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Trajectoires

Travaux des jeunes chercheurs du CIERA

3 | 2009 :
Mondes en narration
Mondes en narration

Après le postdramatique :
narration et fiction entre
écriture de plateau et théâtre
néo-dramatique
ANNE MONFORT

Résumés
FrançaisDeutsch
Dans le théâtre contemporain, que ce soit en France ou en Allemagne, la notion de récit
intervient dans la représentation traditionnelle théâtrale, introduisant une redéfinition
de la fiction et de l’acteur.

Im zeitgenössischen Theater, sei es in Frankreich oder in Deutschland, werden


Erzählung und herkömmliche Bühnendarstellung in Korrelation gebracht, wobei der
Begriff der Fiktion sowie die Rolle des Schauspielers als Handlungsträger neu definiert
werden.

Entrées d’index
Mots-clés : acteurs, fiction, narration, théâtre
Géographique : Allemagne, France
Chronologique : 20e siècle, 21e siècle
Schlagwörter : Erzählung, Fiktion, Schauspieler, Theater
Texte intégral
1 Le théâtre postdramatique, tel que le théoricien du théâtre contemporain
Hans-Thies Lehmann le définissait dans les années 1990 (Lehmann, 2002), se
caractérise par une remise en cause du primat du texte et du « drame » au sens
d’action. Narration et texte y apparaissaient comme deux éléments équivalents,
remis en cause par ce type de théâtralité. Le théâtre s’éloignerait de la notion
de drame, alors que la société se dramatiserait.
2 Depuis une dizaine d’années se dessinent sur les scènes européennes deux
grandes orientations qui peuvent être perçues comme l’héritage du théâtre
postdramatique. D’une part, l’« écriture de plateau », telle que la définit le
philosophe et critique de théâtre Bruno Tackels (Tackels, 2001), replace la
notion d’écriture (non exclusivement textuelle) au centre du processus de
création ; ce type d’écriture use de matrices qui peuvent être plastiques,
chorégraphiques ou transdiciplinaires. L’écriture, et éventuellement la
narration, y sont assumées par la mise en scène au sens large, c’est-à-dire par
l’ensemble des médias constituant le spectacle. D’autre part, la notion de
« théâtre néo-dramatique » désigne une théâtralité où un texte, des
personnages et une fiction restent à la base du travail scénique, et ce même si le
texte est déstructuré, les personnages disloqués, la fiction mise en doute. Les
textes de Falk Richter et Anja Hilling, par exemple, relèvent de ces catégories
(Richter, 2008 ; Hilling, 2009).
3 L’enjeu de cette étude sera de redéfinir, à travers ces formes, les notions de
fiction et de jeu dans le théâtre contemporain. Dans l’« écriture de plateau »
comme dans le théâtre néo-dramatique, apparaît une nouvelle instance, le
récit, qui mêle les catégories traditionnelles de mimésis et de diégésis. Cette
irruption de la narration dans l’imitation a pour conséquence la remise en
cause de la fiction. En lien avec ces nouvelles formes, l’acteur-interprète est
amené à redéfinir à la fois son jeu et son je.

Le récit, entre « écriture de plateau »


et théâtre néo-dramatique
4 L’héritage du théâtre postdramatique, comme l’explique le critique Florian
Malzacher dans un article récent de Theater Heute, interroge les notions de
fiction et narration :

« So ist in den letzten Jahren im nicht-dramatischen Theater eine


skeptische Sympathie für die Ränder des Dramatischen entstanden, die
grundlegende Zweifel aber eher betont als vergisst: Wie viel Narration
erträgt das Theater noch, an wie viel Kausalpsychologie können wir noch
glauben, wo wir doch seit über hundert Jahren lernen, dass wir nicht die
Herren im eigenen Haus der Psyche sind? Und wo das Kino doch
ohnehin viel besser ist im Behaupten großer Geschichten – weil es
perfekter lügen kann als das Theater, das bei aller Technik immer
durchschaubar bleibt: viel mehr Medium zum Denken als zum Glauben.
» (Malzacher, 2008 : 8)

5 Aujourd’hui, le théâtre s’éloigne de la fiction et de la narration,


principalement par les sujets qu’il aborde : qu’il s’agisse de la pièce Dehors
peste le chiffre noir de Kathrin Röggla (Röggla, 2007), des spectacles Rwanda
94 (spectacle du Groupov créé en 1999 au Festival d’Avignon) ou Igishanga
(mis en scène et interprété par Isabelle Lafon, créé en 2004 et joué notamment
au Théâtre Paris Villette), les sujets documentaires affluent au théâtre. Dans
Foucault 71, par exemple, créé par le collectif F 71 autour de textes de Michel
Foucault et de ressources documentaires, la narration n’a rien de fictionnel : les
interprètes relatent l’affaire Jaubert, selon des sources historiques, et
reconstituent le procès à partir de documents réels et concrets. Cependant, la
structure obéit à une stratégie narrative classique qui crée des effets d’attente :
Jaubert, secondé par Gilles Deleuze et Foucault, va-t-il obtenir gain de cause
contre une police s’accordant tous les droits ? On suit ici le réel comme si on
était le lecteur d’un roman policier  genre dont on sait d’ailleurs l’influence
qu’il a pu avoir sur les stratégies de narration du nouveau roman. On retrouve
dans ces formes de théâtre documentaire un étrange écho du storytelling
journalistique : le réel n’est pas fictionnalisé, mais fait partie intégrante d’une
stratégie narrative qui relève traditionnellement du fictionnel.
6 Le théâtre, comme le roman du post-11 septembre, a été amené à réintégrer
des éléments à la fois empruntés au réel et au documentaire sur un événement
déjà retravaillé par l’imagerie hollywoodienne. Falk Richter, dans Hôtel
Palestine notamment, a travaillé sur une conférence de presse du
gouvernement américain. L’auteur introduit de nombreuses informations dans
un réel déjà mythologisé. « Plus le théâtre a lieu dans la politique et dans les
medias, moins il y a lieu au théâtre » (Richter, 2003), déclare-t-il dans un
entretien avec le sociologue Richard Sennett. À ses yeux, seul le théâtre peut
expliquer et analyser les images que la télévision ne cesse de reproduire :
« actuellement les professionnels de l’industrie cinématographique
hollywoodienne conseillent les militaires américains pour élaborer de
nouveaux scénarios d’attaque. Le passage de la ‘réalité virtuelle’ à la ‘réalité
authentique’ disparaît. » (Richter, 2001). Face à une telle confusion entre
authenticité et virtualité, le théâtre se doit, pour Falk Richter, de dénoncer ces
stratégies de mise en scène et de réinsérer du réel sur les plateaux.
7 Outre le choix de sujets très peu fictionnels, les nouvelles écritures théâtrales
questionnent aussi les stratégies classiques de représentation théâtrale d’un
point de vue formel. La mimésis théâtrale y est mise à mal au profit d’autres
stratégies de prise de parole. Dans Hôtel Palestine, il est difficile de reprendre
la terminologie aristotélicienne et de parler d’ « actions imitées » ou de « gens
qui font quelque chose », selon les termes d’Aristote ; la seule imitation qui ait
lieu est la reproduction d’une situation unique, celle en effet de la conférence
de presse qui alterne avec des prises de parole monologiques. Il est ici difficile
de parler de drame ou d’action.
8 Dans les deux grandes formes héritières du théâtre postdramatique -
l’« écriture de plateau » et le théâtre néo-dramatique -, un invité inattendu, le
récit, met en cause la distinction classique du dramatique et du narratif.
L’irruption du récit n’est pas chose nouvelle dans l’histoire du théâtre – c’était
même un des morceaux de bravoure du théâtre classique – mais ici, le récit
n’est pas interne à la mimésis : il devient une instance propre, redéfinissant
l’imitation et la fiction.
9 Dans le théâtre néo-dramatique, l’action existe, mais n’est pas reproduite ou
imitée telle quelle. On constate même le développement d’un théâtre-récit qui
est à l’œuvre dans les textes de Anja Hilling, dans Electronic City de Richter
(Richter, 2008), ou dans Privatleben d’Ulrike Syha (Syha, 2008). Dans ce
dernier texte, ER (LUI) et SIE (ELLE) racontent leur histoire, de leur rencontre
dans un train à leurs improbables retrouvailles de nuit, dans un jardin obscur
où ER (LUI) manque de se faire tuer. L’écriture alterne entre le récit direct des
personnages au public, et des scènes choisies qui ont lieu sur scène. Comme la
voix off, le récit permet une conduite de l’action par association d’idées, avec
des flash-backs, des ellipses, des changements de lieu et de temps. Ce texte est
un exemple typique de théâtre néo-dramatique, où il existe malgré tout une
action, même si elle est donnée par bribes, portée par des personnages ou des
figures, ou encore même si la forme joue sur l’ambiguïté entre personnage et
acteur. Gérard Genette, dans Figures III, définit ainsi la narration ultérieure :
« la narration ultérieure vit de ce paradoxe, qu’elle possède à la fois une
situation temporelle (par rapport à l’histoire passée) et une essence
intemporelle, puisque sans durée propre » (Genette, 1972 : 234). Ulrike Syha,
dans Vie privée, joue des deux instances  intemporelle, dans le temps de la
représentation et temporelle, comme un « après » de la fiction.
10 L’écriture de plateau, elle, est l’héritière du théâtre postdramatique au sens
où le texte fait partie de l’ensemble du processus théâtral mais ne le précède
pas1. L’écriture de plateau s’étend à des formes dont le texte est quasiment
absent, comme les pièces des Castellucci et du Théâtre du Radeau. Là aussi, on
perçoit l’influence du récit : cette fable qui ne préexiste pas à l’interprète et que
celui-ci doit de surcroît inventer à chaque instant, est tout sauf une action
fictionnelle indépendante du plateau, qui serait imitée par les outils de l’acteur
et de la théâtralité. Dans Foucault 71 par exemple, les acteurs prennent souvent
la parole en leur nom, et mêlent temps de la narration et temps de la fiction en
interrompant la seconde pour laisser place à la première, se permettre des
accélérations, des ellipses, etc.
11 Dans ces deux formes – « écriture de plateau » ou théâtre néo-dramatique –,
le recours aux deux instances que sont la mimésis et la diégesis se traduit
notamment par une coexistence du fictionnel et du non-fictionnel. Cette
présence concomitante de différents degrés de fiction était déjà un trait du
théâtre postdramatique : la situation théâtrale est souvent assumée comme
telle, les acteurs la dénoncent, s’adressent directement au public, brisent le
quatrième mur. Deux degrés de réel cohabitent, à savoir le réel de la situation
théâtrale, et parfois aussi une fiction dramatique2.

Le récit, instrument de remise en


cause de la fiction
12 L’irruption de la diégésis dans la mimésis théâtrale fait coexister deux états :
la situation théâtrale et la fiction intra-théâtrale. De plus, l’irruption de la
diégésis permet un autre type de jeu sur la temporalité, notamment par le biais
d’accélérations, d’ellipses, etc. Genette, dans « Frontières du récit », soulignait
déjà qu’elle permet un travail de fiction, de transposition et d’équivalence, bien
plus que la mimésis, réduite traditionnellement à la reproduction exacte d’une
action extérieure. À partir des distinctions posées par Aristote et Platon entre
les deux termes, Genette ajoute : « L’imitation directe, telle qu’elle fonctionne à
la scène, consiste en gestes et en paroles […] » (Genette, 1969 : 53) et indique
que les paroles ne font que répéter et non représenter : « s’il s’agit d’un
discours réellement prononcé, ils le répètent, littéralement, et s’il s’agit d’un
discours fictif, ils le constituent, tout aussi littéralement ; dans les deux cas, le
travail de la représentation est nul » (Genette, 1969 : 53). Le fait de dire, de
narrer comporte une série de transpositions et d’équivalences étrangères au fait
d’imiter : l’imitation peut être le processus à l’œuvre dans un récit historique
fidèle mais aucunement dans ce que Genette appelle le « travail de fiction »
(Genette, 1969 : 54). L’imitation ne saurait donc correspondre à un travail de
représentation. Pour Genette, le seul mode de représentation fictionnel est
donc le récit, seul capable de transposer, condenser, recréer3.
13 Aristote, dans sa Poétique, introduit deux modalités possibles de la diégésis :
à son sens, on peut raconter « que l’on adopte une autre identité » ou « que l’on
reste le même, sans changement4 »  ce qui correspond à la distinction
linguistique entre récit et discours. La distinction aristotélicienne questionne
l’identité du narrateur. Une fois transposée dans un théâtre de plus en plus
empreint de narration, cette interrogation nous intéresse d’autant plus qu’elle
porte immédiatement sur le passeur du texte, l’interprète, celui qui « imite »
les actions ou les dits. Les deux modalités présentées par Aristote
correspondent à deux formes d’irruption du récit dans les pièces
contemporaines : l’apparition d’un narrateur, donc d’un nouveau personnage,
qui a été présenté ou non, et la possibilité de l’autofiction.
14 Dans Electronic City de Richter, au cours d’un passage narratif et descriptif,
apparaît au détour d’une phrase le pronom « moi » : « il y a une équipe de télé
à côté d’elle, des gens très sympas, le réalisateur, un homme extrêmement
sympa, gentil, séduisant, joué par moi » (Richter, 2008 : 74). Ce nouveau
narrateur apparaît donc au centre de la pièce et introduit une mise en abyme,
selon un procédé habituel au roman mais encore nouveau au théâtre. Ce
procédé est encore plus abouti dans Le Système-une introduction, où Richter
commente l’actualité et s’interroge sur la guerre en Irak en son nom. Il
interrompt sa réflexion par une courte pièce intitulée Nettement moins de
morts pour finalement conclure : « Et maintenant avançons dans le système –
je voulais être plus précis. » (Richter, 2008 : 160) Le narrateur y est le premier
point d’ancrage et s’absente pour laisser la place au fictionnel.
15 Dans de nombreuses formes « d’écriture de plateau », comme dans la danse
contemporaine ou la performance, les acteurs parlent fréquemment en leur
nom. Dans l’écriture de plateau, cette apparition du narrateur se fait souvent
par le biais de l’autofiction. Cette notion, jusque-là réservée au roman,
commence à s’étendre au théâtre : Richter travaille actuellement à un texte sur
l’autofiction, l’écrivain Christine Angot et la choréographe Mathilde Monnier
ont collaboré pour une pièce intitulée La Place du singe, qu’elles interprètent
elles-mêmes. Dans Foucault 71, les cinq interprètes rejouent elles-mêmes les
interviews qu’elles ont menées avec les protagonistes historiques. Puisque
l’écriture du texte et celle du plateau vont de pair, le concept d’autofiction passe
de l’auteur à l’acteur : comme l’auteur de roman fictionnalise sa vie dans le
texte, l’acteur se met lui-même en scène comme personnage.
16 L’acteur se trouve donc entre fiction et non-fiction : qu’il s’agisse d’un
nouveau venu ou du même interprète qui s’extrait du rôle, plusieurs niveaux
fictionnels sont représentés sur scène. Pour Lehmann, cette situation reflète
une question fondamentale du théâtre5 : (Lehmann, 2002 : 205). Le
postdramatique et ses héritiers actualisent cette « fracture latente du théâtre »
(Lehmann, 2002 : 205), en faisant coexister plusieurs niveaux de réel ou de
fictif.

Le jeu de l’acteur entre je et il 


17 C’est l’acteur qui est en charge de cette bascule d’un état à un autre et qui
interroge la représentation : il peut parler à la fois en son nom extradiégétique
et non fictionnel, ainsi qu’en celui de son personnage, intradiégétique et
fictionnel. Malzacher, dans son panorama de l’héritage du postdramatique,
rappelle d’ailleurs que le plus grand doute inauguré par le théâtre
postdramatique concerne le personnage et l’acteur. Depuis le théâtre
postdramatique, à l’heure du cinéma et de la série, il paraît de plus en plus
difficile de croire que l’acteur, qui joue devant nous, est vraiment le personnage
qui évolue derrière un quatrième mur et dans un monde fictionnel. Nous
sommes conscients d’être face à une situation de représentation vivante, et
cette conscience amène aussi celle du désamorçage possible de cette
représentation : l’acteur de théâtre peut sortir du jeu, celui de cinéma ne
saurait sortir de l’écran, même s’il parle face à la caméra. Dans le théâtre des
dernières années, le spectateur est souvent très conscient des constructions et
codes mis en oeuvres6.
18 Après la notion de mimésis, ces formes héritières du postdramatique
remettent en cause de façon radicale la représentation et la croyance du
spectateur en l’existence d’un monde parallèle et extérieur au nôtre. On
pourrait résumer cette remise en cause du « pacte conventionnel théâtral » par
la question : en tant qu’acteur, suis-je je ou il ?
19 Ce je et ce il reflètent la distinction opérée par Genette entre récit et discours,
distinction elle-même empruntée à Benveniste. Le pronom il, tout comme le
passé simple, sont l’apanage du récit, censé être objectif, tandis que le je, à
l’image du présent et du passé composé, sont des outils d’expression du
discours qui est considéré comme éminemment subjectif. (Genette, 1969 : 62-
63) D’un point de vue linguistique, ce je ne se réfère à aucun critère extérieur,
si ce n’est à un « ici et maintenant », c’est-à-dire à l’être-là de celui qui tient ce
discours :

« Est ‘subjectif’ le discours où se marque, explicitement ou non, la


présence de (ou la référence à) je, mais ce je ne se définit pas autrement
que comme la personne qui tient ce discours, de même que le présent,
qui est le temps par excellence du mode discursif, ne se définit pas
autrement que comme le moment où est tenu le discours. » (Genette,
1969 : 63)

20 Cette définition du discours désigne là aussi la matrice qu’est la situation


théâtrale identifiée par Lehmann. C’est parce qu’existe à l’intérieur de la même
personne la « fracture latente » (Lehmann, 2002 : 205) entre deux situations
de paroles, inhérente à la scène et extérieure à la scène, que le passage du je au
il est rendu possible.
21 Le récit pur, en revanche, est « la transitivité absolue du texte, l’absence
parfaite […] non seulement du narrateur, mais bien de la narration elle-
même » (Genette, 1969 : 64) : peut-être est-ce la raison pour laquelle
l’imitation pure ne peut plus fonctionner dans les nouvelles formes, où l’on ne
croit plus au pacte classique théâtral. Peut-être ceci explique-t-il pourquoi il est
difficile, pour le spectateur de théâtre contemporain, de faire abstraction de
l’acteur comme personne, comme je et, ainsi, de l’oublier au profit du il attribué
au personnage
22 Judith Butler, dans Le Récit de soi, texte au titre évocateur, problématise non
seulement pour l’acteur, mais aussi pour l’être humain en général, la véracité et
l’authenticité du je. Le propos général de cet ouvrage consiste à définir le sujet,
la possibilité de dire le « soi », et de réfléchir aux conditions d’une éthique. À
ses yeux, la narration que l’on fait de soi-même est d’emblée une fiction,
déterminée par le « narrataire », selon l’expression de Genette, à qui on
l’adresse. Le je n’a pas d’authenticité prédéterminée mais se construit tant dans
l’acte de parole que par le lien avec la personne à qui on l’adresse :

« Chacune de ces histoires est une narration possible mais je ne peux


dire d’aucune avec certitude qu’elle est la seule vraie. […] À ce niveau,
l’histoire que je raconte, qui peut même avoir une certaine nécessité, ne
peut pas supposer que son référent prenne une forme narrative
adéquate, puisque l’exposition que je cherche à raconter est aussi la pré-
condition de cette narration, une facticité qui, pour ainsi dire, ne peut
pas se plier à la forme narrative. » (Butler, 2007 : 38)

23 Si l’on applique cette théorie à la parole théâtrale, cela implique que la


nuance entre fiction, autofiction et authenticité n’est pas identifiable si l’on ne
tient compte que de la parole et du texte. Butler précise par ailleurs que la seule
instance qui n’est pas englobée par la narration est le corps :

« Les histoires ne saisissent pas le corps auquel elles se réfèrent. Etre un


corps, c’est en un certain sens être dépossédé du souvenir de l’ensemble
de sa propre vie. Mon corps a aussi une histoire dont je ne peux avoir
aucun souvenir. S’il y a donc une part de l’expérience corporelle  celle
qui est désignée par le mot ‘exposition’  que l’on ne peut raconter, mais
qui constitue la condition corporelle pour rendre compte de soi, alors
l’exposition constitue l’une des nombreuses contrariétés que rencontre
cet effort pour rendre compte de soi par la narration. » (Butler, 2007 :
39)

24 Le corps est central dans certaines formes de théâtre, notamment celles qui
se rapprochent de la performance7. Il y est en effet exposé et souvent mis en
danger. Ces théories, applicables au théâtre et à la performance, posent le
corps à la fois comme condition sine qua non de la narration et comme sa
limite. On peut même reprendre ici la célèbre expression de Butler « il n’y a pas
d’acteur avant l’acte8 », qu’elle utilise certes dans sa théorie du genre, mais qui
peut aussi correspondre à l’acte théâtral. L’acteur n’existe pas, n’a pas
d’original, avant son acte. En performance, le terme d’ « action » ou d’« acte »
est fréquemment utilisé, non pas au sens de fable, mais au sens performatif. Le
jeu ou le non-jeu, selon l’expression du théoricien du théâtre Michael Kirby
(Kirby, 1987)9, est précisément dans ce jeu entre soi-même et soi-même où
seuls comptent l’acte et le type d’exposition. Tout est fiction, tout est réel.
***
25 Comme une réponse à un monde de plus en plus fictionnalisé et dramatisé,
les formes de théâtre contemporain repensent la question du réel et du
fictionnel, laissant libre champ au spectateur de concevoir le drame qui n’a pas
lieu sur le plateau. Fréquemment, ce sont précisément des actes isolés qui sont
présentés au public – c’est du reste le principe de la performance ou de la
dramaturgie visuelle. Comme dans le nouveau roman où le narrataire
reconstruit et réinvente à partir d’une scène unique qui lui est présentée, le
spectateur s’interroge sur l’avant et l’après et complète l’image fictionnelle de
lui-même. La sensitivité de l’action lui ouvre une réalité autre, située à la fois
au-delà du monde réel et d’un deuxième monde qui serait une reproduction
close sur elle-même du premier. Alors que les deux héritiers du théâtre
postdramatique semblent très différents d’un point de vue formel, tous deux
convergent dans les jeux qu’ils engagent sur les différents degrés de réel.
Bibliographie
Aristote (1990) : Poétique. Paris (Le Livre de Poche).
Butler, Judith (2006) : Trouble dans le genre. Paris (La Découverte).
--- (2007) : Le Récit de soi. Paris (PUF).
Genette, Gérard (1969) : « Frontières du récit », in Gérard Genette, Figures II. Paris (Le
Seuil), p. 49-69.
DOI : 10.3406/comm.1966.1121
--- (1972) : Figures III. Paris (Le Seuil).
Hilling, Anja (2009) : Tristesse animal noir. Toulouse (Presses universitaires du
Mirail).
Kirby, Michael (1987) : A formalist Theatre. Philadelphia (University of Pennsylvania
Press).
DOI : 10.9783/9780812205442
Lehmann, Hans-Thies (2002) : Le Théâtre postdramatique. Paris (L’Arche).
Malzacher, Florian (2008): « Ein Künstler, der nicht Englisch spricht, ist kein Künstler
», Theater Heute 08.10, p. 8-13.
Richter, Falk (2001) : « Si proche », entretien avec Peter Laudenbach, publié sur
http://www.falkrichter.com.
--- (2003) : « “J’ai vécu le Forum économique mondial comme une sorte de théâtre” ou
“Dans ses discours, Bush parle du monde comme d’un soap-opera” », entretien avec
Richard Sennett, publié sur http://www.falkrichter.com.
--- (2008) : Hôtel Palestine. Electronic City. Sous la glace. Le Système. Paris (L’Arche).
Röggla, Kathrin (2007) : Dehors peste le chiffre noir. Toulouse (PUM).
Syha, Ulrike (2008) : Privatleben. Reinbeck, près de Hambourg (Rowohlt).
Tackels, Bruno (2001) : Fragments d’un théâtre amoureux. Besançon (Les Solitaires
intempestifs).

Pour citer cet article


Référence électronique
Anne Monfort, « Après le postdramatique : narration et fiction entre écriture de plateau
et théâtre néo-dramatique », Trajectoires [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 16
décembre 2009, consulté le 01 juin 2018. URL :
http://journals.openedition.org/trajectoires/392

Auteur
Anne Monfort
metteur en scène, traductrice, docteur en études germaniques,
annemonfort@gmail.com

Droits d’auteur

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