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Université Paris 7 Denis Diderot

’HORREUR EN JEU
une dramaturgie sonore de l’incertitude

par

Samuel Ab

Mémoire présenté à l’Université Paris 7 Denis Diderot


Master I en études cinématographiques

Département Lettres, Arts et Cinéma


Directeur de recherche : Pierre Berthomieu
Juin 2010

Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim

Jacques Prévert, La grasse matinée

Il est à la fois amusant et pertinent de reformuler l’intitulé du mémoire pour y


faire ressurgir la spécificité de son énoncé. La dramaturgie sonore a-t-elle horreur des
jeux cognitifs ou le son de l’horreur se joue-t-il des incertitudes cognitives ? La notion
de jeu permet d’interroger l’« horreur cinématographique » en l’articulant à la
singularité de son médium et de sa réception, à sa composante sonore ainsi qu’à
l’activité cognitive d’un spectateur présumé humain.

Il est tout d’abord nécessaire de fixer les cadres de référence dans lesquels
s’inscrit notre démarche. Le point de départ est une observation assez rudimentaire : le
visionnage muet d’un film d’horreur semble irréductiblement voué à
l’incompréhension, au ridicule et enfin à l’ironie. Tout en dénonçant l’imposture de
l’homogénéité du médium cinématographique, il convient d’interroger les fondements
de cette horreur, son ancrage dans des modalités de perception communes ainsi que sa
capacité à briser le groupe habituel des spectateurs de cinéma. Le son de l’horreur, objet
nécessaire et fragmenté, ne peut que s’insérer dans un questionnement plus large sur le
statut singulier du spectateur d’horreur. Une des principales questions à laquelle se
heurte le chercheur en cinéma est celle du « paradoxe de la fiction » : le spectateur est
ému, littéralement mis en mouvement, par des entités qu’il sait pourtant fictives ; dans
le film d’horreur, le spectateur éprouve psychiquement et physiquement les sentiments
de peur, de terreur ou d’angoisse face à ces mêmes évènements fictifs. L’« horreur
cinématographique », de par la nature mimétique de son médium, est également un
espace privilégié du paradoxe de la laideur. En ce sens, il me semble pertinent de suivre
les conseils de J. Aumont, de laisser la beauté aux films « publicitaires » et de se

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concentrer sur des notions d’ « expressivité, de conviction », en somme
d’ « engagement ». C’est une stratégie du détour qui est mise en place, il s’agit
d’interroger la conjoncture paradoxale du film d’horreur, ce plaisir éprouvé dans
l’expérience de la peur. C’est un moyen détourné de s’enquérir d’une localisation et
d’une actualisation du paradoxe de la fiction. En étudiant les modalités et les
fondements de ces stratégies de l’horreur, on vise à établir de nouvelles perspectives
pour rendre compte de l’engagement du spectateur de cinéma.

Pour reprendre le modèle du film-comme-texte établi par Rick Altman dans


Sound Theory, Sound Practice, le film ne doit pas être examiné comme un texte centré
sur lui-même, une entité individuelle, mais comme un macroévénement, un point
d’échange entre les procédés de production et de réception qui s’influencent
mutuellement. L’interactivité entre le spectateur et le film, culturellement dépendante,
ainsi qu’une opposition au discours idéologique du film, façonnent certainement la
réponse émotionnelle du spectateur. Ces questions témoignent d’une contrainte
méthodologique : sans vouloir circonscrire une horreur toujours fuyante, il s’agit de
questionner ses fondations en y intégrant la complexité de ses assises esthétique et
psychologique mais aussi économique et sociale. En outre, le cadre cognitiviste permet
de questionner le film dans sa qualité d’interface entre ses structures formelles et
narratives et les dispositions cognitives et perceptuelles du spectateur. L’intitulé du
mémoire emploie le terme d’horreur, que l’on précisera cinématographique, et non de
film d’horreur. Ce dernier n’est qu’un support de travail à partir duquel on tâchera de
formaliser les dramaturgies de l’horreur, et plus spécifiquement leurs composantes
sonores. De nombreuses tentatives de définition du film d’horreur se révèlent
inopérantes car elles l’isolent dans le domaine de l’esthétique ou de la psychologie.
Nous nous placerons dans le sillage de Noël Carroll, dans sa Philosophy of Horror, il
couple les notions d’impureté, essence transgressive du monstre et celle de dégoût ;
cette définition a l’ingéniosité d’insérer le film d’horreur dans une dimension à la fois
esthétique et psychologique. En outre, le film d’horreur demeure à la frontière entre
l’habile artisanat et l’œuvre artistique et, par conséquent, il sort indemne de la
profanation cognitiviste d’un auteurisme encore prégnant – l’absence du chef d’œuvre
du cinéma d’horreur, Halloween, des bancs de la Cinémathèque française, me semble

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témoigner d’un certain archaïsme.

La démarche cognitiviste repose en premier lieu sur une décision d’ordre


épistémologique : privilégier une approche « piece-meal », c’est-à-dire une étude à
petite ou moyenne échelle des processus mentaux et perceptifs mis en œuvre lors du
déchiffrage du film. Le modèle adaptationniste est alors accepté comme cadre de
référence, attribuant à l’homme un certain nombre de précablages considérés comme
universaux. Cette contingence universelle est un élément fondamental, elle s’oppose à
un relativisme dominant et tente d’apprécier le film comme un objet créé par et pour
l’homme. Cette approche constructiviste permet de réexaminer les concepts classiques
d’identification et d’illusion, et ainsi d’explorer l’engagement du spectateur à partir de
ses aptitudes cognitives. La notion d’inadaptation du dispositif cognitif humain face à
l’objet filmique semble une piste intéressante pour étudier cette singularité du spectateur
d’horreur. Le cognitivisme se fonde également sur une volonté d’intégration des
différents domaines de recherche, au-delà d’une théorie, c’est davantage un ensemble
fluctuant d’hypothèses, comme en témoignent la diversité et l’incommensurabilité des
travaux regroupés sous le terme de « Cognitive Film Theory ». Il se caractérise par le
refus d’une théorisation globalisante et réductionniste. Cependant, cette relation ne doit
pas être de nature conflictuelle, l’approche cognitiviste doit compléter et reformuler les
théories préexistantes. De même, une perceptible absence de littérature académique sur
le sujet de ce mémoire aà pratiquer le recoupement et l’association à partir de matériaux
disparates (esthétique, psychologie, neurophysiologie, philosophie, psycho-
semiotique…). L’importation conceptuelle systématique est efficiente dès lors qu’elle
nourrit une idée directrice. « La non-fiction du discours théorique est une fiction », en
souscrivant à cette assertion de Lyotard, on éloigne les chimères de la neutralité. Il
s’agit d’affirmer une prise de position qui n’a de valeur que dans ses infirmations ou
confirmations futures. Respecter les critères de la cohérence et de l’exactitude
scientifique tout en évitant son ascétisme littéraire corrélatif. Il est nécessaire d’intégrer
la « boite noire » au raisonnement, c'est-à-dire l’appareil critique qui offre au lecteur la
distance nécessaire. Afin de compenser un manque d’exhaustivité et de faire honneur à
l’intime complémentarité fond-forme, ce mémoire obéira aux normes de l’« horreur
cinématographique », la suggestion et le refus d’un dénouement sans conditionnel.

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Une simplification outrancière du dispositif de l’horreur se définirait comme,
d’une part, une gestion de l’attente, qui implique un idéal de suggestion, et d’autre part,
l’exigence d’une réaction viscérale qui suppose une esthétique du choc. L’« horreur
cinématographique » n’est qu’une catégorie modulable au sein de laquelle oscille toute
une variété de stratégies sonores qui résulte de la dualité de ce dispositif. La sous-
catégorie du « film d’angoisse » est le descendant du film d’horreur qui aurait renié sa
composante viscérale, il poursuit cette quête d’une distillation d’informations narratives
ou spatio-temporelles qui a pour but d’ « agacer » notre dispositif cognitif et perceptuel,
de nous faire « tendre l’oreille ». Cette tension permanente peut-être entendue comme
un état de vigilance cognitive face à une intentionnalité diffuse, sonore. À l’autre
extrémité du spectre de l’horreur demeure le film gore qui se concentre non plus sur la
peur et l’incertitude mais sur sa capacité à représenter l’irreprésentable. La dimension
sonore est le lieu de réconciliation de ces stratégies divergentes. La bande-son permet
cette double relecture de l’espace diégétique, elle anime le champ représentatif de façon
hypothétique et plurielle et fonde cette expérience viscérale caractéristique de l’horreur.
La notion de dégout semble antinomique avec l’idéal de suggestion du film d’horreur, il
incombe alors d’interroger cette incompatibilité, et, plus largement, le rapport entre le
fait psychologique et ses origines esthétiques ou cognitives. Le son est souvent
considéré comme le véhicule privilégié de la suggestion, le site prioritaire de
l’imagination, il extrait de l’image un espace d’interprétation à l’intérieur duquel
connotations, associations et interrogations s’entremêlent pour sculpter une source
d’inférences et d’activités permanentes. C’est en quelque sorte la transformation de
l’idéal suggestif de l’horreur en triomphe de l’acousmatique. Selon les mots de Rick
Altman : « The sound asks the question where ? The image responds here ». Pour
répondre à la spécificité de l’engagement du spectateur d’horreur, nous tenterons
d’élaborer un modèle des dramaturgies sonores de cette horreur en reformulant les
notions linguistiques d’« impératif » et de « conditionnel ».

Mon corpus principal se compose de six films :

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• La Gota de Agua (Mario Bava, 1963)

• REC (Jaume Balaguero et Paco Plaza, 2007)

• The Descent (Neil Marschall, 2005

• Audition (Takashi Miike, 1999)

• Repulsion (Roman Polanski, 1966)

• Halloweeen (John Carptenter, 1978)

Mon corpus secondaire comporte un grand nombre de films seulement destinés à


être convoqués sans être analysés. Citons Psycho (A. Hitchcock, 1960), Cat People (J.
Tourneur, 1942), Kairo (K. Kurusawa, 2001), Shining (S. Kubrick, 1980), Carrie (B.
De Palma, 1976), Cruising (W. Friedkin, 1980)… Les emprunts au cinéma asiatique et
européen, au sein d’un corpus majoritairement américain, ne sont que la conséquence
d’une prédominance américaine en termes de production d’« horreur cinématographique
» et de mes connaissances préalables du genre. La spécificité culturelle ne sera pas
étudiée et ces films ne sont destinés qu’à s’intégrer à une problématique plus large.
C’est un éventail représentatif des dispositifs dominants du film d’horreur, qui est
destiné à être utilisé comme une encyclopédie des figures de l’horreur.

La première partie de ce mémoire interrogera la notion d’« horreur


cinématographique » et en extraira les tensions qui traversent et cadrent nos recherches.
Notre objet d’étude évoluera du film d’horreur vers l’« horreur cinématographique ».
On détaillera, ensuite, les éléments qui la définissent afin d’en extraire l’ébauche de
notre proposition. Il conviendra, alors, de justifier et de détailler le choix du cadre
cognitiviste et ainsi d’en dégager sa pertinence quant à son analyse. Des hypothèses
seront alors énoncées quant à la mise en correspondance des spécificités de l’activité
cognitive du spectateur et les stratégies ou dramaturgies sonores de l’horreur.

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Nous expliciterons ensuite la seconde partie de l’intitulé : cette dramaturgie
sonore de l’incertitude. Les spécificités du medium sonore, flou causal, manipulation
des perceptions spatiales et temporelles, ses potentialités créatives et l’activité
spectatorielle qu’elles engendrent semblent fournir un modèle explicatif cohérent pour
appréhender la condition singulière du spectateur d’horreur. Nous formulerons
l’hypothèse d’une modalité de réception spécifiquement sonore, combinaison des
modes « impératif » et « conditionnel », qui manifesteront l’incertitude et
l’indétermination comme les fondements de l’ « horreur cinématographique ».
Finalement, il s’agira de réévaluer et de détailler les liens qu’elle entretient avec la
notion de jeu et ainsi d’affirmer la validité de notre proposition.

Mon propos est de cerner ces dispositions du film d’horreur à transformer des
images potentiellement traumatiques en un objet de consommation renouvelable. Ce
mémoire n’entend pas élaborer un nouveau modèle d’analyse détaillée, en étudiant le
contexte théorique qui supporte l’espace sonore du film d’horreur, il vise plutôt à en
définir les balises.

Notes : De nombreuses hypothèses élaborées au long de ce mémoire nécessiteraient


d’être mises à l’épreuve de l’expérimentation, malheureusement, les laboratoires de
psychologie cognitive ne s’intéressent que marginalement au cinéma. La mise en place
d’expériences, comme le visionnage de séquences par une audience de spectateurs
sourds, aurait probablement nourri profondément ce travail, cependant, ceci n’était pas
dans nos moyens. La plupart des articles scientifiques qui paraissent sur ce sujet ne sont
par ailleurs disponibles qu’à un certain prix. La mesure d’évènements ou d’effets
esthétiques à partir de paramètres physiologiques semble en contradiction avec
l’expérience artistique. Celle-ci ne prétend pas modéliser l’expérience
cinématographique, encore moins l'expérience esthétique, mais elle permet néanmoins
de dégager des constantes nécessaires à la construction de toute théorie. Les films
d’horreur étudiés sont destinés à la salle de cinéma, l’écoute au casque ne permet pas de
restituer la richesse du travail sur la bande son, et, plus spécifiquement le mixage

7
spatialisé en 5.1.

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Chapitre 1 : L’horreur en jeu

Qu’est-ce que le film d’horreur ?

Le genre du film d’horreur

Une notion de genre problématique

Le film d’horreur est archétypal du « film de genre » et de toutes les


connotations qui l’accompagnent, un certain communautarisme, une moindre qualité de
la production ou encore un prétendu antagonisme avec la notion d’auteur. Le concept de
« genre cinématographique » a fait l’objet de nombreux travaux de réévaluation depuis
les vingt dernières années, il avait été jusqu’alors généralement accepté comme tel, sans
véritable remise en question. Si l’on reprend la définition du genre donnée par
Francesco Casetti, c’est « un ensemble de règles partagées qui permettent à l’un, celui
qui fait le film, d’utiliser des formules de communication établies et à l’autre, celui qui
le regarde, d’organiser son propre système d’attente »1. La réception et la production du
film s’organisent avec souplesse autour de cette notion médiatrice. Dans Film/Genre2,
Rick Altman définit le genre comme un mécanisme de coordination entre les
utilisateurs. Il met en valeur les multiples facettes, significations et usages de ce qu’il
nomme un schéma régulateur. Le genre n’est plus qu’une construction théorique et
sociale, destinée à réguler la coopération et la communication entre les différentes
instances d’une macrostructure « cinéma » : financement, production, marketing,
distribution, exploitation, réception. La notion n’entretient que peu de rapport avec la
réalité des films qu’elle regroupe. Le genre ressemble à un site en perpétuelle
renégociation entre l’industrie du film et son public, c’est un lieu d’affrontement
toujours en mouvement entre ses utilisations rituelles et idéologiques. Il circonscrit un
terrain d’entente entre Hollywood et le public sur lequel il s’établit sémantiquement et
syntaxiquement. Le cas du film d’horreur est quelque peu singulier, il a été intégré au
système de production dominant, mais puise ses sources à sa marge. Ce modèle de

1
Les Théories du cinéma depuis 1945 (Armand Colin, 2005)
2
BFI Publishing, 1999

9
concomitance idéologique peut cependant s’appliquer à d’autres instances de
production, « indépendantes » et en dehors de l’industrie dominante. Cette relation entre
production et réception est donc déterminante dans la définition du film d’horreur. Une
œuvre doit être à la fois génériquement marquée et modelée, cela implique qu’elle
emprunte et se conforme à des conventions, des traditions, et des formules génériques
existantes. On suppose dans un premier temps que pour être catégorisée comme un film
d’horreur, et ainsi éviter de nombreuses confusions avec les films utilisant des effets de
genre, une œuvre cinématographique doit avant tout avoir été produite dans l’objectif
premier de faire peur. Le film est alors reconnu comme tel par la collectivité des
spectateurs qui traitera alors cette intention comme une contrainte de lecture. Certains
films appartiennent à des sous-catégories de l’horreur bien délimitées comme le slasher
ou le film de zombies. Certains films n’utilisent que ponctuellement ces dispositifs.
Scorcese, par exemple, emprunte à l’esthétique de l’horreur pour formuler les tensions
de son personnage à la fin de Taxi Driver. Enfin, c’est une sorte de variation autour du
sentiment d’horreur que l’on peut éprouver devant Week-end de Godard ou certains
films de Tarkovski. Même s’ils ne peuvent s’insérer dans un corpus de film d’horreur,
ils trouvent leur place dans l’étude de la notion d’« horreur cinématographique ». Alors
que le film d’horreur est une catégorisation assez imprécise, l’« horreur
cinématographique » est une notion qui amalgame dispositif esthétique et réaction
psychologique et requiert ainsi une analyse détaillée.

L’épithète « cinématographique », apposée à la notion d’horreur, est en quelque


sorte préventive, il convient de considérer ce qui la distingue ou ce qui l’apparente à une
horreur « réelle ». En ce sens, on peut s’intéresser à la traditionnelle association entre
l’émergence du film d’horreur américain dans les années 1960 et 1970 et la guerre du
Vietnam. L’état de guerre n’est pas une situation inédite, mais c’est cette nouvelle
médiatisation et conscientisation de l’horreur qui est visée. Le développement du film
d’horreur peut alors être considéré comme une réaction compensatoire, c’est la création
d’un discours sur cette horreur envahissant chaque jour l’espace de représentation, mais
également une manière de contrebalancer son idéologie sous-jacente en réintégrant
l’horreur sur le sol américain, pire en l’enracinant dans sa culture. Rosemary’s Baby est
l’histoire d’un groupe satanique qui substitue le fils du démon à l’enfant du riche
diplomate américain Robert Thorn, insinuant la présence du démon aux alentours de la

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Maison Blanche. Les grands auteurs de l’horreur, J. Carpenter, W. Craven, ou encore G.
Romero travaillent sur une horreur issue de la société américaine, par opposition à leurs
prédécesseurs qui privilégiaient les menaces extérieures ou les récits mythiques.
Apocalypse Now (F.F. Coppola, 1979) est un de ces films qui expriment
remarquablement bien l’horreur du Vietnam mais il serait pourtant inapproprié de le
classer sous l’étiquette de film d’horreur. Cette zone limitrophe témoigne d’une
problématique fondamentale pour notre réflexion : le film d’horreur n’est pas un film
sur l’horreur, ni un « film-horreur ». S’il existe bien un effet de genre, on peut
également envisager un genre de l’effet. Cette question sera réexaminée dans la
deuxième partie.
Le choix de films contemporains nous permet d’identifier l’évolution des
configurations de l’horreur et ainsi d’interroger la constitution du genre à travers son
renouvellement. REC, fruit de la collaboration des réalisateurs espagnols J. Balaguero et
P. Plaza est exemplaire du dispositif de « reportage d’horreur » qui, dix ans après The
Blairwitch Project (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999) se multiplie dans
l’horreur contemporaine. C’est un moyen de renouveler l’illusion de réalité en simulant
le déroulement en temps réel, dans un environnement sonore réaliste et en réaffirmant la
transparence du dispositif cinématographique. Dans cet interstice, pour ainsi dire
invisible au spectateur, on peut repérer de nouvelles stratégies de l’incertitude et de
l’indétermination. Ce renouvellement de la forme entre en résonance avec la démarche
cognitiviste en ce qu’elle permet de nuancer le hiatus classique entre fiction et
documentaire. Le spectateur peut utiliser des stratégies de perception et d’interprétation,
non pas identiques, mais similaires lors de leurs audiovisions. Ce dispositif possède
également une plus-value marketing, à l’instar du Cannibal Holocaust de Rudeo
Deodato qui créa une quasi-légende urbaine à partir d’une stratégie de communication
simple : la promesse de la découverte authentique de l’horreur. The Blairwitch Project
réussit à peu près le même coup médiatique en diffusant la rumeur selon laquelle un
document retrouvé retraçait le périple de ces jeunes qui ne sont jamais revenus. Afin
d’insérer cette évolution dans l’histoire de l’« horreur cinématographique » il convient
d’ouvrir une parenthèse à propos du snuff movie. Le verbe « to snuff » correspond
littéralement à l’action d’éteindre la flamme d’une chandelle, au figuré il signifie
mourir. Les snuff movies se veulent des films clandestins qui montrent la torture et la

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mort d’êtres humains. Le plus souvent, des actes sexuels précèdent les boucheries
meurtrières, c’est pourquoi Sarah Finger3 affirme que « le snuff movie s’épanouit sur les
terrains les plus subversifs et reflète nos pulsions morbides ». En 1976, c’est la sortie de
Snuff, réalisé par des habitués du film pornographique, les époux Findlay, dont la
campagne publicitaire est organisée autour de l’accroche « Les images dont on a dit
qu’elles ne seraient jamais montrées ». C’est sur le même registre que s’inscrit le
dispositif de REC, comme en témoigne le nom de l’émission d’Angela « Pendant que
vous dormez ». On peut repérer des analogies formelles entre le snuff et le « reportage
d’horreur » telles la prédominance et la simulation de plans-séquences afin de donner
l’illusion de la réalité. Le snuff movie oppose la saisie directe de l’horreur à
l’esthétisation de l’image cinématographique, le « reportage d’horreur » en est le
prolongement à travers l’usage de l’image numérique. Cette dernière induit une lecture
documentarisante, terme élaboré par Roger Odin, qui signifie que le spectateur se
construit une « image de l’énonciateur, en présupposant la réalité de cet énonciateur »4.
Le snuff movie inaugura ce processus de mis en doute de la réalité, ou plutôt de la
nature fictionnelle de l’horreur filmée. Le snuff tente de renouveler le film d’horreur en
l’extirpant des structures classiques de production, le « reportage d’horreur » intériorise
cette démarche en simulant ce registre du doute. Outre la mise en place d’un modèle
publicitaire efficace, cette pratique nous informe sur cette régénération du film
d’horreur issue de la pratique de l’hybridation et de l’emprunt. Les nouvelles
campagnes marketing qui montrent uniquement la réaction horrifiée des spectateurs
sans nous dévoiler aucun fragment du film (c’était le cas de REC et plus récemment de
Paranormal Activity) manifestent cette exigence d’une communication concentrée sur
ce qui enveloppe le film d’horreur et non plus sur l’objet cinématographique en lui-
même. Une politique de la place remboursée en cas d’évanouissement avéré semble un
prolongement imaginable, c’est donc bien la promesse d’une expérience viscérale qui
est en jeu. En dehors du film érotique ou pornographique, peu de genres
cinématographiques fonctionnent sur ce type de contrat conclu avec le spectateur, et
c’est un élément qui nous permettra d’affirmer la validité de notre approche cognitiviste
et auditiviste.

3
La Mort en direct, Snuff Movies (éditions du Cherche Midi, collection « Documents », 2001)
4
Le film documentaire, lecture documentarisante (Cinéma et réalités, Université de Saint-2tienne, 1984) p.267

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L’effet-genre

La notion de genre permet de décrire une modalité première de la réception du


film d’horreur, le décodage de l’horreur s’effectue sous la forme de schémas de
reconnaissance et de prédiction à partir de codes établis transtextuellement : c’est ce
qu’on appelle l’ « effet-genre ». L’horizon d’attentes amorce la construction de sens
avant même le début du visionnage et devient le premier facteur déterminant de sa
production. Cet horizon d’attentes est forgé par l’expérience préalable des films
d’horreur, et par la familiarité avec les œuvres faisant appel aux mythologies et
conventions de l’horreur comme le roman, la peinture ou encore les jeux vidéo. Le film
d’aventure suppose la présence d’une star, point focal de l’identification du spectateur et
promesse d’un dénouement heureux, il est rare, au contraire, qu’une star fasse irruption
dans le film d’horreur. Sans reléguer les facteurs économiques, le film d’horreur
appartenant le plus souvent au domaine de la série B, on peut émettre l’hypothèse que la
présence d’une star conditionne un contrat de lecture et symbolise une promesse du
rétablissement de la justice et d’une réévaluation normative de l’humanité. Ce
conditionnement semble aller à l’encontre du film d’horreur qui postule, comme on le
verra ultérieurement, une transgression fondamentale ainsi qu’une impossible
résolution. Chez le spectateur aguerri, la mise en perspective d’un système fictif et la
reconnaissance des codes narratifs, visuels ou sonores deviennent de véritables plaisirs
cognitifs. On voit ici apparaître le bien-fondé de la notion de jeu : un joueur/spectateur
expérimenté est dans une situation fort différente de celle du néophyte, néanmoins ils
trouvent un plaisir commun autour d’un même écran. Les « je le savais ! » qui résonnent
quelques instants après l’apparition du monstre prennent alors tout leur sens : un enfant
suivra simplement l’histoire alors qu’un cinéphile verra du sens partout. Le réalisateur
peut également éduquer le spectateur à ses propres codes, c’est le principe du leitmotiv
ou de la ritournelle, qui sont le plus souvent des reformulations de figures
conventionnelles. La traduction en termes cognitivistes de ces processus d’anticipation
et de reconnaissance propre au film d’horreur serait le mode de réception « top-down »,
ou descendant, au sein duquel les données sensorielles forment un ensemble de stimuli,
déchiffrés et regroupés à l’aide de schémas d’interprétation. Ces processus descendants
doivent êtres flexibles et généraux pour demeurer effectifs sur un large éventail de
situations. Ce sont des procédures indirectes, car elles permettent de reformuler les

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informations selon des schémas alternatifs et indépendants des conditions initiales du
stimulus. On peut établir un rapprochement entre la notion de « cartes cognitives », ces
modèles d’intégration de données issues de la perception, et l’« effet-genre »,qui
détermine lui aussi l’intégration des données au sein d’un système d’interprétation. Le
son peut donc être analysé de manière à dégager ces choix de conception et son
traitement se révélera, jusqu’à un certain degré, correspondre aux attentes engendrées
par le genre.

Le film d’horreur se retrouve sur une corde raide entre le film d’épouvante, le
film gore, le film fantastique, la science-fiction et même le film policier ; on
l’appréhendera comme une catégorie qui peut s’appliquer autant à un film dans son
ensemble qu’à une section d’un autre. Tout d’abord, la structure narrative classique du
film d’horreur, le plus souvent assez simple, présente de nombreuses analogies avec
d’autres genres. Dès les premières pages de son ouvrage5, Noël Carroll annonce qu’il ne
respectera pas la séparation en deux entités discrètes du film d’horreur et du film de
science-fiction. Ces genres empruntent des configurations communes et il est impératif
d’abolir ces frontières apparentes pour révéler la véritable essence de l’« horreur
cinématographique ». Il propose alors le modèle du « complex discovery plot »:
situation initiale, découverte, confirmation et confrontation. Il convoque Hume pour
exposer cette idée d’un plaisir qui résiderait dans l’insertion d’évènements dans un
cadre narratif. Une fois la situation tragique exposée dans son contexte esthétique, la
réponse émotionnelle prédominante, en termes de plaisir et d’intérêt, relève de la
fonction de « présentation » de ces événements dans une structure globale. Nous ne
prenons pas de plaisir dans l’expérience de la mort des personnages en tant que telle,
mais dans son impact sur l’évolution des forces narratives et l’estimation de nos
intérêts au sein de ce cadre narratif. Torben Grodal6 propose un modèle similaire de la
fiction narrative dans lequel le plaisir cognitif découlerait d'un système constitué de
deux motivations complémentaires: la motivation « télique », orientée vers un but
(telos), et la motivation « paratélique », concentrée sur le processus énonciatif. Le
système télique est strictement cognitif, son excitation est provoquée par une carence
dysphorique d'information narrative, tandis qu'une absence d'excitation télique, telle la

5
The Philosophy of Horror or Paradoxes of the Heart (Routledge, 1990)
6
Moving Pictures: A New Theory of Film Genres, Feelings, and Cognition (Oxford 1997)

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clôture narrative euphorique. On peut supposer que le film d’horreur court-circuite cette
motivation télique en prolongeant la carence d’information narrative, c’est l’hypothèse
de l’impossible résolution du film d’horreur, développée ultérieurement. En
contrepartie, le système paratélique crée une certaine euphorie, le plaisir du suspense,
tandis qu'une absence d'excitation paratélique (une narration ennuyante) est
dysphorique. Si on applique le système de Grodal, le film d’horreur semble fortement
apparenté à d’autres films de genre comme le thriller. On rejoint alors la position de N.
Carroll, si le film d’horreur peut apparaître formellement équivalent à certains films
policiers ou catastrophes, il fait appel cependant à une modalité différente de cette
curiosité humaine qu’il érige en principe fondateur. Cette notion de curiosité est
inséparable de sa notion fondatrice de transgression développée dans la seconde partie.
Le monstre, entité non classable selon nos catégories, possède souvent les attributs
d’entités distinctes et attise alors notre curiosité, ce qui est pour N. Carroll la matière
même de notre plaisir devant un film d’horreur. L’horreur est un genre transmodal qui
tire son appellation de l’émotion homonyme, qu’il promeut, et qui constitue une marque
d’identification que l’on analysera ultérieurement.

1.1.1.3 Le spectateur du film d’horreur

Le film d’horreur possède la curieuse capacité d’opérer un véritable hiatus dans


le groupe des « spectateurs du film », certains ne le supportent pas et d’autres y trouvent
une satisfaction sans mesure. Ce mémoire interroge cet éclatement du groupe habituel
des spectateurs. Cependant, à des fins de clarté méthodologique, nous postulons dans un
premier temps un hypothétique spectateur générique, béhavioristement acharné à
coopérer et qui y trouve ce plaisir paradoxal. L’étude d’un spectateur idéel nous
permettra d’éclairer ce hiatus fondateur de notre réflexion : deux dispositifs cognitifs
communs qui expérimentent de façon antagoniste un même objet. J’ai évoqué au début
de ce chapitre le terme de communautarisme. Il est, en effet, fréquent que les
aficionados de l’horreur circonscrivent leur consommation de film à ce genre et à
quelques sous-genres qui gravitent autour. Si le caractère exclusif du film d’horreur
n’est pas systématisable, l’existence d’un groupe de spectateurs qui se confrontent
majoritairement et fréquemment à ce type d’images permet de rendre compte de la
singularité du film d’horreur. Certaines personnes qui gardent leurs distances vis-à-vis

15
du film d’horreur évoquent fréquemment une perméabilité des mondes fictionnels, réels
et psychiques ainsi que la prolongation d’un état émotionnel instable après le visionnage
du film. Qui n’a pas fait, enfant, l’expérience d’un film d’horreur qui persécuta son
sommeil pendant quelques semaines. Dans ce cas, le problème n’est pas tant l’image sur
le moment, mais ses réminiscences futures. Selon Joanne Cantor et Marty Beth Oliver7,
ces peurs issues du visionnage peuvent avoir des répercussions non pas uniquement sur
le sommeil de l’enfant, mais jusqu’à l’âge adulte. L’intrusion de ces figures dans nos
cauchemars pose alors la question de notre capacité à distinguer ces deux espaces, c’est
la dialectique distancialisation-perméabilité. L’« horreur cinématographique » est
destinée à bouleverser et altérer un monde apparemment stable et sécurisant. « J’ai
décidé de ne pas contrôler mes émotions » me disait récemment une amie lors d’une
discussion à ce sujet. Cette affirmation était pour elle valable dans la vie de tous les
jours, mais elle expliquait également son rejet du film d’horreur, bien trop
« traumatisant » pour être apprécié selon elle. D’un point de vue cognitiviste, on se
demandera quelle est l’efficacité cognitive de cette perméabilité entre monde fictionnel
et monde réel. On peut dès lors adresser la question de la prolifération de la violence
médiatisée et le « risque » de désensibilisation du public. Sur cette question morale,
deux conceptions s’affrontent, le neuropsychologue Antonio Damasio, partisan d’une
influence négative, condamne cette « violence par procuration » et ses « effets
désensibilisants ». Inversement, les partisans de la non-influence font confiance aux
capacités du spectateur à « jouer sans être dupe ». Dans le cadre de limites de décence
visuelle toujours repoussées, c’est le paroxysme de la surenchère qui guette le film
d’horreur, et plus particulièrement le travers du sensationnalisme, évoqué plus haut. Il
faut maintenant interroger la différence de réception de cette horreur chez l’homme et la
femme. Selon les dires populaires, la gente féminine diffèrerait de la gente masculine
dans son fonctionnement et ses capacités émotionnelles, il serait intéressant d’analyser
cette hypothèse en l’appliquant au film d’horreur. Dans notre société occidentale, les
garçons ne doivent pas avoir peur, ou du moins, ils doivent la dissimuler au risque de se
faire traiter de « froussard » alors que l’éducation est plus tolérante en ce qui concerne
les filles. Le film d’horreur est un espace où cette logique est particulièrement à
l’œuvre, lorsqu’une fille se cache les yeux pour ne plus avoir à supporter ce qui se passe

7
Fright reaction and mass média (Media Effects: Advances in Theory and Research

16
à l’écran, le garçon se doit d’être là pour la protéger, il peut alors la prendre dans ses
bras. Il convient de considérer cette description comme une schématisation à valeur
méthodologique, elle conduit à considérer la place du genre dans la réception de
l’horreur. Justin M. Nola et Gery W. Ryan8 se sont intéressés aux différences de genre
dans la réception du slasher. Ils constatent une tendance chez l’homme à identifier le
« monstre » comme issu d’un environnement rural ; cette tendance apparaît compatible
avec l’hypothèse évolutionniste d’un individu masculin dont la crainte principale
provient des assaillants étrangers. Au contraire, la femme témoigne d’une peur d’images
relevant de l’horreur familiale et de la possession démoniaque. La réponse masculine est
caractérisée par un sentiment de haine et de frustration alors que la réponse féminine
serait de l’ordre de l’abjection, d’une terreur intime. Cela pourrait s’expliquer par la
distinction entre la réalisation d’une réponse, face à la visualisation d’une violence
criminalisée, qui serait active chez l’homme et passive chez la femme. Cela rejoint
l’hypothèse de Zillman9 qui affirme que les réponses émotionnelles masculines et
féminines sont en quelque sorte l’extension d’un processus de socialisation et
d’internalisation des rôles sexués. Après avoir précisé ce concept de film d’horreur et
les différentes tensions qui le traversent, il s’avère nécessaire de déplacer notre réflexion
sur la notion d’« horreur cinématographique », le véritable objet d’étude de ce mémoire.

1.1.2 La notion d’« horreur cinématographique »

1.1.2.1 Le dépassement du critère de la peur

La notion d’ « horreur cinématographique » est indéniablement l’héritière de


l’horreur telle qu’elle est apparue dans la littérature au XIXe siècle. Il est
judicieux d’étudier les liens entre ces deux variations, mais ce n’est pas
l’objet de ce mémoire. Il suffit de feuilleter le corpus de textes traitant de
l’horreur au cinéma pour se rendre compte qu’un consensus n’a toujours pas
été établi au sujet de sa définition. Jean-Claude Romer évoque, dans son essai
Tentative de définition du fantastique10, cette utilisation du

8
Fear and Loathing at the Cinemaplex: Gender Differences in Descriptions and Perceptions of Slasher (Films
Department of Anthropology University of Missouri, 1999)
9
Effects of an Opposite-Gender Companion’s Affect to Horror on Distress, Delight, and Attraction (Journal of
Personality and Social Psychology, 1986)
10
L’Ecran fantastique, n°23, avril 1982

17
« terme horreur [qui] semble provenir de la traduction littérale et abusive de
l’anglais horror […] qui est pour les Anglo-Saxons d’un emploi au moins
aussi imprécis que « fantastique » pour les francophones ». Dans An
Illustrated History of the Horror Film, Carlos Clarens affirme qu’il est «
conscient de l’insuffisance de l’appellation horror films - cette locution
implique inévitablement une idée de répulsion et de dégoût -, mais il se
trouve qu’il a été sanctionné par l’usage et que c’est le meilleur que l’on
puisse trouver en anglais ». Carlos Clavens désire élargir cette dénomination
et ainsi supprimer ses connotations viscérales. Au contraire, Philippe Rouyer
en fait un critère central de sa conception de l’horreur : « on peut parler
d’horreur lorsque, dans le monde réel ou imaginaire, on se trouve en présence
de phénomènes qui tendent à susciter chez le spectateur certaines réactions
psychique ou physique dans le registre de la peur et/ou du dégoût »11. Il faut
distinguer ce choix méthodologique de la confusion généralement présente
chez les spectateurs. La définition de Rouyer, amalgamant l’horreur et le
gore, incite à l’analyse des multiples relations entretenues par ces deux
genres. Une définition volontairement naïve a été évoquée précédemment,
elle spécifie qu’une « œuvre cinématographique doit avant tout avoir été
produite avec l’objectif de faire peur pour être qualifiée de film d’horreur ».
Cette peur caractérise de façon assez large la notion d’ « horreur
cinématographique ». Avant de procéder à l’analyse des différentes stratégies
de mise en scène de la peur par un travail sonore, il nous faudra établir des
distinctions entre l’horreur, la peur, la terreur, l’angoisse ou encore le dégoût.
Un possible point de départ est la classification établie par Stephen King dans
Danse Macabre12, entre « terror », « horror » et « revulsion ». La première
stratégie consiste à laisser libre champ à l’imagination du spectateur en
refoulant le monstre dans le hors champ, la deuxième repose sur la révélation
de l’aspect terrifiant et/ou répugnant du monstre et la troisième joue la carte
de la répulsion en s’attardant sur les conséquences abominables des actes du
monstre. La distinction entre les deux dernières catégories semble peu précise
et de nombreux dispositifs de l’« horreur cinématographique » semblent à mi-
11
Le film gore, une esthétique du sang (Le Cerf, 1997)
12
Berkeley, 1987

18
chemin. Selon Bernard Perron13 : « l’horreur est presque comparable à un
dégoût physique et sa cause est toujours externe, perceptible, compréhensible,
mesurable, et apparemment matérielle. La terreur, de son côté, est identifiée à
une angoisse plus subtile et imaginative basée sur l’anticipation ». L'angoisse
est ainsi un comportement lié à une émotion durable de peur sans objet
externe clairement identifié, c’est en quelque sorte la peur d’avoir peur,
largement utilisée dans les configurations de l’horreur. La peur est au
contraire une émotion ponctuelle ; dans le cadre de l’approche cognitiviste,
elle est considérée comme un « riscometre », un mécanisme naturel qui
permet de réagir efficacement face à une menace grâce à sa capacité de
mettre en œuvre un « programme » préétabli de fuite ou de résistance. Si l’on
reprend la définition de Bernard Perron, l’« horreur cinématographique »
emprunte à ces deux stratégies, elle est du domaine de la terreur, mais aussi
de l’horreur. Il s’agit d’appréhender les raisons et les modalités de
l’engagement du spectateur dans ce type de fiction et la nature du plaisir qu’il
engendre. C’est ainsi que Kant formule le paradoxe de la laideur : « il est
impossible de trouver une satisfaction dans une terreur réellement ressentie ».
Le sentiment de plaisir esthétique ne pourrait être éprouvé que face à un
analogon de la peur. Les liens entre « horreur cinématographique », son
traitement sonore et la notion de sublime pensée par Kant seront développés
dans la prochaine partie, néanmoins, il convient de noter que le sublime de
Kant est toujours lié à une prise de conscience morale, or cela ne saurait
convenir à l’« horreur cinématographique ». Cela pose dans le même temps la
question de la nature et de la valeur de cette peur, et plus généralement de
l’émotion «cinématographique» dans son rapport à l’émotion «naturelle ». Il
a été reproché à l’approche cognitiviste d’avoir ignoré cette dimension
émotionnelle, mais les travaux récents de T. Grodal, N. Fridja ou encore E.
Tan y remédient sensiblement. On développera par la suite cette nouvelle
conception de l’émotion qui relève à la fois d’une perturbation physique et
d’un état de croyance à propos des propriétés d’un objet ou d’une situation.
Ces croyances et ces intellections ne sont pas seulement factuelles, mais

13
Sign of Threat: The Effects of Warning Systems in Survival Horror Games (Université de Montreal, 2004)

19
également évaluatives. On peut résumer cette « cognitive/évaluative » théorie
en disant qu’un état émotionnel dérive d’un état d’agitation anormal
conséquence d’une construction et d’une évaluation cognitive de la situation
de la part du sujet. Les figures de l’« horreur cinématographique » seront
analysées à partir de l’hypothèse d’un spectateur non plus passif, mais actif et
en permanente « évaluation cognitive de la situation ».

1.1.2.2. Le corps, véritable lieu de l’horreur

Le film d’horreur est parfois confondu avec le film gore. Il est important de
différencier ces deux genres, le deuxième pouvant être considéré comme un
descendant du film d’horreur qui se focalise sur la composante « horreur » et
la production de réactions viscérales. À l’autre extrémité de l’arbre
généalogique, le film d’angoisse aurait, quant à lui, hérité de l’ingrédient
« terreur » et se construit donc sur une logique d’attente continuellement
réalimentée (dont le prototype est le film catastrophe). Le corps humain est
bien évidemment un lieu privilégié de l’horreur. Tom Savini, une grande
figure du maquillage et de la prothèse d’horreur, déclara solennellement à
propos de Friday 13th (Cunnigham, 1980) : «les acteurs sont juste des
morceaux de viande »14. Le cinéma d’horreur trouve ses racines dans le
travail du corps et il est ainsi cohéritier (avec le cinéma pornographique) de la
libéralisation des mœurs et du cinéma dans les années 1960. Il n’est pas
anodin que ces deux genres se recoupent largement, tant au niveau des
structures de production que de distribution. Les lois qui régissent les
productions pornographiques s’appliquent également aux images jugées
insupportables ou obscènes du registre de l’horreur. Il faut rappeler que loi X
de 1975 « ixa » des films d’horreur tels que The Texas Chain Saw Massacre
(Tobe Hooper, 1974) ou Dawn of the Dead (George Romero, 1978). Le
réalisateur canadien David Cronenberg, célébré comme un précurseur de
l’ « horreur vénérienne » a même parfois été taxé de réalisateur
pornographique. Voici une remarque de Cronenberg lors de la sortie de son
film Crash à Cannes en 1996 : « Un journaliste italien a qualifié mon film de

14 Entretien avec Maitland McDonagh, Mad Movies, n°36 juillet, 1985.

20
pornographique. Dans ma chambre d'hôtel cannoise, je pouvais voir des films
pornos 24 h sur 24. Je peux vous assurer, après comparaison, que Crash n'a
rien à voir avec cela. Le problème est structurel : ce gars voit mon film qui
commence par trois scènes de sexe. La dernière fois où il avait dû voir une
chose pareille, ce devait être dans un film porno. Dans la plupart des films
hollywoodiens, vous pouvez retirer les scènes de sexe sans que cela fasse la
moindre différence. »15 L’« horreur cinématographique » est le lieu de toutes
les transgressions. Dès lors qu’il pénètre l’univers mental de ces personnages,
le cinéma de Cronenberg s’éloigne du gore et de la pornographie, cependant
leur indécence structurelle en est fondatrice. De manière à renvoyer le
spectateur à la répulsion qu’il peut éprouver en découvrant son propre corps,
il insiste sur l’écoulement des fluides qui accompagne les mutations diverses
de ces personnages. Comme le remarque Charles Tesson16 : « la grande
inconnue, ce n’est pas l’autre, le monstre, mais le corps et ses dérèglements
internes : la découverte de ce qui est en vous et qui, une fois exposé à vos
yeux, vous met littéralement hors de vous ». Ainsi, les films de Cronenberg
sont novateurs, de par leurs effets spéciaux très réalistes mais de par aussi le
design sonore audacieux qui les supporte. Ce mémoire n’est pas le lieu pour
un développement des relations entre le son et effets spéciaux, mais il serait
pertinent d’étudier leurs évolutions nécessairement parallèles. Louis Danvers
écrit que « le corps cesse vite d’être un personnage pour devenir un lieu,
théâtre d’une aventure cruelle », la peau est l’interface entre le dehors et le
dedans, cette enveloppe corporelle perd alors son statut de cache pour devenir
une fenêtre ouverte sur ce qui a toujours été relégué en hors-champ. Tout ce
qui sort du corps est source d’impureté et symbolise la souillure. La
pornographie exploite le sperme, l’urine, les excréments, et le registre de
l’horreur se concentre sur le sang et la pourriture qui émanent du cadavre. Ce
qui sort du corps symbolise le déchet, un danger, souvent mortel dans le cas
du sang menstruel, car c’est la vie qui s’écoule. Les Maoris considèrent par
exemple le sang menstruel comme un enfant manqué. Si le sang ne s’était pas
écoulé, il serait devenu un être humain, de sorte que le sang est dans
15
Les inrockuptibles, Juillet 1996.
16
« Cain et abel version S.F », Cahiers n°332, avril 1981

21
l’impossible situation d’un individu mort qui n’a jamais vécu. Pour
approfondir le rapport entre horreur et pornographie on peut reprendre
l’analogie formelle formulée Philippe Rouyer dans son article intitulé « L’art
de la coupe et de la découpe dans les films d’horreur » 17. Il remarque une
similitude entre l’horreur et la pornographie, plus spécifiquement en termes
de montage avec le motif récurrent de la découpe et du gros plan. Dans le
film d’horreur, plus particulièrement ses déclinaisons « gorifiques »,
l’attention est portée sur les plaies béantes et les mutilations, la pornographie
multiplie les gros plans sur les sexes ou sur les autres orifices du corps. Il
s’agit de tout montrer dans le détail. Cette insistance sur le détail, lieu de la
véritable expérience, participe de la volonté de l’« horreur cinématographique
» à transgresser et à dépasser l’expérience habituelle du spectateur. Le
discours de l’horreur est de nature transgressive, tant au niveau de la forme,
que du fond. Elle travaille à la réintégration de ce qui est moralement rejeté
par la société, tout comme la pornographie. À ce sujet, il est intéressant de
rappeler qu’en 1987, Charles Pasqua organisa une exposition pour lutter
contre la pornographie dénommée « le musée de l’horreur ». La pornographie
et l’horreur ont toujours exercé un pouvoir de fascination et elles culminent
toutes deux dans le « toujours plus », d’obscénité ou de perversion. Dans son
ouvrage intitulé La Pornographie ou l’épuisement du désir, Michela Marzano
affirme que la pornographie est le véritable lieu du dégoût. Cette notion,
intuitive dans le cas de l’horreur, est plus problématique lorsqu’elle est
associée à la pornographie, car elle y dévoile toute son ambivalence : le désir
préalable est nécessaire à la répulsion. Pour reprendre le concept de « digue
psychique » élaboré par Freud, si un objet répugne au plus haut point on peut
supposer qu’il cache un désir que le sujet juge honteux. Stephen King évoque
cette même logique par l’expression « ralentissez devant l’accident », qui
pousse, selon lui, à vouloir voir à tout prix les corps déchiquetés et
ensanglantés des victimes. Tout comme la pornographie, l’« horreur
cinématographique » pose la question de cette jouissance abjecte. Ce concept
de jouissance est ainsi défini par Freud : « des impressions douloureuses qui

17
CinémAction n°72

22
sont cependant sources de jouissances élevées »18. Les récits ou spectacles
pornographiques et horrifiques peuvent apparaître comme des moyens
détournés de participer à cette jouissance. L’ambivalence entre horreur et
plaisir se retrouve dans ces scènes de meurtre qui se déroulent dans des lieux
habituellement dédiés au plaisir, c’est la douche de Psycho ou le salon
chaleureux à la fin d’Audition. Cette ambivalence se retrouve dans une figure
majeure du film d’horreur. Dans Répulsion, Carol est agressée de toute part,
l’intrusion devient alors un élément important, c’est le mur qui se fissure, le
propriétaire qui force la porte et tente de profiter d’elle, mais c’est aussi
Mickael l’ami de sa sœur qui envahit son espace vital. On développera dans
la seconde partie comment cette figure de l’intrusion est déclinée dans le
domaine du son. Lorsqu’elle se retire dans sa chambre, les cris de plaisir de
Michel et Hélène ne cessent de lui parvenir. Plus tard dans le film, Carol fait
un cauchemar où elle est violée par un individu qui pourrait être Mickael.
Tout au long de cette scène, on entend des cris, qui, bien qu’ils doivent être
interprétés par le spectateur comme une manifestation d’horreur, n’en restent
pas moins largement semblables aux cris de plaisir. Le cri est une pièce
maîtresse du film d’horreur, Jack le protagoniste principal de Blow out (De
Palma, 1981) part à la recherche de ce graal de l’épouvante : le cri d'effroi
parfait. L’ambivalence entre horreur et plaisir est encore plus prégnante au
niveau du son, un élément sonore neutre prend des significations positives ou
négatives selon ce qu’on projette sur lui. La dimension sonore semble être un
support privilégié de l’ambivalence et donc de l’horreur, car elle favorise la
production d’un sens équivoque.

1.1.2.3. Une notion esthétique et psychologique.

Il est ainsi possible de caractériser l’horreur à partir du corps comme son lieu
privilégié, mais il convient de la définir plus précisément à partir de ses figures. Il n’est
pas question de dresser une encyclopédie spécieuse des monstres ou des configurations
typiques de l’« horreur cinématographique », mais bien d’y discerner des dispositifs
récurrents. Eric Dufour19 propose deux critères pour définir la notion d’« horreur
18
Au delà du principe de plaisir (1920)
19
Le cinéma d'horreur et ses figures (Presse Universitaire de France, 2006)

23
cinématographique ». Il observe tout d’abord la récurrence du motif de la situation
bloquée, à la fois temporellement et spatialement. Il insiste par là sur la passivité du
spectateur qui ne peut que « voir ce contre quoi il ne peut rien faire ». Ainsi, dans les
années 1960 on voit apparaître chez des réalisateurs comme M. Bava ou A. Hitchcock
cette autonomisation de l’horreur qui signe l’avènement du film d’horreur
« contemporain ». Psycho possède les germes d’un dispositif caractéristique, c’est la
suspension de la narration au profit du temps de l’horreur pure. La célèbre scène de la
douche illustre parfaitement cette extraction plus ou moins momentanée de l’horreur. Le
récit en lui-même est également sujet à cette rupture, ainsi le cadre narratif classique
mis en place dès le début du film sera laissé de côté pour une situation qui reste bloquée
aux alentours de ce motel. Dans Le masque du Démon (M. Bava 1960), les plans sur la
sorcière sortant de son cercueil, perturbant régulièrement le cours de la narration. D.
Argento déploie le dispositif mis en place par son mentor et construit son cinéma autour
de ces moments d’horreur pure. Les scènes de meurtre deviennent alors des fragments
autonomes, c’est l’émergence d’un véritable « temps de l’horreur ». Le deuxième critère
de Dufour est l’impossible résolution de l’« horreur cinématographique ». Il donne
l’exemple du plan final de The Birds (Hitchcock, 1963), il montre la famille, unie face à
la menace, quittant la maison sous le regard des oiseaux. À la fin de Psycho, on ne
quitte pas la cellule de Bates, Hitchcock refusant de conclure sur une figure héroïque.
Le film d’horreur ne finit pas mal, il ne finit pas, tout simplement. On peut le constater
avec les films de notre corpus. La dernière image de La Gota de Agua est le visage
pétrifié d’Helen, faisant écho à celui de la sorcière, et qui, accompagné du son de la
goutte d’eau, laisse présager que la malédiction va suivre son cours. The Descent se
conclut sur un travelling arrière qui engloutit la dernière survivante ainsi que la source
lumineuse dans l’obscurité des entrailles de la Terre, laissant au spectateur le soin
d’imaginer la suite des évènements. REC s’achève sur une disparition similaire
d’Angela (que l’on retrouvera, possédée par le démon, dans l’épisode 2), et de plus, sur
l’écran noir final on entend sa voix qui demande à Pablo, son caméraman de continuer à
filmer. Il convient de noter que des raisons économiques ont certainement un rôle à
jouer dans cette systématisation du refus d’une résolution, c’est la logique du remake.
Cet dernier apparaît souvent inconciliable avec un renouvellement artistique car il
repose sur la promesse d’une surenchère : « voir ou entendre ce qui était auparavant

24
suggéré ». Dufour tente de définir l’« horreur cinématographique » à partir de ces
figures, cependant, il limite sa définition au domaine esthétique et il n’y intègre aucune
composante psychologique ou relative à l’activité du spectateur. Noël Carroll est aux
premières lignes de ces travaux sur le film et l’émotion. Il propose la notion d’« art-
horror », une émotion authentique se distinguant toutefois de l’horreur réelle. Il propose
de définir l’« horreur cinématographique » en couplant la notion d’impureté, essence
transgressive du monstre, avec celle de dégoût. Cette définition a l’ingéniosité d’insérer
le film d’horreur à la fois dans une dimension esthétique et psychologique. La notion de
dégoût semble antinomique avec l’idéal de suggestion du film d’horreur, il convient
alors d’interroger cette incompatibilité, et, plus largement, le rapport entre le fait
psychologique et ses origines esthétiques ou cognitives. Le son de l’horreur propose un
lieu de réconciliation entre ces stratégies divergentes. Une certaine « horreur
cinématographique » se fonde sur les formes de peur viscérale comme le dégoût,
l’horreur et le choc, une autre affecte le spectateur à un niveau psychologique en
suscitant le suspense, de terreur et d’angoisse. Le son a un rôle à jouer dans la mise en
place de ces deux pôles. L’incertitude et la réaction viscérale deviennent les stratégies
maîtresses de l’« horreur cinématographique » qui déploiera alors une pluralité de
microstratégies pour les construire et les amplifier. Ce qui nous conduira à proposer une
conception de l’horreur, en reprenant l’analogie linguistique, autour de deux modes : le
conditionnel et l’impératif.

1.1.3 L’horreur et la pertinence du cognitivisme

1.1.3.1 Une pure combinaison audiovisuelle

Ce mémoire a pour objectif de proposer une nouvelle conception de


l’engagement du spectateur d’horreur. Ainsi, notre hypothèse de travail est de
considérer le film dans sa qualité de pure combinaison audiovisuelle. De
nombreux théoriciens ont participé à l’élaboration d’un « langage
cinématographique » qui repose sur la spécificité de ce médium : un
agencement d’éléments sonores et visuels dans un temps inaltérable. Ce qui
conduit directement à la proposition suivante : le film d’horreur serait le lieu
privilégié de la réalisation d’une certaine essence cinématographique. Mon

25
propos n’est pas d’enfermer l’objet cinéma dans une essence particulière, il
s’agit de justifier, selon des critères arbitraires, mais fondés, le choix de notre
objet étude et sa valeur heuristique quant à la problématique de l’engagement
du spectateur de cinéma. Dans les entretiens Hitchcock-Truffaut20, le
réalisateur de Psycho affirme que, pour ce film « le sujet lui importe peu, les
personnages m’importent peu, ce qui m’importe c’est l’assemblage des
morceaux du film, la photographie, la bande sonore et tout ce qui est
purement technique pouvaient faire hurler le public ». Wes Craven21 affirme
sa prédilection pour l’horreur, car, malgré sa capacité à produire une énorme
proportion de nullité, c’est « un lieu de création, un laboratoire d’image et de
son ». Le film Halloween, considéré comme un événement majeur dans
l’histoire du film d’horreur, s’accorde parfaitement à une analyse en termes
de pure combinaison audiovisuelle. Carpenter ne s’attarde pas sur la
psychologie de ses personnages, avec lesquels il reste très distant, son travail
s’apparente à une épuration de la forme, à une sculpture du rythme et du
matériau audiovisuel. Outre le fait qu’Halloween ouvrit la brèche pour une
multitude de films d’horreur, à travers la promesse d’un terrain d’entente
entre budgets dérisoires et profits considérables, ce film a imposé un
ensemble de stratégies archétypales de l’« horreur cinématographique »
(scénario simpliste, caméra subjective, personnage masqué, musique
lancinante, nappe sonore…). Lors d’un entretien avec Serge Toubiana et
Olivier Assayas22 il explique ainsi le succès de son film « il n’y a rien de
nouveau, mais les gens savent à l’avance qu’il va se passer quelque chose. La
question n’est pas de savoir s’il va se passer quelque chose, mais quand cela
va-t-il se passer. Tout le jeu consiste à faire croire que ça va se passer
maintenant et de ne pas le faire arriver, ainsi on fait monter l’anxiété, on met
le spectateur dans un état d’attente ». Il est à noter que son cinéma ne se
construit pas essentiellement autour de la notion de dégoût, qui n’a souvent
chez lui que la fonction de confirmation et de justification de l’angoisse du
spectateur. Selon S. Toubiana et O. Assayas, Carpenter serait « le premier

20
Le Cinéma selon Alfred Hitchcock (Paris, Robert Laffont, 1966)
21
Cahiers du cinéma, n°467, Janv. 1993
22
Cahiers du cinéma n°339, Sep. 1982

26
auteur de films d’épouvante à jouer sur le fait que le spectateur connaisse la
règle du jeu », sa réponse est la suivante : « Oui, c’est littéralement une
technique, on met ça au point sur un bout de papier ». Deux éléments nous
semblent particulièrement intéressants, c’est tout d’abord le fait que
Carpenter réinsère lui-même le film d’horreur dans ce que l’on a nommé en
introduction l’habile artisanat et cette notion de « règle du jeu » que l’on
approfondira ultérieurement.Selon les mots du réalisateur, « c’est l’unité d’un
ensemble de facteurs qui crée l’émotion, et qui amène le spectateur à penser
qu’il voit plus que ce qui est sur l’écran ; c’est la musique qui fait la
narration ». Cela nous incite à développer cette hypothèse à travers
l’élaboration du concept de style comme moteur de l’engagement du
spectateur. La musicalité, qui ne se résume pas à l’utilisation de la musique,
mais du son en général, est alors un constituant majeur du style de Carpenter.
Pour justifier l’interdépendance des différents éléments stylistiques, il insiste
régulièrement sur le fait que la musique doit prendre le relais d’une émotion
préalablement présente dans l’image et le rythme. Une forme idéelle du film
d’horreur serait une pure combinaison audiovisuelle qui tente de
communiquer ses tensions psychologiques du personnage au spectateur en le
plaçant dans une situation d’évaluation cognitive similaire.

1.1.3.2 Le lieu de résistance au voco-centrisme dominant

Cette insistance sur la nature photographique et sonore du cinéma a pour


conséquence directe la dévalorisation de l’élément dialogué. Hitchcock
théorise ici sa propre pratique : « Lorsqu’on raconte une histoire au cinéma,
on ne devrait recourir au dialogue que lorsqu’il est impossible de faire
autrement. Je m’efforce toujours de chercher d’abord la façon
cinématographique de raconter une histoire par la succession des plans et des
morceaux du film. » L’« horreur cinématographique » n’a pas la réputation
de reposer sur le dialogue, élément par ailleurs central à d’autres formes de
genres cinématographiques. Il convient de nuancer cette affirmation, mais il
est certain que nombreux sont les films d’horreur qui ne brillent pas par leurs
dialogues. Pour reprendre les mots de Carpenter « Les films ne devraient pas

27
être une série de gros plans sur les visages, je pense que le dialogue n’a pas
tant d’importance que ça, il est là pour soutenir l’image». On peut noter qu’il
est extrêmement rare qu’un film d’horreur ait recours à la voix off, cela serait
en contradiction avec notre hypothèse d’une pure combinaison audiovisuelle.
L’horreur semble ainsi résister au voco-centrisme du cinéma dominant. La
voix est le propre de l’homme, c’est à l’empreinte vocale que chacun
reconnaît les siens et est reconnu d’eux au milieu d’un vacarme infernal.
Michel Chion, s’appuyant sur les travaux de Denis Vasse, évoque sa fonction
de « relais nourrisseur », c’est le « lien qui maintient la présence de la mère
pour l’enfant après que leurs cœurs aient battu en résonance, en accord ». La
voix est la prolongation de ce corps à corps avec la mère, la reconnaissance
par l’audition précédant la reconnaissance visuelle. On peut dès lors présumer
que, d’après notre hypothèse cognitiviste, la voix étant un des attributs
humains privilégiés, elle devient par conséquent le lieu d’une transgression
fondamentale. Ainsi, de nombreux meurtriers sont dénués de paroles, c’est le
cas de Michael Myers dans Halloween ou de Jason Voorhes dans Friday
13th. Cependant, des personnages comme Freddy Krueger, d’apparences
monstrueuses, se retrouvent dans cet interstice de l’indétermination lorsque le
dialogue leur accorde une part d’humanité. En ce qui concerne les possibilités
horrifiques de la voix, le travail qu’effectue William Friedkin dans son film
Cruising (1980) est exemplaire. Richard, le meurtrier agit sous l’influence de
son père dont il entend un « you know what to do » avant chaque meurtre. La
figure de l’incertitude est au centre de sa stratégie, il apparaît évident que
Richard, à l’instar de Norman Bates dans Psycho, n’est plus lui-même à ce
moment-là. Friedkin module alors la texture de sa voix, lui assignant une
sonorité perturbante et jouant sur notre incapacité à l’identifier et à la
reconnaître. Cette voix très basse et à la texture stupéfiante (la
postsynchronisation est effectuée avec le micro inhabituellement proche de la
bouche) déstabilise la lecture du spectateur, l’incertitude est au centre de cette
stratégie de l’horreur. Noël Carroll établit différemment une relation de
dépendance entre le film d’horreur et l’élément dialogué. D’après lui,
l’épanouissement du film d’horreur dans le cinéma sonore ne s’explique pas

28
tant par l’absence d’effets sonores dans le cinéma muet que par
l’impossibilité d’utiliser le dialogue comme une stratégie du détour pour
suggérer le monstre en hors-champ. Dufour affirme par ailleurs que « la peur
et l’horreur relèvent du visuel », car l’image permet de restituer la
« présence » face à une parole qui « nomme et détermine ». Il me semble
pertinent de retourner son argument, cette « présence » nécessaire à l’horreur
pourrait être, selon notre hypothèse, spécifiquement sonore.

1.1.3.3 Les travers du sensationnalisme

On reproche souvent au film d’horreur d’être cantonné dans un cinéma de


l’effet. La logique de tension/relâchement est d’une efficacité quasi-
automatique et peut apparaître sans intérêt cinématographique. Ces stratégies
de l’horreur résultent de dispositions cognitives préétablies, en ce sens, ce
sont des outils qui nécessitent d’être utilisés ingénieusement. Dans la
deuxième partie, nous prospecterons pour un certain degré de corrélation
entre les propriétés du signal physique des sons et les émotions ressenties par
les auditeurs. La série des films Saw illustre cette disposition du film
d’horreur à sombrer dans un sensationnalisme excessif qui conditionne le
spectateur et interdit des usages plus subtils et variés du son. Beaucoup de
films d’horreur réitèrent cette configuration qui a fait ses preuves, cependant
ce travers du sensationnalisme est d’autant plus explicite lorsque le film
fonctionne sur le principe de la torture. Dans ce cas, notre hypothèse d’un
engagement du spectateur basé sur la traduction à l’écran des tensions
internes au personnage touche à son paroxysme. Les capacités actuelles de
reproduction et diffusion sonore pourraient permettre non plus de simuler
mais de produire une véritable douleur chez le spectateur. La torture
représentée à l’écran est redoublée d’une bande-son ultraréaliste, les
innombrables bruits de chair s’entremêlent avec ceux du métal qui la cisaille,
le tout enveloppé d’un arsenal d’effets sonores « terrifiants ». Ce que je
nomme sensationnalisme est un processus qui tend à privilégier cette
sensation « pure » chez un spectateur passif, au détriment d’une construction
complexe qui engagerait tout de même les capacités cognitives du spectateur.

29
C’est en quelque sorte une « direction de spectateur », très marquée, qui lui
laisse peu de marges pour construire sa propre lecture. Ainsi, le spectateur n’a
plus qu’à se laisser « abreuver » par ce cinéma de l’effet. Il existe une logique
économique très simple à l’origine de ce processus, le film d’horreur est
avant tout un objet de consommation, afin de maximiser les profits il apparaît
bénéfique de niveler les différences de réception dans le public. C’est une
critique presque similaire à celle qui est parfois adressée aux musiques
emphatiques et grandiloquentes du modèle Hollywoodien. Habituer le
spectateur à un usage plus « grossier » de la musique et/ou du son au cinéma
relève également d’une logique économique contre artistique : égaliser et
niveler la réception c’est limiter la marge d’erreur et élargir son public
potentiel.

1.1.3.4 Le genre du « survival horror »

Une des hypothèses du cognitivisme est de considérer le dispositif perceptivo-


cognitif de l’homme comme le résultat d’une adaptation à des nécessités
primaires de survie : explorer et protéger. Le terme de « survival horror » est
habituellement employé pour décrire une catégorie de jeux vidéos, les plus
connus étant Resident Evil ou Silent Hill, empruntant eux-mêmes largement
aux codes de l’« horreur cinématographique ». De nombreux films d’horreur
peuvent être analysés d’après cette configuration : la survie d’un ou plusieurs
personnages est en jeu face à un prédateur tenu plus ou moins secret. Qu’il
s’agisse de zombies dans REC, d’humanoïdes dégénérés dans The Descent,
d’une entité maléfique dans La gota de Agua ou du disfonctionnement
psychique dans Repulsion, le terme de « survival horror » permet de décrire
ces dispositifs de l’horreur. Comme évoqué précédemment, c’est un corps
continuellement mis en danger qui est communément le sujet du film
d’horreur. Le cognitivisme insiste sur une perception incarnée et récuse la
discontinuité traditionnelle entre raisonnement, émotion, perception et
réaction corporelle. C’est aussi parce qu’il implique une réaction viscérale ou
du moins un engagement corporel et perceptif intense que le film d’horreur se
révèle être un candidat favorable à l’autopsie cognitiviste. Une simplification

30
outrancière du film d’horreur serait une gestion de l’attente, une distillation
d’informations narratives, visuelles ou sonores, qui aurait pour but
d’ « agacer » notre dispositif cognitif et perceptuel, de nous faire « tendre
l’oreille ». Cette tension permanente peut-être pensée comme un état de
vigilance cognitive face à une intentionnalité diffuse. Ainsi, nous nous
proposons d’étudier l’utilisation classique des nappes sonores et de la
musique comme expressions de cette volonté de construire une
intentionnalité propre à l’horreur.
L’adoption d’une démarche cognitiviste est donc particulièrement adaptée à
l’étude de l’« horreur cinématographique ». On analysera cette mise en scène
de la peur, émotion « primaire » et objet d’étude privilégié des sciences
cognitives, à partir de dispositifs sonores caractéristiques. Il s’agit de mesurer
comment les réalisateurs et les sound designers ont mis au point ces
configurations à partir d’une connaissance tacite du schéma cognitif du
spectateur. Afin de d’élaborer cette hypothèse et d’offrir au lecteur les cadres
nécessaires à sa propre réflexion, il convient de détailler les enjeux de la
démarche cognitiviste.

31
1.2 Qu’est-ce que le cognitivisme au cinéma ?

Éléments historiques

32
La théorie cognitive du cinéma s’inscrit dans un renversement paradigmatique
qui remonte à peu de choses près aux origines du cinéma. Elle s'intéresse non
plus prioritairement au texte filmique mais avant tout à l'activité du spectateur.
On peut remonter jusqu’à Munsterberg, psychologue germano-américain et
pionnier de la psychologie appliquée au cinéma dans les années 1910, qui se
livre à un véritable démontage optique de ce médium23. Bien que le cinéma
était encore à ce moment-là un art visuel (sans compter le rôle du son dans le
cinéma muet) sa démarche est le point de départ de l’analyse de cet objet
soumis à la perception du spectateur. Cette citation manifeste ce retournement
paradigmatique : « Comme la plupart des esthètes qui nous ont précédés, nous
avons mis la charrue avant les bœufs. Nous avons été tellement séduits par ces
questions d’esthétique, si empressés d’affirmer la spécificité du cinéma, que
nous avons négligé tout un ensemble de faits psychologiques qui supportent
ces questions ». Munsterberg avait empiriquement établi des ressemblances
entre cinéma et pensée, et ainsi s’amorçait une étude du cinéma à travers le
prisme de la cosa mentale de L. Da Vinci. C’est dans cette perspective que se
situe le projet de la sémiologie française du cinéma, comme le rappelle C.
Metz : « le parcours du sémiologue est parallèle à celui du spectateur de film :
c’est le parcours d’une “lecture“, non d’une “écriture“ ». Il s’agit de
« comprendre comment le film est compris ». Cependant le dévoilement des
structures profondes de ce « fait filmique » s’est enlisé dans la prééminence de
la conceptualisation psychanalytique des années 1970. Cette intime relation
entre structuration de l’inconscient et dispositif cinématographique a ensuite
monopolisé l’essentiel du discours théorique sur le cinéma. Aujourd’hui, cette
insistance sur l’activité spectatorielle se retrouve chez un grand nombre de
théoriciens. C’est par exemple le regard phénoménologique de Stanley Cavell
qui propose de repartir du spectateur pour trouver le sens du film, rompant
ainsi avec la conception "sacralisante" de l’auteur. D. Bordwell, un des
initiateurs de l’approche cognitiviste du cinéma, mettait en évidence dès 1985 :
« Toute théorie de l’activité spectatorielle doit reposer sur une théorie générale
de la perception et de la cognition »24. Ce choix méthodologique est l’héritier
23
The Photoplay: A Psychological Study (Editions Kindle, 1996)
24
Narration in the Fiction Film (University of Wisconsin Press,1985)

33
direct de Münsterberg, de plus, il introduit dans le champ des études
cinématographiques des concepts nouveaux issus des sciences cognitives tels
les modes « top-down » ou « bottom-up », les mécanismes d’inférence ou de
mémoire. C’est donc une volonté d’établir de nouvelles bases pour la recherche
en cinéma, comme le souligne le titre de l’ouvrage de D. Bordwell et N.
Carroll, têtes d’affiche de ce courant cognitiviste, Post-Theory :
Reconstruction Film Studies25. Il n’est pas étonnant que ce renouveau
conceptuel soit d’origine anglo-saxonne et prenne modèle sur la philosophie
analytique, une démarche qui intègre un système d’autoévaluation permanente,
sur le modèle des protocoles scientifiques. Elle s’oppose à une tendance d’une
philosophie continentale “littéraire” qui s’en est quelque peu éloignée. Gilles
Deleuze fournit sans aucun doute une pensée très puissante, mais qui pêche
parfois par un « isolationnisme intellectuel » et par un défaut d’appareil
critique. C’est Michel Foucault qui, lors d’une discussion avec le philosophe
américain John Searle, résuma ainsi ce que ce dernier a nommé l’« obscurité de
la french theory » : « En France il faut au moins 10% d’incompréhensible ».
La philosophie analytique n’a pas seulement valeur de modèle d’intelligibilité,
mais elle est partie intégrante de l’approche cognitiviste. Un philosophe
cognitiviste comme Noël Carroll s’intéresse peu à la neuropsychologie et se
concentre sur une démarche logique et rationnelle. L’intégration est un maître
mot pour comprendre cette démarche. « La science ne pense pas » prononça
Heidegger dans son « Cours du semestre d’hiver 1952-1953 ». La science
travaille à déconstruire l’objet à l’intérieur de représentations qui lui sont
antérieures, c’est de là qu’elle tire sa puissance. Une démarche philosophique
se doit d’accompagner et d’interpréter l’ensemble de ces travaux scientifiques.
À partir du modèle de la philosophie analytique, la démarche cognitiviste tend,
en théorie, à créer un discours sans cesse réévalué et critiqué par une
communauté multidisciplinaire. Dans son article fondateur, A Case for
Cognitivism, David Bordwell présente ainsi aux chercheurs en études
cinématographiques l'éventail des travaux cognitivistes : « En général, la
théorie cognitiviste cherche à comprendre les activités mentales humaines

25
University of Wisconsin Press, 1996

34
comme la reconnaissance, la compréhension, la production d’inférences,
l’interprétation, le jugement, la mémoire et l’imagination. Les chercheurs
proposent des théories quant au fonctionnement de ces processus, qu’ils testent
conformément aux normes de l’investigation philosophique et scientifique.
Plus spécifiquement, la conception cognitiviste postule le niveau d’activité
mentale comme irréductible. Cependant, il faut comprendre que cette théorie
cognitiviste ne prête pas allégeance aux sciences cognitives mais plus
généralement aux principes et aux outils de la psychologie contemporaine et de
la philosophie analytique. Ainsi, les théoriciens cognitivistes ne divergent pas
uniquement sur un terrain méthodologique mais également ontologique. Le
constructivisme de D. Bordwell, qui postule une activité perceptuelle et
cognitive au-delà d’une simple réception de l’information, s’oppose à celui de
G. Currie qui ne fait pas appel à un spectateur actif. Bordwell formaliserait
d’après lui une simple réaction face à la passivité du spectateur dans le cadre
des schémas psychanalytiques. Il n’est pas nécessaire de détailler toutes les
discordances, mais il faut souligner qu’un certain consensus existe entre les
principaux théoriciens auxquels nous ferons appel : Carl Platinga, Greg
Smith26, Nico Frijda, J. Anderson27, Ed Tan28, Noël Carroll29 ou encore Warren
Bucklands30. Ce consensus est la remise en cause du règne d’un paradigme qui
a longtemps dominé la théorie du cinéma, un cocktail de psychanalyse
Lacanienne, de marxisme Althusserien et de sémiotique Barthésienne. Il
convient maintenant de détailler les cadres de réflexion qui fondent la
démarche cognitiviste. Au-delà de l’exposé de nos analyses des figures de
l’horreur, il s’agit de proposer un cheminement destiné à être réapproprié et
reformulé. Dans ce cadre, il est nécessaire de fournir une présentation
approfondie du support conceptuel de cette approche cognitiviste.

26
Passionate Views : Film, Cognition and Emotion (John Hopkins University Press, 1999)
27
The Reality of Illusion : An Ecological Approach to Cognitive Film Theory (Southern Illinois University Press,
1996)
28
Emotion and the Structure of Narrative Nilm : Film as an Emotion Machine (Laurence Erlbaum, 1996)
29
A Philosophy of Horror or Paradoxes of the Heart (Routledge, 1990)
30
The Cognitive Semiotics of Films (Cambridge University Press, 2000)

35
1.2.2 L’hypothèse de l’adaptationnisme

Le cognitivisme accepte le modèle dominant de la description de l’évolution de


l’être humain, le néo-darwinisme, ou adaptationnisme. L’homme n’est que le
produit d’une lente évolution qui détermine son aspect physionomique tout
aussi bien que son dispositif perceptivo-cognitif. Le processus de sélection
naturelle sélectionne les phénotypes (les formes) qui répondent aux
conditions environnementales avec le plus d’efficacité. L’échelle de temps de
cette évolution est considérable, et nous sommes donc équipés d’un dispositif
cognitif similaire à nos ancêtres, les premiers hominidés du Pléistocène. La
découverte de ces hominidés a donné naissance à une discipline, les
« Hunter-gatherers Studies », qui étudient, entre autres, nos prédispositions à
l’apprentissage. Notre dispositif cognitif s’est donc développé pour favoriser
la survie de ces hunter-gatherers, axée autour de deux principes : protéger et
explorer. Nous serions une simple machine à transmettre de l’information
génétique qui évoluerait selon des nécessités de survie, comme détecter ou
fuir devant le prédateur, sélectionner ou protéger la femelle la plus apte à
perpétuer le bagage génétique. Notre cerveau a évolué en développant ses
capacités à manipuler des informations extérieures, et non pour diriger son
activé vers lui-même. À défaut d’être lacunaire, on peut dire, en ce qui
concerne la survie de l’espèce, l’introspection est d’une moindre efficacité
qu’un déchiffrage rapide du monde extérieur. En dehors de toute
considération temporelle, c’est aussi pour cela que le système perceptivo-
cognitif de n’importe quel individu, quel que soit son degré de débilisation
devant le petit écran, n’est pas près de faire la différence entre l’apparition
réelle d’un meurtrier et une suite de points lumineux simulant cette même
situation. De fait, le cinéma, comme bien d’autres composants de notre
quotidien, est « évolutionairement inanticipé ». Ces précablages ancestraux
corégissent encore un bon nombre d’activités (les indicateurs de valeurs des
aliments prédisposent les individus au sucre et à la graisse et font la richesse
des chaînes de fast-food) et il convient de les intégrer à l’analyse du
fonctionnement du médium cinématographique. Cela met en évidence la
problématique autour de cette notion d’universalisme, que de nombreux

36
cognitivistes opposent de façon belliqueuse au relativisme linguistique. Selon
D. Bordwell31, « les universaux sont de bons candidats pour la part naturelle
du dispositif cinématographique », et il rappelle également l’importance des
conventions culturelles. Quand bien même le dispositif cinématographique
reposerait sur un support universel, le déchiffrage des œuvres
cinématographiques restera dépendant de leur cadre culturel. En adoptant la
démarche cognitiviste nous soumettons le fonctionnement du cinéma aux
contingences formulées par le modèle adaptationniste. Dans la vie
quotidienne ou au cinéma, notre appareil cognitif, dans sa frénésie de mise en
ordre du flux audio-visuel, concret ou cinématographique, se livre donc
constamment à des activités de catégorisation et prédiction. Il en est de type
achronique, l’acquisition de connaissances par les processus de
catégorisations, et diachronique, notre disposition à la prévision et
l’inférence. Notre organisme tend à construire un sens causal entre les
évènements qu’il perçoit, c’est une loi fondamentale de l’économie cognitive.
Un enfant regarde de moins en moins longtemps un élément familier, mais il
a besoin de plus de temps pour en appréhender la nouveauté. De plus,
toujours selon une logique d’économie cognitive, nous percevons « ce qui
doit être » davantage que « ce qui est ». Comme le résume le cogniticien
Claude Bonnet, « nous avons conscience de représentations cognitives qui ne
dépendent qu’en partie de nos sens. Nos connaissances antérieures, nos
attentes jouent un rôle dans l’interprétation que nous donnons de ces
informations »32. C’est le concept de « carte cognitive » dont nous avons
précédemment souligné la similitude avec la notion de genre. Ainsi même la
dimension artistique gagne à être envisagée dans cette perspective
cognitiviste. Kaplan33 propose de la considérer comme une manière de
transmettre de l’information affective. En présentant notre modèle d’une
horreur ludique nous nous inscrivons dans cette conception de l’œuvre d’art
fonctionnelle et qui se joue d’un dispositif perceptivo-cognitif inadapté.

31
Post–Theory : Reconstruction Film Studies (University of Wisconsin Press, 1996)
32 La perception visuelle des formes », Traité de psychologie cognitive tome 1 (Dunod, 2002)
33
Environmental preference in a knowledge-seeking, knowledge-using organism (Oxford University Press, 1992)

37
1.2.3 Le modèle de la psychologie cognitive et la question de l’émotion

Le cognitivisme exerce une influence croissante dans des domaines aussi variés
que la linguistique, la psychologie, les neurosciences et l’intelligence artificielle. Les
théories cognitives s’intéressent au fonctionnement psychologique du spectateur de
cinéma, il convient ainsi de préciser les cadres de la psychologie cognitive. On
détaillera les principes qui semblent pertinents en ce qui concerne l’analyse de l’«
horreur cinématographique », et on suggérera des points de contacts avec la focalisation
sur la dimension sonore. Les études cinématographiques ont toujours emprunté les
outils et le vocabulaire de la psychologie. Elles ont souvent recours à des notions
générales, comme celle d’émotion, sans s’interroger plus profondément sur leur
signification. La psychologie est définie par le Grand Larousse comme « l'étude
scientifique des faits psychiques, la connaissance empirique ou intuitive des sentiments,
des idées, des comportements d'autrui et des siens, l'ensemble des manières de penser,
de sentir, d'agir qui caractérisent une personne, un animal, un groupe, un personnage ».
En psychologie, le cognitivisme est l’étude scientifique de la structure et du
fonctionnement du système cognitif, c’est-à-dire de l’ensemble de processus mentaux
tels la perception, la mémorisation ou le raisonnement. Ce sont des processus qui sont
mis en œuvre entre les stimuli et les réponses de l’individu, à l’intérieur de cette “boîte
noire” que les béhavioristes considéraient comme scientifiquement inaccessible. Pour
reprendre la définition de Carol Tavris et Carole Wade34, « le béhaviorisme est une
approche qui consiste à se concentrer uniquement sur le comportement observable sans
faire appel à des processus mentaux qui ne sont pas directement observables. » Le
cognitivisme rejette la doctrine béhavioriste classique du fait qu’il s’intéresse
précisément à ces mécanismes du cerveau qui connectent des actions intentionnelles et
intelligibles à leurs expressions physiologiques. Le courant développé dans les années
1950 par Jerome Seymour Bruner est l’un des fondements de la psychologie cognitive.
Il affirme l’importance de facteurs « top-down » dans la perception, comme
l’expérience antérieure, l’éducation, la personnalité, les émotions, les valeurs, et les
mobiles. Inversement, les facteurs « bottom-up » liés aux stimuli et à l’environnement
ne suffisent pas à déterminer la perception. En la rendant dépendante de la tâche et de
l’orientation cognitive du sujet, Bruner oriente la perception dans une perspective
34
Introduction à la psychologie - Les grandes perspectives (ERPI, 2007)

38
cognitive. Ainsi, toute expérience perceptive est catégorielle, inférentielle et prédictive.
La perception dépasse la simple information en permettant d’effectuer des prévisions
sur d’autres propriétés de l’objet que celles qui ont permis l’inférence. Il est d’usage
d’établir une distinction entre deux types d’approche. Les approches cognitives sont
centrées sur le sujet et étudient les processus « top-down » liés aux connaissances
antérieures, et les approches cognitivistes, centrées sur les processus primitifs et
universaux, privilégient ainsi les processus « bottom-up » d’extraction et de traitement
de l’information. Les théories du cinéma se doivent d’analyser sa capacité à produire de
l’émotion. Avant d’approfondir cette notion à travers des éléments de psychologie
cognitive, il faut rappeler que les relations entre psychologie et cinéma doivent avant
tout éviter les travers du psychologisme. On développera notre proposition à partir
d’une hypothèse attenante : l’image et le son peuvent être interprétés comme une
construction de l’expérience du spectateur qui reformule les tensions cognitives et
émotionnelles des protagonistes.
Examinons maintenant le concept d’émotion. Le Grand Larousse la définit comme
« un état de conscience, agréable ou pénible, concomitant à des modifications
organiques brusques d’origine interne ou externe. Un changement extérieur ou intérieur,
s’il est subi et inattendu, peut produire un ébranlement de certains neurones, qui se
transmet au système neurovégétatif, lequel répond par des modifications vasomotrices,
l’accélération ou l’arrêt du cœur, de la respiration, la sécheresse de la bouche,
l’horripilation de la peau, les pleurs et les sanglots, divers troubles digestifs, le
tremblement des muscles, tous phénomènes échappant à notre volonté, mais dont nous
prenons conscience ». On peut d’ores et déjà interroger la différence entre émotion et
sentiment. L’avis de deux éminents neuroanatomistes, spécialistes des structures
émotionnelles, traduit bien l’ambiguïté de ces concepts. Pour Joseph LeDoux, émotion
et sentiment se confondent « une émotion est une expérience subjective, une invasion de
la conscience par la passion, [a feeling] »35. Antonio Damasio insiste quant à lui sur leur
distinction : « Les émotions sont des actions. Certaines se traduisent par des
mouvements des muscles du visage, comme des expressions faciales de joie, de colère,
ou du corps, la fuite ou la posture agressive. D’autres se traduisent par des actions
internes, comme celles des hormones, du cœur ou des poumons. Les émotions sont donc

35
The emotional brain (Weidenfeld & Nicolson, London, 1998)

39
d’une certaine façon publiques, on peut les mesurer, les étudier. Les sentiments, par
contre, sont privés, subjectifs. Ils sont ressentis par l’individu et lui seul. Il ne s’agit pas
de comportements mais de pensées »36. Ce désaccord est autant philosophique que
neurobiologique, et on retrouvera cette distinction significative entre émotion et
sentiment chez les théoriciens du cinéma. Selon la thèse cognitiviste, nous sommes
préprogrammés pour répondre de façon instinctive et automatique à certains stimuli
survenant à la fois dans le monde externe, environnemental, et dans le monde interne,
corporel. Ces réactions émotionnelles, ces émotions primaires, répondent à la tâche
principale de l'évolution : transmettre à la descendance des prédispositions utiles à la
survie. D'un point de vue neuronal, on peut décomposer une émotion primaire en trois
étapes : la perception du stimulus (données visuelles, sonores ou encore la douleur),
l’action de l’amygdale qui instaure un état corporel caractéristique de l’émotion (dans le
cas de la peur, frisson, tachycardie, spasmes, coliques...), et enfin, la perception de
l'émotion en rapport avec le phénomène déclencheur. Les réponses, dans un premier
temps automatiques, vont peu à peu être modulées par l'expérience et varieront dans
leur expression et leur intensité. Ainsi, une gamme de plus en plus importante de stimuli
entraîne des réactions de plus en plus personnalisées, c'est le phénomène d'apprentissage
de l’enfant, qui aboutira, à l’âge adulte, aux émotions secondaires. Ces émotions
primaires ne sont pas uniquement déterminées par notre jugement rationnel ou notre
passé individuel mais aussi par notre passé ancestral. Cela explique que nous pouvons
avoir des réactions émotionnelles instinctives archaïques difficilement acceptables par
notre conscience comme les pulsions de tuer, griffer ou mordre. L’« horreur
cinématographique » s’épanouit sur ce terrain, une de ses stratégies est le renversement
des rôles : au spectateur est alors refusé celui de la victime pour le placer du côté du
destructeur. The Descent est en réalité l’histoire d’une bestialisation des protagonistes,
la tension accumulée tout au long du film ne se dissipera que lorsque l’héroïne cèdera à
ses pulsions de destruction.
Loin de prétendre circonscrire le lieu et l’essence de l’émotion, la démarche
cognitiviste offre néanmoins de nouvelles pistes. À chaque émotion correspondrait une
unité cérébrale fonctionnelle distincte. Cependant la plupart des neuroanatomistes
s’accordent pour reconnaître l’absence de « centres » uniques des émotions comme

36
Le Sentiment même de soi (Odile Jacob, 2002)

40
d’ailleurs de la raison, de la motricité, de la vision ou du langage. Il est alors nécessaire
de se concentrer sur la nature fonctionnelle de l’émotion. Dans leur essai, Fright
Reaction to Mass Media37, Joanne Cantor et Mary Beth Oliver tentent d’expliquer la
peur en se référant au modèle pavlovien. Ce dernier fait déjà référence à un axiome
central des théories cognitivistes, le dispositif perceptuel et cognitif du spectateur du
cinéma est identique à celui qu’il utilise lorsque qu’il est en train d’acheter son billet
quelques minutes auparavant. Un deuxième axiome fondamental, qui dérive du modèle
adaptationniste, est l’intégration de l’émotion dans une structure de rentabilité
cognitive. En réaffirmant la nature fonctionnelle de l’émotion, on instaure une relation
bidirectionnelle entre émotion, croyance et connaissance. C’est précisément le sens de
la critique de l’ « Erreur de Descartes » par Damasio. À la lumière de ses travaux en
neuroscience et en psychologie, il reformule le monisme spinozien, corps et esprit sont
deux aspects de la même substance, et il rend hommage aux intuitions d’un Spinoza
« protobiologiste ». Le concept philosophique de « conatus »38, cet effort incessant de
chaque organisme pour persévérer dans l’être trouve son équivalent organique dans « la
sagesse neurobiologique » de notre cerveau, développée par l’évolution pour nous aider
à gérer notre corps. La simple évocation de la souffrance ou de la mort suffit à perturber
notre équilibre physiologique. A ce déséquilibre, le conatus répond par des réactions
émotionnelles quasi-réflexes et bénéfiques : la fuite face au danger ou l’inhibition de la
douleur quand il faut se défendre. Une émotion correspond donc à la perception de
manifestations visibles ou invisibles du corps. On nomme « marqueurs somatiques » ces
réactions physiologiques associées à des évènements antérieurs et qui ont une forte
valence émotionnelle. Les sentiments deviennent des «sentinelles» qui conscientisent
l’état de l’organisme à un moment donné, ils sont la preuve de notre capacité
intrinsèque à défendre et à restaurer notre homéostasie. Les états joyeux, ressentis ou «
imaginés », correspondent à des états d’équilibre : la coordination physiologique est
optimale et la survie favorisée. Au contraire, les états négatifs comme la peur sont les
marqueurs d’un déséquilibre fonctionnel qui implique une action régulatrice. Ressentir
une émotion suppose une variation dans l’homéostasie du corps, ce qui déclenche
l’émission par le cerveau de peptides neuro-modulateurs qui diminuent ou accroissent le
tonus musculaire. Une précision est capitale en ce qui concerne le cinéma : cette
37
Media Effects: Advances in Theory and Research (Routledge Communication Series, 2002)
38
Ethique

41
émission est indifférente à l’aperception de la scène, son évocation consciente, ou à sa
perception. En d’autres termes, il est impossible de discerner une émotion réelle de ce
que certains ont dénommé pseudo-émotion cinématographique. L’émotion ne doit donc
pas être considérée comme un simple état de conscience mais comme un état à la fois
psychique et corporel.

42
1.2.4 Naturalisation de la peur : une disposition à l’action.

43
Le champ de recherche de la neuroscience cognitive se propose d’établir un
modèle computationnel des mécanismes émotionnels, où cognition et émotion
sont intimement liées. Dans le cas de la peur, le choix entre « se battre ou fuir »
est plus qu'une réponse comportementale, il entraîne des changements dans
l'environnement neurochimique de notre cerveau et de notre corps et a une
influence majeure sur les activités cognitives. Toute émotion correspond en
réalité à un profil d'amorçage et d'inhibition de processus automatiques et
hormonaux. Aussi, les explications « cognitivistes » s’opposent aux
explications « sensorimotrices ». Pour les confronter il est nécessaire d'en
préciser les frontières, ce problème nous renvoie aussitôt à la définition de ce
qu'il faut entendre par «cognitif». Si l’on accepte le terme de cognition dans
son sens large, désignant l'ensemble des activités d'acquisition et d'utilisation
des connaissances, ce concept engloberait donc tout ce qui, dans l'organisation
du sujet, est modifié ou modifiable par l'expérience. Dans ces conditions, les
deux types d’explication doivent alors être conciliées. La cognition ne peut se
réduire à la seule dimension de l'intellection calculatoire et de la planification
rationnelle, la coexistence d’un sujet et d’un monde est inséparable d'une
inscription corporelle de l'esprit, et par là, elle comporte une dimension
émotionnelle essentielle. Lorsque je m'assois, je me révèle à moi-même
l'agrément du monde vu d'une chaise, la jouissance ressentie est au coeur
même de ce qui est « rendu présent ». Notre hypothèse de travail repose sur
l’interdépendance entre cet effet de « présence», l’émotion et la dimension
sonore comme son lieu de naissance. Tout comme une partie de philosophie
contemporaine s’est assignée un projet de naturalisation de l’esprit, les
sciences cognitives tentent de naturaliser la peur et ainsi d’en circonscrire ses
lieux d’émergence ou de constitution. Les expériences de LeDoux, réalisées
chez le rat, suggèrent que l'amygdale permet d'associer par un apprentissage
implicite une valeur aversive à un stimulus préalablement neutre. C’est en
travaillant sur des gènes amygdaliens que l’équipe de Gleb Shumyatsky a
repéré le gène stathmine, qui serait partiellement responsable des mécanismes
de survie dérivés de la peur39. En étudiant le comportement de souris chez

39
Cell (numéro de Nov. 18)

44
lesquelles ce gène était désactivé, elle en a conclu à son implication dans
l’expression de la peur acquise et innée. D’après cette étude, les cerveaux de
souris qui manquent de stathmine révèlent un nombre inattendu de micro-
tubes, éléments essentiels du cytosquelette. Ce gène contrôle l’assemblage et le
désassemblage de structures moléculaires : « en ce qui concerne la mémoire, le
cerveau doit être en mesure d’effectuer rapidement ces opérations sur les
micro-tubes afin de former les connexions nécessaires, un défaut de stathmine
peut donc diminuer les capacités de l’amygdale en induisant une surproduction
de micro-tubes, nuisible à la flexibilité du système». L'amygdale est le lieu de
ces associations sensori-émotionnelles. L'hippocampe, quant à lui, permettrait
l'élaboration d'associations entre ces informations extérieures. Le rôle de
l'amygdale dans la mémoire émotionnelle semble parfaitement complémentaire
du rôle de l'hippocampe dans la mémoire explicite. La peur est considérée
comme une émotion humaine primaire avec un fort ancrage phylogénétique. Il
est cependant légitime de se demander si l'amygdale assure un rôle comparable
chez l’homme et chez le rat.

45
Revenons à cette notion d’apprentissage. Comme nous l’avons évoqué
précédemment, on peut considérer le visionnage du film d’horreur comme un
apprentissage intra ou inter-textuel. De même, le traitement sonore peut être
envisagé selon ce modèle, et l’« horreur cinématographique » se révèle un
riche espace d’apprentissage auditif. Ce point précis sera développé à partir de
cette incitation de Michel Chion à « apprendre à écouter » et en reprenant la
notion d’« écoute réduite » élaborée par Schaeffer. La recherche d’un ancrage
génétique des structures de la peur met en évidence la nécessité d’une
démarche préalable de naturalisation de l’émotion. La fonctionnalisation de
l’émotion implique donc l’incarnation du dispositif perceptivo-cognitif. On
verra comment cette approche conduit à articuler étroitement émotion,
cognition et action. Il est utile de préciser les théories de la perception à partir
desquelles nous élaborons notre proposition. En réaction aux théories
gestatliennes, James J. Gibson a fondé l’approche écologique de la perception
dans le domaine visuel. Elle consiste à étudier une perception directe, dirigée
vers l’environnement, et dans des conditions naturelles. Cette théorie de la
perception est basée sur la notion d’« affordance » qui se définit comme
l’« information potentiellement utile et pertinente pour l’action d’un individu
», c’est-à-dire un compromis entre les possibilités offertes par
l’environnement, les capacités d’utilisation et les contraintes structurales de
l’individu. Dans le cadre du modèle écologique, la vision et l’audition ne se
sont pas développées pour favoriser une conscience du monde extérieur mais
pour guider nos actions, comprendre des liens de causalité, communiquer ou
établir des plans d’action. C’est un courant de traitement orienté vers l’action, à
la recherche de ces « affordances », en termes Gibsoniens, et qui nécessite
alors des informations spatio-temporelles et non pas une conscience de l’objet.
Ce traitement n’a aucune raison d’être désactivé devant un écran de cinéma.
L’environnement est décrit en termes de changements et d’invariants, par
opposition à la construction physique de dimension temporelle, ainsi que de
substances et de surfaces, par opposition aux dimensions spatiales. C’est un
modèle de vision ambulante qui permet de distinguer l’émergence
d’interactions entre objets et environnement. En termes auditifs, il s’agit de

46
fonctions similaires, destinées à évaluer nos capacités d’action et ainsi la
structure de l’environnement extérieur. Les modifications de cet
environnement, dû au déplacement du sujet, entraînent des transformations du
stimulus. Les règles de transformation spécifient alors si le changement
provient de l’environnement ou bien du sujet. L’individu recherche des
invariants dans un ensemble de stimuli changeants. Nous retiendrons de cette
approche la nécessité d’étudier la perception de manière contextuellement
située, mais nous considérons, à la différence de Gibson, que l’information
n’est pas entièrement disponible dans l’environnement. Nous formulerons ainsi
l’hypothèse cognitiviste : la perception n’est pas restreinte à l’extraction
d’information du stimulus, et il existe des représentations préalables qui
contribuent à la perception de la stimulation dans un environnement donné. La
cognition est donc un traitement de l’information, elle est mentale et nichée
dans le système nerveux central. Selon le cognitivisme classique, l’information
est modélisée comme une manipulation de représentations qui ont pour statut
de symboliser, à l’interne, un monde extérieur. On retrouve ici la même
scission antédiluvienne entre réalisme et idéalisme philosophique autour de
l’existence ontologique du réel indépendamment de l'esprit. Les biologistes
Maturana et Varela40 ont opposé à ce paradigme représentationaliste un
paradigme énactionniste, selon lequel le monde n’est pas prédéterminé et ses
propriétés n’existent pas antérieurement à l’activité cognitive. La cognition est
alors envisagée comme un bouclage perception-action, c’est l’entité cognitive,
dans un rapport au monde constructif, qui fait advenir les propriétés de ce
monde. Cette perspective analytique fait prédominer le concept d’action sur
celui de la représentation et affirme une cognition incarnée, c’est pourquoi il
convient de la nommer « énaction ». La conception écologique désignait déjà
cette relation consubstantielle entre perception, mouvement et action. La
théorie « énactionniste » propose de la transposer ou plutôt de l’étendre en y
introduisant la notion d’intentionnalité, largement reprise par les théories
cognitives. Varela propose une modélisation "neurophénoménologique" selon
laquelle la représentation n’est plus un état mental doté d'un contenu

40
The Tree of Knowledge : The biological roots of human understanding (Boston & London: Shamabala, 1987)

47
linguistique qui tiendrait lieu d'un objet prétendûment originaire, mais comme
une activité relationnelle où coadviennent le sujet et l'objet d'une visée
intentionnelle. La conséquence est simple : sans organisme doté d'un système
nerveux central et de dispositifs de couplage sensori-moteur, il n'y aurait que
des ondes électromagnétiques et mécaniques. L’usage ordinaire du terme
« intentionnel » correspond à une action exécutée délibérément sur le modèle
objectif/stratégie. Un deuxième sens dérive quant à lui de la phénoménologie.
Face à Descartes qui voyait ces représentations comme des simulacres du
monde, la phénoménologie s'est définie par le projet de rompre avec cette
conception classique en substituant à cette représentation-miroir un concept
d’intentionnalité comme acte de connaissance. Brentano écrivait en 1874 :
« Par “présentation“, je ne veux pas dire cela-même qui est présenté, mais bien
plutôt l'activité même de présentation », posant ainsi les fondements de
l'intentionnalité phénoménologique. La présentation de cette théorie de
l’énaction nous conduit à examiner le rôle crucial que joue l’intentionnalité
dans les attentes du spectateur de l’horreur. On s’efforcera d’évaluer les
dispositifs sonores qui engagent ce spectateur en l’obligeant à réévaluer
l’image à partir d’une intentionnalité sous-jacente. On retrouve ici le modèle
d’une cognition orientée pour prévenir des dangers imminents.

48
On a décrit le film d’horreur comme un objet qui se déploie autour de l’émotion
de peur. Dans Emotional memory and psychopathology41, Joseph LeDoux
propose un modèle du circuit de la peur, et démontre le rôle majeur joué par
l’amygdale, une structure en forme d’amande qui se situe dans la partie
antérieure du lobe temporal. L’ensemble des cortex sensoriels possède des
connexions avec l’amygdale et celle-la est en relation directe avec les régions
de cerveau qui assurent l’expression de la peur. Il existerait deux circuits de la
peur : un circuit court, qui passe directement du thalamus à l’amygdale, et un
circuit long, qui interpose le cortex entre ces deux derniers. Le cortex va
affiner l’analyse du stimulus déclencheur, visuel ou auditif, et ainsi maintenir
ou freiner l’action de l’amygdale sur les structures responsables de l’expression
corporelle de la peur telle que l’accélération du pouls, la pâleur ou
l’immobilisation du corps. Prenons l’exemple du promeneur du dimanche qui
perçoit, via son thalamus, l’image floue d’un bâton qui pourrait s’avérer être un
serpent, le thalamus active l’amygdale qui va enclencher les réactions
corporelles de la peur. Parallèlement, le thalamus envoie l’information au
cortex visuel qui détaille l’image, la fonction amygdalienne est renforcée ou
freinée en cas de confirmation ou d’infirmation ; les expressions corporelles de
la peur vont alors être accentuées ou estompées. La catégorisation précise n’a
pas la priorité sur les mécanismes de survie basique, la voie courte thalamus-
amygdale permet d’assurer ces réactions de survie dans un délai très court et au
détriment d’informations floues. Douze millisecondes sont nécessaires pour
qu’une stimulation acoustique atteigne l’amygdale chez le rat, le détour par le
cortex exigerait le double de temps. Ces « erreurs » sont intégrées au système
pour favoriser la vitesse de traitement et donc l’efficacité cognitive. Des
techniques d’imagerie cérébrale ont mis en évidence une activation de
l’amygdale chez les sujets exposés à des visages menaçants et une activation
amplifiée lorsqu’ils souffrent d’anxiété, ou de stress post-traumatique. Les
troubles anxieux seraient, d’après LeDoux, liés à une activation pathologique
du circuit court. Les sujets dont l’amygdales est lésée, ne connaissent pas ou ne
reconnaissent plus la peur ; à la vue de visages exprimant différentes émotions

41
Department of Psychology, New York University, 1997.

49
ils sont incapables de détecter ceux considérés comme effrayants. Enfin, le
cortex préfrontal latéral est le siège de plusieurs fonctions cognitives comme
l’anticipation, la planification ou la capacité d’abstraction. Au cours de
l’évolution, le contrôle du cortex préfrontal sur l’amygdale n’a pas cessé de
s’accentuer. Chez l’homme, les voies du cortex vers l’amygdale restent
limitées en comparaison des voies inverses, ce déséquilibre structurel explique
sans doute l’impact de l’émotion sur la pensée et sur la raison. On a
précédemment exposé l’interdépendance entre émotion et action, mais il
convient de considérer celle entre émotion et raisonnement. Le processus de
raisonnement consiste en une analyse des différentes possibilités afin de choisir
l’orientation la plus adéquate. Sa finalité est de sélectionner une réponse, à un
moment donné et en rapport avec une situation donnée, ce qui correspond, sur
le plan neural, à une succession d'images, engendrées pour la circonstance et
qui entrent et sortent du champ de conscience. C’est ici qu’interviennent les
marqueurs somatiques, une sorte de mémoire émotionnelle qui correspond à
l'association entre une image mentale et une perception corporelle. Face à une
situation perçue comme menaçante, le corps va présenter une réaction viscérale
qui sera ressentie comme déplaisante. Si le marqueur est négatif il va
engendrer un "signal d'alarme" et d'écartement. L'organisme va privilégier
certaines options, diminuer le volume des opérations et accélérer le
raisonnement à proprement dit. Il peut y avoir perception consciente de
l’émotion, c’est la sensation corporelle, ou inconsciente sous la forme de
dénomination implicite. Voici à titre d’exemple, une expérience citée par
T.Grodal42 : des hommes sont invités à élaborer une histoire à partir de la
photo d’une femme, un groupe est installé dans une pièce, l’autre suspendu
sous un pont. Les histoires du second groupe s’avèrent bien plus érotiques, il
semblerait que la peur ai été re-labélisée, et ainsi implicitement exprimée et
matérialisée.

42
Moving Pictures: A New Theory of Film Genres, Feelings, and Cognition (Oxford 1997)

50
Après avoir présenté les principales tensions mises en jeu par la notion
d’émotion, on peut dès lors apprécier la complexité de la relation entretenue
entre l’émotion du spectateur et celle du protagoniste, voire de la situation. On
se propose d’analyser les processus mis en œuvre lors de cet engagement du
spectateur, difficilement réductible à la notion traditionnelle d’identification.
Barthes affirmait la nécessité d'une épistémologie et d'une éthique de la lecture,
l'auteur n’étant plus que le nom d'une norme pour l'interprétation. Il évoque
dans Le Plaisir du texte, cette figure d’un auteur désiré : « d'une certaine façon,
je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa
projection), comme il a besoin de la mienne ». On peut déjà dégager un point
de contact entre l’approche cognitiviste et notre choix de focalisation sur la
dimension sonore : la notion d’intentionnalité. La notion d’auteur telle
qu’exprimée par Barthes fait référence à cette nécessité pour le spectateur de
détecter une intention. Dans le cas de l’horreur, on peut généraliser cette
conception en y substituant une intentionnalité diffuse. En ce sens, l’« horreur
cinématographique » serait le lieu d’une direction cognitive du spectateur, sur
le modèle de la situation de survie, ce qui semble offrir des pistes d’analyse
fructueuses concernant la bande-son. La dimension sonore ajoute à l’image une
« présence » et assoit les dispositifs communicatifs de la menace. Cette
spécificité sonore est fondatrice de la peur, c’est cette tendance à l’action
continuellement mise en défaut qui est à l’origine de l’engagement du
spectateur.

1.2. 5 L’hypothèse de la mise en défaut du dispositif cognitif.

51
En ce qui concerne la problématique de l’engagement du spectateur, la notion
d’identification a longtemps monopolisé une grande partie des recherches.
L'identification est originellement une notion psychanalytique. L’identification
primaire, telle qu'élaborée par Freud et reprise plus tard par Lacan, est définie
par J.Laplanche et J.B.Pontalis comme : « Un processus psychologique par
lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se
transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci. La
personnalité se constitue et se différencie par une série d’identification ».
L'enfant, qui réussit à différencier dans le miroir son image de celle de l'autre,
va « s'identifier à lui-même comme unité en percevant le semblable comme un
autre », il réussit alors à se dissocier de son entourage et se constitue comme
sujet. Les identifications secondaires sont celles par lesquelles le sujet sort de
la crise œdipienne et lui permettent de constituer son moi : « les
investissements sur les parents sont abandonnés en tant que tels et se
transforment en une série d'identifications, dites « secondaires », par lesquelles
vont se mettre en place les différentes instances du moi, du surmoi, de l'idéal
du moi ». Les études filmiques se sont réappropriées ces notions. C'est Jean-
Louis Baudry qui met en place cette double identification dans ce qu'il appelle
« l'appareil de base » du cinéma, cette notion, bien que tributaire de son
analogue psychanalytique, ne peut être confondue avec elle. L’identification
primaire se veut l'identification au sujet de la vision, ce qui permet alors
l'identification secondaire aux personnages. Christian Metz définit ainsi
l'identification cinématographique primaire : « l'identification au regard propre
est secondaire par rapport au miroir, c'est-à-dire pour une théorie générale des
activités adultes, mais elle est fondatrice du cinéma et donc primaire lorsqu'on
parle de lui : c'est proprement l'identification cinématographique primaire »43.
Le spectateur se pose comme sujet « privilégié, central et transcendantal de la
vision », mais qui « a déjà connu l'expérience du miroir et qu'il est donc
capable de constituer un monde d'objets sans avoir à s'y reconnaître d'abord
lui-même ». L'auteur compare ainsi l'écran cinématographique à un miroir
duquel le sujet est absent, d'où la nécessité pour lui de se projeter sur un ou

43
Le signifiant imaginaire : psychanalyse et cinéma (Union générale d'éditions, 1977)

52
plusieurs protagonistes. Cette définition pêche inévitablement par
luminocentrisme, il n’y a pas de raison d’éliminer la bande-son de ce processus
d’identification primaire. Metz définit ensuite les identifications
cinématographiques secondaires comme étant les « identifications aux
personnages, avec elles-mêmes leurs différents niveaux ». Sous sa forme la
plus simple, l'identification cinématographique secondaire demeure
l'identification au personnage de l'écran ; il s'agit d'une identification
symbolique faisant appel aux mêmes affects que l'identification du sujet
œdipien. Cependant, le terme d’identification est sujet à de nombreux usages et
il recouvre alors des significations diverses. Le spectateur peut apprécier le
personnage, il peut reconnaître dans la situation des circonstances qu’il a déjà
éprouvé, il peut avoir des valeurs, des sentiments ou des intérêts communs, ou
le spectateur peut être en prise à l’illusion qu’il est lui-même le protagoniste.
Ces différentes acceptions du terme sont certainement pertinentes, notre propos
n’est pas de réfuter les concepts d’identifications primaires ou secondaires
mais de mettre en cause leur tendance dogmatique. L’identification peut
également être considérée comme une stratégie narrative, c’est le schéma
classique du cinéma dominant, et il convient interroger sa relation avec
l’horreur. L’angoisse du spectateur est proportionnelle à sa sympathie pour le
personnage ce qui peut être expliqué à l’aide de la notion d’identification
empathique, cette « capacité intuitive et spontanée à entrer dans l’esprit des
autre afin d’imaginer ce qu’ils pensent et ressentent »44. Les stratégies
identificatoires ont probablement un rôle à jouer dans le film d’horreur,
cependant elles ont souvent été mises en cause de par leur incapacité à restituer
ou exprimer l’horreur réelle. Dans La liste de Schindler (Steven Spielberg,
1993), ce dispositif est poussé à son paroxysme dès l’entrée dans les camps, et
plus spécifiquement dans la chambre à gaz. Le spectateur est alors
frontalement confronté à l’obscénité de l’image qui le renvoie à son corpus
d’images personnelles, il n’a pas la capacité de les dépasser. On est en face
d’une différence fondamentale entre l’« horreur cinématographique »,
circonscrite au monde fictionnel, et l’« horreur » qui trouve ses racines dans

44
Human universals (Donald Brown, Temple University Pres, 1991)

53
l’histoire de l’humanité. C’est le passage de la « petite histoire » personnelle à
l’« Histoire », à travers sa composante horrifique. C’est ainsi que le
documentaire a depuis longtemps affirmé une nécessaire stratégie du détour,
radicalement opposée à ces dramaturgies identificatoires de la peur. Il existe
donc plusieurs horreurs présentes au cinéma, pour lesquelles la notion
traditionnelle de « suspension de la croyance » de la part d’un spectateur passif
ne semble pas la plus appropriée. On peut reprendre la classification établie par
N. Carroll45 pour résumer les différentes conceptions de l’engagement du
spectateur : « illusion theory », « prétend theory » et « thought theory ». La
théorie illusioniste postule un spectateur en prise à une illusion, sa croyance en
la présence réelle du monstre étant à l’origine de sa peur. Selon Noël Carroll,
cela serait une simplification inepte, un spectateur soumis à cette illusion ne
pourrait pas continuer à savourer l’histoire. Il soumet alors l’idée que nous
n’abandonnons à aucun moment notre connaissance de la nature fictionnelle
des évènements, on ne perçoit pas le monde fictif, mais on l’imagine. La
« pretend theory » affirme qu’il s’agit non seulement d’une croyance en
l’existence des entités fictives et énonce la nature illusoire des émotions
qu’elles provoquent. N. Carroll répond à cela qu’il est vain de chercher la
différence entre un état émotionnel et l’illusion de ce même état émotionnel, et
on a vu en quoi les récents travaux des sciences cognitives lui donnent raison.
La « thought theorie » récuse le fait que nous ressentons de véritables émotions
devant ces évènements fictifs, elle s’oppose à l’utilisation du terme de
croyance, qui postule un spectateur abusé par l’apparente vérité de la
proposition. On se propose alors d’évacuer toutes les métaphores autour du
mensonge et de la caverne de Platon, et on suggére, en suivant le modèle de T.
Grodal, que les notions de jeu et de simulation sont les processus
fondamentaux de l’expérience cinématographique.

45
The Philosophy of horror or Paradoxes of the Heart (Routledge, 1990)

54
Pour reprendre les termes de Damasio : « les émotions sont des actions ». Cette
mise en relation de ces deux termes, ouvre la voie à notre hypothèse de la mise
en défaut du dispositif cognitif. Le film d’horreur propose une mise en
situation délibérément paradoxale, le spectateur se soumet aux aléas cognitifs
et perceptuels de la fiction tout en se privant de ses capacités de réaction. Selon
le psychologue Nico Frijda, toute évaluation d’une situation est une évaluation
de ses propres possibilités d'action : c’est le concept de tendance à l'action.
Dans son ouvrage, il définit les émotions comme des « modes de préparation à
l’action, soit sous la forme de tendances à instaurer, maintenir ou interrompre
une relation avec l’environnement, soit sous la forme de dispositions relatives à
l’action en tant que telle » 46. Le suspense cinématographique fournit un parfait
exemple de ce qu’il nomme une tendance à l'action virtuelle : nous souhaitons
intervenir et c’est cette frustration acceptée qui est la source de notre
engagement. La mise en défaut de notre appareil cognitif, ou tout du moins son
inadéquation avec l’objet filmique devient la pierre angulaire de la position du
spectateur. C’est un processus que E. Tan et N. Frijda nomment
« sentiment »47 : une sensation d’impuissance face à un évènement fictif. Ils
identifient ensuite trois thèmes principaux qui provoquent une réaction
sentimentale : la séparation-réunion, la justice en péril et l'émerveillement. La
mise en péril de la justice est un constituant de l’horreur mais c’est la
séparation-réunion qui joue un rôle primordial. Comme on l’a suggéré
précédemment, une des particularité du visionnage du film d’horreur est cette
promesse d’un engagement viscéral, ou du moins corporel. D’après Claude
Bailblé48, le spectateur de cinéma est le lieu de résidus sensori-moteur, il
donne l’exemple de celui qui s’accroche au fauteuil lors d’un travelling
effréné, mais on pourrait également citer les mouvements de tête et autres
sursauts. En ce sens, le développement du cinéma 3D nécessiterait un nouveau
travail d’investigation sur ce sujet. Le cinéma d’horreur sera probablement
renouvelé à travers cette évolution médium, et il serait intéressant de

46
The Emotions - Studies in Emotion and Social Interaction. (Cambridge University Press, 1987)
47
Sentiment in Film Viewing», dans Passionate Views: Film, Cognition, and Emotion (Hopkins University Press,
1999)
48
La perception et l’attention modifiées par le dispositif cinéma (Thèse de doctorat en esthétique, paris VIII)

55
considérer la 3D comme une moyen d’amplifier ces résidus sensori-moteurs,
source d’un engagement du spectateur. C. Bailblé constate que la position du
spectateur, qui limite l’amplitude de ces mouvements résiduels, favorise le
succès des films qui leur offrent une « amplification imaginaire » (les arts
martiaux). On peut émettre l’hypothèse que le spectateur du premier rang
recherche une immersion cognitive plus intense, et que la composante
primitive de sa vision sera davantage sollicitée que chez le spectateur du fond
de la salle. Personnellement je conserve une distance « psychologique »
conséquente face au contenu des images, mais je suis extrêmement sensible à
ces résidus sensori-moteurs qui fondent en partie mon plaisir face au film
d’horreur. On peut observer une possible corrélation entre des personnes trop
sensibles au contenu horrifique et leur tendance à limiter l’immersion en se
positionnant au fond de la salle. On peut considérer que ces réactions
physiques ne sont pas dues aux émotions mais à des « activations imaginaires
d’action » qui entraînent des effets somesthésiques comme l’augmentation du
rythme cardiaque ou respiratoire.

56
En ce qui concerne la cognition et l'émotion au cinéma, le modèle le plus
développé à l'heure actuelle semble être celui de Torben Grodal. Partisan de
l'hypothèse holistique, selon laquelle la cognition et l'émotion sont
inextricablement liées, il affirme que toute situation fictive ou non fictive
requiert à la fois une évaluation cognitive, la recherche des causes et des
motifs, et une évaluation affective, celle des préférences personnelles.
L'évaluation émotive fournit alors un cadre qui oriente l'analyse cognitive qui
permet à son tour d'actualiser ces préférences. L’évolution des capacités
cognitives et le développement de certaines réactions émotionnelles sont donc
orientés par des considérations pragmatiques : nous tendons à percevoir et
représenter le monde tel que, de par nos actions, nous pouvons mettre en œuvre
nos dispositions corporelles et psychiques de façon optimale. Dès lors, les
activités imaginatives comme l’engagement dans des fictions visuelles et
auditives sont donc bénéfiques car elles exercent notre dispositif cognitif et
émotionnel en simulant des réponses potentielles aux futurs aléas de
l’environnement. Le cinéma, et à fortiori le film d’horreur, s’inscrit dans ce
processus que l’on reformulera à partir de la notion de jeu. Grodal énonce dès
le début de son ouvrage49 une hypothèse intéressante en ce qui concerne notre
objet d’étude : « Il existe une relation systématique entre les processus
mentaux incarnés et les configurations activées dans un certain type de fiction
visuelle, ses tonalités émotionnelles, la qualité modale des affects, le émotions
ou les sentiments engendrés. Des genres prototypiques évoqueront des tonalités
et des modes caractéristiques ». Parallèlement, Greg Smith développe sa
théorie de l’émotion-simulation50. Les films seraient des « invitations au
ressenti » et il nomme sa démarche le « mood-cue approach ». Selon lui, le
principal effet émotionnel des films est de créer un « mood », ce que l’on
pourrait traduire par le terme d’atmosphère émotionnelle ou « humeur ». Alors
que les émotions sont brèves, intenses et intermittentes, les « moods » ont une
durée plus importante et sont constamment réalimentées. Les émotions sont
ainsi dépendante alors de ces « états orientatoires ». La plupart des théoriciens
de l’émotion filmique estiment que la narration et l’identification sont au cœur
49
Moving Pictures: A New Theory of Film Genres, Feelings, and Cognition (Oxford 1997)
50
Film Structure and the Emotion System (Cambridge University Press, 2003)

57
de la réponse émotionnelle, la puissance de cette « mood-cue approach » réside
dans sa focalisation sur la notion de style. Cette expérience affective, via
l’association d’éléments stylistiques ainsi que des processus moins
prototypiques que l’identification, s’accorde avec notre modèle de l’« horreur
cinématographique ». Notre proposition converge avec ce modèle qui propose
d’étudier l’engagement du spectateur selon de nouvelles modalités. Il est alors
judicieux de rapprocher ce concept de style de G. Smith de celui de Johanne
Riis51. Johanne Riss exploite la notion de troisième sens de Barthes au sein
d’une conception cognitiviste. Ce concept fournit le point de départ d'une
réflexion portant sur un type de réponse spectatorielle qui ne se prête pas en
soi à une description en termes de signification, dénotative ou connotative, et
qui ne dépend pas de la progression de l'histoire. Elle évoque un autre mode de
réception qui s’apparente à une expérience du sublime mais qui doit être
compris en termes psychologiques comme le résultat de processus émotifs et
cognitifs du spectateur. Dans son essai52, Roland Barthes s'attachait à recueillir
les effets d'un « sens étrange, sens étranger aussi bien à celui de la connotation,
ou du sens symbolique, qu'à celui de la dénotation [...] il porte une certaine
émotion, [...] c'est une émotion-valeur, une évaluation». Ce troisième niveau de
sens, « obtus », qui échappe à la description et pour lequel la linguistique ne
serait d'aucun secours, présente de nombreuses ressemblances avec ce concept
de style évoqué plus haut, il invite à considérer les aspects d’un film non plus
uniquement en termes conceptuels mais expérientiels. Pour ce qui est des états
émotionnels non définis par la cognition, nous dirons avec Frijda53 que ce sont
« des modes de préparation à l’action qui témoignent du fait qu’une réponse
adaptée ne peut pas être mise en place : des états de perturbation, d’inhibition
ou de déséquilibre ». Ces états émotionnels se distinguent des émotions bien
définies car ils surgissent dans une situation où les enjeux sont difficilement
identifiables, Frijda parle alors d'une « dédifférenciation de l’espace
émotionnel ». D’après Barthes, le troisième sens « excède la copie du motif

51
L'expérience émotionnelle et le style. Le troisième sens, l'excès et le sublime vus à la lumière des états émotifs
(Cinémas : revues d’études cinématographiques, vol.12, n°2, 2002)
52
Le troisième sens. Notes de recherches sur quelques photogrammes de S.M. Eisenstein (L’obvie et l’obtus,, Essais
critiques III, Éditions du Seuil, 1982)
53
The Emotions (Cambridge University Press, 1993)

58
référentiel ». On peut établir un parallèle avec cette situation qui ne
présenterait pas de prise à notre action, cela, en raison d'une « dédifférenciation
» de la signification contextuelle. Ces éléments rappellent l’hypothèse de la
mise en défaut évoquée précédemment, ce concept de style induit la nécessité
de considérer un autre mode de réception, c’est la focalisation sur la dimension
sonore qui sera notre support de travail pour dégager cette nouvelle modalité
de l’engagement du spectateur. Chez K. Thompson54, le concept même de
style est explicite. En effet, il est partie prenante de sa définition de l'excès :
« le style est, en combinaison avec la forme, un système unifié de structures
caractéristiques de l'œuvre, l'excès recueillant ces aspects matériels qui ne
forment aucun motif caractéristique ». Parler de style, c'est nécessairement
présupposer un but. En d'autres termes, le concept de style ne s'applique qu'aux
artefacts, aux produits du labeur humain, et on peut y déceler cette notion
d’intentionnalité sur laquelle on a déjà insisté. Le style est un moyen parmi
d'autres, un des moyens dont disposent les réalisateurs pour procurer des
expériences émotionnelles. En ce sens, l’artiste est une sorte d’instigateur
d’expérience. Pour reprendre les termes d’Alva Noe, la notion d’ « art
expérientiel » fournit aux percevants des occasions de s’appréhender eux-
mêmes dans l’exploration perceptuelle. Steven Pinker, dans How the Mind
Works55, affirme qu’un tableau « n’est rien d’autre qu’une façon d’arranger la
matière de manière à constituer un schéma identique aux objets réels ». L’idée
est simple, devant un tableau, nous ressentons la scène dépeinte, le tableau
produit en nous l’effet qui pourrait être produit par la scène réelle. Cependant,
selon la vision énactive, nous rencontrons le monde à travers une exploration
active en utilisant notre compréhension des schémas de contingence
sensorimotrice.

54
The Concept of Cinematic Excess » dans Film Theory and Criticisme : Introductory Readings (Oxford University
Press, 1999)
55
W. Norton & Company, 1999

59
Hume défendait l’idée qu’il nous est impossible de faire de notre expérience
perceptuelle l’objet de notre réflexion, nous ne pouvons rencontrer que ce qui
est vu et non l’acte de voir en lui-même. Cette transparence de l’expérience est
l’objet d’un affrontement philosophique qui est toujours d’actualité. Kant
s’opposa à cette idée et insista sur le fait que nous falsifions l’expérience en
proposant une description supposément neutre. Pour être fidèle à l’expérience
telle qu’on la ressent, on doit s’intéresser davantage à la façon dont elle tend à
représenter le monde. La conception énactive permet de dépasser cette tension
en postulant que l’expérience est une activité de rencontre avec le monde,
qu’elle a une dimension temporelle et que son caractère est défini par les lois
de la «contingence sensorimotrice». Le monde en tant que champ de faits nous
est donné grâce au fait que nous habitons le monde en tant que champ
d’activité. C’est une approche qui, transposée au cinéma, offre de nouvelles
perspectives. Notre proposition est la suivante : le film d’horreur offre une
« mise en péril » virtuelle et cette mise en défaut de l’appareil cognitif semble
constituer un des modes d’engagement du spectateur dans la fiction d’horreur.
Le personnage n’est plus le point de focalisation d’une identification
psychologique mais un simple relais perceptivo-cognitif guidant le spectateur à
travers ses réactions émotionnelles et corporelles. Ainsi, N. Carroll observe la
synchronisation des réponses émotionnelles du personnage et du spectateur : le
protagoniste « exemplifie la façon dont le spectateur doit réagir face au
monstre ». L’incertitude et l’indétermination qui menacent le contrôle du
personnage sur la situation sont ainsi métaphoriquement déléguées aux
instances de production, au réalisateur, au sound designer ou encore au
monteur, qui les traduisent en termes de dramaturgies sonores. On reprendra
alors la notion d’identification cognitive suggérée par L. Jullier. Elle repose sur
une « bienveillance » du spectateur à établir des liens entre, d’une part, le
stimulus et la sensation et, d’autre part, entre la sensation et le personnage. Qui
plus est le spectateur de cinéma est largement indulgent en ce qui concernant
l’édification de liens. On peut reprendre ici la distinction de Deleuze entre les
films qui favorisent ces lectures behavioristes, l’« image-action », et ceux qui
dissuadent le spectateur d’établir des liens entre réactions sensori-motrices et

60
causalité narrative, ce qu’il nomme les films « de la nouvelle image pensante ».
La conception écologique, dérivée des travaux de Gibson, désigne cette
relation consubstantielle entre perception, mouvement et action. Soumis au
film d’horreur l’appareil cognitif se retrouve amputé de moitié : l’action ou
l’interaction avec l’environnement considéré est impossible. Le recul et le désir
de fuite provoqué par la peur sont interdits par la condition même de
spectateur. Il reste certes la possibilité de fermer les yeux et de se boucher les
oreilles, mais on se retrouve alors face à un simple résidu de spectateur.

61
Chapitre 2 : Une dramaturgie sonore de l’incertitude

2.1 Quelle écoute pour le film d’horreur ?

2.1.1 Le son, une modalité de réception spécifique

62
Les théories de l’identification reposent largement sur la notion de pulsion
scopique, élaborée par Freud pour expliquer le désir du regard. Ainsi ce
paradigme psychanalytique, et plus particulièrement la notion de sublimation,
postule une séparation entre la vision et les autres sens. Les théories du cinéma
ont ensuite perpétuer ce luminocentrisme trompeur. Notre culture occidentale
qui atrophie les sens au profit de la vision. La domination de l’œil sur l’ouïe est
avérée jusque dans leurs lexiques respectifs : développé et nuancé pour l’un,
pauvre et « impressionniste » pour l’autre. On estime que 80 % de nos facultés
perceptives sont consacrées à traiter des données visuelles. « Signifier »
mobilise le pouvoir de nomination de l’œil, il s’agit de traiter les unités que
découpe la vision, inspirant en retour les configurations du langage. Ainsi, pour
mieux apprécier les données sensorielles du toucher, une caresse, ou de l’ouïe,
une musique, ce visuocentrisme doit être contrecarré en fermant les yeux. D’où
l’importance, en ce qui concerne la recherche en audiovisuel, de la tentative de
« rééquilibrage » à laquelle se livre Pierre Schaeffer dans son Traité des objets
musicaux56. Il fut le premier à s’intéresser au monde sonore et à explorer
systématiquement la valeur des sons enregistrés et leur pouvoir expressif, ceci
indépendamment de la cause ou de l’instrument qui les produit. Il convient de
noter que la vision peut être considérée comme un sens plus objectif que
l’audition, selon le modèle évolutionnaire, cela peut s’expliquer par une
rentabilité cognitive supérieure. L’odorat et l’audition sont deux candidats à la
détection à distance et à 360°. Cependant, les données sonores étant plus «
fiables », du fait de leur vitesse et leur stabilité, c’est l’audition qui a été
sélectionnée. Les objets sont stockés en mémoire à long terme selon leurs
propriétés sensorielles et un couplage des données audiovisuelles. Cette
affirmation est le fruit de nombreuses expérimentations dans le domaine de la
psychologie de l’apprentissage. Elles ont démontré d’une part, la supériorité de
la vue dans les processus d’identification des sources sonores et d’autre part,
une préférence pour les situations audiovisuelles qui présentent un lien de
causalité. Tout le monde a fait l’expérience de cet effort de concentration
supplémentaire devant un flux de parole désynchronisé. Cela manifeste une

56
Seuil, 1966

63
rentabilisation de la mémoire concernant les « paires audio-visuelles ».
L’aimantation spatiale est cette disposition de notre système perceptivo-
cognitif à ancrer les données sonores dans un espace visuel à travers
l’établissement d’un lien de synchronisme. Pour reprendre les termes de M.
Chion57, « les rapports audio-visuels sont largement culturels et historiques,
mais ils reposent aussi sur des phénomènes psycho-physiologiques universels.
Ainsi, il élabore la notion de « synchrèse », phénomène « réflexe et spontané,
dépendant de nos connexions nerveuses et musculaires et qui consiste à
percevoir comme un seul même phénomène se manifestant à la fois
visuellement et acoustiquement, la concomitance d’un événement sonore
ponctuel et d’un évènement visuel ponctuel, dès l’instant où ceux-ci se
produisent simultanément ». Elle se différencie de la notion d’« aimantation
spatiale », un processus automatique par lequel nous situons visuellement une
source sonore. Ces phénomènes participent d’un principe fondamental de la
cognition humaine : la confirmation intersensorielle ou « cross-modal
cheking ». Pour reprendre la terminologie de Gibson ce sont ces invariants
amodaux qui nous permettent d’appréhender le flux audiovisuel comme une
succession d’évènements. C’est aussi l’intuition protocognitiviste de
Baudelaire lorsqu’il écrit : « les parfums, les couleurs et les sons se répondent
»58. Dans sa volonté de reconsidérer la spécificité sonore au sein des
combinaisons audiovisuelles, Michel Chion élabore le terme d’audio-vision qui
désigne « un type de perception […] dans lequel l’image est le foyer conscient
de l’attention, mais où le son apporte à tout moment une série d’effets, de
sensations, de significations qui, par un phénomène de projection, sont portés
au compte de l’image et semblent se dégager naturellement de celle-ci ». Il faut
rappeler que le mouvement des globes oculaires est d’une importance majeure
en ce qui concerne l’orientation de l’attention et de nos capacités auditives.
Notre proposition de focalisation sur la dimension sonore s’inscrit dans une
volonté de déconstruire cette perception apparemment « naturelle » de
l’« horreur cinématographique » qui a conduit à privilégier l’analyse de figures
narratives et à masquer le rôle du son au sein d’une stratégie de « sculpture
57
Le Son (Nathan, 1998)
58
Les Fleurs du Mal (Paris, Poulet-Malassis, 1857)

64
cognitive ». Michel Chion nomme trans-sensorielles ces perceptions qui
« peuvent emprunter le canal d’un sens ou d’un autre sans que leur contenu soit
enfermé dans les limites de ce sens ». Les représentations cognitives sont
subjectives et non-observables, elles sont globales et multimodales. De
nombreuses études sur l’interaction vision-audition et audition-toucher
montrent la difficulté de dissocier perceptivement des stimulations multi-
sensorielles. Claude Baiblé affirme par exemple, que la projection de l’écoute
sur le cortex tactile permet d’identifier des sensations comme grenue ou lisse,
écho d’un toucher antérieur. Cela peut être également l’enveloppe énergétique
d’un son qui, projeté vers le cortex moteur, nous renseigne sur la
détermination, la douceur ou la violence contenue dans celui-ci. La co-
vibration joue ici un rôle déterminant, le son du violon ne peut être perçu par
les sourds alors qu’ils ont conscience d’une majeure partie du spectre sonore à
travers à ce phénomène. Le stade archaïque de la sensation sonore n’est rien
d’autre qu’une pulsion rythmée, reçue dès le stade fœtal en tant que basse
trans-sensorielle, à travers laquelle se construit notre perception post-natale. De
la sorte, le rythme est la dimension trans-sensorielle de base : c’est une
variation sensorielle qui emprunte à différentes dimensions. Le son est un
véhicule privilégié du rythme, mais ce dernier ne se réduit pas à sa composante
sonore. Le son de l’horreur use largement des nappes de basses fréquences or
celles-ci relèvent autant du domaine du sonore que du vibratoire.
Particulièrement lors du visionnage d’un film en salle, ces fréquences font
vibrer le corps du spectateur. Cela amène à prendre acte de l’hétérogénéité du
sonore, et nous invite à étendre l’hypothèse d’une mise en défaut de notre
dispositif cognitif sonore.

65
Posons maintenant les cadres cognitifs de la perception sonore. Nous citerons
alors largement l’intervention de Claude Bailblé lors de la « semaine du son »
qui s’est tenue à Paris en 2004. Ses recherches ne s’inscrivent dans aucune
discipline scientifique spécifique, mais doivent sans cesse interpoler les
éléments provenant de deux sciences voisines : la neurophysiologie sensorielle,
et la psychologie cognitive et expérimentale. L’interaction vision-audition doit
être appréhendée en termes de conflit mais aussi de coordination et de
conjonction. Comme nous l’avons évoqué en première partie, la priorité est à
l’identification. Il s’agit d’un processus comparatif qui fonctionne sur le
modèle d’une succession d’hypothèses. Bailblé précise que l’identification
établie est excessivement solide et qu’elle nécessite un grand nombre
d’informations divergentes pour la remettre en cause. Selon notre hypothèse de
la pure combinaison audiovisuelle, il s’agit de présenter les procédures
cognitives dans le cas du traitement de deux ou plusieurs informations de
différentes natures. Claude Bailblé prend acte des deux principales règles qui
régissent l’activité cognitive. Il s’agit tout d’abord de la règle de priorité. En
cas de convergence des informations auditives et visuelles, c’est la loi du
premier arrivé, premier servi, sachant que l’image arrive toujours avant le son.
La projection visuelle s’effectue directement au niveau des cellules visuelles
du cerveau, et la projection sonore, fréquentielle, nécessite le transfert d’un
hémisphère à l’autre pour traiter l’ « image sonore ». Lorsque deux images,
visuelle et sonore, sont simultanées, le cerveau traite en priorité les données
fournies par la vision. Prenons l’exemple d’une « porte qui claque », les
informations sonores et visuelles convergent, il y a renforcement de la
performance cognitive, et par conséquent de la sensibilité, de l’émotion, voire
du sentiment esthétique. Le deuxième principe qui gouverne la cognition est la
règle d’exclusivité. Toujours dans le cas d’une combinaison audiovisuelle,
lorsque deux informations sont divergentes, le cerveau traite exclusivement la
première perçue qui fait office, pour reprendre l’analogie acoustique, de signal
s’opposant au bruit. Ainsi, l’audition ou la vue peuvent être privilégiées selon
les situations. En neurophysiologie, on nomme « rehaussement »
l’accroissement de l’activité neuronale, et « blocage » la suppression de la

66
réponse électropsychologique. Claude Bailblé donne l’exemple de votre chat
qui ne vous entend plus lorsqu’il poursuit une souris, le nerf visuel étant
davantage stimulé, le traitement visuel est rehaussé et la perception sonore
partiellement bloquée. Le terme d’« image sonore », évoqué plus haut,
manifeste la prédominance visuelle dans l’économie cognitive. Selon le
modèle du psycho-acousticien Stepen McAdams59, la première étape de la
perception auditive est de former une image sonore, c’est-à-dire une
représentation psychologique d’entités sonores qui présentent un
comportement acoustique cohérent. Quatre aspects sont alors pris en compte :
la sonie, la hauteur, le timbre et la localisation spatiale. C’est ici
qu’interviennent des processus de regroupement et de fusion. Toujours dans le
cadre évolutionnaire, la détection d’une source peut présenter des
« affordances » nouvelles et conférer un avantage significatif. Le privilège
accordé à la hauteur dans ces processus de fusion proviendrait du fait que les
sons émanant d’une même source naturelle pendant un court laps de temps
auraient tendance à être de hauteurs égales. McAdams détaille les processus
qui permettent à notre cerveau de reconstruire des flux sonores complexes à
partir d’éléments discrets et, inversement, de détecter des unités sonores dans
un flux complexe. C’est, par exemple, l’inclination de notre système perceptif
à considérer la relation entre fréquences aiguës et basses sur le modèle
forme/fond. Cette dernière opération de fission correspond en réalité à la
localisation dans l’espace. Sans entrer dans les détails, la similarité des
attaques, leur simultanéité ou encore la stabilité de l’enveloppe spectrale en
sont les principaux attributs. A.S Bregman60, cogniticien spécialisé dans
l’audition, avance l’idée de regroupements perceptifs qui se feraient à une plus
grande échelle, celle des flux sonores. Il est pertinent de considérer le
spectateur comme soumis non plus à un agencement d’éléments sonores mais à
un flux sonore ininterrompu, support de cette « direction auditive du
spectateur ». Le terme d’« image sonore » rejoint la notion d’intégration

59
Penser les Sons (Presses Universitaires de France, 1994)
60
Auditory scene analysis : The Perceptual Organization of Sound (The MIT Press, 1994)

67
perceptive. Claude Bailblé rapporte cette expérience : on projette l’image d’un
verger et d’une échelle contre un mur et on demande aux participants de noter
un certain nombre de mots-clé. Lors d’une deuxième session, on associe un cri
à l’image projetée et on repère les nouvelles associations d’idées. Les
résultats sont probants, 70% parlent de « chute », mot-clé absent de la première
session. De plus, cette expérience met en évidence le rôle de l’« effet
contexte ». Lorsqu’on ajoute à ce cri une réverbération d’une durée de 6
secondes, il n’est plus mis en relation avec l’échelle et ainsi intégré à la
« diégèse » visuelle, le pourcentage d’occurrence du mot « chute » diminue à
hauteur de 10%. Un exemple cinématographique permet d’illustrer cette
propriété cognitive. Un des éléments qui participent à l’étrangeté du son dans
Cruising est l’utilisation du traitement acoustique. La réverbération, ou l’écho,
dont sont habillées les pièces musicales place le spectateur dans une situation
d’incertitude qui participe au climat d’horreur. L’écho ajouté à la chanson
« Spy Boy », représentative de cette sombre atmosphère des bars souterrains, la
diégétise partiellement et fait ainsi s’entremêler des espaces-temps auparavant
distincts. Cet « effet de contexte » contamine la bande-son et prédispose le
spectateur à une lecture équivoque. L’utilisation de la réverbération permet de
distiller une incertitude quant au statut diégétique d’un son. Selon D.
Kromand61, cet effacement de la frontière entre diégétique et non-diégétique
est une des stratégies principales pour construire une atmosphère horrifique. Il
nous faut introduire ici une observation de Michel Chion concernant l’écoute
infantile. Le petit enfant ne sait pas encore distinguer le signal utile dans la
totalité sonore mais en grandissant il apprendra à minimiser cette masse
réverbérante pour ne pas gêner la réception du signal direct. La voix qu’il
entend, possède toutes les réflexions et réverbérations qui l’accompagnent dans
l’espace. Ainsi, lorsque l’on entend une voix ou un élément sonore réverbéré
nous avons toujours cette impression archaïque, celle d’un retour à l’origine.
Ces hypothèses semblent intéressantes en considérant l’importante proportion
de son réverbéré au sein de l’ « horreur cinématographique ». Le manoir
abandonné est un ses lieux inévitables, il devient hanté dès lors que le son

61
Sound and the diegesis in survival-horror games, (Audio Mostly 2008, Piteå, Sweden,,2008)

68
manifeste sa souveraineté sur l’image et manifeste le retournement horrifique
de l’ordre établi, c’est le cas de The Haunting. On a évoqué l’hypothèse qu’un
son présente un caractère d’autant plus horrifique qu’il est difficile à localiser,
c’est précisément la fonction de la réverbération, ceci s’explique
rationnellement par le modèle adaptationniste.

69
On a mis en évidence la nécessité de considérer la trans-sensorialité dans
l’analyse du « son de l’horreur ». Les « cartes cognitives », évoquées dans la
première partie, sont des schémas types qui permettent d’accélérer les
processus de traitement. Dans ce cadre d’intégration perceptive, la
transposition schématique entre l’audition et la vision est une modalité
fondamentale de la cognition. Prenons un exemple : à la vue d’une colonne de
haut-parleurs, la diffusion homogène d’un son pur dont la fréquence augmente
progressivement est perçue comme se déplaçant verticalement et vers le haut.
La sensation de « monté » correspond à un schéma d’interprétation, transposé
d’une notion fréquentielle à une notion spatiale. Il faut apporter une dernière
précision concernant cette interaction. Nos capacités auditives sont
démultipliées dès lors qu’elles sont orientées dans une direction spécifique. Au
contraire si nous subissons l’environnement, nous ne nous sommes pas
capables de traiter la plupart des informations. L’attention auditive, dont on a
évoqué les liens avec la mémoire échoïque, peut être décrite, pour reprendre un
terme de Bailblé, par une échelle de « cadrages auditifs ». Il distingue ainsi à
l’intérieur du cône de présence, un cône de vigilance. L’hypothèse d’une
intentionnalité sonore diffuse, suggérée en première partie, prend tout son sens
à travers la manipulation constante de ce cône de vigilance. Il s’agit pour le son
de l’horreur de mettre en défaut notre système perceptif, jouant la carte de la
dissymétrie entre prédiction cognitive et réponse cinématographique. Tous ces
éléments suggèrent la quasi-impossibilité de transposer des processus établis à
partir de données visuelles au monde sonore. On peut reprendre les différences
établies par Laurent Jullier dans Cinéma et Cognition62. Notre système
perceptivo-cognitif est capable de percevoir le voyage du son, contrairement à
celui de la lumière. Il a la capacité d’entendre à 360° et, pour reprendre les
mots de Bailbé, « les oreilles n’ont pas de paupières ». Anderson ajoute à ce
propos que nous clignons des yeux et pas des oreilles, ce qui nous dispose à
mieux détecter des ruptures dans le flux sonore que dans le flux visuel. Deux
autres différences sont d’ordre technique : on peut imposer un « arrêt sur
image » et pas un « arrêt sur son » et, à la différence de l’image, on constate

62
L’Harmattan, collection Ouvertures Philosophiques, 2002

70
l’isomorphisme du signe sonore. Une dernière différence significative est
d’ordre socioculturel : la pratique amateur du son est restreinte en comparaison
de l’expansion fulgurante de la vidéo amateur, ce qui diminue dans un même
temps les capacités d’expertise du spectateur. Cela rejoint la notion
d’apprentissage, élément central du fonctionnement cognitif et du plaisir
résultant de l’ « horreur cinématographique ».

2.1.2 Les écoutes filmiques

On peut définir l’écoute comme un procédé actif qui fournit un moyen de


collecter de l’information correspondant à nos besoins à partir de
l’environnement auditif. Pour décrire les différentes positions d’écoute, nous
utiliserons les distinctions établies par Pierre Schaeffer et reprises par Michel
Chion63. Ce dernier décompose la notion d’écoute en quatre modalités :

1. « Écouter » : c’est « prêter l’oreille à quelqu’un, à quelque chose, c’est, par


l’intermédiaire du son, viser la source, l’événement, la cause, c’est traiter le son
comme indice de cette source, de cet événement.
2. « Ouïr » : c’est « percevoir par l’oreille, c’est être frappé de sons, c’est le niveau le
plus brut, le plus élémentaire de la perception; on « oit » ainsi, passivement,
beaucoup de choses qu’on ne cherche ni à écouter ni à comprendre.
3. « Entendre » : c’est « manifester une intention d’écoute, c’est sélectionner dans ce
qu’on oit ce qui nous intéresse plus particulièrement, pour opérer une « qualification
» de ce qu‟’on entend.
4. « Comprendre » : c’est saisir un sens, des valeurs, en traitant le son comme un signe
renvoyant à ce sens, en fonction d’un langage, d’un code .

En ce qui concerne les corrélations entre les propriétés acoustiques du signal en


tant que tel, nous ferons appel à la notion d’« écoute réduite » élaborée par Pierre
Schaeffer. C’est une écoute qui fait « volontairement et artificiellement abstraction de la
cause et du sens, pour s’intéresser au son pour lui-même, dans ses qualités sensibles non
seulement de hauteur et rythme, mais aussi de grain, matière, forme, masse et volume ».
Cette écoute réduit permet d’explorer les relations entre certains paramètres physiques
63
Guide des objets sonores: Pierre Schaeffer et la recherche musicale (Buchet Chastel, 1994)

71
et leur correspondance émotionnelle qui formeraient un groupe de « son de l’horreur »,
acoustiquement parlant. Il est à noter que ces distinctions facilitent l’exposition des
dualismes concret/abstrait et objectif/subjectif et définissent par la même occasion non
plus « une suite chronologique, mais un “circuit” que la perception parcourt en tout sens
et dans lequel ces quatre écoutes sont le plus souvent simultanément impliquées, se
renvoyant mutuellement les unes aux autres ». Si l’écoute filmique se spécialise dans
deux de ces modes, l’« écouter » et le « comprendre », il n’en demeure pas moins que
l’« ouïr » et l’« entendre » jouent un rôle prépondérant dans notre hypothèse selon
laquelle le son est le support des jeux cognitifs de localisation et de catégorisation,
fondateurs de l’ « horreur cinématographique ». Cependant, l’espace et le temps sont
deux dimensions inséparables de la réalité. Le temps s’avère être l’espace dans lequel le
son se déploie. Ainsi, pour décrire les différentes configurations temporelles du cinéma,
Michel Chion élabore la notion de « tonalité temporelle », c’est-à-la dire la « façon dont
le temps s’écoule et qui conditionne notre attention sonore à court, moyen et long
terme ». Il propose ainsi le « temps-traversé », c’est le temps pré-inscrit du déroulement
du support, celui du médium cinématographique. À ce titre, on peut citer Carpenter lors
d’un entretien paru dans les Cahiers du Cinéma : « J’aime le temps vrai ». Sa
conception d’un « temps vrai » s’oppose à la traditionnelle dissolution ou fragmentation
du temps de l’horreur. La musique qu’il compose pour Halloween, cette ritournelle qui
sera largement imitée, fonctionne d’après lui sur « une répétition au rythme de vos
émotions et qui provoque l’appréhension : vous vous demandez sans cesse si le morceau
va se terminer ». Plus précisément, le deuxième thème qui revient inlassablement
possède les mêmes harmonies que le premier, la dimension musicale devient une
répétition sans fin du semblable et parallélise le discours visuel du film. Selon lui, « Le
temps réel est une bonne chose car il est très strict. Il a un rythme régulier comme un
métronome, on a la sensation d’un tic-tac régulier, d’un cadre rigide ». C’est cette idée
d’un cadre rigide que pointe du doigt la notion de « temps-traversé ». Il convient de
nuancer ce propos, le concept de « temps vrai » n’a que peu de réalité dans une
dimension temporelle largement dépendante de l’attention spectatorielle, elle-même
déterminée par la bande-son. Une deuxième « tonalité temporelle » proposée par Chion
est celle de« temps-frise » qui se « caractérise par une répartition homogène du
discours et des évènements sonores dans le temps ». Le « temps-miroitement […] joue

72
sur un certain nombre d’éléments raréfiés et oscillants qui donnent le sentiment d’un sur
place fasciné ». C’est le cas des musiques envoûtantes, de certaines atmosphères
sonores étranges de Tarkosvki qui se rapprochent de l’ « horreur cinématographique »,
ou encore cette fragile suspension du temps qui émane au début de La Gota de Agua. Le
« temps-sablier » est ce temps qui est « donné à entendre dans son écoulement goutte-à-
goutte, comme processus de désagrégation, à travers des procédés tels que l’insistance
sur les résonances et les rebondissements. C’est sans aucun doute ce qui caractérise le
dispositif sonore de la séquence finale de La Gota de Agua, qui sera ultérieurement
analysé. Ce sont des registres temporels idéels qui ne cessent de s’enchevêtrer, le son
pénétrant perpétuellement ces modalités de perception temporelle.
Michel Chion énonce cinq facteurs sonores qui influent sur la perception du
temps. C’est tout d’abord la prévisibilité ou l’imprévisibilité des phénomènes, en ce qui
concerne leur occurrence mais aussi leur déroulement. Une note de piano isolée,
mourant vers le silence, sera difficile à écouter dans sa totalité, notre système cognitif
ayant diagnostiqué une extinction certaine, il détourne ses capacités d’attention vers
d’autres éléments. Ce son est l’« histoire d’une disparition ». Retourné, il prendrait la
forme d’une montée progressive, l’« histoire d’une apparition », cette dernière
mobilisant alors davantage l’attention cognitive. On peut établir un parallèle avec ces
éléments de sound design propres à l’horreur et construits sur le modèle de l’ « histoire
d’une apparition ». Ils sont le relais d’une tension cognitive continuellement
réalimentée, moteur de d’engagement du spectateur. Cette affirmation de Chion se
trouve confirmée par les expériences d’Edworth64 : certains paramètres acoustiques
influencent la perception de l’urgence. Les sons qui possèdent une attaque courte et une
fin courte, de moins de 20 millisecondes, sont perçus comme des forts indices
d’urgence. De plus ceux qui présentent une attaque plus longue que leur fin sont de
meilleurs indices d’urgence que ceux dont l’attaque est plus courte que leur fin. Un
deuxième facteur modulant notre perception du temps est la présence ou l’absence de
repères temporels, ponctuant le temps verticalement. L’acuité des évènements sonores,
leurs teneurs plus ou moins grandes en phénomènes rapides et aigus joue également un
rôle dans cette perception du temps. Ainsi, les impulsions atonales et répétitives des
cordes lors de la scène de la douche dans Psycho forment un motif archétypal de cette
64
Improving auditory warning design: Relationship between warning sound parameters and perceived urgency
(Human Factors, Vol. 33, 1991)

73
stratégie. Chion suggère à ce propos que les « aiguës mobilisent, plus que ne le font les
graves, une écoute du moment présent ». Ainsi, l’exemplification de la stupéfaction, du
choc émotionnel, qui « dilate le temps » nécessiterait l’usage de ce type de sons. Il
convient de noter que cette figure a été largement citée dans l’histoire du film d’horreur
jusqu’à accéder au statut de convention. Voici une hypothèse de travail qui résulte
directement de notre démarche cognitiviste : les codes sonores de l’horreur peuvent être
étudiés à partir de leurs fondements cognitifs. Les textures sonores, stridentes et
stressantes, spécifiques du film d’horreur, semblent alors remplir cette fonction de
« présentation » de l’ « horreur cinématographique », suspendant sa durée pour simuler
une réaction cognitive commune. Enfin, la concordance ou la non-concordance des
rythmes sonores et ultra-sonores joue un rôle certain dans notre perception du temps.
On développera ultérieurement cette « sculpture cognitive » du temps de l’horreur qui
participe à notre hypothèse d’un mode sonore de l’impératif.

2.2 Le son, le domaine de l’expérience et de l’impératif

2.2.1 L’expérience sonore, lieu de l’horreur

2.2.1.1 La naissance de l’horreur dans la transition au sonore

Dans son ouvrage Uncanny bodies : the coming of found film and the origines of
the horror movie65, Robert Spadoni vise à établir une relation
d’interdépendance entre l’avènement du cinéma sonore et le film d’horreur.
En reprenant des hypothèses développées par Yuri Tsivian66, Spadoni
examine un spectateur déstabilisé dans ses habitudes de lectures et sensibilisé
à la matérialité même du film. Dracula de Tod Browning et Frankenstein de
James Whales, deux films Universal sortis en 1931 marquent l’avènement du
cinéma d’horreur américain, seulement quelques années après la transition au
cinéma sonore. Spadoni y repère les caractéristiques d’une horreur
« cinématographique » qui aurait pour lieu de naissance cette altération du
médium cinématographique. Il existe de nombreux témoignages sur cette
impression de réalisme qui émane du nouveau cinéma sonore. On peut citer

65
University of California Press, 2007.
66
Early Cinema in Russia and its Cultural Reception (University Of Chicago Press,1998)

74
Rudolph Arnheim qui décrit longuement ce sentiment de « présence des
évènements, considérablement réhaussée par le son des voix et des bruits ».
Le dialogue suscite également une nouvelle sensation de proximité et
d’intimité avec les personnages. Cependant, à contre-courant de ces
descriptions, il convient de relever la violence faite au médium roi de la
représentation dite réaliste. L’arrivée du son vient en effet troubler un mode
de représentation stabilisé depuis quelques années ; en bouleversant les
normes de production, elle déchire en quelque sorte l’illusion d’une
représentation « naturelle » du monde et exhibe la nature mécanique du film
révélé dans sa nature de produit manufacturé. Les productions de cette
époque se caractérisent par une perte de mobilité de la caméra, et on voit
apparaître ces cadres pesants significatifs des premiers parlants. Les acteurs
sont également immobilisés pour pallier la discrimination insuffisante des
micros de l’époque et ainsi éviter d’enregistrer des sons parasites. Le
montage s’est rétracté dans une forme simplifiée et l’on diminue le nombre
de plans pour compenser les difficultés techniques. La lenteur des dialogues
déclamés, héritière de la tradition théâtrale, une synchronisation défaillante
ainsi que les déchets sonores qui parasitent la bande-son sont également des
paramètres à prendre en compte dans la précarisation de la lecture. Il existe
également des témoignages de l’incongruité de ces images en noir et blanc
mais sonorisées. Le film en couleur, prochaine étape vers l’illusion de réalité,
apparaît déjà comme l’évolution nécessaire pour soutenir l’homogénéité de la
représentation. Il faut rappeler qu’au début du parlant, les films n’étaient bien
souvent que partiellement sonorisés, alternant séquences muette et sonore.
Ces brusques ruptures de ton deviennent, selon Spadoni, un élément
structurel des deux principaux héritiers de cette transition : le film d’horreur
et le « musical ». Tous ces éléments visent à relever le potentiel négatif de
cette transition au parlant. Ce nouvel espace, « corporel et charnel », perd en
même temps une part certaine de son « naturel », et devient alors un support
fécond pour le développement du film d’horreur, c’est ce que Spadoni
nomme : « the uncanny body modality of early sound films ». La figure de
Dracula, interprétée par Béla Lugosi, illustre cet étrange mariage de la

75
gestuelle théâtrale et du nouveau réalisme du cinéma sonore, une altération de
la figure humaine qui provoque une impression de « fantomatique » voire
d’« uncanny ». Uncanny ne possède pas d’exact équivalent en français, il
peut désigner une sensation d’étrange, de bizarre ou bien celle du mystérieux
et du sinistre. Freud reprend ce terme à Jentsch dans son célèbre essai
homonyme de 1906. Jentsch y définit l’incertitude intellectuelle comme un
élément constitutif de l’« uncanny ». Cela résonne avec notre hypothèse :
plus un individu est orienté dans un espace-temps, moins il est sujet à la
réception de l’« uncanny », support de l’« horreur cinématographique ».
Selon les mots de Freud : « Tout cela est une question de confrontation à la
réalité, la question de la réalité matérielle des phénomènes ». L’expression de
« confrontation à la réalité » fait écho aux conceptions cognitivistes qui
définissent nos capacités cognitives comme des outils d’évaluation de nos
capacités d’action. Freud affirme que cette expérience de l’« uncanny » surgit
de la réactivation de complexes infantiles refoulés ou de croyances primitives
dépassées. Les modèles psychanalytiques analysent les créatures du « art-
horror » comme l’extériorisation d’éléments refoulés par notre culture,
comme une réaffirmation transgressive d’un chaos sous-jacent à une
normalisation apparente. Le terme de « cognitive uncanny » est aussi
employé pour désigner cette déficience de notre système cognitif : il ne
supporte pas l’indécision. Si une forme représente à la fois un canard et un
lapin, notre cerveau n’est pas capable de les apprécier dans leur simultanéité,
il reste confiné dans un mouvement de balancier entre ses différentes cartes
cognitives d’interprétation. En ce qui concerne l’hypothèse de Spadoni et en
reprenant la terminologie de Noël Carroll, ce nouveau medium du cinéma
sonore est d’essence transgressive. Il altère des lignes de démarcations
établies, il possède la faculté d’animer des objets inanimés, on pense ici à
Christine de John Carpenter, mais également celle de dénaturer des entités
reconnues comme vivantes, c’est la traditionnelle figure du zombie. Le
cinéma sonore apparaît comme le lieu privilégié d’une transgression
primordiale à partir de laquelle se développera le film d’horreur. Cette
insistance sur la matérialité du médium conduit à repenser l’activité du

76
spectateur à partir d’une modalité lecture fondée sur la notion expérience. En
ce sens, il est judicieux de rappeler les origines foraines du cinéma. Sans
remonter à l’effroi manifesté par les premiers spectateurs devant L’entrée du
train en gare (Frères Lumières, 1896), il est certain que le succès de ces
premières attractions cinématographiques était dû à la promesse d’une
expérience nouvelle, pourquoi pas terrifiante. Méliès en prit rapidement note
et développa un cinéma qui s’origine dans sa pratique de la magie, les
trucages optiques et autres machinations ont alors pour objectif d’offrir au
spectateur une expérience unique. Selon Eisenstein, la spécificité de ce
medium ainsi que sa vocation politique, doit se concrétiser dans un « cinéma
de l’effet », voire du domaine de l’extatique. Ce concept d’expérience nous
ramène à cette lointaine conception du cinéma avant que la notion d’auteur ne
vienne signer le monopole de l’analyse textuelle sur un modèle linguistique et
fallacieusement visuel.

2.2.1.2 L’imposture d’un médium homogène

Dans son essai « Movings lips : cinema as ventriloquism »67, Rick Altman
dénonce l’imposture de l’homogénéité du médium cinématographique. Il
débute ainsi son article : « la sagesse conventionnelle accepte de considérer,
au sein des films narratifs classiques, le son comme largement redondant de
l’image ». Son essai synthétise subtilement un renversement paradigmatique
nécessaire mais encore peu pratiqué. Dans un premier temps, il démontre que
la forme dominante a en réalité tendance à construire une image redondante
avec le son, puis il dénonce l’inadéquation de la notion même de redondance,
enfin, il propose un nouveau modèle des relations images-sons, la bande
sonore est un ventriloque qui manipule l’image et crée ainsi l’illusion d’un
monde pour déguiser la provenance réelle du matériau sonore. The Jazz
Singer est communément accepté comme étant la pierre de l’édifice du
cinéma sonore (Don Juan l’était déjà un an auparavant), il signe en réalité
l’avènement du cinéma parlant, et plus précisément du dialogue synchronisé.
La redondance de l’image qu’il tente de définir est bien cette tendance du

67
Yale French Studies, No. 60, Cinema/Sound. (1980)

77
cinéma à pointer la caméra sur le personnage, afin que le spectateur puisse y
projeter les sons qu’il entend. On peut alors observer la naissance d’un
nouveau « mythe des origines » qui éloignerait notre attention à la fois de la
mécanicité et du caractère industriel du film mais aussi du fait « scandaleux »
que le cinéma sonore commence avec le langage, celui des scénaristes, et non
comme une image pure. L’ancrage visuel des éléments sonores devient alors
le signe d’un paradigme mensonger. Rick Altman affirme que des
configurations exclusivement sonore ou visuelle, bien qu’apparemment
similaires, sont sans commune mesure. Une image sans son est parfaitement
commune dans notre expérience quotidienne, Michel Chion rappelle à ce
sujet que 95% des éléments visuels sont dénués de toute trace sonore, alors
que la situation inverse est très peu probable. Il est nécessaire de considérer le
cinéma comme un lieu de confrontation ou de coordination entre deux média
fondamentalement distincts. L’expérience cinématographique est un
« processus d’herméneutique sonore, au sein duquel le son pose la question :
Où ? et l’image répond : Ici ! Altman développe alors son modèle du cinéma
sur le modèle du ventriloque, comment conserver le contrôle de la dimension
sonore tout en l’attribuant à un pantin dénué d’indépendance, l’image. Le
ventriloque doit avant tout éviter de bouger ses lèvres pour dissimuler la
réelle source sonore. Au cinéma, le camouflage des haut-parleurs remplit
cette fonction. De la même façon que le ventriloque doit synchroniser les
mouvements de sa marionnette, au cinéma, les dialogues sont la plupart du
temps synchronisés avec les lèvres des acteurs ; dans un cas contraire, la
lecture devient beaucoup plus laborieuse car elle demande une attention
supplémentaire. Rick Altman interroge alors cette délégation de la parole. Les
grands ventriloques exprimeraient leurs désirs et leurs pensées refoulés à
travers le personnage de leur marionnette. Cela rejoint l’hypothèse
psychanalytique du refoulement et les analyses de l’horreur
cinématographique à partir de cette notion. La voix du ventriloque provient
du ventre, lieu des fonctions vitales et de la matérialisation des émotions.
Alors que la voix de tête serait le lieu du langage de la société, cette voix du
ventre exprimerait une parole plus sincère qui échappe à toute censure de

78
l’esprit. Afin de conclure sa métaphore filée, Altman identifie le son au
refoulé de l’image. Le cinéma, en tant que ventriloque, est alors le produit
d’un effort pour dépasser la rupture entre son et image, en déguisant les
origines technologiques du son et permettant ainsi au film d’exprimer son
subconscient sans peur d’être démasqué.

2.2.1.3 Le son, reflet d’une modalité d’engagement parallèle

L’essai de Christian Metz, « Trucage et Cinéma »68, énonce deux principes


importants de l’économie spectatorielle : le déni de perception et le rôle de la
machination avouée. Il affirme la capacité du spectateur à jouer un double jeu
et ainsi concilier deux niveaux d’engagement disjoints mais parallèles. La
pensée logique « diégétise sans cesse les procédés optiques », elle diégétise
de la même manière toute la machinerie propre à l’horreur, maquillage ou
effets spéciaux, et dans un même temps, elle les « grammaticalise », le
spectateur pouvant ainsi apprécier le pouvoir de figuration et la puissance de
la machine cinématographique. Cette délégation de l’engagement à deux
niveaux semble d’autant plus intéressante à prendre en compte lorsque l’on
s’intéresse à la bande son de l’horreur. Cette oscillation entre un son
naturaliste et cette nécessité de diriger sans cesse l’attention du spectateur,
selon l’hypothèse de l’intentionnalité évoquée précédemment, se révèle être
un candidat idéal au modèle d’analyse de Metz. La dimension sonore a en
effet la capacité de réconcilier ces deux mouvements opposés de
« diégétisation » et de « grammaticalisation ». En d’autres termes, le
spectateur est capable d’apprécier parallèlement l’histoire et le cinéma. On
peut appliquer ce modèle au dispositif sonore de REC. Ainsi, le film débute
avec une ambiance sonore totalement réaliste qui supporte le mode du
« reportage d’horreur ». Au fur et à mesure de la progression du film, on
constate un brouillage des frontières entre ce son naturaliste et un son
« artificiel » qui soutient les stratégies de l’horreur. Les nappes sonores et les
basses fréquences envahissent la bande-son dès lors que les protagonistes
pénètrent les espaces menaçants. Ensuite, le statut de ces basses navigue entre

68
Essais sur la signification au cinéma : tome 1 (Editions Klincksieck, 1981)

79
diégétique et extra-diégétique. À la 26’ un bruit sourd provenant du haut de
l’immeuble attire l’attention des protagonistes. Il semble pouvoir être
assimilé aux hélicoptères et aux équipes d’intervention présentes sur le toit. À
la 64’, un son de basse se fait entendre, il proviendrait apparemment de la
tuyauterie. Bien que ces deux sons semblent appartenir à la diégèse, ils
s’entremêlent avec des basses extra-diégétiques issues du sound-design. À ce
titre, les parasites du micro sont eux aussi utilisés comme éléments de mise
en scène. Après le premier coup de feu, à la 15’, les parasites troublent la
bande-son et relayent, chez le spectateur, la perte de repère et l’affolement
des protagonistes. La saturation du micro intégré à la caméra est alors un
élément de mise en scène sonore de la peur, elle permet de retranscrire la
violence et la proximité du premier coup de feu. C’est lors de la séquence
finale que s’affirme pleinement l’abandon d’un son naturaliste. La découverte
du magnétophone est accompagnée d’un « whoosh », élément de ponctuation
sonore ; les sons stridents, métalliques et les nappes sonores propres à
l’ « horreur cinématographique » s’affirment alors en tant qu’artifice, le film
semble avouer sa nature horrifique pour justifier sa fin et la mort de tous les
protagonistes. L’évolution du traitement sonore est significative, cependant le
spectateur est à nouveau très indulgent, ou peut-être sourd, en ce qui concerne
ces transformations structurelles du dispositif sonore. La dimension sonore
est une fois de plus le lieu d’une transgression, elle nous permet ici de
formuler la dualité de l’engagement du spectateur entre l’exigence d’une
cohérence diégétique et celle d’une « direction » de l’attention face à une
intentionnalité sonore.
On a dégagé la nécessité d’appréhender l’engagement du spectateur selon une
autre modalité et on se propose de rendre compte de l’ « expérience » du
spectateur à travers l’étude des configurations sonores de la peur. Il convient
alors de dépasser l’analyse linguistique classique des textes d’horreur,
monopolisée par des considérations psychanalytiques, et de justifier que
l’expérience sensorielle est un facteur principal de l’engagement. On
reformulera alors l’analogie linguistique à travers l’hypothèse d’un mode
sonore de l’impératif.

80
2.2.2 L’hypothèse d’un mode sonore impératif

2.2.2.1 L’ impératif cognitif

Dans le cadre de notre hypothèse d’un engagement cognitif, voire sensori-


moteur du spectateur, il convient de signaler que les médiums, sonores et
visuels, entretiennent une relation profondément différente avec la réalité
physique. La lumière est une onde électromagnétique, c’est-à-dire une
variation ponctuelle des champs électriques et magnétiques, alors que le son
est une onde mécanique qui suppose une déformation du milieu physique,
l’air en l’occurrence. Le tableau général des phénomènes vibratoires, mettant
en correspondance le spectre lumineux, les rayons X , le spectre sonore et les
infrasons, n’a qu’une valeur symbolique. Le son incarne l’abstraction d’une
perception hypothétiquement continue, qui traverse nos sens. Nous proposons
l’hypothèse que la dimension sonore inscrit l’image dans une réalité
physique, à travers ses pouvoirs de « rendu », de « causalité » ou encore de
« ponctuation ». Michel Chion énonce une variation du mode de l’impératif
lorsqu’il évoque le « phrasé » sonore de l’image. Dans le film d’horreur, la
dimension sonore assume particulièrement cette fonction de « ponctuation »,
à travers l’utilisation de la musique, mais aussi à travers de nombreux effets
sonores si spécifiques. Comme on le développera ultérieurement, le son de
l’horreur participe à l’addition d’une certaine « causalité », d’un certain
« rendu » à l’image. On reprend ici notre hypothèse de l’intentionnalité : le
son insuffle une direction à l’image et devient ainsi un outil majeur de la
« direction de spectateur ». On peut reprendre ici la notion d’« implied author
intentionalism », élaborée par G. Currie69, c’est-à-dire que l’interprétation de
l’objet narratif requiert la reconnaissance et la découverte d’une
intentionnalité indirecte. En adaptant cette notion à l’horreur
cinématographique, il n’est plus question d’une intentionnalité indirecte de
l’auteur, mais d’une intentionnalité prédatrice et impersonnelle diffuse dans
la combinaison audiovisuelle. À ce titre, les nappes sonores et les musiques
de fond, caractéristiques de l’horreur cinématographique, n’ont pas pour

69
Image and Mind : Film, Philosophy and Cognitive Science (Cambridge University Press, 1995)

81
unique objectif de combler un silence déstabilisant mais aussi de constituer
des indices d’intentionnalité incitant le spectateur à exercer ses capacités
d’évaluation cognitive. À cet égard, on prendra l’exemple de cette scène de
Suspiria (Dario Argento, 1977) où l’aveugle traverse, seul, la place. C’est
d’abord un immense plan vide, plongé dans le silence angoissant. Puis,
alternent plans lointains et plans rapprochés, fragmentant la perspective sur
cet individu isolé. Le chien aboie continuellement, peut-être en réaction au
défilement des ombres sur les parois illuminées. L’aveugle s’immobilise. Les
travellings ont rempli leur fonction d’intentionnalisation. Tout comme
l’aveugle a senti cette « présence » de l’horreur, le spectateur y a été sensible
du fait des déplacements de la caméra dans un espace sonore dépeuplé et
donc insécurisé. Le retour de la ritournelle musicale, synonyme d’un drame
imminent, ne fait qu’intensifier une attente qui sera finalement déçue. On
retrouve ici cette même confrontation du spectateur à une intentionnalité
diffuse. Selon la logique de tension-relâchement, ce moment d’horreur pure
n’est pas concrétisé, il n’a de valeur que dans une mise en défaut des
capacités prédictives du spectateur.

Un impératif est une prescription qui impose certaines actions, le mode sonore
de l’impératif mobilise les déclinaisons d’une stratégie sonore de
« vectorialisation », d’orientation de l’attention spectatorielle : c’est
l’hypothèse de la « direction de spectateur ». La dimension sonore imprime
aux images un caractère d’attente, de progression, d’exploration,
d’imminence ou encore de stupéfaction. Ce mode impératif désigne plus
spécifiquement la propension du son à disposer le spectateur à un
engagement sensori-moteur. Dans notre démarche cognitiviste, toute émotion
correspond à un profil d'amorçage et d'inhibition en terme de préparation à
l’action, et la notion d’impératif regroupe ces dispositifs d’engagement
systématique qui sont du domaine de l’« expérience ». Le terme impératif
suggère par la même occasion une certaine corrélation entre les propriétés du
signal physique des sons et les émotions ressenties. Il convient de présenter
un éventail des recherches qui ont été faites à ce sujet dans le cadre de la
psycho-acoustique. La psychophysique se définit comme une discipline qui

82
vise à corréler la mesure d’objets physiques aux sensations produites chez
l’homme, elle tente d’objectiver les mesures subjectives de l’interprétation
humaine en utilisant des méthodes expérimentales pour recueillir des données
analysables statistiquement. La psycho-acoustique est l’application de la
psychophysique à la perception sonore. Elle cherche à objectiver les mesures
psychologiques, dites subjectives en faisant varier les paramètres physiques,
dits objectifs. Peu de travaux de psycho-acoustique ont été réalisés dans le
domaine du cinéma et par conséquent du film d’horreur. Cependant, le
domaine du jeu vidéo, et plus particulièrement du « survival horror », repose
sur une systématisation des codes sonores relevant de l’horreur
cinématographique. Ainsi, c’est la production massive de bandes-son
vidéoludiques qui appelle au développement de ce type de travaux. Plusieurs
études, en dehors du domaine cinématographique ou vidéoludique, ont tenté
de démontrer un certain degré de corrélation entre les propriétés physiques du
signal sonore et une coloration émotionnelle de l’auditeur. Selon les travaux
de Cho J., Yi et Cho G. effectués sur les sons « textiles », les sons aigus et
forts sont les plus déplaisants à l’oreille. Selon leur étude menée en 1986,
Halpern, Blake et Hillenbrand déclarent que les sons à fréquences « basses-
moyennes » agissent comme générateur d’inconfort. Ces affirmations
semblent contradictoires car elles négligent de tenir compte de l’évolution des
sons dans le champ des hauteurs, elles laissent néanmoins présumer que les
propriétés acoustiques des sons peuvent avoir un impact physique et
psychologique sur les spectateurs. On reprendra ici des éléments évoqués par
Mark Grimshaw dans son article The audio Uncanny Valley: Sound, fear and
the horror game70. Il tente de transposer la notion d’« uncanny valley » à la
dimension sonore en explorant les possibilités d’une systématisation entre
réaction d’horreur et paramètres acoustiques. Cette « vallée de l’étrange » est
définie ainsi en 1970 par l’ingénieur japonais en robotique Masahiro Mori :
la modélisation de l’appréhension perçue face à une figure humanoïde en
fonction de similarités physiologiques ou comportementales. Ainsi, selon
Grimshaw il existe un ensemble de caractéristiques acoustiques qui formerait

70
University of Bolton, 2009

83
un espace sonore similaire, il en énonce quelques-unes. Une certaine
enveloppe affecte la perception de l’urgence, certaines fréquences pourraient
avoir un effet déplaisant, la défamiliarisation d’un son iconique, l’incertitude
quant à sa localisation, un type de vocalisation dégradée, un défaut de
synchronisation. Des recherches similaires ont été menées sur des primates
qui utiliseraient le son pour communiquer à un niveau purement cognitif ou
affectif, c’est ce type de manipulation du son que l’on cherche au sein des
dramaturgies sonores de l’horreur. À ce titre, on peut mentionner l’étude
dirigée par S. Moncrieff71 qui tenter de classifier des sons comme
« horrifiques » selon les caractéristiques du signal en analysant la corrélation
entre les fréquences, l’énergie sonore et les réactions affectives.
Le son de l’« horreur cinématographique » se caractérise par la prédominance
des basses fréquences en termes musicaux ou d’effets sonores. Il convient
d’exposer quelques travaux, bien qu’ils aient été généralement réalisés sans
rapport avec le cinéma. L’étude de Shield et Adam72 montre qu’au-dessus de
50 dB, un bruit « basses fréquences » est perçu comme plus gênant qu’un
autre à niveau égal. Les bruits riches en basses fréquences semblent
omniprésents et sont plus difficilement localisables. Or, comme vu
précédemment, la notion de danger est fortement liée à l’impossibilité
d’identifier ou de localiser un bruit. On peut émettre l’hypothèse que les
grondements comme celui du vent ou de l’orage possèdent des qualités
intrinsèques pour devenir des codes de l’« horreur cinématographique ». Par
ailleurs, les vibrations qui accompagnent les basses fréquences peuvent
provoquer un sentiment d’insécurité et leur propagation sur de grandes
distances accentue la sensation d’intrusion. Dans un contexte musical, la
plupart des instruments fournissent très peu d’énergie en dessous de 200 Hz,
à l’exception de l’orgue qui s’avère être un élément récurrent du son de
l’horreur. Une étude menée à l’Université d’Hertfordshire, sous la direction
du professeur R. Wiseman, a tenté de mettre en relation le spectre sonore de

71
Horror film genre typing and scene labelling via audio analysis (S. Moncrieff, Conference on Multimedia and
Expo, 2003)
72
The effect of age on annoyance caused by low frequency noise (Seattle,16th International Congress on
Acoustics,1998)

84
l’orgue et la sensation « spirituelle » due à son utilisation dans les églises. Les
sensations « étranges » augmentent d’environ 20% lorsque sont ajoutées les
très basses fréquences à la musique diffusée. On peut dès lors suggérer un
lien entre les propriétés de ces fréquences et la notion de sublime telle qu’elle
sera ultérieurement développée. L’influence des basses fréquences sur la
physiologie a été largement étudiée dans des études sur les environnements
sonores urbains. On peut ainsi évoquer certains éléments détaillés par
Catherine Guastavino dans sa thèse « Étude sémantique et acoustique de la
perception des basses fréquences dans l’environnement sonore urbain »73. La
variation de pression et les mouvements d’air provoqués par les basses
fréquences ont une influence sur la respiration. Ainsi, pour des fréquences
entre 5 et 15 Hz, le rythme respiratoire a tendance à se synchroniser avec
l’excitation acoustique, ce qui provoque une accélération du rythme
cardiaque. De plus, cet effet est renforcé si l’on superpose une composante
autour 60 Hz, la zone de résonance de la poitrine. Elles ont également une
influence sur le comportement cardio-vasculaire. Tarnczy74 met en évidence
une baisse de la pression artérielle après exposition à des sons purs de 30 à
120 Hz à niveau élevé.
On a évoqué la capacité du son à produire des « effets de rendu ». Pour
reprendre la définition de Michel Chion énoncée dans l’Audio-vision, le
rendu signifie que : « le son est reconnu par le spectateur comme vrai,
efficace et adapté, non s’il reproduit le son que fait dans le réel le même type
de situation ou de cause mais s’il rend, c’est-à-dire traduit, les sensations, pas
spécifiquement sonores, […] associées à cette cause ou à la circonstance
évoquée dans la scène ». Sa capacité à restituer le mouvement, essentielle
pour un grand nombre de films, est ainsi fondamentale en ce qui concerne
notre hypothèse d’une mise en défaut du système cognitif et de ses capacités
de localisation. La chute ou le mouvement « réaliste » d’un objet ou d’un
corps doit être « matérialisé » par un élément sonore qui n’existe
probablement pas dans la réalité. Tout ce qui est du domaine de la sensation

73
Thèse de Doctorat en Acoustique à l’université Paris 6 (2006)
74 Rôle de la résonance dans les effets causés par les infrasons (Rapport du colloque international
sur les infrasons (1973)

85
matérielle, la fragilité, la sensualité, la résistance doit alors être relayé par la
dimension sonore, selon Chion, ce sont des « indices sonores matérialisants ».
Bien évidemment, nous demeurons dans le cadre d’une audio-vision ce qui
suppose la projection de cet effet de rendu sur un élément visuel. La
dimension sonore semble être le véritable lieu de la tridimensionnalité du
cinéma. Cette question de la tridimensionnalité a été largement examinée par
les théoriciens du cinéma mais toujours avec cet aveuglement en ce qui
concerne le rôle du son. Un argument théorique serait le fait que cette
dimensionnalité aurait été présente avec l’avènement du son, mais il est peut-
être erroné d’assimiler l’espace tridimensionnel de Dracula et celui de The
Descent. Le cinéma exploite ces « erreurs » intégrées au système cognitif qui
permettent de rentabiliser le traitement de l’information. Pour reprendre les
mots d’Anderson, notre dispositif perceptivo-cognitif, « bloqué dans la niche
écologique où il s’est développé, […] extrait l’information sous la contrainte
de la géométrie projective »75. Cette illusion cognitive nous permet de
relativiser la notion de choix dans notre engagement face au médium
cinématographique. Ce n’est pas l’individu qui choisit, mais le système, il y a
effectivement plus d’information « dans un monde diégétique, que dans les
variations planes de taches lumineuses ». Cela fait écho avec la remise en
question de la « suspension de croyance » du spectateur. Il nous semble
hasardeux d’investir le spectateur de tant de pouvoir face à son engagement
dans la fiction, c’est bien pour cela que l’on tente d’élaborer un modèle
d’engagement d’un point de vue cognitif, ce qui le relèguerait ces questions
de croyance au second plan. Pour revenir à cette capacité de « rendu » du son,
Grimshaw observe que la « troisième dimension n’est que suggérée par
l’image. Par contre, les sons peuvent seulement exister sous une forme
tridimensionnelle et […] c’est pour cette raison que le son est d’une
importance primaire à la perception des espaces ». Dans le cadre de l’étude
des jeux vidéo d’horreur, il forge cette notion de « choraplast » pour
regrouper les sons responsables de la construction de l’espace de résonance.
Selon lui, « les sons deviennent des choraplasts à travers l’utilisation de

75
The reality of illusion : and ecological approach to film theory (Southern Illinois University Press, 1998)

86
techniques comme la localisation et la réverbération fournissant
conséquemment une perception des paramètres auditifs de la hauteur, de la
largeur et de la profondeur de l’espace de résonance »76. Cette notion reflète
une sensation de volume et de matière approximative mais nécessaire,
l’apposition des deux termes, « chora » et « plast » renforce notre hypothèse
d’une « sculpture cognitive » sur le mode de l’impératif sonore.
Les mécanismes de mise en défaut de l’appareil cognitif, tant spatialement que
temporellement, reposent largement sur la capacité du cinéma à tromper nos
capacités d’anticipation. Le son joue un rôle fondamental dans ces stratégies
en ce qu’il nous aide ou nous interdit de « pré-voir » l’imminence d’un
danger. On se reportera ici à l’article de Bernard Perron « Sign of a Threat:
The Effects of Warning Systems in Survival Horror Games »77 qui étudie les
effets d’alertes à propos du film d’horreur. Ce qu’il nomme « effet d’alerte »
sont ces signaux audios qui annoncent la pénétration d’un monstre dans le
champ. À ce sujet, il convient de présenter l’analyse du « Startle effect » par
Robert Baird78. Il désigne ainsi l’effet de surprise, largement utilisé dans le
film d’horreur et dont il attribue la paternité à Jacques Tourneur dans Cat
People. À un moment donné, le spectateur pense que le personnage est
poursuivi par une entité venant de sa gauche lorsqu’il est surpris par
l’irruption visuelle et sonore d’un bus « droite cadre » : on doit y prendre acte
de la naissance du « bus effect », renommé « startle effect ». L’arrivée du bus
n’est pas traitée de façon réaliste, aucun son d’approche n’est perçu par le
spectateur, ce qui intensifie l’effet de surprise. La mise en défaut de nos
capacités à anticiper les transformations de notre environnement immédiat,
réel ou simulé, donne lieu à une réaction de surprise, ou plutôt de sursaut. La
thèse cognitiviste considère les émotions comme des profils d’amorçage
d’action. Dans ce cas, nos capacités d’anticipation, orientées vers l’action,
sont mises en défaut, cela induit un engagement émotionnel intense. Une
expérience menée par Baird permet d’observer l’importance du rythme dans

76
The Acoustic Ecology of the First Person Shooter: The Player Experience of Sound in the First-Person Shooter
Computer Game (Saarbrücken : VDM Verlag, 2008)
77
University of Montreal (2004)
78
The Startle Effect. Implications for the Spectator Cognition and Media Theory (Film Quarterly,Vol. 53, No. 3,
2000)

87
l’efficacité de cet effet. Il choisit des scènes présentant un « Startle effect »
dans Night of the Living Dead (Georges Romero, 1968), Repulsion et
Suspiria (Dario Argento, 1977) et il en fait varier la vitesse de défilement.
L’effet est alors rendu inefficace lorsque la vitesse est suffisamment
diminuée, mais il constate que la peur et le dégoût demeurent viables dans ces
conditions. Il distingue alors trois éléments nécessaires à son
fonctionnement : la présence d’un personnage, d’une menace tacite en hors-
champ et d’une intrusion perturbante, souvent accentuée par un son, dans son
environnement immédiat. Cet effet de surprise est sans aucun doute une des
techniques basiques pour effrayer le spectateur. Il est d’une telle efficacité
qu’il est souvent relégué dans le domaine de la vulgate cinématographique au
profit d’une technique étrangement considérée, elle, comme artistique : le
suspense. « Startle Effect » est originellement un terme de physiologie, il
désigne la réponse du cerveau et du corps à la soudaineté d’un stimulus non
anticipé, c’est un processus dont le temps de latence est de moins de 10
millisecondes. Il est probable qu’il trouve ses origines dans le réflexe de
Moro, un des réflexes archaïques qui est perdu dès le troisième mois post-
natal pour être remplacé par la réaction de sursaut. C’est une réponse à un
bruit fort et inattendu, ou à une chute, qui se décompose en quatre parties : la
peur, l’abduction puis l’adduction des bras et des cris. Nos ancêtres primates
agrippaient la fourrure de leur mère après leur naissance pour lui libérer les
mains. Si le bébé tombe en arrière, son premier réflexe est ainsi de tendre les
bras en avant pour attraper sa mère, nous agissons de façon similaire sur un
grand huit, voire devant un mouvement de caméra sensationnel. Il est
intéressant de considérer que cette technique, maîtresse de l’« horreur
cinématographique », tire son efficacité d’une mise en défaut d’un réflexe,
originellement commun au domaine du sonore et de l’équilibre. Il faut
rappeler que l’oreille, lieu de la perception auditive, est également l’organe
de l’équilibre. En psychologie, le concept de menace est associé à celui de
« peur anticipée » et de stress psychologique. De nombreuses études se sont
intéressées aux relations entre processus d’anticipation, impact émotionnel et

88
connaissance préalable. Ainsi, Nomikos79 mis au point l’expérience suivante.
Il projette deux versions d’un film qui rapporte un accident de moulin-à-vent,
le premier avec un effet d’alerte, un plan du doigt de la victime se
rapprochant les lames du moulin, et l’autre sans. Il démontre ainsi qu’une
anticipation prolongée, en somme le suspense, est plus perturbante qu’une
anticipation limitée, la surprise. Le stress survient notamment pendant le
temps de l’anticipation et non pas lors de la confrontation réelle avec
l’accident. On peut mettre cette expérience en relation avec celle de Cantor,
Ziemke et Sparks80. Ils observent qu’une information préalable peut réduire
l’impact émotionnel en limitant le degré d’incertitude. Ils mesurent la
fréquence cardiaque en faisant varier des paramètres d’alerte dans quatre
scènes du film Vampire puis demandent aux sujets de jauger leur degré
d’angoisse, de peur et d’agitation. Les effets d’alerte ne possèdent pas le rôle
préventif qu’on pouvait supposer en ce qui concerne les réactions
émotionnelles. Les sujets qui possédaient une connaissance préalable
témoignent d’une peur et une agitation plus intense que ceux qui n’en
possédaient pas. Cependant, le degré d’angoisse relatée n’est pas modifiée.
Sachant que l’effet d’alerte réduit l’incertitude et que l’angoisse est
dépendante de ce degré d’incertitude, ces résultats semblent cohérents. On
peut faire appel ici au modèle de Folkman et Lazarus81 qui tente d’éclairer les
relations entre émotion et la capacité de faire face à la situation horrifique. Ils
distinguent deux tendances principales de réaction de l’individu face à la
menace, les « monitors » qui ont tendant à rechercher l’information et les
« blunters » qui tendent à l’éviter. Les « monitors » recherchent
l’information pertinente face à la nature de la menace et à leur réaction, les
« blunters » détournent leur attention de ce type d’indices. Ce sont bien
évidemment des stratégies idéelles qu’il convient de considérer en terme de
degrés. Les auteurs utilisent cette distinction pour étudier les interactions
entre effets d’alerte et les comportements en relation aux émotions négatives
79
Surprise versus suspense in the production of stress reaction (Journal of Personality and Social Psychology, 1968)
80
The Effect of Forewarning on Emotional Responses to a Horror Film (Journal of Broadcasting, Vol. 28, No. 1,
1984)
81
Monitoring and Blunting: Validation of a Questionnaire to Asses Styles of Information Seeking Under Threat
(Journal of personality and Social Psychology, Vol. 52, No. 2 , 1987)

89
issues du suspense cinématographique. Glen G. Sparks approuve ce modèle :
« Au lieu d’une intensification de l’émotion négative chez tous les
participants, correspondant à l’effet d’alerte, les données indiquent que cette
dernière peut opérer différemment chez des individus présentant ces
différences comportementales. Les « monitors » préfèrent être alertés pour
réagir au film d’horreur, au contraire des « blunters » qui préfèrent l’absence
d’informations » 82.

2.2.2.2 Le son, outil d’une sculpture cognitive de l’espace « temps »

On a précédemment évoqué les étranges atmosphères sonores de Tarkovski pour


illustrer la notion de « temps-miroitement ». C’est une variation du sentiment d’horreur
que l’on peut ressentir devant son cinéma, dans le sens où il met effectivement en défaut
nos capacités cognitives en altérant la matière sonore du monde pour lui faire refléter
les tensions psychiques de ces personnages. Tarkovski élabore un modèle théorique et
pratique, à partir de sa conception de la spécificité du médium cinématographique
fondée sur son homochronie. C’est son hypothèse du « temps scellé »: la puissance du
cinéma est de pouvoir imprimer tout type de temps, réel, vécu, vrai. La métaphore du
« sculpteur de temps » traduit selon lui l’activité du cinéaste. La narratologie, ainsi
qu’un bon nombre d’outils mis en place par Gérard Genette pour la littérature, ont
monopolisé et peut-être obstrué l’analyse de ce « sentiment du temps » propre au
spectateur de cinéma. On se propose de reprendre la modélisation de Laurent Jullier83
qui énonce six paramètres qui déterminent notre perception du temps. Il s’agit de la
vitesse apparente du flux visuel prenant en compte la conformité de la vitesse de
déplacement à des attentes préétablies et la fréquence d’occurrence moyenne des cuts.
C’est aussi : le degré d’investissement attentionnel, la compétence du spectateur dans le
domaine des scripts narratifs, l’échelle du temps diégétique, l’assignation à un présent
de référence ou encore le genre du film. On a proposé une conception du son comme un
outil de « vectorialisation » de l’image, on peut étendre ce concept au domaine
temporel. Pour reprendre les termes de M. Chion : « la temporalisation est un effet
audio-visiogène constituant un cas de « valeur ajoutée », dans lequel le son accorde une
durée à des images qui n’en possèdent pas par elles-mêmes, ou bien influence et
82
Coping and Emotion (Psychological and Biological Approaches to Emotion, Hillsdale)
83

90
contamine la durée propre de ces images ». Dans cette optique, le sonore devient pur
écoulement et le présent est appréhendé comme un éternel devenir : c’est l’impératif
d’une lecture de l’horreur dirigée vers ses appendices conditionnels. À ce titre, on peut
évoquer la scène finale de Carrie (De Palma, 1976) dans laquelle le temps de l’horreur
révélée est celui du ralenti. De Palma peut alors s’attacher à montrer tous les éléments
de la scène, c’est une décomposition analytique, ces multiples jeux de miroir et de
regards dilatent le temps. La dimension sonore joue alors un rôle primordial et c’est elle
qui supporte cette fragmentation et cette abstraction de la compréhension. Enfin, la
notion de « chronoplast » élaborée par Grimshaw84 renvoie à cette « sculpture du
temps » de Tarkovski, une modalité de cette « sculpture cognitive » de l’« horreur
cinématographique » que l’on tente de mettre en évidence. Les chronoplastes, dans le
cadre du jeux vidéo, sont des sons qui rendent sensibles la notion de durée, le rythme ou
l’intensité du temps.
La figure du suspense est une terre d’accueil favorable à l’investigation
cognitiviste du fait de son échelle réduite. Noël Carroll affirme qu’elle est un des
constituants fondamentaux de l’ « horreur cinématographique », c’est un dérivé des
figures d’anticipation narratives classiques et il repose sur deux cadres : la prévision du
futur et la tonalité morale des événements. Le suspense advient avec la possibilité d’un
événement prévisible mais immoral. Il est à noter que des considérations morales
peuvent être pertinentes quant au suspense cinématographique mais que l’on peut
naturellement définir d’autre modalité du suspens quotidien sans recours au domaine
moral. Pour reprendre la définition de Dolf Zillmann : « Le suspens est conceptualisé
comme l’expérience de l’incertitude concernant les issues d’une confrontation
potentiellement hostile »85. La condition du suspens est l’impossibilité pour le
spectateur, témoins des forces conflictuelles, d’intervenir dans la situation. S’il
possédait cette faculté, cette expérience deviendrait de l’ordre de la peur ou de l’espoir.
Ainsi le suspens est une émotion tournée vers le futur et ancré dans le personnage. Il
faudrait alors questionner la persistance de l’effet de suspense dans le cas du spectateur
qui a déjà vu le film et qui a connaissance des informations finales. Le suspens réintègre
alors le domaine du jeu et de la simulation. On peut reprendre le fameux exemple

84
The Acoustic Ecology of the First Person Shooter: The Player Experience of Sound in the First-Person Shooter
Computer Game (Saarbrücken : VDM Verlag, 2008)
85
The Logic of Suspense and Mystery (Hillsdall, 1991)

91
d’Alfred Hitchcock, une bombe qui explose soudainement sous une table va surprendre
le spectateur pendant quelques secondes. Cependant, lorsque le spectateur est
préalablement mis au courant, il est émotionnellement engagé pendant toute la durée qui
précède l’explosion. Hitchcock systématisera ce procédé et il substitue la tension du
suspense au choc de la surprise. Bien que le suspense puisse être considéré comme une
stratégie macro-narrative, il est également une figure micro-narrative qui s’applique à
un événement isolé. On peut ainsi analyser de nombreuses configurations sonores de
l’horreur à partir de ce dispositif.
On a déjà évoqué la capacité du son à hanter un espace, il est ainsi l’outil du
renversement de l’ordre temporel, figure classique de l’« horreur cinématographique »
qui met une fois de plus notre système cognitif en défaut. Bergson affirme que le passé,
personnel et collectif, est préservé sous une forme non-chronologique dans le temps.
Anna Powell applique cette hypothèse à la structure du film The Haunting86, dans lequel
cette préservation est source d’atrophie. En effet, Hill House, la maison hantée n’est
qu’un « musée psychique où le temps refuse de progresser ». Les boucles et les circuits
temporels se traduisent cinématographiquement par une déformation de la perception
spatio-temporelle. Le film s’ouvre sur un collage de moments horrifiques issus de
l’histoire d’Hill House, narré par le professeur Markway. La première « mémoire »
d’Hill House est cet accident de calèche, sa violence est telle qu’elle heurte la caméra
ainsi que le déroulement du temps. Quelques secondes de battement sont en effet
nécessaires pour que la main de Mrs. Crain fasse irruption dans le cadre, surprenant le
spectateur : c’est l’autonomisation d’un « temps de l’horreur ». Mrs Crain tombe dans
les escaliers, la cause reste hors-champ et la réelle source de l’horreur est cette caméra
tournoyante. L’utilisation du fondu pour rendre compte du vieillissement d’Abigail rend
également compte de cette dislocation Elle reste immobile dans sa chambre d’enfant qui
deviendra son lieu de mort, la source de l’horreur, la malédiction est ainsi ce même
refus d’un déroulement temporel linéaire. Lors de son agonie, l’écho assourdissant de la
canne d’Abigail n’est pas entendu par sa femme de chambre et c’est ce même son qui
reviendra hanter les personnages du film à plusieurs reprises. La femme de chambre,
dévorée par la culpabilité, monte en haut des escaliers en colimaçon, et se pend. Le
cadavre qui surgit en haut du cadre rappelle la main de Mrs Crain évoquée
86 Deleuze and Horror Film (Edinburgh University Press, 2005)

92
précédemment, le temps n’est déjà que spirale. C’est également la forme de cet escalier,
incarnant ce temps retourné sur lui-même, il n’accède à aucune nouvel espace et on ne
le gravit pour se pendre. Les vies d’Abigail et d’Eleanor ont plusieurs points communs.
La culpabilité d’Abigail au sujet de la mort de sa mère fait écho à celle de la femme de
chambre, elle partage également cette même frustration et cette rage de l’enfermement
dans un espace domestique. Eleanor refuse l’enfermement accepté par Abigail, la
séquence introductive se termine sur le récit de sa « libération » et de son voyage
initiatique. Enfin, l’écran titre utilise l’effet de négatif et de vitesse accélérée, ce qui
extrait Hill House du domaine des lois naturelles du mouvement et du temps. Eleanor,
la protagoniste principale, va progressivement être contaminé par Hill House et ce
retournement du temps. Leur deux histoires possédant de nombreux points de contact,
l’univers psychique d’Eleanor et de la maison hantée deviennent de plus en plus
indiscernables. A. Powell reprend alors l’argument de Rodowick87 pour qui la mémoire
construit l’intervalle, la « dislocation du temps » entre présent et passé », et en l’absence
de laquelle « la possibilité même d’exercer un libre-arbitre est anéantie ». Cette
altération du temps est soutenue par une dramaturgie sonore de l’incertitude, au sein de
laquelle éléments musicaux et effets sonores participent largement à cette mise en
défaut des schémas cognitifs de perception temporelle.

87
Gilles Deleuze’s Time Machine (Duke University Press, 1997)

93
2.3 Le son, le lieu du mensonge et du conditionnel

2.3.1 La nature adjectivale du son

94
Lorsque Christian Metz souligne la nature adjectivale du son dans Le perçu et le
nommé88, il pointe du doigt l’espace de liberté offert par le medium sonore,
dans lequel s’insère immanquablement l’horreur cinématographique. Le
privilège accordé au visuel et le monopole du dialogue sur la sphère auditive
ne laissent aux autres modalités du son qu’un rôle marginal. Ainsi, le terme de
bruit, comme le signale Laurent Jullier dans sa thèse Le bruit au cinéma,
désigne une région de l’éventail sonore encore peu exploitée dans la mise en
scène mais aussi la partie du signal acoustique inexploitée. Metz prend
l’exemple de l’objet sonore « clapotis », ses traits constitutifs : faible volume,
discontinuité, redoublement, caractère « liquide »… ne renvoient qu’à des
dénotations adjectivales : « il n’y aurait aucun sens à se demander s’ils
définissent le clapotis comme bruit caractéristique ou le mot français
“clapotis“ , puisque ce bruit et ce mot n’existent que l’un par l’autre ». Cette
identification adjectivale, donc incomplète, du sonore s’opposerait à une
identification finale énonçant la source du bruit et non le bruit lui-même. Dès
que la source est reconnue, les taxinomies du bruit font office de précisions
adjectivales, elles ne partagent qu’à peine le rôle de nomination aux côtés de
l’identification de la source. Dans la perception auditive, l’identification est
seulement ébauchée car elle se rétracte autour de la source sonore, c’est ce que
Metz nomme « l’abaissement idéologique de la dimension sonore, […] la
source est un objet, le son lui-même est un caractère ». La dénomination même
d’« objet sonore » est problématique, on ne parle pas en effet d’« objet
visuel ». D’une part, le trait auditif participe plus faiblement au principe de
reconnaissance des objets, mais d’autre part, tout élément de constitution
sonore n’est qu’un « objet sonore », un objet seulement sonore. La question du
son off est un des problèmes classiques de la théorie du cinéma, Metz rappelle
que le son « n’est jamais off, ou bien il est audible, ou bien il ne l’est pas, […]
le son est à la fois dans l’écran, devant, derrière, autour et dans toute la salle du
cinéma ». Afin de dépasser ces tentatives de localisation narrative du son, il
s’agit de considérer la bande son comme la matière insécable d’une « sculpture
cognitive » et non plus comme un continuum sans cesse décortiqué sur le

88
Essais Sémiotique (Editions Klincksiek, 1977)

95
modèle linguistique. De plus, notre capacité à ranger les sons suppose une
compétence culturelle, en effet nous divisons machinalement le hors-champ en
fosse d’orchestre et en pupitres oraux après avoir intérioriser les codes du
théâtre, du cirque ou encore de la conférence. Notre démarche propose de
dépasser ce niveau d’analyse et ainsi d’interroger une modalité de réception
cognitive du son. Cette notion de nature adjectivale renvoie à la nécessité
cognitive première de la catégorisation. Dès 1975, E.D Schubert insiste sur le
rôle de l’identification dans les processus de perception auditive89. J.A Ballas
publie en 1993 « Common factors in the identification of an assortment of brief
everyday sounds »90, où il étudie les capacités d’identification sur un corpus de
41 bruits issus de notre environnement sonore quotidien. Il mesure le temps de
réaction des sujets et le compare au taux d’incertitude qu’ils émettent sur
l’identification de la source. Cette incertitude causale se révèle être un bon
estimateur de l’identifiabilité d’un événement sonore. On constate la difficulté
d’établir des relations simples entre paramètres acoustiques et caractéristiques
perceptives. On remarque de même l’importance de l’identification de la
source, qui oriente la perception en termes de « bruit », dont la source est
identifiée, ou en termes de « son », dont la source n’est pas identifiée.
L’intuition de Metz semble confirmée à travers les travaux de
psycholinguistique, cependant, son hypothèse d’une fonction langagière qui
aiderait la vue et l’ouïe à découper des unités est récusée par le cogniticien
Claude Bonnet affirmant qu’il n’est pas plus facile de percevoir une forme
dénommable qu’une autre.

89
The role of auditory perception in language processing (Dans Reading, Perception, and Language, Baltimore),
90
Journal of Experimental Psychology, Human Perception and Performance

96
La langue réalise l’interface entre les constructions individuelles, issues de la
sensorialité, et les représentations culturelles partagées. Une partie de la
psycholinguistique est fondée sur l’hypothèse que l’analyse de données
verbales permet d’identifier la manière dont les formulations langagières
contribuent à la mise en forme des représentations en mémoire. À titre
d’exemple, dans sa thèse sur le confort acoustique dans les TGV, Myriam
Mzali opère la distinction entre les adjectifs en -able et en –ant manifestant
l’opposition entre désagréable et gênant. Les bruits sur lesquels les passagers
n’ont pas d’action possible sont qualifiés de désagréables, comme les bruits
inhérents au train, “bruit de roulement” ou “bruit de fond”. Sont qualifiés de
gênants les bruits sur lesquels il est possible d’agir, ceux produits par les autres
voyageurs ou imputables à un agent identifiable. De la sorte, les bruits
d’ouverture et de fermeture de porte sont qualifiés de désagréables en tant
qu’événements isolés, mais deviennent gênants dès lors qu’ils sont associés à
l’action d’autres passagers. Ces résultats manifestent une différence entre
l’ordre du possible, les adjectifs suffixés en –able, et celui de l’effectif, suffixés
en –ant. Cela rejoint l’hypothèse évoquée précédemment, la catégorisation
résulte des possibilités d’action du sujet, le son n’étant plus qu’un outil cognitif
d’évaluation de la situation. Le visuel privilégierait un niveau langagier de
faible variation inter-individus, c’est-à-dire des mots courts, les plus
couramment employés. Dans le domaine du sonore, l’absence de termes
simples oblige à recourir à des formes verbales complexes pour désigner des
catégories simples, comme, par exemple « le bruit d’une porte qui claque ».
Les travaux d’analyse pyscholinguistique confirment la précognition de Metz
en discernant les représentations cognitives des bruits et des sons. Un son est
une notion abstraite, un phénomène isolé et indépendant de la source
productrice, rejoignant en ce sens la notion de couleur dans notre culture. On
retrouve ici l’argument de Metz qui évoque la coprésence des bruits et des
couleurs, regroupés dans le modèle substantialiste occidental sous la catégorie
de « qualités secondes ». Un bruit est un phénomène sensible qui se rapporte à
une source comme indice sémiologique. La représentation cognitive intègre
alors les caractéristiques perceptives de la source, liées aux autres modalités

97
sensorielles. On développera ultérieurement cette trans-sensorialité inhérente à
la perception qui joue un rôle capital dans l’analyse du son de l’horreur. Les
phénomènes langagiers reflètent donc ces différences de traitements cognitifs
des phénomènes acoustiques.

2.3.2 Le lieu de l’imaginaire et du jeu

L’imagination du spectateur est de toute évidence le meilleur allié de l’auteur de


film d’horreur. Les scènes les plus effrayantes de REC ou de The Descent consistent en
un flot d’images tremblantes, indéchiffrables, soutenues par les sons de respiration, les
bruits de mouvements difficilement localisables et des cris. Dans L’écoute filmique.
Écho du son en image91, Véronique Campan propose d’interroger l’idiosyncrasie du
son, cette construction mentale entre matériau audible et inféré. Le film comme « cosa
mentale » n’est concevable qu’en interaction avec l’activité cognitive du spectateur, la
bande-son peut alors être étudiée comme support de cette activité imaginative du
spectateur. L’écoute filmique devient d’après elle une écoute « panique ». Cet adjectif
est originellement forgé à partir du nom de cette divinité qui trouble et étonne les
esprits, il est littéralement adéquat dans le cas de l’horreur cinématographique. De
nombreuses théories cinématographiques ont étouffé cette fonction fondamentale sous
des structures réductrices qui se concentrent sur des éléments analysables en termes
linguistiques. Il est alors pertinent de réintégrer la notion d’imaginaire pour appréhender
les « formes éphémères » audiovisuelles, polysémiques qui entretiennent des rapports
étroits avec notre mémoire émotionnelle. Selon Campan, l’écoute filmique oscille entre
« l’objet en puissance que l’on vise et la représentation qu’on s’en fait à un moment
donné » et elle dessine des trajets infiniment variables entre l’actuel et le virtuel. Cela
rejoint le rôle attribué à l’imaginaire proposé par Edgar Morin dans son modèle de
l’engagement du spectateur. Cet imaginaire est l’élément « virtuel », nécessairement
complémentaire de l’« actuel ». En d’autres termes, c’est la source de la fluidité de
l’activité spectatorielle face à une certaine stérilité du flux audiovisuel. L’imaginaire,
étroitement lié à la mémoire, permet à l’occurrence sonore de « devenir, en association
avec l’image, emblème d’un lieu, d’un personnage, d’un événement, d’un moment,
d’une sensation, dont il va ensuite porter ailleurs l’écho ». La dimension sonore offre

91
Presses universitaires de Vincennes, 1999

98
alors un tissu de possibilités qui, par ses multiples interactions potentielles, participe à
la production de l’étrangeté constitutive de l’horreur. Il est utile de donner quelques
précisions quant à la structure de la mémoire et comment celle-ci supporte la notion
d’imaginaire dans sa diversité. J.P Changeux propose de définir la mémoire à long
terme comme un « Generator of Diversity ». Selon le modèle communément accepté,
les deux autres grandes instances de la mémoire sont le stockage préattentif et la
mémoire de travail. Au stade préattentif, on parle en ce qui concerne l’audition de
mémoire échoïque, d’une durée de vie d’environ 250 millisecondes. C’est ici
qu’interviennent des schémas d’attentes, colorés émotivement et qui orientent
l’attention, ils participent chez le spectateur à ces « activations imaginaires d’action »,
symptômes de l’engagement sensori-moteur, lieu d’interactions des éléments
acoustiques, imaginaires, émotionnels et de la mise en défaut de l’appareil cognitif. La
mémoire de travail possède une durée de vie d’environ trente secondes et contrairement
à la mémoire de stockage, elle travaille en séquences non parallèles. Enfin, la mémoire à
long terme est un gigantesque champ de représentations, symbolique et amodal. On
retiendra la disjonction, proposée par Larry Squire en 1980, entre mémoire déclarative
et mémoire procédurale. Cette dernière est une mémoire sensori-motrice, nécessaire à la
production d’inférence en termes d’action, élément central de notre hypothèse. La
dimension sonore se prête d’autant plus à une étude à partir des notions d’imaginaire et
de mémoire qu’elle donne lieu à différentes sortes d’échos, rarement conscientisés en
tant que tels. Cela résonne avec la conception du son comme la matière d’une
« sculpture cognitive ». La notion d’ « écho préalable », élaborée par V. Campan,
désigne ce phénomène de magma sonore. Elle donne l’exemple du film Eraserhead
(David Lynch, 1977), englobé dans une masse sonore qui « éveille un sentiment
d’étrangeté radicale ». Le son s’avère être un véhicule prioritaire de l’imaginaire et on
peut alors légitimement énoncer l’hypothèse d’un mode sonore du conditionnel.
Gregorie Currie92 considère le cinéma comme un art essentiellement visuel, on
peut tout de même faire appel à sa théorie de l’engagement du spectateur pour dégager
un autre emploi de l’imaginaire en rapport avec l’hypothèse du mode conditionnel. En
s’appuyant sur les théories de la simulation dérivées des travaux de Piaget, il considère
le film comme un réseau de signes, régissant l’imagination du spectateur qu’il considère

92
Image and Mind, Film, phylosophy and Cognitive Science (Cambridge University Press, 1995)

99
comme la source de son empathie avec les protagonistes. Selon lui, l’expérience
cinématographique n’est à l’origine d’aucune illusion et l’engagement repose sur des
processus mettant davantage en jeu l’imaginaire que la croyance. Dans la vie
quotidienne, l’imagination est « parasitée » par de multiples désirs et croyances. Devant
l’écran, ceux-ci seraient « déconnectés » pour laisser libre cours à un nouveau mode de
l’imagination. Currie s’oppose ainsi à une définition linguistique de l’expérience
cinématographique formulée par Balàzs93 ou Panofsky94, et l’analyse selon laquelle le
spectateur se projette à la place de la caméra et du personnage. On a déjà évoqué la
conjecture cognitiviste qui propose de remplacer l’hypothèse de la grammaire
générative de Chomsky par celle de cadres cognitifs et de processus ascendants. Tout ce
qui entoure alors l’expérience cinématographique, la connaissance personnelle, la
situation sociale ou encore l’humeur, peut être pris en charge par la notion de processus
descendants.
Nous sommes programmés pour jouer. Ce jeu de simulation possède de
véritables bénéfices évolutionnaires car il permet de tester des comportements sans en
avoir à subir les conséquences réelles. Une des caractéristique de l’autisme, parfois
renommé Trouble Envahissant du Développement, est un défaut d’imagination. On peut
constater le dysfonctionnement de la triangulation Imaginaire, Symbolique, Réel. Le
surinvestissement psychique de l’autiste dans certains domaines spécialisés entraîne une
quasi-impossibilité de s’approprier le réel, ainsi qu’une désensibilisation à sa propre
sensorialité. La difficulté de communiquer, ou plus largement d’imaginer que les autres
ont des désirs ou des croyances différents des siens, conduit à son isolement. On peut
entreprendre de généraliser ce processus au cinéma, le film d’horreur deviendrait le
support d’une lutte contre l’isolement psychique du spectateur face à l’horreur, et lui
offrirait la capacité de l’imager et de l’imaginer pour lui donner du sens et ainsi se
l’approprier.

2.3.3 L’hypothèse d’un mode sonore du « conditionnel »

Nous avons exposé les raisons pour lesquelles nous pouvons attribuer à la
dimension sonore le rôle de dispositif modal. Une autre façon de mettre en défaut notre

93
Theory of the Film : Character and Growth (New York : Arno, 1972)
94
Style and Medium in the Motion Pictures (Film Theory and criticism, Oxford University Press, 1985)

100
dispositif cognitif est de jouer sur la désubstantialisation du phénomène sonore : « ce
qui domestique et humanise le son ne vient pas de lui, mais de ce qu’on projette sur
lui »95. Pierre Schaeffer récuse l’illusion d’une narrativité des sons, et à la question « Le
son nous renseigne-t-il sur l’univers ? », il répond : « à peine ». On ne reviendra pas sur
la tension entre médium photographique et médium linguistique. Les photogrammes
sont « comme » leurs contenus, et on peut expliquer leur capacité significative sans faire
appel à la notion d’illusion mais à celle de similarité. C’est parce que la dimension
sonore se caractérise par un flou causal et figuratif, espace de liberté, qu’elle est le
véhicule principal de l’étrange et de la peur. On reprend ici le terme de « dramaturgie du
flou causal », élaboré par M. Chion pour décrire le dispositif sonore de films tel
Repulsion. Selon lui, « le flou causal alimente les supputations du persécuté ». En
entendant les murs se fissurer, on se demande si c’est le bruit d’une fissure ou le son qui
fissure. Le son du téléphone, figure de l’intrusion, ne cesse d’agresser Carol, et on se
demande si ce n’est pas l’accumulation de sons intrusifs, parallèles à l’aggravement de
son état mental, qui fissurent les murs. En effet, parmi le faible pourcentage
d’événements qui laissent une trace sonore dans la vie quotidienne, très peu traduisent
la réalité dont ils sont issus : c’est ce qui est nommé « flou causal ». Ainsi, la plupart des
spectateurs serait tout bonnement incapable, sans informations visuelles
complémentaires, d’identifier le son des objets les plus communs. Ce champ libre à la
création et à l’imaginaire est le support de toutes sortes de métaphores filées auditives
qui participent aux stratégies suggestives de l’« horreur cinématographique ». Ainsi, le
spectateur n’est pas conscient que la sonnerie du téléphone dans Ringu (H. Nakata,
1998) est en réalité un mélange de vingt-trois sons différents et qu’un traitement
acoustique l’accorde au thème sonore de l’eau qui traverse le film. Cela fait écho avec
le rôle de l’imaginaire évoqué précédemment, l’écoute consiste alors à déplier tous les
énoncés conditionnels que le son contient. Ainsi devant l’« horreur
cinématographique », l’écoute des sons repose sur la richesse suggestive des
phénomènes acoustiques dont l’interprétation n’est jamais définitive. Le caractère non-
fini de ce mode perceptif contrarie le déroulement des images, redirige le son, et ouvre
les rapports son-image à un potentiel évocateur presque infini. À ce titre, citons Robert
Bresson : « Un son évoque toujours une image, une image n’évoque jamais un son »96.
95
Le promeneur écoutant, Michel Chion (Plume, 1993)
96
Theory of Film Practice, Noel Burch, (Praeger, 1973)

101
Le son est sans doute le privilégié de la suggestion. À titre d’exemple, on peut citer une
expérience de neuropsychologie exposée par Claude Bailblé. On dicte à un groupe de
personnes une liste de mots dans laquelle le mot « vert » est prononcé quatre fois. On
reporte alors 45% d’occurrence du mot « vert », 30% du mot « verre », le reste est
composé d’orthographe marginales, comme « ver » ou « vers ». Lors d’une deuxième
session, on diffuse sur l’autre oreille le bruit d’une goutte d’eau à la limite du seuil de
perception. Les résultats sont éloquents, bien qu’aucun des participants n’ait remarqué
ce son: 90% des occurrences sont maintenant orthographiées « verre ». La dimension
sonore semble posséder la capacité d’introduire des informations supplémentaires sans
passer par le prisme de la conscience, c’est ainsi que l’on peut suggérer un mode sonore
du conditionnel. L’ « horreur cinématographique » repose dès lors largement sur un
dédoublement du monde à travers les processus de suggestion. L’indice de l’horreur
serait selon Nietzsche ce « trou dans le manteau de l’apparence ». On peut noter que la
majeure partie des films d’horreur simule, ou plutôt imite la normalité, lors de leur
séquence d’ouverture. Une « normalité » qui porte cependant les gènes du renversement
horrifique à venir. On reviendra ultérieurement sur la séquence d’ouverture de The
Descent qui obéit parfaitement à ce modèle. Audition pousse ce dispositif à l’extrême :
d’infimes traces de l’horreur sont visibles ou audibles durant la première heure et
demie. Afin d’appuyer notre notion de mode sonore du conditionnel on pourrait
développer le parallèle entre les hypothétiques relectures de l’image par le son avec le
concept logique de «monde possible». Ainsi ce qu’on nomme en logique « univers de
croyance » s’apparente au déploiement virtuel de l’image, activé par le son de l’horreur.
C’est un monde stable dont le personnage, et le spectateur perdent au fur et à
mesure le contrôle. Pour reprendre les mots de T. Grodal97: « l’horreur est la
combinaison de la nature aversive de l’antagoniste et de la destruction du système de
causalité qui permettent aux actes des protagonistes d’avoir un effet sur eux. C’est la
logique du mort-vivant, du vampire ou encore de toute entité d’ordre fantomatique ou
psychique. Selon lui, les conditions de l’horreur est ce désir de réappropriation et de
contrôle sur l’inconnu. La réaction archétypale du personnage face à l’irruption du
monstre est la pétrification, c’est-à-dire la perte de la flexibilité et de la réactivité du
système cognitif. Un visage déformé par la peur pourrait être mieux équipé pour

97
A New Theory of Film Genres, Feelings, and Cognition (Oxford University Press, 1999)

102
détecter les menaces, c’est-à-dire élargir l’éventail du « conditionnel ». C’est
l’hypothèse avancée par des chercheurs de l’université de Toronto : l’expression de peur
est caractérisée par des yeux grand ouverts et les narines dilatées, ce qui, en augmentant
la vitesse de balayage, élargit le champ de vision et accroît le débit d’air aspiré.
L’expression faciale du dégoût est à l’opposé de celle de la peur, les sourcils sont
rabaissés et le nez compressé. Alors que la peur favorise la perception, le dégoût semble
l’affaiblir en limitant la collecte d’informations. Certains films d’horreur reposent sur
l’infirmation de cette corrélation entre l’expression faciale et les motivations internes du
personnage. The Brood (Cronneberg, 1979) ou Rosemary’s Baby (Polanski, 1968) sont
deux exemples de ce dispositif qui tire son efficacité de l’invalidation de processus
cognitifs instinctifs. La figure du dégoût c’est alors le système cognitif qui passe l’arme
à gauche. Il existe dans le monde du son, une figure caractéristique de ce désir de
contrôle, c’est l’« Effet Shining ». Il est nommé ainsi du fait de la célèbre scène de
tricycle où Danny roule successivement sur le plancher et les tapis de l’hôtel, créant
ainsi un motif sonore cyclique, utilisé par Kubrick à des fin anxiogènes. Cela illustre
cette nécessité du « s’entendre faire » évoquée par M. Chion : « chaque enfant
expérimente en effet qu’uriner au-dessus de lieux ou de réceptacles différents fait des
bruits différents »98. On rejoint l’hypothèse de la tendance à l’exploration de
l’environnement suggérée par la conception cognitiviste. A chaque son produit
correspond un « feed-back » particulier et l’« effet Shining » est lié à une non-
correspondance systématique entre action et résultat sonore. Cet effet dépend du
processus d’ « ergo-audition », ainsi décrit par M.Chion : « c’est une audition
particulière à celui qui est en même temps, sous une forme ou une autre, l’émetteur du
son entendu ». Selon notre hypothèse du personnage de l’horreur considéré comme
relais charnel et cognitif, ces processus dérivés de l’ « ergo-audtion » s’appliquent tout à
fait à la description des dramaturgies sonores de l’horreur.
Noël Carroll affirme que le genre fantastique, dans sa définition établie par T.
Todorov99, entretient des relations intimes avec le genre de l’horreur. Un exemple
paradigmatique de ce fantastique serait « The Turn of the screw » d’Henry James, à la
fin duquel il nous est impossible d’affirmer s’il s’agit d’une maison ou d’un délire
hystérique. Une des principales stratégies pour alimenter cette ambivalence entre
98
Le Son (Nathan, 1998)
99
The Fantastic (Cornell University Press, 1975)

103
explications naturelles et surnaturelles consiste à raconter les évènements à travers le
prisme d’une subjectivité dont l’équilibre mental est en question. Le film d’horreur peut
être considéré comme une excroissance du genre fantastique dans lequel l’existence du
monstre est finalement confirmée par une sensation horrifique de dégoût. L’une des
stratégies pour conserver l’incertitude et de faire passer la narration a travers le prisme
d’une subjectivité d’un ou plusieurs protagonistes dont la santé mentale peut être mise
en doute. De cette façon, le flux d’informations est modulé pour faire en sorte que des
hypothèses alternatives peuvent être entretenues par le spectateur. Selon Todorov, ce
peut être atteint par l’utilisation de propositions épistémologiquement faibles. Les
langages du paraître, de la croyance ou du ressenti sont alors destinés à rendre une
situation équivoque. Le « son de l’horreur » est largement destiné à convoquer ces
hypothétiques relectures de l’espace retranscrit visuellement, c’est le dispositif de
Repulsion et de The Haunting ainsi qu’une configuration d’un mode sonore du
« conditionnel ».

2.4 Le jeu de l’horreur

2.4.1 Le jeu comme cadre de l’horreur cinématographique

2.4.1.1 Une horreur ludique, la condition du plaisir spectatoriel

On a déjà évoqué la tendance de l’homme à exercer ses facultés cognitives et


perceptives sous la forme du jeu. On a proposé d’analyser l’engagement du
spectateur dans l’ « horreur cinématographique » à travers sa nature ludique,
cette mise en péril virtuelle est une mise en défaut des facultés cognitives, le
spectateur joue à perdre le contrôle de lui-même. On peut établir un parallèle
avec l’activité des enfants qui jouent pour évaluer le monde et ainsi tenter de
le mettre sous contrôle. Précisons cette symbolique du jeu avec l’exemple de
la bobine de fil souvent évoqué par Freud. Avec ce jeu, le petit garçon « met
en scène » la disparition-apparition de sa mère en symbolisant les affects liés
à la satisfaction ou à la frustration. Cette structure du jeu, représentation
symbolique, est similaire à celle du modèle de l’« horreur
cinématographique » qu’on tente de l’élaborer. Dans son ouvrage Nature et

104
fonction du fantasme100, S. Isaacs remarque : « un enfant de deux ans était
laissé pour la première fois à l’école maternelle et se sentait seul et anxieux à
cause de la séparation d’avec sa mère et du monde étranger qui l’entourait ;
le jouet qui le réconfortait le plus vite était « la boite aux lettres », une boite
dans laquelle il pouvait laisser tomber, par des trous aménagés à cet effet
dans le couvercle, un certain nombre de petits cubes. Une fois le couvercle
enlevé, il retrouvait les objets à l’intérieur ». C’est à nouveau la dialectique
perte-retour qui est symbolisée et donc apprivoisée ». Le jeu peut être sans
nul doute entendu comme une fonction défentielle, c’est une activité
compensatoire des sacrifices imposés par la réalité. L’ « horreur
cinématographique » présente ce caractère ludique car elle remplit une
fonction défentielle en offrant au spectateur un cadre sécurisé pour
expérimenter l’horreur, sous la forme d’incertitude ou de l’indétermination
cognitive, perceptive ou encore morale. Elle offre les conditions d’une
réévaluation positive sous la forme de plaisir. Pour reprendre les termes de
J.Grixti101, c’est « l’hypothèse du contrôle sur soi et son environnement et la
reconnaissance de ses propres potentiels et limitations » : l’« horreur
cinématographique » se développe dans l’intervalle ludique entre la mise en
défaut du dispositif cognitif et la réaffirmation du contrôle du spectateur. T.
Grodal102 forge le terme de « paranoïd fiction » qui permet de rendre compte
de façon fonctionnelle du film d’horreur. Les mécanismes de cette position de
spectateur passif et paranoïaque peuvent être illustrés par le phénomène de la
peur du noir. Quand on ne peut plus projeter nos émotions visuellement, la
sensibilité des autres sens est accrue. Lorsqu’une personne a peur du noir, sa
perception corporelle est stimulée par la création imaginaire de subjectivités
qui menacent son individualité. C’est la nécessité de contrôle sur notre
environnement qui est à l’origine de cette peur. Ainsi, The Descent, archétype
de l’horreur claustrophobique propose un dispositif qui repose sur ce
phénomène. Cette configuration implique une réévaluation de la dimension
sonore comme un outil majeur de l’« horreur cinématographique ». Deux
100
Développements de la psychanalyse (Paris, PUF, 1966).
101
Terrors of Uncertainty (Roultedge, 1989)
102
Moving Pictures: A New Theory of Film Genres, Feelings, and Cognition (Oxford University Press, 1999)

105
protagonistes se retrouvent nez à nez avec un monstre et découvrent à ce
moment-là qu’il utilise un dispositif perceptif exclusivement sonore.
L’insistance de la caméra sur l’œil commotionné traduit alors la stratégie
sonore qui sera mise en place. Ce film exemplifie parfaitement notre
hypothèse d’une horreur qui se décline sous la forme de l’incertitude spatio-
temporelle. Il s’agit pour les personnages de ne pas se faire repérer au sein
d’un espace purement sonore. Parallèlement, il s’agit pour le spectateur de
s’orienter dans un flux audiovisuel perturbé. Dès l’instant où nous ne sommes
plus capables de projeter et d’expérimenter nos sensations dans le monde
extérieur, notre système cognitif réagit en restituant une dose
d’intentionnalité dans cet espace vide, qui prend la forme, chez l’enfant, du
« monstre sous le lit ». L’horreur cinématographique amène le spectateur à
s’identifier à un « objet » qui entretient une relation paranoïaque avec le
« sujet » de l’horreur, le monstre. La suspension des réactions sensori-
motrices chez la victime exemplifie alors l’immobilisation du spectateur, les
stimuli ne pouvant être traités par les schémas habituels, le spectateur se
retrouve dans une situation parallèle. C’est ce compromis entre une position
active et passive qui fait prendre conscience de son corps au spectateur, on
retrouve ici l’hypothèse de la naturalisation de la peur comme prédisposition
à une action non réalisée. Ce dispositif crée de puissantes réactions
psychosomatiques qui doivent êtres alors positivement réévaluées pour créer
du plaisir. On peut invoquer en ce sens la scène finale d’Audition (T.Miike,
1999). Le personnage principal, Shigeharu, est immobilisé au sol par sa
maîtresse Asami qui lui paralyse les paupières à l’aide d’aiguille
d’acupuncture. La caméra adopte un point de vue subjectif en se situant à
l’intérieur des globes oculaires, elle semble se faire elle-même transpercer.
Les réactions sensori-motrices, interdites à la victime « diégétique »,
exemplifient la mise en défaut du système cognitif d’une victime
« spectatorielle ». REC raconte l’histoire d’un groupe de personnes emmurées
et entourées de zombies. Nous sommes dans la peau du caméraman et nous
voyons à travers sa caméra. Ce procédé de « paralysation » du protagoniste
est alors reformulé par l’utilisation d’un dispositif de mise en abyme de ce

106
procédé horrifique. Le « blocage » de ses réactions sensori-motrices est dû à
l’impossibilité pour le spectateur de se distancier. On peut également citer
cette scène de The Descent dans laquelle l’une des femmes spéléologues se
retrouve seule au milieu d’un dîner de monstres. Cette scène est vue grâce au
mode nocturne de sa caméra vidéo. Elle est paralysée dans l’espace et dans
ses capacités de communication, et, en voyant avec elle l’objet de sa peur, le
spectateur se retrouve dans une situation parallèle de passivité forcée.

2.4.1.2 Le jeu entre spécificité cognitive et codification de l’horreur

La notion de jeu implique celle de règle du jeu. On a déjà mis en relation les
concepts de « cartes cognitives » et les horizons d’attentes propres à l’horreur
cinématographique. On se propose d’explorer les liens possibles entre les
conventions sonores de l’horreur et l’idiosyncrasie de l’appareil cognitif. On
analysera pour cela La Gota de agua, un court-métrage de Mario Bava,
extrait du film I Tre Volti della Paura (1963). C’est un moment fondateur de
l’ « horreur cinématographique » du fait de sa structure épurée et
prototypique. L’histoire, adaptée d’un conte de Tchekhov, traite d’une
malédiction qui s’abat sur Hélène pour avoir volé l’anneau d’une médium
apparemment décédée. Le bruit d’une goutte d’eau la hantera jusqu’à la fin
du film et, au final, c’est une apparition maléfique de cette sorcière qui mettra
un terme à sa vie. Le traitement musical est construit autour d’un thème
descendant et de quelques variations jouées par différents instruments,
notamment la basse. Les éléments musicaux sont utilisés de manière
ponctuelle et créent un système de résonance simple mais pourtant typique du
film d’horreur. Cependant nous nous concentrerons ici sur un motif
particulier, le traitement sonore de l’eau. Le film s’ouvre sur un plan large et
nocturne, seule une fenêtre orangée attire l’œil sur la gauche de l’écran où se
distingue une silhouette déformée. Bien que la pluie ne soit pas visible de
façon flagrante, la bande son est un étrange mélange d’orage pesant et d’une
pluie fine. La perspective sonore ne varie curieusement pas lorsque l’on
pénètre dans l’espace, au côté d’Hélène. Le film sera tout entier sous le signe,
non pas de la pluie, mais de l’eau. Il me semble pertinent de convoquer ici

107
les observations de Michel Chion103 au sujet du « son de la pluie ». Selon lui,
ce son continu, uniforme et finement grenu, c’est ainsi que l’on qualifierait la
pluie d’I Tre Volti della Paura, devient animé, vivant et gai lorsqu’on
l’entend « sous l’abri d’un parapluie ou sous le toit d’un appartement
mansardé ». Chaque goutte s’individualise et acquiert une énergie, un
dynamisme qui révèle, dans cet ensemble complexe d’impulsions, une
véritable « mélodie de bruit ». La jubilation de l’auditeur proviendrait donc
du fait que ce phénomène survient à la limite entre bruit et son. On peut, par
exemple, distinguer des intervalles au sein d’une masse auparavant informe :
c’est le site d’une « protomélodie ». On peut émettre l’hypothèse que c’est
notre difficulté, au sein du schéma occidental, à reconnaître des motifs
mélodiques et des tonalités qui est l’origine d’une incertitude cognitive. De ce
fait, on peut établir un lien entre le développement de la musique concrète et
la figure du chaos musical largement utilisée dans les stratégies sonores de
l’horreur. L’effondrement du système tonal, qui est à l’origine de cette
musique concrète, semble fournir une piste d’analyse intéressante quant à une
stratégie sonore qui, parallèlement, récuse l’organisation mélodique
traditionnelle. À ce titre, on peut citer la partition musicale de Shining dans
laquelle la musique atonale de Bartok soutient la perte de repère du
spectateur, ou encore la bande son de THX-1138 (G. Lucas, 1971), montage
sonore bruitiste et déstabilisant, musicalisé par Lalo Schiffrin. Revenons à La
Gota de Agua. L’orage, un élément sonore majeur, ponctue régulièrement les
vingt minutes du film et participe à ce climat fantastique. La pluie est
présente tout au long du film, elle apporte le contrepoint nécessaire au
dispositif de la goutte d’eau. Cet élément aquatique aura été jusqu’alors tenu
à distance, la répétition anxiogène et maléfique de cette goutte manifestera le
renversement d’un ordre et l’intrusion du fantastique, et de l’horrifique. Le
film débute dans une ambiance chaleureuse. Cette affirmation doit être
nuancée car le travail de la lumière qui fait se confronter un vert « extérieur »
et un orangé « intérieur » provoque un sentiment d’étrangeté. La musique
foraine qui provient du phonographe, dotée d’un spectre étriquée dans les

103
Le Son (Armand colin, 2004)

108
aiguës, ainsi que les sons surmixés, comme ceux des tiroirs ou des verres,
créent un univers sonore d’attente. En effet, les fréquences basses qui
réaffirment la totalité du spectre sonore ne sont réintroduites que
cycliquement par le son de l’orage. À la fin de cette séquence d’ouverture,
Hélène quitte la maison mais la caméra reste immobile, fixée sur le salon
plongé dans l’obscurité. Le phonographe ralentit, et la musique se meurt dans
le son de l’orage toujours très présent. L’insistance sur la mort de cet objet
sonore préfigure la mort de la protagoniste à la fin du film. La véritable
transgression provient à la 10’, Hélène tente d’enlever l’anneau qui tombe par
terre et produit un son interprété comme « maléfique » du fait d’un mixage
irréaliste. Elle est à quatre pattes pour récupérer l’anneau lorsque le « Startle
effect » est utilisé : la main du cadavre pénètre le haut du cadre, souligné d’un
son de harpe et d’une texture métallique. Le plan suivant est un gros plan
d’un verre d’eau qui se renverse. Quelques secondes plus tard, c’est au
moment exact où Hélène ferme les yeux de la sorcière que résonne la
première goutte d’eau. C’est lorsque Hélène tente de réordonner le monde en
dissimulant son acte et en se protégeant du visage étrangement éveillé de la
sorcière, que le son va véritablement manifester le changement de paradigme.
Il faut noter qu’au moment même où sa main se rapproche du visage, on
entend le bruit du verre remis en place même si cela ne correspond pas à
l’image. La première goutte d’eau était suivie d’un éloignement de la caméra,
la deuxième goutte amène Hélène à tourner la tête, la troisième goutte,
légèrement plus forte, attise visiblement son agitation. Le cadre s’éloigne une
deuxième fois, une quatrième goutte résonne et Hélène tourne à nouveau la
tête. Enfin, la cinquième goutte résonne, la caméra se rapproche d’Hélène et
un zoom rapide sur une gamelle en métal simule sa prise de conscience : elle
a enfin trouvé la source. On convoque la notion de « bruit du temps » de
Michel Chion : « le son est facilement persécuteur s’il matérialise
l’écoulement du temps ». Le robinet mal fermé symbolise une torture tout
comme le pendule du conte de Poe The Pit and the Pendulum. Ce supplice
sonore provoque la peur en « affolant notre mécanisme d’anticipation », c’est
une répétition à la fois imminente et qui se fait attendre. Revenons à Hélène,

109
elle replace le verre, c’est la fin de cette séquence d’agitation cognitive. Le
premier son du verre remis en place adopte un statut particulier, le spectateur
peut se demander, rétrospectivement, à quoi correspondait en réalité ce son.
La mouche et son bourdonnement caractéristique peuvent suggérer la mort. À
ce sujet, Claude Bailblé rapporte l’expérience suivante. L’image d’une main
plaquée, paume contre le sol, est accompagnée de différents sons et on
demande aux participants ce que cela leur évoque. Un son de mouche, quel
que soit son traitement acoustique évoquera la mort alors que la cigale
évoque la sieste. On peut également interroger la capacité de l’élément sonore
« miaulement » à devenir un code. Outre l’association sémantique avec la
sorcière, il fait partie des sons difficilement localisables, avec le vent,
l’orage, ou encore les craquements. On peut émettre l’hypothèse d’un
« uncanny » sonore qui regrouperait des sons difficilement orientés dans
l’espace-temps et ainsi déstabilisants pour l’auditeur.

2.4.1.3 L’analogie avec les jeux vidéo

La notion de jeu conduit dans un même temps à reconnaître l’ambivalence entre


la peur et le plaisir. Cette même position passive du spectateur est au centre
du dispositif du parc d’attraction, le grand huit étant le lieu où ce processus
de projection/contrôle est inhibé. L’analogie entre les jeux vidéo « survival
horror » et les maisons hantées à déjà été creusée par certains chercheurs
comme Bernard Perron, précédemment cité. D’après l’hypothèse de
Krzywinska104, la réaffirmation d’une instance auctoriale extérieure au joueur
renforce l’expérience horrifique. On peut établir un rapprochement avec
l’hypothèse d’intentionnalité suggérée dans la première partie. Ce modèle de
Krzywinska coïncide avec la théorie du contrôle de Morreall : les segments
où le contrôle est retiré du joueur, éloquemment dénommés « cinématiques »,
le place dans une situation littéralement incontrôlable et par là-même
menaçante. Selon cette auteure, l’« horreur romanesque » ou
« cinématographique » sont davantage sécurisées que
l’« horreur vidéoludique », mais la dialectique entre contrôle et perte de
104
Hands-On Horror (ScreenPlay: cinema/videogames/interfaces, Wallflower Press/Columbia University Press,
2002)

110
contrôle reste néanmoins pertinente. REC est à notre avis un de ces lieux de
perméabilité entre l’« horreur cinématographique » et des stratégies
vidéoludiques. On peut citer Paco Plaza, un des coréalisateurs : « Nous avons
tout mis en oeuvre pour que le film soit quasiment interactif, en prenant
modèle sur les jeux vidéo. Je suis personnellement fasciné par la manière
dont ils impliquent le spectateur dans l'histoire. Et c'est précisément parce
qu'on est concerné et captivé par ce qui se passe à l'écran, sans jamais
décrocher, qu'on est d'autant plus effrayé quand l'horreur survient. On a
essayé de reproduire ce sentiment ». REC tente de retranscrire ce mélange de
peur, d’attirance et d’interactivité propre à ces jeux vidéos de « survival
horror ». Le récit se déploie sous la forme d’un drame de corridor, multipliant
les allers et retours dans un périmètre restreint et familier, à la manière du
« survival horror ». Angela et Pablo sont obligés de trouver la clé pour avoir
accès au niveau supérieur, une véritable mise à l’écran « zeldaesque ». C’est
cette soumission du regard au temps présent qui fait la force de ce procédé, la
dimension sonore jouant un rôle capital à cet effet. L’interactivité,
constitutive du jeu vidéo, semble s’opposer au transfert de ses modèles vers
le médium cinématographique. La récente sortie du film d’horreur
interactif Last Call interroge alors cette discontinuité. Notre hypothèse
conduit à considérer un spectateur actif et en permanente interaction non plus
avec un monde diégétique, mais avec cette sculpture cognitive composite qui
nécessite une constante réévaluation. Ainsi, il nous semble judicieux
d’étudier le film d’horreur à travers cette notion d’interactivité, supposée
spécifique au jeu vidéo.

2.4.2 L’horreur cinématographique sort du cadre ludique, une expérience


traumatisante

2.4.2.1 Spectacle transgressif ou transgression du spectacle

L’« horreur cinématographique » est en quelque sorte la construction d’une


succession d’états de tension et de relâchement. À partir de ce dispositif
neutre purement cognitif, il est possible d’effectuer un renversement des

111
valeurs, support de l’horreur. Tout comme l'amygdale permet d'associer une
valeur aversive à un stimulus sonore préalablement neutre, le film d’horreur a
la capacité de placer le spectateur dans la situation paradoxale du bourreau,
en attribuant une valeur positive à un événement habituellement
condamnable. La tension et le stress accumulés par les personnages de REC
sont ainsi relâchés lorsqu’ils s’adonnent à leurs pulsions meurtrières. La
séquence initiale annonce leur besoin d’adrénaline et propose cette
représentation de sensations fortes jouissives par l’intermédiaire d’un
montage rapide et d’une fragmentation précipitée de la perspective sonore.
Une fois encore à la recherche de sensations fortes, elles se retrouvent isolées
dans cet espace souterrain au calme absolu. Les modalités de représentation
de l’adrénaline ne réapparaissent qu’au moment où les protagonistes
succombent à leur bestialisation et à leurs pulsions meurtrières. On peut alors
reprendre la notion de « spectacle transgressif » proposé par L. Jullier. Au
quotidien, l’identification à l’agresseur est souvent perçue comme
pathologique alors qu’une perception objective de la situation peut avoir des
avantages. Deranged (Jef Gillen et Alan Ormsby, 1994), est un film qui place
le spectateur du côté du bourreau, décortiquant minutieusement son rythme
de vie et réinsérant l’horreur dans le cadre de la normalité. Dès les débuts du
cinéma, les bandits et les assassins ont proliféré sur l’écran. Ces spectacles
transgressifs sont souvent relégués dans des lieux marginaux et réservés à un
spectateur présumé voyeur. La notion de voyeurisme est particulièrement
intéressante car elle caractérise un spectateur qui prendrait du plaisir à
visionner des actes « immoraux » à l’insu des protagonistes, c’est exactement
le cas du film d’horreur. Le spectateur est coincé entre deux représentations
possibles d’un monde. Comme ces représentations et ces croyances
dépendent de processus cognitifs et émotionnels, ceux-ci peuvent également
être de l’ordre de la « dissonance » dans le cadre de l’ « horreur
cinématographique ». On rejoint ici notre hypothèse des combinaisons
audiovisuelles de l’horreur qui se fondent autour des notions d’incertitude et
d’indétermination, à la différence qu’elles ne sont plus spatio-temporelles
mais substantielles. Les dissociations cognitives ont l’avantage de créer un

112
état d’excitation qui nourrit la demande du spectateur d’autonomie
émotionnelle et de contrôle cognitif. La figure du dégoût est nécessaire pour
justifier et valider ces stratégies de l’incertitude. Ces dernières dépossèdent le
spectateur de son contrôle cognitif qu’il retrouve dans l’expérience
paradoxalement jouissive du dégoût comme focalisation émotionnelle. Le
phénomène du sursaut emblématise ce paradoxe, c’est cette alliance du
soubresaut cognitif et sensori-moteur que manifeste le désir paradoxal de
l’« horreur cinématographique ».

2.4.2.2 L’horreur dépasse l’ « horreur cinématographique »

Nous allons d’interroger la notion d’ « horreur cinématographique » hors du


cadre ludique et inoffensif du film d’horreur. Ainsi, ce n’est ni un film
d’horreur, ni un film sur l’horreur qui semble communiquer le plus
efficacement ce sentiment d’horreur. Pour reprendre l’analyse de Véronique
Taquin à propos de Salò ou les 120 jours (Pasolini, 1976), il s’agit d’une
horreur « froide, qui n'épargne rien au spectateur ». Ce souci du détail
corporel, caractéristique du film d’horreur, est ici reformulé et poussé dans
ses limites. Pasolini prend le chemin de l’obscénité totale et ruine le travail de
l'imaginaire du spectateur qui comble d’ordinaire le manque à voir. Barthes
lui reproche, dans un article du Monde du 15 juin 1976, d’avoir trahi
l’imaginaire infigurable de Sade en édifiant cette stratégie de la description
exhaustive, cette « froideur clinique (qui) laisse l'atrocité à sa laideur sale et
ne donne aucune prise à la transmutation souffrance-jouissance chez le
spectateur ». Ce type d’horreur cinématographique ne propose plus de
réévaluation positive à travers le prisme ludique. La véritable horreur
provient alors de l'apathie sadienne qui implique le spectateur dans une
participation au sacrifice barbare, dans une ivresse de violence ritualisée et
esthétisée. Pasolini utilise des procédés qui distancient l'horreur sans
l'atténuer, ce sont : l’éloignement du spectateur fictif représenté par le
personnage du sadique, le redoublement du cadre à travers ses jumelles, le
flou de l'image, ou encore le silence. Le film expose une exploitation du
corps qu’il redouble d’un brouillage complet des valeurs associées à la

113
barbarie, à la sacralité et à la transgression. En effet, la succession des
atrocités selon les trois cercles des « manies, de la merde et du sang », et
l’omniprésence du « Code » mettent l'accent sur la rationalité de l'horreur et
la compatibilité de l'ordre et de la violence. Le renversement des valeurs que
Pasolini prescrit au corps et à la barbarie génère une confusion qui nourrit
l’équivoque, complexifie l’interprétation et place le spectateur dans une
situation profondément horrifique. Le texte de Sade a pour propos d’explorer
les limites du langage à communiquer l’horreur, la véritable indicible. Adapté
à l’écran, il prend la forme d’un questionnement de Pasolini sur le pouvoir et
les limites de l’image.
Le film d’horreur a conscience d’être une représentation, « ce n’est pas du sang,
c’est du rouge »105 dit Godard. C’est pourquoi la mise en abyme est
récurrente. Les personnages du film d’horreur sont souvent en train de
regarder un film d’horreur lorsque le monstre fait son apparition, c’est le cas
d’Halloween. L’« horreur cinématographique » se développe dans le cadre
d’un support « ludique » où les codes de représentations peuvent évoluer tout
en conservant un substrat commun : l’aveu de son châssis fictionnel, voire
artificiel. Il convient de noter que des altérations de cette « horreur
cinématographique » classique émergent dès lors qu’elle s’expatrie hors du
film de genre, c’est le cas d’un certain nombre de films asiatiques comme
Kairo (2001) ou Cure (1997) de Kyoshi Kurusawa. Les dispositifs sonores
évacuent alors les traditionnels effets et musiques horrifiques pour reformuler
les modes sonores de l’impératif et du conditionnel dans un cadre naturaliste.

2.4.2.3 L’expérience traumatique, un modèle d’émancipation pour l’horreur


cinématographique

Spadoni affirme que la déstabilisation des codes de lecture due à la transition au


sonore est un des lieux de naissance de l’« horreur cinématographique ».
Nous émettons une hypothèse parallèle : l’expérience traumatique de
l’horreur ne peut être représentée frontalement, elle nécessite l’emploi de
stratégies du détour pour déstabiliser le spectateur, principalement à travers la

105
Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard ( Ed ?, 19 ?)

114
transgression des codes de représentation. Ainsi l’« horreur
cinématographique » telle qu’elle est représentée dans le film d’horreur est
stérilisée pour être consommée de façon ludique. Les recherches sur le stress
post-traumatique ont de plus en plus recours à des images élaborées pour
induire une réponse traumatique chez le spectateur. Celles-ci sont
caractérisées par une vitesse inhabituelle du défilement ou du montage, une
fragmentation de l’image, la violence d’une bande-son saccadée et à la
dynamique exacerbée, ou encore une narration totalement court-circuitée. À
moindre échelle, l’horreur cinématographique peut reposer sur une
transgression des conventions de la représentation fictionnelle. Elle engage
alors le spectateur dans une expérience cinématographique traumatique, ce
qui permet de représenter ou du moins de communiquer l’expérience
traumatique propre à l’horreur. Nous reprendrons ici divers éléments
développés par Roy Brand dans son essai Witnessing Trauma on Film. Il met
en relation ce que les anglo-saxons nomment « trauma » avec la notion
d’« horreur cinématographique ». Brand pose la question de la représentation
de l’irreprésentable, ou, en termes cognitifs, comment faire l’expérience de
quelque chose qui, à proprement, dit échappe à l’expérience. Un traumatisme
est une expérience émotionnelle qui a été enregistrée sans avoir été
entièrement et correctement traitée. Le terme « witnessing » rend compte de
cette situation douloureuse, c’est le fait d’être « à proximité d’un événement
qui échappe à la représentation mais appelle à la communication ». La
véritable horreur de Dracula provient de l’incapacité des protagonistes à voir
et communiquer ce qui se passe devant leurs yeux, ils sont dans cette
situation de témoins qui ouvre les portes à l’expérience traumatique. Une
situation similaire peut être proposée au spectateur, c’est l’expérience
traumatique de l’« horreur cinématographiée » : un mode de communication
en dehors d’une logique de représentation. On reprendra l’étude de Elephant
(Gus van Sant, 2003) de Roy Brand pour examiner cette stratégie. La plupart
des spectateurs connaissent les évènements qui structurent le film, cependant
ils ne comprennent pas pourquoi ces deux élèves vont assassiner douze de
leurs camarades. Le film développe les motifs du silence, du vide, de la

115
lenteur abrutissante, qui sont des figures de l’anti-représentation du cinéma
dominant. C’est une sorte de docu-fiction qui se déroule principalement en
temps réel. Au moment où les deux élèves apparaissent en tant que
meurtriers, le film déconstruit ce temps apparemment objectif pour entamer
une série d’aller-retour avec des scènes de la vie quotidienne. Le film se
conclut par le massacre qui a lieu dans un calme quasi-horrifique. Cette
variation de l’ « horreur cinématographique » s’oppose au surplus d’affect
des formes typiques du film d’horreur ou de sa représentation classique dans
les média. Cette absence de réponse affective est traduite par une
représentation absolument insensible au contenu horrifique de la séquence,
c’est un mode de représentation d’une horreur qui fait partie intégrante de
notre vie quotidienne. On peut ainsi l’opposer au film de Michael Moore,
Bowling for Columbine, qui adopte une esthétique du choc. Elephant
sympathise avec ces deux adolescents et n’offre pas d’ennemi ou de cause à
accuser. Gus van Sant représente l’horreur de cet événement par
l’élaboration d’un espace émotionnel vide. Cela rejoint la notion, évoquée en
première partie, de « dédifférenciation de l’espace émotionnel » qui ne
présenterait pas de prise à notre action. Elephant illustre ainsi parfaitement la
modalité de réception décrite à travers la notion de style, c’est une stratégie
du « mood » qui s’oppose aux narrations dialoguées classiques. Citons une
interview du réalisateur : « le fonctionnement du film est de laisser de
l’espace au spectateur pour qu’il introduise ses connaissances de
l’événement. Il n’y a pas de réponse dans le film. […] Vous êtes les témoins
d’une dislocation, d’une déconnection». D’un point de vue auditif, c’est le
silence et les figures de l’évanescence quotidienne qui envahissent l’espace
sonore. Ce même silence caractéristique des soldats qui reviennent du front,
eux aussi sous le fait de l’expérience traumatique. Freud développa sa théorie
du traumatisme à partir de cette même observation106, les soldats seraient
hantés par une mémoire qui se répète dans le présent à défaut d’avoir été
entièrement vécue dans le passé. Ainsi, le silence représente cette perte de la
communicabilité, tant chez les victimes du traumatisme que dans la forme

106
Au-delà du principe du plaisir (1920)

116
cinématographique qui tente de la retranscrire. Il est logiquement
accompagné d’une dégradation de la continuité temporelle, le résultat est un
conflit de représentation. Contrairement à ce « temps vrai » temps aimé de
Carpenter, Elephant nous rappelle sans cesse à cette durée toujours
prégnante, il s’éloigne ainsi de la « direction sonore du spectateur », cette
« sculpture cognitive » évoquée précédemment.

2.4.2.4 Horreur et sentiment de sublime

« La passion, excitée par la simple apparence d’un objet réel, peut être
douloureuse ; cependant, lorsqu’elle est tempérée et affaiblie dans son expression
artistique, elle offre le plus grand des plaisirs », cette citation de Hume préfigure notre
problématique de l’ « horreur cinématographique ». On considère ici la notion de
sublime comme un principe d’entame et de débordement du sujet. Le sublime est une
expérience par laquelle le « sujet, suspendu entre angoisse des liens défaits et
l’éblouissement d’un enjeu obscur se trouve acculé à une forme de sublimation »107.
Kant conjugue la notion de sublime avec celle d’infini. La puissance, voire la violence
des nouveaux systèmes de reproduction sonore, du type THX, permettent de reproduire
dans une salle de cinéma les conditions du sublime : un homme faible et sans prise face
à des évènements sonores terrifiants de « présence ». Dans son essai «The Sublime in
Cinema», Cynthia Freeland tente d'appliquer aux films ce concept de sublime : « Les
films « sublimes » provoque une réaction d’effroi et une réflexion sur la façon dont ils
exploitent ce médium pour artistiquement troubler le spectateur ». Freeland avance
ensuite qu’une « telle réflexion élève l’esprit du fait de ses perspectives morales ». Kant
aurait peut être institutionnalisé une erreur fondamentale en faisant du sublime le point
de contact entre esthétique et éthique. Cette notion de sublime rejoint mon hypothèse
cognitiviste lorsqu’elle décrit un individu dont le schéma causal ou le schéma cognitif
est mis en défaut. Face à l’ « horreur cinématographique, il se peut que nous réagissions
à notre propre réaction d'inhibition, cette dernière étant étroitement liée à la confusion
qui résulte de l'incertitude de la relation entre notre état émotif et l'objet de notre
attention. La notion de sublime relaye notre hypothèse de la mise en défaut du dispositif
cognitif : l’ambiguïté émotive provient du fait que la tendance à l'action est bridée et fait

107
Dictionnaire des concepts philosophiques (CNRS Editions, 2006)

117
place à cet espace de « dédifferentiation » des réactions émotives, moteur de
l’engagement du spectateur. L’« expérience » du sublime est vécue directement et
immédiatement, c’est d’abord une expérience sensorielle. Cela rejoint notre hypothèse
d’une modalité de réception cognitivo-corporelle, que l’on a déjà conjuguée avec les
concepts de style et d’émotion. La conscience aurait la tâche principale de relier les
processus émotifs internes à la perception du monde extérieur. On peut avancer
l'hypothèse que l'expérience d’un hiatus entre un état émotionnel et un contenu de
connaissance suscite l'expérience du sublime. Pour reprendre la métaphore de George
Lakoff et Mark Johnson : « me sentant ému, transporté, soulevé, je ferais l'expérience
d'un Je indépendant du Moi corporel, et cela, en raison des mouvements sensori-
moteurs que provoque la métaphore »108. L’« horreur cinématographique » apparaît
comme une déclinaison de cette notion de sublime du fait de sa mise en péril d’une
intégrité cognitive, perceptive et corporelle, c’est un impératif d’engagement dans des
conditions ludiques.

108
Philosophy In The Flesh: the Embodied Mind and its Challenge to Western Thought (Basic Books,1999)

118
Nous avons confectionné l’hypothèse d’une poésie cognitive de l’ « horreur
cinématographique » et nous proposons ainsi un modèle alternatif pour
appréhender l’engagement du spectateur. Ce dernier a fait l’objet de
nombreuses théories, tributaires de leur focalisation sur la dimension visuelle
et qui identifient l’acte cinématographique à un maniement « linguistique »
d’unités graphiques ou sonores. Les spécificités du flux sonore diffèrent des
modalités de l’harmonie d’images discrètes, ce qui nous conduit à proposer le
modèle d’une « sculpture cognitive » qui s’origine dans l’inadaptation de
l’activité spectatorielle. Une mise en défaut virtuelle de notre appareil
perceptivo-cognitif fonde ces dramaturgies sonores de l’incertitude. La notion
de jeu nous permet de rendre compte de cette participation volontaire du
spectateur à une expérience virtuellement traumatique. L’émotion négative,
mécanisme actif muselé, est positivement réévaluée et exprimée à travers ces
résidus sensori-moteurs, Graals de la promesse viscérale de l’horreur.

La dimension sonore est unanimement reléguée au second plan par notre


appareil cognitif, par la majeure partie des théoriciens et des praticiens. Le nivellement
économiste de la production sonore horrifique se caractérise par une perte de richesse
suggestive, ce que l’on nommerait l’axe vertical, au profit d’une fonctionnalité
univoque, c’est l’axe horizontal. Pour reprendre les termes proposés dans ce mémoire,
c’est la victoire de l’« impératif » sur le « conditionnel ». Sartre affirme que « le monde
de l’utilisable disparaît et le monde de la magie le remplace ». La peur, corps de
l’horreur, naît du cannibalisme de l’« utile cognitif » par le son, magicien incertain. Le
visuel, paradoxalement plus tangible, s’oppose au sonore, substrat du conditionnel et du
surnaturel, parents de l’« horreur cinématographique ». Ce mémoire a fait l’objet d’un
choix, c’est le saut quantitatif, et par là qualitatif, entre l’espace offert à l’ébauche des
cadres théoriques et celui de la mise à l’épreuve de l’analyse. La deuxième partie devra
être confrontée à l’expérimentation : une analyse systématique et détaillée d’un corpus
d’œuvres élargi. Cette imperfection hanterait dangereusement mon propos, mais
j’espère l’avoir éloignée dès l’introduction en affirmant que ce mémoire respecterait les
normes de l’« horreur cinématographique » : la suggestion et le refus d’une conclusion
sans conditionnel.

Par ce prisme de l’« horreur cinématographique », il convient d’effectuer un


renversement paradigmatique. D’hypothétiques modalités d’engagement du spectateur
avec la fiction nourrissant ainsi une réflexion sur les modalités d’engagement de

119
l’homme avec le réel.

120
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123
Table des matières
Chapitre 1 : L’horreur en jeu

Qu’est-ce que le film d’horreur ?............................................................9

Le genre du film d’horreur.......................................................................9

Une notion de genre problématique.....................................................9

L’effet-genre.......................................................................................13

1.1.1.3 Le spectateur du film d’horreur.........................................15

1.1.2 La notion d’« horreur cinématographique ».............................17

1.1.2.1 Le dépassement du critère de la peur .................................17

1.1.2.2. Le corps, véritable lieu de l’horreur .....................................20

1.1.2.3. Une notion esthétique et psychologique...............................23

1.1.3 L’horreur et la pertinence du cognitivisme............................25

1.1.3.1 Une pure combinaison audiovisuelle.................................25

1.1.3.2 Le lieu de résistance au voco-centrisme dominant............27

1.1.3.3 Les travers du sensationnalisme........................................29

1.1.3.4 Le genre du « survival horror »..........................................30

1.2 Qu’est-ce que le cognitivisme au cinéma ?...................................32

Éléments historiques..............................................................................32

La théorie cognitive du cinéma s’inscrit dans un renversement


paradigmatique qui remonte à peu de choses près aux origines du
cinéma. Elle s'intéresse non plus prioritairement au texte filmique
mais avant tout à l'activité du spectateur. On peut remonter jusqu’à
Munsterberg, psychologue germano-américain et pionnier de la
psychologie appliquée au cinéma dans les années 1910, qui se livre à
un véritable démontage optique de ce médium. Bien que le cinéma
était encore à ce moment-là un art visuel (sans compter le rôle du son
dans le cinéma muet) sa démarche est le point de départ de l’analyse
de cet objet soumis à la perception du spectateur. Cette citation
manifeste ce retournement paradigmatique : « Comme la plupart des
esthètes qui nous ont précédés, nous avons mis la charrue avant les
bœufs. Nous avons été tellement séduits par ces questions
d’esthétique, si empressés d’affirmer la spécificité du cinéma, que
nous avons négligé tout un ensemble de faits psychologiques qui
supportent ces questions ». Munsterberg avait empiriquement établi
des ressemblances entre cinéma et pensée, et ainsi s’amorçait une

124
étude du cinéma à travers le prisme de la cosa mentale de L. Da Vinci.
C’est dans cette perspective que se situe le projet de la sémiologie
française du cinéma, comme le rappelle C. Metz : « le parcours du
sémiologue est parallèle à celui du spectateur de film : c’est le
parcours d’une “lecture“, non d’une “écriture“ ». Il s’agit de
« comprendre comment le film est compris ». Cependant le
dévoilement des structures profondes de ce « fait filmique » s’est
enlisé dans la prééminence de la conceptualisation psychanalytique
des années 1970. Cette intime relation entre structuration de
l’inconscient et dispositif cinématographique a ensuite monopolisé
l’essentiel du discours théorique sur le cinéma. Aujourd’hui, cette
insistance sur l’activité spectatorielle se retrouve chez un grand
nombre de théoriciens. C’est par exemple le regard
phénoménologique de Stanley Cavell qui propose de repartir du
spectateur pour trouver le sens du film, rompant ainsi avec la
conception "sacralisante" de l’auteur. D. Bordwell, un des initiateurs
de l’approche cognitiviste du cinéma, mettait en évidence dès 1985 :
« Toute théorie de l’activité spectatorielle doit reposer sur une théorie
générale de la perception et de la cognition ». Ce choix
méthodologique est l’héritier direct de Münsterberg, de plus, il
introduit dans le champ des études cinématographiques des concepts
nouveaux issus des sciences cognitives tels les modes « top-down »
ou « bottom-up », les mécanismes d’inférence ou de mémoire. C’est
donc une volonté d’établir de nouvelles bases pour la recherche en
cinéma, comme le souligne le titre de l’ouvrage de D. Bordwell et N.
Carroll, têtes d’affiche de ce courant cognitiviste, Post-Theory :
Reconstruction Film Studies. Il n’est pas étonnant que ce renouveau
conceptuel soit d’origine anglo-saxonne et prenne modèle sur la
philosophie analytique, une démarche qui intègre un système
d’autoévaluation permanente, sur le modèle des protocoles
scientifiques. Elle s’oppose à une tendance d’une philosophie
continentale “littéraire” qui s’en est quelque peu éloignée. Gilles
Deleuze fournit sans aucun doute une pensée très puissante, mais qui
pêche parfois par un « isolationnisme intellectuel » et par un défaut
d’appareil critique. C’est Michel Foucault qui, lors d’une discussion
avec le philosophe américain John Searle, résuma ainsi ce que ce
dernier a nommé l’« obscurité de la french theory » : « En France il
faut au moins 10% d’incompréhensible ». La philosophie analytique
n’a pas seulement valeur de modèle d’intelligibilité, mais elle est
partie intégrante de l’approche cognitiviste. Un philosophe cognitiviste
comme Noël Carroll s’intéresse peu à la neuropsychologie et se
concentre sur une démarche logique et rationnelle. L’intégration est
un maître mot pour comprendre cette démarche. « La science ne
pense pas » prononça Heidegger dans son « Cours du semestre
d’hiver 1952-1953 ». La science travaille à déconstruire l’objet à
l’intérieur de représentations qui lui sont antérieures, c’est de là
qu’elle tire sa puissance. Une démarche philosophique se doit

125
d’accompagner et d’interpréter l’ensemble de ces travaux
scientifiques. À partir du modèle de la philosophie analytique, la
démarche cognitiviste tend, en théorie, à créer un discours sans cesse
réévalué et critiqué par une communauté multidisciplinaire. Dans son
article fondateur, A Case for Cognitivism, David Bordwell présente
ainsi aux chercheurs en études cinématographiques l'éventail des
travaux cognitivistes : « En général, la théorie cognitiviste cherche à
comprendre les activités mentales humaines comme la
reconnaissance, la compréhension, la production d’inférences,
l’interprétation, le jugement, la mémoire et l’imagination. Les
chercheurs proposent des théories quant au fonctionnement de ces
processus, qu’ils testent conformément aux normes de l’investigation
philosophique et scientifique. Plus spécifiquement, la conception
cognitiviste postule le niveau d’activité mentale comme irréductible.
Cependant, il faut comprendre que cette théorie cognitiviste ne prête
pas allégeance aux sciences cognitives mais plus généralement aux
principes et aux outils de la psychologie contemporaine et de la
philosophie analytique. Ainsi, les théoriciens cognitivistes ne divergent
pas uniquement sur un terrain méthodologique mais également
ontologique. Le constructivisme de D. Bordwell, qui postule une
activité perceptuelle et cognitive au-delà d’une simple réception de
l’information, s’oppose à celui de G. Currie qui ne fait pas appel à un
spectateur actif. Bordwell formaliserait d’après lui une simple réaction
face à la passivité du spectateur dans le cadre des schémas
psychanalytiques. Il n’est pas nécessaire de détailler toutes les
discordances, mais il faut souligner qu’un certain consensus existe
entre les principaux théoriciens auxquels nous ferons appel : Carl
Platinga, Greg Smith, Nico Frijda, J. Anderson, Ed Tan, Noël Carroll ou
encore Warren Bucklands. Ce consensus est la remise en cause du
règne d’un paradigme qui a longtemps dominé la théorie du cinéma,
un cocktail de psychanalyse Lacanienne, de marxisme Althusserien et
de sémiotique Barthésienne. Il convient maintenant de détailler les
cadres de réflexion qui fondent la démarche cognitiviste. Au-delà de
l’exposé de nos analyses des figures de l’horreur, il s’agit de proposer
un cheminement destiné à être réapproprié et reformulé. Dans ce
cadre, il est nécessaire de fournir une présentation approfondie du
support conceptuel de cette approche cognitiviste............................33

1.2.2 L’hypothèse de l’adaptationnisme.........................................36

1.2.3 Le modèle de la psychologie cognitive et la question de


l’émotion................................................................................................38

1.2.4 Naturalisation de la peur : une disposition à l’action.............43

Le champ de recherche de la neuroscience cognitive se propose


d’établir un modèle computationnel des mécanismes émotionnels, où
cognition et émotion sont intimement liées. Dans le cas de la peur, le
choix entre « se battre ou fuir » est plus qu'une réponse

126
comportementale, il entraîne des changements dans l'environnement
neurochimique de notre cerveau et de notre corps et a une influence
majeure sur les activités cognitives. Toute émotion correspond en
réalité à un profil d'amorçage et d'inhibition de processus
automatiques et hormonaux. Aussi, les explications « cognitivistes »
s’opposent aux explications « sensorimotrices ». Pour les confronter il
est nécessaire d'en préciser les frontières, ce problème nous renvoie
aussitôt à la définition de ce qu'il faut entendre par «cognitif». Si l’on
accepte le terme de cognition dans son sens large, désignant
l'ensemble des activités d'acquisition et d'utilisation des
connaissances, ce concept engloberait donc tout ce qui, dans
l'organisation du sujet, est modifié ou modifiable par l'expérience.
Dans ces conditions, les deux types d’explication doivent alors être
conciliées. La cognition ne peut se réduire à la seule dimension de
l'intellection calculatoire et de la planification rationnelle, la
coexistence d’un sujet et d’un monde est inséparable d'une inscription
corporelle de l'esprit, et par là, elle comporte une dimension
émotionnelle essentielle. Lorsque je m'assois, je me révèle à moi-
même l'agrément du monde vu d'une chaise, la jouissance ressentie
est au coeur même de ce qui est « rendu présent ». Notre hypothèse
de travail repose sur l’interdépendance entre cet effet de « présence»,
l’émotion et la dimension sonore comme son lieu de naissance. Tout
comme une partie de philosophie contemporaine s’est assignée un
projet de naturalisation de l’esprit, les sciences cognitives tentent de
naturaliser la peur et ainsi d’en circonscrire ses lieux d’émergence ou
de constitution. Les expériences de LeDoux, réalisées chez le rat,
suggèrent que l'amygdale permet d'associer par un apprentissage
implicite une valeur aversive à un stimulus préalablement neutre.
C’est en travaillant sur des gènes amygdaliens que l’équipe de Gleb
Shumyatsky a repéré le gène stathmine, qui serait partiellement
responsable des mécanismes de survie dérivés de la peur. En étudiant
le comportement de souris chez lesquelles ce gène était désactivé,
elle en a conclu à son implication dans l’expression de la peur acquise
et innée. D’après cette étude, les cerveaux de souris qui manquent de
stathmine révèlent un nombre inattendu de micro-tubes, éléments
essentiels du cytosquelette. Ce gène contrôle l’assemblage et le
désassemblage de structures moléculaires : « en ce qui concerne la
mémoire, le cerveau doit être en mesure d’effectuer rapidement ces
opérations sur les micro-tubes afin de former les connexions
nécessaires, un défaut de stathmine peut donc diminuer les capacités
de l’amygdale en induisant une surproduction de micro-tubes, nuisible
à la flexibilité du système». L'amygdale est le lieu de ces associations
sensori-émotionnelles. L'hippocampe, quant à lui, permettrait
l'élaboration d'associations entre ces informations extérieures. Le rôle
de l'amygdale dans la mémoire émotionnelle semble parfaitement
complémentaire du rôle de l'hippocampe dans la mémoire explicite.
La peur est considérée comme une émotion humaine primaire avec un

127
fort ancrage phylogénétique. Il est cependant légitime de se
demander si l'amygdale assure un rôle comparable chez l’homme et
chez le rat. .........................................................................................44

Revenons à cette notion d’apprentissage. Comme nous l’avons


évoqué précédemment, on peut considérer le visionnage du film
d’horreur comme un apprentissage intra ou inter-textuel. De même, le
traitement sonore peut être envisagé selon ce modèle, et l’« horreur
cinématographique » se révèle un riche espace d’apprentissage
auditif. Ce point précis sera développé à partir de cette incitation de
Michel Chion à « apprendre à écouter » et en reprenant la notion
d’« écoute réduite » élaborée par Schaeffer. La recherche d’un
ancrage génétique des structures de la peur met en évidence la
nécessité d’une démarche préalable de naturalisation de l’émotion. La
fonctionnalisation de l’émotion implique donc l’incarnation du
dispositif perceptivo-cognitif. On verra comment cette approche
conduit à articuler étroitement émotion, cognition et action. Il est utile
de préciser les théories de la perception à partir desquelles nous
élaborons notre proposition. En réaction aux théories gestatliennes,
James J. Gibson a fondé l’approche écologique de la perception dans le
domaine visuel. Elle consiste à étudier une perception directe, dirigée
vers l’environnement, et dans des conditions naturelles. Cette théorie
de la perception est basée sur la notion d’« affordance » qui se définit
comme l’« information potentiellement utile et pertinente pour l’action
d’un individu », c’est-à-dire un compromis entre les possibilités
offertes par l’environnement, les capacités d’utilisation et les
contraintes structurales de l’individu. Dans le cadre du modèle
écologique, la vision et l’audition ne se sont pas développées pour
favoriser une conscience du monde extérieur mais pour guider nos
actions, comprendre des liens de causalité, communiquer ou établir
des plans d’action. C’est un courant de traitement orienté vers
l’action, à la recherche de ces « affordances », en termes Gibsoniens,
et qui nécessite alors des informations spatio-temporelles et non pas
une conscience de l’objet. Ce traitement n’a aucune raison d’être
désactivé devant un écran de cinéma. L’environnement est décrit en
termes de changements et d’invariants, par opposition à la
construction physique de dimension temporelle, ainsi que de
substances et de surfaces, par opposition aux dimensions spatiales.
C’est un modèle de vision ambulante qui permet de distinguer
l’émergence d’interactions entre objets et environnement. En termes
auditifs, il s’agit de fonctions similaires, destinées à évaluer nos
capacités d’action et ainsi la structure de l’environnement extérieur.
Les modifications de cet environnement, dû au déplacement du sujet,
entraînent des transformations du stimulus. Les règles de
transformation spécifient alors si le changement provient de
l’environnement ou bien du sujet. L’individu recherche des invariants
dans un ensemble de stimuli changeants. Nous retiendrons de cette
approche la nécessité d’étudier la perception de manière

128
contextuellement située, mais nous considérons, à la différence de
Gibson, que l’information n’est pas entièrement disponible dans
l’environnement. Nous formulerons ainsi l’hypothèse cognitiviste : la
perception n’est pas restreinte à l’extraction d’information du
stimulus, et il existe des représentations préalables qui contribuent à
la perception de la stimulation dans un environnement donné. La
cognition est donc un traitement de l’information, elle est mentale et
nichée dans le système nerveux central. Selon le cognitivisme
classique, l’information est modélisée comme une manipulation de
représentations qui ont pour statut de symboliser, à l’interne, un
monde extérieur. On retrouve ici la même scission antédiluvienne
entre réalisme et idéalisme philosophique autour de l’existence
ontologique du réel indépendamment de l'esprit. Les biologistes
Maturana et Varela ont opposé à ce paradigme représentationaliste
un paradigme énactionniste, selon lequel le monde n’est pas
prédéterminé et ses propriétés n’existent pas antérieurement à
l’activité cognitive. La cognition est alors envisagée comme un
bouclage perception-action, c’est l’entité cognitive, dans un rapport
au monde constructif, qui fait advenir les propriétés de ce monde.
Cette perspective analytique fait prédominer le concept d’action sur
celui de la représentation et affirme une cognition incarnée, c’est
pourquoi il convient de la nommer « énaction ». La conception
écologique désignait déjà cette relation consubstantielle entre
perception, mouvement et action. La théorie « énactionniste »
propose de la transposer ou plutôt de l’étendre en y introduisant la
notion d’intentionnalité, largement reprise par les théories cognitives.
Varela propose une modélisation "neurophénoménologique" selon
laquelle la représentation n’est plus un état mental doté d'un contenu
linguistique qui tiendrait lieu d'un objet prétendûment originaire, mais
comme une activité relationnelle où coadviennent le sujet et l'objet
d'une visée intentionnelle. La conséquence est simple : sans
organisme doté d'un système nerveux central et de dispositifs de
couplage sensori-moteur, il n'y aurait que des ondes
électromagnétiques et mécaniques. L’usage ordinaire du terme
« intentionnel » correspond à une action exécutée délibérément sur le
modèle objectif/stratégie. Un deuxième sens dérive quant à lui de la
phénoménologie. Face à Descartes qui voyait ces représentations
comme des simulacres du monde, la phénoménologie s'est définie par
le projet de rompre avec cette conception classique en substituant à
cette représentation-miroir un concept d’intentionnalité comme acte
de connaissance. Brentano écrivait en 1874 : « Par “présentation“, je
ne veux pas dire cela-même qui est présenté, mais bien plutôt
l'activité même de présentation », posant ainsi les fondements de
l'intentionnalité phénoménologique. La présentation de cette théorie
de l’énaction nous conduit à examiner le rôle crucial que joue
l’intentionnalité dans les attentes du spectateur de l’horreur. On
s’efforcera d’évaluer les dispositifs sonores qui engagent ce

129
spectateur en l’obligeant à réévaluer l’image à partir d’une
intentionnalité sous-jacente. On retrouve ici le modèle d’une cognition
orientée pour prévenir des dangers imminents. ................................46

On a décrit le film d’horreur comme un objet qui se déploie autour de


l’émotion de peur. Dans Emotional memory and psychopathology,
Joseph LeDoux propose un modèle du circuit de la peur, et démontre
le rôle majeur joué par l’amygdale, une structure en forme d’amande
qui se situe dans la partie antérieure du lobe temporal. L’ensemble
des cortex sensoriels possède des connexions avec l’amygdale et
celle-la est en relation directe avec les régions de cerveau qui
assurent l’expression de la peur. Il existerait deux circuits de la peur :
un circuit court, qui passe directement du thalamus à l’amygdale, et
un circuit long, qui interpose le cortex entre ces deux derniers. Le
cortex va affiner l’analyse du stimulus déclencheur, visuel ou auditif,
et ainsi maintenir ou freiner l’action de l’amygdale sur les structures
responsables de l’expression corporelle de la peur telle que
l’accélération du pouls, la pâleur ou l’immobilisation du corps. Prenons
l’exemple du promeneur du dimanche qui perçoit, via son thalamus,
l’image floue d’un bâton qui pourrait s’avérer être un serpent, le
thalamus active l’amygdale qui va enclencher les réactions
corporelles de la peur. Parallèlement, le thalamus envoie l’information
au cortex visuel qui détaille l’image, la fonction amygdalienne est
renforcée ou freinée en cas de confirmation ou d’infirmation ; les
expressions corporelles de la peur vont alors être accentuées ou
estompées. La catégorisation précise n’a pas la priorité sur les
mécanismes de survie basique, la voie courte thalamus-amygdale
permet d’assurer ces réactions de survie dans un délai très court et au
détriment d’informations floues. Douze millisecondes sont nécessaires
pour qu’une stimulation acoustique atteigne l’amygdale chez le rat, le
détour par le cortex exigerait le double de temps. Ces « erreurs » sont
intégrées au système pour favoriser la vitesse de traitement et donc
l’efficacité cognitive. Des techniques d’imagerie cérébrale ont mis en
évidence une activation de l’amygdale chez les sujets exposés à des
visages menaçants et une activation amplifiée lorsqu’ils souffrent
d’anxiété, ou de stress post-traumatique. Les troubles anxieux
seraient, d’après LeDoux, liés à une activation pathologique du circuit
court. Les sujets dont l’amygdales est lésée, ne connaissent pas ou ne
reconnaissent plus la peur ; à la vue de visages exprimant différentes
émotions ils sont incapables de détecter ceux considérés comme
effrayants. Enfin, le cortex préfrontal latéral est le siège de plusieurs
fonctions cognitives comme l’anticipation, la planification ou la
capacité d’abstraction. Au cours de l’évolution, le contrôle du cortex
préfrontal sur l’amygdale n’a pas cessé de s’accentuer. Chez
l’homme, les voies du cortex vers l’amygdale restent limitées en
comparaison des voies inverses, ce déséquilibre structurel explique
sans doute l’impact de l’émotion sur la pensée et sur la raison. On a
précédemment exposé l’interdépendance entre émotion et action,

130
mais il convient de considérer celle entre émotion et raisonnement. Le
processus de raisonnement consiste en une analyse des différentes
possibilités afin de choisir l’orientation la plus adéquate. Sa finalité est
de sélectionner une réponse, à un moment donné et en rapport avec
une situation donnée, ce qui correspond, sur le plan neural, à une
succession d'images, engendrées pour la circonstance et qui entrent
et sortent du champ de conscience. C’est ici qu’interviennent les
marqueurs somatiques, une sorte de mémoire émotionnelle qui
correspond à l'association entre une image mentale et une perception
corporelle. Face à une situation perçue comme menaçante, le corps
va présenter une réaction viscérale qui sera ressentie comme
déplaisante. Si le marqueur est négatif il va engendrer un "signal
d'alarme" et d'écartement. L'organisme va privilégier certaines
options, diminuer le volume des opérations et accélérer le
raisonnement à proprement dit. Il peut y avoir perception consciente
de l’émotion, c’est la sensation corporelle, ou inconsciente sous la
forme de dénomination implicite. Voici à titre d’exemple, une
expérience citée par T.Grodal : des hommes sont invités à élaborer
une histoire à partir de la photo d’une femme, un groupe est installé
dans une pièce, l’autre suspendu sous un pont. Les histoires du
second groupe s’avèrent bien plus érotiques, il semblerait que la peur
ai été re-labélisée, et ainsi implicitement exprimée et matérialisée...49

Après avoir présenté les principales tensions mises en jeu par la


notion d’émotion, on peut dès lors apprécier la complexité de la
relation entretenue entre l’émotion du spectateur et celle du
protagoniste, voire de la situation. On se propose d’analyser les
processus mis en œuvre lors de cet engagement du spectateur,
difficilement réductible à la notion traditionnelle d’identification.
Barthes affirmait la nécessité d'une épistémologie et d'une éthique de
la lecture, l'auteur n’étant plus que le nom d'une norme pour
l'interprétation. Il évoque dans Le Plaisir du texte, cette figure d’un
auteur désiré : « d'une certaine façon, je désire l'auteur : j'ai besoin de
sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme il a
besoin de la mienne ». On peut déjà dégager un point de contact
entre l’approche cognitiviste et notre choix de focalisation sur la
dimension sonore : la notion d’intentionnalité. La notion d’auteur telle
qu’exprimée par Barthes fait référence à cette nécessité pour le
spectateur de détecter une intention. Dans le cas de l’horreur, on peut
généraliser cette conception en y substituant une intentionnalité
diffuse. En ce sens, l’« horreur cinématographique » serait le lieu
d’une direction cognitive du spectateur, sur le modèle de la situation
de survie, ce qui semble offrir des pistes d’analyse fructueuses
concernant la bande-son. La dimension sonore ajoute à l’image une «
présence » et assoit les dispositifs communicatifs de la menace. Cette
spécificité sonore est fondatrice de la peur, c’est cette tendance à
l’action continuellement mise en défaut qui est à l’origine de
l’engagement du spectateur...............................................................51

131
1.2. 5 L’hypothèse de la mise en défaut du dispositif cognitif........51

En ce qui concerne la problématique de l’engagement du spectateur,


la notion d’identification a longtemps monopolisé une grande partie
des recherches. L'identification est originellement une notion
psychanalytique. L’identification primaire, telle qu'élaborée par Freud
et reprise plus tard par Lacan, est définie par J.Laplanche et
J.B.Pontalis comme : « Un processus psychologique par lequel un sujet
assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se
transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci. La
personnalité se constitue et se différencie par une série
d’identification ». L'enfant, qui réussit à différencier dans le miroir son
image de celle de l'autre, va « s'identifier à lui-même comme unité en
percevant le semblable comme un autre », il réussit alors à se
dissocier de son entourage et se constitue comme sujet. Les
identifications secondaires sont celles par lesquelles le sujet sort de la
crise œdipienne et lui permettent de constituer son moi : « les
investissements sur les parents sont abandonnés en tant que tels et
se transforment en une série d'identifications, dites « secondaires »,
par lesquelles vont se mettre en place les différentes instances du
moi, du surmoi, de l'idéal du moi ». Les études filmiques se sont
réappropriées ces notions. C'est Jean-Louis Baudry qui met en place
cette double identification dans ce qu'il appelle « l'appareil de base »
du cinéma, cette notion, bien que tributaire de son analogue
psychanalytique, ne peut être confondue avec elle. L’identification
primaire se veut l'identification au sujet de la vision, ce qui permet
alors l'identification secondaire aux personnages. Christian Metz
définit ainsi l'identification cinématographique primaire :
« l'identification au regard propre est secondaire par rapport au
miroir, c'est-à-dire pour une théorie générale des activités adultes,
mais elle est fondatrice du cinéma et donc primaire lorsqu'on parle de
lui : c'est proprement l'identification cinématographique primaire ». Le
spectateur se pose comme sujet « privilégié, central et transcendantal
de la vision », mais qui « a déjà connu l'expérience du miroir et qu'il
est donc capable de constituer un monde d'objets sans avoir à s'y
reconnaître d'abord lui-même ». L'auteur compare ainsi l'écran
cinématographique à un miroir duquel le sujet est absent, d'où la
nécessité pour lui de se projeter sur un ou plusieurs protagonistes.
Cette définition pêche inévitablement par luminocentrisme, il n’y a
pas de raison d’éliminer la bande-son de ce processus d’identification
primaire. Metz définit ensuite les identifications cinématographiques
secondaires comme étant les « identifications aux personnages, avec
elles-mêmes leurs différents niveaux ». Sous sa forme la plus simple,
l'identification cinématographique secondaire demeure l'identification
au personnage de l'écran ; il s'agit d'une identification symbolique
faisant appel aux mêmes affects que l'identification du sujet œdipien.
Cependant, le terme d’identification est sujet à de nombreux usages
et il recouvre alors des significations diverses. Le spectateur peut

132
apprécier le personnage, il peut reconnaître dans la situation des
circonstances qu’il a déjà éprouvé, il peut avoir des valeurs, des
sentiments ou des intérêts communs, ou le spectateur peut être en
prise à l’illusion qu’il est lui-même le protagoniste. Ces différentes
acceptions du terme sont certainement pertinentes, notre propos
n’est pas de réfuter les concepts d’identifications primaires ou
secondaires mais de mettre en cause leur tendance dogmatique.
L’identification peut également être considérée comme une stratégie
narrative, c’est le schéma classique du cinéma dominant, et il
convient interroger sa relation avec l’horreur. L’angoisse du
spectateur est proportionnelle à sa sympathie pour le personnage ce
qui peut être expliqué à l’aide de la notion d’identification
empathique, cette « capacité intuitive et spontanée à entrer dans
l’esprit des autre afin d’imaginer ce qu’ils pensent et ressentent ». Les
stratégies identificatoires ont probablement un rôle à jouer dans le
film d’horreur, cependant elles ont souvent été mises en cause de par
leur incapacité à restituer ou exprimer l’horreur réelle. Dans La liste
de Schindler (Steven Spielberg, 1993), ce dispositif est poussé à son
paroxysme dès l’entrée dans les camps, et plus spécifiquement dans
la chambre à gaz. Le spectateur est alors frontalement confronté à
l’obscénité de l’image qui le renvoie à son corpus d’images
personnelles, il n’a pas la capacité de les dépasser. On est en face
d’une différence fondamentale entre l’« horreur cinématographique »,
circonscrite au monde fictionnel, et l’« horreur » qui trouve ses racines
dans l’histoire de l’humanité. C’est le passage de la « petite histoire »
personnelle à l’« Histoire », à travers sa composante horrifique. C’est
ainsi que le documentaire a depuis longtemps affirmé une nécessaire
stratégie du détour, radicalement opposée à ces dramaturgies
identificatoires de la peur. Il existe donc plusieurs horreurs présentes
au cinéma, pour lesquelles la notion traditionnelle de « suspension de
la croyance » de la part d’un spectateur passif ne semble pas la plus
appropriée. On peut reprendre la classification établie par N. Carroll
pour résumer les différentes conceptions de l’engagement du
spectateur : « illusion theory », « prétend theory » et « thought
theory ». La théorie illusioniste postule un spectateur en prise à une
illusion, sa croyance en la présence réelle du monstre étant à l’origine
de sa peur. Selon Noël Carroll, cela serait une simplification inepte, un
spectateur soumis à cette illusion ne pourrait pas continuer à savourer
l’histoire. Il soumet alors l’idée que nous n’abandonnons à aucun
moment notre connaissance de la nature fictionnelle des évènements,
on ne perçoit pas le monde fictif, mais on l’imagine. La « pretend
theory » affirme qu’il s’agit non seulement d’une croyance en
l’existence des entités fictives et énonce la nature illusoire des
émotions qu’elles provoquent. N. Carroll répond à cela qu’il est vain
de chercher la différence entre un état émotionnel et l’illusion de ce
même état émotionnel, et on a vu en quoi les récents travaux des
sciences cognitives lui donnent raison. La « thought theorie » récuse

133
le fait que nous ressentons de véritables émotions devant ces
évènements fictifs, elle s’oppose à l’utilisation du terme de croyance,
qui postule un spectateur abusé par l’apparente vérité de la
proposition. On se propose alors d’évacuer toutes les métaphores
autour du mensonge et de la caverne de Platon, et on suggére, en
suivant le modèle de T. Grodal, que les notions de jeu et de simulation
sont les processus fondamentaux de l’expérience cinématographique.
............................................................................................................52

Pour reprendre les termes de Damasio : « les émotions sont des


actions ». Cette mise en relation de ces deux termes, ouvre la voie à
notre hypothèse de la mise en défaut du dispositif cognitif. Le film
d’horreur propose une mise en situation délibérément paradoxale, le
spectateur se soumet aux aléas cognitifs et perceptuels de la fiction
tout en se privant de ses capacités de réaction. Selon le psychologue
Nico Frijda, toute évaluation d’une situation est une évaluation de ses
propres possibilités d'action : c’est le concept de tendance à l'action.
Dans son ouvrage, il définit les émotions comme des « modes de
préparation à l’action, soit sous la forme de tendances à instaurer,
maintenir ou interrompre une relation avec l’environnement, soit sous
la forme de dispositions relatives à l’action en tant que telle » . Le
suspense cinématographique fournit un parfait exemple de ce qu’il
nomme une tendance à l'action virtuelle : nous souhaitons intervenir
et c’est cette frustration acceptée qui est la source de notre
engagement. La mise en défaut de notre appareil cognitif, ou tout du
moins son inadéquation avec l’objet filmique devient la pierre
angulaire de la position du spectateur. C’est un processus que E. Tan
et N. Frijda nomment « sentiment » : une sensation d’impuissance
face à un évènement fictif. Ils identifient ensuite trois thèmes
principaux qui provoquent une réaction sentimentale : la séparation-
réunion, la justice en péril et l'émerveillement. La mise en péril de la
justice est un constituant de l’horreur mais c’est la séparation-réunion
qui joue un rôle primordial. Comme on l’a suggéré précédemment,
une des particularité du visionnage du film d’horreur est cette
promesse d’un engagement viscéral, ou du moins corporel. D’après
Claude Bailblé, le spectateur de cinéma est le lieu de résidus sensori-
moteur, il donne l’exemple de celui qui s’accroche au fauteuil lors
d’un travelling effréné, mais on pourrait également citer les
mouvements de tête et autres sursauts. En ce sens, le développement
du cinéma 3D nécessiterait un nouveau travail d’investigation sur ce
sujet. Le cinéma d’horreur sera probablement renouvelé à travers
cette évolution médium, et il serait intéressant de considérer la 3D
comme une moyen d’amplifier ces résidus sensori-moteurs, source
d’un engagement du spectateur. C. Bailblé constate que la position du
spectateur, qui limite l’amplitude de ces mouvements résiduels,
favorise le succès des films qui leur offrent une « amplification
imaginaire » (les arts martiaux). On peut émettre l’hypothèse que le
spectateur du premier rang recherche une immersion cognitive plus

134
intense, et que la composante primitive de sa vision sera davantage
sollicitée que chez le spectateur du fond de la salle. Personnellement
je conserve une distance « psychologique » conséquente face au
contenu des images, mais je suis extrêmement sensible à ces résidus
sensori-moteurs qui fondent en partie mon plaisir face au film
d’horreur. On peut observer une possible corrélation entre des
personnes trop sensibles au contenu horrifique et leur tendance à
limiter l’immersion en se positionnant au fond de la salle. On peut
considérer que ces réactions physiques ne sont pas dues aux
émotions mais à des « activations imaginaires d’action » qui
entraînent des effets somesthésiques comme l’augmentation du
rythme cardiaque ou respiratoire.......................................................55

En ce qui concerne la cognition et l'émotion au cinéma, le modèle le


plus développé à l'heure actuelle semble être celui de Torben Grodal.
Partisan de l'hypothèse holistique, selon laquelle la cognition et
l'émotion sont inextricablement liées, il affirme que toute situation
fictive ou non fictive requiert à la fois une évaluation cognitive, la
recherche des causes et des motifs, et une évaluation affective, celle
des préférences personnelles. L'évaluation émotive fournit alors un
cadre qui oriente l'analyse cognitive qui permet à son tour d'actualiser
ces préférences. L’évolution des capacités cognitives et le
développement de certaines réactions émotionnelles sont donc
orientés par des considérations pragmatiques : nous tendons à
percevoir et représenter le monde tel que, de par nos actions, nous
pouvons mettre en œuvre nos dispositions corporelles et psychiques
de façon optimale. Dès lors, les activités imaginatives comme
l’engagement dans des fictions visuelles et auditives sont donc
bénéfiques car elles exercent notre dispositif cognitif et émotionnel en
simulant des réponses potentielles aux futurs aléas de
l’environnement. Le cinéma, et à fortiori le film d’horreur, s’inscrit
dans ce processus que l’on reformulera à partir de la notion de jeu.
Grodal énonce dès le début de son ouvrage une hypothèse
intéressante en ce qui concerne notre objet d’étude : « Il existe une
relation systématique entre les processus mentaux incarnés et les
configurations activées dans un certain type de fiction visuelle, ses
tonalités émotionnelles, la qualité modale des affects, le émotions ou
les sentiments engendrés. Des genres prototypiques évoqueront des
tonalités et des modes caractéristiques ». Parallèlement, Greg Smith
développe sa théorie de l’émotion-simulation. Les films seraient des
« invitations au ressenti » et il nomme sa démarche le « mood-cue
approach ». Selon lui, le principal effet émotionnel des films est de
créer un « mood », ce que l’on pourrait traduire par le terme
d’atmosphère émotionnelle ou « humeur ». Alors que les émotions
sont brèves, intenses et intermittentes, les « moods » ont une durée
plus importante et sont constamment réalimentées. Les émotions sont
ainsi dépendante alors de ces « états orientatoires ». La plupart des
théoriciens de l’émotion filmique estiment que la narration et

135
l’identification sont au cœur de la réponse émotionnelle, la puissance
de cette « mood-cue approach » réside dans sa focalisation sur la
notion de style. Cette expérience affective, via l’association
d’éléments stylistiques ainsi que des processus moins prototypiques
que l’identification, s’accorde avec notre modèle de l’« horreur
cinématographique ». Notre proposition converge avec ce modèle qui
propose d’étudier l’engagement du spectateur selon de nouvelles
modalités. Il est alors judicieux de rapprocher ce concept de style de
G. Smith de celui de Johanne Riis. Johanne Riss exploite la notion de
troisième sens de Barthes au sein d’une conception cognitiviste. Ce
concept fournit le point de départ d'une réflexion portant sur un type
de réponse spectatorielle qui ne se prête pas en soi à une description
en termes de signification, dénotative ou connotative, et qui ne
dépend pas de la progression de l'histoire. Elle évoque un autre mode
de réception qui s’apparente à une expérience du sublime mais qui
doit être compris en termes psychologiques comme le résultat de
processus émotifs et cognitifs du spectateur. Dans son essai, Roland
Barthes s'attachait à recueillir les effets d'un « sens étrange, sens
étranger aussi bien à celui de la connotation, ou du sens symbolique,
qu'à celui de la dénotation [...] il porte une certaine émotion, [...] c'est
une émotion-valeur, une évaluation». Ce troisième niveau de sens, «
obtus », qui échappe à la description et pour lequel la linguistique ne
serait d'aucun secours, présente de nombreuses ressemblances avec
ce concept de style évoqué plus haut, il invite à considérer les aspects
d’un film non plus uniquement en termes conceptuels mais
expérientiels. Pour ce qui est des états émotionnels non définis par la
cognition, nous dirons avec Frijda que ce sont « des modes de
préparation à l’action qui témoignent du fait qu’une réponse adaptée
ne peut pas être mise en place : des états de perturbation, d’inhibition
ou de déséquilibre ». Ces états émotionnels se distinguent des
émotions bien définies car ils surgissent dans une situation où les
enjeux sont difficilement identifiables, Frijda parle alors d'une
« dédifférenciation de l’espace émotionnel ». D’après Barthes, le
troisième sens « excède la copie du motif référentiel ». On peut établir
un parallèle avec cette situation qui ne présenterait pas de prise à
notre action, cela, en raison d'une « dédifférenciation » de la
signification contextuelle. Ces éléments rappellent l’hypothèse de la
mise en défaut évoquée précédemment, ce concept de style induit la
nécessité de considérer un autre mode de réception, c’est la
focalisation sur la dimension sonore qui sera notre support de travail
pour dégager cette nouvelle modalité de l’engagement du spectateur.
Chez K. Thompson, le concept même de style est explicite. En effet, il
est partie prenante de sa définition de l'excès : « le style est, en
combinaison avec la forme, un système unifié de structures
caractéristiques de l'œuvre, l'excès recueillant ces aspects matériels
qui ne forment aucun motif caractéristique ». Parler de style, c'est
nécessairement présupposer un but. En d'autres termes, le concept

136
de style ne s'applique qu'aux artefacts, aux produits du labeur
humain, et on peut y déceler cette notion d’intentionnalité sur laquelle
on a déjà insisté. Le style est un moyen parmi d'autres, un des
moyens dont disposent les réalisateurs pour procurer des expériences
émotionnelles. En ce sens, l’artiste est une sorte d’instigateur
d’expérience. Pour reprendre les termes d’Alva Noe, la notion d’ « art
expérientiel » fournit aux percevants des occasions de s’appréhender
eux-mêmes dans l’exploration perceptuelle. Steven Pinker, dans How
the Mind Works, affirme qu’un tableau « n’est rien d’autre qu’une
façon d’arranger la matière de manière à constituer un schéma
identique aux objets réels ». L’idée est simple, devant un tableau,
nous ressentons la scène dépeinte, le tableau produit en nous l’effet
qui pourrait être produit par la scène réelle. Cependant, selon la vision
énactive, nous rencontrons le monde à travers une exploration active
en utilisant notre compréhension des schémas de contingence
sensorimotrice....................................................................................57

Hume défendait l’idée qu’il nous est impossible de faire de notre


expérience perceptuelle l’objet de notre réflexion, nous ne pouvons
rencontrer que ce qui est vu et non l’acte de voir en lui-même. Cette
transparence de l’expérience est l’objet d’un affrontement
philosophique qui est toujours d’actualité. Kant s’opposa à cette idée
et insista sur le fait que nous falsifions l’expérience en proposant une
description supposément neutre. Pour être fidèle à l’expérience telle
qu’on la ressent, on doit s’intéresser davantage à la façon dont elle
tend à représenter le monde. La conception énactive permet de
dépasser cette tension en postulant que l’expérience est une activité
de rencontre avec le monde, qu’elle a une dimension temporelle et
que son caractère est défini par les lois de la «contingence
sensorimotrice». Le monde en tant que champ de faits nous est donné
grâce au fait que nous habitons le monde en tant que champ
d’activité. C’est une approche qui, transposée au cinéma, offre de
nouvelles perspectives. Notre proposition est la suivante : le film
d’horreur offre une « mise en péril » virtuelle et cette mise en défaut
de l’appareil cognitif semble constituer un des modes d’engagement
du spectateur dans la fiction d’horreur. Le personnage n’est plus le
point de focalisation d’une identification psychologique mais un
simple relais perceptivo-cognitif guidant le spectateur à travers ses
réactions émotionnelles et corporelles. Ainsi, N. Carroll observe la
synchronisation des réponses émotionnelles du personnage et du
spectateur : le protagoniste « exemplifie la façon dont le spectateur
doit réagir face au monstre ». L’incertitude et l’indétermination qui
menacent le contrôle du personnage sur la situation sont ainsi
métaphoriquement déléguées aux instances de production, au
réalisateur, au sound designer ou encore au monteur, qui les
traduisent en termes de dramaturgies sonores. On reprendra alors la
notion d’identification cognitive suggérée par L. Jullier. Elle repose sur
une « bienveillance » du spectateur à établir des liens entre, d’une

137
part, le stimulus et la sensation et, d’autre part, entre la sensation et
le personnage. Qui plus est le spectateur de cinéma est largement
indulgent en ce qui concernant l’édification de liens. On peut
reprendre ici la distinction de Deleuze entre les films qui favorisent
ces lectures behavioristes, l’« image-action », et ceux qui dissuadent
le spectateur d’établir des liens entre réactions sensori-motrices et
causalité narrative, ce qu’il nomme les films « de la nouvelle image
pensante ». La conception écologique, dérivée des travaux de Gibson,
désigne cette relation consubstantielle entre perception, mouvement
et action. Soumis au film d’horreur l’appareil cognitif se retrouve
amputé de moitié : l’action ou l’interaction avec l’environnement
considéré est impossible. Le recul et le désir de fuite provoqué par la
peur sont interdits par la condition même de spectateur. Il reste
certes la possibilité de fermer les yeux et de se boucher les oreilles,
mais on se retrouve alors face à un simple résidu de spectateur.......60

Chapitre 2 : Une dramaturgie sonore de l’incertitude........................................................... 62

2.1 Quelle écoute pour le film d’horreur ?.........................................62

2.1.1 Le son, une modalité de réception spécifique..........................62

Les théories de l’identification reposent largement sur la notion de


pulsion scopique, élaborée par Freud pour expliquer le désir du
regard. Ainsi ce paradigme psychanalytique, et plus particulièrement
la notion de sublimation, postule une séparation entre la vision et les
autres sens. Les théories du cinéma ont ensuite perpétuer ce
luminocentrisme trompeur. Notre culture occidentale qui atrophie les
sens au profit de la vision. La domination de l’œil sur l’ouïe est avérée
jusque dans leurs lexiques respectifs : développé et nuancé pour l’un,
pauvre et « impressionniste » pour l’autre. On estime que 80 % de nos
facultés perceptives sont consacrées à traiter des données visuelles.
« Signifier » mobilise le pouvoir de nomination de l’œil, il s’agit de
traiter les unités que découpe la vision, inspirant en retour les
configurations du langage. Ainsi, pour mieux apprécier les données
sensorielles du toucher, une caresse, ou de l’ouïe, une musique, ce
visuocentrisme doit être contrecarré en fermant les yeux. D’où
l’importance, en ce qui concerne la recherche en audiovisuel, de la
tentative de « rééquilibrage » à laquelle se livre Pierre Schaeffer dans
son Traité des objets musicaux. Il fut le premier à s’intéresser au
monde sonore et à explorer systématiquement la valeur des sons
enregistrés et leur pouvoir expressif, ceci indépendamment de la
cause ou de l’instrument qui les produit. Il convient de noter que la
vision peut être considérée comme un sens plus objectif que
l’audition, selon le modèle évolutionnaire, cela peut s’expliquer par
une rentabilité cognitive supérieure. L’odorat et l’audition sont deux
candidats à la détection à distance et à 360°. Cependant, les données
sonores étant plus « fiables », du fait de leur vitesse et leur stabilité,

138
c’est l’audition qui a été sélectionnée. Les objets sont stockés en
mémoire à long terme selon leurs propriétés sensorielles et un
couplage des données audiovisuelles. Cette affirmation est le fruit de
nombreuses expérimentations dans le domaine de la psychologie de
l’apprentissage. Elles ont démontré d’une part, la supériorité de la vue
dans les processus d’identification des sources sonores et d’autre
part, une préférence pour les situations audiovisuelles qui présentent
un lien de causalité. Tout le monde a fait l’expérience de cet effort de
concentration supplémentaire devant un flux de parole désynchronisé.
Cela manifeste une rentabilisation de la mémoire concernant les
« paires audio-visuelles ». L’aimantation spatiale est cette disposition
de notre système perceptivo-cognitif à ancrer les données sonores
dans un espace visuel à travers l’établissement d’un lien de
synchronisme. Pour reprendre les termes de M. Chion, « les rapports
audio-visuels sont largement culturels et historiques, mais ils reposent
aussi sur des phénomènes psycho-physiologiques universels. Ainsi, il
élabore la notion de « synchrèse », phénomène « réflexe et spontané,
dépendant de nos connexions nerveuses et musculaires et qui
consiste à percevoir comme un seul même phénomène se
manifestant à la fois visuellement et acoustiquement, la concomitance
d’un événement sonore ponctuel et d’un évènement visuel ponctuel,
dès l’instant où ceux-ci se produisent simultanément ». Elle se
différencie de la notion d’« aimantation spatiale », un processus
automatique par lequel nous situons visuellement une source sonore.
Ces phénomènes participent d’un principe fondamental de la
cognition humaine : la confirmation intersensorielle ou « cross-modal
cheking ». Pour reprendre la terminologie de Gibson ce sont ces
invariants amodaux qui nous permettent d’appréhender le flux
audiovisuel comme une succession d’évènements. C’est aussi
l’intuition protocognitiviste de Baudelaire lorsqu’il écrit : « les
parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Dans sa volonté de
reconsidérer la spécificité sonore au sein des combinaisons
audiovisuelles, Michel Chion élabore le terme d’audio-vision qui
désigne « un type de perception […] dans lequel l’image est le foyer
conscient de l’attention, mais où le son apporte à tout moment une
série d’effets, de sensations, de significations qui, par un phénomène
de projection, sont portés au compte de l’image et semblent se
dégager naturellement de celle-ci ». Il faut rappeler que le
mouvement des globes oculaires est d’une importance majeure en ce
qui concerne l’orientation de l’attention et de nos capacités auditives.
Notre proposition de focalisation sur la dimension sonore s’inscrit dans
une volonté de déconstruire cette perception apparemment
« naturelle » de l’« horreur cinématographique » qui a conduit à
privilégier l’analyse de figures narratives et à masquer le rôle du son
au sein d’une stratégie de « sculpture cognitive ». Michel Chion
nomme trans-sensorielles ces perceptions qui « peuvent emprunter le
canal d’un sens ou d’un autre sans que leur contenu soit enfermé

139
dans les limites de ce sens ». Les représentations cognitives sont
subjectives et non-observables, elles sont globales et multimodales.
De nombreuses études sur l’interaction vision-audition et audition-
toucher montrent la difficulté de dissocier perceptivement des
stimulations multi-sensorielles. Claude Baiblé affirme par exemple,
que la projection de l’écoute sur le cortex tactile permet d’identifier
des sensations comme grenue ou lisse, écho d’un toucher antérieur.
Cela peut être également l’enveloppe énergétique d’un son qui,
projeté vers le cortex moteur, nous renseigne sur la détermination, la
douceur ou la violence contenue dans celui-ci. La co-vibration joue ici
un rôle déterminant, le son du violon ne peut être perçu par les sourds
alors qu’ils ont conscience d’une majeure partie du spectre sonore à
travers à ce phénomène. Le stade archaïque de la sensation sonore
n’est rien d’autre qu’une pulsion rythmée, reçue dès le stade fœtal
en tant que basse trans-sensorielle, à travers laquelle se construit
notre perception post-natale. De la sorte, le rythme est la dimension
trans-sensorielle de base : c’est une variation sensorielle qui
emprunte à différentes dimensions. Le son est un véhicule privilégié
du rythme, mais ce dernier ne se réduit pas à sa composante sonore.
Le son de l’horreur use largement des nappes de basses fréquences
or celles-ci relèvent autant du domaine du sonore que du vibratoire.
Particulièrement lors du visionnage d’un film en salle, ces fréquences
font vibrer le corps du spectateur. Cela amène à prendre acte de
l’hétérogénéité du sonore, et nous invite à étendre l’hypothèse d’une
mise en défaut de notre dispositif cognitif sonore..............................63

Posons maintenant les cadres cognitifs de la perception sonore. Nous


citerons alors largement l’intervention de Claude Bailblé lors de la
« semaine du son » qui s’est tenue à Paris en 2004. Ses recherches ne
s’inscrivent dans aucune discipline scientifique spécifique, mais
doivent sans cesse interpoler les éléments provenant de deux
sciences voisines : la neurophysiologie sensorielle, et la psychologie
cognitive et expérimentale. L’interaction vision-audition doit être
appréhendée en termes de conflit mais aussi de coordination et de
conjonction. Comme nous l’avons évoqué en première partie, la
priorité est à l’identification. Il s’agit d’un processus comparatif qui
fonctionne sur le modèle d’une succession d’hypothèses. Bailblé
précise que l’identification établie est excessivement solide et qu’elle
nécessite un grand nombre d’informations divergentes pour la
remettre en cause. Selon notre hypothèse de la pure combinaison
audiovisuelle, il s’agit de présenter les procédures cognitives dans le
cas du traitement de deux ou plusieurs informations de différentes
natures. Claude Bailblé prend acte des deux principales règles qui
régissent l’activité cognitive. Il s’agit tout d’abord de la règle de
priorité. En cas de convergence des informations auditives et
visuelles, c’est la loi du premier arrivé, premier servi, sachant que
l’image arrive toujours avant le son. La projection visuelle s’effectue
directement au niveau des cellules visuelles du cerveau, et la

140
projection sonore, fréquentielle, nécessite le transfert d’un
hémisphère à l’autre pour traiter l’ « image sonore ». Lorsque deux
images, visuelle et sonore, sont simultanées, le cerveau traite en
priorité les données fournies par la vision. Prenons l’exemple d’une
« porte qui claque », les informations sonores et visuelles convergent,
il y a renforcement de la performance cognitive, et par conséquent de
la sensibilité, de l’émotion, voire du sentiment esthétique. Le
deuxième principe qui gouverne la cognition est la règle d’exclusivité.
Toujours dans le cas d’une combinaison audiovisuelle, lorsque deux
informations sont divergentes, le cerveau traite exclusivement la
première perçue qui fait office, pour reprendre l’analogie acoustique,
de signal s’opposant au bruit. Ainsi, l’audition ou la vue peuvent être
privilégiées selon les situations. En neurophysiologie, on nomme
« rehaussement » l’accroissement de l’activité neuronale, et
« blocage » la suppression de la réponse électropsychologique. Claude
Bailblé donne l’exemple de votre chat qui ne vous entend plus
lorsqu’il poursuit une souris, le nerf visuel étant davantage stimulé, le
traitement visuel est rehaussé et la perception sonore partiellement
bloquée. Le terme d’« image sonore », évoqué plus haut, manifeste la
prédominance visuelle dans l’économie cognitive. Selon le modèle du
psycho-acousticien Stepen McAdams, la première étape de la
perception auditive est de former une image sonore, c’est-à-dire une
représentation psychologique d’entités sonores qui présentent un
comportement acoustique cohérent. Quatre aspects sont alors pris en
compte : la sonie, la hauteur, le timbre et la localisation spatiale. C’est
ici qu’interviennent des processus de regroupement et de fusion.
Toujours dans le cadre évolutionnaire, la détection d’une source peut
présenter des « affordances » nouvelles et conférer un avantage
significatif. Le privilège accordé à la hauteur dans ces processus de
fusion proviendrait du fait que les sons émanant d’une même source
naturelle pendant un court laps de temps auraient tendance à être de
hauteurs égales. McAdams détaille les processus qui permettent à
notre cerveau de reconstruire des flux sonores complexes à partir
d’éléments discrets et, inversement, de détecter des unités sonores
dans un flux complexe. C’est, par exemple, l’inclination de notre
système perceptif à considérer la relation entre fréquences aiguës et
basses sur le modèle forme/fond. Cette dernière opération de fission
correspond en réalité à la localisation dans l’espace. Sans entrer dans
les détails, la similarité des attaques, leur simultanéité ou encore la
stabilité de l’enveloppe spectrale en sont les principaux attributs. A.S
Bregman, cogniticien spécialisé dans l’audition, avance l’idée de
regroupements perceptifs qui se feraient à une plus grande échelle,
celle des flux sonores. Il est pertinent de considérer le spectateur
comme soumis non plus à un agencement d’éléments sonores mais à
un flux sonore ininterrompu, support de cette « direction auditive du
spectateur ». Le terme d’« image sonore » rejoint la notion
d’intégration perceptive. Claude Bailblé rapporte cette expérience : on

141
projette l’image d’un verger et d’une échelle contre un mur et on
demande aux participants de noter un certain nombre de mots-clé.
Lors d’une deuxième session, on associe un cri à l’image projetée et
on repère les nouvelles associations d’idées. Les résultats sont
probants, 70% parlent de « chute », mot-clé absent de la première
session. De plus, cette expérience met en évidence le rôle de l’« effet
contexte ». Lorsqu’on ajoute à ce cri une réverbération d’une durée
de 6 secondes, il n’est plus mis en relation avec l’échelle et ainsi
intégré à la « diégèse » visuelle, le pourcentage d’occurrence du mot
« chute » diminue à hauteur de 10%. Un exemple cinématographique
permet d’illustrer cette propriété cognitive. Un des éléments qui
participent à l’étrangeté du son dans Cruising est l’utilisation du
traitement acoustique. La réverbération, ou l’écho, dont sont habillées
les pièces musicales place le spectateur dans une situation
d’incertitude qui participe au climat d’horreur. L’écho ajouté à la
chanson « Spy Boy », représentative de cette sombre atmosphère des
bars souterrains, la diégétise partiellement et fait ainsi s’entremêler
des espaces-temps auparavant distincts. Cet « effet de contexte »
contamine la bande-son et prédispose le spectateur à une lecture
équivoque. L’utilisation de la réverbération permet de distiller une
incertitude quant au statut diégétique d’un son. Selon D. Kromand, cet
effacement de la frontière entre diégétique et non-diégétique est une
des stratégies principales pour construire une atmosphère horrifique.
Il nous faut introduire ici une observation de Michel Chion concernant
l’écoute infantile. Le petit enfant ne sait pas encore distinguer le
signal utile dans la totalité sonore mais en grandissant il apprendra à
minimiser cette masse réverbérante pour ne pas gêner la réception du
signal direct. La voix qu’il entend, possède toutes les réflexions et
réverbérations qui l’accompagnent dans l’espace. Ainsi, lorsque l’on
entend une voix ou un élément sonore réverbéré nous avons toujours
cette impression archaïque, celle d’un retour à l’origine. Ces
hypothèses semblent intéressantes en considérant l’importante
proportion de son réverbéré au sein de l’ « horreur
cinématographique ». Le manoir abandonné est un ses lieux
inévitables, il devient hanté dès lors que le son manifeste sa
souveraineté sur l’image et manifeste le retournement horrifique de
l’ordre établi, c’est le cas de The Haunting. On a évoqué l’hypothèse
qu’un son présente un caractère d’autant plus horrifique qu’il est
difficile à localiser, c’est précisément la fonction de la réverbération,
ceci s’explique rationnellement par le modèle adaptationniste..........66

On a mis en évidence la nécessité de considérer la trans-sensorialité


dans l’analyse du « son de l’horreur ». Les « cartes cognitives »,
évoquées dans la première partie, sont des schémas types qui
permettent d’accélérer les processus de traitement. Dans ce cadre
d’intégration perceptive, la transposition schématique entre l’audition
et la vision est une modalité fondamentale de la cognition. Prenons un
exemple : à la vue d’une colonne de haut-parleurs, la diffusion

142
homogène d’un son pur dont la fréquence augmente progressivement
est perçue comme se déplaçant verticalement et vers le haut. La
sensation de « monté » correspond à un schéma d’interprétation,
transposé d’une notion fréquentielle à une notion spatiale. Il faut
apporter une dernière précision concernant cette interaction. Nos
capacités auditives sont démultipliées dès lors qu’elles sont orientées
dans une direction spécifique. Au contraire si nous subissons
l’environnement, nous ne nous sommes pas capables de traiter la
plupart des informations. L’attention auditive, dont on a évoqué les
liens avec la mémoire échoïque, peut être décrite, pour reprendre un
terme de Bailblé, par une échelle de « cadrages auditifs ». Il distingue
ainsi à l’intérieur du cône de présence, un cône de vigilance.
L’hypothèse d’une intentionnalité sonore diffuse, suggérée en
première partie, prend tout son sens à travers la manipulation
constante de ce cône de vigilance. Il s’agit pour le son de l’horreur de
mettre en défaut notre système perceptif, jouant la carte de la
dissymétrie entre prédiction cognitive et réponse cinématographique.
Tous ces éléments suggèrent la quasi-impossibilité de transposer des
processus établis à partir de données visuelles au monde sonore. On
peut reprendre les différences établies par Laurent Jullier dans Cinéma
et Cognition. Notre système perceptivo-cognitif est capable de
percevoir le voyage du son, contrairement à celui de la lumière. Il a la
capacité d’entendre à 360° et, pour reprendre les mots de Bailbé,
« les oreilles n’ont pas de paupières ». Anderson ajoute à ce propos
que nous clignons des yeux et pas des oreilles, ce qui nous dispose à
mieux détecter des ruptures dans le flux sonore que dans le flux
visuel. Deux autres différences sont d’ordre technique : on peut
imposer un « arrêt sur image » et pas un « arrêt sur son » et, à la
différence de l’image, on constate l’isomorphisme du signe sonore.
Une dernière différence significative est d’ordre socioculturel : la
pratique amateur du son est restreinte en comparaison de l’expansion
fulgurante de la vidéo amateur, ce qui diminue dans un même temps
les capacités d’expertise du spectateur. Cela rejoint la notion
d’apprentissage, élément central du fonctionnement cognitif et du
plaisir résultant de l’ « horreur cinématographique ».........................70

2.1.2 Les écoutes filmiques....................................................................71

On peut définir l’écoute comme un procédé actif qui fournit un moyen


de collecter de l’information correspondant à nos besoins à partir de
l’environnement auditif. Pour décrire les différentes positions
d’écoute, nous utiliserons les distinctions établies par Pierre Schaeffer
et reprises par Michel Chion. Ce dernier décompose la notion d’écoute
en quatre modalités : .........................................................................71

2.2 Le son, le domaine de l’expérience et de l’impératif.....................74

2.2.1 L’expérience sonore, lieu de l’horreur........................................74

143
2.2.1.1 La naissance de l’horreur dans la transition au sonore..........74

2.2.1.2 L’imposture d’un médium homogène.................................77

2.2.1.3 Le son, reflet d’une modalité d’engagement parallèle........79

2.2.2 L’hypothèse d’un mode sonore impératif....................................81

2.2.2.1 L’ impératif cognitif ................................................................81

2.2.2.2 Le son, outil d’une sculpture cognitive de l’espace « temps »


............................................................................................................90

2.3 Le son, le lieu du mensonge et du conditionnel...........................94

2.3.1 La nature adjectivale du son ....................................................94

Lorsque Christian Metz souligne la nature adjectivale du son dans Le


perçu et le nommé, il pointe du doigt l’espace de liberté offert par le
medium sonore, dans lequel s’insère immanquablement l’horreur
cinématographique. Le privilège accordé au visuel et le monopole du
dialogue sur la sphère auditive ne laissent aux autres modalités du
son qu’un rôle marginal. Ainsi, le terme de bruit, comme le signale
Laurent Jullier dans sa thèse Le bruit au cinéma, désigne une région
de l’éventail sonore encore peu exploitée dans la mise en scène mais
aussi la partie du signal acoustique inexploitée. Metz prend l’exemple
de l’objet sonore « clapotis », ses traits constitutifs : faible volume,
discontinuité, redoublement, caractère « liquide »… ne renvoient qu’à
des dénotations adjectivales : « il n’y aurait aucun sens à se
demander s’ils définissent le clapotis comme bruit caractéristique ou
le mot français “clapotis“ , puisque ce bruit et ce mot n’existent que
l’un par l’autre ». Cette identification adjectivale, donc incomplète, du
sonore s’opposerait à une identification finale énonçant la source du
bruit et non le bruit lui-même. Dès que la source est reconnue, les
taxinomies du bruit font office de précisions adjectivales, elles ne
partagent qu’à peine le rôle de nomination aux côtés de
l’identification de la source. Dans la perception auditive,
l’identification est seulement ébauchée car elle se rétracte autour de
la source sonore, c’est ce que Metz nomme « l’abaissement
idéologique de la dimension sonore, […] la source est un objet, le son
lui-même est un caractère ». La dénomination même d’« objet
sonore » est problématique, on ne parle pas en effet d’« objet
visuel ». D’une part, le trait auditif participe plus faiblement au
principe de reconnaissance des objets, mais d’autre part, tout élément
de constitution sonore n’est qu’un « objet sonore », un objet
seulement sonore. La question du son off est un des problèmes
classiques de la théorie du cinéma, Metz rappelle que le son « n’est
jamais off, ou bien il est audible, ou bien il ne l’est pas, […] le son est
à la fois dans l’écran, devant, derrière, autour et dans toute la salle du
cinéma ». Afin de dépasser ces tentatives de localisation narrative du

144
son, il s’agit de considérer la bande son comme la matière insécable
d’une « sculpture cognitive » et non plus comme un continuum sans
cesse décortiqué sur le modèle linguistique. De plus, notre capacité à
ranger les sons suppose une compétence culturelle, en effet nous
divisons machinalement le hors-champ en fosse d’orchestre et en
pupitres oraux après avoir intérioriser les codes du théâtre, du cirque
ou encore de la conférence. Notre démarche propose de dépasser ce
niveau d’analyse et ainsi d’interroger une modalité de réception
cognitive du son. Cette notion de nature adjectivale renvoie à la
nécessité cognitive première de la catégorisation. Dès 1975, E.D
Schubert insiste sur le rôle de l’identification dans les processus de
perception auditive. J.A Ballas publie en 1993 « Common factors in the
identification of an assortment of brief everyday sounds », où il étudie
les capacités d’identification sur un corpus de 41 bruits issus de notre
environnement sonore quotidien. Il mesure le temps de réaction des
sujets et le compare au taux d’incertitude qu’ils émettent sur
l’identification de la source. Cette incertitude causale se révèle être
un bon estimateur de l’identifiabilité d’un événement sonore. On
constate la difficulté d’établir des relations simples entre paramètres
acoustiques et caractéristiques perceptives. On remarque de même
l’importance de l’identification de la source, qui oriente la perception
en termes de « bruit », dont la source est identifiée, ou en termes de
« son », dont la source n’est pas identifiée. L’intuition de Metz semble
confirmée à travers les travaux de psycholinguistique, cependant, son
hypothèse d’une fonction langagière qui aiderait la vue et l’ouïe à
découper des unités est récusée par le cogniticien Claude Bonnet
affirmant qu’il n’est pas plus facile de percevoir une forme
dénommable qu’une autre..................................................................95

La langue réalise l’interface entre les constructions individuelles,


issues de la sensorialité, et les représentations culturelles partagées.
Une partie de la psycholinguistique est fondée sur l’hypothèse que
l’analyse de données verbales permet d’identifier la manière dont les
formulations langagières contribuent à la mise en forme des
représentations en mémoire. À titre d’exemple, dans sa thèse sur le
confort acoustique dans les TGV, Myriam Mzali opère la distinction
entre les adjectifs en -able et en –ant manifestant l’opposition entre
désagréable et gênant. Les bruits sur lesquels les passagers n’ont pas
d’action possible sont qualifiés de désagréables, comme les bruits
inhérents au train, “bruit de roulement” ou “bruit de fond”. Sont
qualifiés de gênants les bruits sur lesquels il est possible d’agir, ceux
produits par les autres voyageurs ou imputables à un agent
identifiable. De la sorte, les bruits d’ouverture et de fermeture de
porte sont qualifiés de désagréables en tant qu’événements isolés,
mais deviennent gênants dès lors qu’ils sont associés à l’action
d’autres passagers. Ces résultats manifestent une différence entre
l’ordre du possible, les adjectifs suffixés en –able, et celui de l’effectif,
suffixés en –ant. Cela rejoint l’hypothèse évoquée précédemment, la

145
catégorisation résulte des possibilités d’action du sujet, le son n’étant
plus qu’un outil cognitif d’évaluation de la situation. Le visuel
privilégierait un niveau langagier de faible variation inter-individus,
c’est-à-dire des mots courts, les plus couramment employés. Dans le
domaine du sonore, l’absence de termes simples oblige à recourir à
des formes verbales complexes pour désigner des catégories simples,
comme, par exemple « le bruit d’une porte qui claque ». Les travaux
d’analyse pyscholinguistique confirment la précognition de Metz en
discernant les représentations cognitives des bruits et des sons. Un
son est une notion abstraite, un phénomène isolé et indépendant de la
source productrice, rejoignant en ce sens la notion de couleur dans
notre culture. On retrouve ici l’argument de Metz qui évoque la
coprésence des bruits et des couleurs, regroupés dans le modèle
substantialiste occidental sous la catégorie de « qualités secondes ».
Un bruit est un phénomène sensible qui se rapporte à une source
comme indice sémiologique. La représentation cognitive intègre alors
les caractéristiques perceptives de la source, liées aux autres
modalités sensorielles. On développera ultérieurement cette trans-
sensorialité inhérente à la perception qui joue un rôle capital dans
l’analyse du son de l’horreur. Les phénomènes langagiers reflètent
donc ces différences de traitements cognitifs des phénomènes
acoustiques. .......................................................................................97

2.3.2 Le lieu de l’imaginaire et du jeu .................................................98

2.3.3 L’hypothèse d’un mode sonore du « conditionnel »................100

2.4 Le jeu de l’horreur......................................................................104

2.4.1 Le jeu comme cadre de l’horreur cinématographique...........104

2.4.1.1 Une horreur ludique, la condition du plaisir spectatoriel.....104

Terrors of Uncertainty (Roultedge, 1989)........................................105

2.4.1.2 Le jeu entre spécificité cognitive et codification de l’horreur


..........................................................................................................107

2.4.1.3 L’analogie avec les jeux vidéo..............................................110

2.4.2 L’horreur cinématographique sort du cadre ludique, une


expérience traumatisante....................................................................111

2.4.2.1 Spectacle transgressif ou transgression du spectacle........111

2.4.2.2 L’horreur dépasse l’ « horreur cinématographique » ...........113

2.4.2.3 L’expérience traumatique, un modèle d’émancipation pour


l’horreur cinématographique ...........................................................114

2.4.2.4 Horreur et sentiment de sublime .........................................117

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