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Economies, sociétés,
civilisations
Valensi Lucette. Calamités démographiques en Tunisie et en Méditerranée orientale aux XVIIIe et XIXe siècle. In: Annales.
Economies, sociétés, civilisations. 24ᵉ année, N. 6, 1969. pp. 1540-1561;
doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1969.422187
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1969_num_24_6_422187
et en Méditerranée orientale
1. Kitâb al-Bâsâ, ms. du XVIIIe siècle, cité par Paul SEBAG, « La peste dans la Régence
de Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles », I.B.L.A.. n° 109, 1er trim. 1965, pp. 35-48.
2. Abréviations :
A.C.C.M. : Archives de la Chambre de Commerce de Marseille.
A.D. Vaucluse : Archives Départementales du Vaucluse (notes aimablement
communiquées par M. Rebuffat, conservateur des A.C.C.M.).
A.G.G.T. : Archives Générales du Gouvernement Tunisien, Tunis.
A.N. Paris : Archives Nationales, Paris.
Arch. A.E. : Archives du Ministère des Affaires Étrangères, Paris.
A.S. Liv. : Archivio di Stato, Livorno.
A.S. Ven. : Archivio di Stato, Venezia.
R.M.L. : Royal Malta Library, Valetta, Arch, de l'Ordre des Chevaliers, registres 6531 à 6533.
Pour l'étude du cas tunisien, l'excellent article de Paul Sebag, déjà cité, tire tout le parti
possible des sources imprimées relatives à la Tunisie. Cependant, les informations fournies par
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1. FERAUD, op. cit., pp. 238-239. A.N. Paris, A.E.B1 1133, lettre du 22 août. DE SAINT-
GERVAIS, Mémoires historiques gui concernent le gouvernement de l'ancien et du nouveau
Royaume de Tunis, 1736, p. 332.
2. A.N. Paris, A.E. B1 1134, lettre du 23 août 1740. A.C.C.M., L III, art. 252, C.R.A., doc.
du 15 mai 1741. A.D. Vaucluse, В 326, 16 et 27 août 1740.
3. Pour la chronologie des pestes en Algérie, BERBRUGGER, Mémoires sur la peste en
Algérie, dans Exploration scientifique de l'Algérie, II, vol. 1 et 2, PÉR 1ER, De l'Hygiène en Algérie,
Paris, 1847. MARCH IKA, La peste en Afrique septentrionale, Alger, 1927.
4. A.S. Ven., V savi alla mercanzia, В 767, lettre du 15 octobre 1767.
5. A.S. Ven., V savi alla mercanzia, В 768, lettre du 22 septembre 1780.
6. Sur la Provence, E. APPOLIS, Un pays languedocien au milieu du XVIIIe siècle, le diocèse
civil de Lodève, Albi, 1951, p. 333; E. LE ROY LADURIE, Les paysans de Languedoc, Paris»
1966, vol. 1, p. 554. Dernier état de la question dans Ch. CARRIERE, M. COURDURIE, F.
REBUFFAT, Marseille, ville morte : la peste de 1720, Marseille, 1968.
7. A.N. Paris, A.E. B1 1151, lettre du 5 avril 1784.
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1. Idem, lettre du 2 mai. La peste commence donc plus tôt que ne l'avait cru SEBAG, art. cit.
2. Idem, lettres du 2 mai et du 21 juillet 1784.
3. A.C.C.M., L III 1331, doc. du 23 juin 1784. Les chiffres avancés n'ont évidemment pas
une valeur statistique.
4. A.N. Paris, A.E. B1 1151, lettre du 15 juillet 1784. A.S. Venezia, idem, lettre du 2 juillet
1784. R.M.L., reg. 6531, patentes de juin à septembre.
5. A.N. Paris, A.E. B1 1151, lettres de juillet à octobre.
6. Idem, et A.C.C.M., L III 1331, lettre d'octobre 1784.
7. A.C.C.M. L IX 699, lettre du 28 octobre.
8. A.C.C.M. L III 1331, lettre du 14 novembre : 600 morts par jour; 26 novembre, 200 par
jour; 30 novembre, 3 à 400 par jour.
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Illustration non autorisée à la diffusion
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du château meurt de la peste, à Béja ; la garnison étant à peu près disparue dans
les jours suivants, des troupes fraîches sont envoyées en mai, et anéanties à
leur tour. Le nouveau chef de la garnison meurt aussi de la peste, avant d'avoir
rejoint son poste. Tous faits que l'abbé Poiret résumera ainsi : « L'île de Tabarque,
deux fois repeuplée, a servi deux fois de cimetière à ses nouveaux habitants ».
Sur la terre ferme, l'épidémie a fait disparaître des familles entières : « De
cinquante cabanes ou tentes qui sont sous mes yeux, il n'y a guère plus que 6
d'habitées », écrit le correspondant de l'agence de Tabarque, qui ajoute que
la mort lui a enlevé trois domestiques en moins de huit jours. Un mois plus tard,
en mai, il nous annonce que toute la famille de son truchemen, soit 12
personnes, est morte en une semaine \
A Tunis, de même, on voit s'éteindre successivement plusieurs familles de
commerçants juifs. Des corporations de métiers sont décimées : tisserands en
laine; fabricants de bonnets; nattiers, dont il ne survit qu'un maître en 1786 a.
Enfin, aux effets de la peste sur la démographie et sur l'économie urbaine
viennent s'ajouter ceux qu'elle exerce sur l'activité rurale : défaut de semence,
à la fin de l'année 1784 — la recrudescence de la contagion coïncidant avec une
sécheresse de plusieurs mois 3. Migrations ensuite, pour fuir la maladie. Ruine
des récoltes, enfin, soit que le bétail, laissé à l'abandon, se nourrisse de blé en
herbe; soit que la moisson ne se fasse pas, par manque de bras.
Après l'avoir ménagé pendant quatre-vingts ans, la peste laisse donc le pays
essoufflé en août 1785.
1794-1800 : la peste endémique. Or, dix ans passent à peine, que la peste
s'abat de nouveau sur le pays. Vient-elle d'Algérie ? La Régence voisine, en effet,
en est accablée depuis 1793. Quoi qu'il en soit, la maladie est attestée à partir
du mois de mars 1 794 *.
Cette épidémie s'annonce moins grave que la précédente. Elle est moins
longue — six mois — et moins meurtrière : les contemporains parlent
d'accidents, de « soupçons » de peste, plutôt que d'hécatombes. Enfin une partie du
pays est épargnée; dans le sud et l'est, la santé reste bonne. Si, au mois de juillet,
la mortalité paraît s'élever à Tunis (où il n'y aurait « peut-être pas une famille qui
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Les moyens de défense dont la société dispose alors sont médiocres, dans
les années favorables comme dans les périodes néfastes. Tunis ignore les mesures
prophylactiques que l'Europe chrétienne applique : il n'y a pas d'administration
de la quarantaine qui contrôle les arrivées et départs des bâtiments; pas de
lazaret pour les passagers ou les équipages.
L'équipement anti-contagieux est donc déficient, mais la Tunisie n'est pas,
pour autant, ouverte à tout venant. Une institution réduit les risques de
contagion : un lazaret pour les marchandises, établi dans le lac de Tunis, sur
l'île Chickly 3. D'autre part, les bâtiments en provenance des pays infestés sont
renvoyés 4. Encore faut-il que les informations reçues au Bardo précèdent
l'arrivée des bâtiments suspects; que les ordres soient rigoureusement appliqués;
qu'enfin la surveillance s'exerce aussi sur les voies de terre. Ce n'est pas toujours
le cas. Tantôt un cordon sanitaire s'établit, ou une quarantaine est imposée aux
caravanes 5, tantôt une manière de force d'inertie s'exerce, et aucune précaution
n'est prise. Ainsi, en 1 786, alors que le pays est déjà épuisé par les coups répétés
de la maladie, et que les blessures ne sont pas cicatrisées, la liberté des commu-
1. PLANTET, Correspondance des beys de Tunis et des consuls de France avec la cour,
1577-1830, Paris, 1893-1899, vol. Ill, p. 238.
2. On se reportera à la carte p. 1546 et au tableau p. 1 552 pour la répartition géographique et
la chronologie exacte de ce harcèlement. Informations fournies par : R.M.L. ; PLANTET, vol. Ill,
pièces 502 à 661, passim; Arch. A.E., Tripoli, carton 56, patentes; Idem, correspondance
consulaire, Tunis, vol. 32, 33, 34 et 35 et Maroc, vol. 21 et 22; Archives de la paroisse Sainte-Croix
à Tunis; A.N. Paris, 134 A.P. I, dossier 6; Idem, A.E. В III 304, Compagnie d'Afrique et Agences
d'Afrique, mémoire sur un projet d'expédition contre Tunis, 1 801, anonyme.
LOTH (G), Arnoldo Soler, chargé d'affaires d'Espagne à Tunis et sa correspondance, 1808-
1810. Tunis, 1905. H. P. J. RENAUD, « Recherches historiques sur les épidémies au Maroc.
La peste de 1799 », Hespéris, t. I, 1921, pp. 160-182. Du même, « Un nouveau document
marocain sur la peste de 1799 », Hespéris, t. V, 1925, pp. 83 sq.
3. PO IRON, Mémoires concernant l'état présent du Royaume de Tunis. Paris, 1925. PEYS-
SONNEL et DESFONTAINES, op. cit. A.N. Paris, A.E. B1 1151, 5 avril 1784.
4. Ou bien ils subissent la quarantaine à bord. A.N. Paris, A.E. B1 1130, lettres des 3 juillet,
6 août, 21 décembre 1721 ; du 9 mai 1722. Idem, A.E. B1 1137, lettre du 19 juin 1753.
5. Ainsi en 1755, 1767, 1786. Moh. Seghir ben YOUSSEF, Mechra el Melki, chronique
tunisienne, 1705-1771 . Trad. Serres et Lasram. Tunis, 1900, p. 347. A.S. Venezia, V savi... В 767,
lettres des 15 octobre 1767 et 28 janvier 1768. R.M.L, patentes de décembre 1786.
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nications avec l'Algérie est maintenue \ Quand le Bey prescrit des mesures
d'isolement et d'hygiène 2, la résistance qu'il rencontre l'oblige à y renoncer.
Ainsi, une administration sanitaire inexistante, une politique hésitante : autant
dire que le pays n'oppose pas de barrière infranchissable à la maladie.
Or, la société n'est guère mieux armée, en cas d'invasion du fléau : pas de
médecine ni de médecins. Le Bey lui-même confie sa santé à des chrétiens,
lesquels — étant donné le niveau des connaissances d'alors — sont capables
de diagnostiquer la maladie, non pas de la guérir. La population trouve donc son
salut soit dans la fuite, plus facile aux populations pastorales qu'aux villageois
et citadins, soit dans l'isolement, que les Européens ne sont pas seuls à observer.
A Tunis, au moins, les boutiques se ferment; tout commerce — dans tous les sens
du terme — s'interrompt.
Mais l'isolement absolu n'est guère pratiquable dans la réalité. Et le recours
à ce moyen de défense n'est pas compatible avec les devoirs familiaux et
religieux : la mort est l'occasion d'échanges de visites, de veillées communes, de
processions, qui offrent à la maladie un merveilleux terrain de diffusion. Qu'on
observe, tout près de nous, le trajet de l'épidémie de 19243, minutieusement
décrit par un médecin français : l'agent de transmission de la peste, c'est, avec
le rat, l'homme social, portant, avec son témoignage de solidarité et de piété
familiales, les germes de la maladie. L'épidémie ne suit donc pas seulement les
grandes routes, maritimes ou terrestres, du commerce. Elle s'infiltre par le menu
réseau des chemins qui relient entre eux les villages, les tribus, les familles.
Imprudent devant les dangers de la contagion, l'homme du XVIIIe siècle
est totalement démuni quand la maladie l'atteint. Pendant l'épidémie de 1 785, la
technique médicale employée par les meilleurs médecins est la suivante : vomitifs,
incision des bubons, application de feu sur les charbons. Tous moyens, comme on
le voit, visant à extraire la maladie, à l'expulser du corps atteint. Leur effet ? Nul,
du moins à cette date, toutes les personnes touchées périssant infailliblement *.
Corrélations et synchronismes
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1702 (Djerba)
1703 (Sfax)
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1705
1784 +
■
1785 ♦ \
1786 (Djérid)
1794
1795
1796 . . .. ♦ * ♦
1797 \ \
1798
1800
1. Journal du père VICHERAT, cité par BLOCH, op. cit. A.N. Paris, A.E. B1 1151, lettre
du 8 mars 1785.
2. A.C.C.M., L III 1331, C.R.A. Tabarque, journal, 9 octobre 1784.
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1 . Le mouvement des récoltes sera étudie ailleurs. Signalons cependant les graves difficultés
consécutives aux récoltes des années 1778 et 1779.
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est beaucoup moins sûre : non, les années de peste ne coïncident pas avec des
périodes de carence alimentaire grave.
Mais jetons encore un regard sur le calendrier des pestes en Tunisie.
Les mois de moindre diffusion de la peste sont, très nettement, ceux
d'octobre à février. La fréquence de la maladie augmente ensuite de mars à juin,
atteint son maximum en juin et juillet; puis elle décline. Ces observations, nous
pouvons les étendre à l'Algérie x. Que nous révèlent-elles ? D'abord, un
synchronisme entre la hausse des températures et les progrès de la maladie : ce fait,
scientifiquement établi aujourd'hui, avait déjà été relevé depuis bien
longtemps 2. Mais il y a plus : les mois de février à juin sont les mois de soudure,
donc de sous-alimentation relative. Ils sont la période de l'année où l'individu
offre le terrain le plus favorable aux agressions épidémiques. Il faut enfin avancer
une autre hypothèse, suggérée par l'étude des pestes récentes en Tunisie : elle
fait apparaître, en effet, le rôle des rongeurs arvicoles comme agents de
propagation de la maladie. Les rongeurs, fuyant la peste, et en quête de moissons, se
1. MARCHIKA, op. cit., donne avec précision les dates de diffusion de la peste.
2. F. BRAL) DEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II,
nouv. éd., Paris, 1966, vol. 1, p. 237.
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1. BLOCH, op. cit., établit entre le rongeur et l'homme une solidarité plus étroite que ne le
fait André Siegfried, pour qui la forme silvatique de la peste est plus épizootique qu'épidémique.
2. H. P. J. RENAUD, art. cit.
3. Source unique pour toutes ces épidémies : le registre de décès de l'église Sainte-Croix,
confirmé, pour la dernière date, par Arch. A.E., correspondance consulaire, Tunis, vol. 36, f1° 71.
4. Pierre GOUBERT, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730. Paris, 1960.
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1. A.S. Livorno, Governatore, corrispondenza, filze 872, anno 1818, lettre du 22 juillet 1818.
2. A. GALLICO, Tunis e i console Sardi (1816-1834). Bologna, 1935, pp. 81-82; IBN
ABI DIYAF, op. cit., vol. Ill, pp. 127-128.
3. Archives de Sainte-Croix, registre cité.
4. Ben DIYAF, op. cit., vol. A.S. Livorno, Governatore, corrispondenza, filze 872, anno 1818.
lettre du 22 juillet 1818.
5. A. GALLICO, Tunis e i console Sardi (1816-1834). Bologna, 1935.
6. Arch. A.E. Tripoli, carton 151.
7. A.S. Livorno, sanità, carteggio estero, 235, anno 1820, copie d'une déclaration faite
au Bardo le 9 septembre 1820..
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21 sept.-20 nov 47
1 1 nov.-20 nov 1 502 150 105-140
130-1 50 3
21 nov.-27 nov 40 1 276 182 200-300
+ de 250 *
28 nov.-4 déc 57 2 321 6 237
5 déc-11 déc. . 31 1 595 228
12 déc-19 déc. . 48 2104 263 jusqu'à 500 4
20 déc-25 déc. . 41
20 et 21 déc 626
Total 21 sept.-7 mai . . . 831
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1. Dans la population juive au moins, la maladie connaît un regain d'activité à la fin du mois
de février, puis au début du mois de mai. Aux 831 juifs morts de peste de septembre à mai,
s'ajoutent, selon la statistique du consul de Toscane, 85 victimes chez les juifs livournais, 62
catholiques, 18 Grecs.
2. GALLICO, op. cit., p. 193, mémoire du 18 octobre Ш28. Devoize (Min. A.E., Tunis, cor.
cons., vol. 43), évalue la mortalité à Tunis à 30 000 en juřn 1818; à 40 000 en septembre.
Indications intéressantes sur le traitement par l'huile d'olive, au Maroc, dans GRABERG di HEMSO,
Lettera del Signor Graberg di Hemsô al Signor Luigi Grossi su/la peste di Tanger/' negli anni
1818-1819. Genová e Tengeri, 1820. En français. Observations authentiques sur la peste du
Levant et sur la vertu spécifique de l'huile d'olive, Florence, 1841. Cf. aussi P. J. RENAUD,
« La peste de 1818 au Maroc », Hesperis, t. Ill, 1923, pp. 13-36 et Arch. A.E., correspondance
consulaire, Maroc, vol. 26 et 27.
3. IBN ABI DIYAF, III, p. 127 sq.
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puis les musulmans; les chrétiens enfin. Elle atteint sa plus grande intensité à la fin
du mois d'août, puis elle recule. A Tunis, elle aurait emporté 6 000 personnes x.
Arrêtons là cet inventaire des désastres démographiques qui marquent la
première moitié du XIXe siècle en Tunisie 2. Sans perdre de vue, cependant, que
ces crises graves et générales viennent s'abattre sur un fond de misère
physiologique profonde. Des maladies saisonnières minent les régions ou les couches
sociales les moins favorisées. Ainsi, en 1826, on apprend qu'il « s'est manifesté
depuis près d'un mois dans la ville, et principalement dans les faubourgs, des
fièvres d'automne, mais d'un caractère plus grave qu'à l'ordinaire et qui font
périr beaucoup de monde... Ce sont purement et simplement des fièvres
intermittentes occasionnées par la mauvaise nourriture, et surtout par la quantité des
fruits malfaisants dont le peuple se nourrit dans cette saison, lesquelles acquièrent,
en raison des chaleurs, un caractère de malignité aussitôt que dès leur invasion
on ne s'occupe pas à les combattre avec les remèdes usités, et qui sont presque
toujours efficaces » 3. En 1831, une maladie semblable, à caractère plus
nettement épidémique, frappe de nouveau les couches populaires à Tunis 4. Ces fièvres
d'automne, où l'on pourrait reconnaître la typhoïde, reparaissent donc
régulièrement. En 1848, on parle même de peste bubonique à Kairouan. Enquête faite,
il s'agit d'une épidémie de petite vérole, qui peut d'autant mieux exercer ses
ravages que la misère est générale et que la ville n'a aucun médecin 6.
1. Arch. A.E., cor. cons. Tunis, vol. 56, lettres des 19 août et 9 septembre 1856
A.G.G.T., Dossier 801, carton 66.
2. Sur les crises suivantes, J. GANIAGE, op. cit. et « Étude démographique sur les
Européens de Tunis au milieu du XIXe siècle », dans Cahiers de Tunisie, 1957, n° 19-20, pp. 1 67-202
3. Arch. A.E., correspondance commerciale, Tunis, vol. 45, lettres des 5 et 20 octobre 1826.
4. Idem, vol. 49, lettre du 12 octobre 1831.
5. A.G.G.T., D 799, С 66, lettre du 12 novembre 1848.
Arch. A.E., cor. com., Tunis, vol. 55, lettre du 19 septembre 1848.
6. Cf. « La pyramide » publiée par J. GANIAGE, premier article cité, p. 866.
7. Cité dans SEBAG, art. cit., p. 42, n° 39.
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de 1830 a laissé un souvenir durable par son caractère pandémique; mais aussi
parce qu'il faisait scandale. L'Europe occidentale, libérée de la peste, avait perdu
la mémoire des mortalités générales qu'elle provoquait. Mais la Méditerranée ?
Regardons la carte de ses pays riverains et le calendrier des épidémies. L'est et
le sud du bassin méditerranéen n'ont point connu de trêve. La présence de la
maladie y est si constante, qu'on ne peut même pas parler de cycle où
alterneraient les années de bonne santé et les années tragiques. Ces pays de la mer
intérieure demeurent lieux d'endémies. L'homme y reste menacé par des
agressions impitoyables; les classes d'âges y sont rabotées par les passages répétés
des maladies; le remplacement des générations ne peut y être assuré qu'au prix
d'une très forte natalité.
Cette permanence des crises démographiques est-elle signe ou cause du
retard de ces régions dans le développement économique et social ? Il est trop
tôt pour se prononcer. On peut, en tout cas, admettre que ce type de
démographie г crée un processus cumulatif. Si la misère des populations les rend
vulnérables aux maladies, les coupes sombres que celles-ci y taillent rendent difficile
une mise en mouvement de l'ensemble du corps social. La distance que les
progrès de l'Europe établissent entre pays « avancés » et attardés s'en trouve donc
augmentée. Aujourd'hui, un des traits dominants du sous-développement est
la contradiction entre une démographie exubérante et la relative rigidité des
ressources. Il n'est peut-être pas paradoxal de dire que ce sous-développement
a pu naître d'une conjoncture inverse. Ici, une démographie « lourde », le nombre
des hommes, leur pression, variant peu d'une génération à la suivante. Là, une
démographie progressive, la multiplication des hommes en Europe du nord-ouest
stimulant et permettant la croissance économique2.
Lucette VALENSI.
1. Un seul fait a été établi ici : la permanence des grandes mortalités dans la Méditerranée
musulmane jusqu'au XIXe siècle. Élément évidemment insuffisant pour définir le régime
démographique de cette zone. Pour la Tunisie, la carence totale et irrémédiable des sources
interdisant toute autre prospection, on souhaiterait qu'elle puisse être tentée dans d'autres pays.
2. Cette hypothèse rejoint les propositions — que j'ignorais encore quand cet article a été
rédigé — formulées par André MIQUEL, dans L'Islam et sa civilisation, Paris, 1968, p. 282 sq.,
sur : 1° La discordance entre l'essor démographique européen et la stagnation de l'empire turc;
2° La croissance démographique tardive (deuxième moitié du XIXe siècle) des pays d'Islam.
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