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L'Harmattan

Éditions Kimé

D'UNE MÉSINTERPRÉTATION DU TOTALITARISME ET DE SES EFFETS


Author(s): Miguel Abensour
Source: Tumultes, No. 8, Apolitismes (Septembre 1996), pp. 11-44
Published by: Éditions Kimé; L'Harmattan
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24600054
Accessed: 24-06-2016 02:26 UTC

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TUMULTES, N°8, 1996

D'UNE MESINTERPRETATION DU
TOTALITARISME ET DE SES EFFETS

Miguel Abensour

L'apolitisme et ses entours ? Ce titre même évoque


l'idée d'une nébuleuse dont il conviendrait de sortir pour
dresser une carte plus précise du paysage et y percevoir plus
finement des phénomènes qui, en dépit de leur proximité,
méritent d'être distingués : l'apolitisme, l'anti-politisme,
l'anti-politique, la haine de la politique, etc. Par rapport à
cette nébuleuse, mon effort d'élucidation ne portera pas tant
sur des problèmes de définition que sur ceux de genèse, ou
plus exactement de mise en relation. Ainsi, quelle place
occupe le totalitarisme dans les entours de l'apolitisme ?
Quelles relations convient-il de penser entre le totalitarisme et
l'apolitisme ? Ou encore, quelle est la part de l'expérience
totalitaire dans l'apolitisme contemporain, dans sa genèse,
apolitisme historiquement spécifique dans la mesure où il
s'agit d'un apolitisme post-totalitaire ?
Face à cette interrogation, une première hypothèse : la
question du totalitarisme et de ses interprétations serait
déterminante dans la genèse de l'apolitisme, et plus
globalement de l'hostilité contemporaine à la politique ; le
totalitarisme et ses interprétations serait un des foyers
possibles - à la fois politique et théorique - de l'apolitisme,
comme si la politique contemporaine portait d'indélébiles
traces de l'expérience totalitaire.
Cette hypothèse paraît renforcée dès que l'on considère
le paradoxe du totalitarisme, en tant que catégorie
interprétative. Cette interprétation se développe à la fois sous
le signe de la complexité et de la banalisation. Complexité,
car il s'agit tout au moins pour les interprétations
philosophiques de saisir le nouveau de notre siècle, « le
cœur », selon Hannah Arendt et surtout le sans précédent. Il

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12 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

s'agit donc de parvenir à décrire une forme de domination


inédite à ne confondre ni avec la tyrannie ni avec le
despotisme. Ce qui implique une interprétation élaborée de la
modernité et une nouvelle pensée du politique à l'écart de
toute scientifisation. Remarquable en effet est la rencontre
chez les interprètes philosophes d'une volonté d'élucidation
du phénomène dans son originalité et d'une détermination à
redécouvrir le politique, soit comme action, soit comme
institution du social. Bref, c'est à l'épreuve du totalitarisme
que s'est forgée une nouvelle pensée du politique qui si elle
entretient des rapports avec la tradition ne s'y réduit pas,
l'expérience totalitaire ayant creusé un abîme entre la
tradition et nous.
Simultanément, force est de constater la banalisation de
la notion qui donne naissance à des équivoques multiples,
depuis l'identification rapide de n'importe quelle forme de
dictature au totalitarisme jusqu'à la proposition d'un
simulacre de philosophie de l'histoire qui affirme une
permanence de la domination dans l'histoire des hommes,
identifiée sans autre forme de procès à la politique même. En
effet, un des points déterminants de l'équivoque est
précisément le rapport du totalitarisme au politique. Dans la
référence au phénomène totalitaire, une oscillation réapparaît
sans cesse :

- soit le totalitarisme est considéré comme l'excès du


politique ou comme le politique porté à son excès.
- soit le totalitarisme est pensé comme la disparition du
politique, sa destruction, plus encore comme la fantastique
tentative de détruire le lien politique et au-delà la condition
politique des hommes. Comme si le totalitarisme se voulait le
démenti en acte le plus radical infligé à la thèse
aristotélicienne de l'homme, animal politique.
Tel est le point nodal à propos duquel il est urgent et
nécessaire de mettre un terme à l'équivoque. A ce niveau, les
enjeux sont clairs.
- Si le totalitarisme est pensé comme un excès du
politique, ou une politisation à outrance, la critique du
totalitarisme et la sortie du totalitarisme s'orienteront vers le

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Miguel Abensour 13

désinvestissement du politique qui apparaît d'autant plus


légitime que dans ce cas, le politique est tenu pour
responsable du mal totalitaire.
- Si, à l'inverse, le totalitarisme est pensé comme la
destruction du politique, la critique et la sortie du totalitarisme
s'orienteront tout autrement. A la sortie de l'expérience
totalitaire, il s'agira de réinstaurer le politique, de le
redécouvrir en en affirmant à la fois la consistance
irréductible et la dignité. Redécouverte des choses politiques
donc, puisque c'est la tentative de les détruire qui est jugée
responsable ici de l'expérience totalitaire.
Cette oscillation, cette alternative mise en lumière, nous
retrouvons la question de l'apolitisme. En effet, si c'est la
première thèse qui prévaut - le totalitarisme comme excès du
politique - l'apolitisme peut être considéré comme une
réaction quasiment légitime, normale, à cet excès.
L'apolitisme serait en ce cas un désinvestissement du
politique succédant à une phase de saturation. A l'inverse, si
c'est la deuxième thèse qui l'emporte - le totalitarisme
comme destruction du politique - l'apolitisme apparaît sous
un jour nouveau. Ne peut-on y voir comme une survivance,
comme une trace dans la société post-totalitaire de la
destruction totalitaire du politique ? Bref, l'apolitisme serait
en ce cas le signe d'une blessure irrémédiable infligée au
politique. C'est donc en ce sens que le totalitarisme et son
interprétation s'avèrent non seulement un des foyers possibles
de l'apolitisme contemporain, mais ce qui en détermine
également le sens et l'orientation, même si les manifestations
concrètes peuvent en paraître proches ; soit l'apolitisme
comme rejet du politique, soit l'apolitisme comme survivance
de la destruction du politique.

Le totalitarisme comme excès du politique, ses effets


quant à l'apolitisme contemporain.

Pour rendre la thèse la plus explicite possible et sortir


des équivoques de l'opinion, je me tournerai vers un

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14 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

essayiste, Simon Leys, qui à plusieurs reprises a écrit sur le


totalitarisme, en l'occurence sur sa forme maoïste1. Il a
proposé plus tard un essai sur Orwell2, l'auteur, comme on
sait & Hommage à la Catalogne, La ferme des animaux, et
surtout du célèbre 1984, comme s'il avait reconnu en George
Orwell l'inspirateur par excellence de sa propre critique de la
domination totalitaire. Dans ses ouvrages, dont il faut
maintenir qu'ils apportèrent la lumière de la critique dans une
période d'obscurantisme, S. Leys analyse le totalitarisme
comme le Tout politique au sens où, selon lui, le totalitarisme
se définirait par l'écrasement, plus par l'anéantissement des
éléments et des valeurs non politiques de l'existence et du
monde, au nom du politique « installé au poste de
commande » pourrait-on dire. C'est ainsi qu'il a
talentueusement pratiqué une « investigation littéraire » au
sens de Claude Lefort, du totalitarisme chinois en opposant
aux grands tableaux idéologiques la petite vignette critique,
en faisant produire à un examen du détail inaperçu voire
occulté l'aveu que le Tout est le non-vrai. Le totalitarisme
dans la perspective du « Tout politique » écraserait aussi bien
le frivole que l'éternel, le tissu imprévisible du quotidien, de
ce qui dans la vie des hommes peut produire du nouveau, de
l'imprévu, ce qu'Hannah Arendt appelle « le miracle de
l'être ».
Cette interprétation du totalitarisme produit aussitôt
chez Simon Leys ses effets, notamment dans cet essai
consacré à George Orwell dont le titre « l'horreur de la
politique » est suffisamment éloquent. Il y aurait selon Leys
une énigme d'Orwell : pour les uns ce serait l'animal
politique par excellence « qui ramenait tout à la politique » ;
pour les autres dont sa seconde femme Sonia, il aurait aimé
vivre à la campagne, loin de la politique et son engagement en
Espagne n'aurait été qu'un accident de l'histoire sans
signification. A cette énigme, Leys répond par un paradoxe,
selon lequel Orwell se serait tenu dans une tension entre les

1. Cf. Les habits neufs du président Mao, Paris, Champ libre, 1971, et Ombres
chinoises, Paris, 1974.
2. Orwell ou l'horreur de la politique, Hermann, Paris, 1984.

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Miguel Abensour 15

deux directions, la politique et la bucolique. Mais très vite lui


même abandonne le paradoxe pour réduire l'exceptionnalité
d'Orwell à l'horreur de la politique, faute d'avoir exploré la
catégorie de l'impolitique. Il écrit : « Plus spécifiquement, ce
qui fonde son originalité en tant qu'écrivain politique, c'est
qu'il haïssait la politique. »3 Donc, cet écrivain politique
haïssant la politique aurait donné la priorité au frivole et à
l'éternel, la politique venant après ; attitude que l'on pourrait
désigner comme un apolitisme à tendance esthético
métaphysique. De là, Leys tire la légitimité d'une attitude
générale à l'égard de la politique : à savoir, entretenir avec la
politique le même rapport que celui qu'un homme soucieux
de sa conservation peut avoir à l'égard d'un chien enragé,
c'est-à-dire d'un chien dont l'état de fureur serait tel qu'il ne
parviendrait plus, à la différence du chien de Platon, à faire la
distinction entre amis et ennemis. « Si la politique doit
mobiliser notre attention, c'est à la façon d'un chien enragé
qui vous sautera à la gorge si vous cessez un instant de le
tenir à l'œil. C'est en Espagne qu'il découvrit toute la férocité
de la bête. »4 Et Leys insiste sur le rapport entre cette attitude
de grande défiance à l'égard de la politique et l'expérience
espagnole d'Orwell. « Après avoir été blessé grièvement par
une balle fasciste, il (Orwell) ne fut ramené à l'arrière que
pour se voir aussitôt traquer par les tueurs staliniens moins
désireux de défendre la République contre l'ennemi fasciste
que d'anéantir leurs alliés anarchistes. Rentré en Angleterre,
quand il voulut témoigner de la manière dont les communistes
avaient trahi la cause républicaine en Espagne, il se heurta
aussitôt et durablement à la conspiration du silence et de la
calomnie... Pour la première fois, il avait été directement
confronté avec le mensonge totalitaire. »5 Certes Orwell
découvrit-il en Espagne le stalinisme, son extension ainsi que
ses ravages destructeurs, mais n'est-ce pas aller un peu vite en
besogne que de réduire « la leçon d'Espagne » d'Orwell, à la
haine de la politique et ce d'autant plus que la haine du

3. Idem, p. 34
4. Idem, p. 35.
5. Idem, p. 36.

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16 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

stalinisme peut très bien aller de pair avec l'amour de la


politique ?
Certes on trouve sous la plume d'Orwell, en rapport
avec l'Espagne l'expression « l'horreur de la politique »
associée, il convient de le préciser, « aux opérations internes
des partis politiques de gauche ». Horreur de la politique en
soi ou bien horreur de la politique partisane ? La question
mérite d'être posée car Orwell découvrit aussi en Espagne le
miracle de la Révolution ou la Révolution en tant que miracle,
c'est-à-dire en tant que surgissement, invention à plusieurs du
nouveau. Certaines pages d'Hommage à la Catalogne sont
parmi les plus belles que l'on puisse lire sur le lien humain,
sur la métamorphose du lien humain en période
révolutionnaire, pendant ce que Chateaubriand appelait les
« vacances de l'humanité ». « L'aspect saisissant de
Barcelone dépassait toute attente. C'était bien la première fois
dans ma vie que je me trouvais dans une ville où la classe
ouvrière avait pris le dessus... Les garçons de café, les
vendeurs vous regardaient bien en face et se comportaient
avec vous en égaux. Les tournures de phrases serviles ou
même simplement cérémonieuses avaient pour le moment
disparu... Et surtout, il y avait la foi dans la Révolution et
dans l'avenir, l'impression d'avoir soudain débouché dans
une ère d'égalité et de liberté. »6 Simon Leys nous offre donc
un modèle accompli de la première interprétation du
totalitarisme avec ses deux temps essentiels :
- le totalitarisme comme politisation totale ou excès du
politique ;
- la réaction considérée comme légitime à cette
nouvelle forme de domination, la haine de la politique,
susceptible de prendre plusieurs figures, l'opposition
esthétique, métaphysique, ou plus près de nous, l'opposition
éthique.

Avant de passer à la seconde interprétation, quelques


remarques critiques. Si l'on désigne par le vocable politisme

6. George Orwell, Hommage à la Catalogne, traduction Y. Davet, éditions Ivréa,


1995, Paris, pp. 13-15.

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Miguel Abensour 17

stricto sensu un processus d'idéologisation, et comme dans le


terme « économisme » une surévaluation, l'apolitisme au sens
du refus de ce processus paraît tout à fait légitime. Mais peut
on pour autant en tirer une haine de la politique comme si le
phénomène de la politique et son idéologisation, sa
surévaluation, devaient nécessairement se confondre ? Le tort
de Leys n'est-il pas, à partir de cette identification, ô combien
contestable, d'avoir confondu entre apolitisme et un point de
vue apolitique ou plutôt anti-politique ? Bref, d'avoir déduit
abusivement d'un apolitisme légitime - en tant que refus du
politisme - une anti-politique ou une haine de la politique
pour le moins problématique ? Alors que cet apolitisme, au
sens indiqué peut avoir pour visée non pas de nier le
politique, mais de le retrouver pour le sauver.
Donc, face à cette interprétation du totalitarisme, des
questions demeurent.
1. N'observe-t-on pas ici une confusion entre le « Tout
politique » et le « Tout idéologique », c'est-à-dire avec
l'imposition à toutes les activités d'une société donnée d'un
modèle dominant sous le contrôle d'un parti unique ?
Quoi qu'il en soit, ce Tout politique par le relais de
l'idéologie - cette identification de la totalité à un modèle
idéologico-politique, ce politisme en acte - n'autorise pas
pour autant à jeter le discrédit sur la fameuse formule de
Rousseau dans Les Confessions, « tout tient à la politique »
qui signifie qu'une forme d'institution politique du social
exerce, jusqu'à un certain point, une efficace sur l'ensemble
des éléments d'une société donnée. Cette proposition, à bien y
regarder, n'est-elle pas également partagée par Montesquieu
dans sa théorie des régimes et par Tocqueville dans sa
description de la démocratie américaine ? Critiquer le
politisme en acte est une chose, apprécier le rôle du politique
dans l'institution du social en est une autre.
2. N'observe-t-on pas de surcroît une autre confusion
entre le Tout politique et ce qui s'avère plutôt être une
tentative de produire une socialisation achevée, totale, dont
l'accomplissement devrait d'ailleurs, d'après ses artisans et
ses partisans, entraîner la disparition du politique ?

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18 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

3. Cette interprétation du totalitarisme en terme de Tout


politique n'est-elle pas une pensée courte ? En effet, cette
conception n'a-t-elle pas pour défaut d'en rester aux seules
déclarations d'intention, sans parvenir à mesurer les effets de
la pratique ? A supposer que le totalitarisme soit le projet
d'un Tout politique - l'identification de la politique et de la
totalité - la mise en œuvre de ce projet n'aurait-elle pas pour
effet de faire perdre aussitôt au politique sa consistance et ses
frontières ? C'est-à-dire que la réalisation du Tout politique
aurait pour effet paradoxal de dissoudre le politique qui en un
sens ne tient son existence que de se distinguer d'autres
dimensions à l'œuvre dans l'institution d'une société donnée.
De par l'accentuation de ses traits, ce modèle
d'interprétation du totalitarisme a au moins le mérite de nous
rendre sensibles à l'attitude de défiance du politique qui
affecte largement l'opinion après l'expérience totalitaire. Si
dans la conception banale et équivoque, le totalitarisme
apparaît comme ce déchaînement du politique, cet excès du
politique, alors on ne peut que comprendre la défiance diffuse
de l'opinion à l'égard de la politique, son apolitisme toujours
exposé à dégénérer en haine de la politique. Peut-être faut-il
compter aussi avec le réveil de vieilles attitudes chrétiennes
qui ont tendance à associer le politique au mal ; dans ce cas,
le totalitarisme serait la manifestation du mal politique par
excellence.
Curieusement l'opinion est ici relayée et confortée par
les positions de certains philosophes, comme si en ce cas la
philosophie ne faisait pas son travail de critique de l'opinion
et ne tentait pas d'opérer un passage de l'opinion à la vérité.
Démission étrange de la philosophie ? Ne s'agit-il pas plutôt
de la réactivation de l'esprit de corps des philosophes et de
leur méfiance traditionnelle à l'égard de la politique si bien
dénoncée par Hannah Arendt ? Selon cette dernière, depuis
l'événement traumatique initial - le procès et l'exécution de
Socrate - les philosophes souffriraient d'une « véritable
déformation professionnelle » qui les porterait à concevoir la
politique comme une activité dangereuse susceptible de porter
atteinte au calme et à la sérénité nécessaires à la vita

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Miguel Abensour 19

contemplativa, et de remettre en question sa primauté. On


pourrait sans peine observer cette attitude de défiance de
certains philosophes contemporains à l'égard de la politique
en considérant la réception qu'ils réservent à l'œuvre
d'Emmanuel Levinas. A les en croire Emmanuel Levinas
serait le porte-parole de la priorité de l'éthique et d'une
dépréciation de la politique, puisque cette priorité aurait pour
effet bénéfique de lutter contre la politique et son
totalitarisme ontologique. Lecture myope et inexacte. Si
Emmanuel Levinas dans le sillage de Kant distingue entre
politique et éthique, il n'en pose pas moins une articulation
nécessaire entre les deux telle qu'il reconnaît l'importance et
la consitance du politique. Certes, il affirme la priorité de
l'éthique - du fait éthique, de la responsabilité pour autrui -
mais c'est pour aussitôt rappeler qu'avec l'apparition du tiers
s'impose la nécessité de la politique. Face à la relation
éthique exposée à l'extravagance et à la démesure la politique
a pour tâche de réintroduire de la mesure, c'est-à-dire
d'introduire en fonction du tiers de la comparaison entre des
incomparables. C'est grâce à cette mesure et donc grâce à la
politique que peut s'ouvrir un passage de l'extravagance
éthique à la justice.
Cette réception de l'œuvre de Levinas dans sa
simplification outrancière est symptomatique des
mouvements qui affectent l'opinion après l'expérience
totalitaire mal interprétée, à savoir un apolitisme qui dégénère
en dépréciation de la politique et une surévaluation de
l'éthique. N'est-ce pas encore ce double mouvement que nous
pouvons reconnaître dans la valorisation a-critique de
l'humanitaire qui serait l'autre nom de la priorité, sans
articulation, de l'éthique sur la politique dans un monde
désenchanté, pire encore, désorienté.
Le totalitarisme - faut-il y insister - constitue un repère
essentiel du monde contemporain, à partir duquel nous nous
orientons. De ce point de vue, fondamentale est l'acceptation
de la catégorie ou son rejet pour rendre compte du nazisme et
du stalinisme. Pour ceux qui acceptent d'avoir recours à cette
notion pour penser cette nouvelle forme de domination

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20 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

apparue au XXe siècle, il est évident que le totalitarisme a


bouleversé de fond en comble le champ du politique, au point
de le rendre méconnaissable. On ne s'étonnera donc pas que
la conception du totalitarisme retenue puisse engendrer un
ensemble de représentations qui va exercer un effet décisif sur
notre rapport aux choses politiques, en 1'occurence sur
l'apolitisme et sa dégénérescence possible en discrédit de la
politique. Déjà Benjamin Constant s'élevait contre la
réduction de la politique à un jeu de forces visibles et
soulignait l'importance des opinions. « C'est cependant aux
opinions seules que l'empire du monde a été donné. Ce sont
les opinions qui créent la force, en créant des sentiments, ou
des passions, ou des enthousiasmes. »7 Ainsi, nous l'avons vu
« l'opinion » du totalitarisme comme Tout politique, outre
son caractère critiquable porte en elle de façon presque
irrésistible la haine de la politique et toutes les passions
afférentes. Dans cette perspective, à l'expérience totalitaire
reviendrait d'avoir révélé ou éventuellement confirmé la
nature profondément maligne de la politique.

Le totalitarisme : domination totale et destruction de la


politique

Il est heureusement d'autres opinions à propos du


totalitarisme. D'autres philosophes, principalement Hannah
Arendt et Claude Lefort, pour avoir eu une autre perception
du fait totalitaire et en avoir proposé une autre interprétation
ont pu, dans un seul et même mouvement, critiquer la
domination totalitaire et travailler à redécouvrir le politique.
Ainsi se sont-ils l'un et l'autre opposés aux équivoques de
l'opinion et du même coup ont-ils invité à résister à la
dépréciation ambiante qui affecte le politique. Deux analyses
qui ont en commun une même inspiration philosophique :
l'un et l'autre, en effet, refusent pour rendre compte de la
domination totalitaire d'en rester à une description empirique

7. Benjamin Constant, De la liberté chez les modernes, textes choisis et présentés


par Marcel Gauchet, le Livre de poche, 1980, p. 604.

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Miguel Abensour 21

rassemblant un certain nombre de caractères pour mieux


dégager, dans une perspective phénoménologique, l'essence
de cette forme de domination. De surcroît, ils réactivent, par
des voies certes différentes, la problématique de la
philosophie politique. Face au phénomène totalitaire, ils
posent à nouveaux frais la question de savoir quelle est la
différence entre un régime politique libre et son contraire,
sans pour autant céder à l'illusion d'une reprise pure et simple
de la tradition. Même s'ils ne professent pas la même
conception du politique, l'une privilégiant l'action, l'autre
insistant sur l'institution du social, ils partagent une même
thèse essentielle, à savoir que la domination totalitaire, loin
d'être la politique comme outrance, le Tout politique, est
fondamentalement destructrice des choses politiques, du
domaine politique et au-delà de la dimension politique qu'ils
considèrent comme essentielle à la condition humaine. Aussi
développent-ils une autre position à l'égard du politique dans
la lutte contre le totalitarisme, ou à la sortie du totalitarisme,
bref, une autre opinion quant aux chances du politique dans le
monde post-totalitaire. Dans cette analyse, j'accorderai la
priorité à Hannah Arendt, ayant déjà consacré une longue
étude aux travaux de Claude Lefort sur ce point.

Hannah Arendt, dans sa critique du totalitarisme, part


d'une théorie des régimes reprise de Montesquieu mais
sensiblement modifiée, dans la mesure où elle ajoute aux
deux critères de Montesquieu un troisième élément. De
Montesquieu elle garde la distinction entre la nature d'un
régime - sa forme ou sa structure - et son principe d'action
c'est-à-dire la passion spécifique qui le fait agir et lui permet
de persévérer dans son être. A ces deux critères, elle en ajoute
donc un troisième, à savoir la définition d'une expérience
fondamentale sur laquelle repose chaque type de régime, cette
expérience renvoyant à chaque fois à une dimension de la
condition humaine. Ainsi, la monarchie reposerait sur
l'expérience inhérente à la condition humaine de ce que les
hommes sont distincts et différents les uns des autres par la
naissance ; la République sur l'expérience opposée, celle de

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22 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

l'égalité entre tous les hommes qui sont nés égaux et ne se


distinguent que par leur statut social ; ce qui se manifeste par
une égalité de pouvoir renvoyant à la condition de pluralité.
La tyrannie, enfin, qui marche à la crainte reposerait sur
l'expérience de l'angoisse que nous éprouvons dans les
situations de total isolement8. Armée de ces trois critères
Hannah Arendt définit le totalitarisme de la façon suivante : il
a pour nature la terreur, pour principe d'action, ou plutôt de
mouvement, l'idéologie. Enfin, il reposerait sur une
expérience fondamentale qui a à voir avec l'isolement
considérablement aggravé par l'expérience moderne de la
désolation.
Or toute son analyse tend à montrer qu'à ces trois
niveaux, le totalitarisme détruit la vie politique, le domaine
politique en tant que domaine des affaires humaines,
l'essence de la politique, à savoir l'action, la dimension
politique par excellence. Jugement qu'il ne faut point
entendre comme la déclaration d'un journaliste ou d'un
homme politique mais comme la conclusion d'une philosophe
qui ne prend tout son sens que rapportée aux catégories
essentielles de sa pensée.

Destruction de la politique signifie d'abord atteinte


portée à la condition de pluralité, au fait que ce sont les
hommes qui habitent la terre ; ni un homme, ni la simple
multiplicité, mais la pluralité qui inclut à la fois l'être-parmi
les hommes et l'unicité. Véritable condition ontologique de la
politique qui selon Hannah Arendt, doit continuer à susciter
l'étonnement d'une philosophie politique renouvelée.
Destruction de la politique signifie ensuite la destruction, non
pas tant des hommes que celle du monde, cet horizon de sens
que les hommes édifient entre eux à l'intersection de l'œuvre
et de l'action. Le monde, un espace intermédiaire où se
déploient et se jouent les affaires humaines, un espace du
paraître où «j'apparais aux autres comme les autres
m'apparaissent ». Seul le respect de la condition de pluralité

8. Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, Payot, 1990, pp. 92-93.

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Miguel Abensour 23

assure l'existence possible d'un monde et seule l'existence de


ce monde est la condition de possibilité d'un espace publico
politique en tant qu'espace de liberté. Destruction de la
politique signifie enfin négation de la liberté en un double
sens : négation de la liberté d'exprimer et d'échanger des
opinions, négation également de la liberté d'agir, du pouvoir
commencer, du pouvoir de poser un nouveau commencement
qui dépend de la présence des autres et de la confrontation
avec eux. Selon Hannah Arendt, on le sait, l'action qui fait
signe vers la condition de natalité est toujours action de
concert.

Les concepts sont si étroitement reliés chez Hannah


Arendt, qu'en un sens, pour rendre compte fidèlement de sa
pensée, il suffirait d'affirmer que le caractère essentiel de la
domination totalitaire consiste à détruire la politique dans la
mesure même où elle nie ce qui en est le fait fondateur, la
pluralité humaine. Le cas d'Arendt est particulièrement
intéressant ; on rencontre en effet dans son œuvre des
formulations telles que « la politique totalitaire » ou « l'Etat
totalitaire » qui laisseraient penser qu'elle oscille entre les
deux interprétations possibles du totalitarisme et partage par
moments la première conception. Simultanément, ne marque
t-elle pas sa distance critique à l'égard de cette première
interprétation puisqu'elle écrit à propos des formes d'Etats
totalitaires « dans lesquelles l'existence entière de l'homme a
été soit disant totalement politisée »9 ? Cette hésitation, ou
cette contradiction, n'est qu'apparente. Le cheminement
d'Hannah Arendt est plus complexe. L'interprétation du
totalitarisme comme négation de la politique ne naît pas d'un
coup ; il lui faut d'abord faire semblant d'épouser la thèse de
la politisation totale, l'éprouver en quelque sorte pour faire
apparaître le préjugé qui est à son origine et s'en dégager, à
savoir la confusion entre domination et politique. L'opinion
ne peut voir que politisation totale quand elle identifie
implicitement la politique à la domination. C'est donc d'un

9. Hannah Arendt, « La politique a-t-elle encore finalement un sens ?» in


Colloque Hannah Arendt, Ontologie et politique, Collège international de
philosophie, 1990, p. 164.

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24 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

seul et même mouvement qu'Hannah Arendt décrit le


totalitarisme comme destruction de la politique, dissocie la
politique de la domination et recouvre le sens de la politique,
c'est-à-dire la liberté ; c'est d'un seul et même mouvement
qu'elle congédie le désespoir contemporain qui veut se
débarrasser de la politique et qu'elle retrouve la politique
comme lieu originel d'un miracle proprement humain, le
miracle de l'agir, de l'action de concert, le « miracle
événement » de la liberté dans le domaine des affaires
humaines.
Si la politique a encore un sens, celui de la liberté, on
comprend alors que tous les maux du totalitarisme que l'on
attribue à tort à la politique sont à vrai dire imputables à la
domination, à la division entre dominants et dominés et non à
l'action parmi ses pairs, orientés à la liberté. N'épouserait-on
pas la démarche subtile du texte « La politique a-t-elle
finalement encore un sens ? », qu'il apparaîtrait néanmoins
que les concepts d'Hannah Arendt vont tous dans le sens de la
seconde interprétation du totalitarisme. Déjà à propos de la
tyrannie, n'affirme-t-elle pas qu'il s'agit d'un régime qui
s'autodétruit puisque la crainte ne peut valoir comme principe
d'action ? Quant aux régimes totalitaires qui sont en vérité
des non-régimes, son verdict est sans ambiguïté. « Les
régimes totalitaires ne se sont pas contenté de mettre un terme
à la liberté d'exprimer ses opinions, mais ont fini par anéantir
dans son principe la spontanéité de l'homme dans tous les
domaines. »10
D'abord, la destruction de la politique, au niveau de la
nature du régime, par la terreur. Le régime totalitaire en tant
que terreur se définit par opposition au gouvernement
constitutionnel ou républicain. L'essence du gouvernement
républicain est la loi et en tant que tel il institue les conditions
de la liberté et de l'action. Les lois selon Hannah Arendt
remplissent des fonctions multiples :
- elles instituent des barrières, elles posent et dessinent
des limites.

10. Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, traduction de Sylvie Courtine


Denamy, éditions du Seuil, 1995, pp. 65-66.

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Miguel Abensour 25

- de par cette délimitation, elles créent un espace


différencié entre les hommes (inter-esse) et du même coup
rendent possible la mise en œuvre de la condition ontologique
de pluralité.
- c'est également grâce à ces limitations que les lois
instituent des modes de communication entre les hommes qui
vivent ensemble et agissent de concert.
- Enfin, ces lois, de par leur stabilité, permettent aux
hommes d'évoluer à l'intérieur de l'espace ainsi délimité.
Autrement dit, c'est la stabilité des lois qui permet aux
hommes en régime républicain de faire l'épreuve des
bouleversements qu'est susceptible d'apporter l'histoire et
particulièrement dans le champ politique, la naissance
d'hommes nouveaux. Penseurs de la naissance, de la
condition de natalité, Hannah Arendt rappelle : « Avec
chaque naissance, un nouveau commencement se fait jour
dans le monde, un monde nouveau est virtuellement parvenu
à l'existence. »n A suivre Hannah Arendt, on pourrait
considérer que l'action des lois, leur stabilité, consiste à
instaurer un jeu complexe entre la préservation d'un monde
commun et l'ouverture aux potentialités de ce
commencement. « La stabilité des lois enserre ce
commencement neuf, et elle garantit en même temps la liberté
de mouvement, la potentialité inhérente à ce qui est
entièrement nouveau ainsi que la préexistence d'un monde
commun. »12
La terreur connaît à la fois une absence de lois, ce qui
tend à la rapprocher du despotisme, et surtout un déplacement
de la loi, de l'idée de loi. La loi n'est plus l'expression du
droit positif tel qu'il découle des sources traditionnelles ; elle
devient la loi d'un processus, soit naturel, soit historique qui
est pensé comme étant en voie d'accomplissement, ou à
l'accomplissement duquel il faut nécessairement contribuer.
Un jeu propre au totalitarisme s'instaure entre la stabilité et le
changement : pour que la loi du processus puisse se déployer,
pour laisser libre cours à sa dynamique, la domination

11. Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, op. cit., p. 102.


12. Hannah Arendt, id., p. 102.

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26 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

totalitaire stabilise les hommes. « La terreur fige les hommes


de manière à libérer la voie pour le processus naturel ou
historique. »13 Cette fixation des hommes, cette inversion des
foyers du statique et du dynamique porte aussitôt atteinte à la
qualité politique des hommes en tant qu'acteurs, êtres du
commencement, pour le commencement. Dans la mesure où
cette forme de domination travaille à l'accomplissement d'un
processus, il lui importe d'empêcher « tout acte imprévu,
libre, spontané » susceptible d'entraver le déroulement du
processus. Abolition du temps politique ou du temps de la
politique en tant que temps du nouveau, puisque la seule
temporalité que tolère cette forme de domination est une
temporalité processuelle, anonyme, neutre qui s'opère en
quelque sorte « dans le dos » des hommes au mépris de leur
don d'agir. Abolition des limites donc qui entraîne une chaîne
de destruction : abolition de l'espace entre les hommes qui
permet la mise en œuvre d'une relation complexe entre le lien
et la division ; abolition des modes de communication entre
les hommes et surtout de ce qui en constitue la racine, la
condition de pluralité. C'est au terme de cette description
qu'Hannah Arendt propose sa théorie de la terreur comme
carcan ou cercle de fer qui, portant atteinte à cet espace entre
les hommes, crée un état d'unité sans précédent, un état inédit
de confusion. « La terreur substitue aux limites et aux modes
de communication entre individus un carcan qui maintient ces
derniers si étroitement serrés qu'ils sont comme fondus
ensemble, comme s'ils ne faisaient qu'un. La terreur réduit
les hommes à l'unité en abolissant les limites créées par les
lois qui assurent à chaque individu son espace de liberté. »'4
Ce ne sont pas tant les libertés qui sont détruites que la
condition même de la liberté qui est niée. « Elle (la terreur) se
contente simplement de serrer sans relâche les uns contre les
autres, les hommes tels qu'ils sont, de sorte que le champ
même de l'action libre c'est-à-dire la réalité de la liberté
disparaît. »15 On retrouve la même analyse dans les Origines

13. Hannah Arendt, id., p. 102.


14. Hannah Arendt, id., p. 103.
15. Hannah Arendt, id., p. 103.

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Miguel Abensour 27

du totalitarisme où abolition de la pluralité et surgissement de


l'Un sont liés. « Aux barrières et aux voies de communication
entre les hommes individuels, elle (la terreur) substitue un
lien de fer qui les maintient si étroitement ensemble que leur
pluralité s'est comme évanouie en un homme unique aux
dimensions gigantesques. ... En écrasant les hommes les uns
contre les autres, la terreur totale détruit l'espace entre
eux. »I6
Selon Hannah Arendt, la terreur-carcan détruit sans
conteste la politique en niant à la fois ce qui la rend possible
et ce qu'elle rend à son tour possible. Elle détruit la cité, cette
forme spécifique de vie en commun, cette sphère publico
politique où les hommes agissent, décident ensemble en
mettant en œuvre et en scène la condition de pluralité à
travers un ensemble de rapports agonistiques. Elle détruit
aussi les fruits de l'agir politique, l'institution d'un domaine
des affaires humaines, la constitution d'un monde,
l'institution d'un lien humain entre les hommes visible et
invisible qui se tient au-delà de la nécessité et de l'utilité et a
à voir avec ce phénomène étrange appelé « bonheur public ».
Aussi la terreur porte-t-elle atteinte ou cherche-t-elle à porter
atteinte à la condition politique des hommes. Bref, l'état
qu'instaure la terreur est un néant de société et un néant de
politique.
Nul doute que la critique d'Hannah Arendt ait ici des
origines aristotéliciennes même si elle-même n'est pas
aristotélicienne. Comme si la lutte contre la terreur au nom de
la pluralité reprenait jusqu'à un certain point la critique
qu'Aristote adressait à la République de Platon au nom de la
multiplicité. En effet, selon Aristote, La République, de par sa
valorisation outrancière de l'unité ferait violence à la cité en
tant que manifestation de la multiplicité des hommes. « Si elle
s'avance trop sur la voie de l'unité, une cité n'en sera plus
une, car la cité a dans sa nature d'être une certaine sorte de
multiplicité et si elle devient trop une, de cité elle retourne à
l'état de famille et de famille à celui d'individu... La cité n'est

16. Hannah Arendt, Le Système totalitaire, édition du Seuil, pp. 211-212.

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28 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

pas naturellement une au sens où certains le prétendent, et que


ce que l'on a prétendu être le bien suprême dans les cités
mène les cités à leur perte. »17 Reprise de la critique
d'Aristote, jusqu'à un certain point, disions-nous. Resterait à
bien distinguer la pluralité arendtientienne de la multiplicité
aristotélicienne et à préciser qu'Hannah Arendt n'est pas Karl
Popper. Si, à diverses reprises elle a professé un anti
platonisme systématique et bien articulé, elle n'a jamais
commis la bévue qui consiste à faire de Platon le père du
totalitarisme moderne.

Si l'on considère que le pouvoir est une composante


fondamentale de la sphère politique, c'est encore à un travail
de destruction que se livre la terreur totalitaire à ce niveau. Ici
apparaît dans toute sa force l'originalité de l'analyse
arendtienne. Pour Hannah Arendt, le totalitarisme, loin de se
constituer dans un excès de pouvoir, dans une accumulation
de pouvoir - ce que prétend la thèse de la politisation totale »
défait le pouvoir, toute possibilité de pouvoir entre les
hommes, ou le pouvoir comme puissance d'agir de concert.
On le sait Hannah Arendt est un des rares penseurs de la
modernité à ne pas professer une conception « négative » du
pouvoir dans la mesure où elle se garde bien d'identifier
pouvoir et force, pouvoir et puissance de contraindre ou de
coercition. Il y a, selon elle, une mystérieuse alchimie du
pouvoir telle que le pouvoir vient à l'existence et laisse libre
cours au compagnonnage des hommes, à la « grâce
rédemptrice du compagnonnage »18. Posant un lien entre le
pouvoir - la chance de pouvoir - et le fait d'être-ensemble,
Hannah Arendt conçoit ce phénomène comme pouvoir entre
les hommes, comme pouvoir avec les hommes et non pas
comme pouvoir sur. Le pouvoir est la manifestation même de
la pluralité humaine. « Le pouvoir dans la mesure où il
constitue l'une des composantes, assurément parmi les plus
importantes du domaine politique, apparaît dans le concert

17. Aristote, Les Politiques, traduction, Garnier-Flammarion, Livre II, chapitre 2,


p. 139, p. 142.
18. Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, op. cit. p. 127.

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Miguel Abensour 29

des hommes... Les hommes, lorsqu'ils sont ensemble,


constituent cette sphère où le pouvoir peut apparaître, et ils
découvrent l'existence de ce dernier au moment précis où ils
décident « d'agir de concert »I9. Inversement, l'isolement
ruine la possibilité même du pouvoir et de son apparition ; il
engendre la volonté de domination. Le tyran qui est seul, sans
amis, hors du compagnonnage de ses pairs connaît la crainte
du pouvoir de tous les autres et y répond par la volonté de
domination.
Pour s'être arrachée au préjugé qui confond politique et
domination Hannah Arendt présente un tableau en contraste :
du côté de la pluralité, l'éclosion du pouvoir d'agir en
commun, l'expérience de l'égalité du pouvoir entre les
hommes ; du côté de l'isolement, la volonté de domination
d'un homme sur les autres hommes. Elle décrit la tyrannie
comme fondée « sur l'impuissance consubstantielle de tous
les hommes qui sont seuls »20. C'est en ce sens que le
totalitarisme, forme de domination totale, règne sans limite de
la libido dominandi, exclut de par la confusion qu'il instaure
entre les hommes, de par la destruction du lien humain la
possibilité même du pouvoir et de son surgissement. En proie
à une domination sans limites, les hommes pris dans le cercle
de fer de la domination totalitaire sont très exactement sans
pouvoir, hors du pouvoir, hors du politique, hors de toute
action possible. Description qui vaut à l'évidence pour les
dominés mais qui vaut également pour les dominants, car dès
que l'on passe dans l'ordre de la domination, on ferme en
quelque sorte la porte à la politique et à ce qui la fonde, le don
d'agir.
On ne s'étonnera pas dans ces conditions qu'Hannah
Arendt, dans un projet de recherche de 1948 ait fait du camp
de concentration l'institution essentielle des régimes
totalitaires organisée en vue de provoquer « un état d'apathie
politique et sociale » et de briser à la source toute spontanéité
humaine, tout pouvoir-commencer. Mais ceux qui croient
curieusement trouver de l'espace publico-politique dans le

19. Hannah Arendt, id., p. 129.


20. Hannah Arendt, id., p. 95.

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30 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

nazisme - car aussi surprenant que cela puisse paraître, la


lecture que nous proposons d'Hannah Arendt, interprète du
totalitarisme, ne paraît pas s'imposer - , force leur est de
constater, quand ils se tournent vers les camps de
concentration, qu'il n'y a plus là la moindre trace de politique
mais une situation extrême de domination totale21. C'est
précisément à l'analyse des camps qu'apparaît le sans
précédent du totalitarisme, sa différence spécifique par
rapport aux tyrannies classiques. A l'écart de toute utilité et
de toute rationnalité politique, cette institution vise à créer
une situation de nature à s'assurer une emprise sans faille sur
la population qu'elle soumet à la terreur. « Ce qui caractérise
la terreur totalitaire, c'est qu'elle s'accroît alors que
l'opposition politique diminue, et que les camps de
concentration continuent à se développer lorsque les réserves
d'individus réellement hostiles au régime sont épuisées. »
Pour Hannah Arendt, l'enjeu de la terreur est on ne peut plus
clair. « Le totalitarisme a pour objectif la domination totale de
l'homme. »22 De même existe-t-il un abîme entre le tyran
classique et « l'égocrate » totalitaire ; tandis que l'un exerce
la terreur en vue de briser l'opposition et de s'assurer une
domination tranquille, l'autre qui se voit comme le chef de
l'espèce humaine élimine les hommes superflus afin de
permettre aux lois du mouvement de s'accomplir.

On pourrait en exposant la théorie de l'idéologie chez


Hannah Arendt continuer la démonstration, montrer comment
l'idéologie, principe d'action du régime totalitaire porte
atteinte à la politique et contribue à la détruire. Qu'il nous
suffise, dans cette voie, de retenir trois points particulièrement
saillants.

1. A suivre H. Arendt, l'idéologie serait, en effet, le


principe d'action de cette nouvelle forme de régime, comme

21. Leon Krier, Albert Speer, architecture 1932-1942, Bruxelles, 1985. Sur ce
point je me permets de renvoyer à mon article, « Architectures et régimes
totalitaires », in La part de l'œil, n° 12, Bruxelles, janvier 1996, pp. 9-29.
22. Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, op. cit., p. 172.

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Miguel Abensour 31

la vertu est le principe de la république, ou l'honneur celui de


la monarchie. « J'ai affirmé que, dans le gouvernement
totalitaire, le principe de l'action au sens de Montesquieu, est
l'idéologie »23 écrit-elle. Mais la référence à Montesquieu ne
doit pas cacher la nouveauté du propos, car une lecture plus
attentive prouve qu'il n'en est rien et que cette question
- principe d'action ou non - révèle précisément la spécificité
du totalitarisme. Au sein du totalitarisme, à vrai dire,
l'idéologie ne fonctionnerait pas tant comme un principe
d'action que comme un principe de mouvement. Telle est la
véritable pensée d'H. Arendt. Qu'est-ce à dire ?
C'est d'abord reconnaître que si H. Arendt part
effectivement de Montesquieu, la fidélité à l'essence du
totalitarisme exige d'elle un remaniement général de la
problématique de départ. Remontons donc à la terreur,
l'essence du régime totalitaire. La force de l'interprétation
d'Hannah Arendt est de donner consistance à la thèse du
« sans précédent » en dissociant la terreur de la tyrannie,
règne de l'arbitraire et de l'absence de loi. La terreur obéit à
une légitimité plus haute que celle dont se réclament les lois
positives, puisqu'elle invoque une loi du mouvement, celle de
la Nature ou de l'Histoire, destinée dans son accomplissement
à produire ni plus ni moins que le genre humain. Si la terreur
écrase les hommes les uns contre les autres dans un cercle de
fer ou dans un carcan en abolissant la condition de pluralité,
elle a de surcroît pour fonction d'accélérer, d'accomplir la loi
du mouvement en niant la spontanéité humaine qui se
rapporte à la condition de natalité. « La terreur est la
réalisation de la loi du mouvement ; son but principal est de
faire que la force de la Nature ou de l'Histoire puisse
emporter le genre humain tout entier dans son déchaînement,
sans qu'aucune forme d'action humaine spontanée vienne y
faire obstacle. »24 On peut aller un pas plus loin et affirmer
que la terreur en tant qu'essence du régime totalitaire est elle
même processus, est elle-même mouvement - la terreur c'est
la loi de l'Histoire ou de la Nature en mouvement. « Dans la

23 . Idem, p. 120.
24. Le Système totalitaire, op. cit., p. 210.

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32 D'une misinterpretation du totalitarisme et de ses effets

Situation totalitaire, cette essence est elle-même devenue


processus, et elle n'existe que dans la mesure où on la
maintient constamment en mouvement. »25 Ce qui entraîne
aussitôt une modification de l'idée d'essence qui n'est plus à
penser du côté de la permanence et de la stabilité - tel le bel
animal au repos de La République - mais à appréhender
comme déploiement du processus, tel le bel animal en
mouvement du Timée. C'est en raison de cette modification
de l'essence, de l'idée même d'essence dans le cas du régime
totalitaire, que H. Arendt peut aboutir à cette déclaration
surprenante à première lecture, à savoir que la terreur remplit
une double fonction, celle d'essence du régime totalitaire et
celle de principe, en précisant aussitôt qu'il s'agit non d'un
principe d'action, mais d'un principe de mouvement. Or la
terreur ne peut remplir cette double fonction, ne peut posséder
cette double qualité que parce que dans le cas du régime
totalitaire, en tant qu'essence, elle est déjà mouvement, elle
est déjà processus, parce qu'à la limite s'est opérée une
confusion entre l'essence du régime et son principe sous le
signe du mouvement. De là, nous l'avons déjà observé, une
inversion des pôles du statique et du dynamique. Dans un
régime classique - république ou monarchie - l'essence
fournit de par son autorité un cadre stable au sein duquel les
hommes pourront donner libre cours à l'action dans son
imprévisibilité et dans sa spontanéité. A l'inverse dans un
régime totalitaire, la loi comme loi du mouvement, la terreur
comme accomplissement de cette loi, comme mouvement,
stabilise les hommes, les fige pour entraver, empêcher
l'action et permettre ce faisant à l'essence de se déployer, au
mouvement de se réaliser. Or ce qui vaut pour la terreur dans
le régime totalitaire vaut a fortiori pour l'idéologie ;
entendons que la loi du mouvement, l'impérialisme du
mouvement jette son emprise non seulement sur l'essence du
régime mais sur son principe. Pour ce qui est de l'essence,
elle la dynamise ; quant au principe, elle le réduit au seul rang
de principe, de mouvement. Dans la situation totalitaire, la loi

25. La nature du totalitarisme, op. cit., p. 105.

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Miguel Abensour 33

du mouvement règne en maître, transformant tout ce qu'elle


touche en mouvement. L'essence du régime totalitaire n'a pas
besoin, n'a plus besoin de principe d'action puisqu'elle
contient en elle-même un principe de mouvement qui, en
l'occurrence, vaut comme substitut à toute action possible. Le
mouvement étant devenu l'essence du régime lui-même, on
peut considérer qu'une solution a été ainsi apportée au
problème que rencontrait la théorie classique et qui consistait
à savoir comment mettre en mouvement une structure
permanente, privilégiant la stabilité, comment répondre à
l'exigence du mouvement d'un corps politique. D'où chez
Montesquieu l'idée d'un principe d'action qui sous différents
noms selon l'essence du régime, répondait à cette exigence.
La particularité du régime totalitaire est qu'une solution a été
apportée à ce problème non par la découverte d'un nouveau
principe d'action, mais par la découverte, en ce cas, de
l'inutilité de tout principe d'action. L'essence étant elle-même
dynamique, il n'est plus désormais besoin d'un principe
d'action qui la dynamise. « Dans un régime totalitaire
parfait... où l'on peut complètement s'en remettre à la terreur
pour donner au mouvement un caractère perpétuel, on
n'aurait besoin d'aucun principe d'action séparé de son
essence. »26 Mais, malgré sa volonté de sortir des limites de la
condition humaine, le régime totalitaire se heurte à
l'imperfection des choses humaines. Dès qu'elle vise la
domination totale, planétaire, la terreur même transformée en
mouvement ne suffit pas « à inspirer et à guider la conduite
humaine ». Aussi est-elle contrainte de faire appel à un
adjuvant, l'idéologie qui, selon la logique du régime
totalitaire sous l'emprise de la loi du mouvement, vient
renforcer l'essence et ne fonctionne donc pas comme un
principe d'action mais seulement comme un principe de
mouvement visant, soit à accélérer le processus, soit à
atteindre son accomplissement total. L'idéologie, en tant que
logique d'une idée appliquée à l'histoire, est là pour préparer
les individus à participer au processus en leur dévoilant la loi

26. Le Système totalitaire, op. cit., p. 214.

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34 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

du mouvement, en la leur inculquant, en les préparant à y


jouer ou bien le rôle de bourreau, ou bien celui de victime.
Donc malgré la référence à Montesquieu, la réponse
d'H. Arendt s'inscrit dans une problématique sensiblement
modifiée ; même s'il lui arrive ça et là de définir encore
l'idéologie comme le principe d'action du régime totalitaire,
sa véritable réponse ne fait aucun doute : le caractère sans
précédent du régime totalitaire tient d'une part à ce que son
essence est mouvement, processus, d'autre part à ce que le
principe qui l'anime, l'idéologie, n'est plus un principe
d'action, mais seulement principe de mouvement. Plus
encore, ce principe de mouvement propre au régime totalitaire
rend superflu tout principe d'action, ou si l'on veut, c'est au
nom de ce principe de mouvement - les idéologies énonçant
la loi du mouvement - que les dirigeants totalitaires éliminent
impitoyablement tout ce qui ressemble de près ou de loin à
l'action humaine. « Pour insuffler le mouvement à un corps
politique dont la terreur constitue l'essence, aucun principe
d'action, emprunté au champ de l'action humaine - vertu,
honneur, crainte - n'est plus utile ni nécessaire. Ce corps
politique se fonde, au contraire, sur un principe nouveau qui,
lui, fait entièrement litière de l'action humaine comme acte
libre et il substitue au désir et à la volonté mêmes d'agir la
soif de connaître la loi du processus selon lequel opère la
terreur... Ce dont la domination totalitaire a besoin, en guise
de principe d'action, c'est d'une préparation des individus qui
les destine à remplir aussi bien la fonction de bourreau et
celle de victime. Or cette double propédeutique, succédané du
principe d'action, n'est autre que l'idéologie. »27
Principe de mouvement, principe d'action ? Le débat
n'est pas scolastique ; il ne s'agit pas seulement de
l'application de la bonne catégorie ; il y va de l'existence
même de la politique. En effet, définir l'idéologie comme
principe de mouvement revient à montrer que le régime
totalitaire - dans la mesure où il se donne comme
l'accomplissement de la loi de la Nature ou de l'Histoire

27. La nature du totalitarisme, op. cit., pp. 106-107.

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Miguel Abensour 35

destiné à produire le genre humain - est mobilisé en


permanence contre tout ce qui pourrait en entraver le cours et
donc, au premier chef, contre le don d'agir, contre l'action à
plusieurs, contre l'existence d'un domaine politique, contre la
possibilité même de la politique. Les hommes se détournent
de l'entre-connaissance désormais superflue pour se focaliser
sur la connaissance de la loi du mouvement, éventuellement
accessible à la sagesse d'un seul. « Ce n'est pas le concert des
esprits humains, mais un seul homme qui se trouve requis
pour comprendre ces lois et édifier l'humanité. »28 Aussi
l'idéologie totalitaire, dans son asservissement au
mouvement, loin d'être une politisation à outrance, un excès
de politique est-elle la figure par excellence de la destruction
du domaine politique, puisque l'idéologisation totale de la
société (qu'il convient de distinguer du « tout tient à la
politique ») à laquelle elle procède vise à substituer en
permanence la « solution » idéologique, celle qui correspond
à la loi interne du mouvement, au commencement
imprévisible de l'action de concert. En ce sens, destruction de
la politique est trop peu dire. Il s'agit de nier purement et
simplement la condition politique de l'homme en portant
atteinte à sa qualité d'être pour le commencement, c'est-à
dire, en portant atteinte à la condition de natalité.

2. Au-delà du rôle d'adjuvant de la terreur, l'idéologie,


peu importe son contenu, met les masses en mouvement. Elle
parvient à impulser les masses, dans un sens ou dans un autre,
grâce à l'attrait qu'elle exerce sur elles. Quel est cet attrait ?
Où se situe-t-il ? Comment en rendre compte ? Tournant son
attention vers les « troqueurs d'uniformes », H. Arendt écrit à
leur propos : quel que soit le contenu auquel ils ont souscrit,
ou le type de loi éternelle à laquelle ils ont choisi de croire,
une fois qu'ils ont franchi ce premier pas, rien ne peut leur
arriver et ils sont sauvés. » Elle pose aussitôt la question :
« de quoi sont-ils sauvés ? »29.

28 . Idem, p. 123.
29. Idem, p. 122.

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36 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

Logique d'une idée, l'idéologie est une forme de


doctrine qui prétend que la clé, l'explication de tous les
mystères de la vie et du monde, tiendrait en une unique
formule renvoyant à un unique élément déterminant le
processus naturel ou historique. C'est pourquoi l'idéologie et
ceux qui la partagent tendent à s'émanciper de la réalité
perçue par nos cinq sens en invoquant une « réalité plus
vraie », cachée et à laquelle nous aurions précisément accès
par l'idéologie qui en l'occurrence fonctionnerait comme un
sixième sens venant corriger et supplanter les jugements du
sens commun. Aussi, comme y insiste H. Arendt, le propre de
l'idéologie est-il d'ordonner les faits selon une procédure
absolument logique qui part d'une prémisse tenue pour
axiome et en déduit l'ensemble du processus, la consécution
logique se déroulant à la manière d'un alphabet. Là, dans
cette forme logique qui se substitue à la pensée, serait l'attrait
qu'exerce l'idéologie sur les masses, bien plus que dans le
contenu de n'importe quel paradis attrayant. Quand le monde
intercalaire entre les hommes s'est effondré, quand les
hommes vivent dans le désert, en proie à la désolation, la
seule boussole qu'il leur resterait serait l'idéologie, comme
logique d'une idée d'autant plus salvatrice qu'elle produirait
de la certitude - « ce sol familier et la certitude sans faille de
la Loi » - à rencontre des témoignages des sens s'il le faut.
On le voit, H. Arendt se rapproche ici de l'hypothèse de la
servitude volontaire élaborée par La Boétie, sans aucunement
souscrire à sa contrefaçon, la thèse répugnante et ô combien
autoritaire d'un prétendu « instinct de soumission » : les
masses dans la situation totalitaire ne sont ni trompées, ni
manipulées, mais attirées c'est-à-dire qu'elles participent,
jusqu'à un certain point, à leur propre domination, dans la
mesure où elles trouvent dans la logique pure et l'effet de
certitude qui s'ensuit, comme un sauvetage ou plutôt
l'illusion d'un sauvetage. De ce point de vue H. Arendt, ainsi
que l'a souligné Remo Bodei, tente de rendre compte de
l'opacité moderne sans pour autant renoncer à la volonté
d'intelligibilité de la philosophie politique s'interrogeant sur
les ressorts d'un régime politique libre et de son contraire.

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Miguel Abensour 37

L'existence même de la servitude volontaire (conçue par La


Boétie en contraste avec l'amitié entendue au sens politique
du terme) en situation totalitaire montre combien ce régime se
situe à l'exact opposé de la relation politique et de la forme de
lien humain que cette dernière est susceptible de faire naître.

3. A un autre niveau, on peut mesurer combien en dépit


des apparences, l'idéologie, principe de mouvement, n'a rien
de politique. Pour ce faire, il n'est que de la confronter au
jugement, à la faculté de juger, composante essentielle de
l'agir, du domaine politiques selon H. Arendt. Tandis que
dans l'idéologie, il s'agit d'adhérer à la loi interne du
mouvement, plus de « coller » à une doctrine qui prétend tout
expliquer et se soutient de l'illusion qu'à la limite un seul
homme suffit pour comprendre les lois de la Nature ou de
l'Histoire et produire l'humanité, dans la faculté de juger en
tant que pensée élargie ou pensée ouverte, il s'agit de penser
« en se mettant à la place de tout autre être humain. » Se
mettre à la place de tout autre être humain, grâce à un rapport
de l'entendement et de l'imagination, est ce qui rend possible
« une pensée de concert » pourrait-on dire, ou une pensée qui
virtuellement étaye « son jugement pour ainsi dire de la
raison humaine dans son entier. »30 Le travail de l'imagination
permet à cette pensée élargie de se déployer dans un espace
virtuellement public et tel que la pensée adopte le point de
vue que Kant attribue au citoyen du monde31. Tandis que
l'idéologie, « pensée captive » ou pensée passive qui tend
vers la non-pensée, exige de ceux qui y adhèrent obéissance
et au travers de cette obéissance, soumission à la loi interne
du mouvement, en s'en remettant aux instances qui, par un
jeu identitaire, sont censées incarner ce mouvement, la faculté
de juger a pour première maxime de penser par soi-même. De
ce point de vue, on pourrait considérer que l'expérience
totalitaire a modifié par contrecoup le sens de cette première

30. Kant, Critique de la faculté de juger, § 40, Œuvres philosophiques, tome II,
Pléiade 1985, p. 1072.
31. Cf. H. Arendt, Lectures on Kanl's political philosophy (ed. by Ronald Beiner),
University of Chicago Press, 1982, p. 43.

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38 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

maxime. Il ne s'agirait plus tant, comme chez Kant, de la


pensée sans préjugé, que de la pensée sans idéologie
aboutissant à une nouvelle définition de VAufklärung :
Y Aufklärung, c'est se libérer de l'idéologie.

Enfin le totalitarisme procède à une destruction de la


politique, pire, des conditions de possibilité de la politique au
niveau de l'expérience fondamentale de la communauté
humaine qui, selon H. Arendt, constitue le terreau commun de
la terreur et de l'idéologie.
Nous l'avons noté, c'est la situation d'isolement des
hommes qui permet de rendre compte de l'attrait qu'exerce
sur eux l'idéologie. Mais l'analyse arendtienne va plus loin :
au-delà de l'isolement que l'on rencontre déjà dans la
tyrannie et qui laisse encore de faibles possibilités d'action,
ne serait-ce qu'à travers la crainte, le totalitarisme repose sur
l'expérience fondamentale de la désolation, c'est-à-dire sur
« les périls de l'existence esseulée et superflue »32.
Quelles que soient les différences réelles entre solitude,
isolement et désolation, une ligne de continuité et
d'aggravation est néanmoins claire : le défaut de
compagnonnage propre à ces trois états, l'absence de pairs et
d'égaux détruit toute possibilité de pouvoir - de pouvoir avec
et de pouvoir entre -, cette réalité essentielle de la sphère
politique. A ce propos H. Arendt, nous l'avons vu, ne cesse
de rappeler l'existence d'une relation entre le pouvoir et le
fait d'être ensemble, ou inversement entre l'absence de
pouvoir et l'isolement. Si la tyrannie porte en elle le germe de
sa destruction, parce que la crainte, son principe d'action est
antipolitique, le totalitarisme apparaît à la limite comme un
non-régime, parce que la désolation entrave de par son
existence même qui est négation de la pluralité, la constitution
de tout lien politique et la constitution de tout espace entre les
hommes où puisse se manifester leur qualité d'être pour la
liberté et d'être pour le commencement.

32. La nature du totalitarisme, op. cit., p. 125.

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Miguel Abensour 39

A l'instar de la tyrannie, le totalitarisme correspond à


une expérience du désert, mais considérablement aggravée.
Quand la tyrannie engendre le désert, c'est sur le modèle de la
paix des cimetières ; « la paix règne » car le tyran a pour but
d'abattre l'opposition, de la décourager au sens précis du
terme, afin de jouir « en paix » des fruits de sa domination.
Lorsque le totalitarisme produit le désert c'est sous forme
d'une désertification, c'est-à-dire d'un processus d'extension
du désert sans fin, comme si le désert devait absorber,
recouvrir, dévorer les espaces qui continuent à s'en distinguer
et offrent ainsi des lieux possibles de résistance. La
désertification est un processus dynamique qui gagne sans
cesse du terrain ; en ce sens, sous l'emprise du mouvement,
elle se détourne de la paix et connaît plutôt ce qu'H. Arendt
appelle des « tempêtes de sable », « dans lesquelles tout ce
qui est tranquille comme la mort se transforme soudain en
pseudo-action » propre aux mouvements totalitaires33.
Campagnes de mobilisation, Cent fleurs, etc... « Le désert en
mouvement » est ce qui menace de recouvrir la terre en son
entier. De surcroît le désert totalitaire, outre qu'il tend à
détruire la faculté de pâtir et celle d'agir, met en danger les
oasis, c'est-à-dire les fontaines de vie qui existent
indépendamment de la politique, par exemple l'amour entre
Winston et Julia dans 1984. A suivre les métaphores
d'H. Arendt, la désertification totalitaire menace d'autant plus
les oasis qu'elles nous permettent de vivre dans le désert
«sans nous réconcilier avec lui » c'est-à-dire d'endurer le
désert, les conditions du désert en attendant que les nouveaux
venus, ceux qui commencent puissent sortir du désert et
édifier un monde humain.
Une fois encore, on peut l'observer, H.Arendt se situe
loin de la critique libérale classique qui conçoit le
totalitarisme comme une soumission du privé au public, voire
comme une confusion entre les deux, et ce faisant se
rapproche de la première interprétation. La vision d'H.Arendt
est tout autre. En effet, la domination totalitaire ne saurait

33. Qu'est-ce que la politique ?, op. cit., p. 137.

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40 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

soumettre la vie privée à la vie publique, puisqu'elle est


d'abord et essentiellement destruction de cette dernière et de
sa possibilité même ; c'est plutôt dans la lancée de la
destruction du domaine publico-politique, obéissant au
mouvement de désertification qui l'emporte que la
domination totalitaire procède à la destruction de la vie
privée, poursuivant ainsi la destruction de toute communauté
humaine. « Le régime totalitaire comme toutes les tyrannies
ne pourrait certainement pas exister sans détruire le domaine
public de la vie, c'est-à-dire sans détruire, en isolant les
hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination
totalitaire... ne se contente pas de cet isolement et détruit
également la vie privée. Elle se fonde sur la désolation, sur
l'expérience d'absolue non-appartenance au monde, qui est
l'une des expériences les plus radicales et les plus désespérées
de l'homme. »34
L'expérience fondamentale d'où provient le
totalitarisme (le déracinement et l'inutilité dont étaient
frappées les masses modernes) et qu'il instaure et généralise
est spécifique. La désolation ouvre un nouveau mode
d'exister, l'être abandonné de tout et de tous qui s'éprouve
dans une triple perte, perte du moi, d'autrui et du monde.
Epreuve de la destruction de l'expérience, la désolation porte
atteinte à la condition humaine même ; l'être abandonné
s'abîme dans le vertige de l'être superflu.

Si l'on noue ensemble les fils que nous venons de tirer


- la terreur, l'idéologie, la désolation - le diagnostic de
Hannah Arendt, à parcourir ces trois niveaux, ne peut que se
renforcer. La domination totalitaire est bien cette expérience
sans précédent de destruction de la politique, de son domaine,
de ses conditions de possibilité et au-delà, dans la tentative de
produire une humanité incarnant la loi du mouvement, une
volonté d'en finir avec la condition humaine, en tant que
condition politique, de sorte que la formule implicite du
totalitarisme pourrait être : l'homme est un animal

34. Le Système totalitaire, op. cit., p. 226.

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Miguel Abensour 41

foncièrement apolitique ou plus encore antipolitique, c'est-à


dire, destiné à vivre à l'écart de la cité et contre la cité ou, si
l'on veut donner son sens maximal à la césure totalitaire, à
contre-courant de l'invention de la politique, de la rupture que
représente l'émergence d'une communauté de citoyens. A
contre-pente de ce « miracle-événement » ainsi décrit par
l'historien Christian Meier : « Pour la première fois dans
l'histoire du monde, les hommes acquéraient la possibilité de
décider eux-mêmes dans quel type d'ordre ils voulaient vivre.
A vrai dire, ils n'y parvinrent qu'en se métamorphosant eux
mêmes et en constituant une identité politique. Les concepts
constitutionnels en arc hi a et en kratia nous paraissent
aujourd'hui aller de soi. En réalité, ils ont signifié une
révolution dans l'histoire du monde. »35 Si l'on en croit
H. Arendt, dans son étude sur Walter Benjamin, à la langue
reviendrait de donner à ce passé, à cette révolution son
« assise indéracinable ». « La polis grecque continuera d'être
présente au fondement de notre existence politique, au fond
de la mer, donc aussi longtemps que nous aurons à la bouche
le mot politique. »36 Encore faut-il savoir prononcer ce mot,
savoir à quoi engage son énonciation et ne pas le confondre
avec son contraire, la domination.
En effet, si l'on noue ensemble les trois fils, on mesure
l'ampleur de la mésinterprétation du totalitarisme pensé
comme excès du politique, on mesure comment à chaque fois
cette mésinterprétation repose sur une série de préjugés et de
confusions - confusion entre politique et domination, entre
pouvoir et violence, entre action et mouvement - et on
entrevoit plus qu'on ne mesure les ravages sans fin que
provoque cette mésinterprétation dans notre rapport à la
politique ; comment ce qui devrait nous inciter à nous porter
au secours de la politique tend, au contraire, à nous en
détourner, faute de résister aux préjugés traditionnels et
totalitaires qui dans un temps post-totalitaire nous
communiquent l'horreur de la politique.

35. Christian Meier, Introduction à l'anthropologie politique de l'antiquité


classique, PUF, 1984, p. 30.
36. H. Arendt, « Walter Benjamin » in Vies politiques, Gallimard, 1974, p. 304.

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42 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

Pour orienter notre réflexion après l'expérience


totalitaire - par exemple ce qui vaut présentement pour les
pays de l'Est de l'Europe - H. Arendt nous prévient que le
totalitarisme survit à l'effondrement des régimes totalitaires.
Les périls du totalitarisme « par définition ne sauraient être
surmontés par le simple fait de remporter une victoire contre
les régimes totalitaires...»37 Que notre expérience du
totalitarisme ait été directe ou indirecte, elle nous laisse
« dans un véritable champ de décombres ». Décombres de la
politique, décombres du monde. Outre la politique, la
domination totalitaire a détruit le monde, cet horizon de sens,
« cela même qui surgit entre les hommes et où tout ce que
chacun apporte par la naissance peut devenir visible et
audible »38. L'impérialisme du mouvement, si déchaîné qu'il
s'étend jusqu'au désert, a détruit cet espace intercalaire qui se
constitue à l'intersection de l'œuvre et de l'action et porte en
lui, avec lui une espèce de permanence. Aussi l'expérience
totalitaire nous laisse-t-elle en proie à un acosmisme d'un
genre nouveau, fruit de la désolation.
Ce qui est désormais en question, c'est l'existence ou
non d'un monde et en rapport avec cette existence
problématique, c'est l'existence ou non d'un domaine
politique pour les affaires humaines, la possibilité ou non
d'une existence politique, question préalable à toute
reconstruction d'un espace publico-politique. Ce n'est pas
nous qui sommes malades de la politique pour en avoir abusé,
parce que nous aurions été politisés à outrance, c'est la
politique, c'est le monde qui sont malades de l'expérience
totalitaire, l'une y ayant perdu sa consistance même, l'autre ni
plus ni moins que sa texture. De là l'expression à vrai dire
étrange mais légitime, de « redécouverte du politique »
comme si ce continent avait disparu de notre horizon. Mais tel
est bien l'effet de la domination totalitaire qu'elle nous laisse
à la recherche de la politique perdue - comme si, tel un écran,
elle avait recouvert la politique, occulté la dimension du

37. La nature du totalitarisme, op. cit., p. 125.


38. H. Arendt, « De l'humanité dans de sombres temps, réflexions sur Lessing » in
Vies politiques, op. cit., p. 19.

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Miguel Abensour 43

politique, au point de nous en faire perdre le souvenir, le sens,


jusqu'au désir - et qu'elle requiert de nous, « pêcheurs de
perles », le pari de la politique retrouvée.

Mais l'apolitisme dira-t-on ? Ne l'avons-nous pas perdu


de vue ? Aucunement. Nous n'avons jamais cessé d'en parler,
car qui traite du totalitarisme traite de l'apolitisme et de ses
entours, des conditions de l'apolitisme, de sa genèse possible.
L'expérience totalitaire, on l'aura compris, est le point
aveugle et souvent inaperçu de l'apolitisme, de toutes les
formes de désinvestissement qui affectent la politique.
Inversement, qui ne consent pas à faire ce détour obligé, qui
traite de l'apolitisme sans faire référence à la domination
totalitaire, ne peut appréhender ce phénomène que de façon
empirique, étroite, sans lui reconnaître l'épaisseur historique
et philosophique qu'il exige.
Revenons au conflit des interprétations. Si l'on persiste
à partager la première interprétation, on ajoutera à la
confusion et on ne fera que s'enfoncer davantage dans un
monde inhumain, dans le désert, entretenir la défiance à
l'égard de la politique, considérée tout au plus comme un mal
nécessaire ou comme un instrument destiné à gérer les
problèmes nés de la coexistence des hommes. Cette horreur
de la politique est-elle si pure ? Ne participe-t-elle pas à son
insu de la haine de l'action sur laquelle s'édifie la domination
totalitaire ? Le thème récurrent de la fin de la politique ne
reproduit-il pas volens nolens l'illusion totalitaire d'une
disparition de la politique, le but du mouvement atteint ?
Aveugle à la révolution démocratique moderne, ce retour à la
liberté est vécu comme retour à la liberté de se libérer de la
politique. Avant de lever le drapeau de la haine de la
politique, peut-être conviendrait-il d'éprouver un soupçon
salutaire : cette haine n'est-elle pas la reprise de la haine de
l'action, ne porte-t-elle pas les marques, les stigmates du
désert qu'elle a traversé ? Plus qu'un mot d'ordre, il
conviendrait d'y entendre l'aveu d'un symptôme, d'une

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44 D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets

survivance dans un monde post-totalitaire des attitudes qui


ont nourri l'expérience totalitaire.
Si au contraire nous nous tournons vers la seconde
interprétation, nous pouvons, à la sortie du totalitarisme, dans
le droit fil de l'analyse proposée, élaborer l'ouverture d'une
question : après l'expérience totalitaire, la politique a-t-elle
encore un sens ? et rencontrer, au cœur de cette interrogation,
une chance ; ce sens ne serait-il pas en termes d'H. Arendt le
« miracle-événement » de la liberté ? Et peut-être dans cette
direction, pour avoir mesuré le séisme de la domination
totalitaire, voyons-nous poindre, timide lever de soleil, un
renouveau de la pensée libertaire, ou plutôt une réorientation
de cette inspiration qui n'a cessé de travailler la politique
moderne ? Comme si l'épreuve du totalitarisme, les ruines
accumulées, la radicalité de la destruction avaient révélé par
contrecoup les exigences nouvelles d'une pensée de la
liberté : comment la liberté ne peut plus se penser contre la
loi, mais avec elle, à l'unisson du désir de liberté qui l'a fait
naître ? comment la liberté ne peut plus se concevoir contre le
pouvoir, mais avec le pouvoir, entendu autrement, comme
pouvoir d'agir de concert ? Surtout comment la liberté ne peut
plus se dresser contre la politique, mais comment la politique
est désormais l'objet même du désir de liberté ? La politique
pensée, désirée, à l'écart de toute idée de solution, pratiquée
comme une interrogation sans fin sur le monde et le destin
des mortels qui habitent la terre. Des deux interprètes du
totalitarisme, vers lesquels nous nous sommes tourné, l'un,
Claude Lefort, ne nous fait-il pas découvrir une idée libertaire
de la démocratie, la démocratie sauvage ? L'autre, Hannah
Arendt, ne participe-t-elle pas d'un « principe anarchie » et la
déconstruction du politique à laquelle elle invite ne libère-t
elle pas l'action de la domination des principes, de la théorie
et des fins ? Une action libre de tout archè.

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