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ALAIN BUISINE

Alain Buisine
Écrivain, philosophe et dramaturge français, Jean-Paul Sartre est
né à Paris le 21 juin 1905. Lorsque son père, l'enseigne de vaisseau
Jean-Baptiste Sartre, qui a passé le concours d'entrée à
Polytechnique et fait l'École navale, épouse Anne-Marie
Schweitzer, il a déjà contracté en Cochinchine la fièvre asiatique
qui l'emportera en septembre 1906, alors que "Poulou" n'a que
quinze mois. Le père sera le grand absent de toute l'enfance et de
toute l'adolescence de Sartre: "Jusqu'à dix ans, je restai seul entre
un vieillard et deux femmes", écrira-t-il dans Les Mots (1963), dont
le récit s'arrête à la veille du remariage de sa mère, le 26 avril 1917,
avec Joseph Mancy, directeur aux usines Delaunay-Belleville.

L'enfance de Sartre est la double découverte de sa laideur physique


et du livre comme valeur sacrée. À la suite d'un refroidissement, il
portera toute sa vie une taie sur l'oeil droit, qui jouera un rôle
déterminant dans ses rapports fictionnels, philosophiques,
esthétiques au réel. L'enfant, par compensation, va découvrir et
fétichiser le monde des livres et de la culture, enseveli vivant dans
la tombe du savoir et de la littérature. En ce sens, l'oeuvre de Sartre
sera toujours plus autobiographique que ne peuvent le laisser
croire ses développements purement philosophiques.

Quand sa mère se remarie, le couple s'installe à La Rochelle,


période difficile pour Sartre, qui a perdu l'exclusivité de sa mère,
s'entend mal avec son beau-père et s'intègre difficilement parmi
ses camarades de lycée. Heureusement, en 1920, sa famille le
renvoie à Paris, en première au lycée Henri-lV, où il rencontre Paul
Nizan. En 1922, Sartre et Nizan entrent en hypokhâgne au lycée
Louis-le-Grand pour préparer le concours d'entrée de l'École
Normale Supérieure. En août 1924, Sartre est reçu septième.
S'ouvre alors une période euphorique de quatre ans
d'indépendance et de bonheur. Partageant sa turne avec Nizan,
Sartre travaille énormément, prépare l'agrégation de philosophie
et manifeste son intérêt pour la question du visible dans son
diplôme d'études supérieures intitulé L'Image dans la vie
psychologique: rôle et nature.

Pendant toute sa vie, multipliant les séjours en Italie, à Rome, à


Venise, il s'intéressera passionnément à la peinture, en particulier
au Tintoret, ne parvenant jamais à achever l'ouvrage qu'il voulait
lui consacrer, sans doute parce que le visible vaut chez lui comme
tache aveugle de toute sa philosophie. En 1928, Sartre échoue à
l'écrit de l'agrégation, qu'il repasse brillamment en 1929: il est reçu
premier, et Simone de Beauvoir, dont il a fait la connaissance en
juillet, deuxième. Après son service militaire de novembre 1929 à
février 1931, il est nommé professeur de philosophie au lycée du
Havre.

Il lit beaucoup, multiplie les travaux d'écriture et de réécriture,


mais il faut attendre sa découverte en 1933, grâce à Raymond
Aron, de la phénoménologie et de la structure de l'intentionnalité
pour que tout se mette en place. En septembre de la même année,
il devient boursier à l'Institut français de Berlin. Il étudie Husserl,
achève à Berlin une deuxième version de La Nausée et écrit La
Transcendance de l'ego. De 1934 à 1936, il redevient professeur au
Havre avant d'être nommé à Laon. Il vit alors une période de
doute, même s'il écrit. En 1936 il publie chez Alcan L'Imagination,
où il opère une impitoyable critique de toutes les conceptions
classiques et chosistes de l'image, montrant sur un mode
husserlien que la conscience imageante est la conscience de viser
ce qui n'est pas. Enfin Melancholia (la future Nausée) est accepté
par les éditions Gallimard.

En 1938, il n'écrit pas moins de quatre cents pages de La Psyché,


traité de psychologie phénoménologique dont une partie
constituera L'Esquisse d'une théorie des émotions. En avril, la
publication de La Nausée correspond à ses vrais débuts littéraires
et à la fin de ses années de doute. La critique est déconcertée par ce
roman, qui exprime sous une forme littéraire des vérités et des
sentiments métaphysiques, confère une dimension romanesque à
la découverte intellectuelle de la contingence et fait descendre la
métaphysique dans les cafés. Ce que Roquentin découvre à
Bouville, confronté au monde fascinant et horrible des choses, à
l'empâtement dans la matière, c'est l'existence en tant que telle: sa
propre existence injustifiable et sa solitude absolue.

Désormais l'activité de Jean-Paul Sartre va s'épanouir dans le


roman, la philosophie, le théâtre, la critique. Il va d'abord
poursuivre son oeuvre romanesque en écrivant les nouvelles
du Mur (1939). À l'automne 1938, il commence L'Âge de raison,
premier volume de la trilogie des Chemins de la liberté. Outre les
articles qu'il publie dans la Nrf, il collabore à Verve et à Europe,
consacrant des analyses à la figure humaine, à Paul Nizan,
François Mauriac, Vladimir Nabokov, Denis de Rougemont,
Charles Morgan, Eisa Triolet, William Faulkner, John Dos Passos.
En 1938, il publie un article sur la "Structure intentionnelle de
l'image" dans la Revue de métaphysique et de morale et, en 1939,
il fait paraître "Une idée fondamentale de la phénoménologie de
Husserl: l'intentionnalité" dans la Nrf.

Sa force, mais aussi dans une certaine mesure sa fragilité, vient


précisément de cette étonnante polygraphie. Les aléas de la guerre
n'y changeront rien. Mobilisé en septembre 1939, pendant toute la
drôle de guerre il poursuit L'Âge de raison, remplit des carnets
autobiographiques et publie L'Imaginaire (1940). Le 21 juin 1940,
il est fait prisonnier. Il sera libéré à la mi-mars 1941 et il termine
alors L'Âge de raison (1945). Sans doute parce que ses efforts pour
participer à la Résistance restent vains (il en vient même à
dissoudre le groupe "Socialisme et liberté" qu'il avait fondé
notamment avec Maurice Merleau-Ponty, Jean et Dominique
Desanti, Jean Pouillon et Simone de Beauvoir), il se lance dans une
fébrile activité intellectuelle, seule forme de résistance possible
pour lui: "Pendant l'occupation, j'étais un écrivain qui résistait et
non pas un résistant qui écrivait".

En 1942, il achève Les Mouches, commence Le Sursis, deuxième


volume des Chemins de la liberté, et travaille à L'Être et le néant,
qu'il achèvera à la fin de l'année. Publié en 1943, ce monument
philosophique, qui passera d'abord inaperçu, pose les principales
thèses de l'existentialisme: l'ontologie de l'intersubjectivité et la
métaphysique de la liberté. Tout se fonde sur la radicale opposition
de l'en-soi, qui caractérise les choses enfermées dans leur
contingence, univers opaque et massif, clos et replié sur lui-même
et sans relation avec l'extériorité, et du pour-soi, qui représente la
possibilité qu'a la conscience de se déployer en toute liberté sur le
mode de la décompression d'être, de la néantisation, du non-être.
Dès lors que la conscience a le pouvoir de mettre à distance les
choses, de les néantiser, l'homme est constitutivement libre. "Nous
sommes condamnés à être libres", car même si la liberté est limitée
par des conditions et des facteurs antérieurs à l'acte lui-même,
même s'il n'est de liberté qu'en situation, l'homme a le pouvoir de
dépasser ces limites par les choix qu'il fait et par le projet de
donner tel ou tel sens à la situation où il se trouve. D'où une
éthique de l'engagement fondée sur l'action. Seuls nos actes nous
jugent, et ils sont irréversibles. Invoquer de bonnes intentions ou
l'idée que chacun se fait de soi-même, c'est-àdire se prendre pour
un autre et se constituer comme cet autre, ne serait
qu'inauthenticité, mauvaise foi. Néanmoins, la liberté de l'homme
se heurte à la liberté d'autrui. Car l'autre, également pourvu d'une
conscience, a tendance à me considérer comme une chose et à me
néantiser. D'où l'enfer de l'intersubjectivité qu'illustrera Huis clos.
Dès lors, toute la question sera d'accomplir sa liberté sans aliéner
celle de l'autre, en évitant à la fois de se laisser réifier par le regard
d'autrui et de réduire les autres à l'état d'objets.

Même s'il participe dès 1943 aux Lettres françaises et à Combat,


revues clandestines, l'activité politique de Sartre pendant la guerre
reste limitée. La radicalité et la violence de ses futurs engagements
compenseront ce relatif retrait. En septembre 1944 est constitué le
comité directeur des Temps modernes, qui comprend Raymond
Aron, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Maurice Merleau-Ponty,
Albert Ollivier, Jean Paulhan et Sartre lui-même. Sa présentation
de la revue constitue une première élaboration d'une théorie de
l'engagement. Pendant un demi-siècle, cette revue jouera un rôle
décisif dans la vie intellectuelle française. C'est également pendant
la guerre que Sartre commence à développer son activite théâtrale.
Le 2 juin 1943, a lieu au Théâtre de la Cité la générale
des Mouches. La même année, il écrit Huis clos, dont la première
se déroule le 27 mai 1944 au Vieux-Colombier. Viendront
ensuite Morts sans sépulture et La Putain respectueuse (le 8
novembre 1946 au Théâtre Antoine), Les Mains sales (le 2 avril
1948 au Théâtre Antoine), Le Diable et le bon Dieu (le 7 juin 1951
au Théâtre Antoine), Kean (le 14 novembre 1953 au Théâtre Sarah-
Bernhardt), Nekrassov (le 8 juin 1955 au Théâtre Antoine), Les
Séquestrés d'Altona (le 24 septembre 1959 au Théâtre de la
Renaissance). Le théâtre représente pour Sartre le moyen
privilégié de vulgariser les thèses de l'existentialisme. En outre, les
revenus que lui procureront ses pièces ainsi que ses activités de
scénariste lui permettront, en 1944, d'abandonner son
enseignement et de se consacrer entièrement à son oeuvre.

Dès l'automne 1945, Sartre est à la mode, et l'existentialisme


s'affiche partout. C'est la grande période de Saint-Germain-des-
Prés, des cafés, du jazz. Les conférences sur l'existentialisme se
multiplient, dont la plus célèbre, donnée au club "Maintenant",
sera publiée sous le titre L'existentialisme est un
humanisme (1946). En même temps, les préoccupations de Sartre
sont de plus en plus politiques et se tournent vers le marxisme. Dès
1944, il avait publié dans Action une mise au point sur
l'existentialisme afin de répondre aux critiques du Parti
Communiste. En 1946, dans "Matérialisme et révolution", il s'en
prend au dogmatisme des intellectuels communistes. Dès lors, ses
relations avec le Parti Communiste vont se dégrader. En 1947, il
répond aux attaques soviétiques publiées dans La Pravda et
défend Nizan diffamé par les communistes. Il faudra attendre 1952
pour qu'à l'occasion de l'affaire Henri Martin s'esquisse un premier
rapprochement, alors que Sartre, entre-temps, avait rejoint le
Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, en 1948.

En 1952 et 1954, il publie "Les communistes et la paix", où, tout en


s'interrogeant sur les causes du mouvement ouvrier, il répond aux
accusations formulées contre le parti communiste par la droite et
la gauche non communiste. Mais en 1956, la répression soviétique
de l'insurrection hongroise le conduit à condamner la direction du
parti. Le politique, chez Sartre, ne saurait effacer l'inquiétude
littéraire et esthétique. Parallèlement aux polémiques politiques,
après avoir publié en 1949 La Mort dans l'âme, troisième tome
des Chemins de la liberté, et proposé une analyse du fait littéraire
dans Qu'est-ce que la littérature ? (1947), il produit des essais
critiques où il développe sa psychanalyse existentielle. En 1947, il
publie un Baudelaire; en 1948, il travaille sur Mallarmé; en 1952, il
fait paraître Saint Genet, comédien et martyr.

De la même façon, ses liens privilégiés avec la création picturale ne


se relâcheront jamais: même si son Tintoret est demeuré
incomplet et fragmentaire, il a multiplié les analyses esthétiques,
s'intéressant à Giacometti, Wols, Calder, Rebeyrolle, Lapoujade,
Masson. Simultanément, il poursuit son oeuvre de philosophe dans
une double direction, d'une part vers une morale concrète et
d'autre part vers l'épistémologie et l'ontologie. L'exigence morale
est permanente chez lui. En 1947-1948, il écrit les textes qui seront
publiés après sa mort sous le titre Cahiers pour une morale. En
1963-1964, il reviendra sur la question morale en participant au
colloque international organisé en mai 1964 par l'Institut Gramsci
sur le thème "Morale et société". De 1957 à 1960, au prix d'un
effort épuisant, il écrit sa Critique de la raison dialectique (1960)
où, à la recherche d'une synthèse philosophique entre sa propre
démarche existentialiste prenant appui sur la subjectivité et la
méthode objective du matérialisme dialectique marxiste, il se
demande s'il est possible de constituer une anthropologie
structurale et historique.

Pendant les vingt années qui suivent la guerre, il multiplie les


voyages à l'étranger, les polémiques politiques et prises de
position. Le titre même des ouvrages où il rassemble ses
interventions critiques, Situations, montre que pour lui, il n'est
d'écrit qu'en situation, engagé dans l'actualité. En 1963, Sartre
publie Les Mots, adieu à la littérature, mais adieu paradoxal
puisque ce livre constitue son texte le plus littéraire. En 1964 lui est
décerné le prix Nobel, qu'il refuse. Enfin, mai 1968 ouvre tous les
espoirs. Sartre lance un appel en faveur du boycott des Jeux
olympiques de Mexico, condamne l'intervention des troupes
soviétiques en Tchécoslovaquie, participe avec Michel Foucault à
une rencontre à la Mutualité pour protester contre l'expulsion de
trente-quatre étudiants de l'université de Paris, signe un appel en
faveur d'Alain Krivine, candidat de la Ligue Communiste, demande
avec André Malraux et François Mauriac la libération de Régis
Debray, proteste contre l'expulsion de Soljénitsyne de l'Union des
écrivains soviétiques, préside une conférence de presse contre la
guerre du Vietnam, assiste à la levée des corps de cinq travailleurs
africains intoxiqués dans un foyer d'hébergement, adhère au
comité Israël-Palestine, prend la direction de La Cause du peuple à
la suite de l'emprisonnement des deux directeurs successifs et vend
le journal dans la rue, participe à la fondation du Secours rouge;
enfin, le 21 octobre 1970, il refuse de témoigner au procès d'Alain
Geismar, et, juché sur un tonneau, harangue les ouvriers de la régie
Renault. Pendant dix ans, jusqu'à sa mort, et autant que le lui
permettra sa santé déclinante, Sartre sera de tous les combats
d'extrême gauche. Pourtant, s'il peut donner l'impression d'être
mobilisé par ses activités militantes, il ne cesse de travailler à son
grand livre sur Flaubert, L'Idiot de la famille.

Jean-Paul Sartre meurt le 15 avril 1980 à Paris. Le 19 avril, plus de


cinquante mille personnes accompagnent sa dépouille depuis
l'hôpital Broussais jusqu'au cimetière du Montparnasse. Sans
doute cette immense foule commémorait-elle, en même temps que
le deuil des utopies politiques de 1968, la disparition du dernier
"intellectuel total". Les publications posthumes vont se multiplier,
et la partie la plus littéraire, la plus libérée de l'oeuvre de Sartre
émergera progressivement, qu'il s'agisse des Carnets de la drôle de
guerre (1983), où il pratique le jeu de l'autobiographie, ou des
pages consacrées à Venise dans La Reine Albemarle ou le dernier
touriste (1991).

Brève histoire de l'Existentialisme

Parmi les courants intellectuels français du XXe siècle,


l'existentialisme peut être considéré comme le dernier mouvement
dont le retentissement ait dépassé le cercle étroit des spécialistes.

Amplifiée, et souvent déformée, par une attention médiatique sans


précédent pendant la décennie qui suivit la Libération, la vision du
monde dite existentialiste fut, surtout pour le grand public, l'objet
d'une mode faite d'attitudes éthiques et esthétiques, de
prédilections littéraires, de goûts musicaux (le jazz, les
chansonniers), de façons de s'habiller, de lieux tels que les cafés,
les caves et les bistrots de Saint-Germain-des-Prés, du Quartier
Latin et de Montparnasse.

À l'origine de ce phénomène jouait beaucoup la fascination exercée


notamment sur la jeunesse estudiantine par Jean-Paul Sartre, dont
le succès à partir de 1945 prit des proportions étonnantes, et qui
devint, avec Simone de Beauvoir, le centre d'une constellation
d'artistes de talent. Une partie d'entre eux collabora en 1945 à la
fondation des Temps modernes, qui accrut l'audience du groupe,
dont les compétences s'étendirent ainsi aux problèmes historiques
et politiques, vus à travers une optique de gauche non communiste,
même si les collaborateurs de la revue ne pouvaient pas tous être
rassemblés sous l'étiquette "existentialiste", qui d'ailleurs au cours
des années suivantes perdra toute signification univoque.

Du point de vue philosophique, il vaudrait mieux parler


d'"existentialismes français" au pluriel et distinguer une tendance
chrétienne, où se situeraient Gabriel Marcel, Emmanuel Mounier,
Jean Wahl, et une tendance athée, représentée par Jean-Paul
Sartre et Maurice Merleau-Ponty. Au-delà des différences
profondes et des parcours respectifs, ces deux orientations eurent
en commun d'être sensibles à l'exemple de Soren Kierkegaard, et
de s'adresser à l'expérience vécue de l'être singulier, irréductible à
tout savoir généralisateur et à tout système impersonnel. Elles
placent au centre de la réflexion l'angoisse de l'homme, jeté dans le
monde, aux prises avec une liberté vertigineuse dont l'envers est la
contigence.

Le tournant le plus important fut pris à l'occasion du débat


philosophique entre Sartre et Merleau-Ponty, en opposition à
l'hégémonie néo-kantienne et néo-spiritualiste de la pensée
française officielle des années '20 et '30. Influencés par la
phénoménologie husserlienne, ils ont l'un et l'autre cherché à
élaborer une philosophie concrète interrogeant l'être dans ses
manifestations, à savoir la conscience en tant qu'elle vise le monde
et le monde tel qu'il apparaît à la conscience.

À partir de ces présupposés communs, et à travers des itinéraires


divergents, l'oeuvre de Jean-Paul Sartre a suscité des échos plus
vastes que celle de Maurice Merleau-Ponty, dès lors qu'elle
empruntait de multiples formes, traité de philosophie, roman,
nouvelle, essai, théâtre, critique littéraire: beaucoup plus que
l'investigation conceptuelle, la fiction permet une saisie plus souple
et rapprochée de l'être à travers les situations particulières.

Ainsi des concepts sartriens destinés à être développés


théoriquement dans L'Être et le Néant (1943) sont déjà exploités
dans La Nausée (1938), la constatation de la contingence, par
exemple, qui constitue le facteur décisif déclenchant les malaises
du protagoniste, Roquentin. Certains passages du roman font la
satire de "l'esprit de sérieux" qui caractérise les comportements des
"salauds", qui refoulent leur injustifiable gratuité dans la certitude
exhibée de leur bon droit d'exister. Cette attitude est illustrée
également dans une nouvelle du recueil Le Mur (1939), "L'Enfance
d'un chef". Quant au principe husserlien de l'intentionnalité, selon
lequel la conscience est toujours conscience de quelque chose, il se
traduit dans la structure textuelle de La Nausée, qui prend la
forme d'un journal où Roquentin note scrupuleusement les détails
de son existence monotone, enregistrant la présence opaque des
choses.
L'implication mutuelle de la conscience humaine et du monde
constitue le pilier sur lequel repose tout l'échafaudage de L'Être et
le Néant. Le domaine de l'être se partage en effet en deux
catégories, le pour-soi et l'en-soi, dont le fonctionnement est tout à
fait différent. L'être de l'en-soi correspond à celui des choses,
massif, inerte, coïncidant avec lui-même, tandis que le pour-soi, en
tant qu'être de la conscience fondé sur l'intentionnalité, se projette
toujours vers ce qu'il n'est pas: présent aux choses, il se transcende
vers les choses, dont il se distingue; présent à lui-même, il ne
coïncide pas avec lui-même et il a donc à être lui-même, puisqu'il
n'est pas ce qu'il est et qu'il est ce qu'il n'est pas. Négativité, la
conscience introduit le néant au coeur de l'être-en-soi et le
transforme en phénomène se décalant de soi. L'être-en-soi, en
effet, n'est pas fondement de lui-même: pour le devenir, il lui
faudrait se reprendre, se dédoubler, se néantiser et devenir être-
pour-soi, conscience de soi. De son côté la conscience, étant pour-
soi, vise cette plénitude d'être, cet en-soi dont elle manque pour
être. Le projet fondamental de l'homme conçoit alors un être qui
serait en même temps conscience et plénitude, décalage et
coïncidence, pour-soi et en-soi. Mais il s'agit d'une limite
asymptotique, car une telle entité ne saurait être que Dieu, dont
l'idée est selon Sartre contradictoire et vaine.

Puisqu'elle est ontologiquement séparée des choses, la conscience


est libre: aucun facteur extérieur ne lui impose telle ou telle
attitude. Ne pouvant déléguer ses options à aucune nécessité qui le
dépasserait, l'être humain est forcé de choisir à tout instant; il est
condamné à être libre et à assumer la responsabilité perpétuelle de
ses actes. C'est là l'un des principes fondamentaux de ce qu'on a
appelé l'engagement. Il est vrai que cette liberté n'est jamais
exempte de conditionnements, et qu'elle ne s'identifie pas à un
pouvoir absolu de changer les données existantes ou d'en créer de
nouvelles: elle n'existe qu'en relation avec une situation de départ
dont la conscience doit décider ce qu'elle veut faire. Pourtant,
aucune situation n'est pourvue d'un sens objectif a priori: sa
fonction d'appui ou d'obstacle par raport à un projet individuel ne
peut se mesurer qu'en relation avec les buts que celui-ci
poursuivra.

Parmi les facteurs auxquels tout être singulier est confronté,


l'existence d'autrui constitue un phénomène impossible à refouler.
En tant que subjectivité individuelle, le pour-soi perçoit d'autres
présences qui ne sont pas assimilables aux choses, puisqu'elles le
regardent, l'objectivent et le dépossèdent d'une partie de son
contrôle de lui-même et de l'horizon qui l'entoure: ce côté de nous-
mêmes qui nous échappe est ce que Sartre appelle l'être-pour-
autrui. La dimension de l'intersubjectivité est en général
caractérisée par un climat d'hostilité et de conflit qui rappelle la
dialectique hégélienne du maître et de l'esclave. Mais le jugement
d'autrui n'est pas fatalement délétère car il peut parfois aider le
sujet à assumer une identité et à la stabiliser: c'est par exemple le
cas de l'amour.
L'articulation de ces arguments ontologiques dans L'Être et le
Néant repose sur un agencement textuel très suggestif. De même
que les premiers écrits de Sartre se chargeaient de véhiculer des
notions philosophiques, son premier grand écrit philosophique est
d'une grande puissance évocatrice, proche de ses textes de fiction.
Plusieurs chapitres témoignent ainsi d'une attention à la vie et au
corps peu habituelle dans les ouvrages théoriques, et des pages
envoûtantes sont consacrées aux passions: amour, sadisme,
masochisme, indifférence, haine. D'autres passages montrent
certains comportements de mauvaise foi: le garçon de café qui joue
à être le garçon de café, l'attitude d'une femme à un premier
rendez-vous.

Ainsi que l'indique le titre, dans le cycle des Chemins de la


liberté (1945-1949), Mathieu, le protagoniste, s'emploie à donner
un contenu à cette liberté abstraite et passive qu'il défend contre
toute atteinte. Dans ce but, il se mesure d'abord avec autrui, perçu
comme source de fascination, juge imprévisible ou obstacle gênant,
et ensuite avec la situation historique, dont la guerre représente la
manifestation la plus écrasante pour l'individu.

Les procédés narratifs répondent assez fidèlement aux


présupposés méthaphysiques. Le monde ne se dévoilant chez
Sartre qu'à travers la perspective d'une conscience individuelle,
l'univers romanesque, écartant tout témoin omniscient hors
situation, se fonde sur la focalisation interne et donc sur le point de
vue subjectif du héros principal ou d'autres personnages pris
temporairement comme foyers de perception. D'où l'utilisation
fréquente du monologue intérieur et du discours indirect libre, qui
ne débouche jamais sur une analyse psychologique traditionnelle,
car Sartre ne croit pas à l'existence d'une "psyché" et d'un
"caractère" stables qui coïncideraient avec le fonctionnement
primaire et spontané de la conscience individuelle. Celle-ci est
montrée plutôt comme projet toujours tendu vers un avenir ouvert
et problématique.

Ce refus du psychologisme inspire également la conception


sartrienne du théâtre, où ce qui compte n'est pas le "caractère"
d'un individu mais son attitude concrète face à des situations
extrêmes, susceptibles de lui dévoiler sa vérité à l'épreuve des faits.

La sensibilité de Sartre narrateur caractérise aussi ses biographies


critiques de Baudelaire (1947), Genet (1952), Flaubert (1941-1942).
La méthode existentialiste, qu'il préconise notamment
dans Questions de méthode (1960), tente de répondre à la
question: que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ? Le poids
des conditionnements historiques, politiques, sociaux,
économiques, culturels, dont Sartre reconnaît de plus en plus
l'importance à partir des années '50, ne saurait à lui seul expliquer
une personnalité individuelle: il faut aussi interroger la façon dont
celle-ci a vécu les données extérieures, en les intériorisant et en les
réextoriorisant jusqu'à les dépasser.

Le processus historique lui-même reste incompréhensible si on le


coupe des projets humains, individuels ou collectifs, qui
concourent à le façonner quitte à être débordés par son
développement et à ne plus se reconnaître dans les résultats. Cette
tentative de raccorder la pression des composantes matérielles de
l'histoire et des mécanismes supra-individuels à la praxis humaine,
dont la Critique de la raison dialectique (1960) marque le temps
fort, se situe à une époque où l'influence de l'existentialisme sur le
débat culturel français s'est désormais réduite, au profit du
structuralisme.

Le succès de l'existentialisme dans les années '50 est également en


relation avec le témoignage et la critique des positions théoriques
sartriennes de Simone de Beauvoir, dont les premiers
essais, Pyrrhus et Cinéas (1944) et Pour une morale de
l'ambiguïté (1947), s'ingénient à démentir toute apparence
d'impossibilité d'uen morale existentialiste, et même à affirmer
que l'existentialisme est la seule doctrine où la morale ait sa place
dès lors qu'il s'oppose à toute philosophie de la transcendance, où
le mal se réduirait à l'erreur, ou à tout humanisme selon lequel
l'homme n'aurait qu'à suivre des chemins inscrits dans son
essence.

Dans la perspective existentialiste, l'homme est manque d'être et il


a à être. Il pose l'être en s'en décalant et en même temps il tend
vers cet être qu'il n'est pas. Il n'y a d'être que si l'homme le dévoile;
il n'y a de valeurs que par le désir de l'homme d'atteindre cet être
manqué dont il se fait manque. Loin de se conformer à un ordre
divin ou naturel qui déterminerait ou inspirerait ses conduites,
l'homme n'a affaire qu'à lui-même: il est libre et il dépend de lui
seul de se vouloir libre jusqu'au bout ou d'abdiquer cette liberté.
Seront donc moralement positives les actions qui, tout en
poursuivant des fins particulières, prennent la liberté pour fin
dernière. Il faut donc privilégier les comportements susceptibles de
ne pas arrêter le mouvement perpétuel de la liberté. C'est en raison
de cette exigence permanente de dépassement que l'histoire
humaine ne peut connaître de conclusion définitive.

Mais c'est surtout le problème de l'intersubjectivité qui a inspiré


Simone de Beauvoir dans les années '40 et '50: l'existence d'autrui,
loin de constituer un danger ou une hantise, est la condition
indispensable d'une subjectivité singulière. Si celle-ci existait seule,
ou si elle coïncidait avec la totalité, elle n'aurait pas de points de
repère. La multiplicité des existants peut déformer et frustrer les
entreprises individuelles, en leur opposant des obstacles et en
pervertissant les résultats attendus, mais tout projet singulier
n'échappe à la contingence que s'il implique un appel à la
reconnaissance d'autrui.

Cette vision constructive des relations entre les individus manifeste


son envers sombre dans les romans de Beauvoir, L'Invitée (1943)
et Le Sang des autres (1945). Il n'y a pas d'issue équilibrée pour
Françoise, protagoniste de L'Invitée, face à l'alternative entre la
sujétion à l'autre et la domination de l'autre; d'où le choix de
supprimer sa rivale, cet être insaisissable qui la hante par sa
transcendance. Dans Le Sang des autres, Jean éprouve avec une
cruelle intensité ce qu'il définit comme la malédiction d'être un
autre, à savoir l'impossibilté de se reconnaître dans l'idée que les
autres se font de lui: en même temps il ressent douloureusement sa
responsabilité à l'égard de ces êtres qui l'entourent, dont par sa
seule existence il modifie sans le vouloir les destinées. D'où un
sentiment de culpabilité qui s'étend à son rapport avec le monde
entier: la subjectivité singulière, recréant le monde à chaque
instant par sa présence porte le poids de tout ce qui se passe,
même dans les recoins du monde les plus éloignés. C'est la logique
de l'engagement, personnifiée par les intellectuels dans Les
Mandarins (1954), qui se sentent individuellement concernés par
les grandes tensions politiques et planétaires de l'immédiat après-
guerre.

Dans l'optique romanesque de Simone de Beauvoir, l'altérité


constitue moins une énigme insupportable incarnée par une
conscience étrangère qu'une donnée problématique vécue par
chaque subjectivité individuelle comme une modalité
insurmontable de sa présence au monde. Ce décalage perpétuel
caractérise d'abord le pour-soi: l'autre que chacun est d'abord pour
soi-même se traduit par l'oscillation entre je et il, entre une
première et une troisième personne, même pour désigner un seul
personnage. Il s'agit là d'un exemple parmi d'autres de l'attention
des auteurs existentialistes aux formules et aux formes narratives.
La thématique de la subjectivité et de l'intersubjectivité leur a
inspiré des procédés visant à restituer les multiples aspects de
l'être partagé entre dehors et dedans, totalité et singularité. Mais
cette tension formelle a subi un tarissement rapide, la veine
littéraire de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir s'épuisant
assez vite au profit de leur engagement.

Un tel danger menaçait également la pratique esthétique et


romanesque d'Albert Camus, qui sut l'éviter en écrivant La
Chute (1956), oeuvre où la crise de l'intellectuel engagé, au lieu de
paralyser la création, devient le sujet d'une inspiration amère et
guoguenarde. Il est inévitable de citer Albert Camus à propos de
l'existentialisme français, ne serait-ce que pour mettre en doute la
pertinence d'un tel rattachement formulé bien souvent par le grand
public et même par la critique. La notion camusienne
d'absurde n'est d'ailleurs pas éloignée du délaissement analysé par
Sartre; elle désigne la solitude de l'homme aux prises avec un
monde étranger et incompréhensible résistant à son exigence de
familiarité et de clarté.

Mais Camus n'a pas attendu la rupture politique avec Sartre, à


l'occasion de la querelle de L'Homme révolté (1951), pour prendre
ses distances avec l'existentialisme. Après avoir déclaré en 1945
que son Mythe de Sisyphe (1942) était dirigé contre les
philosophes dits exitentialistes, il précise ses griefs tant à l'égard de
l'existentialisme chrétien (Soren Kierkegaard et Karl Jaspers),
accusé de supprimer la tension de l'absurd en acceptant
l'incompréhensible, qu'à celui de l'existentialisme athée (Edmund
Husserl, Martin Heidegger, Jean-Paul Sartre), auquel il reproche
d'avoir divisnisé l'histoire en la substituant à Dieu. Albert Camus
n'a d'autre part jamais partagé le refus sartrien de la notion de
nature humaine. Au contraire, montrant les limites au-delà
desquelles l'individu refuse de se plier à toute oppression
historique et politique, la révolte ainsi conçue dessine en creux une
identité morale et métaphysique de l'homme.

Peu enclin à une pensée systématique, Albert Camus, qui ne s'est


jamais prétendu philosophe, s'interroge surtout sur les
déchirements de la condition humaine, sans aborder ni l'ontologie
ni la phénoménologie de la conscience. Mais sa sensibilité aux
instances de l'être singulier, dont il valorise le rôle central par
rapport à toute interrogation et à toute généralisation
métaphysique, éthique et politique, le rapproche de l'attidude
existentialiste dans son ensemble. Portant sur l'existence concrète,
sa réflexion emprunte des moyens d'expression variés, roman,
théâtre, nouvelle, essai, prose lyrique, témoignage journalistique,
engagement politique, saisissant la vie individuelle dans son
irréductabilité à l'intérieur de l'histoire et contre l'histoire.

Sartre au Proche-Orient

De 1948 à 1967, l'existentialisme sartrien était très en vogue au


Proche-Orient. Convoqué par les nationalistes laïcs du Baath
appartenant à la petite bourgeoisie arabe pour contrer le
communisme et l'islamisme se disputant alors la domination de
leur région, ce courant avait des échos très favorables chez les
lecteurs arabes du Levant. Ils y trouvaient la réponse à l'angoisse
qu'avait suscitée en eux la perte de la Palestine et appréciaient la
philosophie de liberté, d'action et d'engagement dont ils avaient
besoin dans la conjoncture particulièrement délicate de l'époque.
Mais au départ, comme l'athéisme de Jean-Paul Sartre pouvait
entraver la diffusion de ses idées parmi les lecteurs du Machreq,
les médiateurs arabes adoptèrent des stratégies diplomatiques
pour faciliter la réception de ses oeuvres et même leur assurer un
énorme succès. Cet article les passe en revue, décrivant la fortune
de Jean-Paul Sartre au Proche-Orient où il fut accueilli avec
beaucoup d'enthousiasme jusqu'en 1967, date à laquelle il fut
définitivement congédié de cette aire culturelle car sa position pro-
israélienne lors de la guerre des Six Jours lui valut la réputation de
renier sa propre pensée et d'être dépourvu de tout discernement
politique.

La réception de l'existentialisme au Proche-Orient de


1948 à 1967.

La pensée existentielle moderne se divise en deux courants:


l'existentialisme croyant (théiste ou chrétien) et l'existentialisme
athée. Les existentialistes croyants les plus célèbres sont, au XIXe
siècle: Soren Kierkegaard (1813-1855), Danois théiste, né de
parents protestants. Sa philosophie est anti-ecclésiale opposée à
l'idéalisme de Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Il est le premier à
appeler l'objet "en-soi" et le sujet "pour-soi". Selon lui, on peut
décrire "l'en-soi" mais on ne peut dire pour quelle raison il est là,
alors que le "pour-soi" est, d'après lui, un projet. Quant à la foi, il la
considère comme une communication avec Dieu, non comme des
rites inchangeables ou des dogmes fixés définitivement à l'avance.
Au XXe siècle: l'Allemand Karl Jaspers (1883-1969), plutôt théiste,
et le Français Gabriel Marcel (1889-1973), représentant de
l'existentialisme chrétien qui insiste sur le contraste entre la
faiblesse et l'angoisse de l'Homme et la transcendance, la toute
puissance et l'Absolu de Dieu. Pour Gabriel Marcel, l'Homme doit
toujours s'efforcer de se rapprocher de Dieu pour tenter d'atteindre
la perfection, et cela en étant un chrétien authentique.

Quant à l'existentialisme athée, dont l'essor est plus important que


celui de l'existentialisme croyant, il est représenté au XXe siècle en
France par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, qui se sont
inspirés de l'Allemand Martin Heidegger (1889-1976). Ce dernier
est considéré comme athée en raison de son opposition à la
métaphysique et à l'absence de toute référence à Dieu dans sa
philosophie. Pour sa part, Jean-Paul Sartre affirme clairement son
athéisme et en tire toutes les conséquences. Il insiste sur la liberté
de l'être humain, sa responsabilité et sa subjectivité. Selon lui,
chaque personne est unique et responsable de ses actions et de son
avenir dans sa totalité. Il s'inspire de la phénoménologie et de
l'existentialisme allemands en créant un courant philosophique et
littéraire très en vogue dans les années quarante, quand certains en
faisaient même un mode de vie à Saint-Germain-des-Près. Partant
du postulat que Dieu n'existe pas, Jean-Paul Sartre affirme que
l'existence du "pour-soi", c'est-à-dire de l'Homme, précède son
essence. Si l'essence d'une maison, par exemple, à savoir son plan
ou son idée, est dans l'esprit de l'architecte avant sa construction, il
ne peut en être de même pour l'Homme dans la mesure où son
créateur n'existe pas. Et comme l'existence de l'Homme précède
son essence, c'est à lui de choisir cette essence en toute liberté et de
la déterminer à travers ses actes, non à travers ses pensées. Pour
cette dernière idée, il rejoint Karl Marx. D'autre part, l'inexistence
de Dieu entraîne l'absence de toute morale préétablie. Fedor
Dostoïevski n'a-t-il pas dit: "Si Dieu n'existe pas, tout est permis" ?
Par conséquent, il appartient à l'Homme de définir le Bien et le
Mal, en ayant toutefois un garde-fou très important qui réside dans
le fait qu'il doit toujours penser que son choix engage l'humanité
tout entière. Ainsi, par exemple, une personne pourrait s'estimer
libre de voler ou même de tuer, étant donné qu'elle est libre de voir
du bien dans ces actes-là. Mais du coup, elle s'apercevra que, selon
cette logique, elle pourra forcément être elle aussi victime de ces
exactions et elle arrivera ainsi, ne serait-ce que pour de simples
intérêts égoïstes, à considérer son choix capable d'engager tous les
êtres humains puisqu'ils sont, eux aussi, libres de faire un choix
identique au sien. Ainsi, la liberté est-elle toujours liée à la
responsabilité. Etant libre et même "condamné à la liberté",
l'Homme est responsable de ses actes et même de son avenir. A ce
propos, Jean-Paul Sartre dit que "L'Homme n'est ni un sujet ni un
objet mais un projet". Tout déterminisme est donc aboli, qu'il soit
religieux, (puisqu'il n'y a ni Dieu, ni destin, ni vie future dans un
autre monde) ou psychologique ( le rôle de l'inconscient étant
considéré comme une fuite devant la liberté et une manifestation
de la "mauvaise foi") ou matériel (on ne choisit pas de naître riche
ou pauvre, mais si on en fait notre être, ça serait une attitude de
mauvaise foi, de fuite devant la liberté que nous avons de changer
cette situation, d'où à l'époque l'opposition de Jean-Paul Sartre au
matérialisme et au marxisme, dont il ne se rapprochera que
beaucoup plus tard en écrivant sa Critique de la raison dialectique.
Définissant son existentialisme comme étant une philosophie de
liberté, de responsabilité, d'action et de réalisme, Jean-Paul Sartre
s'est opposé dès le départ à ce qu'il considérait comme des
déterminismes: la pensée religieuse et le communisme. Ce n'est
pas un hasard si son oeuvre fût interdite par le Vatican en 1949 et
si les communistes la critiquèrent systématiquement, taxant sa
philosophie de subjectiviste et de bourgeoise. Et c'est justement
pour ces raisons-là que son existentialisme fut importé par les
intellectuels arabes appartenant à la petite bourgeoisie du Proche-
Orient, afin de contrer les deux idéologies qui se disputaient la
domination de leur région dans les années cinquante, à savoir: le
communisme et le conformisme religieux, notamment l'Islamisme.

Au premier, ils reprochaient le cosmopolitisme qui fait des


marxistes arabes d'"éternels candidats à la trahison", selon
l'expression de Souheil Idris. Au demeurant, ils énuméraient
beaucoup de situations où ils avaient soutenu l'étranger
communiste au détriment du national non communiste, et
considéraient les communistes syriens, par exemple, comme
responsables de l'échec de l'union syro-égyptienne. D'autre part,
les nationalistes arabes du Levant rejetaient avec la même
virulence le cosmopolitisme des Islamistes, leur reprochant de
défendre les intérêts d'autres musulmans quand ils s'opposaient à
ceux de leurs compatriotes non musulmans, comme ils l'avaient
fait auparavant avec les Ottomans. A ces reproches, ils ajoutaient
d'autres défauts attribués aux communistes et aux islamistes
arabes, parmi lesquels le dogmatisme, le rejet de toute critique,
l'interdiction de toute autocritique, à tel point qu'ils les accusaient
même d'exercer sur leurs adeptes une dictature morale exigeant
d'eux une obéissance et une discipline quasi militaires. En réalité,
les motivations fondamentales des médiateurs arabes qui
importèrent l'existentialisme sartrien au Proche-Orient
consistaient à défendre trois causes en même temps:

1) Celle de la petite bourgeoisie arabe.

2) Les intérêts politiques spécifiques aux nationalistes arabes de


cette région.

3) Et enfin leur liberté de pensée et d'expression.

Ce n'est donc pas un hasard si l'existentialisme a été traduit, étudié


et commenté par les partisans du parti Baath avant sa conversion
au socialisme, lorsqu'il prônait avant tout la laïcité. D'ailleurs, son
leader, Michel Aflaq, a clairement déclaré qu'il mettait le
nationalisme arabe au-dessus du socialisme. Il insista beaucoup
sur le principe du changement de la réalité arabe à travers celui de
l'homme arabe par sa libération, car cela lui permettrait de
ranimer son énergie. C'est dire l'individualisme de cette idéologie,
son réalisme, son appel à l'action et à l'engagement au service de la
cause nationale arabe. L'importation d'une pensée étrangère
dépend souvent de sa capacité à combler le manque dont souffre le
milieu récepteur qui la convoque. Or, les intellectuels arabes
nationalistes du Baath avaient besoin d'une base philosophique qui
organise et justifie les fondements des principes auxquels ils
appelaient leurs compatriotes à adhérer: la liberté, la
responsabilité, l'engagement dans l'action, l'assomption de la
réalité, etc., bref, tout ce à quoi incite l'existentialisme dans sa
version humaniste et optimiste. Par ailleurs, la perte de la
Palestine en 1948, qualifiée de catastrophe (Nakba), avait
provoqué chez les intellectuels arabes des sentiments d'angoisse,
d'absurde et de délaissement très bien décrits et justifiés dans la
version pessimiste de l'existentialisme sartrien.

Ces éléments-là expliquent globalement les raisons de la fortune de


l'existentialisme au Proche-Orient. Il est cependant nécessaire de
préciser que l'existentialisme croyant n'a pas eu dans cette région
un succès égal à celui de l'existentialisme athée, bien que l'histoire
de l'existentialisme en général ait été traduite en arabe dès 1949.
On peut même dire que l'existentialisme croyant a finalement été
évincé de cette aire culturelle, malgré le plaidoyer qu'a écrit en sa
faveur le philosophe égyptien Abderrahmane Badawi, qui a évoqué
Gabriel Marcel dès 1947 et qui a tenté par la suite de trouver un
compromis entre l'existentialisme et la mystique musulmane,
affirmant en substance que l'Arabe, surtout musulman, devrait
s'inspirer de la mystique de l'Islam pour assimiler l'existentialisme,
tout comme Soren Kierkegaard avait réussi à concilier la foi et
l'existentialisme. Cependant, cette stratégie du philosophe (par
ailleurs traducteur de la somme de Jean-Paul Sartre, L'Etre et le
Néant) n'a pas su convaincre ses lecteurs potentiels — c'est-à-dire
les musulmans, surtout les conformistes parmi eux — qui n'ont vu
en l'existentialisme croyant qu'une supercherie basée sur un jeu de
mots, ainsi que l'illustre l'exemple de Mohamed Labib El Bouhi
dans son oeuvre de synthèse intitulée L'existentialisme et
l'Islam (Al Woujoudiyya Wal Islam), où il répond à ceux qui citent
la foi de Soren Kierkegaard que l'existentialiste peut avoir la foi en
lui-même et nier l'existence de Dieu et que la foi de l'existentialiste
signifie plutôt la foi de l'Homme en lui-même.

Ainsi, la réception de l'existentialisme croyant fût, dès le départ,


dévoyée par celle de l'existentialisme athée qui a bénéficié de
traductions et d'explications beaucoup plus importantes. En outre,
il était inutile de vouloir en convaincre les musulmans extrémistes
car c'est bien contre leur intégrisme qu'on a dès le départ voulu
diriger l'arme de l'existentialisme et en particulier celui de Jean-
Paul Sartre. Mais comme la religion était à cette époque-là la corde
sensible par laquelle vibraient bien des Orientaux arabes, il était
inévitable de soulever la question de l'existentialisme sartrien
associé à l'athéisme.

A ce sujet, de grandes divergences distinguent les stratégies


inventées et suivies par les écrivains qui en ont parlé, variant entre
l'esquive, la nationalisation, l'édulcoration et la franchise. Les
revues littéraires arabes des années '50 et '60 reflètent une
mosaïque d'exemples de réception qui nous renseignent d'une part
sur l'auteur médiateur, passeur et interprète de cet existentialisme,
et d'autre part sur l'opinion implicite qu'il a du public auquel il
s'adresse.

1- Dans la première catégorie, nous pouvons citer Taha Hussein


qui semble ne pas avoir oublié la levée de boucliers qu'a provoquée
la publication de son livre De la littérature préislamique (Fil Adab
Al Jahili), censuré dès sa parution. Considéré (avec Tawfiq El
Hakim) comme l'écrivain le plus apprécié (la préférence étant
accordée à ses deux oeuvres contestataires: Les Jours et De la
littérature préislamique), Taha Hussein a bien appris la leçon de
prudence en se rachetant par des écrits prouvant sa foi et son
attachement à l'Islam, dont il a fait l'apologie à plusieurs reprises.
Il n'est donc pas étonnant de le voir contourner un sujet aussi
tabou que l'athéisme. Il présenta Jean-Paul Sartre dans des articles
(réédités plus tard dans son livre Mélanges) où il s'intéressait
particulièrement à l'aspect littéraire de son oeuvre, dont il rendait
compte avec un semblant de neutralité d'où transparaissait
pourtant son désir de montrer qu'il n'entendait point gagner ses
lecteurs à la cause de l'existentialisme athée. Fidèle à sa mission de
médiateur passionné par la présentation de la littérature et de la
pensée françaises en général, il résuma ou commenta les oeuvres
existentialistes athées avec une circonspection que lui reprocha
plus tard le critique Sami Khachaba, la considérant comme une
entrave à la présentation objective du courant existentialiste alors
en vogue au Proche-Orient.

La stratégie de l'esquive a également été adoptée par Mahmoud


Abbas, lorsqu'il entreprit de présenter l'existentialisme sartrien en
soulignant surtout son succès auprès des lecteurs arabes.
Médiateur reconnu pour sa présentation de la pensée et de la
littérature occidentales en même temps que pour son apologie des
religions, des prophètes et de leurs missions civilisatrices, il
répondit aux lecteurs qui l'interrogeaient sur Jean-Paul Sartre en
évitant savamment l'évocation de son athéisme. Ainsi souligna-t-il
le succès de l'écrivain français en affirmant qu'il ne se passait pas
un seul jour où lui-même ne recevait des questions de lecteurs
arabes se rapportant à l'opinion du philosophe français sur telle
affaire d'actualité ou bien sur tel problème intellectuel ou moral.
Dans la même veine, Mohamed Ghoneimi Hilal a opté pour une
attitude identique en expliquant les raisons pour lesquelles il a
traduit le livre de Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?.
Dans son introduction à cette traduction, il expliqua qu'elle
pouvait contribuer à l'émergence d'un courant esthétique et
philosophique spécifiquement arabes, ceci sans parler de
l'athéisme de la pensée sartrienne car il le savait susceptible de
choquer la sensibilité d'une grande partie de son lectorat.

Cette présentation quelque peu diplomatique des oeuvres de Jean-


Paul Sartre a aussi caractérisé, à un certain moment de son
évolution intellectuelle, son principal propagandiste au Proche-
Orient, le Libanais Souheil Idriss. Ce dernier a sciemment tronqué
sa traduction des nouvelles de Jean-Paul Sartre dont il a
omis Intimité et L'enfance d'un chef. Répondant aux critiques qui
lui ont reproché cette omission, il affirma qu'il avait été empêché
par "l'inconvenance" des textes. Il évita aussi de traduire Le diable
et le Bon Dieu, redoutant la réaction des lecteurs, qui fut d'ailleurs
tout à fait neutre lorsque Ghiath Al Hadjar traduisit ce texte en
1964. Souheil Idriss adopta de nouveau la même stratégie en
évitant de traduire Réflexions sur la question juive (dont il avait
pourtant discuté avec Jean-Paul Sartre) car il avait été échaudé par
les propos de ses détracteurs l'accusant de servir les intérêts du
colonialisme, ce qu'il avait déploré dès 1954. C'est d'ailleurs pour
réfuter cette accusation qu'il traduisit de Jean-Paul Sartre Notre
honte en Algérie et Ouragan sur le sucre (son épouse, Aida
Matardji Idris, traduisant pour sa part Le néo-colonialisme, publié
en 1964). Cette attitude paraît tout à fait compréhensible quand on
se rappelle la polémique que Souheil Idris a provoquée en publiant
sa traduction de La peste d'Albert Camus. Les critiques arabes lui
avaient alors reproché la date de sa parution, survenue juste après
celle de la déclaration par laquelle Albert Camus soutenait les
colonialistes qui réprimaient alors les nationalistes algériens
insurgés. Considérée comme une "trahison" — car l'auteur
des Justes vivait à l'époque en Algérie et voyait bien le drame de la
guerre de libération nationale — cette déclaration justifiait
désormais, selon eux, le boycott d'Albert Camus et de son oeuvre.
Souheil Idris fut donc obligé de se défendre. Pour ce faire, il
évoqua le retard accusé par la maison d'édition et affirma que
l'oeuvre (traduite) d'Albert Camus lui avait été remise bien avant
ses déclarations controversées. En outre, il expliqua à son public
que La peste condamnait justement la guerre d'Algérie, puisque ce
fléau symbolisait la répression coloniale et que la ville d'Oran
symbolisait l'Algérie. Mais cette interprétation ne put convaincre
ses détracteurs car elle avait son démenti dans celle de Taha
Hussein qui argumentait en faveur du fait que La Peste symbolisait
la Deuxième guerre mondiale et Oran, la France, ou même les
alliés, tout comme Jean-Paul Sartre trouvait que ce texte
symbolisait les nazis. En réalité, dès sa jeunesse, Souheil Idris prit
l'habitude de ménager la susceptibilité de son lectorat, qu'il savait
chatouilleux sur certaines questions politiques, morales ou
religieuses. Aussi prît-il les devants en rappelant que Fardjallah
Haïk avait taxé de décadente la vague existentialiste qui traversait
la littérature française lorsqu'il en avait parlé dans son livre Dieu
est ... libanais.

2- A la stratégie d'esquive évoquée précédemment, d'autres


écrivains arabes du Proche-Orient ont préféré adopter une attitude
différente consistant à apprivoiser les lecteurs susceptibles de
rejeter l'existentialisme en leur prouvant que cette pensée est
d'origine arabe, donc foncièrement familière, malgré le vernis
occidental qui lui confère l'apparence d'un corps étranger. C'est
ainsi qu'Abdelwahab Al Amin, par exemple, affirme avoir trouvé
les sources de l'existentialisme dans le patrimoine littéraire arabe
du Xe siècle (c'est-à-dire du IVe siècle de l'Hégire). Intitulant son
article Al Mutanabbi poète de l'existentialisme (Al Mutanabbi
Cha'ir Al Woujoudiyya), il tenta d'acclimater la pensée sartrienne
importée grâce à l'illustre ancêtre arabe qu'il lui avait attribué.
Comme cette philosophie était connue en Orient dix siècles avant
son apparition en Occident, il suffisait de dépoussiérer un peu
certains textes arabes anciens pour se la réapproprier... Inutile
donc de s'effaroucher devant son apparence mécréante, car au fond
elle n'était pas si éloignée de l'Islam qu'on pouvait le penser. La
preuve en est que le philosophe musulman Abu Hamid Al Ghazali
y croyait, ainsi que l'illustre sa biographie existentialiste Erreur et
délivrance(Al Mounqidh min adhalal), comme l'affirma également
Mohamed Kamel Al Khatib.

3- La troisième attitude choisie par les écrivains arabes dans leur


tentative de diffuser l'existentialisme sartrien consista en ce qu'on
pourrait appeler son "édulcoration", insistant notamment sur les
bienfaits moraux que sa réussite allait entraîner pour les Arabo-
Musulmans. A tel point que l'un d'eux, Mohamed Itani, a associé
l'existentialisme au Salut de l'être humain. Il opposa cette
philosophie aux méfaits du matérialisme et même à ceux du Mal et
soutînt que si elle triomphait, l'humanisation de la réalité serait
effective et l'Homme moderne obtiendrait le salut. De son côté,
Kamal Youcef Al Hadj argumenta en faveur d'un malentendu qui
aurait, selon lui, amené certains lecteurs à prendre Jean-Paul
Sartre pour un athée, alors qu'il n'était en réalité que révolté contre
Dieu, ce qui implique l'idée qu'il croyait en Son existence et Sa
suprématie. La preuve étant, selon lui, qu'Oreste — représentant
de Jean-Paul Sartre dans sa pièce Les mouches— parle avec Dieu et
lui dit qu'il ne reconnaît ni son autorité ni son existence, ce qui
signifie la reconnaissance que ce Dieu est bel et bien existant et
tout puissant. Ce qui signifie aussi que certaines expressions de
Jean-Paul Sartre n'expriment, pas plus que le dépit amoureux, "le
cri d'un désespéré ou l'insulte d'un homme en colère". Cela n'est
pas très surprenant de la part d'un auteur hypersensible
traumatisé par l'horreur des guerres qui ont décimé ses
contemporains. Beaucoup plus tard, la mort de Jean-Paul Sartre
donna à plusieurs écrivains arabes l'occasion de dire qu'en
agonisant, il a affirmé son repentir et son retour à la foi.
4- Enfin, la dernière catégorie d'auteurs arabes regroupe ceux qui
ont choisi de présenter à leurs lecteurs l'existentialisme sartrien en
leur disant bien qu'il est athée, quitte à en tirer toutes les
conséquences. Ainsi, Zaki Nagib Mahmoud a-t-il relevé la
concordance entre les aspirations arabes et la pensée de Jean-Paul
Sartre, notamment sa philosophie de la liberté. Ensuite, il évoqua
clairement son athéisme, soulignant que celui-ci "n'a jamais été et
ne sera jamais un élément de la pensée arabe". Antoine Choulhod
affirma pour sa part que l'existentialisme syrien était identique à
l'existentialisme sartrien dans ses caractéristiques essentielles,
mais que ce qui l'en distinguait radicalement était son rejet de
l'athéisme, qui constitue la base de l'existentialisme de Jean-Paul
Sartre.

Mis à part l'athéisme de Jean-Paul Sartre au sujet duquel les


médiateurs arabes adptèrent donc des stratégies très différentes les
unes par rapport aux autres, nous constatons que tous, à
l'unanimité, ont admiré sa philosophie réaliste de la liberté, de la
responsabilité et de l'engagement dans l'action. Zaki Nagib
Mahmoud a même expliqué l'importation de l'existentialisme de
Jean-Paul Sartre par la concordance entre sa philosophie de la
liberté et des aspirations arabes à la libération qui n'avaient pas à
l'époque une assise culturelle solide.

Admirant la définition particulière que Jean-Paul Sartre a donnée


de la Liberté considérée comme une perpétuelle libération dans
tous les domaines, les médiateurs arabes du Levant l'adoptent dans
son intégralité, la jugeant indispensable à leur émancipation
politique, sociale et morale. Or, les interdits moraux dont ils
veulent se libérer sont, pour la plupart, d'origine religieuse. Cela
explique en partie le fait qu'ils préfèrent l'existentialisme athée à
l'existentialisme croyant et justifie aussi les manoeuvres plus ou
moins diplomatiques par lesquelles ils visent à faciliter la diffusion
de l'existentialisme sartrien. A tel point que même ceux qui optent
pour la franchise, reconnaissant l'athéisme de Jean-Paul Sartre et
affirmant son rejet en raison de sa discordance avec la mentalité et
les valeurs arabes, ne se privent pas pour autant d'appeler leurs
lecteurs à l'adoption de toutes les conséquences qui en découlent.
Ainsi Antoine Choulhod exprime la profonde admiration que lui
inspire la foi de Jean-Paul Sartre en l'Homme à qui il donne
l'opportunité de s'émanciper en rejetant toutes les entraves qui
pourraient freiner son épanouissement, et Houssem Al Khatib
affirme que l'existentialisme sartrien nous permet de nous libérer
de l'intérieur et de mettre un terme à l'inhibition de nos émotions.
Cela explique l'énorme succès que l'existentialisme sartrien a
rencontré auprès des jeunes Arabes révoltés contre la défaite et le
retard de leurs pays dont ils rejetaient la responsabilité sur leurs
aînés. Notons que cette révolte et cette contestation se justifiaient
aussi par la douloureuse perte de la Palestine. Les aînés devaient
revoir leur copie et trouver la faille, la raison d'une si cuisante
débâcle. La philosophie et la pensée arabes fûrent accusées de
démission et de manquer de base théorique. Pour beaucoup,
l'orientation au combat arabe ne répondait aux agressions
étrangères que par des réactions improvisées, sans aucune
planification, à tel point que plusieurs auteurs du Levant
déplorèrent même un aveuglement. Ainsi, par exemple, Fouad
Arrikabi les compara à des réflexes conditionnés, ajoutant que
pour être révolutionnaire toute pensée devait interagir avec la
réalité et l'étudier minutieusement afin d'en déduire des lois.

C'est ainsi que les intellectuels du Proche-Orient, notamment


baathistes, découvrent que leurs compatriotes ont besoin d'une
philosophie engagée qui prend en charge la réalité. Cette
philosophie de l'existence, bien ancrée dans la vie, sera forcément
la philosophie de l'action dont dépend en grande partie la
renaissance de la nation arabe, ainsi que l'affirment, entre autres,
Nacif Nassar et Michel Aflaq. Ce dernier pense obtenir "le
bouleversement" (Inkilab) qu'il vise grâce à la philosophie de
l'action, en expliquant que c'est en affrontant les difficultés que les
Arabes retrouveront leurs potentialités, tout comme Jean-Paul
Sartre croit que l'être se dévoile dans l'action. D'autre part, en plus
des besoins d'une philosophie de liberté, de combativité et
d'action, comblés par l'existentialisme sartrien, Mohamed Itani
souligne l'importance du concret et de l'assomption de la réalité
pour atteindre la Renaissance arabe.

Sur le plan de la théorie et de la critique littéraires, la diffusion des


oeuvres de Jean-Paul Sartre, parallèlement aux idées nationalistes
du Baath, a engendré un intérêt inégalé pour les principes de la
littérature réaliste et engagée qui ne s'est pas démenti tout au long
de dix Congrès des Écrivains Arabes, de 1954 à 1975. Fait que
Hussein Murawah avait pressenti dès 1954 en constatant l'intérêt
de la littérature arabe pour la prise en charge de la vie nationale et
même internationale, comme l'atteste son adoption des principes
prônés par Jean-Paul Sartre. D'autre part, les nationalistes arabes
voulaient changer la réalité du Levant par le changement de
l'Homme, en le libérant de l'intérieur. Ils appelèrent ainsi à
l'engagement existentialiste, reprochant à l'engagement marxiste
de certains de leurs compatriotes son attachement au changement
de l'extérieur, de l'infrastructure matérielle, au détriment de
l'Homme, de la Superstructure.

Enfin, on constate que le débat d'idées — existentialistes,


islamistes et marxistes — a considérablement enrichi la littérature
arabe qui l'exprima alors à travers ses différents genres, prose et
poésie confondues, jusqu'en 1967, date à laquelle la position
politique de Jean-Paul Sartre, dite pro-israélienne, a provoqué
chez les lecteurs du Proche-Orient une énorme déception, d'où le
boycott de son oeuvre et son éviction de cette aire culturelle où il
avait suscité tant d'espoirs et fait l'objet d'un véritable
engouement, surtout après la perte de la Palestine en 1948.
Plébiscité en 1948 et discrédité en 1967, convoqué puis congédié
par les intellectuels arabes du Levant, dans les deux cas suite à des
crises politiques, Jean-Paul Sartre a toutefois été — tout au long
des dix-neuf ans qu'a duré sa fortune au Machreq — le plus
important représentant de l'existentialisme, choisi par plusieurs
membres de l'intelligentsia arabe, surtout dans les pays du
Croissant Fertile, pour contrer le Communisme et l'Islamisme
qu'ils renvoyaient dos à dos.

Cela explique les efforts fournis et les stratégies inventées puis


suivies par les différents médiateurs oeuvrant pour la diffusion la
plus large possible à ses livres et ses idées. Ces dernières étaient
généralement bien accueillies par les lecteurs qui y trouvaient
l'écho de leurs aspirations, sous réserve, toutefois, de contourner
l'obstacle de l'athéisme officiellement très malvenu dans cette
"terre de religions". D'où les manoeuvres plus ou moins
diplomatiques adoptées par les auteurs du Levant arabe dans la
présentation de l'existentialisme sartrien.

En somme, si on se permet d'extrapoler, on peut conclure que


l'accueil favorable réservé à une pensée étrangère dépend de sa
capacité à satisfaire les besoins ressentis par l'aire culturelle qui la
convoque. D'autre part, le médiateur semble bien calculer les
bénéfices et les pertes escomptés de cette importation: s'il la trouve
globalement avantageuse pour le milieu récepteur, il peut même
tenter de l'y acclimater, quitte à soumettre sa présentation aux
retouches nécessitées par le respect des valeurs sur lesquelles il sait
que ses lecteurs ne transigent pas.

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