y a donc pas de moi qui
correspondrait à une notion fixe, qui serait un être donné» (MJ 230). La
pensée libre opère ainsi la dissolution de la fiction du « moi ».
fhornrne libre, de manière principielle, « refuse de subordonner son
activité à une satisfaction qui lui vient du dehors» (IVE 123). Il abolit
en lui toute extériorité, « ce qui arrête la pensée» (ibid.). Cette opération
constitue l'exigence propre de l'esprit qui est une « fonction d'unifica-
tion»; « l'unité, c'est l'esprit mêrne dans son fond essentiel» (IVE 155). 5i
l'irnpuissance de la pensée, dans son régirne d'extériorité, produit néces-
sairement le conflit, à l'opposé, la pensée, selon « la loi qui oriente son
activité» (IVE 153), surmontant toute séparation, conduit à une pleine
intériorisation: « Il n'y aura rien qui soit destiné à nous demeurer propre-
ment extérieur» (EP 176).
Tout rapport à la réalité est ainsi métamorphosé: « La science fait surgir
la communion intime avec la nature» (EP 170). Ainsi, « grâce à cet ordre
[qu'est la science], chaque fragment de l'univers est solidaire de l'univers
tout entier; son existence n'est plus un fait isolé» (IVE 152); donc « la
conscience adéquate a pour contenu [ ... ] la pensée infinie dont l'univers
est l'objet, et qui a sa source dans l'unité de la substance divine» (PC 176).
Cette liaison se développera « à mesure que nous aurons intégré le rnonde
à notre science et à notre conscience» (EP 176). Dans et par le passage du
second au troisième genre de connaissance, la pensée dépose l'insuffisance
constitutive de 1'« unité abstraite» qui « laisse subsister [... ] une certaine
opposition» et qui f;;lÎt que « l'union avec la nature demeure [... ] toujours
imparfaite et précaire» (5 115).
La pensée vraie assure par là même « le passage de l'égoïsrne individuel à
l'universalité de la justice» (PE 147). Elle s'identifie à la capacité de « faire
vivre autrui en soi, et de vivre en autrui» (EP2 57)17.
Enfin, comme religion vraie, elle surmonte la séparation comIlle telle. La
pensée pure relie et même unit à Dieu, « qui nous rend capable d'aimer »,
en ce qu'il est « l'être qui est à la racine de l'être en nous et en autrui»
(EP 176). Ainsi Brunschvicg peut dire que « la religion philosophique, ou
plus simplement la vérité absolue de la philosophie, consiste à transformer
tout jugement en une occasion de prendre conscience de cette unité pro-
fonde qui est le principe de la vie spirituelle» (MJ 237).
Parla pensée véritable, « l'on s'identifie du dedans avec l'univers» (5 97).
Mais « comrnent est-il possible que l'homrne, sans sortir de soi, étende
sa pensée à la nature entière? » dernande Brunschvicg. Le fondement de
cet « élargissement» réside en ce que « l'être dans son fond n'est [... ] pas
On sait que Victor Delbos a écrit deux livres sur Spinoza: Le problème
moral dans la philosophie de Spinoza et dans l'histoire du spinozisme, qu'il a
publié en 1893 à l'âge de 31 ans l ; et Le spinozisme, qui reproduit un cours
professé par lui à la Sorbonne en 1912-1913, et qui a été publié l'année
même de sa mort en 19162 • Tout le monde connaît Le spinozisme, au sujet
duquel Gueroult avait coutume de dire: « Delbos ne se trompe jamais. »
Et, effectivement, pour ce livre-là, je crois que Gueroult avait raison. Mais
pour ce qui concerne le premier de ces deux ouvrages, la question est plus
complexe. Cela ne veut pas dire que le Spinoza du Problème moral soit
vraiment un autre Spinoza que celui du Spinozisme, et le titre de Iuon
exposé est volontairement exagéré. Dans l'un et l'autre ouvrage, il s'agit
bien, pour l'essentiel, du même Spinoza; mais, de l'un à l'autre, ce même
Spinoza semble avoir subi une sorte de cure d'amaigrissement: de l'un à
l'autre, pourrait-on dire, nous passons d'un Spinoza grasso à un Spinoza
minuto. Et ce qui complique les choses, c'est que cette cure a eu des effets à
la fois positifs et négatifs: si elle a délivré le premier Spinoza du poids d'un
passé encombrant, elle l'a en même temps amputé de ce qui, en lui, était
gros d'un avenir prometteur. Comment cela et pourquoi? C'est ce que je
voudrais essayer de montrer brièvement.
Pour mieux le comprendre, considérons d'abord la seconde partie du
Problème moral, qui concerne non plus Spinoza lui-même, mais la réception
ultérieure du spinozisme, principalement en Allemagne et secondairement
en France, et qui recoupe à peu près le programme de nos journées d'études.
Cette seconde partie, au fond, Delbos aurait très bien pu l'intituler, s'il
avait été un peu moins modeste: «Comment l'interprétation que j'ai
donnée de Spinoza dans rna première partie a été historiquement rendue
possible. » Car l'évolution qu'il y décrit, dans la mesure même où il en suit
le déroulement jusqu'à sa propre époque, rend effectivement intelligible le
1. Les citations et références qui suivent renvoient à la fois à cette première édition et à sa
reproduction récente (Presses de l'université de Paris-Sorbonne, 1990).
2. runique citation qui suit renvoie à sa seconde édition (Vrin, 1926).
ALEXANDRE
puisse vouloir dire! Sans doute pourrait-on penser qu'il s'agit là de simples
« bavures », dans la mesure où ces deux affirmations sont suivies l'une et
l'autre de propos beaucoup plus confonnes à ce qui a été magistralement
exposé dans les chapitres précédents. Mais la fin du chapitre X, où Delbos
semble avoir vraiment voulu « finir en beauté », rnontre à quel point elles
sont essentielles à ses yeux et ce qui les relie l'une à l'autre.
En cette fin de chapitre, en effet, Delbos, prenant une vue d'ensemble de
toute l'Éthique, nous indique ce qu'il considère comme le fondement même
de cet idéalisme réellement téléologique: « On peut soutenir, déclare-t-il,
qu'il y a, selon le spinozisme, une dialectique interne de l'Être. » Et cette
dialectique, qui semble avoir pour rnoteur la nécessité inscrite en Dieu de
s'auto-aliéner pour s'auto réaliser, est exposée par lui en des termes dont le
caractère importé est manifeste. Dans la partie l, nous dit-il, « [l']Être est
d'abord posé en soi dans une sorte d'identité formelle et purement néga-
tive. [ ... ] Peut-être n'est-il encore sous le nom d'Être que la pure forme
de l'Être» (ibid.). Mais, ajoute-t-il, « précisément parce qu'il s'oppose à
toute détermination externe, l'Être tire de soi son principe de réalisation;
il tend, pour ainsi dire, à se remplir, et voilà pourquoi il se révèle en des
êtres» (ibid) Cependant, explique-t-il, pour que « cet acte, par lequel il
sort de son identité pure », soit « adéquat à son infinie puissance» (ibid),
l'Être doit nécessairement surmonter ce mornent de la séparation: il « tend
à se réaliser pleinement en traversant les êtres pour les unir à lui» (p. 215) ;
et il y parvient à travers l'homme, lorsque celui-ci développe sa raison et
accède à la connaissance du troisièrne genre. Alors, conclut Delbos, « par ce
concours de l'homme, l'Être s'est réconcilié avec lui-même, il s'est réalisé,
il s'est conquis. Dieu, qui s'était révélé hors de lui comIne nature, se révèle
en soi comme esprit» (ibid) - si bien que notre moralité elle-même est « le
Dieu qui en nous devient et que nous amenons en quelque sorte par notre
propre vertu à la conscience de soi» (p. 216). On voit très bien, certes,
d'où viennent de telles interprétations. Mais l'on voit aussi qu'elles n'ont
aucun rapport avec la pensée de Spinoza - ni non plus avec ce qu'en avait
dit Delbos lui-même dans son commentaire au premier degré, sur lequel
elles apparaissent vraiment comme plaquées de l'extérieur.
Dans Le spinozisme, bien entendu, ces interprétations disparaîtront. Del-
bos y récusera même expressérnent l'une d'entre elles en écrivant, à propos
du principe spinoziste de l'intelligibilité intégrale de l'être: «Mais cela,
c'est le rationalisme, et non pas précisément, même en genne, l'idéalisrne »
(p. 47). ce qui restera après leur élimination n'aura guère besoin d'être
modifié quant au fond, puisque les deux sortes de cornmentaires étaient
DEUX SPINOZA DE VICTOR DELBOS
dissociables tels quels. Pour l'essentiel, donc, seules subsisteront des vérités
qui, je crois, sont devenues aujourd'hui notre patrimoine cornmun.
Mais Delbos, rnalheureusernent, n'a pas maintenu toutes les vérités qui
figuraient dans Le problème moral. Et la raison, tout aussi 11lalheureuse-
ment, en est assez claire. Car s'il est vrai, bien entendu, que le réexamen de
ses propres thèses effectué par Delbos en 1912-1913 lui a été dicté essen-
tiellement par le souci de la vérité, il n'en reste pas rnoins que l'orientation
particulière prise en ces années-là précisément par son exigence constante
de vérité relevait sans doute de motivations qui n'étaient pas toutes philo-
sophiques. C'est qu'entre-temps, pour des raisons extraphilosophiques, les
critères de respectabilité philosophique avaient changé.
À la veille de la guerre de 1914, en effet, et dans le climat « patriotique»
que l'on sait, Delbos en était arrivé sur le tard, comme bien d'autres (bien
qu'avec infiniment plus de modération que beaucoup d'autres), à déceler
une sorte de perversité intrinsèque dans toute la philosophie allemande
postérieure à Kant, et même déjà chez Kant. Son ami Maurice Blondel,
en préfaçant son ouvrage posthurne De Kant aux postkantiens4, cite élo-
gieusement un passage assez accablant d'une lettre qu'il avait reçue de lui
pendant l'été 1914 : « Il y a dans la pensée allemande, à partir de Kant
même, quelque chose d'énorme, l'idée de la déduction qui se prépare et
de la création qui s'opère dans et par l'inconscient; sous prétexte d'idéa-
lisme, une trahison de l'idée claire, de la raison lumineuse et classique. Je
sentais cela depuis plusieurs années assez vivement ... » (p. 14). Ce que
Delbos exprimait là en des termes qui évoquent étrangement Maurras, il
le sentait donc dès l'époque du cours dont est sorti Le spinozisme. Et c'est
pourquoi, sans doute, l'emendatio intellectus qu'il opère dans cet ouvrage
tient quelque peu de la purification ethnique: puisque Spinoza n'était
manifestement pas un précurseur de cette exaltation des forces obscures à
laquelle semblait maintenant conduire toute la philosophie allemande, il
importait, au nom même de ce qui était probablement ressenti comme un
pur souci de restituer plus exactement sa doctrine, d'éliminer toutes celles
d'entre les interprétations figurant dans Le problème moral qui, de près ou
de loin, pouvaient sernbler la contaminer par des thèmes venus d' outre-
Rhin. D'où la disparition, en raison de leur apparence germanique, non
seulelllent des préjugés initiaux de Delbos sur l'idéalisllle dialectique de
Spinoza, mais aussi de tout un foisonnement d'aperçus souvent profonds,
4. Issu d'un cours professé à la Sorbonne en 1909 (et dans lequell' évolution signalée par
Blondel dans sa préface n'était pas encore perceptible), ce livre a été publié pour la pre-
mière fois chez Aubier en 1940 avant la défaite, sans aucun doute. La citation qui suit
renvoie à cette édition.
ALEXANDRE
5. Celui de Robert Misrahi : « Le droit et la liberté politique chez Spinoza », dans Mélanges
de philosophie et de littérature juives, 1-2, PUF, 1957. D'après la bibliographie spinoziste
de Jean Préposiet, rien, en France, n'a été publié sur la politique de Spinoza de 1914 à
1957, sinon un article sur l'histoire de la philosophie politique en général qui ne concerne
Spinoza que très partiellement.
Spinoza et
Bertrando Spaventa :
Spinoza entre Bruno et Hegel
ALESSANDRO SAVORELLI
(traduit de l'italien par Egidio Festa)
cinquante ans plus tard 6• Aussi, dans ces essais Spaventa était-il le premier
à avoir abandonné la reconnaissance d'affinités, par trop générale, entre
les deux penseurs, en proposant une confrontation précise au niveau des
catégories. Il anticipait, ainsi, les recherches et les résultats de la philolo-
gie allernande postérieure. Le résultat de cette confrontation systérnatique
est, en réalité, surprenant. Plus que comme « précurseur », Bruno apparaît
comme un véritable alter ego de Spinoza. Dans cette phase, Spaventa agit
entièrement sous l'influence des Leçons de HegeF, pour qui il ya déjà, chez
Bruno, du « spinozisme tout à f::lÏt objectif ». Ainsi, les « limites» théoré-
tiques des deux penseurs sont jugées à partir des appréciations de Hegel.
Tous les deux sont fonnalistes dans leur méthode; tous les deux ne par-
viennent pas à expliquer le sujet, donc l'esprit, ramené à un simple mode;
tous les deux tombent dans une forme d'émanatisme et d'« acosmisme »,
anéantissant le fini dans l'unité de la substance. Quant à ce dernier point,
d'ailleurs, Spaventa finit par attribuer une sorte de primauté à Bruno.
« Bruno, plus que Spinoza» - explique-t-il- « a rnis en évidence l'élément
rnondain, fini, négatif, comme rnoment de Dieu. [ ... ] Le naturalisme de
Bruno revendiquait le droit du rrlonde en Dieu; ainsi Bruno est le précur-
seur de la philosophie du XVIIIe siècle et le premier philosophe moderne
après la Renaissance ». Suivant une appréciation tirée elle aussi de Hegel,
le formalisme brunien serait pour le moins une tentative de jeter, à travers
l'ars de Lulle, les « germes de la véritable Logique ou dialectique », tandis
que la « forme scientifique» serait tout à f~lÎt absente chez Spinoza.
Spaventa n'a pas poursuivi pendant longtemps cette réduction de
Spinoza à Bruno. Dans ses Leçons de l'année 1861-1862 8 les prernières
dispensées à l'université de Naples, dans le climat d'exaltation qui avait
suivi l'Unité nationale à peine réalisée -, les thèses de ses écrits de jeu-
nesse sont déjà rrlodifiées. Ce changement est dû sans doute à la lecture de
Kuno Fischer9 • Dans les leçons V et VI de son cours, Spaventa proposa à
nouveau un parallèle entre les deux philosophes, mais sous la forrrle d'un
6. C. Sigwart, Spinoza's neuentdecleter Tractat von Gott, dem Menschen und dessen
Glückseligkeit, Gotha, 1866; B. de Spinoza, Kurzer Tractat von Gott, dem Menschen und
dessen Glückseligkeit, auf Grund einer neuen, von Dr. A. van der Linde vorgenommenen-
Vergleichung der Handschriften ins Deutsche übersetzt, mit einer Einleitung, kritischen
und sachlichen Erlauterungen begleitet von C. Sigwart, Freiburg i. B. und Tübingen,
1868; W Dilthey, « Der entwicklungsgeschichtliche Pantheismus nach seinem ges-
chichtlichen Zusammenhang mit den alteren pantheistischen Systemen [1900J », dans
Gej-ammelte Schriften, Berlin-Leipzig, 1929, II, p. 312 sqq.
7. G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Francfort/M, 1971,
t. 20, pp. 22-39,157-97.
8. Opere, Florence, 1972, II, p. 509 sqq.
9. K. Fischer, Geschichte der neuern Philosophie, t. I, Mannheim, 1854.
SPAVENTA : SPINOZA ENTRE BRUNO ET HEGEL
« schéma », dans lequel avait été éliminée une grande partie des repères
textuels présents dans les essais de jeunesse. Ici apparaît désormais, à côté
des affinités, la spécificité de la position historique de Spinoza, dont Bruno
est certes un précurseur, rnais « seulernent cornrne on pouvait l'être avant
Descartes ». En effet, le « cartésianisme» de Spinoza est l'élérnent de sépa-
ration; dans le concept de causa sui, Spaventa aperçoit l'objectivation du
cogito cartésien et, partant, la formule dialectique du principe de l'irnma-
nence propre à la philosophie moderne. Sur ce problème, Bruno est resté
très en arrière. On ne trouve pas chez lui l'implication dialectique inhé-
rente à la causa sui, mais seulement une vague « coïncidence» de pensée et
d'étendue dans la substance unique. La doctrine des attributs est vue elle
aussi, par Bruno, seulement comme une reprise de la « rnanière ancienne» :
forme et rnatière restent « irréductibles» et coïncident en Dieu de manière
ineffable. De ce f~üt, elles n'ont plus grand-chose en cornmun avec l'attri-
but de Spinoza. Le concept de Dieu est pollué chez Bruno par un résidu
de transcendance. Il est « tantôt principe surnaturel, tantôt la nature et la
substance elles-Inêrnes »; sa nature n'est que 1'« exigence », inadaptée, du
« nouveau naturalisme» spinozien, fondé sur l'extension du principe de
causalité. Spaventa renonce ainsi à son exubérance juvénile qui lui avait fait
entrevoir chez Bruno les antécédents de toute la pensée moderne.
Cette remise en place de la pensée de Bruno a lieu au moment même où
Spaventa commence à réexaminer l'interprétation hégélienne de Spinoza.
Nous n'entendons pas affirmer par là qu'il se soit dégagé tout à fait des
positions hégéliennes; bien au contraire, Spaventa continue d'adhérer étroi-
tement non seulement à de nornbreux points relatifs à ces positions, mais
surtout à l'intention spéculative qui les domine. L'absence de dogmatisme
dans son hégélianisme l'avait conduit, cependant, à modifier certains
détails, dans des écrits rédigés entre 1862 et 1867 10 • Dans ses Leçons sur
l'histoire de la philosophie, Hegel avait concentré sa critique de Spinoza sur
deux points: la méthode géométrique, qui a été rejetée en tant que non
spéculative, et le rapport de la substance aux attributs et aux modes. Ce
rapport est défini à plusieurs reprises dans les termes de l' « immobilité »,
voire de 1'« abîrne » qui anéantit le fini, en rendant vaine la position du
sujet. Quant à l'attribut, il est bien connu que Hegel l'interprète comme
expression purement subjective de la substance. Spaventa maintient, évi-
demment, la critique relative à l'anéantissement du sujet, qui occupe une
position centrale dans la lecture idéaliste de Spinoza, mais finit par reléguer
loin l'objection relative à la méthode et, surtout, par prendre une attitude
10. « Spinoza e Cartesio », dans Opere, II, p. 669 sqq. La filosofia di Gioberti, Naples,
1863; « Il concetto deU' opposizione e 10 spinozismo » [1867], dans Opere, l, p. 463 sqq.
ALESSANDRO ù.Cl.V'-JD-".1
13. «La dottrina della conoscenza di Giordano Bruno [1865]», dans Rinascimento,
Riforma controriforma e a/tri saggi critici, p. 216 sqq.
14. Opere, l, 487-8; III, p. 161 sqq.
15. Opere, III, p. 11-14.
BERTRANDO SPAVENTA : SPINOZA ENTRE BRUNO ET HEGEL
On sait que le positivisme italien ne laissa pas de traces dans les études
historicophilosophiques 1•
On peut étudier la réception positiviste de Spinoza du point de vue
de l'influence exercée indirectement ou directement sur les positivistes dans
leur manière de traiter l'auteur.
Quant à la première question, si la présence de Spinoza est indéniable
dans certains résultats « spiritualistes» et « irrationalistes » du positivisme,
elle s'établit positivetnent en tant que foyer d'intérêt pour une perspective
moniste2 • Toutefois, cet usage de Spinoza non seulement est limité mais a
quelque chose d'artificiel et d'occasionnel, et ajoute très peu à la lecture de
Spinoza faite par les traditions philosophiques italiennes dominantes - tout
aussi bien celle de Spaventa que celle, hétérogène, établie sous l'égide de
Terenzio Mamiani. Ici, nous limiterons notre examen aux auteurs qui se
1. Cristina Santinelli (Spinoza in Italia, Bibliograjia degli scritti italiani su Spinoza dal
1675 al 1982, Urbino, Università degli Studi di Urbino, s. d. [1983]), pour les années
1800-1899, compte environ 90 titres sur Spinoza, dont rien que deux ou trois de posi-
tivistes. Si on prolonge jusqu'en 1915, on trouve une quarantaine de titres avec deux ou
trois écrits positivistes et une traduction de l'Ethica. Pour la genèse du positivisme en
Italie, Franco Restaino (Note sul positivismo in Italia. Gli inizi [1865-1880), « Giornale
critico della filosofia italiana», LXIV, 1985, p. 65-96; Note sul positivismo in Italia. Il
successo [1881-1891}, « Giornale critico della filosofia italiana », ibidem, p. 264-297; Note
sul positivismo in !talia. Il declino [18921908}, « Giornale critico della filosofia italiana»,
ibid., p. 461-506) indique trois phases: les débuts, de 1865 à 1880; le succès, de 1881
à 1891; le déclin, de 1892 à 1908. On trouve un aperçu sommaire sur les modestes
intérêts philologiques et historiographiques des philosophes positivistes dans Luciano
Malusa, La storiograjia jilosojica italiana nella seconda metà dell'Ottocento. 1. Tra Positivismo
e Neokantismo, Milan, Marzorati, 1977, Ille partie, chapitre III-V
2. En est un témoignage symbolique Natura Naturans (Ostiglia-Vérone, Officine
A. Mondadori, s. d. [1919]) la dernière œuvre d'Ardigo, rédigée « avec grande peine»
à Mantoue en 1918 (cf. Ardigo, Scritti vari raccolti e ordinati da Giovanni Marchesini,
Florence, Felice Le Monnier, 1922, p. 8 de la préface de Marchesini). Franco Amerio
(Ardigo, Rome, Fratelli Bocca Editori, 1957, p. 114-117) voit aussi l'inspiration de
Bruno et Spinoza dans la notion d'inconnu (ou d'indistinct) opposée à l'inconnaissable
de Spencer, concept considéré par Ardigo comme trop compromis avec la métaphysique
et la religion.
mesurent directement avec Spinoza et qui fournissent des interprétations
globales ou partielles de sa pensée.
Giovanni Dandolo 3 dans un article de 1893 cornpare les doctrines sur la
mémoire de Descartes, Malebranche et Spinoza. Si, d'une part, il n'évite pas
une analyse, peu utile, entre les études plus modernes et les thèses du XVIIe
siècle, d'autre part, il s'efforce d'examiner historiquement ces dernières.
Il reconnaît que la mélIloire accomplit une fonction, pas du tout secon-
daire, dans le système cartésien, bien que ce ne soit pas l'objet d'un examen
séparé. Dandolo expose le rapport de la rnémoire avec l'association, les
notions de rnélTlOire volontaire et involontaire, ainsi que la base physio-
logique de la doctrine de la mémoire dans la « psychologie cartésienné »
(p. 289-291). Toutefois Descartes s'en tient à une conception simple et non
complexe ou composite des représentations (sensations, images, idées), et
la vertu des esprits animaux est insuffisante pour expliquer la « complexité
des faits» (p. 297; par erreur on lit : 397). Par ailleurs, le dualisme carté-
sien est en contraste avec le monisme contenu dans la « psychologie phy-
siologique moderne» pour laquelle les fonctions de l'âme sont en rnême
temps fonctions du corps. Tandis que chez Descartes « l'unité du fait de
la mémoire se divise en trois: une mémoire de l'esprit, une lTlémoire du
corps et une mémoire de l'une et de l'autreS ». Ainsi, « la mémoire, [... ]
dans le système de Descartes, n'est qu'un nom: COlTllTle tait elle est absente
et elle ne peut y être, étant exclue de la création continue [l'intervention de
Dieu, le seul qui perlTlet aux traces du cerveau d"'entrer dans la juridiction
de l'esprit"] » (p. 301).
La psychologie de Malebranche, «moins indéterminée que celle de
Descartes », anticipe l'associationnisme anglais (p. 309). Le centre de la
question réside dans les causes du « lien des idées de l'esprit avec les traces
du cerveau et du lien réciproque qu'il y a entre celles-ci» (p. 304). Il y
en a trois: « La nature et la volonté constante et imrnuable du Créateur
[... J, l'identité du temps [ ... ], la volonté des hommes» (p. 304-305). Le
lien entre des idées représentant des choses spirituelles est ou du second
ou du troisième type, tandis que celui - plus facile à se rappeler - existant
entre des idées représentant des choses matérielles et sensibles, en tant que
naturel et nécessaire, n'est que du premier type (p. 305). Quant au lien
des traces entre elles, il est dû à l'identité dans le temps « et justifie la
mémoire et les habitudes corporelles que nous avons en commun avec les
brutes» (p. 306). C'est à partir de ces mécanisrnes associatifs grâce aux-
quels, « si [... ] tu changes le point de vue métaphysique en un point de vue
évolutionniste, tu es proche d'une certaine mentalité moderne» (p. 306,
note 1) - que dérive la rnémoire, qui consiste donc dans le fait que les
fibres du cerveau ont une certaine facilité à recevoir des impressions au fur
et à mesure de la répétition de ce mécanisme (p. 306). Dandolo exprime
un jugerrlent favorable quant à l'identification des procès d'association des
idées, mais il considère comme cornplètement insuffisante l'analyse se rap-
portant à la fonction de la mémoire.
«Dans la succession historique des systèrrles philosophiques, après
Descartes et l'occasionnalisme, nous trouvons Spinoza» (p. 313). Celui-
ci «introduit l'élérnent temporel comme déterminant de la mémoire»
(p. 314). Il retient que« la rrlémoire est la sensation pensée comme durée»
(p. 314-315, c'est nous qui soulignons). Le rôle de l'intellectus dans la
fonction de la mémoire, établi dans le De emendatione, semble être mis
en discussion dans l'Ethica6 , oil la rnérnoire est définie sine ope intellectus
et même en opposition à celle-ci, comme un enchaînement de « repré-
sentations sensibles qui répondent aux traces cérébrales» (p. 316). Donc,
Spinoza « a dépassé» Descartes et Malebranche car il s'est aperçu « de cet
élément temporel qu'ils avaient négligé, et sans lequel la mémoire [ ... ]
n'est pas vraiment la mémoire: mais pas même lui ne sut résoudre le pro-
blème parce qu'il conjugua ensemble la sensation et l'intellectus, incapables
de former une synthèse homogène» (p. 318).
Dandolo rappelle aussi la proposition 23 de la Ve partie (et scolie), où
Spinoza affirme que sentimus, experimurque, nos &ternos esse, et il com-
mente: « Oh, ici il n'y a ni Descartes ni l' occasionnalisrrle; ici il n'y a que
Spinoza, seul et géant! » (p. 320). Toutefois ce « sublime» élan rnétaphy-
sique, soulève à nouveau la question: « La mémoire apparaît comme un
fait accidentel conjugué uniquement à l'existence du corps [ ... ] qui rend
possible la mémoire, tandis que c'est toujours l'intellectus qui la réalise. »
Tarozzi publie en 1896 le premier volume d'une étude sur la nécessité
« dans le fait naturel et humain 7 ». Dans la dédicace à 1'« Illustre Maître»
6. Proposition 18 de la nCpartie (et scolie). Dandolo utilise l'édition de Bruder.
7. Cf. Giuseppe Tarozzi, Della necessità nel fatto naturale ed umano. Studio Filosofico.
Vol. 1. Necessità fatale. Necessità logica. Necessità finale da Aristotele ad Hegel, Turin-Rome,
Ermanno Loescher, 1896. Vol. n. Della necessità nel fatto naturale ed umano. Studio
Filosofico. Volume secundo. La necessità finalistica nella metafisica germanica. 11fènomenismo.
ROBERTO
La singolarità deI Jatto nel concetto della Natura e nell'Etica, Turin, Ermanno Loescher,
1897. Tarozzi (1866-1958), qui enseigna à Palerme et à Bologne, «se place dans le
sillage de Mach, de Boutroux et tout particulièrement de Bergson [ ... ] faisant partie
de ce mouvement de "destruction de la raison" qui [... ] devait le conduire dans les bras
de la foi» (Eugenio Garin, Storia della jilosojia italiana. Terza edizione con uno nuova
appendice bibliografica, Turin, Giulio Einaudi Editore, 1966 (ensuite: 1978), 3 vol.,
p. 1274).
8. Enrico Ferri (I 856-1929), professeur, député, « sociologue évolutionniste », subit l'in-
fluence des théories lombrosiennes. C'est à cette polémique que fait allusion l'Appendice
alla Osservazione quarta [... ] d'Ardigo qui répond aux objections exposées par Ferri dans la
Tem'ica della imputabilità e negazione dellibero arbitrio (Bologne, Nicola Zanichelli, 1881,
Sur la causalité: p. 153-316; pour la polémique avec Ardigo : p. 194 sqq.) , où on lit: « La
cause amène nécessairement un effet et ne peut amener que celui-ci, qui est le sien, en vertu
du lien de proportionnalité, qui unit l'une à l'autre. Donc toutes les choses qui sont et
toutes celles qui deviennent, il est nécessaire que, en raison de leurs causes, elles deviennent
ce qu'elles deviennent et soient ce qu'elles sont. C'est ainsi qu'il faut exclure en nature la
contingence et le hasard» (Roberto Ardigo, Appendice alla Osservazione quarta sul concetto
positivo deI caso, dans Opere jilosojiche, II, 1884, p. 271-326. Cet écrit, en appendice de la
4 e édition de La flrmazione naturale nel Jatto delsistema solare, était paru, daté « ottobre
1883 », dans la Rivista di fi'losojia scientifica, III [1883] 3, p. 234-266; dirigée par Enrico
Morselli, avec le titre: Il casa nella jilosojia positiva; citation d'après Roberto Ardigo, Opere
jilosojiche, Mantoue, Luigi Colli Editore; ensuite [à partir du volume II] : Padoue, Angelo
Draghi Editore, 1882-1907/1909, 10 vol., 11 e volume, ibidem, 1912, et, augmenté, 1918,
II, p. 273). Le dissentiment ne porte pas sur le lien nécessaire entre cause et effet (contre
la liberté d'indifférence), mais bien sur le hasard comme négation de la nécessité. Pour
Ferri, la seconde exclut le premier; pour Ardigo non (p. 274-275). En effet, la science
prend deux « coefficients» (p. 281) du fait particulier: la loi (qui détermine à l'avance les
propriétés d'une chose) et le hasard (c'est-à-dire le fait que certaines possibilités puissent
se réaliser ou non). La première est connue avec certitude, le deuxième « peut se réaliser
ou non» (p. 282).
9. Tarozzi, op. cit., chapitre V (p. 170-224).
SUR LE POSITIVISME ITALIEN ET SPINOZA
10. Tarozzi utilise les Histoires de la philosophie d'August Heinrich Ritter (la Geschichte der
Philosophie fut publiée à Hambourg de 1829 à 1853, et la version française, qu'on cite ici,
apparut à partir de 1835), dont il partage les vues, et de Victor Cousin, dont il approuve
la reconnaissance du « spiritualisme» cartésien mais avec lequel il n'est pas d'accord à
cause de son interpr~tation de tendance chrétienne. Il utilise les œuvres de Spinoza éditées
sous la direction d'Emile Edmond Saisset (Paris, 1861, 2 e édition)
ROBERTO
Il. Tarozzi renvoie à la théorie de la trasponibilità dei distinti mentali d'Ardigà (Opere, VI,
chap. IX de la Ragione).
SUR LE POSITIVISME ITALIEN ET SPINOZA
[ ... ], le fait est le réel physique, tout cornme le réel psychique 12 » (p. 220).
La conception de l'âme cornrne acte et non comrne substance est évolu-
tionniste; celle selon laquelle on établit la réalité positive de l'ârne dans son
contenu vient de Herbart (1, p. 221). Dulris in fundo, Spinoza rernplace la
liberté par l'être actif: par l'exigence de se conformer à la nécessité de l'ordre
des choses: « C'est la liberté inutile et absurde du déterrninisme moderne
[ ... ]. Des idées vulgaires et idiotes à l'égard de la connaissance, nuisibles à
l'égard de la morale, [idées] dont notre époque est encore imprégnée, dont
elle s'imprègne toujours plus parce que des fossiles funestes dénaturent ici
les sources du positivisrne contemporain» (I, p. 223-224). La conclusion
est significative: « [ordre n'est pas mais se fait» (1, p. 224), contre ce qu'il
appelle le « spinozisme de la plus vivante rnodernité 13 » (II, p. 2).
Le but de l'essai de Guastella l4 , daté de 1905, est de découvrir, du point
de vue de la psychologie et de l'histoire de la pensée humaine, l'origine des
notions métaphysiques. Il entend procéder, contrairement à Kant, selon
une rnéthode ernpirique de généralisations successives pour expliquer la
genèse des concepts métaphysiques. « Tout rnoyen diHerent de penser de
la démarche positive, c'est-à-dire de la philosophie de l'expérience », est
12. Même si une notion « mentale» d'essence correspond à cela. C'est curieux comme
Tarozzi, sur ce point, utilise l'interprétation que Gioberti avait donnée de la théorie
rosminienne de l'essence, à laquelle il reprochait justement d'être simplement mentale
(Tarozzi, op. cit., p. 217-219).
13. Parmi les œuvres qui popularisent cette conception, Tarozzi cite les romans Le disciple
(1889) de Paul Bourget (1852-1935) et Die Krankheit des Jahrhunderts (1887) de Max
Nordau (1849-1923). Tarozzi déplore particulièrement l'aspect théorétique du détermi-
nisme: « La vie humaine se résume toute dans la connaissance et dans l'activité [ ... ], le
déterminisme dénature la vraie typologie de l'action humaine» (1arozzi, op. cit., II, p. 4- 5).
Et encore: « La persuasion déterministe [... ] freine [... ] l'instinct naturel de la psyché
humaine qui nous pousse [... ] à agir [ ... ], le déterminisme est moralement le triomphe
exclusif [ ... ] de la vie de la pensée sur la vie active» (Tarozzi, op. cit., II, p. 5).
14. Cosmo Guastella, Saggi sulla teoria della conoscenza. Saggio secondo. Filosofia della
metafisica, Palerme, Remo Sandron Editore, 1905 (2 tomes). Guastella (1854-1922) fut
professeur de philosophie théorique à Palerme. Partisan de la doctrine de John Stuart
Mill, il professa une espèce de phénoménisme en antithèse avec la métaphysique réaliste
et idéaliste. Troilo (Erminio Troilo, Una filosofia estremista : il fènomenismo, « La nuova
antologia», septembre-octobre 1922, p. 301-316) en appréciera l'aspect critique et néga-
tif (<< la nouvelle critique de la raison, radicale et extrême », p. 303), en exprimant « cer-
tains doutes» (p. 305) à propos de ses conclusions. En effet, puisque ce que nous savons,
ce sont des phénomènes, « l'être de ce qu'on sait s'épuise dans ce savoir, absolument »
(p. 308). Guastella répond oui (<< et c'est ici que réside son radical empirisme et, si on
veut, son positivisme »), tandis que pour Troilo « l'esprit [ ... ] sous toutes ses formes [... ]
rompt» le suprême interdit de s'arrêter à l'expérience, et la transcende pour atteindre à la
réalité absolue. Ce jugement de Troilo reRète la méditation des thèses positivistes que le
professeur de Chieti était en train de réaliser au cours de ces années, en utilisant même des
œuvres spinoziennes, dans une direction anti-idéaliste et anti-actualiste sans pour autant
exclure des accents métaphysiques troubles.
métaphysique. Comte, en définissant cela comrne une « réalisation des
abstractions », en reste prisonnier parce qu'il n'indique pas les raisons qui
conduisent les horrulles à échanger les unifonnités des phénomènes 15 pour
des rapports causaux efficients (1, 1, p. 35).
« Le système de Spinoza est un réalisme dialectique cornme celui de Platon
et de Hegel », dont, avec Taine, l'auteur vient de parler; sauf que 1'« élé-
ment nécessaire du réel », ce ne sont pas les « Idées» mais « les choses même
multiples et infinies, considérées [... ] sub specie d!ternitatis » (1, II, p. 360).
Chez Spinoza, on trouve unifiés le « réalisme dialectique» (<< l'identité du
rapport entre le principe et la conséquence avec le rapport entre la cause
et l'effet », 1, II, p. 361) et le « parallélisme entre la pensée et les choses ».
La doctrine de 1'« unité de la substance» (1, II, p. 362) domine le système
spinozien, « grandiose non-sens, dans lequel nous devons voir [... ] un effet
de cette tendance vers le colossal et l'hyperbolique, qui caractérise l'irrlagi-
nation orientale» (1, II, p. 363). Guastella reconstruit les conceptions de
l'Ethica 16 , en concluant que le troisième et suprême genre de connaissance
a un objet les essences des choses - que Spinoza ne réussit pas à mieux
déterminer que ce qu'a fait, par exemple, Platon (1, II, p. 402). Sauf que,
les « abstractions réalisées» de ce dernier « sont plus abstraites» que celles
de Spinoza (1, II, p. 407). La différence entre les « choses fixes et éternelles»
de Spinoza et les idées platoniciennes, c'est que les premières ne sont pas,
comrrle ces dernières, des « unités sans multiplicité », mais représentent le
fait « que les fonnes générales des choses se réalisent dans une multitude
d'individus, et sont réellement des espèces et des genres» (1, II, p. 411).
Ce qui donne raison à tous ceux qui, « comme Ritter », considèrent
Spinoza plus comme un norrlÎnaliste que comme un réaliste (1, II, p. 412) :
comme le démontre le rejet des universaux et de la théorie des facultés (1,
II, p. 413-414).
C'est ainsi que Platon se représente les « abstractions réalisées» (1,
p. 458) comme des « concepts objectivés» (1, II, p. 460) ; Taine partage la
même opinion, rnais il considère qu'elles n'existent pas pour elles-mêmes
mais en couples et'« chacune d'elles constitue une loi de la nature» (1, II,
p. 461); chez Hegel, les abstractions ne sont plus seulement des objets
mais au contraire elles sont identifiées aux concepts mêmes; Spinoza,
en vertu de son panthéisme, ne les considère pas comme des concepts
15. « Le lien entre la cause et l'effet n'est donc, dans les sciences positives, qu'un rapport
uniforme ou invariable de succession: A est la cause de B, cela veut dire que A vient uni-
formément ou invariablement après A, [... ] voilà tout}) (Guastella, op. cit., 1, l, p. Il).
16. En utilisant l'édition de Carlo Hermaun (sic; c'est-à-dire: Carolus Hermannus Bruder,
qui publia les œuvres de Spinoza à Leipzig en 1843-1846). Donc, même Guastella semble
ne pas connaître l'édition van Vloten-Land qui sortit à La Haye entre 1882 et 1883.
SUR LE POSITIVISME ITALIEN ET SPINOZA
objectivés mais cornme des propriétés d'un seul être. Quant à la méthode
(la dialectique), Platon est « organiciste » du fait qu'il organise une sorte
de « hiérarchie des types» (1, II, p. 462) ; Taine est mécaniste en ce qui
concerne les essences et il substitue, à leurs rapports, les lois en tant que
règles de lien constant entre les phénomènes; la « dialectique des opposés»
de Hegel « transforme en loi ontologique des choses une loi psychologique
des pensées»; Spinoza déduit les choses à partir d'un principe comme on
déduit les propriétés d'une figure géOIllétrique à partir de sa définition (1,
II, p. 463). Malgré les differences entre ces systèmes, il y a une « unité de
plan» qui n'est pas de nature historique 0, Il, p. 463-464) : elle est fondée
« dans la confusion et l'identification [entre] une connexion d'idées, qui
représente un rapport entre des phénomènes réellement ou apparemment
rationnels et nécessaires, et la connexion entre le principe et la conséquence
dans la déduction [logique] » (1, Il, p. 464). Ce n'est pas un hasard si des
formes anthropomorphiques correspondent à ces systèmes I7 •
Tous ces systèrnes installent des « simulacres à la place de la réalité» qui
ont pour but d'« expliquer », en abusant du concept de causalité efficiente
(l, Il, p. 465) .Un abus qui dépend de la « tendance générale de l'esprit
hurnain [... ] à assimiler tous les phénomènes à ceux qui nous sont les
plus familiers» (l, Il, p. 466) et à assimiler « les conceptions ultérieures et
réfléchies sur les choses aux conceptions spontanées et prirnitives » (l, Il,
p.469).
Troilo I8 mérite quelques considérations en tant qu'interprète de Spi-·
noza et comme traducteur de son œuvre la plus célèbre I9 . Il commence
l'introduction à sa version en rappelant que de nombreux philosophes ont
dit que « la traduction de leurs œuvres du latin en italien n'a aucun sens
[... ] ». À ceux qui pensent de la sorte, Troilo attribue une « espèce d'orgueil
17. Chez Spinoza, dont le parallélisme psychophysique consent à éviter de tomber dans
l'anthropomorphisme, on ne trouve pas l'analogie entre la production des choses et
l'activité humaine, mais « la présence, dans toutes les choses, de l'âme et de la pensée»
(Guastella, op. dt., I, II, p. 465).
18. Erminio Troilo, Introduzione alla filosofia di Benedetto Spinoza, dans Spinoza, L'Etica,
Nuova tradizione dall'originale latino con introduzione e note di Erminio Troilo, Milan,
Istituto Editoriale ltaliano, s. d. [1914], p. 11-57 (rééd. par A. C, Gênes-La Spezia, Casa
del Libro Fratelli Melita Editori, 1990). Troilo (1874-1968), professeur de philosophie
théorique à partir de 1915 à Palerme et de 1920 à Padoue, élève d'Ardigo, dans les années
1910. Il révisa son positivisme et il élabora la perspective du « réalisme absolu», sous l'in-
fluence de Plotin, Bruno et Spinoza. C'est en 1927 que ses Studi sur Spinoza (dont nous
ne nous occupons pas) commencèrent à paraître.
19. Il s'agit de la troisième traduction en italien de l'Ethica, après celles de Carlo Sarchi
(1880) et de Mario Rosazza (1913).
ROBERTO
20. « Convaincu que ce n'est pas le latin de l'Ethica qui peut être la vraie difficulté à
hanchir pour les quelques lecteurs que peut avoir cette œuvre - tant que ne sera pas
vraiment modifié le caractère de la culture dans le monde -, nous avons cru que bien plus
utilement et efficacement on veillera à éclaircir le texte spinozien en le commentant, plu-
tôt qu'en le traduisant» (Giovanni Gentile, Prefazione à: Benedictlls de Spinoza, Ethica
ordine geometrico dem 0 nstrata , Testo latino con note di Giovanni Gentile, Bari, Laterza,
1915 [2 e éd., ibidem, 1933; ensuite avec Testo latino tradotto da Gaetano Durante, note
di Giovanni Gentile rivedute e ampliate da Giorgio Radetti, Florence, Sansoni, 1963
[nous avons utilisé: 2 e éd., ibidem, 1984], p. XXVII). Cette conviction caractérise le
programme éditorial de l'ensemble de la collection des Ciassici della filosofia moderna,
signés en 1905 par Benedetto Croce et Giovanni Gentile qui en étaient les directeurs
(cf. l'extrait dans Giuseppina Totaro, Spinoza nei « Ciassici della filosojz'a moderna ». Per
una storia dell'edizione gentiliana dell'Ethica, « Giornale critico della filosofia italiana » VI,
1986, p. 273-283, p. 278-279).
21. Dans la note 1, p. 13, Troilo confesse vouloir traduire toutes les œuvres du« penseur
d'Amsterdam» et vouloir rédiger un « lexique spinozien restreint» (p. 15-16) : ce qu'il
ne fit jamais.
22. Troilo mentionne Heine; mais ces pages, ainsi que les principes historiographiques
inspirés à Spaventa sur la philosophie italienne et sur la circulation de la pensée europé-
enne, rappellent explicitement l'atmosphère d'exaltation romantique de Spinoza.
23. Troilo renvoie aux études de Labriola (Origine e natura delle passioni secondo l'Etica di
Spinoza [1865], publié dans les Scritti édités par Benedetto Croce, 1906, et ensuite dans
Scritti e appunti su Zeller e Spinoza a cura di L. DaI Pane, Milan, Feltrinelli, 1959) et de
Fabbri (E. Fabbri, Lo Studio delle passioni in Cartesio, Malebranche e Spinoza, « La cultura
filosofica», V, 1911, p. 233-263), qui soutiennent qu'avec Spinoza on arrive pour la pre-
mière fois à reconnaître l'autonomie de la psychologie à l'égard de la physiologie, et ceci
grâce à l'abandon du dualisme cartésien entre l'esprit et le corps.
SUR LE POSITIVISME ITALIEN ET SPINOZA
24. On lit ces noms dans les notes précédentes: Cousin, Sigwart, H. Ritter, Fischer,
Freudenthal, Dilthey, Couchoud, Saisset.
25. Circonstance, comme chacun sait, qui est loin d'être évidente. La revendication de
la dignité du corps est, elle aussi, inspirée de la Renaissance: « Spinoza proclame que la
nature corporelle est digne de Dieu; l'extension, cela revient à dire la corporéité, la maté-
rialité, est un attribut de Dieu r:nême; Qieu est aussi l'es extensa » (Troilo, op. cit., p. 46).
26. Troilo (op. cit., p. 51) cite Etienne Emile Marie Boutroux qui met en garde contre le
scientificismo, revendiquant pour la philosophie son autonomie à l'égard de la science.
27. Troilo se rapporte à une lettre à Henry Oldenburg, olt Spinoza accuse Francis Bacon
de ne rien probal'e mais de se limiter à narrare (Spinoza, Opera. lm Auftrag der heidelberger
Akademie der Wissenschaften herausgegeben von Carl Gebhardt, Heidelberg [1925], 4 vol.
[réimpr., 1972], lettre II [septembre 1661], IV, 8, ligne 30).
ROBERTO
RÉSUMÉ
SOURCES
LITTÉRATURE
Dans son livre majeur, L'homme criminel, Lombroso explicite son hosti-
lité au libre arbitre. Le crime est un phénomène naturel, ou, « si nous vou-
lons ernprunter la langue des philosophes », un phénomène « nécessaire 2 ».
Les lois ne peuvent donc être établies sur des hypothèses métaphysiques,
mais doivent être fondées sur la notion de responsabilité sociale. L'hostilité
au libre arbitre est clairement liée, chez Lombroso, à une critique antire-
ligieuse : la doctrine du libre arbitre « est la doctrine préferée des ennemis
de la libre-pensée, et de toute Église orthodoxe 3 ». Il semble d'ailleurs que
cette négation du libre arbitre soit une sorte de pacte fondateur de la cri-
minologie. Au Prernier Congrès international d'anthropologie criminelle,
7. Ibid., p. 27.
8. Ibid., p. 237.
9. Cité dans C. Lombroso, Delitto, genio, fl/lia. Scritti see/ti, Turin, 1995, p. 465.
10. L'antisémitisme, Paris, 1899, p. 19.
Il. Genio efl/lia, 2 éd., Milan, 1872, p. 117.
é
17. L'uomo bianco e l'uomo di colore. Letture sull'origine e la varietà delle razze umane,
2e éd., 1892, p. 222.
18. L'antisémitisme, p. 62. L'homme de génie donnait une liste légèrement differente, citant
deux autres philosophes juifs, Mendelssohn et Sommerhausen, l'un des correspondants
de Mendelssohn (L'homme de génie, p. 177).
19. L'homme de génie, p. 201.
20. Sur ces origines juives de Lombroso, cf: le premier chapitre du livre de sa fille,
G. Lombroso-Ferrero, Cesare Lombroso. Storia della vita e delle opere narrata dalla figlia,
Turin, 1915.
21. L'antisémitisme, p. 68.
SPINOZA, NÉGATEUR DU LIBRE ARBITRE
27. A. Espinas, faisant le compte rendu du livre, estime même que « ce n'est pas un
livre, c'est presque une bibliothèque» (<< La philosophie expérimentale en Italie. Siciliani,
Lombroso, de Dominicis, Ferri », Revue philosophique, 1879).
28. A. Fouillée s'en est d'ailleurs rendu compte, lorsqu'il note, dans son livre sur La science
sociale contemporaine (Paris, 1880, p. 288 n.) : La teorica est « un ouvrage considérable olt
l'auteur s'est inspiré à la fois de son ancien maître, M. Urdigo (sic), de Lombroso, et de
nos propres écrits, principalement La liberté et le déterminisme».
29. La teorica dell'imputabilità e la negazione dellibero arbitrio, Florence, 1878, p. 40. En
revanche, dans La sociologie criminelle, il ne cite plus Spinoza lorsqu'il avance la même
thèse: Stuart Mill, Fouillée, Fonsegrive, Richet et Ardigo lui sont préferés.
30. Ibid., p. 2.
cornprends, comrne systèrne logique cohérent et concevable, que le fata-
lisme scientifique d'après lequel tout découle nécessairement de causes
déterminées 31 • » Par la suite il parlera de « déterminisme naturel des actes
hurnains » qu'il distingue du « fatalisme 32 ». Malgré la négation du libre
arbitre, « c'est une pure illusion de penser que la négation du libre arbitre
fasse de l'hornme un automate sournis au fatalisrne aveugle ». Ferri fait sur
ce point une curieuse distinction: « Pour préciser mon idée, je dirais que
l'homme est une machine, mais qu'il n'est pas fait à la machine 33 • » Il est
alors conduit à donner une liste « courte» de ceux parmi les adversaires
du libre arbitre qui sont les plus proches de lui: « Lorsqu'un système est
soutenu par des hornmes tels que Leibniz ou Spinoza, que Mill ou Spencer,
que Ferrari ou Buclde, que Moleschott ou Laplace, il est possible d'exanlÏ-
ner les raisons pour et contre, mais on ne peut pas simplement soutenir,
sans autre analyse, qu'il conduit à la corruption et au crirne 34 • » Comme
il le dit ailleurs: « Mieux vaut de tels penseurs que des millions d'analpha-
bètes ou d' amateurs 35 • »
Spinoza est également utilisé pour réfuter le sixième argument, qui fait
reposer l'ordre moral sur l'existence du libre arbitre. Ferri cite Fouillée pour
montrer que, par sa vie rnême, Spinoza manifeste que « les représentants
les plus illustres du déterminisme ont été les moralistes les plus austères
depuis Socrate et Platon, les stoïciens et les alexandrins jusqu'aux calvi-
nistes et aux jansénistes36 ». Il n'est d'ailleurs pas nécessaire qu'existe le libre
arbitre pour préserver les idées de bien et de mal: sans citer explicitement
Spinoza, Ferri explique que les idées de bien et de mal sont indépendantes
de celle de libre arbitre. La négation du libre arbitre conduit simplement
à la redéfinition des idées de bien et de mal, en des terITleS qui rappellent
Spinoza: « Si une chose ou une action est utile à l'humanité, nous la nom-
mons bonne, si elle lui est domnlageable, nous la nommons mauvaise37 • »
Et si l'on fait nécessairement le bien et le mal, de même l'éloge ou le blâme
, • 1 •
s ensuit necessauement.
Citant encore une fois Fouillée, Ferri remarque la force d'entraÎne-
rnent de l'idée chez Spinoza: « Il n'est pas étonnant de voir Spinoza lui-
ITlême tracer des règles de conduite. [ ... ] Si elles sont assez claires et belles,
nous serons portés dans la direction indiquée» par lui 38 • Plus loin, Ferri
cite un long passage de la Psychologie comme science positive d'Ardigà, où
l'image traditionnelle du Spinoza vertueux apparaît aux côtés de celle de
Pomponazzi : « Pietro Pornponazzi, Benedetto Spinoza et quelques autres
donnent l'enseignement saint et sublime que la vertu suffit en elle-rnême
pour obtenir le respect et l'obéissance de l'arbitre de l'hornme 39 • » Ils ont
démontré que les idées ont leur propre force d'impulsion, qui tend à les
rendre effectives, à la manière des « idées-forces» de Fouillée.
Enfin Ferri cite Spinoza dans l'exposé d'un quatrième argument en
faveur du déterminisme, qui est son argument essentiel: le principe de
causalité exclut le libre arbitre, les volontés humaines étant elles-mêmes
effets de causes. On peut alors appliquer au libre arbitre ce que Vogt disait
de Dieu, qu'il est le « terme mobile à l'extrême limite du savoir humain ».
Si l'on fait réference à Dieu, c'est uniquernent parce que l'on ne peut
« assumer cornme telle l'infinité des causes », et, en ce sens, Spinoza a donc
eu raison de juger que Dieu est 1'« asile de notre ignorance4o ».
Dans la Sociologie criminelle, Spinoza est très brièvement évoqué, une
fois, en tant que premier représentant, avant Schopenhauer, de la « théorie
intellectualiste », reprise par Ardigà et par Ferri dans la seconde partie de
la Théorie de l'imputabilité, et abandonnée depuis, qui consistait à expli-
quer que l'hornme « devra être responsable parce qu'il est, et autant qu'il
est, intelligent41 ». Sur ces questions de la liberté et de la responsabilité, il
est certain que l'œuvre de Ferri est largement influencée par celle de son
maître Ardigà, dont on a souvent noté les tendances spinozistes 42 • Le droit
n'a aucun fondement métaphysique, il est fondé sur le fait de l'existence
sociale, il est « la force spécifique de l'organisme social, comme l'affinité est
la force spécifique des substances chimiques 43 ». Quant à la liberté, si elle
existe, elle ne peut être qu'une « liberté sociale» : « La liberté consiste en ce
que la partie coordonnée de l'organisme social y peut fonctionner selon la
disposition naturelle, par laquelle elle est apte à fonctionner 44 • »
Plutôt que des réferences philosophiques traditionnelles, Ferri utilise
dans la suite de son œuvre des arguments scientifiques contre l'existence
SPINOZA CRIMINEL
45. T. Ribot, Les maladies de la volonté, 1883, p. 146. Largument de l'hypnotisme est
alors souvent utilisé contre le libre arbitre, par exemple par Tarde dans son intervention
au Premier Congrès d'anthropologie criminelle.
46. L. Büchner, Force et matière, 3" éd., d'après la 9" éd. allemande, Paris, 1869, p. 337.
47. H. Maudsley, Le crime et la folie, 1874, p. 283.
48. Cf M. Angenot, « On est toujours le disciple de quelqu'un ou le mystère du Pousse-
au-crime », Littérature, 49, 1983.
» OU CRIMINEL?
49. P. Bourget, « Préface au Disciple », p. 7. Lédition citée est celle de la collection Nelson,
Paris, s. d.
50. Voir le compte rendu de 1'affaire Lebiez dans A. Autin, Le disciple de P. Bourget, Paris,
1930.
51. A. Bataille, Causes criminelles et mondaines, de 1887-1888, Paris, 1888, p. VIII sqq.
JEAN-FRANÇOIS BRAUNSTEIN
cause ses lectures pernicieuses. Mais ici aussi, il s'agissait plus de Taine, de
Schopenhauer ou de Spencer que de Spinoza52 •
C'est Bourget qui introduira la référence à Spinoza. Le personnage
de Sixte était certes aussi inspiré du rnaÎtre de Bourget, Taine, de ses tra-
vaux sur la psychologie ou de ses réminiscences spinozistes. Taine prendra
d'ailleurs très mal cette mise en cause et écrira à Bourget pour récuser le
qualificatif de « savant positif» appliqué à Sixte:
Vous lui avez donné un cerveau insuffisant et une éducation scientifique
insuffisante. Il ne connaît que ces superficies. Il a suivi des cours et il a
lu des livres. Rien de plus [ ... J. Pas une seule monographie historique,
pas une seule de ces préparations anatomiques [ ... J. Bien plus, Sixte s'est
interdit systématiquement l'expérience: il n'a vu du monde réel que la
boutique de son père et les badauds du Jardin des Plantes; il ne lit pas
les journaux, il n'a pas voyagé [ ... J. Et avec cette ignorance colossale, il se
permet de conclure sur le monde social et sur le monde moral, de réduire
la notion du bien et du mal à une convention utile ou puérile 53 .
Mais, au-delà de Taine, c'est surtout la figure de Spinoza qui est omni-
présente dans le livre. Anatole France, parlant de leur jeunesse commune,
dit de Bourget: « Il était tout en Spinoza », ce Spinoza dont il a lu et relu
l'Éthique, dont il connaît par cœur la biographie par Colerus, qu'il airnait
à ci ter à ses camarades 54 •
Il convient de noter que Bourget avait tout autant été frappé par la vie
exemplaire de Spinoza que par sa philosophie. Dans une étude sur Taine,
il s'enthousiasmait pour la « vie philosophique », celle de Spinoza ou de
Kant: cette « extase souveraine» du cerveau rappelle « celle du joueur et
du débauché, comme du héros et du martyr55 ». Le disciple veut donc être
un « document sur la vie des philosophes de profession », comme l'ont fait
« Colerus à propos de Spinoza, Darwin et Mill à propos d'eux-mêrnes 56 ».
Comme Spinoza qui n'avait « d'autres distractions que de fumer parfois
une pipe de tabac et de faire battre des araignées 57 », Sixte « s'amuse aux
férocités des macaques et des ouistitis 58 ». Greslou, sorte de double de
52. Voir le compte rendu du procès dans La Vie moderne, 3 mars 1889.
53. Cf sa lettre du 29 septembre 1889 à Bourget, dans H. Taine, Correspondance, t. IV,
p.292.
54. A. France, La Vie littéraire, 3 c série, Paris, 1891, p. 57. Le premier article de Bourget,
sous le pseudonyme de Pierre Pohl, paru dans La Renaissance (du 28 décembre 1872)
s'intitule« Le roman d'amour de Spinoza ».
55. P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, t. 1, Paris, 1901, p. 159.
56. Le disciple, p. 16.
57. Ibid., p. 17.
58. Ibid., p. 27.
» OU CRIMINEL?
Bourget, est fasciné par cette vie: « Vous rn' étiez apparu comme une sorte
de Spinoza rnoderne, si cornplèternent identique à vos livres, par la noblesse
d'une vie tout entière consacrée à la pensée 59 • » Greslou est lui aussi un
admirateur de Spinoza, premier de ses « saints» personnels, avec Hobbes,
Stendhal et Stuart Mi1l 60 . Lorsqu'il part chez les Jussat, sa bibliothèque,
outre les œuvres de Sixte, comprend « mon Éthique, avec plusieurs vo-
lumes de M. Ribot, de M. Taine, d'Herbert Spencer» ainsi que la Psychologie
de Beaunis61 •
Qu'est-ce que Bourget retient de la philosophie de Spinoza? D'abord et
surtout, le déterminisme et l'idée, rappelée par Taine dans la préface à son
Essai sur Tite-Live, que « l'homrne n'est pas un empire dans un empire ».
Greslou explique: « Dès ma dix-septièrne année, j'avais adopté pour règle
de me répéter, dans les heures de contrariétés petites ou grandes, la formule
de l'héroïque Spinoza: la force par laquelle l'homme persévère dans l'exis-
tence est bornée, et celle des causes extérieures la surpasse infiniment 62 • »
Il ne fait qu'admettre, comme Sixte, que « tout est nécessaire dans l'âme,
même l'illusion que nous sommes libres 63 ». Il connaît par cœur une phrase
de son rnaÎtre: « Luniversel entrelacement des phénomènes fait que sur
chacun d'eux porte le poids de tous les autres 64 . » Mais il n'y a aucun pessi-
misme dans ce constat de 1'« inéluctable nécessité », bien au contraire, puis-
que l'homme, par la compréhension du déterminisme, s'en rend rnaÎtre :
une telle pensée tend plutôt à exalter la foi de Greslou « dans la supério-
rité de la Science, à qui trois mètres carrés d'une chambrette suffisent,
pour qu'un Spinoza ou un Adrien Sixte y possède l'irnmense univers en
le comprenant65 ». De ce point de vue, cette « vraie méthode» spinoziste
évoque aussi celle de Goethe: « Ce grand esprit, qui a su vivre, mettait
ainsi en pratique la théorie exposée dans le cinquième livre de Spinoza et
qui consiste à dégager, derrière les accidents de notre vie personnelle, la loi
qui les rattache à la grande vie de l'Univers 66 • »
Second enseignernent spinoziste, il convient d'étudier scientifiquement
les sentiments humains, comme on étudie des figures rnathématiques
ou des processus chirniques. La réf{~rence au Taine de De l'intelligence est
ici aussi transparente. Greslou ne cite pas la formule farneuse de Taine,
80. Ibid.
81. Ibid.
82. Revue scientifique, 17 août 1889.
83. Ibid.
84. Ibid.
85. La vie littéraire, p. 69.
86. Ibid., p. 70.
SPINOZA « GÉNIE » OU CRIMINEL?
ments de son disciple, d'autant que les émotions qu'il manifeste à la fin du
livre sernblent annoncer que « son cœur n'est plus déterministe 87 ».
Le débat est momentanément clos par Paul Janet, qui tente, en 1890,
de concilier la liberté de la recherche et la responsabilité morale, lorsqu'il
s'agit de doctrines socialement dangereuses. Selon lui, ce livre est « un des
meilleurs services que la littérature ait rendus à la philosophie », qui reflète
fidèlement la lassitude du rnonde cultivé devant les « idées subversives,
nihilistes et négatives qui ont envahi la philosophie depuis vingt ans 88 ».
Les criminologues italiens, Lombroso et Ferri, mais aussi Sighele,
sont eux aussi revenus sur le roman de Bourget. Dans un article sur
« :Lanthropologie criminelle dans la littérature moderne », Lombroso pla-
gie, en l'avouant à moitié, l'article de la Revue scientifique. Sur la dizaine de
pages de l'article, seules quelques lignes sont de Lombroso, qui n'a mani-
festement pas lu le livre de Bourget. Il conclut sur l'intérêt que présentent
les docurnents littéraires pour les anthropologues: « Si la littérature puise à
une source tout à fait nouvelle et féconde, dans ces études-là, notre science
nouvelle trouve un aide puissant dans les docurnents accumulés dans leurs
chefs-d' œuvre par ces maîtres en observation humaine» que sont Masoch,
Zola ou Sade 89 . Quelques années plus tard, avec un peu plus de précision,
Ferri revient sur le même thème, dans son livre sur Les criminels dans l'art et
la littérature. Il s'indigne de trouver dans Le disciple « l'ancienne accusation
faite à la science d'être la source du rnal et de l'immoralité sur la terre 90 »,
d'autant que le « champion spiritualiste du "roman psychologique" a puisé
aux sources de l'anthropologie normale et pathologique91 ». A travers la
personnalité de Greslou, Le disciple apparaît plutôt comme l'utilisation des
découvertes même_ des criminologues. Ferri note également que Bourget
s'est lui-nIême contredit, puisqu'il avait écrit, dans sa préface aux Causes
criminelles d'A. Bataille, que la littérature « n'est pas responsable de la
maladie morale de notre temps» et n'a « jamais eu la moindre action sur
des âmes non préparées92 ». Ce que Ferri veut bien accepter, c'est que « la
science ne crée pas de criminels », mais que « les théories scientifiques étant
1. Né à Rovereto, dans le Tyrol italien, mort à Stresa, Rosmini fut un personnage de tout
premier plan de la culture italienne. Ami de N. Tommaseo et A. Manzoni, ordonné prêtre
à 24 ans, il fonda une congrégation religieuse en 1828, à Domodossola: l'institut de la
Charité. Ses écrits embrassent aussi bien des essais de circonstance et de politique que de
volumineux essais philosophiques. Sa pensée est étroitement liée aux polémiques philo-
sophiques et théologiques, qui ont accompagné toute sa vie et suivi sa mort. Ses efforts
de médiation entre la culture catholique et la pensée moderne lui ont occasionné l'oppo-
sition de la hiérarchie ecclésiastique: sous le pontificat de Léon XIII, la congrégation de
l'Index condamna quarante propositions tirées (sans aucun scrupule philologique) de ses
écrits, comme haud consonte catholicte veritati.
2. Vincenzo Gioberti, turinois, fut l'un des intellectuels les plus importants du Risorgimento
et, comme Rosmini, l'un des chefs du catholicisme libéral. En 1833, il fut arrêté, puis exilé
à la suite des mouvements libéraux. Il se rendit à Paris et, l'année suivante, à Bruxelles,
où il enseigna la philosophie dans une institution privée~ jusqu'en 1845. Il rentra enfin
en Italie, où il inaugura une brève carrière d'homme d'Etat et connut un grand succès
populaire; mais de nouveau les événements politiques l'obligèrent à un exil volontaire à
Paris, jusqu'à sa mort subite. Ses œuvres ont connu un succès immédiat et ont été l'objet
de nombreuses discussions dans toute la péninsule.
3. p. P. Ottonello, La confutazione rosminiana de! panteismo e dell'onto!ogismo, dans
AA.vv., Rosmini pensatore europeo, publié par M. A. Raschini, Milan, Jaca Book, 1989,
p.91.
CRISTINA SANTINELLI
4. Nuovo Saggio sull'origine delle idee (Rome, 1828-1830),3 vol. republiés par F. Orestano,
Rome, Anonima Romana Editoriale, 1934 (vol. III, IV et V de l'Edizione nazionale delle
opere edite ed inedite - EN -, vol. l, n. 230), abrégé par NS.
ROSMINI ET LECTEURS DE SPINOZA
9.lntroduzione, 1, p. 55, t. II, c. 3, p. 62, p. 127. Dans une définition ultérieure du « psy-
chologisme », Gioberti écrit: « On comprend, sous ce nom, tous les systèmes qui placent
dans une chose créée le principe et le fondement de la connaissance» (Degli errori filosofici
di Antonio Rosmini, 1841-1844, éd. par U. Redano. On l'appellera: Errori, 3 vol., Milan,
Fratelli Bocca, 1939, 0, vol. VI-VIII, Lezionesesta, vol. II, p. 199).
10. Le psychologisme « a corrompu intrinsèquement l'action comme la pensée, la société
comme la science ». La démocratie et les despotismes, dit Gioberti, le libéral, bien qu'ap-
paremment contraires, « sont l'application d'un seul principe, c'est-à-dire du sensualisme
et du psychologisme à la politique» (Introduzione, II, c. 3, p. 139-140).
Il. :Lintuition est un « acte mental très pur, infini, indéfini, qui embrasse pour ainsi dire
un domaine immense, sans se fixer à un point déterminé; il constitue le premier degré
de la contemplation, et présente à la science ontologique, par l'objet où elle s'exerce,
les principes avec lesquels elle veut se mouvoir, et la méthode qui doit la gouverner»
(lntroduzione, vol. II, c. 4, p. 131).
12. « J'appelle Formola ideale une proposition qui exprime l'idée de façon claire, simple
et précise, par un jugement », qui est le seul acte dans lequel la pensée humaine peut se
traduire (Introduzione, vol. II, c. 4, p. 143).
13. Lettera sulle do ttrine filosofiche epolitiche de! signol' De Lamennais (datée du 20 décembre
1840), Pagnerre, 1841, p.27 et 23. « La philosophie est morte - écrit Gioberti, dans
l' lntroduzione ou, pour mieux dire, la vraie philosophie ne vit plus ailleurs, si ce n'est
dans la religion. » Mais celle-ci nous offre seulement les instruments à l'état brut de la
philosophie, à savoir les principes et la méthode, que l'intelligence philosophique doit
actualiser. Par conséquent, la restauration du savoir doit partir du rattachement à la
ROSMINI ET LECTEURS DE SPINOZA
tradition: « Pour instaurer donc les disciplines philosophiques, il faut rattacher le fil
coupé de la tradition, refondre la science dans l'idée légitime et chrétienne, en reprenant
le travail scientifique en accord avec cette dernière» (vol. II, c. 3, p. 142).
14. lntroduzione, vol. II, c. 4, p. 17l.
15. Gioberti peut affirmer ainsi que l'esprit humain « est, à chaque instant de sa vie intel-
lective, spectateur direct et immédiat de la création» (Introduzione, II, c. 4, p. 188). Sur
la position de Rosmini à ce propos, voir NS, 1432.
CRISTINA
« psycho logiste » que Rosmini est tombé dans une erreur sernblable à celle
de Spinoza l'athée. Gioberti est très conscient de la gravité de cette accusa-
tion « à un hornme catholique, très pieux et d'une dignité sacerdotale 16 ».
D'ailleurs, on peut en cornprendre le poids si l'on pense que le concile
Vatican 1, convoqué par Pie IX le 8 décembre 1869, condamnera le pan-
théisrne : « Si quelqu'un affirme que Dieu est l'être universel ou indéfini
qui, en se détenninant, constitue l'universalité des choses distinctes en
genres, en espèces et individus, qu'il soit excommunié. » De leur côté, les
rosminiens n'auront aucune difficulté ni scrupule à adresser la même cri-
tique à Gioberti, en l'obligeant à se défendre de façon extrême, rnais pas
toujours convaincante.
20. Degli errori, vol. 1, Lettem Sesta, p. 198. La Nota 21 de l'Introduzione est consacrée à
l'athéisme de Spinoza (vol. I, p. 225-226).
21. « [ •.. ] ni je ne puis croire Descartes, je ne dis pas moralement, mais intellectuelle-
ment capable de concevoir un système tel que celui de Spinoza qui, quelque absurde que
ce soit, montre chez son inventeur une profondeur et une force d'esprit extraordinaires.
Descartes, suprême mathématicien, médiocre physicien, philosophe incapable et homme
très ambitieux, aurait peut-être osé professer le panthéisme de l'Etica par amour pour la
gloire [ ... ], mais il n'aurait jamais été capable de l'imaginer» (Introduzione, vol. II, Nota
49, p. 365).
22. Introduzione, vol. II, Nota 41, p. 36'(-368. Spinoza a remplacé « l'intuition concrète,
rationnelle, directe et ontologique de l'Etre réel et absolu par le concept abstrait, intel-
lectŒ réfléchi et psychologique de l'être possible et générique» (ibid., Nota 51, p. 367-
368).
23. Introduzione, vol. II, c. 4, p. 250.
CRISTINA
33. La synthèse non précédée de l'analyse est cet « état d'ignorance, de grossièreté, de
confusion dans lequel se trouvent les esprits aux débuts des nations» (ibid, Lezione X
p. 119).
34. Ibid., Lezione VII, p. 95.
35. Ibid., Lezione VIII, p. 100-102 et passim.
LECTEURS DE SPINOZA
LA CONDAMNATION
Le concile Vatican 1 ne condamna pas seulement le panthéisrne, mais
aussi 1'« ontologisme », à savoir l'affirmation: Naturalis est homini cognitio
Dei immediata et directa. Les accusant à la fois de « panthéisme et d'onto-
logisme », les condamnations ecclésiastiques rapprochèrent les systèrnes de
Rosmini et de Gioberti après la mort des deux auteurs, et condamnèrent,
avec eux, les projets philosophiques les plus solides et significatifs nés en
Italie de la confrontation avec la pensée moderne. Ce rapprochement (en
réalité lié à des raisons plus ecclésiastiques que purement philosophiques)
nous offre l'occasion de revenir sur ce que nous avons dit dans notre intro-
duction : les systèmes de Rosrnini et de Gioberti partaient d'instances sern-
blables, auxquelles ils répondirent par des options théoriques differentes. Et
si cette diversité a dicté des définitions differentes du panthéisme, l'affinité
fondamentale en a motivé l'évaluation négative elle-rnême : tous les deux
sous forme de vulgarisation, les mêrnes idées que dans son ouvrage précé-
dent ont été exposées. Nous ne pouvons pas citer des ouvrages irnportants
sur Spinoza qui auraient paru après ceux de Sokolov. Le livre d'I. A. Koni-
cov, Le matérialisme de Spinoza (Moscou, 1971), reprend les fautes propres
à la position des déborinistes, qui représentent Spinoza comrne un rnaté-
rialiste sans failles. La biographie de Spinoza parue dans une célèbre série,
La vie des hommes illustres, ne contient pas de découverte théorique.
Naturellernent, il n'y a pas de raison suffisante pour juger que le thème
« Spinoza» a été définitivement épuisé dans la philosophie russe. Nous
sommes persuadés a priori que cet « épuisement» est simplement impos-
sible. En se retrouvant dans un contexte sociohistorique nouveau, n'im-
porte quelle grande figure philosophique représente de nouveaux aspects
dans son contenu même. Un des plus importants problèmes qui sont à
résoudre, et qui sont capables d'influencer forteluent l'état général des
recherches historico-philosophiques, est le problème de la déterrnination
sociale des constructions théoriques. En principe, nous sommes tous d'ac-
cord avec la critique et l'appréciation négative du sociologisme vulgaire.
Mais de quelle façon doit se présenter le sociologisme correct, la ques-
tion reste posée. Ni la sociologie de la connaissance, ni la sociologie de la
science n'ont pu jusqu'à maintenant donner une caractéristique précise de
la rnéthode de ce genre de recherches. Il m'est très difficile de rne débarrasser
de la pensée qu'une « linguistisation » de la philosophie actuelle, dans une
certaine mesure, représente un reflet du processus d'engloutissement par le
capital financier de toutes les autres formes de capital, et que le concept de
la « chose en soi» de Kant, ce genre d'aliénation épistémologique, surgit
avec le devenir du concept d'aliénation éconornique dans le grand ouvrage
d'Adam Smith, réfléchissant les aspects généraux du développement social
contemporain aux auteurs cités. Cette tâche nous paraît très importante,
naturellement, dans le sens théorique le plus général, et pas seulement à
l'égard de Spinoza. Lexplication du contenu et des particularités de la dia-
lectique de Spinoza nous semble une autre tâche intéressante à résoudre, et
tout d'abord en liaison avec la dialectique de la liberté et de la nécessité.
Le spinozisme spectral cl' Anton Tchekhov1
FRANÇOIS ZOURABICHVILI
1. Certaines références à Spinoza figurant dans des textes inédits en français, nous les
citons d'après l'édition complète la plus récente, Polnoié sobranié sotchiniénii i pissiem,
Moscou, 1974-1982. En abrégé: PSSiP. Les 30 tomes sont numérotés de 1 à 18 pour les
œuvres (en abrégé: 0), de 1 à 12 pour la Correspondance (en abrégé: Cl.
2. C'est le sous-titre de l'article « Le concept de Dieu ».
il Y eut une vogue hégélienne, schellingienne, schopenhauerienne, voire
positiviste; rnais entre deux périodes de sympathie obligée, par adhésion
au post-kantisme puis au marxisme, ce furent peut-être quelques années de
grâce (et de désespoir) où un jeune Russe pouvait découvrir Spinoza.
Cependant, Tchekhov ne lit guère de philosophie: un peu de Scho-
penhauer dans sa jeunesse, cornme toute l'époque; occasionnellement,
Nietzsche à la fin de sa vie, « avec plaisir» ; seul Marc Aurèle sernble l'avoir
toujours accompagné. Ses personnages, en revanche, «philosophent»
volontiers: « En Russie il n'y a pas de philosophie, mais tout le monde
philosophe, même le menu fretin », dit le paranoïaque de Salle n° 6 3 • On
philosophe le plus souvent parce qu'on a trop chaud ou trop bu, comme
par une altération physiologiqué. En règle générale, Tchekhov ne nomme
les philosophes que pour décrire un type, comme cet oncle hégélien dont la
vodka délie la langue, et qui provoque en duel son interlocuteur au sujet de
Schopenhauer 5• Même le stoïcisme, qui semble pourtant l'avoir intéressé,
est l'objet d'une cruelle mise en scène. Dans ce contexte, les réferences
joyeuses et libres à Spinoza brillent d',un éclat énigmatique.
Le surgissement de Spinoza dans l'œuvre de Tchekhov a toujours un
effet comique. Dans Statistique, le narrateur commence par s'étonner de
l'empressement des facteurs, qui diminuerait s'ils lisaient le courrier qu'ils
distribuent: «À les regarder, on dirait qu'ils transportent Kant en per-
sonne, ou Spinoza! » Dans Le Sylvain naïf, un fonctionnaire des postes qui
lit le courrier explique au contraire les raisons de sa vigilance: «Tel signe
"lieutenant untel", et derrière ce lieutenant se cache Lassale ou Spinoza6 ••• »
Il s'agit moins des textes de Spinoza que de sa présence vivante et inquié-
tante: Spinoza hante la Poste, qui tantôt le véhicule, tantôt l'intercepte; il
circule dans le réseau comme un fantôrne, et la vitesse du facteur possédé
est aussi celle du spectre.
Rien d'étonnant, dès lors, à ce qu'une séance de spiritisme, chez
Tchekhov, soit consacrée à évoquer l'esprit de Spinoza. On sait que Nuit
de terreu? eut pour modèle une séance où les mêmes paroles étaient prêtées
à l'esprit de Tourgueniev: Tchekhov a donc estimé que le nom de Spinoza
convenait mieux à une apparition spectrale. Outre l'efFet comique, on
3. Nouvelle de 1893.
4. La nouvelle « Le penseur» (1885) réunit les deux conditions.
5. Ivanov, acte II, sc. 5.
6, Ces deux récits datent respectivement qe 1883 et 1885. Cf PSSiP, 0, t. 2, p. 344, et
t. 5, p. 350, On songe évidemment aux Ames mortes de Gogol, olt des notables de pro-
vince, réunis pour statuer sur le cas de l'étrange voyageur T chitchikov, examinent avec
gravité l'hypothèse qu'il soit Napoléon en personne.
7, Nouvelle de 1884.
LE SPINOZISME SPECTRAL D'ANTON TCHEKHOV
songe aux lettres sur les spectres ... Tchekhov devait tenir à cette plaisante-
rie: une réplique de la version primitive de Platonov associe Spinoza à un
certain Martin Zadeka, interprète des songes 8 • Du moins y a-t-il un point
commun à la censure et au spiritisme, à la paranoïa policière et aux spécu-
lations parapsychologiques : l'aIllbiance de crédulité ou de superstition si
propice au fantastique, dans laquelle baigne la sainte Russie orthodoxe et
autocratique.
Spinoza fait donc à la lettre des apparitions dans l' œuvre de Tchekhov.
Mais il y a un autre aspect: son nom accuse par contraste la médiocrité
ou la bassesse d'un personnage. À sa future belle-rIlère qui lui indique la
piste de danse, le fiancé cupide de La noce, Aplombov, rétorque: « Je ne
suis pas un quelconque Spinoza, pour faire des huit avec mes pieds 9 • »
Cette confusion, commise avec tout l'aplomb nécessaire, révèle d'un trait
la vulgarité du personnage, un peu comme s'il entreprenait de dénigrer les
symphonies de Tchekhov, au lieu de Tchaïkovski: Spinoza vaut ici pour
un danseur grotesque du nom d'Espinoza, dont les prestations au Bolchoï
au début des années 1870 furent célèbres. Dans le même registre, le cuistre
Pétrine, qui ne raisonne qu'en termes de roubles, vient de se voir intimer
l'ordre par l'instituteur Platonov de déguerpir, et il confie son ressentiment
à un compagnon de beuverie:
Je l'aurais bien jeté dehors, mais je n'ai pas le bras assez long! Je vais pro-
tester la lettre de change, certains qui n'ont pas leur place à l'école! Je le
chasserai! Nous n'avons pas besoin d'idées! Les idées en tout genre avec
leurs tours de passe-passe, qu'en avons-nous à faire? C'est un instituteur
qu'il nous faut, pas un Spinoza et un Martin Zadeka! Je le dénoncerai et
je le chasserai 10 !
8. Platonov, acte II, tableau 2, sc. 8. Cf. PSSiP, 0, tome 11, p. 351 (la note de l'éditeur
au sujet de Martin Zadeka se trouve p. 402). Elle appartient aux coupures effectuées par
Tchekhov, après que la pièce avait été refusée pour ses longueurs et sa non-théâtralité: son
contenu n'est donc nullement en cause.
9. La noce, courte pièce de 1889.
10. C'est la réplique que nous évoquions plus haut.
que la police et la poste voient Spinoza partout, et flairent dans cette ubi-
quité un complot majeur.
Le I?rendel', il est vrai, peut s'entendre aussi cornrne une contorsion. Un
banquet a lieu, dans la hantise carnavalesque d'une surveillance policière:
« Au moment du charnpagne, nous demandârnes au secrétaire d'adminis-
tration Lambin (Ottiagaiev), notre Renan et notre Spinoza, de faire un
discours. Il fit quelques façons, puis il consentit, et après un regard sur
la porte, derrière lui, il dit: [... ]l1. » Contrairement au facteur possédé,
Lambin le subversif s'enlise, en présence d'égaux, dans un interminable
discours égalitariste - mais il fait soudain preuve d'un sens diabolique de la
vitesse dès qu'il s'agit, à l'arrivée de son supérieur hiérarchique, de conver-
tir ses propos en panégyrique obséquieux. Voici que la Russie compte aussi
des pseudo-Spinoza ...
Présence fantomatique ou habileté spirituelle: tout un jeu d'apparitions
et de disparitions. Limage de Spinoza est élogieuse, puisque le soupçon
d'illusionnisme ou d'imposture n'émane jamais que de ratés ou de parve-
nus aigris et pathétiques (Pétrine, Aplombov) dont Spinoza est l'antithèse;
les occurrences de son nom sont autant de saluts amicaux et espiègles. On
objectera que ces facéties n'ont guère de rapport avec sa pensée. Mais est-ce
bien sûr? Les brioches en forme de huit ne manquent pas dans le spino-
zisme : la théorie dite du parallélisme (1'esprit et le corps sont « une seule et
rnêrne chose qui s'explique par deux attributs différents» : un même cercle
pour ainsi dire tordu en deux, cercle naturel et idée de cercle, en somme un
8)12; le concept de mode (chaque être de la nature est Dieu lui-mêrne - ou
l'un de ses attributs «en tant que modifié d'une modification finie 13 »);
les définitions du Traité théologico-politique, qui assument le vocabulaire
théologique traditionnel pour en subvertir froidement le sens 14 ; enfin, la
théorie du songe prémonitoire, qui admet le phénomène mais en natura-
lise l'explication 15. Tant l'art de Spinoza est d'un faire deux, et de deux ne
faire qu'un.
Il n'est pas probable que Tchekhov ait lu Spinoza. Il s'est intéressé à la
correspondance, parue en russe en 1891 : connaissant les traducteurs et les
méprisant, il rend hommage par contraste au « talent» et à la « sagesse )}
du « philosophe juif» (Tchekhov ne prononce jarnais le mot talent à la
légère 16). Une lettre nous apprend qu'il a acheté l'Éthique pour la biblio-
17. Lettre à Iordanov, 24 novembre 1896 (PSSiP, C, p. 235 et 238). Il s'agit de l'édition
de 1894.
fébrile de son corps cette nuit-là. Sentant rnonter en lui la folie et l'effet
des internpéries, il se rend chez un arni, au lieu duquel il découvre un
nouveau cercueil qui sernble confirrrler l'idée d'une illusion d'optique et
d'une hallucination récurrentes: il s'autodiagnostique une « rnanie du
cercueil ». « Chercher la cause de cette confusion mentale n'était pas long:
il suffisait de se remémorer la séance de spiritisrrle et les mots de Spinoza
[ ... ] » : voici que la prédiction n'est plus associée à des causes finales, mais
traitée elle-même corrlme une cause efficiente. Le narrateur songe alors à
se rendre chez un jeune médecin qui avait assisté à la séance; il le voit venir
à sa rencontre, affolé par les mêmes symptôrnes. S'étant mutuellement
pincés, ils concluent que les cercueils « ne sont pas des illusions d'optique
mais quelque chose de réel ». Le dénouement est dans une lettre qui révèle
la cause efficiente de tant de cercueils et invalide la thèse de l'illusion: un
entrepreneur en pompes funèbres, menacé de saisie, s'est empressé de dis-
perser sa marchandise chez ses arnis. Les cercueils étaient bien l'objet d'une
perception réelle, rnais celle-ci revêtait un aspect hallucinatoire du fait de
l'atrnosphère mentale qui l'entourait: le rationalisrne, en l'emportant par
surprise, s'avère avoir été la dupe de ce qu'il entendait démystifier.
Cette farce somrnaire, qui exploite les potentialités comiques du détermi-
nisme, qui vise-t-elle? Spinoza et la prétendue ataraxie du philosophe?
Mais Spinoza est en même temps l'ordonnateur de la farce, corrlplice de
Tchekhov, et la chute rétablit le spinozisme dans ses droits. Autodérision,
alors? Sans doute, le matérialisme scientiste habituellement professé par
Tchekhov ne l'a pas dissuadé d'accorder une certaine attention aux expé-
riences spirites, comme tant de savants et de philosophes, au tournant
du siècle; et l'on se souviendra que Spinoza lui-même s'était rendu chez
l'alchimiste Helvétius. Mais l'intérêt est ailleurs, dans l'accumulation de
thèmes spinozistes: hésitation entre les causes efficientes et les causes
finales, et arbitrage en faveur des premières, disqualification de la pensée de
la mort, explication de l'hallucination par la constitution du corps, question
des spectres, question de la nature et de sa compréhension, enfin leitmotiv
de l'illusion d'optique. La liste est trop nombreuse pour laisser croire à une
coïncidence, dans un récit invoquant expressément Spinoza 18 •
18. Lors du débat, cette analyse de Nuit de terreur a suscité deux interventions. Olivier
Bloch souligne d'abord que 1'« Esprit de Spinoza» est l'un des titres sous lesquels le
fameux Traité des trois imposteurs a circulé. Cette remarque est riche d'implications. Sans
doute, seuls Bouvard et Pécuchet se demanderaient si Tchekhov a bien lu ledit traité, mais
la question est ailleurs. Après la mort de Spinoza, on s'efforce moins de comprendre le
spinozisme que d'en dénicher les traces chez autrui; l'esprit plutôt que la lettre se diffuse
à travers l'Europe, et cet esprit n'est que l'idée qu'on se fait de Spinoza, empreinte de
frayeur et de prévention; car, n'osant y toucher soi-même de peur de participer à l'entre-
prise sacrilège, on se sent menacé par lui de toutes parts. Cette propension à s'attacher à
LE SPINOZISME SPECTRAL D'ANTON TCHEKHOV
1'« Esprit de Spinoza» perdure paradoxalement dans le Sturm und Drang qui, procédant
à l'inverse, entreprend de sanctifier Spinoza en prétendant le défendre contre lui-même
(Lessing, par exemple, entendait définir 1'« esprit qui est descendu en Spinoza lui-même »,
parce que « son credo ne se trouve en aucun livre ». Cf Herder, Dieu. Quelques entretiens,
trad. fi-. Bienenstock, PUF, 1996, p. 102. Herder ajoute qu'il a cherché en vain à com-
prendre comment Lessing avait pu nouer le contact avec cet esprit). En 1884, un Russe
même cultivé a plus de chances d'être en contact avec 1'« Esprit de Spinoza », au travers
des conversations ou des exposés de seconde main, qu'avec sa philosophie. Mais, l'hérésie
n'eHarouchant pas Tchekhov, il peut traiter avec humour 1'« Esprit de Spinoza» pour en
dégager les valeurs cliniques, spirites et policières. En revanche, M. Georges Martinowsky
s'avoue perplexe devant l'importance accordée à une histoire seulement loufoque, œuvre
sans prétention d'un jeune carabin. Il rappelle que « Nuit de terreur» est la parodie d'un
genre convenu, et que le nom de Spinoza est choisi avant tout pour sa ressemblance avec
zanoza, l'écharde. M. Martinowsky a raison, et l'on peut ajouter que le sens figuré de
zanoza n'est pas absolument sans rapport avec vydiélyvat' nogami kriendélia, « faire des
brioches en forme de huit avec ses pieds» ... Mais si l'objection est vraie, pourquoi une
telle cohérence thématique, chaque fois que le nom de Spinoza surgit? Il nous importe au
fond assez peu de savoir ce que Tchekhov savait de Spinoza. Nous sommes frappé de la
résonance de deux gestes créatifs, qui donne un intérêt rétrospectif au privilège accordé par
les œuvres précoces au nom et à 1'« esprit» de Spinoza. Nous ne levons pas l'énigme; tout
au plus la faisons-nous miroiter comme la répétition d'un problème singulier (le devenir-
actif de l'affectivité) par-delà une césure irrévocable (la faillite de l' intelligere). Pour finir,
n'y a-t-il pas moyen d'accorder ces deux interventions, si disparates soient-elles? Le Traité
des trois imposteurs, avant Tchekhov, a joué du nom de Spinoza (cf Georges Friedmann,
Leibniz et Spinoza, Gallimard, 1962, p. 266) : de la terra spinosa à la zanoza, de la terre
épineuse à l'écharde, il n'y a, si l'on peut dire, qu'un pas.
19. Nouvelle de 1893.
ZOURABICHVILI
24. Rapporté par Vladimir Bounine, dans Tchekhov vu par ses contemporains, Gallimard,
1970, p. 244.
25. Cf les lettres à Lydia Avilova : « Plus vous serez objective, et plus l'impression sera
forte », etc.
26. Cf. le prologue du Traité de la réforme de l'entendement et la V partie de l'Éthique_
27. Cf. la dernière page des « Feux», nouvelle de 1888, et les lettres à ce sujet: à Léontiev-
Ch'iéglov, 29 mai 1888; à Souvorine, 30 mai 1888.
~~.''''-'''-J~U ZOURABICHVIU
le jugement dans un même geste de récusation: « S'il faut que nous ayons
tous les jours des explications, docteur, aucune force n'y suffira ... Et à qui
ai-je l'honneur de parler? Au procureur ou au rnédecin de rna fernrne 28 ? »
Si nous dernandons pourquoi la lucidité paradoxale de beaucoup de
personnages de Tchekhov n'est pas réductible à la confusion mentale du
prerrlÎer genre de connaissance chez Spinoza, la réponse est peut-être dans
une réplique de Platonov, qui retentit comrne une objection à la fameuse
Lettre 58 à Schuller 9 • Il est intéressant de la corrlparer à l'objection de
Chestov. Ce dernier soutient la thèse d'un destin de la pensée occidentale,
lié à la dévaluation de l'individuel et à la soumission au règne de la néces-
sité; de ce point de vue, Spinoza porte la soumission à son paroxysme, tout
en croyant faire une théorie de la liberté humaine. Chestov le retourne
donc contre lui-mêrrle: la pierre consciente de son effort mais non de
la cause extérieure qui le détermine, c'est Spinoza en personne. Mais
Tchekhov, lui, ne retourne pas seulement le problème de Spinoza, il le
déplace, dans un rnélange d'obscurité et de précision extrêmes qui écarte
toute causalité externe. Quelque chose a brisé Platonov, il n'a pas tenu ses
promesses; la jeune femme qui l'avait connu si brillant lui demande avec
effroi si cela ne l'empêche pas d'être un homme, de s'engager politique-
ment, etc. Il répond: « Cornment vous dire? Peut-être que ça n'empêche
pas, rnais ... qu'est-ce qu'il s'agit d'empêcher, au juste? Moi, rien ne peut
m'empêcher ... Je suis une pierre couchée. Les pierres couchées sont elles-
mêmes fûtes pour empêcher30 • » Spinoza posait le problème de la détermi-
nation de 1'« effort» : déterminé par soi, il est libre; empêché de déployer
sa nature, il est contraint. Tchekhov décrit autre chose: un être qui se
confond avec l'empêchement - une implosion de l' « effort ».
De là un profond scepticisrne quant aux chances de devenir actif:
« Celui qui ne désire rien, n'espère rien et ne craint rien ne peut être un
artiste. » Tchekhov a cessé de croire à une rupture existentielle autre que
catastrophique. Devenir actif est pourtant le thème de sa vie, envers et
contre tout:
1. Seules celles-ci ont été reprises (partiellement d'ailleurs, sinon partialement) dans la
publication française proposée par Gallimard sous le titre de Journal: voir Kierkegaard,
Journal (extraits traduits par K. Ferlov et J.-J. Gateau), Gallimard, coll. « Les essais », t. l :
1834-1846 (1 fe édition: 1941; nouvelle éd. revue et augmentée, 1963); t. II : 1846-1849
(1954); t. III: 1849-1850 (1955); t. IV: 1850-1853 (1957); t. V : 1854-1855 (1961).
Pour ma part, j'utilise les S(i}ren Kierkegaards Papirer danois édités par P. A. Heiberg, V
Kuhr et E. Torsting (1909-1948), édition augmentée par N. Thulstrup, avec un index
par N. J. Cappel0rn, Copenhague, Gyldendal, 1968-1978 (22 volumes: I-XIII [texte
lui-même] + XIV-XVI [3 volumes d'index]). Ces Papiers sont répartis par les éditeurs en
trois groupes: A) notes tenues pour autobiographiques; B) projets, variantes, textes non
compris dans les Œuvres complètes; C) notes de cours et notes de lecture.
2. Pap. II A 118 <13 juillet 1837>, p.70 (je traduis). Sur le statut d~s Papiers, voir
H. Politis, Le discours philosophique selon Kîer/çegaard, thèse de doctorat d'Etat, Sorbonne,
15 janvier 1993, notamment le chapitre 4.
3. Cf. 8 e leçon, Pap. II C 22 (p. 335) <15 déc. 1837> -la réference à Spinoza est ici sui-
vie d'un point d'interrogation ajouré par Kierkegaard -, ainsi que ge leçon, Pap. II C 23
(p. 336) <21 déc. 1837>.
HÉLÈNE
4. Sur Hans Larsen Martensen (1808-1884), voir H.-B. Vergote, Lectures philosophiques
de S@ren Kierkegaard, PUE coll. « Philosophie d'aujourd'hui », 1993, « Présentation» par
Vergote, p. 1-95, avec un texte de Martensen (déc. 1836), p. 133-147.
5. Cf: Pap. II C 26-27, suivi de II C 28, vol. 13, p. 12, 17, 31 (avec, dans cette page 3l,
une source explicitement mentionnée, le Tractatus theologico-politicus), 77.
6. Cf: Pap. II C 25 <1838-1839>, vol. 12, p. 282, 286, 294, 295, 296, 300, 302-303,
309-310,311,329,330.
7. Pap. II C 25 <1838-1839>, vol. 12, p. 302-303.
8. Pap. II C 25 <1838-1839>, vol. 12, p. 330.
9. Le Papier II C 54 (vol. 13, p. 171) <juillet-aoùt 1838> tire de cet ouvrage de J. Schaller
extraits et réferences. (Labréviation Kt!. renvoie au catalogue de la bibliothèque de
Kierkegaard Katalog over Sm'en Kierkegamds Bibliotek, édité par Niels Thulstrup,
Copenhague, Munksgaard, 1957, 2203 titres). Sur le Christ de Spinoza et celui de
Kierkegaard, voir par exemple Maryvonne Penot, « Le Christ selon Spinoza et Kierkegaard
(à partir de l'étude d'André Malet sur le Traité théologico-politique) », dans AndJ:é Malet
ou un homme en quête de Dieu. Hommages de l'université de Bourgogne, Dijon, Editions
universitaires de Dijon, 1991, p. 145-155,
10. Voir: 1) Pap. III C 26 <1841-1842> concernant les leçons professées à l'université
de Berlin par Marheineke sur La théologie dogmatique spécialement rapportée au système
de Daub <semestre d'hiver 1841-1842>, vol. 13, p. 199, 203, 216, 246. 2) Pap. III
C 27 <1841-1842> concernant les leçons professées à Berlin par Schelling, Leçons sur la
philosophie de la révélation <nov. 1841-févr. 1842>, vol. 13, p. 264, 269 <8 déc. 1841 >,
LES PAPIERS DE KIERKEGAARD CONSACRÉS À SPINOZA
287-289, 291-294 <3 et 5 janvier 1842>, 306 <18 janv. 1842>, 308 <20 et 24 janv.
1842>.
Il. Cf. par exemple Pap. IV B 2,16 <1842-1843>. Cf. surtout Hegel, Vorlesungen über
die Geschichte der Philosophie, publiées par K. Michelet, vol. 3 (Kt!. 559), appartenant aux
Hegel's Werke, Ktl. 549-565 et 1384-1386, Berlin, 1832, sqq.; et cf. Leçons sur l'histoire de
la philosophie, trad. E Garniron, Vrin, 1985, t. 6, « La philosophie moderne », p. 1441-
1499.
12. Pap. IV C 69 <1842-1843> (ajouté à IV C 63); je traduis. Kierkegaard possède les Ope-
ra philosophica omnia de Spinoza dans l'édition d'A. Gfroerer, Stuttgart, 1830, Kil. 788.
13. Cf. Pap. VII 1 A 35 <1846>.
14. A) Cf. Pap. VIllA 39 < 1846> dont la source est la fin de la « Préface» au v-actatus
theologico-politicus. Kierkegaard se réfère ici aux Oper-a philosophica omnia de Spinoza dans
l'édition déjà citée, p. 88; cf aussi Opem éditées par H. E. G. Paulus, t. 1, Iéna, 1802,
p. 152-153. (Cf. Spinoza, Œuvres complètes, édition R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi,
Gallimard, « Pléiade », 1954, p. 672). B) Cf Pap. VII 1 A 250 <1846> : citation du
v-actatus theologico-politicus (dans l'édition latine citée dont se servait Kierkegaard, p. 85;
cf. Œuvres complètes de Spinoza, coll. « Pléiade », p. 666).
15. Cf. Pap. VIII 1 A 315 <1847>.
HÉLÈNE
Ce Papier VII 1 A 35 < 1846> propose une réflexion sur l'Éthique et fait
plus spécialement allusion aux trois dernières parties de l'ouvrage. La ques-
tion d'une éventuelle ambiguïté de l'Éthique, en son projet même, revient
dans un autre fragment de travail :
LÉthique de Spinoza.
Spinoza peut bien avoir raison dans cette méthode toute tournée vers
l'intérieur que finis, telos, est [l'] appetitus même; que beatitudo n'est pas
virtutis prtf!mium mais ipsa virtus - la question est seulement [de savoir]
si toute son Éthique n'est pas passible d'une dualité, du fait que, à la
fois, il considère tout en repos (pour supprimer la téléologie) et là-dessus
(en vertu du suum esse conservare de la définition) il met la finitude en
advenir (i Vorden). Cela veut dire: le concept de mouvement manque ici.
C'est tout à fait vrai que la vérité doit se comprendre par soi-même, et que,
par conséquent, tous les moyens d'assistance fictifs pour la comprendre
mieux et plus facilement avec leur aide sont illusion des sens, comme le
miracle par exemple, car, pour le croyant, le miracle est précisément la
vérité, mais [il n'est] pas la vérité pour celui que n'a pas saisi la foi (ceci,
je l'ai moi-même souvent montré suffisamment dans le Post-scriptum
définiti/J. C'est comme la vertu, qui doit être recherchée pour elle-même
(for sin egen Skyld). Mais si l'individu n'est pas originellement disposé ainsi,
ce que nie assurément Spinoza, alors la question se pose [de savoir] si lui-
même ne peut faire quelque chose pour [y parvenir]. Et Spinoza parle
assurément lui-même d'un chemin vers cette peifèctio; il définit lui-même
ltf!titia par transitio in perfectionem, et il insiste précisément sur transitio,
donc sur le passage, le mouvement. Mais ici est précisément la dualité.
16. Je traduis.
LES PAPIERS DE KIERKEGAARD CONSACRÉS À
17. Pap. VII 1 C 1 <mars 1846> (je traduis). Dans ce Papier, Kierkegaard lui-même ren-
voie à Pap. VII 1 A 28, VII 1 A 29, VII 1 A 31, VII 1 A 34, VII 1 A 35.
18. D'où aussi la critique adressée par Kierkegaard à Schleiermacher, tenu pour un
dogmaticien inconséquent parce qu'il veut être dogmaticien tout en posant la religiosité
comme un état dans lequel on séjournerait: cf Pap. X 2 A 416 <1850>. Hegel, quant à
lui, écartait ce reproche, mais pour le remplacer par un autre: « Vain est le reproche fait
à la philosophie de Spinoza de tuer la morale; on en obtient même ce grand résultat que
tout sensible est seulement limitation, qu'il n'y a qu'une unique substance véritable, et
qu'en cela consiste la liberté humaine: se régler sur la substance unique, se régler d'après
l'un éternel dans ses dispositions d'esprit et son vouloir. Mais il faut sans doute blâmer
cette philosophie pour avoir saisi Dieu seulement comme substance, non comme esprit,
comme concret. Ainsi, c'est aussi l'indépendance de l'âme humaine qui est niée, tandis
que dans la religion chrétienne, chaque individu apparaît comme destiné à la béatitude»
(LHP, t. 6, trad. Garniron citée, p. 1497-1498); si Kierkegaard n'accorde pas à Hegel le
premier point, il le rejoindrait sans conteste sur le second.
19. Il suffit pour en être convaincu de relire 1'« Intermède» central des Miettes philoso-
phiques. Et voir: Hélène Politis, Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses, 2002.
HÉLÈNE POLITIS
20. Pap. X 2 A 328 <1849-1850>, je traduis. Cf: aussi Miettes, SV3 VI, p. 41 (avec la
note 1, p. 41-42). SV3 = S@ren Kierkegaards Samlede Varker, 3" édition, Copenhague,
LES PAPIERS DE KIERKEGAARD CONSACRÉS À SPINOZA
Ou encore:
Dans [ses] Cogita ta metaphysica, pars 1, p. 60, Spinoza lui-même dit
(à l'article quare aliqui bonum metaphysicum statuerunt) qu'ils ont
fait une différence entre rem ipsam et conat/,Im qui in unaquaque
re est ad suum esse conservandum, et que c'est un malentendu. Mais
ici cela recommence, alors assurément l'éthique tout entière a été
annulée, toute sa prescription (hans Veiledning) pour le sage, etc.
Cf. aussi Cogita ta metaphysica, pars 1, p. 57, conciliationem libertatis
nostri arbitrii et prcedestinationis Dei humanum captum superare, où
il établit par conséquent lui-même pathétiquement quelque chose
d' incompréhensible 23 .
Gyldendal, 1962-1964,20 volumes; je donne toujours les références à cette 3" édition (en
poche), actuellement la plus accessible. Une table de concordance entre les trois éditions
danoises se trouve en SV3, t. XX, p. 259-339.
21. Cf P. Macherey, Hegel ou Spinoza, La Découverte, coll. « Armillaire », 2 e édition,
1990 (1 reéd. 1979).
22. Pap. IV C 13 <1842-1843> (ajouté à IV C 12); je traduis. Cf Œuvres complètes de
Spinoza citées, « Pléiade », Pensées métaphysiques, p. 313-314.
23. Pap. VII 1 C 2 <1846> (en marge à VII 1 C 1); je traduis. Deux références sont ici
données successivement par Kierkegaard: A) Spinoza, Cogita ta metaphysica, 1re partie,
p. 60 dans l'édition latine citée = chapitre 6, « De l'un, du vrai et du bien» (plus spécia-
lement ici: « Pourquoi certains ont admis un bien métaphysique »); cf Œuvres complètes
HÉLÈNE
25. Cf. par exemple J. Hohlenberg, Se)J'en Kierkegaard, trad. P.-H. Tisseau, Albin Michel,
1956, p. 43-48.
26. Cf. Pap. IV B 1 (p. 105), avec le commentaire de H.-B. Vergote, Sens et répétition.
Essai sur l'ironie kierkegaardienne, Cerf/Orante, 1982, t. 2, p. 242.
27. Je traduis.
HÉLÈNE POLITIS
31. Pap. VII 1 A 31 < 1846>. Voici le texte de ce Papier: « Spinoza rejette)a conception
téléologique de l'être-là et dit (dans la conclusion du premier livre de l'Ethique) que la
considération téléologique ne se maintient que si l'on se réfugie dans un asylum ignorantitR
- on est ign<;rant de la causa ejjiciens, et alors on fabrique la téléologie. Dans la deuxième
partie de l'Ethique, il justifie son immanence et dit qu'elle est partout, seulement on ne
sait pas partout de quelle causa ejjiciens il s'agit. Mais ici Spinoza trouve assurément son
refuge dans un asylum ignorantitR. Les défenseurs de la téléologie concluent: on ne la
connaît pas, ergo elle n'y est pas. Spinoza conclut: on est ignorant en ce qui la concerne,
donc elle y est. [Alinéa] Qu'est-ce que cela veut dire, cela veut dire que l'ignorance est le
point d'unité invisible des deux voies. On peut parvenir à l'ignorance et c'est alors que la
voie bifurque, comme dit le Post-scriptum final (cf Post-scriptum final, 2e partie, chap. II,
"La subjectivité est la vérité") »; je traduis.
32. Treize réferences explicites, dont deux dans Le concept d'ironie, une dans L'alternative,
sept dans les Miettes philosophiques et trois dans le Post-scriptum aux Miettes philosophiques.
Pour ce qui concerne les Papirer, j'y ai relevé trente-huit fi-agments renvoyant explicite-
ment à Spinoza (parmi lesquels trois ont plusieurs entrées, ce qui porte le nombre total à
cinquante-six renvois explicites).
33. Hr. von Springgaasen est la réplique comique de Johan Ludvig Heiberg (1791-
1860).
HÉLÈNE POLITIS
Ce fut Descartes qui dit cogito ergo sum et de omnibus dubitandum est.
[... J. Spinoza a poussé jusqu'au bout ce point de vue d'une façon pure-
ment objective, de telle sorte que tout l'être-là est devenu ondulations de
l'absolu.
[... J Toutefois cette objectivité a été distillée jusqu'à s'évanouir complète-
ment dans le développement critique, et tandis que Kant poussait jusqu'à
un certain point cette skepsis jusqu'au bout, c'est à Fichte qu'il fut réservé,
dans le criticisme et la nuit de l'abstraction, d'avoir devant les yeux cette
Méduse 34 •
34. Pap. II B 19 (p. 299-300) <1838> (= La lutte entre l'ancienne et la nouvelle cave à
savon) ; je traduis.
35. Pour un relevé complet des réferences à Spinoza dans les papiers de travail de
Kierkegaard, voir Hélène Politis, Répertoire des réfèrences philosophiques dans les Papirer
(Papiers) de S(i}ren Kierkegaard, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 262-270.
Jan Hendrik Leopold, poète et spinoziste
FOKKE AKKERMAN
Ailleurs il parle de :
cet auteur magnifique et impressionnant, dont la connaissance peut tou-
jours exercer une influence décisive sur la vie de son lecteur6 •
5. Ibid., p. 470.
6. Dans un article de 1903 ; ibid., p. 459.
7. Ibid., p. 471-478; citation p. 476.
~. Sir Herbert Grierson, The Flute with other translations from Latin, Dutch and French,
Edimbourg/Londres 1949, p. 31-33; Emil Staiger, dans Neue Ziircher Zeitung, 31, mars
1962.
FOKKE
9. Le fragment, transmis par Plutarque, dit « qu'une seule goutte de vin se fond dans la
mer» ; ]. von Arnim, Stoicorum veterum fragmenta, Stuttgart 1968, II, p. 157-158 (fragm.
n° 480).
10. Lanecdote sur la pomme de Newton est devenue célèbre par Voltaire; cf Richard
S. Westfall, Never at l'est. A biographyofIsaac Newton, Cambridge, 1980, p. 154. Le frag-
ment de Sappho dit: « Comme on voit la pomme douce rougir au sommet d'une branche,
là-haut, sur la plus haute branche, olt les cueilleurs de pommes l'ont oubliée: non, ils ne
l'ont pas oubliée, mais ils n'ont pas pu l'atteindre [ainsi la jeune fille, etc.] », dans Alcée,
Sapho, texte établi et traduit par Théodore Reinach avec la collaboration d'Aimé Puech,
Paris 1937, fragm. 112, p. 279-280.
POÈTE ET SPINOZISTE
12. J. KamerbeekJr., « Leopold 'Een druppel wijn' ontwerp voor een interpretatie», dans
De nieuwe taalgids, 45 (1952), p. 129-136.
13. Leopold était un amateur passionné de musique. Il a écrit un fin essai sur Beethoven:
« Nabetrachtingen van een concertganger», dans J. H. Leopold, Verzameld werk, éd.
P. N. Van Eyck, Rotterdam/Amsterdam, 1952, II, p. 442-451.
POÈTE ET SPINOZISTE
14. Pour l'analyse métrique de ces vers, cL W. J. W. Koster, Traité de métrique grecque,
suivi d'un précù de métrique latine, Leyde, 1953 (2 e édition), p. 299.
15. Vs. 341-349 : « Quand ils eurent suspendu les ancres au-dessus de l'éperon, prenant
en main une coupe d'or, le chef, sur la poupe, invoqua le père des Ouranides, celui qui
lance la foudre, Zeus, et l'essor rapide des flots et des vents, les nuits et les chemins de la
mer, et les jours propices, et la joie du retour» (pindare, Pythiques (tome II), texte établi
et traduit par Aimé Puech, Paris, 1955, p. 79).
16. Lintertextualité de Leopold a été étudiée à fond par]. D. F. Van Halsema, Bijeen het
vroeger en het Lata; de dichter Leopold en zijn bronnen, Utrecht/Anvers, 1989.
FOKIŒ AKIŒRMAN
cornrne la pomrne dernière de Sappho [... ] ainsi mes pensées [... ] » Mais
la structure strophe-strophe médiane-antistrophe-épode réclarne aussi ses
droits une fois qu'on l'a reconnue, car il est inconcevable qu'un poète
moderne apporte une structure extérieure si artificielle à sa cornposition
sans rien en faire du point de vue du contenu. Je crois donc qu'il faut
chercher un schéma sur le plan du contenu dans lequel la strophe 1 et
la strophe 3 s'opposent, et dans lequel la strophe 2 prend égalernent
une position médiane au niveau de son contenu. Alors, je ne peux pas
m'empêcher de penser au « dualisme» des deux attributs de la substance
de Spinoza. Je parle de « dualisme », parce que la substance manque ici,
ou, plutôt, est absorbée dans l'unité du pOèlTle. D'ailleurs, il ne faut pas
chercher de la philosophie dans le poème. Je constate que les activités de
la pensée énumérées dans la troisièrne strophe ressemblent beaucoup aux
modes finis que Descartes et Spinoza subsurnaient sous l'attribut infini
de la cogitatio: l'association libre et fortuite, la recherche consciente et
prélTléditée, la simplicité de la vie rnentale presque prirnitive, la richesse
de l'intelligence développée, bref, toute l'activité intérieure du poète. Et
si la première strophe doit être conçue comme l'opposée de la troisième,
il n'est pas difficile de s'imaginer la goutte de vin, qui se répand dans
l'Océan, comme une métaphore d'un mode fini et physique de l'attribut
de l'extensio. Dans les deux strophes, les modes des deux sortes sont décrits
cornme des forces, des puissances, des activités qui se répandent sans effort
et irrésistiblement dans toutes les directions, dans la matière comme dans
l'esprit. Les deux séries d'activités ont cependant perdu ici toute valeur
philosophique et sont devenues des irnages poétiques.
Mais ce n'est pas tout. Que représente la strophe médiane, celle de la
pomme de Sappho? Je risque la comparaison avec les modes infinis sous
l'attribut de l'étendue, le rnouvernent et le repos. Dans cette strophe, il y
a un équilibre précaire entre mouvement et repos, qui est dérangé par la
chute de la pOlIlme et, par la suite, est rétabli lentement, en vacillant. Dans
cette strophe aussi, les conceptions de Spinoza sont employées cornme des
éléments littéraires. Spinoza a appliqué ces modes infinis seulement sous
l'attribut extensio, mais Leopold les introduit égalernent dans la pensée;
c'est en fait une anomalie 17 , pour laquelle le poète se justifie spécialement
dans les vers 9-10 de la strophe 3, où la pensée est appelée « une activité
intérieure, imaginée comme un mouvement ». Si tout ce que je viens de
dire est correct, ce sont les « modes infinis» de la strophe médiane qui
« dirigent» les mouvements des « modes finis» des strophes 1 et 3. De
17. Spinoza connaît deux sortes de modes infinis: le motus et la quies, sous l'attribut
extensio, et l'intellectus injinitus, sous l'attribut cogitatio; cf Spinoza, Ep., 64, fin.
POÈTE ET SPINOZISTE
cette rnanière, une structure syrnétrique et une structure linéaire ont été
superposées dans le poème de Leopold.
Le poème contient encore d'autres ernprunts et serni-citations, dont je
ne signalerai qu'un seul élément philosophique: à la fin de la strophe l,
les mots « jusqu'à l'embrassement total, au retour sur soi-mêrne, en une
seule identité» sont un emprunt presque littéral au philosophe et psycho-
logue néerlandais Gerardus Heyrnans (1857-1930), qui avait publié son
livre Einführung in die Metaphysik aufGrundlage der Erfohrung en 1905 18 •
Il y a toutes les raisons de croire que Leopold était influencé par le monisrne
psychique de Heymans. D'ailleurs, dans les troisième et quatrième strophes
aussi, le rnélange et la fusion des ârnes font penser à Heymans. Leopold
a probablement considéré la philosophie et la psychologie de Heymans
comme une continuation de la Stoa et de Spinoza, tout comme il a vu en
Spinoza une continuation du Portique ancien et du stoïcisme moderne. Une
profonde conscience de la continuité dans la culture, de la cohérence des
âmes et de la tension qui règne dans l'une et l'autre caractérise la manière
de penser de Leopold. D'autre part, une crainte de se perdre dans une unité
plus large et l'effort de se maintenir dans son individualité sont manifestes à
plusieurs endroits dans sa poésie. Ces sentiments sont aussi présents dans ce
poème. Peut-être la dernière strophe veut-elle dire que le poète souhaite que
le poème idéal, qu'il était en train de créer, soit une libération de la menace,
du déterminisrne qui régnait dans la culture dont il soufE-ait. Ce nouveau
poème devrait être un étranger, un errant, un planètès, qui, n'en faisant qu'à
sa tête, pourrait sortir de l'univers culturel et psychique se déroulant selon
des lois fixes. Si tel est le cas, Leopold aurait été saisi par le même esprit de
renouvellement qui régnait dans beaucoup de domaines de la culture, des
sciences et de la politique au début du x:xe siècle.
-_._---_._---_._----_.
18. Leipzig 1905, cf. p. 304-321.
Johannes van Vloten et le « premier»
spinozisme néerlandais au XIXe siècle
WIEPVAN BUNGE
On le sait: aux Pays-Bas, les œuvres de Spinoza, dès leur parution, ont pro-
voqué une variété tout à fait déconcertante de réactions. Pendant le dernier
quart du XVIIe siècle, ce sont les réfutations du Tractatus theologico-politicus
et de l'Éthique qui dominent l'opinion, quoiqu'il ne faille pas sous-estimer
le nombre des adhérents au spinozisme même si certains se cachaient de
leurs convictions - se recrutant aussi bien parmi des« chrétiens sans Église»
que chez les « esprits forts» du siècle d'or hollandais 1• Toutefois, après le
début du XVIIIe siècle, Spinoza semble tomber dans l' oubli 2 • Ainsi, à la fin
du siècle des Lumières, la tentative du professeur de Harderwijk Bernard
Nieuhoff (1747-1831) pour susciter un regain d'intérêt pour Spinoza ne
retient pas l'attention de ses contemporains 3 , En Hollande à l'exception
peut-être d'un poème du philosophe Johan Kinker (1764-1845)4 -, il
n'existe aucune trace de la Pantheismusstreit et c'est seulernent au cours de
la deuxièrne moitié du XIXe siècle que Spinoza jouit, à nouveau, de l'appré-
ciation des philosophes néerlandais. Après avoir eu de l'aversion contre lui
et l'avoir fait tornber dans l'oubli, on recommence, deux cents ans après
sa mort, à le lire et à éditer ses œuvres, dont on discute sérieusernent la
validité. En fait, à en croire le grand historien de la philosophie néerlan-
daise, Ferdinand Sassen, le « spinozisrne néerlandais» ne cornmence qu'à
la deuxième rrlOitié du XIXe siècle 5. Selon Sassen, il s'agit ici d'un spino-
zisrne essentiellernent « propagandiste », qui au début du xxe siècle fut suivi
par une deuxièrne phase, plus « philosophique» (levensbeschouwelijk) , et
plus tard encore par ce qu'il appelle le spinozisme « savant» de Hubbeling
et de ses collègues 6 •
Aux yeux de Sassen, toute la philosophie néerlandaise du XIXe siècle
rnanqua de qualité: on n'y trouve ni un Érasrne, ni un Spinoza, ni un
Hernsterhuis. Le « prerrlier » spinozisrne néerlandais serait également carac-
térisé par une médiocrité rrlanifeste. Cependant, Siebe Thissen a rnontré
récemrrlent que Sassen n'avait pas vu l'irrlportance plutôt culturelle que
philosophique au sens strict du terme des débats suscités par la réintroduc-
tion du spinozisme aux Pays-Bas 7 • À l'époque, c'est précisément la philo-
sophie pratiquée dans les milieux non universitaires - à peine étudiée par
Sassen qui connaît un grand succès. C'est dans les loges maçonniques,
dans toutes les sortes de journaux culturels, dans les sociétés des libres-pen-
seurs, et non pas dans les universités, que la philosophie est en plein essor.
En effet, lorsque l'université de Leyde offre en 1896 l'une de ses chaires
de philosophie à l'hégélien parfaitement autodidacte G. J. P. J. Bolland
(1854-1922), c'est comme si les « autorités» reconnaissaient elles aussi
l'irnportance de ces « amateurs» philosophiques 8 •
Aux Pays-Bas, le regain d'intérêt pour Spinoza rernonte au milieu du
e
XIX siècle et se fit sentir, tout d'abord, dans le milieu de la maçonnerie hol-
landaise. Il y eut, pour commencer, la publication, en 1855, de la deuxième
édition de Spinoza. Ein Denkerleben, de Berthold Auerbach. Cette œuvre
fut suivie d'un cornpte rendu détaillé dans le journal hollandais le plus
5. Ferd. Sassen, Geschiedenis van de zuijsbegeerte in Nederland tot het einde der negentiende
eeuzu, Amsterdam-Bruxelles, 1959, p. 364-373.
6. Voir son compte rendu de la thèse de]. G. Van der Bend, Het spinozisme van Dl: J D.
Bierens de Haan, Groningue, 1970, dans Algemeen Nederlands Tijdschrift voor Wijsbegeerte,
63 (1971), p. 281-282. Voir aussi notre« Geleerd' spinozisme in Nederland en Vlaanderen
na de Tweede Wereldoorlog», dans Kees Schuyt et Theo Van der Werf (éd.), Honderdjaar
Spinoza in Nederland en België (à paraître).
7. Siebe Thissen, « Vrij van praal en zinnelijkheid. De vrijmetselarij en de wijsbegeerte
in de negentiende eeuw», Geschiedenis van de zuijsbegeerte in Nederland, 5, 1994, p. 193-
206, et « Een wijsgerige beweging in Nederland en haar publieke roI », Krisis, 60 (1995),
p.22-39.
8. Voir, sur Bolland, entre beaucoup d'autres titres: W. N. A. Klever, Jeugd en lndische
jaren van G. J P. J Bolland, Amsterdam, 1969; Willem Otterspeer, Bolland. Een biografie,
Amsterdam, 1995.
e
IH,"l.'<l'<lCOù VAN VLOTEN ET LE « PREMIER» SPINOZISME NÉERLANDAIS AU XIX SIÈCLE
9. P. A. S. Van Limburg Brouwer, « Het leven van een denker», De Gids, 18 (1855),
p. 409-443. Le livre d'Auerbach fut traduit par Dionys Burger: Spinoza. Het leven van
een denker~ Amsterdam, 1863. Sur Burger, voir M. R. Wielema, « Dionys Burger over
Spinoza (1856-1865). Een ongepubliceerde briefaanJohannes van Vloten», Geschiedenis
van de wijsbegeerte in Nederland, 2 (1991), p. 89-98; Piet Steenbakkers, « De Nederlandse
vertalingen van de Ethica», Mededelingen vanwege hetSpinozahuis, 74 (1997), p. 14-17.
10. [F. W JunghuhnJ, Licht en Schaduwbeelden uit de binnenlanden van Java, Amsterdam,
1854. Voir Peter Sep, « De receptie van Licht - en schaduwbeelden uit de binnenlanden
van Java van F. W. Junghuhn», lndische Letteren, 2 (1987), p. 53-64; E. M. Beekman,
«Junghuhn's perception of Javanese Nature», Canadian Journal of Netherlandic studies,
12 (1991), p. 11-20 ; Siebe Thissen, « Images of Light and Shadow. Spinozism Bursts
Forth into Dutch Cultural Life (1854-1872)), dans Van Bunge et Klever (éd.), Disguised
and OvertSpinozism, op. cit., p. 117-134.
Il. Voir, sur van Vloten en général: W. G. Van der Tak, « De Joanne a Vloten (Johannes
van Vloten) MDCCCXVIII-MDCCCLXXXlII», Chronicon Spinozanum, 4 (1924-
1926), p. 223-232; Mea Mees-Verwey, De betekenis van Joahnnes van Vloten, thèse,
Leyde, 1928; C. Offringa, « Johannes van Vloten : Aufklarung en liberalisme », Bijdragen
en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden, 83 (1969), p. 150-212;
O. Noordenbos et P. Spigt, Atheisme en vrijdenken in Nederland, Nijmegen, 1976, p. 46-
57 ; Guido van Suchtelen, « Le spinozisme de Jan van Vloten ou : le romantisme d'un
penseur naturaliste », dans Pierre-François Moreau (éd.), Spinoza entre lumière et roman-
tisme, Fontenay-aux-Roses, 1985, p. 339-345.
WIEP VAN BUNGE
12. Mees-Verwey, De betekenis van Joharmes van Vloten, op. dt., p. 200.
13. Johannes van Vloten, « Spinoza de blijde boodschapper der mondige mensheid »,
Chronicon Spinozanum, 4 (1924-1926), p. IX-XXlV.
14. Mees-Verwey, ibid., p. 201.
15. Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, 1954, p. 700-
701.
e
VAN VLOTEN ET LE « PREMIER» SPINOZISME NÉERLANDAIS AU XIX SIÈCLE
présuppose-t-il pas un spinozisme pour ainsi dire « idéal », tandis que, sauf
erreur de rna part, c'est précisément la diversité des spinozismes qui domine
à travers les siècles? En plus, ce sont les spinozismes dits « matérialistes»
qui récemment ont stimulé les recherches les plus f~condes (voir les
études dirigées par Oliver Bloch et Antony McKenna dans le domaine des
manuscrits clandestins) 16. Pour ne citer qu'un seul exemple, Pierre-François
Moreau a récemment souligné à juste titre l'originalité et la profondeur des
Doutes de la religion, manuscrit clandestin « spinoziste », attribué à tort à
Boulainvilliers et publié en 1767 à Londres par d'Holbach 17 •
VanVloten est-il aussi un spinoziste sous-estimé? Consultons d'abord
son chef-d'œuvre, la rnonographie Baruch dEspinoza, publiée en 1862 18 •
Dédié au grand matérialiste néerlandais Jacobus Moleschott (1822-1893) 19,
ce livre s'inscrit effectivement dans une tradition polémique et essentiel-
lement littéraire (même en 1880, dans sa communication à l'occasion de
l'inauguration de la statue de Spinoza, van Vloten réussit à polémiquer à
son gré). En dépeignant la vie de Spinoza, van Vloten dirige son atten-
tion immédiatement sur des conflits, c'est-à-dire sur le rejet de l'héritage
juif et sur la correspondance avec Albert Burgh, Willem van Blyenbergh,
Lambertus van Velthuysen et Hugo Boxel, au sujet de l'Église romaine,
de l'autorité de l'Écriture, de l'athéisme et du statut du surnaturel. C'est
le conflit religieux qui domine toute sa biographie. Des arnis mennonites
comme Balling, Jelles et De Vries n'y figurent guère. À l'inverse, la révo-
lution cartésienne est présentée comme décisive au fur et à mesure que
l'essence du spinozisme se révèle, à en croire van Vloten, précisément dans
la comparaison avec le cartésianisme.
16. Voir par exemple Olivier Bloch (éd.), Le matérialisme du XVII! siècle et la littérature clan-
destine, Paris, 1982, et Spinoza au XVII! siècle, Paris, 1990; Antony McKenna, « Spinoza
in Clandestine Manuscripts : a Bibliographical Survey of Recent Research », dans Van
Bunge et Klever (éd.), Disguised and Overt Spinozism, op. cit., p. 304-320; « Les manus-
crits clandestins philosophiques à l'âge classique: bilan et perspectives », XVI! siècle, 192
(1996), p. 523-535.
17. Pierre-François Moreau, «Rezeption und Transformation des Spinozismus in der
franzosischen AuflJarung », dans Hanna Delf, Julius Schoeps et Manfred Walther (éd.),
Spinoza in der europaischen Geistesgeschichte, Berlin, 1994, p. 96-1 O~: Voir aussi le dernier
numéro de Studia Spinozana, 10 (1994) : Alexandre Métraux, « Uber Denis Diderots
physiologisch interpretierten Spinoza », p. 121-134, et Gunnar Hindrichs, « Substanz
und Materie. Zur materialistischen Spinoza-Deutung Ernst Blochs », p. 155-172.
18. Johannes van Vloten, Baruch d'Espinoza. Zijn leven en werken in verband en
onzen tijd, Amsterdam, 1862. La bibliographie de van Vloten contient presque soixante
spinozana. Voir Mees-Verwey, De betekenis van Johannes van Vloten, op. cit., p. 253-257.
19. Voir Fredericl<: Gregory, Scientific Materialism in Nineteenth Century Go'man},
Dordrecht, 1977, p. 80-99; Jacobus Moleschott, De eenheid van het leven, éd. V J. B. M.
Peeters, Baarn, 1989; Siebe Thissen, «Een voorbeeld voor prille atheïsten. Jacob
Moleschott en het antilderikalisme in Nederland tussen 1855 en 1900 », Geschiedenis van
de wijsbegeerte in Nederland, 1 (1990), p. 31-42.
WIEP VAN BUNGE
20. Toutes les traductions franç'aises de Spinoza ont été empruntées à l'édition Gallimard
des Œuvres complètes, texte traduit, présenté et annoté par Roland Caillois, Madeleine
Francès et Robert Misrahi, Paris, 1954.
21. Van Vloten, Baruch d'Espinoza, op. cit., p. 86.
22. Ibid., p. 220-390.
23. Ibid., p. 378.
l'-J~UH''l''<LjJ VAN VLOTEN ET LE « PREMIER» SPINOZISME NÉERLANDAIS AU XIX" SIÈCLE
fait que nous somrnes capables de ressentir l'expérience de cette joie arnou-
reuse, produite par la cornpréhension du rapport de la cause à l' eff(:~t de
tout ce qui existe, parce que nous sommes également une partie de ce
grand tout 24 •
Curieusernent, van Vloten ne parvint à provoquer des réactions qu'après
la deuxième édition de son Spinoza, de 1871. Plus curieux encore, ce fut
van Vloten lui-même qui semble avoir été à la recherche d'un détracteur. Il
le trouve, enfin, dans le jeune physicien et futur professeur en philosophie
à l' université d'Amsterdam, Cornelis Bellaar Spruyt (1842-1901). Celui-ci
avait publié en 1871 trois essais sur les limites de l'expérience dans les-
quels il avait critiqué l'empirisme de Comte et du philosophe et théologien
Cornelis Opzoomer (1821-1891), professeur célèbre à Utrecht25 • Surtout,
le plaidoyer de Bellaar Spruyt en faveur de la conception intuitive de la
causalité, ernprunté à Schopenhauer, et de la notion kantienne à l'égard de
notre cornpréhension a priori de l'espace et du temps rnirent Opzoomer
en colère 26 • Van Vloten, à son tour, en fut fort irrité, parce que, dans le
deuxième de ses essais, Bellaar Spruyt s'était permis de se réferer en pas-
sant à Spinoza: comrne le XVIIe siècle s'était trompé en rejetant Spinoza,
notre siècle, écrivait Bellaar Spruyt, a tort lorsqu'il nie la critique de Kant
et de Schopenhauer à l'égard de l'empirisrne naïF7. Il va sans dire que van
Vloten trouvait cette comparaison tout à fait ridicule, pour ne pas dire
sacrilège28 •
Bellaar Spruyt semble d'abord avoir oublié la petite diatribe publiée par
van Vloten pour diriger toute son attention sur la polémique qui l'opposait
à Opzoomer 29 • Cependant, en 1875, il relève le gant en écrivant un compte
rendu tardif mais circonstancié de la deuxième édition du Spinoza de van
Vloten. Bref: il l' appelle un « anachronisme 30 ». À en croire Bellaar Spruyt,
49. Bellaar Spruyt semble perdre tout intérêt pour le spinozisme. Voir son Het empiriocri-
ticisme, de jongste vorm van de wijsbegeerte der ervaring, Amsterdam, 1899.
50. H. J. Gunning Jr., Spinoza en de idee van de persoonlijkheid, Utrecht, 1876.
51. H. J. Betz, Levensschets van Baruch de Spinoza, met een kort overzicht van zijn ste!-
se!, La Haye, 1876, et Spinoza en de vrijheid, op. cit. Comparer Johannes van Vloten,
« Gemoedelijke Spinozabestrijding », De Levensbode, 12 (1881), p. 237-250.
52. Betz, Levensschets van Baruch de Spinoza, op. cit., p. 5 sqq.
53. Ibid., p. 82.
54. Betz, Spinoza en de vrijheid, op. cit., p. 28-29.
55. Betz, Levensschets van Baruch de Spinoza, op. cit., p. 97-102.
56. Betz, Spinoza en de vrijheid, op. cit., p. 33.
WIEP VAN BUNGE
compréhensible. Cela ne veut pas dire que Kant ait rernplacé Spinoza, car
la force du spinozisme ne réside pas dans le caractère métaphysique de son
systèrne, mais au contraire dans le fait qu'elle a achevé la destruction de
toute rnétaphysique. La rnission du spinozisrne moderne n'est pas d'essayer
de réparer l'incohérence de l'Éthique, mais de bien cornprendre ses origines.
Selon Betz, cette incohérence résulte de la combinaison fatale d'un style
déductif et d'un contenu inductifS7. Il est heureux de citer l'étude récente
de Frederick Pollock: The Strength ofSpinozism is not in the System as such,
but in its Method and Habit ofMinrJ58.
Confronté à cette affirmation, van Vloten était obligé de réagir. Encore
une fois, il souligne la destruction effective de toute métaphysique chez
Spinoza; encore une fois, il se demande comment les kantiens sont en
mesure de critiquer la déduction spinozienne de l'existence de la substance,
tandis qu'ils croient eux-mêrnes à cet être chimérique qu'ils appellent das
Ding an sich 59 • Mais ces derniers écrits manquent de forcéo. Et quoique
Lotsy continue à se battre avec Bellaar Spruyt, manifesternent pour des
raisons de plus en plus personnelles 61 , Betz, quant à lui, semble complète-
ment oublier le spinozisme, lorsque dans les années 1880 et 1890 il publie
des brochures au sujet du spiritisrne, de la politique actuelle, de l'éducation
et de toutes sortes d'autres questions contemporaines, sans plus se référer
désormais à Spinoza. S'il cite dorénavant un philosophe, c'est Kant62 •
57. H. ]. Betz, Spinoza en Kant, LaHaye, 1883, p. 44-45. Voir aussi son Ervaringswijsbegeerte,
La Haye, 1881. Voir, enfin, le compte rendu écrit par van Vloten : « Ervaringswijsbe-
geerte», De Levensbode, 12 (1881), p. 505-532.
58. Ibid., p.47, emprunté à Frederick Pollock, Spinoza. His Lift and Philosophy,
Londres, 1880, p.374. Le même auteur fut loué à maintes reprises par van Vloten.
Voir son « Engelsche Spinoza-waardeering», De Levensbode, 12 (1882), p. 281-314. Cf.
Johannes van Vloten, « De wetenschappelijke aard van Spinoza's wijsbegeerte, door een
Engelschman ontvouwd», De Levensbode, 6 (1873), p. 267-279, compte rendu de « The
Scientific Character of Spinoza's Philosophy », Fortnightly Review, mai 1873.
59. Johannes van Vloten, « Kantiaansch misverstand», De Humanist, 1 (1882-1883),
p.523-533.
60. Cf. la petite polémique superflue dans De Humanist, successeur de De Levensbode:
Johannes van Vloten, « Spinoza's zoogenoemd bovennatuurlijke grondslag », De Humanist,
1 (1882), p. 66-70 (sur Lotsy et Betz); M. C. L. Lotsy, « lets over "gevoel" en "rede" »,
ibid., p. 250-280, et finalement encore: Johannes van Vloten, « De opbouwende aard
van het spinozisme en de juiste verhouding van gevoel en rede», ibid., p. 281-296.
61. M. C. L. Lotsy, Het vraagstuk van den zedelijken vooruitgang, Utrecht, 1885; Cornelis
Bellaar Spruyt, « Wetenschap ofPhantasie », De Gids, 50 (1886-3), p. 297-316; M. C. L.
Lotsy, « Wetenschappelijke grootheidswaanzin», De nieuwe Gids, 2 (1887-1), p.97-
114.
62. Voir H.]. Betz, Een en ander, La Haye, 1884, p. 145-149, au sujet de l'athéisme
propagé par D'Ablaing van Giessenburg, libre-penseur fameux, premier éditeur de Jean
Meslier, etc.
LL.n.J.~nJ"v VAN VLOTEN ET LE « PREMIER» SPINOZISME NÉERLANDAIS AU XIXe SIÈCLE
Afin d'organiser ces rnatériaux, très variés et dispersés, il faut avoir pré-
sent à l'esprit que la pensée espagnole du XIXe siècle suit le rythrne de la
politique nationale.
Pour notre sujet, on peut y distinguer trois périodes: la guerre d'indé-
pendance et le règne de Ferdinand VII (1808-1833); le règne d'Isabelle II
et la révolution (1834-1875); la restauration monarchique (1868-1900).
La première est une crise nationale, la seconde est faite de progrès et d'af-
frontements, la troisième de stabilité et d'ouverture effective à la pensée
moderne. Pour Spinoza, la première oscille entre l'ignorance et l'anecdote,
la seconde entre la curiosité et le débat sur le panthéisme, la troisième entre
l'ouverture à de nouveaux horizons et la lecture directe des textes.
4. La ciencia espaiiola, III, prefacio; dans Obras completas, vol. 60, Madrid, CSIC (1954),
p. Il.
5. Voici quelques exemples: Beccaria, 1774; Locke, 1776; Montesquieu, 1820; B. Cons-
tant, 1820; Rousseau, 1820; Bentham, Principios, 1821 ; Ahrens, Curso de derecho natu-
l'al, trad. de R. Navarro Zamorano, 1841.
SPINOZA DANS L'ESPAGNE DU XIXc SIÈCLE
para el cdlculoG• On peut y associer les notices sur deux afrancesados d'ex-
traction cléricale. Le célèbre abate José Marchena (mort en 1822), individu
aussi intelligent que bizarre, qui habitait en France depuis 1797, où il tra-
duisit dans notre langue Lucrèce et Molière, et découvrit Spinoza. D'après
Menéndez Pelayo, son Essai sur la théologie (1797) n' est f~lÏt que de teologias
espinosistas; et, d'après Maury, dans ses causeries, « tour à tour il continuait
Spinoza, sainte Thérèse de Jésus ou ce Pétrone qu'il citairl ». En revanche,
Juan Calderàn, passé en France vers 1821, après avoir lu les idéologues
et être devenu sceptique et athée, laisse entendre dans son Autobiografia
(1855) qu'il était toujours obnubilé par la réfutation de Spinoza, Don Fidel
en el universo; il l'accuse d'identifier Dios y la Naturaleza et il le rejette
comme un materialista convencido de impostor por sus propios principios8 •
Mais quittons la France pour l'Espagne. Depuis la mort de Jovellanos
(1811) jusqu'aux premières œuvres romantiques (1834), il n'y a aucune
œuvre théorique qui fasse place au nom de Spinoza. C'est ce que semblent
confirmer les faits suivants: l'unique cours publié dans cette période
est les lnstitutiones philosophice (1832) de l'évêque Felice Amat, plus
proche du scolastique français A. Goudin que d'autres auteurs antérieurs
fIlais plus novateurs comme Fr. Jacquier, Peter Van Muschenbroeck et
Fr. Villalpando. D'autre part, chez les auteurs de la ConstitucùJn de Cddiz,
et notamment dans l'ouvrage synthétique de celui qui fut son théoricien
le plus notoire, les Principios naturales de la moral, de la politica y de la
legislacùJn de F. Martlnez Marina (1833), où l'on débat du concept de droit
naturel avec Bentham, on trouve les noms de Hobbes et Locke, Montes-
quieu et Rousseau, rnais pas ceux de Spinoza, Machiavel ou Kant 9 • Plus
encore, nous n'avons trouvé nulle part citée la traduction espagnole (1819)
de la Demostraciôn de la existencia de Dios y sus atributos de Fénelon, qui
consacre un chapitre à Spinoza1o •
Il. Outre les ouvrages cités en note 2, on peut voir: Martîn Sosa, « La recepciôn de
las corrientes europeas de historiografîa filosôfica en la Espafia del s. XIX», Actas deI l
Seminario de Ha. de la Fa. EspaflOla, Salamanque, 1978; A. Heredia, Politica docente y jilo-
sofia ojicial en la Espafia deI siglo XIX. La era isabelina (I833-1868), Salamanque, 1982.
e
SPINOZA DANS L'ESPAGNE DU XIX SIÈCLE
avec lequel il l' associe toujours. Dans les trois versions de sa philosophie,
il dresse une critique systématique du panthéisme, dont Spinoza est l'ex-
emple privilégié, à côté d'autres comme Hegel, Krause et Cousin. Son
idée directrice est que son panthéisrne découle d'une fausse définition de
la substance, qui confondrait ne pas être dans un autre cornme sujet et ne
pas en dépendre COII1IIle cause, et la pluralité avec la diversité, ce qui le
mènerait à réduire tout effet à un IIlOde ou accident de Dieu. Voilà pour-
quoi Balmes accepte avec Maret que le panthéisme ne soit qu'un athéisme
déguisé, qui supprime la contingence dans le rnonde et la liberté en Dieu
et dans l'hornme, ce qui serait réfuté par la raison et par l'expérience 12 •
Entre Jaime Balmes et Azcirate, il n'apparaît rien de substantiel sur
Spinoza. Garda Luna, auteur d'un cours de philosophie éclectique, dicté à
l'Ateneo de Madrid, qui était à la pointe du progrès, dédie quatre pages à
Spinoza dans son Histoire de la philosophie. Après avoir repris une traduc-
tion presque littérale de Tennemann, qu'il ne cite pourtant pas, il s'appuie
sur Bayle et, à notre avis, sur Cousin pour rejeter la prétention de Spinoza
à dériver l' « identité de la substance» à partir de Descartes 13.
F. Pi y Margall, traducteur de Proudhon et philosophe hégélien, plus
tard président de la République et défenseur passionné d'un fedéralisme
radical, fait du panthéisme son système, parce qu'il le considère comme
une tendance essentielle de l'esprit humain et cornme le fondeIIlent de
la démocratie. Mais le fait qu'il ne cite aucun texte du TTP sur la liberté,
dont il avait un exemplaire, ni le chapitre IX du TP sur le régime fédéral
semble indiquer qu'il ne connaît Spinoza qu'à travers Hegel et P. Leroux.
En fait, son expression n'est pas précise, car il qualifie son panthéisme de
limitado, absoluto et mistico; et, quand il appose substancia) atributos injini-
tos) atributos jinitos, il semble confondre ces derniers avec les modes infinis.
En fin de compte, la valeur suprême étant pour lui la liberté individuelle, le
panthéisme de Spinoza se subordonne à celui de Hegel, qui ne représente
lui-même qu'une simple étape vers la république fédérale et libertaire 14 .
Pour Juliân Sanz del Rio, fondateur du krausisme espagnol, dont l' His-
toria de la jilosofia ne fut jamais publiée et dont d'autres œuvres n'ont
12. Obras completas, 8 vol., Madrid, BAC: Lartas a un escéptico (1846), chap. 8-10 :
OC, V, p. 332-353; Filosofla fundamental (1846), OC, II, p. 64-65, 69, 662-665,712-
742; Filosofia elemental, OC, III, p. 392-400, 497-498 (Spinoza), 525-533 (Cousin et
Krause); cf. A. Domînguez (1985), p. 293-294; Marîa Luisa de la Câmara (1994, cit.
note 1), p. 239-247.
13. Manual de historia de la filosofla, Madrid, Rivadeneyra, 1847, p. 221-225; W G.
Tennemann, Manuel d'histoire de la philosophie, trad. V. Cousin (1829), 2e éd., Didier,
1839, n° 339, p. 104-11l.
14. La reacciôn y la revolu ciôn, éd. A. Jutglar, Barcelone, Anthropos, 1982, p. 184-185,
246-248,282-293; cf Romano Garda (1994, cit. note 2), p. 249-254.
ATILANO DOMINGUEZ
pas été rééditées, nous n'avons trouvé que deux allusions à Spinoza dans
son Autobiografla, qui s'étend de 1843 à sa mort en 1869. La prernière
nous apprend que, quand il décide, après le retour des libéraux (1854),
d'intégrer enfin l'Université, « Espinosa, Malebranche et Leibniz font l'ob-
jet de ses réflexions et cornmentaires » dans ses cours. La seconde nous
montre que cet esprit méditatif et inquiet, qui, à la fin de son séjour en
Allemagne (nov. 1844), lisait nos mystiques en mêrne temps qu'il invo-
quait avec insistance son Dieu ~'Oh Ser.0, dans le cours de 1860-1861
avançait une opinion sur Spinoza qui sera celle de tous les krausistes : « Le
système de Spinoza est, plus qu'athéisme et panthéisme, le monothéisme le
plus abstrait et négatif et immobile qu'on puisse penser. Le monothéisme
juif généralisé a influé sur la perversion de cette doctrine 15 • »
Patricio de Azeirate, ami de Sanz del Rio, est le premier à écrire une his-
toire de la philosophie moderne en espagnol. Dans les soixante-dix pages
qu'il consacre à Spinoza, il donne, pour la première fois dans notre pays,
une vue d'ensemble de sa vie, de sa doctrine et de son influence. Mais, bien
que son exposé soit assez exact et facile à lire, on n'y trouve aucune réfe-
rence textuelle ni bibliographique, et il contient, en revanche, des erreurs
dans les noms et des expressions fort peu spinoziennes. Il dit, par exemple,
que l'adéquation des idées générales est « fruit du travail intellectuel» de
simplification et d'extraction, que la perfection morale s'acquiert par la
connaissance et les « sacrifices », que l'immortalité consiste dans notre idée
de Dieu qui nous « abîme» en lui. On a l'impression qu'il n'a pas en vue
le texte de Spinoza, mais qu'il fait un résurné d'un texte plus long, difficile
à identifier. Le fait qu'il ignore PPC/CM nous fait songer à Saisset; mais
les contradictions de Spinoza sur la conscience de Dieu et la liberté de
l'homme, et ses rapports avec Descartes appellent d'autres sources, comme
Bouillier (1854) 16.
15. Pdo. Martin Buezas (éd.), Sanz de! Rio (biografia de in tim idad) , Madrid, Tecnos,
1978, p. 166,215-216; voir p. 45-85,91-94,159-160,187-188,263,339-342; Textos
escogidos, selece. et introd. por Eloy Terron, Barcelone, Ed. de Cultura Popular, 1968.
16. Exposicion historico-crftica de los sistemas filosoficos modern os (éd. 1861-1862); éd.
1870, II, p. 74-88 (vie et influence), 161-194 (doctrine), 194-217 (critique); réédition:
Oviedo, Pentalfa, 1982.
e
SPINOZA DANS L'ESPAGNE DU XIX SIÈCLE
17. Les textes principaux sont repris par Menéndez Pelayo dans La ciencia espafiola (cit.
note 4). La revista eu ropea , p. 4-5 (1875) n. 62-76 contient des textes de Canalejas et
de Revilla, en défense du « panenthéisme » krausiste, et de Campoamor, qui le consi-
dère comme plus grossier que celui de Spinoza. U. Gonzalez Serrano, Estudios criticos,
Madrid, Hospicio, 1892, 157 p., trace une belle image de cette ambiance un peu frivole
de l'Ateneo dans les biographies de Revilla et Moreno Nieto. Le système de Sanz del Rio
symbolisé dans la lenteja et celui de Spinoza dans le bucle de Schleiermacher y reviennent
souvent.
18. Textes consultés: Philosophia elementaria (1868), 2e éd., Madrid, Policarpo Lapez,
2 vol. (1877) II, p. 477-480, qui est identique à 5" éd. (1885) III, p. 330-334; Filosofia
elemental (1873), ibid., 2 vol. (1876) II, p. 144-159; Historia de la filosofia (1878-9),
ibid., 3 vol. (1879) III, p. 81-97; 2e ,éd. (1886) III, p. 261-279: il y ajoute des allusions
au Fons vitt1!, l'édition de Ginsberg (Ethique et Lettres), et au Supplementum de van Vloten.
Il inclut les traductions de Krause (Ideal, 1860), Maret (Panteismo, 1861), Hegel (Lôgica,
1872), Ahrens (Psicologia, 1873), mais pas celles du TTP par Reus (1878) et Vargas/
Zozaya (1882-1883).
ATILANO DOMINGUEZ
Son imrnense culture et son amour pour les archives lui ont perrnis, pour-
tant, de construire une œuvre que personne peut-être n'a encore égalée.
C'est pourquoi ses allusions sont toujours éclairantes. Il inscrit le sys-
tème de Spinoza dans « ce panthéisme judaïco-hispanique, personnifié en
Avicebron », Servet, David Nieto Pinhas, Molinos et le krausisme, en le
distinguant de Maïmonide et en le rapprochant de Vanini, Bruno, Hobbes
et du De tribus impostoribus. Il rappelle, en outre, les noms de quelques cri-
tiques toujours ignorés, comme R. Jacob Andrade de Velosinho (Theologo
religioso) et Luis José Pereyra (Theodicea 0 La religion natural con demostra-
ciones metaflsicas dispuestas con método géometrico, 1771). Et il trace, enfin,
un tableau des judaizantes de la synagogue d'Amsterdam fort différent de
celui de Cousin. Avec des données tirées des archives du Portugal (1876),
de Rome, Paris et Bruxelles, La Haye, Amsterdam et Leyde (1877), il décrit
la vie et l'œuvre de Spinoza, parmi d'autres, cornme Pinto Delgado et Levi
de Barrios, Orobio de Castro et Uriel da Costa. Pour Orobio, il résume
le contenu du manuscrit de X. de la Torre (Paris, 1721), qui contient les
Prevenciones (contre le Scrutinium du Burgense), l'Epistola invectiva et
la Carta apologética (adressées à Prado), le Certamen philosophico (contre
Bredenburg et Spinoza), etc. Pour da Costa, il traduit en l'abrégeant,
mais avec rigueur et élégance, l'Exemplar human& vit& (Limborch, 1687).
Malheureusement, personne ne seIllble avoir prêté attention à ces travaux,
riches pour l'histoire de notre culture et du spinozisme, jusqu'à ce que
Gebhardt, Révah, Kaplan et Albiac soient revenus sur da Costa, Prado et
Orobio. On doit rappeler, pourtant, qu'il avait cité le texte de ce dernier,
qui sert de base à toutes ces études, sur les deux catégories de juifs qui
quittaient l'Espagne; que c'est dans ce contexte qu'il signale avec préci-
sion l'origine de la duplicité marrane: [greyl cristiana en el nombre y en la
apariencia, judia en el fondo, odiada y perseguida a fuego y a sangre por los
cristianos viejos; et qu'il dénonce leur tendance au déisme: muchos de estos
cristianos nuevos, judios por linaje, no 10 eran por creencias alld en el fondo de
su alma. [ . .] Solian ser hombres sin religion aIgu na. [ . .] Esto explica los des-
carrios jilosojicos de algunos pensadores israelitas de fines deI siglo XVII, como
Esp in osa, Urie! y Prado. On y trouve des précieux documents qu'il faudra
encore exploiter 19 •
Mais ce furent les krausistes, organisés autour de l' lnstitucion Libre
de Ensefianza (1876), espèce d'Université parallèle à l' oHicielle, qui
19. Les textes les plus importants sont les suivants: La ciencia espaflOla (1876-1877 = OC,
vol. 58-60) l, p. 213, 306, 382; II, p. 10, 14; III, p. 14, 24, 73; Historia de los heterodoxos
espafioles (1880-1882 OC, vol. 35-42) II, p. 165-166, 170-171,317; III, p. 385-386;
V, p. 12-13, 285-323 (<< Los judaizantes »), p. 364; VI, p. 476. Textes cités: V, p. 303
(Orobio), 286 (duplicité), 290 (déisme).
SPINOZA DANS L'ESPAGNE DU XIXe SIÈCLE
20. B. Auerbach, Benito Espinosa (1837, 1855), Madrid, Medina, s/a (1875); rééd.
Salamanque, Imprenta Salmantina (1892) 319 p. ; G. Tiberghien, Ensayo teôrico e histôrico
sobre la generaciôn de los conocimientos humanos (1844), Madrid, Carlos Bailly-Baillière,
s/a (1875);« Spinoza», III, p. 222-281.
21. Estudios. Disertaciones, Tolède, Imprenta y Libreria Fando e Hijos, 1880; « Spinoza »,
p. 19-36.
22. Rhodal<.anaty, Medula pantefstica dei sistema filosôfico de Spinoza (Mexico, 1885);
Matîas Nieto Serrano, « Spinoza », dans Historia critica de los sistemasfilosôftcos (Madrid,
1897) l, p. 333-349; cf G. Lopez Sastre : « Jaume Serra Hunter y su libro sobre Spinoza»
(1994, cit. note 2), p. 306.
23. U. Gonzalez Serrano, « Espinosa », dans Diccionario enciclopedico hispano-americano,
Barcelone, Montaner y Simon, VII (1890), p. 860-861; Revista contemporanea, n° 623
(1902), p. 269-277 ; cf A. Jiménez, « Spinoza en Urbano Gonzâlez Serrano» (1994, cit.
note 2), p. 273-277.
24. En toma al casticismo, chap. 3 : « Spinoza, penetrado hasta el tuétano de su alma de
10 eterno, expreso de una manera eterna la esencia del ser, que es la persistencia en el ser
mismo. Después 10 han repetido de mil maneras : "persistencia de la fuerzà', "voluntad de
vivir", etc. » : Ensayos, Madrid, Aguilar, 2 vol. (1942), l, p. 21.
25. Obras filosôficas de Spinoza. 1. TI'atado teolôgico-politico, trad. et introd. par Don
Emilio Reus Bahamonde, Madrid, Biblioteca Perojo, s/a (1878), 114 + 368 p.; Tratado
ATILANO DOMINGUEZ
teo16gico-politico, trad. et introd. par Juliân Vargas et Antonio Zozaya, Madrid, Biblioteca
Econômica Filosôfica, 3 vol., 1882.
26. A. Domînguez (1985, cit. note 3), p. 294-296; Spinoza, Tratado teoI6gico-politico,
introd., trad., notas e îndices, Madrid, Alianza Ed., 1986, p. 35-56, 36-57, 51-70-71,
etc.; « La traducciôn espafiola de filôsofûs modernos. A propôsito de Spinoza», dans
Actas de las Jornadas de Traducci6n, Ciudad Real, Facultad de Letras (1987), p. 169-178,
note 8; Javier Espinosa : « Las primeras traducciones de Spinoza y sus fuentes » (1994,
cit. note 2), p. 263-271.
27. TTP, préE, 5/2-9 = § 1 : « fluctuant» flotan (Reus), fluctuan (Vargas-Zozaya); 8,
117-8/28 « ostendimus sinceram historiam » = « il a été établi qu'une histoire fidèle»
(Saisset), hemos establecido que la historia fiel y sincera (R), hemos convenido que la fiel his-
SPINOZA DANS L'ESPAGNE DU XIXe SIÈCLE
toria (V-Z]; 9, 129/5-29 = § 1-4; 15, 187/14-20 = § 38 : rationi temerè valedicere = « dire
adieu témérairement à la raison» (S), sin terner la locura, decir 0 Dios 0 la razon (R), de dar
un adios temerario a la razon; 16, 190/13-23 = § 7 : sed contra, omnes 0 ex legibus nattai!!
leonina = « tous, au contraire (,) selon les lois de la nature du lion» (S), sino que, al contra-
rio (,) segûn las leyes de la naturaleza (R) ; todos, pOl' el contrario (,) segûn las leyes de toda la
raza fèlina; 20, 241/15 = § 14) : unusquisque tantum cessit = « chacun se résigne donc»
(S), cada unD cede su derecho (R), el individuo resigna, pues (V-Z); 20, 241/18-19 = § 19
modo simpliciter tantum dicat = « pourvu qu'il se borne à parler» (S), decir sencillamente
10 que diga (R), puede hablal', siempre que ejecute todo (V-Z); 20, 245/1-9 = § 35) : quid
excogitari potest = « quoi de plus funeste que» (S); qué puede escogerse (R); qué hay mas
fimesto (V-Z); cap. 15, note marginale 27,263/5-9 = note 31 : tanquam jura seu mandata
amplecti «embrasser à titre de lois et de commandements» (S) ; poseer como leyes 0 man-
datos (R); abrazar a tftulo de leyes 0 mandamientos (V-Z).
28. Reus cite (p. 107*, III *, 340) une édition de Saisset de 1843 et une autre de 1872,
que personne ne semble connaître, mais qui existe dans le catalogue de la Bibliothèque
nationale, à Paris (renseignement de mon ami Piet Steenbakkers). D'autre part, il y a
pas mal de confusion sur la date de sa première édition: l'exemplaire de l'Ateneo de
Madrid dit 1842 dans les deux volumes, date reprise par J. Préposiet dans sa bibliographie
(p. 181); en revanche, un exemplaire de la Biblioteca Nacional dit 1844 et un autre 1842-
1844; et P.-F. Moreau (<< Saisset lecteur de Spinoza», dans O. Bloch (éd.), Recherches sur
le XVII! siècle, Klincksiek, 1990, 85-97/10) dit 1843. L'analyse interne semble montrer
que la première édition est postérieure à 1842 : 1'« Introduction» de la première édition
dit (1, 5/3n) que l'œuvre de Bouiller venait de recevoir le prix de l'Institut (ce qui est
confirmé par celui-ci, car il dit en 1854/p. l, que l'introduction de Saisset fut postérieure
à son édition de 1843) et affirme (l, CCIV), de manière explicite, « 9 mai 1843 »; enfin,
1'« Avant-propoS» de 1860 (éd. 1861) dit que la première édition apparut seize ans aupa-
ravant (1844).
ATILANO DOMINGUEZ
quoiqu'il semble avoir en main le texte allellland d'A. Van der Linde sur les
spinozistes hollandais (1862), c'est de Bouiller, cité par lui dans le même
contexte, qu'il peut en avoir pris le contenu 29 •
CONCLUSION
CONTEXTE
(elles ne sont que sous-entendues)2. Il est donc exact de dire que la phi-
losophie politique spinozienne ou la philosophie spinozienne du droit au
sens large ne jouent tout au plus qu'un rôle marginal dans la recherche
spinoziste allemande 3 •
Pourtant, si l'on consulte les travaux parus dans le domaine des sciences
juridiques depuis le début du XX siècle, l'image est toute differente:
C
Spinoza est présent dans les publications spécialisées, tant dans le dornaine
de l'histoire des idées que dans celui de la réflexion systématique et des
questions d'actualité politique, et ce aussi bien à l'époque de l'Empire
wilhelmien que durant la République de Weimar.
2. À vrai dire, cela ne vaut plus pour les travaux et présentations majeurs parus récemment
(Hecker, 1975; Bartuschat, 1992, 1993, 1996; Seidel, 1994).
3. Voir sur ce point aussi Menzel, Wandlungen in der Staatslehre Spinozas (voir note 4);
AIs in der zweiten Halfte des 18. Jahrhunderts seine Metaphysik bedeutende Kopft zu jèsseln
begann [. . .} blieb doch seine Rechtsphilosophie ziemlich unbedeutend. Ce point a été établi
pour le droit par Marcel Senn, à l'aide des travaux d'histoire du droit: Spinoza und die
deutsche Rechtswissenschaft: Eine historische Studie zum Rezeptionsdefizit des Spinozismus
in der Rechtswissenschaft des deutschsprachigen Kultu l'l'au mes. Zurich, Schulthess, 1991
(Zürcher Studien zur Rechtsgeschichte, Bd. 22). Cf. la recension de Manfred Lauermann,
Studia Spinozana, 7 (1991) p. 339-343.
4. Dans l'ordre chronologique: « Wandlungen in der Staatslehre Spinoza's », dans
Festschrift zum 70. Geburtstag des Joseph Ungel; überreicht v. d. rechts- u. staatswiss. Fak.
d Univ. Wien, Stuttgart, Cotta, 1898 (réimpr. Aalen, Scientia, 1971), p.49-86 (texte
publié aussi séparément, Stuttgart, J. G. Cotta, 1898, avec mise en pages identique);
« Spinoza und die Kollegianten », Archiv fiir Geschichte der Philosop~ie, 15 (1992),
p. 277-298; « Machiavelli-Studien », Zeitschrift for das Privat- und Offèntliche Recht
der Gegenwart (= Grünhuts Zeitschrifi:) 29 (1902), p. 561-586 (( II. Machiavelli und
Spinoza », p. 566-577); « Homo sui juris, eine Studie zur Staatslehre Spinozas », Zeitschrift
fiir das Privat- und offèntliche Recht der Gegenwart (= Grünhuts Zeitschrift), 3:? (1904),
p. 77 sqq.; « Der Sozialvertrag bei Spinoza », Zeitschrift fül' das Privat- und Offèntliche
Recht der Gegenwart, 34 (1907), p. 551-560; « Spinoza in der deutschen Staatslehre der
Gegenwart », Jahrbuch fiir Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft im Deutschen
Reich (= Schmollers Jalubuch), 31 (1907), p. 35-48; « Spinoza und das Vûlkerrecht»,
Zeitschrift fül' Volkerl'echt, 2 (1908), p. 17-30.
LA DOCTRINE DE SPINOZA
Repères biographiques
Issu d'une farnille juive, Menzel est né en 1857 à Reichenbach en
Bohême7 . Il fit sa scolarité puis ses études de droit à Prague et passa son
doctorat en 1879, à l'âge de 22 ans. Il exerça ensuite plusieurs années à
Vienne, tout en complétant sa formation, chez Franz Brentano et Meinong
entre autres. Ses recherches portèrent tout d'abord sur le domaine du droit
privé, et c'est un travail sur Die Schuldverhaltnisse qui lui valut en 1882
un poste de Dozent. Nommé professeur extraordinaire en 1889, Menzel
abandonna toutes ses autres activités pour se consacrer dès lors entière-
ment à la recherche. Il s'orienta vers le droit public, et plus précisément
vers la législation sociale, à laquelle il consacra deux rnonographies. Dans
le même temps, il approfondit ses connaissances en économie politique
et publia des travaux de droit économique. En 1894, il obtint une chaire
de ordentlicher Professor, tout d'abord de droit administratif autrichien,
8. Par exemple dans Naturrecht und Soziologie, Vienne, Kaiserl. und konigl. Hof-
Buchhandlung-Leipzig, Hof~Verlags-Buchhandlung Carl Fromme, 1912, p. 17-21.
9. La deuxième section des Beitrage, « Beitrage zur griechischen Staatslehre» (p. 136-
263), aborde, entre autres sujets, le problème de la démocratie dans la théorie politique
grecque, Protagoras comme théoricien de la démocratie et la théorie grecque du pouvoir.
Toutes ces interprétations, aujourd'hui encore, présentent un intérêt exceptionnel. Voir
aussi Griechische Soziologie, Sitzungsberichte der Akademie der Wissenschaften in Wien,
philosophisch-historische Klasse, 1936.
10. Sous-titre: Eine geistesgeschichtliche Studie, Baden b. Wien, Rohrer, 1938 (réimpr.
Aalen, Scientia, 1979).
Il. Vienne-Leipzig, Franz Deuticke, 1935.
LA DOCTRINE DE SPINOZA
12. Der Gedanke, dass dieselbe [« Spinozas Staatslehre ». Wa.} Entwicldungsstadien durch-
gemacht hat, taucht [in den bisher üblichen lnterpretationen. WaJ gar nicht auf(Wandlungen,
p.4).
MANFRED WALTHER
Tout en relevant les contacts avec le parti des régents des frères de Witt,
Menzel s'oppose à la thèse, soutenue notamrnent par Carl Gebhardt15 et
largerrlent répandue depuis, qui fait du TTP un rnanifeste en faveur de la
politique de Jan de Witt (Beitrage, p. 274); il fait observer entre autres:
« Les régents n'avaient aucun intérêt à la critique de la Bible et encore
moins à la construction d'un État démocratique idéal, comme Spinoza s'y
essaie dans cet ouvrage» (p. 368)16.
Positivisme juridique
Selon Menzel, le lien indissoluble qui rattache le « concept de droit
naturel propre» (eigenartiger Begriff des Naturrechts) de Spinoza à sa
« conception panthéiste du monde» (pantheistische Weltanschauung) et à sa
théorie des passions est déjà manifeste dans le programme spinozien d'une
« politique fondée sur un réalisme inductif» (induktiv-realistische Politik) ,
qui ne se comprend « qu'à partir de son rejet fondamental de la rnéthode
normative dans la science» (nur aus seiner grundsatzlichen Ablehnung der
normativen Methode für die Wissenschaft, dans Beitrage, p. 271). Menzel
la doctrine spinozienne de l'État cornme un positivisme juri-
dique à visée utilitariste (p. 273), dont les fondements demeurent inchan-
gés, au-delà de toutes ses transformations (p. 385). Pour le prouver, il se
réfère aux passages du chapitre 4 du TTP olt Spinoza définit les décrets
du Souverain comme « une partie de la puissance de la nature» (ein Stûck
Naturlçraft), et non comme une puissance (Potenz) agissant en dehors des
lois naturelles (p. 292-293). Il en résulte donc une « permanence du droit
naturel dans l'Etat» (Fortbestand des Naturrechts im Staate, p. 290)20. La
majorité des commentateurs 21 se trompent donc en tirant Spinoza du côté
de l'idéalisme, c'est-à-dire en « pensant que le philosophe édifie l'État en
substituant le royaume de la raison pure à celui des instincts naturels»
(meinen, dal unser Phi!osoph mit der Errichtung des Staates das Reich der
reinen Vernunft an Stelle der Naturtriebe entstehen laIt, p. 292).
20. Menzel renvoie au chapitre 3 du TTP et à Ep. 50, ainsi qu'à l'opposition sur ce point
avec Hobbes.
21. Menzel mentionne Janet, Bluntschli, Horn et Sigwart (Beitrdge, p. 292).
MANFRED WALTHER
Menzel reconnaît que les concepts du esse sui iuris et du esse alieni
iuris « comptent parmi les idées centrales de sa philosophie du droit et
de l'État. C'est dans ce concept que se reflète l'idée fondarnentale de sa
doctrine, l'identité de nature entre le droit et la puissance» (zu den zentra-
len Gedanken seiner Rechts- und Staatsphilosophie gehoren. ln jenem Begriffe
spiegelt sich die Grundidee seiner Lehre, die Wesensgleichheit von Recht und
Mach t, p. 307)22, La définition que donne Spinoza de esse alterius juris
- « se trouver sous la potestas d'un autre» (TP 2/9) se distingue fon-
damentalement de l'emploi de ce tenne dans la jurisprudence du droit
romain pour la simple raison que Spinoza emploie « le terme de ''potestas''
dans un tout autre sens, c'est-à-dire qu'il entend par là la domination efJèc-
tive d'une personne» (das Wort« potestas » in einem anderen Sinne, niimlich
ais die tatsachliche Beherrschung einer Person, p. 309). Spinoza ne définit
pas l'opposition entre les deux termes en un sens absolu, mais graduel; il
connaît des degrés, rnais aussi un « degré supérieur d'autonomie» (hochste
Stufe der Selbstiindigkeit), qu'il caractérise comme « absolu (c'est-à-dire sui
iuris) » (absolute (sc. sui iuris .. . ), p. 310)23. Quant au rapport du citoyen au
Souverain, Menzel fait valoir que les citoyens sont dépendants de la po testas
commune, d'une part, mais que, d'autre part, le Souverain aussi est et reste
dépendant de la docilité des citoyens (p. 304,316, 318, 348, 362, 364),
de sorte que même le Souverain n'est jamais entièrement sui juris dans son
rapport aux citoyens. Toujours est-il que l'individu, par comparaison avec
l'état de nature, gagne considérablement en puissance (p. 315, où Menzel
indique le parallèle avec Rousseau).
L'une des idées fondamentales de Menzel est que Spinoza, déjà dans le
TTP, ne voit dans l'idée du contrat social que l'un des deux moments de la
genèse de l'État: s'interrogeant sur ce qui garantit le respect du contrat, il
précise qu' « il faut adjoindre quelque chose à la promesse pour qu'elle soit
suivie cl' effet, à savoir le transfert efJèctif de la puissance des individus à la
22. Homo sui juris (voir note 4); Beitrage, p. 14. Chap. : « Die Verschlingung von Recht
und Madlt bei Spinoza», p. 306-327. Paolo Cristofolini renvoie aussi aux travaux
antérieurs de Menze!. Cf: Paolo Cristofolini, « Esse sui iuris e scienza politica », Studia
Spinozana 1 (1985), p. 53-71 (65, n. 1). Cette étude a été rééditée dans Paolo Cristofolini,
La scienza intuitiva di Spinoza, Naples, Morano, 1987, Section IX, p. 121-141.
23. Menzel traduit donc correctement le absolute en le rapportant à sui juris, à la diffé-
rence de Kirchmann, et plus tard de Gebhardt, ou encore de Bartuschat dans son édition
bilingue du TP (Hambourg, 1994).
LA DOCTRINE DE SPINOZA
24. Cf: sur ce point les analyses d'Usamu Ueno, « Spinoza et le paradoxe du contrat social
de Hobbes: le reste », Cahiers Spinoza, 6, printemps 1991, p. 269-295; Thomas Heerich,
Transformation des Politikonzepts von Hobbes zu Spinoza: Das Problem der Souveranitat,
Würzburg, Konigshausen & Neumann, 2000 (Schriften der Spinoza-Gesellschaft, Bd. 8) ;
Joachim Kreische, Konstruktivistische Politiktheorie bei Hobbes und Spinoza, Baden-Baden,
Nomos, 2000 (Fundamenta Juridica, Bd. 35), chap. 3.4.3.
25. En dégageant clairement comment, dans le TP, le contrat social est abandonné et
remplacé par une théorie des déplacements de pouvoir, Menzel arrive à une perspective
délaissée dans les travaux allemands sur Spinoza. Cf l'interprétation contractualiste de
Spinoza par Hans Saner, « Baruch Spinoza », dans Neuzeit: Von den Konfessionskriegen
MANFRED WALTHER
formes d'État
anderseits aber eine Modifikation des Standpunktes in der Richtung, dal für
die Zukunft eine wahre Volkergemeinschaft in der Gestalt eines allgemeinen
Vôikerbundes ohne Preisgabe der Machttheorie aIs moglich anerkannt wird,
p. 412). Après avoir implicitement critiqué la distinction que fait Grotius
entre guerre juste et guerre injuste, et après avoir traité, dans un prernier
ternps, le problème d'une alliance entre États de la mêrne rnanière que
dans le TTP, c'est-à-dire en rnettant l'accent sur la clausula, cette fois-ci
explicitement nommée, il développe, selon Menzel, le point de vue « que
l'alliance entre États se resserre et que le pouvoir inhérent à cette confé-
dération les ernpêche de recourir pour eux-mêmes à la violence» (dal die
Staaten sich immer mehr verbünden und die in dieser Konfoderation liegende
Macht den Einzelstaat verhindert, gewaltsam aufzutreten, p. 415); Menzel
prolonge cette ligne jusqu'à Kant et à la conception d'une société des
nations (p. 416-417)27.
Je m'arrêterai ici. Linterprétation que Menzel nous donne de la « doc-
trine spinozienne de l'État» regorge dans le détail d'observations précises
et intéressantes, également sur le contenu sociologique de la doctrine, de
sorte que l'étude attentive de ces textes rnénagera encore bien des décou-
vertes, même au spécialiste de Spinoza. Si l'on considère l'ampleur et la
profondeur de cette réflexion, ainsi que la rigueur avec laquelle elle s'ap-
puie sur le texte de Spinoza, on ne se trompera pas en estirnant que la
découverte du Spinoza politique « n'est pas antérieure à» pour reprendre
la célèbre formule de Hobbes -, mais coïncide exactement avec la publica-
tion des textes d'Adolf Menzel sur Spinoza.
27. Cf sur ce point le travail récent de Francis Chen eval , « Spinozas Philosophie der
internationalen Beziehungen », dans Ethik, Recht und Politik bei Spinoza, Marcel Senn;
Maf!;fred Walther (Hg.), Zurich, Schulthess, 2001, p. 195-205.
28. A cet endroit (note 13), il cite Rosin, Meinecke, Freudenthal et Adelphe.
MANFRED WALTHER
1918, c'est-à-dire so us l' Em pire : dans son livre de 1880 sur Al th usi US 29 ,
qui a fait date et a amené à redécouvrir ce classique de la théorie fedéraliste
de l'État, pratiquerrlent tombé dans l'oubli à son époque, Otto Gierke ne
traitait que brièvernent de Spinoza. Les annexes de la seconde édition de
1902 et de la troisième édition de 1913 développent ce sujet à dix endroits,
toujours en relation avec la réception et la discussion des résultats de la
recherche de Menzel. La large diffusion de cet ouvrage a donc attiré l'at-
tention des lecteurs sur les recherches de Menzel.
Dans les Melanges Gierke de 1911, l'article du juriste fribourgeois
Heinrich Rosin (1855-1927), spécialiste de droit administratif et de droit
du travail, renvoie l'écho des interprétations de Menzel sur le droit interna-
tional, ou plutôt de la théorie des relations entre États. Le titre surprendra:
Bismarck und Spinoza: Parallelen ihrer Staatsanschauungen (Bismarck et Spi-
noza : Parallèle entre leurs conceptions de l'État)30: l'auteur fait ressortir les
coïncidences surprenantes entre les réflexions de Bismarck sur la politique
d'alliances destinée à assurer la paix et les développements de Spinoza sur
ce sujet dans TP 3/11-17, comme Menzelles avait dégagées. La contribu-
tion de Rosin est à l'origine de plus de six études consacrées à ce thème ou
qui l'abordent. Quant aux Melanges Gierke, ils contribuent pour une part
non négligeable à faire connaître les recherches de Menzel.
Lhistorien Friedrich Meinecke avait fait sensation avec sa première
grande rrlOnographie Weltbürgertum und Nationalstaat (Citoyennete du
monde et État national) de 1908 31 • Dans sa monographie Die Idee der
Staatsrason in der neueren Geschichte (LIdee de la raison d'État dans l'histoire
moderne)32 qui accéda elle aussi rapidement à la célébrité, Meinecke fait
réference aux recherches de Menzel et accorde à Spinoza une place relati-
vement importante.
29. Johannes Althusius und die Entwicklung der naturrechtlichen Staa:tstheorien : Zugleich
ein Beitrag zur Geschichte der Rechtssystematik, Breslau, Wilhelm Koeber, 1880; 2e et 3" éd.
Breslau, M. & H. Marcus, 1902 et 1913, avec des annexes. Depuis, l'ouvrage a été réé-
dité sans changements, la dernière édition est celle-ci: 7e éd. sans changements, Aalen,
Scientia, 1981.
30. Dans Festschrift fiir Otto Gierke zum 70. Geburtstag, Weimar, Bühlau, 1911 (Nachdr.
Francfort-sur-le-Main, Keip, 1987), p. 383-420. Sur Rosin, voir Alexander Hollerbach,
« Heinrich Rosin : Pionier des allgemeinen Verwaltungs- und des Sozialversicherungsrech
ts », dans Deutsche Juristen jiidischer Herkunft, hrsg. von Helmut Heinrichs et al., Munich,
C. H. Beek, 1993, p. 369-384.
31. Louvrage porte le sous-titre: Studien zut Genesis des deutschen Nationalstaates,
Munich-Berlin, R. Oldenbourg.
32. Munich, R. Oldenbourg, 1924.4. AuB., hrsg. u. eingel. von Walther Hofer, Munich-
Vienne, R. Oldenbourg, 1976 (Friedrich Meinecke, Werke, Bd. 1). Le passage sur Spinoza
comportant la référence à Menzel se trouve p. 255-263.
LA DOCTRINE DE SPINOZA
33. Grundzûge der Rechtsphilosophie, Leipzig, Q.uelle & Meyer, 1914: 166 Anm. (=
Gesamtausgabe, Bd. 2: 158). Dans la 3" éditio? de 1932, qui a subi des remaniements
importants, on trouve la précision suivante: « Uber dieses angebliche Wort Spinozas vgl.
W. Jellinek, Grenzen der Verfassungsgesetzgebung, 1931, S. 16, Anm. 29» (Radbruch,
Rechtsphilosophie, citée d'après la 5" édition, Stuttgart, K. F. Koehler, 1956 : 177 A2). Sur
l'histoire de cette réference de Radbruch à Spinoza, voir Manfred Lauermann, recension
de Senn, Spinoza und die deutsche Rechtswissenschaft, Studia Spinozana, 7 (1991), p. 339-
343 (cit. p. 343).
34. Tome III : Die politische Erneuerung, Berlin-Leipzig, Rothschild, 1921, p. 16-26.
35. La présentation la plus détaillée et comportant la bibliographie la plus complète se
trouve chez Thomas Heerich/Manfred Lauermann, « Der Gegensatz Hobbes-Spinoza bei
Carl Schmitt (1938) », Studia Spinozana, 7 (1991), p. 97-160.
36. Manfi-ed Walther, « Carl Schmitt et Baruch Spinoza, ou les aventures du concept
du politique », dans Spinoza au XX' siècle, prés. par Olivier Bloch, Presses universitaires
de France, 1933 (coll. « Philosophie d'aujourd'hui »), p. 361-372. Cf la version révi-
sée et augmentée « Carl Schmitt contra Baruch Spinoza oder Vom Ende der politischen
MANFRED WALTHER
40. En 1965, Carlo Schmitt, un « Weimarer», dirigea une Dissertation sur la philosophie
politique de Spinoza, où était mentionnée l'interprétation de Menzel : Wolfgang Rohrich,
Der Staat der Preiheit: Zur politischen Philosophie Spinozas. Darmstadt, Melzer, 1965 (sur
Menzel, voir notes 64 et 69). Les deux thèses de Hubert Neckning, Das Verhaltnis von
Macht und Recht bei Spinoza, Diss. Munich, 1967, et de Hermann Steffen, Recht und
Staat im System Spinozas, Bonn, H. Bouvier u. Co., 1968 (Schriften zur Rechtslehre und
Politik, Bd. 56), dénient à la philosophie spinozienne du droit toute actualité. Jusque
dans les années 1880, il n'y a pas, à ma connaissance, d'essais dans les revues de sciences
juridiques ou,politiques. Dans les manuels de philosophie du droit et/ou d'histoire des
théories de l'Etat, il est exceptionnel que le sujet soit traité (Zippelius).
MANFRED WALTHER
- . _ - - - - - - - - _..._-----_.
41. Je ne connais qu'un seul chercheur viennois qui ait travaillé sur Spinoza après 1945.
La pensée politique juive face à Spinoza
ELHANAN YAKlRA
1. Eliezer Schweid, Histoire de la pensée juive dans les Temps modernes, le 19' siècle, en
hébreu, Jérusalem et Tel-Aviv, Hàkibbuz Hàme'uhad et Ketter, 1977; Histoire de la pen-
sée juive au 2()' siècle, en hébreu, Tel-Aviv, Dvir, 1990.
ELHANAN YAKlRA
par des chercheurs juifs (en Israël notamment), et qui s'inscrivent dans le
contexte de l'intérêt général pour la pensée de Spinoza. Mais il y a aussi
une manière de s'intéresser à Spinoza qui est spécifiquement juive. Parfois,
il est vrai, les limites en sont imprécises; par exernple, les travaux sur les
racines juives de la pensée de Spinoza, et notamment sur ses rapports à
Maïmonide, ne s'expliquent pas seulernent par un souci de profession-
nalisrne universitaire, ni rnême par le penchant naturel de toute culture
nationale à étudier sa propre histoire, mais ils sont sans doute liés égale-
ment au « défi spinoziste ».
La présence de Spinoza devient un véritable phénomène de culture au
e
XIX siècle, qui coïncide avec le début de la modernisation de la vie des juifs
en Europe, c'est-à-dire avec la Haskalah (les « Lumières ») et, un peu plus
tard, avec l'apparition du sionisme. C'est effectivement une « présence»
parce qu'il ne s'agit pas seulement d'une réflexion directe sur le « défi spi-
noziste », rnais également d'une inspiration spinoziste, implicite ou expli-
cite, souvent contestataire et toujours politiquement ou idéologiquement
engagée, qu'on trouve dans bien des écrits littéraires ou poétiques. Très
intense, souvent passionnée, cette présence relève sans doute d'une crise
d'identité que le monde juif traverse depuis deux siècles. La préoccupation
des penseurs juifs pour Spinoza est l'expression d'une prise de conscience,
d'un processus que le judaïsme de cette époque, affronté à la modernité,
à la sécularisation et, surtout, à sa propre politisation, n'a pas encore pu
mener à son terme. Évidemment, parmi les multiples formes que cette
crise d'identité revêt, les débats autour de Spinoza ne sont pas les plus
importants; ils sont quand même d'un intérêt incontestable.
Il existe plusieurs études sur la présence de Spinoza dans la littérature
juive du XIXe siècle. LHistoire de la littérature hébraïque de Lachover2 est
une source précieuse d'informations sur de nombreux écrivains (pour la
plupart aujourd'hui oubliés) qui ont été marqués par le spinozisme. Il
existe aussi des études consacrées spécifiquement à la place de Spinoza
dans les débats sur 1'« identité juive », qui jalonnent toute l'histoire juive
moderne. Quelques exemples: Menachem Dorman3 relate l'histoire des
polémiques spinozistes depuis les premières lectures de Spinoza par des
lecteurs juifs. Or, au début, par exernple au moment de la « réhabilitation»
de Spinoza dans l'Aufklarung, des penseurs juifs s'intéressent à lui dans le
contexte des débats philosophiques généraux de leur temps, et notamment
4. Sur les écrivains qui ont parlé de Spinoza avant Letteris, cf: P. Lachover, « Spinoza dans
la littérature de la Haskalah hébraïque », en hébreu.
5. Bikurei Haltim Ha'hadashim (Prémices des temps nouveaux), en hébreu, Vienne, 1845.
6. « More Nebuxim Ha'hadash » (Le nouvepu guide des égarés), en hébreu, Vienne, 1856,
30 pages (Rubin cite dans ce petit ouvrage Emile Saisset) ; « Tshuva Nizahat » (Une réponse
décisive), en hébreu, Lamberg, 1859.
7. Kikayon Yonah (Le ricin deJonas), en hébreu, Paris, 1860.
8. Spinoza, Ein Denkerleben, 1837.
ELHANAN YAKlRA
9. Le sens de l'attitude de Luzzatto à l'égard de Spinoza est interprété dans une perspective
plus théologique par A. L. Motzkin dans son « Spinoza and Luzzatto : Philosophy and
Religion », Journal of the History of Philosophy, XVII, I (1979), p. 43-51 : « Luzzatto's
opposition to Spinoza is none other than the natural opposition of theology and religion
to philosophy » (p. 45).
10. Spinoza et l'interprétation du judaisme - un concept et son influence sur la pensée juive,
en hébreu, Tel-Aviv, Siffiat Poalim, 1972.
Il. Mendelssohn, Moses Hess et Sartre.
12. Cf. Sur ce sujet Yakira, « Spinoza et les sionistes », dans o. Bloch (éd.), Spinoza au
)()«' siècle, Presses universitaires de France, 1993, p. 445-457.
15. Par exemple, le rabbin Haïm Hirschensohn; cf Schweid, Démocratie et Halald1a) une
étude de la pensée du rabbin Haïm Hirschensohn, en hébreu, Jérusalem, Magnes, 1997.
16. Traduction française dans: Leo Strauss, Le testament de Spinoza, textes traduits et
annotés par G. Almaleh, A. Baraquin, M. Depadt-Ejchenbaum, Cerf: 1991 (p 291). C'est
ELHANAN YAKlRA
un recueil précieux regroupant les textes de Strauss sur Spinoza, parmi lesquels le célèbre
« Comment lire le Traité théologico-politique de Spinoza» (p. 191-257). On signalera par
ailleurs une étude des recherches spinozistes de Strauss dans J. Cohen, Raison et change-
ment) perspectives sur l'étude de la philosophie juive et son histoire, en hébreu, Jérusalem,
Mossad Bialik, 1997, p. 227-286.
LA PENSÉE FACE À SPINOZA
17. Larticle est de 1932; on en trouvera la traduction francaise dans le recueil cité, n. 16,
supra, p. 41-50. '
ELHANAN YAKlRA
important que cette conclusion. Strauss est né en 1899 (il rneurt en 1973).
Dans cet article, ainsi que dans la préface autobiographique de son livre sur
Spinoza, il dresse, à travers la lecture de Spinoza, un bilan du XIXe siècle juif
en Europe, de l'époque où la rnodernité juive prend forme, où se dessinent
les grandes options d'une existence juive moderne: État national, nationa-
lité culturelle non territoriale, assimilation, réforme religieuse, orthodoxie
traditionaliste autant de formes possibles de la vie juive que Strauss avait
jugées, dès avant la guerre, cornme dépendant toutes de l'alternative fon-
darnentale : ou Spinoza ou l'orthodoxie.
Une conclusion remarquable, qu'il faudrait essayer de cornprendre,
rnême si l'on n'en peut dire que très peu ici. Sans doute, c'est par Spinoza
lui-même qu'il faut cornmencer. Sa critique de la théocratie juive visait,
comme on sait, quelque chose de plus général que l'État biblique et, à plus
forte raison, que la communauté portugaise d'Arnsterdam; quelque chose
de plus général même qu'une critique du véritable adversaire, l'orthodoxie
calviniste. Il s'agissait, en effet, de la formulation d'un concept du politique.
On peut maintenant comprendre comment apparaît une opposition, à la
fois thématique et historique, entre deux interprétations du phénomène
juif. Lune, séculière, voit dans le peuple juif un phénomène essentielle-
ment et nécessairement politique (ou, si l'on veut, historique) - ainsi que
le voyait Spinoza. La deuxième y voit quelque chose d'autre, et de non
politique par essence. La première a pennis de fonder un rnouvernent qui
a voulu, qui veut toujours, rendre l'existence juive politique et, selon une
fonnule connue, la « normaliser»; pour l'autre, cette politisation serait le
scandale ultirne.
Mais qu'est-ce que c'est que le politique? Si l'on entend par cette notion
qu'il existe un champ sui generis, un domaine non réductible, qui soit
« politique », alors Spinoza serait, avec Hobbes, un de ceux qui en ont for-
mulé le concept moderne. Celui-ci, pour dire une chose complexe en peu
de mots, aurait mis en fonne, sur la base de quelques idées anciennes, un
certain modèle, un paradigme si l'on veut, qui pense le politique dans une
opposition essentielle avec un « non-politique ». Par le récit de la sortie de
l'état de nature, Hobbes avait construit un concept de l'État qui implique
que c'est le politique qui définit effectivement la spécificité hurnaine. Le
sens de l'humain en tant que tel s'éclaire lorsqu'on comprend qu'il se fonde
par convention en sortant de la nature; il n'est donc que le non-naturel
ou l'artificiel. Ce que l'hornme fait en tant qu'hornme est conditionné par
l'État -l'homme sort de la nature pour devenir un citoyen, c'est-à-dire, en
vérité, hUlTlain. On peut dire, sans trop exagérer, que Hobbes annonçait
déjà cette attitude moderne qui donne à la théorie politique le rôle de
prima philosophia.
LA PENSÉE FACE À SPINOZA
18. Cf L. Strauss, Persecution and the Art o/Writing, Chicago et Londres, The University
of Chicago Press, 1988, p. 9 : Revelation as understood by Jews and Muslims has the charac-
ter o/Law (Torah, Shari'a) rather than that o/Faith.
LA FACE À SPINOZA
19. Dorenou Moul She'eloth Ha'netsah (Notre génération foce aux questions éternelles), en
hébreu, p. 138-139; cité par Schwartz, op. rit., p. 253.
Table des matières
Présentation ...................................................................................................... 7
André Tosel
Le Spinoza de Nietzsche:
les attendus d'une amitié d'étoiles .................................................................... 193
Philippe Choulet
Spinoza en France
« Un temple pur»
Léon Brunschvicg, lecteur de Spinoza ............................................................. 295
Jean-Michel Le Lannou
Spinoza et l'Italie
Spinoza et la Russie
de Spinoza