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Ange Lepaige
On était le 13 décembre 1720. Un vent froid soufflait sur toute la lagune figée
par le gel, et les cloches de l’église de San Paterniano portèrent aux oreilles du
peuple vénitien la nouvelle de la naissance et du baptême d’un de leurs
concitoyens, sixième enfant d’une antique et noble famille patricienne,
prénommé Carlo. Les siens étaient citoyens de la République sérénissime depuis
deux siècles, mais sa lignée, inscrite aux livres de noblesse depuis la moitié du
huitième siècle, provenait d’Herzégovine et descendait des fondateurs slavo-
hongrois de Raguse.
- Venise a un nouveau comte ! s’exclama avec joie un pêcheur qui, dans
son costume traditionnel, ressemblait aux Pantalone, Brighella, Truffaldin,
Tartaglia de la commedia dell’arte.
Venise sombrait dans la décadence. Peu de mois plus tôt, la Paix de
Passarowitz avait privé la ville de la Morée. A l’exception d’Angelo Emo, qui
deviendrait quelques années plus tard l’ennemi redouté des corsaires
barbaresques qui semaient la terreur dans la Méditerranée, la ville avait perdu sa
sève, elle s’était assoupie dans la neutralité, elle était absente des lieux où se
jouait le sort des Nations. Et le peuple se réjouit de la naissance de Carlo.
Jacopo Antonio, son père, était resté l’unique représentant mâle d’une
famille jadis aisée, propriétaire de terres féodales et de maisons dans la région
du Frioul, près de la ville de Pordenone. Mais cet enfant excessivement gâté par
sa mère avait laissé péricliter le patrimoine des siens. Sa sœur, Marina, morte
veuve et sans descendance, l’avait sauvé en lui léguant ses biens. Ce n’avait été
qu’un sursis. Héritier d’une immense fortune qu’il ne se souciait nullement
d’administrer, Jacopo Antonio, qui avait épousé à l’âge de dix-huit ans Angela,
sœur du sénateur de Venise Almoro Cesare Tiepolo, se ruinait en parties de
chasse et tenait table ouverte. Toute la famille, après avoir porté sur les fonts
baptismaux le comte Carlo vieux d’un jour, s’en revint vers le palais familial, en
plein quartier de San Cassiano. Ce fut une grande fête, sous les murs ornés par
les armoiries qui représentaient un chêne et une colombe d’argent qui retenait
dans son bec un rameau d’olivier, le tout surmonté de la devise des ancêtres :
Signum pacis, " en signe de paix ". Ses deux frères aînés, Gasparo et Francesco,
et ses trois sœurs Marina, Emilia et Girolama, observaient le nourrisson. Et
chacun, comme à son habitude, se mit à versifier.
La mère de Carlo dirigeait des conversations littéraires. Tous les enfants
écrivaient et récitaient des vers, composaient des pièces de marionnettes et
jouaient des comédies sous l’œil des aïeux et des galeries de tableaux, sur leurs
théâtres particuliers.
Cette maison ressemblait à un asile de poètes, où la poésie régnait à l’état
endémique.
Dès qu’il eut atteint l’âge de six ans, la bravoure littéraire de Carlo était
déjà un sujet d’admiration. Il démontrait un goût, rare chez un enfant si jeune,
pour la comédie, la poésie et la pure langue toscane : et les adultes émerveillés
riaient à gorge déployée quand, s’accompagnant de sa guitare, il lisait à voix
haute des sonnets burlesques de condoléances, dont l’un avait été adressé par ses
soins à la veuve d’un chien.
Les années passèrent et, comme tous les vénitiens lettrés d’alors, Carlo
adolescent se plaisait à composer des recueils de poésie à l’occasion
d’événements variés tels que mariages, prises de voile, nomination aux grands
offices, mort de chats, enterrements de chiens. Sa marque personnelle frappait
de son sceau tous ces poèmes, juvéniles et facétieux.
Un jour vint où, achevée sa première instruction, Carlo désira poursuivre
ses études, comme l’avaient fait auparavant ses frères, dans le meilleur collège
de Burano. Il vit le front de son père s’assombrir.
- Ce ne sera pas possible, gémit Jacopo Antonio, sincèrement attristé.
Une même décadence avait frappé Venise, et la famille. Son père
poursuivit :
- Tu devras te contenter, mon fils, d’une petite école vénitienne, tenue par
deux prêtres.
Les grands érudits de l’époque, comme Apostolo Zeno, avaient remarqué
Carlo, lui avaient ouvert leurs bibliothèques et l’encourageaient. Il se consola :
- Soit, fit-il. Mon enfance a été une lecture perpétuelle, un immense gâchis
d’encre. Et je continuerai dans cette voie ! Comme mon frère Gasparo, qui se
jette sur sa plume dès que quelque chose va mal.
- Ah ! Luisa Bergalli fréquente de plus en plus assidûment notre palais, la
maudite poéteresse ! Dans l’une de ses comédies, sous son pseudonyme
grotesque d’Irminde Parthénide, elle loua les talents précoces du jeune Gozzi.
- Heureusement pour moi, c’est mon frère Gasparo qu’elle a en vue !
Gasparo noircissait du papier à longueur de temps pour gagner de l’argent.
L’autodidacte de génie qu’était Carlo écrivait dans l’enthousiasme créateur
d’une passion splendide et furieuse.
- J’ai lu tes Nouvelles, dit son père à Carlo. C’est excellent. Digne de
Franco Sacchetti ! J’ai adoré tes personnages sympathiques de plébéiens.
Gasparo répondait aux avances de Luisa Bergalli, qui avait dix ans de plus
que lui et à laquelle il dédiait des sérénades où il l’appelait « mon lys
amoureux ».
- « Ce sera un mariage par abstraction poétique ! » ricana Carlo.
La famille sombra dans la ruine la plus totale. Gasparo cessa très vite
d’évoquer son « lys amoureux ». Après avoir rêvé de consacrer sa vie à la
littérature, il se trouvait contraint, entre un accouchement de son épouse et un
autre, de mener la triste carrière de faquin de librairie.
Carlo Gozzi, lui, voulait vivre, et prit pour fière devise : « Ne pas être
commandé ».
Le sort le frappa. Le comte Jacopo, terrassé par une crise d’apoplexie,
resta paralytique et muet. Carlo s’exhorta:
- Démocrite et mon innocence me conseillent : ne fuis pas. Accueille avec
un sourire tes malheurs. Il ne faut pas crever. Résiste !
L’époque des railleries et des facéties, des jeux de mots, des plaisanteries
salaces, des allusions priapiques prit fin. Venise fut soudain enflammée par de
gigantesques polémiques littéraires, dont l’enjeu dépassait de beaucoup la
littérature. Le premier des combats auxquels prit part Carlo Gozzi fut celui de la
défense de Dante Alighieri.
Les adorateurs aveugles du « Progrès », les innovateurs forcenés dont
l’esprit était obscurci par les Lumières et ne daignaient écouter, en un siècle
qu’ils voulaient soumettre exclusivement à la science, que leur utopique et
totalitaire « Raison », apostrophaient Carlo Gozzi :
- Rétrograde !
Ses adversaires appartenaient un peu à tous les camps. C’était parfois des
hommes d’Eglise, ralliés aux aberrations nouvelles. L’abbé Melchior Cesarotti
tâchait maladroitement de transposer l’Iliade en vers et traduisait Ossian :
- Je donnerai des conseils à Homère et à Démosthène, se vantait-il.
Le jésuite Saverio Bettinelli atteignait à l’hystérie pure et simple :
- L’imitation des modèles antiques est un « préjugé » ! Toutes les œuvres
des auteurs anciens doivent être jetées au feu ! Les poèmes de Dante sont juste
bons à servir d’astringent ! Je suis académicien, Comte Gozzi !
- Oui… Un académicien grotesque sous des dehors pédants.
- Et vous, qu’êtes-vous donc ?
- Et si j’étais un académicien sérieux sous des dehors burlesques ?
On entrait dans les années où Venise allait se trouver divisée entre deux
partis qui se livraient une véritable guerre civile. Chacun était sommé de se
prononcer pour ou contre le drame larmoyant de l’abbé Pietro Chiari, et la
comédie bourgeoise de Carlo Goldoni.
Interpellé, Carlo Gozzi rétorquait :
- Chiari, philosophe rhétoriqueur, mélange l’ancien et le nouveau, sans
guère d’autre art que d’y choisir ce qu’il y a de plus déraisonnable dans l’un
comme dans l’autre. Il utilise les « vers martelliens » auxquels Pier Jacopo
Martello a donné son nom, une très mauvaise copie de l’alexandrin français.
- Que penses-tu de Goldoni ? Il a entrepris sa réforme du théâtre !
s’émerveillait son frère, Gasparo.
- Oui. Comme toi. Et dans les lieux mêmes que tu as abandonnés il y a
peu, tout penaud. Chiari et Goldoni s’insultent et se déchirent l’un l’autre, à
coups des pièces qu’ils mettent en scène. Je les juge tous deux ridicules et
insignifiants.
Le jour arriva où Carlo Goldoni cracha ouvertement son venin sur Carlo
Gozzi. Ce dernier sortit de sa réserve, définitivement.
Les Granelleschi, sympathiques comploteurs, se réunissaient autour de
leur secrétaire Sebastiano Muletti, à l’Auberge du Pèlerin, dont ils avaient fait
un véritable théâtre comique. A l’heure où l’auberge fermait ses portes, ils
s’éparpillaient à l’aube à travers les ruelles de Venise en consacrant des odes à
la défense du bon goût, et chantant à tue-tête :
- Contre la corruption du siècle, à visage découvert, nous chercherons le
martyre !
- Infecte chimère ! Le monde est gâté par toi, imposteur, par ta corruption
des bonnes études et des bonnes mœurs. Tes quatre bouches ignorantes,
contradictoires, mensongères, pernicieuses, avilissent tout doucement le
caractère de la noblesse puisque tu t’arranges pour que les nobles servent à la
partie ridicule de tes saletés, tandis que les défenseurs de l’héroïsme sont, sous
ta plume, des bouffons.
Ainsi le « Solitaire » Carlo Gozzi apostrophait-il Goldoni, l’accusant
d’écouter aux portes et d’enregistrer dans un dîner les propos de deux nobles,
afin de s’en servir dans ses comédies pour exciter la plèbe.
La querelle, entre les deux hommes, devint épique. Le libelle était un
genre à la mode. Quelqu’un faisait remarquer :
- Gozzi déteste, chez Goldoni, la copie plate de la Nature.
- Surtout, rétorquait un autre, il est étranger à l’esprit du théâtre bourgeois.
Goldoni est un bourgeois, représentant de la classe moyenne. Il écrit
bourgeoisement, prosaïquement, pour les bourgeois. Ses personnages sont réels
et envieux. Gozzi est un aristocrate, un poète, et il défend la poésie populaire.
Ses héros sont tragiques, irréels, ironiques. C’est pourquoi ils me plaisent.
C’était à cause de Goldoni qu’Antonio Sacchi, le plus grand acteur italien
du dix-huitième siècle, avait dû quitter Venise. Carlo Gozzi reprochait à Goldoni
de tuer, par sa réforme du théâtre, la comédie improvisée et les masques de la
commedia dell’arte.
L’actrice Irene Chiellini s’exclama:
- Or, si Carlo Gozzi a un amour, c’est celui pour les Masques !
A la fin de 1758, si Antonio Sacchi mit enfin un terme à sa longue errance
entre Saint Petersbourg et Lisbonne et revint à Venise, accompagné de sa troupe
unique au monde et dans l’Histoire, ce fut à la demande pressante de Gozzi.
Antonio Sacchi, né le 3 juillet 1708, avait commencé sa carrière comme
chanteur à l’opéra de Florence. En 1738, il était apparu pour la première fois sur
scène, au sein de la troupe de G. Imbro, et avait connu Goldoni. Celui-ci avait
écrit pour lui plus d’un scénario mais avait parfaitement méconnu ses
extraordinaires qualités. Sacchi avait l’imagination vive et brillante. Sur la
scène, par ses saillies nouvelles et ses reparties inattendues, il donnait un air de
fraîcheur à tout ce qu’il jouait. On reconnaissait dans ses impromptus des
pensées de Sénèque ou de Cicéron.
-Ah ! ajouta la même gracieuse demoiselle que précédemment, oui ! Quel
superbe improvisateur, acrobate, équilibriste et acteur que notre Sacchi !
Gozzi, défenseur de la comédie traditionnelle, savait que Sacchi était le
plus prodigieux des Arlequins :
- Que revienne Sacchi! Qu’il coure à notre aide! Nous avons tous le
visage assombri par l’ennui. On nous a gavés, avec un entonnoir, de ces œuvres
modernes qui se prétendent réglées et pures. Quand reviendra Sacchi, tous iront
le voir jouer comme on va à un banquet. Tous riront, tous lui diront : « Mais
pourquoi t’étais-tu enfui ? »… Les pédants et tant de sots nous gâchent l’air, ils
nous ont coupé la respiration !
- C’est certain, reprit Irene Chiellini, quand Gozzi met à mal Goldoni dans
des pièces intitulées Les sueurs d’Hyménée ou Les épouses reconquises, ou à
travers mille sonnets satiriques, il redevient l’enfant qu’il a été. Le petit garçon
vénitien qui jouait autrefois des rôles de paysans et de soubrettes n’est pas mort.
Gasparo Gozzi, le frère de Carlo, était de l’avis presque général d’une
désolante et léthargique neutralité. Il déclarait, en privé :
- Goldoni est un mauvais auteur de comédies.
- Mais alors, l’interrompait Carlo, pourquoi le loues-tu platement dans tes
articles? Ta pleutrerie me répugne.
Goldoni avait eu avec Chiari un conflit de rivalité littéraire, pour ne pas
dire commercial. Ils étaient d’une surprenante fécondité. Tant de rapidité dans la
composition les avait rendus indûment souverains du théâtre. Personne ne peut
dire combien de temps aurait duré leur empire si Gozzi, fatigué par le déluge de
leurs extravagances, ne les eût terrassés. Les deux, attaqués de toutes parts,
serrés de près, jugèrent prudent de suspendre leur animosité réciproque et de
signer une paix séparée, enfin de s’allier contre le jeune comte qui s’était promis
de dessiller les yeux aux Vénitiens.
Il fallait qu’arrive ce qui devait arriver et que, à la fin, Carlo Gozzi et
Goldoni se battent en « duel » sous les yeux du juge suprême, le peuple, sur la
scène des théâtres. Ils se rencontrèrent:
- Je n’ai rien à dire de l’abbé Chiari, sinon que ses pièces sont encore
inférieures aux vôtres, dit Carlo Gozzi. Vos pièces ne sont que des farces et des
tissus de puérilités absurdes.
Goldoni pâlit :
- Mais elles sont reçues avec les plus grands applaudissements.
- Etant sans génie et sans lettres, vous n’avez pas fait une seule pièce qui
puisse soutenir la critique.
- Ne vous en déplaise, Comte Gozzi, l’admiration des Vénitiens à mon
endroit a été exaltée jusqu’à l’enthousiasme quand on a appris les louanges que
M. de Voltaire m’a prodiguées.
Ils se chargèrent vigoureusement. Dans la chaleur de l’altercation,
Goldoni jeta à son impitoyable critique :
- Il est aisé de trouver des défauts dans mes comédies, mais je vous prie
d’observer que la grande difficulté consisterait dans la composition, par vos
soins, d’un drame.
- Il est réellement facile, en effet, de trouver des défauts dans vos pièces
de théâtre. Il me sera plus facile encore d’écrire des comédies propres à plaire et
à charmer la nation vénitienne. Je ferai courir tout le peuple de Venise pour voir
une fable théâtrale que j’intitulerai: L’amour des Trois Oranges.
- Je vous défie de faire ce que vous avancez.
- Accordez-moi quelques jours pour écrire ma pièce.
- Vous êtes jaloux de mon succès, qui est la preuve de mon talent. Faites
mieux que moi.
Le défi était lancé.
Gozzi appela à son aide Antonio Sacchi et sa troupe d’acteurs. Il allait
ainsi faire vivre ces comédiens que Goldoni avait précédemment ruinés et
contraints à l’exil par ses prétendues innovations.
Humoriste, satiriste, polémiste, Gozzi allait se révéler auteur dramatique.
Les jeunes dames de la ville étaient en joie :
- Qui aurait imaginé que, de cette conversation entre Carlo Gozzi et
Goldoni, allaient naître dix chefs-d’œuvre du théâtre de tous les temps ?
- Gozzi tint parole ! Sa comédie en cinq actes, L’amour des trois oranges,
fut écrite. Elle a été jouée la semaine dernière. J’y étais ! Les trois belles
princesses nées des oranges enchantées ont attiré un immense concours de
peuple au théâtre de Sant’Angelo.
- Ni Goldoni, ni Chiari ne s’y trouvent épargnés, n’est-ce pas ?
- En effet. Gozzi a découvert le moyen d’insérer à sa pièce la plupart de
leurs absurdités, en les exposant à la dérision publique.
Les Vénitiens oublièrent les bruyantes acclamations avec lesquelles ils
avaient salué les pièces de Goldoni et de Chiari. Ils rirent de tout leur cœur des
ridicules dont Gozzi les recouvrait. Ils applaudirent avec force L’amour des trois
oranges, une allégorie oratoire riche en bouffonneries de masques. Il y eut sept
représentations successives, malgré les efforts des partisans de Goldoni pour la
faire « tomber ». Ce succès encouragea Gozzi à persévérer dans cette voie. Carlo
Gozzi, qui mériterait bientôt le surnom de Vendéen de Venise, avait décidé de
rester fidèle à ses racines et à sa patrie, alors que Goldoni était un corrupteur du
théâtre italien et qui imitait le goût français de l’époque jusque dans la forme.
Gozzi était dans la force de l’âge et de son génie et composa, entre 1761
et 1765, ses dix « Fables théâtrales ». La troupe d’Antonio Sacchi, ultime acteur
italien accompli de l’époque, capable d’approprier les maximes des grands
hommes à la simplicité des gens du peuple, était à son apogée.
La jeune actrice Irene Chiellini, épouse fidèle du Brighella d’Anastasio
Zannoni, était une jeune femme d’une extraordinaire beauté, fameuse pour ses
robes toujours pourpres. Elle ironisa:
- Gozzi refuse encore une fois d’être un homme de lettres stipendié.
Fièrement décidé à demeurer totalement étranger à toute mentalité marchande, il
a fait don à la troupe d’Antonio Sacchi de ses comédies. Goldoni, lui, les vend et
cherche à les monnayer.
- Rappelle-moi les titres des pièces de Gozzi ? lui demanda l’actrice et
astrologue Sarina Barbieri.
- Le dimanche 25 janvier 1761, à la fin du Carnaval, ce fut L’amour des
trois oranges, au théâtre de San Samuele. Et puis Le Corbeau, et Le Roi Cerf,
ensuite Turandot, la fantastique Femme Serpent, et Zobéïde, et Les gueux
heureux, et Le Monstre bleu, et L’oiseau vert, enfin Zeïm roi des génies.
- Quels titres enchanteurs! Ces fables de Gozzi, dans leur séduisante
légèreté et leur profondeur innocente, sont-elles comme on le dit une
réhabilitation de son enfance?
- Davantage. Une réhabilitation de l’enfance du monde. Oui, conclut Irene
Chiellini, la vérité est qu’il s’est agi de dix formidables coups de génie, en cinq
ans !
- Que disent les journaux ? demanda Irene Chiellini.
- Les chroniques rapportent que les pièces de Gozzi font « pleurer et
rire », lui répondit Sarina Barbieri.
Les deux amies se mirent à deviser avec gaieté. Elles convinrent de ce que
les œuvres du comte Gozzi étaient riches et complexes. Mille récits y étaient
emmêlés dans une seule action, et s’y organisaient autour d’une intrigue
centrale.
Traitant de l’amitié, de l’amour fraternel, de l’abnégation, Le corbeau
proposait une sagesse de bon sens et introduisait dans la dramaturgie italienne
des passions extrêmement fortes. Le Roi cerf, d’inspiration persane, commençait
par un merveilleux prologue où « l’historien de place » Cigolotti était joué par
Anastasio Zannoni, l’un des meilleurs acteurs d’Antonio Sacchi. Intrigues de
cour, faux courtisans, honnêtes hommes de palais y étaient mis en scène.
- Ainsi que La Femme serpent, se réjouit avec sa naïveté naturelle Irene
Chiellini, cette oeuvre est pleine de métamorphoses, de sortilèges, de jeux
scéniques. Le féerique y prédomine!
- Oui ! Ces spectacles sont une des singularités de la nation italienne ! lui
rétorqua Sarina Barbieri.
Turandot, cette fois sans aucun élément de machinerie - ni fantastique, ni
charmes, ni transformations - connut une immense fortune, sept soirées de suite.
Zobéïde, de par son titre même, était une caricature des mauvaises tragédies.
Dans cette émouvante allégorie consacrée à la nécessité de l’obéissance, la
loyauté s’opposait à l’hypocrisie. Les gueux heureux, une pièce écrite à la façon
de Turandot, était riche en allusions sur les monarques de l’époque et décrivait
un royaume rendu malheureux par ses mauvais ministres.
Tandis que Goldoni essuyait une série d’échecs avec des canevas de
commedia dell’arte d’abord destinés à la Comédie italienne de Paris, les
dernières fables théâtrales de Gozzi marquèrent un retour à sa manière satirique
et parodique.
Dans L’oiseau vert, enfin, Gozzi se mit en scène à travers le personnage
de Calmon, le philosophe-statue prônant une sagesse intemporelle de bon sens et
de mesure. Quand le personnage d’une jeune fille, Sarchè, demandait à voir une
ville, son père lui répondait:
- Quarante mille personnes qui s’embrassent et trahissent. Trois mille
voleurs qui te prendraient jusqu’à ta chevelure. Huit mille qui maudissent le
gibet qui les empêche d’assassiner selon leur volonté philosophique. Et cent
pauvres vieux qui, pour être sages, paraissent ridicules. Voilà une cité, ma fille.
Le Monstre bleu connut quatorze représentations jusqu’au carnaval
suivant, et fut remis à l’affiche aussitôt.
Irene Chiellini reprit :
- Enorme, oui, fut le succès des aventures du prince Taer et de sa jeune
épouse Dardanè, obligée de repousser les avances de celui qu’elle croit être le
monstre bleu mais qui est en réalité son mari, contraint par le vrai monstre bleu à
se faire aimer de sa propre femme sous un déguisement…
Sarina Barbieri lança, avec émotion :
- Les pièces de Carlo Gozzi, vraiment, ce sont des tragédies en forme de
féerie.
Irene Chiellini et Sarina Barbieri, les deux actrices qui étaient amies,
continuaient à commenter l’actualité théâtrale récente de leur ville, Venise.
- L’oiseau vert, qui a eu dix-neuf représentations successives auxquelles
même les religieux se pressèrent, est extraordinairement applaudie, au moment
même où les pièces de Goldoni sont abondamment sifflées.
- Oui. Cette tragi-comédie de Gozzi, digne d’Aristophane, connaît un
succès vertigineux grâce à son caractère philosophique. C’est un pamphlet
contre les doctrines des encyclopédistes français et notamment contre l’égoïste
éclairé Helvétius, qui voit dans l’égoïsme le moteur de toute action humaine.
- J’ai adoré, dans L’oiseau vert, que Carlo Gozzi mette toutes les
nouvelles idées de la philosophie bourgeoise dans la bouche de Renzo et de
Barbarina, jumeaux nourris de rationalisme à la française et qui méprisent les
vanités mondaines…
- … Oui, tant qu’ils ne peuvent en jouir eux-mêmes!
- Zeïm roi des génies, enfin, est à la fois un conte, une satire et une
parodie. J’y ai vu la nécessité de supporter paisiblement tous les malheurs que la
Providence envoie aux hommes. Le personnage traditionnel de Pantalon y décrit
Venise qui a perdu ses vertus patriarcales sous l’influence des usages parisiens.
Les œuvres gozziennes, émouvantes, fantastiques, fantasmagoriques,
populaires, pleines de métamorphoses et de jeux scéniques qui apportaient une
véritable révolution aux techniques théâtrales, mêlaient le comique au tragique.
Elles entraînaient le spectateur vénitien, qui souffrait alors de l’atroce réalité de
sa vie quotidienne, dans un monde irréel et magique.
A l’esprit d’invention, qu’il avait au plus haut point, Carlo Gozzi joignait
la pureté du langage, la force et la hardiesse des pensées, la beauté du coloris,
l’harmonie de la versification, l’artifice de l’intrigue, la multiplicité des
incidents, la variété des décorations, et maintes autres qualités qui ne devraient
jamais manquer au théâtre.
A chacune de ces pièces, Goldoni avait certes répondu par une des
siennes. Impitoyablement, carnaval après carnaval, le succès l’avait abandonné.
Le public délaissait ostensiblement son théâtre pour aller applaudir le Comte
Carlo Gozzi.
Les contes de Gozzi, par leur traditionalisme même, apparaissaient mille
fois plus chargés de nouveauté. Les comédies de Gozzi changèrent, ou
restaurèrent tellement le goût des Vénitiens qu’en moins de deux ans, Goldoni
fut entièrement déchu des honneurs du théâtre.
Irene Chiellini apprit la nouvelle par la lecture d’une gazette:
- Goldoni a quitté Venise !
Goldoni, en effet, avait fui l’Italie pour toujours, et s’était réfugié à Paris
auprès de Voltaire. Sarina Barbieri, à son tour mise au courant, sourit:
- C’est au moment même où Goldoni est banni de sa ville que Gasparo
Gozzi, toujours à contre-temps, éprouve le besoin de publier les œuvres
complètes de l’ennemi de son frère.
- L’entreprise de Gasparo, naturellement, échouera comme les
précédentes !… éclata de rire Irene Chiellini.
Irene Chiellini constata, comme toute la ville de Venise :
- Carlo Gozzi a gagné son pari, et Goldoni a perdu.
Pour Gozzi, chasser Goldoni de Venise avait été plus qu’une gageure ou
qu’un caprice, évidemment. Loin d’être mû par l’orgueil, il l’avait été par
l’humilité. Vouloir prouver qu’une « fable de nourrices » rencontrerait plus de
succès que les pièces de Goldoni n’entrait nullement en contradiction avec le
désir de démontrer le charme de la commedia dell’arte.
Sarina Barbieri renchérit:
- Gozzi a suscité la ferveur du vrai peuple au travers d’une œuvre humble
et sublime, toute différente des écrits de Goldoni, lequel s’est montré si souvent
antipathique dans sa vie comme dans son théâtre.
Le critique littéraire italien Giuseppe Baretti, qui ce jour-là tenait
compagnie aux deux jeunes femmes, ajouta :
- Certes, Gozzi me paraît être un de ces génies faits pour produire
l’étonnement, l’admiration et l’enthousiasme. Il est, je pense, après Shakespeare,
l’homme le plus extraordinaire qu’on ait vu dans aucun siècle. Le public a
clairement dit qu’il en a assez de la peinture systématique, programmée,
conformiste, manichéenne de la société que fait Goldoni. Le public en a eu
assez des « bourgeois en lutte contre la société » de Goldoni.
- Carlo Gozzi est un défenseur des Droits que l’on ne devrait pas perdre
de vue: les droits de la fantaisie ! Entre les « antiquisants » et les
« modernistes », Carlo Gozzi s’est révélé auteur traditionnel, c’est-à-dire
partisan novateur et génial des grandeurs qui, mieux qu’anciennes, sont
éternelles. La vérité est que Goldoni a voulu détruire, et qu’il a anéanti la
commedia dell’arte.
Un partisan de Goldoni s’interposait, parfois :
- Mais Goldoni en personne l’a revendiqué, il l’a dit en ces termes : la
comédie des masques est indécente en un siècle éclairé! Goldoni se veut
« réaliste ».
- Sa décence à lui consiste à reproduire le réel. Il se plie non pas aux goûts
du peuple, mais à ceux de la bourgeoisie. Fourvoyé par les mots de « novation »
ou de « réforme » qu’il a entendus et qu’il répète, Goldoni n’a strictement rien
fondé. C’est Carlo Gozzi qui a fondé un genre nouveau, renouvelé, traditionnel!
- Les fables de Carlo Gozzi sont triviales ! reprit l’amateur de Goldoni.
- Mais le distingué Goldoni ne se contente pas de manifester un ostensible
dédain à nos compatriotes. Il se targue de passer à la postérité comme le grand
poète dramatique restaurateur du théâtre italien. Il ne l’est nullement. La plupart
de ses pièces sont inspirées du théâtre français. La vérité est que Goldoni, auteur
à gages, a laissé vingt pièces passables, et plus de deux cents médiocres, ratées,
illisibles!
Monsieur de Voltaire prit la défense de son ami :
- Goldoni a sauvé sa patrie des mains des Arlequins. Son œuvre devrait
s’appeler : l’Italie délivrée des Goths. Son nom sera immortel.
Les ultimes partisans de Goldoni exultèrent:
- Souffrez, ô mécontent Comte Gozzi, la gloire toute fraîche de notre
maître! Et taisez-vous lorsque parle l’oracle des nations!
- Carlo Gozzi, dit Irene Chiellini, a défendu une pensée, un style, une
langue.
- La question de la langue est-elle si importante ? demanda un voyageur.
- Elle est capitale : à Paris, Voltaire fait enseigner l’italien à la petite-fille
de Corneille. Et il a choisi les œuvres de Goldoni. Il n’ignore pas que ce n’est
pas seulement d’une langue que s’imprègne un enfant, mais aussi d’une
idéologie.
- En effet, confirma Sarina Barbieri, Voltaire a même écrit que la fillette,
plus que l’italien, y apprendra en même temps tous les devoirs et les leçons de la
société.
Tel fut l’âge d’or de l’aristocrate conservateur Gozzi, auteur nationaliste,
c’est-à-dire attaché à son pays natal, et vénitien, que tout opposait à un Goldoni
cosmopolite au sens littéraire et universaliste.
- Qui voit au-delà des dogmes, des clichés, des clivages obligés, reprit
Irene Chiellini, comprend que Gozzi n’est nullement réactionnaire, ou qu’il est
nettement davantage. Par son goût pour le merveilleux, le fantastique, le conte et
tout ce qui est étranger au Siècle des Lumières, Carlo Gozzi a lié son art
dramatique à la tradition, au folklore, à la comédie populaire. Respectueux de la
Tradition donc créateur de Tradition, il a été révolutionnaire en art, contre un
Goldoni réformiste et conformiste. Il ne supporte pas la laideur, l’horrible vérité
vécue des artistes sans talent. Il a élargi l’écart entre son théâtre et cette fameuse
« réalité vécue » à laquelle un Goldoni, lui, adhère de toutes ses forces. Il prend
ses distances avec la réalité.
- En un mot, conclut Sarina Barbieri, Goldoni obéit au principe de réalité.
Gozzi, lui, au principe de plaisir.
Un adversaire de Gozzi protesta vivement :
- Mais chez votre Carlo Gozzi, l’intérieur de l’humain est tenu caché !
Goldoni met l’homme au centre des choses ! Il sait que notre vie est ce que nous
en faisons !
- L’intérieur de l’humain ? Blablabla ! s’esclaffa Irene Chiellini. Qu’est-ce
que c’est donc, l’intérieur de l’humain ? La plupart du temps, cela vaut mieux.
Rabelais a écrit: Sache qu’en ce monde, il y a beaucoup plus de couillons que
d’hommes. L’homme dépeint par Goldoni, ce n’est pas l’homme tel que
l’entendaient Rabelais et Gozzi.
- Ah ! fit Sarina Barbieri, vous devriez entendre le comte Gozzi, quand il
avoue si délicieusement qu’il lui suffit de relire certains contes de fées pour se
sentir ramené aux jours bénis de son enfance!…
Parti pour la France et toujours dans l’intention d’y réformer le théâtre, le
citoyen Carlo Goldoni ne rencontra nullement le succès qu’il avait escompté
d’obtenir dans la Paris pré-révolutionnaire.
Il y mourut.
« Est-ce le vraisemblable que nous cherchons ? » s’écriaient de leur côté,
sur les scènes des théâtres vénitiens, les personnages de Carlo Gozzi.
Partout, son sens du comique avait souligné le tragique et le merveilleux.
Partout, au bas de la page sérieuse, on devinait en Carlo Gozzi le clin d’œil de
l’homme qui riait, et qui ne riait jamais sans qu’une larme d’émotion ne coule
sur sa joue.
Dix ans avaient passé, Venise avait oublié Goldoni. Les temps
changeaient. Les nuages s’accumulaient à l’horizon. C’était la fin d’un âge d’or,
celui des temps heureux où, à la fin de chaque carnaval vénitien, un banquet
nombreux réunissait chez Carlo Gozzi bien des convives et une foule d’acteurs.
Dans les salons aristocratiques, il se tenait toujours à part, préférant passer sa vie
à écrire ou en compagnie de sa véritable famille, les comédiens de la troupe
Sacchi.
Carlo Gozzi avait dépassé cinquante ans. Il devenait, de plus en plus, dans
la réalité, le Dodone della Mazza de Marfise l’extravagante. Certes, Giuseppe
Baretti le comparait à Shakespeare. Certes, le comte Francesco Albergati
Capacelli lui dédiait sa pièce Le sofa.
- Mais le public, après avoir oublié et renié Goldoni, va lui réserver peu à
peu le même sort, en cessant de le comprendre.
Irene Chiellini persiflait, corrigeant ce propos :
- Ou, plutôt, en cessant de faire semblant de le comprendre…
La ville était submergée de tracts anonymes, qui dénonçaient les amants et
les maîtresses plus ou moins imaginaires de celui-ci ou de celle-là. Gozzi avait
sa part. Un jour, on l’accusait d’être l’amant d’Antonietta Sacchi, nièce du
comédien Antonio Sacchi. Un autre, d’être l’amant de Chiara Benedetti
Simonetti, petite-fille du même Sacchi.
Irene Chiellini riait :
- On se croirait revenu aux temps des Madeleine et Armande Béjart, des
demoiselles de Brie et Duparc chères à Molière!
Que Gozzi ait été lié à Caterina Dolfin Tron (malgré les idées
voltairiennes de celle-ci et ses mœurs extrêmement libres) par un sentiment
d’amitié, c’était vrai.
Sarina Barbieri demanda :
- Mais quand donc Gozzi et elle Gozzi et elle auraient-ils été amants ?
- Les tenants de cette hypothèse utopique ont répondu : aujourd’hui, en
1772.
- Mais c’est d’autant plus insoutenable que cette année est celle où, enfin,
Caterina Dolfin Tron peut épouser son amant Andrea Tron, mariage longtemps
attendu et qui fait d’elle la « patronne » de Venise !
- L’année passée, Gozzi a tenté en vain d’engager pour la troupe Sacchi la
très belle actrice Caterina Manzoni, sortie du couvent et mariée à l’acteur
comique Giambattista Manzoni, qui brille sur la scène des théâtres.
- Après avoir songé à Regina Cicucci qui, cependant, ne plait pas au
public vénitien, Gozzi a porté à la fin son choix sur une autre actrice, Teodora
Ricci, âgée de vingt-deux ans, qui a fait ainsi son entrée dans la troupe Sacchi.
Certains la traitent de démon, ou de folle. Mais elle n’est pas laide. Ni
incompétente.
- Et elle aussi, disent les mauvaises langues, est devenue sa maîtresse.
- Mais non. Il s’est pris de pitié pour elle. C’est une orpheline de père, elle
doit entretenir sa mère qui est d’une paresse extrême, et elle vient de perdre un
enfant en bas âge.
- Pourtant, on la dit dans les bonnes grâces du secrétaire d’Etat Gratarol !
Ainsi naquit, dedans Venise, la phénoménale « affaire Gratarol », qui
devait marquer le destin de Carlo Gozzi.
Issu d’une famille noble et aisée qui avait occupé maintes charges
publiques, Gratarol avait souffert de la mort de son père, survenue quand il avait
atteint l’âge de seulement quatorze ans. Son éducation avait été confiée à Natale
delle Laste, dont le hasard avait voulu qu’il fasse partie de l’Académie des
Granelleschi. A dix-huit ans, Gratarol s’était inscrit sur les rôles de la
Chancellerie ducale de Venise. Quatre ans plus tard, il s’était marié. Un mariage
d’inclination, à l’en croire. Il avait ensuite demandé, avant le délai normalement
imparti, d’être nommé ambassadeur de Venise à Turin, ce qui lui avait été
refusé. Le poste avait été confié à un fonctionnaire plus âgé que lui.
Plus tard, aux temps où Vittorio Amadeo III était devenu Roi de
Sardaigne, il y avait été nommé premier secrétaire de l’Ambassade de Venise,
mais cela seulement grâce aux bons offices de son oncle, le puissant Procurateur
de Saint-Marc, Pietro Contarini. Pour des motifs obscurs, ou que Gratarol disait
tels, cette nomination avait été refusée par le Roi Vittorio Amadeo, qui luttait
contre les idées révolutionnaires qui étaient, en revanche, celles qu’affichait
Gratarol.
- Je me fais gloire, aimait à provoquer ledit Gratarol, d’avoir constamment
surpassé les préceptes d’une fausse morale, qui m’aurait voulu étranger aux
plaisirs. Oui, j’ai aimé et même beaucoup aimé les spectacles, les jeux, les
modes et le beau sexe. Mais l’amour des plaisirs ne m’a jamais fait oublier la
profession d’honnête homme, il ne m’a jamais distrait de mes devoirs.
Cette apologie avait pour défaut, hélas pour lui, qu’il avait été tancé à
d’innombrables reprises par le gouvernement dont il faisait partie, pour
détournement de fonds publics. Un autre ennui était que ce gouvernement, au
même moment, avait interdit les jeux de hasard. Et, surtout, que Gratarol, tout en
continuant à se prétendre amoureux de la femme qu’il avait épousée, avait
courtisé de façon publique, vulgaire et presque obscène les plus grandes dames
de Venise, ce qui lui avait valu le courroux de maints maris.
Il fréquentait les coulisses des théâtres et c’est ainsi qu’il venait de faire la
connaissance de Teodora Ricci dont on racontait qu’elle avait la manie d’exhiber
sa poitrine, que l’on disait fort belle. Au retour de Naples où, comme à Turin, au
dernier moment il avait été évincé de tout rôle politique, Gratarol avait offert à
tous les acteurs de la troupe des diavoloni, les dragées napolitaines. Teodora les
accueillit avec enthousiasme, et Gratarol s’écria :
- Je n’ai pas de dame à servir, en ce moment…
Il essayait de la convaincre de quitter la troupe de Sacchi et d’aller tenter
sa chance à Paris, chez Goldoni. Enfin, pour obtenir le cœur et les faveurs de
Teodora, il se déclara en compétition ouverte avec Carlo Gozzi, bien que celui-
ci ne fût nullement l’amant de l’actrice.
Gozzi avait dépeint Gratarol à ses comédiens tel qu’il était, un libertin
dont l’attitude, et le seul accès aux coulisses de leur théâtre, déshonorerait leur
compagnie.
Antonio Sacchi suppliait Gozzi de lui offrir sa pièce, Les Drogues
d’amour, afin de la mettre en scène lors du prochain Carnaval. Mais par simple
scrupule littéraire, Gozzi hésitait, il temporisait. A l’automne de 1776, malade et
alité, il finit cependant par céder:
- Je n’ai aucune autre œuvre véritablement achevée. Je vous donne donc
celle-ci, mais seulement parce que vous insistez.
A la troisième et dernière lecture de la pièce assistaient les meilleurs amis
de Carlo Gozzi, Paolo Balbi et Carlo Maffei ; de nombreux écrivains vénitiens,
des académiciens Granelleschi comme Andrea Comparetti et Michele Molinari ;
un des fils de Gasparo Gozzi ; et bien sûr, Irene Chiellini et Sarina Barbieri,
Teodora Ricci et les autres acteurs. Tout se passa au mieux et, le 3 novembre
1776, la pièce fut autorisée par le très bureaucratique service de la Censure
gouvernementale, en l’occurrence par Francesco Agazzi, « Secrétaire réviseur au
Tribunal contre le Blasphème », ami de Caterina Dolfin-Tron.
- Je ne sais pas pourquoi, prédit l’astrologue Sarina Barbieri, mais quelque
chose me dit que tout ceci va provoquer une nouvelle Affaire Palisot.
- L’Affaire Palisot? s’enquit Irene Chiellini, curieuse.
- Oui, du nom de cet auteur français qui, il y a une vingtaine d’années, à
Paris et avec l’aide du pouvoir royal, a ridiculisé les Encyclopédistes dans sa
pièce Les Philosophes.
- Qu’est-ce qui te permet de dire cela?
- C’est ce qu’affirme le confesseur de Teodora Ricci. Il lui a conseillé de
ne pas se séparer de Carlo Gozzi, qu’il surnomme « prodige du siècle ». Mais
elle ne l’a pas écouté. Elle est la maîtresse officielle de Gratarol, désormais.
- Oui, poursuivit Irene Chiellini, Gozzi a souvent tenté de soustraire
Teodora à l’emprise pernicieuse de Gratarol. Il l’avait avertie à plusieurs
reprises. Il a fini par rompre avec elle. Par jalousie, tu crois?
- Point du tout! s’exclama Sarina Barbieri. Quand Teodora a été la
maîtresse de l’acteur Coralli, est-ce que Gozzi a été jaloux? Pas le moins du
monde. Teodora Ricci a tenté de susciter sa jalousie, mais en vain. Gozzi a au
contraire encouragé la relation entre les deux acteurs. Tout simplement, cette
fois, le comte Gozzi n’a nulle envie de fréquenter Gratarol, même si celui-ci a
été nommé ambassadeur à Naples. Il a toujours mis en garde Teodora contre
l’emprise intellectuelle, morale et politique de ce louche personnage. Entre
Gozzi et elle, ce n’est pas une rupture sentimentale. Il renonce simplement à son
rôle de protecteur de l’actrice, dès lors que celle-ci s’affiche avec un libertin.
- Certes, mais que va-t-il se passer, maintenant? Le comte Gozzi est un
aristocrate d’antique noblesse. Le nom de Gratarol, en revanche, apparaît sur
tous les rapports de police comme celui du principal franc-maçon de la ville. Tu
sais que notre gouvernement, après avoir tenté de se montrer conciliant, est
désormais hostile à la maçonnerie. Or, Antonio Sacchi va représenter Les
drogues d’amour. Avec, comme actrice principale, Teodora Ricci, maîtresse de
Gratarol!… Quel marasme !
Teodora Ricci, dépitée d’avoir été privée de l’amitié et du soutien
artistique de Gozzi, avait d’abord tout fait pour reconquérir les bonnes grâces de
l’écrivain. Dans ce but, elle lui avait même envoyé son mari. Mais il s’était
montré intraitable.
- Comte Gozzi, vous êtes un Don quichotte moral! lui avait-elle lancé.
Ensuite, l’actrice avait couru se réfugier auprès de son amant, le galant
Gratarol.
- Aidez-moi à me venger de Gozzi, l’avait-elle supplié. Dans Les Drogues
d’amour, il vous ridiculise sous les traits les plus antipathiques!
Gratarol lut la pièce à son tour, mais ne s’y sentit pas attaqué le moins du
monde. Le scandale, cependant, pouvait commencer. Moins d’une semaine
après, toute la ville de Venise amplifiait la rumeur que l’actrice avait elle-même
lancée. C’était une impitoyable machine d’illusion qui s’était mise en branle.
Les aristocrates et les plébéiens, les journalistes et les commères cancanaient:
- La pièce de Carlo Gozzi, Les Drogues d’amour, met en scène et
caricature le Secrétaire d’Etat Gratarol, sous les traits du personnage de Don
Adonis.
Gozzi haussa les épaules. Il avait la conscience tranquille. Sa pièce était
inspirée du théâtre espagnol. Il l’avait écrite avant que Gratarol ne devienne
l’amant de Teodora. Et puis, dans le passé, il avait souvent décrit des
personnages de fats. Gratarol, pensait Gozzi, était sûrement si attaché à la liberté
d’expression qu’il ne pourrait pas être assez sot pour prétendre lui interdire de
mettre en scène, au théâtre, un personnage grotesque.
Alors un coup de tonnerre retentit dans le ciel de Venise.
A l’improviste, quelques jours plus tard, à la surprise générale, c’est
Gratarol en personne qui entreprit des démarches insanes auprès de la Justice,
exigeant que le gouvernement relise attentivement Les drogues d’amour, dans
l’intention bien arrêtée de faire censurer la représentation de la pièce. Cette
requête était un événement parfaitement inhabituel, une procédure anormale, car
le principe en vigueur était que « la magistrature ne pouvait faire erreur ». Il
fallait un fait nouveau pour qu’une pièce soit reconsidérée. Ici, le seul fait
nouveau consistait dans les ragots de Teodora Ricci et dans la plainte déposée
par un fonctionnaire aussi considérable que Gratarol.
La situation était explosive. Un vrai nœud gordien. Caterina Dolfin Tron,
accusée par beaucoup, et à tort, d’être une ancienne maîtresse de Gozzi, était
l’épouse de l’homme le plus puissant de Venise, membre du gouvernement et
lui-même, secrètement, franc-maçon de rite écossais. Elle était l’ennemie de
Gratarol, autre membre du gouvernement, qui avait cherché à la séduire, l’avait
bafouée et avait déserté son salon pour devenir l’amant de Teodora Ricci, autre
maîtresse supposée, et contrairement à toute véracité, de Gozzi.
C’était de la part de Gratarol une colossale erreur que d’avoir lui-même
attiré l’attention de ses ennemis à lui, sur la pièce de Carlo Gozzi.
Carlo Gozzi, Irene Chiellini et Sarina Barbieri prirent à leur tour le chemin
du théâtre et s’installèrent tous les trois dans la loge réservée à l’auteur. Le
rideau se leva. Ce soir-là, Gozzi eut la surprise de constater que, sur la scène, ne
se trouvait nullement un acteur interprétant son personnage de Don Adonis, mais
une copie conforme de Gratarol…
Le public, ravi par cette bonne blague, s’égosilla en bravos pendant une
heure entière. Quant au véritable Gratarol, il avait été contraint de s’enfuir, sous
les huées et les quolibets. Dès le lendemain matin, il se précipita en écumant de
rage au tribunal, prétendant découvrir dans Les drogues d’amour des allusions
compréhensibles à lui seul. Le tribunal le débouta vertement. Le seize janvier,
sans s’annoncer, il courut frapper à la porte de Gozzi. Les Drogues d’amour
avaient déjà eu quatre représentations nouvelles, deux mille spectateurs par soir.
Le menu peuple de Venise avait rebaptisé l’œuvre : « la comédie du Gratarol ».
Les amis de jeunesse de Carlo Gozzi, les fidèles Paolo Balbi et Carlo
Maffei, assistèrent aux rencontres entre les deux adversaires.
- J’exige, comte Gozzi, que vous retiriez votre pièce ! Vous aurez mon
suicide sur la conscience ! se mit à hurler le franc-maçon, dépité.
- Calmez-vous, Gratarol. Je peux vous promettre de retrancher ce qui vous
blesse, mais je ne vous ai pas caricaturé.
- Et je vous interdis de devenir l’amant de Teodora !
- Mais si j’avais voulu le devenir, je ne vous aurais pas attendu, mon cher
Gratarol. Le hic est que je n’en ai jamais eu nulle intention…
Quand Gozzi implora qu’il soit demandé à Sacchi d’interrompre les
« Drogues d’amour », Francesco Sagredo, sénateur de Venise et chef du
Tribunal suprême, le glaça:
- Votre pièce, comte Gozzi, ne vous appartient plus. Il est de l’intérêt du
gouvernement qu’elle continue à être jouée. Je vous ordonne de poursuivre les
représentations. Si vous vous opposez, vous serez jeté en prison. Aux Plombs !
Dans l’espoir que la cinquième représentation n’ait pas lieu, Teodora
Ricci fit semblant de se casser un pied. Le gouvernement intervint afin qu’Irene
Chiellini prenne sa place puis, le subterfuge aussitôt découvert, Teodora fut
emmenée chaque soir jusqu’au théâtre, entre deux gendarmes.
Gratarol, montré du doigt dans les rues, devint haineux. De dépit, il
déchira publiquement sa robe rouge de Secrétaire du Sénat. Cet outrage à l’Etat
fut le premier d’une longue série. Il s’enferma chez lui et envoya à Gozzi mille
lettres haineuses de menaces. L’une d’elles fut interceptée par un espion du
gouvernement qui n’était autre que Casanova. Il fut enjoint à Gratarol par le
Tribunal de rétracter ses menaces. Il feignit de se repentir. Mais Gozzi, face au
Grand Inquisiteur Paolo Renier puis à Caterina Dolfin-Tron, se heurta à la même
volonté :
- La pièce doit continuer à être jouée.
Gratarol et Gozzi ne se saluaient plus. Gratarol par orgueil. Gozzi, tout
bonnement, sur ordre formel de la magistrature…
Ce fut aussi cette année-là qu’Irene Chiellini fit ses adieux au théâtre. Ces
adieux eurent lieu deux soirs de suite.
Le premier, elle fut la plus admirable des Turandot. Il n’était nul habitant
de la Sérénissime qui ne connût par cœur l’intrigue de la pièce. Un inconnu
appelé le Prince Calaf, fils du roi des Tartares Timur, réussissait à résoudre les
trois énigmes que Turandot, la fille bellissime d’Althoum l’Empereur de Chine,
soumettait à qui lui demandait sa main. Tous ceux qui n’avaient pas su répondre
se voyaient condamnés à mort, et les murailles de Pékin se hérissaient de leurs
têtes décapitées. Or le prince exilé, Calaf, avait su donner à Turandot la solution
des trois mystères. La princesse était envahie par une colère immense. Et, tandis
que Pantalon, secrétaire de la Cour chinoise, continuait à parler en dialecte
vénitien avec le Grand Chancelier Tartaglia et l’eunuque Truffaldino sous le ciel
de Pékin, voilà que Calaf promettait à Turandot de ne pas l’épouser si elle se
montrait capable de deviner son identité. Jusqu’au moment où il finissait par la
révéler, involontairement, à l’esclave Adelma qui, amoureuse de lui, cherchait à
empêcher son mariage avec la jeune princesse chinoise. Irene Chiellini avait été
sublime dans les dernières scènes, lorsque Turandot, bien qu’ayant su dire à
Calaf son nom, l’épousait. Car elle l’aimait.
Le second soir, en revanche, Irene Chiellini brilla dans « L’amour des
trois oranges ». Le Prince Tartaglia mourait, hypocondriaque, pour une
indigestion de mauvaise poésie dont avait voulu l’empoisonner Léandre, amant
de Clarice qui désirait prendre la place de Tartaglia après la mort de celui-ci.
Tartaglia échappait à la mort par la grâce d’un éclat de rire dont il était secoué
en apercevant la fée Morgane, qui le maudissait : il ne pourrait vivre en paix
qu’après avoir trouvé les trois oranges, d’où allaient naître trois jeunes filles de
toute beauté. Tartaglia et Truffaldino se mettaient alors à la recherche et à la
conquête des trois oranges. Ils trouvaient, dans la première, malgré les
incessants sortilèges lancés par Morgane, la merveilleuse Ninetta, interprétée par
Irene Chiellini.
Dans le public se coudoyaient aristocrates, jésuites, usuriers, libertins,
francs-maçons, nobles ruinés, des politiciens corrompus et même quelques
autres intègres, castrats et soubrettes. Carlo Gozzi, lui, ressemblait à un général
à la parade passant en revue, avant la dernière bataille, ses soldats. Un prêtre se
pencha vers l’écrivain :
- Au milieu de la décadence, cher Gozzi, à l’aube du déclin de
l’aristocratie comme des traditions populaires et paysannes, vous nous offrez la
grâce d’un dernier instant de bonheur.
Irene Chiellini, après avoir démontré son talent et fait ainsi ses adieux au
public dans « Turandot » et dans « L’Amour des Trois Oranges », avait été
littéralement submergée par les roses blanches dont les spectateurs l’avaient
recouverte.
Ces deux soirs-là, tout le public la chérissait.
Quand les lumières se furent éteintes et que l’on retraversa Venise, sous la
pleine lune d’un soir d’été, chacun avait encore au fond des yeux les merveilles
scéniques de « L’Amour des Trois Oranges ».
Sarina Barbieri se pencha au bras de Gozzi :
- Regardez ! lança-t-elle. On dirait vraiment que, ce soir, vont surgir de la
nuit un bel oiseau vert, ou un corbeau, ou un roi cerf, toutes les figures, tous les
personnages vêtus de cartes à jouer, tous les animaux dont sont peuplées vos
fables à travers mille métamorphoses et transformations. Oui, j’ai l’impression,
vraiment, que de l’une ou l’autre des ruelles de Venise va nous apparaître
soudain pour se mettre à gambader gaiement, ce bouffon irrésistible de
Truffaldino…
Gozzi la remercia, ému jusqu’au fond du cœur. Il eut aussi de douces
paroles pour Irene Chiellini. Mieux que toutes les autres actrices, elle avait su
pénétrer son esprit et sa psychologie. C’était aussi grâce à Irene que Gozzi aurait
ainsi laissé quelque trace dans le cœur des Vénitiens et de la postérité, et le
souvenir d’une dernière tentative pour sauver la beauté.
- C’est la nostalgie, fit Gozzi, qui inspire toujours les sursis. Ce sont les
défenses ultimes et désespérées des derniers carrés qui, depuis les temps de
l’Antiquité romaine, sont les plus belles.
Sarina Barbieri reprit :
- Au sein de cette longue, pesante et obscure patience qu’est souvent la
vie, traversée parfois par les pépites d’or des instants solaires, ces instants qui
coûte que coûte auront été, et que rien ni personne ne pourra effacer, nous
aurons fait notre possible, n’est-ce pas ?
- Oui, répondit Gozzi. La vraie vie a pour domaine quelques émotions, de
plus en plus rares au fur et à mesure que le temps passe, et entre lesquelles
s’étendent ce que l’on appelle la vie. Une émotion, c’est un déchirement. Il
faut… Il faut attendre la prochaine, alors. Et le plus profond chagrin est peut-être
de savoir, dans la lucidité de ceux qui ont perdu l’innocence mais pas sa
nostalgie, que l’émotion, demain, s’enfuira encore plus rapidement. Il m’est
doux de penser que, demain, il se trouvera encore des jeunes gens et des jeunes
filles dont le cœur battra la chamade pour un rien. Et pour tous les riens qui, un
jour, auront constitué notre existence.
- Le plus merveilleux, ajouta Irene Chiellini, est que même si l’Eglise est
tentée, ces temps-ci, de faire interdire les applaudissements au théâtre, nous
avons fait résonner l’éternel rire de Truffaldin.
- Oui, convint Gozzi. Dans les temps de décadence, le seul moyen de
rester noble et intègre est de tourner le dos, en apparence, à l’avenir.
- Mais quelle espèce de grand homme fut donc Gratarol ? Quel pseudo-
martyr de la liberté fut-ce donc là ? s’émerveillait Irene Chiellini.
- Ainsi vont les réputations, en ce monde, lui répondit Carlo Gozzi avec
beaucoup de douceur et de résignation amusée. Nos compatriotes, qui parlent
tant de mémoire, ont la mémoire très courte. Ils ont oublié que Gratarol était un
haut fonctionnaire de l’oligarchie. Que cette oligarchie, il n’hésitait pas à la
tromper. Et que cela ne l’empêchait pas, quand il en avait besoin, de faire appel
à ses tribunaux. Ils ont oublié que Gratarol, tout en quémandant de hautes
nominations politiques, menait son existence entre les prostituées et les usuriers.
Ils ont oublié que Gratarol, qu’ils appellent aujourd’hui « témoin de ’honneur »,
s’était exilé en abandonnant et sa femme, et ses dettes, pour s’embarquer à
destination de Madagascar avec des aventuriers apatrides, les Adelsheim, et un
filou bigame, Beniowsky, afin de mener avec eux des entreprises colonialistes et
de contrebande.
- Je suis effarée, reconnut Irene Chiellini.
Il y avait de quoi. Les amis de Gratarol écrivaient et hurlaient, partout et
dès qu’ils le pouvaient, des discours de haine :
- Gratarol, qu’il nous soit permis de le dire, était un surhomme. Puisse le
souvenir de Gratarol réveiller toujours davantage l’horreur de l’aristocratie et
l’amour de la démocratie dans les esprits d’un peuple auquel nous avons indiqué
la nature de ses véritables intérêts. Puisse le souvenir de Gratarol amener les
représentants du peuple à un acte de justice grand et lumineux contre l’ex-comte
Gozzi.
Les mêmes amis de Gratarol avaient adressé à Bonaparte, général en chef
des armées d’Italie, une supplique officielle où on lisait notamment: « La
mémoire d’un grand homme, Gratarol, fameux pour ses mérites comme pour ses
malheurs, veut être vengée par le héros et libérateur de l’Italie. Gratarol, homme
illustre entre tous, fut victime de Carlo Gozzi. Gratarol fut contraint à
abandonner sa patrie, ses parents et à aller chercher sous d’autres cieux un
refuge, parce qu’il avait été victime de l’oppresseur Carlo Gozzi. Nous vous
demandons justice, général Bonaparte, car vous accomplirez ainsi un acte par
lequel vous marquerez l’époque de la régénération de Venise, en augmentant la
gloire de celui qui a restitué à l’Italie les droits de l’homme et du citoyen ».
Le futur Napoléon ne daigna évidemment pas répondre à cette requête
absurde et à cette phraséologie grotesque. Il ne leur accorda pas la moindre
attention.
- Les amis de Gratarol, constata amèrement Irene Chiellini, se targuent
d’être les seuls démocrates qui aient le droit de vivre. Ils manigancent afin
d’établir leur tyrannie occulte, une tyrannie que l’on aurait pu espérer déracinée
sous un gouvernement démocratique.
Et le Comte Gozzi, qui avait quatre-vingts ans et avait été abandonné par
tout le monde à l’exception de ses amies Irene Chiellini et Sarina Barbieri,
dressait fièrement la tête, fidèle à son surnom : Vendéen de Venise. Il le méritait
amplement.
La situation était grave. Au même moment, en France, toute
représentation théâtrale avait été interdite, si elle n’était pas précédée de
l’exécution de La Marseillaise. Sous la Terreur, à Paris, des dizaines d’artistes
avaient été emprisonnés, pour n’être relâchés qu’après avoir prêté serment de
faire preuve de républicanisme dans leur art.
Gozzi avait beaucoup à craindre, même pour sa vie. Jadis, les amis de
Gratarol avaient volontairement fait brûler dans un incendie l’Arsenal de Venise.
Ils avaient agressé physiquement Vitalba, l’acteur qui jouait Don Adonis dans
les Drogues d’amour. Paradoxes de l’Histoire. Tels furent les hasards qui
conduisirent du moins le Vendéen de Venise à publier ses mémoires, qui étaient
aussi un chef d’œuvre de la littérature de tous les temps, précisément sous le
gouvernement révolutionnaire français.
- Quelle contradiction ! lui criait-on au visage.
- Je n’aurais pas demandé mieux, hier, que de jouer sur la scène des
théâtres les Doges, le Conseil des Dix, l’inquisition politique, et tous les
trafiquants orgueilleux du Livre d’or…
- Alors, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
- Un détail semble vous échapper, jeunes gens. Une petite difficulté m’a
retenu, oui. C’est qu’au premier mot un peu hasardé, on m’eût étranglé, à
soixante pieds au-dessous du sol, ou donné en pâture aux terribles moustiques
qui infestent les Plombs, la prison du Palais ducal. Voyez-vous, le gouvernement
oligarchique, toute ma vie durant, ne m’a abandonné que deux ennemis : le
mauvais goût en littérature, et le débordement des mœurs. J’ai abattu le premier,
à mon époque.
Un aristocrate proche du peuple, à la fois conservateur et révolutionnaire
en art, tel avait été Gozzi. Loin de rester indifférent à la décadence de
l’oligarchie, il avait essayé de corriger son esprit, et donc de lui rendre des
forces spirituelles et traditionnelles. Il avait pu tourner en dérision les travers et
les faiblesses de l’aristocratie sans être un jacobin, comme il pouvait désormais
donner l’impression de flatter les démocrates sans être l’un d’eux. En 1797, la
démocratie eût été en contradiction avec ses propres principes en le condamnant
au silence.
- Je vous aime beaucoup, disait Irene Chiellini, rougissante.
- Voyez-vous, si la nature avait voulu faire de vous une femme à la mode,
elle aurait dû faire de vous une destructrice de tout ordre établi, une caricaturiste
de toute volonté noble, une sophiste systématique, une excellente voleuse. Vous
êtes tout le contraire. Nous portons de la sympathie aux mêmes grands hommes.
C’est pour vous aussi que j’écris. Parce que la littérature est le meilleur opium
contre les maux de ventre, et par insolence démocratique!
Gozzi se plaisait à un subtil et délicieux jeu de mots, rendu aisé par la
langue italienne, de telle sorte qu’on ne savait jamais, quand il prononçait avec
emphase le mot « démocratique », parlant tantôt de « son rire démocratique »,
tantôt de ses « démocratiques impressions », tantôt de son « caractère
démocratique », il se référait à la démocratie ou au philosophe Démocrite…
L’oligarchie vénitienne avait été renversée. Qu’elle ait été plus ou moins
contestable, au fond, n’avait guère d’intérêt aux yeux de Gozzi. Il avait aimé le
peuple de sa patrie, il avait lutté pour les droits de la beauté, les droits de l’art,
les droits de la fantaisie.
- Je m’amuse, reconnaissait-il volontiers, de voir que les jacobins
exhortent Bonaparte à s’ingérer dans les affaires vénitiennes. L’oligarchie, au
moins, était vénitienne, pas étrangère. Il m’est curieux d’entendre nommer
Bonaparte, qui nous occupe militairement, libérateur.
Le 17 octobre 1797, fut signé le Traité de Campo Formio. La France reçut
les îles ioniennes, la Romagne, Modène, la Lombardie, tandis que l’Empereur
d’Autriche héritait de tout le territoire vénitien au-delà de l’Adige, de l’Istrie, de
la Dalmatie, des bouches du Cattaro.
Ainsi Ugo Foscolo, secrétaire du gouvernement provisoire, avait-il
vainement déclaré son intention de poignarder Bonaparte si celui-ci avait détruit
l’indépendance au profit de l’Autriche. C’était fait : ce jour-là, la Sérénissime se
voyait bradée et soumise aux Autrichiens.
De nouveau, les cartes changèrent. Les vrais patriotes vénitiens, dont il
était évident que les amis du défunt Gratarol ne faisaient point partie, furent
indignés et se répandirent en imprécations contre Bonaparte, qui les immolait et
les sacrifiait de cette façon. Ils donnèrent même alors quelques preuves, tardives
et sporadiques, de leur attachement à leur patrie.
Le Lion de la Basilique de San Marco avait été envoyé aux Invalides, à
Paris. Bonaparte, qui, toujours à en croire les amis de Gratarol, avait restitué à
l’Italie les droits de l’homme, déclara au secrétaire de la légation française, le 26
octobre :
- Les Vénitiens sont des couards, des hypocrites, des hommes indignes de
vraie liberté. A l’exception d’un seul, le comte Gozzi. Celui-là avait annoncé et
témoigné, depuis longtemps, de la crise politique et historique de sa ville.
Dès lors qu’elle était vouée à la domination autrichienne, plus encore qu’à
la domination française, Venise perdit la gloire qu’elle avait elle-même
irrémédiablement corrompue et viciée. L’ancien et dernier Doge de Venise, cette
fois, s’était évanoui de terreur aux pieds de l’officier autrichien auquel il devait
prêter serment d’obéissance… Gozzi se désola :
- Voilà que s’écroule le songe de l’impossible démocratie…
C’est donc désormais sous le régime autrichien que Gozzi connut encore
une fois, comme dans sa jeunesse lors de la ruine de sa famille, la honte de la
défaite, de la soumission et de la décadence vénitiennes. Le gouvernement
autrichien lui a interdit de republier les douze chants du poème héroï-comique
Marfise l’extravagante.
C’est alors qu’il se consacra au troisième et dernier tome de ses
savoureux Mémoires inutiles. Le dernier chapitre racontait comment la
révolution avait renversé le monde d’hier. Il le termina en le datant: 18 mars
1798. Dans sa vie et dans son œuvre, une date capitale. Le point final était mis
au livre de sa vie.
Ainsi Gozzi avait-il répondu à tous ses adversaires. Il avait, à la fin, publié
tous ses arguments. Il avait invité publiquement les amis de Gratarol à consulter
le seul et original autographe des Drogues d’amour, afin de prouver son entière
bonne foi. Mais ceux-ci n’avaient nullement pris la peine d’examiner ce
manuscrit et de vérifier ainsi qu’il n’avait pas été modifié, c’est-à-dire que la
pièce datait d’une époque où Gozzi ne connaissait pas Gratarol.
Gozzi exhorta Irene Chiellini :
- Que les hommes et les femmes qui n’ont pas encore été infectés par les
vapeurs empoisonnées du fanatisme soient sauvés, et que vive qui est capable
d’être heureux !
1798 était là. Après avoir chanté les louanges de Bonaparte, « héros
libérateur de l’Italie » qui les avait remerciés de leurs éloges en les vendant à
l’Autriche, les amis de Gratarol avaient décampé. Ils avaient promis les droits
de l’homme aux Vénitiens. Grâce à ces mirifiques illusions, Venise était passé
de l’oligarchie à la domination de l’Autriche. Qui aurait osé, désormais, tenir les
discours clamés pendant la présence française? Les Vénitiens n’avaient plus
envie d’entendre encore le nom de Gratarol, présenté comme « le symbole d’une
affaire capitale pour la nation, et pour l’humanité entière ». Le petit peuple
voyait en Gratarol le symbole d’un fonctionnaire obséquieux doublé d’un
libertin, vulgarisateur des idées « éclairées » que Bonaparte avait incarnées en
offrant la ville à l’Autriche!
Il restait huit ans à vivre à Gozzi, qu’il allait occuper à composer de
nouvelles poésies et trois pièces de théâtre dont deux seraient encore
représentées. Chose d’autant moins facile que les nouveaux maîtres de Venise, à
l’improviste, avaient décrété ni plus ni moins que le bannissement officiel des
comédies improvisées de la commedia dell’arte, parce que les masques
permettaient trop d’ironie, trop de caricatures, en bref trop de liberté pour un
pouvoir soucieux d’uniformisation. La commedia dell’arte aurait pu, plus que
jamais, mettre en danger les institutions et les puissants.
Surtout, Gozzi allait éditer ses œuvres complètes, en quatorze volumes.
- Voilà le moment venu de mettre un terme à mes fortunes littéraires, qui
avaient si bien commencé, jadis, quand un général me rétribuait mes sonnets
d’un verre de limonade… Maintenant, je veux mourir en sujet très fidèle,
annonça-t-il à Irene Chiellini.
C’était l’époque des trahisons. Francesco Pesaro, qui avait d’abord incité à
convaincre ses compatriotes de « résister jusqu’à la mort à l’Autriche », s’était
enfui en exil avant de rentrer à Venise comme Commissaire impérial de la Cour
de Vienne.
Gozzi n’était pas un traître. Il ne voulait pas mourir en fidèle de
l’Autriche. Pas davantage en fidèle des apophtegmes jacobins. Mais sujet très
fidèle de la Venise qu’il avait si profondément aimée, la Venise de sa jeunesse et
où il avait accompli toute son existence.
- Je veux mourir, par conséquent, fidèle à moi-même.
Un soir, sur la place Saint Marc, Carlo Gozzi rencontra Paolo Balbi, un
ami de sa jeunesse. Paolo était un ancien membre de l’Académie des
Granelleschi. Devenu un brillant magistrat, il était nettement plus jeune que
Gozzi, et celui-ci le considérait un peu comme un fils.
Jadis, quand il avait eu vingt ans, Gozzi avait lié amitié avec la mère de
Paolo, désormais décédée, la comtesse Ghellini Balbi, qui habitait le palais
voisin du sien. Il allait tous les jours à sa conversation littéraire, ce qui avait
d’ailleurs permis à sa belle-sœur Luisa Bergalli de faire courir le bruit, infondé,
qu’il s’apprêtait à l’épouser en secret…
Chaque fois qu’ils se revoyaient, les deux hommes évoquaient avec
émotion leur passé. Dans leurs propos revenait la rabelaisienne Académie des
Granelleschi, et Daniele Farsetti qui en avait été le fondateur, et Giuseppe
Secchellari qu’ils surnommaient « Coleorum Princeps », le Prince des Couillons.
- Je me souviens, s’émouvait Balbi, de ces nouvelles que tu avais écrites,
où l’on voyait tant de disputes, des comtes farceurs qui s’oignaient les mains de
diverses substances malodorantes avant d’en souiller les mains des danseuses. Et
des vengeances spirituelles d’étudiants contre un pharmacien, quand ceux-ci
venaient se « décharger le ventre » devant la porte de sa boutique, en lui
annonçant que ses traitements les faisaient « bien aller »…
- Oui, répondait Gozzi, j’ai vêtu mes écrits des expressions, des couleurs,
de la pureté du parler toscan. J’en ai respecté le vocabulaire, dont ne se moquent
que ceux qui ont trouvé trop fatigant de l’étudier. Je ne me soucie pas de
l’accusation d’écrire de façon affectée, car une telle accusation naît de
l’ignorance. Il ne peut pas être affecté, celui qui parle italien en Italie ! Mais il
est très pédant, celui qui gribouille un italien à demi-étranger !
A l’évocation des temps anciens, ils riaient gaiement. Ils se remémoraient
aussi les jours sulfureux de l’affaire des Drogues d’amour, en janvier 1777,
lorsque Gozzi avait demandé à Paolo Balbi d’assister à tous ses entretiens avec
Gratarol, et d’en être le témoin.
- Sais-tu le plus beau ? demandait Gozzi. Eh bien, figure-toi que Giuseppe
Secchellari, dont nous avions fait l’Archi-Niais, n’a pas encore compris,
aujourd’hui encore, que nous nous moquions de lui. Il continue à raconter
qu’autour de lui siégeaient les Granelleschi qui, à l’en croire, admiraient
réellement ce qu’il appelle ses vers princiers !
On était le 13 août au soir. Dans la nuit, Paolo Balbi mourut à
l’improviste. Gozzi en fut bouleversé :
- Je suis plongé dans l’affliction, dit-il dès le lendemain à Irene Chiellini.
J’ai cru tomber à terre, en apprenant cette nouvelle. Le pauvre et excellent
chevalier était tout justice et probité. Il laisse orphelins cinq enfants mineurs. Je
me trouvais, hier soir, sur la place Saint Marc, avec Paolo Balbi. Il était gai et en
parfaite santé ! Ah ! Chère Irene, de quelle obscurité ne suis-je pas entouré!?
Sans vous, âme candide, quelle lumière resterait-il en ce monde ?
La sœur de Carlo Gozzi, Laura, fut emportée par un cancer des poumons.
Peu après, mourut à l’âge de trente-trois ans son ami Girolamo Zustinian, un
jeune écrivain prometteur qui n’avait pas eu le temps d’apporter à Venise, et à la
littérature, tout ce dont il aurait été capable. Pourtant, même au milieu des deuils
et des malheurs, Carlo Gozzi avait encore des moments, étonnants chez un
vieillard de son âge, de bonne humeur.
On lui envoya, un jour, un garçon qui devait se marier prochainement,
contre son gré, et qui était donc en proie à une profonde tristesse. Carlo Gozzi
réussit cependant le bel exploit de faire rire le jeune homme, en l’apostrophant :
- Ah ! Vous voilà ! Jeune victime promise aux joies matrimoniales !
Voyez-vous, ne vous hâtez surtout pas. Vous êtes fort jeune encore. Remettez ce
mariage à l’an prochain. Epargner douze mois d’infélicité conjugale sera un
bienfait, pour vous, dont vous mesurerez mieux le prix quand vous vieillirez…
Une autre fois, et tandis qu’il était en train d’observer sa nièce Angela, la
deuxième fille de Gasparo, danseuse et joueuse de clavecin que d’aucuns
écrivains avaient jugée « divine » et qui avait épousé le comte Fedrigo auquel
elle avait donné cinq enfants, Carlo Gozzi n’avait pas hésité à employer un
vocabulaire fort vert:
- Ma nièce, la vie n’est pas faite pour être passée assise sur le cul, même
quand on l’a joli, et à raconter des potins! Je me suis également toujours
demandé ce que diantre une cochonne de votre espèce pouvait raconter à votre
vieil âne de mari! Ergo non mi seccate più i testicoli !
Irene Chiellini clignait de l’œil:
- Cher Carlo Gozzi, vous n’avez pas de sympathies excessives pour la
France des révolutionnaires ou pour le gouvernement inepte, corrompu et
tyrannique du Directoire. Mais votre verve, elle, est toujours des plus gauloises !
Mais qu’avez-vous pensé du mariage ?
- J’ai toujours pensé qu’il était pire que la mort, chère Irene.
- Comment cela?
- J’ai reçu de ma famille les joies que celle-ci promet presque à coup sûr.
J’ai contemplé les malheurs qui s’abattirent, dès son premier mariage, sur mon
frère Gasparo. C’est justement parce que j’ai été un défenseur de la famille dans
la société que je me suis promis, quant à moi, de ne pas en créer une. Mes
neveux sont, presque tous, de fieffés imbéciles qui ont désespéré leurs parents
par leurs caprices.
- Alors, chuchota Irene Chiellini, vous n’avez jamais songé à prendre
femme ?
Gozzi se tut. Elle fit de même. Il y eut un long silence. Ils étaient émus.
- Voyez-vous, Irene… Peut-être est-il temps de vous l’avouer. Vous étiez
mariée, jadis. Et épouse fidèle. Aujourd’hui, je suis vieux. Vous auriez été la
seule avec qui j’aurais pu nouer des liens de famille qui n’eussent été ni
épouvantables ni effarants. Désormais, il est beaucoup trop tard.
- Je me souviens des étés d’autrefois, passés en votre compagnie. Que
Dieu me rende, après ma mort, de pareils étés, voilà ce que je demande ! lança
Irene Chiellini en tremblant d’émotion.
Ce fut leur seul aveu.
On changeait de siècle, et surtout d’époque. En 1805, Carlo Gozzi
entendit les échos d’Austerlitz, et assista encore au Traité de Presbourg dont on
pouvait dire, avec beaucoup d’optimisme, qu’il n’était pas totalement
défavorable à la ville de Venise. Bonaparte, devenu Napoléon, s’était proclamé
Roi d’Italie. Venise, après la parenthèse autrichienne, redevint française. Gozzi
se consola :
- Je ne suis pas éternel, et cette certitude me console.
Chaque fois que Gozzi évoquait ainsi sa mort, Irene Chiellini, qui avait
illuminé la vie de l’écrivain de son amitié et de son rire perpétuel, pleurait :
- Regardez le livre qui est paru il y a quelques jours et que je viens de lire.
Son titre est Corinne. Madame de Staël y écrit ceci : « Gozzi, le rival de
Goldoni, a bien plus d’originalité dans ses compositions. Il a pris son parti de se
livrer franchement au génie italien, de représenter des contes de fées, de mêler
les bouffonneries, les arlequinades, au merveilleux des poèmes ; de n’imiter en
rien la nature mais de se laisser aller aux fantaisies de la gaieté, comme aux
chimères de la féerie, et d’entraîner de toutes les manières l’esprit au delà des
bornes de ce qui se passe dans le monde. Il eut un succès prodigieux, et peut-
être est-il l’auteur dont le genre convient le mieux à l’imagination italienne ».
Etes-vous donc né trop tôt ou trop tard ? se mit à sangloter, inconsolable, Irene
Chiellini.
- Que voulez-vous ? répondit Gozzi. A l’époque des Granelleschi, on me
surnommait « le Solitaire ». Quant à Caterina Dolfin Tron, elle m’appelait
« l’Ours ». Je vais être bientôt seul, enfin seul, dans la mort. Je ne regretterai
guère que vous, Irene, ô ma dernière amie. Quelle épitaphe écririez-vous pour
moi ?
- Je saluerais un écrivain qui si souvent, dans sa jeunesse, quand il avait
écrit quelque chose, puis qu’il s’était lu et relu, en faisait des petits morceaux de
papier et brûlait ses écrits à la chandelle, tant il était humble. Un homme qui
fréquentait peu de gens, qui n’aimait pas parler à tort et à travers, et à qui les
grands parleurs prolixes donnaient la fièvre.
- Et moi, ajouta Sarina Barbieri, je parlerais d’un homme qui aimait à la
folie les auteurs toscans : plus ils étaient anciens, plus il les aimait.
- Vous avez raison, j’espère mourir avec, sur les lèvres, les noms de Luigi
Pulci, de Franco Sacchetti et du Burchiello. Drapé dans le courageux petit
drapeau cher aux Granelleschi, je m’en irai volontiers, une dernière fois, pour
affronter la bataille de ma mort. Je n’espère qu’une chose…
- Laquelle ?
- Que des écrivassiers, des critiques, des journalistes, bref que les
censeurs ne disent pas trop de conneries à mon sujet. Car cela, ce serait mourir
une deuxième fois. A vous, mes amies, je laisserai mes livres. C’est là un tout
petit cadeau, et je vous prie de me pardonner son insignifiance. Mais je sais que,
contre les morts pas plus que contre les vivants, vous ne nourrirez d’inimitié.
Ayant dit, le vieux comte embrassa tendrement Irene Chiellini puis Sarina
Barbieri sur le front.
Ainsi passèrent les derniers mois de Carlo Gozzi. Exactement comme
l’avaient fait les Jacobins français et, auparavant, l’oligarchie vénitienne, le
pouvoir autrichien lui manifestait la méfiance que tout gouvernement réserve
aux hommes libres d’esprit.
A l’âge qu’il avait atteint, et à l’issue d’une existence si longue et
mouvementée, Carlo Gozzi aurait eu le droit d’être irrité. Il aurait même eu celui
d’être consterné par la mort et la disparition annoncée de son monde, ou par la
naissance du monde qui allait lui succéder. Cependant, les petites ironies de la
vie le faisaient encore sourire. Il voyait, dans le réformiste jacobin, un
destructeur. Dans le traditionaliste, trop souvent, un cœur desséché. Lui, Carlo
Gozzi, était un artiste traditionnel, métamorphique, intemporel. Irene
Chiellini remarquait:
- Les progressistes croient que le monde commence avec eux. Les
traditionalistes recopient ce qui a déjà été fait, hier. Mais les artistes traditionnels
sont reliés à la terre par les plus profondes des racines, eux. Innovant et
renouvelant, ils poussent ainsi les plus longues des branches vers les espaces
infinis des cieux. La vraie tradition, c’est de n’avoir pas de tradition. C’est de
refuser une tradition figée, c’est de recréer sans cesse une tradition en
mouvement.
Gozzi, révolutionnaire ou conservateur, avait été un esprit supérieur. Il
n’avait plus été, dès lors, ni révolutionnaire, ni réactionnaire. Ou il avait été les
deux à la fois : .
Comme il s’y attendait sans doute, les Mémoires inutiles avaient été un
retentissant échec éditorial. La première édition, tirée à mille exemplaires, avait
été un fiasco. Seuls quatre cents exemplaires avaient été vendus, dont tous
n’avaient pas été payés. Gozzi n’avait reçu, pour tout salaire, qu’un lot de cent
soixante invendus qui finirent à Livourne, chez un libraire du nom de Maso.
Quand il arrivait qu’un voyageur étranger, de passage à Venise, demande
à un libraire les Mémoires inutiles, le commerçant ouvrait des yeux écarquillés.
Les œuvres de Goldoni, elles, abondaient.
- Gozzi ? Mais qui est ce Gozzi ? Ah oui ! Gozzi…
A peine si l’on savait encore ce qu’il voulait dire. Parfois, cependant, dans
quelque minuscule boutique, voilà qu’on tirait de la poussière un vieil
exemplaire abîmé, oublié depuis longtemps sur un rayon, et qu’on donnait au
voyageur dix volumes, au prix du papier.
Gozzi, avec stoïcisme, sans la moindre rancœur, s’en remettait à un avenir
plus lointain :
- Les livres que j’ai publiés dans ma jeunesse, et tout au cours de ma vie,
n’ont été qu’une petite partie de tout ce que j’ai écrit. Je n’en ai donné au public
qu’un échantillon, sachant que mon siècle était assez éloigné et de compositions
de ce genre, et de mes idéaux. Mes nouvelles, par exemple, pourront déplaire
pour toujours. Comme il se pourrait qu’un jour, dans l’avenir, elles plaisent de
nouveau, comme elles ont plu autrefois.
Ce fut alors que Gozzi demanda, à son amie astrologue Sarina Barbieri, de
lui prédire l’avenir réservé à son œuvre littéraire.
- Sarina, commença Carlo Gozzi, vous êtes non seulement mon amie,
mais aussi l’astrologue la plus réputée de Venise. Dois-je me persuader que, des
poids intolérables qui m’accablent, et des pensées pénibles que j’ai, je doive me
résigner à accuser seulement la mauvaise étoile sous laquelle je suis né? Si mon
âge était moins avancé, je ne me plaindrais peut-être pas de cette étoile. Mais
dites-moi, que voyez-vous dans les astres?
Sarina Barbieri se concentra longuement, effectua de curieux et savants
calculs sur une carte du ciel qu’elle avait fait jaillir comme par enchantement, et
dit:
- Vous êtes né sous la pleine lune. Vous êtes Sagittaire, ascendant
Capricorne. Dans votre thème astral, le soleil et la lune sont dissociés. Ce qui
signifie un contraste entre la partie active et la partie passive de votre caractère.
Ou un conflit entre votre père et votre mère. Votre lune est dans la quatrième
maison, dans le signe des Gémeaux. Vous avez, en effet, été toujours attaché à
votre patrie. Vous avez accompli très peu de voyages. Ce qui est frappant dans
votre carte du ciel, à travers la quadrature du Soleil et de Pluton, c’est qu’on
vous a toujours pris pour un autre. C’était écrit dans votre destin.
Carlo Gozzi hocha la tête. L’astrologue reprit :
- Votre Soleil est dans le signe du Sagittaire, dans la onzième maison. Ce
qui indique un caractère anticonformiste, une tendance à suivre votre propre
route, et une grande largeur de vues. Et étant donné que la onzième maison est
celle qui régit les rapports d’amitié, et que vous avez Pluton dans la huitième
maison, on s’aperçoit aussi que vous aviez beaucoup d’ennemis, y compris
parmi des gens que vous preniez pour vos amis, mais qui, un jour ou l’autre,
vous ont trahi. Vous avez Vénus en Capricorne dans la douzième maison, et cela
correspond à votre amour de la solitude, comme à vos trois amours
malheureuses, que vous avez racontées au début des Mémoires inutiles. Vous
avez Vénus qui se joint à Mercure, ce qui veut dire que vous avez voulu avoir
des amitiés féminines, comme dans le cas de Teodora Ricci. Et d’autres, comme
Irene Chiellini, qui étaient vos amies et vous ont soutenu dans les moments les
plus pénibles de votre vie. Le rapport entre Vénus et Uranus pourrait traduire
votre rupture avec Teodora Ricci.
Gozzi sourit :
- Et mon amour du merveilleux, le lisez-vous dans mon thème astral ?
- Oui. Tant de rêves, aussi. Vous avez Mars en opposition à Neptune,
entre la troisième et la neuvième maison. Le plus beau, dans votre thème astral,
est quand Vénus épouse Mercure dans la douzième maison. Le Soleil dans la
onzième maison. Mars en aspect positif par rapport à Pluton, qui est dans le
signe de la Vierge. Le Soleil à vingt-et-un degrés dans le Sagittaire, Jupiter à
vingt-neuf degrés dans la Balance… La merveille est d’avoir Uranus, et
précisément à dix-neuf degrés, dans le signe de la Balance.
Gozzi dévisagea la très belle Sarina Barbieri, et lui demanda :
- Et que disent les astres, selon vous, de l’avenir de mon œuvre ?
- La présence de planètes dans la douzième maison, la maison de l’au-
delà, et l’abondance de planètes bienveillantes dans les maisons d’eau, la
quatrième, la huitième et la douzième, indiquent une continuité de votre œuvre,
une mission que vous accomplirez au-delà de votre mort. Je vois par exemple
que Pluton, la planète de la transformation, se mêlera au point le plus haut de
votre horoscope, le point où le soleil est au zénith, en 1917.
- Qui sait si, dans ma ville de Venise, quelqu’un se dressera contre les
ingérences étrangères? fit Gozzi avec mélancolie.
Ils étaient là, à la frontière, entre constations astrologiques et l’avenir
inconnu. Ni Sarina Barbieri, ni Carlo Gozzi lui-même ne pouvaient évidemment
savoir, en cette année 1805, qu’un tout petit enfant du nom de Daniele Manin,
qui n’avait pas encore l’âge d’un an, deviendrait quarante ans plus tard le
symbole du patriotisme vénitien contre l’occupation étrangère.
- Certes, dès aujourd’hui, remarqua Gozzi, les Allemands se réclament de
moi, à l’image de Friedrich et d’August Wilhelm von Schlegel ou de Ludwig
Tieck. Mais demain ?
- Vous aurez une descendance littéraire bien plus vaste, affirma Sarina
Barbieri.
Et en effet, ils ne pouvaient pas savoir non plus que, seulement vingt ans
plus tard, en 1825, au-delà du bouleversement qu’allait apporter le Romantisme,
paraîtrait en Italie un livre inoubliable et fameux, I promessi sposi mais que,
sans Carlo Gozzi, le génie harmonieux et subtil d’Alessandro Manzoni, à travers
ce roman, ne se serait peut-être pas élevé.
Sarina Barbieri poursuivit :
- L’unique note négative est liée à la présence d’Uranus et de Pluton dans
la huitième maison, celle de la mort. Cela pourrait vouloir dire que vous aurez
du succès, en différents pays et sous différents régimes politiques, parfois les
plus inattendus, aux moments les plus imprévus. Et qu’il arrivera, aussi, que
vous ayez des succès que vous n’auriez pas désiré avoir. Certains feront honneur
à votre nom, d’autres s’en serviront à tort et à travers. Mais vous aurez des
héritiers.
Touchants à leur insu, ils ne pouvaient savoir que, huit ans plus tard,
naîtrait un certain Richard Wagner dont le premier opéra, Les fées, serait inspiré
de Gozzi. Ni que, cinquante-trois ans plus tard, naîtrait Giacomo Puccini qui
mettrait en musique Turandot. Ni que, quatre-vingts ans plus tard, les fables de
Gozzi seraient traduites en Russie. Ils ne pouvaient savoir enfin que dès 1917,
l’avant-garde soviétique ferait de lui une figure de référence.
Carlo Gozzi allait mourir, et mourir seul, oublié, abandonné. Pourtant,
après Charles Nodier ou Madame de Staël, allaient surgir Prosper Mérimée, le
comte Joseph Arthur de Gobineau, Stendhal, les frères Goncourt et tant d’autres,
qui le citeraient, l’étudieraient, le liraient et verraient en lui « le père du
Romantisme ». Ils diraient tout ce qu’ils devaient à l’auteur des Mémoires
inutiles.
Sarina Barbieri continuait à décrire, au Comte Gozzi désormais presque
mourant, ce qu’elle lisait de son passé mais aussi de son futur, dans les astres.
- Je vois que votre nom, parfois, tombera dans l’oubli. Les dictionnaires,
alors, vous ignoreront. Ou ils vous confondront avec votre frère Gasparo. Les
journalistes aux ordres essaieront naturellement de salir votre mémoire, car ils
sont payés pour cela. Certains traducteurs vous trahiront éhontément. Selon les
époques, il arrivera même que, le temps d’une génération, on ne parle plus de
vous aux écoliers.
- En effet, je m’y attends, sourit Carlo Gozzi. Et pourtant, j’ai confiance…
Voyez-vous, tout artiste, tout penseur, tout philosophe, tout historien honnête
qui furent, à un titre ou à un autre, réprouvés par leur époque savent au fond
d’eux-mêmes, malgré les tracas du destin et les malédictions, qu’un jour viendra
où, au-delà des années, ils croiseront un pair. Ce jour-là, ce sont deux amis qui
se rencontreront. On choisit presque toujours ses amis, voire ses amours, par
hasard ou par erreur. Mais si, un jour, quelque écrivain des temps futurs décide
de me rendre naissance en écrivant ma biographie, c’est que cela aura répondu à
des affinités particulières.
- Vous n’attendez rien de la postérité.
- Rien du tout, en effet. Mais vous connaissez, n’est-ce pas, la maxime de
La Bruyère sur cet argument? « Celui qui n’a égard en écrivant qu’au goût de
son siècle, songe plus à sa personne qu’à ses écrits. Il faut toujours tendre à la
perfection, et, alors, cette justice qui nous est parfois refusée par nos
contemporains, la postérité sait nous la rendre »… Voilà ! conclut Gozzi. Nous
sommes au tout début du dix-neuvième siècle, et je vais mourir. Mais il y aura
quelque chose qui échappera à mes médecins, comme à mes ennemis, comme à
mes faux amis. Ce quelque chose, ce sourire que l’on pourrait croire orgueilleux
s’il n’était pas tempéré par une ineffable tristesse du regard, c’est d’avoir la
certitude humble et fragile que mon œuvre pourra adoucir, consoler voire
renforcer, dans l’avenir, la souffrance d’un frère que je ne connaîtrai jamais. Je
sens que, demain, quelques-uns sauront me comprendre et me reconnaître. Ils se
retrouveront dans mes peines et mes joies, mes haines et mes amours. J’ai créé
en sachant l’inutilité foncière de toutes choses, mais sans perdre totalement
l’espoir de voir, un jour, des mains surgies de l’avenir se tendre vers moi.
- Oui. Quelqu’un, un jour, songera à vous, lira vos livres, vivra vos
souffrances, se heurtera aux mêmes ennemis que vous avez combattus.
Quelqu’un retracera l’histoire de votre destin et ce sera là une façon de
recommencer l’œuvre féconde et splendide de votre existence. Ce quelqu’un
dont j’ignore sous quels cieux et à quelle date il viendra au monde, ce quelqu’un
s’écriera, je crois, ceci : « Ah ! Si j’avais connu Carlo Gozzi de son vivant, alors
j’aurais eu un ami ! »
- Je ne suis pas éternel. Et cela me console, car ma famille fut celle
d’Oedipe! lança le vieillard.
Le 4 avril 1806 et à l’âge de 86 ans, il pria Irene Chiellini de lui apporter
du papier et de l’encre. Il rédigea un billet, d’une écriture bouleversée qui
laissait imaginer les tremblements d’une main incertaine: « Frappé d’un malaise
soudain et d’une grande douleur à la poitrine, je suis prêt à tout, je vous bénis
tous ». Suivait une signature déformée, presque illisible: Carlo Gozzi.
Quelques instants plus tard, il joignit les mains, tandis que les premières
brises du mois d’avril tournoyaient au-dessus de la lagune. Gozzi était venu au
monde sous le pontificat de Clément XI. C’est Pie VII qui était Pape à Rome
quand il mourut dans le quartier même où il était né, celui de San Cassiano.
Dans sa jeunesse, il avait payé les dettes de son père, de sa mère, de sa
belle-sœur. Il avait réuni les dots nécessaires à ses sœurs. Dans son grand âge, il
avait entretenu les veuves et les enfants de ses frères. Son testament fut ouvert.
Offrant quelques modestes legs, il s’excusait de ne pouvoir laisser une fortune
plus importante. Sans la moindre illusion sur les dons artistiques ou autres des
jeunes gens de sa famille, il se limitait à leur enjoindre d’obéir à leur prince. Il
ajoutait: « Je recommande à mon neveu Gasparo, fils de mon frère Almoro,
d’avoir le plus grand soin de l’éducation de ses fils en les tenant à distance des
fausses maximes de la sophistique scientiste et pernicieuse du siècle, qui a
renversé toute l’humanité dans un brouillard de confusion, et dans un labyrinthe
de malheurs et de misères ».
Lui mort, une page d’histoire pouvait être tournée. Venise n’avait plus
qu’un faste d’apparence. C’en était fini des fêtes, des jeux, du théâtre, des
carnavals longs de trois mois qu’il avait animés, au temps jadis.
La Cité des Doges, jadis centre de gravité de la Méditerranée, avait
sacrifié son destin historique au commerce qui avait contribué dans un premier
temps à sa splendeur disparue. L’oligarchie avait elle-même détruit
l’organisation politique bâtie par les ancêtres. La Sérénissime, fleur hier
épanouie et aujourd’hui flétrie, avait été submergée.
L’actrice Teodora Ricci, responsable de l’Affaire Gratarol qui avait
bouleversé l’Europe, survécut jusqu’au 31 décembre 1824. Elle mourut folle à
lier. Et s’en alla, la dernière de tous, par une nuit de neige, expirant dans une
cellule misérable de l’asile de San Servolo, une île déserte de la Lagune battue
par les flots, où elle était internée depuis 1818.
Gozzi s’était sacrifié afin de conserver à sa ville, et à la littérature, le
patrimoine culturel de la commedia dell’arte. Or la commedia dell’arte, malgré
ses efforts, était morte.
Le véritable testament de Carlo Gozzi, Prince des Anti-Lumières, c’était
l’œuvre de cet homme de principes, poète et moraliste, aristocrate proche du
peuple. Il allait léguer son œuvre à ses frères en sensibilité des siècles à venir…
Dans chacune des pièces de Carlo Gozzi, sans exception, avait paru le
masque féminin traditionnel dans la commedia dell’arte, celui de l’adorable
Smeraldina. C’était le temps où les « mendiants heureux » de Carlo Gozzi,
heureux de peu, riant de tout, respectaient leurs maîtres et les hiérarchies
sociales et naturelles. Ils se réjouissaient:
- Allons à l’Auberge du Singe! Nous y trinquerons, en paix, à la santé et à
la joie de la noblesse respectée!
Tous ceux-là étaient morts: les rois, les princes, les nobles par le sang, les
nobles par l’âme. Et les gens du peuple, nobles par le cœur. L’auteur des
Mémoires inutiles avait parlé, jadis, de « siècle tramontane ». Une longue
époque de tramontane, pour Venise, commençait.
Un an après Gozzi, la belle astrologue Sarina Barbieri qui avait découvert
l’existence de Pluton mourut, le 12 février 1807.
Puis, la mort d’Irene Chiellini fut le tout dernier mot du roman de la vie de
Gozzi, poète amer aux yeux de cristal étincelant. Elle rendit son dernier soupir
dans le Palais Gozzi, à San Cassiano, Calle della Regina, près du pont de Santa
Maria Materdomini. Dans le délire de l’agonie, l’actrice répéta la formule par
laquelle commencent, on le sait, toutes les fables:
- Il était une fois…
Jadis, c’est elle, Irene Chiellini aux décolletés affriolants et à l’âme
candide, la Smeraldina de Gozzi. Elle avait été la More de L’Amour des trois
oranges. Smeraldina au masque noir dans Le roi des génies, Smeraldina la
rarement amoureuse, la suivante touchante dans Le monstre bleu, sérieuse dans
L’oiseau vert… Jamais Venise n’avait jamais été davantage celle où se
mélangent les pas, les destins, les rires, les larmes et les murmures des eaux.
Tout le monde se souvenait encore de la façon dont Irene Chiellini avait
fait rire le public jusqu’aux larmes dans Le monstre bleu, dans le rôle de la
« seule vierge de la ville », déguisée de fausses fesses et de faux seins parce que
Gozzi avait voulu ainsi moquer la mode, qui naissait alors, des seins artificiels!
Comme Carlo Gozzi, elle avait placé plus haut que tout le rire et la
mélancolie. Une mélancolie et un rire traversés par des élans limpides
d’essentielle poésie. Toutes les fables connaissent, hélas, une fin. Les propos de
celle qui n’était plus, désormais, qu’une vieille femme à l’article de la mort, se
firent indistincts et flous. On crut discerner:
- Merci à vous, cher Carlo… et que la vie éternelle nous rende de pareils
étés !
Selon certains, le nom de Venise proviendrait du latin Vieni etiam:
« Reviens ! »… La Smeraldina du Comte Carlo Gozzi, Vendéen de Venise,
expira dans sa robe pourpre des jours où elle avait été applaudie et couverte de
bravos et de fleurs sur tant des théâtres. Elle s’écria, tutoyant pour la première
fois l’écrivain pour qui elle avait conçu une amitié que l’on devrait appeler un
amour absolu, la grande passion secrète de sa vie:
- Reviens!…
Il était une fois Carlo Gozzi et Irene Chiellini qui pouvaient être
ensemble, maintenant, pour toujours.
FIN
ANGE LEPAIGE