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C’est bien étrange que Platon ait mis alors ce discours dans la
bouche de celui qui va immédiatement précéder le discours de
Socrate, dans la bouche de celui qui est, ne l’oublions pas, l’aimé de
Socrate actuellement et dans cette occasion, au moment du Banquet.
2
194c, trad. L. Robin : Je sais bien, au contraire, que, s’il t’arrive de rencontrer des hommes
que tu juges sages, tu en feras sans doute plus de cas que de la foule ; ce que je crains
plutôt, c’est que ces sages, ce ne soit point nous ! Car là-bas, nous y étions ; nous faisions
partie de la cohue ! Mais si c’est d’autres que tu rencontres, des sages cette fois, devant
ceux-là, je crois bien, tu rougirais de honte si tu te pensais (admettons-le) responsable de
quelque vilaine action. ? Qu’en dis-tu ? – C’est la vérité, répondit-il. – Tandis que, devant la
foule, tu ne rougirais pas te sentant responsable d’une vilaine action… ?
par ce personnage imaginaire dans le sens de ménager le désarroi
qu’il a imposé à Agathon3.
Je veux dire qu’il est clair qu’Agathon fait <une réponse> quoique
ce soit <201b> <à mots couverts>, qui participe d’une sorte d’ironie
et c’est Socrate qui, arrivé là avec ses gros sabots. change
simplement la règle du jeu. Et à la vérité, <201c> quand Agathon
reprend :
/ego, phanai,
o Sourates, soi ouk an dunaimèn anti-legein/, Je ne me mettrai pas à
antiloguer, à contester avec toi, mais je suis d’accord, vas-y selon ton
mode, selon ta façon de faire, il y a là quelqu’un qui se dégage et qui
dit à l’autre : « Maintenant passons à l’autre registre, à l’autre façon
d’agir avec la parole ! »
3
Dans la notice p. LXXVI, L. Robin fait ce commentaire : C’est alors que Socrate, pour ne
pas envenimer au cœur de son hôte cette cruelle blessure d’amour-propre, se suppose lui-
même mis en quelque sorte à la question, aux lieu et place d’Agathon, par Diotime, la
prêtresse de Mantinée.
4
201b, trad. L. Robin : Il est fort possible que je n’aie rien entendu, Socrate, à ce dont je
parlais à ce moment-là ! La traduction de Lacan est plus littérale car dans le texte grec le
verbe savoir est à l’infinitif.
5
Ainos, récit, conte, histoire, fable, apologue, louange, qui se trouve dans epainos, louange
au sujet de… – Ainissomai, ainittomai (forme attique), dire à mots couverts, laisser entendre,
faire allusion, soit, parler par énigme.
Mais on ne saurait dire, comme les commentateurs et jusqu’à celui
dont j’ai sous les yeux le texte, Léon Robin, que c’est de la part
d’Agathon un signe d’impatience6. Pour tout dire, si vraiment le
discours d’Agathon peut se mettre entre les guillemets de ce jeu
vraiment paradoxal, de cette sorte de tour de force sophistique, nous
n’avons qu’à prendre au sérieux – c’est la bonne façon – ce que
Socrate lui-même dit de ce discours qui, pour user du <198c> terme
français qui lui correspond le mieux, le sidère, le méduse comme il
est expressément dit, puisque Socrate fait un jeu de mots sur le nom
de Gorgias et la figure de la Gorgone. Un tel discours ferme la porte
au jeu dialectique, méduse Socrate et le transforme, dit-il, en pierre.
8
Erôtomenos, participe passé du verbe erotaô, interroger, comme erômenos, on l’a vu, est le
participe du verbe eraô, aimer.
9
199d, trad. L. Robin :… dis-moi ceci encore : Cette nature est-elle telle que l’Amour » soit
amour de quelque chose, ou n’est-il amour de rien 199e, trad. L. Robin : L’Amour n’est-il
amour de rien, ou l’est-il de quelque « chose »
10
200a, trad. L. Robin : Mais tout ce que je veux savoir de toi, c’est si ce dont l’Amour est
amour, il en a, ou non, envie. Hé ! absolument. – Est-ce pendant qu’il est en possession de ce
dont il a envie et amour, qu’il en a conséquemment envie et amour ? Ou bien est-ce pendant
qu’il ne l’a pas en sa possession ? – Pendant qu’il ne l’a pas, la chose est au moins
vraisemblable, dit Agathon.
/toiaut’ atta
estin ôn hè epithumia te kai ho erôs estin/ c’est de cette sorte
d’objets qu’il a désir <tout comme amour>. – Le texte est
assurément traduit de façon faible – /epithumei/ il désire tou
mè hetoimou – c’est à proprement parler – ce qui n’est pas du prêt-à-
porter, tou me parontos, ce qui n’est pas là, ce qu’il n’a pas, ho mè
echei kai ho mè estin autos, qu’il n’est pas lui-même, ce dont il est
manquant, ce dont il manque essentiellement <ou endeès> au
superlatif11. C’est là ce qui est par Socrate articulé dans ce qu’il
introduit à ce discours nouveau, ce quelque chose dont il a dit qu’il
<199b> ne se place pas sur le plan du jeu verbal – par quoi nous
dirions que le sujet est capté, captivé, est figé, fasciné.
Mais une chose est là faite pour nous frapper, c’est qu’ayant
introduit ce que j’ai appelé tout à l’heure ce coin de la notion, de la
fonction du manque comme essentielle, constitutive de la relation
d’amour, Socrate parlant en son nom s’en tient là. Et c’est sans doute
poser une question juste que de se demander pourquoi il se substitue
l’autorité de Diotime.
11
Nous avons inclus la citation grecque au fur et à mesure de sa traduction citée par Lacan
pour mettre en évidence la traduction qu’il en propose ensuite.
disais, mon discours est ailleurs 12, comme il13 le dit expressément. –
Ça n’est pas tellement Agathon qui est en difficulté que Socrate lui-
même. Et comme nous ne pouvons pas supposer, d’aucune façon, que
ce soit là ce qui a été conçu par Platon, de nous montrer Socrate
comme un pédant au pied assez lourd, après le discours assurément
aérien, ne serait-ce que dans son style amusant, qu’est celui
d’Agathon, nous devons bien penser que si Socrate passe la main
dans son discours, c’est pour une autre raison que le fait qu’il ne
saurait lui-même continuer, et cette raison nous pouvons tout de
suite la situer : c’est en raison de la nature de l’affaire, de la chose,
du to pragma, dont il s’agit.
Ce n’est pas dire qu’il y ait faute pour autant, puisque c’est bien
autour de l’articulation de l’Erôs, Amour et de l’erôs, désir, que va
tourner effectivement toute la dialectique telle qu’elle se développe
dans l’ensemble du dialogue. Encore convient-il que la chose soit
pointée au passage. Là, remarquons encore que ce qui est à
proprement parler l’intervention socratique, ça n’est pas pour rien
que nous le trouvons ainsi isolé. Socrate va très précisément
jusqu’au point où ce que j’ai appelé la dernière fois sa méthode, qui
est de faire porter l’effet de son questionnement sur ce que j’ai
appelé la cohérence du signifiant, est à proprement parler manifeste,
visible dans le débit même, dans la façon dont il introduit sa question
à Agathon :<199d> ?/einai tinos ho
Erôs erôs, è oudenos/ ? « Oui ou non, l’Amour est-il amour de
quelque chose ou de rien ? » Et ici il précise, car le génitif grec tinos
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201b, trad. L. Robin : Il est fort possible… que je n’aie rien entendu, Socrate, à ce dont je
parlais à ce moment-là !
13
«… comme il le dit expressément » , ou plutôt comme il le fait dire à Agathon.
14
. Epithumei, il désire, est à cet endroit traduit par L. Robin : il a envie. – 200a : Mais tout
ce que je veux savoir de toi, c’est si ce dont l’Amour est amour, il en a, ou non envie.
<de quelque chose> comme le génitif français a ses ambiguïtés :
quelque chose peut avoir deux sens, et ces sens sont en quelque
sorte accentués d’une façon presque massive, caricaturale dans la
distinction que fait Socrate : tinos peut <199d> vouloir dire : être de
quelqu’un, être le descendant de quelqu’un, ce que je te demande ce
n’est pas si c’est à l’égard, dit-il, de tel père ou de telle mère, mais ce
qu’il y a derrière.
Nous sommes sur ce plan, quand Socrate prend <la parole>, hors
du monde confus de la discussion, du débat des physiciens qui le
précèdent comme des sophistes qui, à divers niveaux, à divers titres,
organisent ce que nous appellerions de façon abrégée – vous savez
que je ne m’y résous qu’avec toutes les réserves – le pouvoir
magique des mots. Comment Socrate affirme ce savoir interne au jeu
du signifiant : il pose, en même temps que ce savoir entièrement
transparent à lui-même, que c’est cela qui en constitue la vérité.
Or n’est-ce pas sur ce point que nous avons fait le pas par quoi
nous sommes en discord avec Socrate ; dans ce pas sans doute
essentiel qui assure l’autonomie de la loi du signifiant, Socrate, pour
nous, prépare ce champ du verbe justement, à proprement parler,
qui, lui, aura permis toute la critique du savoir humain comme tel.
Ce n’est pas pour rien que j’ai employé tout à l’heure le terme de
Spaltung, terme évocateur de la refente subjective, et ce, au moment
où – ce que je suis en train d’exposer devant vous – dans la mesure
où quelque chose qui, (quand il s’agit du discours de l’amour)
échappe au savoir de Socrate, fait que Socrate s’efface, se dioecise
et fasse à sa place parler une femme. Pourquoi pas la femme qui est
en lui ?
15
Cf. Notice de L. Robin, p. VIII et sq.
Quoi qu’il en soit, personne ne conteste et certains, Wilamowitz
Moellendorff en particulier, ont accentué, souligné qu’il y a en tout
cas une différence de nature, de registre, dans ce que Socrate
développe sur le plan de sa méthode dialectique et ce qu’il nous
présente au titre du mythe à travers tout ce que nous en transmet,
nous restitue le témoignage platonicien. Nous devons toujours… (et
dans le texte c’est toujours tout à fait nettement séparé) quand on
arrive (et dans bien d’autres champs que celui de l’amour) à un
certain terme de ce qui peut être obtenu sur le plan de l’épistémè, du
savoir, pour aller au-delà (il nous est bien concevable qu’il y ait une
limite si tant est que le plan du savoir est uniquement ce qui est
accessible à faire jouer purement et simplement la loi du signifiant).
En l’absence de conquêtes expérimentales bien avancées, il est clair
qu’en beaucoup de domaines – et dans des domaines sur lesquels
nous pouvons nous, nous en passer – il sera urgent de passer au
mythe la parole.
16
Dans le séminaire suivant (IX), Lacan propose également : muthos, une histoire précise, le
discours.
17
Il s’agit de W. Granoff qui a prononcé, en octobre 1955, une conférence à la Société
Française de Psychanalyse, intitulée «Desire for children children’s desire», (Un désir
d’enfant) et dont le texte est paru dans La Psychanalyse, n° 2, 1956.
s’en détourner. La preuve, c’est que c’est autour de ces deux termes
que va se développer tout le discours de Diotime.
C’est sur ce plan que les choses s’introduisent et c’est sur ce plan
qu’elle enchaîne concernant ce que Socrate qui, à ce moment fait le
naïf ou feint <201e> de perdre son grec, lui pose la question : « Alors
si l’Amour n’est pas beau, c’est qu’il est laid ? »18 Voici en effet où
aboutit la suite de la méthode dite par plus ou moins, de oui ou non,
de présence ou d’absence, propre de la loi du signifiant (ce qui n’est
pas beau est laid), voici tout au moins ce qu’implique en toute
rigueur une poursuite du mode ordinaire d’interrogation de Socrate.
À quoi la prêtresse est en posture de lui répondre : « Mon fils »
<201e> – dirais-je – ne blasphème pas ! et pourquoi tout ce qui n’est
pas beau serait-il laid ?
18
20l-e, trad. L. Robin : Que dis-tu, objectais-je à Diotime : L’Amour est-il donc laid et
mauvais ?
comme mythe, car qui ne sait que depuis que Platon nous l’a dit,
l’Amour est fils de /Poros/, et de /Penia/.
Mais le bonheur des fêtes est justement qu’il y arrive des choses
qui renversent l’ordre ordinaire et que Poros s’endort. Il s’endort
parce qu’il est ivre, c’est ce qui permet à l’Aporia de se faire
engrosser par lui, c’est-à-dire d’avoir ce rejeton qui s’appelle l’Amour
et dont la date de conception coïncidera donc avec la date de la
naissance d’Aphrodite. C’est bien pour ça nous <203c> explique-t-on
que l’Amour aura toujours quelque rapport obscur avec le beau, ce
dont il va s’agir dans tout le développement de Diotime, et c’est
parce qu’Aphrodite est une déesse belle.
Voilà donc les choses dites clairement. C’est que d’une part c’est le
masculin qui est désirable et que, c’est le féminin qui est actif, c’est
tout au moins comme ça que les choses se passent au moment de la
naissance de l’Amour et, quand on formule que « l’amour c’est
donner ce qu’on n’a pas », croyez-moi, ce n’est pas moi qui vous dis
ça à propos de ce texte histoire de vous sortir un de mes <dadas>, il
19
Nous écrivons Aporia avec une majuscule puisque Lacan le substitue à Penia comme nom
propre.
est bien évident que c’est de ça qu’il s’agit puisque la pauvre Penia,
par définition, par structure n’a à proprement parler rien à donner,
que son manque, aporia constitutif. Et ce qui me permet de vous dire
que je n’amène rien là de forcé, c’est que l’expression « donner ce
qu’on n’a pas » si vous voulez bien vous reporter à l’indice <202a> du
texte du Banquet, vous la trouverez écrite en toutes lettres sous la
forme du développement qu’à partir de là Diotime va donner à la
fonction de l’amour, à savoir : /aneu tou
echein logon dounai/ – c’est exactement calquée, à propos du
discours, la formule « donner ce qu’on n’a pas » <202a> – il s’agit là
de donner un discours, une explication valable, sans l’avoir. Il s’agit
du moment où, dans son développement, Diotime va être amenée à
dire à quoi appartient l’amour. Eh bien, l’amour appartient à une
zone, à une forme d’affaire, de chose, de pragma, de praxis qui est
du même niveau, de la même qualité que la doxa, à savoir ceci qui
existe, à savoir qu’il y a des discours, des comportements, des
opinions c’est la traduction que nous donnons du terme de doxa – qui
sont vrais sans que le sujet puisse le savoir.
Loin d’être une rallonge, une partie caduque voire à rejeter, cette
entrée d’Alcibiade est essentielle, car c’est d’elle, c’est dans l’action
qui se développe à partir de l’entrée d’Alcibiade, entre Alcibiade
Agathon et Socrate, que seulement peut être donnée d’une façon
efficace la relation structurale. C’est là même que nous pourrons
reconnaître ce que la découverte de l’inconscient et l’expérience de
la psychanalyse (nommément l’expérience transférentielle), nous
permettent à nous, enfin, de pouvoir exprimer d’une façon
dialectique.
20
203a, trad. L. Robin : Le dieu, il est vrai, ne se mêle pas à l’homme ; et pourtant, la nature
démonique rend possible aux dieux d’avoir, en général, commerce avec les hommes et de les
entretenir, pendant la veille comme dans le sommeil. Sa traduction laisse également deux
lectures possibles.