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4 avril 2008
VACARME 43 / 1968/2008 : ÊTRE ANTI-AUTORITAIRE AUJOURD’HUI
C’est la liberté de désirer qui est un facteur nouveau, non pas d’inspirer une
révolution, c’est toujours pour un désir qu’on lutte et qu’on meurt, mais de ce que cette
révolution veuille que sa lutte soit pour la liberté du désir.
faire autorité
Dès son invention par Freud, la psychanalyse a occupé une position singulière vis-à-
vis de l’autorité. En cherchant à déchiffrer le message en souffrance que les corps
contorsionnés des hystériques enfermées à la Salpêtrière, réputées incurables et
abandonnées de la médecine, donnent à voir, le jeune Freud met au jour une part
obscure de la vérité humaine, en fait sa cause, et se fait mettre au ban de la Société
des médecins de Vienne. La découverte de l’inconscient, de la sexualité infantile, du
refoulement, des pulsions, du principe de plaisir et de la pulsion de mort,
patiemment élaborés à partir de la cure de parole de femmes et d’hommes qui
bravent l’ordre bourgeois pour se rendre à son cabinet, bouleverse les savoirs,
soulève des rejets violents, puis, fait autorité.
La psychanalyse porte la marque du désir de savoir de Freud. D’un désir sur lequel
il ne céda jamais. En garder l’or vif et l’arracher au ronron de l’IPA (Association
internationale de psychanalyse), fut le pari de Lacan et lui valut ce qu’il appela son
“excommunication”, à la veille de 68.
question chauve-souris
En 1953, une scission se produit au sein de la SPP (Société psychanalytique de
paris) filiale française de l’IPA. Le groupe de Lacan, qui a la responsabilité de la
Commission d’Enseignement, fonde la SFP (Société française de psychanalyse) et
en demande la reconnaissance par l’IPA. L’IPA crée alors un Comité international
d’évaluation qui doit statuer sur ce « groupe d’étude » (s’y trouvent Dolto, Lagache,
Perrier et bien d’autres). En 1961, au Congrès d’Edimbourg, le Comité n’admet
pas le groupe et ajourne sa décision au congrès suivant, en transmettant des
recommandations : durée et nombre des séances (45 mn, 4 fois par semaine),
interdiction aux élèves d’assister aux cours de leur analyste (Lacan tient depuis huit
ans son séminaire à Ste Anne), que « l’enseignement de la psychanalyse des enfants
soit jusqu’à nouvel ordre considéré comme inexistant » et encore, au point 13a que
Dolto et Lacan restent en dehors de toute formation, qu’on ne leur confie plus de cas
d’analyse didactique ou de contrôle. Au congrès suivant, la crise éclate :« Il faut savoir
que Lacan doit être exclu de toute activité concernant l’enseignement et ce, à
jamais ».
le père vacille
En 1964 donc, Lacan touche au Nom-du-père. Toucher au Nom-du-père, c’est
lever le voile sur le culte du père qui traverse toute sa théorie et fait écrire à Freud,
en 1927 : « Je souffre d’un certain nombre d’incapacités m’empêchant d’être un
grand analyste, entre autres choses, je suis trop père ». Le culte du père, la religion
du père, là se situe le point de butée relevé par Lacan. Soustraire la psychanalyse au
penchant religieux qui la guette ne pouvait s’effectuer sans ébranler cette figure
d’autorité.
Pour cela, Lacan va du complexe d’Œdipe aux complexes d’Œdipe, « Œdipe n’est
pas seulement celui qui tua son père et épousa sa mère, il est surtout celui qui exigea
le savoir jusqu’à l’horreur »(M. Sylvestre), du Nom-du-père aux Noms-du-père.
C’est-à-dire qu’il va faire du père qui hantait le roman du névrosé freudien un
opérateur logique, non une totalité mais une fonction : la fonction du Nom-du-père
peut être tenue par d’autres personnages que le père de famille. Elle se pluralise.
Freud, en résonance avec son siècle, avait abordé la famille dans sa fonction de
normalisation — tout un chacun procède de la famille, passe par la matrice
œdipienne, l’interdit de jouissance de l’enfant et les identifications qui en découlent.
La voie ouverte par Lacan au-delà de l’Œdipe met donc en valeur l’irréductibilité
d’une transmission fondée dans le rapport particularisé de l’enfant à un désir
incarné : « L’enfant dispose de ceux qui l’aiment pour décider de ceux qu’il aimera »
(M. Sylvestre). Ce n’est donc plus la seule référence au père et aux identifications
qui ordonne la réalité familiale : la famille n’est plus universelle, elle devient le lieu
d’une multiplicité d’alliances possibles. La famille « est le nom donné à des
expériences disparates, multiples, quoique ordonnées selon une logique ayant des
incidences réelles, concrètes, des effets de sujet. Et à ce titre, elle témoigne jusque
dans ses crises de ce que la jouissance est toujours localisée, difficile à universaliser,
ce que tentent de régulariser les lois et réussissent bon an mal an les familles
particulières » [6].
Ces normes fonctionnent sur l’obéissance à une autorité extérieure posée comme
idéale. La psychanalyse n’a rien à faire avec l’idéal ou la norme, Freud et Lacan,
jusqu’à leur mort, n’ont jamais lâché sur cette nécessité d’avoir à réinventer dans
une parole inédite avec chaque nouvel analysant, les points d’appuis signifiants
permettant de traverser l’angoisse d’avoir à vivre. Dans son dernier enseignement,
Lacan prenait la mesure du changement de civilisation, et en déduisait le passage de
la logique freudienne de gestion des masses par l’idéal à une autre plus difficilement
traitable, celle de la gestion des masses par la jouissance des objets de
consommation, venant embarrasser la recherche du désir pour chacun. L’angoisse
ne disparaît pas pour autant, elle réapparaît dans des symptômes inédits, elle
s’éprouve par des événements de corps et ne s’interprète pas : elle fait signal de ce
que le règne de la satisfaction écrase le désir, qui vit d’un manque à avoir et à être.
oui à la singularité
« La modernité fait objection à la supposition de savoir c’est-à-dire à l’amour. De
fait, le sujet moderne ne se présente pas tellement sous la forme d’un vouloir savoir
ce qui lui arrive, mais embarrassé par sa jouissance » (J. Dhéret). Pour faire passer
les désordres de la jouissance du côté d’un « faire usage de son symptôme », il faut la
psychanalyse. Dans les institutions, l’éclairage de la psychanalyse peut aussi
ménager des interstices, des espaces de respiration, où se desserrent les
identifications. S’en déduit une nouvelle position du psychanalyste dans la cité :
soutenir le pari de rouvrir, à travers des dispositifs variés, dans les lieux éducatifs, de
soins, carcéraux, mais aussi dans les champs de la recherche scientifique, législative,
médicale, la dimension d’un « oui » qui occupe cette fonction élaborée au troisième
temps de l’Œdipe par Lacan. D’un oui aux solutions particulières, souvent
inventives, que chaque sujet bricole, d’un oui qui “décomplète” les discours figés
dont l’autorité est la règle et veille à ce que la loi reste accueillante.
Notes
[1] Par « réel », Lacan désigne l’impossible (ce qui ne peut être résorbé par le signifiant).
[6] Jacqueline Dhéret « ce qui se transmet et ce qui s’invente » in Nouvelles façons de faire
famille, publication du séminaire 2004-2006 du laboratoire du CIEN de Lyon.
À propos de l’article
Version en ligne
Publiée le 4 avril 2008
Catégorie Dossiers.
Mots-clés Autorité, Chantier, Psychanalyse.
Version imprimée
Publiée dans Vacarme 43, printemps 2008, pp. 44-46.