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Christian Biet

C hristophe Triau

Qu’est-ce que
le théâtre ?
Postface d ’E mmanuel Wallon

Gallimard
© Éditions Gallimard, 2006.
INTRODUCTION

Le théâtre est d’abord un spectacle, une per­


formance éphémère, la prestation de comédiens
devant des spectateurs qui regardent, un travail cor­
porel, un exercice vocal et gestuel adressés, le plus
souvent dans un lieu particulier et dans un décor
particulier. En cela, il n'est pas nécessairement lié à
un texte préalablement écrit, et ne donne pas néces­
sairement lieu à la publication d’un écrit. Parce que
spectacle, parce que concret, matériel, et parce
que oral, adressé en réunion, c’est une activité collec­
tive. Être au spectacle, c’est donc être avec d’autres
à un moment particulier, se regrouper dans un lieu
précis sous le motif de participer à un événement.
Cet événement spectaculaire qu’on appelle le
théâtre repose alors sur une prestation, autrement
dit sur une performance singulière observée par
des spectateurs qui se sont rendus dans le lieu du
spectacle sous ce prétexte même. Dès lors, l’espace
spectaculaire découpe, en principe, deux instances
qui le distinguent du rituel : celle de ceux qui font
le spectacle, les praticiens, et celle de ceux qui l’ob­
servent, à ceci près que leurs activités peuvent par­
fois être mêlées ou interchangeables. La coupure
symbolique qui sépare conventionnellement les re-
VI

Le lecteur des textes de théâtre

Le théâtre est donc bien un événement éphémère,


présent, partagé par des praticiens regardés et des
spectateurs regardants, dans un lieu donné. Spec­
tacle situé dans et porté par des corps, perfor­
mance orale, gestuelle et scénographique, il figure
un acte spécifique de communication esthétique et
sociale. On a pu comprendre, à la faveur de la ré­
flexion historique et théorique qui précède, la ma­
nière dont l’événement spectaculaire était organisé
dans des lieux particuliers, dans un temps parti­
culier, avec des corps particuliers. On a aussi pu
voir qu'à partir de ces lieux, du temps présent de
la rencontre sociale, et des corps des comédiens,
pouvaient se créer des espaces, des temps virtuels
et des entités ou des identités spécifiques (per­
sonnages, allégories) se dégageant des éléments
concrets pour engager les spectateurs à saisir des fi­
gurations ou des représentations fictionnelles. Dans
le cadre d’une séance sociale, peuvent s’élaborer
des représentations et des figurations particulières
qui, lorsqu’elles sont acceptées par le spectateur au
titre de conventions, font exister virtuellement des
univers imaginaires à partir d'actions, de discours,
de corps et de décors réels et concrets. Les specta-
Le lecteur des textes de théâtre 537

teurs réunis sont alors en mesure de vérifier la con­


crétude des choses, la réalité de la scène, celle des
comédiens et des décors, en même temps qu’ils
considèrent avec plus ou moins de « croyance »,
selon les modes de représentations que les prati­
ciens emploient, l’univers virtuel qui leur est pro­
posé.
Consciemment ou non, n'importe quel spectateur
de théâtre sait tout cela, d’abord parce qu’il a fait la
démarche d’aller au théâtre, ensuite parce qu’une
fois qu’il y est entré, il peut à tout moment observer
les mécanismes et les processus de spectacularisa-
tion, les remarquer, les classer, les décoder et réflé­
chir à l’impact qu’ils ont sur lui et à leurs enjeux.
Face à ceux qui jouent, le spectateur est celui qui
se livre aussi à l’activité de jouer, mais d'une autre
manière qu’eux, autrement dit, il est celui qui sai­
sit les conventions, les accepte pour recevoir ce
qu’il en attendait, mais aussi se transforme, se per­
vertit, s’émeut, ou joue à transgresser, grâce au
spectacle, certaines des conventions attendues, tant
la surprise est nécessaire au théâtre. Ce que nous
avons fait jusqu’ici n'a donc été que d’attirer l’atten­
tion sur ces mécanismes relatifs au spectacle, d’ap­
porter sur eux quelques précisions, d'en entrevoir
les jeux et les évolutions, et de les désigner au re­
gard d’un spectateur supposé avide de comprendre
ce qu’il fait au théâtre, et pourquoi il y va. Peut-
être avons-nous contribué par là à déterminer
quelques points de vue, approches, critères d'obser­
vation, qui peuvent être utiles aussi bien au spec­
tateur contemporain en général, au spectateur
désireux de faire une sorte d’analyse de spectacle,
qu’à ceux qui cherchent à explorer ce quêtaient
dans le passé les spectacles, les praticiens et les
spectateurs.
538 Q u’est-ce que le théâtre ?

Cependant, se cantonner au spectacle et à l’éphé­


mère moment de la séance est insuffisant pour faire
le point sur les réceptions du théâtre. Car il existe
une autre posture, jusqu'ici négligée dans cet essai,
et qui est celle du lecteur de texte de théâtre. Il fallait
s'y attendre, nous en arrivons au texte : non plus à la
position du spectateur devant le spectacle, mais à la
position du lecteur devant le livre de théâtre. Nous
ne pouvions pourtant pas commencer par elle, dans
la mesure où le lecteur de théâtre est supposé, par
l’auteur dramatique, connaître ce qu’est la scène, au
point que c’est souvent avec cette connaissance pré­
requise que l’auteur joue, en connivence avec son
lecteur. Nous nous pencherons donc maintenant sur
cette lecture, puisque nous avons préalablement dé­
crit ce que le lecteur doit savoir : que l’écriture et la
lecture imaginent un événement, un lieu, une scène,
un jeu. Là sont les prérequis essentiels à l’entreprise
de lecture afin que l'imagination opère à partir du
texte que l’auteur propose. Toutefois, la représenta­
tion scénique ne peut apparaître seulement comme
la partie manquante et tant attendue du fait théâ­
tral, ni le texte comme une simple esquisse pour la
représentation qui en serait le seul achèvement pos­
sible. Et s’il y a bien, fort souvent, complémentarité
entre le texte et la représentation, la lecture et l’as­
sistance au spectacle, on insistera ici sur le fait que
cette supposée complémentarité n'a rien de simple,
ni même parfois d’absolument nécessaire.

Après avoir ainsi reconnu que ces prérequis exis­


tent et qu’ils composent les cadres et les images sur
lesquels la lecture s’appuie, il convient de compren­
dre que ce ne sont pas les seuls présupposés de la
lecture, et qu’il est important de séparer l’opération
Le lecteur des textes de théâtre 539

du spectateur de celle du lecteur, puisque le lecteur,


au contraire du spectateur, ne voit que la disposi­
tion des mots sur une page (et peut-être quelques il­
lustrations) et n’entend, au mieux, que sa propre
voix (et si c'est celle d’un autre qui lui lit le texte,
c'est déjà une sorte de spectacle qui tient de la lec­
ture et de la représentation, a fortiori pour les lectu­
res radiophoniques qui sont des spectacles auditifs
tout à fait particuliers). Ainsi, dans un temps et dans
un lieu différents de ceux du spectateur, le lecteur se
livre à une série d’opérations complexes qui impli­
quent, de sa part, une connaissance de plusieurs co­
des : celui de la scène, on l’a vu, celui qui régit le
texte de théâtre, et celui qui s’applique à toute lec­
ture d’une œuvre littéraire.

Le lecteur a tout son temps, on le sait, il peut à sa


guise organiser sa lecture sans suivre le temps de la
diction et des actions scéniques. Il a aussi la possibi­
lité de choisir son lieu, de placer son corps comme il
veut face au livre, et ne dépend pas d’une place phy­
sique à laquelle son billet l’assigne. Enfin, il peut lire
ce qu’il veut, et en particulier une histoire, une fic­
tion, l’événement virtuel d’une représentation imagi­
naire, ou encore les mots, la disposition des phrases,
l'organisation du texte. H peut choisir une cohérence,
un sens, ou en entrevoir d’autres, simultanément,
sans être assigné à l’élaboration d’une mise en scène,
donc à une transmission de ses interprétations. Et
pendant qu’il suit la fiction, d’une part, et qu’il ima­
gine l’événement (ou son événement) théâtral virtuel,
d'autre part, il se donne encore — c’est la troisième
opération — la tâche de veiller à ce que les effets
pratiques et spectaculaires, qu’il se propose de voir
ou de faire voir, l’émeuvent ou l’intéressent. H est
alors, de fait, à toutes les places imaginaires de la re­
540 Qu'est-ce que le théâtre ?

présentation et de la séance. Tour à tour acteur, scé­


nographe, dramaturge, comédien, metteur en scène
ou spectateur, il intervient juste après l’acte d'écri­
ture et de publication et envisage lui-même, grâce au
texte imprimé et aux indications qu’il lit, le passage
de la page à la scène, du lieu de sa lecture au lieu
d’une scène possible. C’est donc en se fondant sur le
texte qu'il va construire, en tout ou en partie, de ma­
nière efficace ou de manière parfaitement irréali­
sable, les espaces et les temps virtuels, le jeu du
comédien et la conduite des personnages, les costu­
mes et les vêtements, l’éclairage du plateau et la lu­
mière qui éclaire les événements de la fiction, etc. Et
tout cela ne le dispense pas d'une quatrième opéra­
tion qui lui apparaît d’emblée, la manipulation d’un
livre. En effet, comme il ouvre un objet qui contient
« de la littérature » et qui, ostensiblement, a toutes
les caractéristiques d'une « œuvre » publiée (nom
d'auteur, titre, volume, etc.), lui apparaissent les
phrases, leur caractère écrit, littéraire, leur composi­
tion, et la qualité esthétique, poétique, stylistique de
cette œuvre imprimée.
Dès lors, s’il a bien pour charge d’imaginer une
sorte de passage à une scène — qui peut d’ailleurs
être impossible ou idéal —, le lecteur a aussi pour
intérêt, comme s’il lisait un autre genre de texte —
un récit par exemple —, de souscrire à l’histoire
que lui propose la fable, d’entrer dans l'écriture
d’une aventure, et/ou d’évaluer parallèlement l’aven­
ture d’une écriture afin que son plaisir de lecteur
soit complet. Et ce qu’il découvre alors, c'est qu’il
ne lit pas un document, mais un texte, c’est que
l'écriture d’une pièce obéit à des règles poétiques
spécifiques en même temps qu'à des règles typogra­
phiques qui la distinguent des autres genres, parce
que l’auteur a eu lui-même cette double conscience
Le lecteur des textes de théâtre 541

de la spécificité de son écriture — son style, sa ma­


nière de composer la fable ou le texte, son sujet, les
enjeux idéologiques qu’il expose — et du passage de
cette écriture à la scène.

On le voit, de même qu'il n’existe pas un specta­


teur, ou une vision essentialiste du spectateur, mais
des spectateurs de théâtre, il n’existe pas un lecteur,
ou un archi-lecteur, mais une multiplicité de lec­
teurs ayant chacun leur posture particulière et qui
se livrent aux différentes opérations qu'on vient de
décrire. Les uns suivent la fiction, les autres se don­
nent le droit ou le devoir d’imaginer une mise en
scène possible ou impossible, d’autres encore jouis­
sent de l’écriture, de la disposition stylistique ou des
constructions et des effets dramaturgiques, et cer­
tains font aussi tout cela consécutivement ou simul­
tanément, ou bien de manière aléatoire, comme
l'envie leur en vient, ou comme les circonstances
particulières de leur lecture en décident. Et les dif­
férentes postures, ainsi, peuvent très bien se che­
vaucher. On notera cependant que. plus la lecture
des textes de théâtre est fréquente et plus elle
s’adosse à une pratique régulière de spectateur, plus
les premiers réflexes du lecteur dit « naïf », attaché
à la fiction, voire du lecteur « littéraire » attaché au
texte, à son esthétique propre et à sa stylistique par­
ticulière, sont complétés par une sorte de nécessité
de « voir », par l'imagination, le texte lu sur une
scène théâtrale imaginaire, et peut-être même sur
une scène imaginaire possible. Autrement dit, en se
familiarisant avec le théâtre, en le lisant et en assis­
tant régulièrement à des mises en scène comme
spectateur, le lecteur en vient à ad< ipter une posture
de presque praticien et à lire les indications propre­
ment scéniques du texte comme des éléments inter­
542 Q u’est-ce que le théâtre ?

prétables au nom d’un passage à la scène. Si bien


que, sans jamais renoncer à sa posture première, qui
est de suivre le texte comme texte, la fiction exposée
comme fiction, ce même lecteur peut jouer à être
dramaturge, comédien, metteur en scène, scénogra­
phe, et peut ainsi assister à sa propre production
théâtrale imaginaire. Dès lors, il s’assigne une nou­
velle jouissance, proche de celle du spectateur, qui
est celle de prendre plaisir à la représentation scéni­
que imaginaire qu'il se construit pour lui-même
avec les contraintes qu'il décide de se fixer. Or tout
cela est évidemment prévu par le texte lui-même, y
compris dans sa disposition typographique.

Ainsi, le lecteur ouvre un livre et affronte un texte


particuliers. À partir d’une distinction typographi­
que (qui a pu changer au cours du temps et devenir
de plus en plus précise) qui spécifie le mode le lec­
ture, le lecteur se livre à une lecture feuilletée : il
suit le déroulement du texte, poursuit par l'imagi­
nation les propositions de l’auteur, produit, le cas
échéant, l’imagination d’une fiction, simultanément
met en scène une représentation supposée, enfin
évalue, par son goût, par ses choix esthétiques, la
qualité littéraire de l'œuvre écrite.

L’apparence du livre et celle des pages

Un livre est avant tout un objet : son format, son


papier, la qualité de son encre, sa reliure sont ses
premiers signes visibles. Il ne sera donc pas indiffé­
rent, par exemple, que le format folio soit plus res­
pectable que le quarto,Toctavo ou le in-12, a fortiori
lorsqu’on veille à le relier en cuir et non à le bro­
cher. De même, sa facture plus ou moins soignée té­
Le lecteur des textes de théâtre 543

moignera de sa place sociale, de celle de son auteur


et de son éditeur. On sait à quel point le premier
professionnel de la littérature théâtrale, Pierre Cor­
neille, a été attentif à ce genre de choses, allant
jusqu’à contrôler son imprimeur sur le lieu même
de son travail et à convaincre son libraire du format
de ses publications afin de mieux programmer l’im­
pact de ses œuvres. Outre son format, son aspect et
sa facture, un livre est doté d'une ou plusieurs pages
qui signalent le titre de la pièce, le nom du libraire
(puis de l’éditeur), éventuellement le nom de la col­
lection, la date de publication, le plus souvent (pres­
que toujours maintenant) le nom de l’auteur ; enfin,
parfois, le genre de la pièce et la date de première
représentation. À quoi s’ajoute, le cas échéant, un
frontispice (ou une illustration que l’édition mo­
derne placera aussi en couverture) qui donne déjà
des indications au lecteur sur l’intrigue, sur l'auteur,
ou sur le mode, plus ou moins traditionnel ou plus
ou moins marqué ou célèbre, de représentation du
texte. C’est à partir de ces éléments (la place des
mots sur la couverture et sur la première page est
importante et peut changer selon les époques, les
traditions et les intentions de publications) que le
lecteur choisit de lire le contenu du livre, mais c'est
aussi à partir d’eux qu’il fait le tri de ses attentes.
Mais, comme on conviendra ici qu’il n’v a pas de
différence vraiment spécifique entre l’apparence
générale, matérielle, du livre de théâtre et celle du
roman, par exemple, sinon du point de vue de l'illus­
tration (à moins de vouloir faire l’histoire du livre de
théâtre, ce qui n’est pas notre propos), nous irons
directement à ce qui distingue le livre de théâtre
d’un autre livre : la présentation de son texte même.
544 Qu’est-ce que le théâtre ?

Ce qui frappe, dans un ouvrage de théâtre, ce sont


les blancs, les lieux typographiques vides laissés au
regard. Ces espaces sur la page sont donc aussi des
signes ; ils indiquent du temps qui passe, des chan­
gements de lieu, la possibilité d’une intervention de
la part du lecteur et des praticiens, et simultanément
ils découpent le texte. Ce découpage de l’ensemble
du texte en parties est en effet singulier : qu’il affi­
che des épisodes dialogués et des chœurs, comme
en Grèce ancienne, des actes comme à Rome, des
tableaux comme au Moyen Âge, des actes et des
scènes de plus en plus circonscrits comme dans la
dramaturgie classique, des journées, des fragments,
des séquences, des mouvements, des morceaux, des
parties, ou qu’il se donne comme continu — tout
cela selon les genres, les époques de production, les
prises de parti de l’auteur —, le texte de théâtre est
découpé en fonction de l’utilisation lectoriale et scé­
nique qu’on peut en faire. Ouvrir le livre de théâtre,
c’est donc déjà assister à un déploiement textuel
spécifique indiqué par la typographie. Le choix des
auteurs se place alors en référence ou en rupture
avec une tradition, mais se fait aussi en fonction
d’un univers qui leur est propre : ils organisent leur
écriture, utilisent les scansions typographiques
comme des marqueurs spatiaux et temporels, pré­
voient les entrées et les sorties des personnages, ou
insèrent le système de discontinuité qui leur con­
vient. Dans l'esthétique classique, le découpage té­
moigne idéalement d’un enchaînement et d’une
continuité à peine rompus par les entractes, on l'a
vu, et dans la majorité des autres esthétiques (théâ­
tre français, espagnol, anglais du début du x w siè­
cle, théâtre épique brechtien, etc.), il dispose sur les
pages la discontinuité, les ellipses, une alternance
qui donne au lecteur des « blancs », donc du temps,
Le lecteur des textes de théâtre 545

pour organiser sa lecture, puisque tout n’est pas dit


de l’enchaînement des causes et des effets, ni de la
logique de l’intrigue, ni du sens de l’Histoire qu'elle
consigne.

De plus, la présentation graphique du texte dra­


matique propose un texte principal, censé être dit
par les acteurs, et un texte « second », les didasca-
lies. On remarquera que la tradition a pris l’habi­
tude de hiérarchiser ces deux textes en donnant, en
quelque sorte, le beau et premier rôle au texte à
dire, et en reléguant le contrôle de son actualisa­
tion, assumé par l’auteur, au second rang. Le texte
à dire est donc présenté sous forme de dialogue, ou
de monologue, endossé, dans l’imagination du lec­
teur, par celui qui doit le dire (par exemple le co­
médien jouant le personnage), ce qui permet au
lecteur de -visualiser les sources possibles de la pa­
role et d'imaginer la manière dont ces sources s'ex­
priment. Et c’est à partir de cette visualisation
imaginaire que le lecteur pourra construire, s'il le
souhaite, une fiction particulière qui s’appuie sur la
proposition textuelle que lui soumet le livre du dra­
maturge-écrivain. Le second texte permet alors,
pendant la lecture, une actualisation scénique ima­
ginaire du premier. Et, généralement, le texte se­
cond n'a pas de fonction de régie puisqu’il n’existe
pas, en principe, de narrateur au théâtre (et lorsqu'il
en existera un, l’effet sera sensible — et ce sera, tex­
tuellement, une sorte de personnage). Les indica­
tions scéniques, les didascalies spatio-temporelles,
de même que la répétition des noms des personna­
ges, les « blancs » laissés graphiquement entre les
répliques, les encadrements et notations propres à
la disposition poétique de la pièce (notation des ac­
tes, des scènes, des tableaux par exemple) sont, en
546 Q u’est-ce que le théâtre ?

principe, ignorés du spectateur mais lus par le lec­


teur, ce qui donne lieu à un décalage entre ce que
sait le lecteur, ce que doit interpréter, par sa mise
en scène, le praticien, et ce que voient et entendent
les spectateurs.
Le texte dit «premier », le texte «à dire», sera
donc l’objet de tous (praticiens, spectateurs et lec­
teurs), et le texte dit « second », le « texte pratique »
qui figure une sorte de récit parallèle et une actua­
lisation scénique, sera celui des lecteurs et des pra­
ticiens (les didascalies étaient d'abord destinées aux
interprètes). Cette hiérarchisation est d’ailleurs tout
à fait explicable par l’histoire du texte théâtral, dans
la mesure où, dans un premier temps, les drama­
turges faisaient leur travail (produire un texte pour
les praticiens) avant de le vendre à d’autres qui,
alors, se chargeaient de l’actualisation scénique. Il
n’y avait ainsi pas lieu que les auteurs s’arrogent
des fonctions qui n’étaient pas les leurs, et ils se
bornaient, à côté de la composition d'un texte dé-
clamable, à indiquer le titre, la liste des « entre-
parleurs », le lieu imaginaire de la fiction. Et, très
rarement, des didascalies externes discrètes don­
naient aux praticiens la marche à suivre en matière
de représentation (les indications internes permet­
tant d'imaginer l'espace de fiction et la gestuelle du
comédien sont, elles, bien plus fréquemment utili­
sées). La première préoccupation des auteurs était
avant tout la constitution d’une intrigue, la mise en
œuvre d’une poétique du texte, son effectuation sty­
listique, tandis que le « reste », comme le dit Aristote,
le spectacle, était l'affaire de ceux qui avaient la fonc­
tion de s’occuper de la scène (chez les Grecs les « ske-
nopoïoï », les décorateurs, et les « chorèges », au début
du xvn6:siècle les comédiens et les décorateurs). C’est
lorsque les auteurs-préposés au texte commenceront,
Le lecteur des textes de théâtre 547

pour des raisons esthétiques aussi bien qu’économi­


ques, à s’intéresser très directement à la représenta­
tion de leur texte sur scène, et voudront en quelque
sorte en maîtriser l’effectuation, que les choses chan­
geront. Les didascalies se développeront et on ob­
servera simultanément, dans les ouvrages publiés, la
revendication d'une autorité plus grande de l’auteur,
par une inflation de préfaces et de paratextes circons­
tanciels et théoriques. Parallèlement, on constatera
dans les théâtres une présence de plus en plus
constante des auteurs, enfin, dans les contrats pas­
sés, une revendication économique de plus en plus
pressante de la part de ces propriétaires-auteurs du
texte. Il sera temps que les artisans-comédiens de­
viennent des « acteurs » au « service du texte », que
l'ensemble des praticiens abandonne son autono­
mie, donc que la totalité du processus théâtral, de
l’écriture à la mise en scène, soit contrôlée par les
auteurs. Le texte second, renforcé par les paratex­
tes, fonctionnera alors comme une injonction de
plus en plus impérative, et le lecteur lui-même sera
influencé par cette évolution lors de la lecture. In­
versement, on dira qu’après une longue maîtrise de
l’auteur, la mise en scène contemporaine des textes
d’auteur n’est plus tout à fait envisagée comme l’ac­
tualisation des ordres des écrivains, mais comme
une interprétation qui peut se passer des injonc­
tions notées, principe à quoi le lecieur, lui aussi,
participe. Ainsi, compte tenu de ces évolutions, il
ne semble pas tout à fait juste de parler de texte
« premier » et de texte « second », puisque leur hié­
rarchie varie, mais plutôt, d'une pan. de texte à dire,
ou de texte à prononcer, et, d’autre part, de texte à
mettre (même imaginairement) en scène, en action
et en fiction, autrement dit de texte pratique, ou de
didascalies.
548 Q u’est-ce que le théâtre ?

À ces deux premiers textes (le texte à dire et le


texte pratique) on pourra ajouter une série de troi­
sièmes textes, composés par le dramaturge, le met­
teur en scène ou même notés par le souffleur aux
xrxe et xxe siècles, qui figurent la mise en œuvre de
l'articulation du texte à dire et du texte pratique à
un moment précis de l’histoire de la lecture et de la
représentation' du texte. Et comme, on le sait bien,
l'écrit prolifère à partir d'une publication princeps,
on devra enfin considérer qu’une autre série de tex­
tes ou de discours (dont des images) parathéâtraux
apparaît dès lors qu’on les imprime au contact, ou
à côté, de ce qu’on considère généralement comme
la pièce à jouer : les avertissements, les dédicaces,
les préfaces, les frontispices et les illustrations, les
notes, les postfaces, les dossiers de presse, les dos­
siers pédagogiques, et autres pièces en vers venant
soutenir l’auteur ou vanter sa production, qui, par­
fois, ont leur place dans l’ouvrage imprimé, mais
aussi les parodies, les avis, lettres, articles et décla­
rations qui analysent, défendent ou attaquent
l'ouvrage de l’auteur, les textes critiques, etc., qui ne
figurent pas dans l’édition (sauf évidemment dans
les éditions critiques ou pédagogiques) mais déter­
minent la lecture.

On s’attachera ici cependant aux deux premiers


textes, et l’on s’efforcera de se placer du côté du lec­
teur, de celui qui déchiffre les mots, l’apparence ty­
pographique, les phrases, les répliques, qui imagine
ce qu’il pourrait voir par rapport à ce qu'il lit tout
en appréciant Yagencement littéraire qui soutient
l'ensemble.
Le lecteur des textes de théâtre 549

L'oralité du texte et l’entreprise de lecture

Qu’on le veuille ou non, il est donc évident que


le théâtre, et très précisément le théâtre occiden­
tal, s’appuie le plus souvent sur un texte littéraire,
rédigé au préalable et consacré comme tel (on le
publie avant ou après, ou indépendamment de la
représentation pour l’instituer en œuvre, en monu­
ment littéraire feuilletable). En conséquence, si le
lecteur en décide, et a fortiori si l’auteur le reven­
dique, rien n’interdit de séparer, au moins pour
un moment, le processus de lecture du processus
d’actualisation scénique, ne serait-ce qu’à titre d'hy­
pothèse de jouissance. Il peut même fréquemment
arriver que l’auteur cherche à remplacer, ou à com­
pléter, l’actualisation scénique traditionnelle par une
actualisation personnelle et intime située dans le
geste de la lecture et s’appuyant sur une stylistique
et une poétique particulières. Le texte dramatique
peut alors apparaître comme une proposition in­
complète, dotée d’une dramaturgie en devenir sur
laquelle le lecteur doit, par son activité propre,
intervenir, et supposée donner lieu à un exercice
d’imagination.
Il ne s'agit pas là de l’imagination que nous avons
déjà désignée, l’imagination pratique (la réalisation
intime et virtuelle des possibilités de mise en scène
du spectacle dans un lieu imaginaire idéal), il s’agit
plutôt de la mise en place d'une oralité spécifique à
la lecture du texte de théâtre. En effet, un livre, c’est
d’abord un objet particulier qu’on touche, qu’on
voit, aléatoirement qu’on sent, mais qu’on n'entend
pas. Le grand problème est donc de savoir quelle
voix peut sortir du livre, ou plutôt comment le livre
peut faire surgir quelque chose comme de la voix,
550 Q u’est-ce que le théâtre 3

ou de l’oralité. Dès lors, puisque l'oralité est ici une


affaire de texte et qu'elle est inscrite sur une page, il
devient nécessaire de la dégager aussi bien d’une
critique parasitaire qui se pencherait uniquement
sur son origine humaine auctoriale (elle n'est pas
nécessairement la voix de l’auteur) que de la ma­
nière dont elle serait idéalement prise en charge par
la scène et les comédiens. En revanche, puisqu'il n’y
a pas, lors de ce travail de lecture, de référence à un
auteur individualisé, ou humanisé (sauf exception­
nellement, on l’a vu avec Diderot, l’auteur n’inter­
vient directement pas dans l’énonciation théâtrale, il
n'a pas, contrairement au roman, de fonction de ré­
gie, il n’a pas non plus droit au « je »), mais à du
texte, il est important de relever les marques qui
constituent, d’une part, l'oralité à partir des notions
de style, de timbre, de ton, qui renvoient à une écri­
ture et à une lecture apparemment abstraites et
silencieuses, mais ostensiblement phonétisées, ryth­
mées et prosodiées, d’autre part, les marques qui
constituent l’énonciation et déterminent des énon­
cés particuliers endossés par des entités, des person­
nages et/ou une collectivité chorale.

Avant d’en venir aux marques de l’énonciation,


nous dirons quelques mots des marques de l’oralité
(on se référera ici à l’étude de Marion Chénetier-
Alev, L’Oralité dans le théâtre contemporain : Herbert
Achtenbusch, Pierre Guyotat, Vatère Novarina, J on
Fosse, Daniel Danis, Sarah Kane, à paraître). La
quête stylistique de l’oralité ne s'en tient pas au lan­
gage parlé en tant qu’il porte une représentation
scénique, mais vise la production de l’émotion dans
l’écrit, et cela, en dehors de la lecture à voix haute.
En ce sens, l'oralité n’a pas nécessairement besoin
de l’oralisation ou de la vocalisation réelles, ni
Le lecteur des textes de théâtre 551

d’une autre présence que celle du lecteur, pour ap­


paraître, puisque la lecture silencieuse est donnée
comme capable de donner au texte toute la réso­
nance qu’il indique dans sa composition. Il est alors
clair que cette oralité textuelle introduit formelle­
ment et physiquement un échange entre l’appareil
textuel et le corps du lecteur qui, ainsi, se meut, ne
serait-ce qu’en supposant (ou même en produisant)
sa voix propre à partir du texte. Si bien que l’orali-
sation de la lecture devient une étape qui permet au
lecteur de s'approprier l’œuvre. Dans le moment
contemporain de l’histoire du texte de théâtre où les
instances de la fable et du personnage s’effacent au
profit de celle du langage — on évoque volontiers
aujourd’hui un « théâtre de la langue » ou « de la pa­
role » —, la théâtralité se manifesterait donc princi­
palement à travers la « langue » oralisée de pièces (de
Daniel Danis ou de Valère Novarina, par exemple,
voire, plus tôt, de Pierre Guyotat...) qui pratiquent
l'« exhaussement de l’adresse » et l'« exacerbation
du geste de l’énonciation ». La notation de l'adresse,
la transposition du « parler », l’usage de formes ora­
les, le travail sur le rythme, sur les sonorités, sur la
dimension visuelle du langage et sur les didascalies
viennent convier le lecteur à une entreprise de dic­
tion intérieure. À l'excès d’oralité extériorisée d'Ar­
taud, aux cris et aux glossolalies, correspondrait,
dans ce principe, l'intériorisation raréfiante de Bec-
kett ou de Sarraute,; qui cherche à renforcer l’inten­
sité du discours verbal et non verbal par cette
raréfaction même. Ainsi, l’oralité, telle quelle est
lue par le lecteur, tient compte du fait que la parole
consignée par l'écrit aspire à dépasser le dialogue,
le style, la langue, dans une entreprise poétique et
littéraire. Une sorte d’instance de parole, articulée
sur le jeu des sons et des rythmes et sur l’explora­
552 Q u’est-ce que le théâtre ?

tion du rapport poétique entre le signifié et le signi­


fiant, serait alors en tout point remarquable lors de
la lecture même, et donnerait lieu à une véritable
pratique (auditive, articulatoire, respiratoire, tem­
porelle) intime, spécifique à la réception de l'écri­
ture dramatique. En présentant un texte particulier,
qui s'interroge poétiquement sur les fondements du
langage et de l’énonciation tout en en proposant la
lecture à un seul, le théâtre en vient à programmer
les effets d’oralité pour les mettre dans l’oreille,
dans la voix muette, et dans l’esprit du lecteur. La
parole a donc déjà lieu dans la lecture, avant même
son actualisation scénique, puisque le lecteur est,
en quelque sorte, forcé d’articuler silencieusement
et d’entendre ces voix muettes, qui sont poétique­
ment inscrites dans le texte qu'il lit.
En prenant en charge l’acte de lecture en tant qu'il
est aussi programmé par le texte — au même titre et
peut-être plus encore que l’acte consistant à prévoir
son actualisation scénique —, on dépasserait l'op­
position entre texto-centrisme et scéno-centrisme,
puisqu'il s’agit de montrer que le texte propose au
lecteur autre chose qu'une charge de pseudo-prati­
cien. Ainsi, si l’on peut remarquer que les auteurs,
par leur action textuelle (oralité, iythme, style, pro­
sodie, didascalies, etc.), mettent le lecteur en état
d’imaginer une mise en scène propre, ce qui est un
premier palier — et que tout le monde admet —, ils
ne le mettent pas uniquement à la place d'un futur
praticien. On pourrait citer Kleist, Claudel, Genet,
Koltès, grands pourvoyeurs de « théâtre invisible »,
inventeurs de théâtralités visionnaires qui excèdent
et repoussent les habitudes scéniques de leur temps
mais: qui travaillent aussi, tout particulièrement, les
marques littéraires de l’oralité dans le texte de théâ­
tre. Mieux, ces auteurs renvoient le lecteur simul­
Le lecteur des textes de théâtre 553

tanément à la possibilité d'une mise en scène


individuelle et idéale et à son impossibilité, en subs­
tituant un mode de lecture à un mode d’expression
oral, visuel, spatial et gestuel, toujours limité et
qualitativement différent. La torsion opérée par
l’écriture, qui consacre l'écart entre l'oralité tex­
tuelle et l'oral du plateau, fût-il imaginaire, suppose
donc un travail partagé entre la fonction auteur et
la fonction lecteur. Et, dans le même temps, elle
peut évidemment admettre, comme une autre possi­
bilité adéquate à la lecture du texte, l’actualisation
scénique.

C’est pourquoi l’intervention du lecteur ne con­


siste pas seulement à imaginer la mise en scène, ou
les mises en scène à partir du texte proposé, mais
à physiquement et mentalement travailler sur la
lecture du texte, en s’appuyant sur la phonématique
du texte, sur le rythme, la prosodie, le ton, pour en
dégager un sens ou une série de sens, en un mot
pour participer à une interprétation figurale du
propos et du mouvement global fixé par le texte,
sur la page. L'oralité, loin d’être seulement la com­
pensation de l’absence d'une voix, d’un corps et
d’un espace dans l’écrit, est aussi la production
d’une autre voix et d’une autre voie pour une autre
performance qui se situe ailleurs qu’entre le texte et
la performance scénique : dans l’espace et le temps
de la lecture du lecteur, donc, et en fonction d'un
autre dispositif à la fois abstraciisé et corporel.
Car les moyens employés par l’oralité textuelle ne
sont pas seulement destinés à rendre compte du po­
tentiel ou des habitudes des comédiens et des pra­
ticiens, ils signalent également qu'une réception
spécifique du lecteur est possible indépendamment
de la performance, du point de vue articulatoire;
554 Qu’est-ce que le théâtre ?

respiratoire, temporel, auditif et visuel, au moins. À


partir du même rythme, de la même proposition
phonétique, de la même prosodie, du même style, le
praticien (c'est-à-dire le spectateur) et le lecteur
sont séparables parce que la sonorité de la parole
peut donner lieu à différentes théâtralités : la théâ­
tralité spectaculaire et la théâtralité de la lecture.
C’est donc d'une autre théâtralité qu'il faut aussi
parler, une théâtralité qui n'engage pas nécessaire­
ment à une performance réelle, qui peut la recou­
per ou l’anticiper, mais qui peut de même tenter de
l’exclure, au moins par hypothèse, le temps de la
lecture. Or cette théâtralité ne renvoie pas nécessai­
rement à l’imagination d’un espace fictif illimité,
comme le fait le roman, ni seulement, comme on l’a
dit, à l’imagination pratique d’une mise en scène
possible sur un plateau imaginaire. Il y aurait ainsi
une autre double destination du texte de théâtre :
non seulement une destination scénique (qui consi­
dérerait que le texte est toujours plus ou moins
orphelin de l’espace, des corps, des voix, de la per­
formance et d’un public), mais aussi une destina­
tion lectoriale et langagière, silencieusement (ou
pas, en cas de lecture oralisée) sonore, et présente
(puisqu’il ne s’agit pas d’imaginer une fiction passée
mais une performance textuelle présente).

En s'appuyant sur le fait que la lecture a des spé­


cificités que la performance n’a pas (les arrêts, les
retours en arrière, les ralentis, les accélérations, le
feuilletage, la lecture cursive, la distraction, sans
compter les accidents particuliers qui viennent l’in­
terrompre, la commenter ou la compléter), l’activité
du lecteur peut être, ainsi, absolument présente.
Mais aussi elle peut admettre une dilatation du
temps et, par l’arrêt, un mouvement réflexif (dans
Le lecteur des textes de théâtre 555

les deux sens du terme) qui examine la réception


elle-même, durant tout le temps qu’il faudra pour
que la réflexion ait lieu. Dès lors, les sons, les ima­
ges, le texte proposés au lecteur peuvent s’étaler en
fonction des conduites lectoriales et des interpréta­
tions propres à chaque lecture. Si bien que le texte
résonne tandis que le lecteur, pris dans cette réso­
nance, raisonne à partir de l’oralité qu'il constate et
ressent lors de son expérience (renouvelable, et pas
nécessairement à l’identique) de lecture. L’oralité
serait alors le point focal de conjonction à partir
duquel une théâtralité textuelle est possible. On le
voit, par l’oralité même, la lecture n’apparaît plus, à
la manière de d'Aubignac, comme la seule chance
d'imaginer une mise en scène idéalement conve­
nable et conforme aux canons esthétiques, mais
comme un point d’accès à la réalisation esthétique,
mentale et physique, par le lecteur, d’une théâtra­
lité alternative à la théâtralité scénique. On notera
d'ailleurs qu’il arrive même que des praticiens, Sta­
nislas Nordey, par exemple, aspirent à préserver ou
à intégrer dans leurs versions scéniques — quitte à
déjouer en cela les attentes d'une théâtralité tradi­
tionnelle — « quelque chose » d’un plaisir premier
de la lecture, du souvenir d’une pratique spécifique
qui est celle du lecteur. Ainsi, comme nostalgique, la
scène peut, elle aussi, parfois courir après cette
« oralité » et cette relation au texte.
Cette théâtralité, à l'évidence, est intime, spécifi­
que à chaque lecteur, mystérieuse peut-être, et donc
difficilement observable ou théorisable. Cependant,
la critique et le lecteur lui-même pourront au moins
en décrire les points d’accès, a fortiori lorsqu’ils
sont revendiqués ou ostensiblement disposés par
l'auteur. Il serait d'ailleurs intéressant de remarquer
ici que ces points d’accès changent selon les auteurs
556 Q u’est-ce que le théâtre ?

mais qu'ils sont néanmoins liés à une époque, autre­


ment dit qu’ils peuvent être historicisés en fonction
des modes d'expression, des styles, des tons, des
rythmes et des prosodies qu’ils instituent ou aux­
quels ils se conforment. Comme si ce sens figurai,
qui se donne comme un mode de production glo­
bale d’un sens,, pouvait être décrit à partir des textes,
selon leur configuration et leur disposition historici-
sée. Ainsi, parallèlement à l'histoire du théâtre vue
comme l’histoire des performances scéniques, il est
possible, en abandonnant l'idée d’une lecture nor­
mative ou essentialiste du théâtre, de faire l'histoire
des lectures du théâtre. Car il y a bien, une écriture
d'époque soumise à des constantes lexicales, phoné-
matiques, à des normes de ponctuation, et à des
contraintes spécifiques. On peut de la sorte remar­
quer que Molière et Corneille ont des points com­
muns en matière d’écriture, de style, de mise en
place codifiée du texte théâtral, et certains critiques,
lexicalement myopes et naïvement scientistes, peu­
vent donc les confondre (en réchauffant le vieux
plat, ou la vieille supercherie de Pierre Louÿs qui
proposait de dire que Corneille a écrit les œuvres de
Molière). L’un et l'autre participent du même temps,
ont fait des études semblables, connaissent le même
type de théâtre, et en figurent, dans leur texte, la
même oralité et la même théâtralité. À ceci près que
l’oralité de Molière est profondément spatialisée,
qu’elle se situe systématiquement dans le jeu du co­
médien, alors que celle de Corneille fonctionne
d’abord dans un rapport étroit avec le lecteur, dis­
tinct de l'auditeur. On peut encore noter la spécifi­
cité des vers de Racine et leur ponctuation qui, via
la respiration du lecteur, propose un jeu particulier
à l’acteur, ou remarquer le souffle des versets de
Le lecteur des textes de théâtre 557

Claudel qui sont autant de signes d'oralité pour la


lecture, etc.

Enfin, l’oralité ou, plutôt, les points d’oralité con­


signés dans le texte sont aussi les signes observables
de l’émergence d’une parole du sujet de l'écriture.
Par-delà la notion de personnage, ou, dans le théâ­
tre contemporain, en refusant la notion de person­
nage, la parole s’exprime alors sans l’intermédiaire
de la fiction, comme une langue seconde, ou inters­
titielle, autonome, fondée sur une élaboration d'un
sens figurai qui a ses propres codes, son fonctionne­
ment spécifique et ses stratégies performatives. Car
sans recours à la fable et ayant éliminé le person­
nage, le texte dramatique devient travail sur la com­
munication, sur la pragmatique du discours, sur la
langue et le langage. L’actualité .montre qu’une
bonne partie des textes de théâtre que l’on peut lire
ne prend plus appui sur une pièce écrite en fonction
d'une dramaturgie traditionnelle, d’une dramatur­
gie « dramatique ». Si bien qu’on peut distinguer ce
qu’on peut encore nommer des « pièces de théâtre »
qui relèvent d’une conception « dramatique », de cer­
tains textes « écrits pour le théâtre » qui se jouent
à la limite du théâtre. Pour prendre un exemple, on
dira que Ma Solange, comment t ’écrire mon désastre,
Alex Roux, de Noëlle Renaude, fait partie des seconds.
Ce texte se place au-delà de la limite de ce que l'on
peut, à proprement parler, appeler une pièce : un
texte qui peut certes revendiquer d etre du « théâ­
tre », mais qui ne repose pas sur une organisation
de l’action, ni même des actions.
En ce sens, une partie de l’écriture contempo­
raine produit une sorte de laboratoire verbal contri­
buant à sans cesse rechercher les conditions d'une
dramaturgie en devenir. On peut ainsi rendre
558 Q u’est-ce que le théâtre ?

compte de la création verbale propre à chaque écri­


vain à travers l’émergence de sa langue et la mani­
festation de son oralité particulière. Le lecteur est
affronté directement à une langue qu’il doit pro­
noncer en silence (ou à voix haute), décrypter, puis
posséder, pour, s’il le souhaite, considérer son ori­
gine, la fonction-auteur qui s'inscrit dans le titre.
Lexique, rythme, prosodie, phonématique, idiome
spécifique doivent alors être repris par le lecteur et
inscrits dans son corps, afin qu'il mastique les sons
et les mots qu’il lit. Alors, on pourra dire que Nova-
rina assigne au lecteur une mastication orientée
vers l’origine phonétique et lexicale du jaillissement
des mots, ce qui le rendra reconnaissable, d'un
côté, et ce qui, de l’autre, mettra le lecteur en état
d’interagir avec le texte d’une manière particulière,
comme participant au magma originel. Et l’on
pourra comprendre que Guyotat fait en sorte que le
lecteur se prostitue, se vende aux mots et aux sons
hyper-sexués de l’oralité d’Éden, Éden, Éden, afin
qu’il chante avec le texte la dépense spermatique.
C'est ainsi, en évacuant le spectacle au profit de
leur relation duelle, que l’auteur et le lecteur com­
muniqueront physiquement et directement, par
l’oralité du texte. Enfin, lorsque Michel Vinaver,
dans ses Écrits sur le théâtre, en 1982, déclare : « Je
commence à croire que ce que je fais est un théâtre
d’écoute plus qu'un spectacle, un théâtre qui n’a pas
trouvé de metteur en scène intéressé à basculer les
hiérarchies, à privilégier la dimension auditive », il
faut le croire et suivre son travail à la fois pour les
effets de sens, les effets politiques et sociaux qu’il
propose, mais aussi pour ses effets sonores et, en ce
sens, le lecteur est directement concerné comme
producteur de sons possibles et comme auditeur de
ces sons tout à la fois. Dès lors, le lecteur pourra si­
Le lecteur des textes de théâtre 559

multanément voir et entendre Les Huissiers, Iphigé­


nie Hôtel ou Les Voisins, tout en relevant, sur le
papier qu’il lit, la polyphonie d’écriture (une écri­
ture multiple qui s’efforce de prendre en compte la
totalité du monde) et la polyphonie sonore ou mu­
sicale des mots, des répliques, voire des personnages
qui, elle aussi, tend à épuiser toutes les ressources
sonores que le monde et le langage contiennent.
C’est dans la lecture que seront donc mis en rela­
tion les sons et les sens, grâce à la notation en
partition que Vinaver propose pour conclure sur
« l’évidence que "c’est la fin" est d’ordre musical
plus que dramatique, au sens habituel du mot ».

« Le premier lieu du théâtre, c’est la feuille blan­


che où l'auteur, de haut en bas, aligne des répliques
en écrivant à la main ou à la machine. » « Toutes
mes pièces ont ainsi été écrites sans qu'aucun évé­
nement ait suffi pour ébranler cette certitude : la
primauté et l’autonomie du texte à l’égard de la re­
présentation, l’absence de toute différence d’espèce
entre une pièce de théâtre et les autres formes litté­
raires : poème, roman, essai. Ce qui comptait pour
moi avant tout, c’était que mes textes puissent être
lus. » On conviendra, en lisant ces dernières asser­
tions de Vinaver, qu'on arrive là à une sorte d’as-
somption de la lecture théâtrale et, du même coup,
à la réalisation d’un vieux rêve de théâtre littéraire
qui, en cela, acquiert une légitimité absolue. Ce
théâtre, qui s’est toujours méfié, depuis Aristote, de
la représentation et du public, triompherait enfin.
C’est pourquoi il semble d’aborcl nécessaire de dis­
tinguer le spectacle de la lecture, parce que le spec­
tacle, c’est sa fonction, évacue ou minimise aussi
bien l’auteur, voire son texte, que la considération
d’un lecteur toujours donné comme second chrono­
560 Q u’est-ce que le théâtre ?

logiquement ou hiérarchiquement face au rapport


praticiens/spectateurs. L’opsis et le spectacle, qui
représentent systématiquement l’oralité du texte
par une oralité, une présence et une action propres,
sont donc ailleurs. Il n'y a par conséquent pas lieu
de constater une supposée insuffisance de l’écrit, en
privilégiant l’oral ou le spectacle, ni de s’indigner,
inversement, d’une mainmise de l’écrit sur l’oral
lorsque les acteurs sont sommés de servir le texte et
que le théâtre est assigné à la littérature. Au con­
traire, il semble qu'il faille distinguer le principe de
lecture du principe du spectacle, le rôle de Fauteur
et son impulsion, dans l’un et l’autre régime, quitte
à, ensuite, choisir et les opposer frontalement, en
connaissance de cause, et pour toutes sortes de rai­
sons, aussi bien esthétiques que propres à la lutte
homérique des auteurs et des comédiens, de la per­
formance vivante et de la lecture.

Littérarité, énonciation
et lecture dramaturgique

S’il est nécessaire de considérer que la première


attitude que la présence d’un texte exige, c'est la lec­
ture, autrement dit un mode de relation à la page, à
l’écrit et à l’enchaînement des mots, organisé de
manière particulière, et donnant lieu à une compré­
hension et à une interprétation d’ensemble de la
part du lecteur, on peut aussi convenir, mais, on
vient de le voir, sans nécessité absolue, que cette
lecture engage, dans le cas du texte de théâtre, à ac­
tualiser virtuellement le texte dans un espace, dans
un temps et selon des conventions que le lecteur
connaît déjà au moment de sa lecture.
Le lecteur des textes de théâtre 561

Il n'en reste pas moins que cet écrit, qui est là, en
principe, pour être parlé, récité, actualisé par un
corps, avec une voix, un souffle, une articulation, un
lythme physiques, est aussi une parole littéraire­
ment et souvent poétiquement écrite. L'activité du
lecteur, à nouveau, se situe dans un entre-deux :
dans un constant jeu d’aller et retour entre tous les
jeux et les plaisirs spécifiques pris à la lecture d’un
texte littéraire, et le travail qui consiste supposer
une actualisation de ce texte par des corps ; entre la
constatation et l'évaluation sensible d’une recherche
poétique et sa mise en place physique dans un lieu
possible ; entre les mots écrits et le souffle possible.
G’est donc en fonction de la forme particulière du
texte de théâtre, à la fois typographiquement et
génériquement conventionnelle (même si le texte
s’écarte des conventions, il les suppose avant de s’en
séparer), et individuellement pratiquée par l’auteur
(chaque auteur a son style, son rythme, son lexique,
etc.), que le lecteur va construire sa lecture. Il relè­
vera ainsi les conventions telles quelles sont, ou
non, performées par le texte, en appréciant la ma­
nière dont l’auteur s’approprie individuellement les
contraintes spécifiques du théâtre par le moyen de
son style. Simultanément, il se proposera à lui-
même une série d'interprétations et d’appropriations
singulières en fonction de ce qu’il lit, mais aussi de
ce qu’il sait, ou de ce qu'il souhaite du théâtre.

En ouvrant le livre de théâtre, le lecteur doit faire


face à un énoncé privé des conditions pratiques de
l’énonciation. Et, on l’a dit, il doit à la fois imaginer
ces conditions particulières en les référant à une
séance possible, tout en tenant compte des condi­
tions de sa lecture elle-même. Cependant, parce
qu’il observe un ensemble discursif présent dans un
562 Qu’est-ce que le théâtre ?

texte, le lecteur est en mesure de considérer, bien


plus que le spectateur, que cet ensemble est orga­
nisé par un auteur (une fonction-auteur, pas néces­
sairement un auteur particulier). Ainsi, dans un
premier temps, le lecteur lit une somme d’injonc­
tions écrites par un auteur (« il faut dire ceci, faire
cela ») qui contribuent à activer son imagination et,
évidemment, à indiquer aux lecteurs futurs prati­
ciens ce qu’ils devront dire et faire.
Or, si le texte tout entier (et aussi bien le texte à
dire que les didascalies) fonctionne selon une lon­
gue série d’injonctions faites au lecteur, la source
de ces injonctions n’est pas indiquée par le discours
tenu, mais, éventuellement, est précisée sur la page
de titre (quand figure le nom de l’auteur) ou dans
les paratextes. Même les didascalies, qui peuvent
apparaître comme de simples indications auctoria-
les, sont généralement rédigées sur le mode imper­
sonnel ou données comme une sorte de récit de ce
que fait, ou doit faire, l'entité qui parle, aussi bien
dans le lieu scénique (le comédien) que dans l’es­
pace dramatique (le personnage par exemple) : elles
figurent les conditions imaginaires de l’inscription
du discours sur la scène et les conditions d’exercice
de ce discours. Le lecteur voit alors immédiatement
qu’il ne s'agit pas d’un texte littéralement pris en
charge par un auteur, puisque l’auteur n'intervient
pas en son nom propre. Et c’est cette élision ou
cette diffraction du lieu d’émission du message,
c’est ce masquage de revendication auctoriale os­
tensible, qui permettent au discours inscrit sur là
page, et aux ordres qui y figurent, d'être délégués à
des entités qui opèrent de multiples relais,hétérogè­
nes entre l’auteur et le lecteur, entités qui sont cen­
sées parler diversement à la place de l'auteur, sans
la médiation visible de ce dernier (puisqu'il se
Le lecteur des textes de théâtre 563

cache tout en donnant des ordres). Le lecteur af­


fronte donc un bloc de texte, une totalité spécifique
(un texte littéraire, comme on l’a vu plus haut), une
totalité poétique à laquelle il peut assigner un style
individuel, une série de sens, comme il le ferait avec
n’importe quel texte littéraire. Mais il affronte aussi
un texte dont il voit clairement qu'il est fragmenté
et qu’il révèle, y compris typographiquement, une
énonciation qui n’est pas individuelle ou individua­
lisée, même lorsqu'un seul l'écrit. Et c'est en ce sens
que le discours écrit que lit le lecteur suppose trois
niveaux de lecture puisqu’il est simultanément attri­
buable à un émetteur-auteur, à un comédien, ou à
une entité virtuelle qui peut être un personnage. On
devra donc lire le théâtre en prenant conscience,
tout aussi simultanément, que la diffraction des
émetteurs (ou des destinateurs) implique une dif­
fraction des destinataires, en un mot que le lecteur
est essentiellement un sujet dififracté. D’abord, le
discours de l'auteur s'adresse au lecteur d’un texte
pris comme ensemble littéraire et fictionnel, et au
lecteur futur praticien qui aura pour charge de le
rendre représentable : en cela, l'auteur donne des
consignes pour que l’un et l’autre, réunis dans une
seule et même « personne » (« le • lecteur), consti­
tuent, à partir des données textuelles qu’il inscrit,
une fiction qui sera imaginée comme étant directe­
ment représentée par une série de personnages (ou
d’entités virtuelles parlantes et en mouvement).
Mais, simultanément ou consécutivement, le lec­
teur voit bien qu’il doit constituer une fiction dans
laquelle évoluera le discours attribué à des acteurs
qui ont pour charge, avec les autres praticiens, de
figurer la fiction dramatique et les interactions
entre les personnages (ou les entités virtuelles qui
parlent).
564 Q u’est-ce que le théâtre ?

De la même manière que l’auteur, dès lors qu’il


écrit du théâtre, n’est plus le seul destinateur, le lec­
teur, dès lors qu’il en lit, n'est pas l’unique destina­
taire, ou plutôt il se diffracte et occupe plusieurs
places attribuées à plusieurs destinataires différents
(lui-même, les praticiens et « un » public de specta­
teurs). C’est ainsi continûment, durant toute son ac­
tivité de lecture, que le lecteur sera pris dans ce
réseau d’adresses et qu'il jouera avec la partition
que le texte de théâtre lui propose.

Cependant, pour la commodité de l’analyse, on


distinguera deux discours essentiels qui, on l’a vu,
peuvent s'entremêler. Il y aura donc le texte de
l’auteur, rédigé comme une série d'ordres pour les
lecteurs futurs praticiens, qui consistera à indiquer
ce qui doit être dit ou fait sur le lieu scénique. Et>
dès lors qu’il a saisi ce premier code, le lecteur
pourra considérer que le discours de l’auteur renvoie
non plus à une série d’ordres pour la mise en scène,
mais au discours de la fiction, à des situations vir­
tuelles agies par des entités virtuelles, autrement dit
à une fiction à laquelle prend part un groupe de per­
sonnages, par exemple, qui est censé tenir un dis­
cours autonome dans un espace autonome (l’espace
dramatique), et ce groupe discursif, lui-même, va se
diffracter en autant de discours autonomes les uns
par rapport aux autres fonctionnant en interaction.
Le texte de l’auteur pourra en conséquence être
appelé le discours du lieu scénique, ou le texte scéni­
que (les didascalies), et les discours apparemment
autonomes tenus par les entités parlantes, les dis­
cours de l’espace dramatique, ou le discours drama­
tique.Entre le texte scénique, qui donne les ordres
de l'auteur pour la représentation, et le discours dra­
matique, qui fait comme s’il n'y avait pas d’ordres
Le lecteur des textes de théâtre 565

puisque apparaissent des entités, un temps et des


espaces donnés comme autonomes, surgit la pré­
sence masquée de l'« auteur » qui, parce quelle
existe comme présence impérative, produit la repré­
sentation scénique et l’établissement d'une fiction
qui se donne comme autonome, mais qui aussi,
parce quelle est cachée, ou simplement proposée,
laisse un jeu pour que tous ces ordres soient ou non,
en tout ou en partie, performés par l’imagination du
lecteur et par celle des lecteurs futurs praticiens. Le
texte de l'auteur fonctionne donc comme une série
d’ordres auxquels on peut ne pas se conformer tout
à fait, ou, en tout cas, avec lesquels le lecteur
comme l'ensemble des praticiens peuvent jouer.

Ainsi, lors de la réception du discours des person­


nages (ou des entités parlantes), le lecteur, au même
titre que le spectateur, ne devrait pas pouvoir, pour
peu qu’il réfléchisse, penser que telle ou telle appa­
rence dramatique a une psyché, une vie propre,
mais qu’elle est une construction adressée à travers
différents discours (celui de l'auteur, celui du co­
médien et des praticiens, celui de son imagination
propre) et en même temps qu’aux différents destina­
taires, à lui-même; Ce lecteur attentif ne devrait pas
pouvoir croire a priori que cette construction d’en­
tités parlantes, ou de personnages, ait une action
indépendante de celle des autres constructions dis­
cursives, puisqu’il s'agit bien, dans cet ensemble tex­
tuel rédigé par un auteur, de déterminer un jeu
d’interactions non pas entre des individus vivants,
mais entre des discours écrits à l’intérieur d’une
structure poétique maîtrisée. Chacun des discours
de chacune des entités parlantes aurait ainsi pour
seule nature de remplir des fonctions propres à l’in­
formation quelle doit donner sur ce qu’elle repré-
566 Q u’est-ce que le théâtre ?

sente dans la fable, à l'action quelle est supposée


faire et dire par rapport aux autres entités ou per­
sonnages, donc à la situation de communication
dans laquelle elle est placée, à l'émotion qu’elle doit
donner au lecteur. Et, dans le même temps, ce dis­
cours serait encore porteur d’une poétique générale
de communication spécifique à l’écriture de la pièce
elle-même, qui est essentiellement référée à l’auteur.
Pourtant, même si ce discours écrit pour être dit
est fondamentalement hétérogène aussi bien dans
ses fonctions, dans sa construction, que dans son
adresse, le passage au discours dramatique porté
par des personnages, dans le théâtre occidental, on
l’a déjà vu, s'appuie sur un déni de l’hétérogénéité
que nous venons de décrire, au profit de la création
d’une fiction à laquelle il faudrait croire: que le
personnage est une personne, qu'il est autonome,
qu’il a une biographie, une psyché, qu’il vit avant et
après le discours que l’auteur a rédigé, bref qu’il a
une âme. C’est même souvent sur cette croyance in­
tégrée à l’analyse et développée dans leur propre
psyché, ou dans leurs propres expériences vécues,
que s’appuient les comédiens pour prendre en
charge leur rôle. Alors, pourquoi en serait-il autre­
ment pour les lecteurs, s'ils le souhaitent, et puis­
que l’idée du théâtre dramatique, communément
pratiquée par les auteurs et les praticiens, les y in­
vite ? Nous conclurons de ce développement para­
doxal que le lecteur, comme le spectateur, mais à
des niveaux différents et à un rythme différent, sont
sujets au même processus : croire et ne pas croire,
savoir qu'il s'agit d'un texte, ou d’une série de tech­
niques scéniques, et penser quand même qu'il y a
bien lieu de s'ouvrir à un univers virtuel qui n’est
pas totalement démarqué du réel.
Le lecteur des textes de théâtre 567

Le travail dramaturgique du lecteur pourra donc


impulser une dynamique à cet ensemble textuel et
en tirer les lignes majeures d’une interprétation à
même de donner lieu aussi bien à un plaisir parti­
culier tenant à la simple lecture d'une œuvre litté­
raire, au plaisir de supposer que le monde de
fiction qui est lu renvoie à un monde de personnes
« virtuelles et réelles » dans lequel il peut se proje­
ter, et à la construction imaginaire d’une possible
mise en scène. Mais, pour qu'existe ce travail, il
faut une envie et une évaluation, c'est-à-dire une re­
connaissance du texte comme potentiellement ca­
pable de fournir le matériau principal de cette
entreprise. Ainsi, le plus souvent, il y aura une éva­
luation du lecteur durant sa lecture en fonction de
la qualité « littéraire » qu’il assigne au texte qu’il lit
(et qui dépend de son goût, des valeurs esthétiques
qu’il trouve dans le texte, comme du travail stylisti­
que, individuel que l'auteur a fourni) et de ce qu’il
imagine des conditions de possibilité d’une actuali­
sation pratique, sur une scène, quelle qu’elle soit.
Parce qu’il s’agit d’art, et au départ d’art écrit, le
lecteur procédera à une évaluation de la qualité lit­
téraire des phrases, des topiques et de leur traite­
ment en fonction des qualités qu’il reconnaîtra, ou
non, à lecriture (en fonction de paramètres divers
qui vont du goût à la convention, du plaisir pris à la
transgression à l'exigence d’une utilité sociale, de
l'évaluation d'une esthétique propre à celle d'un en­
gagement idéologique, etc.) et de la coïncidence
qu'elles ont avec la théâtralité telle qu’il peut l’ima­
giner lui-même. Si bien que le lecteur, qui peut évi­
demment se laisser guider par la fiction inscrite sur
la page, ou même par la forme poétique et l’oralité
textuelle, est aussi en mesure d’imaginer la coïnci­
dence entre la chaîne signifiante des mots qu'il lit et
568 Q u’est-ce que le théâtre ?

la possibilité de les mettre en action, en souffle et


en paroles dans le cadre d’un processus de théâtra­
lisation pratique. On devra donc prendre en compte
le fait que le texte de théâtre est lu en fonction
d'une série d’exigences esthétiques, poétiques et sty­
listiques, qui tiennent à la littérarité, par rapport à
la nécessité d’imaginer son actualisation dans un
lieu scénique tel qu’il peut être pensé par le lecteur,
enfin par rapport à son intérêt spécifique en termes
d’écriture, de fiction ou de fable. Car ce qui semble
le plus souvent faire le lien entre ces différentes dé­
marches, c'est le contact avec la fiction proposée
par le texte, un contact que le lecteur a choisi, à
partir d’un texte donné, de s’approprier.

La lecture en vrac et la lecture


d ’une histoire

On l'a compris, la lecture, celle que fait le lecteur


en tout cas, consiste à la fois à être pris par la fiction
et à réaliser, au fil de son opération et donc à partir
du texte, une lecture dramaturgique, une mise en
place spatiale, « chronologique et logique des événe­
ments qui constituent l’armature de l'histoire repré­
sentée » (Patrice Pavis). À travers le filtre du texte
dramatique, il supposera donc qu’une narration
existe, ou peut exister, et qu’elle dépend de ce que lui,
le lecteur, y remarque, ou de ce qu’il choisit d’y lire.
Et c’est là tout l'intérêt de la lecture. Il n’y a pas en
effet de vérité absolue de la lecture dramaturgique,
non plus que de lecture dramaturgique vraie ou
fausse, mais des lectures composées à partir des no­
tations spatiales, temporelles, événementielles, logi­
ques, qui structurent l’histoire écrite par l’auteur.
Le lecteur des textes de théâtre 569

Néanmoins, ces notations existent bel et bien, et les


négliger serait non seulement ridicule, mais inco­
hérent puisque c'est d’elles qu'il convient de partir
(quitte à les abandonner ensuite, ou à les contredire).
S'il n'y a ainsi pas de vérité absolue, il existe quand
même la possibilité de faire des erreurs de lecture, de
s’aveugler, ou de produire des contresens. Toutefois,
après avoir relevé les éléments objectifs disposés dans
le texte (les notations de lieu, de temps, les événe­
ments et les logiques du texte), le lecteur peut par­
faitement cultiver le principe de l'erreur, de l’aveugle­
ment ou du contresens, à ceci près qu’il est essentiel
qu’il le fasse en connaissance de cause.
En outre, si l’on convient du fait que la lecture,
une fois informée de tout cela, peut souhaiter se sé­
parer du relevé objectif de ces éléments, il faudra
qu’elle le fasse au nom d’une cohérence interpréta­
tive suffisante pour déterminer une légitimité à ses
choix (qui peuvent aller contre les indications que
donne le texte). C’est pourquoi le premier temps de
la lecture consiste à rendre intelligibles les notations
textuelles et à les replacer au sein d’une chaîne nar­
rative qui tient à la lecture. Le lecteur organisera
donc sa stratégie de déchiffrage en construisant une
autre sorte de « texte » au moyen des codes (les rè­
gles implicites qui commandent la lecture, la repré­
sentation et l’écriture dramatique à un moment
donné), en fonction des éléments objectifs repérés et
de ce qu’il sait déjà de la pièce (le titre, l’auteur, la
date, le genre, etc.). Si bien qu’une autre lecture
pourra ensuite être établie en fonction des éléments
que le lecteur souhaitera privilégier, et/ou en fonc­
tion des virtualités qu’il dorme au texte. Et c’est cet
ensemble, confronté à toutes sortes de détermina­
tions qui lui sont propres, qui le mènera à formuler
une ou plusieurs interprétations personnelles.
570 Q u’est-ce que le théâtre ?

Comment, par exemple, lire Le Misanthrope de


Molière, ou plutôt, que lit-on lorsqu'on lit ce texte ?
Est-ce l’histoire d’un homme qui déteste l’humanité
tout entière, et qui aime de passion celle qui repré­
sente ce qu’il hait le plus dans cette humanité ? Est-
ce celle d’un raisonneur qui n’a pas de prise sur
lui ? Est-ce celle d’une prude qui ne parvient qu’à
épouser celui qu’elle n’aime pas, confrontée à celle
d’une coquette qui n’épouse personne ? Est-ce celle
d'un poète suffisamment convaincu par la nécessité
de son art et par son aptitude à écrire au point qu’il
est prêt à se battre en justice pour en faire recon­
naître la valeur ? Est-ce celle d’un poète ridicule et
sans talent qui place la poésie, indûment, sur le ter­
rain judiciaire ? Est-ce celle d’un homme en butte
au procès d’un méchant qui n’apparaît jamais ? Est-
ce celle d’une société de jeunes gens sans pères, qui
ne parvient à rien d’autre qu’à occuper son temps à
paraître ? Est-ce celle d'un jeune homme semblable
à ses pareils qui cherche à se distinguer d’eux et, au
contraire, veut être alors que tout dans le monde
l'oblige à paraître ? Est-ce une histoire suivie qui
montre en cinq actes qu'il vaut mieux tolérer le
monde plutôt que de vouloir qu’il soit parfait ? Est-
ce une comédie morale qui stigmatise les perver­
sions sociales en les représentant tour à tour, sous
forme de tableaux disjoints ? Est-ce une comédie
qui raconte qu’un homme honnête et sincère est
puni de letre parce qu’il est dans une société qui
n’admet ni l’honnêteté ni la sincérité ? Est-ce une
analyse clinique de la passion, de l’appétence à la
totalité, de la folie d'être un ? Est-ce celle de Mo­
lière qui, par sa comédie, transcrit sa propre vie ?
Est-ce celle d'une femme jeune, riche, belle et libre,
d'une veuve en un mot, qui cherche à tout prix à se
Le lecteur des textes de théâtre 571

maintenir aux commandes du petit monde qu'elle a


constitué et quelle gouverne ? Est-ce celle de jeunes
courtisans qui se vengent de cette autorité féminine
en la prenant au piège de son pouvoir ? Est-ce la
mise en place d’un rapport entre ceux qui veulent
que la veuve type se marie (les hommes) et d’un ca­
ractère de femme qui veut rester comme elle est ?
Est-ce l’élaboration des relations croisées entre des
types et des caractères, les uns se prenant pour les
autres ? Est-ce l’opposition entre une dynamique de
la vitesse, assurée par les personnages masculins, et
un état, endossé par un personnage féminin qui
veut simplement durer et rester sur scène ? Ou bien
est-ce le trajet, en quelques heures, d’un comédien
qui traverse le plateau en cinq actes : qui entre sur
scène en disant qu'il ne jouera que si les autres en
partent, faute de quoi il sort de scène à la fin de la
pièce ? Ou encore est-ce une histoire qu’on a déjà
vue mise en scène par Vitez, avec une perruque dis­
tanciée, par Engel, dans un manège avec des vrais
chevaux, par Lassalle, dans un dispositif intimiste,
ou par Braunschweig, avec un lit et des miroirs, et
qu’on voudrait encore imaginer autrement ? etc. Ce
ne sont ici que les questions minimales telles que
peut se les poser le lecteur, jetées en vrac, et qu’il est
absolument nécessaire de classer si l’on veut avoir
une chance d'établir quelques critères d’observation.

On aura noté, dans cette tentative de lecture en


vrac, que la première tendance, qui ne nous étonne
pas, est de personnaliser l’histoire, de la découper
personnage par personnage, sans considérer que le
théâtre est la mise en place d’un système d’interac­
tions et le développement progressif d’une action
dramatique. La deuxième tendance est de privilégier
l’intrigue, c’est-à-dire de se placer au milieu de la
572 Q u’est-ce que le théâtre ?

fiction alors qu’il est impératif de prendre en


compte, en tout premier lieu, le dispositif dramatur-
gique et la structure qui la produit. La troisième
tendance est de tout mélanger, puisqu'un lecteur est
parfaitement libre de le faire. Nous nous bornerons
ici à classer les questions en fonction des critères de
lecture possibles et à les replacer dans des systèmes
critiques capables de les faire fonctionner utilement.
Rien d’autre qu’unè préoccupation de simplification
et d'éclaircissement des motifs, donc, mais cela
quand même. On partira ainsi de ce que nous avons
considéré comme des critères objectivement releva-
bles : les notations spatiales, temporelles, événemen­
tielles, l'encombrement discursif (le nombre et la
place des répliques) et les logiques qui les lient. Car
il semble bien que le texte donne, en principe, suffi­
samment d'indications au lecteur pour qu’il sache
où et quand ce qui est présenté sur scène a lieu, ce
qui a lieu et avec qui, selon quelle succession d’ac­
tions et de discours : il suffit après tout de suivre le
texte et d'en faire des relevés le plus précis possible.
Un second travail, déjà plus complexe, sera de déter­
miner comment tout cela est disposé, selon quels
principes poétiques et stylistiques. Enfin, encore
plus complexe, viendra le moment qui tient compte
de tous les autres et qui consiste à se demander
pourquoi et à quelles fins cet ensemble a été cons­
truit, publié, et mis sous les yeux du lecteur.

Les lieux, les espaces,


et les temps des lecteurs

Le lecteur a, par définition, son lieu et son temps


de lecture, qui lui sont particuliers et qu'il organisé
Le lecteur des textes de théâtre 573

comme il le souhaite, ce qui donne une dimension


singulière au processus théâtral qui est le sien : celle
de l'appropriation intime et individuelle des lieux,
des espaces et des temps (scénique et dramatique) à
travers le temps et le lieu « réel » de la lecture. Le
temps et le lieu de la lecture peuvent être uniques ou
pluriels, continus ou discontinus, selon la volonté du
lecteur et les « accidents » de sa propre activité. On
en déduira que cette dimension spécifique suppose
une distance de plus, et un jeu d’appropriation sup­
plémentaire, particulier à la lecture personnelle, qui
va évidemment vers une individualité plus grande.
Le lecteur n’est pas « un parmi plusieurs » — même
s'il pense l'être en « se transportant » par l'imagina­
tion dans une salle de théâtre ou au milieu des co­
médiens ou des personnages —, il est seul devant
son livre (à moins qu'il ne partage sa lecture avec
d’autres, ce qui est déjà une performance). Il est
donc déterminant, pour analyser le processus de
lecture, non pas de décrire toutes les postures pos­
sibles, ou tous les accidents possibles, ce qui ne mè­
nerait à rien, mais de bien voir qu’il y a plusieurs
niveaux de lieux et de temps de la lecture. Le pre­
mier niveau est le niveau « réel ■>de lit lecture où le
lecteur est seul devant son texte, dans un ou plu­
sieurs lieux qui peuvent parfois changer selon que
le temps de la lecture est (rarement) continu ou (le
plus souvent) discontinu. C’est un processus intime,
individuel, le plus généralement morcelé et soumis
à l’Histoire. En-effet; parler du lecteur n'est ni né­
cessairement parler de soi ni forcément parler d'un
lecteur contemporain, mais parler de tous les lec­
teurs possibles d’un texte à partir de sa parution (et
peut-être même avant, si l'on suit ce qu’en dit Bor­
ges, mais c’est une autre affaire). De même qu’on
ne peut pas parler du spectateur en général, mais
574 Q u’est-ce que le théâtre ?

de spectateurs en fonction de leur individualité, du


lieu, de l'époque, des conventions et des idéologies
qu’ils ont au moment de la séance, on parlera donc
des lecteurs de la même manière.
Toutefois, parce qu’il est important ici de généra­
liser la position de ces lecteurs particuliers à partir
de l’observation de cet art complexe qu’est le théâ­
tre, on en viendra maintenant aux autres niveaux
de la lecture, qui sont, eux, plus théoriques. Car, on
l’a vu, dans le même temps qu’ils sont dans leurs
lieux et dans leurs temps individuels et historiques
qu’on peut analyser du point de vue des diverses
pratiques, les lecteurs ont à faire face à des textes
qui figurent un second niveau d’interprétation, qui
est le lieu et le temps scénique, et un troisième ni­
veau, qui est l'espace et le temps dramatiques. Et ici,
le processus est différent du processus qui définit la
position du spectateur, dans la mesure où le lecteur
passe d’abord par un regard sur une page et un texte
pour envisager la lecture de l’espace et du temps
dramatiques, consignés sur les pages en fonction
de la fiction qui y est inscrite, et imaginer simulta­
nément, ou consécutivement, le second niveau, qui
est celui du lieu et du temps scénique, voire du lieu
et du temps d’une séance possible.

On a vu en effet que le spectateur est d’abord face


à un lieu scénique, qu'il est d’abord pris dans le
temps de la séance, et que, lorsque le spectacle se
met en place, il peut être transporté dans un espace
et dans un temps dramatiques grâce à une série de
techniques qu'il ne cesse de voir tout en cédant par­
fois à l’illusion. Alors, s’il entre dans le processus
que le théâtre lui propose, il voit simultanément
des comédiens, des machines, des spectateurs à ses
Le lecteur des textes de théâtre 575

côtés, il entend du texte, et aussi, seul parmi plu­


sieurs, il voit, entend des personnages, « entre »
dans un monde virtuel. De son côté, lorsqu’il ouvre
le livre de théâtre, le lecteur ne peut d’abord imagi­
ner la mise en scène, parce qu'il est seul, parce qu’il
n’est pas dans un lieu de théâtre et parce qu’il est
avant tout aux prises avec la construction littéraire,
poétique et dramatique de l’auteur, c’est-à-dire avec
la fiction ou la matière de l’écriture du texte. Il a
donc affaire à un autre effet de fort/da, puisqu'il
participe à la fiction et à une actualisation scénique
par sa lecture et que, simultanément, il voit bien
que ce qu’il lit est une page avec ces caractères
d’imprimerie : il sait bien que ce sont des signes ty­
pographiques, et pourtant il peut « y croire », non
plus cette fois parce que d'autres développent de­
vant lui une technique, mais parce qu’il se donne
lui-même, par une technique mentale, les moyens
de croire à la fiction proposée. Et, simultanément,
il aura une perception du texte « ressenti » et appré­
cié, de la fiction imaginée et conçue, enfin de la
mise en scène possible qu’il peut supposer dans un
temps et dans un lieu pratiquement imaginés. C’est
alors qu’il pourra aussi, s’il le souhaite, « rêver » ou
construire une technique pratique capable de le
transformer en spectateur et en praticien, avec tous
les artifices qu'il veut. Ainsi, guidé par les indica­
tions externes (les didascalies) et internes (dans le
discours des personnages) que lui donne l’auteur, le
lecteur est en mesure de se faire une idée de l’es­
pace et du temps dramatiques dans lesquels
l’auteur inscrit le déploiement de son texte, de son
action et de son discours réparti en blocs de per­
sonnages, ou en entités parlantes en mouvement.
Et pendant qu’il imagine l’espace et le temps dra­
matiques, le lecteur reste solidaire du moment de
576 Qu ’est-ce que le théâtre ?

sa lecture (autrement dit de sa posture réelle qui


consiste à observer des mots imprimés sur un pa­
pier). Mais encore, grâce aux notions, même rudi­
mentaires, qu’il a des conventions habituelles de
représentation scénique du théâtre, il peut produire
lui-même, individuellement et pour son propre plai­
sir, un lien entre l’espace imaginaire et le lieu scéni­
que (imaginé à un autre niveau d’imagination qu’on
appellera « imagination pratique ») d’une représen­
tation possible. Le lecteur sera alors entre le temps
et l'espace dramatiques proposés par la fiction, tels
qu’il les imagine, le lieu et le temps scéniques ima­
ginaires qu'il joue pratiquement à reconstituer ou à
anticiper pour lui-même, et le temps et le lieu
« réels » qui sont ceux où il est face au livre ouvert
et à un texte littéraire. Ce processus une fois décrit,
on ira plus vite sur les apparitions matérielles des
lieux, des espaces et des temps dans le texte, dans
la mesure où elles ont déjà été évoquées.

La lecture indicielle des lieux,


des espaces et des temps

Nous avons montré que l’espace et le temps sont


des données essentielles de la manifestation théâ­
trale proprement dite, de l’événement. Mais ce sont
aussi des éléments capitaux pour organiser et infor­
mer la lecture du texte de théâtre. Accompagné de
Faction et du discours — qui situent le trajet du
corps et de la voix dans l’espace —, l’espace doit
donc se dire et se lire, ce qui n'est pas si simple.
L’espace et l’action, dans les textes, ne peuvent tou­
jours être indiqués par Fauteur avec évidence : peu
nombreuses sont les indications scéniques par rap­
Le lecteur des textes de théâtre 577

port, par exemple, à la pléthore de descriptions dans


le roman. Chaque indication, qui fonctionne comme
un appel à l’imagination du lecteur, aura donc un
impact, et permettra une représentation intime im­
médiate de sa part — et une possibilité de représen­
tation pour les praticiens. On notera encore que le
hors-scène, lui, est figuré dans le corps du texte via
les grands morceaux narratifs, récits, descriptions,
notations endossés par les personnages.
La notation de cet espacent de cette action scéni­
que et dramatique peut ainsi être repérable dans le
texte prononcé lui-même (c'est la spatialisation par
le dialogue, par les indications scéniques internes,
comme dans la réplique « Prends un siège, Cinna »),
et dans les didascalies (les indications scéniques ex­
ternes qu'on ne prononcera en principe pas sur
scène, quoique parfois on les entende, ou on les voie
par l’intermédiaire de projections ou d’écriteaux,
dans certaines mises en scène) qui fournissent des
indications scéniques plus ou moins précises : rares
et peu précises dans le théâtre classique, très four­
nies et proches du romanesque dans les drames
bourgeois ou romantiques, à interpréter et à adap­
ter dans d’autres textes, extrêmement précises et
longues chez Beckett (voire uniques et sans texte
dans Actes sans paroles). Elles commentent les ges­
tes et permettent d’imaginer le mode d’occupation
du lieu et de l'espace, comme « marchant de long
en large », par exemple. Dès la première didascalie
(« la scène est à... » étant l’élément minimal, qui
peut naturellement être considérablement déve­
loppé), le lecteur doit donc imaginer un espace dra­
matique à partir des indications scéniques externes,
des indications internes et à partir des conventions
qu’il connaît (type de lieu, type de théâtre, type de
spectacle, genre, etc.). L’inscription le plus souvent
578 Q u’est-ce que le théâtre ?

en italiques des indications scéniques externes per­


met la distinction immédiate, par le lecteur, du
texte prononcé et du texte d’escorte : il sort indique
le mouvement que le comédien doit avoir, de même
pour avec fureur ou prenant son épée. Là est la règle
conventionnelle dont on conclura que les indica­
tions scéniques sont à la fois adressées au lecteur
considéré comme futur praticien (elles portent sur
le lieu et le temps scéniques et sur le jeu à adopter),
mais aussi au lecteur de la fiction (elles portent sur
l'espace et le temps dramatiques et sur l’action des
personnages).
Mais d’autres indications, plus proches de nota­
tions romanesques, comme « c’est un scélérat qui
parle » dans Tartuffe, sont plus équivoques et sup­
posent une interprétation, parfois différente, du lec­
teur, du comédien ou du metteur en scène. De
même, alors qu'en principe les notations ne peuvent
décrire des réflexions intimes, rendre compte d’un
discours intérieur, ou révéler un sentiment, on
trouvera souvent d’abord la notation des signes
physiques de ces situations (pensif), ou quelquefois
une sorte de passage romanesque inséré (on l’a vu
chez Diderot), ce qui aide le lecteur, mais rend le
comédién pensif... Enfin, la tradition est que les
indications internes, qui sont contenues dans le
texte prononcé, demandent au lecteur d’imaginer
(et au comédien de rendre par son jeu) une action
particulière au moment de la déclamation du texte
(« Vous pleurez, Madame ? »), mais peuvent néan­
moins fonctionner par récurrence ou par prolepse :
une réplique peut ainsi décrire, dans une scène sui­
vante, l’attitude ou la gestuelle qu’un personnage
doit avoir jouées auparavant (c’est la récurrence) ;
et l’on peut inversement lire, à la faveur d’une répli­
que, ce que fera tel ou tel personnage ou ce que
Le lecteur des textes de théâtre 579

devra faire tel ou tel comédien (c'est la prolepse). Le


« Tu pleures, je pense ? » adressé à Sganarelle par
le Dom Juan de Molière indique par exemple un parti
pris gestuel, d'ailleurs problématique, à adopter par
le comédien-valet avant que la réplique ne soit pro­
noncée. Et si l’on voit, particulièrement dans le
théâtre du xviif siècle, avec Diderot, et du xxesiècle,
avec Beckett ou Genet, combien les didascalies s'éten­
dent et peuvent prendre une véritable dimension
poétique, on conviendra du fait qu’elles sont aussi
là pour maîtriser et diriger le jeu du comédien et la
lecture du spectateur. Comme si les écrivains, en
consignant ces indications, cherchaient à conserver
le contrôle de leur texte sur une scène qui ne leur
appartient pourtant pas, ou à limiter par leurs in­
terventions l’imagination du lecteur et le métier des
praticiens. Genet, par exemple, ne cesse de réécrire
ses textes dramatiques en développant cette sorte
de second texte, en prenant appui sur les mises en
scène de Blin, mais en les complétant ou en les
contredisant, par ces interventions mêmes. Inverse­
ment, un surcroît d'indications, a foniori lorsqu’elles
apparaissent comme ambiguës, impossibles à « voir »,
ou problématiques à jouer, complL-xilient la lecture
et nécessitent de la part des lecteurs une activité
d’interprétation. Cela dit, ce ne son i que des indica­
tions, des propositions, souvent simples, parfois
ambiguës, faites par l’auteur du texte et adressées à
un lecteur avec lequel il entretient une relation (qui
peut, par exemple chez Beckeit ou chez Genet,
être ironique), et qui n’obligent pas nécessairement
(a fortiori dans la mise en scène contemporaine)
l;acteur à jouer ainsi, ni forcément le lecteur à sui­
vre l'auteur s'il prend la posture d’un presque prati­
cien. C’est là que le lecteur dit « naïf », celui qui
suit le texte pour le texte, en appliquant donc dans
son imagination les données produites par l'auteur,
580 Q u’est-ce que le théâtre ?

est différent du lecteur praticien qui peut, lui, s’éri­


ger en contre-pouvoir, contester le texte au nom
d’une production scénique, fût-elle imaginaire. En
cela, ces éléments que nous venons d'évoquer com­
plexifient la lecture, mettent à distance le texte et
impliquent, de la part du lecteur comme des prati­
ciens, une interprétation. Et la mise en scène
contemporaine, sauf lorsqu’elle y est juridiquement
obligée par un auteur vivant (Beckett a été jusqu’à
interdire des représentations), a donc tendance à
s’éloigner des indications, ou à les contredire, au gré
des metteurs en scène. Si bien que le lecteur, encore
plus libre qu’eux — et peut-être aussi influencé par
cette revendication de liberté —, construit sa propre
lecture à partir de ce qu’il conçoit comme de sim­
ples propositions.

Cependant, et même s'il donne lieu à des actuali­


sations ou à des interprétations conflictuelles, l’es­
pace que contient le texte, au sens où le lecteur ne
peut, s'il suit les conventions du texte théâtral, figu­
rer et imaginer le texte que dans un lieu de théâtre
(et non comme le roman, dans n’importe quel lieu),
est nécessaire, premier pour l'imagination du lec­
teur, lors même qu’aucune didascalie n'est notée.
On pourra objecter à cela que le lecteur est libre,
comme on le disait précédemment, et qu’il peut
donc lire le texte comme un roman qui « se passe »
là, où et quand le lecteur le souhaite, et pas forcé­
ment sur une scène de théâtre, quelle qu'elle soit; De
même, un auteur peut très bien écrire un texte sans
nécessairement penser une mise en scène possible,
ce qui lui donne ainsi une plus grande liberté d’ima­
gination. Toutefois, on conviendra que la spécificité,
y compris formelle, du texte de théâtre est a priori
supposée comme étant liée à une entreprise de mise
Le lecteur des textes de théâtre 581

en scène. Et lorsque l’auteur ne respecte pas cette


convention aussi bien formelle (dans le dispositif ty­
pographique par exemple) qu’esthétique (en igno­
rant, ou en souhaitant ignorer, que son texte est
construit pour un passage à la scène), et lorsque le
lecteur, parallèlement, lit un texte, dont il sait qu’il
est « de théâtre », en occultant toute production scé­
nique possible et tout transfert du texte dans des
corps de comédiens, on notera qu’ils sont parfaite­
ment libres de le faire, qu’ils peuvent évidemment y
trouver une jouissance particulière, mais qu’ils
transgressent sciemment le code et qu’ils se distin­
guent ainsi, en connaissance de cause, de la conven­
tion et des normes qui impliquent qu'un texte de
théâtre est donné comme essentiellement le pré­
texte (dans les deux sens du terme) d’une produc­
tion théâtrale.
C’est donc dans les dialogues et dans les blancs
qui séparent les répliques qu’il faudra que le lecteur
travaille à actualiser sa lecture, de même qu’il devra
figurer, par son imagination, une scénographie, des
corps, des voix, des costumes et un public pour les
voir et les entendre. Car le texte de théâtre, bien
qu’écrit et imprimé, « s’anime » lors de la lecture
dans le cadre du code théâtral que le lecteur, en
principe, admet. C’est peut-être là l’une des raisons
pour lesquelles le texte imprimé a, comme nous le
disions au début de ce chapitre, à proprement par­
ler des trous et des blancs, et prend de la place sur
là page. Parce qu’il laisse là des vides à combler, du
travail à faire, et un texte ouvert. Mis à la disposi­
tion du lecteur, du comédien, du dramaturge, du
metteur en scène et de tous ceux qui ont pour
charge d’animer les phrases en les actualisant (par
l’imagination ou en réalité), le texte théâtral se situe
à la fois dans'un livre et dans un espace imaginaire
582 Qu'est-ce que le théâtre ?

ou dans un lieu potentiel habité par des corps ima­


ginaires.
La notation graphique du lieu scénique et de l’es­
pace théâtral suppose donc, pour n’importe quel lec­
teur (praticien du théâtre ou simple lecteur), le
double référent du texte de théâtre ; d’abord parce
que c'est un lieu scénique à construire et à imaginer,
un espace concret pour la pratique d’une représen-
tation, ensuite parce que, à partir des didascalies, le
lecteur doit, en les suivant ou en s’en dégageant,
imaginer et construire un espace de la fiction pro­
pre à la fable qu’il lit. Dès lors, à nouveau, mais
cette fois dans l’imagination du lecteur, deux espa­
ces se mettent en place : l'espace du lieu, le théâtre
ou le type de plateau investi, le lieu scénique (qui
peut être pluriel, selon le(s) choix du lecteur), et l’es­
pace théâtral « fictif », l’espace dramatique déter­
miné par le texte. En outre, comme on l'a dit, en se
représentant la fiction et le jeu scénique, le lecteur
sera convié à observer, sur lui-même, l’impact de
son imagination au point que l’on peut alors parler
d'une sorte de dédoublement : je m’imagine un es­
pace dramatique sur un lieu qui doit, par la techni­
que que je développe, m’entraîner dans l’espace où
je vivrai mon illusion et dans lequel je ferai en sorte
de m'émouvoir...

On se contentera donc de dire que les indications


scéniques internes et externes (qui servent à la fois
à la mise en place de l’espace de la fiction et de la
représentation scénique du lieu où peut être jouée
la fiction) et que les indications de hors-scène dans
les récits et les répliques (qui, elles, ne servent en
principe qu’à imaginer la fiction, sauf si le lecteur
décide qu'elles doivent être aussi représentées dans
la mise en scène produite par son imaginaire prati­
Le lecteur des textes de théâtre 583

que) sont aisément relevables, à défaut d’être préci­


sément interprétables. De même pour le temps,
souvent précisément inscrit dans les deux sortes de
texte, ou, au contraire, absolument ignoré.
Ainsi, l’inscription des lieux et des temps dans le
texte (didascalies et texte prononcé), on l'a vu, n’im­
plique pas forcément qu’elle soit simple d'emploi,
tant les auteurs se plaisent fréquemment à utiliser
les conventions pour les pervertir ou les transgres­
ser. Les indices spatiaux et temporels pourront donc
être parfaitement conventionnels et clairs, mais ils
pourront aussi, et fort souvent, donner lieu à une
implication du lecteur qui devra pénétrer leur ambi­
guïté, ou leur impossibilité concrète, et les interpré­
ter (aussi bien sur le plan de son imagination de la
fiction qui, alors, poursuivra l’idée d’une fiction de
la fiction, que sur le plan de son imagination prati­
que qui se demandera comment on peut bien mettre
les éléphants de Kleist sur une scène du xixe ou
du x x p siècle en tâchant de trouver des réponses
concrètes). Il n’y a donc pas de régime absolu des
indications spatiales, tant les palais de prince, les pa­
lais à volonté, les cerisaies, même russes, les carre­
fours, les matins, les printemps, les nuits, sont là
comme des propositions et des conventions qui don­
nent à imaginer, plastiquement, un univers à vo­
lonté. On a dit également que, selon les époques et
les poétiques, les lieux peuvent être uniques ou mul­
tiples et que le temps peut aussi bien figurer une
adéquation précise au temps de la représentation
(voire parfois moins dans le cas de Bérénice) ou
toute une vie, voire plusieurs siècles. Si la doxa de la
vraisemblance, c’est-à-dire de la mise en place d’un
lieu unique et d'un temps de fiction adéquat au
temps de représentation, a été longtemps, en France,
une sorte d’idéal de la beauté, on sait pourtant que
584 Qu’est-ce que le théâtre ?

les fictions du théâtre occidental, majoritairement,


se jouent sur plusieurs lieux et couvrent un laps de
temps largement supérieur au temps de représenta­
tion. Et l’on a vu aussi que, même dans ce théâtre
qu’on dit classique, les sautes temporelles, les ellip­
ses, les effets de ralentissement ou d’accélération,
voire les retours en arrière, mais aussi les disjonc­
tions de lieux, étaient somme toute fréquents.

Enfin, parce que le lecteur lit un texte qui a été


écrit, pensé et composé par un auteur, il sera possi­
ble qu’il s’attarde, s’il le souhaite, sur les indications
stylistiques et métaphoriques qui lui permettent de
donner une série de sens au temps et à l’espace. Ce
lecteur-là s'attachera ainsi, au moyen de l’analyse
stylistique et littéraire, à prendre en compte la ma­
nière dont l'auteur, dans son texte, inscrit quelque
chose comme du lieu et du temps par les adverbes,
les circonstanciels, les verbes, l’enchaînement des
phrases et des répliques, et la ponctuation qui pro­
duit le rythme des phrases et rejaillit sur le rythme
de la lecture. L’espace et le temps, alors, font sens.
Dans le discours des personnages, on pourra donc
lire la manière dont ils sont conçus par rapport à
leur propre préhension du temps et de l’espace, ce
qui permettra de leur donner une identité et une
profondeur (les uns sont dans le passé, les autres
dans le présent, d'autres encore cherchent à échap­
per au présent, attendent, se projettent dans l’avenir
ou, justement, font l'apprentissage du temps qui
passe, etc. ; les uns se donnent comme étant dans
un autre espace, les autres marquent le lieu et l’es­
pace dramatique par leur volonté de présence,
d'autres sont toujours dans un ailleurs indéfini,
etc.). Ce travail d’analyse et de repérage des occur-.
rences spatiales et temporelles métaphoriques con­
Le lecteur des textes de théâtre 585

court alors à relever des réseaux de sens qui, à


travers ce que les personnages disent des temps et
des lieux, résonneront dans l’ensemble de la cons­
truction du texte (qui peut ainsi donner l’impres­
sion d’une nostalgie d’un temps passé ou d’un lieu
qu’on ne peut représenter, celle d’une projection
dans un temps et un espace mentaux indéterminés,
celle d'une universalité sans temps et sans espace,
etc.).

Mais surtout, à supposer qu’on puisse à peu près


répondre à la question, dont on a vu qu’elle était
complexe, qui consiste à savoir où et quand la lec­
ture, la fiction dramatique et la mise en scène ima­
ginaire se passent, le lecteur va nécessairement
s’appuyer sur les indications qu’il lit pour détermi­
ner une succession de temps et de lieux dans la fic­
tion en les articulant avec des actions souvent
produites par un discours prononcé par des entités
ou par des personnages. Car une fois qu’il a pris
conscience du temps et de l’espace dans lequel il est
et qu’il les a imaginés dans un rapport avec le temps
et l’espace dramatique qu’il lit, enfin avec le temps
et le lieu dans lesquels son actualisation imaginaire
prend place, il faut bien encore que le lecteur puisse
se raconter une sorte d’histoire construite à partir
de ces notations spatiales et temporelles successives.

De la lecture des temps et des espaces


à la lecture d'une fable

Qu’est-ce que ça raconte ? Qui lait quoi, avec qui ?


Ces questions peuvent être éclaircies à partir des
relevés que lé lecteur fait des séquences qui appa­
586 Qu 'est-ce que le théâtre ?

raissent lors sa lecture, autrement dit des épisodes


cadrés dans des temps et des lieux et organisés par
l’auteur selon une succession. Comme le specta­
teur, le lecteur peut évidemment décider de ne pas
faire ces relevés, et bien sûr ne pas les produire lors
sa première lecture (dite naïve). Cependant, ces élé­
ments lui apparaissent sans qu'il en ait forcément
conscience, puisqu’ils sont là pour, justement, pro­
duire des effets, des passions, en tout cas un état
d'esprit capable de le diriger vers une impression et
une interprétation, générale du texte qu’il lit. Mais,
dans la mesure où nous avons choisi ici d’appro­
fondir ce que le lecteur lit, et de mettre au jour les
processus par lesquels il passe, nous considérerons
que ces relevés sont capitaux pour l'analyse du
texte, donc pour l'activité (même non consciente)
de lecture. Ce que nous faisons, comme pour la
description de la position du spectateur dans l’ex­
périence de la séance, c’est exhiber les éléments
préconstruits, ici par l’auteur, et donner ainsi la
possibilité de les appréhender. Et si, lors de l’ana­
lyse de la position du spectateur, nous avons
nommé et classé les différents critères qui sont à la
disposition de celui-ci et sur lesquels repose son
activité, si nous avons donc parallèlement appro­
fondi cette posture du spectateur pour quelle
puisse être décrite en tant qu’analyse de spectacle,
nous pouvons maintenant procéder de la même
manière en approfondissant les critères qui sont à
la disposition du lecteur, de manière à mettre en
place les principes d’une analyse dramaturgique du
texte de théâtre.

Ainsi, cette succession d’événements, qui s’or­


donne à partir de la notation d'indices textuels sur
une logique de déploiement chronologique, peut
Le lecteur des textes de théâtre 587

parfaitement, on l'a vu, distordre la chronologie et


ne pas être linéaire. Si, dans la logique du bel ani­
mal aristotélicien, il y a bien, dans une fable, un dé­
but, un milieu et une fin qui sont arrimés à une
succession chronologique linéaire (le début est au
temps zéro de la fable, et la fin au temps final qui
clôture la représentation), il se trouve que les systè­
mes séquentiels produits par les auteurs, aussi bien
anciens que contemporains, ne suivent pas toujours
le sens paisible des aiguilles d’une montre et que les
lieux eux-mêmes ne sont pas nécessairement pris
dans une succession diégétique. De même que le
texte peut être rédigé en faisant fonctionner plu­
sieurs lieux en même temps (cela dès les mystères),
les temps peuvent se briser, s'élider, ou s'inverser.
Enfin, il peut n’y avoir aucune indication de temps
et de lieu et donc une succession sans logique appa­
rente et sans chronologie possible.
La notation, par le texte, de l’enchaînement des
événements et des actions donne par conséquent
au lecteur (comme au spectateur) un travail de dé­
chiffrage et de rétablissement d'un suivi, en fonc­
tion de la norme qu'il a bien ancrée en lui, qui est
celle de la chronologie. Si bien qu’en même temps
qu’il rétablira (ou tentera d’établir) une chronologie
en reclassant les actions selon une linéarité com­
préhensible, le lecteur, lorsqu’il sera confronté à un
fonctionnement non linéaire de la fable, se deman­
dera pourquoi elles ont été proposées de la sorte,
c’est-à-dire pour quel effet l’auteur a cherché à trou­
bler sa perception des temps et des lieux. S'il y a
alors un écart entre la logique temporelle et spatiale
commune et la logique temporelle et spatiale du
texte proposée par l'auteur, le lecteur sera surpris,
se donnera d'abord la charge d’effacer l'écart en ré­
tablissant la norme commune, mais sera aussi
588 Qu’est-ce que le théâtre ?

sommé d’éprouver et d’interpréter ce qui lui appa­


raît comme une rupture avec le code. L'impact du
travail de brouillage spatial et chronologique sera
ainsi comparable au fonctionnement du mot d’es­
prit décrit par Freud : dâns un premier moment, le
lecteur vient avec son code conventionnel de lecture
qui consiste à suivre une action grâce à la succes­
sion linéaire des temps et des faits, mais parfois le
texte lui propose autre chose, une transgression
dans la disposition linéaire, ce qui le surprend, le
met dans un état de travail de logique, puis l’oblige
à rétablir le sens et la linéarité. S’il y a suffisam­
ment d’éléments dans le texte pour qu’il y par­
vienne, il triomphera et aura le plaisir d’avoir percé
le sens (c’est le moment du rire dans le mot d'es­
prit), puis, éventuellement, il se demandera pour­
quoi on lui a imposé ce travail-là. S’il n’y parvient
pas, parce qu’il n'y a pas assez d’éléments pour qu'il
rétablisse une logique linéaire commune, il aura un
sentiment déceptif, se demandera pourquoi il n'y
parvient pas, cherchera naturellement à se deman­
der pourquoi on lui inflige un travail semblable et,
là aussi, interprétera à la fois son échec et la vo­
lonté de l’auteur de le mettre, lui, en échec. Ce se­
cond dispositif lui fera ressentir un autre plaisir,
qui est celui de la déception du sens. Dans le pre­
mier cas, le lecteur aura trouvé (aisément si le tra­
vail proposé est facile, ou immédiatement si
l'exposition de la fable est linéaire) ce que la fable
raconte, et dans le second cas (si la résolution, ou
la remise en ordre chronologique est impossible) il
sera amené à abandonner la recherche d’une telle
lisibilité de la fable et à se pencher sur ce que ce dé­
ploiement insoluble lui raconte : comment cet
échec du sens, ou cette déception, le met lui-même
en question. Il y a donc des textes qui racontent
Le lecteur des textes de théâtre 589

selon une chronologie conventionnelle non surpre­


nante, dans des espaces imaginables, des fables que
le lecteur suit sans difficulté, et il y a d'autres textes
qui jouent avec les conventions tout en permettant
au lecteur de redistribuer la fable selon son sens
commun de l’espace et du temps. Ces deux pre­
miers dispositifs engagent le lecteur à participer
avec l’auteur à la constitution d'une histoire lisible
et compréhensible. Cependant, il y a aussi des tex­
tes qui ne peuvent pas être redistribués selon une
logique commune et qui, alors, renvoient le lecteur
à lui-même, via sa déception du sens, à ce que cette
expérience déceptive lui raconte de lui et du monde
dans lequel il est. Enfin, comme le lecteur a plus le
temps que le spectateur, puisqu’il peut, quand il le
veut, ralentir sa lecture, et s’arrêter un moment
pour méditer, ou pour s’interroger, il sera d’autant
plus sensible à ces effets, et d’autant plus à même
d’observer la manière dont l'auteur l’assigne à exa­
miner ses propres activités de pensée.

On le voit, la notation des événements, comme la


logique qui les structure, peut être complexe, mais
elle détermine toujours un jeu de déchiffrage pour
le lecteur à partir de leur observation et de leur re­
levé. C’est parce qu’il opère (consciemment ou non)
cette notation que le lecteur peur constituer son
histoire ou sa lecture, qu'il peut déterminer une fa­
ble, lire une intrigue-et établir un système d'interac­
tions à partir de la cohérence qu’il déduit de cet
ensemble. Et, outre la notation des occurrences des
notations temporelles et spatiales, il lui faut parallè­
lement prendre en compte le système d’énonciation
spécifique du, texte qu’il lit.
590 Q u’est-ce que le théâtre ?

La lecture de l’énonciation
et la constitution des personnages

Ainsi, il est capital de relever les modes de dis­


cours et leur énonciation, puisque le texte de théâtre
figure aussi une série d’étendues de paroles en inter­
action. On a fait dire à Jouvet que le théâtre, c’est
facile : « Je te parle, tu me réponds. » Certes. Mais
qui parle ? Combien de temps (de vers, de lignes) ?
À quel moment (où dans la pièce, scène par scène,
acte par acte, tableau par tableau, etc.) ? À qui (en
croisant donc les moments, le poids quantitatif des
discours, l'apparition des personnages pour faire
une sorte de tableau des interactions, donc des mo­
ments de dialogue ou, si le discours est prononcé
par un seul personnage sur scène, des moments de
monologue) ? Comment (par de longues tirades rhë-
toriquement construites, par des réponses de vers à
vers en stichomythies, par des apartés, par des silen­
ces, par des dialogues parallèles sans échange, par
des effets de chœur ou de choralité et, le cas
échéant, avec quelles caractérisations spécifiques
capables d’individualiser l'énonciateur) ? Voici les
quelques questions majeures auxquelles il faut ré­
pondre très précisément si l’on souhaite pénétrer la
« préconstruction » du texte, et l'on verra alors fré­
quemment se dessiner un tableau différent de ce
qu’on pouvait supposer à la première lecture. Le re­
levé du « poids discursif » de chacun des personna­
ges, de leur importance en termes de présence
scénique, enfin de leur position discursive (leur po­
sition de parole scène par scène et dans l'ensemble
du texte, face à qui ils sont, par exemple) corrige­
ront une première lecture souvent impressionniste,
Le lecteur des textes de théâtre 591

consacrée au sens manifeste, et permettront une


meilleure observation des dynamiques et des rap­
ports de force profonds tout au long de la fable. En
notant dans le détail la présence des énonciateurs
sur scène, le nombre et l’importance de leurs répli­
ques ainsi que leurs moments monologués, le type
d’enchaînement des répliques, les croisements ou
les dialogues, autrement dit les modes d’interaction
discursive entre les énonciateurs, enfin les passages
à des adresses externes (le public, les dieux, ou tout
autre présence supposée et non représentée), on
aboutira à quelques conclusions objectives qui
orienteront peut-être l’interprétation autrement, et
approfondiront l’idée qu’on peut avoir du travail des
auteurs et de l’impact qu’ils recherchent sur les lec­
teurs et sur les spectateurs.

Nous prendrons quelques exemples canoniques


pour illustrer la pertinence de ce procédé. Le tout
premier exemple sera célèbre, au point qu'on le
donne systématiquement comme figuration de 1’agôn,
de l’affrontement discursif au théâtre. Dans Anti­
gone, Sophocle fait en sorte que dans une scène
centrale (ou plutôt dans un épisode central) Anti­
gone et Créon se rencontrent après la transgression
de l’interdit royal, et si l’on fait le relevé du discours
qui les oppose alors, on notera qu’ils ont chacun le
même nombre de vers à dire, que le dialogue s’accé­
lère pour en arriver à la forme de la stichomythie
(réponse de vers à vers) et qu’enfin, après ce com­
bat des discours, cet agôn, Créon tranchera. L’un
comme l’autre des deux énonciateurs a donc eu le
même poids discursif, l’un et l’autre ont pu s'oppo­
ser frontalement comme dans un procès, l’un et
l'autre ont eu un temps égal pour exposer leurs ar­
guments, et l'un et l’autre ont eu raison, chacun
592 Q u’est-ce que le théâtre ?

dans son ordre (l'ordre de la loi de la Cité pour


Créon, l’ordre de la loi divine pour Antigone). Dé­
nombrer les interventions en fonction de leur inter­
action dans les scènes et de la place structurelle
quelles occupent dans les pièces a aussi le privilège
de mieux comprendre ce dont il est question en ma­
tière de dynamique poétique.
En reprenant l'exemple du Misanthrope, on cons­
tatera qu’Alceste occupe massivement la scène, sauf
au troisième acte, qui est l’acte de Célimène. L’un,
on l’a vu, veut quitter la scène ou faire quitter la
scene à tous ceux qui l’encombrent (il le dit lui-
même au début de la comédie, il apparaît sans Cé­
limène durant tout le premier acte, il prend 247
vers pour exposer son point de vue, et l’ensemble de
son texte — 747 vers, soit 40 pour cent du texte —
ira dans ce sens), et l’autre, Célimène, durant le
troisième acte (117 vers contre 43 à Alceste), ne
cesse de vouloir occuper le plateau (ou son salon)
avec ces personnages qu'Alceste veut éliminer. L'un,
durant 17 scènes, est dans une dynamique de l’ur­
gence, l’autre, durant 15 scènes (mais elle n'a que
279 vers pour s’exprimer, soit 15 pour cent du
texte), s’accroche à un état dont elle entend bien
qu’il dure. Alceste veut épouser ou partir, Célimène
veut rester veuve, jeune, riche et libre, sans décider
de s’aliéner : les deux dynamiques s’affrontent et, fi­
nalement, .figurent un échec. Cette fois, le moment
de 1’agôn sera celui où, après de multiples et vains
efforts, Alceste pourra parler un moment seul à seul
à. Célimène, aux deux tiers de la pièce (acte IV,
scène 3), mais il sera trop tard pour qu’une déci­
sion, ou un effet d'harmonie, en résulte. C'est en dé­
finitive la somme des autres discours (45 pour cent
du texte) qui triomphe face à leurs deux paroles
contradictoires, pourtant largement développées,
Le lecteur des textes de théâtre 593

mais qui restent sans effet. La dernière scène mon­


tre ainsi nettement que l’une ne peut résister à l'en­
semble des discours qui la condamnent (elle n’a que
20 vers à dire sur une scène qui en comporte 139,
plus la lecture des lettres), et que l’autre conclut la
pièce (57 vers) en réalisant ce qu'il avait annoncé :
il s’enfuit au « désert ». On le voit, l’analyse précise
du discours, faite d’abord en termes de poids dis­
cursif et de détermination de la présence des per­
sonnages sur scène (combien de temps et quand ?),
permet de souligner les dynamiques profondes
d’une œuvre, d'y voir un mouvement général, enfin
de proposer une conduite dramaturgique d’inter­
prétation du texte capable d’aider le lecteur (et le
futur praticien) à le représenter sur scène.

L’épreuve du titre

Dans cette optique, on peut noter encore que le


lecteur lit d’abord le titre d’une œuvre et que, si le
titre insiste sur tel ou tel personnage, il considérera,
de fait, qu'il lui faudra construire « sa » fable à par­
tir de ce personnage d’emblée privilégié. Ce sera là
son premier réflexe. Mais, en relevant les marques
de l'énonciation comme on vient de le proposer, on
s'apercevra que le titre, qui peut porter sur un per­
sonnage éponyme, ne renvoie pas nécessairement
au personnage qui apparaît le plus ou qui parle le
plus, ou bien que le sous-titre complexifie le pre­
mier titre et met en balance le personnage éponyme
avec le personnage qui apparaît, structurellement et
quantitativement, comme « principal ». Cinna ou la
Clémence d'Auguste, de Corneille, reflète bien ce
système : Cinna intervient dans la tragédie bien
moins souvent qu'Auguste, mais se trouve au tout
594 Q u’est-ce que le théâtre ?

premier rang dans le titre de la pièce. On pourra


alors lire la tragédie, non comme une sorte de suivi
diégétique de l’itinéraire d’un souverain tyrannique
devenu légitime par la pratique de la clémence, ou
comme l’histoire d'un comploteur, mais comme un
jeu d’opposition-contradiction entre deux modes de
relation à la politique, au privé et au public (l’op­
position entre Cinna et Auguste), eux-mêmes com­
plexes (Cinna et Auguste sont l’un et l'autre pris
dans les contradictions que le texte leur assigne). Si
bien qu'il faudra, pour avoir une vue plus fine et
plus nette de chaque pièce, absolument relever les
éléments précédemment fixés, afin de comprendre
ce qui, dans le texte, informe la lecture et l’interpré­
tation, donc ce,qui perce sous les évidences.
Tout cela est finalement très simple, prend du
temps, mais est extrêmement efficace pour saisir la
manière dont les effets sont conçus par l’auteur et
s’actualisent dans la composition du système dra­
matique ou du texte (répliques, monologues, pas­
sages choraux) lui-même. Telle scène, par exemple,
réunissant les personnages principaux qui donnent
la dynamique de l’intrigue, sera d’autant plus impor­
tante quelle sera centrale (par exemple au milieu
de l'acte III pour les tragédies dites « classiques »),
ou finale, etc. Enfin, on pourra relever comment
l’auteur ménage des effets d’attente, par exemple en
ne donnant pas tout d’abord au personnage épo­
nyme la place qu’on attendrait : il faut, on l’a dit, pa­
tienter jusqu'à la seconde scène du troisième acte
pour voir et entendre Tartuffe alors que l’ensemble
du personnel dramatique a déjà décrit ce qu’il pense
du héros éponyme. Le lecteur (ou le spectateur), qui
connaît évidemment le titre de la pièce, et qui ne
cesse d'entendre des jugements sur cet hypocrite lit­
téralement caché, sera ainsi pris dans une dynami­
Le lecteur des textes de théâtre 595

que d’attente et de désir de le voir (ou de le lire),


constamment frustrée jusqu’à ce qu’il ne l’attende
plus. En patientant, il aura surtout vu et lu le per­
sonnage d’Orgon, et aura été amené à focaliser son
attention sur la pénible et ridicule aventure de ce
père de famille séduit par « un homme, un homme
enfin » qui, décidément, n’apparaît pas. Et lorsque
Tartuffe descendra son escalier, il surprendra en
même temps qu’il comblera l’attente, mais il sera
aussi mis en opposition, dans l’optique du lecteur,
avec cet Orgon dont on suit l'histoire depuis le dé­
but. L’impact de tout cela est dans un premier
temps de marginaliser Tartuffe, en tout cas de le
mettre au-dehors de la famille qu’il a investie, ou
qu’il va investir quand il sera sur scène, et de rendre
le spectateur ou le lecteur solidaire de cette famille
déjà déchirée par ses agissements racontés. Et,
jusqu'à la fin du texte, le poids discursif de Tartuffe
sera mineur par rapport au poids discursif d’Orgon
pour qu'enfin l’hypocrite soit, à tous égards, rejeté et
réduit au silence par une parole singulière, mais ab­
solue : celle du roi.
Autre exemple plus complexe, chez Corneille en­
core : Rodogune a bien comme titre le nom d'une
des deux héroïnes de la tragédie, mais, si l'on prend
en compte le « poids des discoure » et le nombre
d'apparitions des personnages sur scène, sans oublier
l’organisation stratégique et spectaculaire de ces
apparitions (monologues, ouvertures et clôtures
d'acte...), c’est Cléopâtre qui triomphe. Alors pour­
quoi n’avoir pas choisi la reine régente comme per­
sonnage éponyme ? Pourquoi avoir masqué, dans le
titre, cette mauvaise reine si présente ? Pourquoi
aussi, durant toute la pièce, avoir fait en sorte que
le nom de Cléopâtre ne soit jamais prononcé quand
il est naturellement noté dans les djdascalies ? Cor­
596 Qu’est-ce que le théâtre ?

neille s'en explique dans sa préface en disant qu’il


ne souhaitait pas que l’« auditeur » (le spectateur)
la confonde avec la reine d’Égypte bien connue qu’il
a précédemment mise en scène dans Le Mort de
Pompée et qui porte le même nom, tandis que le
lecteur, qui a tout loisir de réfléchir, peut, lui, lire le
nom de la reine cruelle à chaque réplique qu’elle
prononce, et au début de chaque scène. Si bien que
le lecteur ira un peu plus loin en se demandant s'il
n’y a pas d’autres raisons pour que ce nom soit caché
et pourra, s’il le souhaite, s’interroger sur le carac­
tère proprement innommable de la régente machia­
vélique, ambitieuse et cruelle...

Le rapport entre les mots du titre, a fortiori


lorsqu’ils contiennent le nom d'un personnage, et le
déploiement de ces mots dans le texte dramatique,
doit donc être précisément observé, évalué, inter­
prété durant la lecture. À partir du titre de la pièce
de Synge The Playboy o f the Western World (Le Ba­
ladin du monde occidental, selon la traduction de
M. Bourgeois, ou Le Beau Parleur des terres de
l’Ouest, selon celle de F. Morvan), et en constatant
que l'expression est employée dans le texte tout
d’abord avec une connotation ironique puis, dans la
bouche de Pegeen à la dernière réplique de la pièce
et après le départ du héros, de manière nostalgique,
le lecteur sera amené à regarder plus précisément
comment la pièce représente non pas les aventures
d’un «beau parleur», mais la transformation du
personnage de Christy Mahon : comment un jeune
homme piteux et pitoyable, auteur d’un « petit meur­
tre crasseux » (celui de son père, d'un coup de bê­
che), devient un playboy, autrement dit un «beau
parleur» séducteur, mais aussi l'« amuseur » d’une
communauté. En se penchant plus précisément sur
la répartition, la longueur, l’amplitude et le registre
Le lecteur des textes de théâtre 597

des répliques du personnage au cours de la pièce, et


en particulier à travers les différentes versions qu’il
donne de son histoire, le lecteur verra comment
Christy Mahon, d’abord apeuré, plaintif et peu lo­
quace, découvre le lyrisme. Un lyrisme qu’il pratique
au début sous l'effet du désir amoureux face à
Pegeen Mike et dans ses dialogues avec elle, et qui
gagne en assurance jusqu’à ce que le playboy soit
finalement transformé. Mais le lecteur constatera
également que c’est toujours pressé et encouragé par
les interrogations des autres personnages que
Christy est amené, de version en version, à enjoliver
son récit. On pourra alors s’interroger sur la place
centrale de ce playboy, sur l'ambiguïté ou la polysé­
mie du terme, sur la fonction que remplit le person­
nage auprès de la communauté rurale dans laquelle
il fait irruption, et sur le dispositif de présence scéni­
que et de paroles que la pièce construit autour de lui.
On constatera que la pièce s'ouvre sur le tableau du
pub de Michael Flaherty, lieu de passage et lieu où
se retrouve cette petite communauté, qui est présen­
tée comme attachée à la stabilité et à ses traditions
mais aussi inquiétée par l'extérieur, en attente de
trouble, d’histoires, de fables. Ce playboy introduira
bien la perturbation, le jeu, le jeu de figuration du
théâtre. Dans ce lieu de la communauté, fait donc
irruption Christy — le héros théâtralisé —, et le prin­
cipe de la pièce sera, jusqu'à la fin du deuxième acte,
de le laisser en permanence sur la scène : occupant
l’espace, il est au centre. Le playboy est un véritable
centre d’attraction puisque chacun vient le voir pour
lui faire raconter son histoire, mais aussi pour se
l’approprier et le ramener chez soi (la veuve Quin)
ou le faire partir au loin (Shawn), alors que lui, l’er­
rant, a décidé de rester et de s’établir là (en épousant
Pegeen, la fille du patron). Et dans cette position
centrale — et théâtrale — de celui autour duquel les
598 Qu'est-ce que le théâtre ?

autres défilent, qu’il doit justifier par la parole et la


réitération de son récit, Christy apparaît surtout
comme la figure pourtant pâle sur laquelle la com­
munauté projette ses fantasmes et son désir de
mythes et de héros, celui qui lui procure une per­
turbation inconsciemment attendue — celui par
lequel elle se révèle, dans une sorte de moment car­
navalesque. Jusqu’à ce qu’au dernier acte elle l’en­
traîne hors scène pour l’introniser lors des jeux du
village, dans lesquels lui-même se révèle transformé
(il les gagne tous), devenu vraiment un héros poten­
tiel et « un beau parleur ». Jusqu’à ce que le père cru
mort revienne et que Christy réitère son geste sous
les yeux des autres. Jusqu'à ce que le mythe s'écroule
alors, et que la communauté, dans une scène de lyn­
chage, détruise son idole et expulse l’intrus perturba­
teur, bouclant un schéma comique traditionnel
(stabilité/introduction d'un élément perturbateur et
révélateur/retour à l’ordre par son expulsion). Dès
lors, le lecteur constatera que la pièce raconte tout
autant l’histoire de cette communauté que celle du
personnage de Christy Mahon, et que se produit
ainsi un jeu d'échange, puisque la communauté se
révèle, se perturbe et se transforme autour de ce per­
sonnage d’étranger et d'amuseur tandis que celui-ci,
en retour, se trouve transformé par cette expérience,
véritablement devenu ce « beau parleur » sûr de lui,
ayant découvert les pouvoirs du langage, de, l’imagi­
naire et de la poésie. Et ce que peut figurer aussi
cette pièce, c’est alors, via le nom du playboy et via
l’évolution du nom, du personnage et de ses répli­
ques tout au long du texte, le théâtre lui-même, qui
divertit, perturbe et inquiète, au point que la com­
munauté des hommes, parfois, le rejette alors quelle
l’a tant aimé.
Le lecteur des textes de théâtre 599

Qu'est-ce qui se joue là ?

Il semble que la question essentielle que peut


adresser le lecteur à un texte d'auteur, lorsqu’il en­
visage aussi bien l'ensemble de la pièce que chaque
scène et chaque réplique, avant même de deman­
der « mais qu'est-ce qui se joue là ? », est « mais
qu’est-ce qu’il joue là ? ». Qu'est-ce qu’il expéri­
mente, qu’est-ce qu’il produit de remarquable et qui
ii'est pas ailleurs, qu’est-ce qu’il écrit de singulier,
qu'est-ce qui le met en position detre un artiste, un
virtuose, un bon artisan à même d’être lu parce
qu’il intéresse et qu’il surprend, parce qu’il tient
compte de ce que sait celui qui le lit et qu’il joue
avec ce qu'il sait pour son plus grand plaisir ? Et
cela passe aussi bien par une vision scénique de la
pièce que par l’ensemble du fonctionnement de la
lecture. Lorsque Molière surprend son lecteur, en
lui rappelant soudain, dans Dont Juan (c’est le « Tu
pleures je pense ? » dont nous avons déjà parlé),
que Sganarelle existe alors qu’il ne lui a donné
aucune réplique depuis longtemps, il oblige son lec­
teur partenaire à relire la scène, à interpréter l'exis­
tence du rôle muet un moment oublié, et à jouir de
son imagination en prenant en compte rétrospecti­
vement le jeu du comédien et son impact sur le
public — public auquel le « tu pleures », indirecte­
ment et ironiquement, s’adresse également. Dans le
même temps, il met en mesure le lecteur de
confronter le « tu » au «je», le «pleures» au
« pense » et à réfléchir sur le fait que le valet tombe
dans l'émotion tandis que le maître libertin ne cesse
de penser, sans compter Elvire, ses répliques, ses
pleurs, son attitude de conversion, qu'il faut de
même considérer. Là, Molière joue son jeu, prend
600 Qu’est-ce que le théâtre ?

des risques, surprend aussi bien dans l’écrit que sur


scène et se distingue de tous les Don Juan passés et
à venir.

Pour prendre un exemple plus contemporain, le


lecteur de Quai Ouest, de Bernard-Marie Koltès,
peut profiter de cette approche analytique pour dé­
passer les apparences de dramaturgie tradition­
nelle de la pièce et pénétrer plus avant dans sa
complexité. On constatera tout d'abord que la pièce
s'ouvre sur un personnage, Koch, et semble classi­
quement poser comme enjeu principal de l’action la
réalisation du but que le personnage s'est fixé : on
lit donc que Koch a décidé de se rendre dans les
docks — en marge de la ville, là où se situe la pièce
— pour se suicider en se jetant dans le fleuve. Mais
il apparaît très vite que la lecture doit se recentrer
sur un autre personnage, auquel Koch est confronté
à son arrivée : Charles, dont la présence et les inté­
rêts se manifestent alors comme le centre véritable
de la première moitié de la pièce. L’enjeu de l'action
se déplace ainsi sur lui, ses manœuvres et son ob­
jectif affirmé : pouvoir, en profitant de l’irruption
de Koch, quitter les docks pour aller entamer une
nouvelle vie de l’autre côté du fleuve, en ville. C’est
ainsi un premier décentrement (le terme ' est de
François Régnault) de l’action et de la focalisation
dramatique que propose la pièce au lecteur. Mais
on est aussi, simultanément, amené à s'interroger
sur la singularité d’un troisième personnage, celui
du Noir Abad, entité mystérieuse dont on ne peut
lire aucune réplique — Abad ne prononcera pas un
mot dans la pièce —, mais qui semble occuper une
place particulière. Si la part textuelle de ce person­
nage est nulle, le lecteur devra cependant imaginer
l'importance essentielle de sa présence scénique
Le lecteur des textes de théâtre 601

muette, qui se pose en inverse de la logorrhée et des


artifices rhétoriques qui peuvent caractériser les
autres protagonistes. Dès lors, le lecteur devra s'in­
terroger sur la fonction de révélateur qu'Abad peut
représenter. Ainsi, lorsque d’autres personnages —
Charles, en particulier — s’adressent à lui en de
longs discours auxquels il ne répond pas, le lecteur
sera en mesure de prendre en compte cet assourdis­
sant silence. On constatera ensuite, en étendant cette
approche à la suite de la pièce, que même la place
centrale de Charles est amenée à se relativiser et
que sa présence scénique devient plus intermittente
dans la seconde moitié du texte. Jouant de tels ef­
fets de focalisation, la représentation se diffracte au
fur et à mesure de l’entrée en jeu des autres person­
nages : chacun poursuit son intérêt propre. La mère
de Charles, Cécile, qui n’apparaît qu'assez tard (fin
de la deuxième partie), en est un exemple. Si bien
que la hiérarchie entre une éventuelle intrigue prin­
cipale et des intrigues secondaires est brouillée, que
les fils divers s'entrecroisent dans une telle com­
plexité que le lecteur tout comme les personnages
paraissent devoir s'y perdre, comme la seule scène
les regroupant tous (début de la cinquième partie)
semble en témoigner. Et l’on pourra également
constater que le personnage — Rodolfe, le père de
Charles — qui a le moins de présence scénique
dans le texte (mais aussi celui qui voit ses interven­
tions le plus regroupées), qui n’apparaît qu’après le
milieu de la pièce, est cependant celui qui va, en
donnant à Abad la kalachnikov qu'il cache depuis
des années sur lui, entraîner une bonne part de la
résolution de l’intrigue ainsi nouée et complexifiée.
Et entre-temps, puisque la part de parole dévolue à
Charles s’est réduite, le lecteur est entraîné à pren­
dre en compte cet affaissement du discours et à le
602 Qu'est-ce que le théâtre ?

mettre en rapport avec l'acceptation de la mort que


Charles semble manifester dans la dernière scène
de la pièce, juste avant d'être abattu par Abad. Il
s’interrogera alors sur le renoncement à la vie ainsi
endossé par Charles, et sur les conséquences rétros­
pectives qu'il peut en tirer pour sa lecture de l’ensem­
ble de la pièce. De décentrement en décentrement, le
lecteur voit donc que le principe du deal et un jeu
complexe de focalisations fondent la structure de la
pièce, et que celle-ci repose sur un principe de va­
riations des points de vue — qu'on peut également
constater dans le dispositif spatial développé par
l’auteur. Enfin, en tant que lecteur et à la différence
du spectateur d’une représentation de la pièce, on
se demandera de quelle manière il convient d’inté­
grer à la lecture les « monologues intérieurs » de
forme romanesque de trois personnages (Abad, Ro-
dolfe, Fak) que Koltès a insérés dans l’édition de
son texte, en précisant bien qu’ils ne sont pas desti­
nés à être joués...

Il est nécessaire, dans une lecture de ce type, de


se pencher très précisément sur les formes du dia­
logue, sur les modalités de l’adresse interne et de
chercher, par-delà les apparences, à déterminer qui
parle à qui et comment. Ainsi, dans cette pièce, en
observant les équilibres et déséquilibres qui peu­
vent caractériser l’échange des répliques, le lecteur
peut également constater que le dialogue est tra­
versé par du « monologique », et que nombre de ré­
pliques dialoguées ressemblent à des soliloques —
soliloques croisés, ou soliloques flagrants, adressés
à un personnage perpétuellement muet, comme l’est
exemplairement Abad. C’est donc tout le principe de
l’échange et du conflit dialogués qui se trouve par là
Le lecteur des textes de théâtre 603

subverti, détourné — et avec lui l’appréhension que


peut avoir le lecteur des personnages. Cette même
observation précise permettra de voir que, fort sou­
vent, ces dialogues apparaissent comme ambigus
ou « indirects », dans la mesure où ils ne traitent
pas clairement des enjeux et objets du conflit. Ils ne
progressent alors qu'au moyen de sous-entendus,
voire de malentendus et de quiproquos : le texte
présuppose un objet (par exemple, une tête de delco
à échanger) ou un désir (comme une relation
sexuelle) sans les nommer explicitement. Plus en­
core, cette situation de dialogue détourné rend le
lecteur incapable de construire des motivations, des
objectifs et une identité fixes pour les personnages.
Chacun d’entre eux est en effet présenté comme en
porte à faux, ses affirmations identitaires se font
dans ce cadre dialogué très particulier et sous l'in­
fluence essentielle du rapport à l'interlocuteur. Le
lecteur est donc amené à constater que la seule pré­
sence d’un interlocuteur (muet, le plus souvent) dé­
centre le personnage de lui-même ou, plus encore,
révèle chez celui-ci un décentrement identitaire pri­
mordial. Le lecteur est ainsi dans l’incapacité de
construire des personnages, doute de leur identité
propre et met en question la communication qu’ils
entretiennent apparemment, puisqu'il constate que
sous les apparences de l’échange dialogué tradition­
nel, c’est, entre les personnages, une représentation
de soi qui se joue : celle qui est propre au deal, à la
nécessité de donner une image séductrice ou im­
pressionnante de soi, mais aussi celle qui dénie le
regard, réel ou supposé, porté par l’autre. Derrière
leurs affirmations de singularité et d'altérité radica­
les, toujours produites sous influence et détermi­
nées par la présence de l’autre, le lecteur voit que
604 Qu’est-ce que le théâtre ?

s’instaure un jeu de miroirs, dans lequel les person­


nages eux-mêmes se perdent. De l’observation de tout
ce processus dialogué, monologuant et soliloquant,
on conclura que, dans Quai Ouest, les personnages
sont des sujets lacunaires. Ils sont marqués par une
incertitude identitaire qui n’est sensible qu'au creux
de l'affirmation de ces images profondément réacti­
ves qu’ils produisent (nombre de personnages répli­
quent en prenant le contre-pied des affirmations ou
hypothèses, réelles ou supposées, de leur interlo­
cuteur). Le lecteur pourra alors relire d'un autre œil
cet extrait du soliloque de Charles devant Abad :
« D’ailleurs, tu ne comprends jamais ce que je te dis,
et moi je ne comprends rien à ce que tu penses ; tu
fais toujours comme je pense que tu penses que t’as
pas envie de faire, et après, tu corriges ; c'est comme
ça que je crois comprendre que tu marches ; mais
tu ne pourras pas toujours corriger, moricaud. Fina­
lement, je n'ai jamais rien vraiment compris, chez
toi. Alors toi non plus, ne cherche pas à compren­
dre et reste là, reste tranquille » (Éd. de Minuit,
1985, p. 60).
Ainsi, en tentant de déterminer, par l’analyse des
formes de la relation dialoguée, l'identité de tel ou
tel personnage, le lecteur s’est heurté au fait que
l'écriture koltésienne dévoile le personnage et se dé­
voile elle-même, tout autant qu elle le dérobe et se
dérobe. Les mots du « monologue intérieur » d’Abad
s’adressent donc aussi au lecteur : « Mais plus je le
dis, plus je le cache [...], ne me demande plus qui je
suis. » Entre défense et accumulation de traits iden­
titaires, entre surdétermination et lacunes, entre
auto-affirmation et failles, le dialogue koltésien pré­
sente le personnage dans une dialectique non réso­
lue entre le soupçon d’une identité complexe et
Le lecteur des textes de théâtre 605

l’opacité d’une pure superficialité. Car en fin de


compte c’est avec le désir du lecteur que Koltès
joue, en lui proposant l'appât d’un secret, d’une
complexité et d'une profondeur du personnage, tout
en la lui refusant, c’est-à-dire la laissant à son ima­
gination. Et en la manifestant comme celle d’un moi
perpétuellement décentré, relatif, par lequel est
brouillé le socle intersubjectif qui préside à la confron­
tation dramatique traditionnelle. Le lecteur sera *
alors à même de mieux cerner le tragique de la fa­
meuse incommunicabilité koltésienne : non pas un
motif thématique, ni une donnée psychologique,
mais bien un principe structurel, ancré dans les ré­
pliques, pris dans la construction des relations.
On le voit, en procédant à une analyse précise du
système dialogique, en s’interrogeant simplement
sur le point de savoir qui parle à qui cl comment, en
cherchant bravement à construire des personnages
classiques et en échouant, pour peu qu’il ait à la fois
une vision particulière de chaque dialogue et le
souci d'une vision d’ensemble de la pièce et qu'il in­
terroge sa lecture elle-même et sa fonction à l’égard
du texte, le lecteur est parfaitemem capable de con­
clure ici, avec des arguments objectifs et grâce à son
propre relevé, au fait que Koltès construit patiem­
ment une dramaturgie de la relativité. Et en obser­
vant les dialogues et la matérialité du texte, puis en
notant à quel point l’identification du « sujet-per­
sonnage » est brouillée, en remarquant combien
sont bouleversées les notions de sentiments et de vo­
lonté qui initient, normalement, l’action dramati­
que, le lecteur obtient, de fait, les clés qui déter­
mineront simultanément son jugement esthétique
et la posture de réception qu’il lui faut adopter pour
entrer dans Ie-jeu que le texte lui propose.
606 Q u’est-ce que le théâtre ?

Outre le profit, en termes d’analyse dramaturgique


et d’interprétation du texte, qu’on peut trouver à
l'établissement des relevés, on notera encore qu’il de­
vient alors possible de comprendre qu’aucune des
constructions discursives, des entités parlantes, ne
pourra se prévaloir de porter entièrement le discours
intentionnel de l'auteur. C’est l’intérêt du théâtre:
morceler les prises de parole à travers des entités qui
les portent et qui, de fait, sont généralement contra­
dictoires. Inversement, le non-morcellement aura un
sens particulier, comme parfois dans le cas du chœur
qui peut produire un sentiment d’unisson, voire
d’harmonie politique, sensible, morale ou religieuse.
À ceci près que même les dispositifs choraux, du
chœur du Livre de Christophe Colomb de Claudel à
toutes les dramaturgies de la choralité les plus
contemporaines, intègrent fort souvent la part essen­
tielle de la diffraction et de la contradiction. Par ce
morcellement, par l’élision du lieu de l'émission auc-
toriale du message, et par cet effet de mise en place
nécessaire des contradictions, le je de l’auteur ne
peut, par définition, apparaître comme homogène.
Le rhapsode, décidément, n’a rien de solidaire, de
continu, d’homogène ni d’harmonieux, puisqu’il
passe son temps et son discours à diffracter son
exercice. Comme si l'auteur, par le mode d’énoncia­
tion spécifique au théâtre, dialoguait avec lui-même
avant d’entretenir un dialogue avec le lecteur et les
praticiens, ce qui lui permet de ne jamais apparaître
directement sous les apparences de tel ou tel person­
nage, de ne jamais endosser exactement (et même
s'il en a l’« intention ») tel ou tel discours tenu, donc
de se préserver, mais aussi de laisser au lecteur la
possibilité de choisir, ou non, le discours auquel il
peut adhérer. Ainsi, ce multiple dialogue n’est jamais
parfaitement établi, précisé, joue de l’ambiguïté, et
Le lecteur des textes de théâtre 607

reste infiniment poreux. Si l’on sait à peu près quelle


entité parle à qui sur le plateau, on sait aussi que
tout discours a au moins un destinateur mais qu’il
peut avoir de multiples adresses, et l'on ne connaît
pas non plus tout à fait la vérité, ou le seul sens prin­
cipal dont l’ensemble du texte est porteur : on lit
juste que différentes instances parlent à d’autres ins­
tances et que les différentes formes de dialogue s’en­
tremêlent.

Il y a donc toujours, grâce à ce morcellement, à


cette double énonciation et à cet effet d'opposition
du dialogue, un espace pour l'interprétation et pour
le jeu : un blanc à investir. Non, comme on l'a dit,
que l’auteur, parfois, ne choisisse pas sa cause, ou
sa vérité, mais qu'il est obligé, parce qu’il écrit du
théâtre et, qu’il doit intéresser son lecteur (et lors de
la représentation son public), de donner presque
autant de force et de poids au personnage qu’il est
censé ne pas soutenir qu’à celui qu’il semble pro­
mouvoir. Et c’est dans ce jeu de balance, d’équili­
brage des fonctions, que le lecteur peut inscrire son
activité, s'écarter de ce qu’il suppose être le juge­
ment de l’auteur, ou même du rétablissement d’un
ordre conventionnel pacifié, qui intervient souvent
en toute fin (chez Shakespeare ou Corneille, par
exemple).

De la lecture à la lecture de l’intrigue

Dès lors, à partir de ces relevés, le lecteur peut


comprendre que le théâtre est d’abord un échange
de répliques proposé par un auteur, autrement dit
un texte entrecoupé de blancs qui figurent des si­
lences plus ou moins longs : une partition. À partir
608 Qu 'est-ce que le théâtre ?

de l'inscription de ces répliques dans des instances


discursives qui forment des entités en interaction
qui elles-mêmes peuvent l’entraîner à imaginer des
personnages plus ou moins capables de figurer des
entités autonomes, animées et douées d’une psyché,
le lecteur sera donc à même de collaborer avec le
texte (et/ou avec l’auteur) pour construire, en fonc­
tion de cette succession de paroles imaginairement
prononcées sur scène, une action imaginaire dans
un temps et un espace virtuels. Le texte proposera
ainsi une partition et des pistes formelles pour ima­
giner Teffectuation d’une histoire, et le lecteur les
complétera. C'est donc par ce décrochement spéci­
fique, qui passe des mots et du discours noté con­
ventionnellement sur du papier à leur actualisation
imaginaire dans un lieu pratique de prononciation
et dans un espace et un temps fictifs, qu’on dira
qu’au théâtre « dire c’est faire ». Lire devient alors,
imaginairement, dire, et dire revient à mettre en
place une fiction qu’on peut construire à partir des
interactions discursives proposées.
Voilà donc beaucoup d'imaginaire et d’imagina­
tion, dans ce paragraphe, après tant de formalisme
préalable. C’est que l’activité du lecteur est là : pro­
duire en fonction du texte et en fonction de lui-
même une actualisation fictive dans un monde fictif
et/ou sur une scène fictive, ou plus précisément dé­
terminer ce que la pièce raconte en fonction de la
manière dont cette fiction est mise en œuvre dans le
texte lui-même. Et puisque le lecteur passe du temps
à lire et à s'approprier cette lecture, il faut bien, au
long de cet axe temporel, qu’il se livre à une autre ac­
tivité que celle de pur récepteur, par conséquent qu’il
se raconte quelque chose : un déploiement d’actions
(discursives, conversationnelles ou d’événements
tangibles), autrement dit une ou plusieurs fables. On
Le lecteur des textes de théâtre 609

définira donc la fable, non seulement comme la


somme des actions accomplies (sens aristotélicien
du terme), mais comme la somme, manifestée dans
le texte, des actions accomplies et des discours tenus
qui, dans l’imagination du lecteur, peuvent être
constitués en récits.

Ce que le lecteur imagine peut être alors des fa­


bles sur lui-même (qu’est-ce que ça me raconte de
moi ?), ou des fables sur ces simulacres discursifs
dont il a imaginé l’actualisation fictive. La succes­
sion des répliques, des lieux, des temps, des événe­
ments de parole et des actions notés dans le texte,
l’amènera ainsi à produire une somme plus ou
moins grande de récits imaginaires sur les simula­
cres devenus, parfois, des personnages. C’est le pre­
mier temps de son activité : se donner à lui-même
la lecture d’une histoire (ou de plusieurs histoires)
grâce à un support destiné à produire du sens,
autrement dit grâce à un texte. Et. pour cela, il uti­
lisera naturellement les références qu’il a : son
corps, la société dans laquelle il vit, l’idée qu’il a des
hommes et du monde, et les informations qu’il dé­
tient sur le système référentiel que le texte lui pro­
pose. Son imagination, donc, consistera à suivre
l'agencement des temps, des lieux, des événements
et la disposition des discours, pour opérer le décro­
chement dont nous parlions plus haut, et se livrer à
une appropriation de tout le matériau qu’il lit et des
sens qu'il y voit pour se donner du plaisir. Et même
si certains textes (souvent contemporains) veulent
échapper à l’élaboration d’une « histoire » et don­
nent à lire des séquences disjointes, fragmentaires,
imagées et sans lien dénoté, il y aura néanmoins
pour le lecteur la possibilité de construire une ou
plusieurs fables sur la perception qu'il a du texte,
610 Q u’est-ce que le théâtre ?

sur ce qu'il y lit, en mettant en rapport les frag­


ments et les oppositions qui structurent néanmoins
la dynamique du texte et son déploiement dans le
temps. Ainsi, pour constituer cette, ou ces, fa-
ble(s), autrement dit pour mettre en place le déve­
loppement logique et chronologique de la pièce
qu’il lit, chaque lecteur construit une sorte de récit
qui, on l’a vu, n'est ni nécessairement linéaire ni
forcément anecdotique. Pour ce faire, il a à sa dis­
position quelques outils formels conventionnels, en
particulier lorsqu’il s’agit de théâtre de répertoire.
Le modèle de l’intrigue — avec son exposition, son
nœud, ses péripéties, son dénouement, émaillé, le
cas échéant de reconnaissance (Yanagnôrisis aristo­
télicienne), de catastrophe, ou même de ruptures de
construction, entre autres termes canoniques — lui
permettra (grâce à toutes les théories poétiques que
nous ne développerons pas ici tant elles ont été ex­
posées dans d’autres ouvrages plus spécifiques), de
construire ce récit, ou ces récits, en rapport étroit
avec la disposition dramaturgique du texte. En
fonction des conventions bien établies telles qu’elles
sont observées par le texte, le lecteur pourra donc
apprécier la manière dont l’auteur réagit à ces canons
ou à ces conventions pour produire son propre
ouvrage, et prendre un peu plus de plaisir encore
en ayant un point de vue esthétique et poétique sur
le texte lui-même.

Et pour mieux comprendre la manière dont lé


lecteur peut élaborer une fable à partir d’une obser­
vation précise de l’intrigue, on prendra ici l’exemple
de la tragédie dite « classique », celle que le xvnesiè­
cle français est censé représenter. Grâce à l’analyse
de la dispositio, qui est la manière de disposer une
œuvre en fonction de l'unité d’action et du dévelop­
Le lecteur des textes de théâtre 611

pement rhétorique qu'on entend suivre, le lecteur


d’une tragédie peut, parce qu’il connaît le code es­
thétique généralement admis, déterminer une suite
logique et fonctionnelle, un « fil » qui forme le sujet
entier de la pièce et qui comporte « un début, un
milieu et une fin », comme le dit Aristote — l'intri­
gue secondaire, lorsqu'elle existe, devant alors con­
tribuer au dénouement de l’intrigue principale afin
de s'intégrer au modèle rhétorique de la démonstra­
tion. La lecture, alors, se fonde sur un certain nom­
bre de prérequis que la tradition critique et
poétique véhicule. Avant même qu’il lise les pre­
miers vers, le lecteur-connaisseur sait donc qu’une
tragédie dite « classique » commence en principe in
médias res (au milieu du déroulement de la fable) :
qu’à l'aube (début des vingt-quatre heures), en un
lieu (vestibule, palais à volonté) un héros, le plus
souvent, et un confident s’entretiennent de la situa­
tion et rappellent ce qui s’est passé précédemment,
ce qui permet d'orienter immédiatement la tragédie
sur la crise, qui est l’essentiel du propos. Il sait que
cette scène d’exposition concentre le sujet et que les
scènes suivantes continuent à présenter l’action en
faisant intervenir les personnages principaux (re­
tarder leur arrivée est alors un effet ) et en nouant
l’action. Il remarque ensuite que des obstacles,
judicieusement disposés, amplifient la crise à me­
sure qu’ils arrivent, et que cet enchaînement, lui
aussi, suit le fil de l’ordre logique, ri., bien que tout
obstacle, tout quiproquo et toute péripétie appa­
raissent comme nécessaires à la conduite de l’ac­
tion vers sa fin sans qu’aucun hasard n’intervienne.
Il constate avec bonheur que les scènes sont bien
liées les unes aux autres sur le plan formel (à l’inté­
rieur cl’un acte la scène ne doit pu-, se vider, d’où
612 Q u’est-ce que le théâtre ?

l’utilité des scènes de liaison pour annoncer l’arri­


vée d'un personnage ou justifier le départ d'un
autre), et les périls seront donc, eux aussi, liés dans
une même action (on se jette d'un péril dans un
autre, ou un péril naît du péril précédent). Il voit
que les obstacles entravent bien les intentions des
personnages et forment le nœud de la pièce — ils
sont dits extérieurs si la volonté du héros se heurte
à celle d’autres personnages, intérieurs s'il s’agit
d'une passion ressentie par le héros. Le lecteur-
connaisseur est encore informé, par la tradition
canonique, que l’auteur peut avoir recours à des
quiproquos tragiques — qu'on peut, par exemple,
souvent trouver dans les oracles (Iphigénie) — ou à
des péripéties, qui sont des événements imprévus
qui modifient la situation du héros en l’inversant —-
la péripétie, souvent utilisée par Corneille et géné­
ralement refusée par Racine parce qu’elle est exté­
rieure à l’intrigue, est un retournement de l’action
et non un simple rebondissement. Enfin, s'appro­
chant du cinquième acte, le même lecteur aura du
plaisir à constater que l'auteur a fait en sorte que le
dénouement arrive ainsi le plus tard possible, afin
qu’il puisse jouir le plus longtemps possible du dé­
sordre du monde avant la remise en place finale ou
avant le passage, de préférence surprenant ou sai­
sissant, à la catastrophe. Le dénouement sera donc
bien; pour lui, l'événement final qui tranche le fil de
l’action par la cessation des périls et des obstacles
— le malheur y est consommé au sein d’un événe­
ment pathétique. Mais il admettra aussi que le dé­
nouement d’une tragédie ne soit pas tragique
(tragédie à fin heureuse, comme dans Cinna ou Ho­
race), ou soit tragique mais redoublé par une fin se­
conde fournissant une issue à la pièce (déclaration
Le lecteur des textes de théâtre 613

d'un personnage extérieur ou innocent qui « sauve »


l’intrigue du désastre absolu, comme dans Phèdre).
Ainsi, le lecteur est à même de confronter la pièce
qu’il lit au système, capable de comprendre les
ajouts, les différences, les transgressions propres à
la pièce et peut alors en voir la spécificité. Racine,
dans Bérénice, par exemple, serait l’auteur qui se
rapprocherait le plus du canon, tandis que Hardy,
Rotrou, Pierre Corneille dans Le Cid (une tragi-
comédie devenue tragédie) et Thomas Corneille,
dans Timocrate, seraient ceux qui s’en écarte­
raient... À ceci près que si tous ces auteurs sont
bien du xvnesiècle ils n’écrivent pas à la même pé­
riode, que Hardy et Rotrou viennent avant que les
règles soient généralement admises, que Pierre Cor­
neille résiste à certaines d’entre elles, enfin que Ra­
cine les performe bien, dans Bérénice justement —
œuvre tout à fait exceptionnelle, voire expérimen­
tale pour l’époque —, mais dans son intérêt et dans
l’intérêt de sa dramaturgie.
On notera ainsi que cette manière toute théori­
que et normative de lire une tragédie, si elle permet
de confronter une œuvre à un code, si elle contri­
bue simultanément à déterminer un principe cano­
nique d’évaluation et à produire, dans l’imagination
du lecteur, un récit bien normé, risque d’aboutir à
un dangereux et ennuyeux déciypfage scolaire ac­
compagné d'un jugement de valeur fondé sur un
canon idéal qui n’a d’autre réalité que celle d’une
critique, elle aussi idéale, et, pour tout dire, idéolo­
gique. En effet, si le système de la tragédie dite
« classique », que nous venons ici de décrire très
schématiquement, est communément admis par la
tradition critique, s'il est fondé, en partie, sur une
lecture: de la -Poétique d’Aristote, s’il est confirmé
par les principaux « doctes » de l’époque classique,
614 Qu 'est-ce que le théâtre ?

entre autres par La Pratique du théâtre de D'Aubi-


gnac, et s'il est assumé par des critiques universi­
taires prestigieux, voire glosé par de tout aussi pres­
tigieux metteurs en scène modernes et contempo­
rains, c'est un système théorique, souvent adapté ou
contredit par les auteurs dits « classiques » et
même peu représentatif de la totalité de la tragédie
du xvne siècle, telle qu’elle est représentée alors.
Nombre de tragédies de cette époque ne perforaient
pas ledit code, en tout premier lieu la pièce la plus
jouée au xvn« siècle, le Timocrate de Thomas Cor­
neille, considérable succès, tous genres confondus,
qui pourrait à bon droit passer pour la norme cano­
nique du temps. C’est pourquoi il est très important
de prendre un minimum de distance par rapport au
canon et surtout de ne pas en faire une grille desti­
née à émettre un jugement de valeur sur ce que se­
rait une bonne tragédie — absolument confondue
avec le code —, et une non-tragédie, ou une tragé­
die non classique — donc non conforme au code.
En d'autres termes, il semble qu’il faille compren­
dre qu’un système canonique existe, mais qu’il a été
construit en partie par les doctes du xvif siècle, et
surtout par toutes les couches critiques qui ont
suivi et qui, souvent, ont institué ce code comme un
moment théorique idéal indépassable du théâtre
français. L’idée n’est donc jamais de confronter une
œuvre à un code ayant valeur de loi — ce qu'il n'est
pas —, mais de savoir qu’une sorte de loi a été
comme édictée par les traditions de lecture, par des
couches critiques successives généralement occu­
pées à fonder la notion d’un classicisme national. Il
en est résulté une manière de voir la tragédie du
xvnesiècle, dont on sait qu’elle peut heureusement,
de nos jours, donner lieu à contestation, en particu­
lier lors de sa représentation scénique.
Le lecteur des textes de théâtre 615

Toutefois, il ne semble pas opportun, ni juste, de


dénier le fait que les quelques tragédies du xviiesiè­
cle qui sont retenues par la tradition et le répertoire
aient quelque conformité avec le système décrit
puisque, dialectiquement, elles le perforaient et le
fondent simultanément. La tragédie est alors bien
conçue comme un « bel animal » aristotélicien, elle
a bien un début, un milieu et une fin, elle est géné­
ralement conforme aux règles, ou s’en elle appro­
che, elle tend à unifier l'intrigue, etc., et, en quelque
sorte, elle est inscrite dans nos mémoires comme
un système. Il faut donc connaître ces règles, quitte
à constater leur relativité, et il aussi faut savoir les
mettre en perspective historique ou. pour tout dire,
en question.

Et si le texte théâtral contemporain se distingue, à


la différence de la dramaturgie « classique », par le
fait qu'il n’y a plus une norme conventionnelle mais
une multiplicité de codes ou de modèles existants et
manipulables, il s’agira alors de voir par rapport à
quelles normes référentielles un auteur se situe —
lesquelles il reprend, auxquelles il se conforme et
avec lesquelles il joue. Quitte à ce que l'auteur pose
aux principes de sa construction dramaturgique une
structure complexe, montage de plusieurs conven­
tions différentes, offrant par là une lecture particu­
lièrement ouverte, produisant des glissements que le
lecteur devra identifier, et avec lesquels il devra à
son tour jouer pour reconstituer sa propre fiction,
établir le(s; statut(s) des personnages, considérer
l’action représentée et en construire une/des fable(s)
et une/des interprétation(s).
C’est ainsi que Sarah Kane, pour sa première
■pièce Anéantis (Blasted, 1995), commence par poser
dans une première partie le cadre d’une représenta­
616 Q u’est-ce que le théâtre ?

tion réaliste. Elle y confronte, sous une forme dialo-


guée simple, un homme mûr à l’identité déterminée
(indications externes et internes), Ian (45 ans, ori­
gine galloise mais accent de Leeds ; il est journa­
liste pour la presse locale, divorcé, a un fils qu’il
ne voit plus, carbure incessamment au gin et à la
cigarette...), et une jeune fille, Cate, femme-enfant
dont il est précisé quelle « a 21 ans [...] est une pe­
tite bourgeoise du Sud, de milieu modeste, elle a l’ac­
cent du sud de Londres », qu’elle a un frère attardé
mental, une mère gentille, qu’elle est végétarienne,
croyante, qu'elle aime le foot... Le cadre de la
pièce est celui d’une « chambre d’hôtel très luxueuse
à Leeds » — cependant « le genre de chambre si
luxueuse que cela pourrait être n ’importe où dans
le monde ». Nous sommes donc dans un « lieu à vo­
lonté »... Si certains détails de la relation de ce qui
se présente clairement, ici, comme des « personna­
ges » peuvent apparaître flous par moment, ce n’en
est pas moins ostensiblement sous les aspects d’un
conflit interpersonnel et du dialogue réaliste que
se présente l’action. Ils ont été amants mais ne se
sont plus vus depuis longtemps (Ian n'a pas rap­
pelé depuis un certain temps ; Cate a désormais
un petit ami) ; Ian veut faire l'amour avec Cate qui
s’y refuse, la viole (semble-t-il) durant la nuit ; il la
met au défi de le tuer, ce qu’elle tente mais ne peut
faire, etc. Il est donc question d’une violence ex­
trême, et d'une violence domestique, d’une repré­
sentation de la cruauté dans le cadre d'un rapport
de couple. Ian n’en a plus pour longtemps à vivre
(il a un cancer), et a peur de mourir. Nerveux, il
dégaine son arme et s'inquiète dès que l’on frappe
à la porte (alors qu’il ne s’agit que d’un groom,
mais toujours invisible, qui dépose les sandwichs
demandés). Ou bien il se jette à terre lorsque, au-
Le lecteur des textes de théâtre 617

dehors, retentit la petite déflagration d’un pneu qui


éclate. Élément d'une autre intrigue virtuelle et d’un
autre genre littéraire : il se prétend agent secret et
pense qu’on va le liquider. Le lecteur a donc affaire
à une représentation réaliste, dans un cadre dramati­
que resserré — Kane parle à propos de cette pre­
mière partie du modèle d’Ibsen. À ceci près que Cate
bégaye par moments, ce qui paraît encore comme
une précision sur le personnage et sa psychologie
(« elle bégaye quand elle est stressée »), et, dans la
même lignée mais plus troublant encore, à plusieurs
reprises des crises lui font perdre conscience — des
moments dans lesquels, dira-t-elle, « le monde n’existe
pas. Il a l’air pareil mais.../Le temps ralentit », comme
« un rêve où [elle] est coincée ».
Or, quand, à la fin de la seconde scène et un peu
après la moitié de la pièce, Cate annonce quelle
va rentrer chez elle, puis sort pour la première
fois de l'espace scénique pour disparaître dans la
salle de bains, que l’on quitte ainsi le cadre strict du
conflit interpersonnel et que Ian se retrouve seul
sur scène, l’esthétique change : des coups sont frap­
pés à la porte, puis un soldat entre, désarme Ian, se
trouve longuement face à face avec lui, et le tient
en joue. Affamé, il dévore les petits déjeuners,
cherche « la femme » qu’il « sent » dans la salle de
bains et constate qu’elle a disparu. Il annonce
alors que c’est rempli de « salopards en armes de­
hors », comme lui, et prend possession des lieux
en déclarant : «C’est notre ville maintenant.»
« Une lumière aveuglante, puis une énorme explo­
sion » font le noir. Un temps. Le lecteur retrouve les
deux hommes, allongés, dans les ruines de la cham­
bre qui a été éventrée par un mortier. Ian ricane à
propos du soldat : « Pire que moi. » Ils dialoguent,
ou plutôt le soldat interroge Ian, lui raconte les
618 Q u’est-ce que le théâtre ?

exactions que lui et ses semblables commettent là


d’où il vient (une guerre avec massacres de civils,
voire épuration ethnique à l'image de la Bosnie),
demande si en tant que journaliste Ian connaît et
témoigne de cela, lui raconte comment sa propre
petite amie a été violée et torturée avant d’être tuée,
lui demande si lui-même a déjà tué, comment il ferait
s’il avait à tuer — il lui demande, en un impératif
que le lecteur peut aussi recevoir pour lui-même :
« Imagine. » Enfin il viole Ian, avant de lui enfoncer
le pistolet dans l'anus, comme ses tortionnaires
l'ont fait à sa petite amie, pour lui demander : « Ça
fait quoi ? » Il signifie encore à Ian que son cas per­
sonnel ne compte pas par rapport à tout ce qu’il a
vu et fait. Et lorsque Ian lui demande s’il va le tuer,
il lui aspire les deux yeux et les mange. Noir, un
temps, lumière : le soldat est mort (« Il s’est brûlé la
cervelle »). Cate revient avec un bébé recueilli qui
s’avérera déjà mort, et ouvrant la scène par un « Tu
es un cauchemar » adressé à Ian. Celui-ci cherche à
mourir mais, aveugle, ne peut plus rien, tandis que
Cate refuse de l'aider à se tuer. Suivront de derniè­
res courtes séquences, figurant le long purgatoire
de Ian, seul (souffrance, attente de la mort). Cate
revient finalement du dehors avec de la viande et
du gin qu’elle partage avec Ian, dont le « Merci »
clôt la pièce. La seconde moitié de la pièce marque
ainsi, si l’on en reste à l’idée d’une lecture réaliste,
une progression extrême de la représentation de la
violence. Mais avec l’entrée du nouveau personnage
qu'est le soldat, étranger à la relation entre les deux
protagonistes, et avec lui d’un monde extérieur
dont l’évocation était jusque-là très limitée, il sem­
ble bien que se soit produite une déviation majeure
de l’action de la pièce, qui en décale également
l’univers référentiel, laissant apparaître sous la pour­
Le lecteur des textes de théâtre 619

suite du cadre théâtral réaliste ce que Sarah Kane a


pu décrire comme une « étrange structure théâ­
trale, mi-zone de guerre, mi-paysage onirique », un
univers ambigu et donc l’éventualité que d'autres
codes de représentation, d’autres modèles de lec­
ture puissent alors être à l’œuvre.
La pièce se présente ainsi en deux, et même trois
parties (relation lan-Cate ; arrivée du soldat jusqu’à
l’explosion ; après l’explosion) dont le lecteur devra
interroger la cohérence. Il peut bien sûr (aidé en
cela par la permanence de la langue, la continuité
de la violence et la forme dialoguée majoritaire) re­
cevoir et percevoir les scènes représentées comme
se déroulant toutes selon un même type et un
même degré de fiction, devant toutes être lues
comme un ensemble uniforme — et prendre la
guerre qui surgit comme une donnée à considérer
elle aussi comme absolument réaliste. Mais il est
aussi amené à se demander si la confrontation avec
le soldat, l’explosion et l'agonie de lan (à propos de
laquelle Kane évoque Beckett, après avoir suggéré
la référence de Brecht pour la confrontation entre
lan et le soldat) doivent être mises sur le même
plan et lues selon le même cadre de représentation
que les scènes lan-Cate précédentes, ou si l’entrée
du soldat puis l’aveuglement-explosion ne mar­
quent pas aussi un changement de statut global de
la représentation, la déplaçant vers un espace fan­
tasmatique (celui d’un personnage, par exemple lan
seul et confronté au revers de sa propre violence et
de sa propre peur de mourir, ou celui créé par la
fonction auteur). Ou même si les premières scènes
apparemment interpersonnelles et réalistes ne de­
vraient pas être relues à l’aune des dernières, et être
elles aussi considérées (dans l’excès de la confronta­
tion homme/fémme, de la violence mais aussi de la
620 Qu’est-ce que le théâtre ?

demande amoureuse) comme une projection men­


tale, un délire ou un fantasme (de Ian, de la victime
Cate, de l'auteur...), ou une métaphore de conflits
plus vastes... En tout cas, le lecteur est conduit à se
demander comment peuvent s’articuler, par l’image
d’un mur éventré et derrière ces glissements réfé­
rentiels, la violence privée et la violence de la
guerre, l’intime et le politique, « quel pourrait être
le lien entre un viol banal dans une chambre banale
de Leeds et ce qui se passe en Bosnie » (Sarah
Kane), quelle relation il peut établir entre les deux
pour les faire se répondre. Il pourra également con­
voquer des archétypes littéraires qu’il semblera
reconnaître (énucléation shakespearienne — Glou-
cester dans Le Roi Lear —, Œdipe aveugle...). Tout
cela non pas forcément pour en établir un cadre
clos de représentation, pour rétablir un angle de
lecture unique qui serait la vérité du texte, mais
bien plutôt pour pouvoir jouer des différents angles,
des différentes dimensions, des différents modes
possibles de représentation, et à travers eux des
échos, des ouvertures et des circulations de sens
ainsi permises, de la complexité mise en œuvre par
l’auteur. Le véritable problème du lecteur est donc,
par-delà les habitudes et les conventions qu’il doit
connaître s’il veut prendre plus de plaisir, d'être at­
tentif et curieux, autrement dit de se poser les ques­
tions que le texte lui pose, quitte à dépasser les
premières impressions qui, légitimement, s'inscri­
vent à l’orée de sa lecture.
Enfin, parce qu'il connaît déjà, ou parce qu’il a la
curiosité de lire, l’une des pièces postérieures de
Sarah Kane, Purifiés (Cleansed, 1998), parce qu’il ac­
quiert ainsi une connaissance personnelle de la ma­
nière dont cet auteur peut jouer avec le code réaliste,
le lecteur peut étendre à ce nouveau texte, non pas
Le lecteur des textes de théâtre 621

les mêmes questions, mais des questions du même


ordre. Là encore, il peut parfaitement décider de
prendre la fiction au premier degré, et n’y lire que la
représentation réaliste d’une université transformée
par un frustré pervers (Tinker) en univers concen­
trationnaire. S’il suit ce premier mouvement, il se
met en face d’un monde de tortures et d’expérimen­
tations sadiques, traversé par une héroïne (Grâce)
cherchant — Antigone moderne... — le corps de son
frère (Graham) qui y est mort d’une overdose. Il
sera surpris de voir le fantôme de Graham apparaî­
tre et se jettera avec passion dans la convention du
merveilleux. Certes, il sera dans l’obligation de s’in­
terroger sur la manière dont il peut alors intégrer à
sa lecture des indications comme « Grâce est battue
par des hommes que l’on ne voit pas mais dont on en­
tend les voix » ou « Grâce est violée par une des
voix »... Et c'est peut-être pour cela qu'il changera
son mode de lecture, en se demandant si la struc­
ture en plusieurs temps d’Anéantis n’est pas diffusée
sur l’ensemble de la représentation de Purifiés, et si
les deux codes de représentation fréalisme/fantas-
matique ; «.objectif «/subjectif) n’y fonctionneraient
pas, non plus successivement, mais simultanément.
Là est l’intérêt de la contextualisation qui dérive de
la nécessité d’ouvrir une lecture par une autre. Dès
lors, le lecteur questionnera les ressemblances trou­
blantes que l’univers des pièces de Kane recèle avec
liunivers psychiatrique, et sera intrigué par ce per­
sonnage d'héroïne marqué par un désir de fusion
amoureuse avec son frère mort. Il s'interrogera en­
core sur le fait quelle porte les vêtements de Gra­
ham dès la troisième des vingt scènes de la pièce,
verra comment ce désir d’amour absolu, cette ten­
sion entre désir de l’altérité et reconnaissance, peut
traverser les: autres couples de la pièce et sous-
622 Q u’est-ce que le théâtre ?

tendre l’ensemble du texte derrière la représentation


de l’horreur. Il sera amené à s’interroger sur les rap­
prochements qu’il peut faire entre la représentation
proposée et le modèle des perceptions hallucinatoi­
res, paranoïaques ou schizophréniques et il s’inter­
rogera sur la figure méphistophélique de ce Tinker
qui brûle les cadavres et qui s’affirme, selon les mo­
ments, « docteur, pas dealer » ou l’inverse, qui dé­
clare pouvoir satisfaire « tout ce qu[’on] veu[t] »,
voyeur également marqué par des moments de
quasi-absence (« Tinker réfléchit»)... Prenant en
compte tous ces indices — ou ces symptômes, pour-
rait-on dire —, le lecteur sera alors à même de
constater que Sarah Kane utilise métaphoriquement
le modèle concentrationnaire pour dire l’aliénation
et la perte amoureuse tout autant quelle utilise le
champ amoureux pour dire l’irreprésentable concen­
trationnaire, le politique et r(in-)humain. Et il ne
s’agira pas d’établir, dans le propos de la pièce, une
hiérarchie de ces champs, mais bien plutôt de voir
comment c'est leur réversibilité qui fonctionne et
active le sens. Puisque plusieurs niveaux possibles
de lecture s'entremêlent, puisqu’ils sont précisément
disponibles, puisqu’ils exigent un jeu de décryptage
et puisque la complexité fait tout le prix de ce texte,
il devient possible de construire une lecture, ou des
lectures, et d’en jouir.

Ainsi, c’est en connaissant les prérequis conven­


tionnels, tout critiquables qu'ils sont, que le lecteur
est en mesure d’établir non un jugement (c’est une
bonne ou une mauvaise pièce parce quelle est, ou
non, conforme), mais une série de variables par rap­
port à la vision canonique idéale de l’intrigue de la
pièce, ou par rapport aux strates interprétatives que
la tradition a produites. Et c’est justement cette
Le lecteur des textes de théâtre 623

prise en compte de l’histoire des lectures qui permet


à chaque lecteur d’édifier en même temps sa propre
interprétation et sa propre fable. C'est pourquoi, on
l’a vu, pour produire une sorte de récit de ce qu'il
lit, le lecteur a dû se placer au cœur de la fiction et
au centre de ce qu'il peut imaginer du travail de
composition de l’auteur afin d'en reconstituer les in­
terventions ; il a dû, aussi, considérer les points de
vue « doxaux » et canoniques auxquels l’auteur est
historiquement soumis, et les points de vue théori­
ques et dramaturgiques qui lui sont postérieurs,
dans la mesure où la pièce apparaît comme la
somme de lectures et des interprétations prises dans
des traditions critiques et scéniques (c’est l’effet de
répertoire). Et ce n’est qu'à l’issue de ce processus
qu’il peut enfin mettre à distance les modèles impli­
cites, voire les contredire, et en revenir, à partir de
tous ces éléments, à la construction mentale de la
progression d'une action. Ce faisant, le lecteur est
capable de rendre compte de l’histoire du conflit
principal qui oppose des entités ou des personna­
ges, d’établir un fil narratif et d’envisager une série
de rapports entre les causes majeures et les .effets
essentiels que la fiction dramatique propose. En
considérant la procédure d’exposition convention­
nelle, esthétiquement et historiquement datée, qui
commande la mise en œuvre d’une intrigue, le lec­
teur connaisseur peut alors jouir du plaisir qu’il y a
à reconnaître les éléments de cette procédure, à si­
multanément analyser un texte en fonction d’une
poétique, d’une disposition repérable, et à imaginer
une fiction en construisant, pour lui-même, une
fable mentalement représentable.

Nous évoquerons enfin un dernier exemple, très


brièvement, mais pour témoigner de fait que les
624 Q u’est-ce que le théâtre ?

mêmes questions se posent aussi pour des textes dits


« non dramatiques », des textes narratifs qui n'affi­
chent pas les signes traditionnels du texte théâtral
tout en étant cependant des textes théâtraux. Le
statut d’un « matériau » comme Paysage sous sur­
veillance, écrit en 1982 par Heiner Müller, est ainsi
complexe. Le texte est annoncé comme une des­
cription (le titre original en est Bildbeschreïbung :
« description d'image »), celle d’un dessin pouvant
représenter le meurtre (« peut-être quotidien »)
d’une femme par un homme, sous le regard d’un
oiseau dans un arbre. Une description passant par
le filtre subjectif de celui qui la décrit et, comme
l'indique le titre français, un « paysage ». « Le texte
décrit un paysage par-delà la mort. L’action est ce
qu'on veut, puisque les conséquences sont du passé,
explosion d’un souvenir dans une structure drama­
tique qui a dépéri », précise l’auteur dans une note
à la suite du texte. Et c’est bien comme tel qu’il se
présente durant les huit premières pages et demie
d’un ensemble qui en comporte neuf dans sa ver­
sion française. En position de narrateur détaché de
l’objet qu’il décrit, l’énonciateur ne se manifeste que
sous la forme de « peut-être » ou de « impossible de
savoir », mais en rien comme un « je » qui pourrait
être plus impliqué. Avec les dernières lignes du
texte, cependant, tout se renverse, le « moi » énon­
ciateur apparaît en tant que tel et se projette dans
l'image, retournant alors la perspective : « [...] le
couteau est la blessure, la nuque le couperet, la
perte de contrôle fait-elle partie du plan, à quel ap­
pareil est fixée la lentille qui aspire les couleurs du
regard, dans quelle orbite se trouve-t-elle la rétine,
qui ou quoi s’inquiète de l’image, demeurer
dans le miroir , l'homme au pas de danse est-ce
moi , ma tombe son visage, moi la femme avec la
Le lecteur des textes de théâtre 625

blessure au cou, dans les mains à droite et à gauche


l'oiseau déchiré en deux, le sang à la bouche, moi
l’oiseau, qui de son bec montre à l’assassin le che­
min dans la nuit, moi l’ouragan gelé. » La descrip­
tion devient autodrame, l'image condensée et
suspendue devient cadre dramatique potentiel (elle
en contenait virtuellement tous les éléments : décor,
personnages, action même si figée...), le « moi » de
l’écrivain se manifeste en tant que tel et se projette
in fine : la description devient, dans un renverse­
ment, comme un gant retourné, monologue — dis­
cours à la première personne, révélation d’une
psyché, « explosion d’un souvenir » (Explosion of a
Memory est le titre anglais de la pièce). Le lecteur
ëst alors amené à reconsidérer sa relation à la voix
énonciatrice. Le fait: que ce « je » se projette dans
toutes les figures de l'image permet ainsi de compli­
quer la réception du texte, la description tout en­
tière étant devenue le miroir du « je » auctorial, tout
à la fois diffracté et condensé dans la scène décrite,
en un empilement vertigineux de masques, qu’il im­
porte alors au lecteur de réagencer pour se cons­
truire sa/ses propre(s) fiction(s).

De l’intrigue au système actantiel

On conviendra que, dans certains cas, le plaisir


complexe que nous évoquons suppose que le lecteur,
comme on l'a dit, soit un « connaisseur curieux »
averti des conventions poétiques, au courant des
conditions historiques qui président à leur produc­
tion et capable aussi de les mettre à distance. Mais
on affirmera encore qu'en passant par l’observation
de l’intrigue et par le repérage historiquement daté
des formes dramatiques qui lui apparaissent à la lec-
626 Q u’est-ce que le théâtre ?

tare, il risque d’en rester à la description spéculative


d'un modèle superficiel qui s’attache à comprendre
le fonctionnement de personnages particuliers dans
le cadre d’une esthétique donnée, sans parvenir à at­
teindre la dynamique des forces qui régissent l’intri­
gue, autrement dit sans rendre compte de l'action
théâtrale proprement dite.

Produite à partir des théories de la narrativité qui


cherchent à fournir un outil décrivant l’action de
n’importe quel récit telle qu'elle peut apparaître
hors des catégories liées à une esthétique histori­
quement datée, l’analyse actantielle, plus macro­
structurelle que l’analyse de l’intrigue, peut être ici
d’un bon secours. Anne Ubersfeld, dans Lire le théâ­
trei (1977), affirme ainsi qu'il est possible, à l’aide
du modèle théorique de A. J. Greimas adapté au
théâtre, de repérer « un'petit nombre de relations
entre des termes beaucoup plus généraux que les
personnages et les actions et que nous nommons
actants », ce qui a pour effet de contribuer à décrire
les structures profondes de l’œuvre telles qu’elles
apparaissent dans le texte théâtral. L’avantage du
système consiste à n'être pris ni par la question psy­
chologique du personnage ni par celle d’une esthé­
tique spécifique, puisqu'il s'agit avant tout de
repérer quelques évidences qui parfois échappent
au lecteur, habituellement plus attentif à l’une et à
l'autre qu’à l’émergence de forces abstraites et à
leur disposition syntaxique. Le second intérêt de cet
outil est qu’il fonctionne de manière très générale,
sur l’ensemble de la pièce et de manière particu­
lière, à chaque déplacement de la dynamique de
l’action, scène par scène, voire séquence par sé­
quence. Enfin, le principal intérêt est que ce mo­
dèle est un excellent moyen de poser des questions,
Le lecteur des textes de théâtre 627

d’y trouver plusieurs réponses, ou même de ne pou­


voir répondre aux questions posées, autrement dit
que ce modèle n’est pas une clé qui établirait une
« vérité » sur le texte mais une simple machine her­
méneutique capable de fonder et d’éclairer les choix
du lecteur et du metteur en scène en matière de dy­
namique dramaturgique et d’élaboration de sens.
Le premier mouvement consiste ainsi à déterminer
des actants, et non nécessairement des personna­
ges. L’actant, qui peut, ou non, être scéniquement
présent (il peut n’apparaître que dans le discours d’un
ou de plusieurs personnages), est un personnage
collectif (le chœur, un groupe de soldats, etc.), une
abstraction (la cité, la liberté, l’amour, Dieu, etc.),
un groupe de personnages ou un personnage. C'est
un sujet au sens grammatical du terme, autrement
dit un élément qui figure dans le texte et qui a un
objet — un but, un objectif, déterminant une ac­
tion —, qui fait ou recherche quelque chose (ou
quelqu'un). Pour ce faire, il est aidé par d’autres élé­
ments ou, au contraire, d’autres éléments s’opposent
à la recherche de cet objet. Le sujet veut, cherche,
un objet, aidé en cela par des adjuvants et contré
par des opposants, là est la phrase de base du sys­
tème narratif et dramatique actantiel. Dès lors, on
pourra se demander au nom de quoi, pourquoi ce
sujet cherche son objet, ce qu’est la force abstraite
qui le mène, ce qui le fait courir, ci l’on supposera
alors un destinateur, et l’on pourr a aussi se deman­
der vers quoi il tend, ce vers quoi il va abstraitement,
et l'on supposera ainsi un destinai aire. Ainsi, poussé
par une force, un élément destinateur, le sujet cher­
che son objet pour aller vers une destination abs­
traite, un destinataire.
628 Qu’est-ce que le théâtre ?

Destinateur Destinataire

\ f
Sujet

Objet

t f
Adjuvant Opposant

Rien d'autre que cela, à ceci près qu’il n’y a pas


ici de réponse juste, ni de certitude à bien remplir
les cases, mais seulement la proposition d’un schéma
pour la réflexion qui engage, selon les moments de
l’analyse, l’ensemble de la structure du texte, ou un
instant particulier de la fable. C’est cette structure,
donnée comme une machine pour la réflexion, qui
compte pour la lecture, et non un système auquel il
s’agirait de réduire une pièce. Ce schéma actantiel
constitue donc un outil, parfois utile parfois moins,
un moyen de construire des points de vue sur Fac­
tion, de poser des questions, auxquelles il n'y aura
pas forcément de réponses uniques, mais les répon­
ses que le lecteur fait en fonction de ce qu’il observe
dans le discours tenu. Il sert ainsi simplement à en­
visager une procédure de réflexion, à së demander
comment l'on pourrait remplir ces cases-là à ce mo­
ment-là de la lecture afin de ne pas oublier de se
poser les questions profondes qui président à la struc­
ture de la pièce. Inversement, il permet au lecteur, en
se posant ces questions-là, de mettre de côté, au
Le lecteur des textes de théâtre 629

moins pendant cette réflexion, sa tendance naturelle


à imaginer que les personnages sont des hommes et
des femmes vivants, par exemple, et à se rappeler
qu'ils sont des constructions textuelles. De plus, parce
qu’il met en place un réseau syntaxiquement or­
donné, ce schéma engage nécessairement le lecteur
à penser l’actant non comme une unité subjective,
mais comme une entité discursive prise dans un rap­
port entre d'autres unités discursives non subjecti­
ves, si bien qu'un actant pourra avoir comme objet
un autre actant, et qu’il pourra en cela être aidé par
des actants qui sont aussi des adjuvants ou contré par
des actants qui sont aussi des opposants. Un actant,
un rôle ou un personnage, ainsi, ne peuvent plus être
vus de manière autonome mais en fonction de rap­
ports mobiles, évolutifs, aux autres actants, rôles,
personnages qui sont consignés dans le discours.

G'est pourquoi, puisqu'on a ici parlé de machine à


poser des questions (ou de machine herméneutique)
on se contentera d’en poser quelques-unes pour être
mieux compris. Pour reprendre un schéma déve­
loppé par Anne Ubersfeld en le modifiant légère­
ment, on dira que, dans Œdipe roi, Œdipe est un
actant (du type actant-animé) et qu’il est sujet ; dès
lors, à la question « que cherche-t-il ? » ou « que
veut-il ? », on pourra répondre que son objet est
«un coupable», c’est-à-dire «lui-même» ou plus
simplement « Œdipe », et il ne sera pas indifférent
de le noter, comme il ne sera pas alors indifférent
de constater que selon le moment où ce coupable
est nommé par la pièce, l’objet sera inconnu, plu­
riel, ambigu, enfin la réplique du sujet lui-même.
De même, s’il apparaît qu’Œdipe a d’abord pour ad­
juvant Créon, ou le chœur, ou la Cité, et pour oppo­
sants Jocaste/et Tirésias, on verra que les uns et les
630 Qu'est-ce que le théâtre ?

autres peuvent très bien changer de camp à mesure


que les scènes (ou plutôt les épisodes, confrontant
les protagonistes, et les stasima du chœur) s’égrè­
nent, puisque Jocaste va freiner la reconnaissance
dans son intérêt et dans l’intérêt d'Œdipe, que Tiré-
sias dit la vérité dans ce qu’il considère être l’intérêt
du sujet et de sa quête d’objet, et que le chœur
passe lui aussi d’une position à une autre. Quant au
destinateur, en posant la question « qu’est-ce qui
fait agir le sujet ? », ou « quelle est la force qui fait
agir le sujet ? », ou encore « à cause de quoi le sujet
agit-il ? », on pourra répondre aussi bien « la Cité »,
que « les dieux », que « le destin », ce qui, là aussi,
vaut d’être pris en compte, tandis que pour le desti­
nataire, en posant la question « dans quel but ? »,
« pour qui ou pour quoi le sujet agit-il? », on ré­
pondra que le but social ou métaphysique peut être
encore « la Cité », « les dieux », ou encore « soi » ou
« l’identité ». Le problème n’est donc pas de trouver
une réponse juste à des questions par définition
ouvertes et ambiguës, mais de réfléchir sur le fonc­
tionnement de la pièce à travers une sorte de
phrase, de syntaxe qui permet l’élaboration de plu­
sieurs réponses, la mise en place d'une structure
narrative qui en rend compte (aussi bien en macro­
système, concernant toute la pièce, qu'en micro­
système, à propos d'une seule séquence), via une ré­
flexion à partir du schéma.
Encore une fois, ce schéma actantiel, dont on a
eu parfois tendance à faire un rebutoir ou une pa­
nacée, n'a d'autre vocation que d'aider à décrire une
pièce sans passer par la notion d’intrigue et en tâ­
chant d’éviter le piège du personnage et de sa psy­
chologie, rien d’autre. Se servir de la structure
syntaxique d’une phrase type (à cause de X, et dans
le but de Y, un sujet a un objet et en cela il est aidé
Le lecteur des textes de théâtre 631

par Z et contré par Z’), remplir les cases comme il


peut (voire ne pas pouvoir les remplir, ce qui a
aussi son intérêt) et en y réfléchissant en fonction
du discours observé dans le texte, comprendre les
raisons (qu’il doit trouver dans le texte) pour les­
quelles il les place là, voilà les actions et les spécu­
lations du lecteur. Et c’est ainsi qu’il peut, avec un
peu plus de sérieux, voire d’objectivité, construire
une série de fables plus ou moins abstraites à même
de rendre compte de ce qu’il lit.

De la lecture dramaturgique
à la dramaturgie

On le voit, si, en apparence, on peut à peu près


s'entendre sur quelques critères d’observation du
texte et sur la finalité de leur relevé qui est de cons­
tituer un ou plusieurs axes de lecture, on conviendra
qu’à partir de là entrent en jeu les différentes postu­
res spécifiques à chaque lecteur, d’une part, comme
à chaque lecteur-dramaturge-comédien-metteur en
scène, de l’autre. Et si les lecteurs bénéficient d’une
liberté qui tient à la manière dont ils lisent et se re­
présentent le texte (avec les contraintes que l'on a
déjà évoquées), les lecteurs praticiens sont assignés
à une actualisation future qui dépend des conditions
de représentation précédemment décrites. Mais, en
tout état de cause, le texte, à chaque lecture, appa­
raît comme le prétexte d’une appropriation, et
comme un potentiel d'élaboration de fiction intime,
de représentation virtuelle ou réelle, de jeu, voire de
discours à tenir sur le texte lu. Il faudra donc, si l’on
réfléchit sur l'aval de la lecture, c’est-à-dire sur
632 Qu est-ce que le théâtre ?

l’actualisation de ce potentiel, s’interroger sur l’ap­


propriation et l’exploitation de la lecture (quelle né­
cessité y a-t-il à lire, à interpréter ou à actualiser sur
scène tel ou tel texte ? comment légitimer l’opéra­
tion qui consiste à lire un texte, ou ce texte de théâ­
tre ?), et si l'on considère l'amont de la lecture,
rendre compte de l’élaboration des critères objectifs
présidant à cette lecture (qu’est-ce qu’une indication
spatiale, temporelle, événementielle ? comment éta­
blit-on une structuré ou une logique dramatique à
partir d’une lecture ?).

Ainsi, une fois qu’il aura noté (ne serait-ce que


mentalement et plus ou moins systématiquement)
les indications spatiales, temporelles et événemen­
tielles, le nombre et la répartition des répliques, et
les logiques qui les lient, le lecteur sera en mesure
de reconstruire, de construire, ou de raconter, plu­
sieurs histoires à partir de l’enchaînement dramati­
que qu’il aura constaté. La grande question sera
alors de savoir laquelle il choisit, ou s'il en choisit
plusieurs. Or rien n'empêche le lecteur, qui n'est
pas soumis à représenter la fable sur un théâtre, de
supposer plusieurs chaînes narratives et plusieurs
points de vue à partir du moment où il en a cons­
taté les marques lors de sa lecture. En revanche, on
a vu que le lecteur dramaturge et le metteur en
scène, mis au contact des praticiens, doivent à un
moment des répétitions adopter un point de vue
commun sur la fable qui va leur fournir la ligne gé­
nérale du processus de représentation afin que s’or­
donnent autour de cet axe les informations, les
impulsions, la composition globale du spectacle et
le plaisir du public. On notera cependant que les
praticiens du théâtre peuvent eux-mêmes, s’ils sou­
haitent complexifier leur mise en scène, prendre
Le lecteur des textes de théâtre 633

plusieurs points de vue et « raconter » plusieurs his­


toires. D'abord pendant les répétitions, puisqu’il
convient d’envisager, à partir du relevé objectif, des
pistes différentes avant de choisir, ensuite aussi du­
rant la mise en scène pour mettre plusieurs lignes
interprétatives à la disposition du spectateur. Et
l'effet sur le public ne sera évidemment pas le
même entre une mise en scène qui veille à détermi­
ner une seule ligne narrative et une autre qui joue
avec la polysémie du dispositif dramaturgique. En­
fin, pour bien des textes contemporains, au nom de
l’idée que le récit, l’action, le concept de fable ren­
voient à des anecdotes et doivent être au moins mis
en doute, déconstruits, fragilisés, ou supprimés, la
fonction de solidarisation de la mise en scène sur
une fable, ou sur quelques fables majeures, n’est
plus possible. Koltès, ainsi, installe un système de
relations complexe et compose des échanges qui
renvoient à une série de micro-fables séquencées
qui dissolvent le fait qu'il puisse y avoir un point
de vue narratif principal. Plutôt que de savoir ce
que l’histoire raconte, le lecteur est alors contraint
de se demander, à chaque séquence, ce que ce frag­
ment lui raconte, à s’interroger sur les rapports com­
plexes qu’il entretient avec l'ensemble, ou à envisa­
ger ce qu’il ne dit pas et que le lecteur et le specta­
teur doivent eux-mêmes élaborer au contact du texte
ou des praticiens.

Or, selon les partis pris du lecteur et/ou de


l’auteur du travail dramaturgique, le texte peut être,
totalement ou en partie, un matériau diversement
exploitable : on peut le couper, le modifier, le réé­
crire pour le théâtre ou bien se donner pour tâche
de vouloir le représenter sans rien y changer, de res­
pecter sa toute littéralité (jouer le texte, tout le texte,
634 Qu'est-ce que le théâtre ?

rien que le texte). On conviendra donc que la lec­


ture est une étape ordinaire du travail de mise en
scène en tant quelle produit une interprétation dra-
maturgique. Et lors de la préparation du passage à
la scène (par exemple durant le travail à la table), le
lecteur dramaturge, après les avoir le plus ample­
ment possible envisagés, choisira entre différents
réseaux de sens et entre différentes formes d'actua­
lisation, au risque d’en limiter la représentation,
parce qu'il s’agit bien de veiller de très près à une
« lecture » cohérente capable d’entraîner une cohé­
rence de la mise en scène. Le premier moyen d’évi­
ter l’écueil de fermeture est alors d’en confronter les
premiers résultats au plateau, qui apporte un autre
regard sur le texte. Le second moyen est d'éviter
tout travail à la table, de « faire tout tout de suite »,
comme le disait Vitez, pour mettre en jeu le texte,
sans réflexion commune préalable, en le liant au
travail de l'acteur. Cette prise de parti contre le tra­
vail à la table permet en ce cas de produire une
énergie et de déclencher sans pesanteur les imagi­
naires des acteurs, ou d’échapper à l’impérialisme
du cahier de régie mûrement composé par le couple
dramaturge-metteur en scène au contact de l’équipe
de réalisation à partir d’un ensemble de lectures.
Mais ce procédé peut aussi apparaître comme une
feinte puisque le metteur en scène, lui, n’a pas fait
« tout tout de suite » et qu’il maîtrise d'autant plus
ses praticiens qu’il ne les a pas initiés aux choix
principaux qu’il a, de toute manière, déjà faits. Et il
faut toute la virtuosité et toute l’honnêteté d'un
Vitez pour que cette affaire ne se termine pas en
fausse démocratie, sous couvert de pratiquer le just
do it, ou en incohérence généralisée. Un troisième
moyen a été imaginé par le groupe tg STAN : se
Le lecteur des textes de théâtre 635

passer du metteur en scène, prendre le temps (un


mois au moins) de discuter entre acteurs des ma­
nières de lire, d’interpréter, de jouer le texte et de
l’occupation générale du plateau (scénographie,
mouvements généraux des comédiens), puis passer
directement à la représentation devant le public.
Les comédiens doivent ainsi toujours rester sur le
plateau, guetter le jeu des autres même lorsqu’ils
n’ont pas à exercer leur rôle : l’énergie est évidem­
ment maximale et la cohérence se tait sur place, au
contact des praticiens entre eux et du public qui les
voit faire. On notera ici que celte invention très mo­
derne est aussi un recyclage des conduites passées
du comédien, en toute connaissance de cause. Il
reste encore à prendre en compte la mise en jeu im­
médiate sans metteur en scène, ou avec un metteur
en scène qui n’a pas su analyser le texte, ou qui ne
l'a pas suffisamment travaillé, et qui, sous le pré­
texte de l’énergie dépensée, peut souvent manquer
la cohérence en renonçant à la profondeur. C'est là
qu’on peut fréquemment observer les limites (mais
aussi parfois les bonheurs hasardeux) d’une pure
dramaturgie de plateau fondée sur l’immédiateté des
sensations... Mais, quoi qu’il en soit, une lecture dra-
maturgique, ou une mise en scène, réalisée à la ta­
ble, directement sur le plateau, ou qui équilibre l’une
et l’autre approche, suppose des choix, une série
d’abandons de lectures possibles, au nom d’une co­
hérence qui doit s'opérer pour être elle-même lisible
et visible. Ainsi, même sans dramaturge, la mise en
scène édifie une dramaturgie.

« Je crois à l’intérêt d’un texte inachevé qui fait ré­


sistance au metteur en scène comme aux comé­
diens, un texte insoluble, c'était l’expression de
636 Q u’est-ce que le théâtre ?

Vitez », affirme Michel Vinaver dans ses Écrits sur le


théâtre (1982). Le texte consiste avant tout en un
échange de paroles, « au lecteur, à l'acteur, au met­
teur en scène d'imaginer le jeu ». Et lorsque l’auteur,
en disposant des mots-actions, en proposant des
états et des passages d’un état à un autre, décide de
faire disparaître toute ponctuation, de complexifier
son texte, de le rendre polyphonique, ou d’écrire des
paroles « dans leur flot brut », lorsqu’il en fait une
partition destinée à rendre compte du monde, il de­
vient nécessaire que les récepteurs du texte, presque
contre lesquels l’auteur s’exprime, construisent leur
monde de représentation. Monde du lecteur, on l’a
vu, monde de la scène, pour les praticiens. Entre les
deux mondes, ici héritant d’un entre-deux résistant,
le dramaturge sera là pour s'emparer du matériau
textuel, en ouvrir les sens, noter les sons, supposer
des éléments structurants, déterminer les adresses
(qui parle à qui ? qui peut alors parler à qui ? com­
ment parler à qui et de quoi ?), proposer une lecture
de l'entre-deux, justement, mais sans faire la leçon,
en mettant en ordre « quelque chose qui ait à voir
avec l’action afin de mettre en mouvement la pensée
du spectateur », comme le dit Joseph Danan (revue
Critique, N° 699-700, août-septembre 2005). Alors, le
dramaturge, premier lecteur chargé de s'occuper du
texte, après avoir dit son mot sur la part immaté­
rielle de la scène, s'effacera devant le metteur en
scène.

On pourrait ainsi, finalement, proposer, à la suite


de Joseph Danan ou de Yannic Mancel (conseiller
artistique et dramaturge au Théâtre du Nord, auteur
d'un article sur la fonction du dramaturge dans le
numéro 10 de Théâtre aujourd’hui, « L’ère de lamise
en scène», 2005), une sorte de conduite possible
Le lecteur des textes de théâtre 637

pour la fonction dramaturgique telle qu'on la con­


çoit maintenant en France, qui part de la lecture
pour en arriver au plateau. Durant le travail de lec­
ture « à la table », le dramaturge et le metteur en
scène (qui, souvent, mais de moins en moins, peu­
vent être une seule et même personne), entourés des
comédiens, costumiers, scénographes, éclairagistes,
musiciens, sonorisateurs, accessoiristes, régisseur
ou directeur technique, etc., lisent d'abord le texte
ligne à ligne, s'arrêtent sur les difficultés, interro­
gent les sens et l’ordre des mots, la syntaxe, les con­
notations, les jeux de sonorité. Alors, le dramaturge
doit rester suffisamment discret : il laisse venir les
questions, n’impose pas de réponses définitives, cul­
tive avec prudence le doute, l’indécision, l’hypothèse,
ne serait-ce que pour donner aux autres la liberté de
penser et de créer du jeu et du sens. « Loin d’assener
du sens et de la vérité, [la fonction dramaturgique]
inventorie et déconstruit les données du texte pour
mieux les reconstruire ensuite sur le plateau, dans le
jeu de la répétition, sous l’autorité attentive du met­
teur en scène et directeur d'acteurs. » Il s'agit donc
de partir de ce que matériellement, concrètement et
objectivement dit le texte des personnages, de l’es­
pace, du temps, des déplacements, des circonstan­
ces, pour en arriver à constituer, ensuite, une
logique narrative, ou une « fable » quelconque (pas
nécessairement une’histoire linéarisée) faites d’arti­
culations, de tableaux, d’éléments propres à un
montage scénique. Outre cette analyse textuelle,
préalablement travaillée mais réalisée en groupe, le
dramaturge a parallèlement la charge de « nourrir
^imaginaire » des autres praticiens en leur donnant
des documents plus ou moins reliés au texte qu’ils
affrontent. Son travail consiste aussi à éclairer par
toutes sortes de matériaux historiques, littéraires,
638 Q u’est-ce que le théâtre ?

critiques, artistiques, cinématographiques, l’analyse


des mots et des phrases, des séquences et des ta­
bleaux, afin que ses partenaires investissent le texte
par un ensemble référentiel donné, mais qu’ils doi­
vent, chacun, s'approprier. Analyste, documenta­
liste, traducteur à l’occasion, bricoleur de références
et « cambrioleur de concepts » (Jourdheuil), le dra­
maturge est avant tout un « passeur » qui doit être
capable de transmettre ce qu’il a eu la charge de
réunir mais aussi d'entendre ceux qui n’ont pas fait
le même travail que lui, et qui viennent là avec leurs
instruments (techniques et physiques) pour consti­
tuer avec lui un temps et un lieu particuliers de jeu
sur un texte. Il transmet, mais n’impose pas, et il ne
décidera pas, contrairement au metteur en scène.
Parfois, il propose. Et lorsqu’il revient au théâtre
pour assister aux premiers filages, il dispose alors
d'un regard à la fois ancien et neuf à même de
« post-rationaliser », comme le dit Jacques Lassalle,
tout ce que l'inattendu, l’imprévu, l’aléatoire, les ac­
cidents de production ont imposé à ce processus
empirique et artistique qu'est la. mise en scène. Pre­
mier spectateur, il peut donner quelques conseils,
mais sans briser ce qui s’est fait, pour, encore, in ex­
tremis, ouvrir le sens.

À la fin de ce trajet, qui nous a menés de la posi­


tion du spectateur à celle du lecteur, et de celle du
lecteur à celle du dramaturge, nous voici revenus à
la scène, à l’événement, au moment où ça com­
mence. Nous espérons cependant n’avoir pas tourné
en rond, mais avoir précautionneusement décrit les
opérations qui sont au creux des deux relations théâ­
trales fondamentales propres à la réception du théâ­
tre. Décrire en effet, décomposer les mouvements,
permet de montrer enfin que le théâtre convie ses
Le lecteur des textes de théâtre 639

spectateurs et ses lecteurs à une série d'activités spé­


cifiques et non à une réception passive, ce que nous
pensons avoir démontré. Nous avons, en quelque
sorte, exposé les fondements et les principes de ce
que peut être un spectacle théâtral, puis de ce que
peut être un livre de théâtre, en prenant toujours
appui sur ceux auxquels l’un et l’autre s’adressent,
et nous pensons avoir ainsi donné, sinon des armes
théoriques pour décrire, comprendre et penser ces
adresses, du moins quelques approfondissements né­
cessaires. Et, à l’issue de notre trajet, nous pensons
avoir mis le lecteur de notre ouvrage en état de se
poser quelques questions déterminantes, voire de
procéder, par lui-même, à une analyse de spectacle,
à une analyse dramaturgique et, surtout, à une ana­
lyse de son propre comportement. Par un constant
recours à l’histoire des formes de représentation, de
jeu, de réception et d’écriture, nous avons en quelque
sorte cadré cet ensemble complexe, paradoxal et re­
tors qu'est l'art du théâtre. Encore faut-il savoir ce
qu’il en est maintenant, autrement dit ce que les
différentes formes de théâtre ont proposé, ces der­
nières années, aux spectateurs et aux lecteurs. Ce
sera désormais notre objet, à travers cet art en fin de
compte récent (en tant que conscient de lui-même),
mais aujourd’hui essentiel, qu’est la mise en scène.

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