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JEAN WAHL
_PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, PLACE DR LA SORBON~E (V")
1932
PRÉFACE
(x) C'est ce que Heidegger appelle l'a priori de fait, Sein und
Zeit, p. 229. Il nom arrivera a&sez souvent de nou~ référer à Heideggeor ..
Il a pris profondément OOIIlSo<Jience de plusi-eurs des aspirations de la
pensée contemporaine, et la. claire conscience de ce fond obscur, jointe
VERS LE CONCIŒT
(1) Sur l'idée de chose, voir l'article de Behm, Logos Ig3o, p. !197-
358. Il y aurait lieu sans doute de compiéter ses indicat~ons en s'inspirant
du sentiment de 1a chose dans son obscui-ité activ·e telle que C1wdeol
nous 1a présente, ou dans son essen oc mate et dure, telle qu,' elle apparait
chez Cézanne. .! j
(2) As they are known as. Cf. Heidegger. Sein und Zeit, p. 34.
Laüsser ce qui se montre, de la façon dont cel;1 se montre, se révéler
par soi-même. 1
(3) Cf. Ruyer, Revue de Synthèse, octobre Ig3x, p. 73 : « L'un.ité
absolue de nos états de oon.science n'est qu'un crus spécial de.· i'unité
par liaisons réelles ». P. 7 4 « Il y a dans la texture de tout
état d-e conscience un principe en quelque sorte physique d'unité. »
VERS LE CONCRET
II
III
(1) C'est une idée que, sur le plan esthétique, D, Saur3it met en
lumière dans ses études sur le Moderne, Marsyas, 1931, Nouvelle Revue
Française, 1931.
.(2) Voi:r les curieuses et pénétrantes élruides de Hedwig Conrad Martilœ
dans le Jahrbuch für Philosophie, 191.6 et 1923, et V·oir Claudel, Conversa-
tions dans le Loir-et-Cher, Commerce, Printemps 1g2g.
VERi!l LE CONCRET
IV
Les caractères que noos avons distingués dans ces phi-
losophies ne les empêchent pas de comporter un aspect cri-
tique et .analytique. C'est l'honneur de l'école empirio-criti-
ciste süuvent traitée d'~e façon si injuste par ceux qui
se réclament du matérialisme dialectique, et c'est l'honneur
de philosophes a'UISS!Ï. différents qu'un James et qu'un Bergson
d'urn·e part, qu'un Rùssell de l'autre, d'avoir décelé les faus-
ses positiorns de certains problèmes et dénonoé les pse'Udo-
p11ohlèmes. L'article de James :intituré : la Conscience existe-
t-elle? aU.ssi important, s'il fallait en croire Whitehead, que
le Discours de la Méthode, la disCl.lSs~on par Bergson de
cette idée de pŒSii.ble à laquelle la philosophie de Whitehead
donne pe•ut-être une trop grande pLace, sont des modèles de
ces diS~Sociatiorn.s et de ces analyses nécessair.es.
Insistons 'Uill peu sur l'aspect critique des doctrines que
nous avons étudiées. James et Whitehead sont des anti-sub-
stantialistes. ·Dans les théories de James sur la conscience
.et sur le moi, nous voyons une critique de l'idée de sub-
stance : il n'y a pas le moi en face du non-moi, et il
n'y a pas U1ll substrat iÜnchangeant du moi. Le moi n'est ni
indépendant ni 1stable. Nous trouverons chez Whitehead, dans
sa thémie de l'événement, 'l'élargissement de ces conceptions.
La négation de La « bifurcation )), et la négation de l' « em-
16 VERS LE CONCUET
v
On ll!Ous dira : n'y a-t-il..pas dans ces rapprochements'
entre les trois philosophes que vous allez étudier quelque
:artifice ? Il se p~ut qu'il paraisse y en avoir, mais ces
vr
//Nous ferons remarquer aussi que chacune de ces études
que nous avons voulu tout orientées vers le reel, se termine
par des quest~ns qui impliquent la nécessité d'un.e dialectique.
Dans chacnne, noUJS av-ons ·été amenés à suivre des mouve-
ments dialectiques de la pen~e ; nous avons vu la philoso-
phie de James comme :un mouvement incessant; nous avons
vu la philosophie de Whitehead oomme un dialogue entré
l'immutabilité· d.es objets et la mutabilité des événements, et
si dans la philosophie de G. Marcel, on peut croire assister
à Uill suicide de la dialectique, ce n'est, semble-t-il, qu'une
fauSISe disparition ; et l'intelligence reparaît toujours pour
interroger tonjours. De même, c'est une dialectique que nous
anrions pu suivre dans la pensée allemande contemporaine,
allant d'une théor,ie des essences .séparées de l'existence à
nne théor,ie de l'existence où se détruisent les essences, et
« ne laissant en dehol'IS de la parenthèse » que ce qui, au
début, était mis ~élihérément entre parenthèses.
Mais ·en ·un autre sens enoore l'interrogation dialectique
réapparaît, car tous ces. systèmes impliquent des éléments
qu'il ·l'J!t bien difficile de concilier, que ce soit la trans-
cendance et l'imnianence, la r.éceptivité et l'intentionnalité
chez les phénoménologues, le caractère fermé de l'événement
et la préhension des événements les uns par les autres chez
Whitehead, cette idée même de préhension et le réalisme,
la théor,ie de l'extérioriié des relations et celle de leur. intério-
rité, la signification. ambigu!5 de l'idée de l'immortalité objec-
tive, le sentiment de la permanence et le sentiment de la
flujdité. D'ailleul'IS nous aurons à nous demander comment
on peut séparer les objets des événements, comment on peut
:séparer les événements eux-mêmes les uns des autres.
On a dit que tout philosophe est soit aristotélicien, soit
platonicien~ Nous voyons, vaguement chez James, mais net-
PRÉFACE 21
de l'être. Mais c'est Lui aussi qui montre que dès qu'intervient
la mémoire, la question : « où » ne se pose plus. L'esprit est
comme cette voix dont parle le poè~e anglais, elle est par-
tout et elle n'est . nulle part. Ce mouvement ·qu~ aboutit à
l'éliminatioo de la question : «où» se marque dans la négation
de la « location unique » chez Whitehead et dans bien des
paJSSages du Journal Métaphys~ique de G. Marcel.
Bien pLUJS, le r·éaliste sera nécessairement amené à se deman-
der s'il n'est pas victime de deux sophismes que l'on pourrait
appéler sophisme de la rétrospection et sophisme de l'hypo-
thèse. La ch~se dont il affirme l'existence n'est-elle pas seu-
lement la trace o:u. le produit résiduel de cette opération de
l'esprit qui est avant tout un élan ? La critique que les prag-
matistes adressaient à la notion de vérité ne peut-elle s'appli-
quer aussi à l'idée de réalité ? En ootre, affirmer le réalis-
me, n'est-ce pas dire que les choses seraient là, si l'esprit
était supprimé, et ·n'est-ce pas faire intervenir une hypothèse
illégitime, oomme toutes celles qu'on forge quand mi se de-
mande ce qui arriverait si tel fait qui s'est produit ne s'était
pas produit ?
Ce qui caractérise le réalisme, c'est qu'il est l'affirmation
de l'intériorité des uns dans les autres, de termes extérieurs;
les uns aux autres. On peut interpréter en· ce sens l'idée
de R. B. Perry lS'Il!l' l'immanence de l'indépendant ; le néo-.
réalisme, Sll!r plUJsieurs points, s'acoorde avec la phénoménologie.
On oomprend ainsi qu'il y ait une -dialectique du réalisme.
D'une doctrine de l'immanence de l'objet dans le sujet et
du sujet dans l'objet (celle qui a été exposée par James dans,
l'article : La conscience existe-t~elle ? , par Bergson dans sa
.:théorie des images, p.ar les néo-réalistes, doctrine qui se
rapproche de l'empirio-criticisme ct peut apparaître oomme une
~orme de l'idéalis~e) elle le fait aller à une théorie de la
transcendanQe de l'objet par rapport au sujet (telle qu'elle se
trouv·e chez Reid et chez les réalistes critiques d'Amérique).
~t peuHtre le réalisme oscille-t-il touj:ours entre ces ~etq
l'RÉFACE 23
( 1) C' ~st ce doQt :N'. }fa,rtmann a pris coqscience d11,ns !l(}n aporétique,
PRÉFACE 25
Ceux qui ont· connu William James nous disent qu'il est
bien difficile, même par ses livres si vivants, de nous faire
une idée de la vie qui était en lui. Son fils, en publiant
un certain nombre de ses lettres (1), nous permet d'approcher
un peu plus encore de sa personnalité. En même temps cette
correspondance nous fait comprendre la façon dont ses idées,
au moins sur plusieurs questions importantes, se sont formées.
Elle nous montre comment par ses réflexions sur l'esprit et
la liberté, il put échapper au désespoir et à des pensées tra-
giques ; il est une âme deux fois née comme ces hommes
doot il parle da.n$ les Variétés de l'Expérience Religieuse ; il
est de ceux dont l'affirmation prend toute sa.. valeur par la
négation qui l'a précédée. Grâce à la publication de cette cor-
respondance nous pouvons aussi, dans une certaine mesure,
en suivant .la ma.I'che de sa pensée, voir les problèmes qu'elle
soulève, qu'elle la:Îisse retomber pour les soulever encore, évolu-
tion inoll!Ssante, si l'on peut employer ce mot d'-évolution pour
caractériser cette s·uite de lignes brisées qui de temps en temps
viennent rejouidre un point atteint par d'autres lignes antéri61U-
rement' tracées. Sa pellJSée avide de réalité veut atteindre une
11éalité toujours plus précise. Derrière le philosophe nous sentons
l'homme, ou plutôt le philosophe et l'homme sont un. Si l'on
envisage ses idées, on peut suivre une sorte de dialectique,
·, (1) The Letters of William James edited by his so~ Henry lame~,
li vol., L,ondQn I92Q.
28 VERS LE CONCRET
( I) 5 septembre 1867.
(2) q &eptembrl!> ~6 septeml.1re ~&67.
38 VERS LE CONCRET
(x) l, I47·
(2) Cf. J3 février 1873.
WILLIAM JAMES n'APRÈS SA CORRESPONDANCE 43
(1) T. I, p. 171.
(2) 29 octobre 1873.
(.3) 17 octbbre 1873.
.VEl\S LE CONCRET
( r) r 2 septembre I 886.
(2) T. 1, ·p. 25!), nole.
62 \ EHS LE CONCH~l'
Quel est le .travail qui se fait dans son espa·it à cette épo-
que? Il estas:s.ez difficile de la dire. Nous avions pu croire un
instant son pluralisme constitué; pourtant James ne s'est pas
encore décidé « ·une lois pour toutes » à choisir cette théorie.
Il !Sie débat au mili,eu des questions soulevées par le pluralisme
et le monisme. Il les étudie dims son cours de 18go. La
lecture de l~ Logique de B~adley ·et des œuvres de Royce trou-
ble sa foi d'e pl'~aliste. La Logique de Bradley ·est une œuvre
qui lui paraît demander, exiger de longues réflexions, et il
est sensible à la force de !'.argument proposé par Royce en
favpw· de l'idéalisme monistiqu_e. En vain essaie-t-il de lui
échapper. « Je continue à le soupçonnner de ne pas être vrai-
ment probant, mais j'avoue franchement que je suis incapable
de le détruire. · » Il se rappmche de l'Hég.éliani~>me. Il écrit
à Howison qu'il fera disparaître du Briefer Course de sa
Psychologie Ies attaques contre Hegel qu'il avait in!Jérées qans
les Principles. Il pense à écrire 'un ouvrage de métaphysique,
qui le fera apparaître comme un adepte de l'évangile héiélien.
64 ''EUS LE CONCUE1'
( 1) q août 1897·
('l) 3o août I8:J6.
\3) w f!in·~er 1897, -' •... -~': .......
WILLIAM JAMES o'APRÈS SA CORRESPONDANCE 73
VIII. - L'INDIVIDUALISTE •
dans }tes pevso.nnes ·et -par elles, c'·est dans le temps ct par
Lui que se révéleront les forœs eternél1es .et universelles de
vérité, 'eu J,esquelles son tpiraoomatisme ne l'empêche pas de
crowe.
xoe n'-est pas qu'il ne sente la valeur de l'idée de nation .
. Soo amour de la paix est fait du culte qu'il a pour l'indivi-
dualité de toute nation. « Chacune a son idéal qui est un
s;eCflet fermé aux autres, et doit se déY.e1opper de· la façon
qui lui teSt 4Jif~Opr•e et _en contact ay.ec cet idéal ( 1). » Et
ici enoore, nous retrouvons cette affirmatioo de l'individuaHté
ptvofonde, de ceUe des nations comme de celle d:es individus.
« Chacun fera StO!n salut par lui-même et s'élèvera au Paradis
Ùoonme dans un tabl,eau de la . Résunection, ~uivant sa ligne
propre qui n'•est celle d'aucun autl"e. » Chaque nation a t>on
individualité, - et, d'autre part ne vaut que par les individus
qU:'•elle contient, par leur t.oléranoe et p-ar Leur oour~ate.
Ltes mêmes idées persisteront ·en lui jusqu'à la fin de ~a
Yie. Hœtile à tout projet d'augmentation de l'armée ou de
la floUe américaines, et _même se pmclamant pacifiste et
antimilitariste, il veut en même temps que certains des élé-
-ments de ia discipline militaire, que ses sévérités_ qui tende:nt
1es éner.gies des hommes, soient maintenues. Il y a des ve!l'tus
martiaLes. Et si le p-luralisme vrut des hoinmes tolérants, il
v•eut que ces hommes soient intrépides.
Il oon.s•erv·e intacte la foi dans les grandes destinées de
l'Amériqu.e, si du moiÏ.n.., l-etS Américains aout ·à la hauteur
de oes detStinéetS qui leur sont réservées, s'ils triomphent des
défauts qu'un Wells a si bien remarqués chez eux. - F,:n
voyant p-lus tard la faQOn dont 1es Phili:pp:iJn..es son.t administrées .
et dœt elles font, peu à peu, sous le gtO:UY.ernemeut 8tllléricain,
.l'apprentissage de leur pmpre liberté·, James sera plein d'espoir.
Il ·ren0010tre, penda:nt des semaines passées à Nauheim, Je
philœaphe Lutoslawski; dont il avait lu, dès r8g3, plusieurs
( 1) r] ~ptembre 1839·
WttLIAM JAMES D 1APR~S SA CORRESPONDANC:I;! B{
artides av;ec un vif intérêt. Il ·est attiré par sa- s.poo tanéité
fonciè1'8 et par ce qu'il appelle la singularité de sa phiLorophie.
Il :f.mme même le pmjet de traduire sa thèse sur la oono~·tion
individualiste de l'univers. Lutoslawski p:rerid, dit-il, ·de faç()n
très sériewse,. des id-ées que la plupart des gens ne :f.ont
qu'admettr-e à demi; il pens-e que nous 'Sommes des âmes im-
mortelles, agents de la destinée du monde, et qu'une âme
dO!it :s'occuper avant tout des pmgrès spirituels qu'elle peut
réaliser, -grâce au oO!Iloours- d'autres âmes. C'·est une philœophi:e
de l'amitié, de l'amitié vaillante entre personnalités libres, d-es
alliance1s d'esprit qui créent ;peu à peu la véritable unité,
les · véritables unités du monde ( 1). Toutes ces idées al-
laient -dans le même sens que certaines théories de Myers,
de Blood, de Davidsoo et de P.eiroe, ·et s'unissaient naturel~ement
av,ec does idées qure .James avait déjà auparav.ant : pluralisme,
n~lations peœonnelles entre l·es -esprits, culte de la rolonté.
L'amitié, écrit' James dans une lettre où se fbnt sentir à
la fois l'infliurence de Davidson et celle d'e Lutoslawski, n'a
den d'une relatiotn métaphysique et transcendantale au sein
de l'Absolu. C'·est une relation préc~se, qui ne prend tout son
s-ens qu·e parce que nous imaginons de façO'n concrète ce
qu•e pensent nos amis, qui tire sa val-erir de notre attention
et de nos attentions, de la réalité pleine, alerte et vivante que
nows communiquollJS à nos pmpres impressions potur les oom-
murniqU!er ·elles~mêmes dans toute teurr vie à ceux auxquels
nous tenons (2). Au lieu de la froide unité de l:Ubsolu, nous
avons l'intimité vivante des -pel1SI()nn<es dont l'existence éte;rnelle
fait la val•euT de l'univers. L'amitié est le se'l de la terre.
d·e oos vagues finies qui sont Les faits, montant à l'assaut,
l1es UniS par~deSISu:s les autl'e:s, dans une fuveu;r sans règle.
En faoe .des architectul'es et des villas d.e toutes sortes, dédiées
aux Val1eurs, aux Idées, à la Totalité, par les philiowphes de
Harvaro, James mootl'e la mer qui ne peut êtr·e construite
ni cultivée ( 1). -
Il Vl6Ut rep10Jnger da:ns le torrent fini des existences les
meanings de Royce, Les valeuœ de Münste;rberg, Les idées
de Santayana. « Gomme si le monde des val·eœrs était indé-
pendant du monde de l'-existenoe. C'est seulement oo tant
qu'1eUe est, qu'une chœe ·est meilleu:re qu'une autre (2). »
r.:'êtl'e fa,it la valeij.r, et la critique. de l'argument onto~ogique
chez K.8lllt peut se·rvir à réfuter les théories moderneS qui
donnent à 1a valeur u:ne existence autre que l'existen.œ. D'ail-
leurs il n'y a pas d'un. côté le réel et de l'autre l'idéal ; . le
second naît du premier, comme le rythme de Whitman naît de
l' accumulat:iodn. même des images senties.
S'il en est ainsi, oous ne pouVIons p~us admettr·e le pessimisme
d·è Sootayana, ni· aucun autre pessimiiSme.
Gomme il l'écrit à sa fine qui se sent isolée en Angleterve.
loin d·es sileJliS, la souffrance elle-même est une Aufkliirung ;
•elle révèle la va1eur des cho:ses, elle révèl·e la SOIUff:ranoe des
aut.ooS, •et' surtout elle doit déclencher en nou:s « une réaction
noo de ··larmes frénétiques maÎIS de résist8lllœ vaillante, ou
1enrore de distr.act.Îioo, de divert~Mement VJo1ontaire : il s'agit
aloii'IS d1e saisir à la volée n'importe queUe ciroonstanœ gaie
ou ·oomique, n'importe quelle posstibilité de pvendve part à
quelque ·chœe d'actif, n'importe qu-elle :pensée velative à uriè
chose particulière ou a- des pevsonnes autres que nous (3) ».
Le pœsimÎISme ne doit être qu'un moment par lequel oo passe
1poor aller . au méliori~me ;. et oo.nçu ainsi il est vraiment l~
( 1) 2 avril 1900.
( 2) 2 avril 1900.
(3) 26 mai. 1900.
86 VERS LE CONCRET
que quelque chose qui n'est pas notre moi, OO·e sphère· de
vi·e plus vaste, et que nous ne oonnaissonJS pa:s distinctement,
agit sur nous •et que nous sommes en oontinuité avec elle.
.L·e cGurant de oon.science se precipite dans la suboon;science
qui est en même temps une .superoonscience, et peut-être
par l'•ex.périence des individ'Us dépassons-rous ûous les individus.
L·e système de Mye11s apparaît à James oomme U!ne hypothèse
géniale. Sans d()ute des faits précis manquent-ils encore pout
ra.ppuy•er ; sailiS doute aussi amène-t..:il l'esprit à se pœe.r le'
pl'IOblème de la fru.sion des consciences, dont James ne devait
s'ocCUjper que plus tard, Lo11s de ses oonférenoe.s d'Oxford ;
mais précisément cette hypothès-e ne pœnd-elLe pas toute sa
valeur ·par l'appel qu'elle adresse aux ohservate1111rs, ·par le
gmupement des faits qu'eUe permettra d'établir et par la
façon nouvelle dont elle permet d'envisa,ger 1es questions?
Ge que James affirme d'ailleurs, il faut le noter, ce n'est
pas l'•ex'istence d'·esprits à proprement parler, oe Ù()nt il dt()u,te.ra
roujoul1S, ma'ÎIS l'idée d'une sphère de conscience qui nous
enftottwe.
Ainsi, « détruJ;sant par mes explications le christianisme,
et poortant m()ntrànt la valeur des fondati()ns sur lesquelLes il
est bâti », hostiloe à toute religion établie ·et pourtant revendi-
quant 1es dmits de t()US les sentiments vraiment r·eligieux, il'
a pam à ses auditeurs d'Edinburgh « souffler alternativement
1e chaud et le fmid ». « J.e sùis arrivé à les laisser sans aucune
orientation ju!Bqu'au dernier quart d'heure. Et alors je pense
que fai mécontenté pour tOujours les deux partis extrê-
mes (1). »
P•endant les mo~s qui suivirent les Giffard Lectures, il se
g,entit de nou·vea:u vig-Oureux, délivré de cette atmosphère de
maladite, un nooveau cœur battant pour ainS'Ï. .dire dans sa
poitri.nte, ·et son ton de vie monté à un nouv·eau dia,pa:son.
Des idées différent~s. peut-être contradictoires, se heurtent
WILLIAM JAMES n':APRÈS· SA CORRESPONDANCE 89
deinand-e .U!Il système achev·é, alol!S que ce qui lui est offert,
oe ISOiilt . des réflexioos métaphysiques qui, chaque fois, par-
tent de !Problèmes déternrinéls, étudiés, aruta'n.t que possible,
séparément.
Il pense en tout cas que tel qu'il est, ce système constitue
Ullle « ré\'olution OO!peornicienne » . autant que · « les Principes
de Berkeley ou la Critique de Kant » et qu'à mœllŒ'e qu'll:'n
le OOllillaîtra mieux s'ouvrira une nouvelle ère de discussions
philosophiques. « Il :remplit mon esprit de toutes sortes de
qwestions et d'hyipothèses nouvelles et amène les idées à un
très agréable état .de liquéfaction. » On s'éloigne des vieilles
catégories, des -vieilles croyances usées, on fait passer des
lignes de démarcation par des voies tout à fait nouv,elles.
Oe qui a l'letenu tout d'abord ®On attention, c'es.t la théorie
deS images. LW-même n'avait-il pas été amené à des 00111-
oqptions semblables ? Il est assez curieux de noter, dans la
théorie bemgronienne des images, une . des origines du néo-
réalisme améric~ pour autant· que celui-ci se rattache à la
théo.rÏie de la oon.science de .Ja.~,es. « ~Ge que j'en ai r~etiré
surbout, dit James, en parlant' de Matière et Mém.Oire, c'est
votre dé-finitive démolition du dualisme du sujet et de l'objet
dans la peroe.ptioo ; c' en est fini de la trimsoendanoe de
l'objet. Je. trouve là une bien agréable oonfirmation de mes
rues ( 1 ) • »
Bien:t9t, c',est .un autre as.p~ct du bergsooisme qui lui .parait
particulièrement attachant : la théorie du rôle du oerveau. Dès
sa premiooe lettl'e .au sujet de Matière et Mémoire, James faisait
aUUJsion ·à cette théorie, et il envoyait à M. Bergson sa con-
férence sur l'immortalité, où s'inspirant en grande partie de
Sch;i.Uer, il avait eX!ptQisé urie idée analogue. Quoi qu'il en soit
« la négation radicale, - (la faQOIJl en tout cas · dto111t elle
est formul~) - de l'idée que le oerveau p~ÏSIS·e être Wle
causa fiendi de la oonscienoe, a jeté une lumièr>e SOIUdaine sur
( I) I4 d6cemhre 1902.
WILLIAM- JAl\IES n'APRÈS SA CORRESPONDANCE 93
la question~ et a détruit une partie du paràdoxe dt6 l'idléa.lisme ».
James avait tmuvé dans la théori-e des i~ages de Matière ~t
Mémoire une omifirmat:i!Oli -de oe qu'il appielait son réalismé,
il trouV'e dans le' même ouvrage l'introduction à Ulll. nouvel
idéalisme ( r).
Il 1entreroit de grandes'· possibilités : Gette phi1œophi·e de
l'·expéri'ÇnGe pur·e, tell-e qu'il la oo:nç()it •et tell-e que, s'il le
ooin!pl'lend bi·en, B~I"g~son aiUS!Si la ooinçoit; ne viendra-t-elle pas
à bout de bm des oppositions d'éc()les, de même que la
phHoso.phie de Bergson et la sienne au li~u d'opposer objet
et Sllljet, les identifient daJlls une sol'te de panobj·ectivisme
ou de panpsychisme, oomme l'on voudra ?
Mais s'il estd'acoord avec M. Bergson sur beauooup d.e pioin.ts..
en pall'ticulier sur toutes les parties critiques de l' lntr.oduclion
à la Métaphys,ique, il y a bien des difficultés qui subsistent
·encore pour lui dailliS le ber81sonisme ; l'idée de l'inconscient
lui paraît sou1ev·er bien des problèmes et il se demande si
l'incons·cient i:J.'·est pll!S l'équivalent de oe qu'on appelait l'âme.
Et gUel est le rapport · entre le souvenir ·et. le mécanisme
.cérébral? Quelle est la différence entre 1e monde extérieur ei
l•e monde jn:térieur ? Toutes oes questions nous montrent que
James était incertain, non seulement sur la signification des
,idées bergsooiennoes mais sur l'orientation doe ses pro:p!l"es idées.
Il v(}udrait pouvoir s'entretenir avec M. B-ergson et voir com-
ment 1)(}utes les . porti'OiDS de la philosophie hergsonienne qui
~·ont pas encore .été publiées inai:s qui, dit-il, existent sans
d~)ltlÏ!e dans l'esprit du peD!Seur, s'adaptent avec les idées qti'il
'se f.ait lui-même ( 2).
Pour lui, sa prop.ve phi.Lœophie telle qu'il l'aperçoit, sera
à la fois oex_périmentale et mystique, unira l'expérience précise. '
des f.aits et -l'expérience religieuse. Elle sera une philosophie
de I'ex:pér,ienoe, et, à la fa.çon d'une sciooce, elle vivra d'expé-
( 1) 25 févri.er lgo3.
(2) 25 février 1903; 18 août, .22 août lgo3.
(3) 18 août 1903 ; 6 décembre 1905.
(4) 12 juin 1904.
WILLIAM JAMËS n'APRÈS SA CORRESPONDANCE 95
( 1) 6 décembre 1905,
(2) 5 aol'lt 1907.
\VlLLJAM JAMES D; APHÈS SA COlÜ\ESi.>ONDANC:El 97
7 .
98 VERS LE CONCRET
jouoot l,eur rôle auS!Si hien que les intérêts inteHectuels. « C'est
tout ce que Schiller et moi disons. Cc n'œt pas une rai-.
son pour nous . accuser de nier la situation extérieure au
sujet de l~quelle œt dit . ou est fait le quelque chose qui
est vrai ou est faux, et de nier qu'il y ait une force exeJrcée
par cette situati·on sur le sujet. » ·
Si I.e rappo•rt ltlSt inspiré par des intérêts; il est vérifié par
s.es opérat~ons, peut-on dire en complétant cette lettre par
d'autres ~ormilles de James.
D'autre part, si les intérêbs non~intellectuels joueni un rôle
aussi bien que les intérêts intel1ectuels, la ;proposition inver~e
n~,est évidemment tpas moins vraie et c'est ce que James exprime
dans la fettve à Pillon. « Vous semblez IP'enser que je n'admets
aucune vaLeur de couna'istsance pmpreme:nt dite. VolliS m'accusez
tout à fait à tort. Quand une idée opère avec succès àans
l'·ensemble d·es a:uti"es idées qui se rapportent à l'objet dont
elle est pour nou.s le substitut psychologique, s' ~ssoci.ant à
elles -et se OOffi\Pollrant à eUes de. façon à produire une rclation
harmonηeuse, les opérations sont toutes alO!I's à l'intérieur
du monde intellectuel et la valeur de l'idée est _pull'em:ent int.el-
lectudle, si on considère du · mollis cette période de ,son
existence. Telle est ma doctrine et celle de Schiller, mais
il me semble très difficile de l'ex.primer de façon à' êtr.è
compris (x). » · ·
Ainsi l·e p:ragmatisme n'est une négation ni de la réalité
•extér'i·eure, ni de J'.existenoe de vérités, abstraction faite de
la réalité extérieure ; il peut donner satisfaction aussi bien
au:x réalist,e3 qu''aux intellectualistes. Il veut simplement déter-
miner en quels rapports précis oonsiste la vérité, et SoO·UJS quelle
forme el1e nous apparaît, car la méthode pragmatiste elle-
même ex'1ge que deyant un problèll).e, on recherche ~vant t6ut
d·e quelle façon se prés.entent les termes du pmblème pour nous,
par èette situation sur le suj·et. >}
( r) 25 mai rgro.
WILLIAM JAMES o'APHÈS SA CORRESPONDAN_CE. 113
_·et !il en èst bien ainsi pour James. « La seu.l·e partie de wYtre
œuvni· à ~aqu.elle j·e me sente comme presque dispœé à adresser
quelques crtÎtiques, c'est la discuss~on de l'id.ée de néant qui me
n
1mi.sSie l'impression que le dernier mot. 1a pas été dit sur l·e
suj,e't. » .
Il :œv'ient par instants à la pell!Sée néo-criticiste, ainsi qu'en
font. foi certains chapit.r~es de l'Introduction à la Philosophie.
Malis, a d'autœs moments, il abandl()lnn-e le néo-critici:sme pour
aUer v,e:r;s Ullle sorte de mon;isme vitaliste; et c'·est la oonception
qUJe l'on tvouvera ,surtout exposée dans le Pluralistic Universe.
D'autant qu'à œtte époque une autl'e infl:ueno~ vient s'ajouter
à · oelle ·de M. HergSion et ·dirige ses .pensées dans uri sens
analogue : celle de Fechner. Il lit1 le· Zend-Avesta, « œuvre .
( 1) A oclob!'e rgo8.
(!!) 18 juin rgog.
(3)· 3o avril rgog.
WILLIAM JAMES D'APRÈS SA CORRESPONDANCE 119
(ï) Nous verrons quo ces trois théories apparaHront finalement co~nmc
les conséquences d'une vue fondamentale d'après· laquelle toute valeur
est dans la limitation (S. M. W., p. tq).- L'ampleur de la généralisati()l[l
prend -sa vale~r par la précision de la particularité à laquelle cRe. vient •
s'unir. (Ibid., p. 3g, 4t.)
LA PIJILOS.OPHIE SPÉCULATIVE DE WIIITEIIEAD 133
matérialiste qU.i lui a été trop souvent liée. Berg:sori ~et les
romantiques se sont fait de la science une oon.oeption statique
et .dogmatique ; l'e relativisme einsteinien et l~es. théories les
plus réoentes permettront d'it_J.tégrer à la sci,ence assouplie ce
qu'on croyait deroir lui échapper ( 1 ).
A ce réalisme va v~e::tir se joindre natureUemoot un empirisme.
Il ~est fiOilldé sur ce ,gue Whitehead appeHe le principe on-
toLogique et qui pourrait êtœ considéré oomme une forme
du principe de Peirce : « On doit toujours chercher Les
raisons des choses dans la nature oomposée d'entités réelles
défini,es. Pas d',entité, pas de rais·on. » (P. R., p. 25, 54,
55, 63, 233, M3.) Aussi ne peut-Dn jamais dériv,er le concret
à :partir de l'abstrait, le pa_rticulier à partir du général · :
la tâche d·e la ;philnrophite est d'expliquer l'abstrait - non
le ~concret (ibid., p. 27). Et en effet, tout fait est quelque
cho.~e de· plus que ses formes : il ~est une créature, c' est-à~dire
qu'il 'S!l rappnde à une créativité qui réside oe.t qui agit
au-dessous 'des formEB (ibid.). De là cette oonséquençe que
le dernier recours doit toujours être à l'intuition (ibid., p·. 29)
(N Kn., p. 46).
Il y a d.ans les faits, avec 1eur caractère de réalité opiniâ-
tre, quelque chose qui est invincible à ~.a pensée; et c'esÎ
ce qu'a vu James : et c'est oe qu'a négligé voLontairement
Hegel au début de la Phénoménologie ~et oc qui œnd oout.
son système caduc. Il y a des éléments démonstratifs, dési-
gnatifs, que nous traduisons par le « id », l~e « m.aintenant »,
(r) Cf. co qu'écrit EddingLon dans son livre si important, Th~ Nature
of the Physiçal World, p. 249 au sujet de Whitehead. « ll m'apparaît
plutôt çomme un allié qui de l'autre côté de la montagne se creuse sa voie
pour rejoindre ses collègues moins philosophes. » La négation de l'empla-
cement unique, la négation de l'idée de « monde à un instant donné •,
l'affirmation du caractère atomique des lois réelles par opposition au
caractère de continuité des lois idéales, se retrouvent chez. Eddington
co{Ilme chez Whitehead, malgré la différonoo de leurs préoccu.paLion~.
Eddington est plus préoccupé quo Whitehead d'affirmer l'immatérialité r,t
la libert.é de l'esprit,
LA J>HILOSOPHIE SPÉCULATIVE DE WHITEHEAD 135
{1) Cf. Heinemann, Neue Wege der Philosophie, Leipzig, 1929 p. 35,
36, 122, 124, 125. Heidegger. Sein und Zeit, Halle, 1927, p. 97·
t38 VERS LE CONCRET
série à 'tine dimensioo sans extens~on, dans oet espace qui est
pl'<>dJuit par la combinaison d'espaces simultanés. C'est l'uni-
vers de la création continuée cartésienne, comme l'a montré
Bergson. L'espace est le lieu des emplacements uniques, le
monde la succession des emplacements instantanés (N. Kn.,
p. 1; C. N., p. 70; S. M. W., p. 65; P .. R., p. 108, 438).
I~ y avait là un domaine de concepts aussi définis, aussi rigi-
d!lS que eeux du ~oyen âge (C. N., p. 71, 73). Et pendant
près de trois siècles, non seulement tous les savants, mais tous
les philosophes, quelle que fût la place qu'ils accordassent à
resprit, qu'ils fussent matérialistes ou idéalistes, ont été maté-.
rialistes, au sens où nou:;; avons défini ce m·ot (1). L'esprit:
expulsé de la. sphère de l'objectivité, se réfugiait dans le sub-
jectif (S. M. W., p. _176). On aboutissait alors au dualisme,
à üne rupture de l'unité de la nature (S. M. W., p. 92~ 24o).
Ou bien on aboutissait au matérialisme proprement dit, puis-
que tout devait Il-Voir un lieu défini.
Whitehead, dans sa théorie de l'abstraction extensive, mon-
tre comment! à partir de l'espace concret, l'esprit humain a
ét(l amené à constituer ce schème d'abstractions (C. N., p. 78; ·
N. Kn., p. 110, 112, 120, 137, 161, 177); cette absence d'épais-
seur1 ces espaces instantanés, et finalement cet espace intem-
porel (2).
Cette conception a .cértes été utile. Il était bon que la science_
Whitehead, sur la portée. ·de ses théories, ainsi que le donne à ehLendre·
une not.e de M. Meyoerson (Cheminement de la Pensée, p. 79A); il dit'
· seulement qu'étant très différentes de nos manières traditioninelles de pen•
ser, eUes sont difficiles à accepter,
LA PHILOSOPHIE SPÉCUt"ATIVE DE WHITEHEAD 14f
(x) Cf. la théorie d'Alexander suivant. laquelle toute relation est une
« tra.nsaction •.
LA PHILOSOPHIE Sl'ÉCULATIVE DE WHITEHEAD 1. ~ 7
mol·écules et que tous les jours il ·en gagne d'autres (C. N.,
p. x66). Inv·ersement on devrait pouvoir dire que l'évén:ement
qui est l'assassinat· de César occupe de !'.espace. L,es relations
des événements à l'espace et au temps sont donc à presque
tous égards analogue's (C. N·., p. 36). Il n'y a pas d'une
part des objets dans l'espace et d'autre part des faits dans le
temps, mais des faits-obj·ets· qui s·ont l·es ~vénements.
Il ..faut dire cependant. que l'événement qui se passe :mainte-
nant, c'est toute la nature. L'événement complet comprend cet
arrièr-e,plan qui est toute la nature à un moment donné, y
compris l'événement percevant (N. Kn., p. 68). Ici appai·aît
donc une diS'Symétrie entre le rapport de l'événe>ment' au temps
et ron rapport à l'espaœ; car du moins d'après les Principles
of natural k;n;owledge, cette tranche ooncrète de nature oon-
tient , l'infinité de · l' esp.ace, mais non l'infinité du temps
(p. II).
En ·effet, oes durées ne sont pas des 4éooupures faite's par
l'eS~Prit ou des cadres impœés p_ar l'esprit ; oc sont des entités
naturelles défini·es (C. N., p. 52), des stratifications réelles de
la nature, des faits physiques (C. N., p. 187). Non seulement
dans le réalisme de 'Whitehead, la :f.orme spatio-temporelle n'est
pas une oonvention arbitraire (N. Kn., p. 32), mais ses divi-
sions elles-mêmes n'ont rien d'arbitrail"e.
A vrai dire cette limitation des' durées, l'affirmation qu'il y
a autr·e chose qu'un événement unique qui :serait l'•ensemble de
l'univ·ers, soulève un. problème, et un problème l'cdoutàble, dans
la philosophie de ·whit·ehead. Nous pouvons sur oe point trans-
crire ce passage significatif qui montre tout ce qui reste d'ops-
cur dans l'idée d'événement (C. N., p. 73) : « La théorie que
je présent•e admet un plus grand mystère ultime et une plus
profonde ignorance. L·e passé et I'.avenir se montrent et se
mêl•ent dans un pfésent mal défini. La présence activ.e du pas-
sage qui pousse la natur·e en avant doit être cherch~e à travers
le tout, dans le passé le plus lointain oomme dans la portion
la plus étroite du présent. P·eut-être aussi dans J'ay;enir non
LA PiHLOSOPIIIE SP.ÉCULATIVE DE WIIITEIIEAD 153
réalisé ... Peut-être aussi dans l'av·enir qui aurait pu être, auss1
bien que dans l'av•enir qui sera.;. »
Il ne faut donc pas croire qu'une duree puisse être déter-
minée d'une façon abs.olue. Sur ce point, Whitehead sembl·e
prévoir 1es théories récentes fondées sur le iJrincipe d'indé~er- ·
mination. « C'est là un ex·emple de l'indétérmination doe · la
conscience sensible >> ,. (G.
.
N., (.1!·r ··' 5g, 72): '
Mais c'·est là aussi un des écueils auxquels viendra ·se heurter
la théorie de· Whitehead. Il faut qu'il mainti.eime à la fois
que l'événement est un, appréhendé par lui-même, qu'il est,
oomme ille dit, ~ans sa propre préhensi.oo, - ·et d'œutl'e part
qu'il est en r-elation avec d'autr·es événements, qu'il est appré-
hendé par eux (S. M. W., p. r3o). Un.événement ne peut être
isolé ; il a à fair·e avec tout oe qui exi.ste et e.n particulier avec
les autres événements (Ibid., p. 129). Chaque événement est le
miroir de tous les autres en :même teiDJ>S qt{'il se rhire dans
.tous les autres.
L·es événements sont des préhens~oTIB ou proces·sus d'unifica-
tion ( r), Une pœéhension, c'est l'entité finie au-delà de laquelle
on ne peut aller sans trans:6ormcr le ooncret en abstrait (S. M.
W., p. 8g, go). L·e mot préhension. indique bien oette réfénence
à un au-delà, ce caractère vectoriel, intenti.onnel pour parler
avec les phénoménologues, de l'événement concr·et. L'·essence
d'une entité réelle consiste en ce qu'elle 'est une chose dont
· toute l'essence est de préhcnder. Elle eUectue une concrétion
des autres choses. Elle sent oe qui ~t là et le transforme •en
ce qui est ici. L'essence d'une entité réelle est donc présente
. en d'autres entités réelles. Il s'agit d'éclaircir oetbe noti,on et
par là d'appi'o:Bondir la notion cartésienne de la r.ealitas objec-
tiva, la noti,on lockienne d'une présence dans l'·es,prit des choses
telles qu'·elles sont (P. R., p. 25, 56, 67, 76, 121), peut-être
aussi la notioll stoïcienne de compréhension.
( 1) Cf. l'idée que se fait d'eux Eddington; pour'"' qui ils seraiflnt des
propriétés d'ensembles· statistiques,
LA l>HILOSOi>HtE SPÉCULATIVE DE Witl't'EHEAD i 57
sion, nous pouvons dive encŒI'e qu'·eUe est liée à l'idée d'un
au-d·elà. Dans une extension, il y a toujours un au-delà~ c'est-
à-dire que tout événement ·est llelié à d'aut:l"es qu'il n'inclut
pas. Extension signifie à la fois évocation -et exclusio.n (C. N.,
p. 78). Ce sont ces deux pmpriétés de passage et d'·extension
des événements qui sont la source de l'espacè et du temps.
(C. N., p. 34, ·52 ; N. Kn., p. 74). L'unité de· l'événement
ct de la nature en général vi·ent de la continuité de son. exten-
siJOn et sa :ruouveauté de son caractère de passage (1) (C: N.,
p. 58 ·et ·suiv.; N. Ku., p. 61, 198), de sort·e qu'il. a son
unité dans -ce qui est le fondement de l'espace et sa nouveauté
da:ns ce qui est le f•ondement du temps (N. Kn., p. 61)' (2).
Cest~dire qu·e l'es;pace ne se différencie du temps qu'à une
étB;P·e assez tardiV'e du' processus d'abstraction (C. N., p. 37)·
Le caractère de <( ·passag·e », d'ext•ens.ion au sens large, est
aussi bien à l'origine de l'extens~on spatiale que de !'-extension
temporeUe (Ibid., 54, 66 ; Proc., 47)· On comprend aussi par
là qu'·extension spatiale et •extension temporelle 1oin d'être
uniquement séparation sont en même temps un:Ï!Gn, puisqu'elles
dériv·ent d'une 11elation fondamentale par · laquelLe les événe-
ments en même temps qu'ils s'·excluent les· uris des autres,
conti-ennent d'autres événements, s'étendent sur eux (N. Kn.,
p. 4). '
Cette union des deux extensions expliquera que ce que nons
nommerops les obj·ets est pour la même raison en dehors de
l'espace ·et. en dehors du temps. L'événement passe, mais t.eUe
couleur, le ·v·ert, par ex-emple,' rie passe pas ; et par là même
qu'il pas1s•e, révénement se divise, d·evient spatial ; tandis que
le veTt ·eat « ;sans parties paroe qu'il est sans passag·e » (C. N.,
p. 125 ; Pme., 55). Nvus tfl()uvons ici une relation entre le
temps et l'e31Pace analogu·e à celle qu'établit Al-exander quand
il dit que l'espaoe divise le temps ·et que le temps divis·e
!'-espace.
tion aff,eciive av.ec son ·objet, que cet obJet soit un texte de
l'Evangile ou l'œuvre .d'un écrivain (P. R., p. 261). L'attitude
que Meinong a mise en lumiève dans ses études ~ur les
Amrohm.en est pour Whitehead une attitude aff,ective (z).
Dès Jors nous pouvons retwuver, ni,ais appvofondie et éclai-
rée par les idées précédentes, la thè.~e, le thème du réalisme
que nous énoncions au début de oette étude. SUJr oe point, la
conception de Whitehead, oomme celle d'Alexander et oelle des
néo..oréalistes américains, peut être rattachée à l'article fonda-
mental de James :· « La conscience existe-t-elle? ». Il oom:.
pare cette O(),nférenoe au Disc.ours de la Méthode; Elle ouVre
une nouvelle ève philo&ophique. Au moment même ôù le science
êb~anlait les base.S du matérialisme scientifique, l'article de
James portait un défi au spiritualisme cartésien. La oons-
dence il'apparait plus oomme une entité. Elle ~est une fonction,
oü plus ~exactezn,ent elle est un point de vue (S. M. W., p. q8).
Ou enoore on peut dire qu'elle est seulement un élément dans
la forme subjectiv·e de oertains sentiments (P. R., p: 72). On
a trop· insisté sur 1a phase mantal·e de l'expérienoe (p. 253).
(r) Cf. sur les idées de Whitehead en relation av·ec les idées de Pl:1Lon,
A. E. Taylor, A Commentary on Platos Tirnaeus, p. 71, 73, r3t 1 cl
Plata, the man and his work, p. I!)O et 456
LA PIIILOSOPHIE SPÉCULATIVE DE WHITEHEAD f83
·( 1) Ces objets éternels, nous les sa1Sl55ons par ce que Whitehe;~.d appelle
lo sentiment conceptuel et qui n'est pas autre chose que le sentiment d'un:
objet éternel défini avec son exdusion de toute réalisation particulière
(P. R., p. 344). Mais quand nous voyons les objets éternels dans l'expé-
rience, è'est alors par la recognition quo nous les saisissons.
Cette recognition est quelque chose d'immédiat et qui n'Dffiplique pas
mémoire. « Elle prend place à l'intérieur du présent sans aucune intel'-
vention do la ménioare; car le fait présent est dur.ée » (C. N., p. 12A).
Et c'est co qui explique que la recognition ne suppose pas une connais-
sance antérieure : « dans CG cas, il ne pourrait y avoir de première con-
naissance » (N. Kn., p. 64; Proc. p. 5I). C'est à l'intérieur du présent
que nous sentons d'abord la permanence de l'objet.
Par là môme, bien que Wh!itelœad parle à un moment de l'intellec-
tualité de la recognition (N. K.n., p. 63), elle n'·est pas non plus un.
ac.te intellectuel do comparaison, mais elle est « la conscience sensible
dans sa capacité de poser devant nous des facteurs de la nature qui ne.
passent pas ». L'événement sensible qui est la tache de vert perçue par
nous comprend. en lui cet élément indivisible et éternel qui est la con-
leur verte ; la recognition peut donc être définie comme la relation non
intellectuelle de la conscience sensible qui lie l'espri~ à un facteur de l3J
nature qui est sans passage (C. N., p. 124, 162). Sans doute n'est-ee là
pour Whitehead qu'une limite idéale ; et il n'y a pas ·en fait de reco-
gnition sans accompagnement de comparaisons ·ct de jugements (ibid.,
p. I42); il n'en est pas moins vrai qu'elle ne peut être complètement
expliquée par l'abstra.ction : car elle ·l'explique en mtmle temps qu'en
LA PJIILOSOPIIIE SPÉCULATIVE DE WHITEHEAD 18!)
que nous voyons des objets en ouvrant les yeux le matin?·» (Chemine-
ment de la pensée, 1, p. 124). Mais c'est précisément une idée sur laquelle
insiste Whitehead. Seulement, celui-ci distingu-e différentes sortes d'objets
et aperçoit au-dessous et au-dessus des pensées « par objets » au sens
ordinaire du mot, des pensées plus massives ou plus subtiles où on ne
peut parler d'objets qu'en élargissant beaucoup le sens donné ordinairei-
ment. La théorie de Whitehead, plus compl{)xe que celle de M. Meyerson,
rentre difficilement dans les cadres que celui-ci a tracés, ou plutôt, à vrai.
dire,ne peut pas y rentrer. Il n'en est pas moins vrai qu'il ne veut pas
« éliminer l'objet » (Cf. Meyerson; Ill, p. 8oo).
LA PHILOSOPHlÈ SPÉCULATiVE D'E WiliTEIIËAD 493
( 1) Il persiste. dans cette idée une certaine ambiguïté ; elle apparait par-:-
fois comme une sorte de dessèchement, d'éternité inerte, d'autres fois
comme une éternité vivanoo. Le plus souvent, . les deux idées opposées
•emblent fondues dans la conception d'un élé~nt 4 la fois stérUe et actit.
LA PHILOSOPHIE SPÉCULATIVE DE 1-VHITEHEAD 199
X. DIEu.,
décision, qui sépare ce qui •est donné de ce qui ne, l'est pa:s ;
qui, somblabl·e à l'acte de décision décrit par James, courpe
hors de l' enr&emb1e des possibilités, ce qtii va être la réalité
(P. R., p. 58, 65). Cet acte lui-même n'est pa:s explicable;
on ne peut retracer les éléments qui Je déterminent. La racine
de la positivité pour Whitehead comme pour Schelling est dans
quelque cho&e d'irrationneL
Nous avons ainsi la pœuve de l'existence' de Dieu telle
que l'admet la philŒoph:ioe de. Whitehead, une preUV'e fondée
sur le caractère donné, empiAque du monde. L'•empirisme
vepœe S'Ur la doctrine qu'il y a un principe général de con-
crétion, qui n.e peut .êtve découvert par la raison abstraibe.
Dieu est le principe de concrétion et de. limitation (S. M. W.,
p. 21·6; P. R. p. 345). Il y a une limitation dernière de la
réal;ité, dOnt aucune raison ne peut être donnée, car toute raison
en dérive. Aucune raison ne peut être donnée de la l).ature de
Dieu, parce que cette n.atuve est l1e f,ondement de la rationalité.
Dieu est la limitation ultime, et son existence l'irrationalité
ultime (S. M. W., p. 221, 222; Religion, p. I3g) .
.Si .1es f,o.r.mes idéales pénètr·ent dans le mond.e réel, c'est par
l'·existence de œ démiurg.e (Religion, p. ~37)· Et ce d.ém.iurg·e
oont:ioent en lui les f,ormes en tant _que participées par le mond•e
réel, et 1e mo;n.de réel -en tant que défini par les formes (p. 85).
Sans Lui, la créativité serait pure confusion et les formes pure
passivité (ibid., p. 106).
Dans sa n.atur·e primordiale, qu'il va falloir que no'llJS distin-
guio:ns, wu moins momenta~nément~ de sa natur·e oon.séquente, il
est l'accident pTillliOII'dial, non temporet, de la créativité. Il est
l·e premi-~r créé, il ·est l' évaluatiQil inoonditi~Qllollé~ de la mqlq..
204 VERS LE CONCRET
t~on Les choses 1es unes a\'ec 1es autres ; il se penche sur routes
chœes et ne lai:sse rien perdre d'eUes. La transmutatioo brad-
leyŒ·ennre · devient ici la tendresse de Dieu, sa patiente tendresse
qui ne détruit rien et rachète totllt. Il y a là une révélation
du caractève ultime de l'existenoe que nous déoouvmns au delà
des faits, comme nous déoouvrons l·e caractère de nos amis
au delà de leur.s gestes. Dieu porte sur le moudre un jugement
par lequ·el le fai:sant entr.er dans sa pvop:ve vie, il Le sauve
oomme le grand musicien irrtègre à sa symphonie triomphante
les douleuœ des di:ssonances; oomme une ~orte per.so.nnalité use
pour l-es finrs les plus ·haut·e3 de ses expérienoes 1es plus div·er-
ses (P. R., p. 147, 48g, 497; Religion, p. 5o, 68, 73). Et œs
·ex,périenoes, oes notes disoordant·es arriyerit à a\'oir chacune Le
sentiment de la valeur qu'·eUe.s ont au delà d'dLes-mêmes. Le
mal n'·est pas éliminé, il est vÇtincu (Heligiorn, p. x3g). Dieu
sera une unité mult~le (ibid., p. 482, 4g2, 4·g5). Le monde
ira en lui vers son unité; et lui-mênie, ·en absorbant la multi-
plicité du monde, acquiert un élément de diY.ersité (P. R.,
p. 4g4). Il sera le mimir qui révèle à _chaque créature sa prv-
prre grandeur (Religion, p. x3g).
Dieu n'est donc pas pour Whitehead Je moteur immobile;
il n'est pas non plus l'imperator que se représente, dit-il, la
théologie chvétienne. Le code de Justinien et la thiéologie de
Justinien sont deux expressions d'un même état de l'esprit
humain,. comme l'étaient la logique et la théologie d'Aristote.
On a sépare le flux ·et la permanence, on a fait de Dieu le
principe statiq11:e du monde et la seule réalité. On l'a dépouillé
de :taut mouvement, et on a dépouillé le monde de· toute réalité
(P. R., p. 484 à 4go).
Affirmer Dieu, oomme Whitehead v-eut qu'on l'affirme, c'•est
affirmer la ooïncidenoe des opposés (P. R., p. 48g, 4g5). Il
jouit d'une éternité de vie, où se joignent la permanenoe et la
fluidité (P. R., p. 4g2, 4g5). Lre monde tmuve sa permanence
•en Dieu ; et Dieu trouY.e dans le monde sa richess·e et sa muta-
bilité. Charun d'·eux est un élément de noiuY.e:auté p;our l'autre.
LA PHILOSOPHIE SPBCULATIYE DE WHITEHEAD 207
1
p. I4·6, 147, I56, I57J· Et no'IJIS retmuvons l'idée de la sélec-
tion. Dieu est l'être qui choisit, qui par son choix fait passer
le possible à l'acte, et qui par là •est créateur de va!.eurs (Hcli~
gion, p. 8 7). Mais cet acte de liberté n '·est pas un acte qui se
défa,it et se détend ; Dieu. est l'élément ascendant diu monde,
l'élément sans cess·e en hausse, par opposiüon à l'élément phy-
. sique qui s'use et va vers sa mort (ibid., p. 1M) et qui par
oon.séquent ne peut être à l'origine de l'univerS. (F. R., p. 20)
pas plus qu'il ne sera à son terme. Dieu •est l'élément de bien
sans œsse en paix avec lui-même par opposition av•ec le mal
qui ·est une inquiétude dèstructrioe de soi-même (ibid., p. 85).
En DieJU enfin se rejoindmnt ces deux qualités qui sont
s-éparée·s dans notre expérience humaine : la transparence ·.et
la richesse, car ici-bas, c'·est seuLement oe qui est superficiel
qui •est clair, et nous devons fermer 1es yeux, entr.er dans la
nuit pour a~oir le s·entiment de la lourdeùr •et de, la richess·e
de l'être (P. R., p. 4.82).
Cette identification de toutes les qualités les plus hautes
&era amour. Derrièr·e le Dieu César, derrière le Dieu des pro-
phètes, sévère oomme la j'Uistice, nous déoouvriwns l'élément de
kndr·eSIS•e qui est dans le mo:n:de, et l'id&e de ·la présence ici
d\m noyaume qui n'est pas de ce monde. « L'amour ne com- ·
mande pas ; il n'est pas immohiJe, il est souvent oubli•eux de
.la mo·raie; il ne regarde pas l'avenir » (P. R., p. 485, 4go) ..
Et nous arrivons ainsi à la religion. L'ess·entiel de la Jle•ligion,
cc ue sont pas les règles qui ooncerwent la oonduite ; c'est là
un produit seoondaire, bien qu'il faille reocmnaîtr·e que la reli-
gion •est puûfieation ; J'ess·entiel, c'est 1e sentim.en.t d'adoration,
(S. M. W., p. 238; Religion, :p. 5), ce que d'autres ont appelé
l'élément du sacré, mêlé sans doute à un élément de oonnais-
sanoe, à cette oonnais:sance qu·e nous atteignons par le plus
grand dfort de nos sens et ·de notœ intelligence (Religion,
p. wg). l\lais en eUe~même la r.eligion n'est pws oonnaissance;
elle ·est l'être. « :Vous vous servez de l'arithmétique, mais vous
êtes religieux. ))
.LA PHILOSOPHIE SPÉCULATIVE DE WHITEHEAD 209
( 1) Nous dirions plus volontiers que cet écrivain est. Berkeley, et non.
Locke, q!le Whitehead interprète d'une· :façon qui n'est peut-êtr~ pas
entièrement conforme à la , réalité historique. On pourrait dire de la
philosophie dà Berkeley qu'elle est essentiellement un effort pour définir
LA PHILOSOPlllE SPÉCULATIVE DE WHITEHEAD 21. f
les modes d'exisoonoe ; car pour lui, il n'y a pas d'existence eri général.
Ces modes d'existence sont ou celui de l'idée identique à son objet, ou.
celui de la signification (mouvement d'une idée-objet à une autre idée-
objet) ou celui de la. notion (relation vécue). Sur la conception. de la
nature physique chez .Berkeley et chez 'Vhitehead, voir l'intéressanto
communication de Hœrnlé (Société française de philosophie, session extraor-
dinaire, 27-31 déc. rg3r : Berkeley as fore-runner of recent philosophy
of physics). Sur Berkeley et la phénoménologie, voir Lévinas, Freibury,
Husserl et la Phénoménologie (Revue d'Allemagne,. r5 mai rg3r).
On trouverait chez Berkeley la même « négation de la bifurcation »
que chez Whitehead.
( r) Peut-être y aurait-il lieu de défendre Hume contre. quelques-uns des
reproches que lui adresse Whitehead. Les impressions ct les objets sont
ideiltiques pour le philosophe (Treatise, édition Selby-Bigge·p. 2u); il y a
donc chez lui, au moins dans certains passages, négation de la bifurcation.
De plus, les qualités secondes sont es&entielles à l'existence de la matière
tout autant que les qualités premières (ibid., p. 228, 229). Bien plus,
on pourrait dire que la qualité première de l'étendue vient de ra· multir-
plicité de points colorés et solides primitivement non-étendus, de points
purement qualitatifs. Hume insiste sur le grand nombre de perceptions
qui ne peuvent être logées dans l'espace (ibid., p. 235, 238). Hume
n'est donc nullement matérialiste, au sens où Whitehead prend le mot.
Il l'est beaucoup· moins que Locke. Si on tient compte de certaines des
tendances de cette recherche, de cette enquête si complexe, et souvenU
contradictoire, mais touj'ours sincère et pénétrante de Hume, on peut
dire que Whitehead est beaucoup plus· le successeur de Berkeley ct de
Hume que celui de Locke. C'est surtout l'idée du déliement. des phénO!-
mènes, de la séparation du séparable, qui est à l'origine des différences
de la pensée de Hume et de celle de Whitehead. Mais cette idée même
se rattache en partie à une théorie de temps discontinu assez proche de
celle de Whitehead ; et d'autre part on pout se demander si en montrant
l'importance de ces forces de cohésion et d'objectivation que sont l'ima-
gination et l'habitude, Hume n'est pas sur la voie du « mode d'effic.acité
causale ».
2t2 VERS LE CONCRET •
médiévale :mépnsee par eux (P. R., p. 102, 106, r8o, 202,
222, 233, 234).
Par œrtains côtés eUe se rapproche également de Spinoza et
de L.eibnitz ; eUe est en fait une sorte de spinozisme, à oondi-
. tion qu'on débarrasse le spinozisme de la hantise de la caté-
gori~- ~ujet-1p;rédicat, de son préjugé monistique (P. R., p: 8,
1 12). EUe se rappro-che plus encore peut-être de L•eibnitz, mais
ici ans& le rap[Jort ne peut se ~oir que si on élimine. du
schème leibnizien la hantise du rapport sujet-prédicat (r)~
« Il n'y a pas une doctrine avancée dans ce livre ·qui ne
puisse cite:r pour sa défense quelque affirmation explicite de
ce groupe de penseurs (qui va de Descartes à Hume) ou de
l''IID. des deux fondateurs de toute la pensée occidentaie, Platon
et Aristote » (P. R., p. V). Nous avons· noté la ressemblance
de certaines théories de Whitehead avec l'idée aristotélicienne
de' l'entéléchi·e. Mais, le commentaiœ de A.-E. Taylor sur Le
rimée fournit des indications sur oe point, c'est peut-être
•encore dans son ensemble de la doctrine attribuée à Platon
que œUe de Whitehead, avec sa séparation du monde empi-
rique et du · monde idéal, avec sa .oonception du 'passage de
la natUToe et de l'éternité des objets, a le plus de points de
oontact (2).
Ce n'est pas à dire ·qu·e dans l·es doctrin•e'S postérieures à
celle de Hume, on ne puisse trouver bien des idées qu'il serait
(1) Il est curieux .de remarquer que le grand écrivain D. II. Lawrenc!',
ct Aldous Huxley, le premier dans The Lover of Mrs Chatterley, le
deuxième dans ses Proper Studies, ont raillé les écrits de Whitehead, qui
leur paraissent être à l'un lo comble de l'abstvaction, à l'autre celui de
l'arbitraire. ·
(2) Nous avons noté en passant les difficultés qui se trouvent dans ·la
conception du pôle psychique, créateur à la fois d'ordre ct df' désordre
dans la conceptio,n de l'immortalité objective, dans l'affirmation de la p<Jr-
manenoe, ct dans la théorie des objets. .
(3) Même l'énergie éternelle a un pôle mental et un pôle physique.
LA PliiLOSOPHIE SPÉCULATIVE DE WIIITEHEAD 2i 7
(~) Av.ec cette réserve, cependant, que G. Marcel admet que, tout
en quittant la sphère de l'essence, on puisse rester dans la sphère du
qualifié (p. 3g).
230 YERS. LE CONCRET
II
( r) Plon, 1920,
LE JOURNAL MÉTAPIIYSIQUE DE GABRIEL MARCEL 235
III
IV
Pages.
PRÉFACE. T