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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Calamités démographiques en Tunisie et en Méditerranée orientale


aux XVIIIe et XIXe siècle
Lucette Valensi

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Valensi Lucette. Calamités démographiques en Tunisie et en Méditerranée orientale aux XVIIIe et XIXe siècle. In: Annales.
Economies, sociétés, civilisations. 24ᵉ année, N. 6, 1969. pp. 1540-1561;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1969.422187

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1969_num_24_6_422187

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Calamités démographiques en Tunisie

et en Méditerranée orientale

aux XVIIIe et XIXe siècles

Entre l'appréciation optimiste du chroniqueur tunisien Hammuda b. 'Abd


al-Aziz \ selon lequel la population de la Régence se serait multipliée au
XVIIIe siècle, et celles des observateurs européens du XIXe siècle, qui vont
répétant que le pays se dépeuple, le renversement est complet. Cette discordance
invite à s'interroger sur le régime démographique tunisien. Mais, en l'absence
de recensement jusqu'en 1 856 et de toute espèce d'« état civil », les indications
sur le régime démographique ne peuvent être recherchées que dans l'analyse
du rythme des crises subies aux XVIIIe et XIXe siècles, et de leur extension
géographique.
Isoler la Tunisie du reste du Maghreb et, plus largement, de l'ensemble
méditerranéen, serait ici procéder à une amputation absurde, puisqu'il s'agit de suivre
la propagation d'épidémies. Tout en privilégiant le cas tunisien, on a donc élargi
le champ d'observation. Et cela, par un moyen sommaire, mais sûr : en
relevant les indications fournies par les patentes de santé délivrées aux capitaines
de bâtiments dans les différents ports, et reçues à Malte, Livoume et Venise 2.

1. Kitâb al-Bâsâ, ms. du XVIIIe siècle, cité par Paul SEBAG, « La peste dans la Régence
de Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles », I.B.L.A.. n° 109, 1er trim. 1965, pp. 35-48.
2. Abréviations :
A.C.C.M. : Archives de la Chambre de Commerce de Marseille.
A.D. Vaucluse : Archives Départementales du Vaucluse (notes aimablement
communiquées par M. Rebuffat, conservateur des A.C.C.M.).
A.G.G.T. : Archives Générales du Gouvernement Tunisien, Tunis.
A.N. Paris : Archives Nationales, Paris.
Arch. A.E. : Archives du Ministère des Affaires Étrangères, Paris.
A.S. Liv. : Archivio di Stato, Livorno.
A.S. Ven. : Archivio di Stato, Venezia.
R.M.L. : Royal Malta Library, Valetta, Arch, de l'Ordre des Chevaliers, registres 6531 à 6533.
Pour l'étude du cas tunisien, l'excellent article de Paul Sebag, déjà cité, tire tout le parti
possible des sources imprimées relatives à la Tunisie. Cependant, les informations fournies par

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PANDÉMIES ET FAMINES EN TUNISIE L. VALENSI

Un XVIIIe siècle prospère

Les épidémies du début du siècle

Le fléau par excellence, c'est évidemment la peste. Cinq fois, au cours du


XVIIe siècle, elle avait frappé les populations tunisiennes, et le XVIIIe siècle
commence mal. Dès 1701, en effet, elle menace de pénétrer en Tunisie par les
contingents turcs conduits à Porto Farina et atteints par la maladie; ou par
diffusion à partir de Tripoli, où elle sévit en juin et recule au cours de l'été \ Si la
Tunisie est alors épargnée, l'année suivante, la maladie contagieuse est signalée
à Djerba de mai à septembre 2. Le reste de la Régence échappe encore au fléau
pour quelques mois : Sfax est touchée, à son tour, de mai à juillet 1703. Puis le
fléau reparaît et, irrésistiblement, gagne le nord du pays — Sousse, Monastir,
Soliman — en 1704. Enfin, au siège de Tripoli par les troupes tunisiennes,
vérifiant cet aphorisme d'André Siegfried selon lequel « les concentrations d'armées
constituent des proies désignées pour la contagion », la peste se déclare dans
l'armée et l'accompagne à son retour à Tunis 3. Dans la capitale, l'épidémie sévit
durement pendant près de six mois; le nord du royaume, au moins, en est frappé
aussi *. Le souvenir des ravages qu'elle a exercés reste encore très vif vingt ans
plus tard, quand le voyageur Peyssonnel traverse la Tunisie.
Ainsi, de 1702 à 1705, la Tunisie apparaît comme la dernière étape d'une
épidémie dont le foyer est au sud, à Tripoli, où elle dure six ans 5. Voire plus à
l'est : elle se répand, en effet, de manière à peu près synchrone, en Egypte, où
elle reparaît chaque année. Au contraire, à l'ouest, Alger jouit d'une belle santé
pendant toutes ces années (voir carte).

les archives portuaires et les correspondances inédites permettent de mieux cerner la


chronologie fine des épidémies et leur trajet.
L'enquête dans les correspondances consulaires des ports d'Afrique et du Levant avait
déjà été tentée par de Segur Dupeyron, dans son « Rapport adressé à M. le ministre de
l'Agriculture et du Commerce sur les modifications à apporter aux règlements sanitaires... », Annales
maritimes et coloniales, an. 24, 2e série, n° 29, 1 839, pp. 743-866. Cette étude porte la marque
des lacunes des correspondances dépouillées.
Dans les archives portuaires utilisées ici, on a choisi quelques postes d'observation en raison
de la fréquence des arrivées de ces provenances : Constantinople, Smyrně, Alexandrie, Salo-
nique et, bien entendu, les ports maghrébins (voir cartes). Les données sur certains centres sont
moins continues (par exemple, Alep ou Patras). Il serait nécessaire de compléter l'information
par un dépouillement des archives de l'administration sanitaire de Marseille (Arch.
départementales des Bouches-du- Rhône) : elles ont sur celles de Livourne, Venise et Malte la supériorité
de remonter plus haut dans le temps.
1. Aux références fournies par SEBAG, art. cit., p. 40, note 26, ajouter A.S. Liv., Sanità,
affari generali e carteggio di sanità, filze 74, lettere di sanità, anno 1692-1702.
2. A.S. Liv., idem, et filze 75.
A.C.C.M., J 1416, consulat de Tunis, doc. du 23 mai 1702.
A.N. Paris, A.E. B1 1127, passim.
P. GRANDCHAMP, La France en Tunisie au XVIIe siècle, Tunis, 1933, vol. X, p. 317 sq.
3. FÉRAUD, Annales tripolitaines, Tunis, 1927, p. 201. A. SIEGFRIED, Itinéraires de
contagion : épidémies et idéologies, Paris, 1960.
4. A.S. Liv., idem, filze 75. Il y aurait eu 40 000 victimes à Tunis selon PEYSSONNEL^
Voyages dans les Régences de Tunis et d'Alger, Paris, 1 838, vol. 2, p. 227.
5. FÉRAUD, op. cit., pp. 195 et 203.

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PANDÉMIES ET FAMINES EN TUNISIE L VALENSI

La longue paix du XVIIIe siècle

Mais passées ces terribles années de menace et de contagion, la Tunisie


est libérée pour longtemps.
Le danger est pourtant tout proche, à maintes reprises : en Tripolitaine
d'abord, en 1733 *. Puis en 1740-1741 : la peste est aux frontières. Elle fait des
ravages dans l'est de la Régence d'Alger et dans la capitale; elle sème
l'épouvante sur la place du Cap Nègre et y perturbe les conditions du commerce 2.
Cependant, les craintes se dissipent sans que la contagion ait pénétré en Tunisie.
L'Algérie est encore victime du fléau en 1755 3, mais la Régence de Tunis est
épargnée. Douze ans plus tard, la peste se propage de Tripoli jusqu'à Zarzis,
aux confins méridionaux de la Tunisie * : cette épidémie, diagnostiquée plus
exactement comme une fièvre maligne « pettechiale », ne dure pas longtemps
— elle cesse au mois de novembre — et ne visite pas d'autre village en Tunisie.
Nouvelle menace à l'ouest, en 1780; nouveau répit pour Tunis5.
L'itinéraire de la peste évite donc la Régence de Tunis. Tout comme si, plus
« occidentale » que « levantine », celle-ci faisait partie de l'ensemble des pays
de la Méditerranée aux rives desquels la peste s'arrête à partir du XVIIIe siècle 6 :
la France, libérée en 1720, l'Italie, en 1743, la Catalogne enfin. Alger ou Tripoli,
au contraire, seraient, comme les pays du Levant, les hôtes habitués de ce fléau.
Au vrai, cette libération n'est pas définitive.

La fin du XVIIIe siècle : catastrophes démographiques en chaîne

1784-1785 : épidémie de peste. Par le relais d'Alexandrie, où la maladie sévit


depuis 1783, la peste arrive au port de Tunis. En avril 1784, un capitaine
français conduit en rade de La Goulette 150 pèlerins musulmans venus d'Alexandrie.
Dix personnes sont mortes de la peste à bord du bâtiment. Le. capitaine feint
de l'ignorer pour débarquer ses passagers. Un autre bâtiment français, chargé
de pèlerins de la même provenance, arrive à point nommé pour empêcher cette
imprudence criminelle '.
C'est déjà trop tard. Dès les premiers jours d'avril, la peste s'est déclarée

1. FERAUD, op. cit., pp. 238-239. A.N. Paris, A.E.B1 1133, lettre du 22 août. DE SAINT-
GERVAIS, Mémoires historiques gui concernent le gouvernement de l'ancien et du nouveau
Royaume de Tunis, 1736, p. 332.
2. A.N. Paris, A.E. B1 1134, lettre du 23 août 1740. A.C.C.M., L III, art. 252, C.R.A., doc.
du 15 mai 1741. A.D. Vaucluse, В 326, 16 et 27 août 1740.
3. Pour la chronologie des pestes en Algérie, BERBRUGGER, Mémoires sur la peste en
Algérie, dans Exploration scientifique de l'Algérie, II, vol. 1 et 2, PÉR 1ER, De l'Hygiène en Algérie,
Paris, 1847. MARCH IKA, La peste en Afrique septentrionale, Alger, 1927.
4. A.S. Ven., V savi alla mercanzia, В 767, lettre du 15 octobre 1767.
5. A.S. Ven., V savi alla mercanzia, В 768, lettre du 22 septembre 1780.
6. Sur la Provence, E. APPOLIS, Un pays languedocien au milieu du XVIIIe siècle, le diocèse
civil de Lodève, Albi, 1951, p. 333; E. LE ROY LADURIE, Les paysans de Languedoc, Paris»
1966, vol. 1, p. 554. Dernier état de la question dans Ch. CARRIERE, M. COURDURIE, F.
REBUFFAT, Marseille, ville morte : la peste de 1720, Marseille, 1968.
7. A.N. Paris, A.E. B1 1151, lettre du 5 avril 1784.

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MALADIES ET MORT

dans le pays1. Elle livre alors plusieurs assauts, progressivement plus


meurtriers.
Au premier, qui commence au mois d'avril, tout le pays, et singulièrement
les ports, sont rapidement atteints par le fléau. L'hôpital des esclaves, qui accueille
les chrétiens, est bientôt plein 2. Puis la maladie accorde quelques jours de répit
au mois de juin. Elle recule, dans la capitale comme dans le sud. Mais c'est pour
redoubler de vigueur quelques jours plus tard : elle enlève 90 personnes par
jour à Tunis. Elle fauche la population avec la même ardeur dans le Sahel, à
Sousse, Monastir, Djemmal, où le nombre de morts s'élèverait à 300 par jour A
L'épouvante est générale; les consulats se ferment sur leurs administrés, pour
couper toute relation avec les populations touchées.
Pourtant, aux premiers signes d'accalmie, les portes s'ouvrent, et l'on
commence à douter du diagnostic, ou du caractère contagieux de la maladie 4.
Laissons parler ce correspondant : c'est, dit-il, « une maladie violente> avec bubons,
charbons et tous les autres caractères de la peste, mais heureusement pas assez
répandue ni contagieuse pour obliger les francs à se renfermer ». Et il se flatte
qu'on en aura été quitte pour la peur 6. Au contraire, le voyageur Desfontaines,
« docteur-régent de la Faculté de médecine de Paris, qui a voulu voir lui-même
plusieurs malades », est moins optimiste et « persiste toujours à croire que la
maladie qui règne est la peste ».
Son pessimisme est-il fondé ? La maladie paraît décliner au mois de juillet,
ne faisant plus que 12 à 18 victimes par jour dans la capitale. En août, on ne
signale aucun accident, ni à Tunis ni sur la côte, et toutes les catégories de la
population paraissent épargnées, juifs, maures ou chrétiens. La régression du
mal contagieux dans la capitale se confirme en septembre et octobre e. Mais il
frappe ailleurs : dans la région du Kef, où il aurait fait disparaître un tiers des
habitants, au large des côtes tunisiennes, notamment dans l'escadre vénitienne
stationnée devant Sousse.
Dès la fin du mois d'octobre 7, la maladie prend une nouvelle vigueur, et ce
troisième assaut est le plus long et le plus impitoyable. A Tunis, chaque jour
voit mourir plusieurs centaines de personnes 8. La capitale aurait déjà perdu
18 000 habitants depuis le début de l'épidémie. Elle exerce ses ravages à l'ouest,
à Bizerte, où elle enlève 50 à 80 personnes par jour pendant tout le mois de
novembre; à Porto Farina; dans la région de Béja. Les campagnes sont aussi
désolées que les villes.
« II malore pestilenziale hà ormai invaso tutto il Regno, e quantonque siamo

1. Idem, lettre du 2 mai. La peste commence donc plus tôt que ne l'avait cru SEBAG, art. cit.
2. Idem, lettres du 2 mai et du 21 juillet 1784.
3. A.C.C.M., L III 1331, doc. du 23 juin 1784. Les chiffres avancés n'ont évidemment pas
une valeur statistique.
4. A.N. Paris, A.E. B1 1151, lettre du 15 juillet 1784. A.S. Venezia, idem, lettre du 2 juillet
1784. R.M.L., reg. 6531, patentes de juin à septembre.
5. A.N. Paris, A.E. B1 1151, lettres de juillet à octobre.
6. Idem, et A.C.C.M., L III 1331, lettre d'octobre 1784.
7. A.C.C.M. L IX 699, lettre du 28 octobre.
8. A.C.C.M. L III 1331, lettre du 14 novembre : 600 morts par jour; 26 novembre, 200 par
jour; 30 novembre, 3 à 400 par jour.

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Illustration non autorisée à la diffusion

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Annales (24* année, novembre-décembre 1969, n° 6) 18


Illustration non autorisée à la diffusion

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PANDÉMIES ET FAMINES EN TUNISIE L. VALENSI

inoltrati nella fredda stagione, va sempře piu aumentendo », écrit, désespéré,


le consul vénitien x. Pourtant, en décembre, certaines régions lui échappent
encore : l'ouest, entre Béja et Tabarque; le sud, avec Djerba 2.
Cette clémence ne dure pas. Dès janvier 1785, l'épidémie a envahi l'ouest
de la Régence et franchi la frontière algérienne. Dans la région de Tabarque,
c'est aux mois d'avril et mai qu'elle frappe avec le plus de cruauté, répandant la
mort chez les paysans comme dans la garnison de Tabarque. Au contraire, elle
se fait alors moins violente à Kairouan, Bizerte, Porto Farina 3.
Pour Tunis, point de quartier. Le nombre des victimes serait de 200 à 250
par jour en janvier et février. Il atteindrait parfois 500 en mars. En avril, la mortalité
reste très élevée; la peste pénètre au Bardo; elle frappe les équipages français.
En mai, elle fait encore 400 à 500 victimes par jour 4.
Dans le sud et l'est, enfin, ayant moissonné les populations de Sousse et
Sfax 5, elle attaque Djerba en janvier6 et, continuant ses progrès, gagne la Tri-
politaine au printemps 7.
En Tunisie, le reflux commence enfin au mois de juin. Le nombre des
victimes décroît partout. A Tunis, il descend à moins d'une dizaine par jour en
juillet. Au mois d'août, le pays est libéré du fléau 8. La peste a régné dix-sept
mois; elle a parcouru le pays, hésitante jusqu'en octobre 1784, avec une fureur
aveugle par la suite; et laissé, sans doute, des traces profondes.
Le bilan est en effet très lourd. A défaut de documentation statistique,
rappelons les chiffres — forcés — des contemporains : 1 /3 de la population de la
Régence, selon les uns ; 1 /6 selon les autres, aurait péri de la peste 9. D'autres
indications sont plus éloquentes : ainsi, au mois d'avril 1 785, sur 450 hommes
que le château de Tabarque abritait, une trentaine seulement survit. L' « oukil »

1. A.S. Venezia, V savi... В 768, lettre du 12 décembre 1784.


2. A.C.C.M. L III 253, lettres de Tabarque des 3 et 6 octobre 1784. R.M.L, rég. 6531, patentes
de décembre.
3. A.C.C.M. L III 1330, 1331 et L III 253.
4. BERBRUGGER, op. cit., p. 213.
5. R.M.L. : 1 à 17 morts par jour à Sfax en février 1785.
6. A.S. Livourne, Sanità, affari generali, filze 154, copie de lettre du 26 janvier 1785.
7. Arch. A.E., Tripoli, carton 55. R.M.L, patentes de mai 1785. A.S. Livourne, filze 155
pièces 1 87 et 1 99.
8. A.C.C.M., L III 1331 ; L III 253. R.M.L., patentes d'août et suivantes. Le reflux de la peste
n'est pas absolu; le Djerid en est affligé plusieurs mois plus tard (avril 1786), et sans doute par
contagion revenue d'Algérie. Encore en 1787, la peste serait à Kairouan (R.M.L., patente du
11 avril 1787. A.C.C.M., L III 1331, 14 mai 1787). A ces exceptions près, la retraite de la maladie
est totale à la fin de l'été 1785.
9. Avant de fournir les données des contemporains, formulons une règle : ce sont des
chiffres que la mortalité n'a pas pu atteindre; la réalité est au-dessous du niveau indiqué.
NYSSEN : 1 000 000 de morts, et ailleurs, sans souci de vraisemblance, 1 /8e d'une
population de 4 à 5 millions.
BILLON (PLANTET, t. Ill, p. 489) : 1 /3 de la population.
Abbé RAYNAL : 1 /6e in M. EMERIT, « Un mémoire inédit de l'abbé Raynal sur la Tunisie
(XVIIIe siècle) », Revue Tunisienne, 1948, n° 3-4, pp. 131-184.
Devoize (Arch. A.E., corr. cons. Tunis, vol. 32, an II) : 600 000 morts.
Anonyme (A.D. Paris. A.E. В III 304, en 1801) : 600 000 morts.

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MALADIES ET MORT

du château meurt de la peste, à Béja ; la garnison étant à peu près disparue dans
les jours suivants, des troupes fraîches sont envoyées en mai, et anéanties à
leur tour. Le nouveau chef de la garnison meurt aussi de la peste, avant d'avoir
rejoint son poste. Tous faits que l'abbé Poiret résumera ainsi : « L'île de Tabarque,
deux fois repeuplée, a servi deux fois de cimetière à ses nouveaux habitants ».
Sur la terre ferme, l'épidémie a fait disparaître des familles entières : « De
cinquante cabanes ou tentes qui sont sous mes yeux, il n'y a guère plus que 6
d'habitées », écrit le correspondant de l'agence de Tabarque, qui ajoute que
la mort lui a enlevé trois domestiques en moins de huit jours. Un mois plus tard,
en mai, il nous annonce que toute la famille de son truchemen, soit 12
personnes, est morte en une semaine \
A Tunis, de même, on voit s'éteindre successivement plusieurs familles de
commerçants juifs. Des corporations de métiers sont décimées : tisserands en
laine; fabricants de bonnets; nattiers, dont il ne survit qu'un maître en 1786 a.
Enfin, aux effets de la peste sur la démographie et sur l'économie urbaine
viennent s'ajouter ceux qu'elle exerce sur l'activité rurale : défaut de semence,
à la fin de l'année 1784 — la recrudescence de la contagion coïncidant avec une
sécheresse de plusieurs mois 3. Migrations ensuite, pour fuir la maladie. Ruine
des récoltes, enfin, soit que le bétail, laissé à l'abandon, se nourrisse de blé en
herbe; soit que la moisson ne se fasse pas, par manque de bras.
Après l'avoir ménagé pendant quatre-vingts ans, la peste laisse donc le pays
essoufflé en août 1785.

1794-1800 : la peste endémique. Or, dix ans passent à peine, que la peste
s'abat de nouveau sur le pays. Vient-elle d'Algérie ? La Régence voisine, en effet,
en est accablée depuis 1793. Quoi qu'il en soit, la maladie est attestée à partir
du mois de mars 1 794 *.
Cette épidémie s'annonce moins grave que la précédente. Elle est moins
longue — six mois — et moins meurtrière : les contemporains parlent
d'accidents, de « soupçons » de peste, plutôt que d'hécatombes. Enfin une partie du
pays est épargnée; dans le sud et l'est, la santé reste bonne. Si, au mois de juillet,
la mortalité paraît s'élever à Tunis (où il n'y aurait « peut-être pas une famille qui

1. Abbé POIRET, Voyage en Barbarie, ou Lettres écrites de l'Ancienne Numidie pendant


les années 1785 et 1786, Paris, 1789, vol. 1, p. 191. A.C.C.M., L III 1331, C.R.A. Tabarque.
2. Idem et L III 278, lettre d'Adanson.
A.C.C.M., L IX, art. 699, lettres des 16 avril, 9 juin et 21 juillet 1785.
Abbé RAYNAL, op. cit.
Chez les chrétiens, l'église de Sainte-Croix enregistre 140 morts de la peste du 28 octobre
1784 au mois d'août 1785 (Arch. Sainte-Croix). Cf. ANSEME DES ARCS, Mémoire pour servir
à l'histoire de la mission des capucins dans la Régence de Tunis, Rome, 1889, confirmé par le
Journal du père Vicherat, cité par CONOR, Une épidémie de peste en Afrique Mineure (1784-
1788). Archives de l'Institut Pasteur de Tunis, 1911, fasc. 3, pp. 220-241.
3. A.S. Venezia, В 768, lettre du 12 décembre 1784.
A.C.C.M., L III 275, lettre du 28 décembre 1784.
A.C.C.M., L III 1331, journal, 26 novembre 1784; 30 avril 1785.
A.C.C.M., L III 1330, doc. du 30 juin 1785.
4. A.N. Paris, 134 A.P. I, dossier 6, patentes et certificats sanitaires, 1792-1796.
L'apparition de la peste est plus précoce qu'on ne l'avait crue.

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PANDÉMIES ET FAMINES EN TUNISIE L. VALENSI

ne pleure un parent » 1 le recul de la maladie est général dès le début du mois


d'août.
Mais, par ses récurrences, elle gagne en durée ce qu'elle avait perdu en
intensité. Elle reparaît, en effet, chaque année, frappant avec plus ou moins de force,
ménageant tantôt une région, tantôt une autre, jusqu'en 1798. Elle accorde un
répit en 1799. Et la voici encore en 1800 2. Sans jamais prendre l'ampleur qu'elle
a eue en 1784-1785, elle se livre à une lente érosion de la population. Elle fait
de la Tunisie, dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, un foyer d'endémie.
Pourtant, par une sorte de repentir, elle abandonne le terrain pour dix-huit ans.

Pourquoi ce répit du XVIIIe siècle ? Pourquoi cette offensive tardive ?

Prophylaxie et thérapeutique de la maladie

Les moyens de défense dont la société dispose alors sont médiocres, dans
les années favorables comme dans les périodes néfastes. Tunis ignore les mesures
prophylactiques que l'Europe chrétienne applique : il n'y a pas d'administration
de la quarantaine qui contrôle les arrivées et départs des bâtiments; pas de
lazaret pour les passagers ou les équipages.
L'équipement anti-contagieux est donc déficient, mais la Tunisie n'est pas,
pour autant, ouverte à tout venant. Une institution réduit les risques de
contagion : un lazaret pour les marchandises, établi dans le lac de Tunis, sur
l'île Chickly 3. D'autre part, les bâtiments en provenance des pays infestés sont
renvoyés 4. Encore faut-il que les informations reçues au Bardo précèdent
l'arrivée des bâtiments suspects; que les ordres soient rigoureusement appliqués;
qu'enfin la surveillance s'exerce aussi sur les voies de terre. Ce n'est pas toujours
le cas. Tantôt un cordon sanitaire s'établit, ou une quarantaine est imposée aux
caravanes 5, tantôt une manière de force d'inertie s'exerce, et aucune précaution
n'est prise. Ainsi, en 1 786, alors que le pays est déjà épuisé par les coups répétés
de la maladie, et que les blessures ne sont pas cicatrisées, la liberté des commu-

1. PLANTET, Correspondance des beys de Tunis et des consuls de France avec la cour,
1577-1830, Paris, 1893-1899, vol. Ill, p. 238.
2. On se reportera à la carte p. 1546 et au tableau p. 1 552 pour la répartition géographique et
la chronologie exacte de ce harcèlement. Informations fournies par : R.M.L. ; PLANTET, vol. Ill,
pièces 502 à 661, passim; Arch. A.E., Tripoli, carton 56, patentes; Idem, correspondance
consulaire, Tunis, vol. 32, 33, 34 et 35 et Maroc, vol. 21 et 22; Archives de la paroisse Sainte-Croix
à Tunis; A.N. Paris, 134 A.P. I, dossier 6; Idem, A.E. В III 304, Compagnie d'Afrique et Agences
d'Afrique, mémoire sur un projet d'expédition contre Tunis, 1 801, anonyme.
LOTH (G), Arnoldo Soler, chargé d'affaires d'Espagne à Tunis et sa correspondance, 1808-
1810. Tunis, 1905. H. P. J. RENAUD, « Recherches historiques sur les épidémies au Maroc.
La peste de 1799 », Hespéris, t. I, 1921, pp. 160-182. Du même, « Un nouveau document
marocain sur la peste de 1799 », Hespéris, t. V, 1925, pp. 83 sq.
3. PO IRON, Mémoires concernant l'état présent du Royaume de Tunis. Paris, 1925. PEYS-
SONNEL et DESFONTAINES, op. cit. A.N. Paris, A.E. B1 1151, 5 avril 1784.
4. Ou bien ils subissent la quarantaine à bord. A.N. Paris, A.E. B1 1130, lettres des 3 juillet,
6 août, 21 décembre 1721 ; du 9 mai 1722. Idem, A.E. B1 1137, lettre du 19 juin 1753.
5. Ainsi en 1755, 1767, 1786. Moh. Seghir ben YOUSSEF, Mechra el Melki, chronique
tunisienne, 1705-1771 . Trad. Serres et Lasram. Tunis, 1900, p. 347. A.S. Venezia, V savi... В 767,
lettres des 15 octobre 1767 et 28 janvier 1768. R.M.L, patentes de décembre 1786.

1549
MALADIES ET MORT

nications avec l'Algérie est maintenue \ Quand le Bey prescrit des mesures
d'isolement et d'hygiène 2, la résistance qu'il rencontre l'oblige à y renoncer.
Ainsi, une administration sanitaire inexistante, une politique hésitante : autant
dire que le pays n'oppose pas de barrière infranchissable à la maladie.
Or, la société n'est guère mieux armée, en cas d'invasion du fléau : pas de
médecine ni de médecins. Le Bey lui-même confie sa santé à des chrétiens,
lesquels — étant donné le niveau des connaissances d'alors — sont capables
de diagnostiquer la maladie, non pas de la guérir. La population trouve donc son
salut soit dans la fuite, plus facile aux populations pastorales qu'aux villageois
et citadins, soit dans l'isolement, que les Européens ne sont pas seuls à observer.
A Tunis, au moins, les boutiques se ferment; tout commerce — dans tous les sens
du terme — s'interrompt.
Mais l'isolement absolu n'est guère pratiquable dans la réalité. Et le recours
à ce moyen de défense n'est pas compatible avec les devoirs familiaux et
religieux : la mort est l'occasion d'échanges de visites, de veillées communes, de
processions, qui offrent à la maladie un merveilleux terrain de diffusion. Qu'on
observe, tout près de nous, le trajet de l'épidémie de 19243, minutieusement
décrit par un médecin français : l'agent de transmission de la peste, c'est, avec
le rat, l'homme social, portant, avec son témoignage de solidarité et de piété
familiales, les germes de la maladie. L'épidémie ne suit donc pas seulement les
grandes routes, maritimes ou terrestres, du commerce. Elle s'infiltre par le menu
réseau des chemins qui relient entre eux les villages, les tribus, les familles.
Imprudent devant les dangers de la contagion, l'homme du XVIIIe siècle
est totalement démuni quand la maladie l'atteint. Pendant l'épidémie de 1 785, la
technique médicale employée par les meilleurs médecins est la suivante : vomitifs,
incision des bubons, application de feu sur les charbons. Tous moyens, comme on
le voit, visant à extraire la maladie, à l'expulser du corps atteint. Leur effet ? Nul,
du moins à cette date, toutes les personnes touchées périssant infailliblement *.

Corrélations et synchronismes

Interprétant la maladie, les contemporains — généralement européens, qui


en ont seuls laissé des traces — établissent des corrélations entre ses progrès et
des phénomènes cosmiques, ou des faits sociaux. Relevons ces observations,
faites à Tunis : « on y a remarqué qu'elle se gradue sur les phases de la lune,
c'est-à-dire que, pendant les deux premiers quartiers, il y meurt 200 à 250
personnes par jour, et qu'à mesure qu'elle avance dans sa pleineur, le nombre des
victimes est presque le double » 5. Plus généralement, on attend des grands

1. De même en 1753. R.M.L., patentes de septembre à juillet 1786; d'août 1788.


2. Le Bey Hamouda Pacha aurait aussi ordonné aux propriétaires de fours à chaux de
réserver leur production au blanchiment des tombeaux. IBN ABI DIYAF, Athâf ahl az-zamân, Tunis,
7 vol., 1963-1965, t. Ill, p. 14. BERBRUGGER, op. cit., p. 213.
3. Docteur В LOCH, La peste en Tunisie, aperçu historique et épidémiologique. Tunis, 1929.
4. A.S. Livorno, Sanità, affari generali, filze 1 54, copie de lettre du 26 janvier 1 785. La
médecine arabe est de même nature : cf. le cheikh Da'oud el Antaki, médecin syrien du XVIe siècle,
qui fait encore autorité dans le Maghreb du XVIIIe : saignées, vomitifs, vapeurs de plantes
odorantes, régime maigre : tels sont les remèdes conseillés (BERBRUGGER, op. cit., p. 266).
5. A.C.C.M. C.R.A. Tabarqua, L III 1331, journal, au 28 février 1 785 ; Idem, 31 mars. CONOR,
op. cit.. Arch. A.E., Tripoli, carton 56, 26 juillet 1787.

1550
PANDÉMIES ET FAMINES EN TUNISIE L VALENSI

changements de température — froid vif ou chaleur extrême — qu'ils ralentissent


la maladie. Cette opinion est partagée par les habitants, qui « disent que la peste
est comme les puces, qu'elle est dans sa force avant les grandes chaleurs, qu'elle
cesse ou se ralentit dans le temps des grandes ardeurs de l'air et reprend avec
fureur au mois de septembre » 1. Chrétiens et indigènes se trompaient, on le
verra.
Rarement, et en soulignant le caractère insolite de l'observation, on met en
relation la misère matérielle et physiologique et la gravité de la maladie. « Le
singulier de cette maladie, observe un agent français, c'est que, partout où elle
s'est manifestée, elle n'a guère attaqué que les femmes et les enfants de tous
ordres et seulement les hommes du peuple. La province de Tunis où cette maladie
ait fait le plus grand ravage est le Kef, où l'on assure que tout ce qui est gens de
peine a péri » 2. De fait, quand l'épidémie atteint son paroxysme, en hiver et au
printemps 1 785, elle ne distingue plus les mal nourris des gens repus, et se
distribue généreusement dans toutes les couches sociales.
Le rôle de l'alimentation et, d'une façon générale, de l'hygiène sociale, échappe
totalement aux contemporains les plus avertis. Preuve a silentio : jamais les rats,
ou les parasites, ne sont signalés comme agents de transmission. Or on sait
aujourd'hui que leur pullulement est une condition de diffusion de la peste.
C'est dire que puces et rats devaient faire partie de l'univers familier des hommes
du XVIIIe siècle. On ne porte pas plus d'attention à la qualité ou au volume de
l'alimentation : en un mot, à tout ce qui pouvait rendre le milieu plus réceptif à
la maladie.

Mois où la peste est signalée +


Années
J F M A M J J A S 0 N D

1702 (Djerba)
1703 (Sfax)
1704
1705
1784 +

1785 ♦ \
1786 (Djérid)
1794
1795
1796 . . .. ♦ * ♦
1797 \ \
1798
1800

1. Journal du père VICHERAT, cité par BLOCH, op. cit. A.N. Paris, A.E. B1 1151, lettre
du 8 mars 1785.
2. A.C.C.M., L III 1331, C.R.A. Tabarque, journal, 9 octobre 1784.

1551
MALADIES ET MORT

Population chrétienne : Nombre des morts, 1770-1806.


La population musulmane échappe au contrôle statistique. Les chrétiens témoignent pour elle.
Nombre
de morts
150

100

1770 1780 1790 1800

La question^ pourtant, mérite d'être posée. Alors on ne peut manquer de


relever que le XVIIIe siècle tunisien n'a pas connu de famine (sauf en 1734).
Des disettes, la Tunisie en a subi, dont certaines graves; mais, somme toute,
leur nombre est réduit, et le mal, vite réparé 1. La relative régularité des récoltes
n'est peut-être pas étrangère à la bonne santé dont le pays jouit pendant quatre-
vingts ans. La fin du siècle est-elle moins favorable ? A Tripoli, il est certain que
l'épidémie vient après six années de disette. Mais en Tunisie ? La concordance

1 . Le mouvement des récoltes sera étudie ailleurs. Signalons cependant les graves difficultés
consécutives aux récoltes des années 1778 et 1779.

1552
PANDÉMIES ET FAMINES EN TUNISIE L. VALENS!

La peste de 1818-1820 : mortalité dans la population juive de Tunis.

est beaucoup moins sûre : non, les années de peste ne coïncident pas avec des
périodes de carence alimentaire grave.
Mais jetons encore un regard sur le calendrier des pestes en Tunisie.
Les mois de moindre diffusion de la peste sont, très nettement, ceux
d'octobre à février. La fréquence de la maladie augmente ensuite de mars à juin,
atteint son maximum en juin et juillet; puis elle décline. Ces observations, nous
pouvons les étendre à l'Algérie x. Que nous révèlent-elles ? D'abord, un
synchronisme entre la hausse des températures et les progrès de la maladie : ce fait,
scientifiquement établi aujourd'hui, avait déjà été relevé depuis bien
longtemps 2. Mais il y a plus : les mois de février à juin sont les mois de soudure,
donc de sous-alimentation relative. Ils sont la période de l'année où l'individu
offre le terrain le plus favorable aux agressions épidémiques. Il faut enfin avancer
une autre hypothèse, suggérée par l'étude des pestes récentes en Tunisie : elle
fait apparaître, en effet, le rôle des rongeurs arvicoles comme agents de
propagation de la maladie. Les rongeurs, fuyant la peste, et en quête de moissons, se

1. MARCHIKA, op. cit., donne avec précision les dates de diffusion de la peste.
2. F. BRAL) DEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II,
nouv. éd., Paris, 1966, vol. 1, p. 237.

1553
MALADIES ET MORT

déplacent en transmettant la contagion. La coïncidence des progrès de la peste


avec la période de maturation des blés pourrait donc être associée aux
migrations de ces rongeurs. Simple conjecture, que les observations contemporaines
ne permettent pas de mettre à l'épreuve x.
Une autre concordance, en revanche, est établie plus sûrement : elle est
d'ordre géographique (voir cartes). La Tunisie, pendant cette série d'épidémies,
fait partie d'un ensemble qui la dépasse largement et s'étend du Maroc à l'Egypte
et au-delà. Or, une fois créé un foyer d'infection — « foyer de dispersion
secondaire », dit André Siegfried — on peut dire que la peste s'entretient elle-même.
Ses déplacements sont à double sens. Sa propagation dans une direction n'est
pas irréversible, bien au contraire. Ainsi, en 1784, elle emprunte d'abord une voie
commerciale habituelle, suivant une direction est-ouest qui atteint la Tunisie.
Là, son itinéraire se dédouble : un courant s'oriente vers l'ouest, l'autre vers le
sud. Le second se dirige à son tour vers le Levant (Misurata, Benghazi, en 1786).
Partie de l'est, la peste y revient donc. Dans l'autre direction, elle se propage vers
l'ouest et, franchissant chaque année de nouvelles étapes, elle est signalée à
Tlemcen en 1790 et 1791. Là, nous perdons sa trace, et il ne semble pas qu'elle
ait poursuivi ses ravages au Maroc 2. Mais l'importation d'agents de transmission
venus de Constantinople en 1793, permet à la maladie de reprendre une forme
plus active. La nouvelle série d'épidémies qui commence alors et, de proche en
proche, couvre tout le Maghreb du Maroc à la Tripolitaine, fait donc suite à la
première. La peste emprunte les mêmes itinéraires plusieurs fois et dans les deux
sens. Et si, de 1784 à 1786, l'épidémie a une très grande extension, à la fin du
XVIIIe siècle, la catastrophe est partagée par toute la Méditerranée musulmane
(voir cartes). Quand le mal est si répandu, le rôle des conditions locales —
administration, hygiène, alimentation — diminue. Elles peuvent élever ou réduire le
degré de réceptivité du milieu ; elles ne peuvent pas barrer la route à l'épidémie.
Faut-il ajouter que, pour être le fléau le plus spectaculaire, la peste n'est pas
la seule force qui contrarie l'essor de la population ? D'autres épidémies la frappent,
qui visent particulièrement les enfants : ainsi, la petite vérole, qui fauche de
jeunes vies en 1789, en 1794, en 1796-1797, en 1798. Un an plus tard, les
malheureux esclaves de l'île Saint- Pierre l'apportent avec eux3. Pour quatre
épidémies reconnues, combien nous échappent ? Ces maladies infantiles font partie
du quotidien et, à ce titre, ne méritent pas l'attention des contemporains.

1805-1856 : les sept plaies d'Egypte

Famine, disette, peste


Du point de vue démographique, séparer le XVIIIe siècle du XIXe est pur
artifice. Des crises déjà décrites aux suivantes, nulle solution de continuité. Rien
qui indique le passage d'un régime démographique de « type ancien » 4 à de

1. BLOCH, op. cit., établit entre le rongeur et l'homme une solidarité plus étroite que ne le
fait André Siegfried, pour qui la forme silvatique de la peste est plus épizootique qu'épidémique.
2. H. P. J. RENAUD, art. cit.
3. Source unique pour toutes ces épidémies : le registre de décès de l'église Sainte-Croix,
confirmé, pour la dernière date, par Arch. A.E., correspondance consulaire, Tunis, vol. 36, f1° 71.
4. Pierre GOUBERT, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730. Paris, 1960.

1554
CL%

5

5

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5

1555
MALADIES ET MORT

nouvelles structures démographiques caractérisées, notamment, par la raréfaction


des crises. Bien au contraire, les fléaux se multiplient et se diversifient. Une
politique de défense plus rigoureuse, l'installation d'une administration adéquate,
sont insuffisantes à opposer un barrage aux invasions épidémiques. Et celles-ci
n'agissent pas seules. Calamités, naturelles ou non, additionnent leurs effets.
La première, c'est la famine de 1805. Elle est mal connue, mais ses
répercussions démographiques sont certaines. Non qu'elle ait été accompagnée d'une
réapparition de la peste, comme on a pu le croire en se fondant sur une analyse
équivoque d'un contemporain x : les bulletins de santé que constituent les
patentes délivrées aux capitaines de navires ne laissent pas de doute sur ce point.
Mais directement, elle détermine une hausse de la mortalité. Aux témoignages
des contemporains 2, s'ajoutent les données fournies par la population
chrétienne : le nombre de décès enregistrés à l'église de Sainte- Croix s'élève en
1805-1806 (voir courbe). Moins que pendant les épidémies de peste déjà
signalées; notablement, cependant8.
Le deuxième fléau, la peste, trouve en 1818 un terrain préparé par plusieurs
années de mauvaises récoltes. Encore en juillet, le chargé d'affaires du Consulat
de Toscane se flatte que la peste qui afflige Alger n'ait pas atteint Tunis 4. Mais
il ajoute — alors que la récolte devrait être à peine rentrée — « la carestia pero è
eccessiva in ogni génère, ed il commercio èd annichilato ». Ainsi, la disette est
ici la compagne de la maladie. Celle-ci apparaît à Tunis à la fin du mois d'août.
Les accidents sont rares, la mortalité faible. Le diagnostic est encore réservé.
D'autant plus réservé, d'ailleurs, que le Bey fait donner la bastonnade au médecin
qui avait osé, le premier, au mois d'août, parler de peste6. Pendant quelques
jours, on accuse donc les fièvres malignes, sans caractère contagieux, de la
mortalité élevée. Les soupçons se précisent au début du mois d'octobre, la maladie
ayant pénétré dans le ghetto. Bientôt Tunis donne le spectacle de l'épouvante
la plus générale : juifs fuyant leur quartier sans destination précise; chrétiens
dépourvus de ressources, toute activité ayant cessé, et prenant d'assaut leur
consulat pour crier miséricorde; consulats jalousement fermés.
Un an passe, pendant lequel la peste frappe avec une intensité inégale.
En septembre 1819, ses ardeurs se sont calmées. Le consul de France annonce
que les communications sont sur le point d'être rétablies, et il poursuit « nous
sortirons enfin de ce tombeau où le fléau nous assiège depuis près d'une année » e.
Prévision illusoire : la maladie n'est pas éteinte. Et il faut attendre encore un an
pour qu'une assemblée de médecins réunie au Bardo puisse constater
solennellement la disparition du fléau 7. Depuis juillet 1820, à Tunis, plus tôt ailleurs,
elle ne faisait plus de victimes. Au total, une crise très grave parce que longue

1. A.S. Livorno, Governatore, corrispondenza, filze 872, anno 1818, lettre du 22 juillet 1818.
2. A. GALLICO, Tunis e i console Sardi (1816-1834). Bologna, 1935, pp. 81-82; IBN
ABI DIYAF, op. cit., vol. Ill, pp. 127-128.
3. Archives de Sainte-Croix, registre cité.
4. Ben DIYAF, op. cit., vol. A.S. Livorno, Governatore, corrispondenza, filze 872, anno 1818.
lettre du 22 juillet 1818.
5. A. GALLICO, Tunis e i console Sardi (1816-1834). Bologna, 1935.
6. Arch. A.E. Tripoli, carton 151.
7. A.S. Livorno, sanità, carteggio estero, 235, anno 1820, copie d'une déclaration faite
au Bardo le 9 septembre 1820..

1556
PANDÉMIES ET FAMINES EN TUNISIE L. VALENSI

— près de deux ans — accompagnée de mauvaises récoltes et d'une épizootie


générale, répandue sur tout le pays.
Quant à son intensité, on peut tenter de la mesurer grâce à deux séries
d'indications. La première, un relevé quotidien des morts de la ville de Tunis, du
11 novembre au 21 décembre 1818, fait par le consul de Toscane1. Tenons-le
pour digne de crédit. La deuxième indication, plus sûre mais plus partielle,
provient du registre hebdomadaire des juifs morts de peste à Tunis. C'est le même
consul de Toscane qui en fournit la copie. Ici l'information couvre les mois de
septembre 1818 à mai 1819. Elle offre, avec une évaluation exacte du nombre
des victimes juives, une image des progrès et des reculs de la mortalité. De ces
deux séries d'informations, quel est le résultat ?

La peste de 1818- 1820 : statistique partielle de la mortalité.

Nombre de morts dans la population

Date Moyenne quotidienne selon


juive totale *
Nyssen autres sources

21 sept.-20 nov 47
1 1 nov.-20 nov 1 502 150 105-140
130-1 50 3
21 nov.-27 nov 40 1 276 182 200-300
+ de 250 *
28 nov.-4 déc 57 2 321 6 237
5 déc-11 déc. . 31 1 595 228
12 déc-19 déc. . 48 2104 263 jusqu'à 500 4
20 déc-25 déc. . 41
20 et 21 déc 626
Total 21 sept.-7 mai . . . 831

1. A.S. Livorno, Sanità, carteggio estero 233.


Quelle est la qualité des informations ? Elle dépend directement de celle des informateurs.
Le consul dit recevoir des rapports réguliers sur le nombre des victimes. Mais ils n'ont aucun
caractère officiel, l'administration tunisienne n'ayant jamais tenu de registre des décès. En
l'absence de contrôle administratif, et le consul étant enfermé dans sa résidence, on devrait donc
tenir les chiffres comme suspects et péchant à la fois par excès — les estimations, faites dans
un climat de panique, grossissant nécessairement les faits — et par défaut, beaucoup de morts
pouvant échapper à l'observation. Cependant, confrontés avec les témoignages contemporains
ces chiffres sont toujours inférieurs, donc plus proches de la réalité.
2. A.S. Livorno, Sanità, carteggio estero, 233. On ne retient que le chiffre inférieur quand
la source en fournit deux exemples : 380 à 387 morts, le 20 décembre.
3. A. RIGGIO, « Relazioni délia Toscana Granducale con la Reggenza di Tunisi (1818-
1825) », Oriente Moderno, anno XX, n° 3, marzo 1940, le correspondant est Nyssen, auteur de
la statistique. A.N. Paris, A.E. В III 302, Concessions d'Afrique, lettre du 29 novembre.
4. GALLICO, op. cit., p. 84. Arch. A.E., cor. cons. Tunis, vol. 43, f° 160.
5. La statistique donne le chiffre invraisemblable de 900 morts pour le 29 novembre; on
ne l'a pas retenu pour le calcul de la moyenne.

1557
MALADIES ET MORT

Première donnée, brute (voir tableau) : en quarante jours, du 1 1 novembre


au 21 décembre 1818, Tunis perd près de 9 000 habitants. En procédant à un
calcul hebdomadaire, on voit le nombre moyen de morts s'élever de 150 par
jour dans la deuxième semaine de novembre, à 263 par jour dans la période
correspondante du mois de décembre. Or, d'après le registre des victimes juives,
la maladie n'a pas encore atteint son paroxysme : c'est à la fin du mois de décembre
et au début du mois suivant qu'elle est le plus implacable. Par la suite, sa violence
diminue. La moyenne quotidienne des victimes tomberait à une cinquantaine
en février; quelques dizaines en avril; une vingtaine en juin 4
La population juive nous fournissant un profil de la mortalité, essayons
d'extrapoler de ces données à l'ensemble de la population de Tunis. Sur 831
victimes de la peste, disparues du début de l'épidémie au 7 mai, 176 sont mortes
entre le 21 novembre et le 19 décembre, soit 21 %. Pendant les mêmes semaines,
les pertes subies par l'ensemble de la population de la capitale sont de l'ordre
de 6 500 personnes. De septembre à mai, la mortalité totale, pour la capitale,
serait donc d'environ 30 000 personnes. L'épidémie, à cette date, n'a pas
entièrement cessé. Ses ravages, pour ralentis qu'ils soient, vont encore se prolonger
pendant quinze mois. Si Tunis comptait 120 000 habitants avant la crise
— chiffre généreux — c'est plus du quart de sa population qui a disparu. Pour
tout le royaume, les pertes pourraient bien être du même ordre 2.
Cette fois encore, la carte de l'épidémie couvre une grande partie de la
Méditerranée (carte n° III). D'autre part, depuis les pestes précédentes, on ne
peut observer aucun progrès quant à la thérapeutique ou quant aux croyances
relatives aux conditions propres à stimuler ou à freiner la contagion. Si le
gouvernement fait exercer un contrôle sévère des communications, l'opinion reste
divisée sur l'efficacité des précautions à prendre 3.

Le choléra : 1836, 1849-1850, 1856

Si cette épidémie de peste n'est pas la dernière, les apparitions suivantes,


à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, sont moins meurtrières et moins
répandues. Cependant, la facilité des communications aggrave les périls, en
permettant une diffusion plus rapide des maladies. Le choléra de 1827 n'est plus
seulement épidémiques : c'est, comme André Siegfried a pu le décrire, une pandémie

1. Dans la population juive au moins, la maladie connaît un regain d'activité à la fin du mois
de février, puis au début du mois de mai. Aux 831 juifs morts de peste de septembre à mai,
s'ajoutent, selon la statistique du consul de Toscane, 85 victimes chez les juifs livournais, 62
catholiques, 18 Grecs.
2. GALLICO, op. cit., p. 193, mémoire du 18 octobre Ш28. Devoize (Min. A.E., Tunis, cor.
cons., vol. 43), évalue la mortalité à Tunis à 30 000 en juřn 1818; à 40 000 en septembre.
Indications intéressantes sur le traitement par l'huile d'olive, au Maroc, dans GRABERG di HEMSO,
Lettera del Signor Graberg di Hemsô al Signor Luigi Grossi su/la peste di Tanger/' negli anni
1818-1819. Genová e Tengeri, 1820. En français. Observations authentiques sur la peste du
Levant et sur la vertu spécifique de l'huile d'olive, Florence, 1841. Cf. aussi P. J. RENAUD,
« La peste de 1818 au Maroc », Hesperis, t. Ill, 1923, pp. 13-36 et Arch. A.E., correspondance
consulaire, Maroc, vol. 26 et 27.
3. IBN ABI DIYAF, III, p. 127 sq.

1558
PANDÉMIES ET FAMINES EN TUNISIE L VALENSI

qui frappe, en dix ans, l'Asie, l'Europe, l'Amérique du Nord et l'Afrique x.


Pourtant, la Tunisie fait exception. Le choléra n'y fait qu'une brève incursion dans le
sud, au début de l'année 1836. Encore est-ce sous une forme atténuée : les
médecins diagnostiquent un choléra sporadique, moins grave que le choléra
morbus. La maladie ne gagne pas les autres régions, et dans le Djérid même, elle
ne paraît pas avoir duré plus de trois mois 2.
Entre la Tripolitaine et l'Algérie infestées, la Tunisie est donc presque
totalement épargnée. Doit-elle cette chance à la nouvelle administration sanitaire ?
Nullement : celle-ci n'est mise en place qu'en novembre 18353. Jusque-là, on
s'était contenté de renvoyer les bâtiments de provenance suspecte 4. De plus
l'administration sanitaire — un conseil rassemblant les consuls européens, le
gouverneur de La Goulette et un médecin du Bey — entretient des agents
européens dans les ports de la Régence, mais elle n'exerce aucun contrôle sur
l'intérieur du pays. Et il arrive que les relations terrestres soient maintenues avec les
régions atteintes, la Tripolitaine, notamment 5.
C'est donc au hasard, plus qu'à ses moyens de défense, que la Tunisie doit
sa résistance à l'épidémie. En 1849, elle n'y échappe pas. A la fin de l'année, le
choléra se déclare dans la région de Béja VII fait plusieurs centaines de morts
dans la ville, dont les habitants fuient dans les campagnes. Dans les premiers
mois de l'année 1850, le choléra envahit Tunis et sa région, la côte orientale, le
midi du Royaume. Il s'atténue rapidement à Tunis après avoir fait de nombreuses
victimes chez les juifs et, plus généralement, dans la population la plus
miséreuse. En revanche, il continue de sévir dans le nord du pays, en mars et avril.
En juin, il reparaît dans la capitale; la mortaiité dépasse 100 par jour. Pris de
panique, les juifs tentent d'émigrer vers la France ou l'Algérie. Le Bey s'isole,
à Carthage d'abord, puis à Porto Farina et à La Mohammedia. La maladie recule
en juillet, et s'éteint en août.
Le choléra reparaît quelques années plus tard 7. Venu de Tripoli au début
de l'été 1856, il atteint Ďjerba et la province de l'Arad, au sud de la Régence;
puis la côte orientale (Mahdia, Monastir, Sousse). A la mi-juillet, il est à Tunis.
Selon Léon Roches, l'épidémie, comme celle de 1850, frappe d'abord les juifs,

1. SIEGFRIED, op. cit.


Les itinéraires de cette pandémie sont cartographies dans SCHNERB, Le XIXe siècle, Paris,
1955, pp. 6-7 et SIEGFERID, op. cit. Mais les indications concernant la Tunisie sont inexactes.
2. A. S. Livorno, Sanità, fi lze 728, patentes du 20 janvier au 8 mars 1836. Pour le reste du
pays, fournissent la preuve que le choléra n'a pas pénétré : A.G.G.T., dossier 798, carton 66;
Arch. A.E., correspondance commerciale, Tunis, vol. 50 à 52.
3. Arch. A.E., correspondance commerciale, Tunis, vol. 50 à 52. A.G.G.T., dossiers 798 à
801, carton 66.
4. Arch. A.E., correspondance commerciale, Tunis, vol. 49, lettre du 11 octobre 1831;
vol. 50, lettres des 5 mai et 1 7 décembre 1 832.
5. A.G.G.T., D 798 С 66, pièce 46.
6. Aux références ci-dessus, ajouter Arch. A.E., idem, vol. 55, lettres du 18 décembre 1849
au 3 septembre 1 850. A.N. Paris, F 17 2657 B, pp. 1 84, 1 90, 1 93. IBN ABI DIYAF, op. cit., vol. IV,
p. 128 sq.; J. GANIAGE, « La population de la Tunisie vers 1860. Essai d'évaluation d'après les
registres fiscaux », Population, 1966, n° 5, pp. 857-886. L'Algérie est déjà atteinte par la maladie.
Indications dans A. NOUSCHI, Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constanti-
noises de la conquête jusqu'en 1919, Paris, 1959. pp. 269-296.
7. En 1852, selon HUGON, Les emblèmes des Beys de Tunis. Paris, 1913, p. 145, il aurait
sévi à Sfax. Nous n'avons pas trouvé de trace de cette épidémie.

1559
MALADIES ET MORT

puis les musulmans; les chrétiens enfin. Elle atteint sa plus grande intensité à la fin
du mois d'août, puis elle recule. A Tunis, elle aurait emporté 6 000 personnes x.
Arrêtons là cet inventaire des désastres démographiques qui marquent la
première moitié du XIXe siècle en Tunisie 2. Sans perdre de vue, cependant, que
ces crises graves et générales viennent s'abattre sur un fond de misère
physiologique profonde. Des maladies saisonnières minent les régions ou les couches
sociales les moins favorisées. Ainsi, en 1826, on apprend qu'il « s'est manifesté
depuis près d'un mois dans la ville, et principalement dans les faubourgs, des
fièvres d'automne, mais d'un caractère plus grave qu'à l'ordinaire et qui font
périr beaucoup de monde... Ce sont purement et simplement des fièvres
intermittentes occasionnées par la mauvaise nourriture, et surtout par la quantité des
fruits malfaisants dont le peuple se nourrit dans cette saison, lesquelles acquièrent,
en raison des chaleurs, un caractère de malignité aussitôt que dès leur invasion
on ne s'occupe pas à les combattre avec les remèdes usités, et qui sont presque
toujours efficaces » 3. En 1831, une maladie semblable, à caractère plus
nettement épidémique, frappe de nouveau les couches populaires à Tunis 4. Ces fièvres
d'automne, où l'on pourrait reconnaître la typhoïde, reparaissent donc
régulièrement. En 1848, on parle même de peste bubonique à Kairouan. Enquête faite,
il s'agit d'une épidémie de petite vérole, qui peut d'autant mieux exercer ses
ravages que la misère est générale et que la ville n'a aucun médecin 6.

De ces traumatismes démographiques, la pyramide des âges porte des


marques profondes6. Éloignons l'objectif, pour couvrir d'un regard les XVIIIe et
XIXe siècles. Deux faits majeurs se dégagent. Pour la Tunisie, un contraste entre
le XVIIIe siècle, de prospérité relative, et le siècle suivant, où la maladie frappe à
coups répétés. La mortalité infantile est sans doute aussi élevée qu'ailleurs, mais
la longue absence de calamités a dû permettre une expansion démographique
réelle. Les contemporains, d'ailleurs, n'en étaient pas inconscients. Le
chroniqueur Hammuda ben 'Abd al-'Aziz n'écrit-il pas, en 1776, «pendant cette longue
trêve, il n'y eut pas une grande mortalité, et la société humaine, quand elle n'est
pas atteinte par un de ces trois fléaux — peste, famine, guerre civile — augmente,
car alors le nombre des naissances dépasse du double celui des décès » 7.
La fin du XVIIIe siècle et le XIXe, en regard, apparaissent comme une période
de contraction démographique. Détresse inséparable des autres malheurs qui
frappent la Tunisie.
Plus largement, la Tunisie s'inscrit dans un ensemble où le régime
démographique de type ancien, marqué notamment par le retour périodique de crises
graves, persiste tout le long du XIXe siècle. Pour l'Europe occidentale, le choléra

1. Arch. A.E., cor. cons. Tunis, vol. 56, lettres des 19 août et 9 septembre 1856
A.G.G.T., Dossier 801, carton 66.
2. Sur les crises suivantes, J. GANIAGE, op. cit. et « Étude démographique sur les
Européens de Tunis au milieu du XIXe siècle », dans Cahiers de Tunisie, 1957, n° 19-20, pp. 1 67-202
3. Arch. A.E., correspondance commerciale, Tunis, vol. 45, lettres des 5 et 20 octobre 1826.
4. Idem, vol. 49, lettre du 12 octobre 1831.
5. A.G.G.T., D 799, С 66, lettre du 12 novembre 1848.
Arch. A.E., cor. com., Tunis, vol. 55, lettre du 19 septembre 1848.
6. Cf. « La pyramide » publiée par J. GANIAGE, premier article cité, p. 866.
7. Cité dans SEBAG, art. cit., p. 42, n° 39.

1560
PANDÉMIES ET FAMINES EN TUNISIE L VALENSI

de 1830 a laissé un souvenir durable par son caractère pandémique; mais aussi
parce qu'il faisait scandale. L'Europe occidentale, libérée de la peste, avait perdu
la mémoire des mortalités générales qu'elle provoquait. Mais la Méditerranée ?
Regardons la carte de ses pays riverains et le calendrier des épidémies. L'est et
le sud du bassin méditerranéen n'ont point connu de trêve. La présence de la
maladie y est si constante, qu'on ne peut même pas parler de cycle où
alterneraient les années de bonne santé et les années tragiques. Ces pays de la mer
intérieure demeurent lieux d'endémies. L'homme y reste menacé par des
agressions impitoyables; les classes d'âges y sont rabotées par les passages répétés
des maladies; le remplacement des générations ne peut y être assuré qu'au prix
d'une très forte natalité.
Cette permanence des crises démographiques est-elle signe ou cause du
retard de ces régions dans le développement économique et social ? Il est trop
tôt pour se prononcer. On peut, en tout cas, admettre que ce type de
démographie г crée un processus cumulatif. Si la misère des populations les rend
vulnérables aux maladies, les coupes sombres que celles-ci y taillent rendent difficile
une mise en mouvement de l'ensemble du corps social. La distance que les
progrès de l'Europe établissent entre pays « avancés » et attardés s'en trouve donc
augmentée. Aujourd'hui, un des traits dominants du sous-développement est
la contradiction entre une démographie exubérante et la relative rigidité des
ressources. Il n'est peut-être pas paradoxal de dire que ce sous-développement
a pu naître d'une conjoncture inverse. Ici, une démographie « lourde », le nombre
des hommes, leur pression, variant peu d'une génération à la suivante. Là, une
démographie progressive, la multiplication des hommes en Europe du nord-ouest
stimulant et permettant la croissance économique2.

Lucette VALENSI.

1. Un seul fait a été établi ici : la permanence des grandes mortalités dans la Méditerranée
musulmane jusqu'au XIXe siècle. Élément évidemment insuffisant pour définir le régime
démographique de cette zone. Pour la Tunisie, la carence totale et irrémédiable des sources
interdisant toute autre prospection, on souhaiterait qu'elle puisse être tentée dans d'autres pays.
2. Cette hypothèse rejoint les propositions — que j'ignorais encore quand cet article a été
rédigé — formulées par André MIQUEL, dans L'Islam et sa civilisation, Paris, 1968, p. 282 sq.,
sur : 1° La discordance entre l'essor démographique européen et la stagnation de l'empire turc;
2° La croissance démographique tardive (deuxième moitié du XIXe siècle) des pays d'Islam.

1561

Annales (24* année, novembre-décembre 1969, n* 6) 19

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