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Barbara Lhenry / Éditions Robert Laffont
ISBN 978-2-221-20041-4
Suivez toute l’actualité des Éditions Robert Laffont sur
www.laffont.fr.
À Camille, mon évidence
« La confiance ! A-t-on besoin de la demander,
quand on la mérite ? »
Robespierre, Discours du 29 juillet 1792
Introduction
J’avais bien trop longtemps joué le jeu. Le masque avait fini par
coller à la peau. Je me disais : il faut des chefs. Bienveillants mais
des chefs quand même. Certains doivent diriger, d’autres suivre, c’est
comme ça. Mais que devient alors en politique l’idée même de
démocratie ? Qu’est-ce qui nous pousse à croire que gouvernement
des élites et gouvernement du peuple sont des formules
équivalentes ?
1
Cette mythologie est elle-même constituée de quatre mythes.
Deux d’entre eux concernent la représentation politique – le mythe
des hommes meilleurs et le mythe des hommes compétents. Les deux
autres ont respectivement trait au peuple – le mythe du chaos
conjuré – et au citoyen – le mythe de la volonté libre. J’analyserai ces
mythes un par un après avoir éclairé la crise politique actuelle en
montrant ses causes historiques. Cette crise de la représentation,
cette défiance générale à l’encontre d’une classe politique totalement
décrédibilisée, rend plus lucide quant aux illusions générées par le
système lui-même, au-delà des hommes qui l’incarnent. Ses
secousses dissipent l’écran de fumée, laissent voir la nudité des rois.
J’écris ici à la lumière de ce moment particulier.
e
Tout au long du XIX siècle, le projet hégémonique des
révolutionnaires issus de la richesse mobilière s’est heurté à la
résistance intellectuelle, politique, syndicale ou armée de ceux qui
cherchaient à accorder la réalité gouvernementale aux véritables
idéaux de la Révolution.
La répression de la Commune, qui avait adopté le principe de
révocabilité permanente de ses élus « au lieu, comme l’écrit Marx, de
décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe
dirigeante devait “représenter” et fouler aux pieds le peuple au
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Parlement », est venue mettre un coup d’arrêt brutal aux tentatives
des classes populaires pour récupérer par les armes leur droit à
l’élaboration des décisions collectives. Que fallait-il faire d’autre,
s’indigne le duc de Broglie, face à l’obstination de la « canaille », au
« refus de la plèbe d’admettre l’ascendant normal des classes élevées
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et supérieures » ?
e
Depuis le milieu du XX siècle, l’interminable litanie contre les
dictatures communistes n’a cessé de conforter la victoire des
partisans du pouvoir confié aux élites sociales. Staline a été une
aubaine pour l’ordre représentatif. Il n’y a pas d’alternative. Gauche,
droite : leur opposition réside pour l’essentiel dans leur bonté plus
ou moins grande envers les dominés. Robert Badinter, Nicolas
Sarkozy : ce n’est pas rien comme différence. Aucun pourtant n’est
disposé à partager le pouvoir au-delà d’un cercle restreint.
Déclaration assénée sur un ton martial par le président de la
République et le Premier ministre français (les généraux en chef de
cette force d’interposition qu’est la classe politique), signifiant le
miracle d’un gouvernement tempéré mais efficace, modéré mais
chargé de passions patriotiques mobilisables à tout instant, la
République servirait de rempart aux errances populistes d’une
démocratie impossible.
La violence de l’universel
Force aussi grande que juste. Selon le mythe, seul celui qui ne
manque de rien sur le plan matériel et jouit de toute la considération
sociale saura mettre son action au service de quelque chose qui le
dépasse. Lui seul ne s’épuise pas dans un dur labeur du soir au
matin. Il n’éprouve pas ce ressentiment qui écrase le dominé et le
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rend dangereux . Il a disposé du temps nécessaire à de longues
études indispensables à la connaissance de l’universel et de la
société. « Les pères fondateurs américains ou les partisans français
du régime censitaire n’ont en effet, remarque Jacques Rancière, vu
nulle malice à identifier la figure du propriétaire à celle de l’homme
public capable de s’élever au-dessus des intérêts mesquins de la vie
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économique et sociale . »
Cultivée, apaisée, libérée de la tyrannie des besoins, l’élite sociale
pourra guider le peuple vers son salut en prenant des décisions
inspirées par l’universel : ce qui est juste et bon pour tout le monde.
e
Les leaders politiques de la III République ont souvent utilisé
l’argument de l’universel pour légitimer la violence. Ils ont
notamment justifié la colonisation par ce biais. Pour Jules Ferry,
3
« les races supérieures ont un droit [et] un devoir » de civilisation
vis-à-vis des « races » inférieures. La colonisation est un bienfait y
compris pour ceux qui la subissent. Pour la conduire, c’est à bon
droit qu’on usera de force. De même, on pourra, pour le bien de
tous, forcer le petit peuple à adopter ce que les élites sociales auront
unilatéralement décidé.
C’est pourquoi l’uniformité sociologique des gouvernements, des
cabinets, des assemblées nationales, n’émeut pas vraiment la classe
politique. Aucun ouvrier député ? Oui, et alors ! Aucun précaire ?
Encore heureux ! Que comprennent-ils au bien commun eux qui
galèrent soir et matin ? Aucun chômeur ? Il ne manquerait plus que
ça ! On ne remet pas les clés du destin collectif aux désespérés !
Le principe de hiérarchie
Quelques êtres seulement pourront formuler ce qui est bon pour
tous : les femmes et les hommes politiques. Ils en confieront
l’application concrète à d’autres, dotés de la même hauteur de vue
qu’eux.
Ainsi du pacte de responsabilité et de solidarité. Annoncé par le
président de la République le 31 décembre 2013, il vise à accorder
des allégements de charges aux entreprises (entendre : aux chefs
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d’entreprise) pour leur permettre de créer de l’emploi en France . Il
s’agit de faire confiance aux talents, d’en appeler à leur conscience
de la situation gravissime de la France. Cette improbable union
sacrée, où les élites économiques agiraient dans l’intérêt général
sans être tenues par des contreparties, ne produira pas les résultats
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escomptés .
Pour consulter ce qu’ils appellent la « société civile », c’est vers
les élites également que le principe de hiérarchie oriente les
responsables politiques. Le lendemain des attentats de janvier 2015,
le ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports ainsi que la
secrétaire d’État chargée de la Ville, auprès de laquelle je travaillais
alors, avaient décidé de réunir des associations pour réfléchir à la
crise des valeurs dans ces ghettos de la misère dont étaient issus les
meurtriers de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher et de Montrouge. Il
n’y avait dans la salle pratiquement que des représentants de
grandes associations nationales. Les orateurs, qui pour certains,
comme ils le reconnaissaient eux-mêmes, avaient eu la chance de
naître dans de beaux quartiers et de faire de belles études,
estimaient sincèrement révoltant qu’on n’ait pas donné à tous la
chance de partager les mêmes valeurs du vivre ensemble : « Nous
sommes tous coupables », « Nous avons raté quelque chose », etc.
Une bienveillance qui n’est pas allée jusqu’à donner la parole aux
quartiers difficiles en question. Là encore, le principe de hiérarchie
avait été mis en œuvre :
— Culture : soutien aux artistes installés plutôt qu’à ceux qui
sont en pleine ascension ;
— Sport : priorité donnée au professionnel sur l’amateur ;
— Recherche : vastes partenariats public/privé plutôt qu’aide aux
petits laboratoires…
Dans chaque branche, le principe de hiérarchie prend d’abord
soin de l’élite. Charge à elle, ensuite, de s’occuper, à son tour, d’une
foule d’obligés.
Les élites placent une confiance sans limites dans leur propre
sens de l’intérêt général. Confiance incroyable, pour qui n’a pas vu
de près combien naturellement, aveuglément, se transmet, entre
semblables de haut vol, ce flambeau ardent du devoir dont les
couches sociales supérieures s’imaginent sérieusement investies.
Mais d’où les politiques tirent-ils leur science sur tant de sujets
différents ? Qui travaille dans l’ombre à leur gloire ? Dans un
discours prononcé à l’université Rutgers le 15 mai 2016, Barack
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Obama critique l’anti-intellectualisme du candidat Trump . Il
s’inspire, sans le citer, d’un passage du Protagoras de Platon où
Socrate compare l’art du politique à celui de l’architecte ou du
constructeur de navires. On laisse aux spécialistes la construction
d’un bateau ou d’une maison. Qu’il soit question de politique, et « on
voit se lever indifféremment, s’insurge Socrate, pour prendre la
parole, architectes, forgerons, corroyeurs, négociants et marins,
riches et pauvres, gens bien nés et gens du commun, et personne ne
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leur jette leur incompétence à la figure ». Avec son style
équilibrant passion et approche apaisée des problèmes, technicité et
engagement, « coolitude » et sérieux, le président Obama modernise
les exemples, séduit, fait rire, est applaudi.
Ce discours a plusieurs auteurs. Un cabinet en aura sans doute
fourni la matière première à un speechwriter, une « plume » en
français, qui en aura pesé le moindre mot avant de le soumettre à la
relecture du patron. Barack Obama aura ensuite indiqué les passages
à renforcer, à retoucher, à ajouter, et ce sera reparti pour un tour
jusqu’à satisfaction de l’orateur. En France aussi, chacune des prises
de parole ou des décisions importantes d’un décideur politique est
préparée avec soin par les membres de son cabinet en lien avec la
haute administration. Elle sera pourtant assumée à la première
personne.
L’impression de supériorité technique que donne le politique doit
beaucoup aux armées de conseillers dont il est caparaçonné.
La démocratie à l’endroit
La revendication démocratique progresse. Elle force la classe
politique à s’adapter. Ses représentants les plus lucides en appellent,
sinon à un renversement du rapport entre le peuple et ses
représentants restituant son entière souveraineté à celui-ci, du moins
à une meilleure association des citoyens à la décision publique.
N’insistons pas sur les ripolinages qui, à l’image de la loi
constitutionnelle du 23 juillet 2008, rebattent simplement les cartes
entre les membres de la classe politique elle-même. Cette loi crée un
référendum d’initiative partagée fixant des conditions impossibles à
l’expression populaire : 1/5 des membres du Parlement, 10 % des
électeurs inscrits sur les listes électorales, soit plus de quatre millions
de personnes pour l’activer ! Par comparaison, l’initiative populaire
suisse requiert seulement 1 % des électeurs pour être enregistrée et
aucun membre du Parlement.
Introduction
1. « Mythologie » est ici à entendre au sens que Roland Barthes lui donne :
système de signes renvoyant à l’idéologie « bourgeoise ». Cf. Mythologies, Paris,
Seuil, 1957, p. 246-272.
I
La crise du gouvernement représentatif
II
Le mythe du gouvernement des plus sages
La violence de l’universel
1. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, op. cit., spéc.
p. 135-170 sur l’opposition entre fédéralistes et antifédéralistes, ces derniers
défendant l’idée que les représentants devraient ressembler aux représentés. La
conception élitiste de la démocratie l’a finalement emporté.
2. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, op. cit., p. 65. Cf. aussi Bernard
Manin, Principes du gouvernement représentatif, op. cit., p. 13.
3. Jules Ferry, Discours à la Chambre des députés du 28 juillet 1885. Réponse
de Clemenceau : « Je ne comprends pas que nous n’ayons pas été unanimes ici à
nous lever d’un seul bond pour protester violemment contre vos paroles. »
4. https://www.youtube.com/watch?v=Hg_3tmKtXV0
5. Serge July, « Chef-d’œuvre masochiste », Libération, 30 mai 2005
(www.liberation.fr/evenement/2005/05/30/chef-d-oeuvre-masochiste_521500)
et Bernard-Henri Lévy, « Étrange défaite à Londres », Le Monde, 25 juin 2016
(www.lemonde.fr/idees/article/2016/06/25/bernard-henri-levy-etrange-defaite-
a-londres_4958066_3232.html).
6.
www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/17/03/blank/key/eidg__volksinitiativen.html
7. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762), livre II, ch. XII, Paris,
Gallimard, coll. « Folio Essais », 1992, p. 216.
Le principe de hiérarchie
1. www.economie.gouv.fr/pacte-responsabilite
2. http://www.lepoint.fr/politique/pacte-de-responsabilite-un-bilan-tres-
mitige-17-01-2016-2010671_20.php
3. Paul Nizan, Les Chiens de garde, Paris, Rieder, 1932, p. 35.
III
Le mythe du gouvernement des plus compétents
L’homme politique, un perroquet
1. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, op. cit., p. 11-18.
Cf. aussi Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), Paris, Gallimard, 1970, p. 240.
2. www.youtube.com/watch?v=UjGUUGw0pQ8
3. Platon, Protagoras, 319d, trad. Frédérique Illdefonse, Paris, Flammarion,
coll. « GF », 1997.
4. http://investigation.blog.lemonde.fr/2009/04/03/bruno-fay-2/
Un rite de soumission
1. La Voix du Nord, 3 mars 1962 (www.lavoixdunord.fr/region/carnaval-de-
dunkerque-le-premier-jet-de-harengs-remonte-ia17b47588n2661548).
2. Pierre Falga et Flavien Hamon, « Le palmarès des “cumulards” de la
République », L’Express, 10 septembre 2013
(www.lexpress.fr/actualite/politique/le-palmares-des-
cumulars_1279994.html#).
3. www.youtube.com/watch?v=0NLTq11BD3o
4. Thomas Hobbes, Léviathan (1651), XVI, Paris, Gallimard, coll. « Folio
Essais », 2000.
5. Id., Le Citoyen ou les Fondements de la politique (1642), VI, § 18 (B), Paris,
Flammarion, coll. « GF », 1982, p. 149.
6. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, op. cit., p. 37.
3. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, op. cit., livre III, ch. IV, p. 226-
3. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, op. cit., livre III, ch. IV, p. 226-
228.
V
Le mythe de la volonté libre
La démocratie à l’endroit
Conclusion
1. Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 268.
2. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, op. cit., p. 167.
Remerciements