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PRINCIPAUX OUVRAGES DU MÉME AUTEUR

Etudes sémiologiques, Klincksieck, Paris, 1971. LOUIS MARIN


Utopiques, jeux d'espaces, Minuit, Paris, 1973.

La critique du discours études sur la Logique de Port-Royal et les


Pensées de Pascal, Minuit, Paris, 1975.
POLITIQUES
Détruire la peinturé, Galilée, Paris, 1977.

Le récit est un piége, Minuit, Paris, 1978. DE LA REPRÉSENTATION


La voix excommuniée, essais de mémoire, Galilée, Paris, 1981.

Le portrait du Roi, Minuit, Paris, 1981. Édition établie par Alain Cantillon, Giovanni Careri,
La Parole mangée et autres essais théologico-politiques, Méridiens Jean-Pierre Cavaillé, Pierre-Antoine Fabre et Frangoise Marin
Klincksieck, Paris, 1986.

Opacité de la peinture, Essii.i sur la représentation au Quattrocento,


Usher, París, 1989.

Lecturés -Traversiéres, Albin Michel, Paris,1992.

Des Pouvoirs de l'image. Gloses, Seuil, Paris, 1993.

De la représentation, éd. Daniel Arasse, Alain Cantillon, Giovanni Careri,


Dankiéle Cohn, Pierre-Antoine Fabre et Frangoise Marin, Seuil, Paris,
1994.

Philippe de Champaigne ou la présence cachée, Halan, Paris, 1995.

Sublime Poussin, Seuil, Paris, 1995.

Pascal et Port-Royal, éd. Alain Cantillon, avec la coll. de Daniel Arasse,


Giovanni Careri, Daniéle Cohn, Pierre-Antoine Fabre et Frangoise Marin,
Bibliothéque du Collége International de Philosophie, PUF, Paris, 1997.

L'écriture de soi, éd. Pierre-Antoine Fabre, avec la coll. de Daniel Arasse,


Alain Cantillon, Giovanni Careri, Daniéle Cohn et Frangoise Marin, Éditions Kimé
Bibliothéque du Collége International de Philosophie, PIJE Paris, 1999. 2, impasse des Peintres
PARIS IIe
70 Politiques de la représentation

bottes qui ne valaient rien pour marcher sur les tulles. Que ques temps apres, 1
Chat, ayant vu que l'Ogre avait quitté sa premiare forme, descendit, et avoua qu'il
avait eu bien peur. « On m'a assuré encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire,
que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits Animaux, par
exemple, de vous changer en un Rat, en une souris ; je vous avoue que je tiens cela
tout á fait impossible. - Impossible ? reprit l'Ogre, vous allez voir », et en mame 4. LE POUVOIR ET SES REPRÉSENTATIONS*
ternps il se changea en Souris, qui se mit _á courir sur le planchet Le Chat ne l'eut
pas plus telt apergue qu'il se jéta dessus, et la mangea. Cependant le Roi, qui vit en
passant le beau Cháteau de l'Ogre, voulut entrer dedans. Le Chat, qui entendit le
bruit du Carrosse qui passait sur le pont-levis, courut au-devant, et dit au Roi:
« 'otre V ale .. , „, - ur le _M •uis de
Carabas. - Comment, Monsieur le Marquis, s'écria le Roi, ce Cháteau est encore Lonsqu~eruz-et-Arra.01÷aplus4er1.ixrznslesu~cn_
á vous ! Il ne se peut rien de plus beau que cette cour et que tous ces Bátiments qui exposé était: « Comment lire un tableau ? « Son théme et son contenu se
l'environnent ; voyons les dedans, s'il vous plait. » Le Marquis donna la main á la sont amplement déplacés et peut-étre approfondis dans celui que je vais
. jeune Princesse, et suivant le Roi qui montait le premier, ils entrarent dans une o vous faire ce soir, intitulé: « le pouvoir et ses représentations ».
grande Salle oh ils trouvarent une magnifique collation que l'Ogre avait fait pré- J'abrierais jouer de ce titre, représentations du pouvoir, et pour com-
mencer, pouvoir de la représentation: c'est cette inversion que je voudrais
parer pour ses amis qui le devaient venir voir ce mame jour-lá, mais qui n'avaient
pas osé entrer, sachant que le Roi y était. Le Roi charmé des bonnes qualités de explorer avec vous. Parler de pouvoir et de ses représentations, cela
Monsieur le Marquis de Carabas, de mame que sa filie qui en était folie, et voyant signifie que l'institution du pouvoir s'approprie ou produit ses représen-
tations aussi bien de langage que d'usage : elle se les donne comme
les-grandsliensAulLpossédait, lui dit, aprés avoir bu cinq ou six coups : « 11 ne
tiendra qu' á vous, Monsieur le Marquis, que vous ne soyez mon gendre-.-»- e siennes. Evidemment la question est alors de se demander á quelles fins
Marquis, faisant de grandes révérences, accepta l'honneur que lui faisait le Roi; et et quel est son intérét ; et si le pouvoir ou l'institution du pouvoir s'ap-
das le mamé jour épousa la Princesse. Le Chat devint grand Seigneur, et ne courut proprie ou se donne, ou produit ses représentations, de savoir si elles ont
quelque pouvoir; et tout ceci ne serait qu'un pur jeu de mots si je n'es-
plus aprés les souris, que pour se divertir.
sayais pas au moins de préciser ce que j'entends par représentation et ce
que j'entends par pouvoir.
MORALITÉ
Quelque grand que soit l'avantage
De jouir d'un riche héritage
Venant á nous de pére en fils, Tout d'abord `représentation' ; je vais partir de choses au fond
Aux jeunes gens pour l'ordinaire, trés banales et tras simples mais comme toujours les banalités et les
L'industrie et le savoir-faire choses simples sont peut-étre les plus intéressantes á explorer... Qu'est-
Valent mieux que des biens acquis. ce que cela veut dire `représenter' ? Quelle est la valeur du préfixe 're'
dans représenter ? Si vous ouvrez le Littré ou le Robert vous voyez
AUTRE MORALITÉ qu'un des premiers sens de représenter c'est `présenter á nouveau' ou 'á
la place de quelque chose'. nouveau' dans le temps ou á la place de
Si le fils d'un Meunier, avec tant de vitesse, quelque chose dans l'espace. Quelque chose était présent et ne l'est
Gagne le cceur d'une Princesse,
Et s'en fait regarder avec des yeux mourants, 'Article publié en deux livraisons dans la revue Noroit, n° 249-250, mai-juillet 1980. Nous
C'est que l'habit, la mine et la jeunesse, avons choisi de laisser á cette intervention ses marques d'oralité (NdE).
Pour inspirer de la tendresse, • « Comment lire un tableau », Norolt, novembre 1969 (article repris dans L. Marin, Études
N'en sont pas des moyens toujours indifférents. sémiologiques, Paris, Klincksieck, 1971).
-••
72 Politiques de la représentation Pouvoinrepris'sánlation 73 .
plus, quelque chose est donné présent ici á la place de quelque chose qui représenter, c'est redoubler une présence, exhiber, exposer devant les
est ailleurs. Par exemple, l'ambassadeur dans un pays étranger repré- yeux. Ainsi selon le Littré, on représente sa carte d'identité, on repré-
sente le gouvernement de sa nation, ou encore l'ange au tombeau vide, sente sa lettre de patente, on représente son passeport. Représenter un
qui dit: n'est pas ici, il est ailleurs', est le représentant de celui qui objet, dit-il encore, c'est exhiber l'objet qui a été mis en dépót :. Ce sens
est lá-bas. Dans cette acception du terme, dans le lieu de la représenta- est tout á fait différent du premier : représenter signifie redoubler,
tion, il y a une absence, un autre et représenter, c'est au fond opérer une insister, intensifier une présence et dans le cas de la carte d'identité, de
substitution, la substitution de quelque chose á la place de cet autre, de la lettre de patente ou du passeport, exhiber ún tare de droit. PAr.
quelque chose qui est, si j'ose dire, le `méme' de cet autre; qui lui res- exemple, représenter son passeport signifie que non seulement re déten-
semble, qui lui est proche : c'est lá ce que j'appellerai le premier effet de teur du passeport se présente á la frontiére, mais qu'il présente sa pré-
la représentation, faire comme si l'absent était ici maintenant. Entendez sence légitime, le titre qui autorise sa présence. La représentation
bien : comme si'. Il ne s'agit pas de sa présence mais il s'agit d'un intensifie le `méme' ou encore, la représentation est la réflexion du
effet de présence. Ce n'est pas le méme mais tout se passe comme si c' é- méine en lui-méme et représérifer c' est toüjours se représenter ou se pré-
tait le méme et parfois, c'est souvent mieux que le méme. Ainsi la senter représentant quelque chose. Et du méme coup, s'il y a ainsi par
photographie d'un disparu sur la cheminée ou le récit d'une bataille de réfleilion comme une sorte d' intensification de présence, la représenta-
jadis par l'historien d'aujourd'hui, voilá des représentations. On trouve tion constitue par a méme un sujet de représentation. C'est a le
dans le traité de la peinture d'Alberti, une évocation extraordinaire de ce deuxiéme effet de la représentation en général, la constitution d'un sujet
qu'il appelle la rlierVeále de la représentation picturale : la nouvelle par réflexion du dispositif représentatif. Autrement dit, tout se passe
peinture de l'époque, dit en substance Alberti, fait revenir les morts, elle colme si — c'est lá le signe de l'effet — un sujet, un moi, un étre, une
les fait revivre, elle les évoque en quelque sorte magiquement. force produisait la représentation qu'il a des choses, comme s'il n'y
Autrement dit, c'est bien le mort, l'absent, mais ce n'est pas lui avait un monde, une réalité que pour et par un sujet, centre de c'¿mérrtle,
tout á fait, c'est presque lui. alors que ce sujet n'est qu'un effet de fonctionnement du dispositif
Ce premier effet de la représentation est un extraordinaire pou- représentatif puisqu'u n'est que la résultante de cette réflexion du dispo-
voir, dimension transitive de la représentation', le fait de représenter sitif sur lui-méme et son intensification par redoublement. 11 y a donc
quelque chose qui est le méme mais pas tout á fait le méme et peut-étre deux effets du dispositif représentatif, un double pouvoir de la repré-
mieux que le méme. sentation, un effet de présence et un effet de sujet ou encore un effet de
Un autre exemple serait le `rompe l'ceil' en peinture. C 1 est une légitimation, d'institution, d'au.torisation, de présence.
représentation dont l'effet de présence est si puissant que le spectateur Si donc la représentation a pour effet un double pouvóir, celui de
en est trompé. Voici une anecdote personnelle : visitant un jour une rendre imaginairement présent et celui de constituer son propre sujet
exposition de natures mortes du xvne siécle, j' al apergu une goutte d'eau légitime et autorisé, ü n'est pas étonnant que le pouvoir cherche á s'ap-
sur la surface du tableau et je me suis approché. En fait c'était une proprier la représentation puisque la représentation est elle-niéme pou-
goutte d'eau peinte. Voilá un effet de présence qui révéle'un -extraordi- voir. Autrement dit, représentation et pouvoir sont peut-étre de mémq
naire pouvoir de la représentation puisque j' al failli sortir mon mouchoir nature.
pour essuyer la goutte d'eau. *––"'Qu'est-ce donc que le pouvoir ? Qu'est-ce donc que pouvoir ?

Premier sens donc oa le préfixe 're' de représenter a une valeur Pouvoir, c'est étre en état d'exercer une action sur quelqu'un ou
de substitution et premier pouvoir de la représentation. Mais en méme sur quelque chose; non pas agir ou faire, mais avoir la puissance, avoir
temps, si vous continuez á lire le dictionnaire, vous vous apercevez que la force de faire ou d' agir. Pouvoir c'est, dans son sens le plus général,
1 tetrt4e,.-104"Nwut toro. atst )1:tv,a, r".

„.t. oarvvia"cs_.
4
I

&re capable de force, avoir une réserve de forces qui ne se dépense pas quand je rencontre un duc vatu de brocatelle, je le salue, « Eh quoi
mais qui est en état de se dépenser. On peut mame se demander ce qu'est je ne le salue pas il me fera donner des étriviéres. Un homm " e suivi de
une force qui ne se manifeste pas. Pouvoir ainsi signifie d'abord avoir sept ou huit laquais [...] c'est une force.' » Entendons qu'un « duc » est
puissance mais c'est aussi et de surcrolt valoriser - cette puissance simplement un systéme de signes qui représentent des forces.' La repré-
comme contrainte obligatoire, génératrice de devoir comme loi. En ce sentation est ici une force mise en signes. Rappelez-vous dans le film de
sens, pouvoir, c'est instituer comme loi la puissance, elle-méme coligue Rossellini, La plise de pouvoir de Louis XIV, le moment oh: Louis XIV y
comme possibilité et capacité de force. Et c'est ici que la représentation compose le costume du courtisan. On voit trés bien ¿mit ent cette eom-
: . - • . _ — : : : : -_. • e -_ _. . • -
et son fondement. Autrement dit, je propose comme hypothése de tra- forces. J'ajouterai que la représentation va opérer l'agencement des
vail que ,...,,k..,a,._.....Lransfo
le's sitif re rUeilt transformation de la force enn signes de la force dans le discours de la loi. Elle valorise, légitime les
2uissance, de la force en pouvoir ; d'une part en mettant en réserve la signes de la force, elle construit un systéme qui vaut pour la force parre
force, c'est la puissance et d'autre part, en valorisant cette puissance en qu'elle est le systéme de ses signes. Le pouvoir c'est le diácours de la
état légitime, obligatoire, en justifiant la puissance. force, c'est la force qui se met á parler et qui dit qu'elle est juste,
Mais comment la représentation peut-elle opérer cette transfor- En ce sens done le pouvoir, et le pouvoir politique en particulier,
mation? D'abord, la représentation met la force en si es et d'autre part est l'effet d'un systéme de représentation dans la mesure oh la repr -é-
elle signifie la force ans le discours de la loi. Cela veut dire que la sentation a opéré la transformation de la force en puissance et celle de
représentation subsistue á l' arte extérieur oh une force se manifeste,,—,..r.
les la puissance en pouvoir. La représentation valorise la puissance á ce
sil , - • e la force ui n'ont besoin ue d'étre vus • sur • ue la force it moment-lá non plus comme pouvoir faire mais comme deiroir faire : « je
croe. La notion de re sentation et celle de croyance sont ainsi jitrUz..o- dois saluer le duc qui passe ». Le pouvoir est effet du dispositif de repré-
ches. La re sentation, dans et par les signes, représente la force. Dés sentation en tant que celui-ci met la force en signes et en discours ; la
lors on apergoit que les signes ne sont pas simplement des représentants représentation produit un pouvoir á titre d'effet de ses opérations.
de significations mais que ce sont presque toujours des représentants de Autrement dit, l'effet-pouvoir de la représentatipn, c'est la repilsInta- •
forces saisissables seulement dans leurs effets, dans les effets qui les don méme.
représentent.les i52résentations sont des délé:atis de forres<hm les
jiteesi Elles—rieines es-i
sontlle des forr ces des signes-effets Troisiéme probléme: qu' est-ce que k faire d'une force? Pouvoir,
qui sont ainsi eux-mames des forces. ri y a un tras beau texte dans les avons-nous dit, c'est &re en mesure de faire quelque chose sur quel-
Pensées oh Pascal écrit : « acre brave [et brave au sens du xvue siécle qu'un ou sur quelque chose. Ce `faire' d'une force, nous le saisissons
Y veut dire étre bien habillé] c'est montrer sa force ». Cet habit-lá est une
ot force non pas paree que celui qui porte un bel habit se manifeste comme
dans le procés de lutte et d'affrontement d'une force contre une autre
force et ce procas d'affrontement n'a d'autre objectif que l'anéantisse-
fort en allant boxer ceux qu'il rencontre mais simplement paree que, ment de la force adverse, son annihilation. C'est lá la définition mame
comme dit Pascal, cela signifie qu'un grand nombre de gens travaillent de la force. La force n'est force que par destruction, annihilation de
pour soi. Il faut avoir un parfumeur pour les cheveux, une dentelliére toute autre force et c'est en ce sens que toute force dans son essence
pour le jabot, un cordonnier pour les bottes, etc. etc. Etre bien habillé, mame est absolue puisqu'elle n'est force que d'anéantir toute autre
dit-il c'est « avoir plusieurs bras ». Ces signes que sont le bel habit, les
dentelles, les rubans, les bottes sont des forces. Ce sont des signes repré-
sentant des forces qui sont eux-mames des forces et Pascal ajoute : • Pascal, Pensées, fragmenta 95-316, 89-315.
76 Politiques de la représentation Pouvoir, représentation 77

force. Elle n'est force que d'étre sans altérité, sans autre et c'est cela tu ne sais pas vraiment ce que tu désires, moi je le sais et je vais te lé
l'absolu. Etre absolu, c'est n'avoir pas d'extérieur, n'avoir pas d'exté- dire', discours que nous avons souvent entendu, suffit d'avoir l'oreille
riorité et c'est bien lá la lutte á mort des forces que l'on va trouver dans attentive.
toute la réflexion politique occidentale de Pascal ou de Hobbes á Hegel Le pouvoir, dirai-je, se définirait comme désir de. l'absolu du
ou Clausewitz, lutte á mort, ce qui veut dire, montée aux extremes, pouvoir, effet de représentation de la force absolue ; i1-1' est nécessaire-
montée á l'absolu, tension á l'absolu. ment et c' est par et dans la représentatión qu'U inapaggiuisque la
Si donc je reviens á l'idée précédente que le pouvoir c'est la mise représentation — souvenez-Vous des deux défiftition "aue al données
en réserve de la force dans les signes, sa mise en représentation, je dirais de ce terme au début — sera simultanément ce qui differdinfiniment son
que cette mise en représentation qu'est le pouvoir, cette mise en repré- accomplissement et l' opere imaginairement. En effet représenter c'est
sentation de la force sera á la fois la négation et la conservation de l' ab- faire revenir l'absent comme s'il était présent, intensifier la présence,
solu de la force ; sa négation puisque la force ne s'exerce pas, ne se instituer le sujet de la représentation. -
manifeste pas, puisqu'elle est mise en réserve dans les signes qui la Si nous suivons ces deux directions, ce qui va etre substitut ima-
signifient et la désignent mais sa conservation aussi puisque la force, par ginaire de l'accomplissement total du désir absolu -du pouvoir, ce sera
et dans la représentation, se donnera comme loi, comme obligation et précisément l'image puisqu'elle sera la représentation de l'accomplisse-
comme obligation absolue. Pour résumer cela dans une formule, on peut ment du désir qui définit le pouvoir. Et la différence infinie de la réali-
dire que le pouvoir, c'est la tension á l'absolu de la représentation de la sation de ce désir dans le réel, ce sera le récit. En effet dans le récit,
force, ou encore, pour parler plus simplement, le pouvoir est désir de l'investissement du désir d'absolu prendra la forme du temps et cet
l'absolu du pouvoir. Cela veut dire que la représentation dont le pouvoir accomplissement sera toujours différé et constituerálalors le sujet dans
est l'effet est á la fois l'accomplissement de ce désir mais accbmplisse- le temps comme effet de la représentation narrative. Le sujet sera ..un
ment imaginaire car cet accomplissement réel est toujours différé. C'est effet de récit, tres précisément l'effet du récit de l'histoire, l'effet de ce
une idee qui a été souvent énoncée Pouvoir récit calme sujet qui fait l'histoire.
de ne jamais se consoler de ne pas etre absolu. La représentation ou le Apres ces themes un peu abstraits, je voudrais passer précisément
Pouvoir ce serait, si 1 on peut dire, le travail infini du deuil de l'absolu. á mon domaine de recherche sur pouvoir et représentation : le
Et il y a de multiples formes de ce travail infini du deuil. C'est vrai du xvrr siécle frangais et en particulier Louis XIV.
pouvoir politique ou du pouvoir militaire et relisez Alain á ce sujet, mais Le xvne siécle frangais, vous le savez, dans ses diWrses produc-
c'est vrai de tout pouvoir, méme et d'autant plus Iiirsqu'il n'est pas en tions philosophiques, littéraires, artistiques, a été considéré, et s' est
apparence question de gouverner. Et c'est une des formes les plus considéré lui-méme comme le siécle de la représentation, de la rév olu-
remarquables du désir d'absolu du pouvoir que de se dénier ou de dénier tion philosophique et scientifique cartésienne et de la mise en place
ce désir comme le sien. Le discours du dominant au dominé est le plus d'une théorie. générale et raisonnée du signe et du discours, á la
souvent: 'Je ne veux rien pour moi, je ne veux que pour toi, je veux ton réflexion critique et théorique sur les ceuvres et les textes. Malgré les
bien. Je ne désire pas le pouvoir pour moi, je le désire pour toi.' C'est le oppositions, malgré les différences, malgré les variétés, tous ces textes,
discours du chef, du pédagogue, du médecin, du pare, des multiples ces oeuvres toument autour de cette notion centrale de représentation. Ce
pouvoirs qui se donnent sans désir, c'est-a-dire sans autre désir que de méme siecle est le siécle de Louis-XIV dit le pouvoir d'état se construit
s'assurer la maltrise du désir des autres et oú finalement le désir d'ab- et se pense en méme temps dans ce que l'historien Mandrou a appelé le
solu se cache dans les déclarations d'un savoir omniscient. 'Je sais modele frangais de l' absolutisme,-- le monarque absolu. `L'État c'est
mieux que toi ce qui est bon pour toi' ou `tu ne sais pas ce que tu veux, moi' est une formule qu'aurait prononcée le jeune Louis XIV en habit
78 Politiques de la représentation Pouvoicrepré~

de chasse devant le parlement de Paris. Modéle: je dirais qu'il faut cours, un 'je' qui parle á un `tu' de quelque chosé : l'énoncé de son dis-
entendre ce terme en deux sens. D'une part, l'idée, l'image, la repré- cours. Mais habituellement cet appareil n'apparait pas dans le discours.
sentation dont la réalité correspondante est moins importante que sa pro- Par exemple, en ce moment je suis en train de vous parler, et je ne dis
duction historique et idéologique, á propos de laquelle la question pas : `je vous parle'. Mais dans les textes on rencontre tras fréquemment
pertinente n'est pas : 'Est-ce que Louis XIV fut vraiment un monarque `je' ou `tu' et les temps verbaux qui leur sont associés : le présent ou le
absolu ?', mais sous quelles conditions le pouvoir politique a pu se futur ou le parfait. Or ce qui caractérise le récit, un récit pur, est la trcil
penler, s'Imagine', se représenter comme abáolu ? Maiá modele aussi au siéme personne : 'ils, elles, eux', et le temps du passé sirripleZerrfran-
sens d'une construction, d'un artífice que construisent le philosophe, gais). Dans l'his
• _ O-. • : • .• 1 O O I O n • e e exp quer discours á locuteur absent. Il y a bien sar quelqu'un qui écrit l'histoire,
un ensemble chaotique de faits culturels et sociaux, d'événements, de mais tout se passe comme s'il n'y avait personne et du méme coup nous
décisions historiques, de produits philosophiques, artistiques, littéraires, apercevrons quel est le pouvoir du récit, ce pouvoir commeeffet prag-
religieux et c'est pourquoi l'interrogation philosophique, théorique sur matique de cette modalité d'énonciation qui le caractérise. Benveniste le
pouvoir et représentation croise et rencontre cene, plus limitée, sur le résume dans une belle formule : « Dans le récit d'histoire les événe-
monarque absolu : Louis XIV, et ses représentations. Et je ne pene pas ments semblent se raconter eux-mémes », sans renvoyer explicitement
que tout ce que nous pouvons cifre de la représentation du pouvoir poli- á l'acte producteur du récit. Tout se passe comme si le récit de l'histoire,
tique et du pouvoir politique de la représentation soit dépourvu d'appli- la re ésentation
. ... • . e, ea pu lelt , • s récit de la vérité ou plutót sa simulation qui a pour effet d'assujettir le
moyens audio-visuels, etc. lecteur á cette simulation. Si donc le dispositif représentatif narratif a cet
Tout á l'heure j'ai évoqué tras rapidement le double investisse- effet de pouvoir : le réel se raconte, la vérité méme se dit, on comprend
ment du pouvoir effet de représentation et de la représentation effet de l'intérét du pouvoir d'État d'occuper le lieu de l'instance narratrice,
pouvoir dans le temps et dans l'espace, dans le temps comete la repré- d'ate cette instance méme pour s'assurer de cet effet sur Tallocuté',
sentation narrative dont l'effet est la production d'un sujet historique, sur le lecteur du récit. Mais naturellement ce détournement de l'effet de
d'un sujet qui fait l'histoire; et dans l'espace comme la représentation pouvoir du récit par l'institution d'État a pour conséquence que celle-ci
iconique qui donne á voir, mais imaginairement, l'accomplissement du n'y trouve son pouvoir qu'i titre d'effet du dispositif narratif. Le pou-
désir d'absolu du pouvoir. Ce sont ces deux dispositifs représentatifs voir d'État, dans et par le récit de son histoire, se réalise comete effet de
iconiques et narratifs d'image et de langage qu'il faut examiner plus récit, le pouvoir d'État n'est que le simulacre du récit de son-histoire 1f
précisément pour mettre en évidence les procés du dispositif représen- ceci est une tras longue histoire. C'est une tras longue histoire jusqu'ay
tatif dans ces deux domaines oú la représentation se réalise comme pou- présent le plus contemporain. C'est l'histoire des relations entre l'fiisto-
voir et le pouvoir comete représentation. rien et le pouvoir d'État. C'est en particulier l'histoire de l'historiogra-
Premier point : le dispositif représentatif narratif, qui trouve son phie de l'institution royale et c'est pourquoi je me suis beaucbup
modele dans le récit historique. intéressé aux historiographes du roi Louis XIV, pour apercevoir tras vite
Vous connaissez la caractéristique fondamentale du récit histo- une sorte de complicité . entre celui qui fait l'histoire, l'homme politique,
rique. Le récit historique est un type de discours tras étrange, car c'est en l'occurrence, le roi, et celui qui l'écrit. S'il y a un pouvoir du récit,
un discours dont la caractéristique est qu'il efface ou qu'il dissimule le récit historique le porte á sa plus haute puissance. Dél lors est tras
toutes les marques de l'énonciation dans l'énoncé. Je m'explique : intéressant pour le pouvoir, le roi, que celui-ci, sinon raconte sa propre
qu'est-ce que l'énonciation ? C'est l' appareil méme du langage, du dis- histoire, mais ait au moins quelqu'un qui la raconte. Si vous ouvrez les

Pouvoin représeritation 81
80 Politiques de la représentation
Je passe maintenant á l'autre aspect, c'est-á-dire le dispositif
mémoires de Louis XIV, vous vous apercevez que Louis XIV a essayé
représentatif iconique et c'est sur celui-lá que je ierminerai cet exposé -
lui-méme d'écrire sa propre histoire, il a utilisé des secrétaires auxquels
avec une petite illustration. De la méme fagon que le récit trouvait son
il dictait et qu'il corrigeait et enfin il a recruté un historiographe, d' a-
modéle dans une certaine forme d'énonciation, celle oú personne ne
bord Pelisson et ensuite Racine et Boileau pour écrire son histoire. Cette
parle, personne n'écrit, oil les événements semblent se raconter eux-
complicité est intéressante. C' est un échange, un échange entre les actes
mames, c' est-á-dice cette forme d' énonciation oil les marques de l' é-
de la toute puissance royale et le récit de ces actes qui doit en opérer les
nonciation dans l'énoncé narratif se trouvent _effagées, éme - le
effets sur le lecteur et de nombreux textes expliquent que, si l'histoire
dispositif narratif iconique trouve son modele ¿Fans les•pers-
du roi est bien écrite, les lecteurs doivent étre assujettis á ce récit et
pectif qui systématise la représentation de l'espace sur un plan et -dans
admirer le roi. Seulement n' est pas historien du roi qui veut et c'est la
la disposition des figures, dans cet espace illusoire créé sur une surface.
méme chose aujourd'hui. On ne peut pas s'improviser historien du pou-
Nous avons la chance d'avoir une description tras exacte d'un
voir. L'écrivain ne peut raconter le roi que si celui-ci lui donne le pou-
petit dispositif construit par l'un des inventeurs de la perspective en
voir d'écrire qui lui est nécessaire pour le faire, et qu'est-ce que ce
peinture: Brunelleschi (ill. 5). Sur un tableau, il peint conforrnément-
pouvoir d'écrire sinon occuper la position officielle de témoin oculaire
aux principes de la perspective ce qu'il voit, lui, Bruntlleschi, quand il
des hauts-faits du prince, sinon etre au plus proche de l'ceil du roi, de
est installé dans le porche central de Sainte-Marie-des-Fleurs, la cathé-
l' ceil du maitre. Et pourquoi au plus proche de l'ceil du maitre? Parce
drallde Florence ; il voit d'abord une belle place dallée, il voit le bap-
que, et c'était un phantasme du monarque absolu, l'ceil du maitre c'est
tistére, il voit des tours et des maisons et ce spectacle, il le construit
un ceil qui, en voyant, réalise. il suffit au roi de voir pour faire.
selon le príncipe perspectif, les orthogonales au plan du tableau conver-
Il faut donc que l'historiographe du roi soit tout prés de cet ceil
geant sur la ligne d'horizon dans le point de fuite.11 perce d'un petit trou
que j'appelle 'un ceil performant' puisque quand il voit il réalise. Le
ce point de faite et il demande au -gpectateur de placer l'autre ceil au
récit est ainsi le produit d' une application du pouvoir sur une écriture
revers du tablean et avec la main libre de tenir un miroir en face. Le
mais il y a l'inverse ; ce premier temps de l' échange est contemporain
spectateur contemplera donc le reflet dans le miroir de la face peinte du
d'un nutre, car le roi aussi a besoin de l'historien. Le pouvoir ne peut
tableau, en plagant son ceil au point de vue qui est identique au trou du
trouver son achévement, son absolu que si l'historien le raconte, que si
point de fuite. Le dispositif de Brunelleschi établit done l'équivalence
Pacte royal devient l'histoire et le roi, son sujet par cette écriture, si
dans le systéme représentatif entre le point de vue et le point de fuite.
l'historien représente au roi ce que le roi vient de voir. L'histoire royale
C' est quasi le méme point, le miroir ne faisant que réfléchir la repré-
est le produit de l' application du pouvoir narratif sur les manifestations
sentation équivalente donc entre la production de l'apparence peinté et
de la toute puissance politiquea
sa réception par l'ceil du spectateir. Le dispositif établit l'éqtlivalence
Tele est la complicité entre deux pouvoirs; le pouvoir de l'État
du regard et de rail en ce- qu'il sotunet le régard á l'ceil, á sa loi géo-
c'est mor et le pouvoir du récit et cette complicité, le résultat de cet
métrique et óptique á la condition que le spectateur se place en un lieu
échange doit &re la représentation totale et parfaite de l'histoire puisque
bien défini et qu'il n' en change pas sinon tout reffet sera détruit. Tout
l'un la fait et l'autre la raconte mais vous apercevrez que bien évidem-
le dispositif vise á produire une position de l'ceil, fixe et unique au
ment, dans cet échange, aucun des deux pouvoirs ne s'assume, ne s' ins-
revers du tableau. Le spectateur doit se placer lá pour pouvoir voir la
titue en lui-méme mais seulement par l'autre. Au point central de cet
réalité méme mise en représentation. Le sujet du regard dans son ceil ést
échange nous avons un . double simulacre en reflet qui est le pouvoir
bien l'effet du dispositif et lorsque j' al parlé tout á l'heure de l'intensi-
méme. fication par réfiexion du dispositif de représentation comete pouvoir, en
Politiiues de la reiré -

v oilá la parfaite illustration. Le spectateur ne peut voir que s'il se peu plus prés nous nous apercevons que ce n'est pas une fen'étre mais un
soumet aux regles du fonctionnement du dispositif, mais en récompense miroir qui refiéte une fenétre. Oú se trouve donc la fenece ? Elle se
de cet assujettissement scéne représentée est stupéfiante de réalité : trouve en dehors de l'espace représenté par le tableau, au lieu du point
c' est la réalité méme'. La réalité dans sa représentation, voilá la récom- de vue que refléte le miroir qui porte le point de fuite, Je n' al pas besoin
pense de son obéissance. du dispositif de Brunelleschi avec le petit trou au point de fuite — point
Deuxiémement, le récit iconique pour s'effectuer inscrit les de vue au revers du tableau. Le tableau, la représentation fonctionne
figures qu'il met en scéne dans ce dispositif représentatif et le neutra- toute seule pour expliciter un de ses procés dé fonctionnement. La repré-
lise. De la mame fagon que nous avons vu • ue le récit en lana e en senta • • - - - - e - - — - • • - . .
neutraliser les marques de l'énonciation pour opérer ses effets, de mame l'équivalence entre le point de vue et le point de fuite.
le récit iconique doit dénier, doit effacer par lui-méme les marques de Mais si nous tirons les conclusions concretes de l'analyse, si moi,
l'énonciation, de la représentation. Autrement dit la disposition des spectateur, je suis au point de vue, il faut que je me vois dans le reflet,
figures dans l'espace représenté représente le dispositif de représenta- dans le miroir de la fenétre. Si je suis au point de vue, ii faut que se des-
tion mais en mame temps le neutralise pour que l'événement semble se sine une petite tete dans le miroir. Or cette tate n'y est pas. Si le roi,
donner á voir lui-méme sans marques de l'instance narratrice produc- puisque la tapisserie a été faite pour lui, est au point de vue il faut qu'il
trice de son récit. Le roi est au point de vue, sujet de pouvoir produit au soit derriére la fenétre comme un voyeur en train de regarder la scéne.
titre d'effet par le dispositif. Le point de vue est le lieu du •rince. Ainsi Or ne s'
dans le théátre á l'italienne construit selon le dispositif perspectif, la acteur de l'histoire, il se voit dans sa figure de personnage historique.
loge centrale, la seule place qui soit convenable est au point de vue : Deuxiéme point: une représentation de ce genre vise essentielle-
c'est la loge royale. Alberti dans son traité De la peirzture,parlant du ment á faire produire un récit. Mais elle éprouve une difficulté á le faire
rayon visuel qui relie le point de vue au point de fuite le nomine 'prince de par les principes mames du fonctionnement du dispositif repráen-
des rayons' ; c'est le rayon visuel du prince. Mais le prince, le roi est tatif, puisque la représentation ne peut représenter qu'un seul moment
également au point de fuite. Le roi est produit par le dispositif comme de l'histoire. Ainsi ici, ce moment unique oú les deux rois se serrent la
le spectateur l'était dans l'expérience de Brunelleschi. Mais ce que le roi main et s'approchent l'un de l'autre pour se donner l'accolade. Voilá le
va voir au centre du tableau, c' est lui-méme, mais cette fois comme l'ac- moment qui est représenté mais il n'en reste pas moins que la disposi-
teur absolu et central de l'histoire. 11 se contemple dans sa figure histo- tion des figures va inciter le spectateur á raconter toute une histoire. En
rique. effet, remarquez la disposition des pieds de tous ces nobles personnages.
titre d'illustration de cette analyse, j'ai choisi dans un Ils sont représentés en ordre de marche mais pourquoi marcheraient-ils
immense corpus, une tapisserie de Le Brun tirée de l'Histoire du Roi : la puisque les deux rois qui se trouvent á la tate de la délégation sont déjá
rencontre entre Louis XIV et Philippe IV d'Espágne dans l'ile des arrivés au centre ? Le récit que nous allons produire á partir de cet
Faisans (ill. 6). Rappelons nos deux hypothases : le dispositif perspectif instant unique qui est représenté sera le suivant: «Les deux délégations
est la structure mame de la représentation mais pour que celle-ci s'ef- frangaise et espagnole conduites l'une et l'autre par leur roi entrérent par
fectue il faut qu'elle efface ce dispositif. Regardons maintenant la tapis- les deux portes opposées de la piéce centrale, s'avancérent á la rencontre
serie. Il est tout á fait possible de construire le dispositif perspectif du l'une de l'autre et les deux rois se serrérent la main et se donnérent l'ac-
tableau notamment par les lattes du parquet orthogonales au plan du colade, signe symbolique de la paix des Pyrénées dont le mariage de
tableau convergeant au point de fuite qui se trouve précisément dans Louis XIV avec l'Infante était une des clauses. » Nous avons raconté
l'angle inférieur gauche d'une fenétre. Toutefois si nous regardons d'un une histoire dont ne nous est présenté qu'un seul moment gráce á la
84 Politiques de la représentation Póuvo r, représeniátion 85

disposition des pieds des figures des deux délégations qui les présentent Monsieur le frére du roi ? Il regarde lé spectateur ; il le regado au point
allant á la rencontre l' une de l'autre. Autrement dit l'histoire, la repré- de vue. Et si vous examinez son visage, vous remarquerez qu'il n'a
sentation narrative iconique nous a fait raconter un récit. De la mame aucune espéce d'expression, sínon de regarder. Autrement dit, Monsieur
fagon, diront les historien du Roi, l'art d'écrire un récit, c'est finale- le frére du roi nous positionne nous, spectateur, au point de vue' en un
ment de faire voir une image á la fois une et totale de toute l'histoire, en sens précis : tout ce que vous avez á faire, c'est de cóntempler, tréi exac-
un mot celle du Roi qui en est l' acteur principal. Le Roi est au point de tement d'admirer. Vous n'avez qu' á admirer tout en participant dans une
vue et au point de fuite puisqu'ici le point de fuite refléte le point de vue. certaine mesure, comme l'historien au -pluipré~oyal, á ce qui ,
Et cependant il n'y est pas. Cela veut dire que le Roi spectateur a été se puse sur scéne. Comment ? Nous avons'notre ¿Ialégué sur la scéne ;-
déplacé au centre de la scéne : il est devenu la figure de l'instant repré- c'est le seul personnage qui tourne le dos ; le piecl de ce personnage
senté de l'histoire et c'est ainsi que nous assistons dans ce tableau á l'ef- pointe en direction du lieu qu'occupe Monsieur le frére du roi et son
facement des marques d'énonciation dans l'énoncé lui-méme. La index désigne le point de fuite. Ces deux personnages se complétent l'un
marque d'énonciation que nous devions trouver au point de faite (1Image l'autre ; l'un nous exclut de la scéne pour nous placer simplement_en
reflétée du Roi spectateur) a été effacée par déplacement de la figure du spectateurs d'un acte admirable du roi et l'autre nous indique notre posi-
Roi au centre de la scéne. Le rayon du prince, le rayon qui relie le point tion et nous renvoie au point de fuite. Et alors j' al tendance á croire que
de vue au point de faite, le voici désormais représenté mais représenté ce personnage de dos, c'est Le Brun. C'est le peintre et c'est en méme
sous la forme de la disposition des figures dans un plan grossiérement temps le spectateur qui se trouve lá avec le peintre son délégiié, partici-
paralléle au plan du tableau. pant á la grande' histoire royale.
Cenes, me direz-vous, mais il y deux rois. Comment Louis XIV
va-t-il *are mis en évidence comme figure centrale ? Vous avez remarqué Pour conclure, je dirai qu'il y a quatre points fondamentaux dans
ce beau rideau qu'on a relevé pour laisser passer la lumiére et éclairer la cette toile : le point de fuite effacé et déplacé comme instant central de
scéne. Ce rideau `réel' est en 'méme temps chapé exactement comme un la représentation et moment représenté de l'histoire et qui est littérale-
rideau de scéne relevé par un de ses coins. 11 théátralise l'ensemble de ment la matrice du récit que la représentation nous fait raconter. Et si
la représentation. Voyez surtout que le pli important est placé au-dessus l'on prolonge la ligue qui joint ces deux points, on trouve dans la partie
des deux rois : c'est le signe symbolique du baldaquin royal qui marque supérieure de la bordure de la tapisserie les armoiries royales et le col-
les deux figures centrales royales. Mais il y a toujours deux rois, lier de l'ordre du Saint-Esprit avec les palmes de la victoire et la cou-
Philippe IV et Louis XIV Vous avez remarqué que la délégation fran- ronne du roi de France, et sur la mame ligue mais dans la partie
gaise entre par la gauche. Or l'ordre de lecture habituel est de com- inférieure du cake le cartouche dans lequel est écrit le récit de la ren-
mencer par la gauche pour aller vers la droite ; donc presque cbntre des deux rois. Tous les différents -types de signes sont présenfl sur
immanquablement parcourant du regard la disposition des figuresatous cette ligue : le point de fuite, signe formel de l'appareil du,dispositif de.
allons commencer par la gauche pour arriver au centre, c'est-a-dire que la représentátion, le moment central de la représentation, l'énoncé his-
nous allons donner la prééminence á la délégation frangaise et á son torique fondamental á partir duquel le spectateur raconte le récit écrit
acteur principal : le roi. Alors, me direz-vous 'Et nous alors ? Et le spec- sur le cache et enfin le signe motivé qui est le nom du roi, son appella-
tateur ?' Le spectateur est bien au point de vue et au point de fuite. Nous tión: le roi de France. Pour conclure d'une phrase sur 'le pouvoir et sa
nous sommes substitués au roi maintenant que nous regardons le représentation', on peut dire ceci : le roi au point de vue et au point de
tableau. Nous en avons deux marques tout á fait intéressantes. Vous avez fuite contemple sur la scéne le mi en train de faire l'histoire. Cette repré-
ici ce personnage qui est Monsieur le frére du roi et que regarde sentation nous révéle que tout pouvoir est fondamentalement narcis-
86 !IP ill_rilrialltarian,

sigue et que la représentation est, si l'on peut dire, á la fois l'instrument


et le fétiche de ce narcissisme.

5. LA CATASTROPHE DE LA MÉDAILLE HISTORIQUE*

Au début du xvne siécle Pierre Antoine Rascas, sieur de Bagarris


,

propose au roi Henri IV de constituer une histoire de son régne. Il lui


explique en effet que l'établissement de la gloire des grands Princes
consiste essentiellement á les publier dans une représentation qui, en

vivante et leur histoire á jamais auguste, et á les perpétuer par le plus


parfait des Moniments.
Avec une solennelle pédanterie, Rascas fait remarquer á son
Maitre qu'il écrit moniment au lieu de monument, car ce dernier serme,
lui explique-t-il, signifie dans le langage courant le sépulcre des morts,
alors que le monument qu'il envisage pour lui, loin d'étre son tombeau,
signe de sa disparition, doit au contraire le rendre á jamais vivant, dans
une permanente présence face á laquelle la postérité pourra et devra
prendre conscience de son absence aux lieux et aux temps de sa gloire.
Ainsi la parfaite mémoire de la gloire du Prince devra é'tre une repré-
sentation, une et totale, á la fois publique et perpétuelle qui rendra son
sujet présent. Mais quel est lé monument qui, plus efficacement que le
tombeau, `avertirr de la gloire du Roi ceux que le temps exclut de son
rayonnement et les incitera á raconter sa légende et á voir sa face ?
Celui-ci n'est autre que la médaille, explique Rascas, seule capable de
contenir l' auguste histoire et la vivante mémoire du grand Prince, de

4A, • Article publié dans le catalogue de l'exposition La Ghigliotina del terrore, éd. D. Arasse,
Florence-Paris, 1987, p. 109-115.
88 Politiques de la représentation Pouvoir, représentation 89-
faire lire l' une et de faire voir l'autre. Au droit, la médaille présentera ratives linéaires par causes et effets, dans la monumentálité imMobile de
l'effigie du Prince, sa figure gravée, son profil. De méme que, sur la sa présence définitive.
piéce de monnaie, ce profil en authentifie le poids et le titre et en légi- La réussite de cette histoire fut incontestable ; la marque assez
time la valeur incontestable dans l'usage public, de méme sur la l'immense prestige dont elle jouit en Europe jusque chez les ennemis du
médaille, il authentifiera la devise qu'á son revers elle porte, il autori- Roi-Soleil. La raison en est simple cependant: le pouvoir monarchique
sera le type, la gravure qui fait voir le haut fait du Prince et légitimera — le pouvoir absolu qui en est le comble — avait trOuvé dans les
la légende qui en fait lire le sens général. A l'articulation de la figure du médailles de Louis XIV les formules de son expressionlistórique et au-
Prince et de l'inscription de son histoire, lá médaille exhibe la vérité delá d'elles, avec le modéle de sa légitimation politigie, la consécration
nécessaire et universelle du pouvoir politique absolu, incamé dans un á la fois théologique et théorique du corps du Monarque.
corps singulier et contingent et réalisé dans le temps et l'espace empi- 11 est, au sens exact du terme, bouleversant d'évoquer l'histoire
riques dans un événement daté et localisé á l'exergue. métallique de Louis le Grand en se penchant sur les médailles commé-
Ltmédaille est ainsi la monnaie du pouvoir absolu royal, son morant l'exécution de Louis XVI et Marie-Antornette que l'exposi-
mémorial : elle est sa présence réelle et symbolique, l'hostie du sacre- tion présente*: bOuleversant dans la mesure oú le regard préVenu par la
ment de l'État, l'eucharistie du pouvoir dans sa perpétuité historique, gloire louis-quatorzienne assiste, dans la forme méme de la médaille
corps du Roi, corps de 1"État-c'est-Moi' présent dans sa représentation. historique, á la catastrophe théologico-politique du pouvoir d'état
On sait que le grandiose projet de Rascas sera, en fin de compte, qu'elle devait consacrer et dont cependant elle commémore la fin.
réalisé pour Louis XIV en quatre étapes de 1660-1670 á 1723 sous la En apparence, le droit des médailles exhibe, comme moins d' un
direction de la petite Académie créée en 1663 par Colbert. siécle auparavant, l'effigie royale, celle de Marie-Antpinette dans les
Les médailles de Warin et de ses contemporains, gravées dans les médailles 1, 3, 5, 6 ou celle double, du roí. Louis XVI et de la reine dans
premiares années du régne, constitueront la base de la premiare grande la série 2, 4; - 7 (ill 7-13), profils gauches pciur trois d' entrelles(1, 2, 5)
tentative d'Histoire métallique du Roi dans les aimé¿s E0, puis de et droits pour les quatre autres, entourés circulairement par les noms et
l'Histoire Complete publiée en 1702 avec un volume in-folio d'accom- titres princiers et royaux ; tétes en buste, découpées, comme cela est la
pagnement et enfin dans la version révisée de 1723. L'Histoire de Louis norme, au niveau de l'épaule á l'exception de la médaille 5 oa une partie
le Grand par les médailles (Paris, 1702) sera alors un ensemble com- plus importante du buste de la reine se laisse apercevoir ; coiffures et
plexe dont chaque élément est un monument historique et dont le corpus costumes contemporains discrétement évoqués par les rouleaux des per-
ordonné est le monument de l'Histoire du Roi, la totalisatiowunifiée de ruques, les rubans des cadogans, les drapés des vétementi-rrexception
sa mémoire, son corps historique élevé á l'Universalité de l'idéal et de la médaille 2 oú les deux effigies superposées du Roiret de la Reine
transsubstantié en vérité historique permanente. Qu'on ne croie pas que coupées á la base du cou portent une couronne romaine, gtais de palme
chaque médaille soit un `fragment' de ce corps, que la série des et non de laurier.
médailles malgré leur sérialité, ou peut-étre á cause d'elle, le constifue La description de ces portraits royaux qui, au droit de la piéce de
en corps morcelé. De méme que Jésus-Christ est tout entier présent dans métal, obéissent aux normes de la médaille historique classique fixées
chaque hostie, de méme chaque médaille montre dans chaque événe- par Louis XIV lui-méme, Colbert et la petite Académie, lorsque le soleil
ment de l'espace-temps empirique la fulguration d'une des perfections royal était au .zénith du ciel frangais et européen, ne peut cependant
de l'étre royal: elle en exhibe l'épiphanie. Ainsi la grande entreprise
d'une histoire métallique du' régne vise-t-elle á constituer une mémoire
du Roi qui transcenderait le temps et économie de ses séquences nar- Louis Marin renvoie ici á l'exposition présentée á Florence par Daniel Arasse (NdE).
on Pouvoir, représentation 91

manquer de laisser s'installer un étrange malaise dans le regard : l'art de tique. Ainsi dans la médaille 4 avec les tetes accolées de Louis XVI et
la médaille, avec ses normes et ses regles, réitare pour le portrait prin- de Marie-Antoinette, de ,profil - á droite et la légende : « Lud. XVI D:
cier á la fois la découpede la machine de Guillotin et le geste de son ser- G. Fr. et Nav. Rex Mar..Ant. Auste. reg. » (ill. 10). Et pourtant dans cette
vant bourreau. Le couteau de la machine au droit de la médaille passe méme médaille, á la base des cous des deux tales, une inscription insiste
seulement un peu trop bas pour détacher les tetes de leurs corps et les dans un autre sens : Fati iniqui. Elle ne nomme ni ne titre lesa portraits
inscrire, les graver, les écrire dans le métal ; la main de Salson tenant les mais releve d'un autre `genre', celui de la légende quise lit
tetes pour les présenter au peuple a disparu de l'image ou plut8t c'est la au revers de la médaille et qui dégage par une phrase brave le plus sou-

ol lee .1 - que pr- sen e e au reg. . out se passe
commémoration de la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette en se donc comme si le revers de la médaille en un de ses lieux en était devenu
conformant aux contraintes `grand style' de la médaille historique l'avers : geste qui est tras précisément catastrophique, ou tout au moins
monarchique, loin de construire le monument du corps historique du sa trace inscrite et écrite, gravée á jamais sous les portraits royaux.
Roi, répate en fin de compte l'horreur de l'exécution á la faveur d'une Cette place n'est pas innocente : elle occupe exactement, á la face
sorte de mauvais calembour ou de gringant lapsus de l'image elle- de la médaille, le lieu nominé `exergue' á son revers : petite lunule oú
méme. Cenes, tout portrait royal au droit de la médaille est une tete sont écrits la date et le lieu de l'événement historique que le type exalte ,
coupée, et ce depuis quelques siacles de monnayage et de médaillage. dans ses allégories et dont la légende extrait la vérité universelle dans la
que. xergue, e terme est significatif : hors-
condamné consiste réellement á lui tirar le portrait. Et si comme nous oeuvre. L'histoire métallique de 1"État-c'est-Moi' n'hésite pas á
avons tenté de le suggérer, la médaille historique monarchique opérait, repousser aux lisiares de son monument, á sa frontiare et á son bord, le
dans et par sa représentation, la transsubstantiation théologico-polirique temps et l'espace ' de l'expérience. Nous retrouvons la forme réguhare de
du pouvoir d'État dans son désir d'absolu, alors il faut avouer qu'avec l'exergue au revers de la médaille que nous considérons « XXI
l'affreux sous-entendu de la description des portraits du Roi et de la Januarius anno MDCCXCIII ». Mais en introduisant sous les effigies de
Reine á la face des médailles commémorant leur mort, c'est, au sens Louis XVI et de Marie-Antoinette un lieu `exergonal' et en l'occupant
rigoureux de ce terme, la catastrophe de cette transsubstantiation qui est par un légende qui `titre' ces effigies d'une vérité universelle de devise,
allusivement opérée, son retournement ou son inversion : ce n'est pas la « d'un injuste destin », c'est á la répétition abstraite de l'exécution du
représentation qui construit la présence réelle de son sujet (füt-ce á titre Prince ou de son Principe que vous assistons, d'autant que la formule,
d'effet). C'est le réel lui-méme qui devient représentation. par son inscription mame en ce lieu, exhibe le .mouvernent m'arríe de la
De cette catastrophe, le droit de certaines de nos médailles machine á exécuter.
conserve une trace écrite. On sait, et avec Rascas de Bagarris nous -l'a- Lorsque nous retournerons la médaille, en un sens nous repro-
vons répété, que la légende qui encercle le portrait du Roi en reproduit duirons sa catastrophe, mais sans étonnement : nous y contemplerons
l'icone en écriture. Double inscription donc : celle d'une image gravée non point l'ultime haut-fait, la supréme action oú jadis se condensait ia
dans le métal, celle d'un lexte' creusé dans le méme métal; d'une part, gloire du Roi et dont la densité mame exigeait tous les traits soigneuse-
celle du corps du Roi dans son `chef', oa corps de dignité et corps phy- ment codés de l'abstraction allégorique, mais l'événement historique
sique s'échangent sans perte ni résidu: le Roi est ce roi; ce roi est le Roi, lui-méme du 21 janvier 1793, l'exacte description du lieu, du site et de
l' un et l' autre s'y reconnaissant réciproquement ; d' autre part, celle du ses circonstances et plus précisément encore, l' instant de l'événement :
nom du Roi qui articule la marque d'appriopriation du royaume comme instant central parce que choisi par l'auteur de la médaille pour repré-
son corps propre et celle de sa place individuelle dans la lignée dynas- senter la mort du Roi, et qui n'est autre que la présentation au peuple
92 Politiques de la représentation Pouvoir représentatioií 93

par le bourreau de la téte coupée, la `monstrueuse monstration' d'une Nup. 16 mai 1770. Cir. 11 jun. 1775 ». « Couronnée le 11 juin 1775 »,
téte que nous avons déjá vue, tranchée par la légende Fati iniqui au droit l'inscription s'arréte lá. C'est alots- que nous retournons la médaille,
de la médaille. Quant á la légende de la devise au revers, « Crinemque comme il se doit, pour y voir, selon la direction mame de l'inscription
Rorantes Sanguinem Populis Ulularunt Tristia Galli », contrairement á de 1' avers, Marie-Antoinette arrivant dans la charrette sur' le lieu de
toutes les regles, elle est seulement la séquence narrative décrivant, l'exécution et pour lire á l'exergue la date « XVI Oct. 1793 ». Qu'est-
avec quelque amplification tragique, le geste du bourreau et son effet. ce á lire et á voír sinon qu'au couronnement succéde comme pour I' ac---
Nous pourrions répéter cette analyse, á quelques variantes prés, dé- cou-ronnement oil ne complirnégatve, ournmt
pour la plupart des médailleá commémoratives de la mort de Louis XVI tombe pas seulement la couronne, mais la téte qui la porte.
et de Marie-Antoinette présentées dans l'exposition. Seule la médaille 1 Dans la médaille 7 qui reprend le droit de la médaille 4 que nous
pourrait passer pour une médaille historique `réguliére', avec, au revers, avons plus longuement examiné, le revers représente la scéne touchante
son type — figure allégorique du `peuple' tenant d'une main un flam- des « Adieux de Louis XVI á sa famille » avec 114914e « An est dolor
beau, de l'autre une hache et foulant aux pieds des fleurs de lys — et sa par dolori nostro ». Notons au- assage ceta r~rquábfe déviation sub-
légende: Seconde victime — d'un peuple régicide', n'était sa thé- jectíve et affective de la devise d'histoire ; notons également son ambi-
matique oú le principe royal correctement imagé, nominé et titré au droit glité,.oú « nutre douleur » peut etre celle de la ou celle du
ne trouve, dans la légende au revers, d'autre qualification que celle sfectatetti, leCtetir de la- médaille. Mais dans les deux cas, le fait histo-
victime répétée de son propre peuple, qualification ontologique inversée . rique est devenu instant émotionnel et la pensée de l'histoire, moment
delasubtncpovird'Éa.Lméíle6quistravonde sentimental : la représentation politique s'embourgeoise dans l'anecdote
la précédente par la thématique allégorique du revers, (« une prétresse touchante. Mais plus remarquable encore est l'exérgue oú se lisent sur
antique offrant un sacrifice » avec la légende « Victimes (sic) des guate lignes trois dates : « Natus XVIII Aug. MDCCLIV / Succ. 10
inrames révolutionnaires » et á l'exergue « 1793 ») introduit ce que nous May. MDKKLXXIV // Decoli. XXI Jan. ll MDCCXCIII » ; naissance,
avons nominé la `catastrophe' de la médaille historique dans la légende accession au tróne, mort du Roi ou plutót sa décollation : est remar-
de la figure royale á son avers puisque s'y inscrivent, au mame plan que quable en l'occurrence moins la spécification du supplice du Roi, moins
le nom et le titre, la mort et sa date : « Décapitée á Paris — le le résumé biographique du 'corps' individuel, physique, mortel du
16 octobre 1793 », une mort nomrnée dans sa caractéristique spécifique monarque, que le fait de mettre á l'exergue, hors ceuvre, á la marge de ,

mais dont le terme qui la nomine est lui-méme graphiquement abrégé la représentation, dans l'espace de bord que les grands_créateurs de. la
« Deca& » imitant ironiquement, par la syncope graphique, la significa- médaille historique classique réservaient á l'espace et áú terñps humains
tion que le mot énonce. Il semblerait que la machine á Guillotin et profanes, ceux de l'expérience commune, d'y mettre done l'inscrip-
condarnne la médaille historique commémorant la mort du Roi á une tion dans laquelle le corps de dignité, celui de "L'État-c'-est-Moi ; se
macabre caricature d'elle-méme et á une sombre ironie oil la représen- sécularise, se spécifie, s'individualise; pour en fin de compte s'annuler
tation du pouvoir monarchique et le `portrait du Roi' sont posés, mais par la séparation de son chef. Laissons á tous ces mots leur sombre
négativement, par l'inversion totale des principes qui en fondaient l'ef- ironie, celle qui flotte, quand on veut les écrire et les inscrire, dans les
ficace et la légitimité. crépuscules de l'histoire sur les grandes catastrophes.
Deux exemples encore : dans la médaille 5, nous contemplons
bien au droit le portrait de la reine ; nous y lisons bien son nom et sa titu-
lature, mais au-dessous, dans un petit bandeau, l'auteur de la médaille a
introduit les principales dates de son existence : « Nat. 2 Nov. 1755.
14. BAROQUE, CLASSIQUE
VERSAILLES OU L'ARCHITECTURE DU PRINCE *

y a sans nul doute quelque paradoxe á faire de Versailles un


haut lieu de l' architecture baroque. L'immense fagade qui se développe
sur les jardins, construite par Louis Le Vau et Jules Hardouin Mansart a r.;)
puaser, tvinblaemájustir,polemdcas-

faitement défitú en soi-méme est subordonné á un centre oa un portique


. 14 38 - tqcs. indépendant de six colonnes au niveau de l'étage principal --- royal --
A1-4 41.4 At4.,biw)
rei 4643 t par son puissant relief rompt le rytlírne répétitif de -la fagade au'profit
áltm",g1-44, ~4. 14.-~4~,d4 4.4" In) . AdigZe4.4"i 1N.. d'un foyer stable et fermement déterminé.
Quels que puissent etre les titres legitimes de Versailles á pré-
tendre au 'classicisme', il n'en reste pas moins qu'en pays anglo-saxon
en particulier, le classicisme en art et en architecture notamment est bien
souvent consideré comme une péripétie frangaise d'une grande période
baroque née du maniérisme international au xvie siécle pour s'acheyer
dans les gráceCprécieuses et chantournées du rococo, en attendant une
résurrection dite `néo-classique' vers 1750.
11 ne saurait étre question de résoudre ici soit par une combina- •
toire de traits formels et stylistiques, soit par uñe diachronie toujours
plus fine de développements historiques particularisés selon les aires
culturelles et géographiques, les problemes voire les aportes de méthode
et de théorie, de périodisation et de chronologie que posent les qualifi-
cations baroques ou classiques données á une ceuvre d' art, á un pro-
gramme de construction, á une qualité de réception. Je laisserai donc de.
Article publié en traduction anglaise dans Yale French Studies, « Baroque topographies :
literature, history, philosophy », n° 80, 1991, p. 167-182. (NdE).
248 Politiques de la représentation Signe et force : mises enIcéne., 249
caté cet interminable questionnement pour seulement évoquer dans sa l'architecture du Prince, notion de monum.ent ott le pouvoir se met en
plus grande ampleur l'architecture du Prince, le palais du Monarque représentation pour s'accomplir absolu en un lieu universel' et oti la_
absolu, le lieu de son plus haut pouvoir, Versailles, au lendemain du représentation du Prince et de son lUstoire se présente en une penna-
voyage du Bernin á. Paris (1665), pour essayer de discerner comment s'y nente et définitive présence.
exprime et s'y construit — dans tous les sens du terme la représen-
tation tu
l zal.wj1& j11zge.inzden
a' dans une tension que rouent
I. LIEU-ESPACE-ÉVÉNEMENT
— sous réserve d'inventaire —,nornmer celle du baroque et du classique.
*** gou' est-ce • u'un Comment un lieu se différencie-t-il de Álter,et
1.157284 II n'est peut-étre pas mutile de rappeler la polysémie
L'architecture du Prince : d'emblée ii convient de souligner la extreme de la notion de lieu au xvir siacle dont le dictionnaire de Agi 1) y
double—vá leur objective et subjective de l'expression qui titre cette Furetiare donne un bel échantillonnage, s.v. lieu, dans son ouvrage qui
étrK17.re Prince, en l'occurrence Louis XIV, fut on le sait un est, á bien des égards, un véritable traité d'anthroeologie dilturelle..
grand constructeur. Passion, démesure `baroaues' ? En un sens, sa fonc- Furetiare commence par donner, non sans quelque ironle:ta définition
tion de Roi trouvait son accomplissement, sa dignité de monarque, sa aristotélicienne du lieu: « Surface premiare et irnmobile d'un corps qui
manifestation privilégiée dans l'édification du Palais : le Roi est un en environne un autre ou, pour parler plus clairement; Pespace dans
archi-architecte, le Sujet architecte de Versailles dans lequel le Royaume lequel un corps est lacé » ; et dans l'exemple qu'il donne « chaque
regort sa plus parfaite consécration. Mais l'architecture du Prince corps occupe son lieu », il convient d'insister sur le possessif; « il ne
Powjat",-, signifie tout autant la construction, l'édification du Roi gomme peut y avoir deux choses dans le mame lieu », etc.-C'est ce motif qu'il
Monarque S et par son Palais ; ers w, en ce sens, ns, cháteau et jar- développe ensuite : « Endroit destiné á piacer quelque chose soit par
dins, 'arclute tur e pour en faire non seulement l'abso1u du nature, soit par art. Dieu a rangé tous les tres en un lieircónvenable.
pouvoir politique, mais Je centre du cosmos tout entier. Dans cette Chaque chose est dans son lieu naturel, quand elle est dans son élé-
double mesure, Versailles est le résultat d'une productión, d'une cons- ment. » On appelle également `lieu' un endroit fixe et déterminé qu'on
truction á la fois réelle, imaginaire et symbolique réelle, le palais veut marquer et distinguer des autres, acception qui n'est pas sans
existe : on le visite aujourd'hui encore, imaginaire : il révale le désir intérat pour notre propos avec ces quelques exemples;- « cet homme a
`baroque', fantastique, fantasmatique de (se) montrer l'absolu pouvoir, voyagé en divers lieux, c'est-á-dire en diverses contrées ; c'est le sei-
symbolique, il est, en quelque fagon, la Norme souveraine, la Loi 'clas- gneur du lieu ». Ou encore avec la cléfmition du chef-lieu: « Le principal
sigue' de l'assujettissement universel aux signes; il C6nstitue un univers manoir d'une seigneurie oú on est obligé de p9rter la foi et l'hom-
cultrrlret politique transcendant et sans extériorité, ni civile ni natu- mage ». Furetiare en vient ensuite á l'acception plus particuliarenrent
relle. architecturale. On nomine lieu" une « maison particuliare á la ville ou á
Trois notions me paraissent essentielles á la compréhension de lásánlone ; l'état des lieux; lá clef des lieux ; il y a bien du lieu dans
l'architecture du Prince en.Monarque absolu (á Versailles): la notion de cette maison ». Cene notion'architecturale du lieu se lie inunédiatement,
lieu d'abord dans sa relation á l'espace et au temps, á l'espace c'est-á- dans l'esprit d'un homme de la fin du xvue siacle, aux acceptions socio-
dire au paysage et au site, et au temps, c'est-á-dire á l'histoire et á l'é- culturelles du terme : un lieu est distingué par les rivila es ui sont
vénement historique ; la notion de pouvoir ensuite dans sa relation attribués á sa destination ivers usages ; « 11 1. 111 est un lieu sacré; les
historiquement et philosophiquernent complexe á la représentation ; et sont des lieux pieux, le lieu d'honneur, c' est le premier rang á
enfin constituant peut-étre le sens et l'essence du lieu de pouvoir et de la guerre, c'est-á-dire le lieu oú il y a du danger á courir et de la gloire
la
o ques e a repr sentation Signe et force : mises en sane - - 251

á remporter »: derniére définition qui conduit Furetiére á la notion de ments dans l'espace, de mouvements dont les effets sont des espaces. Le
« place aux rangs d'honneur qui sont établis dans la république ou dans Roi est situé sur une éminence, un site et, avec sa canne de corilhande-
l'opinion des hommes ; le président tient le premier lieu de sa compa- ment, en regardant le spectateur, il pointe la vine dans laquelle il va ren-
gnie ». Et enfin : « Origine, extraction, maison, famille ; cet homme trer, Dunkerque dont on apergoit la vue topographique au fond de la
vient d'un bon lieu, il est alijé en bon lieu, il a fait un bon mariage ». tapisserie. Autrement dit, l'acte du sujet historique désigne dans tous les
On peut généraliser toutes ces définitions ein notant que : « Est sens du terme, l'espace. 11 le désigne conune direction de sa puissance á
lieu, ou reléve de la notion de lieu, l'ordre dans tous les sens du terme, partir d'un site qu'il occupe (qui est un site stratégique), et oii le geste

II

"

- I. •e •í Ó - • ans un rappo • e coe- •e canne • e comman. emen r pon. exac emen a • - nition • u rex,
xistence » ; il ne peut y avoir deux choses dans le mame lieu et, pour de celui qui trace un trajet. Ce geste est á la fois dans l'histoire celui de
citer M. de Certeau, « le lieu obéit á la loi du proweetge la propriété ». l'ordre donné á ses troupes d'aller vers Lille, mais aussi celui qui
Les chOsj,Zlirffi
t re o e local, sont les unes á caté des autres e-irroTdre désigne, pour les spectateurs, la ville upcupée.:21Espace
local est une configuration synchronique de positions. Donc tout lieu `baroque' ?2"
implique nécessairement une indication de stabilité et par lá mame, tout
lieu exhibe une loi. Classicisine du lieu? Comme on le constate avec ces eXeniges, semble espace'
e,4 En revanche, il y a espace quand on prend en considération des Italut8t lié á l'action et au procés de l'histoire, á son mouvement,
l C. C
ox • see:, es • • i ase-- s • e vi sse, • s vana. ejter_p. n o- • s que e eu parai r serv au terme • un mouvement, ce qui
relles, des mouvements. L' espace est, pourrait-on dire, par les conclut une action, á ce qui achéve un mocas. D'un c8té.laTbatAille..le e;em,
mouvements qui s'y déplacent ou plus précisément, les espaces sont des conflit, la conquate ; de l' autre, le contrat, le traité, l'alliance. Lieu, g+óce...
effets de ces mouvements. Est espace, l'effet produit par des opérations trois'notiOns espactévnm:ldiecqusjontrce
d' orientation qui, du mame coup, • le lemporalisene. D' une autre est sans doute constitutive de la notion de lieu. L'événement est une
maniére, on peut dire que le lieu est fait de détertninations par des 'ates- notion tres complexe dans sa définition. En effet, l'événement est congu,
la', par des présences (le corps mort comme fondation d'un lieu, par au xvne siacle, comme le ultat d'une intention, d'un projet, comme
exemple), par opposition á l'espace qui serait déterminé par les opéra- l'issue d'une action. événemen est aussi « une chose grande, stupre-
tions qui le spécifient, c'est-á-dire par des actions de sujets, de sujets nante et singuliére, qui atuve s le monde ». L'importance de l'évé-
historiques. nement est alorkme§urée par sa singularité. L'événement-accident
Soit deux exemples tirés de la série des Tapisseries dites de échappe á l'homogénéité de la série causale. Ce qui est événement par
l'Histoire du Roy. Dans celle qui représente l'événement historique que sa singularité, conque ou présentée telle, surprend
. et provoque étonne-
fut le Renouvellement de l'Alliance suisse (1662), le Roi est montré á ment devant son apparition. 286 Et du mame coup, le résultat de cette ten-
-
l'intérieur de son palais, immobile comme la figure souveraine de la Loi sion sémantique entre ces deux sens du mot `événement' fait que
du lieu monarchique. 11 en est 1"actane principal, le sujet; il en confi- l'événement est toujours pris dans une certaine forme de théátralité,
gure la propriété locale. Au contraire dans la tapisserie qui met en scéne comme le montrent tant les dictionnaires que les ceritextés d'usage : « ce
l'Entrée á Dunkerque (ill. 17) le Roi, agent et acteur de l'histoire, une chame est fait d'événement », « l'événement change la face des dioses
histoire en traii*de se faire, est représenté en `actane d'espace. C'est un dans une tragédie ou dans une comédie ». Dés lors,11 n'est sans doute
procés de spatialisation qui est mis en figure, un mouvement d'appro- pas excessif de dire qu'au xvne siécle, il n'y a d'événement que pris,
priation de l'espace par orientation dans un programme conflictuel. La construit ou inventé par une théátralité. L'événement est `baroque' et
représentation est alors essentiellement une organisation de mouve- c'est un dispositif de représentation qui l'institue comme tel.

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252 Politiquea aeld esentation Signe et fórcé 25,3
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L'echitecture du PriTic), au double sens le plus général de l'ex- croire á la réalité de ce qu'II& simulenr. Lis" signes, dans cette mesure,
pression, constitue un tel dispositif de construction et d'ostentation de sont le pouvoir et le pouvoir n'est que l' effet irresistible de ce que ron
l'événement historique. C'est dans cet espace et dans ce lieu que l'évé- pourrait nommer leur `texte', le texte du lieu que les signes construisent.
nement est révélé comme la manifestation miraculeuse d' une perfection C'est ce qui apparait, me semble-t-il, dans les deux premiers pro
de la `substance royale'. Dans leteLp n s profane il est cettepéripétie, jets du Bemin pour le Louvre, oú la fagade est un texte qui représente,
cette 'épiphanie', cette merveille par laquelle un acte du RoilpLaralt au titre de leuréaets, les forces internes á l'ensemble de l'édifice,
comme le surgissement éclatant de sa Puissance, de sa Sesse, de sa forces de captation de l'extériorité et d'oblation de l'absolu royal et ten-
Clémenc-e ou de sa Justice. L'architecture du Prince, en son lieu de pou- dant potentielletnent á intégrer cette extériorité - et á faire édifice
voir, constitue la scéne théátrale qui institue et construit la représenta- architectural un lieu virtuellement ou potentiellernent absolu.
tion de l'acte royal comme révélation du Monarque' dans le temps et Puissance, le pouvoir est, également et de surcroft, valorisation
espace. de cette puissance comme contrainte obligatoire, génératrice de devoirs
comme loi. En ce sens, pouvoir, c' est instituer comme loi, la ztissance
144~4"kr."34441. elle-méme conque comete possibilité et capacité de force. La représen-
POUVOIR-REPRÉSENTATION
a-4.144 1 -.1 tation, moyen de la puissance est aussi l'opération de sá fondation. Non
D'oú la nécessaire prise en compte des relations entre pouvoiret seulement elle modalise la force en puissance, mis elle válorise la puis-
sanee en état légitime et obligatoire. Elle la justifie.
représentation pour saisír le sens de l'architecture du Prince. Le pouvoir
C'était lá encore l'intention du Bernin avec le projet du Louvre
politique, le pouvoir d'État, s'approprie les dispositifs de la représenta-
qui sera, en fin de compte, réalisé á Versailles; texte des signes archi-
tion, il en produit, il en construit, paree que ce dispositif de représenta-
tecturaux tout en constituant la modalisation des forces en puissances
tion se construit lui-méme comme puissance d'effets. Autretnent dit, la
éri eait., par les.fagaes, le • alais en une totalité s mbóli
représentation, dans le cadre de cette pensée de l'absolutisme, serait
tement du Roi, son lieu propre, devait, par sa position centrase, trouver
cette 'fagade', I"orthographie' palatiale, comme disent les traités
sa
.......fondation légitime, tout en autorisant et en justifiant son appropria-
"d'architecture de l'époque, oú emerge, se présente et se résume le fond,
tion universelW.
l'arriére-fond sombre du pouvoir. Mais inversement, quoique dans le
Qu'est-ce que représenter ? Sinon présenter á nouveau, ou au lieu
méme mouvement, la représentation est non plus fagade, mais machine
de, á la place de... Á quelqu'un, á quelque chose qui était présent et qui
á effets. La représentation développe une théatralité qui _mais et
ne l'est plus, á un absent, á un autre, est substitué un 'merne' de cet
assujettit le regard. De ce point de vue, comment fonctionne l'échange
autre, á sa place. Tel est le premier effet de la représentation, faire_
du pouvoir et de la représentation ? Qu'est-ce que pouvoir ? C'est etre
comme si l'autre, l'absent, était ici maintenant le méme, présent, non
`capable' de force, avoir une réserve de force, une force qui ne se
pas présence, mais effet de présence locale : force divine de la peinttire,
dépense pas, mais est en état de se dépenser et que serait une force qui
selon Alberti, qui non seulement rend les absents présents, comme on
ne se dépenserait pas ? C' est á ce moment-lá que la représentation inter-
dit que l'amitié le fait, mais plus encore fait *que les morts semblent
vient pour mettre la force en signes : mettre la force en signes, c'est-á-
presque vivants. Cet effet est son pouvoir, une force divine en prise sur
dire substituer á l'acte extérieur oil la force se manifeste, les signes de
la dimension transitive de la représentation : représenter quelqu'un, la,
la force qui n'ont besoin que d'etre présentés (c'est-á-dire vus), pour
,fskrcuárses
"-----'7¿i7TéIWp.
si,gi ar son portrait ou c_ omme nous le
que leur signifié, le signifié de ces signes, la force, soit cru. La repré-
découvre aujourd'hui encore Hardouin M, • , avec la fa ade de
sentation, dans et par ses signes, représente la force. Ce qui est en jeu
Versailles. sur les jardins de Le Vau.,
dans le jeu des signes, ce n'est • as de for •• de aire
4.51.10f-e,e.,4kr Li4 iy."fr.A .) >Ir 1-55
Itkent.i.ar,o4;.11",4 a (4 ot.► >10.41 : 1-6,4-khie 10, a u dák.
`meo 1w:t. cae4,

254 Folitiques de la représentation Signe et force : mises en sclne 255

Mais représenter signifie aussi montrer, intensifier, redoubler une local, en Monarque absolu. Et pour cela, il est utile de s'attarder un
présence. 11 ne s'agit plus, pour représenter quelqu'un, d'étre son héraut moment sur la notion de 4L221) 0111.111 li té n cherchant á la construire
ou son ambassadeur, mais de l'exhiber, de le montrer. 11 s'agit pour ce comme l'essence méme du lieu du pouvoir absolu, de sa représentation
quelqu'un de se présenter et de se constituer par cette présentation, de et de sa structure. Pour entrer dans la matiére, citons, non sans quelque
construire son identité légitime. Représenter, c'est se présenter : tel anachronisme, mais il n'en sera que plus significatif pour notre propos,
serait le deuxiéme effet de la représentation, de constituer su ,,son un texte des Turniéres', un article de l'Encyclopédie rédigé par le che-
sujet; effet de suiet, c'est-á-dire pouvoir d'institution, d'autorisation et valier de Jeaucourt sur la notion de monument. On appelle monument
u onc' onnemen C 1•ti• spo- « -twit ouvrage • aro tecture et s e scu pture art pour conserver la
sitif sur lui-méme. Un double pouvoir de la représentation apparait mémoire des hommes illustres ou des grands événements, comme un
ainsi : par délégation, effet et pouvoir de présence au lieu de l'absence mausolée, une pyramide, un are de triomphe et autres semblables. » Le
et de la mort; par auto-présentation, effet et pouvoir de sujet, c'est-á- monument est dono d'abord et fondamentalement un lieu de mémoire,
dire d'institution, d'autorisation et de légitimation ; d'un c6té, rendre á mémoire du héros, du Prince, du Roi et mémoire del'événement dont la
nouveau et imaginairement présent, l'absent ou le mort; de Paute, grandeur n'est essentiellement mesurée que par celle de celui qui en fut
construire une identité légitime et autorisée • ar exhibition ostentatoire l'acteur et dont il révéle, dans le temps próláns_une de seá
de qualifications et de justifications. fections. Le monument, comme mémorial, consacre l'événement, il le
C'est au croisement et á 1 échange de ces diverses sigrufications sacralise par son éditication ; comme, inversement, Jédífice est
.1 et processus que se constitue la représentation du pouvoir d'état en consacré par l'événement, en tant qu'il est d'abord et essentiellement
monarque absolu ; le lieu du pouvoir, l'ordre local de l'abSóln, nous ácte du Prince, héros ou detni-dieu. Ainsi par exemple, les aros de
w" "^` l'avons vu, c' est la tension á l'absolu de la force, c'est le désir d' absolu. triomphe des Portes Saint Martin et Saint Denis qui édifient, á la `fron-
~lo ~f. ,
4AV~ Des lors, la re résentation est l'accom lissement ima fiare! de la capitale du Royaume, la représentation d'un acte du Roi,
ar~tm.1-D Si dans le politique, il est de l'essence de tout pouvoir de tendre á l'ab- c'est-á-dire du corps immuable et étemel de la Royauté. C'est ce corps
solu, il est dans sa réalité de ne jamais se consoler de ne pas l'étre. La qui est ici constitué, construit, en forme de senil triomphal d'entrée dans -
représentation (dont le pouvoir est l'effet et qui, en retour, le permet et Paris et qui, dans cette commémoration, accomplit le geste immuable
l'autorise) sera le travail infini d'un deuil, celui de l'Objet manquant, de d'appropriation de la Ville á lui-méme et au Monarque. Jeaucourt
l'Absolu. Ainsi la représentation transformerait l'infinité de ce manque continue :
réel en l'absolu d'un imaginaire qui en tient lieu. Telle.serait la dialec-
Les premiers monuments que les hommes aient érigés, n'étaient
tique du `baroque' et du 'classicisme' dans la sphére du Pouvoir d'État. autre chose que des pierres entassées, tantót dans une campagne,
Tel serait le lieu du Roi camine position de l'espace du Monarque pour conserver le souvenir d'une victoire, tantót sur une sépulture
absolu, son monument ou plus précisément la monumentalité de son pour honorer un partitulier. Ensuite l'industrie a ajouté insensi-
lieu. blement á ces constructions grossiOres, et l'ouvrier est enfin par-
440 ct.el rodar / fre Postkr , venu quelquefois á se rendre lui-méme plus illustre par la beauté
de son ouvrage, que le fait.ou la personne dont il travaillait célé-
brer la rnémoire [...] Quelque nombreux et quelque somptueux que
d; III. LE MONUMENT, MEMORIAL D'ÉVÉNEMENT ET TOMBEAU DE PRÉSENCE soient les monuments élevés par la main des hommes, ils n'ont pas
plus de priviléges que les villes entitres qui se convertissent en
C'est á partir de a que pourrait se poursuivre l' examen de l'ar- ruines et en solitudes3"
chitectonique du lieu du pouvoir d'État, sa représentation, dans l'ordre


Politiques de la représentation Signe et force : mises en scéne 257
256
leur monument, vise, en fait, á créer une histoire dú Roi par « . ..vraies et
On ne retiendra pas de ce beau texte le témoignage explicite de
parfaites médailles ». 11 faut, écrit notre auteur, publier et perpétuer
.

l'idéologie des Lumilres sur le progrés des arts et avec lui, la gloire des
son histoire auguste et vive mémoire par le Monument le plus parfait » ;
artistes en lieu et place de celui qu'ils devaient honorer, le pouvoir
á quoi il ajoute le commentaire suivant pour justifier ce néorogisgie:
d'État dans la persone de son incarnation monarchique. On soulignera
« Le nom général de Monument qui vient du latin monitor pour signi
seulement l'insistance mise sur l'autre valeur sémantique du monument
fier toutes choses qui admonestent les absents ou de lieu ou de temes, •
que l'Encyclopédie lie d'ailleurs au motif pré-romantique de la ruine. de la mémoire de quelque sujet semble d'autant plus négessaire d'are
Lieu de mémoire, le monument est aussi le lieu de la mort, le tombeau;
regu dans ce discours que Paute nom de Monument setrouve restreint
c'est d'ailleurs en ce sens qui apparait, dans le texte de l'Encyclopédie
par l'usage du vulgaire á signifier les sépulcres des morts qui sont aussi
au titre de l'architecture: « Monument: terme d'architecture, ce mot
faits pour la mémoire. » La forme accomplie de la gloire du Prince doit
signifie en particulier un tombeau quia monet mentem, parcl- qu'il donc &re comme un tombeau, mais á la différence du sépulcre du mort
avertit l'esprit ». la référence au mausolée et á la pyramide qui,
qui marque son passage définitif au passé, en consacrant sa mort par sa
comme on le sait, sera dans l'Esthétique de Hegel, la figure du moment représentation, cene fonne doit &re « Yivante présente mémoire »,
de l'architecture comme moment du comrnencement symbolique de
c'est-i-dire la présentation du Roi, sa présence réelle dans une repré-
l'art parce que lieu du Mort. L'Encyclopédie esquisse déjá le mouve- sentation « publique et perpétuelle ». C'est le monument de gloire du
ment hégélien: la pyramide s'offre comme une nature inorganique eiui
s lieu
défit et le temespsjái d R:A
ése ce enteixitie comme une
(entassement de pierres), mais c'est déjá le commencement d'une inté-
permanence transcendantale fondant toute pré'sence. Aussi dans l'avenir
riorité qu'elle contient. Édification par excellence pour Hegel, elle n' est qui s'ouvre, ce n'est pas le prime cLuLest absent, perdu et mort dans un
telle que parce qu'elle est habitation destinée aux morts : « C'est du mort
passé révolu qu'il s'agirait de faire revenir en représentation: c'est la
qu' elle contient que lui vient toute sa signification. La mort signifie
donc bien l'ébauche d'une intériorité spirituelle, d'un invisible intérieur,
mais qui ne s' exhibe que sous la forme de l'édifice qui lui sert d'abri ou
_
postérité que le monument de loire et de
comme absente dutemps et du ieup_nact
u•_el: e 1
du , de sa prése. nce stable qui
autorise cette postérité á se concevoir dans le temps et le lieu de sa
d'enveloppe et dans lequel elle demeure cachée invisible. » La crypte propre histoire. Quel est ce monument qui, inieu _juue le tombeau,
est ainsi pour Hegel la premiare réalisation de l'art et de l'architecture.
avertit tous les absents de temps et de lieu de la °réspice du Roi (.7 Un
Il semble bien que certains tombeaux du Bemin érigés pour ces souve- monument qui articulerait les deux dimensions de la représentation,
rains absolument absolus que furent les Papes, soient un commentaire
faire revenir le mort dans une présence imaginaire et fonder légitime-
de ces passages de l'Esthétique de Hegel, avec toutefois cette nuance ment la présence du présent en lui donnant sa dimealonsyMtiolique, en -
capitale, que l'ceuvre architecturale monumentale, tout en obéissant á la
l'inscrivant sous le régime du souverain et de la loi.
structure `pyramidante', n'indique ni ne dissimule plus l'autre seas et
Ce monument, c'est son palais. 11 faudrait ainsi analyser le palais
l'autre esprit caché á l' intérieur, mais le signifie et le révéle dans sa vio-
du Roi, comme le dispositif architectural d'approprialon de l'espace
lence souterraine, tout en la soumettant á l'effigie du successeur de
géographique-urbain paf ° le corps .du Roi, la tan - ásubstantiation de
Pierre. l'espace en corps monarchique, pour en observer précisé-
Or du celé du Roi, nous assistons á un déplacement essentiel que
ment l'étymologie, principe originel et pouvoir unique ou absolu.
remarque un texte tras intéressant, du début du xvue siécle (1602) du
Comment soumettre l'espace á cette monarchitectonique de la repré-
conservateur du Cabinet des Médailles et Antiquités du Roi Henri IV,
sentation du Prince et insister sa présence réelle, produ:aion d'un lieu
Rascas de Bagarris. Ce discours qui concerne l'établissement de la
symbolique exemplaire sous l'espéce de cette représentation.
gloire et de la mémoire des grands Princes, autrement dit l'érection de
dt t 4.4 Lells c944:1(4-Q.
Politiques de la représentation 259

IV. LE PALAIS DE VERSAILLES : LE MONDE TRANSSUBSTANTIÉ EN CORPS ROYAL Toutefois si dans le haut de la carte, l'ensemble se trouve clóturé parle
mur du Grand Parc, la pointe de Galie qui est le sommet de ce mur
Nous trouvons le fonctionnement de ce dispositif á Versailles, ou pointe une rose des vents, entre les légendes, qui l'ouvre, potentielle-
tout au moins dans les représentations qui sont faites du cháteau et de ment, á l'espace universel.. Mais c'est surtout dans la parte basse du
son parc et dépendances au xvue siacle. 11 ne saurait s'agir ici d'entrer plan que se rencontre une remarquable conversion de la géo-métrie et de
dans l'étude de l'histoire de Versailles et de ses significations. On se la géo-graphie du pouvoir d'État, de son architectonique ou plus préci.
hornera, pour conclure, á confronter quelques plans et quelques vues sément de son `iconographie' : en effet, tout se basse comete si, autour
topographiques du cháteau qui font apparaitre cette appropriation de d'un axe horizontal marqué par la rue des Réservoirs et fa me de la
l'es •ace et sa urm en ce, entre Avant-Cour et Cour du cháteau, s'effectuait un
quelques textes descriptifs. Dans le « plan général des jardins, bosquets rabattement des lignes directrices du tracé du Grand et du Petit Pares
et places d'eau du petit parc de Versailles ....__Lrylnhoeck
» gravé a (ill. 24) qui, cette fois, n'articuleraient plus l'espace de la Nature pour_r assu-
á la veille de la mort de Louis XIV42párálldans toute sa forceje axe jettir en pouvoir du regard central en le traniformarit en lieu royal en
_
centrabe ui, du corps, du palais articule la smInzie des expansion, mais construiraient l'espace urbain en portrait du Prince.
jardins pour se perdre, au-delá du balsillaáa 9191Letkw
1 ure les 1 com- ,Lá encore, la regle est celle d'un axe central, l'Avenue du Parc ou
pacts de la légende á droite et á gaucho. Cet axe vise un point littérale- laGrande. Avenue visara Paris ii.-71-cTe faisceau ouvert des Avenues de
ment indéterminé, á l'infini, qui est le rigoureux équivalent structural du Sceaux et de Saint Cloud (lieux royaux) á partir de la Place d'Armes •
lieu du Roi •récis fi • • . n - • ,a axe cene-1 accompagné d'un double quadrillage cette fois exteme aux
chambre ; bref le lieu de son corps et dans ce corps, sa tate, sa face, son deux bras diagonaux du vieux Versailles et de la Ville Neuve. Un double
keil. Autrement dit, luían du p arc L te inon _ pliage du plan inscrit donc ses plis dans l'espace cartographique, l'un
comete la matrice, du moins cornete la ro'ection latouée' sur l'e • ace central qui définit l'axe du regard du Prince á partir de son appartement,
géographique, d'un réseau régulier, réglé, normé de tracés qui l'appro- de sa chambre, l'autre, horizontal, qui définit un axe latéral (projection
prient au Roi, le rendent `propres' comete sa propriété ; ou encore il á la ligne du point de vue, de la ligne d'horizon) qui détermine le par-
opere l' expansion du corps du Prince selon la loi de son regard, le rayon tage du monde naturel géographique et du monde culturel, urbain, poli-
qu'Alberti déjá appelait le rayen centrique, le rayon du Prince, le rayen fique. C'est ce double pliage qui se répéte sur l'ensemble du plan. Mais
du Sujet. Ce réseau, autour de l'axe central organise un quadrillage bien évidemment, dans la vue générale , i
régulier que viennent enserrer deux grandes diagonales, á droite l'a- l'axe de son o re re ne petit se rixer á un
venue du Trianon, avec son correspondant á gauche. point de vue, mais la représentation le met en mesure, par sa position
Cette premiare approche se confirme avec le Plan général de transcendante et réflexive, de parcounr la grande priure. -centle de
Versailles, son parc, son Louvre, ses jardins, ses fontaines, ses bosquets l'espace et de maitriser á partir d'un point idéal situé au-dessus du
et sa vine levé par Nicolas de Fer (ill. 25), géographe de Monseigneur G—Wranal
rar le demi-mfini culturel urbain délimité ici para grande
le Dauphin en 1705 (on notera qu'il est l'auteur en 1693 de La France honzontale du palais.
triomphante sous le régne de Louis le Grand et d'une Ilistoire des rois Ici apparait la production du lieu symbolique du pouvoir, du pou-
de France depuis Pharamond jusqu'a Louis XV (1722), collection de voir d'État, du pouvoir absolu par l'a ro riatior ivers
portraits). Avec le grand Parc et le prolongement de l'axe central du á ce lieu au moyen du regard. Á la différence des conceptions du Bernin,
Grand Canal, le réseau se poursuit et s'arnplifie en développant le ainsi á Rome avec la colonnade de la place Saint Pierre, oú l'espace uni-
quadrillage par des étoilements organisés sur de grandes diagonales. versel est saisi dans une sorte d'embrassade physique cornme avec des

criti"r44-‘441'• ,t4k, SiDamAl thvuZvene./2-.


260 Politiques de la représentation Signe et force mises en scéne 261

bras qui l'envelopperaient en développant le grand geste ostentatoire comparable absolu, Nec pluribuá. impar. Le principe d' interprétation qui
t Cu^ baroque de la charité catholique et rornaine, á Versailles, le Roi estála fournit au ‘voyage narratif', l'instruction de son prograntink (« Il faut
ProZzAd.ro foispartout_ at_iune part. n'est pas dans l'espace ou plutót il n'y est 1". partout lire le Soleil ou Apollon ») est ainsi rigoureusemént identique á
SaitAl2a présent que comme regard dominan qui en le lieu das- ghwyrod celui, irnpérieux, qui a présidé á l'architecture de la scéne et de sa repré-
sismo. Un texte que Louis XIV a écrit sur la maniere de visiter les jar- sentation, identité qui donne au parcours sa totale sécurité et lui offrp 4144,
dinsde Versailles confirmerait ces remarques : sa définitive certitude. A travers la représentation topographique, le )4 411.¿
;Asible architectural est totalement fisible et le fisible descriptif, visible ;
En sortant du cháteau par le vestibule de la cour de marbre, on ira sur et le symbole se on ent daris uue metioir réalité de disc-ours et
la terrasse, il faut s'arrater sur le haut des degrés pour considérer la de lieux, celle d'un parfait simulacre qui manifeste une identique pro-
situation des parterres, des piéces d'eau et les fontaines des cabinets sopographie, le portrait du Roi-Soleil.
[...] On descendra á 1'Apollon oú l'on fera une pause [...] On yerra
aussi le canal [...] Il y a ainsi un ordre `théorique' des lieux qui., dans leur silen-
cieuse immobilité monumentale, accompagnent et, pus. pcore peut-
Une vue symétrique de la premiare est ici indiquée. Un deuxibme are, exigent de leur regard structural la `théorilatioá''&;&elpaces que le
demi-infini ici se découvre le long de l'axe central du Grand Canal, parcours opére par ses déplacements de points - de vue' et ses stases de
pointé par le jet d'eau de l' Apollon. On notera également que, dans les contemplation. L'un représente l'autre, le second performe le premier, et
eux_gravures d'Aveline et de Perelle, le Grand Canal est devenu une le monarque dans son palais, visité par ses sujets, est comme un Argus
er rteuse d'immenses vaisseaux : c'est bien l' ensemble du monde aux cent yeux auquel nul regard ne peut échapper ; il est á la fois son
qui se troje arc itecturé en lieu du Roi et transsubstantié en corps cháteau en expansion continue dans V espace et dans . 1é temps, et son
monarchique sous les espéces optiques de son portrait, c'est-á-dire de centre, son coeur qui lui donne son sens et .regoit des structures qui scan-
son regard omnivoyant : production symbolique du lieu royal exem- dent et articulent cet espace et ce temps, la légitimation de sa .réalité
plaire. symbolique. Et c'est ainsi que s'accomplirait á Versailles, dans le palais
On citera pour conclure deux passages d'une description de du Monarque, la reléve 'classique' frangaise des puissances baroques de
Versailles par ce grand courtisan, grand théoricien et critique d'art l'architecture berninienne.
qu'est Félibien. A l'arrivée de Paris, par la Grande Avenue, la Place
d' Armes, l'Avant-Cour et la Cour, juste avant d'entrer dans le cháteau,
le visiteur regoit cette instruction :

Il est len de remarquer que comme le Soleil est la devise du Roi et que
les Poétes confondent Apollon et le Soleil, il n'y_a den dans cette
0(4( superbe maison qui n'ait rapport A cette divinité : aussi toutes les
figures et omements qu'on y voit n'étant point placés au hasard, ils ont
relation ou au soleil ou aux lieux oti ils sont mis.

Rien n'est laissé au hasard, qu'il s'agisse de l'architecture des


bátiments et des jardins ou de l'omementation. Le principe qui les regle,
la norme de leur visibilité et de leer lisibilité est le roi en sa devise dont
le corps et le type est le soleil et l'áme, la légende, celle-lá mame de l'in-
COLIEC TION 'CRITIQUE»

OUVRAGES DE LOUIS MARIN


LOUIS MARIN

=PIQUES : JEUX D'ESPACES, 1973.


LA CRITIQUE DU DISCOURS, ÉTUDES SUR LA LOGIQUE DE PORT•ROYAL UTOPIQUES :
ET LES PENSÉES DE PASCAL, 1975.
LE RÉCXT EST UN PIÉGE, 1978.
JEUX D'ESPACES
LE PORTRAIT DU ROI, 1981.

Chez d'autres édüeurs :


ÉTUDES SÉMIOLOGIQUES, ÉcanuaE, PENTURE, Kiincksieck, 1971.
SÉMIOTIQUE DE LA PASSION, TOPIQUES ET FIGURES, Desdée de
Brouwer, Aubier-Montaigne, 1972.
LE RÉCIT ÉVANGÉIIQUE, en eollaboration avec Cl. Cimbra,
Aubier-Montaigne, 1972.
DÉTRUIRE LA PEINTURE, Galilée, 1977.
LA vont EXCOMMUNIÉE, Galilée, 1981.
LA PAROLE MANGÉE ET MITRES ESSAIS THÉOLOGICO-POLITIQUES,
Klindcsieck, 1986.
JEAN-CHARLES BLAIS, DU FIGURABLE EN PEINruRE, Blusa" 1988.
OPACITÉ DE LA PEINTURE, ESSAIS SUR LA REPRÉSEIVTATION AU
QUATTROCENTO, Ulster, 1989.
LECTORES TRAVERS~S, Albin Michel, 1992.

LES ÉDITIONS DE MINUIT


UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES chapitre 12
de la tradition 11 V 1.1 sisa^
/ampirisme de la
réalité par la n poses est absorbé dégénérescence utopique
par leurs dota n'ont de sens Disneyland
que Par raPPot icent qu'en elle ;
mame dans son aya, il n'y a plus
d'autre trace d tes ». Ainsi, en
retour, se trouve itée la « réalité PROPOSITION
de l'écriture, la
Vne utc~générée estjmeidé ous
la forme d'un mythe.
ItAPPELS :
1. L'idéologie est la représentation du rapport ima-
ginaire des individua á leurs conditions réelles d'exis-
tence.
2. L'utopie est un lieu idéologique : rutopie est une
espace du discours idéologique.
3. L'utopie est un lieu idéologique oii l'idéologie est
mire en jeu : rutopie est une scane de représenta-
-_
tion de ridéológre.,
«.t

solution d'une contradiction sociale fondamentale.


COMMENTAIRES :
En présentant cette analyse de Disatzand comete
espace utopkue, nous visons un double but : d'abord mon-
trer nce, la solidité de , certaines structures d'or-
ganisation • • que on peut, fuste tttre• . ríe
Urna
d' et dans les ouvrages que ron range
vement dans cet ensemble, mais encare elles remplissent
des fonctions déterminées par rapport á la réalité, á l'his-
toire, aux relations humaines, fonctions que nous avons pré-
cisées théoriquement et spéculativement et- rangées sous
rexpression de pratique utopique. Force critique de neu-
tralisation, celle-ci définit dans ridéologie respace de cons-
truction de la théorie sociale. Ce sont ces structures et ces
fonctions que nous retrouverons dans la topographie d'un
réel e
visiteur.. Apergu sous cet angle, son parcours possible
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UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES DÉGÉNÉRESCENCE UTOPIQUE : DISNEYLAND

énonce la narration affabulatrice carasd•w&wo


r , ie, la l'Ice qui s'y joue, il est pris par son r8le conune le
cependant éra-Far~limix~~
qu de la descrip- rat est prii .au piége et s'aliéne dans son personnage idéo-
tion et occupe la pkice du tableau représentatif, spécifique logique saos savoir qu'il le joue. Dans cette mesure, Disney-
également de l'ouvrage utopique. Mais dans le méme temps land ne « fonctionne » comme une, -.ésentation de_
nous voulons faire apercevoir sur ce cas un exemple de tion 1 ogiat. L'utopie diUsney nSi(
dé énérescence de la rae utopique dans son produit qu'au moment oh un rnétadise.oun analytique, comí.-
et montrer comment a figure utopique est, dans ce pro- dérant sa carte pour en construire les structures sémantiques,
cessus négatif, tout entitre transie par l'idéologie que, dans prenant en compte le parcours du. visiteur comme un récit,
sa phase d'émergence, elle-contribuait i réfléchir et a faire son itinéraire comme une « lexie »". possible .du tableau,
apparattre fictivement. les fait jouer les unes par rapport aux autres, dans leurs
Ainsi Disn land est une ut..ie saisie par l'idéologie en divergences et leurs corrélations et ainsi fait apparattre
ce qu'elle est la représentation • u . ... 'magma= que leurs ressorts cachés et leurs effets idéologiques de leen.
la classe dominante de la société américaine entretient avec L'utopie dégénérée ramenée i son texto et i. son tableau
ses conditions réelles d'existence et plus précisément avec peut abra recommencer i. produire et i découvrir ce que
rhistoire réelle des Etats-Unis et avec l'espace extérieur. nous savions déja depuis qu'une théorie de réconomie poli-
Elle est la projection fantasti ue de l'hi5toire de la nation tique et de l'idéologie a ¿té rendue possible.
américaine daos sa ble instauration can- En d'autres termes, le visiteur..de Disneyland est dans la
ger et égard du. monde sature , m t.ap ore déplacée position durécitant cérémoriiel du rétit mythiqiae-des ori-
de la— n a o riZSrá---pque. gines antagoniques de la société. 11 en miine les contradie-
Cette projection a bien évidemment une fonction idéo- tions dan.s le présent de sa visite et sa gesticulation rituelle,
logique : aliéner le visiteur dans une représentation. de la qui le conduit de la caverne des pirates au sous-marin
vie quotidienne, dans une image du paseé et du futur, de atomique, du Palais de la Bolle au Bois dormant a la fusée
l'étranger et du familier ; confort, bien-étre, consommation, spatiale, et par laquelle il renverse, dans le_jeu, les déter-
progrés technique et scientifique indéfmi, toute-puissance minismes de la vie quotidienne pour les réaffirmer, légitimés
et bonne conscience, telles sont les valeurs de la violence et justifiés, par son geste instaurateur ; sa promenade est
et de l'exploitation qui s'exposent sous les espéces visibles le récit orille fois renouvelé de l'harmonisation leurrante
de la loi et de l'ordre. des contraixes, la solution fictive de leer tension conflictuelle.
Mais, paree que toutes les pressions idéologiques, toutes En « performant » rutopie de Disney, le visiteur « réalise »
les formes et tous les aspects de raliénation capitaliste et riaéologie dec ass
&—T—i-dminauttrzonm e
impérialiste moderne sont représentées, paree que Disney- a a soci •ue vit.
land est la résentation ,dekm__. ré.s:ttation constdútvé
de logie contemp —o— rame, paree que ce lieu est une
La limite.
~ ----d un espace de projection oh nous pouvons voir et
expérimenter l'idéologie de la classe dominante de la société Une des caractéristiClues les Oís remarquable,s de la
américaine, nous pouvons penser que le monde réalisé de figure utopique que le discours inscrit dans l'espace imagi-
Walt Disney remplit la fonction idéologique-critique que naire de la carte est un trait qui en interdit définitivement
nous rec,onnaissons i la production utopique. -- "- rinscription géographique : il s'agit de l'existence d'un hia-
II n'en est rien toutefois, car la scéne utopique, cet tus, d'un écart entre la réalité de ce monde-ci et la figure
espace de mire en jeu de l'idéologie par oh. l'utopie opére "autre. Cette distance est le plus souvent dotée d'une
sa fonction critique n'en est pas un : pour la raison simple! marque dans le contenu narratif, voire dans le signifiant.
que le visiteur de Disneyland est sur la scane ; acteur del Ainsi, le manuscrit retrouvé par hasard par le narrateur
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UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES DÉGÉNÉRESCENCE UTOPIQUE : DISNEYLAND

utopiste et oh se trouve consigné le journal de bord d'un médiaire,,k_ucirc it du chemin skjeL de Santa-Fé et Disney-
ancien mana a perdu ses premiares pages, qui justement land ou la limite mteñ-li e. premier
z lieu est un espace
portent les coordonnées géographiques de lile merveilleuse ; ouvert, isotrope, saos limite potentielle, faiblement structuré
ainsi, le narrateur tamal sera plongé dans un évanouisse- par le réseau géométrique indéfiniment extensible des places
ment brutal lora d'un naufrage pour s'éveiller dans le et des Iota numérotés. Le visiteur y abandone sa voiture
continent perdu ; ainsi un serviteur peut avoir une quinte de personnelle qui 1'a amené jusqu'a cette banlieue de Los
tour au moment oh le récitant donne la position exacte Angeles, a 1' • uivalent du naufr de l'éva-
d'Utopie. 11 semble • a cette condition que puisse nouissement, ou de la dééhirure de rancien. - t utopique,
commencer vooyage a rintérieur e car le visiteur n'est en vérité qu'une -performance possible
ce n am~irigr-descri: En du texte utopique, narration en arte et discours agi de cette
d sufres termes, cette marque du texto utopique « utopie » contemporaine, élément de surface « anthropo-
indique ropération figurativo dans le discours, en signalant morphisé » de ce texte inscrit dont réactive les signes et les
la condition de possibilité de la représentation : elle est la marques selon des ragles syntaxiques précises que le guide
transposition sémiotique du cadre du tableau, que cette de Disneyland énonce. Lorsque ron sait l'importance de la
transposition utilise le détour du signifiant ou du signifié voiture automobile personnelle aux Etats-Unis, et en Cali-
pour s'effectuer. fornie en particulier, le parc oh elle est laissée acquiert,
écart tron- au-dela de sa fonction pratique utilitaire, une kurdétermina-
are entre la réalité (le monde dans son articulation spatio- don sémiotigue dans l'espace et-dans le cómpoitement : -
temporelle, géographique, historique) et l'utopie, qui révale est le d'un chaagement d'acfivité et passa —gér son
le travail de neutralisation de la pratique utopique : ruto- contnure, • : • ue une mutatton II ue • -.• 1•
pie n'est pas seulement une contrée tras éloignée, á l'autre cement d'éttonzaata d' 1111J • II .71:1:51 *Al
di

• mon es p on. -urs • turre ou rutilité pragmatique et msertion dans un e réglé


les hauteurs du ciel. Elle est 1'Autre Monde, le monde de signes et de comportements, l'actualisation d'un agir
comme autre, l'autre du monde. Elle est renvers de ce productif, doit se substituer l'autre de ces signes et de ces
monde-ci, son négatif au sena photographique du tenme. comportements, le systame ouvert des symboles ludiques, le
L'utopie est ainsi le produit d'un travail par lequel un champ libre de la .« sonsumatioh » gratuite, le parcours
systame déterminé, doté de coordonnées spatio-temporelles, passéiste et aléatoire dans le spectacle. •
est converti en un autre systame tout aussi déterminé et
également doté de ses propres coordonnées, de sea struc-
tures, de sea ragles d'articulation. La limite dont la e rr . . g del

ti re est mdex est ainsi le zéro du passage, le point


de franchissement Le second lieu est linéaire et discontinu : est constitué
par les guichets d'entrée vera iesquels le visiteur, est dirigé,
pris en charge par des micro-bus qui sillonnent du
Limite externe.(podkj.-s) parc a voitures. Leur franchissement est la condition néces-
saire de rentrée en Disneyland, can s'y effectue une opé-
A Disneyland, ' utre de la limito ration de substitution de signes monétaires : ne s'agit
selon trois lieux chacun, d'une onction sémiotique pas, en effet, d'acheter un billet d'entrée moyennant une
on retrouvera les trois fonctions du cadre- certaine somme d'argent, mais d'acguérir, ui-
limite de la résentation : • are a v ..25 ou la limite
e, c en 5 ou a te mter- ---i'Mr15Mr
queo visiteur p urr iper la vie « utopienne » :
300 301
UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES DÉGÉNÉRESCENCE UTOPIQUE : DLSNEYLAND

non pas acheter des biens que ron peut acquérir ou consom- la Caveme des pirateo, le Paradis polyné-
mer avec de l'argent « réel », mais avoir les signes ou sien,
tout au moins les signifiants du lexique « utopien ., grite le Sons-marin sous la ban- les BC$bs/éighs du
bien 1 quise du Ole Nord, et °u bien Cervin'
auxquels le parcours du visiteur acquerra sa significa tion et/ou la Malean bantée, n la Croisiare sur
dans une performance propre. Deuxiame abandon, deuxiéme une rivibre tropi-
échange, deuxiame moment du travail neutralisant de la cale, etc.
limite : aptas la voiture automobile, l'argent, apres la Ford, etc.
le dallar, pour atteindre rAutre Monde par un autre
moyen de transport, pour acquérir les signes d'un autre
discours qui n'est plus, au molas en apparence, réchange Limite interne. (P4A ...J..,,—.4)
monétaire. Le premier de ces nouveaux signes que le visi-
teur émet est celui qui, en retour, lui donne le draft d'entrée, Le troisiame lieu est circulaire et linéaire, -continu et
c'est-i-dire de discourir le parcours « utopien ., de parla articulé á la fois : il est constitué par Ie remblai surélevé du
la premiare phrase de ce discours. L'échange des dollars et chemin de fer de Santa-Fé et Disneyland, ponctué de quel
des signes « utopiens » peut etre plus ou moins important, sques pres. Le visiteur franchit cette demiare limite par
plus ou moins dense. C'est ce critare quantitatif qui déter- deux tunnels qui ramanent dans l'Autre Monde. Ainsi cette
minera directement le volume general et la complexité du derniere limite n'est pas une frontiére pour le e narrateur »,
discours utopien que le visiteur palma articuler et indirec- puisqu'il _ n'utilise pas nééessairement le véhicule qui .1a
tement le nombre des regles syntaxiques des différentes unités parcourt pour pénétrer dans r « utopie », mais elle en est
signifiantes, et, avec elles, le nombre des énoncés-parcours une pour respace « utopien » qui trouve avec elle sa limite
possibles du visiteur. Ainsi, pour prendre un exemple, le extreme, sous la forme du moyen de co~ication hérol-
visiteur échange six dollars contre dix e signes utopiens » que, mala archaktue, qui re 6t. On n'entre paa par elle
composés de un A, un B, deux C, trois D, tras E qui lui dans Disneyland, on n'en son pas non plus ; on .en parcourt
permettent d' « énoncer » les parcours possibles suivants :
le. :Charrlot
Grand'Rue
a cheval de la

le Cinéma de la
Grand'Rue,
Lla frontiare ciréhlaire oh. sa représentation a la fois com-
ence et se termine. Le remblai du Santé-Fé et Disneyland
Railway trace le parcours de « rile bienheureuse » : il
constitue la derniére limite du e cadre » du tableau et le
rOmnibus de la Grand'Rue, la Maison du Ro-
binson .suisse, premier linéament de la figure. Avec lui, le monde extérieur
la Voiture de pompler de les Aventures est définitivement neutralisé dans la premiare inscription
et/ ou bien la Grand'Rue et/ou bien d'Alice au Paye du « lieu de mulle part ».
des Merveilles, Toutefois, cette pure !rondare infranchissable (sinon par
le Chatean de la Bello au la Croislare en
les deux tunnels) est transgressée par le chemin de fer du
Bola dormant, batean a moteur,
le Carroussel du Rol Arthur, le Train du cirque futur, le monorail, qui n'enclót rien, puisque le rail sus-
Case); pendu est porté par des pyl8nes, mais qui relie l'hótel de
le ThUtre du monde fan- les Roquettes de Disneyland i une région de l'utopie, e le Monde-Demain ».
1 tastique, respace, Ainsi la limite est donnée et, avec elle," -Sitransgression.
le Salon de thé en folie, les Canoas de C'est le passé qui eliden 1' e tle utopienne » avec le double
„_,_ ere des Indigna,. en modele réduit de la locomotive de la conquéte de l'Ouest.
et/ouMen les « Antoples s,
et *ti" vwn le Vayas° dans la
.
, Mais c'est la technologie avancée de ravegir qui franchit
le Stand de dr, etc. la limite et relie I'espace bienheureux au monde de la réalité.
etc. Le progres technique n'est ainsi qu'une transgression : ü
302 303
UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES DÉGÉNÉRESCEOCE UTOPIQUE : DISNEYLAND

se défmit par la regle qu'il dépasse. Sur la limite extreme de méme de . son discours », rinjonction latente et - insistante _
1' « Utopie », au premier dessin de la figure, avec l'énoncé d'un signifié imposé, qui oblitere le présent par le double 7 - '
inicial du parcours narratif-descriptif, s'explicite la tension pele historico-axiologique de l'origine et de la. fin, de la
sans fin de la neutralisation qui travaille dans l'espace dif- conquete passée de l'Ouest et de calle futuro de 1' « Esparce ».
férenciant entre la réalité et l'utopie : celle de la limite et
de son franchissement.
L'utopie est non seulement un monde différent, non seu-
lement le monde de la différence, mais aussi la différence L'accés au centre, fantasme.
du monde, r « autre » du monde. C'est ce qu'exprime la (11 m44.49,‹ deppeu...t"2,¿
double "-~i& neucn -W~ et de rargent et leur Disneyland est un .ace centré. Un chemin conduit
—~isurantre-ratopique-n-hrp~, dans
inversro directement au centre : « ue Améri » ; Main
les véhicules de transpon du XIX' ou du xxf dedo ; la street U. S. aie ce chemin vera la place e est
seconde, dans les « signes monétaires-utopiens » fonction- aussi celui qui conduit directement le visiteur vera le « Monde
nant moins comme des équivalents abstraits d'échange de fanue », un des quatre dimos de Disneylanci -~
bien consommables que comme les signes permettant les p évident et le plus insistant de 1' « utopie »
, Men
et limites d'un discours-parcours de res- dirige non seulement le visiteur de la circonférence vera le
pace « utopien », conversion qui se produit sur et par-dell centre, de la ~ere au cceur de l'espace dos, mala de la
la derniere limite, qui est aussi le premier dessin de la réalité au fantasme • c'est d'ailleurs ce fantasme qui cona-
figure. La ligue de chemin de fer est sémiotiquement le titue ensmgae p Wall-e, le signe de Disneyland, rimage
résultat signifiant des deux formes neutralisantes d'espace de marque de rutopie elle-meme.
que le « ruurateur-visiteur » a d'abord parcourues : á la En consiste Ce lieu frontal chi • ar-
ace ou m u pare vor- cours est fait d'imago personnages, d'animaux, etc., des
tures, s'oppose la ligue discontinue, á forte structure, contes de fées Bistres par Walt Disney dans ses dessins
des guichets d'échange, et cette opposition trouve sa récon- animes, filmo, alburas, magazines, etc. II est fait d'images
ciliation dans la ligue circulaire, cl&urant de frieron combine, cela sigui& que ces images sont rendues réelles et vivantes
un espace dos, fermé, anisotrope, á forte structure, tout en par leur transposition dans des matériaux réels, bois, pierre,
autorisant son acces par la ponctuation de segments conti- caoutchouc, plastique, ¡nitre-, et par leur « animarion »
gus : réconciliation qui fait apparaltre ainsi l'ambivalence par des humains déguisés en personnages de gravares ou de
du « travail » de neutralisation, e la fois tension de la contra- cinema. L'image est doublée par la réalité en deux sena
diction et harmonisation ;b1e des contraires au de •
11 syn La transgression du =moran souli- donne pas comme le sim • support de la viste qui traverse
gnerait encore cene ambivalence, mais en lui donnant une le figurant pour atteindre cette autre chose dont le figurant
dimension temporelle : la synthése possible, e l'état zéro, est le simple représentant.11[4.~e st devenu le figuré,
des contrariétés de l'espace (surface // ligue, continu // dis- le « Chevalier » de la gravare de Dürer devenu non seu-'
continu, ouverture // clóture, .ie // . de, etc.) lement « le chevalier-dépeint », le termo de la visée de
.

recoit une détermination onque qui - a sur- portraiture, mais le chevalier en chair et en os ; toutefois,
„ determine, celle d'une tension du passé et du futur, du en un mouvement inverso, la réalité s'y transforme en
II s' sacie au L'articulation de respace dans son ambi-- image ; le figuré n'est autre que le figurant et le Chevalier,
valencstiupord'nesithorqu la Mort ou le Diable n'ont pas d'autre réalité que celle de
recevra des divers énoncés-parcours du visiteur une mul • 1 _tour figure, _un etre asid par la neutrallaatinndo;
valonsation. cene surdetermination constitue le « cadre naire.
304 305
DÉGÉNÉRESCENCE VTOPIQUE : DISNEYLAND
UTOPIQUES JEUX D'ESPACES

Ainsi, la réalité que le narrateur-visiteir a laissé l'exté- La fonction pratique du centre. IvIcv„
deur par le double jeu de la limite neutralisant sa voiture
et ses dollars, il la retrouve á nouveau, mais comme réalité
de rimaginaire, avec la • uissance, la violence, mais s La « Grand'Rue Amérique » est, dans une certaine
on amm et du fantasme. Autrement mesure, une simple voie d'accés. Potr visiter en effet Disney-
&1—k
,. --11W-'4 ~que vera eque nous conduit directement la land, pour énoncer le discours-parcours total, elle est le
« Grand'Rue Amérique » n'est autre que le retour fantas- moyen d'arriver au centre et de • ouvo* choisir un itiné-
tique de la réalité, la résur vence de la réalité dans son autre raire c'est- -dire d'amorcer la formulation de la
qu'est rhallucination. Ce retour une réalité orman l e e. angue• Le narratelir pourra au centre,
aliste et enfaiia8 qui s'effectue dans la réalité du fan- • it parrar du centre, articuler entre elles les diverses unités
tasme, c'est-á-dire dans l'hallucinatoire accomplissement du narratives, les multiples séquences de son parcours au moyen
désir, est en fait médié par un systéme de représentations, des signes qu'il a regus i> rentrée en échange de son argent.
élaborées par Walt Disney et constituant un code et un En d'autres termes, au niveau du texto utopique, la
lexique rhétorique et iconique parfaitement mattrisés par le de transuussion
« narrateur-visiteur ». Le retour de la réalité oubliée ne se
fait que dans et par cene formation secondaire qui n'est pas Elle permet communication. Sa fonction est
seulement un matériel d'images et de représentations que la plus pauvre, mais la plus priniitive des fono ons, car,
modélerait le désir, mais constitue la réalité mente du fan- avec elle, aucune information n'est échangée, sinon que de
tasme oh le désir est saisi dans son leurre. rinformation pourra r8tre ; elle engage la relation d'émis-
D'oh la violence exercée dans rimaginaire par le fan- sion et de réception du discouri, relation circulaire comme
tasme de ce district de Disneyland : l'autre de la réalité la figure utopique ou elle s'instaure, puisqu'en roccurrence
apparatt et en cela, le « Monde fantastique » est le lieu rémetteur du message, le visiteur-narrateur, ne fait • 'un
utopique privilégié de Disneyland mais fi -a,pparatt comme avec eur, Disney n an • r e I ers •
la réalité des images banalisées, routinisées, des films de lectures enc ve qu'une pluralité de lexies constitu-
Walt Disney, signes pauvres d'une imagination homogénéi- tives du tente utopique qu'échangent sans fin les visiteurs
sée par les masa-media ; cet autre est bien le leurre oh le selon les coda, lexique et syntaxe, imposés par les auteurs
désir se prend, mala ce leurre est la forme collective, tota- de rutopie de Walt Disney.
litaire, que l'imaginaire d'une société a regue et on elle
s'est contrainte dans le face-a-face asimilé-, digéré et cari-
caturé de sa propre image. De mame qu'a Disneyland l'or-
ganisation utopienne de l'espace regoit une sur-détennina- Pluralité sémiotique.
tion historique idéologique qui en infléohissait le sena et la
valeur, de mamefo .k essentielle de la figure utopique
qui qt de manifester ur ikurre du désir dans une co a- Or cette fonction sémiotique, condition de póssibilité des
, tionrefiativement fil reset messages-parcours dans la langue utopienne de Disney, est
un stkme cien
, ations immo • ile
,_f_LAL,Mgit3gtes : inscrite structurellement par une lexie de deuxibme ordre
nouvelle inflexión u sena — nous en rencontrerons d'au- dans la figure diagrauunatique de la somme ouverte et
tres — par laquelle les prochs utopiques découvrent leur
appartenance idéologique et l'affaiblissement remarquabie En effet, on constate en voyant la carie ce
de leur force critique. que ron ne pergoit pes lorsqu'on parcourt le récit de rentrée
et du centre, que la « Grand'Rue Amérique » n'est pas

306 307
UTOPIQUES : YE= D'BSPACES nfaafazdazscancE UTOPIQUE : DISNETI.Áib -
seulement une rue, mais un district, un « Mondes qui tembo. Condition de possibilité de rarticulation de respace
sépase et relie les diStricts-mondes de l'Ouest et de l'Est. dans le visible, elle est condition de possibilité du discours
L'axe qui permet au narrateur de rejoindre le centre pour dans le récit : élément textuel essentiel espace et axe,
y amorcer son discours narratif et se situer en une position centre et vecteur, elle divise et unit —, la « Grand'Rue
de parole-parcours lui permettant de le dire, est, pour le Amérique ». est un opérateur d'articulation et de construc-
spectateur, un espace ou un lieu de la carte, de la synopsis tion á tous les niveaux du texto visible et racontable.
figurative et du scholme de la fiction utopique qui articule
le « Monde-Frontihre » et le « Monde-Aventure » d'une
part l'Ouest ou á sa gaucho) au « Monde-Demain »
d'auto part l'Est ou sa droite) : cet espace lui fait voir Polyvalence sémantique.
la fois leur relation et leur différence, sano qu'il perspive,
sinon dans leurs noma, comment jis communiquent et ce
qu'ils communiquent. ese district est la condition dewssi- La pluralité des fonctions sémiotiques de la « GrandRue
bilité d'articulation de la carta • avec Íui iinscrit dans une Amérique » pose la question de sa polvalence sémantique
retr1-u -
'ure se présentait comme le et de sa rais> on : cette voie d'acola est en effett le seul lieu
moment déatoire d'un choix et d'un départ possibles. Si dans rensemble de respace « utopique » orrargent exté-
ron ajoute enfin que, dans le parcours de la « Grand'Rue rieur a cours, oh le dollar a une valeur effective, non seule-
Amérique », un premier récit se racontait, récit originaire ment pour acheter des souvenirs, mais ancore toute esphce
puisqu'il est meme de l'utopie en étant le récit de de . marchandises, vétements, bonbons, cameras, appareils
la transformation de la réalité dans son autre, le Untas= photographiques, etc. En d'autres termes, la « Grand'Rue
devenu réalité et la réalité devenue fantasme, alors on aper- Amérique », pour réaliser parfaitement son refle de vede
9oit se manifestant entre récit et description, entre narration coarte d'une petite vMe du AriddleWest en 1880,
et =te, entre réalité et imaginaire, le pluriel fonctionnel de dans le granel. jeu « surdéterminant » du passé h storique,
la « Grand'Rue » qui justement porte le nom « Amérique » se doit de déployer ses boutiques, ses magasins de denrées
sa diversité et sa polyvalence sémiotiques dont U, nous faudrá et de biens de consommation. Les boutiques font partie
clon= les contenus sémantiques. du jeu, de la pléce thékrale en représentation.
La « Grand'Rue Amérique » est un axe orienté vers le Mais, en méme temps, elle est le lieu de réchan e réel,
centre qui est le lieu privilégié de la circularité utopique le .lieu du marché et de9 5-ónsommation véritables
paree qu'il est la condition de possibilité de tous les récits- entreprises américaines d'aujourd'hui vendent leurs pro-
. arcours o
de la totalité : 2Mni~ laisimmo4 . •
c est moment yuutems~~~tiné- pienne est cachée durare la fonction initiale et la plus
. raire est é alement l'axe de fondation de rutwie apparente de la rue de conduire á la place central et au
ent comment la « Monde fantastique ». Cette fonction joue un r6le d'écran
orme
.on dans son autre, son antastique retour secondaire pour la fonction véritable et migue- de la
dans Cependant, au niveau • Grand'Rue Amérique » d'étre un lieu de vézité et de
de la synoptique, elle est respace qui divise l'utopie consommation : tespace réel de la nwrchandise.
en deux parties et l'oriente selon la droite et la gaucho, l'Est C'est en fin dé compte zcz7"-W-E-1--M-in n 'Rue », que
et l'Ouest, et aussi le lieu qui en permet la communication s'effectue le retour de la réalité -daní un systbme médiat de
et qui joue, sur le plan et dans la surface de visibilité, le rae représentations Vives, réalité « autre » comme le
que jouait, dans le récit et dans la ~ligue de urs,
axe unen ue » se du monde de Walt Disney. Aussi bien, toute cette entreprise
308 309
UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES DÉGÉNÉRESCENCE UTOPIQUE : DISNEYLAND

est-elle h la gloire d'un auteur de filma d'animation. Mais oh désormais elle cesse dejouer pour représenter le face.
ces images, ces représentations, devenues rée-lles, ont pour a-face que les hommes ont aves eux-mérnes, dans l'imagi-
fonction, dans la « Grand'Rue » qui méne le visiteur direc- naire.
tement á leur spectacle, d'en occulter la vérit6 : &se le lieu
de la réalité dans l'utopie, la place oh le visiteur contemple
dans les vitrines son double et son exact contemporain, oh Les mondes de Disneyland : du récit au systéme des lexies.
l'argent retrouve sa puissance, oh aucune des activités uto-
piennes n'a lieu. Dans le « Monde fantastique » c'est aussi
son image qu'il perwit, mais travers les déformations Abandonnons en ce -point le mouvement d'énonciation du
métriques et formelles d'un systéme imaginaire de repré- narrateur aux aléas de ses parcours multiples : la syntaxe
sentations que la collectivité partage. de son discours a été définie á la fois par les limites dont
Dans la « Grand'Rue ., l'individu, la personne privée, le franchissement équivaut á racceptation d'un certain nom-
le consommateur est limé lui-méme et affronte dans bre de codos et par le parcours de l'axe conduisant au centre
l'utopie l'épreuve de la réalité extérieure : l'extérieur est qui compléte l'apprentissage des codea et done au narra-
l'intérieur et ne tire de cette intériorisation qu'une puis- teur les ~tés de « discourir-son-récit », les conditions
sanee supplémentaire de persuasion consommatrice, puis- phatiques communication.
qu'elle est prise dans le jeu utopien que manifeste le Mais, dans le méme temps, il a requ de ces codes et de ces
• décor » de la rue : celui-ci la met en représentation par possibilités de communiquer des régles..supplémentaires, des
sea maisons de la fin du xix' siécle en bois peint aux cou- injonctions nouvelles, des- déterminations qui contraignent,
leurs vives. Par son décor, la « Grand'Rue Amérique » sitien son parcours, du moins, malgré sa liberté, les effets
appartient á l'un des districts de l'Ouest de Disneyland, le de sena de son parcours. De l'acota au centre, il ne retire
« Monde-Frontiére », qui évoque le passé hérolque de la pas simplement la possibilité de commencer á. émdtre sa
conquéte de l'Ouest. Mak, par le..corte nu réel de seis bou- communication, mais encone la surdétermination de son: dis-
tiques, par les marchandises exposées derriére leurs vitrines, cours posible par une certaine représentation de l'histoire
elle se rattache au district de l'Est, le « Monde-Demain », dans rimaginaire, et par un blocage de cet imaginaire dans
oh sont présentés les doubles des produits de la technologie un systéme de stéréotypes représentatifs dont il doit emprun-
et de la science américaines les plus avances. ter les images pour s'exprimen.
Que la « Grand'Rue » se nomine Amén » (exac- Nous alloza désormais recourir á la carte, c'est-h-dire au
tement Etats-Unis d'Amérique) n'est supplé- texto utopique dans sa totalisation visible et substituer au
mentaire de l'opération que ce lieu effectue dais l'utopie récit possible et á la narration performantielle la descriptiva
de Disneyland : sous ce nona — par la vertu, par la puis- réelle, assertorique, d'un ordre des coexistants dans res-
sance qui lui apiiartie- e "-is propre se « réalis' e • la pace. Ce qui revient méthodologiquement h supposer effec-
réconciliation des contraires, mais en re tation : tué le systéme des parcours-discours dans la structure du
passé et .4e1 . t aCe, et tente-schéme dont la cante est une des wprésentations :
le et imaginaire. note métadiscours analytique entre dans le tablean,
Vutopte s'y accomp t rfection, mais cette per- se développe sous fetme de représentation totalisante, substi-
fection est un spectacle ; son harmonie est une représenta- tut structural de la succession des parcours posibles, systéme
tion. De ce point de vue, le travail de la fiction utopique de lexies.
se transcrit dans une figure idéologique oh fi s'immobilise ; Le tableau-carte a une e arde anche et une partie droite
et c'est ainsi qu'une utopie perd la force critique qui la au eur -7e-WE»
travaille dans l'idéologie oh elle est d'ores et déji prise et carte de l'utopie. 11 l'oriente ainsi , un espace
310 311

UTOPIQUES : JBUX D'ESPACES DÉGÉNÉRESCENCE UTOPIQUE : DI&NEYLAND

deuxibme ordre dont 11 est le ..* i t de vue • n ‘ié. C'est Square ». Le « Monde-Frontitre a représente des acalles dé
ce • e I e er . kr • th lar ' en jeu . .. utopique, e e e e ObP la conquéte de 1'Ouest dans le paseé : récits de conquéte
lisée dans la représentation imaginaire du narrateur, sur- dont les archives s'inscrivent dans l'appropriation améri-
déterminée idéologiquement ; mais il la remet en jeu au caí= sana cense croissante de ternes et de ressources exploi-
prix d'un leurre, d'une substitution qui !jaque fort de passer tables ;.> 17L.4~ . mala une trans-
inapenue. En effet, le spectateur est nécessairement, dans gresstoretrou ons dans le « contenu antique
sa fonction ménze t t^ apocase órs tabes et en ce cuscours utopique ce qui nous était apparu comme
1 occurrence, hora • t n pas dans constitutif de son code général : la frontare áI la fois clóture
~E----- rieur de la qu'elle neutralise et trans- et transgression ; la limite, prétexte la transgression. 11
forme par sa figure,ais xktJ d zt un acwwwst2. jai est remarquable, en effet, que les épisodes du « Monde-
recouvre respace u • di ue, ar une coextension • arfaite et Frontibre » soient essentiellement ceux du voyage de conque,-
e e l.3 e e. op6ration
• -...,
'4 te et d'exploitation, depuis les bateaux de Mike Fink et les
• remiso en ;en .. su 7, succession des radeaux de Tom Sawyer jusqu'aux convois muletiers d'ex-
parcours, a la syntagmatique des lexies pluridles, leur ploitation des mines de métaux précieux et aux grands
modble paradigmatique oil elles sont présentes dans leur navires á subes et á vapeur du 1Vfississipi : pénétratiaa,
4mnulation. Ainsi la structure vaut pour la manifestation, conquéte sur les premiers possesseurs de la terre, les
la laingue pour la parole, le systhme des paradigmes pour la Indiens, dont la présence est marquée en représentation par
succession aléatoire des syntagmes, ranalogon totalisant les stands de tira et par les canoas de pene.
pour rarticulation des unités narrativos et des séquences de Le « Monde-Aventure a est la représentation de adanes
piutoun. de la vio sauvage dans les contrées exotiques, au hasard des
11 se pourrait que cette substitution ffit nécessaire au méta- ten h,1,1_
1 2_11 :1

ch~m ytlque pour s'effectuer. Mais il doit, á tout le rivihre tropicale. ' le de-F ' la
mona, le thématiser pour ne point confondre les proa* SlietWo temporelle de rhistoire passée de la nation
narratifs et le systéme du teste dans rétude des figures archi- ~ le Monde-Aventure » si • la distance atiale
tecturales qui sont á la fois « spectaculaires et « parcou- de la Ir lie du monde extérieur érique du
rabies en fonctionnant aux deux niveaux du spectacle monde sauv ériatu actuel d'action
et de la demeure, de la représentation et de l'habitation. posa e, car l'aventure est aussi une frontiére et les pri-
L'aliénant privilége d'ensembles signifiants comme Disney- mitifs cannibales qui surgissent sur les rives apparaissent
land est de déplacer rhabitabilité de respace dans sa repré- comme les mémes adversaires exploitables que les Indiens
sentation de faire de r :,...`_1111

dans l'unité aléatoire d'un parcours une représentation spec- tant la distance temporelle et spatiale, rabatt s
taculaire, si bien que le mouvement de substitution du dia- réelle pássée dans l'espace distancié de rethno-
gramme et du rnodéle analogique au parcours et i la mai- 10 • les deux districti de 1'Ouest, dans la .: auca
son peut resten complétement occulté. • u leau, extériorité • 4 7jf21 2
et rintériorité • ce ; • mais ell~en-
tation ; sulSi i K se trouvent - .111 I assimiléestcLx:.if
_2n
La cante de Disneyland. dues
m et neutTun.e
e —ar autre, par exhibition tm_la
La partie gauche du tableau est constituée de deux dis- ' Lii partie droite du tableau est occupée par un seul
tricts : deux mondes, le « Monde-Froutare » et le « I : . .1! : VI

venturo•, .77-s • un centre excentré, « New Orléans cette mpture de symétrie par rapport á la pardo gauche. 11
312 313
UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES DÉGÉNÉRESCENCE UTOPIQUE : DISNEYLAND

s'agit du « Mon >main », conga essentiellement sous


la forme du futur einsteinien, espace-
temps qui réalise donc la synthase harmonique des deux
dimensions du monde en général que la partie gauche du
tableau représentait dans leur distance propre et á leur
distance spécifique, le temps comme histoire nationale passée
I
Fantamie.

Le Monde Fantastique

Le Monde
Frontiére
(2)

kli
Temps Histoire (3) rArnérique Le Monde Espace Présent
et l'espace comete exotisme primitif étranger. Le c Monde-
Demain », c'est l'espace comme temps, l'univers possódé par esisnétain 1 geté Aujourd'hui Demain Temps Demain
la science et la technique américaines déja présente ici et = la Grand'Rue (5)
Le Monde-
maintenant. Le « Monde-Demain » possade lui aussi son Aventure Amérique (1)
centre excentré, le théatre en rond, mobile, du Progras, • (4)
offert par la General Electric, sur lequel nous reviendrons.

Liznite (a) (6)


Modales.

Réalité (7)
Nous pouvons abra construire deux modales successifs
qui présentent, run, la carte de Disneyland ou diagramme
purement analogique de respace réel, rautre, la structure Figure 34.1— Structure sémantique de^la carta de Disneyland.
sémantique de cette carta qui en articule avec plus de pré-
cision sea oppositions :
De nouveau, le centre.
Deux remarques sur les modales qui, kpremier, rejré-
le second, bolise, dans des capaces de deuxlme et
de trois e systame des lexies-parcours de res-
pace de premier orare qu'est la figure utopique inscrite
dans la topographie urbaine de Los Angeles. La premiare
concome la fonction sémiotique du centre dans la structure
sém.antique. Le centre de la structure n'est pas le centre
de la carte - en d'autres termes, la structure n'est pas une
liétel
de carte simplifiée. Le centre symbolise la pluralité des fonc-
Dienqtaeld
tions sémiotiques de la « Grand'Rue Amérique » comme
amas au_ centre, axe de conversion de la réalité en fantasme 11

et de la distance historico-géographique disjointe en conjonc-


tion technique et scientifique de respace et du temps.
La deuxiame est également relative au centre : on
• (4).
notera que la « Grand'Rue Amérique » est formellement
Figure 33. — Carta diagramme de Disneyland. et matériellement, sémiotiquement et sémantiquement, un

314 315
UTONQUES : MEM D'ESPACES
IYAGÉNÉABSCENCE UTOPIQUE : DISNEYLAND
lieu d'échange et de travail, échange et transit des mar- représentation de cette représentation et le lieu oil elle se
chandises et des objets de consommation róeles, mais aussi produit dans son systhme, cortes, on pouvait d'avance en
échange et transit des significations que la carte et la struc- étre persuadé par son caracthre spectaculaire : comme telle,
ture de la carte ont fait apparattre. Le centre de la struc- rutopie de Disney obéiss ' ait aux lois généralees de la repré-
ture fonctionne ainsi á la fois dans la structure et hors sentation. Enfin la médiation « représentative » de la
d'elle : dans la structure, puisqu'il est rigoureusement déter- « Grand'Rue Amérique » fait apparaitre que peut-etre, dans
miné par les deux grandes corrélations qui la constituent, ce lieu utopique, les marchandises sont des significations
réalité et fantasme d'une part, distance historico-géogra-
phique et espace-temps d'autre part. et les significations des marchandises. Par la vente des pro-
Mais il n'est pas seulement le point d'intersection des duits de consommation up-to-date dans le décor d'une rue
deux axes sémantiques : dans une certaine mesure, il les du >zas, entre réalité adulte et fantasme enfantin, l'utopie
produit: En effet, c'est par lui que les pilles contraires des de Walt Disney convertit les unes dans les autres et récipro-
corrélations s'échangent Fun dans l'autre, que la réalité quement : ce gui est acheink. ce sont des signes ; mais,
devient fantastique et le fantasme réel, que la distance ces signes, ce sont des marchandises.
extérieure-intérieure du lointain exotique et du passé natio-
nal se transforme en espace-temps, universels-amérieains, Les centres excentriques.
de la science et de la technologie, et vice versa, que la science
et la technique américaines se convertissent en passé hís- Les districts de gaucho et de droite du tableau sont dotés
torique et étrangeté extérieure. Le centre est en effet doté de centres secondaires qui sont eux-mémes reliés de fa9on
d'une grande polyvalence sémantique ; il cumule toutes les signifiante. c New Orléans Square » á gauche, comme le
fonctions sémiotiques. 11 offre la présence, dans un décor du « Carrousel du Progrés » á droite sont, chacun á sa .lace,
e;

et voie «sexta. 11 est la représentation de la médiation dia-


:+14 lir,
les éléments métaphoro-métonymiques du sous-ensemble dont
lectique transformatrice-créatrice des solutions narratives ; jis font partie. Le premier réunit, dans le méme lieu, deux
il est l'image des inventions déterminés de l'histoire en ses ittractions (il ne faut pas oublier que la partie gauche du
différents niveaux. tableau est composée de deux districts disjoints sémantique-
Que cette représentation, que cette image se nomment ment et topographiquement, distants, run et l'autre, dans
« Etats-Unis d'Amérique » et se déclinent au présent, l'histoire et la géographie), la « Caverne des Pirates » de
découvre l'ultime opération que le centre réalise dans l'es- la Mer des Caras-bes et la « Maison hantée » extraite d'un
pace utopique : la conversion de l'histoire en idéologie, en conte de Poé. Le second représente une succession de scénes
á U@
.4 e,. y,: • .:2§
a= id othir par e r...V °gte. 1 n est déji des lendemains et dont la « morale • est la satis-
pas mutile d'ajouter, pour dore cette remarque, que nous faction progressive des besoins humains par la technique et
découvrons dans le centre structural de la carta l'existence la science : l'espace et le temps y sont réconciliés, puisque
d'un élément qui a été souvent noté dans l'organisation de les personnages du passé se retrouvent magiquement iden-
l'espace pictural représentatif du Quattrocento aux Imprees- tiques á ceux de demain et que la forme modeste de 1' « ori-
sionnistes : un élément central par otl s'effectue la conver- gine » se transforme progressivement dans un duplex perdu
sion des figures sémantiques et des fonctions sémiotiques du entre deutifirmaments, celui de l'espace stellaire et celui des
tableau et dont la polyvalence permettait, en particulier lumiéres de la ville. Attractions parmi les autres attractions
dans le tableau d'histoire,, la convasion du temps en espace des dm'tricts on ils sont situés, « New Orléans Square » et
et du récit en symbole. Que Disneyland soit une représenta- • a. 44, » Ale I I eux seuls la •
-• ií • ij ii jit e *1..4(1 If :re I(
fication des Mondes dont lis sont les partiese
316
317
UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES
DÉGÉNÉRESCENCE UTOPIQUE : DISNEYLAND

Le fantasme de l'accumulation primitive. celui j'Inonct~sent : le~tur~1 com-


mence son parcours dans l'espace, sait la fin de rhi—iiifie
dont il assiste au successif surgissement temporel. L'orga-
La « Cavarle des Pirates » ne révale tout son contenu nisation syntagmatique de son parcours a, d'emblée,. une ,

sémantique primitif que dans un récit. Le narrateur doit valeur paradigmatique reconnue en manifístation dans" la
ici reprendre la parole pour réciter son parcours souterrain, legon de morale qu'elle recale. La succession chronblágique
car rorganisation syntagmatique de l'itinéraire qu'il suit est neutrahsée dans le lieu de la représentation, par la
dans une barque contient la clef d'une premiare et essentielle scéne du spctacle. Des remarques analogues pourraient
strate de significations. En effet, premiare séquence du .
etre faltes á propos de la « Maison. hantée ».
discours, cette caverne est d'abord un lieu oh cadavres,
squelettes á demi-vétus, sont étendus sur des monceaux de
piaces d'or et d'argent, des tas de pierres précieuses, de
joyaux, de vaisselle d'or, etc. Deuxiame séquence : le visi- Economie morale et morale économique.
teur assiste, ensuite, á une bataille navale (les bateaux
piratea canonnent les vaisseaux d'un post) et sa barque se Mais, si nous introduisons la narration avec les ambiva-
glisse entre les deux lignes de feu ; troisiame séquence, la lences chronologiques de son énoncé et de son énonciation
ville est pase d'assaut par les piratea débarqués : on tue, dans le schame structural de la cate, si -nous relions le
on viole, on pille, cris aigus des femmes, grondement de paradigme qu'elle expose dans la succession de son récit
l'incendie ; le butin s'entasse dans les barqueo et les gal- aux autres relations constitutives de la. structuration de la
lions. Domare séquence, enfin, la barque du visiteur quitte figure totale, et en particulier á la relation matricielle que
la caverne, saluée par les pirares qui font bombance pour produit le centre de la structure, alors apparatt une deuxiéme
féter leur victoire. La narration, on l'a compris, s'y déroule couche de seas : le centre en effet est un aujourd'hui
selon une succession chronologique inversée : en effet, si réel », c'est-i-dire un líen d'échanges de ..marChandises, et
les séquences ~me, troisiame et quatriame y sont cor- de produits, un marché de biens de consommation et un
rectement ordonnées, calle qui est la premiare dans l'ordre de lieu de consommation. Corrélé au centre excentrique de
l'énonciation discursive devrait étre la demiare dans rordre la partie gaucho du tablean, le centre de l'utopie de Disney
de l'histoire : n'est-ce pas á partir de son présent que le signifie au visiteur que la vie est un échange constant et
narrateur s'en va découvrir un morceau de passé et son une perpétuelle consommation. Corrélativement, la
présent n'est-il pas contemporain de la fin despiratea 7 Cene « Cavan; des Pirates » (et la « Maison hantée ») lui
inversion complexe du cours du temps dans l'organisation apprennent, au-delá, de la legon de morale et cies émotions
du grand syntagme narratif a un double sena : éthique et de son parcours, que la distance historico-géographique
moralisateur d'abord ; le crime ne paie pas. Comme par- déplacée et condensée dans cet au-delá de l'espace et ,du
fois dans les fables, rargument moral est présenté d'abord, temps qu'elles représentent est un lieu fantastique otl
avec la représentation des squelettes concha sur leut trésor. raccumulation féodale des richesses, la thésamisation « bis-
Mais, au-delá de ce sémantame de surface, le renversement panique » de l'Anclen Monde, fiont non seulement morale-
de la chronologie des événements typiques dans cene du ment condamnables, mala des signes et 'des symptómes de
récit qui les prend en charge signifie une sorte d'équivalence mort. Le trésor enfoui au fond de la caverne est une
formelle des chronologies et, du méme coup, prépare leur chose 'norte. La marchandise produite et vendue est un
neutralisation. Dans ce lieu qui est au-deld de l'espace, bien vivant parco que produit et consommable.
puisque c'est une caverne, le temps du récit et le temps
de l'événement s'échangent, le temps de l'énonciation et
318 319
UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES

Le mythe du progrés technique.


La validité de cette corrélation signifiante s'affirme si nous
construisons dans la structure la séquence de la « Caverne
des Pirates » et du « Carrousel du Progrés ». En effet, la
représentation que la General Electric are au visiteur est
produite sur une schne circulaire et mobile : le narrateur
ne parcourt pas un itinéraire, comme dans la « Caverne
des Pirates », fflt fi quelque peu chronologiquement
11 est devenu spectateur immobile et passif, assis dans un
fauteuil, et assiste, á partir du point free d'aujourd'hui, au
-mouvement du temps : ce temps n'est plus celui de Mis-
toire, mais linéaire indéfinie de la technique et
de la ademe. ais,7la comete succession narrativo
—draTtUr"-- veme des Pirates », la dynamique du « Carrou-
sel du Progrés » est, au moros en apparence, quelque peu
• chahutée ». Le plateau de la scne est mobile et son
mouvement, circulaire. Les « tableaux » auxquels assiste
le apectateur ne sont pas présentés par une succession dis-
continuo de schnes marquant une étape déterminée du pro-
gola, mala par une progression continue.
ou t ms,
cette progression, puisque sa caractéristique est de cons-
tamment revenir á son point de départ ? En vérité, si la
« monde » de la représentation est la linéarité sana terne
du progrés scientifique et technique, le mouvement circu-
laire continue de la scéne est un simple signifiant de la
réconciliation du temps et de respace saisie et représentée
comme la progression cumulative indéfinie des biens de
consommation et de rentourage « ustensilaire ' de rindi-
e caractére indéfini
du progrés, comme l'organisation spécifique de l'espace de Plan de Paris par Gomboust (1647)
représentation traduit la satisfaction passive des besoins
Nulle allusion I l'argent, encone molas á son
accumulation stérile et mortelie : la richesse représentée
n'est pas de l'ordre des signes monétaires ou des métaux
précieux. Elle reléve de la complexification croissante de
la sphére des ustensiles qui progressivement constitue la
totalité de l'environnement humain. Elle sígnale, dans une
certaine mesure, la maftrise de l'individu • ar l'ustensile

320
PLAN de PARIS sous LOUIS XI

par Mathieu MÉRIAN - 1615
L,«
Nivr-RSI

• .11,
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a 1,1311,,
r.ker.
Ar (1114 .1g
• n•• 1, .91 41

DÉGÉNÉRESCENCE UTOPIQUE DISNEYLAND

ment qui, ainsi, 1' « agit » mécaniquement. Les signes de


la richesse sont constitués par rampleur et la diversité, non
de la consonunatiot- comme dans le centre structural
« réel » de l'utopie — mais des moyens et des instrtiments
de la consommation, de ses médiations techniques et scien-
tifiques.
Les centres excentriques sont, avons-nous dit, les parties
métaphoro-métonymiques des ensembles dont ils sont des
éléments. C'est gráce aux effets de sena qu'ils induisent sur
la totalité et sur ses grands sous-ensembles que nous allons
pouvoir mettre en évidence une trés fondamentale relation
qui structure rutopie de Disney. Elle articule de fagon diver-
sifiée et complexe la machine et le vivant, la technique et
l'individu et, en fin de compte, la nature et la culture.

Machine et vivant.

Les parties gauches du tableau ont montré les sauvages


contrées exotiques et l'héroIque conquéte de l'Ouest contre
féroces Indiens et les Mes fauves. Au fond, l'idéologie
simple qui se e i nes
y sont montrées est celle de la culture portée par rAméri-
cain au xtx• alele et par le Blanc, adulte, civilisé, malo,
dans les espaces extérieurs et étrangers. Or, tous les étres
nous apercevons dans ces mondes—o— ccidentatia
de rutopie et ce a es encore p us vrai eses et
fant8mes de « New Orléans. Square ») sont des reproduc-
ti • des doubles : la « Caveme Pirares » est la cavemí
rom nent, avec cette
différence que ce ne sont pas leurs ora • res sur e
eux-mérnes que les visiteurs voient. Cela revient au

cependant, puisqu'ils sont des quasi-vivants. On les croirait


réels et comme dans la caverne platonicienne, les montreurs
de marionnettes se cachent.
Rien n'est vrai pourtant ; tout le vivant n'est qu'artifice,

toute la « nature » n'est qu'un simulacre. En d'autres


termes, la nature est montrée comme un monstre primitif
et sauvage. Mais ce monstre n'est qu'une apparence que
puncUL, machine dans la gratuité ludique de rutopie, de
l'Autre Monde. Ce monstre es un
321
UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES DÉGÉNÉRESCÉNCE UTOPIQUE DISNEYLA/k)

dédaléenne. Toutefois, une vérité pointe dans ce jeu de Ainsi s'exténue la force utopiqüe_du nutre dans ridéo-
l'artifice et dans l'activité désintéressée des automates, vérité logie de la représentation et de ra machine. - Ce que Copie
qu'il, faut désimpliquer des apparences. Ce qui se siznifie ici indique dans le double jeu du vrai et du faux, du vivant
dans laezdiuchejrjás qart arte c'est ue la machine est la et de rartefact, c'est l'image du double éloignement que
éantla vérité du ~t. N.msrro re
retrouvons clan rutopla ressent rindividu de cette société, de la double distance
istémique du méca- qu'il éprouve á 1'égard de la nature et de la science : il ne
tusme que nous avions remarqué dans rutopie ongmaire rencontre plus la nature ou celle qu'il rencontre est une
de More et dont raffinnation est coé~ve avec IrEnTa-t- nature préservée, réservée. Et la science l'agit, le meut par
nce ef-E1:11Velo menrainapitaliárne liTlausMel. Nous. l'intermédiaire de la technique et des machines qqi créent
mt d'unretouvn plus de besoins qu'elles n'en satisfont. La nature qu'il volt
savoir offert aux topiens est une représentation dont la face cachée est une machine.
I 1 nivers ceuvre un eu s agit une, mace . e La machine qu'il utilise et avec laquelle il joue est - un
clissim
'-"a;5aiien es es et dont e dessem modele réduit d'une machine qui le saisit et qui se joue de
est se aire •'b me, e se aire pren re lui.
son contraire : la vie naturelle. Nous rencontrerons la mame fonction des modales réduits
sur une autre isotopie, _dans le « Monde fantastiqué ». Nous
avons vu que ce Monde est fait des « images réelles-réali-
sées » des contes de fées mis eux-mames en images et en
Le modéle réduit. sean par Walt Disney. Le « Monde fantastique » est le
retour de la réalité, mairsbus sao e r gres sive
Mais cette vérité cachée des éléments de la partie gauche son. cutre en
du tableau se réva e-méme i droite dans « M i 41," "útopie, mais cet autre n'est qu'une réalité imaginaire. Or
Demain » : les machines sont la, partout présentes, éclatan- cet imaginaire réel est la répétition, ia-reprochiction de ce
tes, du sous-marin atomique a la fusée vers la lune, comme que le narrateur a vu dans la - « Caveme des Pirates » ét-- -
si ce qui était dissimulé dans les deux districts de la dis- dans la « Maison hantée », mais régressivement, sur le
tance historico-géographique était devenu explicite á tra- mode de la petitesse, á la taille de l'enf ant. Nous y rencon-
vers et grice i la médiation du centre, de la « Grand'Rue trons les mames fantasmes de mort, de toute-puissance, de
Amérique ». Pourtant, si les machines sont ainsi manifes- destruction, de violence, de dévoration, mais comme des
tées, elles ne sont pas de vraies_machines : la fusée lunaire modales réduits de ceux qui animaient les deux grandes
n'est pas ime vraie fusée ; le sous-marin atomique, un vrai attractions de « New Orléans Square ». Modales réduits
sous-marin. Elles ne sont pas fausses, non plus. Leur réalité comme ceux du « Monde-Demain », mais modales réduits
est celle du modaladuit : ce ne sont as des faux bl de la mort, de l'étrange et de rexotique dans rimaginaire,-
mais itr—'in
e v is -m'c'ialie---s:dans esque un cenan' nombre de au contraire de ceux de la science et de technique qui sont
781-átlw-c-aractéristiques de robjet réel se trouvent conser-
- la vie, le consommable, familier dans leur image. Dé ce
vées par la décision de leur constructeur. Faux vivants et . point de vue, le « Mcmde fantastique » est une complexe

1 1 machines cachées a gauche, machines manifestées et vrais'


modales it droite ; la nature réelle est rapparence, la
machine-modale réduit est la réalité. L'utopie de Disney
mais importante médiation entre les machines de Demain
et les fantatmes historiques-géographiqués de la Frontiare
et de l'Aventure métaphorisés dans le jeu du Pirate et du
opere l'échange de la .nature biologique et de la technique Fantóme.
mécaniste, dans le chassé-croisé de l'apparence et de la Nous pourrions, sans doute, guidés par les relations de
réalité oú l'une et l'autre se neutralisent. la structure sémantique de la carte, articuler le domaine du
322 323
UTOPIQUES : JEU7C D'ESPACES
chapitre 13'
Vivant « grandeur nature » et celui de la Machine « modéle
réduit ». Le premier est une apparence naturelle dans la
distance du passé historique ou de l'espace géographique.
á proposde enikis
Le second est la vérité culturelle dans le maintenant et l'ici l'utopie de lá verticalité l
de la vie américaine qui se pergoit comme la vie univer-
selle : la fonction de l'utopie de Disney dans son centre a
été de représenter la transformation de l'un dans l'autre,
d'en explorer l'idéologie sur la scéne et dans les décors de Il ne s'agira ici que d'un texte 2, qui ne nous conduira pas
I'utopie. á Xenakis le musiten, mais á Xenakis le poéte-mathémati-
Inscrivons, pour terminer, les nouvelles relations que cien de rarchiteclure, et plus encore, peut-étre, á la pratique
nous avons fait apparaltre par le métadiscours analytique poétique dont il est la voix et qui a nom « utopie ».
dans la structure sémantique de la carte : 11 s'agira aussi d'une ville, de la ville construite sous
les espéces d'un modéle en forme de texte qu'ailleurs des
Faaresone.
nux mookus *holt*. dessins illustrent, saos á proprement parler la reproduire
Smr•Tratisrel, JiiZtaire. Seweriturd. dans un schéma ou une carte, mais qu'a donnent á voir
Muniese acmiam.
ladee de riebesses
= soal /V•rlis males Mide á l'horizon d'un voyage, au regad itinérant de rexplorateur
de eaddeer
= ummen.a. d'une autre planéte — la n8tre.
Cette ville et ce texto seront, á leur tour, les prétextes á
un autre voyage dans la figure que les pages de Xenakis
dessinent en filigrane de leur écriture, voyage qui en dépla-
Peat Hisioire. »dama
Ausouan'aur
ki. cera librement les lignes, qui en fera jouer les formes, qui
halada. Eme, tenkairelmadises. Temps. Demaia. en ir °nuera a c es pour - I s
« tester » le modéle dont elle est, á travers les remarques
écrites á Berlin, la représentation.
n

Les mythes : décentralisation et orthogonisme.


1V‘liyi1el..••n••••••11.101 •11 11 • Ckliuret
«Xelrie hidéfiai de 1
Pa= duplicate d'étres comommaiket techaólogIque
réek
.= masiasim. = me. Xenakis entre en utopie par la critique d'un mythe á
double face • ui lui paralt animer toute la politique urbaine
Vrak mitades. intemation. e, ce m qui s exprime par e gran. prole •
MON. décentralisation et par son instrument conceptuel, rortho-
Figure 3S. ---, Structure sémantique de la représentation idéologique gonisme. Cet itinéraire vers l'Autre Monde par un acte de -
de Disneyland.
1. Ce texto est le développement d'un article paru dans te numéro
que l'Are a consacré k Xénakis en novembre 1972. Noui remercions
la direction de cette revue, et en particulier M. Bernard Iringaud, d'avoir
autorisé sa reprise dans cet ouvrage.
2. « La Ville cosmique » a été publié pour la premiare fois par
Frangoise Choay dans son livre, Urbanisme, utoples et rialités, Le
Senil, Paris, 1965. Le texto a été repris •dans • le recueil de lannis
=
160.
324 325
Jacques Ranciére

Le spectateur
érnancipé

La fabrique
éditions
Le spectateur émancipé

Ce livre a pour origine a = e . " "

sée il y. a quelques années d'introduire la réflexion


d'une académie d'artistes consacrée au spectateur á
partir des idées développées dans mon livre Le Maitré
ignorant'. La proposition suscita d'abord en moi
quelque perplexité. Le Maitre ignorant exposait la
théorie excentrique et le destin singulier de Joseph
Jacoto qui : • . - e t du xixe siécle
en affirmant qu'un ignorant pouvait apprendre á un
autre ignorant ce qu'il ne savait pas lui-méme, 'en
proclamant l'égalité des intelligenceá et en opposant
l'émancipation intellectuelle á l'instruction du peuple.
Ses idées étaient tombées dans l'oubli dés le milieu
de son siécle. J'avais cru bon de les faire revivre, dans
les années 1980, pour lancer le payé de l'égalité intel-
lectuelle dans la mare des débats sur les fmalités de
l'École publique. Mais quel usage faire, au sein de la
réflexion artistique contemporaine, de la pensée d'un
homme dont l'univers artistique peut étré emblémá-
tisé par les noms de Démosthéne, Radne et Poussin?
A la réflexion pourtant, il m'apparut que l'absence
de toute relation évidente entre la pensée de l'éman-
cipation íntellectuelle.et la question du spectateur
aujourd'hui était aussi une chance. Ce pouvait étre
l'occasion d'un écart radical á l'égard des présuppo-
sitions théoriques et politiques qui soutiennent encore,
méme sous la forme postmoderne, l'essentiel du débat
7
Le spectateur émancipé Le spectateur émancipé

sur le théátre, la performance et le spectateur. Mais, jadis formulée par Platon : le théátre est le lieu oú
pour faire apparaitre la relation et lui donner sens, des ignorants sont conviés á voir des hommes souf-
iI fallait reconstituer le réseau des présuppositions frants. Ce que la scéné théátrale letir óffi-e est le spec-
qui placent la question du spectateur au centre de la tacle d'un pathos, la manifestation d'une maladie,
discussion sur les rapports entre art et politique. Il celle du désir et de la souffrance, c'est-á-dire de la
fallait dessiner le modéle global de rationalité sur le division de soi qui résulte de l'ignorance. L'effet propre.
fond duquel nous avons été habitués á juger les impli- . du théátre est de transmettre cette ma-ladie par le
cations politiques du spectacle théátral. J'emploie ici moyen d'une autre : la maladie du regard-syhjugué
cette expression pour inclure toutes les formes de par des ombres. Il transmet la maladie d-Ignoránct
spectacle action dramatique, danse, performance, qui fait souffrir les personnages par une machine
mime ou autres - qui placent des corps en action d'ignorance, la machine optique qui forme les regards
devant un public assemblé. á, l'illusion et á la passivité. La communauté juste est
Les critiques nombreuses auxquelles le théátre a donc celle qui ne tolére pas la médiation théátrale,
donné matiére, tout au long de son histoire, peuvent celle oú la mesure qui gouverne la cornmunauté est
en effet étre ramenées á une formule essentielle. Je directement incorporée dans les attitudes vivantes
l'appellerai le paradoxe du spectateur, un paradoxe de ses memores.
plus fondamental peut-étre que le célébre paradoxe C'est la déduction la plus logique. Ce n'est pas pour-
du comédien. Ce paradoxe est simple á formulen il tant celle qui a prévalu chez les critiques de la mime-
n'y a pas de théátre sans spectateur (fút-ce un spec- sis théátrale. Ils ont le plus souvent gardé les
tateur unique et caché, comme dansla représenta- prémisses en changeant la conclusion. Qui dit théátre
tion fictive du Fils natural qui dohne lieu aux dit spectateur et c'est lá un mai; ont-ils dit. Tel est le
Entretiens de Diderot). Or, disent les accusateurs, cercle du théátre tel que nous le connaissons, tel que
c'est un mal que d'étre spectateur, pour deux rai- notre société l'a modelé á son image. II nous faut donc
sons. Premiérement regarder est le contraire de un autre théátre, un théátre sans spectateurs : non
connaitre. Le spectateur se tient en face d'une appa- pas un théátre devant des siéges vides, mais un
rence en ignorant le processus de production de cette théátre oú la relation optique passive impliqué° par
apparence ou la réalité qu'elle recouvre. Deuxihme- le mot méme soit sournise á une autrereration, celle
ment, c'est le contraire d'agir. La spectatrice demeure qu'implique un cutre mot, le mot désignant ce qui
immobile á sa place, passive. Étre spectateur, c'est est produit sur la scéne, le drame. Drame veut dire
étre séparé tout á la fois de la capacité de connaitre action. Le théátre est le lieu oú une action est conduite
et du pouvoir d'agir. á son accomplissement par des corps en mouvement
Ce diagnostic ouvre la voie á deux conclusions dif- face á des corps vivants á mobiliser. Ces derniers peu-
férentes. La premiére est que le théátre est une chose vent avoir renoncé á leur pouvoir. Mais ce pouvoir
absolument mauvaise, une scéne d'illusion et de pas- est repris, réactivé dans la performance des premiers,
sivité qu'il faut supprimer au profit de ce qu'elle inter- dans l'intelligence qui construit cette performance,
dit la connaissance et l'action, l'action de connaitre dans l'énergie qu'elle produit. C'est sur ce pouvoir
et l'action conduite par le savoir. C'est la conclusion actif qu'il faut construire un théátre nouveau, ou plu-
s 9
Le spectateur émancipé Le spectateur émancipé

tance. Pour l'un il doit affiner son regard, pour l'autre


essence véritable dont les spectacles qui emprunten er la i osition méme du regardeur. Les
ce nom n'offrent qu'une version dégénérée. Il faut entreprises modernes i e r o i --

un théátre sans spectateurs, oil les assistants appren- constamment oscillé entre ces deux peles de l'en-
nent au lieu d'étre séduits par des images, oú ils quéte distante et de la participation vitale, .quitte á
deviennent des participants actifs au lieu d'étre des méler leurs príncipes et leurs effets. Elles ont pré-
voyeurs passífs. tendu transformer le théátre á partir du diagnostic: -
Ce renversement a connu deux grandes formules, qui conduisait á sa suppression. 11 n'est donc pas éton-
anta oniques dans leur principe, méme si la pratique nant qu'elles aient repris non seulement les attendus
et la théorie i u ea re re de la critique platonicienne mais aussi la formule
mélées. Selon la premiére, il faut arracher le spec- positive qu op e e • • ;- : ; • en voulait
tateur á l'abrutissement du badaud fasciné par l'ap- substituer á la communauté démocratique et igno-
parence et gagné par l'empathie qui le fait s'identifier rante du théátre une autre communauté, résumée
avec les personnages de la scéne. On lui montrera dans une autre performance des corps. Il lui oppo-
done un spectacle étrange, inusuel, une énigme dont sait la communauté chorégraphique oú nul ne
iI ait á chercher le sens. On le forcera ainsi á échan- demeure un spectateur immobile, oú chacun doit se
. s e° ei . : e _ Ir l'en- mouvoir selon le rythme communautaire fixé par la
quéteur ou de l'expérimentateur scientifique qui e i - 14 e • •• .. 1 el . M, e i 'tte á ce qu'il faille pour

observe les phénoménes et recherche leurs causes. cela enivrer les vieillards rétifs á entrer i ans a
Ou bien on lui proposera un dilemme exemplaire, collective.
semblable á ceux qui se posent aux hommes enga- Les réformateurs du théátre ont reformulé l'oppo-
gés dans les décisions de l'action. On lui fera ainsi sition platonicienne entre chorée et théátre comme
aiguiser son propre sens de l'évaluation des raisons, opposition entre la vérité du théátre et le simulacre du
de leur discussion et du choix qui tranche spectacle. Ils ont fait du théátre le lieu oil le public
Selon la seconde formule, c'est cette distante rai- passif des spectateurs devait se transformer en son
sonneuse qui doit étre elle-méme abolie. Le spectateur contraire : le corps actif d'un peuple mettant en acte
doit étre soustrait á la position de l'observateur qui son principe vital. Le texte de présentation de la Soirj-
examine dans le calme le spectacle qui luí est pro- merakademie qui m'accueillait l'exprirnait en ces
posé. 11 doit étre dépossédé de cette maitrise illusoire, termes : « Le théátre reste le seul lieu de confrontation
entramé dans le cercle magique de l'action théátrale du public ávec lui-méme comme collectif». Au sens
échangera le privilége de l'observateur rationnel restreint, la phrase veut seulement distinguer l'au-
contre celui de I'étre en possession de ses énergies dience collectíve du théátre des visiteurs individuels
vitales intégrales. d'une exposition ou de la simple addition des entrées
Telles sont les attitudes fondamentales que résu- au cinéma. Mais il est clair'qu'elle signifie davantage.
ment le théátre épique de Brecht et le théátre de la Elle signifie que le «théátre » est une foi'me commu-
cruauté d'Artaud. Pour l'un, le spectateur doit prendre nautaire exemplaire. Elle engage une idée de la com-
de la distante ; pour l'autre, il doit perdre toute dis- munauté comme présence á soi, opposée á la distante
10 11
Le spectateur émancipé Le spectateur émancipé

de la représentation. Depuis le romandsme allemand, la conception platonicienne de la mimesis. La


la pensée du théátre s'est trouvée associée á cette «contemplation» qúe Debord dénonce, c'est la
idée de la collectivité vivante. Le théátre est apparu contemPlation de l'apparence sépapée de sa vérité,
comme une forme de la constitution esthétique - de c'est le spectacle de souffrance produit par cate sépa-
la constitution sensible - de la collectivité. Entendons ration. «La séparation est l'alpha et l'oméga du spec-
par lá la communauté comme maniére d'occuper un tacle3 .» Ce que l'homme contemple dans le spectade
lieu et un temps, comme le corps en acte opposé au est l'activité qui lui a été dérobée, c'est sa própre
simple appareil des lois, un ensemble de perceptions, essence, devenue étrangére, retournée contre lui,
de gestes et d'attitudes qui précéde et préforme les ofgánisatrice d'iun monde collectif dont la réalité est
lois et institutions politiques. Le théátre a été, plus selle de cette dépossession.
que tout autre art, associé á l'idée romantique d'une 11 n'y a pas ainsi de contradiction entre la critique
révolution esthétique, changeant non plus la méca- du spectacle et la recherche d'un théátre rendu á son
nique de l'État et des lois mais les formes sensibles essence originaire. Le «bon» théátre est celui qui
de l'expérience humaine. La réforme du théátre signi- utilise sa réalité séparée pour la supprimer. Le para-
fiait alors la restauration de sa nature d'assemblée doxe du spectateur appartient á ce dispositif singu-
ou de cérémonie de la communauté. Le théátre est lier qui reprend au compte du théátre les principes
une assemblée oú les gens du peuple prennent de la prohibition platonicienne du théátre -. Ce sont
conscience de leur situation et discutent leurs inté- done ces principes qu'U conyiendrait aujourd'hui de
réts, dit Brecht aprés Piscator. 11 est, affirme Artaud, réexaminer, ou plutót, c'est le réseau de présuppo-
le rituel purificateur oú une collectivité est mise en sitions, le jeu d'équivalences et d'oppositions qui sou-
possession de ses énergies propres. Si le tliéátre tient leur possibilité équivalences entré public
incarne ainsi la collectivité vivante opposée á l'illu- théátral et communauté, entre regará et passivité,
sion de la mimesis, on ne s'étonnera pas que la extériorité et séparation, médiation et simulacre ;
volonté de rendre le théátre á son essence puisse oppositions entre le collectif et l'individuel, l'image
s'adosser á, la critique méme du spectacle. et la réalité vivante, l'activité et la passivité, la pos-
Quelle est en effet l'essence du spectacle selon. Guy session de soi et l'aliénation.
Debord? C'est l'extériorité. Le spectacle est le*régne Ce jeu d'équivalences et d'oppositions_compose en
de la vision et la vision est extériorité, c'est-á,-dice effet une dramaturgie assez tortueuse de faute et de
dépossession de soi. La maládie de l'homme specta- rédemption. Le théátre s'accuse lui-rnéme de rendre
teur peut se résumer en une bréve formule «Plus il les spectateurs passifs et de trahir ainsi son essence
contemple, moins il est 2 . » La formule semble anti- d'action communautaire. II s'octroie én conséquence
platonicienne. De fait, les fondements théoriques de la mission d'inverser ses effets et d'expier ses fautes
la critique du spectacle sont empruntés, á travers en rendant aux spectateurs la possession de leur
Marx, á la critique feuerbachienne de la religion. Le conscience et de leur activité. La scéne et la perfor-
principe de l'une et de l'autre critique se trouve dans mance théátrales deviennent ainsi une médiation éva-
la vision romantique de la vérité comme non-sépa- nouissante entre le mal du spectacle et la vertu du
ration. Mais cette idée est dépendante elle-méme de vrai théátre. Elles se proposent d'enseigner á leurs
12 13
Le spectateur émancipé Le spectateur émáncipé

spectateurs les moyens de cesser d'étre spectateurs erreurs. Mais un tel savoir pour le maitre n'est qu'un
et de devenir agents d'une pratique collective. Selon savoir d'ignorant, un savoir incapable de s'ordonner
le paradigma • rec tien, a me a ion ea a e du lus sintole aú plus
rend conscients de la situation sociale qui lui donne compliqué. L'ignorant progresse en comparan ce
lieu et désireux d'agir pour la transformen. Selon la qu'il découvre á ce qu'il sait déjá, selon le hasarddes
logique d'Artaud, elle les fait sortir de leur position rencontres mais aussi selon la régle arithmétique, la
de spectateurs : au lieu d'étre en face d'un speétacle, régle démocratique qui fait de l'ignorance un moindre
ils sont environnés par la performance, entrainés savoir. II se préoccupe seulement de savoir plus, de
dans le cercle de lladiorkgyi leur rend leur énergie savoir ce qu'il ignorait encore. Ce qui lui manque, ce
collective. Dans l'un et l'aütre cas, le théátre se donne qui manquera toujours á l'éléve, á moins de devenir
_maitre lui-méme, c'est le savoir de i'ignorance, la
pression. connaissance de la s is anee °

C'est ici que les descriptions et les propositions de savoir de l'ignorance.


l'émancipation intellectuelle peuvent entrer en jeu et Cette mesure-lá échappe précisément á l'arithmé:
nous aider á reformuler le probléme. Car cette média- tique des ignorants. Ce que le maitre sait, ce que le
tion auto-évanouissante n'est pas pour nous quelque protocole de transmission du savoir apprend d'abord
chose d'inconnu. C'est la logique méme de la rela- á. l'éléve, c'est que l'ignorance n'est pas un moindre
: le róle dévolu au maitre est de savoir, elle est l'opposé du savoir ; c'est que le savoir
supprimer la distante entre son savoir et l'ignorance n es pas il.est une
de l'ignorant. Ses leQons et les exercices qu'il donne position. L'exacte distance est la distance qu'a,ucune
ont pour fin de réduire progressivement le gouffre régle ne mesure, la distance qui se prouve por le seul
qui les sépare. Malheureusement il ne peut réduire jeu des positions occupées, qui s'exerce par la pra-
l'écart qu'á la condition de le recréer sans cesse. Pour tique interminable du «pas en avant » séparant le
remplacer l'ignorance par le savoir, il doit toujours maitre de celui qu'il est censé exercer á le rejoindre.
marcher un pas en avant, remettre entre l'éléve et Elle est la métaphore du gouffre radical qui sépare
lui une ignorante nouvelle. La raison en est simple. la maniére du maitre de celle de l'ignorant, paree
Dans la logique pédagogique, l'ignorant n'est pas seu- qu'il sépare deux intelligences : celle qui sait en quoi.
lement celui qui ignore encore ce que .le maitre sait. consiste l'ignorance et celle qui ne le sait pas. C'est
Il est celui qui ne sait pas ce qu'il ignore ni comment d'abord cet écart radical que l'enseignement pro-
le savoir. Le maitre, lui, n'est pas seulement celui qui gressif ordonné enseigne á l'éléve. Il lui enseigne
détient le savoir ignoré par l'ignorant. Il est aussi d'abord sa propre incapacité. - Ainsi vérifie-t-il inces-
celui qui sait comment en faire un objet de savoix, á samment dans son acte sa propre présupposition,
quel moment et selon quel protocole. Car á la vérité, l'inégalité des intelligences. Cette vérification inter-
il n'est pas d'ignorant qui ne sache déjá une masse minable est ce que Jacótot :nomme abrutissement.
de choses, qui ne les ait apprises par lui-méme, en A cette pratique de l'abrutissement il opposait la
regardant et en écoutant autour de lui, en observant pratique de l'émancipation intellectuelle. L'émanci-
et en répétant, en se trompant et en corrigeant ses pation intellectuelle est la vérification de l'égalité des
14 15
Le spectateur émancipé Le spectateur émancipé

intelligences. Celle-ci ne signifie pas l'égale valeur de qu'il peut apprendre non pour occuper la position
toutes les manifestations de l'intelligence mais l'éga- du savant mais pour mieux pratiquer l'art de tra-
lité á soi de l'intelligence dans toutes ses manifesta- duire, de mettre ses expériences en -mots et,ses mots
tions. II n'y a pas deux sortes d'intelligence séparées á l'épreuve, de traduire ses aventures intellectuelles
par un goliffre. L'animal humain apprend toutes choses á l'usage des autres et de contre-traduire les tra-
comme il a d'abord appris la langue maternelle, ductions qu'ils lui présentent de leurs propres aven
comme il a appris á s'aventurer dans la forét des tures. Le maitre ignorant capable =dé-raider á
choses et des signes qui l'entourent afín de prendre parcourir ce chemin s'appelle ainsi non parte qu'il ne
place parmi les humains : en observant et en compa- sait ríen, mais parte qu'il a abdiqué le .« savoir de
rant une chose avec une autre, un signe avec un fait, l'ignorance» et dissocié ainsi sa maitrise de son
un signe avec un autre signe. Si l'illettré connait seu- savoir. Il n'apprend pas á ses éléves son savoir, il
lement une priére par mur, il peut comparer ce savoir leur commande de s'aventurer dans la forét des
avec ce qu'il ignore encore : les mots de cette priére choses et des signes, de dire ce qu'ils ont vu et ce
écrits sur du papier. Il peut apprendre, signe apréá qu'ils pensent de ce qu'ils ont vu, de le vérifier et de
signe, le rapport de ce qu'ii ignore avec ce qu'il sait. 11 le faire vérifier. Ce qu'il ignore, c'est I'inégalité des
le peut si, á chaque pas, il observe ce qui est en face intelligences. Toute distance est une distance fac-
de lui, dit ce qu'il a vu et vérifie ce qu'il a dit. De cet tuelle, et chaque acte intellectuel estun ehemin tracé
ignorant, épelant les signes, au savant qui construit entre une ignorante et un savoir, un chemin qui sans
des hypothéses, c'est toujours la méme intelligence cesse abolit, avec leurs frontiéres, toute falté et toute
qui est á l'ceuvre, une intelligence qui traduit des hiérarchie des positions.
signes en d'autres signes et qui procéde par compa- Quel rapport entre cette histoire et la question du
raisons et figures pour communiquer ses aventures spectateur aujourd'hui? Nous ne sommes plus au
intellectuelles et comprendre ce qu'une autre intelli- temps oií les dramaturges voulaient expliquer á leur
gence s'emploie á lui communiquer. public la vérité des relations sociales et les moyens
Ce travail poétique de traduction est au cceur de tout de lutter contre la domination capitaliste. Mais on ne
apprentissage. 11 est au cceur de la pratique émanci- perd pas forcément ses présupposés avec ses illusions,
patrice du maitre ignorant. Ce que celui-ci ignore, ni l'appareil des moyens avec l'horizon des fins. 11 se
c'est la distante abrutissante, la distante transformée peut méme, á l'inverse, que la perte de leurs illusions
en gouffre radical que seul un expert peut «combler». conduise les artistes á faire monter la pression sur les
La distance n'est pas un mal á abolir, c'est la condi- spectateurs : peut-étre sauront-ils, eux, ce qu'il faut
tion normale de toute communication. Les animaux faire, t condition que la performance les tire de leur
humains sont des animaux distants qui commtmiquent attitude passive et les transforme en participants actifs
á travers la forét des signes. La distante que l'igno- d'un monde commun. Telle est la premiére conviction
rant a á franchir n'est pas le gouffre entre son igno- que les réformateurs théátraux partagent avec les
rance et le savoir du maitre. Elle est simplement le pédagogues abrutisseurs : celle du gouffre qui sépare
chemin de ce qu'il sait déjá á ce qu'il ignore encore deux positions. Méme si le dramaturge ou le metteur
mais qu'il peut apprendre comme 1 a appris le reste, en scéne ne savent pas ce qu'ils veulent que le spec-
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Le spectateur émancipé Le spectateur émancipé

tateur fasse, ils savent au moins une chose : ils savent travaillaient pour gagner leur vie. Les termes peu-
eft41-deit-faimungcliase,...fra fre gui sé are vent .changer de sens, les positions peuvent s'échan-
l'activité de la passivité. gm-Hsseittie1-~e„me ere ta structure opposant
Mais ne pourrait-on pas inverser les termes du pro- deux catégories, ceux qui possédent une capacité et
bléme en demandant si ce n'est pas justement la ceux qui ne la possédent pas.
volonté de supprimer la distante qui crée la distance ? L'émancipation, elle, commence quand on remet en
Qu'est-ce qui perrnet de déclarer inactif le spectateur question l'opposition entre regarder et agir, quand
assis á sa place, sinon l'opposition radicale préala- on comprend que les évidences qui structurent ainsi
blement posée entre l'actif et le passif? Pourquoi les rapports du dire, du voir et du faire appartien-
entifier re ard et passivité, sinon par la présuppo- nent elles-mémes á la structure de la domination et
sition que regarder veut re se com étion. Elle commence quand on comprend
et á l'apparence en ignorant la vérité qui est derriére que regarder est aussi une ac ion qui
l'image et la réalité á l'extérieur du théátre ? Pour- transforme cette distribution des positions. Le spec-
quoi assimiler écoute et passivité sinon par le pré- tateur aussi agit, comme l'éléve ou le savant.
jugé que la parole est le contraire de l'action? Ces observe, il sélectionne, il compare, il interprété. 11 lie
oppositions regarder/savoir, apparence/réalité, acti- ce qu'il voit á bien d'autres choses qu'il a vues sur
vité/passivité sont tout autre chose que des opposi- d'autres scénes, en d'autres sortes de lieux. Il com-,
tions 11
. 5 e •_ pose son propre poéme avec les éléments.du poéme
définissent proprement un partage du sensible, une en ace • e tu.
distribution a priori des positions et des capacités et refaisant á sa maniére, en se dérobant par exemple
in.capacités attachées á ces positions. Elles sont des á l'énergie vitale que celle-ci est censée transmettre
allégories incarnées de l'inégalité. C'est pourquoi l'on pour en faire une pure image et associer cette pure
peut changer la valeur des termes, transformer le image á une histoire qu'elle a lue ou révée, vécue ou
«bon» terme en mauvais et réciproquement sans inventée. Ils sont á la fois ainsi des spectateurs dis-
changer le fonctionnement de l'opposition elle-méme. tants et des interprétes actifs du spectacle qui leur
Ainsi on disqualifie le spectateur parce qu'il ne fait est proposé.
rien, alors que les acteurs sur la scéne o_ u les tra- C'est lá un point essentiel : les spectateurs voient,
vailleurs á l'extérieur mettent leur corps en action. ressentent et comprennent quelque chose pour autant
Mais l'opposition du voir au faire se retourne aussi- qu'ils composent leur propre poéine, comme le font á,
tót quand on oppose á l'aveuglement des travailleurs leur maniére acteurs ou dramaturges, metteurs en
manuels et des praticiens empiriques, enfoncés dans scéne, danseurs ou performers. Observons seulement -
l'immédiat et le terre á terre, la large perspective de la mobilité du regard et des expressions des speciá-
ceux qui contemplent les idées, prévoient le futur ou teurs d'un drame religieux chilte traditionnel com-
prennent une vue globale de notre monde. On appe- mémorant la mort de i'imam Hussein, saisis par la
lait naguére citoyens actifs, capables d'élire et d'étre caméra d'Abbas Kiarostami (Tazieh). Le dramaturge
élus, les propriétaires qui vivaient de leurs rentes et ou le metteur en scéne ~draft que les spectateurs
citoyens passifs, indignes de ces fonctions, ceux qui voient ceci et qu'ils ressentent cela, qu'ils compren-
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Le spectateur émancipé Le spectateur émancipé

nent telle chose et qu'ils en tirent telle conséquence. maitre ignorant et l'apprenti émancipé une troisiéme
C'est la logique du pédagogue abrutissant, la logique chose - un livre ou tout autre morceau-d'écriture
de la transmission droite á l'identique : il y a quelque étrangére á l'un comme á l'autre et á laquelle ils peu-
chose, un savoir, une capacité, une énergie qui est vent se référer pour vérifier en comal- un ce que l'éléve
d'un cóté - dans un corps ou un esprit - et qui doit a vu, ce qu'il en dit et ce qu'il en pense. Il en va de
passer dans un autre. Ce que l'éléve doit apprendre rnéme pour la performance. Elle n'est pas laizans-
est ce que le maitre lui apprend. Ce que le specta- mission du savoir ou du souffle de l'artiste tursinc-
teur doit voir est ce que le metteur en scéne lui fait tateur. Elle est cette troisibme chose dont aucun n'est
voir. Ce qu'il doit ressentir est l'énergie qu'il lui com- propriétaire, dont aucun ne possede le sens, qui se
munique. A cette identité de la cause et de l'effet qui tient entre eux, écartant toute transmission á 'Piden-
est au cceur de la logique abrutissante, l'émancipa- tique, toute identité de la cause et de l'effet.
tion oppose leur dissociation. C'est le sens du para- Cette idée de l'émancipation s'oppose ainsi claire-
doxe du maitre ignorant : l'éléve apprend du maitre ment á celle sur laquelle la politique du théátre et de
quelque chose que le maitre ne sait pas lui-méme. 11 sa réforme s'est souveiit app Siée : l'émancipation
l'apprend comme effet de la maitrise qui l'oblige á comme réappropriation d'un rapport á soi perdu dans
chercher et vérifie cette recherche. Mais 11 n'apprend un processus de séparation. C'est cette idée de la
pas le savoir du maitre. séparation et de son abolition qui lie-la critique debor-
On dira que l'artiste, lui, ne veut pas instruire le dienne du spectacle-á la critique feuerbachiennt de
spectateur. Il se défend aujourd'hui d'utiliser la scéne la religion á travers la critique marxiste de l'aliéna-
pour imposer une legon ou faire passer un message. don. Dans cette logique, la médiation d'un troisiéme
Il veut seulement produire une forme de consciente, terme ne peut étre qtrillusion fatale d'autonoinie,
une intensité de sentiment, une énergie pour l'action. prise dans la logique de la dépossession et de sa dis-
Mais il suppose toujours que ce qui sera pergu, res- simulation. La séparation de la scéne et de la salle
senti, compris est ce qu'il a mis dans sa dramatur- est un état á dépasser. C'est le but méme de la per-
gie ou sa performance. Il présuppose toujours formance que de supprimer cette extériorité, de
l'identité de la cause et de l'effet. Cette égalité sup- diverses maniéres : en mettant les spectateurs sur la
posée entre la cause et l'effet repose elle-méme sur un scéne et les performers -dans la salle, en supprima.nt
principe inégalitaire : elle repose sur le privilége que la différence de l'une á l'autre, en déplagant la per-
s'octroie le maitre, la connaissance 'de la «bonne» formance dans d'autres lieux, en l'identifiant á la
distance et du moyen de la supprimer. Mais c'est lá prise de possession de la rae, dé la ville dú de.la vie.
confondre deux distantes bien différentes. fi y a la Et assurément cet effort pour bouleverser la clistri-
distance entre l'artiste et le spectateur, mais il y aussi bution des places a produit bien des enrichissements
la distance inhérente á la performance elle-méme, de la performance théátrale. Mais une chose est la
en tant qu'elle se tient, comme un spectacle, une redistribution des places, autre chose l'exigence que
chose autonome, entre l'idée de l'artiste et la sensa- le théátre se donne pour fin le rassemblement d'une
tion ou la compréhension du spectateur. Dans la comrnunauté mettant fin á la séparation du spectacle.
logique de l'émancipation il y a toujours entre le La premiére engage l'invention de nouvelles aven-
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Le spectateur émancipé Le spectateur émancipé

tures intellectuelles, la seconde une nouvelle forme jamais que des individus qui tracent leur propre che-
leur bonne •lace • ui est min dans la forét des choses, des actes et des signes
en l'occurrence leur place communielle. qui leur font ace ou es en ouren . e «r

Car le refus de la médiation, le refus du tiers, c'est mun aux spectateurs ne tient pas á leur qualité de
l'affirmation d'une essence communautaire du théátre membres d'un corps collectif ou á quelque forme spé-
comete tel. Moin,s le dramaturge sait ce qu'il veut que cifique d'interactivité. C'est le pouvoir qu'a chacun
fasse le collectif des spectateurs, plus 11 sait qu'ils doi- ou chacune de traduire á sa maniére ce qu'il ou elle
vent en tout cas agir comme un collectif, transformer pergoit, de le lier á l'aventure intellechlek s'ingu-
leur agrégation en conununauté.11 serait grand temps libre qui les rend semblables á tout autre pozr autant
pourtant de s'interroger sur cette idée que le théátre que cette aventure ne ressemble á aucune autre. Ce
est par uz-meéh un eu communau
des corps vivants sur scéne s'adressent á des corps individus, leur fait échanger leurs aventures Intel-
réunis dans le méme lieu, il semble que cela suffise á lectuelles, pour autant qu'il les tient séparés les uns
faire du théátre le vecteur d'un sens de communauté, des autres, également capables d'utiliser le pouvoir de
radicalement différent de la situation des individus tous pour tracer leur chemin propre. Ce que nos per-
assis devant une télévision ou des spectateurs de formances vérifient - qu'il s'agisse d'enseigner ou de
cinéma assis devant des ombres projetées. Curieu- jouer, de parler, d'écrire, de faire de l'art ou de le
as notre e artici • ation á un pouvoir
toutes sortes de projections dans les mises en scéne incarné dans la communauté. C'est la capacité des
théátrales ne semble rien changer á cette croyance. anonyrnes, la capacité qui fait chacun(e) égal(e) á
Des images projetées peuvent s'adjoindre aux corps tout(e) autre. Cette capacité s'exerce á travers des
vivants ou se substituer á eux. Mais, aussi longtemps distances irréductibles, elle s'exerce par un jeu impré-
que des spectateurs sont assemblés dans l'espace visible d'associations et de dissociations.
théátral, on fait comme si l'essence vivante et com- C'est dans ce pouvoir d'associer et de dissocier que
munautaire du théátre se trouvait préservée et réside l'émancipation du spectateur, c'est-á-dire
comme si l'on pouvait éviter la question : que se passe- l'émancipation de chacun de nous comjne spectateur.
t-il au juste, parmi les spectateurs d'un théátre, qui ne Étre spectateur n'est pas la condition passive qu'il
pourrait avoir lieu ailleurs? Qu'y a-t-il de plus inter- nous faudrait changer en activité. C'est notre situation
actif, de plus communautaire chez ces spectateurs normale. Nous apprenons et nous enseignons, nous
que dans une multiplicité d'individus regardant á la agissons et nous connaissons aussi en spectateurs
méme heure le méme show télévisé? qui lient á, tout instant ce qu'ils voient á ce qu'ils ont
Ce quelque chose, je crois, est seulement la pré- vu et dit, fait et révé. Il n'y a pas plus de forme pri-
supposition que le théátre est communautaire par vilégiée que de point de départ privilégié. Il y a par-
lui-méme. Cette présupposition continue á devancer tout des points de départ, des croisements et des
la performance théátrale et á anticiper ses effets. nceuds qui nous permettent d'ap -prendre quelque
Mais dans un théátre, devant une performance, tout chose de neuf si nous récusons premiérement la dis-
comme dans un musée, une école ou une rue, il n'y a tance radicale, deuxiémement la distribution des
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Le spectateur émancipé Le spectateur émancipé

róles, troisiémement les frontiéres entre les terri- contrer tout autre chose :. les aventurés de deux
toires. Nous n'avons pas á transformer les specta- autres visiteurs en d'autres jours -de mai, cent qua-
teurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous rante-cinq ans plus tót. L'un des deux ouvriers venait
avons á reconnaitre le savoir á neuvre dans l'ignorant d'entrer dans la communauté saint-simonienne á
et l'activité propre au spectateur. Tout spectateur est Ménilmontant et donnait á son ami l'emploi du temps
déjá acteur de son histoire, tout acteur, tout homme de ses journées en utopie : travaux et exercices du
d'action spectateur de la méme histoire. jour, jeux, choeurs et récits de la soirée. Son corres-
J'illustrerai volontiers ce point au prix d'un petit pondant lui racontait en retour la partie de cam-
détour par ma propre expérience politique et intel- pagne qu'il venait de faire avec deux cónIffagn-ons
lectuelle. J'appartiens á une génération qui se trouva pour profiter d'un dima,nche de printemps. Mais ce
tiraillée entre deux exigences opposées. Selon l'une, qu'il lui racontait ne ressemblait en rien au jour de
ceux qui possédaient l'intelligence du systéme social repos du travailleur restaurant ses forces physiques
devaient l'enseigner á ceux qui souffraient de ce sys- et mentales Iota* le travail de laiseInajne á venir.
téme afin de les armer pour la lutte ; selon l'autre, C'était une intrusion dans une tout autre sorte de loi-
les supposés savants étaient en fait des ignorants qui sir : le loisir des esthétes qui jouissent des formes, des
ne savaient rien de ce qu'exploitation et rébellion lumiéres et des ombres du paysage, des philosophes
signifiaient et devaient s'en instruire auprés de ces qui s'installent dans une a,uberge de campagne pour
travailleurs qu'ils traitaient en ignorants. Pour y développer des hypothéses métaphysiques et des
répondre á cette double exigente, j'ai d'abord voulu apótres qui s'emploient á communiquer leur foi á
retrouver la vérité du marxisme pour armer un nou- tous les compagnons rencontrés au hasard du chemin
veau mouvement révolutionnaire, puis apprendre de ou de l'auberge4.
ceux qui travaillaient et luttaient dans les usines le Ces travailleurs qui auraient dú me fournir des
sens de l'exploitation et de la rébellion. Pour moi, informations sur les conditions du travail et les formes
comme pour ma génération, aucune de ces deux ten- de la conscience de classe m'offraient tout autre
tatives ne fut pleinement convaincante. Cet état de chose : le sentiment d'une ressemblance, une démons-
fait me porta á rechercher dans l'histoire du mou- tration de l'égalité. Eux aussi étaient des spectateurs
vement ouvrier la raison des rencontres ambigués et des visiteurs au sein de leur propre crassé. Leur
ou manquées entre les ouvriers et ces intellectuels activité de propagandistes ne pouvait se séparer de
qui étaient venus leur rendre visite pour les instruire leur oisiveté de proméneurs et de contem - plateuts.
ou étre instruits par eux. Il me fut ainsi donné de La simple chronique de leurs loisirs contraignait á
comprendre que l'affaire ne se jouait pas entre igno- reformuler les rapports établis entre voir, faire et
rance et savoir, pas plus qu'entre activité et passi- parler. En se faisant spectateurs et visiteurs, ils bou-
vité, individualité et cornmunauté. Un jour de mai leversaient le partage du sensible qui veut que ceux
oú je consultais la correspondance de deux ouvriers qui travaillent n'aient pas le temps de laisser trailer
dans les années 1830 pour y trouver des informa- au hasard leurs pas et leurs regards et que les
tions sur la condition et les formes de conscience des membres d'un corps collectif n'aient pas de temps á
travailleurs en ce temps, j'eus la surprise de ren- consacrer aux formes et insignes de l'individualité.
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Le spectateur émancipé Le apectateur émancipé

C'est ce que signifie le mot d'émancipation : le Pour entendre l'histoire de ces deux visiteurs, il fal-
done brouiller les frontiéres entre l'histoire empi-
ceux qui regardent, entre individus et membres d'un rique et la philosop e pure, es
corps collectif. Ce que ces journées apportaient aux disciplines et les hiérarchies entre les nWeaux de dis-
deux correspondants et á leurs semblables n'était cours. Il n'y avait pas d'un caté le récit des faits, de
pas le savoir de leur condition et l'énergie pour le l'autre l'explication philosophique ou scientifique
travail du lendemain et la lutte á. venir. C'était la découvrant la raison de l'histoire ou la vérité cachée
reconfiguration ici et maintenant du partage de l'es- derriére. Il n'y avait pas les faits et leur interpréta-
pace et du temps, du travail et du loisir. tion. Il y avait deux maniéres de raconter une his- -
Com rendre cette ru • ture opérée au cceur méme toire. Et ce qu'il me revenait de faire était une ceuvre
du temps, c'était développer les imp ications une
similitude et d'une égalité, au lieu d'assurer sa mai- dimanches printaniers et les dialogues du philosophe
trise dans la táche interminable de réduire l'écart se traduisaient mutuellement. I1 fallait inventer.
irréductible. Ces deux travailleurs étaient des intel- l'idiome propre á cette traduction et á cette contre-
lectuels eux aussi, comme l'est n'importe qui. Ils traduction, quitte á ce que cet idiome demeure inin-
étaient des visiteurs et des spectateurs, comme le telligible á tous ceux qui demanderaient le sens de
chercheur qui, un siécle et demi plus tard, lisait leurs cette histoire, la réalité qui l'expliquait et ialecon
e es ~le-donnait-pour l'action. Cet idiome, de fait, ne
la théorie marxiste ou les diffuseurs de tracts aux pouvait étre lu que par ceux qui le traduiraient a par-
portes des usines. Il n'y avait nul écart á combler tir de leur propre aventure intellectuelle.
entre intellectuels et ouvriers, non plus qu'entre Ce détour biographique me raméne au centre de
acteurs et spectateurs. 11 s'en tirait quelques consé- mon propos. Ces histoires de frontiéres á traverser
quences pour le discours propre t rendre compte de et de distribution des redes á brouiller rencontrent
cette expérience. Raconter l'histoire de leurs jours en effet l'actualité de l'art contemporain oú toutes
et de leurs nuits obligeait á brouiller d'autres fron- les compétences artistiques spécifiques tendent á sor-
tiéres. Cette histoire qui parlait du temps, de sa perte tir de leur domaine propre et á échanger leurs places
et de sa réappropriation ne prenait son sens et sa et leurs pouvoirs. Nous avons aujourd'hui du théátre
portée qu'á étre mise en relation avec une histoire sans parole et de la danse p.arlée ; des installations
similaire, énoncée ailleurs, en un autre temps et dans et des performances en guise d'ceuvres plastiques ;
un tout autre genre d'écrit, au livre II de la Répu- des projections vidéo transformées en cycles de
blique oú Platon, avant de s'en prendre aux ombres fresques ; des photographies traitées en tableaux
menteuses du théátre, avait expliqué qu'en une com- vivants ou peintures d'histoire ; de la sculpture méta-
munauté bien ordonnée, chacun devait faire une seule morphosée en show multimédia, et autres combinai-
chose et que les artisans n'avaient pas le temps d'étre sons. Or il y a trois maniéres de comprendre et de
ailleurs que sur leur lieu de travail et de faire autre pratiquer ce mélange des genres. II y a cene qui réac-
chose que le travail convenant aux (in) capacités que tualise la forme de l'ceuvre d'art totale. Celle-ci était
leur avait octroyées la nature. supposée étre l'apothéose de l'art devenu vie. Elle
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Le spectateur émancipé Le spectateur ém.ancipé

tend plutót á étre aujourd'hui celle de quelques égos spectateurs qui jouent le reile d'interprétes actifs, qui
artisticfues surdimensionnés ou d'une forme d'hyper- élaborent leur propre traduction pour s'approprier
activisme consumériste, sinon les deux á la fois. Il y l'«histoire» et en faire leur prapre histoire. Une com-
a ensuite l'idée d'une hybridation des moyens de l'art munauté émancipée est une communauté de conteurs
propre á la réalité postmoderne de l'échange inces- et de traducteurs.
sant des róles et des identités, du réel et du virtuel, de Je suis conscient que de tout ceei il est possible de
l'organique et des prothéses mécaniques et informa- dire : des mots, encore et seulement des mots. Je ne
tiques. Cette seconde idée ne se distingue guére de l'entendrai pas comme une insulte. Nous avons
la premihre dans ses conséquences. Elle conduit sou- entendu tant d'orateurs faisant passer'llIhrmots-
vent á une autre forme d'abrutissement, qui utilise pour plus que des mots, pour la formule de l'entrée
le brouillage des frontiéres et la confusion des róles dans une vie nouvelle ; nous avons ArU tant de repré-
pour accroitre l'effet de la performance sans ques- sentations théátrales prétendant étre non plus des
tionner ses principes. spectacles mais des cérémonies comrnunautlires ; et
Reste une troisiéme maniére qui ne vise plus l'arn- méme aujourd'hui, en dépit de tout lé" scepticisme
plification des effets mais la remise en cause du rap- «postmodern.e » á l'égard du désir de changer la vie, '
port cause-effet lui-méme et du jeu des présuppositions nous voyons tant d'installations et de spectades trans-
qui soutient la logique de l'abrutisseinent. Face á •l'hy- formés en mystéres religieux qu'il n'est pas néces-
per-théátre qui veut transformer la représentation sairement scandaleux d'entendre dire que des mots
en présence et la passivité en activité, elle propase á sont seulement des mots. Congédier les fantasmes du
l'inverse de révoquer le privilége de vitalité et de puis- verbe fait cha_ ir et du spectateur rendu actif, savoir
sance communautaire accordé á la scéne théátrale que les mots sont seulement des inots et les spec-
pour la remettre sur un pied d'égalité avec la narra- tacles seulement des spectacles peut nous aider á
tion d'une histoire, la lecture d'un livre ou le regard mieux comprendre comment les mots et les images,
posé sur une image. Elle propose en somme de la les histoires et les performances peuvent changer
concevoir comme une nouvelle scéne de l'égalité oú quelque chose au monde oil nous vivons,
des performances hétérogénes se traduisent les unes
dans les autres. Car dans toutes ces performances il
s'agit de lier ce que l'on sait avec ce que ron ignore,
d'étre á la fois des performers déployant leurs com-
pétences et des spectateurs observant ce que ces com-
pétences peuvent produire dans un contexte nouveau,
auprés d'autres spectateurs. Les artistes, comme les
chercheurs, construisent la scéne oú la manifesta-
tion et l'effet de leurs compétences sont exposés, ren-
dus incertains dans les termes de l'idiome nouveau
qui traduit une nouvelle aventure intellectuelle. L'ef-
fet de l'idiome ne peut étre anticipé. Il demande des
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