Sunteți pe pagina 1din 18

Revue des Sciences Religieuses

L'amour de Dieu selon Saint Bernard (suite)


Pierre Guilloux

Citer ce document / Cite this document :

Guilloux Pierre. L'amour de Dieu selon Saint Bernard (suite). In: Revue des Sciences Religieuses, tome 7, fascicule 1, 1927.
pp. 52-68;

doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1927.1364

https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1927_num_7_1_1364

Fichier pdf généré le 02/04/2018


L'AMOUR DE DIEO SELON SAINT BERNARD

(Suite) (1).

II

vers l'union mystique

Saint François de Sales écrit au chapitre xn du livre second


de son Traité de l'Amour de Dieu : « Le propre lien de la
volonté humaine, c'est la, volupté et le playsir : « on
monstre des noix à un enfant », dit saint Augustin, « et il est
attiré en aymant ; il est attiré par le lien, non du corps, mais
du cœur ». Voyés donq comme le Père éternel nous tire : en
nous enseignant il nous délecte, non pas en nous imposant
aucune nécessité ; il jette dedans nos cœurs des delectations
et playsirs spirituels, comme des sacrées amorces par lesquelles
il nous attire suavement a recevoir et a gouster la douceur
de sa doctrine. » L'abbé de Clairvaux pense tout à fait comme
l'évêque de Genève et comme l'évêque d'Hippone.
Désireux de conquérir à la vie parfaite quelques-uns des
étudiants de Paris, il la leur présente sous l'image printanière
d'un jardin clos, avec une fontaine scellée d'où jaillissent les
quatre ruisseaux de la vertu. « Là éclosent de magnifiques lis,
et quand les fleurs ont apparu, la tourterelle fait entendre
sa voix. Le nard de l'épouse y exhale son parfum exquis, et
les autres aromates embaument à leur tour, lorsque le vent
du Sud a chassé l'Aquilon. Au milieu se dresse l'arbre de vie,
ce pommier du cantique, plus précieux que tous les autres
arbres ; l'épouse se rafraîchit à son ombre et se délecte de
son fruit. L'éclat de la continence, le spectacle de la pure

(1) Cf. Revue des Sciences religieuses, 4926, t. VI, pp. 499-512.
L'AMOUR DE DIEU SELON SAINT BERNARD 53

vérité enflamme les yeux du cœur. Les oreilles de l'âme, elles


aussi, s'emplissent de jouissance à la voix très douce du
consolateur intime. Les narines de l' espérance, pour ainsi parler,
se gonflent à l'odeur du champ plein de moisson que le
Seigneur a béni (i). On y goûte par avance las incomparables
délices de la charité ; dégagée des ronces et des épines qui
la meurtrissaient, imprégnée par l'onction de la miséricorde,
l'âme se repose dans la paix d'une bonne conscience ». Et,
notons-le bien, il ne s'agit pas de la félicité de l'autre vie ;
c'est le centuple que l'Évangile promet, dès ici-bas, à ceux qui
renoncent au siècle. Impossible du reste de le faire
comprendre à l'âme qui n'en a point l'expérience : Non illud eruditio,
sed unctio docet ; nec scientia, sed conscientia (2).
Créé pour le bonheur, le cœur humain ne saurait s'en
passer. Le goût des délectations perverses n'en sortira pas à moins
d'être chassé par celui des jouissances spirituelles, comme un
clou est chassé par un autre clou (3). Les hommes
renonceraient à l'avarice, à l'ambition, à la luxure, s'ils étaient sûrs
de rencontrer plus de joie dans les vertus contraires. Mais
comment en seraient-ils persuadés, puisque ceux-là même qui
se disent chrétiens préfèrent aux suavités du Christ le
fardeau du diable et le joug de la chair ? Dieu proclame que
son esprit est plus doux que le miel ; et voilà qu'ils aiment
mieux la chair du gibier voire même, oh honte ! la chair
d'une courtisane. « On méprise et on bafoue vos promesses,
Seigneur, ainsi que l'expérience de vos Saints. Nous passons
pour des insensés, quand nous prêchons la suavité de la croix,
quand nous magnifions les joies de la pauvreté, quand nous
exaltons la gloire de l'humilité, quand nous célébrons les déli-

(1) Si Bernard se sert constamment des expressions bibliques pour traduire


sa pensée, ce n'est nullement parce qu'il manque de richesse verbale ou
d'imagination. i< Libenter, ubi mitai congruere video, verba sanctorum
assumo, quo vel vasculorum pulchritudine gratiora fiant qusecumque in eis
lectori apposuerim. » Super : Missus est, Horn. 3,1.
(2) De conversione ad Clericos, ch. XIII, n. 25.
(3) De diversis, Serrn. 14, 6. Saint Augustin insiste dans le même sens.
«Non enim amor temporalium rerum expugnaretur nisi aliqua suavitate
œternarum » . De Musica L. VI, Ch. XVI, n. 52; Enarratio in Psalm, 76, 14;
Serrn. 153-10.
54 PIERRE GUILLOUX

ces de la continence. » C'est que l'homme charnel ne


comprend rien aux choses divines (i).
A propos d'un psaume qui dit de se réjouir dans le
Seigneur, Bernard s'écrie : « Est-ce que pareille délectation dépend
de nous ? Nous connaissons les jouissances de la nourriture, du
sommeil, du, repos et des autres choses terrestres ; mais Dieu
peut-il devenir pour nous une source de délectations ? — Mes
frères, les mondains peuvent parler de la sorte; vous, vous
ne le pouvez pas. Qui de vous n'a point souvent éprouvé la
joie d'une bonne conscience, qui n'a pas goûté la saveur de
la chasteté, de l'humilité, de la charité ? Sans doute, ce n'est
point la jouissance du boire ou du manger, ni quelque chose
de semblable ; c'est une jouissance tout de même et beaucoup
plus grande que toutes les autres, car elle est divine » (2).
Le cœur s'attriste1 d'abord en se voyant sevré des consolations
charnelles ; mais bientôt la tristesse fait place à la joie. Une
fois purifiée, une fois envahie par l'amour de Dieu, la volonté
accomplit avec douceur et avidité des choses qui lui
paraissaient auparavant impossibles. Lorsqu'on aime, il n'y a plus
de fatigue, ou du moins la fatigue n'est pas sentie (3).
On comprend dès lors l'état misérable des âmes tièdes, de
ces religieux qui s'arrêtent à mi-chemin entre le monde et
Dieu. « Ne vous semble-t-il pas que leur vie est une sorte
d'enfer ? Chez eux le cœur contredit l'intelligence et
l'intelligence contredit le cœur. Ils ont à faire les travaux des forts,
eux qui ne sont pas soutenus par la nourriture des forts ; ils
participent à leurs peines sans partager leurs joies. Encore
attachés aux petites consolations de la terre, ils n'aiment pas
le bien dans la mesure où ils le connaissent : Nec bonum sic
volant sicut noverunt. Leur adhésion à Dieu est partielle, leur
componction intermittente et momentanée. « L'âme sujette à
ces distractions ne saurait être comblée par les visites du Sei-

(1) De diversis, Serm. 111, 3.


(2) In quadragesima, Serm. tf, 6.
(3) In Ascensione Domini Serm. 3, 8 ; De conversione ad Clericos ch. XXI,
n. 38 « Amanti nihil difficile est». In dominie a palmarum, Serm. 1,2; « Ubi
amor est, labor non est, sed sapor. » In Cant. Serm. 85, 8; « Suavis etdelec-
tabilis est psenitentia nostra, et, ut ita dicam, amaritudo nostra dulcissima ».
In dedicatione Ecclesiœ, Serm. 1, 5.
L'AMOUR DE DIEU SELON SAINT BERNARD 55

gneur : elle sera remplie de celles-ci dans la mesure où elle


se videra de celles-là ; si beaucoup, beaucoup ; si peu, peu. »
Ceux qui demeurent longtemps dans cet état si lamentable,
finissent le plus souvent par succomber. Ils ne respirent pas
suffisamment dans la lumière des miséricordes divines1, dans
cette liberté d'esprit qui, seule, rend le joug suave et le
fardeau léger (i). « Dans la voie de la vie, on court plus
facilement à mesure qu'on court plus vite ; et le léger fardeau
du Sauveur se porte plus aisément à mesure qu'il augmente.
Est-ce que les petits oiseaux ne sont pas soulevés au lieu d'être
alourdis par le nombre de leurs plumes et de leurs ailes ? (2) ».
Voyez ce que font les hommes pour satisfaire leurs passions :
l'avarice, l'ambition ou la luxure. Dans le mal tout comme
dans le biem, c'est l'amour qui enflamme et qui entraîne la
volonté. .
La consolation promise par l'Evangile à ceux qui pleurent
s'obtient quelquefois en' partie dès ce monde : grâce de la
dévotion., délectation du bien, léger avant-goût du ciel qui
excite le diésir et enflamme l'amour : irritamentum desiderii
et incentivwn amoris (3). Dieu, dans sa bonté, comble parfois
de douceurs spirituelles les âmes qui débutent à son service ;
il veut par là les détacher plus facilement des joies du siècle.
Gâteries ou amorces lorsqu'elle s'accorde au novice, la grâce
de la dévotion prend le caractère d'une récompense,
lorsqu'elle est octroyée à une âme déjà avancée dans la perfection.
C'est le soldat émérite qui, le cœur dilaté par l'amour divin,
court dans la voie des commandements.
Ce qu'il faisait jadis avec amertume et comme de force,
il l'accomplit désormais avec grande douceur et joie. Peu
d'âmes parviennent dès ici-bas à cette bienheureuse
délectation. Beaucoup y tendent toute leur vie durant sans jamais
y aboutir. Dès leur sortie du corps, elles obtiendront de la

(1) In Ascensione Domini, Serm. 3, 6-7 ; Serm. 5, 7 ; Ep. 11k, 2-3. L'auteur
de Ylmitation fait la même constatation : « Religiosos negligens et tepidus
habet tribulationem, ex omni parte patitur àngustiam : quia interiori conso-
latione caret, et exteriorem quaerere prohibetur. » L. I, Gh. XXV, n. 7.
(2) Ep. 385, 3. La même comparaison se trouve déjà deux fois dans saint
Augustin, Enarratio in Psalm 59, 8 ; Serm. 164, 5.
(3) In festo omnium Sanctorum, Serm. 1, 10,
56 PIERRE GUILLOUX

grâce seule le bonheur qu'elles recherchaient sur terre avec


le secours de cette même grâce (i).
Nous avons coutume de donner à Dieu différents noms.
Nous rappelons: Maître, Seigneur, Père, Epoux. Ces
appellations diverses n'impliquent pas, bien entendu, le moindre
changement dans sa nature ; elles indiquent tout simplement
les dispositions variées des âmes à son égard. Au bas de
l'échelle nous trouvons les âmes mercenaires dont le siècle
est rempli. Peu ou point désireuses des biens éternels, elles
considèrent Dieu comme un intendant et lui demandent ce
qu'elles désirent, à savoir des choses terrestres. Un peu plus
haut, au second degré se trouvent Aes serviteurs. Pour eux,
Dieu est le Maître suprême dont les châtiments sont à redouter.
Ils s'acheminent vers la grâce sous l'impulsion de cette crainte
qui est le commencement de la sagesse.
Tout près de ces degrés, il y en a un troisième, celui des
novices qui, tout petits dans le Christ, se nourrissent encore
du lait de la doctrine. Après avoir goûté aux douceurs de
la méditation, des larmes pieuses, de la psalmodie, ils ont peur,
ainsi que des enfants, d'être battus, de se voir privés pour
leurs fautes de ces friandises par lesquelles le bon Maître
se plaît à les attirer. « O petits enfants, vous avez besoin
d'un pédagogue et d'un nourricier qui vous enseigne, vous
conduise et vous réchauffe, qui joue avec vous, pour ainsi
dire, et vous console au moyen de certaines douceurs, à cause
de la fragilité de votre âge. » D'ailleurs, on ne donne pas

(1) In Circumcisione Domini, Serm. S, 10. Indépendamment de leur


générosité, certaines âmes naturellement affectueuses sont plus aptes à éprouver
de la jouissance dans la dévotion. Saint François de Sales a finement noté
la part du caractère et du tempérament dans la pratique de l'Amour de Dieu.
« Si deux personnes dont l'une est aymante et douce, l'autre chagrine et
amère, par condition naturelle ont une charité égale, elles aymeront sans
doute également Dieu, mais non pas semblablement. Le cœur de naturel doux
aymera plus aysément, plus aimablement, plus doucement, mais non pas
plus solidement ni plus parfaitement; ainsi l'amour qui naistra emmi les
espines et repugnances d'un naturel aspre et sec, sera plus brave et plus
glorieux, comme l'autre sera aussi plus délicieux et plus gracieux ». Et le
saint ajoute comme pour mieux équilibrer les plateaux de la balance : « Le
danger de mal aymer est attaché à la facilité d'aymer. » Traité de V Amour
de Dieu, L. XII, ch. I. }
L'AMOUR DE DIEU SELON SAINT BERNARD 57

du , lait aux enfants pour le;s maintenir dans l'enfance, mais


bien pour leur permettre de grandir.
Le quatrième échelon, est occupé par le fils, non plus en
bas âge, mais parvenu à la maturité. Etranger aux viles
préoccupations du mercenaire et du serviteur, au-dessus des
petites conisolations tant recherchées par les novices, il s'adonne
tout entier aux choses de son Père céleste. Faire ici-bas la
volonté de Dieu;, partager là-haut sa gloire et son bonheur,
voilà le but iMijque de sa vie.
Il y a encore un degré plus sublime dans la vie spirituelle.
Totalement purifiée;, l'âme me désire plus, ne demande plus
à Dieu que Dieu lui-même. Une expérience souvent répétée
lui a fait sentir la suavité divine, et elle s'écrie avec le psal-
miste : « Qu'y a-t-il pour moi, dans le ciel ? et qu'ai-je désiré
sur la, terre ? Ma chair et mon, cœur ont défailli,, ô Dieu
qui êtes le Dieu de mon cœur et mon partage pour l'éternité ».
Elle ne recherche pluis rien, ni gloire ni bonheur comme son
bien propre ; son unique désir est de pénétrer dans l'intimité
de Dieui, de s'unir à lui et d'en jouir. Transfigurée par (ce
contact, elle mérite d'entendre l'époux céleste lui adresser
cette parole : « Vous êtes toute belle, ô mon amie » . Elle
Oise murmurer à son tour : « Mon biennaimé est à moi et
je suis à lui. Tel est le doux et glorieux colloque où l'âme
se complaît, une fois devenue épouse par rapport à Dieu (i) ».
H ne faut jamais oublier la parole de saint Jean : Deus
Caritas est. « Dieu veut être craint en tant que Maître, honoré
en tant que Père, et aimé en tant qu'Epoux. Qui est-ce qui
l'emporte en tout cela ? évidemment l'amour. Sans lui la
crainte n'échappe pas au châtiment et l'honneur n'est point
agréé. La crainte demeure servile tant qu'elle n'est pas guidée
par l'amour. L'honinieur qui ne procède pas de l'amour
s'appelle flatterie. Sans dou|te Dieu seul mérite honneur et gloire ;
mais pour lui être agréables, l'uni et l'autre doivent être
assaisonnés d'amour ».
Parmi tous les sentiments qui nous relient à Dieu, lui seul
rend possible une certaine réciprocité.
i

« C'est une gronde chose que l'amour. Mais il renferme des

£1) De diver sis, Serm. 8,6, 9,


58 PIERRE GUILLOUX

degrés. L'épouse est au.. plus, élevé. Les enfants aiment aussi,
mais ils pensent à l'héritage... L'unique affaire de l'épouse est
d'aimer. EUe surabonde d'amour et cela fait la joie de l'époux.
Lui ne cherche, elle nie possède rien autre chose : voilà ce
qui fait l'époux, voilà ce qui fait l'épouse ». A coup sûr, il
ne faudra pas chercher entre l'âme et Dieu l'égalité qui existe
entre les époux de la terre. « L'abondance de l'amour n'est
pas la même, entre l'âme et le Verbe, entre le créateutr et la
créature : il y a la même différence qu'entre la source et celui
qui a soif. Mais quoi ! l'âme devra-t-elle étouffer son désir,
sa confiance, son affection, renoncer tout à fait à épouser le
Verbe, sous prétexte qu'elle ne saurait lutter de vitesse avec
le géant, de suavité avec le miel, de douceur avec l'agneau,
de blancheur avec le lis, de clarté avec lé soleil, d'amour avec
celui qui est l'amour même? Non, elle aimera moins,
puisqu'elle est créature, puisqu'elle est moindre, mais elle sera
toute dans son amour, et là où il y a tout, il ne manque
rien (i). Voilà ce que j'appelle être épouse » (2).
Les paroles des psaumes nous suffisent d'habitude pour
exprimer nos sentiments à l'égard de Dieu. Une fois élevée
au rang d'épouse, l'âme ne s'en contente plus ; elle recouirt
d'instinct au, chant nuptial que l'Esprit Saint a daigné faire
écrire pour elle. « II y a lin cantique qui surpasse tous les
autres par son élévation et par sa suavité, on a raison de
l'appeler le cantique des cantiques, car il est le fruit de tous
les autres. C'est l'onction seule qui le révèle et l'expérience
seule qui l'apprend. Que ceux qui l'ont goûté, le goûtent de
nouveau ; que les autres s'enflamment du désir, non pas tant
de le connaître que de le savourer. Ce n'est pas le
frémissement de la bouche, mais la jubilation du cœur, non le bruit
des lèvres, mais le mouvement de la joie, c'est l'harmonie
des volontés, et non pas celle des paroles. On ne l'entend pas
au dehors, il ne retentit pas en public : personne ne l'entend
que celle qui chante et celui à qui elle chante, l'épouse et

(1) « Deus meus, adjutor meus diligam te pro dono tuo, et modo meo, minus
quidem justo sed plane non minus posse meo : quia etsi quantum debeo non
possum; non possum tamen ultra quam possum ». De diligendo Deo,ch. VI,
n. 16.
(2) In Cant. Serm. 83, 5-6. ■
L'AMOUR DE DIEU SELON SAINT BEJtNARD 59

l'époux. Chant nuptial, il décrit les chastes et délicieuses


étreintes des âmes, l' accord des sentiments, la réciprocité de
l'amour » (i).
On nous en prévient, ce cantique n'est pas oompris de tout
le monde ; pour le comprendre, il faïuit aimer ; le cœur froid
est totalement incapable d'entendre un langage enflammé. La
langue de l'amour est unie langue barbare, pour quiconque
n'aime pais, c'est comme du grec pour quelqu'un qui ignore le
grec » (2). Ce chant n'est pas à la portée des novices, de ceux
qui débutent dans l'amour de Dieu, ; il est réservé aux âmes
déjà avancées dans la perfection, qui ont, pour ainsi dire,
atteint l'âge nubile, âge qui se mesure au mérite et nullement
au nombre des années.
Les âmes nouvellement converties, mal dégagées de la
concupiscence, encore pleines du souvenir aimer de leurs fautes,
doivent chercher en Dieu un médecin plutôt qu'un époux. L'heure
des embrassemenits et des baisers n'est pas encore venue ; il
leur faut d'abord des remèdes, de l'huile et des onguents pour
leurs blessures à peine cicatrisées. D'autres qualités attirent les
faveurs de l' époux, une dévotion intense, un ardent désir et
une affection très tendre : ingens devotio, et desiderium vehe-
mens, et praedulcis affectas (3). « Donnez-moi une âme que
l'Époux a coutume de visiter souvent, à qui la familiarité a
donné de la hardiesse, à qui le goût a donné la faim*, à qui
l'abandon de toutes choses a donné du loisir et immédiatement
je lui donne le nom d'épouse ».
Même à -l'égard de ces âmes privilégiées, Jésus ne se
prodigue pas. Il se comporte avec elles comme avec les pèlerins
d'Emmaùs : il veut se faire désirer, prseteriens teneri vult,
abiens revocari. Du reste, l'âme aimante ne consulte que son

(1) De diversis, Serra. 8, 6-9.


(2) In Cant. Serm. 79, 1. Saint Augustin a fait la même remarque . A propos
des attractions gracieuses du Père céleste, il s'écrie : « Da amantem, et sentit
quod dico. Da desiderantem, da in ista solitudine peregrinantem atque
sitientem, et fontem eeternse patriae suspirantem : da talem et scit quid
dicam. Si autem frigido loquor, nescitquod dico. « In Joannem, Tract. XXVI,
4-5. Voir aussi sainte Thérèse, Commentaire sur le Cantique des Cantiques,
ch. I.
(3) In Cant. Serm. 3%, 3.
60 ' PIERRE GU1LLOUX

amour, elle oublie sa propre indignité, ne voit pluis la majesté


divine. « Audacieuse et impudente, elle rappelle le Verbe ; avec
confiance, elle redemande ses délices ; elle ne lui donne point
le nom de Seigneur, avec son audace accoutumée, elle l'appelle
Bien-Aimé : Revertere dilecte mi » (i).
Et voici que Bernard lui-même se met en scène. Il en coûte
beaucoup à son humilité, mais sa charité l'emporte. Il a voulu
faire part à ses frères du fruit de son expérience, il accepte*
de se trahir dans le fout de rendre service : prodar sane ut
prosim. « Moi aussi, je l'avoue, j'ai été favorisé et plusieurs
fois de la visite du Verbe. » Pareille visite échappe aux sens,
mais le cœur la pressent et on la reconnaît sans peine aux
bons effets qu'elle produit. « En entrant, le Verbe a réveillé
mon âme endormie, il l'a émue et amollie, il a blessé mon
cœur, ce cœur qui était dur comme la pierre et malsain. Il
s'est mis à déraciner et à détruire, à bâtir et à planter, p.
illuminer les ténèbres, à scruter les replis secrets, à
enflammer les froideurs ; et mon. âme bénissait le Seigneur et tout
en moi glorifiait son saint nom. » Un certain mouvement du
cœur, l'extirpation, des vices, l'éclairement de la conscience,
tels sont les signes de la venue du Verbe.
Son départ n'est pas plus difficile à reconnaître. « Quand
le Verbe s'en va, c'est comme si vous enleviez le feu à unie
chaudière qui bout : je retombe aussitôt dans ma langueur
morne et glaciale... Après, ces expériences s'étonnera-t-on si
j'usurpe le nom d'épouse, si je me rappelle à celui qui
s'éloigne ? Tant que je vivrai, il mie sera familier, ce rappel du
Verbe : « Revertere, reviens ». Sévère d'abord,, puis rassurante
et douce, la visite divine maintient l'âme à égale distance entre
la crainte et la présomption (2).
Le Cantique des Cantiques commence brusquement avec
l'ardente supplication de l'Épouse : « Qu'il me baise d'un baiser
de sa bouche ». Bernard prévient l'âme qui lui reissemble, c'est-
à-dire chargée de fautes, qu'elle devra mettre plus de réserve

(1) In Cant. Serm. 74, 3-4. Sainte Thérèse décrit de la même façon les
audaces de son amour à l'égard de Notre Seigneur. Sa vie écrite par elle-
même, Ch. XXXVII.
(.2) In Cant. Serm. 74, 4-$.
L'AMOUR DE DIEU SELON SAINT BERNARD 61

dans sa prière. Avant de se présenter devant l'Époux, elle fera


bien, comme lui et le publicain, de s'humilier en présence du
Maître et du Juge. « Qui que tu sois ô âme, garde-toi de
dédaigner cette place où la sainte pécheresse a déposé ses
fautes, et revêtu la, sainteté... Elle a pleuré amèrement, et, tirant
du fond de sa poitrine de longs soupirs, secouée par de
salutaires sanglots, elle a voimi les humeurs enfiellées du vice...
A l'exemple de cette bienheureuise pénitente, prosterne-toi aussi,
ô misérable ; afin d'en finir avec tes misères, embrasse les
pieds du Christ, couvre-les de baisers, arrose-les de larmes, non
certes pour les laver, mais pour te purifier toi-même.... Ainsi
pénétrée de confusion et de douleur, attends avant d'oser lever
les yeux sut le visage divin, d'avoir entendu cette parole :
« Tes péchés te sont remis » (i).
Une fois réconcilié, le pécheur peut lever la tête. Toutefois,
il n'ose pas encore prétendre à l'intimité divine. Le meilleur
moyen de plaire à Dieu, est de se confondre en sa présence.
Autant l'impudence du pécheur lui déplaît autant l'humilité du
pénitent lui est agréable. Après avoir trouvé le pardon aux
pieds du Christ, l'âme demande à baiser la main de son
bienfaiteur. C'est de lui qu'elle attend la force pour renoncer aux
vices et pratiquer les vertus ; c'est à lui qu'elle fera remonter
tout le mérite de sa conversion .
Tous sont admis au baiser des pieds et au baiser de la
main. Après avoir éprouvé ce double témoignage de la
condescendance de Dieu, l'âme pourra espérer des faveurs plus
intimes. En effet, sa confiance grandit dans la mesure où la
grâce augmente. Son amour devient plus ardent, elle demande
avec plus d'assurance la chose qui lui fait encore défaut. Ainsi
disposée, elle obtiendra, semble-t-il, le gage suprême de l'amour
divin : le baiser de la bouche (2).
Cependant, on ose à peine le promettre ; c'est là une faveur
qui exige une rare perfection : Tertium sola experitur et rara
perfectio (3). Bien que l'union mystique demeure un privilège,
tous peuvent la désirer. C'est un idéal à poursuivre, et cette

(1) In Cant. Serm. S, ê.


(2) Ibid., 5.
(3) Ibid., Serm. 4, 1.
62 PIERRE GUILLOUX

seule poursuite élève et sanctifie les âmes (i). A propos d'un


passage du Cantique des Cantiques, Bernard suppose que les
amis de l'Époux viennent rendre visite à l'Épouse et la
trouvent gémissante, accablée d'ennuis. Ils demandent la raison de
cette tristesse et reçoivent la réponse suivante. « Je n'aurai
point de repos qu'il ne m'ait accordé un baiser de sa
bouche. Merci du baiser des pieds, merci du baiser de la main ;
mais s'il a quelque souci de moi, qu'il me baise d'un baiser
de sa bouche. Je ne suis pas ingrate, ouais j'aime. J'ai déjà
reçu, je l'avoue, au delà de mes mérites, mais beaucoup en
deçà de mes désirs. Ne taxez pas de présomption, je vous
prie, les élans de mon affection. La révérence proteste, il
est vrai, mais l'amour l'emporte. Je demande, je supplie, je
l'exige : qu'il me baise d'un baiser de sa bouche ». Tels sont
les soupirs que l'abbé de Clairvaux surprend bien des fois
sur les lèvres de ses moines lorsqu'ils viennent lui faire leurs
confidences (2).
Les âmes ferventes qui entretiennent de pareils désirs ne
manqueront pas, pense-t-il, de recevoir le Verbe en qualité
d'Époux. Etreintes comme dans les bras de la sagesse, qui-
busdam brachiis sapientiœ, elles sentiront se répandre en elles
La suavité diu saint aimour (3). « Si vous frappez avec
persévérance, vous ne retournerez pas les mains vides. Quand vous
nous reviendrez débordant de grâce et de charité, incapable, à
cause même de votre ferveur, de dissimuler le don reçu, mais
tout prêt à le communiquer ; quand la faveur obtenue vous
aura conquis la sympathie de tous, et peut-être leur
admiration, vous aussi vous pourrez dire à votre tour : Le Roi m,'a
introduit dans le cellier où il met le vin » (4). Voiîà le vin
spirituel qui réjouit dès ce monde le cœur de l'homme, en
attendant de l'enivrer dans le séjour des élus.
Chose consolante, les infidélités anciennes n'empêchent point
de parvenir à cette union d'amour avec Dieu ; saint Pierre et
sainte Madeleine en sont la preuve. Et s'il faut un exemple

(1) « Nullum enim omnino preesentise ejus (Dei) certius testimonium est,
quam desiderium gratiae amplioris. » In fes to s. Andrese, Serm. 2, 4.
(2) In Cant. Serm. 9, -1-3.
(3) Ibid. Serm. 312, 2.
(4) In Cant. Serm. 49, 3.
L'AMOUR DE DIEU SELON SAINT BERNARD 63

de plus, Bernard le trouve en lui-même : « N'est-ce pas toi,


ô mon âme, qui, après avoir abandonné le premier époux qui
te rendait si heureuse, as violé la foi promise, pour oourijr
après d'autres amants ? Et maintenant, re jetée peut-être par
ceux mêmes à qui tu te prodiguais à plaisir, tu oses,
impudente et effrontée, revenir à celui que tu as méprisé dans ton
orgueil ? Eh quoi ? Tu cherches la lumière, toi qui devrais te
cacher ; tu cours à l'Époux, toi qui mérites des châtiments
bien plus que des baisers ! Il serait fort étonnant que tu ne
rencontres le Juge au1 lieu de l'Époux. Heureux celui qui,
devant de pareils discours, entend sortir de son âme cette
réponse : « Je ne crains rien, car j'aime ; et je n'aimerais
pas si je n'étais aimée. La bien aimée n'a pas à crakidr'e.
Qu'elles craignent, celles qui n'aiment pas. Quant à moi qui
aime, je ne puis douter de l'amour que j'inspire, pas plus
que de celui que je ressens (i). Je ne saurais redouter le
visage de quelqu'un dont je me sens aimée » (2). Les âmes
froides auront de la peine à admettre pareille chose. Mais
l'Écriture est là ; qu'elles écoutent du moins Dieu lorsqu'il
parle par la bouche de Jérémie. Il promet à l'âme qui a été
pour lui une épouse infidèle, ce qu'une femme n'attend guère
ici-bas d'un mari offensé : « Reviens vers moi, et je te
recevrai ». La foi leur obtiendra peut être d'expérimenter ce qu'ils
ont peine à croire (3).
D'après saint Bernard, l'âme élevée à une haute contempla-

(1) Le texte latin porte : « Ego vero amans, amari me dubitare non possum,
non plus quam amare ». M. Saudreau me paraît commettre une légère
inexactitude en traduisant : « Pour moi qui aime, je ne puis douter que je ne sois
aimée d'une affection plus grande que la mienne ». La Vie d'Union à Dieu et
les moyens d'y arriver, p. 177-178. Saint Bernard exprime une pensée
analogue quand il écrit : « Qui non placet Deo, non potest illi placere Deus. Nam
cui placet Deus, Deo displicere non potest ». In cant. Serm. 24, 8. Saint
Augustin l'avait déjà dit : « Ille placet Deo, cui placet Deus ». In Psalm. 32,
Enarratio, 1,1.
(2) In Cant. Serm. 84, 5-7. Pascal, exprimant avec émotion ses sentiments
à l'égard de Jésus, rapproche et adopte deux fragments de ce passage de
saint Bernard : Dignior plagis quam osculis non timeo quia amo. L'éminent
éditeur des pensées, M. Brunschvicg, s'est. donc trompé, quand il écrit en
note, p. 573 : « Vraisemblablement, cette phrase est de Pascal lui-même. »
(3) In Cant. Serm. 84, 7 . « Amans quandoque videtur amens, sed ei qui
non amat. » De considerations, prsefat.
64 PIERRE GtîILLOUX •

tion passe par trois étapes qu'il compare à trois appartements.


Le premier, est comme l'école où le maître, instruit :
auditorium quasi docentis. Émerveillée, l'âme y découvre quelque
chose des splendeurs divines. Cette vision lui prociure de M
jouissance, mais avide de comprendre davantage, elle s'inquiète
et se fatigue. Exercice laborieux et agité encore bien loin du
calme et du repos rêvé (i).
Dans la seconde étape, l'âme voit s'ouvrir devant elle le
tribunal du Juge : prœtorium judicis. Dieu y apparaît juste,
mais sévère surtout à l'égard des réprouvés. « Terrible est ce
lieu et sans la moindre quiétude. J'ai frissonné dans tout mon
être chaque fois qu'on m'y a introduit, et je me disais ten
tremblant : qui peut savoir s'il est digne d'amour ou de
haine ». Spéculative et théorique, la science acquise sur Dieu,
dans la première audience aurait pu mener à l'orgueil ;
pénétrée désormais de crainte et d'effroi, elle devient affective et
pratique, elle initie à la sagesse et à la sainteté (2).
Le troisième appartement est celui où l'âme se repose
véritablement. Dieu s'y montre plein de miséricorde et de douceur ;
ce n'est pas le Juge, ni le Maître, niais l'Époux. « On dirait
un roi qui, la longue discussion des affaires publiques enfin
close, la foule congédiée, les préoccupations troublantes mises
de côté, rentre, la nuit tombante, à l'hôtellerie. Accompagné
de quelques privilégiés intimes, il se retire dans sa chambre.
Là, sa tranquillité est d'autant plus complète, sa familiarité
d'autant plus douce, que ses yeux rencontrent uniquement des
visages aimés. Si quelqu'un d'entre vous a eu le bonheur de
se voir introduit, caché dans ce lieu secret, dans ce sanctuaire
de Dieu ; de s'y voir exempt du trouble des sens, des soucis
accablants, des remords de la conscience, et, chose plus
difficile, dégagé du tourbillon des images corporelles, celui-là de
retour parmi nous, pourra dire en toute fierté : Le Roi m'a
introduit dans sa chambre » (3).
Au chapitre second du Cantique des Cantiques, l'Époux con-

(1) In Cant. Serm. %3, 11. Au cours d'une extase saint Benoît] aurait
contemplé l'univers entier comme dans un seul rayon de soleil : « collectum sub
uno solis radio mundum universum conspexit. » De diversis Serm. 9, 1.
(2) In Cant. Serm. %$, 12-14.
(3) Ibid., 16.
l'amour de dieu selon saint berfsard 65

jure les filles de Jérusalem de ne point réveiller la bien aimée


avant qu'elle ne le veuille. Saint Bernard en prend occasion
pour décrire les ravissements de l'âme contemplative : Spon-
sse extasim. Il commence par s'émerveiller devant les
amoureuses condescendances de Dieu. « Je ne me contiens pas de
joie en voyant la majesté divine s^incliner vers notre faiblesse
avec une si douce familiarité ; en voyant Dieu contracter
mariage avec l'âme exilée pour lui témoigner l'amour de l'époux
le plus passionné. Que pourra- t-il lui donner dans le ciel
puisque dès cette vie il' l'étreint de ses bras, la réchauffe sur son
cœur, veille sur son repos avec tant de soin, de peur qu'on
l'en fasse sortir avant qu'elle ne le veuille. » Ce repos sacré
ressemble un peu au sommeil, à la mort même ; et pourtant,
vigilant et actif, il illumine le sens intérieur et fait participer
à la vie éternelle (i).
Le ravissement du contemplatif consiste à se dégager du
monde sensible pour s'unir à Dieu ; le plus souvent pa,r
degrés, quelquefois par des bonds inattendus, inopinatis exces-
sibus (2). « Que mon âme oublie les objets présents, qu'elle
se dépouille non seulement des choses corporelles et inférieures,
mais même de leurs images, afin de partager la pureté des
anges dont elle porte la ressemblance. Cette extase, me semble-
t-il, mérite seule, du moins mérite surtout d'être appelée
contemplation. En effet, vivre sans être esclave des convoitises
terrestres, ne dépasse point la vertu humaine ; mais, en
contemplant, se dégager même des images corporelles, voilà qui
tient de la pureté angélique... (3). Vous avez échappé aux
attraits de la chair, tout à fait affranchi de ses concupiscences,

(1) In Cant. Serm. 52, 2-3.


(2) De Considerations,' L. V., ch. Il, n. S.
(3) « Rerum etenim cupiditatibus vivendo non teneri, humanae virtutis est,
corporum vero similitudinibus speculando non involvi, angelicse puritatis
est ». M. Saudreau traduit ainsi : « Ne pas être esclave des passions pendant
la vie, c'est une vertu humaine, mais ne pas se laisser dominer par les
images corporelles, même en les voyant, c'est la pureté des Anges ». Op. Cit.,
p. 206. Cette incise «même en les voyant» me paraît friser le contresens.
Dans la même page l'auteur traduit « profecisti » par «vous êtes parti».
D'après le texte de saint Bernard, l'âme en extase ne voit plus ni les objets
corporels, ni leurs images, elle n'a même pas le sentiment de la vie sensible :
« Ubi nee vita sentitur ». In Cant. Serm. 32, 4.
Revue des Sciences relig., t. VU, 1927. *
66 PIBhBE GU1LL0UX

insensible à ses charmes : c'est un progrès ; vous vous êtes


détaché ; cependant, vous n'êtes pas encore allé bien loin si,
par la pureté de l'âme, vous ne vous êtes pas élevé au-dessus
du flot envahissant des représentations sensibles. Jusque-là ne
vous promettez point la paix. Vous faites erreur si vous croyez
atteindre "auparavant le lieu du repos, le secret de la solitude,
la, sérénité de la lumière, le séjour de la paix. Mais donnez-
moi quelqu'un parvenu à cet état, et je ne douterai plus de
sa, quiétude, il pourra dire avec le psalmiste : rentre, ô mon
âme, dans ton repos, car le Seigneur t'a comblée de
bienfaits » (i).
L'image même de Jésus, que Bernard se plaît à considérer
en temps ordinaire, s'efface au .moment de la contemplation
extatique. Ce qui se pose devant le regard intérieur de l'âme.,
ce n'est plus le Verbe fait chair, c'est le Verbe sagesse, le
Verbe vérité, le Verbe justice ; le Verbe sainteté, piété,
vertu (2). A de pareilles hauteurs, les tentations, principalement
celles de la chair, ne sont plus à craindre. C'est en vain qu'on
pose des pièges devant ceux qui ont des ailes » (3) . La science
reçue par l'âme dans cette contemplation n'est ni spéculative,
ni froide, mais pleine d'amour, comme le baiser qui la
symbolise. L'Esprit qui la communique se nomme l'esprit de
sagesse et d'intelligence. Semblable à l'abeille porteuse de cire
et de miel, il a, de quoi allumer la lumière du savoir, et de
quoi répandre les saveurs de la grâce (4). L'extase produit un
double effet : elle éclaire l'esprit et réchauffe le cœur. L'âme
en sort enrichie de connaissances nouvelles, brûlante de
ferveur et de zèle (5).
La perfection de l'amour divin, l'union totale avec Dieu
n'est pas de ce monde. Certaines âmes favorisées y atteignent
parfois, mais sans pouvoir s'y fixer. Loin de les satisfaire, cet.

(1) Ibid., 3.
(2) In Cant. Serm. 20, S.
Ci) In Cant. Serm. 52, 4.
(4) Ibid. Serm. S, 6. Cette science puisée dans le baiser de l'union mystique
est bien différente de la scientia sœcularis « quae quidem inebriat, sed curio-
sitate, non caritate; implens, non nutriens; inflans non sedificans ; ingurgi-
tans, non confortans». In Cant. Serm. 9, 7 .
-

(5) Ibid. Serm. 49,4.


L'AMOUR DE DIEU SELON SAINT BERNARD 67

avant-goût du bonheur suprême enflamme leur désir ; il leur


fait souhaiter avec saint Paul de rompre les liens du corps
pour être avec le Christ. « O amour saint, doux et suave ;
d'autant plus doux et plus suave que tout ce qu'on y sent est
divin. Aimer ainsi; c'est se transformer en Dieu : Sic affici,
deificarï est. La gouttelette d'eau versée dans une grande
quantité de vin semble y disparaître totalement : elle en prend la
couleur et la. saveur. Le fer incandescent semble devenir du
feu. L'atmosphère paraît se confondre avec les rayons solaires
qui l'illuminent. De même pour l'âme, devenir sainte, c'est se
liquéfier d'une manière ineffable, couler les affections
humaines dans le vouloir divin. Comment Dieu deviendra-t-il tout
en tous, si l'homme garde quelque chose de lui-même ? Sans
doute la substance humaine persistera, mais transformée,
glorifiée, fortifiée (i). Quand cela arrivera-t-il ? Qui verra cela?
Qui possédera cela ? Quand viendrai-je et apparaîtrai-je devant
la face de Dieu ?...
« Certes, ce ne sara point durant cette vie... Impossible de
se recueillir complètement et de s'attacher à la face divine,

(1) De diligendn Deo, ch. IX, n. 28. Ce texte suffirait à montrer combien
Harnack a tort de voir du panthéisme chez saint Bernard. « Bas excedere et
cum Christo esse ist auch von Bernhard so verstanden, dass die Seele sich
selbst verliert und in den Umarmungèn des Brailtigauis aufhôrt, ein eingenes
Selbst zu sein». Dogmengeschichte III, p. 305, n. 1. Saint Bernard s'est
parfaitement expliqué sur le mode d'union qui peut exister entre Dieu et Fame
humaine. A propos du texte de saint Paul, Rom. XI, 36, il écrit : « Esse ergo
omnium qui© facta sunt ipse factor eoruin sed causale, non materiale ». In
Gant. Serm. 4, 4. Au sujet des mots de l'Ange Gabriel à la Vierge : Dominus
lecum, il explique comment Dieu est avec les diverses créatures, pour leur
assurer l'être, leur mode d'être et il ajoute: « In solis ergo bonis ita est,
ut etiam sit cum ipsis propter concordiam voluntatis ». Super : Missus est,
Horn. 3, 4. Voici un texte encore plus explicite : « Atqui Deum et hominem,
quia propriis exstant ac distant et voluntatibus et substantiis, longe aliter in
se alterutrum manere sentimus, id est, non substantiis confusos, sed
voluntatibus consentaneos ». In Cant. Serm. 71,10. Cf. Joseph Bernhart, Ber-
nhardische und eckhardische Myslik, Kempten, 1912. L'auteur a raison d'écrire
que saint Bernard a condamné d'avance maître Eckart « Nemo nisi démens
sive de terra sive de cœlo usurpabit sibi illam Unigeniti vocem : Ego et Pater
unum sumus ». L'âme unie à Dieu fait un seul esprit avec lui. « Nec prse-
judicat rerum pluralitas unitati huic, quam facit non confusio naturarum,
sed voluntatum consentie ». In Cant. Serm. -7-1, 6-7.
68 P1ERHE GU1LL0UX

tant qu'on est au service de ce corps fragile et miséreuix. C'est


au ciel, après la résurrection de la chair, dans le corps
spiritualise et immortel, pacifié et aimé, en tout soumis à l'esprit ;*
c'est là que nous espérons posséder pleinement le quatrième
degré de l'amour, ou plutôt en être possédé. Car il appartient
à la puissance divine de l'accorder à qui bon lui semble, et
non pas à l'industrie humaine de l'acquérir » (i). Dieu seul
peut donner à l'âme les ailes de la colombe qui lui permettent
de s'envoler jusqu'au lieu, de son repos.

Pierre Gmixoux.
(A suivre).

'
(1) De diligendo Deo, ch. X, n. 28, '29.

S-ar putea să vă placă și