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Sommaire
Un mouvement d’opposition de masse a émergé en Pologne
LE SAMEDI 8 OCTOBRE 2016 | PAR AMÉLIE POINSSOT

p. 7 Scandale dans la filiale camerounaise du groupe p. 47 Financement de campagnes: le FN renvoyé en

BPCE correctionnelle
PAR FANNY PIGEAUD PAR MARINE TURCHI
p. 9 L'outre-mer, enjeu caché de la primaire de la p. 49 Au tribunal, Jean-Marie Le Pen et le FN
droite s’écharpent
PAR JULIEN SARTRE PAR MARINE TURCHI
p. 10 La candidature de Nicolas Sarkozy inquiète... les p. 51 «Liberty», l’histoire américaine au prisme de
services de renseignement l’immigration
PAR MATTHIEU SUC ET ELLEN SALVI PAR CARINE FOUTEAU
p. 14 Notre-Dame-des-Landes: des milliers de p. 57 Extension du domaine des idées
personnes attendues sur la ZAD PAR JOSEPH CONFAVREUX
PAR JADE LINDGAARD p. 58 La sélection à l’entrée du master sera instaurée
p. 17 Au procès Wildenstein, la valse des millions et dès l’an prochain
des toiles de maître PAR FAÏZA ZEROUALA
PAR MICHEL DELÉAN p. 61 Crise sociale à Solférino
p. 19 Des députés PS snobent un déjeuner à l'Elysée PAR LÉNAÏG BREDOUX ET CHRISTOPHE GUEUGNEAU
PAR LÉNAÏG BREDOUX ET MATHILDE MATHIEU p. 64 Les contrôles au faciès débattus devant la Cour
p. 20 Chez Free, des licenciements un peu trop libres de cassation
PAR DAN ISRAEL PAR ANTOINE PERRAUD
p. 25 L’ONU se donne pour patron l'ancien chef du p. 66 Belfort est préservé, mais Alstom a-t-il un
Haut-commissariat aux réfugiés avenir?
PAR CELHIA DE LAVARÈNE PAR MARTINE ORANGE
p. 27 France Télévisions à l’heure des copains et des p. 69 Laurent Mauvignier et Céline Minard: deux
coquins romans ascensionnels
PAR LAURENT MAUDUIT PAR DOMINIQUE CONIL
p. 35 Institutions: Hollande ferme la porte à des p. 71 «Elena Ferrante»: le nom d’une polémique
réformes d’ampleur littéraire mondiale
PAR LUCIE DELAPORTE PAR JOSEPH CONFAVREUX
p. 36 En Corse, l’«identité heureuse» de Juppé à p. 73 La roue tourne mais les Balkany s’accrochent à
l'épreuve des tensions identitaires leur «Moulin»
PAR ELLEN SALVI PAR MATHILDE MATHIEU
p. 39 Jean Lassalle ou les vieilles ficelles de la p. 75 Ex-Présidents: Hollande revoit à la baisse
«politique autrement» certains privilèges
PAR ANTTON ROUGET PAR MATHILDE MATHIEU
p. 42 «EELV: les primaires sont le signe de la p. 75 Emmanuel Macron, la politique par les
présidentialisation» algorithmes
PAR LÉNAÏG BREDOUX PAR MATHIEU MAGNAUDEIX
p. 44 Victorieux il y a un an, Alexis Tsipras n’a pas pu p. 77 Presse: l’Etat subventionne d’abord les
appliquer ses réformes milliardaires
PAR AMÉLIE POINSSOT PAR LAURENT MAUDUIT ET DONATIEN HUET

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Un mouvement d’opposition de masse
a émergé en Pologne
LE SAMEDI 8 OCTOBRE 2016 | PAR AMÉLIE POINSSOT
Une organisation citoyenne pour faire pression sur les partis
politiques : c’est l’ambition du KOD (Comité de défense de la
démocratie), créé
Mateusz Kijowski, l’un des fondateurs du KOD © Amélie Poinssot
l’an dernier en opposition au tournant ultraconservateur pris
par Varsovie. Rencontre avec Mateusz Kijowski, l’un de ses
fondateurs.
>Notre dossier: l'Europe centrale, à droite toute
Mateusz Kijowski est l’un des fondateurs du KOD (Comité
de défense de la démocratie), une organisation citoyenne créée
l’an dernier pour réagir au tournant ultraconservateur opéré
par le PiS (Droit et Justice), arrivé au pouvoir à l’automne
2015. Cet informaticien, ancien blogueur, activiste dans différents
domaines, est l’une des belles surprises de ces derniers mois en
Pologne. Face à un pouvoir qui s’enferme dans des positions
de plus en plus radicales – il a cherché à interdire totalement
l’avortement, projet finalement abandonné cette semaine –, le
KOD est à l’origine des plus grandes mobilisations que le pays ait
connues depuis la chute du communisme. Mediapart l’a rencontré
à l’occasion d’une visite à Paris.
Mediapart : Quel est l’objectif du KOD ? Est-ce que
l’organisation a une ambition politique ?
Mateusz Kijowski : Depuis sa naissance, l’an dernier, le KOD
est une organisation politique dans le sens où il a l’ambition de
changer la politique en Pologne. Mais nous ne voulons pas devenir
un parti, car nous sommes un mouvement citoyen, nous voulons
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être un partenaire de discussion : de cette manière, nous pouvons
discuter avec toutes les formations de l’échiquier politique car
nous ne concurrençons personne.
Mateusz Kijowski, chef de file du KOD (Comité
de défense de la démocratie) © Amélie Poinssot
Nous sommes par ailleurs convaincus que la Pologne n’a pas
besoin aujourd’hui d’un nouveau parti : ils sont en nombre
suffisant et représentent l’ensemble du spectre idéologique. Dans
un moment où tout le monde se plaint que les partis soient
affaiblis, qu’ils n’écoutent pas les citoyens, qu’ils aient des
programmes de piètre qualité, nous voulons travailler à ce qu’ils
s’améliorent plutôt que de reproduire les mêmes problèmes.
Ne manque-t-il pas une formation de gauche en Pologne ?
Il y a un manque au parlement, certes… mais des partis de
gauche, il y en a plusieurs en Pologne. Il y a bien entendu le
SLD [Union de la gauche démocrate, parti social-démocrate,
postcommuniste – ndlr], le SDPL [Social-démocratie Pologne –
ndlr], Razem [Ensemble, parti alternatif se disant proche de
Podemos en Espagne – ndlr], les Verts, mais aussi le parti Liberté
et Égalité, l’Union du Travail… Ce sont pour la plupart de tout
petits partis, qui se sont développés dans l’entourage du SLD et
ont traversé des divisions diverses… À l’exception de Razem, qui
est complètement nouveau.
Il ne manque pas de parti de gauche en Pologne ; il manque
plutôt des idées de gauche. Si elles avaient de bonnes idées,
toutes ces formations se rejoindraient aussitôt et trouveraient
du soutien, car il existe un électorat de gauche en Pologne.
Il faut que les militants se mettent au travail ! Nous, comme
citoyens, on essaye de les pousser à cela. Nous avons ainsi
invité toutes les organisations pro-démocratiques autour d’une
coalition intitulée Liberté, égalité, démocratie : les partis de
gauche que je vous ai cités, ainsi que Nowoczesna [Moderne,
parti libéral fondé l’an dernier par un ancien banquier – ndlr],
les Démocrates européens, qui représentent quelques députés
exclus de PO [Plateforme civique, droite libérale, à la tête de la
Pologne jusqu’en 2015 – ndlr], l’Union des libertés et l’Union
démocratique fondée après la chute du communisme par des
figures intellectuelles polonaises, et le PSL [le parti paysan –
ndlr]. Chez PO, de nombreuses personnes ont exprimé l’envie de
nous rejoindre, nous collaborons avec elles, mais officiellement,
le parti ne fait pas partie de notre coalition.
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Heureusement, nous n’avons pas d’élections prochainement : ce
n’est pas une coalition électorale, et c’est plus facile de collaborer.
Nous pouvons apprendre, discuter ; il n’est pas question de
places sur des listes électorales, ni d’attribution de budget, ni
de répartition des postes ! De toute façon, le KOD n’étant pas
un parti politique, nous sommes juste une sorte de parapluie, de
modérateur, d’intermédiaire entre les différentes formations.
Concrètement, que faites-vous ?
En ce moment, nous essayons d’organiser avec cette coalition des
débats de fond sur des thèmes qui nous semblent incontournables.
Le premier aura lieu à la mi-octobre et portera sur l’éducation
– le gouvernement est en train de préparer une réforme qui va
ruiner notre système éducatif… Le KOD est par ailleurs membre
d’une initiative intitulée « Non au chaos à l’école » qui regroupe
les principaux syndicats enseignants, des directeurs d’écoles
privées, des instituts de recherches spécialisés, des associations
pédagogiques… C’est avec ce collectif que nous organisons ce
débat. Il nous paraît essentiel, car il n’existe nulle part aujourd’hui
en Pologne, ni au parlement, ni dans l’espace public. Des experts,
des politiques, les médias seront invités… et ce sera ouvert à tous.
Le débat suivant portera sur l’État de droit, c’est-à-dire le système
judiciaire, la Constitution, etc. Ensuite, ce sera les médias et
la culture, puis la Pologne dans l’Union européenne, puis les
questions environnementales… Et nous aurons probablement
un débat sur le patriotisme qui nous permettra de parler de
xénophobie, du nationalisme, etc.
Au printemps, nous prévoyons en outre un « congrès de la
démocratie » où ces thèmes seront de nouveau débattus, avec
d’autres, au sein d’un événement plus grand. J’espère que ce
sera l’occasion de montrer que les forces défendant les valeurs
démocratiques sont capables de travailler ensemble et que des
idées émergeront pour renforcer encore davantage la coopération.
Le KOD est également à l’origine de nombreuses
manifestations…
En effet, bien qu’elles ne soient qu’une partie de notre activité,
c’est ce qu’il y a de plus visible. Le KOD est né précisément
de la tribune de l’ancien opposant Krzysztof #ozi#ski, diffusée
le 18 novembre 2015, et dont le titre était : « Il faut créer le
KOD ». Cet article comparait la situation actuelle à celle des
années 1970 en Pologne qui ont vu la naissance du KOR [Comité
de défense des ouvriers, premier mouvement d’opposition au
régime communiste, né dans les rangs de l’intelligentsia – ndlr].
Il disait qu’il fallait agir de manière similaire, c’est-à-dire de façon
ouverte et vigilante… C’est ainsi que nous avons commencé,
avec cette différence que le KOR était une petite organisation
de trente membres avec tout un tas de personnes qui suivaient
de loin, tandis que nous sommes devenus tout de suite un gros
mouvement.
Dans son texte, #ozi#ski indiquait les trois principaux champs
sur lesquels le KOD devait se concentrer. Premièrement :
observation du pouvoir et commentaire, protestation, quand
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nécessaire. Deuxièmement : éducation, autrement dit construction
d’une conscience sociale autour des questions de démocratie et
de société. Troisièmement : entraide. Il s’agit d’aider les gens qui
perdent leur travail à cause de leur engagement, en particulier des
journalistes, mais aussi des chefs d’entreprises publiques.
Nous avons commencé avec les manifestations car c’était le plus
urgent à faire, mais nous nous sommes rapidement mis à organiser
des rencontres, des discussions, des débats… Aujourd’hui, il y a
des dizaines de débats par semaine en Pologne ! De nombreux
journaux sont maintenant à l’origine de ce genre d’événements,
notamment des journaux locaux et des sites internet comme
demokratio.pl à Gda#sk. Notre objectif, c’est de donner envie
aux Polonais de discuter, de s’écouter les uns les autres, de
réfléchir, de s’engager… C’est très important, car ces discussions
ont manqué ces derniers temps en Pologne.
Manifestation contre l'interdiction de l'avortement, lundi 3 octobre, à Varsovie © Reuters
Ces derniers temps… Vous voulez dire depuis quand ?
Eh bien, ces vingt et quelques années !
Est-ce que la situation actuelle est comparable à celle des
années 1970 en Pologne, « démocratie populaire » dans le
giron soviétique ?
C’est très difficile à comparer, c’était une époque complètement
différente. Il fallait imprimer les textes alors qu’aujourd’hui nous
avons Internet, les textos, Facebook, Twitter… Le cadre n’est pas
le même non plus : nous faisons partie du « monde libre », nous
sommes membre de l’Union européenne, et notre État fonctionne
suivant un certain nombre de principes qui n’existaient pas sous
le communisme.
À l’époque, c’était un régime totalitaire. Et le KOR se battait pour
en sortir. Aujourd’hui, nous vivons de manière libre, dans un pays
démocratique. Et nous nous battons pour ne pas en sortir ! Tous les
jalons pour un État totalitaire sont maintenant posés : si le pouvoir
veut enfermer les gens pour des motifs politiques, inquiéter une
entreprise…, c’est maintenant possible avec la réforme de la
justice.
Les médias publics sont en outre devenus des médias
gouvernementaux. Ils ne se comportent pas seulement de manière
odieuse. Ils se comportent aussi de manière idiote. Tous ceux
qui ont connu les années 1980 en Pologne, quand la propagande
était très forte, le disent : à l’époque, le pouvoir s’efforçait
malgré tout de se maintenir à un certain niveau. Aujourd’hui, c’est
une propagande sans aucune retenue, brutale, agressive, et sans
aucune finesse. L’audience est en chute libre, d’ailleurs. TVP1, la
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première chaîne d’information publique, a perdu un tiers de ses s’est retrouvé hors jeu et essaie maintenant de s’en sortir. Toute
téléspectateurs ces dix derniers mois. Pour manipuler les gens, il cette séquence montre en réalité sa complète impuissance, il ne
faut savoir le faire de manière intelligente… contrôle pas ce qui se passe.
Le KOD est-il également à l’origine de l’immense Est-ce que le gouvernement a peur, au vu de la mobilisation
manifestation et de la grève des femmes, lundi dernier, qui massive de la société ?
ont finalement abouti au retrait du projet de loi d’interdiction Il a très peur, j’en suis convaincu. D’autant qu’il se comporte
totale de l’avortement ? de manière extrêmement nerveuse et de plus en plus agressive.
Cette mobilisation, en l’occurence, non. Ce n’était pas notre C’est désormais manifeste qu’il a perdu confiance en lui. On
idée au départ. C’est l’actrice Christina Janda qui, la première, le voit notamment à travers les médias qui le soutiennent. Par
a lancé l’idée du « lundi noir ». Ensuite, l’une de nos activistes exemple, cette couverture du magazine d’extrême droite wSieci,
à Wroc#aw, Marta Lempart, s’en est emparée, mais pas comme récemment, qui fait sa une sur moi avec le titre « Comment les
militante du KOD : elle l’a fait en son nom propre. Sur Internet, KOD-eurs frustrés mettent le feu à la Pologne ». Voilà la langue
l’idée a ensuite fait son chemin et a circulé dans toute la Pologne. qu’ils utilisent… C’est un signe que le gouvernement voit le sol
Le KOD n’a fait que prêter main-forte pour l’organisation. se dérober sous ses pieds.
Cela dit, ces manifestations pour les droits des femmes – je
ne veux pas dire manifestations de femmes, car les hommes
participent également ! – résultent aussi du succès du KOD : avec
toutes ses manifestations, il a montré qu’il était possible et qu’il
valait la peine de descendre dans la rue quand il se passe des
choses importantes. C’est un des effets du réveil de la société
polonaise : les gens sont désormais prêts à exprimer leur opinion
publiquement.
Est-ce qu’on peut dire que l’arrivée du PiS au pouvoir a
réveillé cette société ?
Tout à fait. Parfois, on remercie même Jaros#aw Kaczy#ski [le
chef du PiS, qui dirige dans l’ombre le gouvernement polonais –
ndlr] pour avoir précisément réveillé les citoyens ! Sans lui, cela
aurait été assurément plus difficile.
Vous n’avez donc pas l’intention de devenir candidat…
Une du magazine d'extrême droite w Sieci avec la figure Mateusz Kijowski
Non, absolument pas, tant que je serai au KOD. Bon, évidemment,
Est-ce que la société polonaise se divise aujourd’hui face à cet
je ne peux pas prédire ce qu’il va se passer dans vingt ou trente
exécutif ?
ans… donc je ne peux pas vous répondre de manière catégorique.
Il y a un an, je ne savais même pas que le KOD allait se former ! Certainement. Mais le soutien au gouvernement recule. Et des
sondages montrent qu’un quart de l’électorat du PiS soutient le
Après la reculade du gouvernement sur l’IVG, que
KOD ! Cela montre que nos principes fonctionnent bien : nous
comprenez-vous de sa stratégie ?
ne sommes pas un parti, nous ne luttons pas avec eux : nous
Je n’y comprends rien ! Le retrait de son texte montre qu’il luttons contre la destruction du droit. Des gens peuvent soutenir
a probablement échoué à obtenir ce qu’il voulait. Tout était le PiS pour une partie de son programme, pour sa politique
parti d’un projet de libéralisation de l’avortement, exprimé par sociale par exemple, et peuvent simultanément soutenir le KOD
la société, auquel les conservateurs ont répondu en proposant pour sa défense des principes démocratiques, de la liberté et de
l’interdiction totale. Le parlement, plutôt que de débattre des la citoyenneté… C’est dans cette direction, de fait, que nous
deux projets, n’a retenu que celui du PiS. À ce moment-là, la travaillons : pour que notre message atteigne tous le monde, par-
société a commencé à exprimer son mécontentement de manière delà les divisions. Nous préférons construire des ponts plutôt que
très forte… Et les membres du PiS n’ont pas tous voté de la des murs…
même manière lorsque le texte a commencé à être examiné.
Que pensez-vous du projet de loi préparé par le gouvernement
Mercredi, la commission parlementaire a finalement indiqué
au sujet de la « réputation » de la Pologne, qui introduit, entre
qu’elle abandonnait le projet. Dans les médias, on peut lire
autres, une peine de prison pour quiconque mettrait en cause
que même l’Église s’y opposait, notamment parce que – c’est
l’attitude des Polonais dans la Shoah ? Pensez-vous qu’il ira
complètement absurde ! – une peine de prison était prévue pour
jusqu’au bout cette fois-ci ?
les femmes qui se seraient fait avorter. Quand on en arrive à une
opposition de l’Église… Difficile de continuer pour le PiS ! Il

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Ce projet est complètement absurde. Je suis incapable de trouver
quoi que ce soit de comparable. C’est évidemment une tentative
pour stopper toute discussion sur le sujet : qui sommes-nous,
où sommes-nous, comment vivons-nous ? C’est une façon
d’empêcher toute critique quelle qu’elle soit, c’est un mécanisme
d’appropriation de l’Histoire. En fin de compte, c’est de la
falsification !
On le voit avec le musée sur la Seconde Guerre mondiale qui
vient d’être construit à Gda#sk, avec le soutien de nombreuses
institutions scientifiques du monde entier. La conception de
l’exposition permanente, dont l’idée était de montrer la guerre
pour ce que c’était – une guerre –, n’a pas plu au PiS. Il essaye
actuellement de la modifier : plutôt que de documenter les aspects
horribles de la guerre, il veut raconter l’héroïsme des combattants
et combien il était beau de se battre contre l’ennemi… Or
montrer aux jeunes gens combien il est beau de se battre, c’est
un encouragement à la guerre ! C’est scandaleux et cela va à
l’encontre de ce que le monde comprend depuis plus de soixante-
dix ans.
Même problème avec l’histoire des « soldats maudits ». Après-
guerre, le pouvoir communiste a proposé une amnistie à tous
les résistants qui acceptaient de se rendre. Une partie d’entre
eux n’a pas voulu collaborer, a continué à vivre de manière
clandestine dans la forêt et a continué de se battre, cette fois contre
le régime communiste. Aujourd’hui, est en train de se construire
une légende, comme quoi ces soldats seraient de véritables
« héros »… Bien sûr que certains d’entre eux étaient des héros,
mais beaucoup étaient surtout des bandits ordinaires, volaient des
gens, incendiaient des villages, violaient des femmes… C’est une
page dramatique de notre histoire.
Le pouvoir actuel ne veut retenir que les bons côtés du passé,
suivant l’interprétation qu’il en fait. Il fait la même chose avec
Solidarno##, prétendant que Lech Wa##sa n’a pas été si important
dans la chute du communisme, que Lech Kaczy#ski [frère jumeau
de l’actuel chef du PiS, décédé dans un accident d’avion en
2010 – ndlr] l’avait été beaucoup plus… Cela peut paraître
incroyable, mais, dans son autobiographie, Jaros#aw Kaczy#ski
écrit précisément cela ! Le PiS récrit l’histoire.
Le PiS semble aujourd’hui beaucoup plus radical que dans
les années 2005-2007, lorsqu’il était déjà au pouvoir. Qu’est-
ce qui a changé ?
Je ne sais pas s’il est plus radical, mais en tout cas, il est plus
déterminé, plus décidé à réaliser son projet.
Pourquoi ?
D’abord, parce qu’il n’avait pas réussi alors à mettre en place son
programme et qu’il ne veut pas répéter cet échec. D’autre part,
il a aujourd’hui la majorité absolue, alors qu’en 2005 il avait dû
former une coalition qui l’empêchait de faire tout ce qu’il voulait.
Et enfin, je crois que l’âge du président du PiS joue un rôle : c’est
peut-être la dernière chance pour réaliser son projet.
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Cette détermination et cette volonté d’aller vite rendent toutefois
cette politique assez inefficace. Elles fâchent tout le monde. Les
gens du PiS, qui avaient mené une bonne campagne électorale, ont
complètement changé de visage depuis : ils se montrent agressifs
et Kaczy#ski ne semble guidé que par sa volonté de pouvoir.
Non pas pour l’argent, pour la popularité, pour son rapport aux
femmes ou que sais-je…, non. C’est le pouvoir juste pour en
imposer aux gens, pour réveiller quelqu’un à cinq heures du matin
et l’interpeller dans son lit…
Quand vous regardez un débat à la Diète, quand un député de
l’opposition conteste un texte par exemple, Kaczy#ski se marre,
comme si cela ne lui faisait rien. Ce n’est pas une bonne stratégie.
Les Polonais n’aiment pas beaucoup lorsqu’on ne respecte pas
leur dignité… C’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec le projet
d’interdiction du droit à l’avortement, alors qu’on vit déjà avec
une loi complètement hypocrite : il y a des dizaines de milliers
d’avortements clandestins en Pologne chaque année ! Cette
question touchait précisément à la dignité des femmes.
Que pensez-vous de la procédure lancée par la Commission
européenne concernant le respect de l’État de droit en
Pologne ?
Je pense que si l’on est membre de l’Union européenne, il y a des
principes à respecter et qu’il doit en effet y avoir des moyens pour
les faire respecter, sans que les citoyens en payent le prix.
Je voudrais rappeler que si le gouvernement actuel représente
officiellement l’État polonais, politiquement, il n’a été élu que par
18 % des électeurs… La participation à ce scrutin a été très faible.
Ce gouvernement n’a absolument pas le mandat de changer le
statut de la Pologne dans l’UE. Lors du référendum sur l’adhésion
de la Pologne à l’Union, plus de 13 millions de Polonais avaient
voté pour ! Aux dernières élections, 5,7 millions de Polonais ont
voté pour le PiS, c’est moins de la moitié.
D’après vous, est-ce que la droitisation extrême du
gouvernement Orbán, en Hongrie, a une influence sur la
Pologne ?
Ce qui est sûr, c’est que Kaczy#ski admire Viktor Orbán et
qu’il aimerait l’égaler. Ce qui est sûr aussi, c’est qu’il ne le
fait pas bien. Orbán fait tout pour sauver les apparences, pour
répondre aux besoins de ses concitoyens. Il discute, rencontre
les Européens : c’est un vrai politicien, capable de se mettre en
retrait quand il sent que les forces ne sont pas en sa faveur. Je
pense que Kaczy#ski n’est pas capable de fonctionner ainsi, il ne
sait pas négocier – d’autant qu’il n’est pas en situation d’homme
d’État. Officiellement, ce n’est qu’un dirigeant de parti. Les deux
hommes ont donc des motivations différentes. Orbán se bat pour
de l’argent, il dirige la Hongrie comme une entreprise et cherche
à convaincre les gens pour qu’ils servent son intérêt. Kaczy#ski,
lui, cherche principalement à humilier les gens, il est motivé par
la démonstration de force.
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On voit se constituer un front en Europe centrale avec les
pays de Visegrad : Pologne, Hongrie, mais aussi Slovaquie et
République tchèque où certes, des sociaux-démocrates sont
au pouvoir, mais où l’on observe également un tournant
conservateur… Y a-t-il quelque chose de spécifique de
l’Europe centrale, qui la distingue aujourd’hui du reste du
continent ?
Je ne crois pas. Cette tendance populiste s’observe partout, y
compris aux États-Unis avec la campagne de Donald Trump.
Par ailleurs, le groupe de Visegrad n’est pas totalement uni, les
gouvernements tchèque et slovaque ne suivent pas la Pologne et
la Hongrie sur tous les points.
Ce qu’il y a de particulier dans cette partie de l’Europe, c’est
qu’elle s’est retrouvée tout à coup dans le « monde libre » après la
chute du Rideau de fer, et que les populations n’ont plus ressenti
le besoin de s’engager. Toute une génération a grandi dans un
environnement où on ne réfléchissait plus à ce qui était important,
aux valeurs… Il est beaucoup plus facile de faire passer des idées
populistes dans un tel contexte. Mais cette tendance populiste
n’est pas particulière à l’Europe centrale. Il n’y a qu’à voir le
« oui » au Brexit ou encore la montée de l’extrême droite en
Allemagne…
La Pologne n’a accueilli aucun réfugié dans le cadre du
programme des quotas européens qui prévoyait la répartition
de 160 000 demandeurs d’asile dans les différents pays
membres… Quelle est la position du KOD sur ce sujet ?
Nous ne sommes pas un parti, donc nous n’avons pas de
programme ni de position arrêtée sur chaque sujet : ce sont plutôt
des valeurs que nous défendons. Parmi elles, il y a l’appartenance
européenne.
Les Polonais sont très pro-européens. Mais faire partie de l’Union
européenne ne signifie pas seulement toucher des subventions !
Cela signifie aussi partager un certain nombre de valeurs et une
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culture communes. Or le PiS est arrivé au pouvoir en partie parce
qu’il a réchauffé l’atmosphère xénophobe. Il y a une certaine
tradition en Pologne : nous avons été l’un des rares pays à
connaître un antisémitisme sans juifs, et nous sommes en train de
devenir un État anti-musulmans sans musulmans…
Je suis convaincu que les gens ont peur de ce qu’ils ne connaissent
pas. Dans cette affaire, il y a un gros travail d’éducation à
faire, et l’Église a un rôle considérable. Elle s’est d’ailleurs
comportée de manière intelligente, surtout à la suite de la prise
de position du pape en faveur de l’accueil des réfugiés. Il y a eu
de nombreuses déclarations, encourageant par exemple chaque
paroisse à accueillir une famille de réfugiés… Si cela avait été fait,
on aurait pu accueillir facilement 100 000 réfugiés en Pologne !
Un nombre bien supérieur aux chiffres prévus.
Les Polonais ont eux-mêmes été des réfugiés dans le passé, ils
devraient comprendre le drame que d’autres vivent aujourd’hui…
Ils sont partis vivre dans le monde entier ! Entre 70 000 et
80 000 réfugiés tchétchènes sont par ailleurs venus s’installer
en Pologne dans les années 2000. Certains diraient aujourd’hui
que ce sont des « musulmans terroristes » ! Or il n’y a jamais
eu aucun problème avec la communauté tchétchène. Comme si
les partis politiques avaient oublié tout ça aujourd’hui et tiraient
profit d’une atmosphère xénophobe… Je suis convaincu que si
le gouvernement commençait à mettre en œuvre un programme
d’accueil de réfugiés, ce serait bien perçu par la société.
Pour moi, c’est une question de solidarité européenne. On ne
peut pas laisser certains pays se charger tout seuls de résoudre la
crise des réfugiés en pensant que c’est « leur » problème parce
que les migrants arrivent en Grèce, en Italie, etc. C’est notre
problème ! Quand les Ukrainiens arriveront en Pologne, ce sera
notre problème ou un problème européen ?
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Scandale dans la filiale
camerounaise du groupe
BPCE
PAR FANNY PIGEAUD
LE SAMEDI 8 OCTOBRE 2016
La Bicec, qui se présente comme le
premier réseau bancaire du pays, est
au centre d’une affaire de malversations
qui a conduit plusieurs de ses hauts
responsables en prison. Dans le pays,
beaucoup se demandent comment les
détournements ont pu durer plusieurs
années sans être détectés, dans cette filiale
du Groupe Banque Populaire-Caisse
d’Épargne.
À Douala, capitale économique du
Cameroun, on ne peut pas manquer
le siège de la Banque internationale
du Cameroun pour l’épargne et le
crédit (Bicec), installé dans le quartier
administratif de Bonanjo : l’immeuble
qui l’abrite prend de la place, en
surface comme en hauteur. Normal, la
Bicec, filiale du groupe français Banque
Populaire-Caisse d’Épargne (BPCE), est
le premier réseau bancaire du Cameroun,
selon son site internet. Ce dernier ne
précise pas, cependant, que la Bicec est
aussi au centre d’une vaste affaire de
détournements : plusieurs de ses hauts
responsables ont volé, durant plus de dix
ans, des dizaines de millions d’euros. On
parle d’au moins 75 millions d’euros ainsi
disparus.
La Bicec et le Groupe BPCE sont très peu
diserts sur ce sujet qui a commencé à faire
les gros titres des médias camerounais
début mars 2016, quelques mois seulement
après l’arrivée d’un nouveau directeur
général à la tête de la Bicec. C’est le
quotidien Cameroon Tribune, propriété de
l’État du Cameroun, qui a le premier levé
le lièvre : il a annoncé que le « directeur
de la comptabilité et de la trésorerie de la
Bicec », Samuel Ngando Mbongue, était
suspecté d’avoir détourné trois milliards
de francs CFA (4,7 millions d’euros). Une
« enquête interne est en cours », a dû
avouer dans un communiqué la direction
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de la Bicec, affirmant qu’elle prendrait
« les mesures nécessaires », mais sans
donner plus de détails.
Quelques semaines plus tard, l’histoire
s’est un peu précisée lorsque ont été
annoncés la démission du directeur adjoint
de la banque, Innocent Ondoa Nkou,
68 ans, à ce poste depuis 1997, et
le limogeage de cinq de ses collègues.
Mieux encore : en juin, la Bicec a
déposé une plainte contre X à Douala.
Au même moment, ses actionnaires ont
été informés que le bénéfice de 2015
avait baissé de 63 % par rapport à celui
de l’année précédente, à cause de la
fraude dont avait été victime la banque,
soit seulement 6,9 millions d’euros de
bénéfices. Deux mois plus tard, le 9
août, nouveau rebondissement : Innocent
Ondoa Nkou et Samuel Ngando Mbongue
ont été arrêtés, ainsi que deux patrons
d’entreprises qui ont longtemps travaillé
comme sous-traitantes pour la Bicec. Tous
quatre ont été placés en détention à
New Bell, la prison centrale de Douala.
Ils y sont toujours, accusés de faux,
complicité de faux en écriture privée, abus
de confiance et escroquerie aggravée.
Depuis, la direction de la Bicec refuse
toujours d’en dire plus sur la nature et
l’ampleur des fraudes. À Mediapart, elle
a expliqué : « Nous vous remercions de
votre intérêt concernant les malversations
dont a été victime la Bicec. Comme vous
le savez déjà, une plainte a effectivement
été déposée au tribunal de grande instance
de Douala. Une instruction judiciaire est
en cours et la Bicec ne souhaite pas faire
des commentaires y afférents. » Le Groupe
BPCE, dont le siège est à Paris, ne veut
pas non plus communiquer : « Ce dossier
concerne la Bicec. Comme vous le savez,
une instruction judiciaire est actuellement
en cours par la justice camerounaise. Pour
7
ces raisons, nous ne ferons donc aucun
commentaire », a répondu son service de
communication.
Francois Pérol, président du groupe BPCE, en
visite à la Bicec en septembre 2014 © © Bicec.com
La Bicec précise que, en tant
que filiale du Groupe BPCE, elle
« bénéficie de l’expertise et de la
solidité financière de ce grand groupe
international, tout en conservant son
identité camerounaise : prise de décision
locale, cadres nationaux… » Le Groupe
BPCE est en effet concerné de très près
par le fonctionnement de la Bicec, reprise
en 2000 par le groupe Banque populaire.
Le groupe BPCE en détient aujourd'hui
61,22 % des parts selon le site de la
Bicec (le propre site Internet de la BPCE
parle même de 68,50 %). À ce titre, le
directeur général de la Bicec est toujours
un Français issu de ses rangs, tout comme
plusieurs hauts cadres, dont le secrétaire
général, le directeur central de l’audit
interne et le directeur central finance de
la Bicec. Entre 2003 et 2015, quatre
directeurs généraux français venus du
Groupe BPCE se sont ainsi succédé à
la tête de la filiale camerounaise. Preuve
que la Bicec compte pour le Groupe
BPCE, son PDG, François Pérol, s’est
rendu au Cameroun en septembre 2014
pour une visite de deux jours. Sur le
site Internet de la Bicec, il apparaît en
photos aux côtés d’Ondoa Nkou, par
ailleurs chef traditionnel, maire d’une
commune, Lokoundje, et membre du parti
du président Paul Biya, au pouvoir depuis
1982. Pérol a aussi rencontré le premier
ministre camerounais.
Parmi les autres actionnaires de la Bicec,
notons qu’il y a l’État camerounais
(17,50 % des parts), mais également
l’État français : Proparco, filiale de
l’Agence française de développement
(AFD), possède 7,50 % de la banque.
Proparco a en outre prêté plusieurs fois de
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l’argent à la Bicec : elle lui a fait un crédit
de 40 millions d’euros mi-décembre 2015.
Soit quelques semaines seulement avant la
révélation de l’existence d’un mécanisme
de fraudes au sein de la banque.
Malgré le silence des principaux
concernés, des médias camerounais
ont réussi à obtenir quelques détails
supplémentaires sur ce scandale. Ainsi, on
sait que le système de fraudes a fonctionné
de manière très classique, par le biais
de surfacturations et de dépenses fictives.
Selon le quotidien Mutations, la Bicec, qui
compte 39 agences dans le pays, aurait par
exemple acheté 450 véhicules et 1 000
coffres-forts imaginaires.
D’après un rapport de la Commission
bancaire de l’Afrique centrale (Cobac)
datant de 2016 et cité par
l’hebdomadaire Jeune Afrique, les
détournements se sont étalés de 2003 à
2015 et auraient atteint 50 milliards de
francs CFA, soit 75 millions d’euros. Mais
rien ne dit que les malversations n’ont pas
commencé avant. En outre, « le contrôle
mené en mars 2016 par les cadres de la
Cobac pour évaluer et chiffrer ce scandale
n’a été que sommaire et hâtif : le mal
doit donc être beaucoup plus profond
», explique à Mediapart Pierre Numkam,
un expert financier camerounais qui suit
l'affaire de près.
Image extraite d'un film promotionnel
de la Bicec. © Bicec.com
Dans « le milieu » des affaires de Douala,
on se dit peu surpris par cette histoire
et ses développements. Le train de vie
de certains des mis en cause suscitait
beaucoup de questions depuis longtemps.
Le comptable était par exemple connu
pour le « rythme inouï de ses dépenses
», nombreuses, en faveur d’une église et
de sa chorale, raconte un cadre d’une
entreprise. Un ancien sous-traitant de la
banque affirme de son côté : « Cette affaire
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de détournements était un problème connu
de tous les cadres » de la Bicec. Derrière, il
y a toute « une chaîne de malfaiteurs », dit-
il, mettant en cause au moins un important
responsable politique.
Ce qui étonne, c’est que les faits se
soient produits au sein d’une filiale
d’une multinationale. Les Camerounais
sont habitués depuis 30 ans aux scandales
financiers en tous genres, mais ces derniers
portent le plus souvent sur des fonds
publics. « Quand on connaît le niveau de
contrôle qu’exercent les maisons mères
sur leurs filiales, il est difficile de
croire que de tels agissements aient
pu être dissimulés et encore moins sur
une aussi longue durée », observe le
responsable administratif de la succursale
camerounaise d’une société européenne.
Un cadre d’une grande banque européenne
se montre moins surpris : le suivi des
filiales à l’étranger est « souvent faible
», dit-il. Les audits et certifications des
comptes sont en général le reflet de ce que
les responsables des banques veulent bien
donner aux commissaires aux comptes.
Plusieurs questions restent cependant en
suspens à propos de la Bicec : comment se
fait-il que ses directeurs généraux français
successifs n’aient rien vu d’anormal
pendant aussi longtemps ? Comment peut-
on expliquer que le comité de direction
de la Bicec, qui était composé d'une
vingtaine de membres, dont six Français
du groupe BPCE, n’ait rien remarqué ?
Quid du conseil d’administration, présidé
depuis 1997 par Jean-Baptiste Bokam,
par ailleurs secrétaire d’État à la défense
chargé de la gendarmerie et président du
comité de direction ? Et comment est-il
possible que le Groupe BPCE n’ait rien
décelé non plus ?
Le quotidien Mutations a écrit, fin août : «
On est […] curieux de voir comment le
groupe français [BPCE – ndlr], qui depuis
2000 a régulièrement occupé la direction
générale à travers Jean-Pierre Schiano,
Pascal Rebillard et Pierre Mahé, bien
avant Alain Ripert, l’homme qui a éventé
le réseau, a pu ignorer les détournements
continus à travers des surfacturations qui
crevaient les yeux. »
8
À l’évidence, l’audit interne de la Bicec
n’a pas fonctionné et celui du Groupe
BPCE non plus. Aucun des actionnaires
de la Bicec ne pouvait cependant ignorer
que le Cameroun, qui a été, à la
fin des années 1990, le champion du
monde de la corruption, est un pays est
« à risques » pour les investisseurs et
qu’il faut de très nombreux garde-fous
pour éviter les mauvaises surprises : la
Compagnie française d'assurance pour le
commerce extérieur (Coface) le classe
dans la catégorie des pays où les
risques d’impayés des entreprises sont
« élevés ». Les propriétaires de la
banque savaient aussi forcément que le
passif du Cameroun, dans le domaine
bancaire en particulier, est très mauvais :
les Camerounais se souviennent tous
des faillites en cascade de nombreuses
banques, dans les années 1980, qui
ont ruiné des milliers d’épargnants. Les
causes de ces désastres : une grave crise
économique, une mauvaise gestion, des
crédits complaisants, des prêts accordés
à des entreprises publiques et à des
personnalités politiques qui ne les ont
jamais remboursés. La propre ancêtre de
la Bicec, appelée la Banque internationale
pour le commerce et l’industrie du
Cameroun (Bicic), créée en 1962, a dû être
liquidée le 13 mars 1997 pour toutes ces
raisons. La Bicec a ouvert ses portes quatre
jours après.
Plus récemment, « des signes extérieurs
montraient, et depuis plusieurs années
déjà, que la Bicec ne respectait plus
certaines normes édictées pour assurer
la pérennité des banques et sécuriser les
transactions des clients », selon Pierre
Numkam. Il y a donc eu « défaillance du
contrôle interne de la Bicec, certes, mais
davantage de la Cobac qui est au tout
premier plan responsable de ce qui est
arrivé », estime cet expert financier. Qui
ajoute : « Je suis amené à penser qu’il
y a nécessairement eu des complicités,
actives ou passives, de la maison mère
et du conseil d’administration, car le
déséquilibre persistant de la structure
financière de la banque, qui est allé
s’aggravant d’une année à l’autre et qui
était visible sur la situation mensuelle que
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la Bicec a publié elle-même chaque fin
de mois, exigeait que l’un et l’autre de
ces organes commandent des audits, même
externes à la banque, pour en rechercher
les causes. On aurait forcément éventé ce
scandale beaucoup plus tôt », si cela avait
été fait.
Depuis six ans, un entrepreneur
camerounais, Ibrahim Zakari, a de son
côté envoyé divers courriers, sévères, au
directeur de la Bicec, à l’ambassadeur
de France, au secrétaire d’État à la
gendarmerie et président du conseil
d’administration de la Bicec, Jean-
Baptiste Bokam, pour les alerter de
l’existence de « cadres véreux » qui
pratiquaient le vol au sein de la banque.
Lui-même réclame à cette dernière, via
plusieurs procédures judiciaires et depuis
2009, une créance d’un peu plus de 471
millions de francs CFA (679 000 euros)
qu’elle lui doit. Bien que la Cour suprême
du Cameroun ait ordonné, en mai 2016, à
la Bicec de la lui payer, il n’a toujours rien
reçu.
La principale question que beaucoup
d’observateurs camerounais se posent
aujourd’hui est celle de savoir si l’enquête
en cours s’intéresse aux cadres français
de la Bicec. Plusieurs médias s’interrogent
sur le fait que les personnes
arrêtées jusqu’ici sont exclusivement
camerounaises et soulignent que des
responsables français de la Bicec ont
quitté le pays au cours de ces dernières
semaines : sont-ils partis pour échapper
à la justice camerounaise ? se demandent
certains. « Il est difficile de croire que
de telles sommes aient pu être détournées
durant plusieurs années sans que les
différents patrons de la banque soient au
courant », a pour sa part déclaré un expert
du ministère camerounais des finances cité
par l’Agence France-Presse.
L'outre-mer, enjeu caché de
la primaire de la droite
PAR JULIEN SARTRE
LE SAMEDI 8 OCTOBRE 2016
En 2012, lors de la “guerre Copé-Fillon”,
les voix de l'outre-mer avaient fait la
différence au finish. Presque tous les
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candidats à la primaire de la droite sont
retournés en Polynésie, à Mayotte, à La
Réunion. Avec des thèmes de campagne
aussi sensibles que le droit du sol et les
dégâts du nucléaire, pour convaincre le «
bloc ultramarin ».
Qu'est-ce qui a bien pu pousser Alain
Juppé à abandonner le terrain médiatique
à Nicolas Sarkozy, cet été, entre l'attentat
de Nice et celui de Saint-Étienne-du-
Rouvray ? Pour être contraint de réagir
à l'actualité terroriste par seulement
quelques tweets, il fallait une bonne
raison : l'homme était en Polynésie.
Le doyen des candidats à la « primaire de
la droite et du centre » avait fort à faire ;
alors que son rival enchaînait les sorties
polémiques sur l'islam et la chrétienté,
Alain Juppé créait l’événement politique
dans le Pacifique en s'engageant – dans le
cas où il serait choisi pour être président
de la République – à changer radicalement
les critères d'indemnisation des victimes
des essais nucléaires.
Comme lui, Bruno Le Maire, Nicolas
Sarkozy et François Fillon sont allés
rendre visite à leurs compatriotes et
électeurs potentiels par-delà les océans.
Faute de moyens, Nathalie Kosciusko-
Morizet et Jean-François Copé ne l'ont
pas encore fait, mais s'adressent de
différentes façons aux électeurs qui vivent
loin de la métropole. Ils organisent
notamment des réunions publiques au
sein de la communauté ultramarine de
métropole. Un investissement en temps,
en billets d'avion, en énergie, inversement
proportionnel au nombre d'adhérents que
comptent les fédérations ultramarines :
selon les chiffres du parti, Saint-Pierre-
et-Miquelon, la Guyane, Saint-Martin-et-
Saint-Barthélémy, la Polynésie ou encore
Wallis et Futuna sont les six plus petites de
France.
• Un « bloc de l'outre-mer » à
convaincre
Ensemble, les Ultramarins représentent à
peu près 1,5 million d'électeurs. Ils ont
déjà fait à eux seuls la différence lors d'un
scrutin visant à départager des chefs de
file de droite en 2012, lors de la “guerre
Copé-Fillon”. À l'époque, la bataille pour
9
la présidence de l'UMP s'était jouée à
quelques dizaines de voix. C'est en effet
l'annulation des votes en provenance de
la Polynésie qui avait fait basculer le
scrutin. En cause, le décalage horaire
(douze heures de moins qu'à Paris) et des
résultats du vote par correspondance jugés
suspects. Les conditions d'exercice de la
démocratie sont particulières dans ces
archipels du Pacifique, puisque certaines
îles sont à plusieurs milliers de kilomètres
de la capitale, Papeete.
Au parti, on se souvient très bien de cette
joute électorale envenimée. Logiquement,
la question se pose de nouveau du
vote polynésien et des conditions de son
organisation. « Les sarkozystes voulaient
un vote par correspondance, à l'instar
de ce qui se fait pour les Français
de l'étranger, mais nous avons refusé
tout net, confie un rival de l'ancien
président de la République. Pour éviter
toute contestation intempestive cette fois,
nous ferons en Polynésie et dans le
reste de l'outre-mer exactement comme en
France. Il faut être rigoureux, pas de vote
par correspondance, pas de procuration,
seulement des bulletins et des urnes
scellées. »
Surtout, dans l'esprit des états-majors
parisiens, les Antillais, Réunionnais ou
encore les Guyanais sont considérés
comme un groupe électoral à part,
homogène, davantage comme une
corporation ou un ensemble social que
comme des votants répartis sur trois
océans. « Chaque fois qu'on entend parler
de l'outre-mer dans la politique française,
il s'agit d'une représentation globale,
confirme Bruno Cautrès, chercheur au
CNRS et membre du Cevipof, le centre
de recherches politiques de Sciences-Po.
Cette façon de s'adresser à un bloc lorsque
les politiciens parlent à l'outre-mer est
d'ailleurs assez unique et ne se retrouve
que dans le cas de certains fiefs, comme
Chirac en Corrèze par exemple. C'est
regrettable : l'outre-mer est très divers. »
Il est emblématique que chaque
organisation de campagne des candidats
à la primaire compte un responsable
pour tout l'outre-mer, dont le rôle est
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de centraliser les soutiens des élus mais
aussi de baliser les thèmes à évoquer
ou encore d'organiser les déplacements.
Diane Drouhin occupe cette fonction
pour Bruno Le Maire. Elle a organisé
des voyages électoraux en Polynésie, en
Guyane, en Martinique, en Nouvelle-
Calédonie, en Guadeloupe et à La
Réunion, où son candidat est resté pas
moins d'une semaine. « L'outre-mer, ce
sont des sujets très difficiles, dit-elle. Nous
avons travaillé sur ce qu'il y a de commun
entre ces territoires : la fiscalité adaptée,
l'éducation, l'immigration. Et cela nous
permet aussi de parler aux Ultramarins
qui vivent en métropole, qui sont estimés à
près d'un million. »
L'Île-de-France est en effet parfois
surnommée « le sixième DOM » :
il est vrai que les Ultramarins qui
vivent en métropole y sont concentrés
et représentent un enjeu électoral
considérable. Également réputés par les
équipes de campagne pour être sensibles
surtout aux thèmes politiques de leur
région d'origine, ils forment un groupe très
courtisé à chaque élection francilienne ou
nationale. Chaque candidat leur parle de
chez eux dans le Pacifique, l'Atlantique ou
l'océan Indien, précisément parce que les
sujets porteurs de là-bas ne sont pas les
mêmes que dans l'Hexagone.
• Droit du sol et nucléaire
À la façon d'Alain Juppé, chaque
candidat en campagne évoque des thèmes
méconnus dans l'Hexagone lors de ses
déplacements. « La réforme en urgence
du droit du sol est une demande des
Mahorais, explique par exemple Samia
Badat-Karam, soutien de Nicolas Sarkozy
et vice-présidente du comité outre-mer
des Républicains. Le système est à bout
de souffle, on ne peut pas qualifier
nos propositions d'extrêmes, cela fait
des années que des leaders de droite
mentionnent cette possibilité. »
La radicalité du discours autour des
flux migratoires que subit Mayotte en
provenance du reste de l'archipel des
Comores est emblématique. Tous les
candidats à la primaire de la droite ont
élaboré une position précise sur cette
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question et communiquent abondamment
sur le sujet, sensible dans l'électorat
ultramarin. « Celui qui propose de
supprimer le droit du sol est celui qui
a donné à ce territoire le statut de
département », tient à rappeler Jérôme
Grand d'Esnon, directeur de campagne
de Bruno Le Maire, en écho à l'une des
récentes propositions de Sarkozy. « C'est
une absurdité : le problème n'est pas là,
il faut plutôt renforcer le contrôle aux
frontières. »
Dans ce même souci de différenciation par
rapport aux propositions chocs de Nicolas
Sarkozy, Dominique Perben, référent
outre-mer d'Alain Juppé et ancien ministre
de l'outre-mer, estime qu'« à Mayotte
le principal axe de travail doit être la
cohésion sociale et républicaine ». Sans
aller jusqu'à supprimer le droit du sol,
Alain Juppé propose tout de même de
« modifier la loi [sur cette île – ndlr] en
exigeant que pour obtenir la nationalité
française au moins l'un des deux parents
soit en situation régulière ».
L'avenir statutaire des collectivités
françaises du Pacifique est également
un sujet clivant dans la campagne.
« En Nouvelle-Calédonie, qui vote très à
droite, le discours patriotique passe très
bien », veut croire Samia Badat-Karam.
Le contexte est celui du référendum
d'autodétermination qui doit se tenir sur
le Caillou d'ici à l'année 2018. Là encore,
les autres candidats à la primaire tâchent
de se distinguer de Nicolas Sarkozy. « Sur
les sujets économiques, tous les candidats
ont à peu près les mêmes positions et les
mêmes propositions, ils cherchent donc à
se différencier sur des sujets identitaires
et personnels », resitue le chercheur Bruno
Cautrès.
• Le meilleur atout de Juppé : Chirac
Qui ira voter à la primaire de la
droite les 20 et 27 novembre ? La
participation se limitera-t-elle au cercle
des adhérents, voire des sympathisants du
parti Les Républicains, ou rassemblera-
t-elle un public beaucoup plus large ?
Cette question – cruciale à l'échelle de
l'Hexagone – éclaire bien les rapports de
force et les spécificités de l'outre-mer.
10
Une bonne partie des élus et de l'appareil
politique de droite y soutient actuellement
Nicolas Sarkozy. Ainsi du ralliement à sa
candidature (aussi récent qu'imprévisible)
du président du conseil régional de La
Réunion Didier Robert, jusqu'ici fidèle
relais de François Fillon. Aux Antilles, il
en est de même : le personnel politique
de droite est rangé en majorité derrière
l'ancien président de la République.
Bien que François Fillon, après plusieurs
déplacements dans les DOM, puisse
revendiquer quelques attaches locales,
Alain Juppé est le seul qui soutienne
la comparaison. « Notre candidat est
l'héritier de Jacques Chirac, il le dit
souvent et ça marche : les gens le
perçoivent comme ça ! » se félicite
Dominique Perben, référent pour l'outre-
mer de l'édile de Bordeaux.
Même après un quinquennat de gauche,
la figure de Jacques Chirac reste très
populaire outre-mer. Responsable de la
reprise des essais nucléaires en Polynésie,
vu comme l'inspirateur des lois de
défiscalisation et d'un rattrapage social
avec la métropole, il a lui aussi effectué
d'innombrables déplacements ultramarins.
L'inaltérable popularité de son mentor
pourrait donc jouer en faveur d'Alain
Juppé, en cas de mobilisation populaire
autour de la primaire de droite. Un schéma
finalement pas si éloigné de celui de
la métropole, bien qu'avec des ressorts
différents.
La candidature de Nicolas
Sarkozy inquiète... les
services de renseignement
PAR MATTHIEU SUC ET ELLEN SALVI
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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LE VENDREDI 7 OCTOBRE 2016
Nicolas Sarkozy, le 6 septembre 2016. © Reuters
Que ce soit à la DGSI, ce « FBI à
la française » qu’il a créé, ou dans
les autres services de renseignement, les
espions craignent de voir Nicolas Sarkozy
redevenir président de la République. Ils
lui reprochent son action passée, comme
la suppression des Renseignements
généraux. Surtout, son programme et
son comportement les inquiètent dans la
perspective de la lutte contre le terrorisme.
Le scénario s’est répété. À l'identique. À
la rentrée, nous rencontrions des officiers
des différents services de renseignement
pour faire le point sur divers dossiers en
cours, pour parler des attentats déjoués,
ceux qui n’ont pas été évités. Et puis,
rendus sur le pas de la porte, sur le point
de se séparer, la conversation file. La
présidentielle de 2017 est évoquée. Un
nom revient. Toujours le même. Celui dont
on ne veut pas. Une fois, deux fois, trois
fois.
Alors nous avons fini par nous dire que
nous tenions là un sujet. Nous sommes
retournés voir nos interlocuteurs. Nous
en avons interrogé d’autres. Sans leur
annoncer le but de l’entretien, pour mieux
vérifier la tendance. Quel que soit le
service, quelles que soient les opinions
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politiques, toujours le même résultat : les
officiers de renseignement craignent le
retour de Nicolas Sarkozy.
Nicolas Sarkozy, le 6 septembre 2016. © Reuters
C’est à la Direction générale de la sécurité
intérieure (DGSI, l’ex-DCRI), ce fameux
« FBI à la française » créé par l’ex-chef de
l’État, que l’opposition est la plus forte. «
Je n’ai pas entendu un seul commentaire
favorable à Sarko dans ma boutique,
confie un gradé. À l’heure actuelle règne
même le “tout sauf Sarkozy”. On s’en
fiche un peu de qui sera élu du moment
que ce n’est pas lui. » Sans préciser ce
que lui-même fera, un second officier –
a priori, ne connaissant pas le premier
– confirme : « Beaucoup d’entre nous
sont prêts à payer deux euros [le prix de
la participation à la primaire novembre –
ndlr] pour être sûrs de le sortir. Ce sera un
vote par dépit mais l’essentiel, c’est tout
sauf lui. »
Pourquoi ? « Tout nous fait peur chez lui...
», résume, lapidaire, le premier agent. «
On a été échaudés, complète une collègue
de la Direction du renseignement de la
préfecture de police (DRPP). On l’a eu
comme ministre, comme président, il nous
a fait beaucoup de promesses. Et au final,
il nous a tellement fait de mal... »
Tous adressent le même reproche : sa
réforme du renseignement réalisée en
2008. Le péché originel – à les entendre
– des ratés actuels dans la lutte contre
le terrorisme. Cette année-là, Nicolas
Sarkozy, qui les vouait aux gémonies,
tua les Renseignements généraux (RG)
pour dissoudre l’essentiel de leurs effectifs
dans sa DCRI naissante, pas encore
devenue DGSI. Le reliquat fut reversé
dans une entité créée pour l’occasion
et sans réels moyens, la Sous-Direction
de l’information générale (SDIG). Durant
11
quatre ans, les dinosaures des RG ont
eu l’impression d’être méprisés par le
pouvoir alors en place.
La SDIG était le parent très pauvre
de la communauté du renseignement,
au rang de laquelle elle ne figurait
d’ailleurs même pas officiellement. « Nous
travaillons avec des bouts de ficelle, du
sang et des larmes », confiait l’un de ses
représentants aux députés Jean-Jacques
Urvoas et Patrice Verchère, dans le rapport
qu’ils consacrèrent en 2013 à l’évaluation
du cadre juridique applicable aux services
de renseignement.
Siège de la DGSI, à Levallois-
Perret (Hauts-de-Seine). © Reuters
À la décharge de l’ancien président, en
2008, seul le Syndicat des cadres de la
sécurité intérieure (SCSI) s’était opposé
à sa réforme. Sinon, tout le monde
applaudissait des deux mains ce qui devait
conduire à la fin de la guerre des polices
entre la DST et les RG. Mais cette réforme
a été faite à toute allure – annoncée en
septembre 2007, elle se concrétisait dix
mois plus tard – et sans concertation. Des
implantations locales furent fermées à la
va-vite et le maillage territorial, assuré par
les RG, balayé d’un revers de la main.
« 2008 a été une année noire dont on
ne s’est pas encore relevé, se souvient
l’officier de la DRPP. On a cru qu’on
allait fermer [les renseignements généraux
de Paris étaient distincts des RG au plan
national, ils ont été transformés in extremis
en DRPP – ndlr], on commençait à faire
nos cartons. On a dû vider nos casiers,
détruire nos archives… À cette occasion,
on a perdu des masses de renseignements,
de savoir-faire. Depuis on rame… »« Il
nous a broyés », se souvient, amer, un
ancien RG, travaillant lui dans la grande
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couronne, qui ne décolère pas depuis huit
ans et regrette le lustre de son service
d’antan.
Plus étonnant même : ceux présentés
comme les gagnants de la réforme de 2008,
les anciens de la DST, à la tête aujourd’hui
de la DGSI, regrettent la disparition des
rivaux des RG. « On reproche à Sarkozy
la perte de 60 % de notre capacité de
renseignement dans les banlieues [le rôle
dévolu auparavant aux Renseignements
généraux – ndlr], condense un de ces
vétérans de la DST. En gros, tout ce
qui nous manque aujourd’hui, toutes ces
failles que les médias pointent après
chaque attentat, cela vient de là ! »
Et n’allez pas rappeler aux agents du
renseignement intérieur que leur service,
c’est à Nicolas Sarkozy qu’ils le doivent.
« Son bébé, la DGSI ? Le bébé est mal
en point, s’époumone l’un des officiers
précités. La baisse des effectifs dans le
renseignement, c’est lui. Il a bousillé
notre outil. Depuis Charlie Hebdo, certes
le ministère de l’intérieur réembauche,
complète les effectifs, mais cela prend du
temps pour former les gens. Un jeune qui
arrive ne remplace jamais un ancien. »
À propos de cette réforme de 2008, même
Alliance, syndicat des gardiens de la
paix, ancré à droite et réputé proche des
sarkozystes, avait dressé dans un rapport
datant du printemps 2015 le constat que
« la volonté d’une plus grande lisibilité
du renseignement sur le territoire français
est à l’évidence un flop ». Ce n’est
pas le moindre des paradoxes que de
voir Alliance critiquer implicitement une
réforme portée par leur champion. « La
réforme était utile, avait tenté de pondérer
Jean-Claude Delage, le secrétaire général
d’Alliance alors interrogé par un des
auteurs. Mais la réalité, c’est que les
dysfonctionnements demeurent. Rien n’a
été fait depuis. »
Toujours est-il qu’au sein de la DGSI,
le constat est implacable. « Pour nous,
Sarko, c’est du passé », assure l’un. «
Ce serait un bond en arrière », considère
un autre qui craint qu’une victoire du
candidat Sarkozy à la présidentielle « ne
ramène les mêmes patrons de la police que
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ceux qui nous ont conduits à la situation
actuelle ». En disant cela, il ne vise pas
Bernard Squarcini, le premier directeur du
renseignement intérieur. S’il a quelques
ennemis au sein du service qu’il a dirigé,
celui qu’un livre avait présenté comme
L'Espion du président (Christophe Labbé,
Didier Hassoux et Olivia Recasens, Éd.
Robert Laffont, 2012) jouit encore d’une
réputation d’excellent professionnel (les
entretiens ont été réalisés avant sa mise
en examen pour « trafic d’influence »,
« violation du secret de l’enquête »,
« compromission » ou encore « entrave
aux investigations »).
« Sarkozy méprise les règles de
droit »
Hormis Squarcini, la perspective de voir
revenir les autres « grands flics » de
la Sarkozie qui occupaient les premiers
rôles lors de son mandat et se sont
reconvertis dans le privé en attendant
le retour de leur poulain n’enchante
guère ceux qui traquent les islamistes
radicaux sur le terrain. Sans compter les
hommes politiques qui se poussent du col
dans l’entourage de l’ancien président, en
lorgnant sur la place Beauvau. « Parfois,
à la machine à café, pour se faire peur
on se dit qu’on aura Christian Estrosi ou
Éric Ciotti comme ministre de l’intérieur
», plaisante à moitié un analyste de la
DGSI.
Éric Ciotti, Christian Estrosi et Nicolas
Sarkozy, le 15 juillet, à Nice. © Reuters
Surtout les propositions, comme les
commentaires du candidat Sarkozy et de
son entourage, sur les sujets touchant
de près ou de loin à la lutte contre le
terrorisme sont loin de les rassurer. Tout
comme le procureur de la République
François Molins qui, dans un entretien
au Monde début septembre, avait brocardé
le placement en rétention des personnes
12
fichées S préconisé par l’ancien président
– « C’est absolument impossible. Il ne
peut y avoir de détention préventive en
dehors d’une procédure pénale. […] On
ne peut pas détenir quelqu’un avant qu’il
ait commis une infraction », avait rappelé
le magistrat –, les hommes et les femmes
qui travaillent dans les services ne veulent
pas entendre parler de détention pour les
10 000 fichés S en raison de leurs liens
présumés avec la mouvance islamiste.
« En disant cela, Sarkozy méprise les
règles de droit », s’énerve l’enquêtrice
de la DRPP. « C’est contre-productif,
estime un agent de la DGSI. Proposer
d’interner les fichés S, c’est méconnaître
profondément la nature de ces fiches : un
signal d’alerte qui nous permet d’obtenir
des renseignements en amont. Enfermer
les fichés S ne nous aidera pas à empêcher
des attentats, bien au contraire. » Cet été,
la polémique sur le burkini, alimentée par
des soutiens sarkozystes, les a également
fait bouillir. « On perd notre temps avec
ça, continue le dernier agent cité. Entre
nous, on se dit que ça va encore donner
du grain à moudre à la propagande
djihadiste, ils vont s’en servir pour dire
que c’est bien la preuve que notre société
rejette les musulmans. C’est d’autant plus
bête que les islamistes sont eux-mêmes
contre le burkini… »
Des positions contre-productives, ou
inutilement polémiques, qui rappellent
de mauvais souvenirs à certains gradés.
À l’image de ces réunions à la DCRI
durant lesquelles les meilleurs analystes
exposaient le problème rencontré et
la solution qui leur semblait la plus
appropriée, tandis que Bernard Squarcini
les écoutait en dodelinant de la tête. À la
fin de l’exposé, le patron du renseignement
intérieur prenait la parole. « Oui, d’accord,
mais IL m’a appelé, expliquait-il à ses
hommes en pointant son index vers le ciel.
IL ne veut pas que l’on procède comme ça.
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
Donc, on va faire comme IL le souhaite. »
Les solutions alors adoptées étaient loin de
faire l’unanimité au sein de l’équipe.
Bernard Squarcini © Reuters
Interrogé sur le manque de soutien de la
communauté du renseignement, le député
Éric Ciotti, souvent présenté comme le
“Monsieur sécurité” du candidat Sarkozy,
élude en usant de détours alambiqués.
« Ce qui ressort de nos rares contacts
avec les services : personne ne semble
se préoccuper vraiment de la primaire,
dit-il. Globalement, ils sont agacés de ce
qu’ils entendent, mais pas plus que ça.
Le monde du renseignement est divers,
il évolue comme le débat. Ils sont par
exemple conscients que la question des
fiches S ne peut pas rester comme avant. »
Les autres candidats à la primaire de la
droite et du centre indiffèrent plutôt les
officiers de renseignement, sans susciter la
même répulsion que le candidat Sarkozy.
Certains à la DGSI ont même noté
avec satisfaction que François Fillon,
qui n’avait jusqu’alors jamais témoigné
d’un intérêt particulier pour les questions
de sécurité, s’était prononcé à plusieurs
reprises ces derniers mois pour le
rattachement de leur service à la Direction
générale de la police nationale, dont l’avait
sorti la réforme du renseignement intérieur
de Manuel Valls en 2014.
Cela n’a l’air de rien, une tambouille
administrative de plus ; sauf que les
agents de la DGSI sont, pour beaucoup,
attachés à leur statut de policiers et se
montrent réticents à toute idée d’ouverture
vers le monde extérieur et notamment
les universitaires, alors que dans leur
rapport d’analyse sur l’affaire Merah, en
date du 19 octobre 2012, l’inspecteur
général Jérôme Léonnet et le contrôleur
général Guy Desprats préconisaient « la
participation d’experts extérieurs [qui]
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peut permettre une appréciation plus fine
» de l’évaluation de la radicalisation des
individus.
Dans une réponse au rapport sur les
moyens des services de renseignement du
sénateur LR Philippe Dominati, rendu le
7 octobre 2015, la DGSI expliquait que
les effectifs des analystes issus du monde
universitaire et les techniciens ingénieurs
avaient été limités au maximum à 15 % des
effectifs totaux du service. Et ce afin de
« garantir l’identité policière du service ».
Dans ce contexte, les propos de François
Fillon résonnent agréablement aux oreilles
des espions.
« Les politiques posent des
questions, mais n’écoutent pas
nos réponses »
Parmi tous les candidats à la primaire
de la droite et du centre, celui qui
recueille le plus de suffrages au sein de
la communauté du renseignement est sans
conteste le favori des sondages. Alain
Juppé les séduit par la stature d’homme
d’État qu’ils lui prêtent, mais surtout par
le pedigree de son équipe sur ces questions
de contre-terrorisme. Malgré les rivalités
récurrentes qui les opposent, certains
au renseignement intérieur (DGSI) sont
rassurés de constater que le candidat
Juppé a su s’entourer d’anciens du
renseignement extérieur (DGSE). Au
premier rang desquels Arnaud Danjean,
député européen LR, mais surtout ex-
spécialiste des Balkans à la DGSE, où il a
officié durant dix ans.
L’élu a rejoint l’équipe de campagne
de Juppé en janvier 2015. Il y côtoie
notamment Philippe Hayez, qui anime
pour sa part un groupe de travail sur
les questions de défense. Actuellement
conseiller à la Cour des comptes, cet
homme discret a occupé le poste de
directeur adjoint du Renseignement à
la DGSE au début des années 2000.
À la DRPP, certains parlent également
d’officiers du service, et d’autres de la
DGSI, qui alimenteraient en notes l’équipe
du maire de Bordeaux. Nous n’avons pu
identifier ces agents, ni quantifier leur
nombre. Rencontré mi-septembre, Arnaud
13
Danjean se veut modeste, mais constate :
« C’est vrai, nous avons des offres de
service. Alain Juppé suscite une certaine
sympathie. Sa sobriété convient mieux
dans l’univers feutré du renseignement. »
Alain Juppé et Arnaud Danjean, le 29
juillet, à Paris. © Twitter/@ArnaudDanjean
L’équipe “AJ pour la France” ne ménage
pas ses efforts. À la fois officier de
renseignement au service départemental
des renseignements territoriaux des
Yvelines et secrétaire général de
la fédération CGT-Police, Alexandre
Langlois constate que « son staff a déjà
invité l’ensemble des syndicats de police
». Ce qui se remarque d’autant plus, à
l’heure de la défiance généralisée vis-à-vis
de la politique dans laquelle baignent les
services de renseignement. « Est-ce que les
candidats de droite comme de gauche nous
font rêver ? Non », considère un agent de la
DGSI qui refuse de développer davantage.
« Aucun d’entre eux n’est capable de dire
au moins la vérité sur la vague d’attentats,
déplore un de ses collègues. C’est-à-dire
que c’est un échec. En tout cas, pour nous,
ça l’est. »
Un troisième dénonce la force d’inertie
du monde politique : « Certains d’entre
nous sont contents que notre maison, la
DGSI, se fasse critiquer dans la presse.
Nous venons d’encaisser plusieurs échecs
de suite, c’est une réalité. On lit les
articles de Mediapart [sic] et personne ne
morfle. Rien ne bouge. Les politiques sont
incapables de tirer les conséquences de
ces drames. » L’enquêtrice de la DRPP
recommande aux candidats « qu’ils se
posent, qu’ils réfléchissent, ils sont trop
déconnectés de notre réalité ».
« Quand nos chefs continuent de leur
dire que tout va bien, ils les croient.
Aucun homme politique n’a pris la mesure
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du problème djihadiste. À part apeurer
la population et créer des scissions
dans la société, aucun ne formule de
proposition. Ah si, nous armer de lance-
roquettes... », ajoute-t-elle. Allusion aux
propos du député LR Henri Guaino, ancien
conseiller spécial de Nicolas Sarkozy
qui, au lendemain de l’attentat de Nice,
avait préconisé de munir chaque policier
d’un bazooka afin d’arrêter le prochain
terroriste projetant un poids lourd sur une
foule…
Dans ce contexte de fortes tensions
induites au sein de la société par les
attentats, c’est encore une fois l’ex-chef
de l’État que les espions redoutent le
plus. « Lorsqu’il était au pouvoir, Nicolas
Sarkozy a monté la population contre
nous. Il est trop clivant, surtout dans
la période actuelle. Alors arrêtons le
feuilleton, arrêtons cette surenchère »,
conclut l’officier de la DRPP. Maigre lot
de consolation pour l’ancien président :
la gauche n’est pas épargnée, elle non
plus. Certains critiquent la personnalité
du ministre de l’intérieur. « Bernard
Cazeneuve donne une image lisse à la
télé, martèle qu’il est respectueux du droit.
Si les gens le voyaient en réunion avec
nous… il pique des colères noires »,
assure un témoin de ces emportements
ministériels.
Beaucoup se disent aussi déçus par
Jean-Jacques Urvoas. L’actuel garde des
Sceaux est sans doute l’homme politique
connaissant le mieux la police et le
renseignement intérieur. Même s’il n’aura
en définitive jamais été en poste à Beauvau
durant le quinquennat de François
Hollande, les policiers reprochent les
lenteurs du gouvernement Valls à celui
qui, longtemps au parti socialiste, a été leur
seul interlocuteur. « Aucun candidat ne
semble relever le niveau et être en mesure
d’appréhender le terrorisme actuel que
l'on associe à une pensée unique, avec
beaucoup de clichés, d'amalgames et que
personne ne comprend vraiment », déplore
Philippe Capon, secrétaire général de
l’Unsa-Police.
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À la fois ancien des services et homme
politique, Arnaud Danjean avoue : «
La fonction renseignement reste un
objet non identifié. Aujourd’hui, les
hommes politiques s’y intéressent mais
de manière superficielle. Les services
vivent mal d’être incompris par la classe
politique, ils en ont ras-le-bol d’être
instrumentalisés par le gouvernement
comme par l’opposition dans des débats
à courte vue. » Un officier de la DGSI
regrette : « Les hommes politiques posent
des questions, mais n’écoutent pas nos
réponses... »
En début d’année, on nous avait raconté
la visite d’une délégation parlementaire à
Levallois-Perret, le siège de la DGSI. Les
élus se font ouvrir les portes de la cellule
Allât, du nom de la divinité préislamique
et qui réunit tous les principaux services
de renseignement français dans une même
salle afin de traiter en temps réel les
alertes liées au djihad. Un exposé est fait
sur les récents attentats du 13-Novembre.
Est évoqué Abdelhamid Abaaoud, le
coordinateur présumé des commandos qui
avait trouvé la mort lors de l’assaut
du RAID à Saint-Denis. À l’issue de
l’exposé, un député supposé être au fait des
questions de renseignement demande : «
Et maintenant, est-ce que vous savez où il
se trouve cet Abaaoud ? »
Boite noire
L’idée de ce sujet est née fin août.
Les entretiens ont tous été menés avant
que Mediapart ne dévoile de nouveaux
éléments dans le cadre de l’affaire de
financement de la campagne 2007 du
candidat Sarkozy par la Libye, avant que
Patrick Buisson ne sorte un livre mettant
en cause celui qu’il conseillait, avant que
d’anciens proches de Nicolas Sarkozy ne
brisent l’omerta dans les médias.
Les questions posées aux officiers de
renseignement n’ont porté que sur ce
qu’ils pensaient des différents candidats à
la présidentielle à propos des questions de
lutte contre le terrorisme, leurs opinions
politiques, de manière générale, ne nous
intéressaient pas.
14
Une dizaine d’officiers de renseignement
ont été interrogés. Les témoignages
recueillis ne se veulent pas exhaustifs.
Une dizaine d’individus ne brosse pas
l’exact reflet d’une communauté du
renseignement qui compte, côté Beauvau,
plus de 6 300 membres. Cependant
la similitude des témoignages, les
arguments récurrents venant de policiers
ne se connaissant pas et travaillant
dans différents services de renseignement
permettent de dessiner une tendance très
nette à l’encontre de Nicolas Sarkozy.
Notre-Dame-des-Landes:
des milliers de personnes
attendues sur la ZAD
PAR JADE LINDGAARD
LE SAMEDI 8 OCTOBRE 2016
Manifestation contre l'aéroport de Notre-
Dame-des-Landes sur une autoroute à 4
voies, 27 février 2016 (Isabelle Rimbert)
Les opposants à la construction de
l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes
maintiennent le bras-de-fer avec le
gouvernement. Un rassemblement de
grande ampleur est prévu samedi sur la
ZAD. La CGT de Vinci, concessionnaire
du projet, y participe et appelle ses
syndiqués à exercer leur droit de retrait
pour empêcher le chantier. Le mouvement
se développe en rupture avec les partis
politiques.
Des milliers de personnes, voire des
dizaines de milliers, sont attendues sur
la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ce
week-end pour « empêcher l’aéroport »
et protéger la zone contre l’intervention
des gendarmes mobiles. Pourtant, la
préfecture de Loire-Atlantique n’envisage
pas d’interdire la manifestation. Alors que
l’état d’urgence est toujours déclaré, cette
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décision illustre le rapport de force que le
mouvement contre le projet d’aéroport du
Grand Ouest réussit à maintenir avec les
pouvoirs publics.
Malgré le vote à 55 % en faveur de
la nouvelle aérogare, les opposants n’ont
pas baissé la garde et s’organisent pour
résister en cas d’évacuation de la zone
de 1 650 hectares, dans le bocage de la
périphérie nantaise, où vivent 200 à 300
occupants. À plusieurs reprises, Manuel
Valls a fait savoir qu’il souhaitait vider
la ZAD de ses habitants en octobre.
Mais avec l’imminence de l’évacuation
des campements de réfugiés à Calais et
aux alentours, le respect de cette échéance
er
semble improbable. Le 1 novembre, le
début de la trêve hivernale rend délicate la
perspective d’une évacuation des paysans
historiques, de leurs familles et de leur
cheptel. En l’absence d’information et
dans une défiance maximale envers les
institutions, un réseau de veille s’est
mis en place pour flairer la moindre
amorce de travaux ou l’envoi de troupes.
Des tracteurs sont prêts à partir en
action de protestation au premier coup
de pioche. « La consultation ne change
rien au fond du dossier, explique Vincent
Delabouglise, porte-parole de COPAINS,
un collectif de paysans anti-aéroport :
« La déclaration d’utilité publique de 2008
s’est faite sur des données fausses. Notre
rôle de paysan est d’agir en lanceurs
d’alerte. »
Manifestation contre l'aéroport de Notre-
Dame-des-Landes sur une autoroute à 4
voies, 27 février 2016 (Isabelle Rimbert)
En appelant leurs soutiens à converger sur
la ZAD dès 10 heures du matin samedi 8
octobre pour un « manifestival » mêlant
prises de parole, ateliers de construction
et concerts, « nous voulons placer la
zone sous la protection de la population
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», explique Geneviève Coiffard, une
militante locale. « Que résonne le chant
de nos bâtons. Être audibles pour créer
une hésitation avant qu’ils ne lancent
une agression contre la ZAD. » Chaque
participant est appelé à venir muni d’un
bâton, « outil d’accompagnement de
toute notre vie d’homme. Le bâton du
voyageur, du colporteur, du pèlerin, qui
sert à la protection des troupeaux et des
dunes », ajoute la militante. C’est aussi
une référence à la lutte pour le plateau du
Larzac, référence historique précieuse aux
yeux d’une partie du mouvement puisque
la lutte des années 1970 s’est achevée par
une victoire. Ce week-end, un hangar – et
peut-être plusieurs – devrait être construit
pour servir d’abri en cas d’expulsion.
Le rassemblement affiche un objectif
opérationnel qui dit la détermination de ses
organisateurs. « Plus le temps avance, plus
les gens se mobilisent », déclare Camille,
un habitant de la ZAD. Pour Attac, Annick
Coupé explique : « Le gouvernement doit
mesurer que s’il veut expulser la ZAD,
il prend le risque de focaliser sur une
question qui pourrait voir beaucoup de
convergence après la mobilisation sociale
du printemps contre la loi sur le travail et
son monde. Des liens se sont tissés avec
Notre-Dame-des-Landes. »
Ce n’est pas qu’un vœu pieux. Le collectif
national des syndicats CGT du groupe
Vinci, première organisation syndicale
au sein du groupe de BTP, appelle
les salariés à faire valoir leur droit de
retrait s’ils sont affectés à des travaux
en lien avec l’aéroport – et donne le
même conseil concernant le mur de Calais
et la destruction de « la jungle », ou
encore le grand contournement routier
ouest de Strasbourg, jugé inutile. Raison
invoquée : danger grave et imminent
lié aux risques d’affrontement avec les
opposants. Mais c’est aussi un message
politique, l’affirmation du rejet de ces
projets. En mars, le syndicat expliquait
dans un communiqué : « Nous ne sommes
ni des mercenaires, ni des esclaves :
nous ne voulons pas travailler dans un
climat de guerre civile, mais dans les
meilleures conditions, avec des droits
et des garanties collectives », conclut
15
la CGT Vinci, qui ajoute souhaiter
œuvrer à des « projets dont nous
puissions être fiers pour leur utilité sociale
et sociétale ». À l’inverse, l’aéroport
de Notre-Dame-des-Landes provient de
« rêves mégalomaniaques périmés ».
Conférence de presse d'opposants à
l'aéroport, Paris, 5 octobre 2016 (JL).
La CGT Vinci doit participer au
rassemblement du 8 octobre sur la ZAD
et réclame dans son journal trimestriel,
L’Écho des salariés de Vinci, « qu’il
ne soit procédé à aucune expulsion ni
expropriation sur le site » et « qu’il
soit mis un terme à toutes les opérations
d’intimidation et de stigmatisation des
habitants de la ZAD, auxquels nous
réaffirmons notre solidarité ». Pour
Francis Lemasson, délégué CGT de Vinci,
« ce genre de projet ne peut que dégrader
les conditions d’emploi et de salaire ».
Une procédure de discussion collective sur
le sujet de Notre-Dame-des-Landes a été
lancée au niveau confédéral du syndicat
et « les lignes commencent à bouger »,
ajoute-t-il.
Sur la plateforme de l’actuel aéroport
nantais, la CGT AGO milite elle aussi
contre le projet de Notre-Dame-des-
Landes qui va délocaliser les emplois au
nord de la Loire alors que la plupart
des salariés habitent au sud. Ses militants
ont organisé plusieurs actions de blocage
contre la loi sur le travail avec des
habitants de la ZAD. Aucun employé du
site, exploité par Vinci dans le cadre du
contrat de concession de Notre-Dame-
des-Landes, qu’il dépende directement du
groupe ou de l’un de ses prestataires,
n’a été consulté sur le projet de nouvelle
aérogare. « Le temps qui dure avant
l’expulsion est mobilisateur », décrit
Vincent Delabouglise, de COPAINS, qui
raconte être contacté par de « nouveaux
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militants » : « Ce sont des personnes
qui se sont intéressées au sujet à cause
de la consultation. Elles ont voté non et
demandent comment continuer à militer.
Le temps qui nous est donné avant
l’intervention est mobilisateur. » Près
de 400 personnes ont réservé une place
en bus au départ de Paris vendredi
soir. Des dizaines de points de départ
de covoiturage s’organisent dans des
départements parfois très éloignés de
la ZAD. Une pétition lancée par les
naturalistes en lutte pour exiger du
préfet le respect de la loi pour les quatre
espèces protégées qu’ils ont découvertes
sur la ZAD avait recueilli près de 4 000
signatures le 6 octobre au matin – dont
celle de Nicolas Hulot, qui continue ainsi
à discrètement soutenir le mouvement.
« Face à une classe politique
infantile »
Sénateur EELV de Loire-Atlantique,
Ronan Dantec est l’un de ceux qui
ont soufflé à François Hollande l’idée
d’une consultation citoyenne sur le projet
d’aéroport. « Ils ont raté la consultation,
regrette-t-il, mais en aucun cas la
consultation ne les affranchit de respecter
la loi. » Deux échéances juridiques sont
couvées du regard par les opposants :
le précontentieux avec l’Europe, qui a
demandé à la France une nouvelle étude
d’impact et prévenu que si les travaux
démarraient avant, l’infraction avec le
droit européen serait constituée (voir plus
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.16/79
de détails ici). Et les recours devant la
cour d’appel contre les arrêtés au titre de
la loi sur l’eau et les espèces protégées,
autorisant la destruction de la zone humide
de la ZAD (voir ici). « Évacuer la
ZAD de NDDL sans attendre l’issue des
recours serait une faute politique, puisque
Hollande s’était engagé là-dessus »,
affirme Ronan Dantec. « Attendre ces
deux recours ne coûte rien. Respecter
la demande de l’Europe ne fait pas se
déjuger le gouvernement. Le trafic de
l’actuel aéroport n’a pas explosé, il n’y
a aucune urgence. » À trois semaines
du deuxième anniversaire de la mort de
Rémi Fraisse, ce jeune écologiste tué par
un gendarme lors d’un rassemblement
contre le barrage de Sivens, il ajoute :
« C’est difficile de refaire Sivens,
où l’on a aujourd’hui un terrain à
moitié démoli, alors que le tribunal a
statué que le projet de barrage n’était
juridiquement pas conforme. Revenir dans
une même situation à Notre-Dame-des-
Landes serait terrible. Le coût politique
serait extrêmement important. »
En pleine campagne primaire à gauche,
le silence de la classe politique sur le
sujet est frappant. Pour un Nicolas Sarkozy
qui appelle à « libérer » la ZAD de
ses occupants, impossible d’obtenir une
réaction d’Arnaud Montebourg ou de
Benoît Hamon (« Je ne suis pas sûr qu’il
ait une position sur l’évacuation de la
ZAD », se contente de nous répondre
son directeur de campagne). Présent à
Nantes fin septembre pour le congrès
des HLM, Manuel Valls n’en a pas
dit un mot. Seule Ségolène Royal, hors
course pour la présidentielle, continue
de critiquer le projet d’aéroport. Autre
ministre du gouvernement opposée au
chantier, Emmanuelle Cosse fait savoir
son opposition, mais sans l’exprimer
publiquement.
Au-delà de la discipline gouvernementale,
ce désintérêt manifeste l’incompréhension
de la gauche partidaire, à l’exception
d’EELV et du PG, pour le mouvement
contre l’aéroport – le comité national
exécutif du PCF est quant à lui favorable
à la construction d’un aéroport à Notre-
Dame-des-Landes. Cette mobilisation
16
échappe aux repères traditionnels du débat
politique en France : un sujet local
et technique au départ, un mouvement
désobéissant qui conteste le légalisme
de la définition de l’intérêt général,
un imaginaire libertaire et rural autant
inspiré par la Commune de 1871 que
de la défense des « communs », née
dans les années 2000. Et des alliances
politiques inédites : des habitants de la
ZAD, marqués par les idées anarchistes,
opposés aux technologies et critiques
du salariat, montent des actions avec
des militants de la CGT en colère
contre l’inutilité sociale des chantiers
où leur employeur les affecte. Des
écologistes pur jus, naturalistes amateurs
ou figures de la défense des espèces contre
les chasseurs comme Allain Bougrain-
Dubourg, défilent au côté de paysans
conventionnels, utilisateurs d’engrais et
de pesticides, dont certains sont encartés
à la FNSEA. Des anticapitalistes et des
révolutionnaires « appellistes » côtoient
des chrétiens contre l’aéroport. Des
décroissants s’unissent avec des réfugiés
venus d’Afrique.
Cet assemblage hétéroclite mobilise
un nombre considérable de personnes,
beaucoup plus que bien des manifestations
à Paris (hors loi sur le travail) : 20 000 en
janvier à Nantes selon les organisateurs,
50 ou 60 000 en février sur la quatre
voies entre Nantes et la ZAD, jusqu’à
40 000 en juillet sur un champ proche
de la ZAD. La préfecture a donné des
chiffres chaque fois bien inférieurs (7 500
en janvier, 20 000 en février), néanmoins
ils reflètent une mobilisation de masse.
Cette énergie militante ne s’exprime
pas seulement contre une logique d’État
– celle de construire un aéroport sur une
zone naturelle à protéger devenue un havre
d’utopies –, mais aussi par adhésion aux
valeurs de solidarité célébrées par un
mouvement qui a appris au fil des années
à apprécier sa diversité : entre urbains
et ruraux, retraités et jeunes en galère,
intellectuels précaires et payants frugaux.
« Contre l’aéroport et son monde », slogan
qui a inspiré ceux des manifestants contre
la loi sur le travail « et son monde », on
marche, on chante, on danse, on pique-
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nique, on dort à la belle étoile, on se
lie d’amitié, on s’embrasse. On ne se
contente pas d’ériger des barricades. « On
est face à une classe politique infantile,
qui ne comprend rien au dossier de
l’aéroport de Notre Dame-des-Landes, ni
à la ZAD et qui veut tout détruire »,
résume Camille, habitant de la ZAD : «
La droite et la gauche ont une attitude
extrêmement similaire sur cette question.
Le tout-répressif voulu par Hollande a été
catastrophique. On n’oublie pas Sivens :
c’est sous le PS qu’il y a eu un mort à cause
d’un projet inutile. »
Tag à Paris, 5 octobre 2016 (JL).
Rares sont les élus socialistes qui
expriment la volonté d'un compromis sur
le sujet devenu si clivant de l'aéroport.
Députée socialiste dans le Doubs, de
l’autre côté de l’Hexagone, Barbara
Romagnan s'y risque pourtant et dit
trouver « intéressant et respectable le
choix de personnes qui consacrent leur
temps de vie et engagent leur corps contre
l’aéroport, alors que l’on parle beaucoup
de désamour des politiques », « même si on
n’est pas d’accord sur tout ». Elle constate
que « les questions écologiques ne font
pas partie de la culture fondamentale
des socialistes, qui est marquée par
la croissance, le productivisme et la
maîtrise de la nature plus que son
écoute ».« Fondamentalement opposée à
l'aéroport », elle considère aussi qu’il
faut prendre en compte le résultat de la
consultation citoyenne.
Parce que la ZAD s’est créée avec
les premières occupations de fermes
abandonnées en 2008 et 2009, le
mouvement contre l’aéroport de Notre-
Dame-des-Landes a touché l’esprit et le
cœur de dizaines de milliers de personnes.
C’est de ce point de vue une expérience
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.17/79
politique et sociale similaire à celle du
plateau du Larzac pour la génération
soixante-huitarde. Mais il existe des
milliers d’autres territoires menacés de
prédation par des projets plus absurdes les
uns que les autres : extension d’un golf,
d’un parking de supermarché, chaufferie à
gaz disproportionnée, cimenterie sur une
plage insulaire, autoroutes inutiles, zone
d’activité commerciale sans nécessité,
carrières de calcaire et mines à l’extraction
polluante, centre commercial et de loisir
sur des terres agricoles. Des luttes s’y
mènent avec courage et très peu de
moyens. Elles nourrissent la mobilisation
de Notre-Dame-des-Landes, puisque leurs
militants s’y rendent, mais ils s’y
alimentent aussi en idées et en rencontres.
Le mouvement contre l’aéroport se diffuse
ainsi peu à peu et contribue à l’émergence
de nouvelles formes de politique.
Au procès Wildenstein, la
valse des millions et des
toiles de maître
PAR MICHEL DELÉAN
LE VENDREDI 7 OCTOBRE 2016
Jugés pour fraude fiscale, le milliardaire
Guy Wildenstein et quelques-uns de ses
conseillers doivent aussi répondre du
délit du blanchiment. Toiles de maître,
châteaux et comptes exotiques défilent au
tribunal. Un Caravage refait surface.
Fraude et blanchiment. Tel pourrait être le
titre cruel du dossier Wildenstein, dont le
procès se poursuit depuis le 22 septembre
au tribunal correctionnel de Paris. Jour
après jour, la richissime dynastie de
collectionneurs et de marchands d’art voit
son mode de vie décortiqué au prisme du
code pénal français, et ce qu’elle donne à
voir laisse songeur.
Famille de milliardaires franco-
américains, les Wildenstein semblent
en effet avoir eu pour préoccupation
majeure de dissimuler, pendant des
décennies, leur impressionnant patrimoine
tout comme leurs revenus plantureux
aux yeux du fisc. Pour ce faire, une
noria d’avocats, conseillers fiscaux et
17
notaires confortablement rémunérés ont
œuvré en commun à confectionner un
habillage légal à leur train de vie fastueux,
notamment au moyen des fameux trusts.
Ceux qui ont été pris dans les filets
enragent d’être face au tribunal. Dans ce
monde très sélect, les mots de fraude
fiscale et de blanchiment en bande
organisée – ce sont les poursuites retenues
par la justice française – sonnent comme
de malséants gros mots.
Guy Wildenstein au Palais de justice de Paris © Reuters
Ni remords, ni contrition. Les petites
mains de cette grande évasion fiscale
multiplient les dénégations à la barre du
tribunal. « Moi, les dissimulateurs, ce
n’est pas mon rayon », rouspète le notaire
Robert Panhard, qui ne s’est pourtant pas
montré très curieux dans l’exercice de sa
mission, quand il s’est agi de déclarer la
succession de Daniel Wildenstein (décédé
en 2001).
« Nein !», répète en boucle l’avocat
suisse Peter Altorfer, d’une voix forte,
et en tapant de la main sur le pupitre en
bois faisant office de barre du tribunal,
lorsqu’on le questionne sur ses curieuses
défaillances en tant que protecteur de
plusieurs trusts. Lui non plus n’aurait
commis – ni même vu passer – quelque
infraction que ce soit. Les hautes vertus
morales et professionnelles dont il se pare
laissent pourtant planer le doute.
« Je n’ai posé qu’une question théorique
sur le statut fiscal des trusts à quelqu’un
que je connaissais au cabinet de M.
Copé, ministre du budget, mais en
anonymisant les statuts des trusts de
la famille Wildenstein », se justifie
longuement Olivier Riffaud. Ce géant aux
moustaches monumentales présente aussi
la particularité d’avoir été successivement
inspecteur des impôts, clerc de notaire
puis avocat, et de s’être rendu utile
auprès des Wildenstein. Mais tout à fait
légalement, assure-t-il. Panhard, Altorfer
et Riffaud sont pourtant considérés
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comme complices de la fraude, voire
du blanchiment (pour les deux derniers),
selon l’ordonnance de renvoi des juges
d’instruction et le parquet national
financier.
Dans cette valse évocatrice des toiles de
maître, propriétés de prestige, pur-sang
et avoirs bancaires à huit chiffres, passe
furtivement un tableau du Caravage, Le
Joueur de luth, estimé à la bagatelle de
27 millions d’euros (il s’agit en fait d’une
des trois versions du Joueur de luth
attribuées à ce peintre majeur de la
Renaissance).
Oubliée dans la première déclaration de
succession de Daniel Wildenstein, puis
réapparue dans la seconde sous la simple
mention « pour mémoire », la toile a
été exposée au Metropolitan Museum of
Art de New York jusqu’en 2013. Mais
curieusement, alors que des procédures
fiscales et pénales sont lancées (et que
l’avocate de Sylvia Wildenstein, Claude
Dumont-Beghi, avait alerté les autorités
françaises), cette œuvre a, depuis peu,
été entreposée dans un centre fort en
Suisse, révèle Guy Wildenstein mercredi 5
octobre lors des débats.
Le mystérieux Caravage du clan Wildenstein
« À l’origine, ce tableau avait été
acheté par la galerie, et n’était pas
considéré comme un Caravage, explique
Guy, toujours aussi peu expressif. Mon
père avait dû l’acheter dans une vente
publique, voici vingt ou trente ans.»
Censée être la propriété d’un des trusts
familiaux, la toile a finalement dû être
gagée lorsque la galerie Wildenstein a
sollicité un prêt bancaire pour s’associer
à une autre enseigne. « Le tableau a
alors été considéré comme la propriété
de Papa. Il y a eu une petite confusion
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entre sa propriété et celle de la galerie,
que nous n’avons pas contestée », lâche le
patriarche sans ciller.
Il est vrai que Guy Wildenstein n'est plus à
un tableau près, fût-ce un Caravage. Selon
une estimation qui figure au dossier, le
Delta Trust familial possédait à lui seul, en
2001, quelque 2 483 œuvres d’art, d’une
valeur globale de 750 millions de dollars.
Le fisc américain aussi est de la
partie
Deux déclarations de succession très
fortement minorées sont au cœur des
débats : celle de Daniel (décédé en
2001), initialement fixée à 54 millions
d’euros d’actif brut, et celle d’Alec Senior
(décédé en 2008), à 13 petits millions.
La famille et leurs hommes de loi ayant
alors fait le pari (risqué) de ne déclarer
que ce qui appartenait en propre aux
deux hommes, principalement des biens
situés en France. Ce, alors que la fortune
cachée des Wildenstein pèserait entre 3 et
4 milliards d’euros, dont près d’un milliard
en tableaux. Pour mémoire, le fisc français
réclame actuellement 566 millions aux
héritiers.
Leurs avocats se plaisent à répéter que
la France n’entend rien à la législation
sur les trusts anglo-saxons. Pourtant, le
fisc américain s’est lui aussi manifesté, les
Wildenstein ayant malencontreusement
omis de déclarer en 2001 des tableaux
d’une valeur de 250 millions de dollars,
logés dans le Delta Trust. Le fisc américain
réclame 136 millions de dollars aux
héritiers.
Daniel et Sylvia Wildenstein en 1993 © Reuters
À partir de 2001, la veuve de
Daniel Wildenstein contestant vertement
la portion congrue d’héritage qui lui
était consentie, le clan Wildenstein est
18
progressivement devenu plus méfiant.
Il fallait encore renforcer le secret et
l’opacité entourant les biens et les revenus
de la famille, gérés par des trusts dans des
paradis fiscaux.
Feu Alec Wildenstein a, ainsi, cherché
subitement un habillage pour rendre son
train de vie plus présentable aux yeux
du fisc français. Domicilié fiscalement
en France depuis 2004, il n’a déclaré
aucun revenu pendant deux ans, mais
était alors propriétaire d’une écurie de
chevaux de course, du château de
Marienthal (Essonne) ainsi que d’un
hôtel particulier rue de la Boétie (Paris),
entre autres choses, et il menait grand
train. Ses avocats et conseillers fiscalistes
s’en inquiétaient, selon des courriers
découverts lors de perquisitions.
Alec a donc créé une société en 2007,
alors qu’il était déjà âgé et très malade,
afin de justifier ses revenus aux yeux
du fisc français. Cette SARL (Béguémot
Company), gérée par Olivier Riffaud,
a ainsi déclaré 1,7 million d’euros de
TVA cette année-là. Pourtant, s’étonne
le président du tribunal, « on n’a, en
fait, retrouvé que trois factures, d’un
montant global de 443000 euros, censées
correspondre à des prestations d’Alec
», son intervention (moyennant 5% de
commission) dans la vente de trois
tableaux : un Édouard Manet, un Gustave
Courbet et un Odilon Redon. Aux yeux
du président Olivier Géron, toute cette
opération ressemble fort à bricolage de
Riffaud, destiné à justifier – du moins
en apparence – les opulentes ressources
d’Alec Wildenstein.
Sentant sa santé décliner, ce dernier avait
également décidé de faire un cadeau à
sa jeune épouse russe, qui était déjà
la bénéficiaire d’un trust possédant six
tableaux : il lui a offert un immeuble dans
la très chic rue Vaneau, près de l’hôtel
Matignon. Quelque 11 millions d’euros
ont été dégagés pour acquérir l’immeuble
et y faire des travaux. Là encore,
l’opération a nécessité des montages
complexes, avec de l’argent des trusts et la
confection d'un prêt bidon.
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
« Alec voulait créer pour moi un
patrimoine séparé de sa famille, pour
que je n’aie pas de problèmes à son
décès », explique Liouba Stoupakova,
l’air douloureux. La jeune femme, longue
chevelure brune et tenue très sobre, est
intarissable sur toutes les avanies que
lui aurait fait subir le clan Wildenstein,
mais aussi les entreprises de travaux,
ou encore le fisc et la justice. « Vous
avez été abusée parce que vous êtes
devenue propriétaire d’un immeuble ? »,
lui demande le président du tribunal, un
brin acide.
Le château de Marienthal © DR
Quant à Alec Junior, le fils d’Alec, il ne
cache guère la haine que lui inspire sa
jeune belle-mère. « Quant j’ai renoué avec
mon père, qui était en phase terminale,
elle n’était pas avec lui mais plutôt en
thalasso », siffle-t-il. « Je n’ai été prévenu
de sa mort que le lendemain. Sa maison
avait été entièrement vidée, du coffre-fort
jusqu’aux poignées de porte. »
Le jeune rentier, qui vit dans un immense
ranch au Kenya, dit avoir passé des années
à recenser les biens de son père. Il se
pose en héritier involontaire des soucis et
tracas familiaux, qui ont commencé avec
la guerre des secondes épouses, et se sont
prolongés en démêlés avec le fisc et la
justice. Mais face au tribunal, il est aussi
et surtout l’un des bénéficiaires des trusts
et de leurs avoirs cachés. Jeudi 6 octobre,
quand on lui demande s’il a été résident
fiscal français, le jeune homme à la barbe
bien taillée réfléchit, et fait cette réponse :
« Euh, non. Je n’ai jamais passé plus de
six mois en France. »
Des députés PS snobent un
déjeuner à l'Elysée
PAR LÉNAÏG BREDOUX ET MATHILDE MATHIEU
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LE VENDREDI 7 OCTOBRE 2016
Dans un mail dont Mediapart a obtenu
copie, le conseiller de François Hollande,
Bernard Poignant, convie à déjeuner 50
députés socialistes qui ne veulent pas
se représenter. Plusieurs lui répondent
vertement.
C'est une invitation qu'ils auraient adoré
recevoir en début de mandat. Quatre ans
après l'arrivée de François Hollande à
l'Élysée, l'agacement est palpable. Fin
septembre, un des proches du président
Bernard Poignant envoie un mail à 50
députés socialistes.
« J’ai appris que tu n’avais pas l’intention
de solliciter un nouveau mandat de député
en juin 2017. Le Président m’a demandé
d’organiser quelques déjeuners au Palais
de l’Élysée pour recueillir ton analyse
et tes appréciations au terme de ce
quinquennat. Elles seront utiles pour les
mois et les années qui s’annoncent »,
écrit l’ancien maire de Quimper. Avant de
conclure par ces mots : « Je signalerai
au Président votre venue en espérant que
son emploi du temps lui permette de nous
rejoindre. » Jeudi 6 octobre, Poignant
relance les dix parlementaires qui n'ont pas
répondu.
Environ 70 députés ne souhaitent pas
se représenter en 2017, a récemment
indiqué le président du groupe socialiste à
l’Assemblée Bruno Le Roux. Notamment
en raison de leur âge. C’est par exemple le
cas d’Odile Saugues, 73 ans, et de Pascale
Crozon, 72 ans, qui ont annoncé vouloir
raccrocher et qui figurent toutes deux sur
la liste d’invités. D’autres sont touchés par
la loi sur le non-cumul des mandats qui
sera effective l’an prochain. Ainsi en est-
il de Nathalie Appéré, maire de Rennes,
ou d’Alain Claeys, maire de Poitiers. Eux
aussi ont été conviés à l’Élysée.
« J’irai bien sûr », explique le député
de Dordogne Germinal Peiro. « J’imagine
que c’est pour nous dire merci ! », dit-il en
rigolant. Sur le fond, il en est convaincu :
les parlementaires ont été bien traités par
le gouvernement, et les voix critiques « ont
toujours pu s’exprimer ».
19
Certains de ses collègues ont été beaucoup
plus surpris de l’invitation. Dans un
mail dont Mediapart a obtenu copie,
la députée de l'Ariège et présidente de
la commission des affaires économiques
Frédérique Massat répond sèchement à
l’invitation : non seulement elle n'a
jamais annoncé qu'elle ne souhaitait pas
se présenter, mais elle juge que la
sollicitation arrive bien tard.
« J’ai trouvé la démarche très maladroite
pour ne pas dire plus… à ce jour je n’ai
pas pris de décision sur ma candidature,
donc qui a décidé pour moi ? »,
s’interroge-t-elle. Avant d’ajouter : « Il
aurait été plus utile d’avoir ce type
de réunion en début de mandat qu’à
la fin. Car les parlementaires n’ont eu
aucune écoute durant ce mandat et c’est
regrettable, car c’est nous qui votons
les lois. Présidente de la commission
des affaires économiques à l’Assemblée
nationale, je n’ai pas de temps à perdre
à parler du bilan avec une hypothétique
fugace apparition du président. »
Contacté, le député du Gers Philippe
Martin s'en amuse : il a appris par ses
collègues l'invitation, mais n'a jamais reçu
le mail – l'adresse utilisée n'est pas celle
qu'il consulte. « C'est dans le cadre des
Journées du patrimoine, c'est ça ? »,
lance-t-il, hilare. Plus sérieusement, lui
non plus n'a pas pris de décision : il est
en situation de cumul – député et président
du conseil général du Gers – mais n'a pas
encore décidé à quel mandat il voulait se
consacrer après 2017. « Tout le monde
ne perd pas les élections! », dit-il encore,
alors que Bernard Poignant a perdu la
mairie de Quimper en 2014. Il n'ira pas
déjeuner à l'Élysée.
Arnaud Leroy non plus. Député des
Français de l'étranger, il cherche une
nouvelle circonscription – il est rentré dans
l'Hexagone cet été –, mais pas à quitter
l'Assemblée. « Je ne répondrai pas à
l'invitation. J'ai d'autres chats à fouetter »,
explique celui qui a rejoint les rangs
du mouvement d'Emmanuel Macron. La
petite phrase sur la possible apparition
du président l'a tout particulièrement
agacé : « On dirait qu'il parle de
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l'apparition de la Vierge Marie… c'est
infantilisant. » Surtout, dit Leroy, « ils
ne sont plus du tout au contact de la
vie parlementaire. Beaucoup de députés
se demandent comment ils vont faire
campagne avec le bilan de Hollande et
on leur dit qu'ils vont peut-être avoir une
surprise au dessert… ».
Contacté vendredi, Bernard Poignant n'a
pas retourné notre appel.
Chez Free, des
licenciements un peu trop
libres
PAR DAN ISRAEL
LE VENDREDI 7 OCTOBRE 2016
Le siège du groupe Iliad-Free, en
2014 © Reuters - Charles Platiau
Anciens salariés du groupe Iliad,
syndicalistes et avocats s’accordent sur un
constat : dans le groupe fondé par Xavier
Niel, on risque d'être rapidement écarté si
on est identifié comme une forte tête. En
2015, des centaines de licenciements ont
eu lieu, et des contestations sont en cours
devant les prud’hommes.
Iliad avait-il le droit de licencier Kamal E.,
un ancien responsable d’équipe du centre
d’appels Mobipel à Colombes (Hauts-de-
Seine), chargé de répondre aux abonnés
de Free, la célèbre marque du groupe
fondé par Xavier Niel ? C’est la question
que devra trancher le juge professionnel
qui vient d’entendre les deux parties, ce
vendredi 7 octobre à 11 heures devant
le conseil des prud’hommes de Nanterre.
Le cas de Kamal E., licencié pour faute
grave le 4 janvier dernier, est loin d’être
unique, puisque Iliad fait actuellement
face à plusieurs dizaines de contestations
de licenciement devant les prud’hommes.
Mais il est symbolique, tant il résume les
tensions sociales existant actuellement au
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.20/79
sein de la célèbre entreprise. Tensions qui
portent souvent sur la façon dont sont
écartés des collaborateurs, et sur lesquelles
Mediapart a enquêté.
L’ancien responsable d’équipe conteste
son licenciement pour deux raisons.
D’abord, explique-t-il, il n’est pas
valable car la société lui reproche une
« désorganisation de service » causée par
sa longue absence pour maladie, entre
septembre 2015 et janvier 2016. Or, le
code du travail stipule qu’un employeur ne
peut rompre un contrat de travail durant
un arrêt-maladie que « pour un motif
étranger à l’accident ou à la maladie ».
Sauf en cas de faute grave, et Kamal
E. conteste justement la qualification de
faute grave qui lui a été signifiée. Mais
surtout, il assure avoir été écarté parce
qu’il s’apprêtait à rejoindre l’équipe de
SUD. Ce syndicat entretient des relations
très fraîches avec la direction du site de
Colombes, mais aussi avec la directrice
des relations abonnés de tout le groupe,
la charismatique Angélique Gérard, qui
chapeaute 2 900 personnes au sein des
cinq centres d’appels français du groupe
(auxquels il faut ajouter plus de mille
salariés au Maroc).
Le siège du groupe Iliad-Free, en
2014 © Reuters - Charles Platiau
L’entreprise dément son interprétation,
mais pour l’ancien salarié, pas de doute :
« Il est évident que la lettre me convoquant
à l’entretien préalable au licenciement
a été rédigée dès que la direction a
compris que je serais dans l’équipe de
SUD », assure-t-il à Mediapart. Ce point
fait l’objet du débat juridique qui l’oppose
à Mobipel, puisqu’un représentant du
personnel ne peut pas être licencié sans
l’autorisation de l’inspection du travail.
L’e-mail officiel le désignant comme
représentant de section syndicale (RSS) a
20
été envoyé par SUD quelques heures à
peine avant qu’il ne reçoive le courrier
de convocation à l’entretien préalable (qui
avait été envoyé deux jours plus tôt).
« De l’avis de tous, je suis quelqu’un de
“réglo”, je suis droit, énumère l’homme.
J’étais très apprécié des conseillers que
je chapeautais, ils faisaient des efforts
pour ne pas être trop absents parce qu’ils
savaient que ma prime dépendait de leur
présence. Et j’ai toujours été très bien
classé dans les concours internes des
meilleurs responsables d’équipe… » Pour
le délégué syndical SUD de Mobipel,
Anousone Um, la direction connaissait
l’imminence de la désignation de Kamal
comme représentant du personnel, et
c’est ce qui a précipité son licenciement.
« Kamal a reçu sa lettre le 11 décembre
dernier, le jour où il a été désigné par
le syndicat, mais j’avais déjà signalé à
plusieurs reprises au directeur du site
qu’il allait nous rejoindre », atteste le
syndicaliste.
Pour Free, il n’y a « aucun cas collectif »
Abdel Kachit est l’avocat du chef d’équipe
viré. En deux ans environ, il a traité
une vingtaine de cas de salariés de Free
poussés vers la sortie, dont la moitié sont
allés devant la justice. Pour lui, « il y
a une tendance au sein du groupe Iliad
à prononcer des licenciements quand le
salarié commence à devenir gênant ». Ce
n’est pas Nadia T. qui dira le contraire.
« Conseillère multimédia » chez Mobipel
pendant quatre ans, elle vient d’être
licenciée, elle aussi pour faute grave. Deux
semaines avant de recevoir sa lettre de
convocation à l’entretien préalable, elle
était encore RSS du syndicat Unsa.
« J’avais été désignée par le syndicat
en mars, mais juste avant l’été, il y
a eu un afflux de nouveaux adhérents,
dont je ne connais pas l’identité, qui
ont choisi majoritairement un nouveau
représentant, explique Nadia T. J’ai été
écartée du syndicat, puis j’ai été virée. »
Elle non plus ne doute pas des raisons
de sa brusque mise de côté. « Dès que
quelque chose n’entrait pas dans le cadre
de conditions de travail correctes, je
montais au créneau, mais toujours de
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façon courtoise, indique-t-elle. Quand je
vois une injustice, je ne me tais pas, et ça
n’a pas plu à la responsable du plateau.
Or, quand on est considéré comme une
brebis galeuse, on est forcément sorti un
jour ou l’autre. »
Ce n’est bien sûr pas ce que lui reproche
officiellement l’entreprise. Sa lettre de
licenciement énumère plutôt des retards,
d’une poignée de minutes pour la plupart,
entre son arrivée à son poste et sa
connexion à l’outil permettant de répondre
aux appels des abonnés. Il lui est aussi
reproché d’avoir pris entre 8 et 53 minutes
de pause en trop par mois, alors que les
salariés ont droit à 35 minutes d’arrêt
par jour. On la soupçonne par ailleurs
d’avoir abusé des « pauses de moins de
5 secondes » au téléphone, qui permettent
aux téléconseillers de redescendre dans la
file des appels à prendre.
Interrogée par Mediapart, la responsable
des centres d’appels du groupe, Angélique
Gérard, n’a pas souhaité commenter en
détail « deux cas particuliers dans une
activité comprenant quelques milliers de
salariés », et assure qu’« il n’y a donc
aucun cas collectif ! » Plus généralement,
elle souligne : « Nous n’avons pas
plus de contentieux qu’une autre société,
mais nous avons la grande fierté de
gagner nombre de procédures. » Elle
s’enorgueillit encore que sa société soit
« très régulièrement distinguée par les
professionnels de la relation client »,
qu’elle ait par exemple reçu en mai 2016
un « feel good award du management »
ou, que cette semaine, à l’occasion des
Palmes de la relation client, elle ait
été « deuxième de la palme expérience
collaborateur pour notre politique basée
sur le bien-être et l’enchantement des
collaborateurs ». (Vous pouvez lire la
totalité des réponses d’Angélique Gérard
sous l’onglet Prolonger.)
« Les canards boiteux ne
méritent pas d’être dans la
famille »
L’entreprise fait indéniablement de
nombreux efforts en direction de
ses troupes, ceux qu’elle nomme les
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« FreeHelpers ». Au cœur de la politique
de Mme Gérard et de ses équipes, une
campagne « d’enchantement du travail »,
où des groupes de salariés débattent
par exemple des moyens d’améliorer
les conditions de travail. Les employés
interrogés par Mediapart reconnaissent
facilement les efforts déployés pour
réchauffer l’ambiance dans des centres
d’appels où le travail est par définition
harassant. L’opérateur télécom est aussi
l’un des très rares à avoir gardé
en interne tous les salariés de ses
centres d’appels, sans avoir recours à
la sous-traitance. Il est aussi considéré
comme payant – légèrement – mieux
que ses concurrents. Tous les syndicats
interrogés saluent également le faible
nombre d’échelons hiérarchiques dans
l’entreprise, et le fait qu’elle recrute sans
critères de qualification préétablis, parmi
des populations très mélangées et souvent
défavorisées. « On peut entrer chez Free
quel que soit son diplôme, ça ne compte
pas. Et les meilleurs restent », reconnaît
Patrick Mahé, en charge des télécom au
bureau fédéral de SUD.
Mais le responsable syndical ne fait pas
vraiment assaut d’amabilités envers le
groupe. Il attaque aussitôt : « Avant d’être
un groupe avec des salariés, Iliad-Free se
vit comme une famille. Et ceux qui sont
considérés comme des canards boiteux ne
méritent donc pas d’être dans la famille,
ils doivent en sortir. Soit ils partent par
eux-mêmes, soit on les aide… » C’est le
grand soupçon qui pèse sur le groupe,
d’autant plus à l’approche des élections
professionnelles, qui se tiendront début
novembre dans trois des sites français.
Angélique Gérard dément avec force :
« Ce que vous décrivez est contraire
à la politique que nous menons et au
travail collaboratif que nous prônons
dans un mode de management ouvert,
je ne peux donc que réfuter les propos
qui vous ont été tenus. » Pourtant,
Mediapart a rassemblé les témoignages
de syndicalistes, d’avocats, d’anciens
21
salariés, à tous les niveaux hiérarchiques.
Qui disent, chacun avec leurs mots, la
même chose.
Xavier Niel, en 2015. © Reuters - Benoit Tessier
« Chez nous, quand on sent que des
gens sont trop proches de syndicalistes
engagés, ils sont souvent licenciés. La
direction écarte ces cibles par tous les
moyens », regrette un haut responsable
syndical, qui ne souhaite pas apparaître
pour ne pas mettre ses troupes en
difficulté. « Si on ne va pas dans le
sens de la direction, si on conteste
ou si on remet en cause une de
leurs décisions, c’est le bulldozer, assure
un autre syndicaliste, actuellement en
procédure contre l’entreprise. La moindre
occasion est saisie pour vous mettre de
côté. »
« Free est une belle boutique, une des
boîtes les plus populaires auprès de la
jeunesse, mais pour réussir comme ils
l’ont fait, ils ont développé des méthodes
particulières. En matière de droit du
travail, ils peuvent franchir la limite »,
juge l’avocat Laurent Lecanet, qui défend
plusieurs anciens salariés, dont des cadres.
Parmi eux, on trouve même… l’ex-
directrice des relations sociales du groupe.
Licenciée elle aussi pour faute grave, elle
a assigné ses anciens employeurs.
Ces interlocuteurs semblent trop
revanchards ? Interrogeons donc le
délégué syndical central de la CFDT,
premier syndicat dans les centres d’appels
du groupe, parfois accusé par ses
concurrents d’être trop proche de la
direction. Christophe Scaglia emploie
pourtant les mêmes termes. « Des
licenciements, il y en a dans tous les sens.
Les motifs invoqués sont souvent liés à
des absences répétées, des arrêts maladies
trop souvent répétés, qui causeraient de
prétendues désorganisations de service »,
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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dénonce-t-il. « Si la direction peut trouver
des profils édulcorés, qui ne feront pas
de vague, elle les favorisera à 300 %. En
revanche, pour ceux qui sont vus comme
pouvant fédérer autour d’eux et aller à
l’encontre de projets de direction, ou
simplement compliquer le management,
ça devient difficile… Ce n’est pas dit,
pas écrit, mais ceux qui sont considérés
comme des “leaders négatifs” n’ont plus
leur place dans le groupe. »
« Ça devient du ball-trap »
Les chiffres ne montrent pas autre chose.
Certes, globalement, le nombre de salariés
est stable depuis 2015, mais les départs
sont nombreux, très nombreux. Chez
Mobipel à Colombes, on comptait 581
salariés fin décembre 2014, et seulement
484 un an plus tard, selon les bilans
sociaux de l’entreprise (celui de 2015
n'est pas finalisé). Sur toute la durée
de l’année 2015, l’entreprise a enregistré
254 départs, dont 102 licenciements,
65 ruptures de la période d’essai à
l’initiative de l’employeur et 7 ruptures
conventionnelles. La perte d’effectifs
continue, les salariés sont aujourd’hui 424.
Ces données font s’interroger à haute voix
Anousone Um, de SUD : « Ne sommes-
nous pas face à un plan social déguisé ? »
À Qualipel, à Vitry-sur-Seine (Val-de-
Marne), on n’assiste pas à une chute des
effectifs, puisque les salariés y étaient 457
fin 2014, et 513 fin 2015. Pourtant, on y
décomptait aussi 210 départs sur l’année
2015, parmi lesquels 53 licenciements,
103 ruptures de périodes d’essai (dont
moins d'un quart à l’initiative des salariés)
et 14 ruptures conventionnelles.
À Centrapel, structure abritée au siège
parisien de l’entreprise, pour 776 salariés
fin 2015, et 293 recrutements dans l’année,
il y avait eu tout de même 247 sorties, dont
72 licenciements, 85 ruptures de période
d’essai à l’initiative de l’employeur et
8 ruptures conventionnelles. Les données
ne sont pas disponibles pour le site de
Bordeaux, et celles de Marseille sont
seulement connues pour l’année 2014 :
471 salariés en décembre, et « seulement »
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.22/79
96 départs, dont 38 licenciements, 18
ruptures de période d’essai et 10 ruptures
conventionnelles.
Pour Christophe Scaglia de la CFDT,
« les critères pour licencier se
durcissent actuellement. Sur les parties
administratives et disciplinaires, ça
devient du ball-trap ». Pour autant, nuance
un bon connaisseur des centres d’appels,
« le nombre de ruptures de période d’essai
n’est pas forcément problématique, car
il est généralement reconnu qu’un tiers
des candidats à ces jobs difficiles ne font
pas l’affaire ». En revanche, souligne
l’expert, « la proportion des licenciements
est très élevée, au moins dans les centres
franciliens et parisien ».
La direction de Free maintient auprès de
Mediapart que son « taux de “turn over”
est le plus faible de la profession ». C’est
sans doute vrai si on le compare à ceux
des centres détenus par des sous-traitants.
Mais on peut aussi comparer ces chiffres
avec ceux d’Orange. Dans ce mastodonte
de plus de 90 000 salariés, les syndicats
considèrent qu’au moins 20 000 personnes
travaillent dans le secteur de la « relation
clients », soit environ dix fois plus que
dans les centres d’appels de Free. Or, selon
le bilan social de l’entreprise, en 2015
seulement 38 personnes ont été licenciées
pour la totalité du groupe !
Ce n’est pas la première fois que ce type
de pratiques managériales chez Free sont
mises sur la place publique. En 2013, des
salariés dénonçaient« une atmosphère
de pression et de peur » à Colombes
et à Vitry, créés un an plus tôt pour
accompagner le lancement de l’offre de
téléphonie mobile. Quelques mois après
l’inauguration des sites, des témoignages
proches avaient déjà filtré. Mais surtout,
une implacable enquête parue en mai
dernier dans Politis a détaillé comment, en
2009, la direction du groupe avait monté
« une machine à broyer » pour faire
partir des dizaines de salariés marseillais,
et « maquiller des licenciements ». Un
fichier spécial, Marco Polo, avait été
élaboré, indiquait l'enquête, pour détailler
les stratégies à suivre afin d’écarter
les 45 personnes ciblées. Un chiffrage
22
évaluait même les pertes potentielles aux
prud’hommes par rapport à ce qu’aurait
coûté un plan de licenciement conforme à
la loi.
Dans ce dossier, on retrouve un cas proche
de celui de Kamal E., qui contestait son
licenciement ce vendredi : Éric Cochez,
un ancien cadre du site marseillais, salarié
handicapé depuis 2010, a été viré pour
« désorganisation de service » alors
qu’il était en arrêt maladie. Le groupe
a été condamné en première instance à
45 000 euros de dommages et intérêts pour
discrimination et licenciement abusif.
Une attestation en justice
contredite par son auteur
Virer d’abord, et éventuellement payer
des indemnités aux salariés des mois plus
tard ? Selon l’avocat Abdel Kachit, la
pratique est régulière chez Iliad. « Pour
le groupe, ça ne coûte pas bien cher
de licencier. Chaque contentieux n’est
rien d’autre qu’une virgule dans les
comptes annuels du groupe, déclare-
t-il. Au conseil des prud’hommes de
Nanterre, les procédures peuvent durer
deux ans à deux ans et demie, et
les indemnisations accordées ne sont
pas particulièrement généreuses, les gens
ayant peu d’ancienneté. Et puisque le
groupe n’hésite pas à aller en appel, les
indemnités sont versées très tard. » Il cite
le cas d’un salarié dont la justice a estimé
en septembre que le licenciement était
sans cause réelle et sérieuse. « En tout, il
a obtenu l’équivalent de quatre mois de
salaires, alors qu’il a plus de cinquante
ans et qu’il n’a pas retrouvé d’emploi. »
Un ancien directeur d’un des centres
d’appels du groupe, retrouvé par
Mediapart, confirme qu’il y a bien une
stratégie de la part de certains dirigeants.
« C’est une culture assez répandue en
interne, c’est très facile de construire un
dossier contre un collaborateur, ironise-
t-il. Vous le licenciez pour faute grave,
comme ça vous payez seulement les
congés payés restant dus. S’il attaque aux
prud’hommes, vous faites durer. Si vous
perdez, vous multipliez les procédures
pour allonger les délais. Le jugement
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tombe deux ou trois ans après le départ du
salarié, c’est tout bénéf’ ! » D’autant que
les recours devant les prud’hommes sont
rares : à Mobipel, le centre le plus remuant,
on dénombre, selon Anousone Um, 23
procédures lancées en 2015, contre 9 en
2014 et une seule en 2013. À Marseille,
l'entreprise comptabilisait tout de même
31 contentieux en cours en 2014.
Dans certains cas, les dossiers
prud’homaux sont étonnamment bâclés
par l’entreprise. Abdel Kachit raconte
volontiers une anecdote illustrant une
certaine nonchalance de la part des juristes
de l’entreprise. En mars, quatre salariés
d’une boutique parisienne contestaient
leur licenciement. Ils auraient trafiqué le
logiciel suivant leurs performances vis-à-
vis des clients, pour toucher une prime
mensuelle de 90 euros. Eux soulignaient
plutôt qu’ils avaient été identifiés comme
les signataires d’une lettre anonyme
dénonçant leurs conditions de travail.
Pour prouver qu’ils avaient enfreint une
procédure existante, l’entreprise a osé
présenter comme élément de preuve
une photo d’un classeur estampillé
« procédure » ! Les salariés l’ont emporté
en première instance.
Un autre cas, révélé par Mediapart, retient
l’attention. Dans une procédure en cours,
un autre groupe de quatre salariés conteste
son licenciement, à l’été 2014. Ils géraient
notamment le parc de véhicules des
équipes de techniciens itinérants, et ont
été entre autres accusés de s’être arrangés
avec le garage qui entretenait cette flotte,
pour obtenir des réparations à l’œil sur
leurs propres voitures. À l’appui de cette
version, une attestation de la secrétaire
du garage, qui a indiqué par écrit le
2 septembre 2014 qu’« il semblerait »
que ces réparations personnelles aient été
facturées à Free, avec l’accord du chef
d’atelier.
Problème, un an plus tard, le 7 septembre
2015, cette secrétaire livre une tout autre
version, dans une nouvelle attestation :
« Suite à la visite de deux personnes de la
société Free le 2 septembre 2014, celles-ci
m’ont incitée à établir une attestation sur
l’honneur stipulant que M. O.S. et M. C.D.
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.23/79
nous confiaient des véhicules autres que la
flotte [de Free – ndlr]. » Autrement dit, elle
a subi des pressions pour établir un faux
témoignage. Elle dément finalement toute
malversation : « Tous les véhicules de la
flotte ont été réparés selon la charge des
travaux demandés, sans surfacturation.
Aucun véhicule personnel et autre n’a été
réparé et facturé sur la société Free. »
À l’approche des élections dans les centres
d’appels, la tension monte nettement. Y
compris entre syndicats, les accrochages
entre ceux qui attaquent frontalement la
direction et ceux qui la défendent allant
parfois très loin. Ainsi, le délégué SUD
de Qualipel à Vitry, Laurent Courtois-
Courret, s’est plaint auprès d’Angélique
Gérard de ce qu’il considère comme du
favoritisme de la part de la direction du
site envers une autre syndicaliste. Pour
étayer ses dires, il a fourni des chiffres
de productivité internes. Et a illico écopé
d’un entretien en vue d’une sanction
disciplinaire, pour avoir « détourné des
outils de management de l’entreprise à
des fins étrangères à [sa] fonction de
responsable d’équipe ». Aucune réponse
précise n'a été apportée sur le fond des
accusations du syndicaliste.
Society daté du 27 mai 2016
Dans le tableau qui s’est dégagé durant
cette enquête, reste un grand absent :
le fondateur du groupe. Xavier Niel n’a
jamais caché que la question des centres
d’appels ne le passionnait pas, et qu’il
déléguait volontiers cet aspect à d’autres.
23
Après tout, argumente-t-il, il n’est pas
président d’Iliad, mais seulement son
directeur de la stratégie.
Mais récemment, dans une interview au
magazine Society, Xavier Niel a rappelé
les fondamentaux. « Les salariés dans
les centres d’appels, ce sont les ouvriers
du XXIe siècle. C’est un métier horrible.
Le job qu’ils font, c’est le pire des
jobs », est-il convenu. Avant de dire
le fond de sa pensée : « Les centres
d’appels, ce n’est pas la partie fun de
l’entreprise, on a pris la décision de
continuer à les avoir en interne et de
continuer à les salarier. Parce qu’on
pense que c’est une responsabilité sociale.
Maintenant, si à un moment ou à un autre,
franchement, c’est trop de problèmes et
de galères, on fera ce que font les autres.
[…] On a des concurrents qui sont en
train d’externaliser leurs centres d’appels
à Madagascar. Le coût des salariés à
Madagascar, ça va être 200 euros par
mois. On est quinze fois plus chers ici. » À
bon entendeur.
Boite noire
Xavier Niel, le fondateur du groupe Iliad,
est l’un des 88 membres de la « Société des
amis » de Mediapart. Il a apporté 200 000
euros, soit 12,68 % des parts, à cette
société, qui détient elle-même 12,99 % du
capital de Mediapart. Xavier Niel détient
donc un peu plus de 1,6 % du capital de
notre entreprise. Il ne participe pas aux
instances dirigeantes de la « Société des
amis », ni à celles de Mediapart.
Prolonger
Voici la première série de questions
adressées à Angélique Gérard,
directrice de la relation abonnés du
groupe Iliad, ainsi qu’à plusieurs de ses
collaborateurs, le 4 octobre :
Bonjour Madame,
Je suis journaliste pour le site Mediapart.
Je prépare un article consacré aux relations
sociales au sein du groupe Iliad, qui sera
publié vendredi. Je serai heureux d’obtenir
des réponses du groupe sur les points que
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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je cite ci-dessous. Si vous avez un instant
à me consacrer, cela me serait d’un grand
secours.
Concernant Mobipel
J’ai été alerté plusieurs fois sur les
nombreux licenciements qui ont eu
lieu parmi les salariés de Mobipel
ces derniers mois. Pour résumer le
sentiment que j’ai tiré de mon enquête, il
semble que les salariés considérés comme
proches des syndicats revendicatifs sont
souvent licenciés ou écartés (ruptures
conventionnelles, notamment).
J’ai cru comprendre que les effectifs
avaient fondu ces derniers mois, pour ne
plus atteindre que 370 personnes environ,
alors que les effectifs en 2015 dépassaient
les 700 personnes. Est-ce exact ? Et quelles
sont les raisons de cette brusque baisse ?
J’ai, entre autres, deux cas précis en tête. Si
vous le pouvez, merci de les commenter,
ou de contredire la version que j’ai obtenue
sur ces cas :
– Kamal E., dont le cas est jugé aux
prud’hommes de Nanterre ce vendredi :
il a été licencié pour faute grave, en
raison de la désorganisation provoquée
dans son service par son absence pour
maladie. Un motif qui, il me semble, est
infondé juridiquement, puisqu’il était en
arrêt maladie lorsque le licenciement lui a
été signifié.
Le syndicat Sud soupçonne que son
licenciement soit lié à l’annonce qu’il
allait bientôt rejoindre les rangs du
syndicat.
– Nadia T., qui vient de se voir notifier
son licenciement. La lettre la convoquant à
l’entretien préalable a été rédigée quelques
jours à peine après qu’elle a perdu son
mandat syndical, de nouveaux adhérents
de l’UNSA ayant obtenu, sur demande
majoritaire, qu’elle soit dessaisie de ce
mandat. Les reproches qui lui sont faits,
principalement des minutes de retard sur
sa prise de poste, ne paraissent pas justifier
une faute grave.
Me sont aussi remontés aux oreilles
d’autres cas de ruptures conventionnelles
établies suite aux mauvaises relations
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.24/79
entre des salariés et leur responsable
plateau. J’ai cru comprendre que cette
cadre était la cause d’un net durcissement
des relations entre salariés et direction.
Est-ce exact ?
Concernant Qualipel
Le cas du délégué Sud, Laurent Courtois,
m’a été signalé. Sans préjuger du fond
de ses accusations ou interrogations, il
est notable que lorsqu’il vous a interpellé
sur une situation qui lui paraissait relever
de l’iniquité, il a été poursuivi pour
faute disciplinaire en raison de l’utilisation
d’outils internes. Mais le fond de ses
interrogations n’a pas été abordé, me
semble-t-il. Est-ce exact ?
Plus globalement, au sein du groupe
Le taux de turn over annuel paraît
élevé au sein des centres d’appel du
groupe, dépassant 40 % chez Mobipel,
me semble-t-il. Avez-vous des chiffres
précis concernant l’année 2016 concernant
le turn over ? Et comment expliquez-vous
cette situation ?
Plusieurs représentants syndicaux m’ont
indiqué que la vie des responsables
syndicaux de plusieurs organisations,
hormis la CFDT, était souvent rendue
difficile par leur direction. Et j’ai en effet
listé plusieurs procédures engagées contre
des représentants du personnel ou leurs
proches. Pourriez-vous commenter cette
situation ?
Au vu de plusieurs procédures en cours
ou passées devant les prud’hommes, il
apparaît par ailleurs que les procédures
menées contre le groupe Iliad sont
régulièrement gagnées par les salariés
qui contestent leur licenciement. Quel est
votre commentaire à ce sujet ?
Pourriez-vous m’indiquer le nombre de
procédures actuellement pendantes devant
les prud’hommes de la part d’anciens
salariés du groupe ?
Voici la réponse faite par Mme Gérard,
le 6 octobre :
Cher Monsieur,
Je vous remercie de nous solliciter dans le
cadre de votre article.
24
Je constate comme vous d’ailleurs qu’il
s’agit de deux cas particuliers dans une
activité comprenant quelques milliers de
salariés. Il n’y a donc aucun cas collectif !
Vous évoquez que nos relations seraient
difficiles avec les organisations syndicales
hormis avec la CFDT. Les organisations
syndicales les plus représentatives sont
la CFDT (47,29%) et la CGT (22,87%),
il est donc particulièrement normal
et démocratique d’échanger avec ces
dernières qui sont par ailleurs les plus
impliquées au quotidien dans notre
organisation.
Moy. effectif au 31/12/2015 au sein de
l’UES MCRA : 2909 collaborateurs
Moy effectif au 31/08/2016 au sein de
l’UES MCRA : 2933 collaborateurs
Recrutement sur la Sté Mobipel au cours
de l’année 2016 : 66
Quant au chiffre évoqué par vos soins, je
ne saurais dire à quoi il correspond…
Une rupture conventionnelle ne peut être
conclu qu'à la demande et avec l'accord des
deux parties. L'employeur ne peut décider
seul d'une rupture conventionnelle.
Sans doute, le savez-vous le nombre de
RC par société est justement contrôlé par
l’inspecteur du travail.
Notre taux de turn over est le plus faible
de la profession. Nous n’avons pas plus
de contentieux qu’une autre société, mais
nous avons la grande fierté de gagner
nombre de procédures.
Comme vous le savez, depuis l’origine
notre Groupe a fait le choix d’internaliser
la Relation Abonné et nous sommes l’un
des rares Groupes du secteur à l’avoir fait.
Je tiens à vous informer ou vous rappeler
que le Responsable de la branche Télécom
Sud n’est autre qu’un salarié Orange,
qui ce mardi encore s’infiltrait dans nos
locaux, faisant fi de toutes règles.
Je déplore depuis quelques semaines des
intrusions hors cadre légal de ce syndicat.
Les débordements trop fréquents sont de
nature à créer une inégalité syndicale dans
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un contexte électoral, ce que dénoncent
avec virulence les représentants des autres
syndicats.
Notre Société est très régulièrement
distinguée par les professionnels de la
Relation Client et a reçu de nombreuses
distinctions à ce titre; pour ne citer que les
deux dernières :
- En mai 2016, nous avons été
distingués par un « Feel Good
Award du Management » http://
www.universfreebox.com/
article/35027/La-Direction-de-la-
Relation-Abonne-du-groupe-Iliad-
recoit-le-Award-du-Management-Feel-
Good
-Et ce mardi à l’occasion des Palmes de
la Relation client, nous avons été 2eme de
la Palme Expérience Collaborateur pour
notre politique basée sur le bien être et
l’enchantement des collaborateurs.
Je reste à votre disposition et espère
que vous interrogerez l’ensemble des
organisations syndicales, voire toute autre
personne susceptible de vous éclairer.
Sachez que je suis tout à fait disposée à
vous faire visiter nos centres de contact.
Dans la foulée de cette première
réponse, Mediapart a posé de nouvelles
questions :
Bonjour Madame Gérard, et merci pour
votre réponse, que j'exploiterai bien
évidemment dans mon article.
Je me permets de vous relancer sur
quelques points. Depuis mon premier
message, j'ai en effet avancé sur la
question des relations sociales, et je ne
peux que maintenir mes questions, peut-
être en les élargissant :
De nombreux collaborateurs (ou ex-
collaborateurs) d'Iliad, à tous les échelons
hiérarchiques, signalent des cas où
des salariés considérés comme trop
revendicatifs, ou en opposition avec leurs
responsables, sont poussés vers la sortie,
notamment au moyen de licenciements. Et
il ne s'agit pas seulement de syndicalistes.
Le cas de Mobipel retient particulièrement
mon attention. Selon mes informations,
le nombre de procédures engagées aux
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.25/79
prud'hommes est passé de 9 en 2014 à
23 en 2015. Comment expliquer cela ? Et
pourriez-vous me donner des chiffres ou
un ordre de grandeur sur le nombre de
procédures en cours, ou gagnées et perdues
ces dernières années ?
Plus généralement, les départs, et
notamment les fins de périodes d'essai
et les licenciements sont très importants
au sein des centres d'appels. Selon mes
informations, pour 2015, 49 démissions,
97 licenciements, 87 fin période d’essai
(dont 22 à l’initiative du salarié), 7
RC chez Mobipel ; 17 démissions, 53
licenciements, 103 fin période d’essai
(dont seulement 1/4 à l’initiative des
salariés), 14 RC chez Qualipel ; 18
démissions, 72 licenciements, 115 fins
période d’essai (dont 30 à l'initiative
des salariés), 8 RC chez Centrapel ;
23 démissions, 38 licenciements, 18 fins
période d’essai chez Certicall en 2014.
Ces chiffres me paraissent élevés pour des
centres d'appel de 400 à 550 salariés. Si
on met en rapport le nombre de départs de
chaque centre avec le nombre de salariés,
on obtient bien, au moins pour les centres
franciliens et parisien, un taux de "turn
over" avoisinant les 40%. Pourriez-vous
commenter ces données ?
Voici la dernière réponse d’Angélique
Gérard :
Je ne peux pas vous répondre pour Iliad
mais uniquement sur l’UES MCRA.
Ce que vous décrivez est contraire à la
politique que nous menons et au travail
collaboratif que nous prônons dans un
mode de management ouvert, je ne peux
donc que réfuter les propos qui vous
ont été tenus. Et je serais curieuse de
vérifier les dossiers de licenciements des
personnes concernées. Mais j’imagine que
vous avez demandé aux concernés les
les notifications de licenciement afin de
prendre connaissance des raisons précises
ayant conduit à une rupture du contrat de
travail.
25
Toutefois si j’ai bien compris votre article
est publié aujourd’hui, et si c’est bien
le cas je crains qu’en m’adressant des
chiffres à la dernière minute vous ne me
laissez que peu de temps pour les vérifier.
Nos centres de contact dans leur grande
majorité à l’exception d’un, sont en
moyenne à 600/650 salariés.
L’ONU se donne pour
patron l'ancien chef du
Haut-commissariat aux
réfugiés
PAR CELHIA DE LAVARÈNE
LE VENDREDI 7 OCTOBRE 2016
Antonio Guterres rend visite à des réfugiés à
Lesbos (Grèce), le 11 octobre 2015. © Reuters
L’ancien premier ministre portugais
Antonio Guterres deviendra, le 1er janvier
prochain, le neuvième patron des Nations
unies. À la tête du Haut-commissariat pour
les réfugiés de 2005 à 2015, il a reçu
le soutien unanime des 15 membres du
Conseil de sécurité, le 6 octobre.
New York (Nations unies), de notre
correspondante.- C’est le Russe
Vitaly Churkin, président du Conseil
de sécurité pour le mois d’octobre qui,
prenant tout le monde au dépourvu,
l’a annoncé: l’ancien premier ministre
portugais Antonio Guterres deviendra, le
1er janvier prochain, le nouveau secrétaire
général des Nations unies. Vitaly Churkin
a fait cette annonce, flanqué des quatorze
autres membres du Conseil – une première
dans l’histoire de l’ONU où, c’est un
principe, le nom du candidat est annoncé
par le seul président.
La Russie tenait-elle par cette mise en
scène inédite à prouver que les dissensions
entre Washington et Moscou n’avaient eu
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aucun impact sur le choix du successeur
de Ban Ki-moon à la tête de l’ONU ? Il
y a encore peu de temps, de nombreux
pays, dont la Russie, se prononçaient en
faveur d’une candidate d’Europe de l’Est.
« Nous pensons vraiment que c’est le tour
de l’Europe de l’Est d’occuper ce poste,
et nous aimerions que ce soit une femme
», affirmait sans sourciller Vitaly Churkin,
lors d’une récente conférence de presse.
En coulisses, il en allait autrement. Les
Russes, s’ils n’étaient pas défavorables à la
candidature de Guterres, hésitaient encore
un peu. Ils devaient d’abord prouver au
monde qu’ils soutenaient un Européen
de l’Est – un vrai jeu de dupes. Paris,
de son côté, qui avait reçu des Russes
l’assurance qu’ils ne s’opposeraient pas
à Guterres, son candidat, avait peur
qu’au dernier moment, soit parce qu’ils
l’auraient planifié en douce, soit parce
que la crise syrienne les aurait amenés à
changer leur position, ils ne le soutiennent
plus. Les discussions semblaient bloquées,
à tel point que des diplomates ébauchaient
déjà l’idée de devoir nommer un secrétaire
général par intérim. Au cas où le consensus
ferait défaut.
Malgré ses scores satisfaisants, en tête
des 5 scrutins préliminaires, Guterres
n’avait pas convaincu tous les membres
du Conseil – les Britanniques et Néo-
Zélandais avaient plusieurs fois voté
contre lui. « Les Américains étaient à
l’aise sans être enthousiastes », explique
un participant.
Que s’est-il passé pour que Moscou
ne fasse pas usage de son veto et
accepte un candidat européen, dont le
pays est membre de l’Otan de surcroît ?
Pour ce haut fonctionnaire, « les Russes
n’ont jamais eu l’intention d’accepter un
Européen de l’Est. Homme ou femme.
Après deux Africains, Boutros-Ghali et
Kofi Annan, ç’aurait dû être normalement
au tour de l’Europe de l’Est de présenter
des candidats. D’emblée, il y a eu des
problèmes. Les candidats trop proches de
Moscou n’étaient pas acceptables pour
les Occidentaux, et les candidats anti-
russes, ceux qui avaient souffert du joug
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soviétique, étaient rejetés par les Russes.
Ce que nous venons de voir n’est pas un
revirement. C’est de la géopolitique. »
Des propos confirmés par le représentant
permanent d’un pays d’Europe de l’Est.
Pour lui, il ne fait aucun doute que
Guterres représente le parfait compromis.
D’un côté, il y avait Irina Bokova,
actuelle directrice de l’Unesco et préférée
de Moscou, qui n’avait pas le soutien
des Occidentaux. De l’autre, Kristalina
Georgieva, candidate imposée par Angela
Merkel et Theresa May et soutenue
par les États-Unis, qui s’est déclarée
fin septembre. L’insistance de ces deux
pays (Etats-Unis et Royaume Uni) a
profondément agacé les Russes qui,
par ailleurs, ne voyaient pas d’un bon
œil l’entrée de la 3e vice-présidente
de la Commission européenne dans la
course. Ils n’oublient pas que c’est
l’Union européenne qui leur a imposé des
sanctions après l’annexion de la Crimée.
À bien des égards, le processus de
sélection aura été surprenant et différent
des précédents. « La procédure a été
tranquille de A à Z et l’état d’esprit positif.
La France a joué un rôle majeur dans cette
nomination. Elle a fait en sorte que les
P5 (Chine, États-Unis, France, Grande-
Bretagne, Russie) soient tous d’accord.
Un exploit, compte tenu de l’ambiance
actuelle au sein du Conseil », affirme un
membre non permanent du Conseil.
Désigner un candidat qui se rangera
aux vues des cinq membres permanents
du Conseil de sécurité – et plus
particulièrement aux vues des États-Unis
et de la Russie –, qui ne sera ni trop
directif, ni trop intrusif dans les affaires
du monde et dont la personnalité ne sera
pas trop flamboyante, n’est pas monnaie
courante. Comment, dans ces conditions,
les membres du Conseil sont-ils parvenus
à se mettre d’accord sur un homme dont la
forte personnalité n’est plus à démontrer,
qui ne pratique pas la langue de bois, et
26
l’a maintes fois prouvé lorsqu’il présidait
aux destinées du Haut-commissariat aux
réfugiés, de 2005 à 2015 ?
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est disponible à cet endroit.
Né en 1949 à Lisbonne, ingénieur de
formation, Antonio Guterres est entré
en politique en 1976, juste après la
Révolution des œillets. Entre 1981
et 1983, alors qu’il est membre de
l’Assemblée parlementaire du Conseil de
l’Europe, il est élu à la tête de la
commission des migrations, des réfugiés
et de la démographie. Un poste qui lui
fera prendre conscience que les migrants
n’ont aucun droit et le conduira à se battre
pour eux. En 1992, il devient chef du
parti socialiste, puis en 1995, il est nommé
premier ministre.
Il le restera jusqu’en 2002. Il connaît
parfaitement les Nations unies. Il en
connaît les rouages aussi bien que les
limites et les failles. Au cours des dix
années qu’il a passées au HCR, il n’a
eu de cesse de mobiliser la communauté
internationale sur le sort des réfugiés et
des migrants. « Je suis candidat au poste
de secrétaire général pour pouvoir faire
quelque chose afin d’éliminer les sources
de la souffrance humaine que j’ai vécues
d’une façon tellement tragique pendant les
dix dernières années », déclarait-il le 20
juin dernier sur RFI.
La nomination d’un nouveau secrétaire
général à la tête de l’Organisation donne
toujours lieu à des marchandages entre
les pays qui veulent voir leur candidat
élu, et ceux qui n’ont pas envie de voter
pour lui. En coulisses, on dit que si
les Russes n’ont pas mis leur veto à
la candidature du Portugais, c’est parce
qu’ils ont reçu l’assurance d’obtenir ce
qu’ils souhaitaient : la tête du Département
des affaires politiques (DPA), détenu
depuis presque vingt ans par les Anglo-
Saxons, ainsi qu’une profusion de postes
d’ASG (assistant secrétaire général) et
de USG (secrétaire général adjoint.) Les
États-Unis lorgnent le Département du
management (ils veulent mettre fin au
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gaspillage). Les Japonais se verraient bien
à la tête du Bureau de la coordination des
affaires humanitaires (OCHA).
Les Chinois, qui regardaient le
Département des opérations du maintien
de la paix avec convoitise, n’avaient pas
lésiné sur les moyens de l’obtenir : ils
avaient annoncé une enveloppe de 100
millions de dollars pour la formation des
casques bleus en Afrique, ainsi que l’envoi
de 8 000 hommes. Ils auraient finalement
obtenu le poste de conseiller militaire. La
France, qui a soutenu depuis le début la
candidature de Guterres, aurait-elle obtenu
l’assurance de garder le maintien de la
paix ? Les négociations se poursuivent
intensément. On murmure même que
Ségolène Royal se verrait bien à la tête
du Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD). À suivre !
Après l’annonce de la nomination de
Guterres, qui s’est répandue comme une
traînée de poudre dans les 38 étages du
secrétariat, un haut fonctionnaire déclarait,
se faisant le porte-parole de tout le staff :
« On ne pouvait rêver meilleur candidat.
Après dix ans d’incompétence, l’ONU
s’apprête à retrouver son rayonnement.
» Guterres parviendra-t-il à redonner à
l’ONU une dignité que, pendant de trop
longues années, elle avait perdue ? Aura-
t-il les coudées franches ? Représentera-t-
il cette autorité morale dont l’ONU a tant
besoin ?
S’il est parvenu à prouver qu’en tant que
haut-commissaire aux réfugiés, il savait
faire preuve d’autorité et tenir tête aux
grandes puissances sur un sujet aussi
difficile que les crises migratoires, il va
dorénavant devoir démontrer qu’il est
hautement capable de prendre la tête
d’une organisation qui n’a plus aucune
crédibilité sur la scène internationale,
au plan de la paix et la sécurité et
dans le domaine des droits humains.
Une organisation qui, dans le conflit
syrien, a été manipulée par les grandes
puissances. Lors de son audition, le 12
avril dernier devant l’Assemblée générale,
il a répété que la « migration doit être une
option, pas un acte de désespoir ». Aux
membres du Conseil qui lui demandaient
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.27/79
s’il allait résister à la pression des P5, il
a simplement répondu : « Je ne résisterai
pas, mais je me battrai. »
Prolonger
Les autres candidats:
Irina Bokova, Bulgarie.
générale de l’UNESCO.
Helen Clark, Nouvelle-Zélande, ex-
premier ministre.
Natalia Gherman, Moldavie, vice-
première ministre des Affaires étrangères
et de l’intégration européenne.
Vuk Jeremic, Serbie, ex-ministre des
Affaires étrangères.
Srgjan Kerim, Macédoine, ex-ministre
des Affaires étrangères.
Igor Luksic, Monténégro, ex-premier
ministre.
Vesna Pusic, Croate, ex-ministre des
Affaires étrangères et européennes.
Danilo Turk, Sloénie, ex-Président de la
République.
Miroslav Lajcak, Slovaquie, ministre des
Affaires étrangères.
Susana Malcorra, Argentine, ministre des
Affaires étrangères.
Christina Figueres, Costa
Responsable climat.
Kristalina Georgieva, Bulgare,
Commissaire européen à la coopération
international, à l’aide humanitaire et à la
réaction aux crises.
France Télévisions à
l’heure des copains et des
coquins
PAR LAURENT MAUDUIT
LE VENDREDI 7 OCTOBRE 2016
La PDG de France Télévisions, Delphine
Ernotte, vient d’appeler Xavier Couture
à ses côtés comme numéro deux du
groupe public. Le promu, qui est un
ancien de TF1, l’avait aidée, d'une
manière tortueuse, lors de la procédure de
nomination sous l’égide du CSA, qui avait
été entachée de nombreuses irrégularités.
27
C’est un invraisemblable cadeau que la
PDG de France Télévisions, Delphine
Ernotte, vient de faire à Xavier Couture :
alors que ce dernier a joué un rôle
très controversé lors de sa désignation
par le Conseil supérieur de l’audiovisuel
Directrice (CSA) comme patronne du groupe public,
elle vient de lui renvoyer l’ascenseur
en le cooptant à ses côtés en qualité
de directeur général délégué en charge
de la stratégie et des programmes (le
communiqué de presse est ici). On
connaissait le capitalisme de la barbichette
(« je te tiens ; tu me tiens ; on se rend des
services mutuels…) ; voici la télévision de
la barbichette…
Pour comprendre la surprise que constitue
cette promotion, il faut se souvenir
des nombreuses irrégularités qui avaient
émaillé la désignation de Delphine
Ernotte en avril 2015, et que Mediapart
avait à l’époque révélées (lire France
Télévisions: la nomination de la PDG
entachée d’irrégularités). Depuis 2012,
la désignation des patrons de l’audiovisuel
public n’est plus, officiellement, du ressort
du président de la République mais
relève de la compétence du CSA. Notre
enquête avait pourtant mis au jour de
nombreux indices attestant que dans les
Rica, coulisses opaques du pouvoir, tout avait
été discrètement organisé pour que ce
soit la candidate adoubée par l’Élysée qui
soit choisie, même si elle n’avait aucune
expérience en matière de télévision.
Dans le lot des chausse-trapes et intrigues
que Mediapart avait révélées, il y en
avait ainsi une qui avait fait beaucoup de
bruit : nous avions apporté la preuve que
Delphine Ernotte avait piraté une partie du
projet de l’un de ses rivaux, Didier Quillot,
grâce au concours de… Xavier Couture,
un ancien du groupe TF1, qui a aussi
été l’éphémère patron de Canal+, avant
de travailler, comme Delphine Ernotte, au
sein du groupe Orange. Au début, Xavier
Couture figurait en effet dans l’équipe
de Didier Quillot (ex-patron de Lagardère
Active), pour l’aider dans sa candidature,
mais en cours de route, il a changé de camp
et a prodigué ses conseils. Plus que cela,
il a visiblement aussi permis à Delphine
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Ernotte de connaître le projet de son rival.
Nous avions en effet établi de troublantes
similitudes d’un projet à l’autre, et des
opérations de « copier-coller » manifestes.
Depuis, la polémique a cessé de faire la
« une » de l’actualité. Mais la présidence
de Delphine Ernotte est ballottée de crise
en crise. D’abord, il y a eu la crise suscitée
par Michel Field, que la PDG est allée
débaucher de TF1 pour le promouvoir
directeur de l'information du groupe et qui,
par son comportement, a fait l’unanimité
contre lui, au point de susciter une motion
de défiance. À croire que pour faire
carrière désormais dans le service public,
il faut avoir fait ses classes dans le privé,
et tout particulièrement à TF1…
Xavier Couture
Et puis, comme un bateau ivre, France
Télévisions a commencé à connaître une
chute spectaculaire de ses audiences.
C’est cette chute qui est à l’origine des
dernières turbulences en date : le patron de
France 2, Vincent Meslet, a été démis de
ses fonctions, et il vient d’être remplacé
par Caroline Got, jusque-là en charge de
la stratégie et des programmes. Et c’est
donc dans le cadre de ce jeu de chaises
musicales, pour remplacer Caroline Got,
que Delphine Ernotte vient de promouvoir
Xavier Couture.
C’est donc le dernier épisode d’une
histoire longue, celle d’une télévision
publique qui souffre d’un manque grave
d’indépendance, avec à sa tête non pas
une équipe de professionnels provenant
d’horizons multiples, mais un petit clan
resserrés de fidèles isolés des équipes. La
télévision des copains et des coquins…
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.28/79
Pour comprendre ce qui se joue
actuellement à France Télévisions, nous
republions ci-dessous notre enquête mise
en ligne le 16 mai 2015 qui avait révélé
les irrégularités entachant la désignation
de Delphine Ernotte.
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France Télévisions: la nomination de la
PDG entachée d’irrégularités
Dans un grand pays comme la France, qui
se targue d’être régi par des règle dignes
d’un État de droit, est-il concevable qu’une
personnalité qui ne connaît strictement
rien aux métiers télévisuels soit portée
à la présidence du plus grand groupe
de télévision publique, maison commune
qui est censée appartenir au peuple
tout entier ? Est-il concevable que la
nomination du PDG de France Télévisions
se passe à huis clos, entre intrigues, jeux
d’influences dans les coulisses du pouvoir
et des milieux d’affaires et ne donne donc
pas lieu au grand débat public que les
citoyens seraient en droit d’attendre ? Est-
il admissible que ce débat soit confisqué
par un petit clan qui, au terme de
conciliabules, parvient à faire nommer
celle qu’il a choisie comme favorite, sans
doute longtemps à l’avance ?
Sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy,
on se souvient de ce qu’il en était : s’étant
approprié les pouvoirs de nomination
autrefois dévolus au Conseil supérieur
de l’audiovisuel (CSA), le chef de l’État
faisait ce que bon lui semblait. Un jour,
il envisageait de porter à la tête de
France Télévisions Alexandre Bompard,
le protégé d’Alain Minc, son conseiller
occulte. Et si le projet faisait scandale, il
pouvait, sans rendre des comptes à qui
que ce soit, changer de pied et nommer
un président par défaut, en l’occurrence
Rémy Pflimlin, l’actuel PDG dont le
mandat arrive à son terme. Le coup
d’État télévisuel permanent. L’audiovisuel
28
public sous tutelle, à la merci des humeurs
présidentielles, avec à tous les postes clefs
des obligés du Palais…
Delphine Ernotte
Mais sous François Hollande, même si
tout va de travers, ne faut-il pas au moins
donner crédit au chef de l’État du fait que
le CSA a été rétabli dans ses pouvoirs
anciens et que la nomination du PDG
de France Télévisions échappe enfin à
ces jeux d’influence et de connivence ?
C’était l’une des promesses de François
Hollande, qu’il avait déclinée en énonçant
ses célèbres anaphores : « Moi président de
la République, je n'aurai pas la prétention
de nommer les directeurs des chaînes de
télévision publique, je laisserai ça à des
instances indépendantes » !
Eh bien, non ! C’est triste à dire
mais c’est ainsi : en la personne de
Delphine Ernotte, jusque-là directrice
générale adjointe d’Orange et directrice
exécutive d’Orange-France, c’est une
personne sans la moindre expérience des
enjeux télévisuels – ni des programmes,
ni de l’information ! – qu’une très courte
majorité des membres du CSA a pris le
responsabilité de porter à la présidence
du groupe public. Et si cela a été
possible, c’est par un concours stupéfiant
de jeux d’influence multiples, sur lequel
Mediapart a enquêté et qui donnent le
tournis. Voici les différents épisodes de
cette invraisemblable désignation, tels que
nous sommes parvenus à les reconstituer.
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* Acte I : Schrameck recompose le CSA
à sa main
Quand François Hollande annonce, en
décembre 2012, qu’il entend nommer
Olivier Schrameck à la tête du Conseil
supérieur de l’audiovisuel (CSA), la droite
fait valoir, à l'époque, qu’il s’agit d’une
nomination très politique. Le chef de
l’État honore certes la promesse qu’il
avait prise de rendre au CSA le pouvoir
de nomination des PDG de l’audiovisuel
public. Mais puisque le nouveau patron du
CSA est l’ancien directeur de cabinet de
Lionel Jospin à Matignon, et un familier
de David Kessler qui a travaillé sous son
autorité à Matignon et qui est devenu en
2012 le conseiller du chef de l’État pour
les médias et l’audiovisuel, beaucoup de
dirigeants de l’UMP raillent la soi-disant
indépendance reconquise du CSA. Et ils
raillent la promesse bafouée du président
de la République avec d'autant plus de
pugnacité que nul n’ignore comment
cela s’est passé : usant de son pouvoir
d’influence que lui confèrent ses fonctions
de conseiller élyséen, David Kessler a
pesé pour convaincre François Hollande
de porter Olivier Schrameck à la tête de
cette autorité supposée indépendante.
Après une longue carrière de haut
fonctionnaire, attaché au service de
l’intérêt général, le conseiller d’État qu’est
Olivier Schrameck a pu être offusqué
d’être la cible de telles attaques. Le fait
est, pourtant, que François Hollande a
donc commencé d’un très mauvais pas
son quinquennat, en matière audiovisuelle
comme en tant d’autres…
Entrant en fonction à la présidence du CSA
le 24 janvier 2013, Olivier Schrameck n’a
pourtant pas, dans un premier temps, les
coudées franches. Car la grande majorité
des autres membres de l’institution ont
été nommés les années précédentes, sous
des majorités de droite. Mais deux ans
plus tard, tout est en passe de changer.
Comme le mandat de deux des huit
membres du collège du CSA arrive à
échéance en janvier 2015, le président
de l’organisme se prend à espérer que
les deux personnalités qui vont leur
succéder soient celles auxquelles il pense.
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.29/79
Car Olivier Schrameck a deux noms
à l’esprit, qu’il n’hésite pas à livrer
à ceux qui l’interrogent – Mediapart a
recueilli des témoignages très précis de
parlementaires socialistes et écologistes
qui en attestent : celui de Nathalie Sonnac
et celui de Nicolas Curien. De la sorte,
en prévision des grandes décisions à venir
que devra prendre le CSA et notamment
la désignation en avril 2015 du PDG de
France Télévisions, il peut espérer enfin
faire prévaloir ses vues et contrôler au
moins trois voix sur huit, en comptant la
sienne.
À l’époque, ses interlocuteurs – ceux qui
se sont confiés à Mediapart ont requis
l’anonymat – comprennent que dans le
cas de l’Assemblée nationale, Olivier
Schrameck sait comment s’y prendre. Et
sans grande surprise, le 26 janvier 2015, le
chef de l’État nomme Nathalie Sonnac (ici
sa bio) membre du CSA, sur désignation
du président socialiste de l’Assemblée
nationale.
Mais dans le cas du Sénat, dont le président
est Gérard Larcher (UMP), c’est une
autre paire de manche. Certains sénateurs
socialistes ou écologistes, consultés par
Olivier Schrameck, lui recommandent
donc de faire campagne en faveur de
Nicolas Curien en jouant la carte « high
tech », et en essayant de mettre dans sa
manche des élus de droite comme Bruno
Retailleau, le président du groupe UMP au
Sénat, qui pourrait ne pas être insensible
à ce profil. Les mêmes préconisent aussi
de passer par le président UMP de la
commission de la culture, François Baroin,
qui pourrait avoir de l’influence sur Gérard
Larcher. Ces conseils ont-ils donc porté
leurs fruits ? Et les dirigeants de l’UMP,
à commencer par Gérard Larcher, n’ont-
ils pas été très finauds ? En tout cas, ce
même 26 janvier 2015, le chef de l’État
nomme également Nicolas Curien (ici sa
bio) membre du CSA, sur désignation
du président du Sénat. Voilà donc qui
commence bien ! À la fin du mois de
janvier 2015, Olivier Schrameck a, à ses
côtés, deux nouveaux membres qui lui sont
redevables de leur nomination. Et bientôt,
nous le verrons dans un instant, il pourra
29
compter sur une quatrième voix, celle de
l’ex-journaliste du Point Sylvie Pierre-
Brossolette, qui va faire cause commune
avec lui.
Olivier Schrameck, qui a accepté de nous
recevoir, s’offusquerait certes de cette
présentation. Car, il le répète sans cesse :
dans ses fonctions, il veille par-dessus
tout à l’indépendance des membres du
CSA qu’il préside, et il assure qu’il
s’interdit d’exercer sur eux la moindre
pression. Mais le fait est là, difficilement
contestable. Quatre voix sur huit dans sa
manche : à quelques encablures de la
désignation du nouveau patron de France
Télévisions, le patron du CSA tient bien sa
maison en main…
Mais de cette proximité entre le président
du CSA et les deux nouveaux entrants,
sans parler de son alliance – ou de
sa convergence d’intérêts – avec Sylvie
Pierre-Brossolette, « qui s’épanouit dans
ses relations politico-mondaines et qui
agit comme si elle était vice-présidente
du CSA », selon un très bon connaisseur
de ce microcosme, nul ne se doute. Et
quand commence, quelques temps plus
tard, la procédure de nomination du futur
président de France Télévisions, on a
toutes les raisons de penser que la règle
du jeu va être totalement différente par
rapport aux années Sarkozy. Fini le fait du
Prince ! La présentation de leur projet par
les différents candidats devant le CSA va
enfin donner lieu à un vaste débat, public et
transparent, sur la télévision publique dont
la France a besoin. Erreur…
La défense d'Olivier Schrameck
* Acte II – Le piège d’une élection à huis
clos
Si l’élection du nouveau PDG de France
Télévisions commence très vite à dérailler
et plonge le CSA dans l’une des crises
les plus graves de son histoire, c’est parce
que quand la procédure de désignation
s’engage pour départager les 33 candidats
qui se sont mis sur les rangs, tout se passe
à huis clos, ce qui facilite grandement
la tâche des lobbyistes et communicants
en tous genres, qui multiplient à l’envi
les chausse-trapes et les intrigues. Dans
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une authentique démocratie, la télévision
publique devrait être une maison de verre,
et son avenir devrait être débattu devant
tous les citoyens ; dans le cas présent, elle
devient une maison close, et cette opacité
démultiplie les manœuvres obliques.
Olivier Schrameck
Quand on évoque cette opacité devant
Olivier Schrameck, il s’offusque que l’on
puisse le rendre responsable de cet état
de fait. Il fait valoir que sa fonction
de président du CSA lui fait obligation
de veiller au respect de la loi et qu’il
ne peut prendre la responsabilité qu’une
délibération de son institution soit attaquée
devant le Conseil d’État et éventuellement
annulée. Or, selon lui, le huis clos choisi
par le collège du CSA pour départager
les 33 candidats était une obligation
impérative, découlant de la jurisprudence
édictée par une décision du Conseil
constitutionnel en date du 27 juillet 2000
(elle est consultable ici). En clair, le
Conseil constitutionnel a édicté que « la
publication intégrale de ces auditions
et débats pourrait porter atteinte à la
nécessaire sauvegarde du respect de la vie
privée des personnes concernées ».
En application de cette jurisprudence,
l’assemblée plénière du CSA adopte donc,
le 4 février 2015, des règles très précises
pour les auditions des candidats à la
présidence de France Télévisions (règles
que l’on peut consulter ici). « Le Conseil
établira une liste restreinte de candidats
qu’il auditionnera. Cette liste sera rendue
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publique à la condition qu’aucun des
candidats retenus ne s’y oppose auprès
du président. Les auditions ne seront pas
publiques, en conformité avec la décision
du Conseil constitutionnel du 27 juillet
2000 », indique ainsi la délibération du
CSA.
Seulement ces règles de confidentialité
sont évidemment stupéfiantes et
démocratiquement choquantes. Car sous
Nicolas Sarkozy, le CSA n’ayant qu’à
rendre un avis consultatif sur les PDG
de l’audiovisuel public choisis par le
chef de l’État, les auditions auxquelles
procédaient le CSA pouvaient être
publiques. À titre d’exemple, celle de
Jean-Luc Hess, le 8 avril 2009, choisi
par Nicolas Sarkozy pour présider Radio
France, a été publique, et la presse
s’en est faite largement l’écho (par
exemple Arrêt sur Images, dont on peut
retrouver ici, par ce lien payant, le
compte rendu).
En quelque sorte, l’avancée démocratique
qu’a constitué le rétablissement du CSA
dans ses pouvoirs anciens de nomination
s’est accompagnée en 2012 tout aussitôt…
d’un recul démocratique, celui du huis
clos. Recul d’autant plus préoccupant que
les modalités de ce huis clos, arrêtées
par le CSA lors de sa délibération du
4 février 2015, vont bien au-delà de la
jurisprudence du Conseil constitutionnel.
C’est du moins l’opinion de nombreux
juristes, par exemple ceux du Cercle
français de droit des médias et de
la culture. « À la vérité, estiment ces
spécialistes, ce n’est pas à la décision
du Conseil que sont imputables les
turbulences de la nomination en cours du
président de France Télévisions puisque
ces turbulences et ces récriminations
d’opacité sont provoquées par deux
règles : 1. la règle de confidentialité
de leur candidature exigible du Conseil
par tout candidat ; 2. la règle
de confidentialité de leur candidature
exigible du Conseil par tout candidat
retenu en vue d’une audition. Ces règles
ne sont ni de près ni de loin imputables
au Conseil constitutionnel mais au CSA
seul : la règle de confidentialité posée
30
par le Conseil constitutionnel ne vaut que
pour les auditions et les débats du Conseil
relatifs à la nomination des présidents des
sociétés nationales de programme et non
pour les candidatures. »
C’est donc une conception très extensive
du secret et de l’opacité que met en place
le CSA en ce début d’année 2015 pour
la prochaine désignation du futur patron
de France Télévisions. Une conception
qui suscite à bon droit l’indignation
des sociétés de journalistes (SDJ) de
France 2 et de la rédaction nationale de
France 3, ordinairement pourtant assez peu
belliqueuses. Témoin cette tribune libre
des deux SDJ que publie le quotidien Le
Monde (lien payant) le 21 avril 2015, sous
ce titre : « France Télévisions, le règne
de l’opacité ». « Nous ne saurons rien
de ce qui préside à la nomination du
prochain président de France Télévisions.
A un moment crucial de l'histoire de
notre groupe, où l'Etat nous demande de
faire toujours plus d'économies, où les
10 000 salariés sont inquiets pour leur
avenir, le CSA nomme à l'abri des regards
et dans la plus grande opacité, notre
nouveau président. Citoyens et salariés
sont donc tenus à l’écart des débats autour
de l'avenir de la télévision publique.
Nous, journalistes, nous le regrettons »,
s’indignent les journalistes de France
Télévisions.
Et ils ajoutent : « Nous regrettons que
le CSA nous donne, d'une main, une
mission d'information et de l'autre nous
empêche de la remplir quand il s'agit de
notre entreprise : injonction paradoxale
et formidable carburant pour la machine
à rumeurs qui pollue la procédure depuis
des mois. Le Conseil constitutionnel a
estimé, il y a 15 ans, que “la publication
intégrale (des auditions des candidats et
des débats) pourrait porter atteinte à la
nécessaire sauvegarde du respect de la
vie privée des personnes concernées”.
Mais le CSA va encore plus loin : il
refuse de révéler le nombre et le nom
des candidats retenus. L’équipe dirigeante
va donc être choisie dans les bureaux
d’un organe administratif de 8 membres,
sans aucune transparence. Un organe de
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plus en plus fragilisé : la crise à Radio
France et la contestation de son président,
nommé par le CSA, l’ont encore montré
dernièrement. »
Et les deux SDJ concluent : « Pour les
journalistes du service public, il s’agit
d’une procédure anti-démocratique, sur
la forme comme sur le fond. Que sait-
on du projet éditorial qui sera retenu ?
Quelle vision pour l’information des
différentes chaînes à l’heure où une
fusion des rédactions de France 2, France
3 et Francetvinfo est amorcée ? Quel
engagement pour que l’indépendance et
le pluralisme restent la priorité de nos
rédactions ? Cette opacité traduit un
mépris troublant pour les téléspectateurs
qui font confiance à l’information de
leur télévision publique, à la qualité
de ses journaux et de ses magazines.
La présidence de France Télévisions
est un poste suffisamment sensible pour
qu'on y attache un souci absolu de
transparence. Alors, à quand un processus
de désignation enfin à la hauteur des
enjeux de notre groupe ? »
Les conflits d'intérêts de David
Kessler
* Acte III – Intrigues en coulisses autour
de Delphine Ernotte
C’est donc dans un très étrange climat
que commence, en ce début d’année
2015, la procédure de sélection du futur
patron (ou de la future patronne) de
France Télévisions, avec un CSA sur
lequel son président a renforcé son
autorité, et des règles de confidentialité
qui inquiètent légitimement les salariés de
France Télévisions.
Mais ce que ne savent pas les journalistes
de France Télévisions au moment où
ils écrivent leur point de vue, c’est que
l’opacité qu’ils dénoncent donne lieu à des
intrigues encore plus nombreuses qu’ils
ne l’imaginent. Il y a certes l’histoire
officielle. Au fur et à mesure, certains
candidats annoncent qu’ils sont entrés
en lice ; d’autres sont démasqués par
la rumeur publique. On découvre ainsi
tour à tour l’identité de quelques-uns
des 33 candidats : le président sortant
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de France Télévisions Rémy Pflimlin ;
le consultant Pascal Josèphe, passé par
les directions de France 2 et France
3 ; Didier Quillot, ancien patron de
Lagardère Active et d'Orange France ;
Marie-Christine Saragosse, patronne de
l'audiovisuel extérieur de la France
(France 24, RFI) ; le patron de l’AFP
Emmanuel Hoog ; Christophe Beaux,
PDG de la Monnaie de Paris ; Nathalie
Collin, directrice générale adjointe de La
Poste ; Robin Leproux, ancien dirigeant de
RTL et de M6…
Mais en vérité, dès le début, c’est une autre
candidature qui intrigue, celle de Delphine
Ernotte, directrice générale d’Orange pour
la France. Sur le papier, elle ne semble
certes avoir aucune chance. Comment
une Delphine Ernotte, qui a fait toute
sa carrière au sein d’Orange, et qui ne
connaît strictement rien aux métiers de
l’audiovisuel et de l’information pourrait-
elle avoir la moindre chance, face à des
vieux routiers de cette profession ? Ou
s’il s’agit de privilégier une candidature
féminine, comment pourrait-elle avoir la
moindre chance face par exemple à Marie-
Christine Saragosse, qui connaît tout de
l’audiovisuel public ?
Mais la vérité, dont à l’époque personne
ne se doute, c’est que Delphine Ernotte
a de très puissants appuis. Ou plutôt, par
une conjonction hétéroclite d’intérêts, elle
a de très influents amis qui aimeraient
beaucoup la voir atterrir à la présidence de
France Télévisions.
Il y a d’abord Stéphane Richard qui
aimerait bien la voir partir d’Orange.
Comme le bruit en a couru, Delphine
Ernotte se serait-elle montré peu solidaire
quand le patron du groupe a été mis
en examen pour « escroquerie en bande
organisée » dans le cadre de l’affaire
Tapie ? Mediapart en a obtenu des
confirmations très précises. Selon de très
bonnes sources, Stéphane Richard a jugé
que Delphine Ernotte avait même intrigué
pour essayer de prendre sa place. Le
patron d’Orange a donc considéré que
l’exfiltration de l’intéressée vers France
Télévisions serait une bonne façon de la
mettre dehors sans faire de vagues.
31
Et, de surcroît, le patron d’Orange aurait-
il voulu aussi récupérer son poste, pour
que l’ancien directeur du Trésor, Ramon
Fernandez, puisse en hériter ? Quoiqu’il
en soit, il ne s’est trouvé personne pour la
retenir. Mieux que cela ! Au sein même
du groupe Orange, la candidate trouve
de très influents parrains pour l’aider à
partir à l’assaut de la présidence de France
Télévisions.
Elle trouve d’abord Xavier Couture,
l’ancien patron de Canal +, qui officie
depuis plusieurs années aux côtés de
Stéphane Richard, et qui après s’être mis
un moment au service de la candidature
de Didier Quillot, s'est rangé derrière
celle de Delphine Ernotte, dès qu’elle
s’est déclarée. Mais surtout, Delphine
Ernotte reçoit un appui majeur : l’ancien
conseiller pour les médias et l’audiovisuel
de François Hollande, David Kessler,
qui a rejoint le groupe Orange depuis
le 1er décembre 2014, se met presque
aussitôt au service de la candidature
de Delphine Ernotte. Comment l’ancien
conseiller de l’Elysée ne comprend-t-il pas
qu’en entrant ainsi dans la mêlée, il va
derechef jeter la suspicion sur la procédure
de nomination elle-même, puisqu’il a été
l’un de ceux qui ont contribué à la
nomination d’Olivier Schrameck à la tête
du CSA ? Même si ce dernier n’y est
pour rien, comment David Kessler ne
perçoit-il pas qu’il va donner le sentiment
d’un petit arrangement entre amis, si
d’aventure la candidate derrière laquelle
il s’est rangé, remporte la procédure de
sélection ? Comment ne se doute-il pas
que l’on verra immanquablement la main
de François Hollande derrière toute cette
affaire, même s’il s’en est tenu à l’écart ?
Avec David Kessler, cette pratique du
conflit d’intérêts n’est pas franchement
nouvelle. Déjà, au début du quinquennat,
il s’était illustré en acceptant ce poste
de conseiller à l’Élysée pour les médias
et la communication, alors que peu de
temps auparavant, il était le responsable
du mini-pôle presse du banquier d’affaires
Mathieu Pigasse (Lire La gauche, les
médias et les conflits d’interêts (1/2) et
La gauche, les médias et les conflits
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d’interêts (2/2)). Ce qui était évidemment
très choquant. Qu’aurait dit la gauche si,
sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy,
ce dernier avait pris pour conseiller à
l’Élysée une figure connue du Figaro ?
Tout le monde y aurait vu, à bon droit,
une énième illustration du capitalisme de
connivence à la Française.
Et voilà qu’à peine après avoir quitté
l’Élysée, David Kessler se met au service
d’une candidate qui brigue la présidence
de France Télévisions, le plus grand
groupe en Europe de télévision publique.
À l’évidence, ces questions ne font
pourtant pas hésiter David Kessler, qui
multiplie les déjeuners et les rencontres,
pour que sa candidate décroche le
poste tant convoité. Et visiblement, ce
n’est pas que son choix personnel. Car
progressivement, l’équipe de Delphine
Ernotte se renforce de figures connues.
Comme plusieurs médias s’en sont fait
l’écho, le communicant Denis Pingaud
(ancien du service de presse de Laurent
Fabius, du temps où ce dernier était à
Matignon, et ancien d’Euro-RSCG) arrive
aussi en appui, lequel Denis Pingaud a
aussi conseillé Mathieu Gallet tout au long
de la crise de Radio France).
Selon plusieurs médias, Anne Hommel,
l’ancienne conseillère de Dominique
Strauss-Kahn, serait aussi entrée dans
la danse et venue aider Delphine
Ernotte. Hypothèse logique ! Ancienne
secrétaire de Jean-Christophe Cambadélis,
puis consultante d’Euro RSCG, la
communicante fait partie de la même
bande que David Kessler. Au nombre de
ses clients, on compte ainsi également
l’ancien collaborateur de Dominique
Strauss-Kahn, Mathieu Pigasse, devenu
patron de la banque Lazard et
coactionnaire du journal Le Monde. Or,
David Kessler a lui-même été l’un des
collaborateurs de Matthieu Pigasse et a
supervisé ses participations dans la presse,
juste avant l’alternance de 2012. Tous
ceux-là font en quelque sorte partie de
la même bande. Une bande très proche
du pouvoir socialiste. Lors de son récent
anniversaire, Anne Hommel avait convié
ses proches : on avait ainsi appris que
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.32/79
Dominique Strauss-Kahn, Manuel Valls
ou encore Jean-Christophe Cambadélis,
s’étaient retrouvés pour une soirée de fête,
au milieu d’une cohorte de journalistes
pas très regardants sur les questions de
déontologie (lire ce billet de blog : Quand
Valls, Cambadélis et DSK font la fête
avec des journalistes).
Nous ne sommes pourtant pas parvenus
à vérifier que Anne Hommel était bel
et bien de l’aventure. Une source proche
de Delphine Ernotte nous l’a même
formellement démenti. Ce qui, dans tous
les cas de figure, n’élude pas une question
de fond, à laquelle nous n’avons pas trouvé
de réponse certaine : dans les coulisses du
pouvoir, la candidate issue d’Orange n’a-t-
elle pas eu des appuis encore plus éminents
et plus influents ?
Affluence dans l'antichambre de
François Pinault
* Acte IV – Sylvie Pierre-Brossolette en
campagne
Si, contre toute attente, la candidature
de Delphine Ernotte s’annonce sous des
auspices favorables en ce début d’année
2015, ce n’est pas seulement parce que ce
clan lui vient en appui. C’est aussi parce
qu’un membre du CSA, en l’occurrence
Sylvie Pierre-Brossolette, va se ranger
dans son camp, sans le montrer trop
publiquement.
Soumise à une obligation d’impartialité,
l’intéressée ne peut, certes, pas l’afficher
ouvertement. Mais la vérité, c’est que
Sylvie Pierre-Brossolette fait très vite son
choix. Et ce choix a pour nom… Delphine
Ernotte !
Et de cela, une anecdote en témoigne.
Menant une campagne effrénée, l’un
des candidats, Didier Quillot, rencontre
comme tous ses rivaux les huit membres
du CSA pour se présenter. Mais il
demande aussi à rencontrer plus d’une
centaine de personnalités de la vie
publique parisienne, pensant que cela
peut contribuer à assoir la légitimité de
sa démarche et enrichir le projet qu’il
prépare. Dans le lot, en passant par la
communicante Anne Méaux, il demande à
rencontrer le milliardaire François Pinault,
32
pensant sans doute qu’il serait utile
qu’il expose son ambition à un homme
d’affaires influent, qui de surcroît est l’un
des visiteurs du soir du chef de l’État.
Or, peu de temps après, surprise ! Le
même Didier Quillot, selon un membre
de son équipe, découvre que Delphine
Ernotte a eu vent de sa démarche –
allez savoir comment ! – et effectue
la même. Mais cette fois, ce n’est pas
Anne Méaux qui intervient ; c’est Sylvie
Pierre-Brossolette qui demande à François
Pinault, propriétaire de son ancien journal,
Le Point, de recevoir la directrice générale
d’Orange pour la France.
Et la rencontre a bel et bien lieu, le 14
ou le 15 avril. Interrogée par Mediapart,
Sylvie Pierre-Brossolette a d’abord nié
son intervention en faveur de Delphine
Ernotte. Puis elle a marqué un blanc,
quand nous lui avons précisé que nous
connaissions très précisément le film de
ces rencontres avec François Pinault.
Alors, notre interlocutrice s’est reprise
et a admis à demi-mot son rôle. Se
résignant à nous confirmer qu’elle avait
déjeuné avec François Pinault le 9 mars,
et qu’à cette occasion la rencontre entre
le milliardaire et Didier Quillot avait été
évoquée, elle nous a expliqué qu’il avait
été effectivement envisagé que l’homme
d’affaires rencontre d’autres candidats.
Mais dire qu’elle a joué un rôle dans
l’organisation de la rencontre qui s’en
est suivie avec Delphine Ernotte, « c’est
un raccourci », nous a dit Sylvie Pierre-
Brossolette, qui nous a répété plusieurs
fois la même formule : « C’était juste des
propos de table » ; « C’était juste des
propos de déjeuner ».
La communicante habituelle de François
Pinault, Anne Méaux, nous a, de son
côté, confirmé qu’elle n’avait joué aucun
rôle dans l’organisation de la rencontre
Pinault-Ernotte.
* Acte V – Le plagiat du projet de Didier
Quillot
Cette étonnante mésaventure n’est pas la
seule que connaît Didier Quillot pendant
sa campagne. Il va lui en advenir une
autre encore plus stupéfiante mais il
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ne découvrira le pot aux roses qu’au
lendemain de la désignation de Delphine
Ernotte au poste de PDG de France
Télévisions : celle-ci s’est faite élire par les
membres du CSA en défendant un projet –
aussi invraisemblable que cela soit – qui a
été en partie… plagié sur le sien !
Comment une telle chose a-t-elle pu
être possible ? C’est Xavier Couture
qui nous a mis involontairement sur la
piste. Comme nous l’interrogions sur
les similitudes nombreuses, pointées par
plusieurs médias, entre le projet de
Delphine Ernotte et celui de Didier
Quillot, notre interlocuteur nous a d’abord
fait observer qu’il n’y avait à cela rien
que de très normal. Comme il en va
de la télévision publique et que les
ambitions de l’État tout comme celle
du CSA sont affichées, il est logique,
nous a-t-il d’abord fait valoir, qu’il y
ait des points communs d’un projet à
l’autre. Mais dans la foulée, Xavier
Couture a poursuivi, en nous faisant ces
commentaires complémentaires qui nous
ont intrigué : « Je peux assurer que
Delphine Ernotte n’a pas été destinataire
du moindre document provenant de Didier
Quillot. Si quelqu’un met en cause mon
honnêteté, il aura affaire à moi. »
Que pouvaient bien vouloir dire ces
mots énigmatiques ? En poursuivant notre
enquête, nous avons fini par trouver la
réponse. En fait, comme on l’a vu, Xavier
Couture est, au début, dans le staff qui
accompagne la candidature de Didier
Quillot. Mais quand Delphine Ernotte
déclare la sienne, il change de camp et
la rejoint. Et ce transfert est à l’origine
d’un quiproquo. Quand il adresse à tous
ceux qui l’ont aidé le projet définitif qu’ils
ont mis au point ensemble, Didier Quillot
oublie que dans le mail groupé figure aussi
l’adresse mail de Xavier Couture.
Selon un membre de l’équipe de Didier
Guillot qui a accepté de nous transmettre
les va-et-vient de mails, son champion
essaie sur le champ de réparer la gaffe.
Aussitôt, le 16 mars à 9h22, Didier Quillot
adresse donc un second mail à Xavier
Couture : « Xavier, je viens te t'envoyer
par erreur (ou est-ce un acte manqué) mon
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.33/79
projet définitif. Je te demande instamment
de le détruire de ta boite mail. Je
t'embrasse. Didier. » La réponse arrive
presque une heure plus tard, à 10h19 :
« J’ai ce mail mais pas l’autre, je te tiens
au courant, le cloud Apple se fait désirer.
Xavier Couture. » En somme, le supporter
de Delphine Ernotte assure sur un ton
moqueur qu’il n’a pas reçu le premier mail
ni la précieuse pièce jointe qu’il contenait.
À moins qu’il ne veuille faire comprendre
sur un ton badin que le fameux document
est déjà oublié.
Voici, ci-dessous, ces échanges de mails,
tels qu'un membre de l'équipe de Didier
Quillot a accepté confidentiellement de
nous les transmettre. En premier apparaît
la réponse de Xavier Couture et, dessous,
le mail initial de Didier Quillot :
(Cliquez sur ces mails
pour les agrandir)
Xavier Couture dit-il vrai ? En fait,
c’est quand le CSA décide, le 23
avril, d’adouber Delphine Ernotte comme
nouvelle présidente de France Télévisions
et qu’il rend public son projet stratégique
(le communiqué est ici), que Didier
Quillot comprend, un peu tardivement,
qu’il s’est fait rouler dans la farine.
Et que le Cloud d’Apple a en fait
merveilleusement fonctionné.
Examinons en effet les deux projets. Voici
d’abord celui de Didier Quillot, qu’il a
rendu public au lendemain de sa défaite :
Et voici le projet de Delphine Ernotte, que
le CSA a révélé après sa désignation :
Trois gros calibres à la trappe !
Or, il suffit de se promener d’un texte à
l’autre pour vite se rendre compte qu’il
existe des similitudes troublantes.
« Face à la nécessité d’agir vite et de façon
structurée, je proposerais au management
actuel de France Télévisions de démarrer
la période de "tuilage" dès le 1er juin
33
2015, pour engager très rapidement les
actions clés de début de mandat »,
édicte ainsi le projet Quillot, page 92,
avant de préciser quelles devraient être
ces actions clefs : « Mettre en place
le nouvel organigramme, strictement
paritaire hommes/ femmes et rassemblant
les compétences internes et quelques
expertises externes (troisième trimestre) ».
Et, comme en écho, usant des mêmes
mots, le projet Ernotte indique à sa page
10 : « La période de tuilage prévue par
le Conseil est l’occasion, sans perdre un
instant, de préparer la constitution de cette
nouvelle équipe dont la caractéristique
doit notamment être la capacité à
travailler de manière collégiale. Dès mon
entrée en fonction, je nommerai une
équipe strictement paritaire. »
Autre mimétisme, dans son projet, Didier
Quillot annonce, à la page 92, son
intention de « réaliser un audit de la
situation financière 2015 pour préparer
une révision du budget prévisionnel 2015
(troisième trimestre) ». Or, à la page 11
de son projet, Delphine Ernotte dit presque
la même chose : «Dès mon entrée en
fonction, je procéderai à l’élaboration
d’un budget rectificatif 2015. »
Quand on examine ensuite le détail des
propositions qui sont faites pour chacune
des chaînes de France Télévisions, les
mêmes cousinages sautent aux yeux :
presque à chaque fois, les pistes sont
identiques, comme les exemples cités,
souvent même les mots. Ainsi en est-
il pour France 2. Dans ce cas, à la
page 36 de son rapport, Didier Quillot
fixe ainsi cet objectif : « Elle doit
aussi encore plus s’affirmer comme la
chaîne de l’événement : culturel, sportif,
spectacle vivant, prévu ou impromptu,
France 2 sera prête à bouleverser
son antenne à n’importe quel moment,
avec en particulier la conception de
soirées évènementielles. »« Le direct
événementiel, qu’il s’agisse de sport, de
divertissement ou d’information, constitue
le pivot du rassemblement d’une audience
mixte et intergénérationnelle », dit de
son côté, page 16, le projet Ernotte.
Dans la foulée, Didier Quillot souligne
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qu’il faut pas hésiter à marcher sur
les brisées de TF1 : «Par exemple,
“The voice”, programme distractif et
fédérateur, inventé par la BBC et
diffusé en Belgique par la RTBF aurait
parfaitement sa place sur France 2.» Et
page 65, il fait cet ajout : « Ne plus
fermer la porte aux formats étrangers en
adaptation française (ex : “The voice” sur
la RTBF et la BBC, ou “Danse avec les
Stars” sur la BBC ». De son côté, toujours
à la page 16 de son projet, Delphine
Ernotte indique : « D’une certaine façon,
avec “Danse avec les Stars” ou “The
Voice”, la chaîne privée TF1 réussit
à capter, dans sa première partie de
soirée le samedi, un public non seulement
nombreux mais sensiblement plus jeune
que la moyenne. »
Même chose pour France 3. « Une
direction commune France 3 et réseau
France 3 Régions sera créée et sera
directement rattachée à la présidence »,
énonce Didier Quillot page 38. « Pour
rendre sa cohérence et une ambition à
France 3, je commencerai par rétablir
une unité de commandement entre le
National et les Régions », surenchérit
page 17 Delphine Ernotte. Il faut faciliter
les « possibilités de “prises d’antennes
exceptionnelles” plus nombreuses et plus
aisées pour les stations régionales »,
dit le premier. Il faut « multiplier les
décrochages évènementiels », complète la
seconde.
Même chose encore pour France 4.
« France 4 sera recentré sur un format
lisible et cohérent et sans ambiguïté :
la chaine de la jeunesse, de l’éducation
et de la famille », recommande page 41
Didier Quillot. « France 4 doit devenir la
référence pour la jeunesse. Ce recentrage
a d’ores et déjà été entrepris », complète
page 18 Delphine Ernotte.
Dernier exemple – mais on pourrait
en cite d’autres à foison – Didier
Quillot suggère, page 49, « la création
d’un comité éditorial diversité rattaché
directement à la direction générale
déléguée aux programmes ». Exactement
comme Delphine Ernotte qui propose,
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.34/79
page 25, « la création d’un comité pour
la diversité des programmes auprès de la
présidence de France Télévisions ».
Bref, s’il n’y avait que quelques
ressemblances, elles pourraient apparaître
fortuites. Mais leur accumulation suggère
que le projet de Didier Quillot a bel et bien
été mis à contribution pour la confection
de celui de Delphine Ernotte.
Dans ce projet de Delphine Ernotte, il y
a juste un manque. Selon une très bonne
source à laquelle Mediapart a eu accès,
Delphine Ernotte a récemment confié à
certains de ses interlocuteurs qu’elle ne
comprenait pas que le service public
puisse diffuser des émissions qui « fassent
polémique », allusion notamment à «Cash
Investigations». Mais de cette détestation
du journalisme d’enquête, on ne trouve pas
trace dans son projet officiel.
Interrogée par Mediapart sur ces
similitudes, Delphine Ernotte n'a pas
souhaité nous répondre. Dans son
entourage, on nous a pourtant fait
comprendre que notre version des faits
ne correspondait pas du tout à la réalité.
Et on nous en a présenté une autre:
Xavier Couture et Delphine Ernotte se sont
croisés chez Orange et, en marge de leurs
réunions chez l'opérateur téléphonique,
ont bien sûr parlé de France Télévisions.
Mais pour autant, Xavier Couture n'aurait
jamais fait partie de l'équipe de Delphine
Ernotte, et dans le projet présenté par celle-
ci au CSA , il n'y aurait aucune ligne
qu'elle n'aurait écrite elle-même. Bref,
pour les proches de Delphine Ernotte,
l'affaire est entendue: tout cela est pure
calomnie, teintée de machisme crasse...
Pour sa part, Xavier Couture, nous a fait
les observations suivantes : « 1- Je n'ai
jamais travaillé pour Didier Quillot, je
n'ai jamais participé à la moindre réunion
de travail. 2- il n'y a jamais eu “d'équipe”
Ernotte, juste un avis ou une opinion au
détour de nos conversations chez Orange,
tout le reste est affabulations. Pas une fois
nous ne nous sommes vus en réunion avec
David Kessler. 3- Cette histoire de dossier
transféré est grotesque: d'abord parce
que Delphine ne l'a jamais vu et surtout
parce que ce serait faire injure à mes
34
compétences que d'imaginer que je puisse
avoir besoin du dossier de Monsieur
Quillot pour réfléchir à la problématique
FTV. J'ai eu quelques responsabilités dans
ce métier et je supporte difficilement ces
insinuations. Tout cela est insultant pour
moi et je ne peux malheureusement rien
pour guérir les souffrances d'ego de ce
Monsieur. »
* Acte VI – Le vote-guillotine du CSA
Avec un CSA qui a été en partie
renouvelé et une candidate mystère qui
dispose d’influents parrains et d’un projet
stratégique qui a fait, semble-t-il, quelques
emprunts à celui d’un rival, la compétition
à huis clos pour la présidence de France
Télévisions prend donc une très étrange
tournure, en ce début 2015.
Mais notre histoire va connaître encore
un ultime emballement, avec la procédure
de vote qui sera finalement retenue pour
départager les candidats.
C’est le 1er avril que le dénouement
commence à prendre forme. Ce jour-là,
les membres du CSA sont en conclave
et ouvrent les enveloppes des candidats,
pour les recenser. Même si rien ne filtre,
le bruit se répand donc que 33 personnes
se sont mises sur les rangs. Puis le
15 avril, nouvelle séance plénière : il
s’agit cette fois pour les huit membres du
CSA d’établir une « short list » : parmi
les 33 candidats déclarés, il convient de
voter pour savoir quels seront les 7 ou
8 candidats que les membres du CSA
auditionneront les jours suivants, avant
finalement de désigner le futur ou la future
président(e) de France Télévisions.
Et c’est ce jour-là que tout déraille.
D’abord, selon plusieurs sources qui
ont accepté de violer le huis clos,
Olivier Schrameck fait une déclaration
liminaire. En substance, il rappelle dans
quel contexte difficile le CSA va faire
son choix, marqué notamment par la
crise sociale très grave qui paralyse au
même moment un autre pan du service
public, celui de Radio France. Il invite
les membres du CSA à veiller à ne
pas déstabiliser d’autres entreprises du
même secteur, et évoque en particulier la
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situation de Marie-Christine Saragosse, la
patronne de l'audiovisuel extérieur de la
France.
De la sorte, le patron du CSA contribue-
t-il à ruiner une candidature qui pourrait
être très sérieuse ? Le président du CSA
s’en défend avec énergie et fait valoir
que dans cette déclaration liminaire, il a
juste voulu situer les enjeux du scrutin qui
allait suivre, avec les risques éventuels de
jeux de chaises musicales qu’il pouvait
occasionner.
Puis surtout, plusieurs membres du CSA
sont surpris quand, l’instant d’après,
Olivier Schrameck annonce les modalités
du vote. Rompant avec la formule qui avait
été retenue lors de l’élection par le CSA
de Mathieu Gallet, au terme de laquelle
chaque membre du conseil pointait tous les
candidats pour lesquels il souhaitait une
audition, le président du CSA annonce que
cette fois les noms des 33 candidats seront
appelés à tour de rôle et qu’à chaque fois
les membres du collège voteront « oui »
ou « non », étant entendu qu’il faudra
au moins cinq voix pour qu’un candidat
soit retenu, en prévision des prochaines
auditions.
Un membre du CSA, Nicolas About, s’en
étonne et demande à Olivier Schrameck
pourquoi ce changement de procédure a
été choisi. Il souhaite également savoir
si une solution de repêchage peut être
envisagée, si d’aventure un ou plusieurs
candidats ayant de l’expérience passe
d’emblée à la trappe. Mais les remarques
ne sont pas prises en compte par le
président du CSA, et le collège passe
ensuite au vote.
Avec le recul, quand on l’interroge
sur l’incident, le président du CSA
conteste qu’il y ait eu le moindre
changement important de procédure et
fait valoir qu'avec la première méthode,
celle retenue pour Mathieu Gallet, ou
avec la seconde, cela serait revenu
arithmétiquement strictement au même.
Pourtant, comme le craignaient certains
membres du CSA, le scrutin qui
commence s’apparente vite à un vote
guillotine. Marie-Christine Saragosse à la
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.35/79
trappe : 2 voix seulement ! Didier Quillot
à la trappe : 4 voix seulement ! Emmanuel
Hogg à la trappe : 4 voix également !
Si beaucoup de candidats inconnus sont
éliminés, d’autres, qui connaissent par
cœur les problématiques de la télévision
ou de la presse, sont également écartés,
sans avoir pu être entendus par le CSA,
alors qu’ils travaillent depuis des mois sur
le sujet. Et même si le vote est secret, tout
le monde au CSA sait comment les choses
se sont passées : la coalition des votes
d’Olivier Schrameck, des deux nouveaux
entrants et de Sylvie Pierre-Brossolette a
fait barrage.
Le 21 avril, le CSA commence donc
les auditions des 7 candidats encore en
lice. Et le 22 avril, après l’achèvement
de ces auditions, une nouvelle séance
de vote commence, qui va tourner
au psychodrame. Car, selon de très
bonnes sources, Olivier Schrameck, les
deux nouveaux entrants et Sylvie Pierre-
Brossolette apportent chacun leur voix
à Delphine Ernotte, tandis que Pascal
Josèphe obtient 3 voix et Rémy Pflimlin 1
voix. En quelque sorte, la même coalition
de votes est toujours à l'œuvre…
Contre toute attente, le 23 avril au matin,
le CSA est donc contraint de procéder une
nouvelle fois à un vote. Et toujours un
vote pour rien, car la conseillère qui avait
voté pour Rémy Pflimlin, en l’occurrence
Florence Mariani-Ducray, se rallie à la
candidature de Pascal Josèphe. Résultat :
4 voix pour Delphine Ernotte, toujours les
mêmes, et 4 voix pour Pascal Josèphe.
Dans un climat de crise, il faut donc,
en urgence, qu’une nouvelle audition
des deux candidats soit organisée, avant
qu’encore une fois un vote n’intervienne.
Et cette fois, Florence Mariani-Ducray
rend les armes. Avec 5 voix sur 8,
Delphine Ernotte est donc enfin désignée
présidente de France Télévisions.
Triste épilogue ! En piteux état,
l’audiovisuel public n’avait guère besoin
d’une semblable élection, marquée par
autant d’irrégularités, qui en disent long
sur les systèmes de connivence et de
réseaux d’influence qui gangrènent notre
démocratie…
35
Boite noire
Pour cette enquête, j'ai interrogé beaucoup
de personnalités impliquées dans cette
affaire, mais je n'ai pas pu les citer toutes,
car beaucoup ont requis l'anonymat. J'ai
par ailleurs rencontré le président du CSA,
Oliver Schrameck, dont j'évoque les points
de vue, au fil de cet article. J'ai eu
aussi un échange téléphonique avec une
autre membre du CSA, Sylvie Pierre-
Brossolette, qui a accepté de répondre
à mes curiosités. De son côté, Delphine
Ernotte, en voyage à San Francisco, m'a
fait savoir qu'elle n'entendait pas prendre
la parole avant sa prise de fonction, en
août, mais j'ai pu accéder à certains de ses
proches qui m'ont donné leur version des
faits. J'ai par ailleurs eu plusieurs échanges
téléphoniques avec Xavier Couture, qui
m'a adressé un SMS résumant sa version
des faits, SMS que j'évoque dans le fil de
cette enquête.
Institutions: Hollande
ferme la porte à des
réformes d’ampleur
PAR LUCIE DELAPORTE
LE VENDREDI 7 OCTOBRE 2016
Face aux menaces extérieures et à la
montée de l’extrême droite, François
Hollande a défendu, le 6 octobre, lors
d’un colloque à l’Assemblée nationale,
les institutions de la Ve République. Pour
répondre aux attentes démocratiques, il n’a
proposé que des évolutions à la marge.
Toute la journée, les participants,
parlementaires, juristes, historiens
s’étaient relayés pour dire l’urgence de
réformer des institutions à bout de souffle.
Abstention record, défiance à l’égard des
élus, absence de représentativité… Tous
les voyants sont au rouge. Dans cette année
électorale, difficile de faire l’impasse sur
ces sujets. À l’issue du colloque organisé
ce jeudi 6 octobre à l’Assemblée nationale
sur le thème « Refaire la démocratie »,
François Hollande est pourtant venu dire
à quel point le statu quo, ou presque,
lui semblait pour l’instant la meilleure
solution.
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Écartant les propositions du rapport
Bartolone-Winock, égrenées au cours de
la journée (septennat non renouvelable,
élection d’au moins la moitié des députés à
la proportionnelle…), le chef de l’État a en
effet offert un étonnant plaidoyer en faveur
de la stabilité. Et mis en garde contre la
tentation, par des temps aussi troublés que
les nôtres, de vouloir toucher à des piliers
de la Ve République.
« Je comprends qu’un débat s’installe sur
nos institutions et sur la démocratie, il est
même indispensable », a-t-il tout d’abord
affirmé, reconnaissant les symptômes de
la crise dont il a rappelé qu’elle touchait,
par ailleurs, la plupart des démocraties
modernes. « Mais prenons garde que
d’une mise en cause de ses manquements,
on en vienne à saper ses fondements. Or ils
sont moins solides qu’il n’y paraît », a-t-
il aussitôt ajouté. « À force de vouloir une
autre démocratie, on risque d’avoir autre
chose que la démocratie », a-t-il poursuivi,
douchant les enthousiasmes de ceux qui
plaident pour des réformes d’ampleur.
François Hollande © LD
Ce sont donc essentiellement des
ajustements ou des changements à la
marge qu’a proposés François Hollande.
Estimant qu’il y avait « une aspiration
qu’il faut entendre » « des citoyens
à plus de participation », celui
qui n’est pas encore officiellement
candidat à sa succession a ainsi
défendu le déverrouillage des référendums
d’initiative populaire. Les seuils,
aujourd’hui d’un dixième du corps
électoral, qui l’ont de fait rendu
impraticable dans la Constitution,
devraient être abaissés. Dans le même
ordre d’idées, le Parlement pourrait être
saisi sur la base d’une pétition qui aurait
recueilli 500 000 signatures.
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.36/79
Il s’est, en revanche, fermement opposé
au recours systématique au référendum,
proposé par certains candidats à la
présidentielle. Évoquant le Brexit en
Angleterre ou le vote contre le Traité
constitutionnel européen de 2005 en
France, il a jugé que « son usage
n’est guère encourageant ». Parce qu’il
serait par essence trop binaire et donc
simplificateur, François Hollande a dit
lui préférer l’idée d’une consultation sur
plusieurs questions à la fois.
Pour répondre à « l’impatience » des
citoyens face à la lenteur du processus
législatif, le chef de l’État souhaite une
accélération tant de l’élaboration de la
loi que de sa mise en application. Pour
les textes « dont l’urgence est décidée »,
une seule lecture dans chaque assemblée
suffirait. Les amendements pourraient
également être adoptés en commission.
François Hollande a également rappelé
la loi sur le non-cumul des mandats qui
s’appliquera aux parlementaires élus dès
juillet et s’est dit favorable à la limitation
dans le temps des mandats. « Trois
mandats, c’est suffisant », a-t-il expliqué,
reprenant une des propositions du rapport
Bartolone-Winock. La mesure devrait
permettre, selon lui, un renouvellement
du personnel politique où les femmes, les
jeunes et les classes populaires restent
dramatiquement sous-représentés.
Pour le reste, le chef de l’État a
ardemment défendu les équilibres de la
Ve République, pourtant si contestés à
gauche.
« Nos institutions sont solides et adaptées
aux circonstances », a-t-il affirmé en
ironisant sur la foire aux idées en matière
de réformes institutionnelles, tant chez les
candidats à sa succession que dans divers
rapports qui se sont accumulés depuis
vingt ans.
« Ces institutions m’ont permis de faire
des choix dans des moments extrêmement
importants de la vie de notre pays. Décider
d’intervenir au Mali en quelques heures,
plus tard en Centrafrique pour empêcher
des massacres, réagir dans une nuit aux
attaques terroristes… » À l’entendre, les
36
temps seraient donc trop troublés pour
envisager de toucher à des institutions
qui ont, si ce n’est convaincu de leur
caractère réellement démocratique, fait
preuve de leur efficacité. « Face aux
dangers extérieurs, face aux menaces
internes, la Ve République donne au
chef de l’État les moyens d’agir quand
l’essentiel est en jeu », a-t-il insisté.
Interpellé un peu plus tôt par Cécile
Duflot qui avait rappelé que l’engagement
d’introduire une dose de proportionnelle
n’avait pas été tenu dans ce quinquennat,
François Hollande s’est contenté de
répondre qu’il y était toujours sur
le principe attaché. Dans d’autres
circonstances, sans doute. Ou un autre
mandat.
Face à des candidats à droite qui
prônent le gouvernement par ordonnances,
le noyau dur de la Ve République,
François Hollande n’a donc opposé que
de timides évolutions de la Constitution
pour répondre aux attentes de plus
de démocratie qui s’expriment depuis
des années. Trois jours après les
annonces audacieuses de son ancien
ministre Emmanuel Macron en matière
institutionnelle (le chef de l’État pourrait
être amené à rendre des comptes devant
une assemblée de citoyens tirés au sort),
et face des candidats favorables à une
VIe République, Hollande a clairement
tranché. Les institutions ne sont pas au
cœur de ses préoccupations. Plutôt que de
revoir « l’architecture institutionnelle »,
la démocratie a besoin d’une « rénovation
morale et civique », a-t-il affirmé.
En Corse, l’«identité
heureuse» de Juppé à
l'épreuve des tensions
identitaires
PAR ELLEN SALVI
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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LE VENDREDI 7 OCTOBRE 2016
Dans les rues d’Ajaccio, le 5 octobre. © ES
En déplacement en Corse, Alain Juppé
pensait avoir trouvé de quoi promouvoir
son concept d'« identité heureuse ». Ce
faisant, le maire de Bordeaux a choisi de
fermer les yeux sur les tensions identitaires
qui secouent l’île.
Corse, envoyée spéciale.- Il parle de la
Corse comme d’une « espèce de modèle ».
C’est à peine s’il n’ajoute pas « que le
continent pourrait suivre ». Alain Juppé
a profité de son déplacement sur l’île,
les mardi 4 et mercredi 5 octobre, pour
promouvoir son « identité heureuse » et
essayer de prouver, par l’exemple, que cet
« objectif » est atteignable. Pendant deux
jours, de Bastia à Ajaccio, en passant par
Calvi et Lumio, le maire de Bordeaux n’a
eu de cesse de vanter la « diversité »
insulaire, « son histoire, ses traditions,
sa culture, sa langue », mais aussi ses
« paysages, ses couleurs et ses senteurs ».
« Il est facile d’aimer la Corse et les
Corses, s’est-il enthousiasmé mercredi
soir, au Palais des congrès d’Ajaccio,
devant quelque 700 personnes. Je vous le
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dis comme je le pense : la Corse, c’est
la plus belle île de la Méditerranée. C’est
donc l’une des plus belles îles du monde ! »
Dans les rues d’Ajaccio, le 5 octobre. © ES
Pour conquérir cette terre résolument
sarkozyste – l’ex-chef de l’État y
avait rassemblé plus de 56 % des
suffrages exprimés au second tour de la
présidentielle de 2012 –, le candidat à
la primaire de la droite et du centre a
multiplié les flatteries et les promesses.
Parlant de « peuple corse » – expression
chère aux nationalistes, censurée en 1991
par le conseil constitutionnel au motif
que la constitution « ne connaît que
le peuple français » –, il a également
prôné « davantage d’autonomie » pour
l’île (notamment par la création d’une
nouvelle zone franche et par le maintien de
certaines mesures dérogatoires en matière
fiscale), plaidé pour le rapprochement des
prisonniers, et insisté sur la nécessité de
« pouvoir parler, enseigner et choisir [le
corse] dans l’école de la République,
comme la langue vivante qu'il a toujours
été, et même, qu’il est de plus en plus ».
De quoi ravir les insulaires qu’il a croisés
durant son séjour et à qui il a tout de
même précisé qu’il n’était pas favorable
à certaines mesures réclamées par les
nationalistes qui dirigent la région depuis
décembre 2015 (comme la coofficialité
de la langue ou l’amnistie pour les
« prisonniers politiques » qu’il considère,
lui, comme des « détenus pour des
crimes et des délits de droit commun »).
D’ailleurs, Alain Juppé n’a pas une seule
fois fait référence au nationaliste Gilles
Simeoni, patron de l’exécutif corse, ni
à l’indépendantiste Jean-Guy Talamoni,
président de l’assemblée territoriale, se
contentant d’expliquer à Mediapart qu’il
37
respectait « le choix démocratique des
électeurs », bien que « les séparatistes [ne
soient] pas sa tasse de thé ».
Le maire de Bordeaux avait déjà
quitté l’île mercredi soir, lorsque de
violents affrontements ont éclaté dans
le centre-ville de Bastia entre des jeunes
nationalistes et des forces de l’ordre, en
marge d’un rassemblement de soutien
à trois militants jugés à Paris pour
une tentative d’attentat contre la sous-
préfecture de Corte, en 2012. En tout
état de cause, « je ne suis pas de
ceux qui s’interrogent sans fin sur les
liens entre la République et la Corse,
avait-il affirmé quelques heures plus tôt
à Ajaccio. Ces liens ont la force de
l’évidence, ils sont durables et ils sont
essentiels ». Qu’importe si l’histoire a
maintes fois prouvé que ces liens étaient
surtout ténus : sa vision pour le moins
parcellaire des choses aura permis à Juppé
de moquer l’assimilation que défend son
principal adversaire à la primaire, Nicolas
Sarkozy. « On mesure ici à quel point
l’assimilation est incompatible avec la
diversité française… »
Fin de réunion publique à Lumio, le 4 octobre. © ES
L’ancien premier ministre est persuadé
que « l’immense majorité des Corses sont
attachés à leur présence dans la France et
dans la République ». Il le dit et le répète.
Comme un mantra. Comme si la défiance
de l’île vis-à-vis de l’autre en général, et
de « l’État français » en particulier, n’était
qu’une vision de l’esprit. Comme si les
tags « Arabi fora [les Arabes dehors] »
et « IFF [i Francesi fora – les Français
dehors] » n’existaient pas. À l’écouter
parler de la Corse, on pourrait presque
croire en ce petit « paradis » qu’il décrit :
une terre riche de sa diversité, où il fait bon
« vivre ensemble ».
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Il faudrait, pour ce faire, suivre son
exemple et fermer les yeux. Oublier que
l’île a vu une recrudescence des actes
islamophobes depuis 2015. Oublier aussi
qu’en l’espace de huit mois, des centaines
de personnes ont par deux fois manifesté à
travers les quartiers populaires d’Ajaccio
et de Bastia en scandant le slogan de
l’extrême droite « On est chez nous ! »,
d’abord en décembre 2015, après les
événements des Jardins de l’empereur,
puis au mois d’août, après ceux de Sisco.
Le maire de Bordeaux s’est bien gardé
de parler de ces manifestations racistes.
« Où peut-on être plus heureux qu'ici ? »
s’est-il en revanche interrogé, sans avoir
un mot pour les habitants de ces quartiers,
abandonnés en périphérie de son « identité
heureuse ».
Cette omission pose question sur la
définition même de son concept de
campagne. Quand on l’interroge sur le
sujet, il parle d’« incidents », glisse
que « l’État doit faire respecter la loi
partout sur le territoire » et qu’« il n’y
a pas de zones de non-droit ». Quand on
insiste, il s’agace, échaudé par le procès
en naïveté que lui intente régulièrement
Nicolas Sarkozy. « Je ne vais pas jeter de
l’huile sur le feu ! Je le répète, l’identité
heureuse est un objectif, pas un constat.
Je crois aux vertus du dialogue et si
je n’y croyais pas, on irait à la guerre
civile. Devrais-je faire campagne sur le
maintien de l’identité malheureuse ? Ce
n’est pas moi qui ai écrit le livre de
Finkielkraut [L’Identité malheureuse, Éd.
Stock]. Chacun son rôle. Moi, je donne de
l’espoir. »
L’échec de la « communauté de
destin »
Si la Corse est, comme aime à le penser
Alain Juppé, « un symbole de l’identité
heureuse », c’est surtout le symbole de
son échec. Ici, le concept porte un autre
nom : on l’appelle la « communauté de
destin ». Cette notion a émergé il y a
une trentaine d’années, après l’assassinat,
en janvier 1986, de deux ressortissants
tunisiens dans leur appartement d’Ajaccio.
Revendiqué par le FLNC au nom de la
lutte contre le trafic de drogue, ce double
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homicide avait créé de larges dissensions
au sein du mouvement nationaliste, à tel
point que ce dernier avait été contraint
de battre sa coulpe et d’abandonner son
idée de « communauté historique » au
profit d’une « communauté de destin »
regroupant les « Corses d’origine » et les
« Corses d’adoption ».
Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni.
© Facebook/Gilles Simeoni
Depuis lors, les nationalistes n’ont
jamais cessé de s’agripper à ce concept.
Aujourd’hui encore, Gilles Simeoni et
Jean-Guy Talamoni le brandissent à la
moindre occasion, pour couper court aux
critiques et aux interrogations. Les tags
« Arabi fora » continuent de fleurir sur
les murs de l’île ? Communauté de destin.
Des têtes ou des peaux de sangliers sont
régulièrement déposées devant des lieux
de culte musulman ? Communauté de
destin. Or, les formules optimistes sont
comme les mensonges : il ne suffit pas de
les répéter pour qu’elles se transforment
en vérité. Et cela s’applique également à
l’« identité heureuse » d’Alain Juppé, qui
prend parfois, elle aussi, des allures de
coquille vide.
L’échec de la notion de « communauté
de destin » tient en partie au fait que
les tensions identitaires ont toujours été
imputées à l’autre. À celui qui arrivait,
qui s’installait. Rien d’étonnant donc à
voir le maire de Bordeaux aborder son
concept de campagne sous le prisme de
l’immigration et de la laïcité. Pourtant,
comme le reconnaît à Mediapart l’un de
ses soutiens, le député et maire LR (ex-
UMP) d’Ajaccio, Laurent Marcangeli, « le
problème est avant tout économique ».
« En Corse comme ailleurs, quand vous
n’avez pas d’emploi, c’est forcément la
faute de l’autre, indique l’élu. Si on
arrivait à créer des richesses, à améliorer
38
la qualité de vie, à offrir des potentialités
d’accès à l’emploi, à la santé ou au
logement, il y a des questions qui ne se
poseraient plus. »
Laurent Marcangeli reçoit Alain Juppé à
la mairie d’Ajaccio, le 5 octobre. © ES
Avec un taux de chômage de 10,9 %
en moyenne annuelle en 2015 et 20 %
de personnes vivant sous le seuil de
pauvreté, la Corse enregistre, selon les
chiffres de l’Insee, le taux de pauvreté
le plus élevé des régions métropolitaines.
D’autant que « le revenu par habitant est
ici inférieur à la moyenne nationale »,
précise Alain Juppé, quand on l’interroge
sur le sujet. « Je n’ai jamais dit que la
France nageait dans le bonheur et je vois
bien les difficultés que connaît la Corse »,
insiste-t-il. De fait, le maire de Bordeaux
a beaucoup parlé d’économie et d’emploi
durant son séjour sur l’île, mais rarement
en les liant directement à son « identité
heureuse ».
C’est pourtant bien sur ces deux
pieds que son concept devrait reposer,
comme en témoigne une fois de plus
l’exemple insulaire. « La Corse a toujours
économiquement créé des Corses »,
expliquait en août dernier Gilles Simeoni
à Mediapart, en prenant l’exemple de la
vague d’immigration observée sur l’île à
partir des années 1960, date à laquelle une
importante main-d’œuvre, essentiellement
originaire du Maroc, avait été appelée
pour travailler dans les exploitations
agricoles. « Le problème, c’est que ces
travailleursvivaient à côté de la société,
indiquait encore le patron de l’exécutif
corse. Leurs enfants n’ont pas été intégrés
et ils sont aujourd’hui confrontés au
chômage, comme tout le monde. »
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C’est sur ce terreau social que la question
de l’identité a été exacerbée pour finir
par déboucher sur une problématique
quasi insoluble : faire tenir ensemble
l’idée d’un peuple constitué autour d’un
modèle bien spécifique et celle de
l’acceptation de l’autre, de sa culture et
de ses différences. Une problématique
qui se pose aujourd’hui sur le continent,
exactement dans les mêmes termes que
sur l’île. Et à laquelle Alain Juppé entend
répondre en empruntant un chemin qui
s’est déjà avéré être une impasse.
Jean Lassalle ou les vieilles
ficelles de la «politique
autrement»
PAR ANTTON ROUGET
LE JEUDI 6 OCTOBRE 2016
Jean Lassalle lors de sa marche à travers la
France, dans le Beaujolais, en août 2013.
Après ses chants béarnais dans
l’hémicycle, sa grève de la faim et sa
longue marche à travers la France, le
député des Pyrénées-Atlantiques se lance
à l’assaut de l’Élysée, fondant ce jeudi
à Lyon son propre mouvement politique.
Mais derrière le visage sympathique du
centriste montagnard, se cache un piètre
élu local.
Il a trouvé une nouvelle foucade digne
d’un personnage de sa trempe. Après
avoir chanté en béarnais au milieu de
l'hémicycle en 2003, mené une grève de
la faim de 39 jours en 2006 et parcouru
5 000 km à pied en 2013, l’insaisissable
député centriste Jean Lassalle (aujourd'hui
en retrait du MoDem de François Bayrou)
se jette dans un nouveau combat : se
présenter à l’élection présidentielle. Ce
jeudi, à Lyon, celui qui se voit à 61 ans
en « résistant » et héritier de Gandhi lance
son propre mouvement en vue de faire
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« émerger ce courant marin du ras-le-bol
des politiques », dixit son chargé de com’.
Il publiera ensuite son livre – Un berger
à l’Élysée, aux éditions La Différence –
histoire de mettre en scène cette rencontre
entre l’homme et le peuple qu’est censée
représenter la mère des élections.
Quand d’autres alignent les chiffres,
les propositions chocs et multiplient
les meetings, Jean Lassalle ambitionne
simplement de « redonner la parole aux
citoyens ». « Je suis un candidat de
rupture, un candidat qui va retrouver le
peuple, je veux reprendre contact avec
les Français », défend l’autoproclamé
défenseur de la France des oubliés,
rencontré mercredi à l’Assemblée, après
« deux nuits blanches » passées à boucler
le manuscrit de son livre. « Il veut faire
du changement des pratiques politiques
la base de tout changement. C’est une
révolution pacifique », appuie Dalila
Berbagui, qui a croisé sa route en juin
2013.
Trois ans plus tard, cette professeure
d’histoire-géo codirige sa campagne
présidentielle avec l’ambition de redonner
à la démocratie ses lettres de noblesse
en court-circuitant les partis politiques
sclérosés. Ce qui n’est pas une mince
affaire ; mais pas la plus inutile des
propositions quand plus de 50 % des
électeurs boudent fréquemment les urnes.
L’association « La Marche citoyenne »
compte officiellement 5 000 adhérents,
pour une centaine de membres actifs.
« Beaucoup d’autres nous observent »,
s’emballe Jean Lassalle, d’une voix
rocailleuse. Sauf que l’imposant député
centriste est moins à l’aise quand il s’agit
de mettre ses propres actes en conformité
avec ses belles paroles.
Selon les informations de Mediapart,
sa déclaration d’intérêts et d’activité
(où figure le détail des collaborateurs
à l’Assemblée nationale), dont la
publication est obligatoire depuis l’affaire
Cahuzac, est truffée d’informations
erronées. Une situation qui interroge quant
à la véritable destination des 9 561 euros
dévolus à chaque élu pour payer ses
assistants parlementaires.
39
En janvier 2012, Jean Lassalle avait
déjà été épinglé pour avoir, à l’instar
de dizaines d’autres députés, utilisé
son indemnité représentative pour frais
de mandat (IRFM) pour acheter sa
permanence parlementaire (lire notre
enquête « Scandale des frais : les
députés peuvent aussi se construire un
patrimoine immobilier »). Une pratique
moralement contestable, mais tout à fait
légale.
Aujourd’hui, la Haute autorité pour la
transparence de la vie publique (HATVP)
pourrait en revanche tiquer sur le petit
manège du député dans la quatrième
circonscription des Pyrénées-Atlantiques,
où il règne depuis 2002. Car Jean Lassalle
utilise le crédit parlementaire pour
rémunérer des personnalités politiques qui
ne travaillent manifestement pas toutes
pour lui à l’Assemblée.
Extrait de la déclaration d'intérêts de Jean Lassalle
Le cas le plus emblématique est celui
d’Angèle Caset. Officiellement salariée
à temps partiel pour le « suivi des
dossiers relatifs au Pays basque », selon le
document déposé par Jean Lassalle auprès
de la HATVP en 2014, cette retraitée ne
pipait mot des activités de son élu quand
Mediapart l’avait contactée une première
fois en juin 2015 (voir la Boîte noire).
Alors, comment s’est-elle retrouvée dans
la liste des collaborateurs officiels de Jean
Lassalle ? La réponse se trouve du côté
de sa famille. Si elle n’a jamais eu de
mandat électif, Angèle Caset est mariée
à Jean-Louis Caset, qui lui n’est pas
le perdreau politique de l’année. Maire
d’Ibarrolle et ancien conseiller général
du canton d’Iholdi, dans la quatrième
circonscription, M. Caset a activement
soutenu la candidature de Jean Lassalle
aux législatives de 2012, après l’avoir
défié dix ans plus tôt.
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Angèle Caset présente aussi la
particularité d’être la mère de Christelle
Caset-Urruty, qui n’est autre que la
suppléante du nouveau président MoDem
du département des Pyrénées-Atlantiques
et sénateur Jean-Jacques Lasserre. C’est
un petit monde que celui du centrisme.
« Angèle Caset a travaillé pendant dix ans
pour moi, son mari aussi. Elle a arrêté
lorsque j’ai été réélu en 2012 » – ce qui
est en contradiction avec les informations
fournies à la HATVP en 2014 –, expose
Jean Lassalle, qui reconnaît sans ambages
avoir rémunéré les Caset pour des motifs
électoraux : « J’ai effectivement fait appel
à l’épouse d’un conseiller général qui
faisait bien son travail puisque j’ai été
réélu dans son canton précisément, j’y ai
fait un de mes meilleurs scores, ce qui m’a
d’ailleurs sauvé [en 2012, Jean Lassalle a
été réélu de justesse avec moins de 1 000
voix d’écart – ndlr]. »
De quoi alimenter les soupçons sur un
système clientéliste servant à rétribuer des
soutiens politiques : « Clientéliste ? Je
n’ai jamais eu droit à ce terme mais si
vous le souhaitez, pourquoi pas », répond-
il, légèrement crispé, tout en ajoutant
que tous ses assistants « travaillent »
: « Tout dépend ce qu’on entend par
le mot “travail” mais sur un territoire
comme le mien, l’une des deux ou
trois circonscriptions les plus grandes de
France qui réunit en plus Basques et
Béarnais, ce n’est pas un long fleuve
tranquille que de les faire cohabiter.
» (sic). Quelles tâches effectuent donc les
collaborateurs ? « Il faut des représentants
capables de vous représenter dans les
réunions en ayant un certain poids. »
Une version involontairement démentie
par Monica Agest. La suppléante de Jean
Lassalle au conseil général de 2008 à 2014
a été employée pendant cette période à
temps partiel, avec ce curieux intitulé :
« suppléante du conseiller général ».
Contactée par téléphone, elle confirme
qu’elle était rémunérée pour des activités
qui n’avaient rien à voir avec le Palais-
Bourbon : « Je travaillais pour Jean
Lassalle sur les dossiers locaux et liés
au département, mais sans lien avec
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l’Assemblée nationale. » Quant à Jean- territoires de montagne », actuellement
Pierre « Pepela » Mirande, autre élu local en discussion ? « Aucun intérêt, c’est le
MoDem, il était lui salarié pour le « suivi concassage de tous les pensums sortis
des dossiers et les relations avec les élus » depuis 30 ans à propos de la montagne »,
mais sa mission a aussi pris fin en 2015, à justifie-t-il.
la veille des élections départementales. « Lassalle ne fait rien, mais il le fait
Dernier représentant, et pas le moins bien », tacle son éternel opposant socialiste
sulfureux, à être payé par Jean François Maitia, régulièrement défait dans
Lassalle : Barthélémy Aguerre, l’homme sa circonscription depuis 1978. Une
de l’« affaire de la viande de cheval », qui stratégie qui fonctionne. « Je vous ferai
est aussi le suppléant du député centriste. remarquer que je suis le seul candidat
En circonscription, il est employé à à l’élection présidentielle n’ayant jamais
temps partiel pour des fonctions de perdu une élection », lance Lassalle. Un
« représentation du député » qu’il couple silence. « En fait si, aux régionales [de
habilement avec des mandats de maire et 2010 – ndlr]. Je fais 17 %, mais avec trois
de conseiller régional. « Je donne aussi semaines de plus ça se joue à la photo
une rémunération à sa femme, 980 euros finish. »
par mois », révèle en outre Jean Lassalle,
« elle est très efficace ». Le nom de cette
dernière n’apparaît pourtant pas dans la
déclaration faite à la HATVP, qui se doit
évidemment d’être actualisée à chaque
modification de l’équipe…
Cette profusion de « représentants » en
circonscription interpelle d’autant plus
que, pour tenir sa boutique à Paris,
Jean Lassalle use de nombreux stagiaires,
souvent livrés à eux-mêmes. Deux d’entre
eux, étudiants à Sciences-Po Toulouse,
pas peu fiers de se voir confier de
telles responsabilités, ont par exemple
coordonné seuls la marche de 2013 tout
en gérant les affaires courantes au Palais-
La une du "Journal du Pays
Bourbon. basque" du 19 juin 2012
« Lassalle ne fait rien, mais il le Le candidat Lassalle défie à intervalles
fait bien » réguliers les lois de l’arithmétique. En
2002, il accède à la députation pour
Heureusement pour eux, Jean Lassalle
la première fois en battant contre toute
n’est pas le plus actif des parlementaires
attente un candidat UMP pourtant porté
en commission des finances et dans
par une forte vague bleue. Exploit inverse
l’hémicycle. Seul rescapé du MoDem au
en 2012 : après avoir soutenu Nicolas
Palais-Bourbon, le député ne se cache
Sarkozy, Lassalle conserve de justesse son
même pas derrière la réelle difficulté des
siège dans une circonscription ayant voté à
députés non inscrits à faire entendre leur
60% pour François Hollande un mois plus
voix pour justifier ses absences : « Nous
tôt. « Une vraie bête de scène, reconnaît
passons nos jours et nuits à corriger
François Maitia, candidat malheureux au
des textes qui ne sont même plus des
second tour. Il a réussi à constituer un
nouvelles lois, mais des lois existantes
personnage sympa et cultive ça avec un
auxquelles personne ne comprend rien. »
art consommé de la comédie. Dès qu’on le
Pourquoi n’a-t-il par exemple pas amendé
voit, on se dit : “Attention, Jean Lassalle
le « projet de loi de modernisation,
entre en scène”. » Un exemple parmi tant
de développement et de protection des
d’autres : à la veille du second tour en
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2012, en pleine fête d’école, le candidat
effectue un poirier devant des parents
d’élèves éberlués. « Cela a fait le tour
de la circonscription et les gens ont dit :
“Lassalle est sympa” », peste Maitia.
Ainsi va Jean Lassalle : de coup d’éclat
en coup d’éclat, l’élu pyrénéen rêve
de marquer les esprits… et l’Histoire.
« Trouvez un homme politique aussi
prolifique que moi pour sentir son temps,
son époque », lance-t-il, bravache. À
l’écouter, il a inspiré Macron et serait aussi
à l’origine du retour à la mode du mot
« citoyen ».
À 25 ans, tandis qu’il soutenait la
construction du tunnel du Somport, reliant
sa vallée d’Aspe à la province d’Aragon
en Espagne, le jeune conseiller général
Lassalle a affronté avec bravoure une
meute de zadistes avant l’heure : « À
côté de cette histoire, Notre-Dame-des-
Landes c’est la princesse de la collection
rose », assure-t-il aujourd’hui, l’air grave
et solennel.
Dans la « matrice lassalienne », le
déménagement d’une gendarmerie à 20km
de son emplacement initial en 2003 prend
la dimension d’un scandale national, qui
se termine par un chant béarnais dans
l’hémicycle de l’Assemblée nationale.
Le départ d’une partie des activités
industrielles de l’entreprise japonaise
Toyal à 50km de son lieu d’implantation
devient une délocalisation inacceptable,
justifiant 39 jours de grève de la faim,
un combat homérique engagé « jusqu’aux
larmes de sang » s’il le faut, selon son
acteur principal.
Ces coups de semonce attirent les médias :
« J’ai terminé la marche devant les
caméras de 60 à 70 pays », rappelle le
député. Beau coup, pour un non-inscrit
ne travaillant pas les textes. Mais moins
bien que pour la grève de la faim :
« Le personnel de l’Assemblée m’a dit
qu’il y avait pratiquement tous les pays
représentés à l’ONU.» Et chacun de ses
happenings fait des centaines de milliers
de vues sur YouTube : « Quand Jean
Lassalle fait pleurer de rire les députés »
sur BFM TV ; « Le sketch de Jean
Lassalle à l'Assemblée » sur Le Lab
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d’Europe 1 ; « Lassalle fait le show sur
Paris Première ». Encore cette semaine,
il apparaît dans les pages actualités des
moteurs de recherche, en faisant 22
pompes en solidarité avec les militaires
de retour au pays, ou en étant mis en
cause pour sa conduite automobile par
un habitant de Mourenx. Et la semaine
dernière, c'est la bande du Groland qui
est venue à son soutien, en appelant les
maires à le parrainer pour 2017.
Laurent Joffrin remettant le prix d'élu
local de l'année à Jean Lassalle, lors de la
remise des prix du Trombinoscope en 2013
En 2013, le jury du Trombinoscope
le proclame même « élu local de
l’année » pour sa marche à travers
la France, oubliant au passage qu’il a,
cette année-là, séché les sessions du
conseil général des Pyrénées-Atlantiques,
délégué sa présidence de l’Institution
patrimoniale du Haut-Béarn et déserté les
bancs de l’Assemblée nationale. L’image
de Laurent Joffrin, alors directeur de
la rédaction du Nouvel Observateur,
remettant le prix hante encore François
Maitia : « C’est une farce, une insulte à
tous les maires, conseillers et petits élus
qui bossent vraiment sur le terrain ! »
La farce la plus drôle aurait cependant pu
être le dénouement de l’affaire Toyal… si
elle n’avait pas coûté si cher à l’État et aux
collectivités locales.
Après la grève de la faim de Jean
Lassalle, le ministre de l’intérieur Nicolas
Sarkozy signe, en 2006 à Pau, un protocole
d’accord avec les représentants de Toyal
et l’ambassadeur du Japon qui prévoit la
construction d’une plateforme industrielle
de 20 000 m2 dans le but de consolider
la présence de l’entreprise de pâtes
aluminium dans la vallée d’Aspe. Coût
total, achat des terrains et aménagements
41
compris : un peu moins de 2 millions
d’euros, que Toyal devra évidemment
rembourser.
Une décennie plus tard, Élisabeth
Médard, présidente de la communauté de
communes de la vallée d’Aspe (moins
de 3 000 habitants) n’en finit pas de
pester contre cette initiative : « Dix ans
après la grève de la faim de M. Lassalle,
je constate d’abord que la “soi-disant
délocalisation” d’une partie des activités
à 50 km a été faite et que non seulement
elle n’a pas mis en péril les activités en
vallée d’Aspe, mais elle les a renforcées
par sa complémentarité. »
Mais surtout, Toyal, qui n’en avait pas
l'utilité pour rester dans la vallée, n’a
pas tenu ses engagements en rachetant
les terrains mis à disposition par les
pouvoirs publics, laissant la communauté
de communes dans une impasse face à une
friche industrielle. « Je me suis fait avoir »,
admet Jean Lassalle. Mais les caméras ne
sont plus là pour le raconter.
Boite noire
Nous nous sommes entretenus longuement
avec Jean Lassalle mercredi midi à
l’Assemblée nationale. Contacté, François
Bayrou a refusé de donner suite à notre
demande d'entretien (« Je n'ai rien à dire
sur Jean Lassalle », nous a-t-il répondu).
L’ensemble des attachés parlementaires,
stagiaires et élus cités ont été contactés
entre le 26 septembre et le 5 octobre. Seul
Barthélémy Aguerre, suppléant de Jean
Lassalle, n’a pas retourné notre appel.
Mediapart s’était entretenu par téléphone
avec Angèle Caset en juin 2015. Celle-ci
étant gravement malade aujourd’hui, nous
avons fait le choix de ne pas la rappeler.
Dans un premier temps, il a été indiqué que
le livre de Jean Lassalle serait publié aux
éditions La Découverte. Il le sera en fait
aux éditions La Différence. Nos excuses
aux éditeurs concernés, l'erreur étant liée à
un lapsus du député.
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«EELV: les primaires
sont le signe de la
présidentialisation»
PAR LÉNAÏG BREDOUX
LE JEUDI 6 OCTOBRE 2016
Alors que le deuxième débat entre les
candidats à la primaire d'Europe Écologie-
Les Verts est organisé jeudi, la chercheuse
Vanessa Jérome décrypte les enjeux du
scrutin. Entre tentative de monopoliser
la parole écologiste à la présidentielle et
soumission à la logique présidentielle de la
Ve République.
Jeudi, sur BFM-TV, les quatre candidats
à la primaire d'Europe Écologie-Les Verts
seront de nouveau soumis à la question,
pour le deuxième et dernier débat avant le
premier tour. Les inscriptions pour voter
sont désormais closes et 17 000 électeurs
pourront se prononcer pour choisir Karima
Delli, Cécile Duflot, Yannick Jadot ou
Michèle Rivasi. C'est deux fois moins que
le corps électoral de la précédente primaire
du parti écologiste.
La chercheuse de l'EHESS Vanessa
Jérome, auteure d'une thèse sur le
parti des Verts, a collaboré à un
ouvrage collectif à paraître le 27
octobre,Les Primaires ouvertes en France,
Adoption, codification, mobilisation (sous
la direction de Rémi Lefèbvre et Éric
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Treille, Presses universitaires de Rennes).
Elle y analyse les ressorts de la primaire
pour les écologistes, depuis leur création
en 1984. Entretien.
À quoi sert la primaire d’Europe
Écologie-Les Verts ?
Elle sert fondamentalement à essayer de
faire apparaître, aux yeux des médias et du
grand public, le parti vert comme l’unique
représentant de l’écologie dans le champ
politique français.
Depuis leur création en 1984, les
Verts n’ont jamais réussi ce pari. À
chaque présidentielle, ils se font toujours
concurrencer par d’autres candidats, plus
ou moins proches du parti, qui tentent avec
plus ou moins de succès de se présenter au
nom de l’écologie. C’est encore le cas cette
année : pour cette primaire, il y a quatre
candidats de l’écologie politique sous la
bannière d’EELV. Mais il y en a deux
autres sous la bannière de la primaire de
la gauche et de l’écologie, avec François
de Rugy et Jean-Luc Bennhamias. On
pourrait même aller jusqu’à dire que,
dans la primaire de la droite, Nathalie
Kosciusko-Morizet se revendique en parti
de l’écologie.
En quoi la primaire peut-elle contribuer
à monopoliser la parole écologiste ?
Il faut d’abord rappeler que les Verts
ont toujours réalisé des primaires : elles
font partie de leur culture partisane, de
leur histoire. À cela s’ajoute le fait
que les primaires sont, depuis quelques
années, devenues inévitables. L’idée s’est
installée dans l’espace public, et auprès
des électeurs, qu’elles sont un gage de
démocratie et de transparence dans le
choix des candidats. On trouve largement
à redire à cela, mais les partis s’y sentent
désormais obligés.
Par ailleurs, un choix par primaire donne
aussi une légitimité à l’intérieur du parti et
minimise les risques de voir des militants
voter pour un autre candidat. Comme
42
cela avait été le cas en 2007, lorsque
des dirigeants et militants verts avaient
ouvertement soutenu José Bové.
Comment expliquer que, malgré
l’organisation d’une primaire, y
compris ouverte en 2011 et en
2016, les Verts ne parviennent pas
à monopoliser la représentation de
l’écologie politique ?
Il y a toujours eu plusieurs partis
écologistes et, si EELV est le parti le plus
visible, il ne s’est jamais imposé comme
seul représentant de la cause écologique.
Par ailleurs, les Verts ont également
perdu une bataille : celle d’imposer la
nécessité d’un parti politique dédié à
l’écologie. Beaucoup de gens pensent
que l’écologie ne doit pas être un objet
partisan, ou que tous les partis doivent
être en partie écologistes. Et pour la
présidentielle précisément, il y a toujours
des militants qui refusent de voter pour
un candidat simplement parce qu’il est
celui du parti. Les Verts ne sont pas
tous légitimistes, ni également obéissants.
Les candidats verts à la présidentielle
s’attendent ainsi toujours à ne pas être
soutenus à 100 %.
Les Verts organisent des primaires
depuis 1984. Pourquoi ont-elles laissé de
très mauvais souvenirs à de nombreux
dirigeants et militants écologistes ?
Certains parlent de « traumatisme » à
propos de celle de 2011 opposant, au
second tour, Eva Joly et Nicolas Hulot.
Le traumatisme est à géométrie variable !
En 2011, les partisans d’Eva Joly ne l’ont
pas vécu comme tel. Ce que les militants
verts craignent le plus, ce ne sont pas les
traumatismes internes : ils en ont déjà vécu
beaucoup et ils y survivent plutôt bien.
Ce qu’ils ne supportent pas, c’est l’idée
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qu’ils seront égratignés dans les médias,
qu’on leur renverra encore l’image du parti
divisé et coupeur de têtes. Et comme la
primaire est réputée mettre en scène les
divisions, cela n’aide pas.
D’où, cette année, l’idée d’une « primaire
de l’amour » mise en scène par le parti
vert pour conjurer cette image. Le premier
débat sur LCP-Public Sénat a bien montré
que tout le monde était en gros d’accord
sur tout : les candidats jouent l’unité et
le rassemblement, jusqu’à l’illisibilité des
positions sur le fond.
La question est de ce fait déplacée sur
les individus : elle est de savoir qui
incarne le mieux un projet commun. En
cela, les candidats accentuent une forme
de personnalisation de la vie politique
qui est déjà très forte et contre laquelle
les écologistes qui prétendent faire de la
politique autrement pourraient justement
lutter.
Cette acceptation de la personnalisation
est-elle le signe de leur banalisation dans
le champ politique ? Les Verts sont-ils
devenus un parti comme les autres ?
Le terme de « normalisation » pose
problème : il faudrait savoir ce qu’est le
normal versus le pathologique. Il faudrait
aussi trouver des signes de normalisation
sur le temps long. Or il n’y a pas tellement
de changements depuis la candidature de
René Dumont [en 1974 – ndlr]. L’idée
a toujours été de porter une candidature
de témoignage et de valoriser la cause
de l’écologie au sens large. L’idée a
aussi toujours été de rassembler, par cette
candidature à la présidentielle, le peuple
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de l’écologie. Et le pari a toujours été le
même, celui de compter sur les médias
pour valoriser cette candidature.
Vanessa Jérome © DR
Ce qui a changé depuis 1974, c’est la
structuration du champ journalistique : il
n’y a plus les mêmes médias que ceux qui
soutenaient René Dumont. Ce candidat a
été sorti du chapeau par des journalistes
engagés sur la cause écologiste.
Il y a tout de même deux nouveautés
cette année. C’est la première fois dans
l’histoire du parti vert que tous les
candidats sont des professionnels de la
politique. C’est un signe non pas de la
normalisation du parti, mais de la prise
de pouvoir de l’oligarchie partisane sur
l’organisation. Les quatre candidats sont
aussi tous encartés à EELV. Il n’y aucune
candidature venue de l’extérieur.
Ces deux points disent quelque chose
d’une forme de soumission des Verts aux
logiques du champ politique. Ce n’est pas
tant la normalisation du parti qui est visible
que sa présidentialisation. Surtout pour un
parti si maltraité par les modes de scrutin
et par l’esprit de la présidentielle, et qui
se fait fort de lutter contre les institutions
de la Ve République. Ce paradoxe va peut-
être les rendre inaudibles.
Peut-on éviter cette présidentialisation
quand on est un parti politique qui
veut gagner des élections, dans un pays
structuré par la Ve République ?
Je ne sais pas si c’est possible ou non.
Mais le prix à payer, si on refuse de
présidentialiser son organisation, c’est,
du moins à court terme, une moindre
visibilité. En ce moment, s’il n’y avait pas
43
de primaire, personne ne parlerait d’EELV
dans les médias. C’est aussi s’empêcher
de peser sur les négociations avec les
potentiels partenaires, et notamment pour
les législatives qui viennent. Quand on est
un petit parti, on essaie de se compter pour
voir combien on pèse. Sinon, il faudrait
tabler sur un écologisme municipal, ou
régional, qui a très bien fonctionné entre
2001 et 2008, mais qui là est plus aléatoire.
La plupart des médias étaient
convaincus en 2011 que Nicolas Hulot
allait gagner la primaire. Cette fois, ils
sont globalement persuadés que Cécile
Duflot va l’emporter. Mais rien n’est
certain. Comment expliquer ce hiatus ?
Tout le monde est imprégné de cette
forme de présidentialisation du régime. La
lecture dominante dans la presse est que la
primaire a lieu parce que Cécile Duflot n’a
pas réussi à s’imposer comme candidate
naturelle. Mais il n’y a jamais de candidat
naturel chez les Verts ! Justement parce
qu’ils luttent contre la présidentialisation
et qu’ils n’envoient presque jamais le ou la
chef-fe de leur parti à la présidentielle.
Jusqu’à maintenant, parce qu’ils savent
qu’il s’agit d’une candidature de
témoignage, les militants verts ont
toujours fait le choix de celui qui semble le
mieux les représenter, avec pour critères :
l’éthique, l’engagement sur le terrain, une
certaine forme de radicalité. C’est pour
cela qu’Eva Joly avait gagné la primaire en
2011, et pas Nicolas Hulot. Les militants
verts ont incorporé le fait minoritaire et se
disent que tant qu’à perdre, autant ne pas
se vendre.
Pour cette primaire, le corps électoral se
limite à 17 000 votants. C’est deux fois
moins qu’en 2011. Cela a-t-il encore un
sens ?
Oui, bien sûr. La question, c’est lequel.
Soit il s’agit de la dernière primaire de
l’organisation partisane verte telle qu’on la
connaît jusque-là et qui s’effiloche depuis
les grands succès de 2009 à 2011, et il
faudra en finir. Soit c’est une manière
de sécuriser le minimum syndical de
l’écologie politique à gauche en France, et
on repart de là.
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Il y a eu un gonflement des chiffres
entre 2009 et 2011 avec Europe Écologie-
Les Verts, en additionnant le nombre
de militants à ceux qui avaient signé
l’appel de Nicolas Hulot et les votants
de la primaire. Mais l’étiage historique
des Verts se situe toujours entre 8 000 et
10 000. Pour cette primaire, on retrouve le
même niveau. Donc pas de panique !
Boite noire
L'entretien a eu lieu par téléphone
mercredi 5 octobre. Il a été relu par
Vanessa Jérome.
Victorieux il y a un an,
Alexis Tsipras n’a pas pu
appliquer ses réformes
PAR AMÉLIE POINSSOT
LE JEUDI 6 OCTOBRE 2016
Reconduit au poste de premier ministre
il y a tout juste an, après la victoire
électorale d’un Syriza débarrassé de son
aile gauche, où en est Alexis Tsipras ?
Mediapart a décidé de reprendre les
promesses de campagne de septembre
2015 et de les comparer avec les mesures
mises en place. De la dette aux dossiers
sociaux, les politiques imposées par
l’Europe et les marchés se poursuivent
pour l’essentiel.
« Débarrassons-nous du passé,
conquérons le lendemain. » Tel était le
slogan de Syriza pendant la campagne
électorale de septembre 2015. La
« coalition de la gauche radicale
» (signification de Syriza en grec), qui
avait accédé aux plus hautes fonctions de
l’État neuf mois plus tôt, sortait d’un été
harassant. Après avoir échoué à négocier
un accord favorable à Bruxelles et accepté
un troisième mémorandum d’austérité en
échange de nouveaux prêts européens, le
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parti d’Alexis Tsipras faisait scission : son
aile gauche partait pour former « Unité
Populaire ».
Affiche électorale de Syriza, septembre 2015. «
Débarrassons-nous du passé, conquérons le lendemain ».
Le 20 septembre pourtant, Syriza
remportait son pari. Des élections
législatives anticipées convoquées par
Tsipras afin de clarifier la ligne
politique, le donnaient vainqueur du
scrutin. Reconduit au poste de premier
ministre, il reformait alors une coalition
gouvernementale avec la droite des Grecs
Indépendants. Et il y a précisément un an,
dans son discours de politique générale
du 5 octobre 2015, il prenait toute une
série d’engagements pour lutter contre le
désastre économique et social dans lequel
s’est enfoncé le pays.
Depuis, le grand tournant radical est-il
arrivé ? Syriza se distingue-t-il encore des
partis sociaux-démocrates européens ?
Pour y répondre, Mediapart a décidé de
reprendre, point par point, le programme
électoral de Syriza et le discours de
politique générale de Tsipras. Et de le
comparer avec les mesures mises en place
par l’exécutif grec.
La restructuration de la dette
« Voulons-nous que ceux qui négocient
la dette soient ceux qui toutes ces années
ont clamé qu’elle était viable, ou ceux qui
ont renvoyé la nécessité de sa réduction
aux créanciers ? », écrit Syriza dans un
tract électoral de septembre 2015. Dans
44
son discours de politique générale le 5
octobre suivant, Alexis Tsipras promet un
« allègement substantiel de la dette » et
annonce les propositions qu’il fera aux
créanciers : « allongement des maturités,
baisse des taux d’intérêt et courte période
de grâce ».
> Un an plus tard,
après d’innombrables annonces, les
négociations sur l’allègement de la dette
publique (176 % du PIB) sont toujours
au point mort. Les deux créanciers de la
Grèce, Commission européenne et FMI,
défendent des positions contraires : la
première, alignée sur l’hostilité de Berlin
à un tel scénario, n’y est pas favorable,
tandis que le second – moins exposé
à la dette grecque – pousse dans le
sens d’une restructuration. L’Allemagne
bloque d’autant plus qu’elle ne voudra
pas avancer sur ce dossier sensible avant
les élections législatives prévues outre-
Rhin à l’automne 2017. Parallèlement,
les finances de la Grèce sont toujours
sous l’examen étroit des institutions
européennes qui versent les tranches des
prêts promis à l’été 2015 en fonction de
l’avancée des réformes. Athènes attend
ainsi le feu vert de l’Eurogroupe, lundi
prochain, pour le décaissement de 2,8
milliards d’euros. Une fois celui-ci réalisé,
Alexis Tsipras espère encore ouvrir le
chapitre de la dette d’ici à la fin de l’année.
La relance de l’économie
C’est l’un des premiers objectifs
annoncés dans le discours de politique
générale d’Alexis Tsipras. Le chef
de gouvernement propose alors un
« renforcement de la technologie et
de l’innovation » et se fixe comme
priorité d’encourager « les investissements
privés ». Il promet pour cela la création
d’un « département spécial pour attirer
les investissements », chargé d’un plan de
développement des investissements, de la
création de « marques grecques » et de
nouvelles entreprises. Il promet également
la fondation d’« une nouvelle banque de
développement ».
> Rien de tout cela n’est mis en
œuvre aujourd’hui. En juin dernier,
Alexis Tsipras a dévoilé une « feuille
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de route », mais depuis, les créanciers
ont rendu un avis négatif sur la
création d’une nouvelle banque, arguant
du fait qu’ils financent déjà les banques
grecques. Parallèlement, l’imposition sur
les entreprises a été renforcée.
Les droits des travailleurs
« Voulons-nous que ce soit Syriza qui
négocie le droit du travail, la protection
et les libertés des travailleurs ainsi que
les conventions collectives, ou ceux qui
ont provoqué le retour à un monde
du travail moyenâgeux ? », feint de
s’interroger le parti de Tsipras dans son
tract électoral de septembre 2015. Dans
son discours de politique générale, le
premier ministre grec veut, face à « l’échec
de la recette néolibérale », introduire
un « nouveau modèle » basé sur « le
renforcement et la protection du salaire et
de l’emploi ». Il promet notamment une
« hausse progressive du salaire minimum
» et « l’annulation des discriminations
visant les jeunes travailleurs ».
> Le salaire mensuel minimum est
toujours au même niveau (établi dans
le mémorandum de 2012) : 586 euros
brut ; et 510 euros brut pour les plus
jeunes jusqu’à l’âge de 25 ans. Les
conventions collectives, remises en cause
sous les gouvernements précédents qui
les avaient fait passer au second niveau
derrière les accords d’entreprise, existent
toujours sur le papier. Mais elles n’ont pas
de caractère obligatoire : leur application
est laissée au libre choix des employeurs.
Pour la première fois, les
chaînes privées payent leurs
licences
La lutte contre l’exclusion
« Voulons-nous que ce soit la gauche de la
société ou la droite des voleurs qui négocie
les emprunts rouges [les emprunts non
remboursés – ndlr] des maisons convoitées
par les banques ? » dit Syriza dans
son tract électoral. Dans son discours de
politique générale, Tsipras précise qu’il a
pour objectif de supprimer le risque de
saisie immobilière visant les foyers qui
ne parviennent plus à rembourser leur
emprunt immobilier.
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Le premier ministre promet en outre
des abonnements dans les transports
pour les personnes handicapées, les
familles nombreuses, les chômeurs et les
retraités de plus de 65 ans touchant
de faibles pensions. Il promet également
une couverture santé à tous ceux qui
sont sortis du système public d’assurance
santé, l’embauche de 1 093 employés
et 2 500 médecins et infirmiers, ainsi
que l’évaluation du fonctionnement des
hôpitaux. En bref, il veut un « nouveau
modèle de soins primaires ».
Côté chômage, le premier ministre
annonce que des programmes vont être
mis sur pied afin d’embaucher 100 000
chômeurs « dans les six mois ». Et 150 000
de plus entre mars 2016 et la fin de l’année.
> Pour l’heure, aucune loi n’a été
votée pour interdire la saisie par les
banques des habitations principales.
> Des abonnements pour les
transports ont été mis en place à
Athènes et à Thessalonique pour les
chômeurs enregistrés, ainsi que pour
les personnes handicapées – grecques
et réfugiées – qui ne gagnent pas plus
de 23 000 euros par an. En province,
ces personnes peuvent bénéficier d’une
réduction de 50 % sur les réseaux
d’autocar. Les retraités à faibles ressources
ne bénéficient pas du dispositif.
> Tout le monde a maintenant accès
aux urgences dans les hôpitaux publics,
le ticket modérateur de 5 euros mis en
place par les gouvernements précédents a
été supprimé. Mais le problème de l’accès
aux soins reste entier pour tous ceux qui
45
ont besoin d’être hospitalisés ou doivent
subir des traitements dans la durée. Les
médicaments ne sont pas remboursés.
Manifestation de retraités à Athènes, le 3 octobre 2016,
pendant le dépôt du projet de budget 2017 © Reuters
> Les embauches promises dans
le secteur de la santé n’ont pas été
effectuées. Le gouvernement a réitéré
en ce début de semaine sa volonté
d’embaucher du personnel et annonce
le recrutement de 4 000 médecins et
infirmiers d’ici au mois de janvier.
> Le projet de budget 2017
déposé lundi au parlement prévoit
une allocation de solidarité destinée
à 270 000 ménages démunis.
Montant total : 760 millions d’euros.
Parallèlement, ce projet envisage de
nouvelles coupes dans les pensions
de retraite complémentaire ainsi qu’une
réduction de l’EKAS – une allocation
pour les retraités les plus modestes –,
tandis qu’une première « réforme » des
retraites a déjà été votée en mai, après des
mois de négociations avec les créanciers :
d’ici à 2022, l’âge légal de départ à la
retraite sera repoussé de 65 à 67 ans, et de
nouvelles cotisations sont introduites dans
les pensions.
La transparence dans le paysage
audiovisuel
Le 5 octobre 2015, Alexis Tsipras promet,
entre autres mesures destinées à lutter
contre la corruption et la fraude fiscale,
l’aboutissement du processus d’attribution
des licences aux chaînes de télévision
privée et l’encaissement par l’État des
recettes correspondantes.
> Un an plus tard, l’appel d’offres
est mené à son terme : début septembre,
quatre licences sont attribuées, pour un
montant total de 246 millions d’euros. Les
magnats grecs restent dans le paysage,
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mais c’est la première fois que les chaînes
privées du pays vont s’acquitter de leur dû
auprès de l’État.
La réforme de l’administration
Dans son discours de politique générale,
Alexis Tsipras parle de « réforme radicale
de l’administration publique avec un
combat simultané contre la corruption
et la bureaucratie » ; il annonce « un
changement profond des processus de
l’administration publique ».
> Aucune réforme, pour l’heure, ne
va dans ce sens.
Les privatisations continuent
Le retour sur les marchés
« Objectif, dans les vingt prochains mois,
le rétablissement de la liquidité, et la
récupération de l’accès aux marchés », dit
le premier ministre devant les députés en
octobre 2015.
> Aujourd’hui, la Grèce est
encore très loin de revenir sur les
marchés. Son financement est assuré
par l’ensemble des prêts décidés à l’été
2015 par la Commission européenne, la
Banque centrale européenne (BCE) et le
Mécanisme européen de solidarité (MES).
Un contrôle strict des capitaux est par
ailleurs toujours en place : les habitants
du pays ne peuvent retirer plus de 840
euros en liquide toutes les deux semaines.
Les entreprises ayant des capitaux à
l’étranger sont, elles, limitées à des retraits
correspondant à 30 % de ce capital.
Le dossier des privatisations
Dans son discours de politique générale,
Tsipras se dit attaché au caractère public
des compagnies d’électricité DEI et
ADMIE. Il promet « un plan réaliste,
alternatif, qui garantira l’ouverture du
marché de l’énergie sans mettre en danger
le caractère public des réseaux d’énergie
électrique ».Il annonce parallèlement la
création d’une nouvelle « agence de
valorisation du patrimoine public », afin
de définir les conditions des privatisations
et de valoriser le patrimoine de l’État
« suivant le principe de l’intérêt public ».
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> Les privatisations des
entreprises publiques (lancées avec le
mémorandum de 2012) continuent.
L’organisme chargé des appels d’offres
est effectivement refondu, en septembre :
le TAIPED (Fonds de valorisation de la
propriété publique) devient EESP (Société
grecque des participations et propriétés).
Un Français – Jacques Le Pape, ex-numéro
2 de Christine Lagarde au ministère des
finances et ancien dirigeant d'Air France
KLM – est nommé à sa tête. Et fin
septembre, le parlement grec transfère à
cette agence les compagnies publiques
d’eau et d’électricité, premier pas vers
la privatisation. Quelques mois plus tôt,
la privatisation de l’ensemble du port du
Pirée a par ailleurs été achevée au profit du
géant chinois Cosco (avril 2016), ainsi que
celle de 14 aéroports régionaux, rachetés
par l’allemand Fraport (décembre 2015).
Enfin, la vente de l’autoroute Egnatia,
dans le nord du pays, est enclenchée, de
même que celle du distributeur de gaz
DESFA.
La fiscalité
Comme tous les gouvernements
précédents, Tsipras annonce une réforme
fiscale : « pour un système fiscal simple,
stable et juste », assure-t-il devant la Vouli
le 5 octobre 2015.
> Un an plus tard, le système
fiscal reste le même. Mais la pression
fiscale s’est renforcée sans distinction.
Conformément au mémorandum signé
en août 2015 à Bruxelles, la TVA a
été augmentée en juin, passant de 23
à 24 %, et le taux réduit de TVA en
vigueur sur certaines îles a été supprimé.
Le taux d’impôt sur les bénéfices des
entreprises, de son côté, est passé de
26 à 29 %. Et l’impôt sur le revenu
des professions libérales a été fortement
augmenté, poussant de plus en plus de
professionnels à travailler au noir. Ainsi,
un contribuable déclarant 24 000 de
revenus annuels touchera, une fois ses
revenus déduits des impôts, 9 046 euros
– soit une imposition à hauteur de 62 %.
Par ailleurs, dans le projet de budget 2017
déposé ce lundi, de nouvelles hausses de
taxes sont prévues sur les impôts indirects.
46
Selon ce projet, les contribuables grecs
payeront au total 2,5 milliards d’euros en
impôts supplémentaires.
L’accueil des réfugiés
Le 5 octobre 2015, Tsipras déclare :
« Face à la logique des forteresses et
des barbelés, face à la logique qui veut
transformer les frontières européennes en
champ de bataille, nous devons travailler
dur pour démontrer que l’humanité, la
solidarité, la fraternité ne sont pas des
utopies mais peuvent devenir une action
politique. » Il promet la création de 5
hotspots (centres d’enregistrements des
demandeurs d’asile) sur les îles où arrivent
la plupart des migrants, et la poursuite
des négociations avec les partenaires du
pays et les institutions européennes afin
de renforcer la solidarité sur le continent
et d’établir de nouvelles règles pour
remplacer l’accord de Dublin II (accord
qui implique le renvoi des demandeurs
d’asile dans le premier pays européen dans
lequel ils ont été enregistrés).
> Les cinq hotspots sont entrés en
fonction sur les îles de Leros, Lesbos,
Chios, Samos et Kos.
> La solidarité européenne que
Tsipras appelait de ses vœux ne s’est
pas concrétisée. Au contraire, aucun
État membre de l’Union n’a respecté
ses engagements en termes de quotas de
réfugiés. Différents pays, notamment ceux
des Balkans, ont fermé leurs frontières les
unes après les autres. Un accord a été
signé en mars entre l’UE et la Turquie
afin de stopper au maximum l’arrivée des
migrants sur le continent et déléguer à
Ankara l’accueil et le « tri » des réfugiés.
Plus de 60 000 exilés en transit sont
maintenant coincés en Grèce. Face à cette
situation, le gouvernement grec continue
de demander du soutien en Europe, ainsi
que nous l’expliquait dernièrement le
ministre grec délégué à la politique
migratoire, Yannis Mouzalas. Mais l’aide
sollicitée n’est pas au rendez-vous, et
Dublin II est toujours en vigueur.
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Financement de
campagnes: le FN renvoyé
en correctionnelle
PAR MARINE TURCHI
LE VENDREDI 7 OCTOBRE 2016
Marine Le Pen au Parlement
européen le 5 juillet 2016. © Reuters
D’après nos informations, le FN est
renvoyé en correctionnelle dans l’affaire
du financement de ses campagnes
législatives de 2012. Dans leur ordonnance
de renvoi, datée du 5 octobre, les juges
d’instruction suivent l’essentiel des
réquisitions du parquet. Dix personnes
physiques et morales sont concernées,
dont deux dirigeants du parti.
Le Front national et deux de ses
dirigeants seront jugés dans l'affaire des
financements de campagne du parti,
d'après des informations recueillies par
Mediapart. Dans leur ordonnance de
renvoi, datée du 5 octobre, les juges
d'instruction suivent les réquisitions du
parquet formulées en juillet – à
l'exception du fait qu'ils circonscrivent
la qualification d'« escroqueries » aux
législatives de 2012 s'agissant du micro-
parti de Marine Le Pen, Jeanne, et de son
secrétaire général, Jean-François Jalkh.
Au total, dix personnes physiques
et morales seront donc jugées (sept
personnes physiques et trois personnes
morales) : le Front national ; Jeanne ;
la société de communication Riwal,
fournisseur du parti pour son matériel de
campagne ; le trésorier du FN Wallerand
de Saint-Just ; l'un des vice-présidents du
parti, Jean-François Jalkh.
Mais aussi plusieurs proches de
Marine Le Pen qui gravitent dans
la « GUD connection », ce réseau
animé par d'anciens du Groupe Union
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Défense (GUD) reconvertis en chefs
d'entreprise : le trésorier de Jeanne, Axel
Loustau (élu en décembre conseiller
régional) ; Olivier Duguet, trésorier de
Jeanne entre 2011 et 2012 ; Frédéric
Chatillon, directeur de Riwal, et l'une
de ses proches, Sighild Blanc, gérante
de la société Unanime ; l'expert-
comptable Nicolas Crochet, commissaire
aux comptes de Jeanne.
Ouverte en avril 2014, l'enquête sur le
financement des campagnes frontistes de
2012 avait été clôturée en janvier 2016.
Dès octobre 2013, Mediapart avait révélé
les détails de ce montage impliquant le
FN, le micro-parti de Marine Le Pen et
son prestataire, la société Riwal (lire nos
enquêtes ici et là). « Sur le fond, le FN n'a
strictement rien à se reprocher », a réagi
sur i-Télé jeudi le vice-président du parti
Florian Philippot.
Vendredi, Marine Le Pen a affirmé que
le Front National était « extrêmement
serein ». « Nous sommes la victime d'une
persécution profondément injuste ». La
présidente du FN « n'est pas du tout
inquiétée », a assuré à l'AFP le trésorier du
parti, Wallerand de Saint-Just. « Les juges,
ça, au moins, ils l'ont compris, qu'elle était
en dehors du circuit. Elle n'a pas participé
à l'organisation des législatives ». Marine
Le Pen pourrait-elle représenter le parti
lors d'un procès ? « Ça, c'est de la cuisine
interne », a évacué Wallerand de Saint-
Just.
Sur son compte Facebook, Frédéric
Chatillon a réagi en expliquant n'avoir
« jamais eu la naïveté de penser que
cela pourrait finir en non-lieu (ce que la
logique aurait voulu) car cette "affaire"
est éminemment politique ».
Au cœur de cette enquête judiciaire, le
financement des campagnes législatives
du Front national en 2012. Les
juges Renaud Van Ruymbeke et Aude
Buresi soupçonnent les responsables de
Jeanne et son prestataire Riwal d’avoir
mis sur pied un système d’enrichissement
illégal, avec de l’argent public. Ils
estiment à 10 millions d'euros les sommes
détournées par Jeanne et Riwal. Trois
personnes morales (le FN, Jeanne et
47
Riwal) et sept personnes avaient été mises
en examen dans cette affaire. Marine Le
Pen avait été entendue le 5 janvier 2016
comme témoin assisté, après avoir refusé
à deux reprises de se rendre chez les juges
à l'automne.
Marine Le Pen au parlement
européen le 5 juillet 2016. © Reuters
Les magistrats soupçonnent un
financement illégal du Front national
par Riwal, par le biais de services
consentis au FN et à Jeanne :
surfacturation, mise à disposition de
locaux et d’auto-entrepreneurs, crédits
fournisseurs, etc. Le but, selon les juges :
majorer les dépenses électorales que l'État
remboursera au FN et ses candidats (lire
les détails en page 2).
Voici le détail des renvois :
• Le Front national : recel d'abus de
biens sociaux au préjudice de Riwal,
complicité d'escroqueries.
• Riwal : escroqueries.
• Jeanne : escroqueries (pour les
législatives de 2012), recel d'abus de
biens sociaux au préjudice de Riwal.
• Jean-François Jalkh : escroqueries
(pour les législatives de 212), abus de
confiance au préjudice de Jeanne, recel
d'abus de biens sociaux au préjudice de
Riwal.
• Wallerand de Saint-Just : recel d'abus
de biens sociaux au préjudice de Riwal.
• Frédéric Chatillon : faux et usage de
faux, escroqueries (pour les législatives
et la présidentielle), abus de biens
sociaux au préjudice de Riwal,
blanchiment d'abus de biens sociaux.
• Axel Loustau : escroqueries (pour
les législatives), recel d'abus de biens
sociaux au préjudice de Riwal.
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• Olivier Duguet : complicité
d'escroqueries (pour les législatives),
complicité d'abus de biens sociaux au
préjudice de Riwal, recel d'abus de biens
sociaux au préjudice de Riwal.
• Nicolas Crochet : complicité
d'escroqueries (pour les législatives),
recel d'abus de confiance, blanchiment
d'abus de biens sociaux au préjudice
de Jeanne, complicité d'abus de biens
sociaux au préjudice de Riwal.
• Sighild Blanc : abus de biens sociaux
au préjudice d'Unanime, recel d'abus de
biens sociaux au préjudice de Riwal,
blanchiment d'abus de biens sociaux.
Deux ans de rebondissements
judiciaires
Depuis deux ans et demi, cette affaire
embarrasse le Front national, qui a
fondé une partie de son succès sur
la dénonciation des affaires et ennuis
judiciaires des autres partis. D'autant que
le mouvement – ou ses dirigeants – font
face à d'autres enquêtes judiciaires en
cours (lire notre dossier).
Le parti dénonce un dossier vide et
instruit à charge, et avait organisé une
contre-attaque médiatique en septembre
2015, anticipant sa mise en examen dans
cette affaire. Marine Le Pen avait alors
dénoncé une « volonté politique de nuire
au FN », « notamment par le parquet
de Christiane Taubira ». La Commission
nationale des comptes de campagne a déjà
vérifié les comptes du parti « à cinq
reprises, cinq élections différentes », avait
redit la présidente du FN.
Marine Le Pen et le trésorier du FN, Wallerand de Saint-
Just, au congrès du FN, en novembre 2014. © Reuters
Marine Le Pen avait également missionné
son trésorier pour organiser une
conférence de presse afin de dénoncer
un « acharnement » judiciaire et de
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marteler que « le dossier [était] vide ». À
ce point presse était présent le sulfureux
Axel Loustau, trésorier de Jeanne et ancien
militant du GUD, auparavant cantonné
aux coulisses. Le trésorier du FN avait
également assigné l’État en justice le
28 août 2015, lui reprochant de l’avoir
poursuivi pour un délit qui n'est plus
puni depuis la loi dite “Cahuzac” de
2013. Il avait dénoncé une « faute lourde
» et réclamé, pour ce « grand préjudice
», 200 000 euros de dommages et intérêts.
En mars 2015, le parquet avait élargi
l’enquête aux délits de « financement
illégal de parti politique ou de campagne
électorale », et d'« acceptation par un
parti d'un financement provenant d'une
personne morale ». Sauf que depuis 2013,
ce dernier délit n’est plus puni par la
loi. Une bourde législative qui avait
complètement échappé aux magistrats, et
que Wallerand de Saint-Just avait sortie
de son chapeau lors de son audition,
en juin 2015. L'erreur avait profité au
Front national. Mais l’affaire avait rebondi
quelques jours plus tard : le parquet
avait requis de nouvelles poursuites,
suggérant aux juges de mettre en examen
le Front national pour « recel d’abus
de biens sociaux » et « complicité
d’escroqueries ».
Concrètement, qu'est-il reproché aux
responsables du Front national, de Jeanne
et Riwal, et que répond le parti ?
• Des kits de campagne surfacturés et
imposés
Ce sont les fameux « kits de campagne »
à l'origine de l'enquête, et dont Mediapart
avait détaillé le principe dès 2013.
Réalisés par Riwal et revendus 16 650
euros pièce aux candidats par Jeanne,
ces “packs” (affiches, tracts, “journaux
de campagne”, sites web) sont ensuite
remboursés par l’État lorsque les candidats
ont recueilli plus de 5 % des voix.
Pour les législatives de 2012, le chiffre
d'affaires de ce matériel électoral s'est
élevé à 9,3 millions d'euros. D’après les
enquêteurs, il a été largement surfacturé,
au préjudice final de l'État. Selon leur
synthèse, les marges bénéficiaires de
Riwal se sont élevées en 2012 à 2,43
48
millions d’euros, soit 44,5 %. À ces
marges s'ajoutent celles de l'association
Jeanne.
D'après les magistrats, ces kits
auraient été imposés aux candidats.
Lors des législatives de 2012, ils
sont en effet devenus « obligatoires
», comme en atteste un document
intitulé « Instructions sur le kit de
campagne » envoyé aux secrétaires
départementaux : « L’investiture du FN
n’est validée qu’après signature du bon de
commande relatif aux kits de campagne.
Celui-ci est donc obligatoire et s’impose
à tout candidat investi par le FN », peut-
on y lire. « C'est faux »,avait contesté le
trésorier du FN, interrogé par Mediapart
en septembre 2015, assurant que plusieurs
candidats ayant refusé ce kit avaient
néanmoins été investis. Seuls 40 des 565
candidats n'ont pas eu recours à ce kit.
• Des prêts octroyés par Jeanne à un
taux très élevé
Pour acheter ce kit, Jeanne a proposé
aux candidats un prêt du même montant,
au taux très élevé (6,5 %), mais
qu’importe : les candidats déclarent les
intérêts payés comme frais de campagne
et sont remboursés de leurs dépenses
par l’État. Pour les magistrats, ces prêts
n'avaient donc qu'un but : permettre au
micro-parti de réaliser une marge, aux
frais de l’État, avec ce remboursement des
intérêts (à hauteur de 600 000 euros).
Le kit de campagne lors des élections législatives de 2012.
• Des crédits fournisseurs sans intérêts
accordés par Riwal
Les juges se sont également intéressés
aux crédits sans intérêts accordés par
Riwal à Jeanne et au Front national
– qui atteignaient respectivement plus
d’un million d’euros et 900 000 euros en
décembre 2013. « Ce sont des factures
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étalées sur deux ans, 2012 et 2013, que
je n'ai pas payées tout de suite, mais dès
que j'ai eu l'argent, nous avait indiqué le
trésorier du FN. Le procureur en déduit
que Riwal a fait un don illégal au FN.
Comme il se rend compte que le délit
n’existe pas, il estime désormais qu’en
accordant cet encours de dette, [Frédéric]
Chatillon a abusé des biens sociaux de la
société Riwal et que le FN et son trésorier
ont recelé le produit de cet abus de biens
sociaux. Cette fois-ci, le texte existe, mais
en quoi accorder cette facilité de paiement
constitue un abus de biens sociaux ? Par
ailleurs, cela n'a pas porté préjudice à
Riwal, au contraire, cela a fidélisé un
client ! », plaidait-il.
• Des factures payées par Riwal
Les magistrats reprochent aussi à Riwal
la prise en charge de deux factures :
l'une de 412 000 euros pour des
prestations d’impression de tracts, l'autre
de 192 000 euros pour des photocopieurs.
Selon eux, non seulement ces prestations
d'impression auraient été surfacturées,
mais une partie n'aurait pas été réalisée. «
On nage en plein délire ! On a édité 2
millions de tracts ! Tout le monde a vu
cette facture, le travail a vraiment été
fourni, les tracts ont été reçus », affirmait
de son côté Wallerand de Saint-Just.
• Des locaux et auto-entrepreneurs mis
à disposition gratuitement
La société de communication a également
mis gratuitement à disposition des locaux
pour l'association Jeanne, ainsi que trois
auto-entrepreneurs. « Je ne suis pas au
courant, le Front national n’a rien à voir
avec Jeanne, avait évacué le trésorier du
FN. Jeanne est totalement indépendant
du FN, il s’occupe des campagnes des
candidats. »
• La rémunération de deux cadres
frontistes par Riwal
En mai et juin 2012, Riwal a rémunéré
en CDD deux responsables du FN : le
sénateur et maire de Fréjus David Rachline
et le secrétaire général du parti Nicolas
Bay, qui étaient alors respectivement
conseiller en communication et porte-
parole de campagne de Marine Le Pen.
Les deux cadres ont été salariés
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comme « concepteur rédacteur » et « chef
de projet » chez Riwal. Mais pour les
magistrats, il s'agirait de « dons déguisés
».
David Rachline n'avait d'ailleurs pas fait
figurer cette activité dans sa déclaration
d'intérêts, avant de rectifier le tir en
avril dernier, après la révélation de
ce contrat. Mais Wallerand de Saint-Just
avait réfuté tout « emploi fictif » : « Le
procureur estime que Riwal payait des
salaires pour le FN, mais [David Rachline
et Nicolas Bay] ont travaillé pour ces
gens-là ! Il n’a rien pour le prouver ! »
Boite noire
Mises à jour: cet article a été actualisé les
6 et 7 octobre avec les réactions du Front
national.
Au tribunal, Jean-Marie Le
Pen et le FN s’écharpent
PAR MARINE TURCHI
LE JEUDI 6 OCTOBRE 2016
Jean-Marie Le Pen à son arrivée au tribunal de
grande instance de Nanterre, le 5 octobre. © Reuters
Durant la quatrième manche judiciaire
opposant Jean-Marie Le Pen au FN, les
avocats se sont affrontés sur sa demande
de réintégration, convoquant pêle-mêle
les procès de Pétain, Nuremberg, Klaus
Barbie d’un côté, le « parricide » et la «
tragédie grecque » de l’autre. Le jugement
a été mis en délibéré au 17 novembre.
« C’est quand même l’histoire de France
qui s’écrit », glisse Frédéric Joachim,
l'avocat de Jean-Marie Le Pen, en
s'installant à son pupitre en fer. La
salle est à la mesure de l’enjeu »,
contemple-t-il. À sa droite, Jean-Marie
Le Pen discourt sur le « parricide »
avec son conseiller en communication,
Lorrain de Saint-Affrique. Quelques
49
minutes plus tard, l'avocat débute sa
plaidoirie : « Aujourd'hui, c'est l'ironie de
l'histoire qu'il faut invoquer : c'est un 5
octobre, il y a très exactement 44 ans que
le Front national a été créé par Jean-
Marie Le Pen, dans une petite salle de
la Mutualité. Il ne savait pas que cela le
conduirait à lui réclamer justice 44 ans
après. »
Ce mercredi, le tribunal de grande
instance de Nanterre arbitrait le
quatrième round judiciaire entre le Front
national et son fondateur. Jean-Marie
Le Pen demandait l'annulation de son
exclusion du parti, prononcée le 20 août
2015 par le bureau exécutif frontiste, sa
réintégration au sein du parti, ainsi que
deux millions d'euros de dommages et
intérêts. Par trois fois l'année dernière, la
justice a tranché en sa faveur : en annulant
sa suspension d'abord, puis en suspendant
à deux reprises le congrès « postal »
qui prévoyait de supprimer son statut de
président d'honneur (lire nos articles ici et
là).
L'avocat de Jean-Marie Le Pen a fait
valoir qu'une association n'était pas au-
dessus du droit, quant à celui du FN, il a
souligné qu'« on confond[ait] un procès
civil en matière de droit des associations
avec un conflit familial ». Mais durant
ces deux heures d'audience, il s'est surtout
agi d'éplucher les condamnations de Jean-
Marie Le Pen d'un côté et de démontrer
son « exécution politique » par Marine
Le Pen de l'autre, en se renvoyant à
la figure des coupures de presse et des
accusations de « fuites » dans les médias.
« On essaye de vous faire croire qu'il
s'agirait non pas seulement d'un procès
historique pour la France, mais d'un
procès historique pour le monde. J'ai
cru que mon contradicteur allait faire
un parallèle entre ce procès et celui
de Klaus Barbie. Ou avec le procès du
maréchal Pétain. Parce que ça, ce sont des
procès historiques. Ou il aurait pu choisir
le procès Nuremberg. » Il est 15 h 30
au TGI de Nanterre, et la salle se fige
lorsque l'avocat du Front national, Georges
Sauveur, débute sa plaidoirie.
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« S'il avait choisi le procès Nuremberg, on
aurait pu citer les propos des journalistes
qui, à l'époque, y ont assisté », poursuit-
il en lisant le récit d'un témoin du procès
Nuremberg. « Ça, c'est ce que de l'autre
côté on considère comme un détail de
l'histoire de la Seconde Guerre mondiale.
» Impassible depuis une heure dans sa
veste bleu marine, les yeux mi-clos sous
ses lunettes en écailles, mains posées sur
sa canne, le fondateur du Front national
se redresse d'un seul coup, pivote vers
l'avocat en croisant fermement les bras.
Jean-Marie Le Pen à son arrivée au tribunal de
grande instance de Nanterre, le 5 octobre. © Reuters
« Ici, vous n'avez pas à juger un procès
historique, mais une décision rendue
par une association qui a exclu l'un
de ses membres, poursuit Me Sauveur,
qui entend « rétablir certaines évidences
» après l'« émouvante hagiographie
» de Frédéric Joachim, l'avocat de Jean-
Marie Le Pen, qui l'a précédé. « Mon
contradicteur s'est essentiellement attaché
à contester la forme, et non le fond.
Pourquoi ? Parce que le fond évidemment
est ennuyeux, parce qu'on a essayé de
vous dire que “le fait de dire que les
chambres à gaz sont un détail de l'histoire
de la Seconde Guerre mondiale, c'est
dérisoire”. C'est pas grave, c'est juste 6
millions de morts ! » Agacé, Jean-Marie
Le Pen lève les bras et tape sur ses cuisses.
« J'ai cru entendre l'avocat du MRAP
[association antiraciste qui l'a attaqué de
nombreuses fois en justice – ndlr] »,
raillera le fondateur du FN à la sortie
de l'audience, face aux caméras. Et ses
condamnations, égrenées par la partie
adverse ? « Il me semblait me souvenir
que Marine Le Pen avait déclaré quand
elle avait été élue qu'elle prenait tout le
Front national, son actif et son passif
», lâche-t-il dans un rire sonore. Alors
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qu'on lui demande s'il regrette ses propos,
Le Pen rétorque qu'il n'est « pas obligé de
répondre à toutes les provocations ». Le
fondateur du FN s'éclipsera rapidement,
suivi par ses quelques soutiens présents :
son conseiller Lorrain de Saint-Affrique,
l'ex-élu FN et catholique traditionaliste
Alexandre Simonnot, et des compagnons
de longue date comme Patrick Hays, ex-
frontiste qui fut son aide de camp pendant
la guerre d'Algérie.
« Et ça veut gouverner la
France, ça ? »
Plus tôt, durant l'audience, l'avocat du
Front national moquait la défense du
patriarche : « J'ai dû fouiller avec une
truelle pour trouver du droit dans cette
assignation. »« Une truelle ! », se marre
Jean-Marie Le Pen sur son banc. « La
stratégie est la suivante : faire de ce procès
un procès historique, médiatique, poursuit
Me Sauveur. Et on essaye de vous faire
croire qu'on va faire du droit ! » Pour
contester la demande de réintégration du
fondateur du FN, l'avocat brandit l'article
5 de la Constitution – qui stipule que «
les partis politiques se forment et exercent
leur activité librement » – ainsi que
l'article 8 des statuts du parti prévoyant les
conditions de la « perte de la qualité de
membre ».
Il met aussi en avant la « dizaine de
griefs » attribués à Jean-Marie Le Pen. «
Ses fautes sont des fautes pénales », dit-
il en rappelant au passage la « litanie
de condamnations » de l'ex-président
du FN : « Les propos de 1987 sur
les chambres à gaz : condamnation
de 1991, 1,2 million de francs ;
“Durafour crématoire”, 1993 ; 1997,
nouvelle condamnation pour le “détail
de l'histoire” ; “inégalités des races”,
1998 ; “provocation à la haine raciale”,
2004 ; contestation de crimes contre
l'humanité, 2008. »« Le raisonnement
du demandeur, c'est : “puisque j'ai été
condamné, maintenant je peux le dire ad
vitam aeternam. Eh bien, non, c'est ce qu'a
dit la 17e chambre », ajoute-t-il.
50
Autres « griefs » formulés par l'avocat
du FN, les « propos de dénigrement » et
les « positions politiques » critiques de
Jean-Marie Le Pen. « Vous ne croyez
tout de même pas que la présidente
d'une association – fût-elle politique – va
accepter d'être critiquée publiquement par
l'un de ses membres ? (...) Quand on se
prétend la vigie de cette association, on ne
la dénigre pas. »
Le Front national a également moqué les
deux millions d'euros de dommages et
intérêts réclamés par son fondateur pour
ce « préjudice » : « Cette demande est
symbolique, nous dit-il. Vous connaissiez
le franc symbolique, l'euro symbolique.
Mme la présidente, voici le deux millions
d'euros symbolique ! » Et l'avocat
d'asséner en conclusion : « Aujourd'hui,
c'est Jean-Marie Le Pen qui est devenu un
détail de l'histoire du FN. » « Un détail ?
Nous sommes tous destinés à ça, quand
nous partirons dans une caisse en bois »,
a commenté Jean-Marie Le Pen à la sortie,
devant les journalistes.
Les ex-frontistes Alexandre Simonnot et Patrick
Hays (avec les lunettes de soleil), deux soutiens de
longue date de Jean-Marie Le Pen, au tribunal de
Nanterre, ce 5 octobre. © Marine Turchi / Mediapart
De l'autre côté de la barre, Frédéric
Joachim affichait avant l'audience une
grande sérénité, se félicitant d'une
assignation « de 63 pages »face aux «
conclusions de 13 pages » du FN qui «
n'a communiqué aucune pièce ». « Dans
cette affaire, ils ont été pris de vitesse, ils
n'ont pas vu le coup venir », expliquait-
il à Mediapart, promettant que « Jean-
Marie Le Pen ira[it] jusqu'au bout. Il
n'abandonnera pas, c'est 60 ans de vie
politique, un parti qu'il a fondé… Le Front
national a tout essayé : le suspendre,
modifier les statuts, convoquer un congrès
“postal” pour déléguer à ses adhérents
de supprimer la présidence d'honneur. Le
dernier acte, c'est Marine Le Pen elle-
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même qui fait exclure son père par le
bureau exécuteur (sic) du 20 août en
s'abstenant de voter elle-même. C'est un
parricide. »
Durant une heure, l'avocat a retracé l'année
2015 qui a vu le patriarche écarté après
ses déclarations dans le journal antisémite
Rivarol. « Front déloyal », « bureau
exécuteur », « simulacre de procédure »,
« crime », « purge stalinienne » : Frédéric
Joachim n'épargne ni le FN – « un parti
qui s'affranchit des règles de droit et qui
prétend gouverner » –, ni Marine Le Pen
et ses « sbires », « téléguidés » par « une
oreillette ». « C'est la première fois dans
l'histoire de France, du monde peut-être,
qu'un fondateur de parti s'en trouve exclu
comme un malpropre », souligne-t-il.
Puis il déplore « une affaire qui serait
une tragédie antique s'il ne s'agissait pas
également d'une personne bien vivante ».
Il cite Sophocle, Les Frères Karamazov,
Hamlet et ironise sur un récent « petit
livre très amusant qui s'appelle “Pourquoi
j'ai mangé mon père” ». Mais selon
lui, derrière le vaudeville familial,il y
aurait surtout « une exécution politique »,
qui s'est déroulée « en trois actes », et
que le Front national entend aujourd'hui
poursuivre. « Mais jusqu'où ira cette
affaire ?, interroge-t-il. Il faut y mettre un
terme en rétablissant Jean-Marie Le Pen
dans ses fonctions et droits d'adhérent. »
Frédéric Joachim ne manque pas de
rappeler les propos élogieux à l'endroit de
son père de Marine Le Pen, lorsqu'elle
lui succède à la tête du parti, en 2011 :
une « sensibilité hors du commun »,
une « irremplaçable expérience », un
« appui déterminant ».« Nous avons
tous une dette à son égard (...). Il s'est
incontestablement hissé à la hauteur de
l'Histoire », déclara-t-elle alors dans son
discours d'intronisation. « Ce piédestal sur
lequel on le portait, pourquoi veut-on l'en
faire chuter aujourd'hui ? (...) Autant que
sa vie durera, Jean-Marie Le Pen sera
président d'honneur. »
L'avocat estime surtout que l'exclusion de
l'ancien président d'honneur du FN est «
nulle » étant donné les « irrégularités » qui
auraient entaché la réunion : la partialité
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des votants ; le fait que seulement quatre
des neuf membres du bureau exécutif ont
pu participer au vote ; ou que le fondateur
du FN, membre de ce bureau, n'a pas pu
participer au délibéré : « Je ne vois pas en
quoi l'ordre des associations échapperait
au droit, a souligné Me Joachim. (...). Et
ça veut gouverner la France, ça ? »
Le jugement a été mis en délibéré au 17
novembre. Le Front national a d'ores et
déjà annoncé qu'il ferait appel si la justice
donnait raison à Jean-Marie Le Pen.
«Liberty», l’histoire
américaine au prisme de
l’immigration
PAR CARINE FOUTEAU
LE JEUDI 6 OCTOBRE 2016
Le journaliste Sylvain Cypel revisite
cette histoire de l’immigration aux
États-Unis dans un livre à paraître le
6 octobre, Liberty, nourri d’analyses
et d’anecdotes passionnantes. Mediapart
publie le chapitre consacré à l’intégration,
en Californie, des Chinois passés en
quelques années du statut de « parias » à
celui d’« immigrés modèles ».
Les États-Unis et la France sont
l’un comme l’autre d’anciens pays
d’immigration. Mais les débats – et par
voie de conséquence les politiques –
caractérisant leurs espaces publics sont
diamétralement opposés sur ces questions,
même si certains ressorts réactionnaires
racistes se retrouvent ici et là. Alors
qu’outre-Atlantique, les migrants sont
globalement considérés comme partie
prenante d’une société qui se reconnaît
comme multiculturelle, de ce côté-ci de
l’océan Atlantique, ils sont principalement
perçus comme inintégrables ou devant
apporter des preuves de leur intégration.
C’est pour comprendre cet écart que le
journaliste Sylvain Cypel, ancien directeur
de la rédaction de Courrier international
et correspondant du Monde aux États-
Unis de 2007 à 2013, s’est plongé
dans les racines de l’histoire migratoire
américaine. Dans Liberty, qui paraît le 6
octobre aux éditions Don Quichotte au
51
moment où la course à la Maison Blanche
bat son plein, il explore plus de cent ans
d’un pays façonné par le débarquement
des premiers colons, puis par les arrivées
massives d’immigrants venus d’Europe, le
ventre vide mais des projets plein la tête.
Ce livre dense, foisonnant d'anecdotes
et d'informations contextualisées, écrit à
l'américaine, au sens où il passe du détail
au général avec facilité, constitue un
outil incontournable pour saisir les enjeux
actuels.
Se représentant ce pays comme un
laboratoire de ce qui advient ailleurs,
et notamment en Europe, il constate
que la défense des migrants – allant
de l’ouverture des frontières à la
légalisation massive des 11 millions de
sans-papiers – y apparaît légitime et
dominante. À l’inverse, minoritaire en
France, elle est sans cesse tenue de se
justifier des accusations de laxisme ou
d’angélisme et s’avère de plus en plus
isolée face aux discours « identitaires »
perméables à la rhétorique invasive –
et pourtant statistiquement erronée – du
« grand remplacement » selon laquelle
les populations issues de l’immigration
seraient en passe de « conquérir » le pays.
Cette différence de perception est
paradoxale puisque si le visage des États-
Unis s’est radicalement transformé en
cinquante ans (la part des Blancs a diminué
de 84 % à 62 % et devrait passer sous
les 50 % vers 2042), ce n’est pas le cas
de la France, où le solde migratoire (les
entrées moins les sorties) s’établit depuis
plusieurs années entre 30 000 et 40 000,
contre 1,3 million aux États-Unis. Sachant
que la population française est cinq fois
inférieure à la population américaine, note
l’auteur, le solde migratoire y est 6,5 à 8,5
fois moins élevé.
Mise en exergue, cette déclaration de
Barack Obama, le 15 décembre 2015
à Washington, montre la distance que
le sépare d’un François Hollande et a
fortiori d’un Manuel Valls : « Comme
nous oublions vite. Une génération passe,
puis deux, et nous ne nous souvenons
plus d’où nous venons. Et nous nous
mettons à penser en termes de “nous”
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et “eux”. Sans nous rappeler qu’un jour,
nous-mêmes avons été eux (…). Depuis
deux siècles, l’immigration est au cœur de
notre caractère national. On ne le dira
jamais assez souvent ni assez fortement :
les immigrants revitalisent et renouvellent
l’Amérique […]. Nous sommes un peuple
d’immigrants, formé de gens venus de
partout, ayant des expériences de vie les
plus diverses. » Un tel discours semble
inconcevable, y compris à gauche, en
France, tant la norme est celle édictée
par le premier ministre qui, à Munich
en Allemagne, affirme que la France
ne peut « pas [faire] plus », alors
qu’elle n’accueille que quelques milliers
de réfugiés syriens, quand la chancelière
Angela Merkel en reçoit un million.
Contrairement au camp progressiste qui,
dans l’Hexagone, appuie son argumentaire
sur le respect des droits de l’homme,
les partisans américains des migrations,
qui se recrutent également parmi les
néolibéraux favorables à la suppression de
toute réglementation, recourent davantage
aux raisonnements démographiques et
économiques, misant sur l’intérêt bien
compris d’une nation qui, pour résister
aux effets de la mondialisation, n’aurait
d’autre choix que de s’ouvrir et d’être
aussi attractive que possible. Même s’ils
bénéficient du soutien majoritaire de la
population américaine, ils font face à
une contestation féroce de la part des
républicains. Si féroce que Barack Obama
n’a pu imposer, au cours de ses deux
mandats, ses réformes, notamment celle
visant à régulariser les sans-papiers. Les
attentats de Daech du 13 novembre à
Paris ont aussitôt été récupérés par une
opposition vent debout contre l’accueil
des réfugiés. Même Hillary Clinton, la
candidate démocrate en campagne, est
restée « ambiguë » sur le sujet, rappelle
Sylvain Cypel. Donald Trump n’avait
quant à lui pas attendu les attaques
terroristes pour dénoncer les immigrants
venus d’Amérique centrale, donnant le
la de sa campagne, en leur reprochant
d’« apport[er] les drogues, le crime, ce
sont des violeurs », le 16 juin 2015, lors
de l’annonce de sa candidature depuis la
Trump Tower à Manhattan.
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L’intégration ne s’est pas faite sans
mal. Toutes les vagues d’immigration,
souligne l’auteur, ont eu à souffrir de
poussées xénophobes « qu’elles soient
irlandaises, allemandes, scandinaves,
italiennes, polonaises, juives d’Europe de
l’Est, chinoises ou japonaises », note
l’historien Alexander Keyssar, enseignant
à Harvard. C’est l’une des forces du
livre : l’analyse de l’auteur, nourrie par
ses propres reportages, est complétée par
de nombreux entretiens de chercheurs,
de syndicalistes et de responsables
d’ONG. Tous rappellent que les deux
piliers de la société américaine sont la
« liberté » acquise par les Blancs au
détriment des Indiens et des esclaves ;
et la « diversité ethno-raciale », à
l’origine fondamentalement inégalitaire
puisqu’elle place les Blancs au-dessus
des autres « races » et divise la
population européenne en fonction de la
chronologie d’entrée sur le territoire. Dans
cette logique, les immigrants les plus
tardivement arrivés sont toujours ceux qui
peinent le plus à se faire accepter par les
populations locales, Noirs inclus.
Initialement né chez les pionniers anglo-
saxons, le refus de l’altérité se retrouve
aujourd’hui, après voir traversé les
décennies, chez ceux qu’on appelle
encore les « néo-nativistes », zélateurs
de l’« immigration zéro », qui ont
leur shérif comme celui de l’Arizona
Joseph Arpaio, leurs idéologues tels que
Samuel Huntington et son « choc des
civilisations », leurs stars médiatiques,
comme Lou Dobbs ou Ann Coulter, et
bien sûr leurs représentants politiques, Ted
Cruz et Donald Trump en tête.
Historiquement, cette haine des étrangers
s’est traduite dans les lois anti-immigrés
de 1924, qui entendaient réduire les
entrées, et plus précisément celles des
immigrés non blancs, et encore plus
précisément celles des Asiatiques. Ce
dispositif législatif, rappelle l’auteur, a
eu pour conséquences de refuser l’accès
au sol américain à des juifs allemands
et autrichiens fuyant le nazisme. Barack
Obama s’en souvient. Le président, qui
par ailleurs se voit reprocher par les
52
associations de défense des droits des
étrangers de ne pas joindre l’acte à la
parole, par exemple en ayant été un
« expulseur en chef » entre 2010 et
2012, a récemment fait écho à ce rejet
en déclarant, à propos de l’exode syrien,
que « dans le réfugié syrien d’aujourd’hui,
nous devrions voir le réfugié juif de
la Seconde Guerre mondiale ». La
politique ultra restrictive n’a pas duré.
Dès les années 1940, cette doctrine s’est
heurtée aux impératifs socio-économiques
liés à la préparation de la guerre.
La loi Hart-Celler votée en 1965 a
durablement inversé le mouvement au
bénéfice d’une immigration de travailleurs
qualifiés toujours en vigueur aujourd’hui.
Au-delà de ces quelques repères,
Mediapart propose à la lecture le début du
chapitre consacré à l’exemple californien
et à sa politique d’intégration des Chinois,
passés en quelques années du statut de
« parias » à celui d’« immigrés modèles ».
*****
« Si vous e#tes asiatique, vous devez e#tre
meilleur que les Blancs »
Californie. Les Chinois, parias hier,
devenus « immigre#s mode#les »
En 1928, un immigré habitant Los
Angeles, Vaishno Das Bagai, loua une
chambre à San José, en Californie, y
ouvrit le gaz et mit fin à ses jours.
Arrivé d’Inde quinze ans auparavant avec
sa femme, Kala, et trois jeunes enfants,
il avait fondé une PME qu’il avait
dirigée avec un certain succès. Or voilà
qu’en 1923 la Cour suprême des États-
Unis statua que les Indiens, considérés
comme « non-Blancs », ne pouvaient
accéder à la citoyenneté. Dans une affaire
célèbre, « United States v. Bhagat Singh
Thind », la Cour avait jugé que cet
Indien hindouiste qui avait combattu dans
les forces armées américaines durant la
Première Guerre mondiale ne méritait pas
d’accéder à la citoyenneté, au motif qu’il
n’était pas blanc et que « beaucoup de
nos concitoyens rejettent instinctivement
l’idée de leur assimilation ». Leur
« assimilation », le terme visait les
Asiatiques en tant que groupe humain. En
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conséquence de quoi Vaishno fut informé
que sa citoyenneté lui était retirée. L’année
suivante, le Congrès américain avait
adopté la fameuse loi sur l’immigration
qui, par souci de « préserver l’idée
de l’homogénéité américaine », avait
interdit quasi totalement l’installation
d’Asiatiques sur le territoire. En perdant
sa citoyenneté, Vaishno se voyait aussi
interdire par l’État de Californie de
détenir une entreprise, selon une loi
raciste adoptée quelques années avant.
Quand il voulut faire un voyage en Inde
pour y revoir sa famille, l’administration
américaine lui conseilla d’aller demander
un passeport à… la Grande-Bretagne
(l’Inde, son pays d’origine, faisait alors
partie de l’Empire britannique). Il se
suicida, laissant une lettre où il écrivait :
« Qu’ai-je fait de moi-même et de
mes enfants ? Nous ne pouvons exercer
nos droits. Rester toujours humble et
ne recevoir que des insultes : qui est
responsable de cette situation ? »
L’histoire de Vaishno Das Bagai est
racontée par Erika Lee, directrice du
Centre de recherches historiques sur
l’immigration à l’université du Minnesota,
dans La Fabrique des Asiatiques-
Américains, un livre qu’elle a publié
fin 2015 sur cette épopée souvent
tragique (1). Bagai, note le New
Yorker (2), écrivit ses derniers mots
au nom de « la masse des Asiatiques-
Américains – Chinois, Japonais, Indiens,
Coréens, Vietnamiens, Cambodgiens,
Hmongs, Philippins, etc. – qui avaient
voulu échapper au colonialisme ou aux
difficultés économiques chez eux pour ne
rencontrer ici [aux États-Unis] qu’un pays
ranci de racisme ». L’ouvrage recense
ce que fut cette épreuve. Lee montre en
particulier comment les Chinois, fuyant
la famine engendrée au XIXe siècle par
les guerres de l’opium, se retrouvèrent
aux États-Unis enfermés dans un cycle
infernal où leur travail s’assimila souvent
à un esclavage salarié. À l’époque, tout
comme aujourd’hui les trafiquants d’êtres
humains, des milliers d’intermédiaires
s’enrichirent de la fourniture de ces
hommes travaillant dix ou douze heures
quotidiennes six jours sur sept pour
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des salaires misérables, devant attendre
parfois cinq ans avant de pouvoir être
« libérés » par leur employeur de
leur contrat. Elle raconte comment les
Chinois furent communément appelés des
« animaux », des « porcs » ou des «
rats ». Elle rappelle que Samuel Gompers,
le président de l’AFL, le grand syndicat
créé en 1886, avait jugé que la présence
des Asiatiques aux États-Unis équivalait
à un affrontement « entre la viande et
le riz, l’humanité américaine contre le
cooliesme asiatique ». Le cooliesme, du
mot « coolie », étant assimilé à l’attitude
du travailleur de force acceptant un salaire
de misère, comme si ces miséreux étaient
responsables de leur propre sort.
En 1882, le Chinese Exclusion Act allait
insérer ce racisme dans l’appareil législatif
national, faisant des Chinois d’Amérique,
initialement amenés pour construire les
lignes de chemin de fer et attirés par
l’espoir d’une vie décente, « les premiers
immigrants illégaux », comme l’écrit Lee.
Cette loi fut, dans l’histoire américaine,
l’unique à exclure spécifiquement un
groupe de per- sonnes de l’accès au pays
pour leur origine nationale. En 1885, alors
que le rejet des Chinois culminait aux
États-Unis, voici ce que l’on pouvait lire
dans le New York Times : « Compte
tenu de l’impossibilité de distinguer
les immigrants chinois, il semble qu’il
n’y ait pas d’autre solution que de
cadenasser une étiquette numérotée dans
l’oreille ou le nez du Chinois pour
nous permettre de repousser l’invasion.
» C’est Lawrence Downes, chroniqueur
aujourd’hui dans le même journal, qui
rapporte la citation (3). « L’invasion »,
tel était le terme le plus courant pour
évoquer ces indésirables. Mais les Chinois
n’allaient pas rester longtemps les seuls
exclus. À la fin du XIXe siècle et au
début du XXe, d’autres populations ont été
rejetées à partir d’arguments à caractère
ethno-racial. En 1911, la commission
américaine de l’immigration estimait que,
sur les trente-neuf groupes d’immigrants
recensés par le Census Bureau, « les
53
Indiens sont la race la moins désirable ».
Dix-sept ans après, Vaishno Das Bagai se
suicidait…
Cent ans plus tard, les mêmes Chinois
et Indiens, et nombre d’autres Asiatiques,
sont, selon les sondages, les plus appréciés
de tous parmi les vagues récentes
d’immigration. Désormais, aux États-
Unis, une série télévisée à succès, Fresh
Off the Boat (Frais débarqués du bateau),
raconte le périple d’une famille taïwanaise
dans les années 1990, installée dans
le Chinatown de Washington avant de
partir vivre en Floride pour quitter le
ghetto ethnique et s’insérer – avec bien
des incompréhensions et des difficultés,
mais avec succès – dans la culture
américaine. Par contraste, un film de 2008
de Clint Eastwood, Grand Torino, montre
les mêmes difficultés du point de vue
d’un vieil ouvrier de la périphérie de
Detroit, le fief de l’automobile américaine.
Walt Kowalski, un caractère typique de
la nostalgie des années d’après-guerre
qui vit les travailleurs de l’industrie
lourde américaine s’ériger en aristocratie
ouvrière blanche, est confronté à l’arrivée
en masse de nouveaux immigrants
asiatiques, qui lui apparaissent totalement
étrangers, de tous les points de vue
possibles. On est en Amérique, et dans
les deux cas, la fin est sinon joyeuse,
du moins morale : Américains et Chinois
finissent par s’entendre. Les Chinois
sont acceptés par les Floridiens, et le
vieil ouvrier aigri et furibard contre les
évolutions d’une société qu’il ne maîtrise
plus est conquis malgré lui par ses
nouveaux voisins chinois, pour lesquels
il va sacrifier sa vie. Le film, comme la
série, est symptomatique d’une formidable
évolution : les Chinois ne sont plus ce
qu’ils ont si longtemps été, de tous les
immigrés, les plus vilipendés, méprisés,
ostracisés. Mieux : ils sont, souvent,
désirés.
Retour sur une histoire oubliée de
la plupart des Américains eux-mêmes,
et dont les enseignements sont d’une
portée universelle. Les premiers Chinois
en nombre important (quelque vingt-
cinq mille) arrivent à partir de 1848,
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attirés par la « ruée vers l’or » en
Californie. Mais c’est surtout à partir de
1862, dès qu’est validé par le président
Abraham Lincoln le projet de construction
d’une première ligne de chemin de
fer transcontinentale, point d’orgue de
la conquête de l’Ouest, qu’une vaste
population chinoise commence à arriver
en Californie. Dès 1863, ces Chinois, qui
souvent fuient la famine dans la région du
Guandong, affluent vers Sacramento, d’où
doit partir le train (la compagnie chargée
de construire les voies du côté oriental
fera essentiellement appel à des ouvriers
irlandais). Bientôt, plusieurs milliers de
Chinois sont employés à la construction
des voies ferroviaires, dans des conditions
souvent dantesques. En 1862, la Californie
avait voté l’imposition d’une taxe de
2,50 dollars mensuels (l’équivalent de 700
dollars annuels actuels) à la présence de
tout Chinois sur son sol. Le chantier,
qui durera de 1863 à 1869, lorsque
la jonction des voies sera effectuée à
Promontory Summit, dans l’Utah, aura
nécessité du côté occidental l’emploi
de quinze mille ouvriers chinois. Ils
seront presque systématiquement exclus
des photos prises à cette occasion, histoire
de masquer le rôle qu’ils avaient joué
dans ce succès industriel de l’homme
blanc. Employés dans des conditions
beaucoup plus défavorables que les autres
travailleurs, 10 % d’entre eux étaient morts
à la tâche.
Lorsque la prospection aurifère commença
à se tarir, impactant son économie, la
Californie, pour se débarrasser des Chinois
auxquels les prospecteurs avaient fait
appel, édicta en 1850 le Foreign Miners
Act (loi sur les mineurs étrangers), qui
obligea de très nombreux chercheurs d’or
chinois de cesser de travailler. Un vent de
xénophobie anti-chinoise se leva. En 1854,
la Cour suprême de Californie décréta que
le témoignage d’un Chinois ayant assisté
à un meurtre commis par un homme blanc
était « irrecevable » en droit. Mais ce fut
surtout la fin du chantier ferroviaire qui vit
exploser un mouvement anti-immigrés de
grande ampleur. Quelques-uns repartirent
en Chine. Mais l’immense majorité resta
aux États-Unis, cherchant du travail dans
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de nouvelles voies de chemin de fer,
dans les mines, l’agriculture, le bâtiment
et les travaux publics, enfin dans les
travaux domestiques – en Californie, puis
bientôt dans d’autres États. Avec leur
dissémination commença de déferler la
phobie du « péril jaune ».
« Au dernier tiers du XIXe siècle, explique
l’historien de Harvard Alexander Keyssar,
l’hystérie antichinoise fut inouïe. Souvent,
les antagonismes les plus forts surgissent
chez des gens qui n’ont aucune expérience
de l’immigration. Au Massachusetts, dans
le bourg de North Adams, vers 1890, des
Chinois arrivent. Ils sont peu nombreux,
pas plus de quatre-vingt. Mais c’est la
première fois que les habitants voient
ce type de personnes. On assiste à leur
égard au même mouvement de frayeur
que suscitent les Syriens aujourd’hui chez
certains Américains. » En 1871, dix-sept
Chinois sont pendus après mutilation à
Los Angeles par une foule déchaînée, lors
du plus important lynchage collectif de
l’histoire américaine. Il est suivi d’une
série d’autres en Californie, comme à
Chico, en 1876. La même année, un
incendie détruit le quartier de Chinatown
à Los Angeles. L’année suivante, un
nommé Denis Kearney lance avec succès
à San Francisco un mouvement violent de
protestation contre l’embauche d’ouvriers
chinois. Bientôt, des milliers de Chinois
sont expulsés de leurs lieux d’habitation,
parqués à l’extérieur des villes ou tués,
raconte Jean Pfaelzer dans La Guerre
oubliée contre les Sino-Américains (4).
La violence était systématique et à
l’échelle de tout l’Ouest américain.
En 1875-1876, à coups d’incendies
criminels et d’assassinats, les Chinois sont
violemment expulsés de la bourgade de
Truckee, près de la frontière du Nevada,
aux cris de « Pas de place pour ces
gens-là ». En 1885, après une nuit de
« violences exubérantes », écrit Pfaelzer,
une potence est élevée à Eureka, en signe
d’avertissement à tous les Chinois enclins
à rester dans cette ville côtière au nord de
San Francisco. « Il avait fallu un siècle
pour raser presque complètement de la
côte les forêts de séquoias. Il fallut à peine
54
un week-end pour effacer la présence
des Chinois d’Eureka », écrit tristement
l’auteure. En 1886, un pogrom dans une
ville minière du Wyoming fait vingt-huit
morts parmi les mineurs chinois.
En 1887, un groupe de Blancs assassine
de sang-froid trente et un mineurs chinois
près d’une rivière dans l’Oregon. En
1903 encore, à Tonopah, au Nevada,
des membres du syndicat ouvrier local
expulsent la population chinoise sous la
menace de leurs pistolets. Neuf d’entre
eux sont jugés pour le meurtre d’un vieux
Chinois, propriétaire d’une blanchisserie
et vivant aux États-Unis depuis trente ans.
Ils seront relaxés par un jury populaire,
comme ce fut le cas presque à chaque
fois que des crimes commis par des
Blancs furent portés devant la justice. Une
centaine de « pogroms » antichinois eurent
lieu sur toute la côte Pacifique entre 1870
et 1910, estime Jean Pfaelzer.
Historien spécialiste de l’immigration
chinoise au XIXe siècle et au début du
XXe à la Haas School of Business de
l’université de Berkeley, Robert Barde
(5) a beaucoup étudié les fondements de
la xénophobie extrême qui se focalisa
alors sur les Asiatiques, à commencer
par les Chinois. Il y avait d’abord, note-
t-il, « une croyance très ancrée qu’ils
apportaient des maladies nouvelles » (ils
étaient accusés, en particulier, de véhiculer
la vérole et la tuberculose). Ensuite venait
la perception qu’ils sont « trop différents
de nous », qu’ils « ne se mêlent pas aux
autres » (6), une conviction bienvenue
pour conforter leur marginalisation dans
des ghettos. Ces Chinois n’étaient, dans
tous les États-Unis, que 63 000 en 1870
lorsque commença d’enfler l’idéologie du
« péril jaune », indique de son côté Mae
Ngai, professeure d’études asiatiques-
américaines à l’université Columbia. Mais
ces « païens », ces misérables « coolies
» (travailleurs de force), allaient « envahir
l’Amérique », entendait-on. Or ils étaient «
inassimilables », car adeptes d’une culture
et d’un mode de vie qui tournaient le
dos aux valeurs et aux traditions anglo-
saxonnes. « Ce racisme antichinois avait
envahi la sphère politique de la côte
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Pacifique quinze ans avant de parvenir
avec succès à amener le Congrès à voter
la première loi, en 1882, excluant les
travailleurs chinois d’entrer aux États-
Unis et tous les Chinois de pouvoir
accéder à la citoyenneté américaine. » (7)
Enfin, ces Chinois, excellents travailleurs,
acceptaient des conditions d’emploi
que les ouvriers blancs refusaient
souvent. Lorsque le grand chantier du
transcontinental fut terminé, suivi d’un
recul important de l’activité minière,
la Californie s’installa, en 1880, dans
une forte récession. « La compétition
pour l’emploi entre ouvriers blancs et
chinois s’accrut. La diabolisation des
Chinois s’intensifia, surtout en Californie,
qui ressembla beaucoup à celle que
subissent les musulmans aujourd’hui pour
d’autres motifs » (8), note encore le
professeur Barde. On assista dès lors à
une augmentation des pogroms précités,
et plus encore à des expulsions forcées
de Chinois et d’autres Asiatiques de
leurs logements par des Blancs enragés.
Lorsque la loi dite d’« exclusion des
Chinois » fut adoptée, en 1882, « il
s’agissait d’une loi fédérale, mais elle
avait été poussée au Congrès par les élus
californiens ».
Pour autant, l’immigration asiatique ne
cessa pas. D’abord, la loi de 1882 était
une loi d’exclusion, pas d’expulsion. La
grande majorité des Asiatiques présents
aux États-Unis purent y rester, même s’ils
ne pouvaient devenir citoyens (cela ne leur
fut accordé que dans les années 1950).
Seuls leurs enfants nés sur le territoire
américain pouvaient l’être. Bientôt se
manifestèrent, en Californie, ceux qu’on
appela les « paper sons » – les «
enfants administratifs ». Lors du terrible
tremblement de terre survenu en 1906 à
Los Angeles, le bâtiment du registre des
naissances avait été entièrement incendié.
Apparurent alors ces « paper sons »,
des Chinois qui prétendaient être nés aux
États-Unis et qui usaient de l’impossibilité
pratique de vérifier leurs dires pour tenter
d’imposer leur présence légale dans le
pays. L’administration tenta d’enrayer
le phénomène, avec un résultat très
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relatif, en promettant une amnistie aux
« menteurs » qui viendraient à dénoncer
ceux qui les avaient aidés à s’installer «
frauduleusement » aux États-Unis.
Ces « enfants administratifs » étaient
l’un des moyens pour les immigrés
chinois d’entrer dans le pays. Beaucoup
d’autres y pénétraient clandestinement,
au point qu’en 1910 l’administration
californienne se décida à ouvrir un centre
d’enregistrement des immigrés du type
de celui que connaissait New York avec
Ellis Island. Cette autre île, Angel Island,
était située face à San Francisco. Elle
accueillera, jusqu’à sa fermeture trente ans
plus tard, quelque 175 000 Chinois et
60 000 Japonais (et en rejettera un nombre
sensiblement égal). De nombreux Indiens,
comme Vaishno Das Bagai, passèrent par
là. On a compté à Angel Island des
ressortissants de soixante-dix nationalités
(même des Latinos, arrivés par le
Pacifique). Leur entrée ne mettra pas fin à
la sinophobie ni au racisme général contre
les Asiatiques. En 1913, les immigrants
japonais de Californie se virent interdire
d’acquérir de la terre. En 1924, après le
célèbre Immigration Act voté en priorité
pour annuler l’immigration asiatique,
le grand éditeur de presse progressiste
V. S. McClatchy déclarait devant une
commission sénatoriale : « De toutes
les races inéligibles à l’accession à la
nationalité sous notre droit, les Japonais
sont les moins assimilables et les plus
dangereux. » (9) Dans les milieux
progressistes, en particulier syndicaux,
l’hostilité aux Asiatiques restait très
répandue. En 1927, dans une décision
célèbre (Lum v. rice), la Cour suprême
américaine statua qu’un État a le droit de
définir un étudiant chinois de « non-Blanc
» pour lui imposer la ségrégation scolaire
– autrement dit, comme pour les Noirs, lui
interdire l’accès aux écoles et universités
blanches.
Pourtant, cette hostilité n’entamait pas la
volonté d’intégration de ces Asiatiques
dans la société américaine. Le beau-père
du professeur Barde, nommé Lin, était
chinois. Arrivé en 1916, il avait rencontré
une étudiante américaine à Chicago, qui
55
devint sa femme. Lorsqu’ils eurent leur
premier enfant, ils l’appelèrent Ken. De
sorte que, « à la chinoise », c’est-à-dire
en commençant par le nom de famille,
l’enfant s’appelait Lin Ken. Or « linken
» est l’équivalent phonétique du nom
d’Abraham Lincoln, qui en américain se
prononce « aybr’m linken ». « Ils l’avaient
absolument fait exprès », s’amuse Barde
(10). Donner à l’enfant le nom du plus
emblématique des présidents américains,
le choix n’était pas anodin et en disait long
sur la volonté d’intégration de ces Chinois
pourtant dépeints par une grande partie de
leur environnement comme « des monstres
».
Le rapport général aux Chinois allait
commencer d’évoluer après la victoire de
Mao en Chine. Pour la première fois, de
« bons » Chinois cherchaient refuge aux
États-Unis, où ils furent bien accueillis
parce qu’« anti-rouges ». Mais tous les
préjugés n’avaient pas disparu. La femme
du professeur Barde, elle, est arrivée
de Chine en 1960. Deux ans plus tard,
entrant pour une coupe dans un salon
de coiffure en Iowa, en plein Midwest
agraire, raconte-t-il, elle se vit rétorquer : «
Ici on ne coupe pas votre type de cheveux
»… Aujourd’hui, non seulement le « péril
jaune » est une expression oubliée de la
plupart des Américains, mais les mêmes
Chinois, Indiens et autres Asiatiques
dont les grands-parents et arrière-grands-
parents ont été stigmatisés comme «
inassimilables », imperméables à la culture
américaine, sont maintenant considérés
comme les plus désirables de tous les
immigrés. Ils sont « l’émigration modèle
». Celle qui fait le moins de vagues, réussit
le mieux, est la plus appréciée selon les
sondages, bref, s’adapte et s’insère sans
grandes difficultés dans l’ethos américain
– du moins cet ethos tel qu’il évolue depuis
deux générations.
Le processus a commencé dès la fin des
années 2000 : avec la crise financière,
des offres immobilières très alléchantes
se sont multipliées aux États-Unis, et
on a commencé de voir des Chinois se
précipiter pour acheter. Il s’est encore
amplifié avec la reprise. Depuis 2012,
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on constate un boom d’acquisitions
immobilières de la part de Chinois
fortunés. La « folie immobilière » qui
s’est emparée de New York à la fin
des années Bloomberg (2002-2013), avec
la construction de nouvelles tours de
logements hyperluxueux vendus chacun
plusieurs dizaines de millions de dollars,
a attiré quelques-uns des « nouveaux
patrons » de la Chine dite « populaire ».
Mais la plupart des acquisitions chinoises
se font ailleurs, à des tarifs moins
impressionnants. Elles se réalisent en
très grande partie dans les États de la
côte Pacifique, destination traditionnelle
de l’implantation asiatique aux États-
Unis : la Californie (pour 38 % du
total), l’Oregon et l’État de Washington.
Mais elles se développent aussi ailleurs :
des Chinois achètent à New York, dans
le Massachusetts, le Texas, l’Illinois,
en Caroline du Nord ou dans le New
Jersey, selon une enquête du supplément «
business dominical » du New York Times
(11).
Le Texas est de plus en plus attractif.
Zhang Long, un businessman de Pékin,
y a lancé un projet immobilier de semi-
luxe à Canyon Lake ranch, à cinquante-
cinq kilomètres de Dallas, un lieu proche
d’un lac, comme son nom (Lake) l’indique
– un lac que l’homme d’affaires chinois
a d’ailleurs réussi à faire débaptiser pour
qu’il porte désormais son propre prénom,
Long Lake. Zhang Long a acquis là
un terrain en 2013 pour 6,8 millions
de dollars. Il a entrepris d’y construire
quatre-vingt-dix-neuf villas destinées à
être vendues à de seuls acquéreurs
chinois. Des Chinois achètent partout
dans le monde, mais depuis la fin de
la récession les États-Unis sont devenus
leur destination privilégiée, d’abord celle
de très riches Chinois, et désormais aussi
de personnes simplement aisées qui y
viennent poussées par les incertitudes de
l’économie chinoise. Les Chinois sont
donc devenus les premiers acquéreurs
de logements huppés : ils dépensent
en moyenne 831 000 dollars pour un
appartement aux États-Unis, quand les
Indiens n’en dépensent que 460 000 et les
Mexicains 274 000. Et désormais ils y sont
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aussi les premiers acquéreurs immobiliers
étrangers. Une moitié des logements sont
acquis à titre personnel, l’autre comme
un investissement. Car ces acquisitions
fournissent un avantage déterminant : elles
permettent d’obtenir plus facilement la
miraculeuse carte verte, qui octroie un
droit de résidence permanent aux États-
Unis.
Et les sociétés immobilières américaines
s’installent en Chine pour faire la
promotion des logements dans leur pays,
indique encore le quotidien new-yorkais.
Windham realty, installée à Shanghai près
du secteur bancaire, promeut un lot de
quatre cent vingt-quatre villas luxueuses
au Michigan, à Northville, une banlieue de
Détroit. D’autres le font pour des habitats
à San Diego et à Los Angeles (Californie),
à Fort Myers (Floride) et ailleurs. Selon
Steven Lawson, le patron de Windham
China, les nouveaux acquéreurs chinois
« sont différents des précédents, ils sont
moins fortunés, plus jeunes et mieux
éduqués ». Zillow, le grand site immobilier
américain, a ouvert une division spéciale
pour les acquéreurs chinois. Ceux-ci ont
dépensé 28,6 milliards de dollars en
acquisitions immobilières aux États-Unis
dans l’année fiscale terminée le 31 mars
2015. Soit 50 % de plus en un an, et quatre
fois plus qu’en 2011 ! Ainsi, les Chinois
n’investissent plus seulement dans des
grandes sociétés (comme General Motors
ou l’hôtel Waldorf Astoria de New York),
mais des particuliers achètent des biens
aux États-Unis à titre privé.
Enfin, ces Chinois privilégient les
acquisitions immobilières proches des
universités. Pas étonnant : ils constituent
désormais 31 % de la totalité des
étudiants étrangers aux États-Unis (12).
Les environs de New York, de Los
Angeles et San José, mais aussi de Boston
(Massachusetts), Austin (Texas), Portland
(Oregon) ou Seattle (État de Washington),
où sont situées de nombreuses universités
de prestige, ont leurs faveurs. Les
moins fortunés débarquent au Michigan,
dans l’Ohio ou l’Illinois, où existent
de grandes universités publiques cotées.
Enfin, les Chinois arrivent de plus en
56
plus jeunes pour préparer leur entrée
à l’université : en 2013, 23 500 de
leurs enfants étaient inscrits dans des
lycées américains, publics ou privés. Et,
surtout, les Chinois paient leur acquisition
« cash » dans presque 70 % des
cas, selon l’Association des promoteurs
immobiliers américains, ce qui leur octroie
évidemment un avantage considérable
sur tous ceux qui doivent passer par
des emprunts – c’est-à-dire la quasi-
totalité des acheteurs américains. (Même
dans la Silicon Valley, où certains des
acquéreurs américains sont très fortunés,
ils achètent rarement sans emprunter, leur
fortune étant essentiellement constituée
d’actions de leur entreprise, par essence
fluctuantes.)
La présence chinoise, on devrait plutôt
dire asiatique, tant elle est diversifiée
dans les universités américaines, est un
phénomène qui, en deux décennies, a pris
des proportions considérables. Entrer sur
les campus de Berkeley, dans la baie
de San Francisco, ou de Stanford, plus
à l’ouest, près de Palo Alto, deux des
universités les plus célèbres au monde,
laisse littéralement pantois. Comment
dire ? Soudainement, on est en Asie…
La moitié sinon plus des étudiants sont
d’origine asiatique : chinoise, indienne,
coréenne ou autre. Et rien ne permet
de savoir de prime abord s’ils sont
arrivés la veille ou si leurs grands-
parents sont nés aux États-Unis. Mais,
à l’évidence, entre les étudiants citoyens
américains et ceux qui sont étrangers,
les Asiatiques constituent désormais, de
loin, la catégorie « ethno-raciale » la
plus représentée dans les universités
californiennes, publiques comme privées.
Alors que les Asiatiques, citoyens
américains et étrangers confondus, ne
constituent qu’à peine plus de 15 % de la
population de cet État.
(1) Erika Lee, The Making of Asian
Americans [« La Fabrique des Asiatiques-
Américains »], Simon & Schuster, 2015.
(2) Karan Mahajan, The Two Asian
Americans [Les deux Asiatiques-
Américains] », 21 octobre 2015.
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(3) « Tracking People Like Packages :
republicans’ Inhumane Immigration Ideas
» [« Tracer les gens comme des paquets :
les idées inhumaines des républicains sur
l’immigration »], New York Times, 31 août
2016.
(4) Jean Pfaelzer, The Forgotten War
Against Chinese Americans [« La Guerre
oubliée contre les Sino-Américains »],
Random House, 2007.
(5) Auteur de Immigration at the Golden
Gate – Passenger Ships, Exclusion and
Angel Island [Immigration à la Porte d’or
– Navires de passagers, exclusion et Angel
Island], Praeger, 2008.
(6) Entretien avec l’auteur, 7 décembre
2015.
(7) Mae Ngai, « Asian Immigration and the
Myths Modeled Around Model Minorities
» [« L’immigration asiatique et les mythes
modelés autour des minorités modèles »],
New America Weekly, 15 octobre 2015.
(8) Entretien avec l’auteur, 7 décembre
2015.
(9) Cité par Peter Schrag, Unwanted
[Indésirables], Immigration Policy Center,
2010.
(10) Entretien avec l’auteur, 7 décembre
2015.
(11) Dionne Searchey et Keith Bradsher,
« Chinese Cash Floods U.S. real Estate
Market » [« L’argent chinois inonde le
marché immobilier américain »], New
York Times, 29 novembre 2015.
(12) Chiffres de l’Institute
International Education, 2016.
Extension du domaine des
idées
PAR JOSEPH CONFAVREUX
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LE JEUDI 6 OCTOBRE 2016
L'ouvrage La Vie intellectuelle en France
démonte nombre de lieux communs sur
le déclinisme de la pensée française, la
droitisation du monde intellectuel ou le
prétendu rôle des avant-gardes. Entretien
avec l’historien Christophe Charle et le
politiste Laurent Jeanpierre, coordinateurs
du livre.
Au printemps dernier, l’historien israélien
Shlomo Sand annonçait la « fin de
l’intellectuel français », censé être passé,
en un peu plus d’un siècle, de Zola
à Houellebecq. C’est pourtant un trajet
à la fois bien plus riche et beaucoup
moins linéaire qu’analysent les auteurs
de La Vie intellectuelle en France, des
lendemains de la Révolution jusqu’à nos
jours (éditions du Seuil).
for
Ce tableau panoramique à entrées
multiples, en deux volumes et 1 700 pages,
constitue une synthèse aussi inédite que
roborative, qui ne confond ni la scène
médiatique avec le monde théorique, ni la
vie publique avec celle des idées. D’autant
que la vie intellectuelle « en France »
ne se résume pas à la vie intellectuelle
« française », si l’on prend au sérieux la
circulation des idées d’un univers à l’autre.
57
Sous la houlette de Christophe Charle,
professeur d'histoire contemporaine à
l’université Paris 1, et de Laurent
Jeanpierre, professeur de science politique
à l’université Paris 8, cent trente
contributeurs ont planché pendant
quasiment cinq ans autour de cette
notion de « vie intellectuelle », notion
suffisamment lâche pour ne pas être
réduite à une « histoire des intellectuels
publics en forme de palmarès et/ou de
batailles sans cesse rejouées ». Les
institutions, groupements, collectifs qui
façonnent les formes et les contours de la
pensée sont ainsi autant présents que les
individus qui les incarnent.
Cette perspective élargie sur la vie
intellectuelle (en termes de domaines
couverts, d'acteurs concernés et de durée
d'observation) permet de ne pas privilégier
les écrivains et les philosophes, comme
cela a longtemps été le cas, et d’éviter de se
focaliser sur certaines institutions d'élite,
ou les idées en lien direct avec le politique.
Elle permet aussi de démonter plusieurs
lieux communs et idées reçues, que ce
soit sur le rôle largement surexposé des
avant-gardes, le déclinisme de la pensée
française ou encore la droitisation du
monde intellectuel. « Il n'y a jamais
eu, malgré les discours dominants de
certaines décennies, de véritable retour
à l'ordre intellectuel ou culturel »,
jugent les auteurs, rappelant qu’aux
« déplorations dénonçant les “mauvais
maîtres” ou “l’opium des intellectuels”
répondent toujours à distance, mais
comme en miroir, les complaintes au sujet
de “la révolution conservatrice” et la
“droitisation” des intellectuels nationaux
».
En dépit de cette nécessaire mise en
perspective, le constat que Paris a
effectivement rayonné comme capitale
mondiale des arts et des lettres pendant
plus d’un siècle explique sans doute en
grande partie le sentiment que la France
s’est provincialisée en matière de vie
intellectuelle. La « croyance persistante
dans la grandeur et l'universalité de
la pensée française, ou sa nostalgie »
constituant le revers « d'une perte
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inéluctable de centralité internationale
par la multiplication des centres
concurrents à l'échelle européenne ou
mondiale ».
Les auteurs ont divisé leur histoire en
quatre grands moments : le temps des
prophéties (1815-1860) ; le temps des
groupements (1860-1914) ; le temps des
combats (1914-1962) et le temps des
crises (de 1962 à nos jours). Il ne s’agit
pas d’affirmer ainsi l’homogénéité des
périodes décrites, d’autant que l’Histoire
montre qu’il n’existe pas de cycles rigides
de la vie intellectuelle et qu’une période
vécue par ses contemporains comme un
moment de déclin peut, rétrospectivement,
être considérée comme florissante pour
la création et les débats intellectuels.
En dépit du fait que chaque génération
a tendance à vouloir se démarquer du
moment qui l’a précédée en surjouant les
manifestations de la rupture, l’historien
Marc Bloch avait déjà alerté sur la
chimère d’une vision des évolutions de
la pensée ressemblant davantage à des
« rêveries pythagoriciennes » qu’à des
réalités historiques.
L’une des leçons principales de cette
Vie intellectuelle en France serait plutôt
une importante stabilité des structures
de la vie intellectuelle d’une période à
l’autre : « […] la centralité parisienne,
l’importance décisive d’une petite poignée
ancienne d'institutions de formation dans
la production des élites intellectuelles,
le tracé déjà balisé qui en découle des
voies d’accès “royales” aux mondes de
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l’enseignement, de la recherche ou de la
création, la place centrale et inchangée
de la presse (malgré l’arrivée des médias
audiovisuels) pendant la période, l’attrait
maintenu de regroupement autour des
revues… »
À quoi s’ajoute le constat du rôle décisif
de l’État dans la structuration et la
composition de cette vie intellectuelle,
de plus en plus prégnant à travers
les décennies. Ainsi, écrivent Christophe
Charle et Laurent Jeanpierre, « avec
l’intégration croissante dans l’orbite
étatique des producteurs d’idées à travers
l’enseignement, la recherche, l’action
culturelle, recule aussi tout un ensemble
d’attitudes et de modes d’organisation
issus de l’Ancien ou du XIXe siècle comme
les salons… ».
Cette stabilité, incarnée par l’étatisation
et la centralisation de la vie intellectuelle,
n’implique pas pour autant la permanence
des « coordonnées de la vie des
idées ». Et les auteurs explorent à
de nombreuses reprises les éléments
susceptibles d’expliquer, à chaque
époque, les déplacements ou les dérives
des continents intellectuels : « […]
déplacement des frontières, diversification
et spécialisation croissantes des espaces
de confrontation autonomes, ainsi que
les répercussions multiformes des débats
étrangers sur la vie des idées en
France… »
Pour la période la plus récente, les auteurs
soulignent un quadruple mouvement
d’élargissement et de démocratisation de
la production d’idées, lié notamment
à la massification de l’enseignement
secondaire ; de féminisation de cet univers
encore dominé par les hommes ; de
« babélisation » et d’interconnexion des
domaines de la pensée, ainsi que « d'une
prolétarisation de toute une partie des
producteurs d'idées ».
Pour les auteurs, ce « gonflement de la
plèbe intellectuelle est un signe sûr du
déclassement général des intellectuels au
sein du champ du pouvoir », dont le
mépris affiché par certains responsables
58
politiques vis-à-vis des sciences sociales
n’est sans doute qu’un marqueur parmi
d’autres…
La sélection à l’entrée du
master sera instaurée dès
l’an prochain
PAR FAÏZA ZEROUALA
LE JEUDI 6 OCTOBRE 2016
Après plusieurs mois de négociations
sensibles, un accord a été trouvé entre
le ministère de l'éducation nationale
et de l’enseignement supérieur, les
organisations étudiantes et les présidents
d'université pour introduire une sélection
à l’entrée du master. Les organisations
étudiantes ont obtenu, en contrepartie, un
« droit à la poursuite d’études » censé
empêcher des jeunes de se retrouver sans
formation.
Cela s’appelle un sujet miné. Le dossier
de la sélection en master encombre depuis
des mois le ministère de l’éducation
nationale et de l’enseignement supérieur.
Mais la porte de sortie a enfin été
trouvée, mardi 4 octobre. Cette issue
n'était pas évidente pour un gouvernement
de gauche, historiquement opposé à toute
sélection. Dans les grandes lignes, dès
la rentrée 2017 les universités pourront,
selon le terme cher à Najat Vallaud-
Belkacem, « recruter » en première année
de master leurs étudiants, selon des critères
précis, en se fondant sur le dossier des
candidats et leurs capacités d’accueil.
Les étudiants recalés devraient recevoir
trois propositions alternatives. C’est ce
qui s’appelle le « droit à la poursuite
d’études », condition sine qua non posée
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par les organisations étudiantes pour
entériner la réforme. 150 000 personnes
sont concernées.
Najat Vallaud-Belkacem et Thierry
Mandon, le 17 février 2016. © Reuters
Par ailleurs, des exceptions ont été
autorisées pour certaines filières, comme
la psychologie ou le droit. Elles
continueront de fonctionner selon la
procédure actuelle, à savoir une sélection
entre la première et la seconde année de
master.
La question d’introduire un filtre de
sélection à l’entrée du master, à bac + 4,
a suscité réticences et désaccords entre les
acteurs impliqués : présidents d’université,
syndicats du supérieur, organisations
étudiantes (soit la CPU, la CDEFI, l'Unef,
la Fage, le Snesup, le SGEN-CFDT
et l'Unsa) ainsi que leurs ministres de
tutelle, Najat Vallaud-Belkacem et Thierry
Mandon. Initiée avant l’été, en mai, la
concertation qui a débouché sur cet accord
a pu parfois patiner. La Conférence des
présidents d’université (CPU), soutien
alors d’un processus de sélection pur
et dur, a même quitté la table des
négociations avant d’y revenir.
Il n’était de toute façon pas possible pour
le ministère d’imaginer imposer une telle
réforme sans que la totalité des acteurs
ne soient d’accord. D’où le fait que la
ministre se félicite de ce « compromis à
l’allemande ».
Le premier compromis est sémantique.
Dans le texte de l’accord présenté, le
terme de « sélection », piégé et si
tabou pour la gauche, est soigneusement
évité pour qualifier le procédé. Lui est
préféré par Najat Vallaud-Belkacem celui,
plus consensuel, de « recrutement ». Le
secrétaire d'État chargé de l'enseignement
supérieur et de la recherche, Thierry
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Mandon, n’avait pas hésité pour sa part à
mettre les pieds dans le plat et à utiliser
ce qui n’est pas un « gros mot » pour lui.
Au-delà de la divergence de vocabulaire,
le sujet est explosif. D’autant que
les principaux candidats à la primaire
de la droite plaident globalement en
faveur d’une sélection au niveau master.
Nicolas Sarkozy va plus loin, en prônant
la sélection généralisée à l’entrée de
l’université. De plus, il fallait éviter de
braquer les étudiants, une confrontation
serait de mauvais augure en pleine
année électorale. Autant d'ingrédients qui
justifiaient la plus grande prudence.
Dans les faits, c’est bel et bien une
forme de sélection qui est introduite
puisque l’accès au master est dorénavant
conditionné par l’examen du dossier
du candidat et une capacité d’accueil
suffisante. Mais un garde-fou a été mis
en place, promettent les associations
étudiantes, l’Unef et la Fage. Ce fameux
« droit à la poursuite d’études ».
Dans le détail, le texte baptisé « Réforme
du cursus conduisant au diplôme national
de master » a été signé par toutes les
parties et est donc le fruit d’un compromis
subtil. L’accord, qui sera transformé en
un arrêté, un décret et une loi, à paraître
avant la fin de l’année, octroie en effet
aux établissements universitaires toute
latitude pour fixer les modalités d’accès
aux masters.
L’article L. 612-6 du code de l'éducation
sera ainsi modifié : « Les établissements
peuvent fixer des capacités d'accueil pour
l’accès à la première année du deuxième
cycle. L'admission est alors subordonnée
au succès à un concours ou à l'examen
du dossier du candidat. » Les capacités
d’accueil doivent être établies par « un
dialogue avec l’État », indique encore
l’article. Une manière de ne pas prêter le
flanc aux accusations d’arbitraire de la part
des établissements. Toujours dans un souci
de transparence, les décisions de rejet
devront être motivées et communiquées
aux étudiants. Si jamais un candidat se
voyait débouté de sa demande d’intégrer
un master précis, « le droit à la poursuite
d’études est garanti ».
59
Ainsi les recteurs d’académie seront-
ils tenus de faire trois propositions de
formation aux recalés, dont au moins une
dans leur université ou dans les environs,
au sein de la région académique. Ces
contre-propositions devront également
prendre en compte les desiderata
de l’étudiant concernant son projet
professionnel, afin de conserver une
certaine cohérence dans son parcours
universitaire.
Par ailleurs, pour l’aider dans sa démarche
d’orientation, le ministère entend mettre
en place une plateforme baptisée
« trouvermonmaster.gouv.fr ». Pas
question pour celle-ci de prendre modèle
sur le site Admission post bac (APB),
qui gère les vœux des futurs étudiants
à l’issue du bac : il s’agira seulement
d’un site informatif communiquant par
exemple une description du master, les
pièces administratives nécessaires à la
constitution d’un dossier de candidature,
le calendrier des procédures d’inscription
et sa capacité d’accueil. Enfin, une aide
à la mobilité est assurée puisqu’un fonds
spécifique sera débloqué pour aider tout
étudiant à assumer les frais inhérents à un
déménagement, s’il devait s’installer dans
une autre région pour intégrer un master.
Cela pourrait prendre la forme d’une
bourse sur critères sociaux ou d’une prime
d’installation, a expliqué la ministre dans
une interview aux Échos.
Ces conditions satisfont les deux
nouveaux présidents des principales
organisations étudiantes, lesquels ont
endossé leurs fonctions respectives au
même moment, fin septembre. Tous
deux avaient été associés en amont
aux négociations par leurs prédécesseurs,
William Martinet et Alexandre Leroy. Lilâ
Le Bas, présidente de la première
organisation étudiante, l’Unef, avait
défendu l'idée de l'accompagnement des
étudiants recalés. Son homologue de la
Fage, Jimmy Losfeld, avait lors des
négociations posé le même type de
conditions. Les positions respectives des
organisations ne témoignent d'ailleurs pas
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d’une folle différence. À tel point que les
deux présidents revendiquent la paternité
du « droit à la poursuite d’études ».
Lilâ Le Bas se félicite donc de cet
accord et explique qu’il vient surtout
clarifier un système de sélection « qui
existe déjà » en toute opacité. « Il n’y
a jamais eu aucune information sur les
critères de refus d’accès à certains M2.
Cela devrait changer et mettre fin à ce
système de sélection élitiste et absurde.
Le droit à la poursuite d’études jusqu’à
l’obtention du M2 reste la meilleure
protection pour les étudiants », juge-t-
elle. Pour elle, une telle mesure « relance
une étape de démocratisation de l’accès
à l’enseignement supérieur ». L’important
étant d’avoir réussi à échapper à
l’instauration d’une sélection brute, sans
accompagnement, comme le souhaitait par
exemple la CPU. « On partait de loin »,
résume-t-elle.
Une mise en œuvre à la rentrée
2017
Jimmy Losfeld, de la Fage, considère de
son côté que cette réforme est une « grande
avancée » et salue au passage « l’effort
collectif ». Il revendique un certain
« pragmatisme » en la matière, refusant
de « tomber dans de faux débats » ; il
explique que cette réforme est nécessaire
et le fruit de deux ans de réflexion et
de bataille. Pour lui, l’obtention de cet
accord couronne « une victoire sur le
conservatisme ».
Il précise : « On s’est heurtés à ceux
qui prônaient une sélection brute pour
prendre les meilleurs et à ceux qui
voulaient ouvrir les vannes, quitte à faire
exploser l’accueil. » Jimmy Losfeld reste
persuadé que cette loi va dans le bon sens
et réaffirme le droit pour les étudiants
d’intégrer un master, mais pas à n’importe
quel prix : « Nous ne sommes pas utopistes.
Tous les masters ne sont pas capables
d’accueillir tout le monde. Il faut que
les étudiants aient un projet cohérent
avec leur licence. Cet accord vise à
simplifier le système avec un suivi et
de l’accompagnement », explique-t-il. À
son sens, la compétition existe déjà de
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manière tacite, la future loi ne devrait
pas l’aggraver. Elle devrait au contraire
introduire « une véritable lisibilité » dans
le parcours des étudiants.
Dans un communiqué, la CPU souligne,
pour sa part, que cet accord est important
et « historique » car « il permettra aux
établissements de sortir de l’insécurité
juridique liée au recrutement des étudiants
en master ». La multiplication des recours
en justice d’étudiants déboutés de master
qu’ils convoitaient a prouvé à la ministre
et son secrétaire d’État la nécessité de
légiférer, et vite, pour mettre fin à cette
faille juridique. Depuis la mise en place
en 2002 du processus de Bologne, qui
instaure dans l’enseignement supérieur
en France le système des trois cycles
« LMD » – licence (bac + 3), master
(bac + 5) et doctorat (bac + 8) –, une
sélection existe dans les faits entre la
première et seconde année de master,
calque de ce qui se pratiquait à l’issue
de l’ancienne maîtrise avant l’ex-DEA ou
DESS.
Le 25 mai, un décret a été pris pour tenter
de pallier l'urgence. Il autorise certains
master 2 à sélectionner à l’entrée, dans 1
300 formations – soit 40 % de l'offre –
et en donnait la liste précise. Mais il
ne s’agissait en aucun cas d’une solution
pérenne et satisfaisante, d’après les acteurs
concernés. Par ailleurs, la condamnation
d’universités pour cette sélection, jugée
illégale par le Conseil d’État en février
2016 après deux saisines, avait rendu la
situation intenable.
Pour mettre fin à cette situation, la ministre
a invoqué la nécessité de conserver un
diplôme cohérent en deux ans, sans scinder
le M1 du M2, et surtout de trouver « une
solution viable et pérenne ». L’idée étant
de mettre fin à ce master bancal.
Difficile à ce stade d’évaluer les effets à
long terme de cette réforme, qui risque
malgré tout de modifier en profondeur
les usages à l’université. Quelle garantie
que ce « droit à la poursuite d’études »
sera bel et bien appliqué ? Les solutions
de repli proposées à l’étudiant seront-
elles réellement en accord avec son
projet professionnel ? La hiérarchisation
60
entre les masters prestigieux très prisés,
s’octroyant ainsi le droit à une sélection
très stricte, et les autres qui accueilleront
les étudiants refusés ailleurs ne va-t-
elle pas s’accentuer ? La concurrence
entre les universités ne va-t-elle pas
s’accélérer ? Les présidents d’université
vont-ils jouer le jeu et ne pas pratiquer
une sélection stricte ? Les contraintes
budgétaires ne vont-elles pas pousser
les universités les moins bien dotées
à resserrer au maximum leur capacité
d’accueil ? Enfin, un tel dispositif ne va-t-
il pas instiller chez les étudiants l’angoisse
de la sélection puisque, dorénavant, un bon
dossier scolaire sera requis pour espérer
intégrer le master souhaité ?
Interrogé dans La Croix, le président de
la Conférence des présidents d’université
(CPU), Jean-Loup Salzmann, balaie ces
inquiétudes et ne croit pas que ce
dispositif va engendrer une disparité entre
les cursus : « L’accord ne changera
rien à l’offre actuelle de formation,
puisque nous avons aujourd’hui autant
d’étudiants en troisième année de licence
qu’en première année de master, c’est-
à-dire environ 150 000 personnes. Le
seul changement, c’est l’information des
étudiants sur le recrutement, qui va gagner
en transparence »,explique-t-il.
Lilâ Le Bas l’assure, l’Unef restera
vigilante quant à l’application concrète
du dispositif et entend vérifiercomment
se concrétisera le droit à la poursuite
d’études et dans quel périmètre. Le
syndicat Solidaires étudiants ne croit pas
du tout à cette réforme. Il dénonce la
« compromission de l’Unef et la Fage »
et entend défendre « un enseignement non
sélectif ». L’organisation appelle à une
mobilisation contre la future loi dans un
communiqué.
Le contenu précis de cette future loi reste
à affiner. Le sénateur (UDI) Jean-Léonce
Dupont a déposé une proposition de loi
le 9 septembre, dans laquelle il suggère
dans un article unique de subordonner
l’entrée en première année de master à
des capacités d’accueil et à l’examen du
dossier du candidat, à une épreuve ou
un entretien. Un étudiant de M1 pourrait
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ensuite poursuivre sa scolarité dans le
même master, des suggestions qui entrent
dans l'accord signé entre les différentes
parties.
La ministre, d’abord réticente à s’appuyer
sur ce texte pensé par un élu de droite,
explique aux Échos qu'il « peut être un
vecteur s'il accepte qu'un amendement
gouvernemental apporte, au sein de son
texte, la solution qui aura été trouvée
par la communauté universitaire. Elle a
l'avantage de la rapidité ».
Sauf retournement de situation, cet accord
devrait être voté par le Conseil national
de l’enseignement supérieur et de la
recherche (Cneser), le 17 octobre. La loi
est annoncée dans la foulée, selon un
calendrier à préciser. La ministre avait
évoqué, lors de la conférence de presse de
rentrée du supérieur, le mois de novembre.
Le ministère souhaite que cette réforme
entre en vigueur à la rentrée 2017.
Crise sociale à Solférino
PAR LÉNAÏG BREDOUX ET CHRISTOPHE
GUEUGNEAU
LE MERCREDI 5 OCTOBRE 2016
Jean-Christophe Cambadélis en août 2015 © Reuters
Après des mois de tensions, le Parti
socialiste a lancé un audit sur le climat
régnant à son siège.
C’est inédit à Solférino. Depuis
la mi-septembre, le siège du Parti
socialiste accueille des visiteurs un peu
particuliers : des experts du cabinet
Syndex, spécialisés dans la prévention des
risques psychosociaux. Une réunion de
présentation a été organisée en présence
de la direction ; un questionnaire a été
envoyé à tous les permanents ; une
visite des services en difficulté est prévue
ainsi qu’une série d’entretiens individuels.
L’objectif ? Apaiser un climat social
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déplorable, qui se traduit par une série de
départs et d’arrêts maladie. Les résultats
sont attendus courant novembre.
« C’est horrible. » « J’ai craqué. » « Dès
que je peux, je m’en vais. » Les salariés,
actuellement en poste ou récemment
partis, que Mediapart a interrogés ces
derniers mois racontent tous la même
histoire, ou presque. Ils dénoncent une
gestion jugée « brutale » et « clanique
», des propos parfois « humiliants », des
tâches peu à peu confisquées et confiées à
un prestataire extérieur proche du premier
secrétaire Jean-Christophe Cambadélis,
qu’ils soupçonnent de vouloir modeler le
PS à sa main.
Entre avril 2016 et l’été 2016, trois
assemblées générales (AG) du personnel
ont été organisées coup sur coup à
Solférino – une quatrième réunion a eu
lieu avec Jean-Christophe Cambadélis.
À chaque fois, les salariés présents ont
exprimé leur malaise. Un an auparavant,
ils avaient déjà très mal vécu une petite
phrase glissée par leur patron dans un
article de L’Obs: « Certes, tous les
permanents ne sont pas au maximum
de leur capacité de travail. Oui, la
production des secrétaires nationaux se
réduit souvent aux communiqués. » Deux
AG, au moins, ont eu lieu à la suite de cet
article.
Sur la même période, selon plusieurs
sources, une vingtaine de départs, sur une
centaine de salariés, ont été enregistrés.
Dont plusieurs liés à l’ambiance régnant
dans certains services. D’après ces mêmes
sources, huit personnes ont aussi été
arrêtées par leur médecin, ou par le
médecin du travail, en raison du climat
61
social. Au moins un salarié l’a été l’an
dernier pour « harcèlement moral » et «
stress au travail ».
Jean-Christophe Cambadélis en décembre 2015 © Reuters
Des chiffres que la direction du PS dément.
Rencontrée longuement mardi 4 octobre
(lire notre Boîte noire), celle-ci affirme
« ne pas savoir d’où ils sortent ». Elle
décompte, en 2015, quatre départs par
rupture conventionnelle, encore quatre
en 2016, et, cette même année, quatre
démissions. Soit douze personnes en tout.
Mais, insiste la direction, ces départs ne
sont pas motivés par le climat interne.
« Les effectifs sont globalement stables,
avec 120 salariés », explique-t-elle. Quant
aux arrêts maladie, la direction affirme que
c’est un « sujet compliqué », sur lequel elle
ne veut pas « en dire plus », notamment
en raison du secret médical. Mais elle
confirme bien un « malaise », qui a conduit
Jean-Christophe Cambadélis à lancer un
audit social de la maison socialiste.
« Les permanents sont progressivement
exclus du processus fonctionnel de
décision, désormais restreint à un
petit noyau de personnes jugées “de
confiance” », détaillait en avril un tract
interne de la CGT, révélé par L’Express.
Le syndicat dénonçait alors une « culture
grandissante de la rétention d’information
» et notait que « certains permanents
se trouvent dépossédés de leurs missions
». « Une partie croissante des salariés
oscillent en fin de compte entre bore-out et
burn-out », écrivait encore la CGT.
Un constat partagé par les salariés
que nous avons interrogés. La plupart
d’entre eux ont le sentiment d’une perte
d’autonomie et de confiance ; et racontent
que certaines tâches, qu’ils maîtrisaient
jusque-là de bout en bout, doivent
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désormais être systématiquement validées
par le cabinet du premier secrétaire ou les
chefs de service.
Certains assistants politiques ont le
sentiment de ne plus servir à rien ou de
n’être que de simples sous-traitants, que
leurs notes sont à peine lues, que les
secrétaires nationaux dont ils dépendent
sont absents… « Ils ont parfois le
sentiment de travailler dans le vide », dit
une ancienne de Solférino, sous couvert
d’anonymat (voir notre Boîte noire).
« L’information circule en cercles très
fermés », confie aujourd’hui un ancien
permanent, parti il y a quelques mois.
Plusieurs témoins nous ont décrit un climat
de « paranoïa ». Dans leur viseur : les
proches de Cambadélis, qui travaillent
ensemble depuis des années, du Manifeste
contre le Front national au Mouvement
des jeunes socialistes (MJS) en passant
par l’Unef-ID. C’est notamment le cas
de Karine Gautreau, Maxime des Gayets
ou de Pierre Kanuty. Au PS, ils ont
la réputation de former un petit groupe
extrêmement soudé.
Un petit cercle qui « n’a confiance en
personne », explique une salariée, toujours
en poste. Un collègue : « Avec eux,
c’est soit tu es avec nous, soit contre
nous. » Ils en veulent pour exemple les
réunions du bureau national (BN). Sous
Martine Aubry et son successeur, Harlem
Désir, ils pouvaient y assister à leur
guise. Désormais, ils doivent demander
l’autorisation. « Il y a trop de fuites », leur
aurait expliqué la direction. Cette dernière
dément avec force.
Pour elle, il s’agit d’une rationalisation
et d’une volonté de remobiliser les
cadres socialistes. « À son arrivée, Jean-
Christophe Cambadélis a tenu à ce que
chaque acteur joue son rôle, explique
son entourage. Le bureau national a été
sacralisé : on demande plus d’assiduité de
ses membres, et tous les membres du BN
ne tiendraient pas dans la même salle s’il y
avait aussi tous les permanents. On a aussi
tenu à ce que les membres du BN ne soient
pas représentés par leurs assistants. Nous
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avons instauré une règle selon laquelle
les permanents sont présents quand une
question qui les concerne est abordée. »
Le recours à un prestataire
proche de Cambadélis
Pourtant, quand le député de Paris prend
la tête du PS par intérim au printemps
2014, les « permanents », comme on les
appelle, sont soulagés. Ils voient d’un
bon œil l’arrivée de « Camba » dont ils
pensent qu’il saura redynamiser le parti,
en somnolence depuis 2012 sous l’ère
Harlem Désir, et lui redonner un rôle
politique, entre soutien au gouvernement
et aiguillon de François Hollande. « Sous
Harlem, c’était morne plaine. Il ne se
passait rien ; personne ne faisait rien
», explique un salarié, sous couvert
d’anonymat. « Quand il est arrivé, les gens
étaient contents après une période atone »,
confirme un autre.
Deux ans et demi après, les
mêmes semblent dépités. De nombreux
permanents se plaignent, plus
spécifiquement, d’une des plus proches
collaboratrices de Jean-Christophe
Cambadélis, Karine Gautreau. Présentée
comme l’« éminence grise » de
Cambadélis (Le Figaro du 11/02/2016),
elle était son assistante parlementaire dans
les années 1990, au moment du Manifeste
contre le Front national. Elle fut aussi
responsable du courant « Camba » au sein
du syndicat étudiant Unef-ID. Aujourd’hui
élue dans le XIXe arrondissement de Paris,
Gautreau est d’abord recrutée à « Solfé
» comme cheffe de cabinet. Un an et
demi plus tard, elle change de poste et
devient, en décembre 2015, la directrice de
la communication.
Certains de ceux qui ont eu affaire à elle
nous ont fait état de « violences verbales
» envers plusieurs salariés, de « fortes
pressions », avec des mails parfois très
tardifs, le soir ou le week-end… Au moins
une permanente enceinte aurait été arrêtée
tôt dans sa grossesse après un rendez-vous
à la médecine du travail. Karine Gautreau
s’est aussi opposée à plusieurs salariés sur
la question des astreintes.
62
« Plusieurs personnes ont craqué
nerveusement », explique un
permanent. « Quand elle est arrivée, elle
a essayé de mettre au pas tous les services
», dit un ancien. Un autre, parti lui aussi,
tempère : « Avec Karine Gautreau, ça
s’est très bien passé. C’est vrai qu’elle
n’est pas forcément très ronde. Avec elle
comme avec Cambadélis, c’est avec nous
ou contre nous. »
Pour de nombreuses sources, sa mutation
interne est en réalité une « rétrogradation
», en raison des plaintes de salariés,
mais aussi d’élus socialistes, qui avaient
beaucoup de mal à s’entendre avec
elle. Certains supputent même une «
intervention du Château » (et donc de
l’Élysée où certains proches de François
Hollande suivent très précisément la
situation du parti) pour exfiltrer Gautreau
du cabinet. Une version démentie par la
direction du PS.
« Karine Gautreau était candidate pour le
poste, elle en avait toutes les compétences.
L’idée c’est qu’il fallait que la com’ fasse
partie du dispositif central de Solférino. »
Situation particulière : Karine Gautreau est
elle-même, au moment où nous écrivons,
en arrêt maladie pour cause de « burn-
out ». « C’est fou… C’est moi qui suis
arrêtée », explique-t-elle par téléphone,
évoquant un « surmenage ».
En assemblée générale, plusieurs salariés
ont également expliqué qu’ils avaient
l’impression d’être mis en concurrence les
uns avec les autres. De ne plus savoir qui
fait quoi. « On n’a pas d’organigramme.
C’est totalement opaque », explique,
amer, un permanent. Plusieurs personnes
interrogées ont été choquées de voir un
CDD de Solférino escorté par les gardiens
pour aller chercher ses affaires, devant ses
collègues, au dernier jour de son contrat.
Certains salariés ont aussi le sentiment
d’être peu à peu remplacés par des
prestataires extérieurs. C’est notamment
le cas au service communication/presse
où Solférino recourt de plus en plus
souvent à la société d’un proche de
Cambadélis. À la tête de l’agence de
communication Opérationnelle, Gérard
Obadia était, comme Cambadélis, membre
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de l’organisation d’extrême gauche OCI.
Et comme Cambadélis, son nom est
associé au scandale de la Mnef, même
s’il a bénéficié d’un non-lieu : alors qu’il
dirigeait l’agence de publicité Policité, qui
avait des liens privilégiés avec la mutuelle
étudiante, sa femme n’était autre que la
directrice de communication de la Mnef.
Le site d'Opérationnelle.
L’exemple du site internet du parti revient
en boucle. Initialement, sa réalisation
avait été confiée au service de la
communication. « Un boulot de plusieurs
mois a été mené en interne », confie
un ex du PS. Avant d’être purement et
simplement abandonné, ce qui a été très
mal vécu par les salariés. La direction,
elle, assume : elle n’était pas d’accord
avec le langage informatique choisi par le
développeur et souhaitait un modèle plus
facile à utiliser. Depuis, le développeur est
parti, il n’a jamais été remplacé. Même
chose pour le graphiste.
La nouvelle version du site (développée
sur la plateforme gratuite Wordpress) a
finalement été réalisée par Opérationnelle.
Tout comme le site du référendum du
PS (pour l’union de la gauche avant les
régionales), celui de la social-écologie
(à l’occasion de la COP21) ou encore
celui de la Belle Alliance populaire (la
BAP). « Le service est aujourd’hui
prestataire du prestataire », estime un
permanent d’un autre pôle, qui rapporte
que personne ne semble savoir, dans les
services, combien Solférino dépense pour
l’agence de communication, ni si le choix
du prestataire a fait l’objet d’un appel
d’offres.
Pour sa défense, l’équipe dirigeante
indique que Opérationnelle est devenue
prestataire du PS sous Harlem Désir,
au moment des élections européennes et
à la suite d’un appel d’offres. Le site
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63
lancé à l’époque, qui appelait à interpeller
Martin Schulz, a été repris pour les états
généraux du PS, sous Cambadélis donc.
Puis, c’est cette même société de com’ qui
a été conservée pour tous les autres sites
périphériques.
« La déprime est aussi liée à ce
que font Hollande et le parti »
Dans ce climat de défiance, la gestion des
fichiers d’adhérents est au cœur de toutes
les inquiétudes – la société d’Obadia gère
en effet certains envois de mails. « Mais
c’est bien le PS qui garde la main sur
le fichier, répond la direction. Le fichier
Rosam, développé certes en externe, est
chez nous. »
Certains adhérents du PS ont tout de Le mail qui a posé problème.
même été choqués de recevoir un mail de
Plus généralement, la direction, qui refuse
la Belle Alliance populaire, sans jamais
d’évoquer les questions de personnes, juge
s’être inscrits à leur liste de diffusion.
que les problèmes internes à Solférino sont
Interrogée par Mediapart, la CNIL répond
liés à deux facteurs, l’un conjoncturel – la
que « les traitements d’adhérents ne
déprime politique des militants socialistes
doivent pas être communiqués à des tiers,
–, l’autre structurel – les mutations
sauf consentement exprès des personnes ;
des métiers politiques. « Quand le parti
donc cela dépend si cette entité politique
est en situation de conquête, les choses
constitue ou non un “tiers” ». Mais la
vont toujours mieux, y compris parce
BAP semble être un trou noir en l’espèce.
que les salariés du PS sont aussi des
Censée regrouper plusieurs partis, cette
militants », explique l’entourage de Jean-
Belle Alliance est une marque déposée par
Christophe Cambadélis, qui parle, par
le PS, qui ne constitue pas un parti. «
exemple, de « vague à l’âme des assistants
C’est vrai que pour cet envoi, on a fait
politiques ».
une connerie, explique un des membres
de l’équipe dirigeante. Il y avait en fait De fait, les sondages sur la défaite
deux mails prévus : l’un concernait les probable des socialistes à la prochaine
personnes effectivement inscrites à la présidentielle plombent l’ambiance. « La
BAP, un autre devait être envoyé aux déprime est aussi liée à ce que font
membres des instances. J’ai oublié de Hollande et le parti. On ne sait pas
préciser qu’il fallait faire deux mails où ils vont, s’ils sont encore de gauche
séparés. » et s’ils l’ont jamais été », concède un
permanent. « Actuellement, au PS, il y a
autant de gens qui veulent partir que dans
les cabinets ministériels », dit un autre.
La direction actuelle du PS hérite
aussi d’une sociologie objectivement
complexe, dans un parti entreprise qui
conserve un fort caractère militant et dont
les métiers évoluent rapidement. « Est-
ce que la montée en gamme des métiers
politiques peut créer des éléments de
tension ? C’est aussi à cette question
que l’audit devra répondre », explique-t-
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elle. « On a un problème de GPEC [la
gestion prévisionnelle des emplois et des
compétences – ndlr] avec deux types de
personnel », dit-on aussi dans l’entourage
de Cambadélis.
« Pour schématiser, confie aussi un ex-
salarié, il y a à Solférino les anciens,
arrivés dans les années 70, des militants
qui sont installés. Et des jeunes diplômés
qui arrivent avec des connaissances
spécifiques – souvent des assistants
politiques ou au service de presse. » En
clair, les vieux, arrivés par le militantisme,
auraient le cuir plus épais que les jeunes.
Ils seraient plus habitués aux jeux de
pouvoir internes et, partant, auraient le dos
plus rond. « Mais aujourd'hui, même les
anciens tiennent ce discours : ils n’ont
jamais vu ça dans la maison, une telle
tension, un tel climat », raconte un salarié.
Ce que la direction explique par une «
résistance au changement ».
Et puis, dit la direction, « Solférino,
c’est pas la mine de sel ». Sur
le papier, les salariés ont en effet
tout pour s’y sentir mieux qu’ailleurs.
La convention collective est, de
l’avis général, particulièrement favorable.
Comme l’explique un article du Point du
1er novembre 2012, elle est calquée sur la
convention de la fonction publique, « mais
en beaucoup mieux ». Le temps de travail
est ainsi de 33 h 45 par semaine. « Du point
de vue social, Solfé, c’est une vitrine »,
insiste un membre de la direction.
Les salariés que nous avons interrogés ces
dernières semaines nous l’ont tous dit : «
À Solfé, la soupe est bonne ! Sur le papier,
on a des super conditions. Et on est bien
payés… C’est pour cela, aussi, que cela
fait du mal de dire tout ça. Mais c’est
vraiment devenu l’horreur. »
Un tel climat, à quelques mois de l’élection
présidentielle, a en tout cas de quoi
inquiéter les socialistes. « Ce n’est plus
un parti. C’est un village Potemkine »,
dit un ancien. Un vieux connaisseur du
PS renvoie, lui, à la situation du parti
après la débâcle de 1993, où un grand
plan social avait eu lieu. « Si Cambadélis
raisonne en bon manageur, au vu des
résultats catastrophiques attendus lors des
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élections à venir, il prend les devants et
dégraisse tout de suite. » Comme le signe
de plus d’une défaite annoncée.
Boite noire
Toutes les personnes interrogées l’ont
été depuis juillet dernier, de visu ou
par téléphone. Nous avons contacté
de nombreux salariés en poste, ou
partis récemment, pour recueillir leur
témoignage. Ceux qui ont accepté de
nous répondre ont requis l’anonymat, étant
donné le climat actuel et parce qu’un audit
est en cours.
Du côté de la direction, nous
avons rencontré le secrétaire général
administratif et le directeur de cabinet
de Jean-Christophe Cambadélis le mardi
4 octobre au matin. Karine Gautreau,
directrice de la communication, a été jointe
par téléphone vendredi 30 septembre.
Les contrôles au faciès
débattus devant la Cour de
cassation
PAR ANTOINE PERRAUD
LE JEUDI 6 OCTOBRE 2016
Une action collective, lancée à la fin du
quinquennat Sarkozy contre les contrôles
d'identité au faciès, prospère malgré le
pouvoir socialiste et Manuel Valls qui s'est
employé à la bloquer. Le 4 octobre, c'était
le troisième étage de la fusée procédurale :
la Cour de cassation. L'enjeu s'avère de
plus en plus passionnant…
Jacques Julliard, éditorialiste et
universitaire, se répand ainsi dans Le
Figaro, à propos de la bataille des idées en
France : « La gauche a refusé le combat,
abandonnant tout d'un coup sur le terrain
ses armes et ses munitions. C'est là un
épisode stupéfiant de notre vie politique
contemporaine, sur lequel les historiens
du futur s'interrogeront longtemps. » M.
Julliard estime qu’une telle abdication
concerne la laïcité, l’école et la nation.
Imaginons plutôt que dans trente ans les
historiens pointent, au premier rang des
valeurs abjurées par nos socialistes «
guy-molletisés » l’espace du quinquennat
64
de François Hollande, la lutte contre
les discriminations dites raciales ou
ethniques. Et ce à rebours d’une promesse
électorale du député de la Corrèze
propulsé à l’Élysée…
Une telle commination politique pesait,
mardi 4 octobre 2016, sur l’audience
devant la Cour de cassation – ainsi
rendue passionnante – au sujet des
contrôles au faciès. Les faits méritent
d’être rappelés. Treize citoyens ont eu
le cran d’ester en justice après avoir
été victimes, à la fin de l’ère Sarkozy
(de l'automne 2011 au printemps 2012),
d’interceptions arbitraires et révoltantes.
Parce que fondées sur leur apparence
(principalement la couleur de leur peau) et
donc sur leur appartenance ethnique, aux
yeux des policiers les ayant appréhendés,
du parvis de La Défense à un McDonald's
de Villeurbanne en passant par Lille,
sans jamais s’intéresser aux passants
de complexion blanche échappant aux
palpations et fouilles humiliantes, aux
tutoiements dégradants, aux injures, aux
gifles : à une réification banale, banalisée,
tolérée, encouragée, licite…
Premier temps de cette valse judiciaire : les
treize Français aux minois maghrébins ou
subsahariens (arabes et noirs pour l'écrire
crûment), lors d’une action collective
sans précédent, assignent l’État. Celui-
ci se défend avec une rudesse rogue
et méprisante en juillet 2013, devant le
tribunal de grande instance de Paris, avec
le soutien d’une procureure frisant le
racisme ainsi qu’en avait rendu compte
Mediapart à l’époque. Malgré le combat
étincelant de leurs avocats, Me Félix de
Belloy (incollable sur l’État de droit) et
Me Slim Ben Achour (rompu au droit de
la non-discrimination), les plaignants sont
déboutés dans leur ensemble.
Deuxième temps : en appel, cinq des
treize cas gagnent lors d’une décision
historique rendue en juin 2015. L’État
est condamné pour « faute lourde »,
les magistrats estimant que les contrôles
d’identité avaient tenu compte, en
l’occurrence, « de l’apparence physique et
de l’appartenance, vraie ou supposée, à
une ethnie ou à une race ». Une première
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en notre étrange pays. La garde des Sceaux
d’alors, Christiane Taubira, estime qu’un
tel jugement offre l’avantage de ne pas
bafouer la police en ne donnant raison qu’à
un peu plus d’un tiers de ses victimes,
tout en alertant les forces de l’ordre quant
aux menaces pesant désormais sur tout
dérapage raciste.
Cependant, à Matignon, Manuel Valls,
ancien ministre de l’intérieur tenté
par l’esbroufe autoritaire, contrecarre sa
ministre. Et il convainc François Hollande,
voguant alors sur les eaux hasardeuses
de la déchéance de nationalité. En
octobre 2015, le gouvernement conteste la
décision de la cour d’appel de Paris.
Voici donc le troisième temps : la Cour
de cassation. Le 4 octobre, nous sommes
transplantés, dans l’île de la cité à Paris,
en un apparent très vieil ordre des choses,
sous des ors, des stucs, des boiseries et des
fresques au style pompier à souhait ; le
tout mâtiné d’un latin allégorique et qui se
voudrait performatif, au point de prétendre
que de la Justice surgit la Lumière : «
E Justitia Lumen » ! Vieux style n’ayant
toujours pas eu vent de la féminisation des
noms de métier, près de vingt ans après
la commission Jospin mise en place à ce
propos : voici donc « Madame le président
», « Madame le conseiller rapporteur »
ou « Madame l’avocat général » ! Vieux
réflexes remontant au XIXe siècle : ainsi la
conseillère rapporteuse va-t-elle chercher
sa définition de « discrimination » dans
le Littré paru de 1873 à 1877, là où Me
Slim Ben Achour se référait, naguère dans
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ses écritures, au Dictionnaire historique de
la langue française d’Alain Rey datant de
1992 et réédité en 2012 !
La salle d'audience de la Cour de
cassation au Palais de justice de Paris...
es
M Slim Ben Achour et Félix de Belloy
ne sont pas habilités à plaider en cassation.
Ils assistent à l’audience, au milieu d’un
nombreux public. Des amis des plaignants
se pressent en effet, épaulés par de
fidèles soutiens associatifs de la cause
– Stop le contrôle au faciès, ou Open
Society Justice Initiative. Prend la parole,
pour exposer la défense des victimes des
contrôles au faciès, Me Thomas Lyon-
Caen, issu d’une illustre famille de
juristes de la République française et
« avocat aux conseils » – c’est-à-dire
jouissant d’un monopole de représentation
des justiciables devant le Conseil d’État
et la Cour de cassation, pour être titulaire
d’un office en vertu des professions
réglementées, legs de l’Ancien Régime…
Eh bien malgré tous les antiques oripeaux
de ce vieux monde, un droit vivant, un
droit ajusté, un droit plus lucide et à
propos, un droit enfin requis, semble faire
son chemin dans les esprits rehaussés
d'hermine !
Deux raisons expliquent cette avancée.
D'abord, plane l'ombre de l'Europe. Non
pas l'Europe des diktats bancaires ou du
dumping social, mais une Europe du bien-
fondé, du principe d'égalité, du refus de
la discrimination. Ces notions, venues
d'outre-Atlantique, prospèrent dans le
droit communautaire et ont fini par
émerger dans le droit français. Celui-ci
se sait tributaire d'un recadrage de la
part de la Cour européenne des droits de
l'Homme, sise à Strasbourg, et surtout de
la Cour de justice de l'Union européenne
65
– établie à Luxembourg et plus carrée
dans son interprétation de la législation sur
le Vieux Continent. L'intervention de Me
Thomas Lyon-Caen joue avec habileté sur
la crainte des « juges du droit » de la Cour
de cassation, chargés d'unifier l'ensemble
du territoire français, de subir ensuite un
camouflet de la part des magistrats veillant
au respect du droit communautaire…
Fragiliser quelques-uns au
prétexte d'une protection de
tous
La seconde raison de cette évolution
palpable tient au défenseur des droits. À
ce poste, le prudent centriste Dominique
Baudis (1947-2014), deux ans avant sa
mort, avait organisé un colloque au cours
duquel des pontes de la police des Pays-
Bas, d'Espagne ou du Royaume-Uni, en
grand uniforme, étaient venus déclarer à
leurs homologues français, restés bouche
bée, qu'il leur fallait cesser de camper dans
le déni à propos des contrôles au faciès.
Or depuis la nomination d'un ancien
fidèle de Jacques Chirac, Jacques Toubon,
le défenseur des droits se place, sans
relâche, en travers de la route du
socialisme répressif propre au couple
exécutif Hollande-Valls qui s'exonère de
l'éthique jaurésienne. Face à la cour
d'appel, l'an dernier, l'avocat du défenseur
des droits y était allé de son avis juridique,
portant le doux nom latin d'« amicus
curiae » (ami de la cour). Et les magistrats,
en deuxième instance, s'étaient appuyés
sur cette analyse qui entérinait l'essentiel
de l'argumentaire développé depuis 2011
par les avocats des treize plaignants.
Devant la Cour de cassation, mardi 4
octobre, le représentant du défenseur
des droits frappe fort : il rappelle
qu'un contrôle d'identité n'est pas un
événement anodin puisqu'il heurte la
liberté d'aller et venir ; puisqu'il délégitime
la présence devenue suspecte de citoyens
ainsi appréhendés ; puisqu'il fragilise
quelques-uns au prétexte d'une protection
de tous. Et l'avocat parlant au nom de
Jacques Toubon enfonce le clou : la réalité
d'une discrimination (« ce qui a suscité
les contrôles, c'est un faciès différent »)
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se double d'une opacité qui transforme
l'offense en tourment : « L’absence de
traçabilité des contrôles ne permet pas
d’apporter la preuve de ce que l’on affirme
avoir vécu. »
C'est là une nouvelle pierre dans le jardin
de la mauvaise conscience socialiste. Le
29 juin 2016, lors de l'examen de la loi dite
« égalité et citoyenneté », le gouvernement
faisait barrage en commission à un
amendement venu de sa gauche et qui
tentait de ressusciter une sorte de spectre
administratif : le récépissé. En septembre
2012, le ministre de l'intérieur Manuel
Valls avait en effet enterré sans autre
forme de procès l'une des mesures phares
du candidat Hollande : un récépissé
délivré lors de chaque contrôle d'identité,
de façon que toute plainte éventuelle
soit documentée mais également que les
forces de l'ordre puissent se défendre
d'accusations abusives à leurs yeux. «Il
ne faut pas compliquer, de manière
déraisonnable, le travail des policiers et
des gendarmes sur le terrain », avait alors
déclaré le locataire de la place Beauvau.
Sous les ors de la Cour de cassation,
Me Alice Meier, l'avocate défendant l'État
(donc le ministère de l'intérieur), semble
dans ses petits souliers et fait profil
bas concernant le profilage ethnique –
autre appellation du contrôle au faciès.
Changement notable par rapport à sa
collègue, si véhémente en première
instance, au point de réfuter que pût
exister le moindre dérapage raciste et de
défendre pied à pied le droit de s'attaquer
aux Noirs, aux basanés, aux porteurs
de capuche : classes ténébreuses, classes
dangereuses…
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.66/79
Trois ans plus tard, l'agent de l'État
« ne nie ni n'ignore » les dérives
auxquelles peuvent donner lieu des
contrôles d'identité : « Mais ne nous
trompons pas de débat. Les règles légales
encadrant ces contrôles sont respectées. »
La parole de l'autorité socialiste du jour
se veut voix de la raison perpétuelle :
« Il ne faut pas jeter sur tout policier
une suspicion qui fragiliserait l'autorité si
nécessaire de l'État. » Fermez le ban !
Avec un lourd verrou : il faut des
preuves étayées, solides, caractéristiques
et circonstanciées de fautes lourdes
pour oser défier la puissance publique,
et non des indices (par exemple des
statistiques) laissant simplement présumer
qu'un contrôle d'identité a été motivé par
des considérations raciales. Il ressort de
cette intervention une logique à la fois
de fer et vicieuse : prenez-nous en faute
sur des faits que nous nous appliquons à
rendre indémontrables ! Me Lyon-Caen a
par avance, au nom des treize plaignants,
lancé cet avertissement : « Pour échapper
à sa responsabilité, l'État ne peut se
réfugier dans sa propre carence. »
D'où l'importance du débat qui s'engage,
à la fois juridique et politique : à qui
incombe de démontrer comment s'est
déroulé le contrôle d'identité, s'il fut
discriminatoire et s'il constitua une faute
lourde ? À la police ou aux citoyens ?
Aux deux, a prévu le législateur. Du
coup, ne faudrait-il pas alléger la charge
de la preuve au profit des victimes ?
Celles-ci doivent-elles être protégées
ou continuer de subir un rapport de
domination vertical ? Faut-il les obliger
à l'impossible, c'est-à-dire à produire un
faisceau de circonstances graves, précises
et concordantes, ou alors faut-il, en suivant
le mouvement européen, réduire un tel
fardeau ?
C'est toute la question d'un droit enfin
concret, donc bienfaiteur, et pas seulement
formel – avec son lot de laissés-pour-
compte. En effet, de la Révolution
bourgeoise de 1789 à la République
des notables, la France s'est contentée
d'une vitrine légale respectueuse des
beaux principes mais excluant, de fait,
66
les femmes, les esclaves, les populations
coloniales, etc. En pointant aujourd'hui,
dans une logique répressive, des « lieux
notoirement touchés par la délinquance »,
l'État peut-il permettre que s'établisse un
lien entre la couleur de la peau et une
menace d'activités délictueuses ? Doit-il
demeurer en mesure de laisser la bride sur
le cou à des forces de l'ordre travaillées
par des stéréotypes, des préjugés, voire un
prurit raciste ?
Ou au contraire, l'État doit-il veiller
à établir une égalité entre citoyens
non discriminés selon un principe dit
d'effectivité ? Jusqu'à quand faudra-t-il
se contenter de droits théoriques, au lieu
de prendre les devants, sur le terrain,
avec des mesures concrètes : protéger
l'Autre vulnérable – la jeunesse issue
de l'immigration traitée en citoyens de
seconde zone – contre l'État français, ce
monstre froid laissant toute latitude à
sa police, en particulier quand le péril
terroriste rôde ?…
Les réponses viendront le 9 novembre
à 14 heures, avec les arrêts de la Cour
de cassation. Permettront-ils au droit de
progresser dans une acception moderne,
donc résolument non discriminatoire ?
Nous saurons, le mois prochain, si la
juridiction la plus élevée de l'ordre
judiciaire français se sera hissée jusqu'à sa
condition de vigie des libertés publiques,
ou si elle se sera cantonnée au rôle de
climatiseur politique – en accoutumant
les régressions qu'entraînent des attentats
dans une démocratie déboussolée…
Belfort est préservé, mais
Alstom a-t-il un avenir?
PAR MARTINE ORANGE
LE MERCREDI 5 OCTOBRE 2016
Plus de 700 millions d’euros de
commandes publiques vont être engagés
pour sauver Belfort. Si ce plan permet
d’assurer le maintien du site historique
d’Alstom, l’avenir du groupe reste
incertain. Alstom peut-il se maintenir
seul ? L’absence de stratégie industrielle
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claire et le gaspillage de 3,2 milliards
d’euros en rachat d’actions posent
question.
Belfort est sauvé ! Il n’y aura pas de
fermeture de site, pas de suppression
d’emplois. Toute la ville a soufflé en
découvrant, mardi 4 octobre, le plan
gouvernemental destiné à aider le site
d’Alstom après 2018. En un mois à peine,
le gouvernement a bâti un programme
massif pour éviter la fermeture du
site historique du groupe, ainsi que la
disparition de 450 emplois directs et
environ 1 000 emplois indirects. Pour
sauver Belfort, l’État a mis les moyens :
pas moins de 700 millions d’euros vont
être engagés pour l’achat de nouvelles
rames TGV, sans compter les commandes
à venir sur les nouveaux trains intercités.
Le sauvetage de l’usine de Belfort le
vaut bien. Alors que la suppression
de 5 000 postes à SFR est engagée
dans l’indifférence générale, le dossier
d’Alstom à Belfort menaçait de devenir
un nouveau Florange à la veille
de l’élection présidentielle, illustrant à
nouveau le déclin industriel de la France
et l’impuissance des pouvoirs publics à
l’enrayer. Le gouvernement a donc mis
tout en œuvre pour éteindre l’incendie qui
couvait, raclant les fonds de tiroir, utilisant
tous les expédients de la commande
publique pour trouver une solution.
Sur les murs de Belfort © D.I
« Il faut se réjouir que les emplois
soient maintenus, mais tout cela relève du
bricolage industriel », n’a pu s’empêcher
de commenter Benoît Hamon, candidat
à la primaire socialiste sur France
Inter, tandis que la droite dénonçait le
« rafistolage pré-électoral ». L’ensemble
des mesures prévues a de fait des allures de
catalogue. Dans un premier temps, l’État
va commander quinze rames de TGV
(roulant à la vitesse des trains Corail) et
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six rames destinées à la ligne Paris-Turin-
Milan, selon les annonces présentées par le
secrétaire d’État à l’industrie, Christophe
Sirugue, aux élus locaux. Ces commandes
devraient permettre d’assurer l’activité du
site de Belfort pendant au moins trois ans
après 2018. D’autant que la SNCF a elle
aussi été mise à contribution : elle doit
passer commande de 20 locomotives de
dépannage.
En accompagnement, Alstom s’est engagé
à investir 40 millions d’euros d’ici
à 2020 dans le développement de la
production d’un nouveau modèle de
locomotive hybride, avec l’aide de l’État.
De plus, le groupe prévoit d’investir,
avec l’aide des collectivités locales,
5 millions d’euros à Belfort dans la
modernisation des ateliers de maintenance
ferroviaire du site, avec l’objectif de
doubler les effectifs de cette activité
pour les porter à 150 personnes d’ici
trois ans. Cinq millions d’investissements
supplémentaires devraient être engagés
pour diversifier les productions du site
de Belfort, afin de lui permettre de
produire d’autres types de trains mais aussi
des véhicules électriques de transport en
commun.
Cette rafale de commandes publiques
devrait conforter non seulement le site de
Belfort, mais aussi celui de La Rochelle.
Tout cela afin de permettre au groupe de
franchir la mauvaise passe, en attendant le
TGV du futur, dont la conception doit être
lancée par la SNCF et Alstom à partir de
2017 et qui doit commencer à être produit
à partir de 2021. C’est en tout cas le calcul
fait par le gouvernement.
Une question reste toutefois pendante :
cette pluie de commandes publiques va
certes sauver le site de Belfort pour les
années à venir, mais est-ce suffisant pour
garantir l’avenir d’Alstom ? Le groupe
ferroviaire est-il encore de taille pour
affronter la concurrence mondiale ?
Cette interrogation sur la solidité du
groupe ferroviaire plane depuis qu’Alstom
a vendu son activité énergie à General
Electric en 2014. D’un seul coup, le
groupe a changé de dimension : de plus
de 21 milliards d’euros en 2013, son
67
chiffre d’affaires est tombé à 6,7 milliards
d’euros en 2015. Sur le site historique de
Belfort, l’usine ferroviaire d’Alstom n’est
plus installée que sur quelques milliers
de mètres carrés, noyée dans des hectares
d’usines et d’entrepôts aux couleurs de
GE.
Même si le groupe a engrangé de
nombreuses commandes au cours des
dernières années, ses moyens semblent
limités, d’autant que la commande
publique partout se raréfie. La concurrence
internationale devient de plus en plus
rude. On y retrouve l’allemand Siemens,
le canadien Bombardier, le japonais
Hitachi, mais aussi les espagnols Talgo
et CAF, sans parler du nouveau groupe
public chinois CRRC, qui se développe
à toute vitesse et fait peur à beaucoup.
Parmi eux, nombreux sont ceux qui
appartiennent à des conglomérats, ce qui
leur permet de partager des frais de
structure, de recherche, et surtout leur
offre une surface financière importante.
Des avantages qu’Alstom n’a plus.
Pour de nombreux observateurs, la cause
est entendue. Alstom est voué à acheter
ou être racheté. Dès la vente des activités
énergie à GE, le président de Siemens Joe
Kayser, dont l’offre de reprise avait été
écartée, voyait l’avenir d’Alstom comme
inéluctable et prévenait que le groupe
allemand attendait son heure. « Alstom est
voué à devenir une entreprise relativement
petite, opérant dans le secteur du transport
et devant lutter pour rester compétitive,
sur un marché soumis à un processus
de consolidation rapide », analysait-il
dans un entretien au Figaro. Avant
d’ajouter : « Dans le secteur de l’énergie,
la perspective de créer un champion
européen est probablement passée et
Siemens devra continuer seul. Dans le
secteur du transport, une consolidation
entre entreprises européennes reste
encore possible. »
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3,2 milliards d'euros en rachat
d'actions
Manifestation à Belfort le 15 septembre © D.I
« Siemens n’est peut-être pas le bon
candidat. Il n’a pas grand-chose à
apporter à Alstom. En revanche, le
rapprochement avec Bombardier aurait
beaucoup plus de sens. D’autant que la
question va se poser à n’importe quel
gouvernement : la France a-t-elle les
moyens de soutenir trois constructeurs de
locomotives ? », s’interroge un banquier
d’affaires. Le sujet risque de rebondir dans
les semaines à venir. Car pendant que
l’État distribue les commandes à Alstom
pour soutenir le site d’Alstom, qu’advient-
il du site de Bombardier à Crespin (Nord),
qui emploie 2 000 personnes ? Quel
sort sera réservé au site de Bagnères-de-
Bigorre (Hautes-Pyrénées), où l’espagnol
Caf produit des locomotives et des
tramways ?
« Si l’État veut maintenir des savoir-faire,
des compétences et des emplois, il aurait
tout intérêt à se pencher sur le sujet et à
favoriser des réorganisations, plutôt que
de se laisser balloter par les circonstances
et intervenir en pompier », poursuit ce
banquier.
Ces logiques financières, ces grands
Meccano industriels ne semblent pas
de mise pour Alstom, du moins
pour l’instant, à en croire Frédéric
Genevrier, cofondateur de la société
d’analyse financière indépendante OFG.
« Les métiers ferroviaires répondent à
des logiques très particulières qui ne
s’exportent pas. Tout se conçoit avec les
clients. La logique conglomérat n’apporte
rien. Alstom n’a pas besoin de Siemens
qui ne lui apporterait rien. Quant à
Bombardier, ils travaillent déjà beaucoup
ensemble. » Pour lui, plutôt que de
spéculer sur des fusions financières, il
importe de lui donner du temps pour
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se développer, après avoir vécu dans
l’ombre des activités énergie pendant
des décennies. « Alstom est un groupe
en construction. Même s’il a le même
nom, ce n’est plus le même groupe. Il
lui faut changer d’image, faire oublier
la présidence de Patrick Kron et les
scandales de la corruption », dit-il.
L’ennui est que Henri Poupard-Lafarge,
qui dirige cette activité depuis plus
de cinq ans, ne s’explique pas sur sa
stratégie industrielle. La direction du
groupe ferroviaire ne dit rien de ce nouvel
Alstom, de l’avenir qu’elle lui imagine.
Avant l’annonce brutale de la fermeture
du site de Belfort, désormais annulée,
la première vraie décision, presque la
seule, prise depuis la cession de l’activité
d’énergie a été de racheter ses actions.
Le groupe a dépensé 3,2 milliards d’euros
touchés de la vente pour reprendre
ses titres et les annuler pour le seul
bénéfice des actionnaires, comme lorsque
Alcatel s’était séparé d’Alstom en 1999
et avait exigé des milliards de dividendes
exceptionnels. La décapitalisation comme
illustration de l’esprit d’entreprise.
N’y avait-il vraiment pas de meilleures
utilisations, à un moment où le groupe est
en pleine reconfiguration ? La mobilité,
le transport sont pourtant des sujets
d’avenir qui intéressent tout le monde. Le
groupe, après avoir été l’un des leaders
technologiques dans ce domaine, s’est fait
distancer tout au long des années 2000 et
n’a rattrapé qu’une partie de son retard. La
perte de commande de locomotives face
à l’allemand Vossloh n’est pas seulement
liée à un problème de prix, mais aussi
de produit : les motrices allemandes sont
beaucoup plus modernes et intégrées.
Quels moyens pense engager le groupe
68
pour inventer des trains, des trams, des
moteurs plus confortables, plus faciles et
plus économes à exploiter ? Mystère.
Sites de production d'Alstom en France © Alstom
De même, puisque l’activité ferroviaire
est désormais totalement autonome,
ne convient-il pas de repenser son
organisation industrielle ? Est-il justifié
par exemple de maintenir la production de
boogies en Inde, quand les sites industriels
français sont en sous-production ? De
même, si l’avenir de Belfort est assuré,
qu’advient-il du site d’Ornans (Doubs) ?
Celui-ci, qui conçoit, développe et produit
des moteurs de tractions ferroviaires,
emploie plus de 300 personnes. Une
cinquantaine d’emplois doivent être
supprimés d’ici à la fin de l’année.
De façon plus générale, alors que tous
les industriels allemands sont en train de
réfléchir à la numérisation, à la façon dont
ces nouvelles technologies vont s’intégrer
dans les processus industriels, changer
tout de la conception à la production,
a-t-on entendu la direction d’Alstom
expliquer que le groupe allait profiter de
ce redémarrage et de sa capacité financière
pour s’emparer de ce sujet, et le mettre
en œuvre pour la réalisation de ces futures
commandes ? À l’image de tout le patronat
français qui a délaissé l’innovation et
l’industrie, Alstom préfère gémir sur les
charges patronales et renvoyer le tout sur
le dos de l’État.
Dans cette affaire, ce dernier est loin d’être
irréprochable. Sa politique incohérente
en matière de transports, privilégiant
outrageusement la route au détriment du
ferroviaire, plombant la SNCF de mille
charges tout en lui refusant de reprendre
sa dette héritée du passé, comme l’a fait le
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gouvernement allemand avec la Deutsche
Bahn, sans parler de l’abandon en rase
campagne des projets de ferro-routages,
a produit des catastrophes qu’il essaie de
réparer en urgence. Mais Alstom ne peut se
dédouaner de tout. Maintenant que l’État
s’est engagé à l’aider, il lui revient de
prouver que tout ce qui est mis en œuvre
se justifiait, qu’il est capable de redevenir
un groupe industriel innovant, portant des
visions d’avenir. Car pour l’instant, la
démonstration est loin d’être faite : quand
l’État met plus de 700 millions d’euros sur
la table, lui en met 40 en demandant en
plus l’aide des collectivités locales, après
avoir dissipé 3,2 milliards d’euros rien que
dans du papier boursier.
Laurent Mauvignier et
Céline Minard: deux
romans ascensionnels
PAR DOMINIQUE CONIL
LE MERCREDI 5 OCTOBRE 2016
© Tendance floue
Partir vers le large de la littérature,
disait Marguerite Duras… Une femme
part vers l’extrême, pour sauver un fils
mal embarqué. Kirghizistan, au plus près
des chevaux. Une autre femme part vivre
dans les extrêmes hauteurs, au plus loin
des hommes, au plus près du ciel et de
ses interrogations. Laurent Mauvignier,
Céline Minard, deux extrêmes réussites.
Extraits des romans en fin d’article.
D’elle, on sait d’abord qu’elle se
prénomme Sibylle, qu’elle «a toujours
l’air d’avoir les cheveux sales et éteints,
pourtant elle les lave tous les jours ». Elle
travaille à l’hôpital, et le soir rentre sans
grand désir dans l’appartement bordelais
où, depuis le divorce, elle vit avec son fils.
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De lui, ce fils, Samuel, on sait d’abord
qu’il est à l’âge dit ingrat, et en
effet : « look de skinhead », « tête
d’adolescent mal dégrossi », casque vissé
sur la tête et humeur sombre, lâchant
les cours, à la remorque de copains qui
n’impressionnent pas grand monde, mais
tout de même : c’est au commissariat que
Sibylle récupérera son fils au terme d’une
virée alcoolisée vers Lacanau ; une jeune
fille a été agressée, il a vu et ri, sinon
participé.
Une question alors, dans l’appartement
où le robinet attend depuis des mois une
réparation : «Est-ce qu’elle va finir de
tomber, comme elle voit que son fils est en
train de tomber ? » C’est tout le sujet du
livre, sauver et se sauver.
On entre facilement dans les livres de
Laurent Mauvignier, avec un plaisir de
lecture qui ne se dément jamais, mais la
simplicité du propos n’est qu’apparente.
Comme sur les vastes terres parfois
trompeuses que vont parcourir les deux
personnages principaux de Continuer, une
strate en cache une autre, renvoie vers
d’autres profondeurs. D’entrée : peut-on
sauver sans s’être sauvé(e) soi-même ?
Laurent Mauvignier © DR
Pour Continuer, encore faut-il partir. Et
pour cela Sibylle, retrouvant une brusque
énergie, opte pour la randonnée la plus
lointaine. Vendre la maison héritée du
père. Pas de guide. À cheval, puisqu’au
moins Samuel et elle ont cela en partage,
le cheval. En russe, puisqu’elle est née
Ossokine, et que Samuel a appris la langue
au lycée, même s’il n’articule pas un mot.
Ce sera le Kirghizistan, des horizons de
steppes et des glaciers abrupts. Un endroit
où une bouteille plastique devient bien
précieux, et le feu, le soir, unique repère
dans les bruits de la nuit immense.
Tandis qu’enseignants et autres saluent la
mère Courage, l’ex-mari ironise et émet un
pronostic décourageant, on devine là une
pratique ancienne de la réflexion anodine
qui lamine.
69
Samuel n’y croit pas, de toute façon, au
voyage, aux bivouacs, aux yourtes qui
sentent le mouton, il attend le renoncement
maternel : « … effondrée devant la télé,
la télécommande à la main, ou sur son lit
allongée avec un livre ou un magazine,
ou affalée, le dos à moitié cassé sur une
chaise dans la cuisine, en train de boire
une bière devant un cendrier plein, en
robe de chambre, pâle, défaite, qui finirait
par lui dire d’une voix lasse que, bon,
finalement, elle n’en avait rien à foutre et
qu’il pouvait aller se faire pendre. »
Il va découvrir la puissance du rêve et la
volonté de la femme qui fume seule en
cuisine.
Un mois plus tard, l’adolescent est
toujours maussade mais occupé – les
chevaux-compagnons, ça se soigne –,
attrapé par le mouvement même du
voyage. Souvent, ils sont tous deux «les
jambes plaquées contre les flancs qui
s’agitent et les muscles qui roulent et
les chevaux comprennent et s’élancent en
fendant le vent – le frappant comme s’il
était un champ de maïs trop haut qui en
retour fouette le visage –, la sueur coulant
dans le dos et glissant dans les cheveux,
sur le front, aveuglant les yeux, ruisselant
sur la poitrine, la sueur et la fatigue,
l’humus de l’odeur humaine, salée, âcre,
qui se mêle à celle des chevaux, la crinière
et la poussière qui dégagent cette odeur et
cette chaleur de l’animal et les vibrations
de son corps…». Charge libératrice qui
est premier dialogue silencieux entre ces
deux-là, lestés par le non-dit : «Tous les
soirs ou presque ils s’autorisent cette
course folle et ne disent plus rien après. »
On pense alors, un peu, à La Dernière
Piste de Kelly Reichardt, western austère
et puissant. On pense aussi, ensuite, renvoi
subtil peut-être, à Reflets dans un œil
d’or de Carson McCullers, lorsque dans
la pupille d’un cheval condamné se reflète
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70

une scène. Surgissement insupportable du
désir (celui de la mère, soudain femme) et
voyeurisme, accidentel…
On assiste, là-haut à 3 400 mètres
d’altitude, près des cimes, à l’arrivée
d’une capsule de belle taille, solidement
arrimée à un éperon rocheux, dotée
d’un confort écologiquement correct, avec
récupération des eaux de pluie, panneaux
photovoltaïques et dispositif autarcique,
navette spatiale ou navire, œufs en tube,
graines. «C’est une belle planque. »
l’affolement ? Refuser de prendre le risque
de la promesse, de la menace. Refuser de
le calculer, de le mesurer, de s’en garder.
Si la retraite (le retirement) c’était jeter le
risque du côté du danger, définitivement ?
[…] Vaut-il mieux s’éloigner du danger ou
tenter de le réduire ? À quelle distance une
relation humaine n’est-elle qu’un risque ?
À quelle distance est-elle inoffensive ? »
(Et sur ces entrefaites, confection d’un
clafoutis.)

© Tendance floue
Sibylle est une femme qui fut triomphante,
presque chirurgienne, presque écrivain
publié, quelque chose s’est fracassé. Elle
renoue avec son moi ancien, écrivant
chaque soir dans un cahier. Elle doit
faire face à son skin balbutiant de fils
qui « parce qu’il a peur des attentats,
qu’il a peur des images qu’il voit des
banlieues, lui qui n’y a jamais foutu les
pieds, lui qui vit dans un monde où les
musulmans ne sont que des ombres dans
les supermarchés et des silhouettes à la
télévision », peut lâcher des énormités sous
la yourte. Et s’interroger sur ce qui s'est
transmis de son histoire la plus intime, sans
mots. Et les Kirghizes, comme tous sortis
d’un surplus sportif, joggings mous et tee-
shirts délavés, seront d’un grand secours,
pour celles qui chutent comme pour les
jeunes gens sommés de grandir, et vite.
C’est magnifique, ouvert comme la steppe,
oxygéné. Ou, comme le dit Mauvignier
lui-même à propos de son écriture, dans un
remarquable entretien avec Michel Murat
(lire sous l’onglet Prolonger), est attrapé
au vol « le mouvement du passage de l’un à
l’autre, le passage d’un état à l’autre sans
jamais se fixer sur l’un ou l’autre ».
Le Grand Jeu de Céline Minard
On a toujours la nostalgie de Robinson
Crusoé. De la toute première lecture,
monde civilisé évanoui, minuscules
trésors lentement acquis, jardin qui
pousse, installation devant un horizon qui
semble devoir rester éternellement vide.
Avec Le Grand Jeu, Céline Minard
invente une robinsonnade moderne, à
la verticale. On ne saura pas qui est,
socialement, affectivement, la narratrice.
© DR
Il y a un œil-de-bœuf qui ouvre sur
l’espace vertigineux, un violoncelle, une
bibliothèque (mais nous ne saurons
pas quels livres ont été choisis pour
l’île déserte). Il y a tout l’équipement
nécessaire pour des escalades en
solitaire. Il y a surtout des paysages
somptueusement décrits, des explorations
de vallées et de passages, des lacs, des
isards en fond, des ruisseaux. Un potager
qui s’élabore. Un air qui décape les
Celine Minard © DR
poumons, la sensualité de l’instant, l’effort
du corps. À quelle distance, en effet, lorsqu’au cours
d’une exploration des vallées proches,
Céline Minard est avare de détails
on tombe sur un tas de chiffons qui
biographiques, on ne le lui reprochera
se révèle être une nonne, ermite sans
pas, tout juste sait-on qu’elle a d’abord
âge, qui ne crache pas sur la gnôle,
suivi des études de philosophie – et les
chaparde, mais semble douée de pouvoirs,
questions qui traversent la narratrice sont
aussi inutiles qu’impressionnants. Que
nombreuses – et qu’elle aime se retirer
la nonne soit l’effet d’une hallucination
en montagne : on s’en doute, à la lire.
due à la solitude et à l’altitude, ou
Qu’il s’agisse de Faillir être flingué, son
un être que l’on approchera avec des
précédent roman qui, après avoir flirté
rituels animaux, peu importe. Vendredi
avec les listes de prix, remporta finalement
est là, qui comme toujours divise les
celui du Livre Inter, épopée western, ou
lecteurs, ceux qu’il dérange plutôt, ceux
de ce Grand Jeu, elle écrit avec le goût de
qu’il comble. Mais ici, la narratrice
l’espace, du souffle, du nerf, de la dérision,
n’enseigne rien à la nonne. Peut-être
et revisite les mythes. Au demeurant le
au contraire cette nonne dépouillée de
titre lui-même, Le Grand Jeu, renvoie au
tout est-elle un pas fragile vers une
groupe et à la revue du même nom : rien
amorce de vie sociale. La Robinsonne
de fortuit sans doute.
apprend : toute à ses questionnements
Page 10, il est question d’« entraînement », sur fond d’orage cataclysmique, de prise
plus loin de « traitement ». La solitaire a de risque qui pourrait bien l’expédier en
fui, semble-t-il, les « ingrats, les oublieux, bas, littéralement, ou de retour parmi les
les imbéciles », déception ou blessure,
mais son choix est-il le bon ? « Si
s’éloigner des humains c’était céder à

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71

humains ordinaires. «Comment pourrait-il LE JEUDI 6 OCTOBRE 2016 qu’Anita Raja est en réalité la véritable
accueillir le monde celui qui ne se mise pas auteure de L’Amie prodigieuse ou Le
lui-même ? » Nouveau Nom…
-------------------------------

Continuer, de Laurent Mauvignier,

éditions de Minuit, 239 pages, 17 €.
Lire un extrait ici
Sur mediapart.fr, un objet graphique
est disponible à cet endroit. La révélation de la véritable identité de la
Le Grand Jeu, de Céline Minard, célèbre romancière italienne a provoqué
éditions Rivages, 18 €. une controverse internationale inédite,
Lire un extrait ici suscitant l’indignation de nombreux
lecteurs de l’auteure à succès, de
Prolonger journalistes et d’écrivains. Dictature de la
Passionnant entretien entre Michel Murat transparence ou légitime droit à appliquer
et Laurent Mauvignier, sur le site de les outils de l’investigation financière au
l'auteur : ici. monde de la littérature ? Le débat fait rage.
Lecture et entretien (audio), Céline Minard La première édition des Lettres persanes
à Chambord : ici. fut publiée sans nom d’auteur, car
Montesquieu, qui se présentait comme le
simple traducteur de ce recueil anonyme,
«Elena Ferrante»: le nom craignait la censure. Les livres d’Elena
Ferrante seront-ils un jour republiés sous
d’une polémique littéraire le nom d’Anita Raja ? Le journaliste
mondiale Claudio Gatti affirme en effet, après
PAR JOSEPH CONFAVREUX une enquête fondée sur des données
financières et les augmentations de
revenus de celle qui n’est, officiellement,
que traductrice pour la maison d’édition
italienne qui publie Elena Ferrante,
Quoi qu’il en soit, l’ampleur des réactions
à cette enquête se hisse au-delà de la
notoriété de cette auteure italienne à
succès qui a vendu plus d’un million
d’ouvrages en Italie et de 2,6 millions
en langue anglaise. En effet, depuis la
publication, le 2 octobre, de l’article
de Claudio Gatti simultanément dans le
journal italien où il travaille comme
enquêteur, Il sole 24 Ore, dans la New
York Review of Books, dans Mediapart et
dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung,
les réactions ont été aussi mondiales que
critiques.
À cette publication en quatre langues ont
en effet réagi autant d’articles déplorant
la démarche du journaliste, que ce soit
dans Le Monde, le Guardian, le New
York Timesou le New Yorker. Ceci
sans compter les réactions négatives de
nombreux fans, écrivains ou éditeurs,
sur Twitter ou ailleurs. L’écrivain italien
Erri de Luca a ainsi jugé que « ce
genre d’enquêtes patrimoniales feraient
mieux d’être menées pour débusquer les

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fraudeurs plutôt que les écrivains. Qui
voulez-vous que cela intéresse, la véritable
identité d’Elena Ferrante ? ».
Une autre écrivaine italienne, Michela
Murgia, a déploré « la triste attitude
qui consiste à aller fouiller dans les
transactions financières des gens pour
démontrer qui est Elena Ferrante ; vous
appelez encore ça du journalisme ? ».
En Grande-Bretagne, c’est l’auteure Jojo
Moyes qui a précisé : « Elena Ferrante a
peut-être de très bonnes raisons d’écrire
sous pseudonyme. Il n’est pas de notre
“droit” de savoir qui elle est. » Quant aux
éditeurs d’Elena Ferrante, ils ont dénoncé
un « journalisme dégoûtant » qui traite des
« écrivaines comme des camorristes ».
Passons rapidement sur les critiques
qui jugent que l'information de Claudio
Gatti n’est pas si neuve, et que
des analyses lexicologiques avaient
déjà pointé vers Anita Raja ou son
mari, l’écrivain Domenico Starnone.
Ce qui choque, c’est à la fois les
méthodes d’investigation fondées sur
des documents cadastraux, immobiliers
et fiscaux appliquées d’habitude à
d'éventuels fraudeurs ou menteurs, et le
but poursuivi : révéler l’identité d’une
auteure qui souhaitait conserver son
anonymat.
Alors, dictature de la transparence, atteinte
à la vie privée ou légitimité de l’enquête
hard, y compris dans le monde souvent
feutré des arts et des lettres ?
La question de l’anonymat et du
pseudonymat est vieille comme la
littérature, de Romain Gary/Émile Ajar à
Thomas Pynchon en passant par l’auteure
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de la sulfureuse Histoire d’O, publiée
en 1954 sous le pseudonyme de Pauline
Réage et dont on ne sut qu’à la fin
de sa vie qu’il s’agissait en réalité de
Dominique Aury. Tout choix de préserver
sa véritable identité s’ancre dans une
histoire singulière, qui peut aller de raisons
parfaitement privées à des choix littéraires,
volontaires ou moins conscients.
Mais il est communément admis depuis
au moins le début du XXe siècle, et
la critique de Sainte-Beuve par Marcel
Proust, que la lecture d’un texte à partir
du nom et de la biographie de son auteur
ne rend pas justice à l’œuvre. Et on sait
depuis les travaux de Michel Foucault
qu’il peut être important de distinguer la
« fonction-auteur » de l’individu-écrivain,
afin qu’un écrit puisse être validé et
apprécié indépendamment de son auteur,
comme le relève lui-même Claudio Gatti
en conclusion de son article.
Cette enquête, qui fait aujourd’hui débat,
débute d’ailleurs par la célèbre phrase
du philosophe issue de L’Archéologie du
savoir : « Ne me demandez pas qui je
suis… C’est une morale d’état civil ; elle
régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libre
quand il s’agit d’écrire. » Il est d’ailleurs
étonnant de constater que cette ouverture
est présente dans la version française
publiée sur Mediapart, dans la version
italienne parue dans Il sole 24 Ore, mais
72
ni dans celle du Frankfurter Allgemeine
Zeitung, ni dans celle de la New York
Review of Books qui publie, en outre, un
autre article de Claudio Gatti consacré
à la mère d’Anita Raja, que Mediapart
a choisi de ne pas publier, estimant que
cette autre enquête sur la vie de la mère
d'Anita Raja n'avait que très peu à voir
avec l'écrivaine et son œuvre.
« Personnage public » ou «
intérêt public » ?
Or, c’est précisément une logique « d’état
civil » qui est reproché à Claudio
Gatti, et dont il se défend à travers
trois axes principaux. Le premier est
d’assumer une approche davantage sainte-
beuvienne que proustienne, puisqu’il dit
ne pas comprendre « comment une œuvre
peut souffrir d’une connaissance plus
précise de la vie de son auteur. Je
reste persuadé du contraire ». À ce
titre, les divergences sur l’interprétation
et la réception de l’enquête du journaliste
relèveraient d’une approche antagoniste
de la littérature. Cette raison n’épuise sans
doute pas la polémique mondialisée qui
s’est déclenchée autour de cette enquête.
Le second porte sur le fait qu’Elena
Ferrante ne s’est pas contentée d’écrire des
fictions, mais a livré, en 2003, un essai
intitulé La Frantumaglia, présenté comme
autobiographique et sous-titré Itinéraire
d'un écrivain. Or, explique Claudio Gatti,
« les lecteurs apprenaient dans ce livre
que l’auteure avait trois sœurs, que sa
mère était une couturière napolitaine
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volontiers encline à s’exprimer dans
son dialecte et qu’elle avait vécu à
Naples. Mon enquête a montré que rien
de tout cela ne correspond à la vie
personnelle de l’écrivain. En somme,
la première personne à avoir violé la
vie privée d’Elena Ferrante est… Elena
Ferrante. Mais elle l’a fait en fournissant
des informations totalement erronées ».
Ce mensonge, davantage biographique
que littéraire et donc moins justifiable
aux yeux du journaliste, avait été initié
par le propre éditeur d’Elena Ferrante
dans une lettre ouverte à son auteure
où il expliquait que la curiosité des
lecteurs aurait mérité « une réponse plus
générale, au-delà des interviews dans la
presse, non seulement pour apaiser ceux
qui se sont perdus dans les hypothèses
les plus improbables pour débusquer votre
vraie identité, mais aussi pour répondre à
ce désir sain émanant de vos lecteurs [...]
pour mieux vous connaître ».
Toutefois, mis à part le double langage
de son éditeur, ce mensonge a-t-il
été préjudiciable à quiconque, ce qui
justifierait de le démasquer ? S’il existe
des discordances entre la vie d’Anita Raja
et la biographie d’Elena Ferrante, elle ne
s’est pas non plus inventée une vie de
misérable tout en baignant dans le luxe. Et
elle n’a pas construit sa réputation sur le
récit d’une expérience qu’elle n’aurait pas
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vécue, à l’instar de Misha Defonseca, de
son vrai nom Monique De Wael, qui avait
raconté dans le livre à succès Survivre avec
les loups l’histoire d’une survivante de la
Shoah qui avait traversé l’Europe à pied
à la recherche de ses parents, alors que le
voyage comme la judéité de l’auteur était
inventés.
Cela amène au troisième axe, sans doute
le plus déterminant. Pour Claudio Gatti, il
ne peut être accusé de violation de la vie
privée puisque, « quand une auteure écrit
des best-sellers mondiaux, elle devient
de fait un personnage public » et que
« des millions de lecteurs avaient donc
un désir légitime de découvrir la personne
derrière l’œuvre ». Mais le désir de savoir
peut-il vraiment constituer un droit de
savoir ? Et le fait qu’Elena Ferrante
soit indéniablement un « personnage
public » suffit-il à caractériser cette
enquête comme « d’intérêt public », une
notion qu’on peut définir, de manière
large, comme une information utile et
nécessaire à porter à la connaissance du
public ?
Un personnage public a droit à une vie
privée, de même que certains éléments
de la vie privée d’un personnage public
peuvent être révélés s’ils sont utiles et
nécessaires au débat public…
Entre ces deux principes également
légitimes, les positions en présence
risquent de demeurer irréconciliables,
73
selon que l’on insistera sur l’utilité de
connaître l’identité d’un auteur à succès
dont les livres sont entrés dans la
vie d’un public très large, ou sur la
nécessité discutable de révéler, sans son
consentement, des éléments biographiques
d’une romancière dont les ouvrages, même
s’ils se vendent très bien, ne s’inscrivent
guère dans le débat politique italien ou
mondial.
---------------
Lire également dans Le Club le billet
de blog de Claudio Gatti et François
Bonnet
La roue tourne mais les
Balkany s’accrochent à leur
«Moulin»
PAR MATHILDE MATHIEU
LE MERCREDI 5 OCTOBRE 2016
© DR
Les Balkany ne digèrent pas la saisie
de leur « Moulin » de Giverny. D’après
nos informations, ils ont contesté cet
acte ordonné par des juges anticorruption
devant la chambre de l’instruction.
Mediapart dévoile un album photo du
manoir, évalué à 4,7 millions d'euros.
De toutes les résidences des Balkany,
le « Moulin » de Giverny (Eure) n’est
pas la plus exotique, ni même la plus
bling-bling. Mais c’est leur adresse de
cœur, leur refuge depuis trente ans, sans
doute la seule maison qu’ils aient jamais
possédée en leur nom propre. Alors les
deux élus mis en examen s’y accrochent.
D’après nos informations, ils contestaient
jeudi 29 septembre, devant la chambre de
l’instruction de la cour d’appel de Paris,
la saisie de ce manoir normand ordonnée
en juillet 2015 par les juges anticorruption,
chargés de l’enquête sur des soupçons de
fraude fiscale et de corruption. La villa des
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Antilles avait déjà subi le même sort en
2014, puis le riad de Marrakech. Mais cette
fois, les Balkany sont en colère.
« C’est un excès de pouvoir », s’étrangle
Me Grégoire Lafarge, leur avocat, au
téléphone. À l’entendre, la bâtisse acquise
en 1986 (dont Mediapart publie ci-
dessous une série de photos inédites) serait
insaisissable parce que ses clients en ont
transmis la nue-propriété dès 1997 à leurs
enfants, Alexandre et Vanessa, pour n’en
conserver que l’usufruit (l’usage). « La
nue-propriété n’appartient plus à Patrick
et Isabelle Balkany », pointe Me Grégoire
Lafarge, ulcéré qu’« un juge omnipotent,
ou qui se prétend tel, interdise à des
propriétaires de bonne foi [Alexandre et
Vanessa – ndlr] de disposer de leur bien.
Avec cette saisie, si VanessaBalkanya
envie de vendre, elle n’en a même plus le
droit ! » Diantre.
À l’audience, qui s’est tenue jeudi dernier
à huis clos, le parquet général a pourtant
suivi l’analyse des juges d’instruction
Renaud Van Ruymbeke et Patricia Simon,
et demandé la confirmation de la saisie du
« Moulin ».
D’après le code de procédure pénale,
une « saisie » (ordonnée au stade des
investigations et toujours provisoire) est
légale à condition que les mis en examen
encourent une peine de « confiscation »
définitive devant un tribunal – s’ils sont
poursuivis pour un délit de blanchiment
de fraude fiscale ou de corruption,
typiquement. La justice évite ainsi que
le patrimoine des suspects ne s’évapore
avant même la tenue d’un procès. En cas
de non-lieu (à l’issue de l’instruction) ou
de relaxe (au tribunal), leurs biens sont
évidemment restitués.
En l’occurrence, niché dans le village
du peintre Claude Monet et des
impressionnistes, le « Moulin » de
Giverny est une véritable caverne d’Ali
Baba, estimée en 2014 à 4,7 millions
d’euros par le fisc. D’après les
policiers qui l’ont « visité » en janvier
2014, à 70 kilomètres de Levallois, le
bâtiment principal compte 600 m2 sur
quatre étages, auxquels s’ajoutent « La
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Grange » (200 m2), la piscine, les terrains
de tennis et de pétanque, ainsi qu’une
« pool house » (jacuzzi, hammam, sauna,
flipper, etc.). Comme Mediapart l’a déjà
raconté, des travaux de rénovation ont
été réalisés à l’œil par une entreprise
ayant décroché moult marchés publics à
Levallois (ville dont Patrick Balkany a
été maire de 1983 à 1995, et de nouveau
depuis 2001).
Sur leur « PV », les policiers relèvent une
cave à cigares et une autre à cognac, des
trophées de chasse et un billard, un coffre-
fort recelant des montres Boucheron,
Cartier, Chaumet, Patek, Rolex et Bulgari,
mais surtout une série de tableaux
de maître (Picasso, Miro, Eastman ou
Huberti), dont certains relégués dans
« le débarras » (Bunoust, Dufy et
Chantal Delanoë). Dans les années 1990,
pour entretenir tout cela, Patrick avait
d’ailleurs installé un couple d’agents (un
jardinier et une gouvernante) rémunérés
par la mairie de Levallois – une « prise
illégale d’intérêts » sanctionnée en 1996
par la justice d’une peine de quinze
mois de prison avec sursis et deux ans
d’inéligibilité.
En mars 1997, en tout cas, les deux
élus ont fait donation de la nue-propriété
du « Moulin » à leurs enfants pour 4,8
millions de francs, conservant simplement
l’usufruit – Alexandre et Vanessa ont
tout de même interdiction de vendre ou
d’hypothéquer sans leur accord préalable.
Aujourd’hui, à entendre leur avocat, la
justice ne pourrait donc prétendre saisir
autre chose que la valeur attribuable à
l’usufruit.
Les juges, eux, ont une tout autre lecture de
l’histoire. Pour motiver leur ordonnance
de saisie de juillet 2015, visant l’entière
propriété du « Moulin », ils ont en effet
considéré que la donation aux enfants
avait été effectuée « dans des conditions
frauduleuses ».
Début 1997, rappellent-ils, Patrick
Balkany était en effet sous la menace
d’une enquête judiciaire ouverte dans
l’affaire de l’office HLM des Hauts-
de-Seine et soupçonné de « trafic
d’influence » (il sera finalement relaxé).
74
Selon les magistrats, « la donation de la
nue-propriété de la villa de Giverny (…)
n'a eu d'autre but que de mettre cette
propriété, financée dans des conditions
suspectes, à l'abri des poursuites ».
Ils notent qu’au moment de la donation, le
couple dissimulait déjà une résidence sur
l’île antillaise de Saint-Martin (baptisée
« Serena »), acquise via une société au
Liechtenstein dans le dos des autorités
hexagonales. Officiellement, les Balkany
s’en déclaraient simples « locataires ».
De même qu’ils ont ensuite déclaré louer
« Pamplemousse » (leur seconde villa
antillaise achetée trois mois à peine après
la donation de Giverny), puis le riad de
Marrakech.
En fait, les époux Balkany ont « organisé
leur insolvabilité » pendant des années,
résument les juges pour motiver la
saisie du « Moulin ». Sous toutes les
latitudes, à chaque fois, la logique est
la même : « L’usufruit [de Giverny],
comme la location [simulée des biens à
Saint-Martin],leur permet de bénéficier
personnellement de villas qu’ils ont
financées avec des ressources occultes. »
Isabelle et Patrick Balkany étant mis
en examen pour « blanchiment de
fraude fiscale », ils encourent bien « la
confiscation de tout ou partie » de
leur patrimoine à la fin. Pour les
juges d’instruction, rien n’empêchait donc
la saisie du « Moulin » en juillet
2015 (sans compter qu'Alexandre a
depuis été lui-même mis en examen).
Le parquet national financier, lui non
plus, n’y a vu aucun obstacle : « La
durée des agissements et la dissimulation
itérative derrière des sociétés écrans
sont autant d'éléments qui justifient une
saisie conservatoire élargie comprenant
la propriété de Giverny », a-t-il requis
pour appuyer Renaud Van Ruymbeke et
Patricia Simon. La décision de la chambre
de l'instruction, elle, est attendue pour le 3
novembre.
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Ex-Présidents: Hollande
revoit à la baisse certains
privilèges
PAR MATHILDE MATHIEU
LE MERCREDI 5 OCTOBRE 2016
François Hollande révise certains
avantages alloués aux anciens présidents
de la République. Pour les personnels
mis à disposition des « ex », le décret
publié mercredi 5 octobre impose une
dégressivité, au-delà de cinq années hors
de l’Élysée.
Une réforme était devenue incontournable.
Publié mercredi 5 octobre au Journal
officiel, un décret signé de François
Hollande révise partiellement les
avantages matériels alloués par l’État aux
anciens présidents de la République, en
instaurant une relative dégressivité.
D'après une évaluation de la Cour
des comptes dévoilée par Mediapart,
les « ex » coûtent en effet 10,3 millions
d'euros par an à la collectivité, dont
6,8 millions pour leur sécurité, alors
même que l'attribution de ces privilèges
reposait jusqu'à présent sur un simple
courrier de 1985 adressé par Laurent
Fabius, alors premier ministre, à Valéry
Giscard d'Estaing (sa légalité venait
d'ailleurs d'être contestée devant le
Conseil d’État). Avec le décret du jour,
ce dispositif de 1985 est juridiquement
sécurisé, et raboté.
© Reuters
La principale mesure concerne les
personnels pris en charge par le
contribuable. Alors que les « ex »
bénéficiaient jusqu’ici de sept personnels
à vie (dont quatre collaborateurs de
catégorie A), leur nombre sera réduit cinq
ans après la fin de leur mandat élyséen,
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pour descendre à trois seulement –soit une
baisse de 57 %. Cette règle s'appliquera
pour la première fois à François Hollande.
Décret paru au Journal officiel
Pour ses trois prédécesseurs vivants
(Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac
et Nicolas Sarkozy), la réforme pouvait
difficilement être rétroactive, mais le
décret prévoit la même réduction de
personnels d'ici cinq ans (à compter
d'aujourd'hui).
En (s')imposant une dégressivité cinq
ans après la sortie de l’Élysée,
François Hollande va plus loin que les
préconisations formulées par les patrons
de la Cour des comptes et du Conseil
d’État dans un rapport confidentiel (révélé
par Mediapart le 20 septembre), puisque
Didier Migaud et Jean-Marc Sauvé avaient
suggéré un délai de dix années. « Notre
choix tient compte de la situation de la
France et de ce que sont les besoins
des anciens présidents, déclare-t-on à
l’Élysée. C'est ce qui était attendu en
matière d'exemplarité. » Les privilèges
prévus par les veuves (ou veufs) en 1985
disparaissent au passage.
Avec ce décret, les anciens présidents
français continueront cependant à jouir de
« locaux meublés et équipés » à vie, « dont
le loyer, les charges et les frais généraux
sont pris en charge par l’État », pour un
coût qui atteint environ 700 000 euros par
an (voir les dépenses de Nicolas Sarkozy
par exemple, dévoilées par Mediapart).
Les frais de réception et de déplacement
des « ex » (accompagnés d'un de leurs
collaborateurs) restent également assurés
à vie, à condition que ces activités soient
« liées à leurs fonctions d'anciens chefs
de l’État ». Au titre de la sécurité, chacun
75
conservera de toutes façons une voiture et
des chauffeurs, sous la responsabilité du
ministère de l'Intérieur.
Surtout, rien n'est prévu pour limiter
les charges de la République en cas
de reprise d'activités rémunératrices
par les anciens présidents (conférences,
honoraires d'avocat, etc.), alors que
certains observateurs, dont le député
René Dosière, le recommandaient.
Ci-dessous, la proposition formulée par le
socialiste René Dosière :
Interrogé sur ce point par Mediapart,
l'entourage de François Hollande estime
simplement qu'une telle mesure «aurait
encore complexifié le système » et
«risquait d'avoir un effet déincitatif sur la
reprise d'activités ».
Rappelons qu'à côté de ces avantages
matériels revus à la baisse, les « ex »
touchent une « dotation » de 65 000 euros
brut par an (prévue par une loi de 1955), à
laquelle s’ajoute une éventuelle indemnité
de membre du Conseil constitutionnel de
14 400 euros brut mensuels (non payée à
Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy depuis
qu’ils ne siègent plus).
Emmanuel Macron,
la politique par les
algorithmes
PAR MATHIEU MAGNAUDEIX
LE MARDI 4 OCTOBRE 2016
12 juillet 2016. Emmanuel Macron
lance son mouvement à la Mutualité.
Emmanuel Macron présente ce mardi son
« diagnostic » de la France, résultat d’un
sondage grandeur nature dont les résultats
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ont été traités au moyen d'algorithmes
utilisés en marketing. Inédite en politique,
la démarche pose question.
« Ceci n’est pas… » À ce stade,
les célèbres légendes surréalistes de
Magritte sont assez appropriées pour
décrire l'aventure politique d'Emmanuel
Macron.
Ceci n’est pas (encore) un candidat à
l’élection présidentielle d’avril 2017. Ceci
n’est pas une organisation : les 84 000
adhérents de son « mouvement », «
En Marche », recrutés sur Internet et
venus d’horizons variés, commencent tout
juste à s’organiser en groupes locaux,
et beaucoup n'entendent pas être des
militants actifs.
Ceci n’est pas non plus un programme
politique : l’ancien ministre de
l’économie, qui a lancé « En Marche » le
6 avril, et démissionné du gouvernement
le 30 août, évite de faire des propositions
concrètes. Il préfère mettre en avant
une « démarche » en plusieurs volets :
écoute, état des lieux, puis un «
plan de transformation » à la fin de
l'année – chez Macron, on assume le
vocabulaire managérial –, qui n'entrera pas
trop dans les détails.
Emmanuel Macron est une sorte de
candidat virtuel. Un aspirant subliminal
à la présidence de la République. Mais
il remplit déjà l’espace. Une partie de
la presse considère sa démarche avec
bienveillance – il est bien placé dans
les enquêtes d’opinion, il fait vendre,
et nombre d’éditorialistes sont d’accord
avec lui. Il sait maintenir une présence
médiatique soutenue. Et même quand il
se tait, ses rivaux le font exister : les
conseillers de François Hollande, fâchés
de la démission de l’ancien secrétaire
général de l’Élysée ; Alain Juppé, qui
le juge « ni compétent ni loyal » ;
François Bayrou, qui le décrit comme un «
hologramme ».
Mardi, Emmanuel Macron lance sa
vraie-fausse campagne en présentant à
Strasbourg son « diagnostic » de la France.
Le fruit d’un porte-à-porte (« la grande
marche ») organisé cet été, doublé d’un
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sondage géant dont les résultats ont été
retraités, fait inédit en politique, au moyen
d’algorithmes.
Une grande nouveauté, explique « En
Marche », qui aurait l'avantage de faire
émerger les vraies préoccupations des
Français, dégagées du filtre habituel « des
sondages, de la technostructure et des
appareils partisans qui mènent un combat
politique en vase clos ».
À Strasbourg, Macron, qui se présente
en grand rénovateur de la vie politique
française, va livrer un discours largement
inspiré de cette consultation. Il parlera de
« la France qui subit » ; de l’école, qui
ne garantit plus une place dans la société ;
des mobilités, compliquées par le prix du
logement ; des territoires enclavés, des
déserts médicaux et numériques ; des «
blocages » ressentis dans toute la société.
Le grand diagnostic du docteur Macron
va durer trois semaines. Mardi prochain,
au Mans (Sarthe), il parlera vie des
entreprises et travail. La semaine d’après,
il évoquera à Montpellier (Hérault) la
laïcité et la sécurité.
L'idée du porte-à-porte doublé d'un
questionnaire est partie d'un constat
pragmatique. « En Marche », mouvement
très récent, n’est pas connu. Il n’a ni
troupes ni mémoire. Au classique porte-
à-porte qui permet de faire connaître le
mouvement et d'impliquer les militants,
les proches de Macron ont eu l'idée
d'ajouter un méga-sondage destiné à
comprendre les attentes des Français.
Comme Rue 89 l'a raconté, le ciblage
de zones de prospection représentatives
de la population française a été confié à
Liegey Muller Pons (LMP), un cabinet de
conseil qui s’est inspiré de la campagne
victorieuse de Barack Obama en 2008
pour développer un modèle scientifique de
mobilisation électorale.
LMP, qui croise données électorales
et socioéconomiques de l’Insee, a
notamment supervisé les opérations de
porte-à-porte lors de la campagne de
François Hollande. Leur intervention
76
ciblée aurait permis de convertir une
partie du vote Le Pen en vote Hollande
au second tour.
« Un porte-à-porte hors campagne, ce
n’est déjà pas classique. Ce devrait
pourtant être le pré-requis de n’importe
quel politique. Quant à l’analyse
sémantique des propos recueillis, il n’y
avait pas de précédent », explique
Guillaume Liegey, qui a piloté l’opération
pour LMP. Un quart des personnes
rencontrées lors du porte-à-porte (25 000
sur 100 000) ont accepté de répondre à
huit questions générales et très ouvertes («
Si vous aviez une chose à demander à la
politique ? » « Selon vous, qu’est-ce qui
marche, en France ? »,
etc.).
Au total, « 1,5 million de mots » ont été
recueillis, explique Liegey – l’équivalent
de La Recherche du temps perdu de
Marcel Proust.
« Le procédé permet de détecter les
signaux faibles de l’opinion. Il rend
possibles des interactions plus riches
que les enquêtes d'opinion menées au
téléphone par les instituts de sondage, où
les questions politiques sont en général
très cadrées – il faut répondre par oui ou
par non – et souvent mélangées, pour des
raisons d’économie, à des questions sur
le Nutella », précise son associé, Arthur
Muller.
« Créer un nouveau yaourt »
12 juillet 2016. Emmanuel Macron
lance son mouvement à la Mutualité.
Les réponses, enregistrées dans une
application créée pour l’occasion, ont
ensuite été traitées grâce à des algorithmes,
puis classées en trente thématiques par
Proxem (pour « procédure sémantique »),
une PME spécialisée dans l’analyse de
grosses masses de textes.
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Proxem travaille d’habitude avec de
grandes entreprises (Air Liquide, Auchan,
BNP Paribas, Bouygues, Total, LCL).
Elle épluche les mails envoyés à leurs
services clients, les enquêtes internes
de satisfaction au travail, ce que la
concurrence dit d'eux sur Internet.
Elle n’avait jamais travaillé pour des
politiques. « Cette fois, on s’est intéressé
à la voix des citoyens, explique son PDG,
François-Régis Chaumartin. Et c’est plutôt
intéressant : on obtient des avis plus
nuancés. Sur la politique nucléaire par
exemple, on voit que les Français sont à la
fois fiers de cette industrie et ne sont pas
convaincus du point de vue écologique. On
observe aussi que le citoyen n’est pas aussi
râleur qu’on le dit, qu’il a des solutions. »
À l’issue de ce travail coûteux – «
plusieurs dizaines de milliers d’euros
», dit l’entourage de Macron, qui veut
garder le chiffre secret – « En Marche »
dispose d’une grande base de données
dans laquelle il est possible de piocher
pour « faire des analyses par type
de territoire », explique Arthur Muller.
Plus prosaïquement, c’est aussi une «
base de citations hallucinante, utile pour
illustrer un discours avec des exemples
concrets », ajoute Guillaume Liegey. Des
phrases, des mots, qu'Emmanuel Macron
va pouvoir injecter, recycler dans ses
propres discours.
« C’est une véritable agora », dit-
on fièrement chez « En Marche ». «
Une agora des algorithmes », ironise
l’essayiste Christian Salmon. « À ces
campagnes participatives, il manque
l’essentiel, l’assurance d’un langage
crédible et d’un lieu commun où
l’échanger », écrit-il dans cet article paru
sur Mediapart.
Web activiste proche d’Europe Écologie
Les Verts et inspirateur du site
loitravail.lol, Elliot Lepers juge
l’initiative « par définition intéressante ».
Mais il la trouve aussi « très parlante
». « Emmanuel Macron, qui se voit en
homme providentiel de 2017, va apporter
très peu de propositions lui-même durant
cette campagne. L’analyse marketing des
mots, c’est aller à la rencontre des clients,
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cibler ses prospects, définir du contenu
qui va répondre à la demande. Ce sont en
fait les mêmes ressorts que la publicité.
Exactement comme lorsque l’on crée un
nouveau yaourt. »
L’activiste s’amuse de « ce solutionnisme
numérique, comme si Internet allait régler
tous les problèmes démocratiques ». «
Alors que la politique, reprend-il, ce
sont aussi des rapports de force et de
l’affrontement. Il y a une forme de naïveté
qui consiste à penser que l’on va ainsi
trouver une synthèse au-delà des clivages
partisans. Macron surfe sur l’esprit du
web, mais il prône en fait une politique
vidée de tout combat idéologique, de toute
substance, de tout projet. Je trouve cela
assez inquiétant. »
Plus inquiète encore, Antoinette
Rouvroy, philosophe du droit à
l’université de Namur (Belgique) qui
réfléchit sur le lien entre les algorithmes
et le pouvoir, juge « tout cela assez
effrayant ». « On enregistre passivement
des opinions qu'on traite avec des
algorithmes, avec le moins possible
d'intervention humaine. Mais la politique,
ce n'est pas entériner un état de fait ! C'est
au contraire s’en distinguer, pour le faire
bifurquer radicalement. »
Elle met aussi en garde contre l’utilisation
de mots et d'expressions « coupés de
leur contexte », qui peuvent donner
l’illusion « qu'on pourrait accéder au réel
directement, sans se le représenter. Dans
cet univers-là, les politiques agissent sur le
mode du réflexe aux signaux qui émanent
du monde numérique. On s'algorithmise
nous-mêmes, et la notion même de
programme politique disparaît, comme si
la réalité, une fois numérisée, allait se
gouverner elle-même. Le politicien devient
une figure vide, qui a vidé le politique de
tout contenu substantiel. Il n'est plus qu'un
miroir, qu'un reflet. Tout ça fait un peu
novlangue… ».
L’entourage de Macron juge la critique
forcée. « Demander leur avis aux citoyens,
c’est juste la démocratie ! Et c’est tout le
contraire d’une démarche clientéliste. Le
marketing permet de savoir ce que les gens
veulent, mais il segmente. Nous n'allons
77
pas utiliser le résultat du questionnaire
pour faire des propositions par tranches
d’âge ou catégories sociales. Il va nous
servir à unifier. »
« Ce n’est pas un nouvel avatar de
la démocratie participative de Ségolène
Royal, nuance aussi Guillaume Liegey,
de LMP. Il s'agit d'écouter les gens, de
les faire parler, pas de s'inspirer de ce
qu'ils disent pour trouver des politiques
publiques auxquelles on n’aurait pas
pensé. » Les résultats du sondage ont par
ailleurs été étudiés de près par des groupes
d'experts qui se sont réunis ces dernières
semaines – économistes ou intellectuels, la
plupart veulent rester anonymes.
Auteur d’À quoi rêvent les algorithmes
(Seuil, 2015), le sociologue Dominique
Cardon juge le procédé utilisé par LMP
et Proxem plus gadget qu'inquiétant.
« Ce travail n’est pas franchement
révolutionnaire, dit-il. La masse collectée
n’est pas si impressionnante. Cela permet
surtout de naviguer dans les réponses
sans les lire toutes ! Ce n’est pas idiot,
mais c’est surtout un coup de com’, très
en phase avec le côté “start-up” que
Macron entend incarner. » Ou bien une
façon, sexy et moderne, de masquer le fait
qu'Emmanuel Macron est un pur produit
du « système » qu'il entend rénover.
Presse: l’Etat subventionne
d’abord les milliardaires
PAR LAURENT MAUDUIT ET DONATIEN HUET
LE MERCREDI 5 OCTOBRE 2016
Selon les chiffres du ministère de
la culture, que révèle Mediapart, cinq
milliardaires ont continué de se partager en
2015 près de la moitié des aides directes
que l'État apporte à 326 journaux.
Le scandale continue ! Les milliardaires
qui ont fait main basse sur la plupart des
titres de la presse quotidienne nationale
(PQN) ou de la presse quotidienne
régionale (PQR) empochent l’essentiel des
aides directes que l’État verse, soi-disant
pour venir en aide à la presse et défendre
le pluralisme. C’est ce qui ressort des
tableaux statistiques portant sur l’année
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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2015 que le ministère de la culture et de
la communication a présentés en avant-
première, le 3 octobre, aux éditeurs de
presse, et que Mediapart est en mesure de
révéler.
Rompant avec une très longue tradition
d’opacité, le ministère de la culture et
de la communication publie depuis quatre
ans le détail des aides directes que l’État
accorde à la presse – qui viennent s’ajouter
aux aides indirectes qui bénéficient à
toute la presse. Ces statistiques pour
2015 seront donc bientôt publiées sur
les sites internet du gouvernement :
culture.gouv.fr et data.gouv.fr. Mais elles
ont dès à présent été présentées en avant-
première, le 3 octobre, aux éditeurs de
presse, à l’occasion de la traditionnelle
« conférence des éditeurs ».
Voici donc le tableau statistique qui porte
sur les aides directes pour l’année 2015 :
(Cliquer sur « Scribd » en bas du
document pour l’agrandir)
Pour parvenir à interpréter correctement
ces statistiques, il faut avoir à l’esprit que,
les années antérieures, les chiffres rendus
publics prenaient en compte toutes les
aides directes distribuées à la presse, y
compris les aides à la distribution postale.
C’est ainsi que, pour 2014, les statistiques
(que l’on peut télécharger ici) faisaient
apparaître des aides pouvant dépasser la
dizaine de millions d’euros pour certains
titres.
Comme le montre le tableau ci-dessus,
les aides directes les plus importantes
culminaient ainsi à 15,2 millions d’euros
pour Le Figaro, 14 millions d’euros pour
Aujourd’hui en France ou encore 13
millions pour Le Monde.
Mais pour l’année 2015, les services
statistiques du ministère ont choisi une
nouvelle présentation : on peut consulter
dans l'onglet Prolonger associé à cet article
la note méthodologique qui explique
les critères de ce nouveau mode de
calcul. En particulier, celui-ci ne fait plus
apparaître les aides postales. Optiquement,
les statistiques pour 2015 font donc
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apparaître des chiffres en baisse, même si,
en réalité, les aides directes sont restées à
peu près les mêmes.
Et puis surtout, il y a une chose qui ne
change pas : aux termes de critères de
répartition absolument opaques, ce sont
toujours les journaux qui sont la propriété
(ou qui le sont devenus) des oligarques qui
absorbent la plus grosse part du pactole.
Presque la moitié des aides pour
5 milliardaires
Une première indication en atteste. Si l’on
agrège les 20 titres les plus aidés, ceux
qui bénéficient de crédits supérieurs à 1
million d’euros, sur les 326 journaux qui
apparaissent dans le tableau, on découvre
qu’ils se partagent 56,4 millions d’euros
sur les 77,1 millions d’euros distribués. En
résumé, les aides directes sont réparties
entre des mains très peu nombreuses,
puisque ces 20 titres se partagent à eux
seuls plus de 73 % du pactole. Ce qui
est la preuve d’une extrême concentration
de ces aides. À lui tout seul, le journal
Libération, que le milliardaire Patrick
Drahi a croqué, a ainsi empoché une
subvention de 23 centimes par numéro
vendu. Ce qui constitue une formidable
assurance pour le financier : même si son
quotidien perd de plus en plus de lecteurs,
il n'a guère de crainte à avoir puisque l'État
s'engage de plus en plus à assurer ses fins
de mois.
Plus grave encore, il apparaît
effectivement que les milliardaires sont les
plus aidés – comme s’ils n’avaient pas les
poches assez pleines pour ne pas vivre de
la mendicité auprès de l’État.
Agrégeons ainsi les aides directes dont
le milliardaire du luxe Bernard Arnault
profite pour ses journaux (Les Échos,
Le Parisien-Aujourd’hui en France) : on
arrive au total stupéfiant de 10,9 millions
d’euros. Exilé fiscal à Zermatt, en Suisse,
le milliardaire Patrick Drahi, qui a la main
sur Libération et L’Express, a reçu de
l’État un chèque de 6,9 millions d’euros.
Pour les trois oligarques à la tête du groupe
Le Monde-L’Obs (Le Monde, Le Monde
diplomatique, L’Obs, Télérama, La Vie,
Courrier international), l’État a été à peine
78
moins généreux : 6,7 millions d’euros.
L’avionneur et marchand d’armes Serge
Dassault (Le Figaro) a profité de largesses
similaires : 6,5 millions d’euros. Et enfin,
le richissime Arnaud Lagardère (Journal
du dimanche, Paris-Match) a empoché 1,5
million d’euros.
Si l’on ne prend en compte que ces cinq
groupes de milliardaires, le constat est
donc accablant : ces seuls oligarques,
qui figurent parmi les plus grandes
fortunes françaises et même, pour certains
d’entre eux, planétaires, se partagent 32
millions d’euros sur les 77 millions
d’euros distribués. En résumé, les plus
riches des milliardaires sont aussi les plus
subventionnés.
Et le constat serait sûrement encore
plus accablant si l’on prenait aussi en
compte d’autres actionnaires richissimes,
comme par exemple le Crédit mutuel qui
possède, dans une scandaleuse situation
de monopole, tous les titres de la presse
régionale de la façade est de la France, de
Metz et Strasbourg jusqu’à Avignon, en
passant par Grenoble et Lyon.
Le bilan des aides en 2015 vient donc
confirmer le même et consternant constat
que l’on peut dresser chaque année :
loin de préparer l’avenir ou d’œuvrer
à la défense du pluralisme, la politique
conduite par la puissance publique vise
chaque année à consolider les positions
détenues par les puissances d’argent et à
freiner l’émergence d’une presse nouvelle
et indépendante.
Ce bilan est d’autant plus accablant que le
séisme qui s’est abattu sur la presse vient
de se clore avec une force particulière.
Car 2015 est précisément l’année où s’est
achevée la constitution de gigantesques
empires médiatiques, autour de Vincent
Bolloré (Vivendi, Canal+, Dailymotion,
Havas…), de Xavier Niel et ses alliés
(Le Monde, L’Obs, etc.) et de Patrick
Drahi (Libération, L’Express, BFM-TV,
BFM-Business, RMC…). Et c’est aussi
l’année où, des censures à Canal+ jusqu’au
licenciement pour motif politique à L’Obs,
on a pu constater les ravages éditoriaux de
cette mainmise des puissances d’argent sur
les médias.
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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79

Or, le gouvernement socialiste n’a rien ce gouvernement, les milliardaires qui

fait pour freiner l’appétit des oligarques :
refusant toute mesure anticoncentration,
il ne s’est pas plus offusqué que
ces censures puissent être organisées.
Et il a encore moins manifesté un
quelconque signe d’intérêt à la proposition
défendue par le Syndicat de la presse
indépendante d’information en ligne (le
Spiil, dont Mediapart est l’un des membres
fondateurs), qui, dans son manifeste (il
est ici), défend de longue date l’idée
d’une refondation des aides publiques, et
en particulier une suppression des aides
directes.
Visiblement, pour ce gouvernement, c’est
hors de question ! Voici donc que les
chiffres des aides publiques apportent la
touche finale à ce sombre tableau : sous
ont fait main basse sur la presse coulent
décidément des jours très heureux…
-----------------
Retrouvez ci-dessous les deux débats sur
l'état de l'information en France et dans le
monde, débats organisés lors de notre live
« En direct de Mediapart » le mois dernier :
Médias: le shopping mondial des
oligarques
Comment libérer l’information ?
Prolonger
Pour qui veut bien interpréter les chiffres
publics qui figurent dans le tableau
des aides présenté à la page 1 de cet
article, on peut se référer à la note
méthodologique réalisée par la direction
des médias du ministère de la culture et de
la communication, que l'on peut consulter
ci-dessous :

Directeur de la publication : Edwy Plenel
Directeur éditorial : François Bonnet
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice
de Mediapart (SAS).
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du
24 octobre 2007.
Capital social : 28 501,20€.
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS.
Numéro de Commission paritaire des publications et agences
de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel
Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel (Président),
Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm.
Actionnaires directs et indirects : Godefroy Beauvallet,
François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, Marie-
Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société
Ecofinance, Société Doxa, Société des Amis de Mediapart.
Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Courriel : contact@mediapart.fr
Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de
Mediapart, Société par actions simplifiée au capital de 28
501,20€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS
PARIS, dont le siège social est situé au 8 passage Brulon,
75012 Paris.
Abonnement : pour toute information, question ou conseil,
le service abonné de Mediapart peut être contacté par
courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou
par courrier à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue
Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez également adresser
vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage
Brulon, 75012 Paris.

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