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Collection Roman

Gare Saint-Lazare Betty Betty Duhamel


Duhamel

Betty Duhamel
Betty Duhamel
Colette
Cadeaux de Noël
Paris je t’aime
Un bien grand amour
« Ils étaient beaux ces petits matins, beaux, fous et Gare
faux. Nos dix-huit ans manquaient de simplicité. Au lieu
Une parisienne dans la grande
guerre de parler, livrés à ces joutes oratoires, nous aurions dû Saint-Lazare
nous embrasser, les yeux dans les yeux, avec la fraîcheur
Charles Dickens sans lendemain des amoureux de nos âges. J’avais envie
L’horloge de Maître Humphrey
de serrer la main de Nicolas dans la mienne, de compter
Mircea Eliade
ses doigts, de poser ma tête sur son épaule, de l’appeler
Les Hooligans “chéri”, de lui demander : “M’aimes-tu ?” Ces désirs ne
Retour du paradis parvenaient pas à se manifester. Une fierté mal placée me
Mademoiselle Christina retenait et lui ne m’encourageait jamais dans ce sens.  Betty Duhamel (1944-1993),
Chaque matin nous ressuscitions des héros de romans. est la fille de Georges Duhamel,
médecin, écrivain et poète

Gare Saint-Lazare
Elizabeth Gaskell Chaque matin il se prenait pour Bardamu, moi pour français. Son roman Gare Saint-
Femmes et filles Mathilde de La Mole.» Lazare fut publié pour la première
Ma cousine Phillis fois en 1976. Elle est aussi l’auteur
Cranford du roman Les jolis mois de May,
Les confessions de Mr Harrison paru à titre posthume.
Cette romance douce-amère, inspirée de l’idylle de
Ivan Gontcharov Betty Duhamel avec l’un des plus célèbres romanciers
À travers la sibérie orientale français, nous entraîne, au fil de rendez-vous dans les
Une soirée littéraire gares et les cafés parisiens des années 70. L’on y croise
Bernard Frank et les amis de Sagan, Paul Chardonne, les
Rudyard Kipling
« maîtres à penser » et La Nouvelle Vague. Gare Saint-
Ce chien ton serviteur
Lazare réflète avec justesse les tourments des premiers
Marta Morazzoni sentiments amoureux, l’ambiance intellectuelle d’une
Une leçon de style époque et nous livre un témoignage précieux sur les
ambitions précoces d’un aspirant écrivain.
Anthony Trollope
L’ange d’Alaya
Noël à Thompson Hall

L’Herne
17 € - www.lherne.com

L’Herne
R oman
GARE
SAINT-LAZARE
ou
ENNEMIS INTIMES
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés
pour tous les pays.

Première publication © Éditions Gallimard, 1976.

© Éditions de L’Herne, 2018


2 rue de Bassano
75116 Paris
www.lherne.com
BETTY DUHAMEL

GARE
SAINT-LAZARE

L’Herne
À ma mère
À ma fille
I

PAULINE
1

NICOLAS ET PAULINE

En rentrant à la maison, vers minuit, j’ai


croisé dans l’escalier une dame emmitouflée
dans des écharpes soyeuses. Elle me bouscula
sans s’excuser et disparut dans le dédale des
marches en frappant nerveusement le sol de ses
hauts talons. Je n’avais pas vu son visage dissi-
mulé sous des bandeaux roux.
Quand j’arrivai en haut, la porte d’entrée
était ouverte et maman, debout sur le palier,
m’attendait.
— Je t’ai entendue monter. Tu as dû rencon-
trer mon amie, dit-elle.
L’étrange créature sortait de chez nous.
C’était une actrice, une « amie » de ma mère
que je ne connaissais pas.

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Il paraît qu’au cours du dîner, elle avait
beaucoup parlé de son fils unique Nicolas qui
voulait devenir écrivain. Comme il avait peu
de camarades de son âge, la dame souhaitait
vivement que nous fassions connaissance.
Le garçon devait téléphoner. Je râlais.
Maman s’occupait un peu trop de mes affaires
personnelles. Je n’avais aucune envie d’être
présentée sur commande au fils d’une personne
qui avait failli me faire tomber dans l’escalier.
Maman sourit :
— C’est vrai, elle est bizarre. Mais je l’aime
bien. S’il lui ressemble, Nicolas doit être un
gosse assez singulier.
Boudeuse, j’allai me coucher. Ma petite
sœur ne dormait pas. Elle me raconta en pouf-
fant que la bonne femme avait l’air folle, qu’elle
parlait avec un accent impossible, qu’elle s’ha-
billait comme dans Cinémonde, qu’elle préten-
dait que son fils avait du génie, qu’elle avait
même pleuré en évoquant sa carrière.
— À qui ?
— À elle.
— Ah bon !
Le lendemain, un dimanche, le « génie »
m’appela au téléphone. Je l’entendais à peine,

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tant sa voix était douce et feutrée. Il m’invitait au
cinéma ce soir même, à la séance de six heures.
Nous pourrions nous retrouver à La Pagode
pour voir Citizen Kane. Intriguée, j’acceptai.
Je vis Nicolas pour la première fois devant
l’affiche publicitaire du film de Welles. Il était
immense et légèrement voûté. On se serra la
main. Il venait d’acheter les tickets et refusa de
me laisser payer ma place. Dans l’obscurité de la
salle, je l’entendis soupirer à plusieurs reprises.
À la sortie, il se lança dans un panégy-
rique d’Orson Welles et du cinéma améri-
cain. Il méprisait les Français dans ce
domaine. Pour lui Brigitte Bardot était le
prototype de la petite bourgeoisie aisée qui
confondait le « chic » et la « classe ». Jeanne
Moreau parodiait Bette Davis. Il me vanta
le style de Katharine Hepburn, de Lauren
Bacall, la splendeur de Rosalind Russel et de
Marilyn Monroe. Il me confia sa préférence
pour Jane Mansfield : ces seins, ces cheveux,
ces dents, ces hanches, ces fesses, ces jambes ;
le triomphe de la féminité, le comble de la
vulgarité. L’un n’allait pas sans l’autre.
J’étais éberluée d’une telle verve, d’autant
plus que Nicolas, malgré son mètre quatre-

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vingt-quinze, avait encore l’air d’un petit
garçon au visage imberbe.
Il me quitta boulevard Saint-Germain et
décréta qu’il refusait de se mêler à la foule du
Quartier latin et préférait encore faire un long
détour pour rentrer chez lui. En parlant, il
gesticulait et faisait d’étonnants mouvements
avec ses mains. Je le trouvai magnifique. Nous
devions nous revoir bientôt.
Nous avions pris l’habitude, Nicolas et moi,
de nous retrouver à six heures du matin dans
un bistrot de la place d’Italie, Le Vieux Routier.
Ce n’était pas l’endroit le plus « chic » ni
le plus moderne du quartier. Mais le bar du
Vélodrome, avec ses néons insolents, son large
comptoir circulaire, ses sept flippers et ses
boxes intimes, nous rebutait à cause de la foule
et du vacarme.
Au Vieux Routier, il y avait peu de place. Les
clients prenaient rarement le temps de s’asseoir
et nous nous installions tout au fond, sur une
banquette moisie, côte à côte.
Dès la première fois, ces rencontres mati-
nales devinrent essentielles pour moi. Nicolas
s’était mis en tête de m’initier au monde de ses
livres. C’était l’élève le plus doué en lettres dans

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la classe de philosophie du lycée Henri-IV où
il étudiait. Je préparais aussi mon bachot mais,
à cette époque – elle fut de courte durée –, la
politique m’intéressait plus que la littérature.
J’étais inscrite au mouvement des Jeunesses
communistes et je distribuais une fois par
mois Nous les garçons et les filles, modèle mili-
tant de Salut les copains. Avec des camarades, je
vendais la revue en faisant, non sans douleur,
le porte-à-porte dans les immeubles résiden-
tiels du XIIIe arrondissement. Nicolas ne
prenait pas au sérieux mon engagement de
« bourgeoise honteuse ». Intarissables dans nos
discussions, nous tentions de nous convaincre,
lui de ma naïveté, moi de son inconscience.
Tout de même Nicolas élargissait le champ
de mes intérêts. Je découvris Céline, Drieu la
Rochelle, Jean Genet, Malraux, Proust, en riva-
lité avec mes auteurs favoris : Aragon, Sartre,
Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Boris
Vian, etc.
Nous arrivions au Vieux Routier à six heures
pile. Nous bavardions en avalant de grands bols
de café-crème et des tartines de pain beurré.
À sept heures et demie, je raccompagnais
mon ami à la station de métro Place d’Italie,

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puis je repartais vers le lycée Claude-Monet,
traversant au pas de course le petit square de
Choisy. J’arrivais hors d’haleine, rêveuse, peu
attentive aux cours.

Ils étaient beaux ces petits matins, beaux,


fous et faux. Nos dix-huit ans manquaient de
simplicité. Au lieu de parler, livrés à ces joutes
oratoires, nous aurions dû nous embrasser, les
yeux dans les yeux, avec la fraîcheur sans lende-
main des amoureux de nos âges. J’avais envie
de serrer la main de Nicolas dans la mienne,
de compter ses doigts, de poser ma tête sur son
épaule, de l’appeler « chéri », de lui demander :
« M’aimes-tu ? » Ces désirs ne parvenaient pas
à se manifester. Une fierté mal placée me rete-
nait, et lui ne m’encourageait jamais dans ce
sens.
Chaque matin nous ressuscitions des héros
de romans.
Chaque matin il se prenait pour Bardamu,
moi pour Mathilde de La Mole.
Cela commença en automne et dura
jusqu’au printemps.
À six heures du matin nous avons vu le ciel

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s’éclaircir de jour en jour, de mois en mois. Nous
avons vu fleurir les géraniums sur le rebord de
la fenêtre du Vieux Routier. Nous avons assisté
aux premiers travaux de rénovation du quartier.
Des grues féroces arrachaient des pans de murs
fatigués, laissant apparaître en plein jour des
cloisons couvertes de papiers peints en ternes
patchworks, des cheminées éventrées indi-
quant les étages, des escaliers intérieurs à moitié
effondrés : ruines d’une guerre anonyme qui
dépeuplait sans armes les rues « insalubres ».
Le PC luttait sans résultat contre les expulsions
et les plans grossiers de relogement. Les péti-
tions pleuvaient. Les grues grondaient. Les gens
partaient. Les boutiques fermaient.
Au printemps, Nicolas se fit plus rare à nos
rendez-vous. Il arrivait souvent en retard. Nous
parlions moins, épuisant nos sujets de discus-
sion. Puis il déclara que l’examen approchait et
qu’il ne pourrait plus me rejoindre si tôt. Après
les vacances de Pâques, il ne vint plus du tout
et je passai, le cœur malade, devant Le Vieux
Routier, un cimetière. Je devais revoir Nicolas
au début de l’été.
L’année suivante, Le Vieux Routier ferma
définitivement. Sur la porte, il y avait une

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affiche : « À vendre. » J’appris que les deux
employés s’étaient fait embaucher au bar du
Vélodrome. Le patron disparut avec sa femme.

Nicolas est arrivé après moi. Je lisais, assise


sur une chaise en fer, les pieds posés sur le
rebord du bassin des jardins du Luxembourg.
Il restait debout à côté de moi et tenait un livre
dans sa main gauche. Il me l’offrit. C’était Le
Bonheur de Barbezieux de Jacques Chardonne,
un écrivain que je ne connaissais pas. Il me dit :
« Les Réflexions sur la question juive reposent sur
des erreurs fondamentales. Je t’apporte mieux
que cette connerie. » Je voulus riposter. Il m’in-
terrompit :
— Je suis juif, tu es goye. Je connais mieux
la question que toi.
— Je m’informe…
— Mal…
L’air était frais. Nicolas me prêta son
écharpe, une longue écharpe de mohair roux
dans laquelle je m’enveloppai en frissonnant.
Nicolas regardait les enfants jouer autour du
bassin, poussant dans l’eau vers le jet central
leurs petits bateaux clairs.

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La chaisière surgit devant nous. Elle réclama
mon ticket. Je n’en avais pas. Nicolas lui dit :
« Il faut donc tout payer, même le besoin de se
reposer. Foutu pays ! » La chaisière lui rétorqua
d’un ton revêche que chacun est en droit de
gagner sa vie ; ceux qui ne font « rien » n’ont
pas à répondre.
Cet incident me révéla un aspect inat-
tendu de la personnalité de mon compagnon.
Pétrifiée, je le vis saisir la vieille femme aux
épaules et, d’un coup vigoureux, la préci-
piter dans le bassin où elle tomba la tête la
première.
Ensuite, tout se passa comme dans un
mauvais film d’aventures. Nicolas me prit
par le poignet et m’entraîna dans une course
éperdue, loin des barbotements furieux de sa
victime – une sorcière.
Nous filâmes à travers le jardin. Il courait
trop vite et je trébuchai sur mes hauts talons.
Nous nous sommes retrouvés à bout de
souffle boulevard Saint-Michel au milieu de
la foule. Personne ne nous suivait, mais mon
cœur battait à coups précipités.
— Tu es fou, tu es fou ! lui dis-je.
Il se mit à rire sans bruit – un frôlement.

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— Oui, je suis fou. Et toi tu es folle aussi,
mais tu ne le sais pas encore.
Il serrait encore ma main. Mue par une
impulsion subite, je pris la sienne et l’embrassai
avec fièvre. Il s’arracha à moi et se mit à avancer
à grands pas. J’avais peine à le suivre.
Il était immense – plus d’un mètre quatre-
vingt-quinze – et étroit comme une allumette.
Je paraissais minuscule à ses côtés. En suivant
des yeux sa silhouette singulière, je désirais
m’agenouiller à ses pieds, comme ça, en plein
boulevard Saint-Michel.
Je n’en fis rien. Je rêvais simplement. Le
courage du ridicule me manquait. L’orgueil me
retenait.

Nicolas avait été reçu à son bac avec dix-huit


sur vingt en dissertation. J’étais admise à entrer
en fac avec seize en philo.
Le soir où nous apprîmes les résultats,
Nicolas m’invita à dîner.
Quel événement ! Nous mangeâmes vite.
Après, nous avons décidé de sortir. Il faisait
chaud. La nuit parisienne scintillait : étoiles,
lune ronde, néons, réverbères pâlots, phares

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jaunes des voitures, reflets des lampes allumées
derrière les fenêtres ouvertes.
Nous avons déambulé dans les rues.
Traversée du quai Saint-Michel – rupture avec
le Quartier latin –, demi-tour à gauche vers le
jardin des Tuileries.
Nicolas s’arrêta devant une statue de Maillol.
— Chiche que je monte dessus ! lui dis-je.
Sans attendre de réponse, j’escaladai le
massif de bronze et me retrouvai coincée entre
les seins énormes d’une créature inerte et froide.
« David et Goliath au féminin », criai-je
du haut de mon poste d’observation. Nicolas
semblait tout petit. Illusion. Après un bref
coup d’œil, il cessa de s’intéresser à mes puéri-
lités. Il ne m’aida même pas à descendre.
Un peu fâchée, je me remis à marcher. Nous
traversions les pelouses interdites. Il se pencha
et cueillit une pâquerette.
— Tiens, murmura-t-il, pâquerette pour
midinette.
J’effeuillai la fleur. Je t’aime, un peu, beau-
coup, passionnément, à la folie, pas du tout,
etc.
Dernier pétale : je t’…
Je l’aimais. Je le savais. Je l’aimais. Je me répé-

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tais sans cesse : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime »,
mais ma voix ne dépassait pas mes lèvres serrées.
Nous nous sommes arrêtés devant la
Comédie-Française. C’était l’heure de l’en-
tracte. Les spectateurs se promenaient devant
l’entrée, place du Palais-Royal.
Brusquement Nicolas me dit :
— On va entrer pour voir la seconde partie
du spectacle.
— Mais comment ?
— Tu verras.
Nicolas me prit par le bras et se dirigea vers
la porte principale du théâtre. Un contrôleur
en uniforme nous demanda notre carton.
Nicolas répondit doucement : « Ma fiancée
l’a égaré », et il sourit comme pour excuser la
distraction bien connue du peuple des fiancés.
L’homme nous examina avec un air
complice, s’écarta et nous laissa le passage.
Nous sommes montés tranquillement
jusqu’au poulailler. En passant devant l’ou-
vreuse, Nicolas susurra :
— Ne vous dérangez pas, madame, nous
saurons reconnaître nos places. On est abonnés,
ma sœur et moi.
Elle s’éloigna en comptant ses pourboires.

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Nicolas ouvrit la portière. Il n’y avait
presque personne sur les gradins : quelques
vieux habitués, des jeunes provinciaux en
groupes compacts. La foule était au parterre,
aux premiers balcons et dans les loges.
La lumière s’éteignit. Les trois coups… le
rideau se leva : rideau de velours et rideau de
fer. Les acteurs entrèrent en scène : une femme
blonde, échevelée, vêtue d’un déshabillé de
dentelle blanc, cherchait désespérément à
dissimuler son amant. On entendait dans les
coulisses la voix du mari présumé qui s’effor-
çait d’entrer. Il y parvint juste comme la femme
venait d’enfouir son amant dans un placard
rempli de vêtements féminins.
« Feydeau », affirma Nicolas. Il s’amusait
et s’esclaffait bruyamment. Je m’ennuyais. Je
pensais à la pâquerette. Étais-je vraiment une
midinette ?
Du coin de l’œil j’observai le profil du visage
de Nicolas.
Jamais je ne devais oublier ce profil, doux
et dur, noble et mou. « Le profil d’un traître
de comédie », pensais-je, sans savoir pourquoi,
tout à coup, je me sentais si sévère.

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« Je te ferai connaître tous les jardins du
monde, m’écrivit un jour Nicolas. Nous visite-
rons ensemble Londres, Barcelone, New York,
Babylone, le Paradis et même l’Enfer où les
fleurs sont de soufre et l’herbe de feu. Des
statues incandescentes se dressent au milieu
des pelouses enflammées sous un ciel cendré
plein d’étoiles de braise… il faut brûler ta vie,
Pauline, comme ceux… »
Cette lettre me laissa un sentiment de
malaise aigu. Nicolas, je le savais déjà, était un
être double. Côté pile, un jeune homme doux
et rêveur, effrayé par le monde extérieur, réfugié
dans celui, impalpable, de ses livres. Côté face,
un garçon à la tête froide qui n’hésitait pas à
précipiter une vieille chaisière dans le bassin
du Luxembourg, capable de mentir tranquille-
ment pour entrer au théâtre sans payer sa place
et d’envoyer des messages obscurs, énigma-
tiques, sans date ni signature.
« Il faut brûler ta vie, Pauline, comme ceux… 
Comme qui ? pourquoi s’interrompre ainsi ?
Nous ne sommes allés ni à Londres, ni à
Barcelone, ni à New York, ni à Babylone… ni
à Vienne.

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Mais je n’étais jamais allée à Bagatelle,
au cœur du Bois de Boulogne, et là, il m’a
conduite.
Au début du mois d’avril, des massifs de
tulipes envahissent le parc de fresques multi-
colores.
Il me dit :
— Les tulipes me rappellent les amies de
ma mère (pour la première fois, il me parlait
d’elle). Élégantes, raffinées, malgré tous les
parfums qui semblent jaillir d’elles, elles n’ont
pas d’odeur. Maman, au contraire, est une
jacinthe sauvage au milieu de cette flore sophis-
tiquée. Quand je pense à elle, j’imagine une
forêt pleine de ronces et de plantes parasites.
Les jacinthes se fraient difficilement le passage.
C’est pourquoi elles sont toujours penchées sur
leurs tiges.
Maman était une comédienne connue
pendant la guerre, une vedette même.
— Elle était juive ?
— Elle a été célèbre, malgré la guerre, en
changeant de nom. L’actrice juive faisait vibrer
le cœur des officiers nazis sous leurs uniformes. 
Un gardien passa auprès de nous au moment
où Nicolas venait de jeter sa cigarette. Le mégot

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fumait encore et formait de gracieuses volutes
au milieu des tulipes. (Avait-il fait exprès ?)
Le gardien s’arrêta et l’interpella. Nicolas le
considérait les sourcils froncés, l’air mauvais.
Je revoyais la chaisière. Mais il n’y avait pas de
bassin à proximité et l’homme était nettement
plus vigoureux que la vieille du Luxembourg.
Le gardien voulut forcer Nicolas à ramasser
la cigarette. Nicolas cracha sur le mégot et
répondit qu’il n’avait pas l’intention d’écraser
trois malheureuses tulipes pour un simple
mégot éteint.
L’autre insista et le menaça d’une amende.
Un second gardien rejoignit le premier. Une
mère de famille s’arrêta pour assister à la
scène. Ses deux petits garçons ricanaient en
observant notre groupe. Le nouveau gardien,
sans un mot, sortit de sa poche un carnet et
un crayon.
— Votre nom, jeune homme ?
— Maurice Sachs.
— Comment ça s’écrit ?
— Comme ça se prononce. (Notre ennemi
griffonna au hasard sans vouloir passer pour un
idiot.)
— Celui de la fille ?

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— Zarah Leander.
— Vous habitez où, monsieur Saxe ?
— Nulle part.
— Vous vous foutez de moi ?
— Les juifs n’habitent nulle part. La fille est
ma femme.
Les deux hommes le regardèrent comme s’il
était fou. Nicolas s’éloignait déjà. Je le suivis,
inquiète. L’un des gardiens se mit à siffler.
La mère de famille rattrapa ses rejetons et
fit demi-tour. Nos adversaires revinrent à l’at-
taque.
— Vos papiers ?
— De quel droit ?
— Vos papiers. Ça suffit maintenant.
— Vous êtes de la Gestapo ?
— Écoutez, dit le premier gardien, nous
sommes de la gendarmerie française. On ne
va pas faire une histoire pour cette cigarette.
Puisque vous êtes si fier, c’est votre dame qui va
y aller.
Qu’est-ce qui m’a pris ? Subitement j’avais
peur. De Nicolas, des gardiens, de la police,
du scandale. Je trouvais Nicolas ridicule de se
buter pour si peu. Je me suis baissée au milieu
des tulipes sanglantes. J’ai saisi le mégot entre

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mes doigts, humblement. Je l’ai remis au
gardien. Il m’a remerciée. On nous a laissés
tranquilles.
Nicolas avait le regard ailleurs, au-delà des
champs de fleurs et des arbres du bois. Je me
sentais normale et lâche. J’étais lasse. Lasse
de cette comédie : « Je suis juif », « je n’ha-
bite nulle part », « vous êtes de la Gestapo ? »,
« ma mère vedette juive », « Maurice Sachs et
Zarah Leander ». À quoi jouait-il ?
Il m’avait déjà traitée de goye avec mépris.
Je me sentais misérable et humiliée. Je l’ado-
rais. Je n’osais le lui dire. Quand nous allions
au cinéma ensemble, le moindre baiser sur
l’écran me faisait éclater de rire. J’étais inca-
pable d’abandon. Cela n’avait rien à voir avec
mon éducation.
Sans qu’il le sût, quand Nicolas ne voulait
pas me voir – cela pouvait durer plusieurs jours,
parfois des semaines –, je rencontrais d’autres
garçons. Je couchais avec eux sans chichis.
Ceux-là, je les traitais en bons camarades. Mais
Nicolas ? Au lieu d’agir – et le temps passait –
je fuyais, le laissant m’entraîner dans un jeu
dont il était le seul partenaire. Nous avions dix-
huit ans. Il avait sûrement connu des femmes.

28
Pour lui j’étais une oie blanche, une frous-
sarde, personne. Il a dû deviner ma détresse
à Bagatelle, car il m’a caressé les cheveux en
soupirant. Si j’avais eu les cheveux longs sa
caresse eût duré plus longtemps et peut-être…
mais je me coiffais comme un garçon.

Nous sommes allés voir les cygnes noirs dans


la rivière plus loin, là où les arbres remplacent
les parterres de tulipes. J’étais placée derrière
Nicolas, tout près.
— Ces animaux sont capables de tuer un
enfant déjà grand en l’entraînant au fond de
l’eau, dit Nicolas. Ils sont d’une force redou-
table et méchants comme des diables.
Il se retourna, son regard s’abaissa vers moi :
— Jamais ils ne te toucheront en ma
présence, ma belle oie blanche…
J’étais pâle. Nicolas pouvait deviner mes
pensées. Un geste… Le grand cygne noir battit
des ailes, l’œil rivé sur nous. Les autres l’entou-
raient, menaçants, couleur d’encre.
Nous avons reculé.

29
Julie,
Je t’écris pour te raconter ma vie depuis ton
départ pour Vienne. Avant de passer le bac, j’ai
rencontré un garçon merveilleux et très bizarre.
Il ne ressemble pas aux autres. Il mesure un mètre
quatre-vingt-quinze, tu imagines ! Avec lui je suis
incapable d’être moi-même. À propos, connais-tu
Le Bonheur de Barbezieux, d’un certain Jacques
Chardonne ? Sais-tu qui sont Zarah Leander et
Maurice Sachs ? Moi pas. C’est d’ailleurs secon-
daire, il me voit souvent, assez irrégulièrement
du reste. C’est toujours lui qui me fait signe. Et
il ne m’a jamais touchée. Pourtant nous passons
des heures ensemble, le matin, le soir, n’importe
quand. Nous avons le même âge tous les trois et sa
conduite m’inquiète. Je me console avec d’autres.
Ça ne sert à rien. Il n’a pas l’attitude d’un puceau
et s’exprime librement sur les choses de l’amour,
plus librement que moi-même.
Il est juif et ne se gêne pas pour me faire sentir
la différence entre nous.
Je ne lui ai pas parlé de toi, de notre amitié,
de notre rencontre, parce qu’il dirige toujours les
conversations. Je t’enverrai sa photo si j’en trouve.
Tu le rencontreras à ton retour et tu me diras ce
que tu penses. Je crois que je l’aime tellement que

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j’en perds mes moyens. Mais tout n’est pas si noir.
Nous avons aussi des rapports privilégiés, inou-
bliables.
Julie, tu me manques. Tu pourrais me conseiller.
Que deviens-tu à part ton échec au bac ? (j’ai reçu
un mot de ta grand-mère).
Je t’embrasse comme ma sœur,
Pauline
P-S : Je délaisse le PC, Marx m’emmerde,
Staline me dégoûte, Lénine m’endort. Les
Soviétiques sont loin. 

Fin juin. L’asphalte dégageait de lourdes


vapeurs. Les gens avançaient avec lenteur.
Les maisons semblaient suinter tant l’air était
moite.
Nous remontions l’avenue de l’Opéra à pied.
Nicolas, seul, paraissait négliger la chaleur. Je
marchais à côté de lui, les jambes lourdes.
Nous allions prendre le train à la gare Saint-
Lazare. Nicolas avait décidé de rendre visite à
Jacques Chardonne qui habitait La Frette. Il
tenait à le rencontrer avant sa mort, car l’écrivain
n’était plus très jeune. On le disait gravement
malade. Nicolas prenait sa démarche au sérieux.

31
Autrefois, les jeunes intellectuels cherchaient
à rencontrer leurs « maîtres à penser » : Alain,
Gide, Malraux, Camus, Sartre… Le nom de ces
« stars » les faisait pâlir. Une parole bienveillante
de l’idole les récompensait de leurs obsessions.
Aujourd’hui les « grands » venaient d’ailleurs.
L’Amérique avec Miller et un philosophe qui
commençait à faire parler de lui, Marcuse. Le
cinéma prenait aussi la relève de la littérature.
L’Italie s’appelait Antonioni, Visconti, la Suède
Bergman, la Tchécoslovaquie Milos Forman.
En France on découvrait Godard, Chabrol et
les innovateurs de la « nouvelle vague ». Tout
cela bien avant la mode rétro qui confond tout.
Les idées, ceux qui en avaient de nouvelles,
poussaient du coude les penseurs progressive-
ment réservés à de frêles élites. Nicolas s’intéres-
sait par principe aux « négligés ». Il était attiré
par Chardonne, auteur oublié dont la germa-
nophilie pendant la dernière guerre mondiale
avait terni le souvenir dans les milieux de
gauche. On le louait encore pour son style
irréprochable. Notre génération l’ignorait, la
précédente ne l’estimait pas.
Nicolas m’expliqua qu’il voulait l’entendre
évoquer l’Occupation. Il se servirait de témoins

32
de cette époque pour écrire son premier roman.
Je ne savais rien de ce livre sinon qu’une impo-
sante documentation s’empilait dans un coffre
fermé à clé installé dans sa chambre. Il avait
déjà trouvé des revues, des journaux fascistes
publiés en France, un disque de Céline, etc. Je
sus plus tard qu’il questionnait tous ceux qui
avaient participé de près ou de loin à l’Occu-
pation, surtout du côté des collaborateurs. Il
me racontait comment certains d’entre eux,
moins violents que Brasillach ou que Drieu la
Rochelle, avaient réussi à changer leur plume
d’épaule en passant au travers des représailles
de l’après-guerre.

Nous avons acheté nos billets de chemin de


fer. Le train était en gare, presque vide. Trois
heures sonnèrent. Nous devions partir à trois
heures dix. Nous sommes allés au bout du
quai pour prendre la première voiture. Il s’était
mis à pleuvoir. Une grosse pluie d’été à peine
rafraîchissante. Nous sommes montés dans le
compartiment « fumeurs ». Nicolas alluma une
Craven A. Le train démarra. Les maisons à la
lisière de la voie ferrée défilaient sous nos yeux,

33
collées les unes aux autres, noires de crasse. Du
linge séchait aux fenêtres. Nous ne parlions pas.
Bientôt ce fut la banlieue et ses haltes hâtives
devant les stations désertes.
À La Frette, Nicolas descendit en me prenant
par la main. « Par la main ». J’étais heureuse.
Nous étions seuls au monde comme tous les
amoureux. Il sortit de sa poche un plan que
nous avons consulté.
— C’est par là, dit-il.
— Non, par ici, répondis-je.
Après des hésitations, des rires, nous avons
suivi la route qui montait sur la droite. Il pleuvait
pour de bon et nos vêtements commençaient à
dégouliner. Mes pieds faisaient « floc, floc » dans
mes espadrilles. J’étais de plus en plus heureuse.
Au fond, nous n’étions jamais allés ensemble chez
personne. Cette visite ressemblait à une présen-
tation de la « fiancée » à la famille du « fiancé ».
« Midinette, midinette », chantais-je, le cœur
gai et la tête légère sous mes cheveux trempés.
Nicolas, ému – je ne sais pourquoi –, me serrait
la main. Parfois il s’arrêtait et m’embrassait le
haut du crâne. Suprême intimité ! Je l’ai même
embrassé sur le menton. Suprême audace !
Nous sommes passés devant une école

34
maternelle à l’heure de la sortie. Les enfants
criaient en piétinant dans les flaques d’eau
et leurs mères criaient en les menaçant sans
conviction.
Nicolas riait comme les gosses. Il avait l’al-
lure d’un grand frère.
Mais nous arrivions devant la porte de
Chardonne. Il y avait un muret et une grille
d’entrée munie d’une sonnette rouillée.
J’appuyai sur un bouton au hasard.
— Qui c’est ? lança une voix aiguë et fémi-
nine.
— Des admirateurs de Jacques Chardonne,
répondit Nicolas d’un ton noble.
— Ah ça alors ! reprit la voix.
Un silence. Plus d’enfants. La pluie.
— Tirez la bobinette et la chevillette cherra,
reprit la voix de l’intérieur.
Nous avons obéi.
Devant la porte de la maison, une petite
dame menue nous attendait, les mains sur les
hanches. Après un rapide examen, elle soupira :
— Il faut vous sécher, mes petits. Entrez
donc. Vous voulez voir Chardonne ? Je ne sais
pas si mon mari voudra vous recevoir. Il est
bien fatigué, et ce maudit temps ne lui vaut

35
rien. Allez, entrez donc !
Elle parlait avec gentillesse et autorité.
Elle tenait un torchon propre à la main et
entreprit de me sécher les cheveux en frottant
vigoureusement.
— J’ai l’habitude avec cette école en face.
Quand ils ont peur de se faire gronder, ils
viennent me voir pour que je les rende présen-
tables.
— Qui est là, Camille, avec qui parles-tu ?
— C’est l’ogre, murmura la vieille dame.
Attendez un peu, je vais vous annoncer. Il est
d’une humeur de chat aujourd’hui.
Camille Chardonne monta l’escalier, disparut,
revint et nous fit signe de la suivre. Nicolas
gravit les marches en me précédant. Arrivés en
haut, nous sommes entrés dans un living-room
aménagé sobrement. Chardonne, sans quitter
son fauteuil, nous serra la main, l’air hautain.
— Des admirateurs… il m’en reste…
évidemment les jeunes comme vous… hein…
préfèrent les écrivains exhibitionnistes qui
signent leurs œuvres aux Galeries Lafayette.
Jamais je n’ai accepté de me compromettre si
vulgairement. Qu’en pensez-vous ?
— Je vous comprends, susurra Nicolas,

36
sentant la menace. (Il s’en fichait sûrement,
l’hypocrite !)
— La France, mes enfants, a déclaré la
guerre à l’Allemagne, reprit avec fougue le vieil
homme.
— Chuttt ! du calme, fit Camille avec un
léger geste de la main.
— Asseyez-vous, poursuivit Chardonne.
Camille ira nous chercher les liqueurs.
Je me posai sur une chaise fragile, Nicolas
sur l’autre, une fesse dans le vide par prudence.
Camille fit une nouvelle apparition avec un
plateau, quatre verres et une bouteille de
cognac. Elle installa le tout sur une table basse
et s’en alla. Elle devait avoir autre chose à faire.
« Je vais tailler mes rosiers », expliqua-t-elle
d’un air empressé. L’écrivain me faisait penser
à un mauvais acteur interprétant Le Malade
imaginaire. Il toussait, crachait, gémissait, se
grattait la gorge avec des bruits sonores, déga-
geant son cou d’une écharpe épaisse pour être
plus à l’aise. Il portait une robe de chambre
en laine des Pyrénées sur son costume.
Je l’imaginais facilement en train de compter
son argent, l’œil aux aguets, tandis que Camille,
gracieuse et fanée, taillait les rosiers de son

37
jardin. Enfin Chardonne se pencha en avant et
agrippa la bouteille de cognac. Il remplit trois
verres, s’en octroya un et nous pria de nous
servir à notre tour.
Nous trinquâmes mollement avec un bruit
de verre écorché. Après quelques raclements de
gorge supplémentaires, notre hôte prit sa respi-
ration et se réfugia dans un curieux discours :
— La France ! pays sans grandeur, vulgaire,
tricheur, médiocre, a perdu toutes ses vertus…
Nicolas prit la parole :
— Elle a déclaré la guerre à…
Chardonne n’était pas homme à se laisser
arracher à un monologue entamé :
— L’Allemagne, mes pauvres enfants, c’est
évident et qui l’admet ?
Tout a commencé en 1918… armistice
inacceptable… Wilson le filou de la SDN… la
faute aux Anglais… Votre Léon Blum impuis-
sant et lâche… la guerre d’Espagne… Staline…
le pacte germano-soviétique, la pologne…
ronde infernale des cuistres.
À votre âge, vous ignorez tout et personne
n’osera vous mettre le nez dans les excréments
de la vérité. La vérité est laide… très laide…
Il s’exprimait d’une voix essoufflée, les mots

38
sortaient de ses lèvres minces, comme des
obus. Il était difficile de suivre ses paroles et,
plus encore, sa pensée.
Nous sirotions notre cognac, ne sachant que
répondre, gênés. Camille était revenue, les bras
chargés de roses, une danseuse, un lutin, une
vieille fée bienfaisante. Elle ne tenait pas en
place et disparut à nouveau vers l’office, lais-
sant choir des pétales ruisselants sur son sillage.
Silence de Chardonne. Regards aigus sur
Nicolas et sur moi.
— Que me voulez-vous au juste ? demanda-
t-il, soudain agressif et las. Pour vous je suis
vieux, pourri.
Nicolas le regardait, fasciné (était-ce encore
un de ces jeux dont il devenait coutumier ?).
Retour de Camille. Elle me coinça une rose
pâle et mouillée derrière l’oreille et, voyant nos
verres vides, nous servit une seconde rasade de
cognac.
— N’ennuie pas ces enfants avec ta poli-
tique, reprit-elle. Conduis-les plutôt à la biblio-
thèque.
La gentille petite dame aida son mari à
se soulever (il devait être très souffrant) et
nous sommes entrés en file indienne dans le

39
cabinet de travail de l’écrivain, dominé par
une vaste baie vitrée à travers laquelle les
regards s’écrasaient sur une campagne moel-
leuse assouplie par les méandres de la Seine.
Pas la « Seine à Paris », plutôt celle de la
« doulce France » des ancêtres. Un sentiment
de paix et de fraîcheur envahit les yeux déco-
lorés du vieux malade.
— J’ai toujours écrit devant ce spectacle
vivant, été comme hiver, dit-il d’une voix
troublée.
Camille le prit par l’épaule. Serrés
l’un contre l’autre ; devant la baie, deux
silhouettes cassées, brisées par des combats
différents ; deux êtres déçus par la vie, unis
par une complicité indélébile. Derrière eux
Nicolas, légèrement penché, presque protec-
teur, et plus loin moi, Pauline immobile…
— C’est beau ! s’exclama faiblement
Camille en se retournant vers moi.
Je lui souris. Elle poursuivit :
— Vous êtes charmante. Ce jeune homme
est-il votre ami ?
— Son mari, vociféra Chardonne, arraché
à sa contemplation.
— Son ami, voyons. Ils sont bien trop

40
jeunes pour le mariage !
Je sentais venir le moment où Nicolas,
excédé, allait réinventer pour eux que nous
étions frère et sœur, mais il n’eut pas le temps
de parler.
Chardonne ouvrait les portes de sa biblio-
thèque. Toute son œuvre se trouvait rangée
là, par ordre alphabétique, en plusieurs exem-
plaires. Mais il ignora les volumes et sortit un
carton bourré de photographies. Il en extirpa
un lot de clichés jaunis qu’il brandit sous les
yeux de Nicolas, la mine réjouie. Un vieux
collégien.
— Cette femme presque nue, vue de dos,
vêtue d’un minuscule slip de bain, regardez
ses longs cheveux flottant jusqu’aux reins, c’est
BB, Brigitte Bardot. L’auriez-vous reconnue ?
Paul Morand conserve l’envers de la photo,
c’est-à-dire l’endroit de la femme.
Il se mit à rire par saccades.
Camille Chardonne fit les gros yeux à son
mari. Nous n’étions pas venus admirer des
photos « pornographiques », mais consulter
l’œuvre du maître. Elle y tenait. Le « maître » se
lança dans une avalanche de questions sur « son
œuvre ». Il parut étonné et ravi de constater

41
l’érudition de Nicolas et en profita pour criti-
quer aigrement ses confrères, les « BOF » de la
littérature. Il ajouta d’un ton hostile :
— Je hais les limonadiers. Cette époque
fournit aux industriels du papier des fabricants
de mots en série. La « vraie » littérature est morte. 
Épuisé par sa propre hargne, il se dirigea
vers les rayons et sortit en deux exemplaires une
dizaine de volumes qu’il nous distribua géné-
reusement. Puis il envoya Camille chercher un
petit récit qu’elle venait de publier, Les Échos du
silence. Suivit une longue séance de dédicaces
pathétiques. Il avait du mal à écrire, les mots
griffaient le papier. Je n’en pouvais plus, j’avais
envie de rire. Nicolas se tenait bien. Chardonne
lui promit qu’après sa mort il lui confierait la
totalité de sa correspondance journalière avec
Paul Morand.
— Vous en ferez ce que bon vous semblera,
mais gare aux Galeries Lafayette.
Nous sommes repartis non sans avoir visité
le jardin de Mme Chardonne, fleuri comme une
tombe fraîche.
Aujourd’hui, de cette visite à ce « mort en
sursis », il ne me reste qu’un pâle souvenir, celui
de l’écho du silence déjà capté par l’oreille fine

42
de Camille. Peu d’années après, Chardonne
mourait, laissant sa veuve seule à La Frette,
dans le sanctuaire de ses rosiers.

— Parle-moi de Julie.
— Si tu veux, Nicolas. Julie est tout en
rondeurs, en virgules. À dix ans elle a gagné un
concours de hula-hoop. Elle était déjà très agile.
Son père disait qu’elle deviendrait mannequin
si l’école ne marchait pas. On s’est connues au
lycée, un an avant que je te rencontre. Nous
nous aimions beaucoup, mais chacune tenait
à éviter ces confidences de filles portant sur les
garçons, le flirt, etc.
Depuis qu’elle est à Vienne, je suis sans
nouvelles d’elle. Je lui ai écrit, mais elle ne m’a
pas répondu, sauf une carte postale : « Vienne,
c’est beau. Le bac, c’est loupé. » Avant son
départ, nous nous voyions tout le temps. Je
l’admirais, elle était impressionnée par mon
bagout. Elle avait l’art d’être mal élevée avec
délicatesse. Quand elle s’ennuyait chez les
gens, elle prenait un livre et lisait. Personne ne
comprenait cette attitude. Certains croyaient
qu’elle voulait se mettre en valeur en se singu-

43
larisant. C’est devenu vrai, mais au début elle
faisait ça naturellement, selon sa logique person-
nelle. On se ressemblait à cause des vêtements.
Nous les échangions. J’avais une cousine qui
me donnait à la fin de chaque saison ses vieux
habits. Comme elle était riche et très élégante,
ces vêtements nous convenaient. Tu aurais pu
connaître Julie si nous nous étions rencontrés
un an plus tôt.
À Vienne, elle fait des études de maths au
lycée français. Elle adore les mathématiques. Son
jeu préféré, c’est le puzzle. Elle en fait collection.
Elle joue aussi aux échecs. Elle lit beaucoup,
surtout des policiers et de la science-fiction.
Elle est partie en Autriche ravie de se débar-
rasser d’un garçon avec qui elle sortait depuis
l’âge de seize ans. C’était un Corse, violent,
jaloux, exclusif. Il la battait quelquefois. Elle a
été soulagée de s’en éloigner.

Après la visite à Chardonne, Nicolas cessa à


nouveau de me voir. Il déclara qu’il avait réuni
assez d’éléments pour écrire son livre. Je lui
proposai naïvement de l’aider, quitte à taper à
la machine le texte manuscrit. Il refusa. Je ne

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pouvais le déranger chez lui. Sa mère suppor-
tait mal la présence d’inconnues.
Blessée, je le quittai un soir en bas de chez, lui,
quai Conti. Je traversai le pont des Arts. Paris
resplendissait. Je n’avais ni faim ni sommeil. Je
vis s’allumer la lumière de sa chambre et deux
silhouettes se détachèrent derrière le rideau. La
sienne, identifiable par la taille, et une autre,
plus floue, massive, sa mère probablement.
Sur le pont des Arts, je me mis à pleurer.
Pour lui, une femme ne comptait donc pas
auprès d’un roman à écrire. Je restai des heures
sur le pont. La Seine lourde et noire char-
riait des bateaux-mouches. À bord, les gens
semblaient heureux de vivre. Je suis rentrée au
petit matin et j’ai écrit à Julie :

Julie, mon amie, ma sœur,


Nicolas ne m’aime pas. Maintenant qu’il a
commencé son livre, je n’existe plus. Je voudrais te
rejoindre à Vienne. Je n’en peux plus,
Pauline 

Julie répondit à ma lettre :

Chère Pauline,

45
Ne viens pas. Je rentre dans un mois. On verra
tout ça. Mon problème à moi, c’est de trouver du
boulot. Papa ne veut plus payer mes études. Ce
n’est pas gai.
Je t’embrasse. Des Nicolas, il en existe des
milliers dans le monde, nous ferons notre
choix.
Julie 

Julie se trompait. Il n’y a qu’un Nicolas dans


le monde, qui mesure presque deux mètres,
qui se passionne pour l’Occupation, qui passe
une partie de son temps avec une fille de son
âge sans la toucher, qui décide de faire la cour
à un écrivain sur le retour, qui ose jeter une
vieille chaisière dans le bassin des jardins du
Luxembourg ; qui interdit à son amie intime
de rencontrer sa mère et que j’aime.

Julie est arrivée comme prévu. Elle était très


belle.
J’ai téléphoné à Nicolas. Je lui ai dit :
— Veux-tu rencontrer Julie ? Elle rentre de
Vienne.
Il a laissé son livre en plan.

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Nous avons pris un café à La Boule d’Or,
place Saint-Michel.
On ne savait pas trop quoi se dire, mais
c’était elle, c’était lui, c’était moi. Une date.
Elle le regardait en douce.
Il demandait : Comment c’est, Vienne ?
Je surenchéris : Oui, parle-nous de Vienne. 
Elle détourna les yeux d’un air méprisant :
Dégueulasse.
Lui : Vraiment ?
Elle : Très beau.
Moi : Le Danube ?
Elle : Con.
Lui : Bleu ?
Elle : Moche.
Moi : Je…
Lui : Tu…
Elle : On…
Etc.
On a fini par se dire au revoir, je ne sais plus
très bien comment.

Nicolas ne me confia pas ce qu’il pensait de


Julie. Tout ce qui se passa entre eux au début
resta secret. Je ne me doutais de rien. En appa-

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rence, rien ne changeait. Julie semblait décou-
vrir un diplodocus, surtout quand il parlait de
son livre. Elle nous écoutait discuter, l’air émer-
veillé. Je me demande encore aujourd’hui si cet
émerveillement était sincère ou simulé. Naïve,
j’étais flattée d’être l’amie d’un diplodocus. J’en
oubliais que l’affection de Nicolas à mon égard
n’avait jamais outrepassé le stade d’une cama-
raderie privilégiée. Julie dévorait Nicolas des
yeux, même quand il se taisait.

Nous nous rencontrions un peu plus depuis


l’arrivée de la « Viennoise », et toujours en trio.
Julie boudait, soumise à l’urgence de
trouver du travail après l’échec renouvelé de ses
examens.
Nicolas et moi vivions encore aux frais de
nos familles. Julie cherchait. Le matin, elle
achetait régulièrement Le Figaro pour lire les
offres d’emploi. L’après-midi, elle consultait
Le Monde. Son père, resté à Vienne, lui envoyait
des lettres dures en se moquant d’elle parce
qu’elle avait perdu son temps en Autriche.
Quand elle recevait ces lettres, Julie pleurait.
Elle pleurait quand je lui proposais de l’argent.

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Elle pleurait en consultant les petites annonces.
Un jour elle nous déclara en pleurant qu’elle
avait trouvé une place dans un bureau d’infor-
matique à l’usine Simca.
Dès la semaine suivante, elle prendrait le
train gare Saint-Lazare, à huit heures, jusqu’à
Poissy, siège de Simca. Nicolas estimait révol-
tante l’attitude d’un père qui abandonnait sa
fille seule à Paris, sans le sou, alors qu’il l’avait
emmenée à Vienne pour des motifs purement
personnels.
Un jeudi soir, j’allai attendre Julie à la gare. Je
pensais être seule et j’arrivai par surprise. Mais
Nicolas m’avait précédée.
Quand le train s’arrêta, je vis Julie sauter sur
le quai et se précipiter vers Nicolas. Elle se serra
contre lui très fort. Il lui embrassait le front et
les lèvres. Ils ne me virent pas. Je les laissai passer
en me dissimulant parmi la foule, incapable de
réagir, atterrée. Julie avait réussi… Julie m’arra-
chant le cœur, Julie la « Viennoise » dans les bras
du diplodocus, Julie taciturne, Julie pleureuse.
Gare Saint-Lazare, je te maudis !

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