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2012

Sociologie des
marges
Du parallèle au parasite

Frédéric Mathieu

Tous droits réservés


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Sommaire

Le darwinisme de l'argot 9

Le coquillard 59

Le miraculé 69

Le mafioso 81

Le hankster 107

Le hippie 128

Le rasta 186

Le mker 196

Le punk 205

Le skinhead 21

Le lascar 778

Le hacker 778

En guise de conclusion 320

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Sociologie des
marges

Depuis les chants d'Homère, la poésie épique commence


par un appel aux muses ; les discours rhétoriques par une
Excusatio propter infirmitatem. Nous sacrifions bien
volontiers à l'exercice, et ne nous cachons pas des
maladresses et des carences qu'intègre ce projet. Ce bref essai
n'a pas pour ambition de traiter l'ensemble des modes ou des
marges existantes depuis le crétacé. Nous irons droit à
l'essentiel, ne reculant devant aucune caricature ou
approximation. La théorisation fut toujours à ce prix.

L'enquête, en général, laisse rouler bien des pierres sur le


bord du chemin, et ne retient souvent que celles qui lui

paraissent - à tort ou à raison - nourrir son analyse, bâtir son


édifice. Notre édifice, par conséquent, ne sera pas exempt
d'impasses, d'ellipses et d'omissions peu ou prou volontaires.
Il fourmillera de digressions, de remarques adventices voire
superfétatoires. La critique est bienvenue. Que les hyènes
jasent jusqu'à l'aube frissonnante. Le lecteur nous absolve...
Et prenne tout son plaisir !

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Passée cette mise au point, ne laissons pas de définir le

cadre et les limites de notre esquisse sociologique. Elle se


propose de dégager les lignes de force et les tendances
majeures qui ont influencé l'argot, depuis la fin du Moyen
Age jusqu'au début du XXIe siècle. Ces tendances
contribuent à son évolution autant qu'à sa disparition - deux
phénomènes indissociables dont nous aurons à cœur
d'exhiber les tenants et les aboutissants. Il s'agira, par
conséquent, de rapporter les inflexions de la langue verte aux
mouvements de modes (ou de secteurs) qui l'accompagnent,
la portent et la rénovent en permanence. Nous déroulerons
le fil d'or de l'argot en épousant chacune de ses évolutions.

Cela n'ira pas sans insister sur les pratiques, la symbolique, le

modus vivendi constitutif des initiés ; si bien que notre étude


portera finalement très largement sur la communauté des
locuteurs, et moins que de raison, sur le jargon lui-même.
C'est donc une sociologie des marges que nous proposons de
développer, plus qu'une étude doxographique, vétilleuse de
l'argot.

Ne nous défendons pas d'un certain goût de la

digression. C'est un défaut qui, s'il trahit une laxité de


méthode, n'en présente pas moins quelques avantages. La
minutie dessert l'étau de la rigueur ; mais elle ne dessert pas
notre projet. Les écarts de pensée peuvent constituer des pas
de côté sans être des faux pas. Peut-être la meilleure
approche pour étudier la marge est-elle de suivre la

démarche de l'écrevisse. Celle qui va en travers sans aller de


travers, hors des ornières et des sentiers battus. La digression

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est un chemin de traverse. Il faut l'admettre comme une
occasion de varier les approches, de susciter l'inattendu (ce
qui, en soi, exprime un paradoxe). La digression met du
beurre dans les épinards. Elle accommode les nourritures
trop sèches. La seule limite ou garde-fou que nous nous
imposons consiste en un principe que nous tiendrons rivé sur
l'écheveau. Nous serons attentifs à ce que toutes ces «

échappées légères » trouvent à se justifier ;


qu'elles aient

chacune leur place, déterminée et fonctionnelle, dans une


économie globale. Il ne s'agit pas de se lancer dans une
chasse au dahu.

Le lecteur soit prévenu d'un autre risque, celui-là

inhérent à toute étude intellectuelle : le risque de l'erreur.

Une différence fondamentale existe cependant entre l'erreur


qui peut se rencontrer dans un manuel d'économie, de
politique, d'ECJS, dans un discours de Laurence Parisot ou
dans un rapport de Think Tank, et l'erreur bien involontaire
qui pourrait entacher notre petit traité. L'une est délibérée ;

l'autre malencontreuse. Le premier cas relève typiquement


du « mensonge »; c'est une ficelle de manipulation, de
sophistique ou d'éristique. Le second ressortit aux préjugés
de la doxa, de l'opinion en tant qu'elle ne se fonde sur rien ;

c'est une suppuration de l'ignorance. Aussi n'y voyons pas


malice : un ignorant ne peut mentir (puisqu'il ignore la

vérité), il ne peut que se tromper. S'il induit son lecteur en


erreur, c'est qu'il en est lui-même la dupe. Si donc erreurs il

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y a, ayez pitié de leur auteur (lui signaler) ; car vous n'avez
affaire qu'à des vestiges de son impéritie 1
.

1
Voilà qui fournit l'occasion d'une première digression. Une
question pertinente consisterait à se demander comment, si

l'on ne sait pas soi-même, discriminer le mensonge de


l'erreur ; ou bien comment, si d'aventure l'on sait, être sûr
que l'on sait, être sûr que l'on sait que l'on sait, et que ce que
l'on sait est vrai. Comment, par suite, si l'on ne sait pas soi-
même ou si l'on ne peut fonder la vérité de notre vérité,
discriminer entre, d'une part, celui qui ne sait pas et croit
savoir qu'il sait, et, d'autre part, celui qui sait savoir et sait
effectivement? Peut-on confondre le menteur, discerner
l'ignorant, sans disposer soi-même d'une intuition (au sens
précis et cartésien) de la vérité ? Là réside toute l'ambiguïté
des dialogues socratiques. Socrate, celui « qui ne sait rien »

(mais « sait qu'il ne sait rien »), savant d'une ignorance, est le

plus sage des hommes - mais pas le plus savant. Or, c'est
armé seulement d'une ignorance qu'il confond l'ignorant au
nom d'une vérité dont il ne dispose pas... ou plus. Car il l'a

sue. Car il l'a oubliée. Car il s'en ressouvient. Car il l'a

contemplée. Car il faut avoir su pour savoir qu'on a su et que


la vérité nous faut ; avoir connu pour oublier et se

ressouvenir. Socrate dispose donc bien d'un critère de la

vérité, et ce critère est la reconnaissance. « On s'est pas déjà


vu ? » demande le philosophe aux formes éternelles. « Je le

savais ! » s'écrie l'élève au maître.

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Le darwinisme de l'argot

Nous croyons salutaire et plus que nécessaire de rejeter

l'option de recherche purement axiomatique, formelle,


abstraite, promue par une sociolinguistique contemporaine
par trop enflée ; d'une discipline dont le sacre universitaire

s'est traduit par la néantisation. Une mise en garde sous


couvert de reconnaissance. Choisir de ne rien dire, ou rien
d'intéressant, ou rien d'intelligible, peut en effet conférer
aux « chercheurs » cet avantage insigne de ne pas être
exposés à la contradiction - ni à la pertinence. Ce qui, loin de
leur faire hommage, ne rend pas moins absurde leur
opiniâtreté (paresse ?) à vouloir disséquer un système
linguistique à l'exclusion de son contexte (linguistique pure).
Qu'à cela ne tienne. Notre entreprise, avec tous ses défauts,

ne tombera pas dans ce travers. Au risque - mais c'est un


risque à prendre - de basculer dans l'excès opposé. Posons
d'abord quelques remarques préalables autour de ces curieux
objets, la linguistique pour commencer, et pour conclure
l'argot, dont les réformes successives imprègnent en filigrane
notre propos. L'argot se dit en plusieurs sens. Il n'est pas

monobloc, il n'est pas continu ; il un poudroiement de


est

langues et de dialectes parallèles rassemblés par commodité


sous un titre commun. L'argot est donc d'abord et avant tout

un terme générique. Il n'est pas inutile, à ce propos, de


préposer en incipit, à la manière de tout manuel qui se

respecte, quelques observations préliminaires. Somme toute,

Jankélévitch ne confessait-il pas que la philosophie est toute


entière préliminaire ? A moins, reprenait-il, que ce ne soit

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les préliminaires qui soient déjà philosophie. Aussi
« préliminons » gaiement, sans avarice, donnons ses gages à
la propédeutique. Qu'on se rassure, de tels prolégomènes
n'ont rien d'indispensable. Les enjamber ne serait pas
préjudiciable à la compréhension du corps de notre
thématique. Aussi invitons-nous vivement notre lecteur à
qui la linguistique donnerait de l'urticaire à sauter ce
chapitre.

La linguistique peut s'avérer, de fait, la pire et la

meilleure des sciences. Encore faut-il s'entendre sur la


définition qu'il ya lieu d'accoler au terme de « linguistique ».

Définir ce qu'elle est : c'est là chose essentielle pour


distinguer ce qui en est. Quel est son champ, sa méthode, sa
limite, son objet ? Il est probable qu'il existe autant de
définitions de la linguistique que de chercheurs en
linguistique ; définitions barbares dont la plupart, au
demeurant, n'ont d'autre fin que d'habiller son ignorance
aux couleurs de l'érudition. On connaît mille et mille les

définitions de Dieu, de l'homme, du mal et du bonheur : c'est

qu'on ignore toujours - peut-être est-ce mieux ainsi - de quoi


ils sont le nom. Pour n'en livrer qu'une épure consensuelle,
de même que les mathématiques ne décrivent pas les choses,

mais bien plutôt leurs relations, la linguistique ne décrit pas


les langues, pas même leur contenu, mais leur métabolisme :

elle étudie leur dynamique et leur structure. Son idée fixe, ce


sont les mécanismes du langage. En relèvent, en ce sens - au
sens large -, toutes les sciences du langage. Au sens restreint,
la linguistique s'oppose à la grammaire en cela que la

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grammaire se dote d'un versant prescriptif (elle juge des

énoncés en termes d'adéquation à une norme donnée) ; lors

que la linguistique se fait un point d'honneur à conserver


une valeur purement descriptive. Ce qui est faux, bien sûr ;

Kant l'a montré : on ne peut penser ni décrire sans juger.

Mais c'est une autre histoire. .

Selon la pertinence que l'on accorde à ses méthodes et la

finalité de son projet de recherche, la linguistique peut


adopter, exclusivement ou de conserve, une démarche «

horizontale » ou « verticale ». « Horizontale », celle qui

consiste à collecter, à brasser, ordonner des données en


balayant des yeux le relief de la langue. C'est un point de vue
d'hélicoptère. « Verticale », celle qui se mêle de spéléologie.
De spéléologie car elle procède en profondeur, tout en
forages, sondages, excavations (remarque de circonstance : il

y a lieu d'être frappé par l'engouement qui nous anime pour


l'exploration des galeries minérales, des boyaux souterrains,
généralement huileux et moites. On peut se demander si la

spéléologie n'entretient pas, telle une espèce de revival


chthonien, un rapport plus ou moins lointain avec la

nostalgie de la matrice). Sans doute la plus intéressante, cette


approche phylogénétique œuvre à reconstituer de vrais
lignages évolutifs (cladistique), à dresser des arborescences :

précisément ce que fait le naturaliste dans le domaine de la

biologie. Ferdinand de Saussure, avec ses termes propres, fut


le premier à avoir distingué clairement ces deux approches
dans son Cours de linguistique générale. Elles téléguident,
pense-t-il, deux formes de linguistique à part entière. L'une

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est dite « synchronique » lorsqu'elle se penche sur ses objets

d'étude (dialectes, lexèmes, formules, énoncés, locutions) en


tant que ces derniers sont capturés à l'instant t, c'est-à-dire

vitrifiés, figés dans leur époque. Sa tâche est d'apprécier les

relations qui coordonnent ces éléments aux autres éléments


ressortissant au même système. Nous retrouvons par là le

biais « horizontal ». À cette approche, statique, répond une


approche « diachronique » qui, elle, s'emploie à retracer les
pérégrinations de tous ces éléments (dialectes, lexèmes,
formules, énoncés, locutions) à travers le temps, en se
focalisant sur leurs évolutions, transformations et mutations.
Elle prend en considération aussi bien l'ère que l'aire. D'où la

notion de verticalité. Si la première approche « photographie


» les éléments de langage, la seconde débobine le film de leur
cheminement. Elle est une théorie des variables en
mouvement.

Quoi qu'il en soit, et quelle que soit la voie retenue par le


linguiste, il doit résolument garder devant les yeux qu'un
mot n'est pas une huître. Un mot n'est pas un coquillage, une
galette de silice close sur son propre monde. Il n'est pas une
monade « sans portes ni fenêtres » qu'on pourrait dépiauter
de manière solipsiste. Tous les mots sont des signes ; ces
signes supportent des liaisons ; ces liaisons, arbitraires,

conjuguent des signifiants (gestes, phonèmes : aspect formel


ou matériel du signe) avec des signifiés (concepts, notions :

aspect sémantique du signe) ; ces signifiés ont une valeur


différentielle (ils n'ont de sens qu'admis dans un rapport
global à tous les autres) et contextuelle (ce sens est relatif aux

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conditions d'énonciation). Les mots, par conséquent,
forment système ; les langues forment système - mais pas
encore structure : c'est donc à tort que l'on déclare Saussure

« père du structuralisme ».

« Système » s'oppose à « mécanisme ». L'homme et la

langue sont des systèmes, le coucou suisse et l'animatronique

des mécanismes. Le système joue d'organes, le mécanisme de


rouages. Le système cuve des maladies, le mécanisme essuie
des défaillances ; mais le premier, souvent, s'auto-répare
tandis que le second requiert toujours l'intervention d'un
tiers : il n'est pas autonome. L'horloge brisée ne se régénère

pas : elle cède à l'entropie. Les organismes, non contents de


s'ajuster biologiquement aux variations de leur milieu
(homéostasie), s'assoient sur l'entropie lorsqu'ils se

régénèrent (néguentropie). Ainsi de l'homme. Ainsi de


l'organisme et du psychisme humain ; et de manière plus
évidente encore, de son système nerveux qui les fait

converger. La transcendance du tout, irréductible à ses


parties, explique la possibilité pour ce dernier de compenser
les ablations et destructions partielles du cortex cérébral par
des aménagements et réaffectations de fonctions à d'autres
aires de traitement de l'information. Ce privilège n'est pas
donné à des dispositifs dont chaque rouage, finalisé par une
fonction hautement spécialisée, condamne par son absence
ou par sa défaillance le fonctionnement de l'ensemble. La
mécanique ne se réfectionne pas. Le corps humain est un
torrent vital où tout se renouvelle par flux de protéines : les

quarks, atomes, sels, molécules, cellules, neurones, chairs,

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peaux ; tout meurt et se rénove en une quinzaine d'années.
Rien ne se perd, tout se recrée. Descartes, féru d'anatomie,
s'émerveillait de ce que la nature - c'est-à-dire Dieu, en tant
que Dieu produit les lois de la nature, qu'il en est seule cause
efficace (Malebranche), qu'il lui imprime son
connatus (Spinoza) ou sa première « pichenette » (selon le
mot, railleur, de Pascal) -
;
que la nature, donc, nous
conserve en nous créant incessamment à l'infini. Par le

truchement de cette restauration constante de la fibre

organique, le biologiste contemporain ne fait que retrouver


sous une variante laïcisée la thèse, vertigineuse à plus d'un
titre, de la « création continuée ». Tout change,
matériellement parlant. On ne se baigne pas deux fois dans le

même fleuve.

On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Le


corps que l'on habite est un corps en sursis. Nous sommes
des corps en devenir, morts et vivants, qui sont et ne sont
plus. Coulés dans un état de superposition, comme le serait

l'état - le sale état - du chat de Schrôdinger resté perclus dans

la boîte noire. Nous sommes et ne sommes pas dans le même


corps. Lors, qu'en est-il de notre identité ? S'abolit-elle ou
transcende-t-elle l' impermanence ? Si nous changeons,
sommes-nous ? N'y a-t-il rien de permanent sous les

changements et bigarrures de la surface ? Que reste-t-il de


nous dans le passage de l'instant rà l'instant t+1 ? Quinze ans
suffisent à nous faire autres - suffiront-ils à nous faire
quelqu'un d'autre ? Plutarque, biographe et philosophe latin,
s'était posé cette épineuse question. L'ensemble de la pensée

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grecque, pour ainsi dire, peut être interprétée comme une
2
tentative pour y répondre Cette acescente problématique,
.

2
S'il fallait créditer toutes les conjurations de l'antique
philosophie grecque d'une préoccupation commune, il

s'agirait probablement de la conciliation de l'un (T ousia,

l'essence, l'idée, l'archétype, la raison) et du multiple


arborescent de l'un (les pragmata, les choses du monde, aussi
diverses que branlantes et périssables). L'un s'assimile à
l'invariance de nos concepts en butte à l'infinie disparité des
phénomènes auxquels il se réfère. Comment rendre raison,
et résorber l'écart entre le fait et le concept ? Dans le sillage

de Parménide, l'école éléatique répond de cette conciliation


en alléguant la seule éternité des vérités inengendrées. Le
non-être n'est rien, rien d'autre n'est que l'« être ». L'école
ionienne, à l'opposé, argue en faveur du « devenir ». Il n'y a
pas d'être, que du fluant ; car « rien n'est permanent, fait
valoir Héraclite, excepté le changement ». Platon et Aristote
conglobent ces deux approches : Platon, en faisant du
sensible et de sa contingence une image délavée des Idées
stables et permanentes ; le Stagirite - son indiscipliné disciple
-, en concevant l'entéléchie (ou le passage de la puissance à
l'acte) comme une imitation par le sensible du mouvement
circulaire parfait décrit par le premier moteur non mû. Plus
simplement, en assignant à chaque représentant d'espèce,
inscrit dans le temps sublunaire, une fin (télos), vers laquelle

l'être inaccompli progresse pour s'accomplir. L'identité - car


c'est bien d'elle qu'il est question - sera ainsi tantôt conçue
sous le mode de l'essence, tantôt sous celui du projet.

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Plutarque l'illustre avec la parabole du « bateau de Thésée ».

Il nous raconte comment les Athéniens prirent soin de


conserver le navire de Thésée, vainqueur du Minotaure,
pour témoigner de la légende auprès de la postérité. Faire

vivre la légende autant que la relique. Au fil du temps, au fur


et à mesure que le bateau perdait de sa superbe, chaque
poutre endommagée, chaque élément de structure se voyait
remplacé. La réfection se poursuivit, année après année ; tant
et si bien que le bateau de Thésée, au terme de dix ans de
rade, avait été entièrement reconstruit. Ne demeurait plus
rien, ni la poupe, ni la quille, ni le mât, ni la proue, plus rien
des éléments qui l'avaient constitué. Aucun vestige. Aucune
pièce d'origine. Le lecteur attentif aura sans doute saisi
l'analogie. Nous-mêmes serions, en quelque sorte, un bateau
de Thésée. Le remplacement des pièces ou des organes dont
nous sommes faits, défaits, refaits, suit un cours naturel. Un
cours que peuvent éventuellement accélérer les greffes, les
cellules souches et la cybernétique qui se profile à plus ou
moins long terme, ne rendant la question que plus urgente
(on peut d'ailleurs se demander ce qu'Aristote aurait pensé
de la transplantation cardiaque, lui selon qui le siège du
nous, de la pensée, s'établit dans le cœur. Idem des greffes de
moelle, la semence cohobant au creux de la colonne
vertébrale). Voyons comment les philosophes de nos
prédécesseurs traitèrent le paradoxe. Résumons-nous : quel
paradoxe exactement ? Le même qui vient grever tout
événement, c'est-à-dire toute « transition de phase », pour
parler comme les physiciens ; à savoir tous les phénomènes
passibles de changement ; bref, tous les phénomènes en tant

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qu'inscrits dans la forme du temps. Le navire de Thésée,
après restauration, pouvait-il à bon droit se prétendre être le
navire original ? Le vaisseau de Thésée est-il encore... le

vaisseau de Thésée ? Selon toute apparence, si l'on ne change


qu'une ou deux poutres de la nef, il semble aller de soi qu'il

s'agira du même navire - quoi qu'on puisse, il est vrai, déjà le

contester. Admettons néanmoins qu'il le fut. Qu'on se

projette dès à présent au jour où les fréteurs d'Athènes


auront renouvelé chacune des parties du navire. Pouvons-
nous malgré tout considérer qu'il s'agit du même bâtiment ?

Répondre par l'affirmative pose un problème de taille.

Quoique la nef mythique ait changé graduellement, elle n'en

a pas moins entièrement changé. Du vaisseau d'origine, il ne


reste plus rien ; or, attendu qu'aucun des éléments de l'entité
ne subsiste, peut-on envisager que l'entité subsiste ? De deux
objets qui n'ont rien en commun, peut-on arguer qu'ils sont
un seul et même objet ? Suprême perversité : figurons-nous
qu'un armateur retors s'empare des pièces vétustés du bateau
de Thésée pour peu à peu reconstituer. . . le bateau de Thésée
sur un chantier voisin... du bateau de Thésée ? Il y aurait
alors deux bateaux de Thésée : le bateau restauré, le bateau
reconstruit. Nous voilà bien... Virons de bord avant de
percuter l'écueil. Considérons l'alternative. Répondre par la

négative à la question de l'identité du navire d'origine et du


navire remis à neuf pose également son lot de difficultés. À
quel moment pouvons-nous dire que la nef réparée a cessé
d'être la nef d'origine ? Nullement, sans doute, à l'occasion
du remplacement de la première des poutres (« celui qui n'a

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jamais péché remplace la première poutre »). Ni même de la

deuxième. Ni même de la troisième. Dès lors, où se trouve la

frontière ? Où situer la limite ? La perte d'un cheveu ne rend


pas chauve. Ni même de deux cheveux. Ni même de trois.

Combien de ses cheveux un homme devra-t-il perdre pour


devenir chauve ? Combien de pierres faut-il pour constituer
un tas ? Ces paradoxes sont connus depuis l'Antiquité sous le

nom de « sorites ». De toutes les solutions qu'on leur a pu


donner (théorie du vague, des pourtours invisibles, des
conventions de langage, des degrés de vérité) jamais aucune
n'aura vécu suffisamment pour prétendre au podium. Les
sorites manquent à toute résolution qui se voudrait
apodictique. Pour ce qui est de l'homme (or, ce qui vaut de
l'homme vaut également de tout système qui se respecte), ce

ne sont pas les poutres, mais les cellules qui sont


renouvelées. Tout change, matériellement parlant. Et
cependant tout ne change pas. Il est des choses qui ne
changent pas. Des choses qui, certainement, ne relèvent pas
-
de la matière. Qui résident par-delà, sans lieu déterminé
sub specie aeternitatis. Qui ne sont pas composées - et donc
ne se décomposent pas (d'où l'importance de la « simplicité »

de l'âme). Choses qui survivent aux affections, altération et


corruption du corps, immunisées contre les détériorations du
temps. Ces choses, qui sont notre mémoire, et notre volonté,
et notre caractère, et notre personnalité, perdurent par-delà
-
leur support (option perdurantiste). C'est donc en elles

comme l'avait bien aperçu Locke - qu'il faut penser l'assiette

de notre identité.

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Ou bien, s'il s'agit d'illusions commodes et que la pensée
traduit la matière (option réductionniste), qu'elle est une
manifestation d'incidents physico -chimiques (option
épiphénoméniste), s'il y a identité de l'événement mental et
neuronal comme le soutiennent - ou le « sécrètent »? - Paul
et Patricia Churchland, alors notre mémoire, et notre
volonté, et notre caractère, et notre personnalité doivent
changer avec elles. C'était déjà l'idée de Nietzsche. Laquelle,
pour être grosse de ses contradictions, n'est pas dénuée de
pertinence. Elle pointe en creux les apories de la psychologie
traditionnelle, idéaliste, dualiste en cela qu'elle envisage une
ségrégation ontique entre l'esprit et la matière. Les partisans
d'une telle césure se trouveraient bien en peine de devoir
expliquer pourquoi une lésion cérébrale provoque
l'altération des facultés mentales ; en quoi une commotion,
un traumatisme, un AVC, une maladie neurodégénérative,
pourrait bien affecter ce qui n'a ni complexité ni site ni
corporéité. Le paradigme cartésien (deux attributs pour deux
substances et trois notions communes) se sait ici disqualifié.

Disqualifié, il laisse les coudées franches au paradigme


spinoziste (deux attributs pour une substance) qui devra
s'imposer dans l'orbe scientifique. Quant à articuler la thèse
perdurantiste (posant une transitivité de la pensée et ses
contenus de l'instant f à l'instant t+1), à celle de la création
continuée (posant une disruptivité de l'étendue et de ses
contenus de l'instant t à l'instant c'est se doter d'un
attelage théorique tout à fait respectable, mais qui ne se
garantit nullement contre les menées fourbes du « malin
génie ». Puisque nous sommes, à chaque instant, créés et

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conservés (tout le problème est de savoir si ces deux termes
sont équivalents), on peut fort bien imaginer que nos
souvenirs, et notre volonté, et notre caractère, et notre
personnalité, nous aient été implémentés la seconde
précédente. Factice, notre passé ; inoculée, notre âme ; un
peu comme à ces androïdes qui désespèrent dans Blade
Runner de ne pas mourir tout de suite. C'est, là encore, le
scénario deDark City, un monument de la science -fiction.
Existiez -vous il y a de cela cinq minutes ? Cinq centièmes de
seconde ? Il n'est, objectivement, aucun moyen de le savoir.

Tout arbitrage rendu dans un sens ou dans l'autre ne peut


qu'être le fait d'une conviction métaphysique, c'est-à-dire
arbitraire (Popper). La vraie philosophie se reconnaît à ce

genre de questions qu'elle ne craint pas d'approfondir jusqu'à


s'y laisser consumer (combien de philosophes commencent
ou finissent fous ?), faute de leur apporter, à terme, la

moindre solution. Mais là n'est pas notre propos. .

Restons fidèles à notre fil. Existe-t-il, hormis la

régénération, d'autres propriétés diagnostiques des systèmes


? La régénération (faculté nutritive) ci-devant évoquée,
recoupe en effet l'une des deux fonctions de l'âme végétative
aristotélicienne, dont l'autre est la génération. Les
organismes - les systèmes linguistiques, biologiques,
judiciaires, etc. -, s'ils se conservent, se régénèrent,
s'adaptent, sont également des pépinières, des puissances
créatrices. L'horloge, un mécanisme, ne se reproduit pas ; les

montres ne font pas des petites montres. L'homme,


organisme, peut engendrer. Se répliquer. Il peut, comme dit

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le Vieux, « croître et multiplier ». Jamais à l'identique ;

quoique la génétique de pointe lui en donnerait la possibilité

(le clonage reproductif à partir de cellules somatiques permet


de se passer de cellules souches ou de gamètes. La
technologie fut mise à l'épreuve en 2008 avec un rat de sexe
maie. Avec succès. Une biopsie et pouf ! c'est Noël). Les
variations dans la reproduction sont par ailleurs le levain de
l'évolution. Le phénomène qui, de LUCAS (Last Universal
Common Ancestor), première cellule connue (le Père ou
Dieu pour les généticiens), aura conduit jusqu'à Tournai,
premier hominidé (-700 000 ans), pour aboutir à l'homme
(ndla : si Dieu, dans la Genèse, crée l'homme après les bêtes,
et la femme après l'homme, qu'en déduire de la femme ?).

Les corps, les langues, les lois évoluent constamment. Le


gnomon, lui, fût-il sexué, barboterait-il mille ans dans un
harem, a peu de chances d'accoucher d'horloges atomiques.
Le mécanisme est un objet fermé sur son programme. C'est
une maquette articulée, sans perspectives d'évolution. Le
système change ses paramètres de manière autonome,
constante, imprévisible. Intelligent, il est capable de
simulation, procède par voie d'essais et d'erreurs bénéfiques.
S'il conçoit un programme, c'est un programme évolutif,

croissant par incrémentation d'instructions souples et

transitoires. Les corps, les langues, les lois, sont toujours en


sursis.

Il est frappant de constater combien les notions sont


mobiles. Combien elles peuvent être fécondes et

transposables. De voir comment les disciplines peuvent

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s'emparer les unes des autres pour s'éclairer les unes les

autres. Premier objet de l'expérience, le corps


anthropomorphe a longtemps fonctionné comme paradigme
transversal. Il fut le premier étalon du monde, le plus ancien
que nous aura légué l'Antiquité. Ainsi la « Belle Cité »

platonicienne (kalipolis), le cosmos, l'âme, se lisaient tel un


corps (homo corpus), avec les mots du corps, ses équilibres et

ses pathologies. La cité d'Aristote elle-même était un corps,


un artifice que la nature humaine emploie pour parvenir à
son télos: l'épanouissement (eudaïmonia) Elle . était, comme
le corps, une entité holiste dont les parties, finalisées, étaient

les membres, et n'accédaient à leurs fonctions qu'à la faveur

de l'entité. L'effondrement de la démocratie d'Athènes


n'entama pas le paradigme. Le principat, l'empire, la

monarchie le reprirent à leur compte ; le roi s'en empara


pour devenir « la tête », littéralement « le chef » d'un peuple
par lui fédéré (on a donc pu soutenir qu'un peuple détrônant
son roi se perdrait avec lui : il en perdrait la tête). Le Moyen
Age mystique, philosophique et scolastique va projeter ce

corps dans l'empyrée. Le corps et l'univers sont liés par


analogie dans un jeu de renvois permanents. Le microcosme
devient répétition du macrocosme, et l'un répond de l'autre
comme une imago mundi. La Renaissance affleure. L'État-

nation fait son chemin. Machiavel, à Florence, définit

l'habileté (virtù) l'opportunisme


y pragmatique ou la vaillance

du Prince comme celle de concilier les deux humeurs


hippocratiques antagonistes - « les Grands », « le peuple » -

en perpétuel conflit ; les uns pour dominer, les autres pour


ne pas être dominés. Jusqu'à la Renaissance, le corps et la

22

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médecine n'auront de cesse que de discipliner les autres
champs de la connaissance. Le basculement va se produire à
la faveur du XVII e siècle. S'engage alors une révolution
intellectuelle (avant d'être expérimentale) qui aboutit à
révoquer les conceptions classiques de la nature, lesquelles

fuyaient de tous côtés, pour adopter une autre perspective.


Aux « facultés occultes » et autres « vertus dormitives »

aristotéliciennes, on substitue une nature morte,


désenchantée ; censément moins païenne et davantage
poreuse aux investigations de la recta ratio. Une nature
réductible à la matière (elle-même réduite à l'étendue) et aux
mouvements qui la traversent par occasion (et non plus à
distance). Au paradigme du corps anthropomorphe allait se
substituer celui de la physique. La physique, désormais,
arraisonnait le monde. La physique infiltrait toutes les

branches du savoir. Elle en offrait la clé. L'ultime


explication. La politique devenait rapports de force,

l'économie rapports de fluides, le droit loi de nature, la


nature figure et mouvement. L'Arbre de la Connaissance
ébauché par Descartes - dont les derniers rameaux sont la

morale, la mécanique et la médecine - a pour tronc la


physique ; il prend racine dans la métaphysique qui n'est pas

autre chose qu'une physique éthérée. Il n'est pas jusqu'à

l'anthropologie qui ne se trouve affectée par cette nouvelle


donne : l'humain s'assume comme une machine dotée (cf.

Descartes, Traité de l'homme) ou non (cf. La Mettrie,


L 'homme-machine) d'une âme. Le Vieux lui-même devait se
faire à son nouveau statut, celui d'auteur du « premier
mouvement » qui créa l'univers au gré des tourbillons, et

23

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continue de mouvoir la matière (principe de conservation).
Une immense découverte que celle de la physique, qui
marcherait de pair avec le progrès des mathématiques :

Leibnitz invente le calcul différentiel, Descartes la géométrie


analytique, Pascal les probabilités, Newton mathématise les
hypothèses physiques, Spinoza démontre l'Ethique more
geometrico. La théorie épouse l'expérimentation. S'il y avait
une image, une seule image diserte à conserver pour résumer
l' épistémè du XVII e et du XVIII e siècles, ce serait sans aucun
doute celle de la table de billard. Et puis l'histoire, pareille au
fleuve, d'aller son cours. Le paradigme de la physique cède
vraisemblablement au XIX e pour être supplanté par celui des
chimistes, promu par Lavoisier. Débobinons maintenant la

chaîne de nos pensées : le corps était le paradigme de


l'Antiquité ; la physique s'est offerte celui des XVII e et XVIII e
siècles ; l'évincé alors, au XIX dee
l'ère commune, le gabarit

chimique. Qu'en est-il aujourd'hui ? Conquise avec Lamarck,


c'est à la biologie que nous confions le soin d'illuminer notre
méthode {meta hodos y
« le chemin ultérieur »). Non pas la
biologie « thérapeutique », restreinte à la perquisition du «

milieu intérieur » ainsi que l'inaugure et l'intronise Bernard ;

la biologie « dynamique », à savoir étudiée sur le long terme


dans ses interactions avec l'environnement. La biologie
configurée par l'évolutionnisme et par la génétique. Pour la
faire brève, le (néo)darwinisme est notre paradigme 3 . Il

3
Pour le meilleur et pour le pire, le paradigme économique,
ayant déjà conquis le champ du politique, de la médecine
moderne (hantée par l'idéal de performances, par

24

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suffira, pour s'en convaincre, de prêter attention à la manière
dont son vocabulaire s'immisce dans le discours économique,
sociologique, culturel et sportif ; sur la manière dont le
capitalisme écru promeut la concurrence à grand renfort
d'émulation et d'élimination ; plus grave s'il se pouvait, sur

les symboles qu'inconsciemment nous employons pour nous


interpréter. Le darwinisme infuse de fait tous nos systèmes
Pour peu que -
de représentation. l'on s'en aperçoive
aperception conditionnée par un certain recul (mais le

chercheur actuel a d'autres qualités) -, on ne sera pas surpris


de constater qu'il modélise la linguistique contemporaine. Le
parallèle que nous tirons ici entre évolutionnisme et

linguistique n'est donc en rien gratuit.

Témoignant au plus près de cette transposition du


modèle évolutionniste aux études linguistiques, certains font

profession de mesurer l'ampleur des mutations intervenues


au cours du temps au sein d'une terminologie donnée. Leur
expertise s'appuie sur des comparaisons de texte
historiquement datés, ressortissant à deux états d'une langue
écrite correspondants. Elle procède en ceci conformément à
la méthode des paléo-généticiens, qui séquencent l'ADN de
nos ancêtres pour exciper les différences d'avec celui de
l'homme moderne. Il est ainsi possible d'accompagner les

transitions de la langue anglaise depuis l'ancien anglais

l'optimisation des corps) et l'anthropologie {e.g. les théories


dans le sillage de Yhomo economicus), semble tout disposé à
prendre la relève.

25

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(anglo-saxon) jusqu'à l'anglais de Chaucer, puis de l'anglais
de Chaucer jusqu'à l'anglais moderne. Ce genre d'estimation
est à la discrétion d'une discipline appelée la «

glottochronologie » ou la chronologie des langues. Elle


aboutit à une règle grossière selon laquelle les langues
remplacent environ vingt pour cent de leur vocabulaire
fondamental tous les mille ans. Une grande part de l'activité
des paléo-généticiens consiste à compléter des
cladogrammes, ou « arbres cladistiques », du monde vivant :

quand les espèces se sont-elles mises à diverger, de quelle


manière, et comment l'expliquer ? Le glottochronologue ne
fait pas autre chose, à ceci près que son ouvrage n'est plus
l'affaire des espèces, mais de dialectes. En général, les

résultats d'une mesure « au jugé » concordent pour admettre


qu'à supposer que la « communauté linguistique du PIE
(Proto-indo-européen) » ait jamais existé (ce qui n'est pas le
cas !), elle aurait dû entamer sa subdivision en ses diverses

pampres linguistiques aux environs de 3000 avant Jésus-


Christ. Artefacts culturels, les lignées du langage sont plus
mobiles que les taxons des familles naturelles. Nous n'en
dirons pas plus ; ce serait trop en dire. Nous avons démontré
comment la linguistique contemporaine se saisissait des
apports de la biologie en général et de la biologie évolutive
plus particulièrement pour traiter son objet. Le même
constat peut être fait dans les essarts d'autres domaines. Ce
paradigme est comme un schème induré dans nos yeux. Or,
s'il est un mérite que l'on peut attribuer à ce changement de
paradigme - lequel, décidément, nous obnubile -, c'est bien
de nous avoir permis de découvrir que la dynamique

26

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évolutive constitue à part soi, en soi, une caractéristique
nodale de tout système. Le système n'est pas clos ; il mute, il

fourche, s'adapte au gré de ses interactions.

La régénération, l'évolution et la reproduction


constituent donc trois caractéristiques qu'il faut tenir pour
des critères discriminants entre le mécanisme et le système.
Une autre ligne de démarcation se manifeste par une
propriété très évidente, consubstantielle à tout système, et
qui répète à sa manière la liberté qui se rencontre dans
l'évolution (une liberté toute relative, dès lors que suspendue
à ses succès adaptatifs ; peut-être moins aléatoire ou
stochastique qu'on l'envisage - on parle de mutations
induites par les bombardements à flux tendus de particules
cosmiques) : l'émergence. Elle se traduit empiriquement,
selon le mythe prométhéen, par la technique ;

empiriquement, selon le néodarwinisme (ou théorie


synthétique de l'évolution, TSE), par la dérive génétique ;

théoriquement, selon Rousseau, par la perfectibilité. Elle se

traduit, selon Descartes, par la capacité qu'a l'homme à doter


le langage de significations nouvelles ; ainsi, réciproquement,
que par la subséquente capacité des langues à recevoir ces
significations (polysémie). Un perroquet, pour sacrifier à
l'imagerie classique de la philosophie ; une machine de
Turing, pour la moderniser, peuvent toujours imiter, ce sont
des mécanismes, ils ne poétisent pas (poiein, « créer »). La
mémoire adressable de l'ordinateur mime la mémoire
associative que l'on accorde à l'homme. Elles réalisent les

mêmes fonctions ; elles ne se confondent pas. La machine ne

27

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pense pas. La machine est pensée pour une tâche précise,
pour une routine rigide d'opérations sériées ; l'homme n'est

astreint à rien de défini, sinon frappé par la folie (croyance

que la répétition d'une même série de gestes ou de pensée


pourra conduire à des résultats différents). Folie ; car c'est au
fou bien plus qu'à la machine que Descartes oppose sa raison.

Foucault n'en perdit rien. Le robot n'est que bras


squelettique, pince ; il n'a pas le fragile équilibre de la
marche ou de la démarche, il roule lourdement. Il ne devient
pas fou. Il ne désapprend pas. Des rouages en quinconce
n'ont pas la faculté de se déprogrammer. Pas plus que le

hasard ne peut-on programmer la faculté de se

déprogrammer. Le langage, l'homme, se déprogramment et

reprogramment sans cesse. Pour le meilleur et pour le pire.


Car l'horreur est humaine. D'où la question, célèbre, de
Rousseau : « Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir
imbécile ? » Parce un système. Parce qu'il n'est pas -
qu'il est

quoi qu'en pense La Mettrie - un mécanisme prisonnier de sa


cangue métallique. Si l'homme se reconnaît dans la matière
du monde, tant s'en faudrait que le monde fut à son image.
Car le reflet n'est pas le reflété.

La troisième divergence entre le mécanisme et le

système concerne la méthode sui generis à mettre en œuvre


pour les appréhender. L'ébauche industrielle est un dessin de
pièces et la machine un assemblage de pièces. Un mécanisme

est un dispositif monté dont chaque rouage peut être


ponctionné, prélevé et étudié pour ses propriétés, sans qu'il
soit nécessaire de tenir compte de la totalité du mécanisme.

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Un ressort demeure un ressort, qu'il participe du mécanisme
ou lui en soit ôté. Il n'en va pas de même pour un organe, qui
n'est organe que par l'interaction qu'il entretient avec les

autres organes et au-delà, avec le corps en son entier. Le


mécanisme est une juxtaposition d'individus formant un
Tout qui n'est jamais qu'une juxtaposition d'individus. Le
système est une symphonie d'organes formant un Tout qui le

transcende. Le propre d'un système est d'être une entité


qualitative, donc non agrégative. Le Tout excède toujours la

somme des parties ; et les parties, interrogées à l'exclusion du


Tout, ne permettent pas de préjuger du Tout : elles ne disent
-
rien d'elles-mêmes, de par elle-mêmes, sinon - en creux
leur manque-à-être à l'exclusion du Tout. Donc le primat
ontologique du Tout qui les subsume. A rebours du
mécanicien, le systématicien doit prendre exemple sur
l'anatomiste qui chercherait à percer les arcanes d'un organe
méconnu en étalant à plat l'ensemble du circuit. La
recherche linguistique, par conséquent, s'inscrit toujours
dans une perspective molaire. De celles que Quine, après
Duhem, Le Roy, Milhaud, appellent le « holisme
épistémologique ».

Le corrélat du « holisme épistémologique » - dit

également « holisme de confirmation » -, c'est la récusation

sans concession de deux présupposés de la science


expérimentale. D'une part, du raisonnement analytique. Il

est celui que préconise Descartes dans le Discours sur la


méthode. Il consiste à dissoudre les objets complexes en
composantes plus simples, à les hiérarchiser, à les traiter les

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unes après les autres, puis à recomposer l'objet complexe par
synthèse successive comme on construit une mosaïque en
accolant des abbacules. En ce qui concerne les systèmes
holistes ou organiques, pareille démarche ne saurait être

admise. Le raisonnement analytique est totalement hors de


propos. On ne peut résoudre les problèmes de linguistique en
problèmes subalternes ; puis ces problèmes eux-mêmes en
d'autres plus obtus, ad libitum, jusqu'à ce qu'une solution
frappée au coin de l'évidence vienne mettre un terme à
chacun d'eux. Il faut jeter au feu (une expression, s'entend)
la Méthode de Descartes, sa prétention d'imposer une
démarche unique pour une pluralité de sciences (elle lui

vaudra les foudres salutaires de Feyrabend). Brûler Leibnitz,


sa prétention de dériver les vérités empiriques de vérité
logique. Et Spinoza, sa prétention géniale de construire une
Éthique Ordine Geometrico Demonstrata. L'analytique est
hors sujet. Autant que saurait l'être le second présupposé de
la science expérimentale : le réductionnisme
épistémologique. Il table sur l'idée qu'on peut toujours
comprendre un événement complexe en inférant ses

caractéristiques des caractéristiques de ses parties

constitutives. Cette conviction trouve son pendant en


philosophie politique à travers l'« individualisme
méthodologique » de Max Weber, des libéraux et des
libertariens. Elle s'oppose frontalement aux conceptions de
l'homme comme « animal social », dont la fonction
(Aristote), les normes (structuralisme, communautarisme),
l'idéologie (Marx, l'école de Francfort) et les comportements

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(Durkheim) s'expliquent par le Tout politique qui les

transcende.

La mécanique quantique, en butte à la physique


relativiste (les modèles récents tels que la théorie des cordes
et la théorie quantique à boucles ont pour projet de
transcender cette opposition en proposant une théorie
quantique de la gravitation ; ils renouvellent en cela le geste

de Newton qui opérait la réconciliation des lois des mondes


sub- et supralunaire, fâchés depuis la physique et Aristote),
est le meilleur exemple de l'ingénuité de cette approche,
passablement naïve. A l'échelle de l'angstrôm, les particules

échappent à nos concepts de localité, causalité,

discernabilité, succession, tiers-exclu, etc. : mutatis


mutandis, c'est le plan du noumène. A l'échelle supérieure,

mésocosmique, macrososmique, toute entité occupe une


position dans l'espace et le temps ; une position déterminable
tout comme sa vitesse sans que l'une soit « négativement
complémentaire » de l'autre. Toute entité pâtit des lois de la

causalité et de la flèche du temps qu'impose la

thermodynamique. Indétermination de Heisenberg pour les

objets subatomiques ; déterminisme du démon de Laplace


pour les objets massifs. Paradoxal, lors même que les objets

massifs sont constitués d'objets subatomiques. Paradoxal,


mais non moins véridique. Le monde, en d'autres termes,
n'est pas nécessairement fractal 4 . L'atome n'est pas une

4
On a coutume de définir comme une figure fractale (ou
simplement « fractale », par substantivation) un objet

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physique ou mathématique dont la structure est invariante,

indifférente à tout changement d'échelle. Les fractales

constituent des cas particuliers d'architecture gigogne, en


toute partie d'elle-mêmes les attracteurs de la structure
gigogne classique. Cette conception « hologigogne » (gigogne
en toute partie) de la fractale permet d'en illustrer une
détermination tautologique : « un objet fractal est un objet
dont chaque élément est aussi un objet fractal » {Le Trésor
des Paradoxes, Philippe Boulanger & Alain Cohen). Des
formes fractales approximatives sont facilement observables
dans la nature. De tels objets présentent une structure
autosimilaire sur une échelle étendue, mais finie : les nuages,
les flocons de neige, les montagnes, les réseaux de rivières, le

chou-fleur ou le brocoli, et les vaisseaux sanguins. N'a-t-on


pas récemment compris, avec émerveillement, que la forme
des vagues se heurtant dans le large délinéait à s'y

méprendre les contours des fractales issues de quelques


équations étonnamment rudimentaires ? Les arbres et les
fougères peuvent également être modélisés au moyen
d'algorithmes par ordinateur. La récursivité est évidente dans
ces exemples : la branche d'un arbre ou la fronde d'une
fougère sont des répliques en miniatures du tout - l'arbre et

la feuille - dont elles sont la partie. Plus récemment encore,


des astrophysiciens ont découvert l'existence de similitudes
dans la répartition de la matière dans l'Univers selon six
échelles différentes. Les effondrements successifs de nuages
interstellaires dus à la gravité, seraient à l'origine de cette
structure (incomplètement) fractale. Cette considération a

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sténographie. Les bribes de l'univers ne recèlent pas le secret
de l'ensemble comme le noyau de la cellule renferme l'ADN
du corps en son entier. Le poète seul a gage de contempler
« le monde dans un grain de sable, le ciel dans une fleur
sauvage et tenir l'infini dans la paume de sa main»... Le
scientifique doit se méfier comme de la peste des analogies.
L'atome n'est pas tel un système solaire ;
l'atome, quoi qu'il
naisse de l'étoile, ne reflète pas l'étoile. Ni le neurone miroir
le miroir infini du ciel. Parler d'atomes, de particules, c'est
déjà projeter un continuum dans un capharnaùm, entre deux
mondes qui ne se ressemblent pas. C'est basculer dans
1
'
anthro pocen trisme

Un pas de plus. Non plus qu'on ne saurait,

théoriquement, induire le Tout de la partie, il n'est

empiriquement possible d'engendrer un organisme par


juxtaposition de ses parties constitutives. Les chairs inertes,
même réalimentées, ne nous reviennent qu'en imagination.
Dépouilles, Golems et statues de sel jamais ne « comptent
leurs os [que d'os ! que d'os !], ne rassemblent leurs membres
pour se tourner vers le bel Occident, allant, chaque jour
régénérés ». La robotique ne relève pas du royaume des
causalités magiques ; elle n'est qu'affaire de savoir-faire et de
physique : générateur, processeur, pièce. Sorte de modélisme
amélioré. Morsures d'agrafes, quelques soudures, va-comme-

contribué à mettre au goût du jour la conception d'un


univers holographique, décrivant une topologie fondée sur
les fractales.

33

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je-te-pousse. Le système homme est plus complexe. Il faut
couver neuf mois le petit d'homme. Etres de carne et,

supposons, d'esprit, nous-mêmes sommes davantage que des


prothèses vissées sur une colonnade blanche. Soyons pour un
instant cet alchimiste fou qui rêve de recréer la vie. Dans la

cuisine de Nicolas Flamel, concassons l'homme avec Bocuse.


Dans un grand moule beurré, mélangeons l'hydrogène (19
%) et le carbone (18 %). A la préparation incorporons le
nitrogène (3 %), puis le calcium (1,5 %). La pâte à chair doit
être lisse, visqueuse et souple. Battons au fouet pour obtenir
une émulsion à 65 % percolée d'oxygène. Faisons réduire à
petit feu et déglaçons le tout avec un zeste de phosphore (1

%). Terminons par l'assaisonnement : deux trois pincées de


potassium (0,25 %) ; ça vous relève un
Neuf mois au
plat.

four à pain pour la cuisson, au thermostat 37. Vous avez la


recette de l'homme. Mais vous n'avez pas l'homme. Rien au
sortir de la suprême couveuse qu'un nauséeux remugle où les

pupes grouillent, comme émanés d'une impossible


génération spontanée (- ou « spontéparité ». La thèse survit
deux millénaires avant d'être éconduite au XIX e
siècle par

Tyndall et Pasteur, puis remplacée par les théories


microbiennes et cellulaires). Vous en êtes quittes pour un
amas de particules : un steak-haché franchisé Burger King.
Pas d'homme mais une macération
; cireuse d'argile, de chyle
et de terre sulfureuse, de plomb noir, de sérum, d'huile de
Saturne et d'aquosités rances. Pas d'homme ; mais une
mixture des quatre humeurs aux quatre caractères et quatre
chromes, mûrie dans une panse d'inox. Pas d'homme ; rien
que la déception d'un Styx crémeux de mollifications,

34

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assations, humations, liquéfactions, pétrissages,

imprégnations fétides constellées de grumeaux. Tout fut


tenté, toutes les recettes, tous les prodiges ; et cependant pas
d'homme. Pas même le pédoncule d'un homoncule. Un
homme, ça se goupille pas comme ça. .

Il manque à la matière ce petit rien de 28 grammes venu


on-ne-sait-comment d'on-ne-sait-d'où, s'échouer dans
l'utérus. De 28 grammes ; car sans que l'on en sache
précisément la cause, de 28 grammes est le différentiel

séparant l'homme après le saut final de l'homme à l'agonie. Il

manque ce « je-ne-sais-quoi », ce « presque-rien »

d'indescriptible qu'Héphaïstos, jadis, insuffla à Pandore, à la


première mortelle vomie des forges du Vésuve (raison
pourquoi, Duchamp le sait, « LHOOQ»,) ; ilmanque ce
souffle-au-cœur qu'Aphrodite de Cythère, émue par la

passion ronde-bosse de Pygmalion, offrit à Galatée ; ce


tonnerre galvanique ex coelis oblatus sans lequel l'homme -

le monstre - de Frankenstein, ce puzzle tératoïde humain


tout en guenilles et membres suturés, n'aurait pas décroché
de son palan de contention. Le « Prométhée moderne » -

ainsi rebaptisé par le sous-titre du livre (car l'âme étant le


nom, une abomination n'en doit pas posséder) - est par

ailleurs un artifice au tesseract : la créature (nouveau Lazare


ressuscité) d'une créature (le baron Frankenstein) d'une
création (le roman Frankenstein) d'une créature peut-être
certainement sans doute (Marie Shelley). Le baron
Frankenstein n'a pas créé la vie, seulement guéri la mort. Le
thanatopracteur répare, dissèque mais ne crée rien sous le

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scalpel. De même du corps et de ses constituants, de même
du langage et des mots. Nous ne contrôlons pas le contenu,
nous créons le contexte. Nous refusons à Spinoza que «

l'ordre et la connexion des idées soient identiques à l'ordre et


à la connexion des choses ». Même s'il est vrai qu'en toute

rigueur, nous n'ayons jamais su ce que pouvait un corps, une


éthique démontrée more geometrico se prend les pieds dans
ses contradictions. Pas d'homme, pas de jurisprudence, pas
de corps, pas d'éthique, pas d'organisme, pas de système en
somme par simple concrétions d'éléments disparates. Le
même faut-il penser des langues. Ce qui devrait, en toute
logique, suffire à expliquer l'échec de toutes les langues
artificielles - l'hébreu moderne à part. Artificielles, latto

sensu, les langues le sont évidemment chacune à leur


manière : artificielles attendu qu'elles reposent sur
1' « arbitraire du signe », absent de la communication
animale, donc sur une convention. Nous employons ici le

terme au sens plus resserré de « langages de synthèse », de «

-
langages éprouvettes », à savoir conçus en laboratoire
« élaborés » -, telles que l'Espéranto, le Cosmorant ou le

Vattan ; donc par opposition aux langues laissées à leur cours

naturel.

La linguistique exhibe ainsi les structures de la langue à


titre de système - ouvert, différentiel, évolutif, irréductible à
ses parties -, non comme un mécanisme d'horlogerie. La
discipline n'en est pas moins en berne. À tout le moins, si

l'on en juge par le brouet stercoraire qui semble être de mise


à l'université. Il y a du bon, sans doute ; tout n'est pas nul. Il

36

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y a aussi, surtout, du babillage de cuistre. Comme la

psychanalyse et la sociologie le sont inexorablement


devenues cependant même qu'elles gagnaient en prestige.
Fut évoquée supra une première distinction posée par de
Saussure entre les méthodes « synchroniques » et «

diachroniques ». La linguistique se scinde en deux autres


domaines selon qu'elle mène une étude « contextuelle » ou -
c'est elle qui le dit - « indépendante ». Bien que les termes
arguant de cette dichotomie ne soient pas toujours explicites,
on peut les définir comme suit : l'étude contextuelle
s'intéresserait aux interactions entre le langage et le monde,
lors que l'étude indépendante considérerait le langage pour
lui-même, indépendamment de ses conditions extérieures.
L' « indépendance » marquant souvent le pas à la frontière

des préjugés de la communauté des pairs linguistes. Ce serait


néanmoins leur faire un bien mauvais procès que de les

accabler, eux seuls, quand la partialité reste le lot de toutes


les sciences humaines. De toutes les sciences, devrait-on
dire, en tant que toutes les sciences conviennent d'une
méthode - or, qu'est-ce que la méthode, sinon le choix des
faits ? Le principal grief qu'il faut leur adresser concerne bien
plutôt l'idée qu'on puisse réduire la linguistique à une
axiomatique formelle, imprescriptible et permanente, que
l'on puisse étudier de manière exclusive depuis sa tour
d'ivoire. Autrement dit, faire du système un mécanisme. La
linguistique n'a d'intérêt qu'en tant que rapportée à quelque
chose : en tant que relation de langue à langue (linguistique
comparée) ou à pochon de locuteurs (sociolinguistique) - ou
bien c'est une discipline creuse. Une vessie de port. Une

37

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autre vessie d'or. Le contenu (lexèmes, vocables, syntagmes,
expressions, locutions) est trop intimement lié à la structure
(sémantique, syntaxe), et la structure au contexte social
(facteurs économiques, démographiques), puis le contexte au

site (historique, géographique) pour que le contenu, ou la

structure, ou le contexte, ou la situation d'une langue


puissent être appréhendés séparément. C'est de concert qu'il
nous faudra envisager ces différents facteurs pour nous offrir

une chance d'intégrer plus avant les mystères de l'argot.

Répétons-le : comme le scandait Hegel à propos de


l'Esprit, l'argot n'est pas un os. L'argot n'ossifie pas. C'est un
langage - comme tout langage - fluctuant, protéiforme, en
perpétuel devenir ; dont la survie n'est suspendue qu'à la

capacité à s'adapter aux conditions de son époque. Loin


d'être l'apanage d'aucun jargon, le fait d'assimiler du neuf en
émoussant l'ancien, de savoir réagir à des pressions de
sélection pour intégrer les variations vitales de son
environnement, ne sont rien moins que des propriétés
communes à toutes les langues vivantes. Ces processus, bien

connus des linguistes, participent du métabolisme


caractéristique des systèmes organiques. Métabolisme en
deux moments : celui de la synthèse, celui de la dégradation ;

l'anabolisme et le catabolisme. En marge de ce continuel


renouvellement, toute langue, pour exister comme langue
vivante, doit être pratiquée. Pratiquée, certes ; mais par qui,
quand et comment ? Suffit-il qu'elle préside aux offices
religieux, comme longtemps le latin jusqu'à Vatican II ou
l'hébreu archaïque lors des lectures de la Torah, déjà langue

38

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morte du vivant du Christ (Jésus, hebr. Yeshoua, « Dieu
sauve », s'exprimait en araméen) ? Non pas. Et cependant,
certains dialectes régionaux, non reconnus par les

institutions et employés quasi -exclusivement dans l'entre-soi

de la sphère familiale peuvent y prétendre sans heurter le


sens commun. En somme, la quantité de locuteurs ne préjuge

pas de la vitalité d'une langue. Comment alors être en


mesure de reconnaître une langue vivante ? La question s'est

posée ; et le débat, toujours brûlant, n'en finit pas d'électriser

le cercle des linguistes. Nous voudrions, pour ce qui nous


concerne, y apporter notre contribution. L'emploi de
certaines phrases nous semble être en mesure de faire office

de test discriminant : des phrases banales telles que « je

t'aime » ou « passe-moi le sel ». En sorte qu'une langue


vivante, par-delà sa plasticité, et par-delà son réservoir de
pratiquants, est une langue vernaculaire.

Vulgaire, l'argot l'est certainement. Dans les deux sens


du terme. Mais à la différence des langues parlées
traditionnelles qui se renforcent en essaimant, plus il est

employé, plus il se fragilise. C'est tout son paradoxe. L'argot,

pour être une langue, soit une modalité du « dire », est un


dialecte du secret. De même que le secret, plus il a de
gardiens, et moins il est gardé. L'argot n'est performant
qu'autant qu'il reste opaque aux oreilles indiscrètes, non-
initiées ; lorsque le jeu ou la nécessité requièrent la

39

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discrétion. Langage 5 pédestre et hermétique, pratique ou
parfois simplement ludique, il doit incessamment changer
pour ne pas être rattrapé, ne pas faillir à sa fonction. La
biologie évolutive connaît cette perpétuelle fuite en avant
comme une conséquence de l'hypothèse de la Reine Rouge.
Cette hypothèse postule un genre de course aux armements
forçant l'adaptation d'un organisme en vue de maintenir ses
aptitudes face aux évolutions d'autres organismes co-
évolutifs. Le prédateur fourbit ses armes et ses méthodes de
chasse ; la proie survit au prédateur qui aura su improviser
des stratégies idoines. De telle manière que les rapports de
force et de proportionnalité prédateur/proie restent, au final,
constants sur la durée. La coévolution vient ainsi confirmer
qu'en biologie comme en matière de civilisation, tout
progrès n'est que relatif... Arrêtons-nous quelques instants
sur cette grille de lecture, d'une redoutable pertinence
lorsqu'il s'agit de l'appliquer au cas de la cryptographie.
Notre approche du jargon comme processus évolutif n'en
sera que plus fine.

La biologie conduit à tout - pour peu qu'on sache y


déroger. Le paradigme de la coévolution s'avère dans cet

5
« Langage », pour sûr, est un abus de langage.
Rigoureusement parlant, pour constituer une « langue »,

l'argot devrait faire fond sur une syntaxe distincte de la

langue majoritaire ; or il l'épouse, se contentant de


variations, d'importations et d'élaborations de nature
lexicale.

40

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esprit, sciemment opportuniste, un instrument de choix en
mesure d'apprécier toute sorte de phénomène se rapportant à

des systèmes : jurisprudence, corps organique, écosystème


entre autres et, bien évidemment, dialectes. Pour mieux
comprendre le rapport de « course-poursuite » qui s'établit
entre un jargon quelconque et sa clayère de prétendants, il

s'agira auparavant de s'assurer d'une conception précise de ce


que la notion transversale de « coévolution » recouvre dans
son domaine d'origine : la biologie évolutive. La coévolution,
comprise dans ses grandes lignes, caractérise le processus,

idéalement sans fin, au cours duquel deux adversaires


construisent sans cesse de nouvelles armes pour ne pas être
distancé par « l'autre ». Le processus constitue donc, comme
il en va pour le conflit sexuel, une forme de coévolution
antagoniste. En d'autres termes, si la sélection naturelle
favorise bien les prédateurs les plus rapides, elle favorise
aussi les proies les plus rapides ; ce qui aura pour
conséquence fondamentale l'invariance du rapport de force
entre les espèces. Toutes les fois qu'une espèce acquiert par
sélection un avantage quelconque, cet avantage exerce
inéluctablement une influence sur l'environnement des
autres qui les oblige à acquérir - à conserver par sélection -

des avantages compensateurs. On pourrait certainement


envisager une forme de coévolution qui progresserait à
marche renversée, prenant à contre-pied cette perpétuelle «
fuite en avant ». Une coévolution rétrospective qui se

mettrait en branle dès lors que l'une ou l'autre espèce se


redécouvre des comportements de survie auquel son
prédateur s'est entre-temps désadapté. Toujours est-il que le

41

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vivant, s'il entend le rester, ne doit jamais marquer le pas.

Qu'importe la direction : il n'y a pas de sens interdit ; le

vivant doit courir pour se maintenir à flot. Contre vents et


marées. Immobile à grands pas. Il est poissé jusqu'aux oreilles

dans une course à l'existence sans ligne d'arrivée.

D'exemples recensés de coévolution, les occurrences


abondent. On les puise à la louche. On ne les épuise jamais.
La coévolution est véritablement, du fait de son
omniprésence, le « plat du pauvre » de la recherche
contemporaine. Elle s'accommode à toutes les sauces. On la

retrouve partout, en veux-tu en-voilà, pour tous les goûts, à

chaque tournant. Il y a toujours du rab'. Elle trouve son


expression typique en immunologie dans le rapport qui
s'établit entre agents pathogènes et parasites. Dans une
association pathogène -hôte, on dit alors que « la ûtness du
parasite » augmente à proportion que la sélection lui procure
les moyens de mieux exploiter l'hôte ; l'hôte, à son tour,
incrémente sa « ûtness » à proportion que la sélection
l'entraîne à mieux lutter contre son parasite. Précisément, les

quelques-uns parmi les gènes qui offrent au pathogène une


plus grande probabilité de rencontrer leur hôte sont
conservés puis répliqués lors de la sélection. Est en réponse
sélectionné, chez l'hôte, tout gène jugé propice à lui

permettre de se soustraire à la rencontre avec le pathogène.


En langage militaire, traduit en termes de « conflit

biologique », les gènes sont exploités qui - notamment par un


surcroît d'immunité - permettent à l'hôte de détruire l'agent
pathogène. Le pathogène conserve, en réaction, tout gène

42

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qui lui permet de subsister dans le milieu hostile ainsi créé.
À peine le pathogène a-t-il posé un pion sur le damier que
l'hôte s'empresse de le bloquer par une parade ad hoc. Sans
victoire, sans vainqueur, la partie reste nulle. Pat perpétuel
pour les deux joueurs. Songez maintenant à remplacer l'hôte

par l'ordinateur et l'agent pathogène par un virus, un ver ou


un troyen, et vous découvrirez au royaume de l'informatique

un décalque parfait du phénomène de coévolution tel qu'il a

cours dans le domaine de l'immunologie. Ayant affaire à des

virus de plus en plus élaborés, l'antivirus est acculé à une


adaptation de plus en plus rapide ; à telle enseigne qu'il
nécessite, pour conserver son efficace, des mises à jour en
temps réel. Constantes. À flux tendus. Nécessité que les

grandes marques d'antivirus ont pleinement intégrée à leur


plan commercial. Elles commanditent à leurs
-
« programmateurs de l'ombre », souvent d'anciens hackers
tout comme la douane recrute chez les anciens faussaires -,

des virus sur-mesure que seul leur logiciel est en mesure de


repousser. Les pirates russes pratiquent le même genre de
chantage dans un registre plus exprès, plus... russe, pour
arrondir leurs débuts de mois. Les arcanes de la biologie, ses
ruses et ses coups bas émergent ainsi d'instinct dans le
monde fascinant de la technologie.

La coévolution n'est pas concept à bivouaquer. Notre


investigation serait bien incomplète quand la paresse lui
ferait faire l'économie de quelques mots sur son impact «

culturel ». Il est encore à signaler cette dimension de


civilisation (rien que ça...) qui lui revient de bon aloi. Ne

43

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privons pas la cause de ses effets. Tous ses effets. Dans le

sillage de la technique est apparue une nouvelle forme de


coévolution, dont la particularité est de ne plus mettre en
relation - ou en corrélation - des êtres organisés,
cytologiques, vivants tels que les animaux ou les virus ;

encore que l'admission de ces derniers au nombre des


espèces « vivantes » soit de ces controverses qui ne se
referment jamais - le statut du virus, à l'heure actuelle, n'est

pas plus défini que celui du corail quant à son inscription


dans le clade végétal ou minéral. Sa spécificité n'est plus
d'administrer les conditions d'une réciproque émulation
entre deux organismes. Elle s'attache bien plutôt à resserrer
les liens entre deux processus, l'un organique, et l'autre
intellectuel : soit le génome et la culture. Une coévolution
qui, au régime de l'affrontement, substituerait celui de la

collaboration - « endosymbiose » dans le langage des


hommes de l'art. Le dogme du marché autorégulateur (l'idée
que demande s'adapte à l'offre et l'offre à la demande)
la

propose une expression macro-économique - et fausse - de ce


modèle. Depuis Hobbes, Locke, Leibnitz, Kant, Mandeville,
Smith ; en somme depuis son intronisation au panthéon des
sciences, l'économie a toujours prétendu se fonder en nature.
Une manière comme une autre de faire passer sous les
auspices de la loi naturelle une ruse de la domination
bourgeoise pour déguiser son magistère en fait de nécessité 6 .

6
Une défense éloquente de ce projet de fonder « en nature »

les lois de l'économie (pourtant seule discipline


authentiquement factice avec la politique) sera plaidée par le

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mouvement des physiocrates, qui naît en France vers le
milieu du XVIIIe siècle. Les physiocrates, à rebours des
merc antilistes leurs principaux rivaux, admettent que la

richesse doit être générée par le travail (l'économie réelle) et


non la thésaurisation (l'économie de rente). Cet élément de
doctrine, assurément louable, se paie d'une subordination du
pouvoir étatique au catéchisme de l'échange marchand.
L'Etat, loin d'entrevoir des objectifs pour la nation, loin de
pallier les inégalités de richesse, doit se la jouer modeste,
gardien discret de l'ordre économique. Tout comme on a eu
dit - avec une grande stupidité - que la philosophie fut la

servante de la théologie (tandis qu'elle ne faisait qu'en singer


le langage), la politique a vocation à se faire l'auxiliaire de
l'économie naturelle. Car naturel est l'ordre et naturelles les

lois qui la régissent, l'économie. Un ordre, des droits, des


lois, dont la révélation est du ressort d'une nouvelle race de
clercs (prêtres laïques) : les économistes. Quant au
législateur, son rôle doit être de transcrire ledit droit naturel
dans le droit positif. Tous les phénomènes de droit
pourraient, par induction, dissimuler semblablement des
conjonctures d'autorité. On admettra qu'en la matière, dans
une Europe sous les auspices de Goldman Sachs, la

Commission de Bruxelles, comptoir unique de la « fédération


d'Europe » pour tous les lobbyistes, ne ménage pas sa peine.

Depuis le putsch juridique de 1964, ces directives s'imposent,


du reste, à tous les Parlements - exception faite du Parlement
allemand, natùrlich - sous peine d'essuyer l'ire du tribunal
européen (cf. Affaire des OGM, du gel des factures

45

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Mais le réel a la peau dure, et les transpositions ne sont pas
toutes valables. Une théorie peut être claire, féconde,
consistante, élégante - et fausse. Serait-elle vraie ou
cohérente, cela ne la rendrait pas souhaitable ; encore moins
normative. On le crut cependant. On feignit de le croire. Il y
eut des audaces malheureuses. Et les audaces d'hier ont
enfanté les spectres d'aujourd'hui.

Il y a toutefois d'autres domaines, à la croisée de la


culture et de la biologie, où le modèle s'en tire à meilleur
compte. Les spécialistes ès « théorie synthétique de
l'évolution » (la plus en pointe que nous ayons, combinant

d'électricité, etc). Question gouvernement, on aurait pu


s'attendre à ce que les physiocrates optent en faveur de la
démocratie parlementaire, la plus quinteuse, la plus fragile,
papillonnante ; en bref, la plus à même de réfréner les

appétences hégémoniques du pouvoir établi. Il n'en est rien.


Labès chouïa. La monarchie fera l'affaire, pour peu que le

souverain consente à se soumettre aux dogmes du droit


naturel et les fasse respecter. - Rien de plus, rien de trop. Il

peut et doit aller, pour garantir leur observance, jusqu'à user


le plus crûment de toute autorité dont il est investi. Le
souverain conserve ainsi, au nom cette fois de la raison

économique, le « monopole de la violence légitime » (Max


Weber). C'est là le sens de l'expression de « despotisme légal
» utilisée par Lemercier de la Rivière, qui s'apparente plus
volontiers au concept libéral d'« Etat minimum » qu'à
l'acception courante du terme de « despotisme ».

46

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l'évolutionnisme darwinien aux apports de la génétique
mendélienne) ont pu faire la démonstration que si

l'évolution du génotype dans la lignée des hominidés a


permis l'émergence du cortex cérébral de l'homme moderne
et dans son prolongement, de la culture, l'apparition de la

culture, favorisée par cette évolution a, de son propre fait,

radicalement renouvelé les pressions sélectives s'exerçant sur


le génotype, appelant à leur tour une modification
consécutive du cortex cérébral. Quant à savoir, des
mutations génotypiques ou des prémices de la culture,
lesquels ont l'antériorité sur l'autre, c'est un problème qui
nous renvoie au paradoxe de l'œuf et de Dans le
la poule.

même ordre d'idées, on signalera que l'homme indo-


européen et lui seulement a su maintenir actif le gène
responsable de la production du lactase, le rendant apte à
digérer le lait passé le stade de la petite enfance. L'enzyme
cesse normalement d'être produite au seuil de la

diversification alimentaire. C'est par ailleurs toujours le cas

en ce qui concerne les Asiatiques - mais rien n'égale une


bonne confirmation par l'expérience : un Asiatique « pure
souche » y pourvoira pour une poignée de yuan (n'oubliez
pas les serpillières...). Ce privilège génique de l'homme

occidental lui vient de ce que son mode de vie - hypothéqué


par des variables climatiques et une situation géographique
particulière - l'a disposé très tôt à l'élevage pastoral plutôt
que, par exemple, aux activités de pêche comme sur les
littoraux chinois. Il faut ici rappeler que, contrairement à
une idée reçue, ni l'élevage ni l'agriculture ne constituent un
« propre » de l'humanité. Les recherches modernes sur le

47

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comportement animal n'ont cessé de réduire la liste des
critères jadis considérés comme caractéristiques de l'homme.
Nous savons désormais que les vervets usent d'un langage
rudimentaire, que nombre d'animaux tels que les chauves-
souris vampires peuvent adopter des comportements nobles
ou sont capables de la cruauté la plus gratuite, comme il s'en

trouve chez les dauphins et chez les chimpanzés (la cruauté


irait ainsi de pair avec l'intelligence). Nous savons que les

hordes de loups se livrent à des campagnes d'extermination


qui passent la seule nécessité de survie ; que les canards et les

orangs-outans pratiquent le viol et les fourmis la guerre

organisée. En somme, l'art mis à part, l'homme a très peu de


« propres » ; s'il s'avérait que l'art avait une fin utilitaire, il

n'en aurait aucun. Pour observer des précédents animaliers


de l'agriculture et de l'élevage, il faudra nous tourner vers les
fourmis du Nouveau Monde, dont une dizaine d'espèces
apparentées ont inventé bien avant nous la science
agronomique, tout comme, parallèlement, la domestication
des animaux. Le bariolis de leur cheptel va des pucerons aux
aleurodes en passant par les cochenilles, les chenilles, les «

cercopidés » et autres « membracidés » qu'elles nourrissent


de leur pâte foliaire ; en remerciement de quoi cette bergerie
les gratifie d'un délicieux miellat qu'elles excrètent par l'anus
(« bon appétit bien sûr ! »). Pour l'homme occidental, ce pâle
imitateur, l'enzyme catalyseur du lait apparaît donc (ou, plus
exactement, sa production s'étend à toutes les phases de
notre cycle biologique) comme un tribut de la domestication
des (proto-) vaches ; les vaches, de leur côté subissent dans la

continuité de leur domestication par l'homme des pressions

48

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de sélection favorisant les têtes les plus productive. La vache
laitière fait son apparition. Ainsi l'homme crée une nouvelle
race ; une race qui, n'était l'homme, n'aurait jamais vu la

lumière du jour. Le bœuf, le cheval, le cochon, et plus encore


le chien (lequel n'est le descendant du loup - pas plus que
l'homme n'est descendant du singe -, mais son « cousin »

issu, comme le loup, d'une commune agnation), sont d'autres


créatures « artificielles » improvisées par la culture humaine.
La transgenèse la plus récente n'a fait, somme toute,

qu'accélérer le processus. Une chose est la technique ; une


autre l' extra-naturel. Il ne faut pas conclure de l'une à
l'autre. Tout comme l'intelligence est celui de l'instinct, la

culture est le prolongement de la nature par d'autres


moyens. La culture est notre biotope. Notre biotope qui nous
modèle, et par lequel nous modelons les autres espèces qui, à
leur tour, modèlent notre génome. Le plus vertigineux est de
songer au nombre de ces espèces animales qui n'ont trouvé à
s'assurer contre leur extermination qu'en se « rendant utiles

à l'homme». Sorte d'endosymbiose sacrificielle, de pacte


avec le diable 7 .

7
...Ou de contrat de mariage. Car ils n'ont pas manqué,
hélas ! ceux qui, du sexe faible, en ont pensé autant. Ainsi de
Nietzsche lorsqu'il parle de Lou (et voit pointer la queue. . .) :

« c'est bien un signe de l'astuce des femmes qu'elles aient su

presque partout se faire entretenir, comme des frelons dans


la ruche ». Et son hydrocéphale mentor, Schopenhauer,
d'enfoncer le clou : « la preuve en est que celle qui est placée

dans cet état d'indépendance absolue contraire à sa nature

49

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Les cruautés de la sélection augurent de sombres âges en
matière politique et géopolitique. Terme paradoxal de notre
lente maturation à l'aube du troisième millénaire, les

différentes cultures nées dans des entités géographiques


autrefois cloisonnées, ont bien plus tendance à se heurter

dans un processus d'exclusion compétitive qu'à s'enrichir


mutuellement. L'opposition et la complémentarité sont deux
manières de concevoir la différence ; aucune n'est acquise

par avance. On ne peut jamais exclure qu'il se produise, en


fait de collaboration, un véritable collapsus entre deux
formes de culture qui sont déjà en soi des entités sui generis.

C'est bien la thèse, et parfois l'espérance, du « conflit de


civilisation », remise au goût du jour à travers notamment la

propagande des « néocons » américains. Dans leur sacralité,

leur universalisme, leur prétention discrétionnaires à


s'établir au fondement de l'apparat législatif, les droits de
l'homme et la charia sont les miroirs gnosiques les plus à

même d'exacerber cette concurrence. Les religions modernes


catalysent aussi bien les haines qu'au temps du Saint
Sépulcre. Mais l'embrasement des mondes ne passera pas par
nous. La version optimiste voudrait qu'un processus de la
Reine Rouge s'installe entre les différentes cultures. Le «

s'attache aussitôt à n'importe quel homme par qui elle se


laisse diriger et dominer [...] Est-elle jeune, elle prend un
amant ; est-elle vieille, un confesseur ». Plus laconique, Saint
Augustin : « Homme, tu es maître, la femme est ton esclave,

c'est Dieu qui l'a voulu »...

50

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processus de la Reine Rouge » qui vient ci-fait d'être évoqué,
procède de la constatation par Van Valen que la probabilité

d'extinction d'un groupe d'êtres vivants demeure constante


au cours des temps géologiques. Il son nom d'un épisode
tire

fameux du livre de Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir,


second opus d'Alice au pays des merveilles. Précisément,
d'un épisode au cours duquel la jeune rêveuse et la Reine
Rouge se lancent dans une course effrénée... sans avancer
d'un poil. Comme il arrive au vigoureux Achille du paradoxe
de Zénon d'Elée, les foulées lourdes de la Reine balourde ne
couvrent jamais la distance. Alice, perplexe, demande à la
Reine Rouge pourquoi malgré leur infini steeple-chase à

toute berzingue « le paysage autour ne change pas ? » Et la

Reine de répondre que toutes deux courent « pour demeurer


à la même place ». Le javelot d'Achille s'immobilise dans les

embruns du temps discret (discontinu), comme Alice et la


Reine sur leur tapis roulant. Zénon encore. Cette hypothèse
de la Reine Rouge qu'illustre ainsi le logicien a l'avantage de
rendre compte de l'accroissement ininterrompu de la

complexité qui, en 3,5 milliards d'années, a conduit l'être

que nous sommes de l'état de molécule à celui & homo


sapiens sapiens. (Un accroissement de la complexité qu'on
peut-être en apparence seulement -
s'étonne de trouver -

contraire au principe d'entropie ; mais c'est une tout autre


question dont nous ne traiterons pas ici...) Lui faire crédit
n'implique en aucun cas que les bouleversements
géophysiques qui ont affecté la planète (émergence des
terres, dérive des continents, éruptions volcaniques,
fluctuations climatiques, etc.) n'aient pas joué un rôle décisif

51

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à certaines étapes de l'évolution, lui conférant un caractère
somme toute moins « gradualiste » qu'on le croyait vers le
milieu du XX e
siècle.

Si donc un processus de Reine Rouge s'invétérait entre

les différentes cultures, ces différentes cultures se

survivraient les unes aux autres, s'enrichissant les unes des


autres. Quoi qu'on en pense, l'émulation technologique entre
l'URSS et les Etats-Unis fut bien à cet égard le ferment
nécessaire de la conquête spatiale. Les deux modèles, quelles
-
qu'aient été leurs premières intentions, les ont dissoutes
leurs intentions - dans le cercle vertueux de la course à
l'espace. Si, au contraire, la pure compétition prenait force
de loi, une seule culture subsisterait : la culture dominante.
On subodore laquelle... Les exterminations de sous espèces
au sein d'une même espèce - en l'occurrence, homo - ne sont
pas l'apanage du XX siècle e
; elles ont été la règle depuis le

génocide des néandertaliens par y


les sapiens, il a de cela 29
000 ans. - Un réveil difficile pour ceux qui croient au « bon
sauvage ». Les péjorés de la sélection - en l'occurrence, les

civilisations du tiers et du quart-monde - connaîtront-ils le


même destin ? Ces pays musulmans que les Américains
nomment les « Rogue States », « Etats Fléaux », survivront-ils
aux bavures à répétition des soldats de l'OTAN, aux « frappes
chirurgicales » que perpétuent les drones de la démocratie,
aux escadrons de la vie galvanisés par le docteur Kouchner et

son compère Bernard Henri Lévy ? Rien n'est moins sûr.

Rien n'est certain. Mais le contraire n'est pas exclu. L'espoir,

en la matière, peut se nourrir de quelques signes. Lorsque

52

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l'on tente d'envisager des facteurs d'apaisement qui
pourraient écarter le risque d'une combinaison de la

tendance innée de notre espèce à pratiquer des


exterminations massives telles celles que nous avons déjà
commises au cours du siècle (on en recense dix-sept au XX e

siècle, scotomisés pour la plupart pour ne pas faire de


l'ombre au seul qui, visiblement, compte) et du recours aux
armes nucléaires, il apparaît que le plus dissuasif d'entre eux
est, contre toute attente, cette accélération de
l'homogénéisation culturelle à laquelle tous nous assistons -

et que nous n'avons cesse de dénoncer. La mondialisation, ou


plus exactement, le mondialisme, en est le fer de lance. Il

s'accomplit par la dissolution des langues et des visions du


monde (weltanschauung) que ces langues édifient, au profit
du globish, la koiné commerciale 8 . Ainsi les « classes

européennes » - européennes ! - désignent-t-elles les classes


où les enseignements sont donnés en américain (ça valait
bien la peine). Ainsi « Coca-Cola » est-il le mot le plus connu
et prononcé sur la planète. La perte de la diversité culturelle

est peut-être le prix que nous avons à acquitter pour


perdurer en tant qu'espèce. Ce serait certes, une victoire du
troisième chimpanzé, mais une victoire à la Pyrrhus. Une «

défaite de la pensée » pour reprendre Finky. Finky serait sans

doute bien horrifié d'apprendre qu'en s' opposant à la

décimation des langues, il précipite celle des populations. Il

arborerait d'abord sa moue de polype convulsé ; assibilerait

8
Les initiés nomment également « singlais » cet hololecte
« anglais » vomit par Singapour.

53

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peut-être un bredouillis de protestations, avant de
s'effondrer dans une mousse de bave en émettant ignobles
borborygmes. Ses livres eux-mêmes le disent, érigés contre le

« progrès » (sans spécifier vers quoi : progrès vers quoi ?)

comme autant de murailles avec une écriture de plus en plus


tremblée. Sa plume ne tarit pas de blâme quant à l'injonction
faite à la philosophie de s'humilier sous les fourches caudines
du pragmatisme s'amplifiant. On retrouve le procès que
Calliclès intente au désolant Socrate, celui de « jouer » avec
les mots plutôt qu'avec les choses. Un rappel au concret. Or,
que présume l'injonction faite à la pensée de se plier au
quotidien, sinon qu'auparavant celle-ci tournait le dos au
quotidien ? Penser cela de la philosophie, c'est la lire sans la
pénétrer. Rien de ce qui existe n'est étranger à l'art de
penser. Comment Finky survivrait-il à pareille compression ?

Lui qu'un simple anglicisme suffit à précipiter dans des

apices du désespoir, il syncoperait sur l'heure. Lui qui fait

profession de constituer des avant-postes de la résistance sur


France Culture, poussant régulièrement des mélopées
lugubres in memoriam d'un savoir écorné, ne s'en relèverait
pas. Vrai que ce serait dommage... Toujours est-il que - soft

powerou purge thermonucléaire -, si les moyens diffèrent, le

résultat reste le même : la survivance unique du paradigme


américain - « car s'il n'en reste qu'un, [ce] sera celui-là ».

Uniformisation par le globish ? Assurément l'option la


moins préjudicielle. Mais si l'espoir reste permis, il y a bien
aussi quelques raisons de retirer sa main du feu. Il nous faut
invoquer, pour préciser notre pensée, le paradoxe de Fermi.

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Ce paradoxe est lié à la question de savoir pourquoi, alors
que le Soleil qui darde sur nos hémisphères est une étoile
relativement récente au sein de la Voie lactée, l'humanité n'a
détecté jusqu'à présent aucune empreinte de civilisations
extraterrestres. La mise au jour de la composition chimique
et de la dynamique des galaxies est venue confirmer dès les

années quatre-vingt-dix que le process de formation de


systèmes solaires était un phénomène trivial. Bien plus : la

conjecture, autour de chaque soleil, d'exoplanètes


terraformées (c'est-à-dire susceptibles d'abriter la vie sous la
seule forme sous laquelle l'homme connaît la vie, et donc la

reconnaît) laisse à penser qu'existent de nombreuses planètes


viables et habitables bien plus anciennes que notre berceau
terraqué. Ceci, ramené aux dimensions de l'espace,

démultiplie les probabilités qu'existent alors des entités


aliens. À supposer, d'ailleurs, que l'univers fût infini-illimité

(et non torique, sphérique, borné ou redondant), les

probabilités évolueraient incessamment vers la nécessité.

Aussi, selon Fermi, des civilisations plus avancées auraient


dû apparaître, à tout le moins de manière clairsemée, parmi
ces systèmes planétaires. Étant donné leur degré
d'avancement technologique, ces civilisations auraient dû
parsemer l'espace d'indices visibles depuis la Terre (tels que
les ondes radio, les sondes spatiales, les satellites artificiels,

etc.). Et rien. Que pouic. C'est le désert. Il faut prendre à


revers l'inquiétude de Leibniz, se demander « pourquoi y a-t-

il rien plutôt que quelque chose » ? Si fait le paradoxe de


Fermi, réduit à sa formulation la plus élémentaire : « où sont
les Autres » ? On ne sait par quel bout prendre cette énigme

55

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à la Patrick Juvet. Comment comprendre cette absence ?

Comment rasseoir l'angoisse du « silence éternel des espaces


infinis » ? Un certain nombre d'hypothèses, de valeur
inégale, ont été avancées. Une seule nous intéresse ici. Le fait

qu'aucun signal ou aucune trace extraterrestre n'aient été


détectés prouverait peut-être que les civilisations ont une
fâcheuse tendance à disparaître avant que d'accéder à une
maturité idoine. Les civilisations extraterrestres (ou tout du
moins celles répondant à nos critères d'intelligence) serait

prédestinées à n'exister que de manière éphémère et à


s'autodétruire. Un astrophysicien, John Richard Gott,
propose dès 1969, un compendium de cette thèse qu'il

baptise « argument de l'apocalypse » (Doomsday argument).


Cet argument n'expose rien moins qu'une version forte de la

théorie moderne et postmoderne de l'accroissement de la

barbarie par la civilité ; une théorie dont un Rousseau aurait


été l'illustre introducteur (cf. Discours sur les sciences et les
arts) aux antipodes des Lumières progressistes. Parmi les

scénarii les plus achalandés, beaucoup rendent ces ailleurs

civilisés victimes d'une sorte d'hiver nucléaire ou d'une


guerre bactériologique (la lentille anthropique nous
contraint d'employer un éventail de mots dont l'acception
n'est plus appropriée ; plût au lecteur de leur prêter
l'envergure qu'il voudra). En résumé : pas de rencontre du
troisième type, parce que les civilisations suffisamment
écloses pour essaimer le sont aussi pour se détruire. Or ce qui
peut, doit arriver. Ce n'est jamais qu'une question de temps.
Une question de temps avant que la technique ne se sépare
de la pensée, ne laissant derrière elle qu'un débarras de

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matière mortes. Il faut ici nous censurer, et reconsidérer d'un
nouvel éclairage le problème de la coévolution en matière de
culture. Ce que nous pouvons faire, dès à présent, en
connaissance de cause. Si l'hypothèse de Gott devait être
fondée, alors - endosymbiose ou pas, globish ou rush sur
tapis de course à la Reine Rouge - le troisième chimpanzé
n'échappera pas à cette funeste apothéose.

Nous sommes nous égarés ? Nous serions -nous risqués


trop loin dans la forêt des signes ? Pourquoi cette digression ?

En quoi nous éclaire-t-elle ? Tout cela paraît nous avoir


éconduits fort loin de notre objet : le darwinisme
linguistique... Ou bien, si l'on y réfléchit, pas tant qu'on
pourrait le penser. Les langues sont des systèmes ; elles

évoluent, coévoluent comme tout système. La coévolution,


qu'elle soit compétitive ou symbiotique, s'applique aux
langues et aux cultures comme elle s'applique aux êtres et

aux nations. Ses conclusions les concernent également. Elle


entrelace les langues et les époques, les langues et les
cultures, les langues et les savoirs, et les idées, et les

croyances ; surtout, elle lie les langues et ceux qui les


pratiquent. Elle lie les langues et ceux qui pensent à travers
elles, autant que la langue pense à travers eux. Rome, il est

vrai, ne s'est pas construite en un jour. Les langues


n'adviennent ni ne deviennent d'un claquement de doigts 9 . Il

y a des rythmes, comme au jazz, tout s'improvise, hormis le

9
Sauf à s'appeler Paul, ou Jacques, ou Jean, disciples de Jésus,
le jour de la Pentecôte, sur le chemin de Jérusalem.

57

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rythme. Aussi le rythme de croisière des langues
vernaculaires n'est pas celui des langues des marges. Les
langues vernaculaires, dit-on, se renouvellent de vingt pour
cent tous les mille ans. Les langues des marges s'ajournent en
permanence ; elles se rénovent, se réinventent d'un jour à
l'autre. Sans cesse sur le qui-vive, elles décrivent en accéléré
l'évolution des langues empire. Elles sont instables,

sciemment instables. Cela, pour des raisons qui ne tiennent


pas qu'à leur étiage déficitaire de locuteurs. Car celui-ci n'est
pas conçu comme un défaut, mais au contraire comme une
stratégie de survie. Les langues des marges survivent par le

secret. Le même faut-il penser à propos de l'argot, toujours


en crise, toujours en passe d'être percé à jour et contraint
d'évoluer pour ne l'être jamais. Cette perpétuelle astreinte à
maintenir le secret relatif qui fait son intérêt rend compte
d'un cycle de renouvellement sensiblement plus court que
celui rencontré dans les langues ordinaires. L'argot se veut

mobile. Il l'est, de fait, à plus d'un titre : « mobile » au sens de


« dynamique », parce qu'il doit innover sur le court terme
pour rester l'apanage d'un corps communautaire ; « mobile »,

ensuite, au sens d' « ambulatoire », de « déambulatoire »,

parce qu'il estun langage de rue, lieu de circulation. On ne


connaît meilleur moyen pour cerner plus à fond comment
sont apparus les multiples argots, comment ils ont passé, se
sont perdus, transmis et transformés, que celui qui consiste à
ausculter les différents mouvements de la mode et des
marges. Il n'est pas nécessaire d'être complet : les

encyclopédies affectent d'y pourvoir, et l'on est souvent trop


savant quand il s'agit de comprendre. L'exploration de

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certaines vogues sera sommaire. Quant aux éclaircissements
qu'on leur assortira, on admettra très volontiers leur
caractère spéculatif. Qu'il soit bien dit qu'il ne s'agit que
d'hypothèses ; qu'elles ne se veulent, en conséquence, que
des pistes à frayer. .

Le coquillard

Notre petite histoire prend place dans le contexte


tumultueux de la guerre de Cent Ans. L'Europe, à cette
époque, traverse une crise de longue haleine - économique,
démographique - faisant le lit de conflits militaires, de litiges

politiques et culturels. La carte est fracturée. Pour des raisons


économiques, les landes de la côte atlantique passent sous la
coupe du royaume d'Angleterre, lors même que pour les

questions relatives à la structuration de l'Etat, l'ouest du


Saint-Empire s'inscrit dans l'orbite française. De nombreux
contentieux, jugulés jusqu'alors, opposent le Coq au Lion.
Ainsi de la souveraineté sur la Guyenne (fief du roi

d'Angleterre, mais où les décisions de justice sont prises en


dernier recours par le roi de France) ; de YAuld Alliance
(ancienne alliance passée en 1295 entre la France, l'Ecosse et
la Norvège au dépens de l'Angleterre), ou de la succession
des derniers Capétiens. De fait, après le règne successif (et
bref) de trois des fils de Philippe IV, seuls restent en lice

deux prétendants à la couronne de France : Edouard III, d'un


côté, déjà roi d'Angleterre et petit-fils de Philippe le Bel ; de
l'autre Philippe de Valois, neveu de Philippe le Bel et petit -

59

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fils de Philippe III. Que la fille de Louis X se soit vue écartée
du trône n'est aucunement la conséquence d'une quelconque
loi salique ; et cela contrairement à la légende, tenace, qu'a

fait courir Maurice Druon avec les Rois Maudits.


Déterminante dans cette mise à l'écart fut au contraire la

considération du Sacre comme un analogon de l'Ordination ;

or qu'aucune femme en religion ne peut être ordonnée (le

prêtre, en ses offices, se veut un avatar du Christ ; le Christ


ne peut être incarné par la « gente à quenouille »). De nos
deux impétrants, les Grands de la Nation ligués en assemblée
préfèrent Philippe car, indéniablement, il est de France, et
de surcroît plus « mûr » que son rival anglais. Le nouveau roi
est donc sacré sous le nom de règne de Philippe VI le 29 mai
1328. Cet événement consigne l'avènement de la dynastie
des Capétiens-Valois, branche latérale des Capétiens directs.
Édouard III, outre-Manche, ne se satisfait pas d'une pareille
décision. Lésé, il mobilise ses troupes, il ourdit sa vengeance,
guette l'opportunité de se jeter dans la bataille. L'occasion lui
en serait bien vite offerte avec la confiscation en 1337 de la

Guyenne, son fief (ou considéré tel), par Philippe VI, pour
cause de « félonie ». Ainsi débute la guerre dite de Cent Ans
(qui en dura cent seize) dont l'une des plus célèbres
échauffourées demeure celle de Crécy, le 26 août 1346.

Les affrontements sont clairsemés. Succincts. C'était

alors la norme. Du moins en était-il ainsi à l'heure des


monarchies ; époque qui prendrait fin avec l'instauration des
États de Droit. Somme toute, et d'une manière qui paraîtra
d'emblée contrintuitive, l'évolution technique de l'artillerie

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n'est pas le seul facteur à avoir préparé les hécatombes
sanglantes de la guerre moderne. Il faut se souvenir - et se
rappeler, contre le catéchisme maçonnique de nos manuels
scolaires - qu'avant la création des Etats de Droit (c'est-à-dire
adossés sur une Constitution), les conflits militaires se

résolvaient le plus souvent à la faveur d'une sorte d'équilibre


constricteur ; parfois encore par des alliances de sang ou de
raison (transfert de fief). On ne livrait pas bataille comme on
levait des sièges. On arrivait ; on se défiait ; on se comptait.

Arithmétique de base. Des deux armées en lice, la plus


nombreuse remportait la partie - et c'était rebelote deux
mois plus tard sur une autre frontière. Aussi et

contrairement à ce que l'on pourrait penser, les démêlés de la

guerre de Cent Ans font relativement peu de victimes


directes. Peu d'escarmouches, peu de bains de sang, un bilan
fort léger ; bref, ce n'était pas Jeanne-d'Arc revue par Luc
Besson. « Veni , vidi, vici» : il faut prendre au sérieux la
formule de César. Alors pourquoi ces fosses ? Pour qui sont
ces abysses repus de chaux ? Quel est ce défilé macabre de
charrettes à morts ? C'est ici l'œuvre d'un tout autre fléau,
amplement plus dévastateur que les campagnes militaires.

Celle de la Peste de 1349. La peste, inarrêtable, frappant à


l' improviste entre le début du XIV e
et le milieu du XV e

siècle, pour emporter sur son passage pas moins de trente


pour cent de la population européenne. La Mort Noire
sévissant tel un ange exterminateur, ne laissant derrière elle

que villages, bourgs, ville dévastés et rivières souillées par les


corps en décomposition. A telle enseigne que si vers 1310-
1320, la France dans ses frontières actuelles compte environ

61

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21 millions d'habitants, en 1430, elle n'en compte plus que
huit à 10 millions : avec une perte de 60 % de sa population,
elle est revenue au niveau de l'an mille. Cette virulence
s'explique en grande partie par l'effet de surprise. On avait

cru le mal éteint depuis 767. Le mal s'était donc réveillé. Et


du pied gauche qu'il s'était réveillé, c'est le moins qu'on
puisse dire... Relativement à la radicalisation de la violence
guerrière, le second point qu'il faut envisager est celui des
effets latéraux de l'avènement de l'État de droit. En quoi
l'Etat de droit change-t-il la donne ? Principalement, il

modifie les objectifs de guerre. Avec l'Etat de droit, on


défend moins une possession qu'un idéal. Il s'agit moins de
ferrailler pour envahir ou préserver un territoire que pour
prescrire à l'autre un absolu philosophique et politique : « le

Droit ». Le Droit est homogène, il est un bloc d'une seule


coulée. Le Droit ne transige pas. Le Droit est exclusif. Il est

de sa nature d'être une divinité jalouse. Le droit et « un »

pour les juristes modernes parce qu'il est confondu avec


l'État, et qu'en une même région il ne peut y avoir qu'un seul
État. Le droit est donc un absolu que l'autre doit reconnaître,

et, si possible, faire sien. Or, comme nous le rappelle Hegel,


il ne peut y avoir qu'une seule issue à une
jamais
confrontation entre deux absolus la destruction totale et :

sans réserve de l'un des adversaires. La lutte pour la

reconnaissance est une lutte à mort. Triomphe celui des


adversaires qui met sa vie en jeu ; lorsque deux adversaires
défendent un absolu plutôt qu'un relatif, il n'y a pas de
reddition, ni serviteurs ni maîtres. Ni de limites. L'Etat de
droit, au nom du Droit, se prétend tous les droits ; de même

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que le soldat de Dieu, au nom de Dieu, de l'ultime absolu
dont la loi perle des « Ecritures », s'arroge celui de vie ou de
mort sur la personne des mécréants (- il fallait être

furieusement chrétien pour inventer le devoir de tuer par


amour : sauver l'âme de l'impie, le sauver malgré lui). Et
Augustin de préciser que la « charité » seule peut retenir son
bras... à titre occasionnel et surérogatoire (y' faut quand
même pas déconner !). C'est ainsi ce pourquoi, parce qu'elles
confrontent des absolus, que les campagnes napoléoniennes
(vecteurs du « Code civil ») auront été les plus impitoyables
de l'histoire. Napoléon se contrebalançait de savoir si ses

troupes étaient moins équipées ou moins nombreuses que les


cohortes adverses. D'une part, elles étaient plus rapides et lui
meilleur stratège ; d'autre part, l'homme ne jouait pas avec
des vies, mais avec des symboles. Mais c'est sans doute
Valmy - première bataille conduite par le peuple au nom
d'un idéal abstrait - qui frayait véritablement la voie aux
guerres modernes, celles-ci n'impliquant plus seulement une
armée de métiers, mais une population entière mobilisée :

début de la propagande et de la conscription.

A l'opposé de ces conflits absolutistes, parmi les

conséquences de la guerre de Cent Ans qui opposa, plutôt


sporadiquement qu'à flux tendu, la dynastie des Plantagenêts
et la Maison capétienne de Valois, il en est une rarement
citée par l'historiographie : la planque. Nombreux sont, en
effet, ceux qui regimbent à s'enrôler dans les armées du roi.

La mort ou le maquis : le choix est vite tranché. Puis le

mariage aussi, qui peut changer la donne (pensons à Fanfan

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la Tulipe). Alors on fraude. On comme on peut. On
déroge
cherche, par tout moyen, à se tirer des flûtes. On se fait
porter pâle. On prend la clé des champs. On fuit l'approche

des recruteurs, hérauts de conscription, comme on se


carapate au carillon des grelots des lépreux. La jeunesse se
rassemble sur le bord des routes, unie dans sa hantise du
cresson militaire. Traquée, proscrite, déshonorée, sans
possibilité de s'établir assez longtemps en un même lieu pour
exercer un métier {a fortiori dans une économie
essentiellement tournée vers le secteur primaire,
l'agriculture) elle se fédère pour constituer les premières
bandes de brigands vagabonds. Les voyages forment la

jeunesse, comme dit si bien l'adage ; la délinquance aussi.

Progressivement, les breuils et taillis se gorgent de coupe-


jarrets, se protégeant les uns les autres contre les bandes
rivales et s'associant pour détrousser les voyageurs. Sur le

mode romancé de la légende de gestes, on pense aux


compagnons de Robin des Bois (ou « Robin Hood », soit «

Robin la Capuche » dans la version originale), luttant contre


l'usurpateur Jean d'Angleterre (dit « Jean sans Terre ») et

pour la gloire de Richard Cœur de Lion, parti casser la gueule


aux musulmans libérer la Terre Sainte du squat impie des fils

de Cham au nom de N.-S. Jésus-Christ. Dans un registre plus

chauvin, on songe au personnage de Thierry la Fronde,


manigançant pour bouter les Anglais hors du royaume de
France, terre occupée par Édouard de Woodstock, fils aîné
d'Édouard III. France idéale de résistance et de courage telle

qu'on l'aurait voulue - telle qu'on l'a reconstruite - après la


parenthèse vichyste. Moins idyllique, on pourrait également

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faire droit aux « escarpes » de Sade, écorcheurs sans scrupule
fédérés par le mal, à qui Justine devra rendre des comptes
dans une œuvre à sa ruine imbécile. .

Aux effectifs de la jeunesse démissionnaire s'ajoutent


bien vite, fait de l'anhélation de la guerre de cent ans ; fait la

signature, en 1435, du traité d'Arras qui mettrait fin au parti


bourguignon ; suite à la trêve inopinée de 1444 et, plus
encore, à la genèse d'un embryon d'armée de métier;
s'ajoutent, donc, une dizaine de milliers de mercenaires
pointant aux ASSEDICS, désormais sans bannière, sans
suzerain ni cause, n'ayant jamais connu que le fracas des
armes et le tribut du sang. Un apport salutaire, si l'on ose

dire. Du pain béni pour nos brigades des sentes, fragilisées


par des années d'errance. De grêles et décavées qu'elles
devenaient à raison de carêmes, les bandes grossissent leurs
rangs jusqu'à former parfois d'authentiques compagnies,
grasses et puissantes. Ces pools rebelles, organisés en
véritable guérillas rurales, subsistent en saccageant bourgs et
provinces, insaisissables dans leur marche. Ils sont la

Seconde Peste. La Peste rouge ; errante, imprévisible, aussi


vivace et protéique qu'une cellule tumorale 10 . Les

10
À proprement parler, une cellule cancéreuse n'est pas ce

qu'on pourrait appeler une cellule « défaillante ». Il y a


essentiellement deux formes de déséquilibre pouvant induire
un état maladif : la carence et l'excès. Une cellule tumorale
relève de la seconde catégorie. C'est une cellule qu'étouffe sa

propre prolificité. C'est une cellule qui, pour survivre,

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Coquillards - c'est le nom qu'ils se donnent - sont peu à peu
rejoints par tous les miséreux, surnuméraires, damnés de la

terre souvent issus de milieux pauvres artisanaux,


estudiantins, voire monastiques. Chacun y trouve son
compte, y joue sa partition au prorata de ses capacités. On
voit fleurir des classes, des spécialisations ; on gagne en

s'adonne à des orgies liquides (elle se rengorge d'eau,


branchée sous perfusion vitale) ; et qui se multiplie, allant

jusqu'à synthétiser de nouvelles cartes de vaisseaux sanguins


pour drainer toujours davantage de force ; épuise et puise
-
dans les réserves du corps pour se maintenir, se répliquer

parce qu'elle refuse la mort. Pour mieux saisir de quoi il en


retourne, il faut garder présent à son esprit que la mortalité

est une propriété de système. Elle ne concerne pas les

cellules solitaires. La mort est une notion, pour ainsi dire, «

typique » des organismes multicellulaires. La mort n'est


engrammée et programmée dans les cellules qu'en tant
qu'elles participent d'un composé - soma ; la mort leur est

une instruction reçue du composé. Ce composé fonctionne


sur un modèle holiste et utilitariste de corps politique. Il en
appelle continûment au sacrifice de la partie ou « apoptose »

pour la préservation du Tout. Mais la partie elle-même, en


tant qu'elle ne serait pas liée au Tout, est immortelle de son
état. Lorsque la cellule mute, c'est son instinct de survie qui
reprend le dessus. Par suite, une cellule cancéreuse est une
cellule qui, pour se préserver, met en péril le Tout. C'est une
cellule plus vivante que le Tout. Le cancéreux ne meurt pas
d'autre chose que d'un excès de vie.

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efficacité. Polyphonie du crime et des activités comptables
de la criminalité : vol, triche, trafic organisé, prostitution se

coordonnent. Les réseaux s'épaississent ; les escrocs


s'enhardissent ; les procédés s'affinent et se raffinent. Une
myriade de nouvelles combines, chaque fois plus inventives,

remplace régulièrement les recettes épuisées des premiers


jours, blanchies sous le harnais.

Or, qui dit bande, dit code, grammaire, lexique. Qui dit
communauté dit aussi noyautage, infiltration, et protection

contre le noyautage ; en un mot, « shibboleth ». Tout un


système de rites, de saluts, de mots de passe ; ensemble de
coutumes administrées par classe et par région, et jusqu'alors

connues seulement des merciers ambulants, mendiants et


maraudeurs... jusqu'à ce jour crucial de 1455 qui voit
s'ouvrir, dans la ville de Dijon, le légendaire « procès des
coquillards ». Rendons-en les grandes lignes. Ce détour
nécessaire est, en réalité, un formidable raccourci pour
mieux nous pénétrer du secret des argots. 1455, donc.
L'année faste. Ou désolante, selon d'où l'on se place. Depuis
plusieurs années, les échevins de Dijon étaient victimes de
faux pèlerins rangés sous la houlette de l'apôtre saint Jacques
(les Coquillards doivent en effet leur nom à la coquille que
portent les pèlerins de Compostelle), mêlées aux vrais
pèlerins pour détrousser les honnêtes gens la nuit venue. Il

en avait pour leur argent. Littéralement. La ville, les villages

des alentours, les routes, les foires étaient devenues le

théâtre de forfaits de plus en plus nombreux. Lassés de leurs


méfaits, les Dijonnais pressèrent le procureur de la ville,

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Jehan Rabustel, d'y mettre un terme. Aussitôt dit, aussitôt

fait. Passons sur les détails, l'enquête du procureur est

efficace, pour ne pas dire expéditive. Les interrogatoires, les

auditions, les doléances ont lieu la même année, fidèlement


retranscrits par Jehan Rabustel. S'intéressant tout
particulièrement à l'organisation interne de la bande, le

procureur se retrouve rapidement en butte avec


l'hermétisme du « langage exquiz », dit également « jobelin »,

dont usent les compagnons de la Coquille pour


communiquer entre eux. En percer le mystère signifierait

tout simplement l'effondrement de la confrérie : les policiers,

au fait de ce langage, ne laisseraient pas d'infiltrer les

réseaux. Infiltrer les réseaux ; en infiltrer, ne fut-ce qu'un


seul, c'était les détruire tous. Un seul pour tous : tous
tombent pour un. Le procès de Dijon devait ainsi porter un
coup fatal au monde du vol et de la criminalité. Par chance,
le témoignage de première main de Rabustel serait

redécouvert vers le milieu du XIX e


siècle dans un parfait état
de conservation, par un archiviste de Dijon qui en publiera
quelques extraits sous le titre Les Compagnons de la

Coquille, Chronique dijonnaise du XVème siècle. Cette


découverte sera primordiale pour les mémorialistes de la

langue française ; et permettra d'envisager sous une autre


lumière les œuvres de François Villon. De même qu'Hugo,
Villon, poète qui fut très probablement « en cheville » avec
la confrérie, a largement puisé au thésaurus de ce
vocabulaire des marges. Nous lui devons le tout premier
glossaire de Y « argot » au sens large.

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Le miraculé

On ne détruit que ce que l'on remplace. Favorisé par le

déclin des coquillards, une autre forme de langage va


occuper l'espace laissé vacant par le « langage exquiz ».

L'argot proprement dit. L'argot d'Argot, langue du


« Royaume d'Argot », corporation des gueux, tissé de songes
obscurs et de rumeurs alcoolisées. Ce terme - « argot » -
servait à l'origine à désigner une population : celle constituée

par les classes inférieures des gueux et des voleurs. Ce n'est


qu'au cours du XVIIe siècle que, peu à peu, le mot trouvera à
s'appliquer à l'expression particulière de cette population.
Ses origines valent d'être mentionnées. Elles touchent au
romanesque. Ravivent les légendes noires d'un Paris dérobé
aux arcanes de la nuit. Au commencement étaient les
sinistres repères de la bohème des cryptes. Des cités
interdites au plus obscur des catacombes ; creusées à même
l'écorce de la pierre, où les porte -flambeaux ni les « lapins-

ferrés » (soldats du guai) ne s'aventurent jamais. C'est là le

privilège du couteau sur la gorge : on ne s'en défie pas sans y


laisser des plumes. Ou comme aimait à le rappeler un certain
chef de gare, y' en a qu'ont essayé ; ils ont eu des
problèmes... Ce sont les désormais fameuses « Cours des
Miracles », florissantes au XVIIe siècle sous le règne de Louis
XIII et Louis XIV, impuissant à les endiguer. Cours des
Miracles, et plus spécifiquement, la plus lugubre d'entre
toutes, rendue célèbre par Victor Hugo : la Grande Cour des
miracles, entre la rue du Caire et la rue Réaumur. Composée
de trois places successives communiquant par des boyaux, le

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complexe était réputé si dangereux qu'il échappait au
pouvoir régalien, et s'était doté d'une structure, d'une
législation et d'une hiérarchie propres. En 1630, lorsqu'on
voulut y percer une rue qui traverserait de part en part la
Grande Cour des miracles, les maçons furent assassinés avant
d'avoir même eu le temps de se mettre à pied d'œuvre. Au
niveau politique, la confrérie bénéficiait à l'ère des
monarchies d'une avance substantielle, anticipant sur le

système actuel des élections. Aussi consacrait-elle, par


plébiscite ou par suffrage dûment réglementé, un Roi des
argotiers - « le grand Coësre » ou « roi de Thunes » - ayant
autorité sur toutes les Cours et les mendiants de France. Il

exerçait son commandement par l'entremise de ses

lieutenants, appelé « cagous », de véritables « agents traitants


» (SR) qui parrainaient les débutants et les introduisaient aux
ficelles du métier. Un échelon plus bas dans l'étagement
hiérarchique de l'organisation arrivaient les « archissupots »,

les « savants du royaume des mendiants », pour la plupart


d'ex-étudiants, chargés par les cagous de professer l'argot aux
primo-arrivants, jouissant en sus du privilège de ne payer
aucun impôt au grand Coësre.

On ne fera pas l'économie d'un mot sur la constitution


de ces villages funèbres. Le monde du vol et de la criminalité

devait rester jusqu'au XIXe siècle un monde opaque et

souterrain. Les Cours s'organisaient en sociétés fermées,


resserrées sur elle-même. C'était les landes impénétrables des
dévoreurs d'huiles minérales, et qui le resteraient,

impénétrables, jusqu'au début de l'hygiénisme (préconisant

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l'assainissement des rues, le déplacement des cimetières,
soupçonnés de propager les mânes) et des immenses travaux
décrétés par le préfet Haussmann avec l'onction fébrile de
Napoléon III. Moins décrétés d'ailleurs - comme l'admettent
aujourd'hui les historiens - par esthétisme pur (qu'il s'agisse

« d'art pour l'art » ou de tourisme) qu'à l'aune de


considérations tactiques, anticipant sur la rumeur des foules
(gouverner c'est prévoir). Désamorcer les poudrières,
oblitérer les chemins de traverse, casser les murs des
labyrinthes urbains, se prémunir contre les barricades en
évasant les grandes artères de la cité, désenclaver les

quartiers éruptifs pouvant servir de base arrière à la

contestation. Ils étaient là, les véritables intérêts de la

rénovation de Paris : sanctuariser les entrailles de la capitale.


L'architecte donne lors substance et matérialité à l'idéologie

du roi dont il est le complice. Versailles, séquelle des


Frondes, dit cette alliance irrésistible.

A remonter méthodiquement les rivières de l'histoire


comme le saumon remonte les cascades du Vercors, on
s'aperçoit bien vite que, sous couvert de motifs religieux,

économiques ou scientifiques, les grands chantiers ont


toujours pris un soin particulier à travestir leur ferment
politique sous de grands idéaux (Pékin, ville hôte des J.O.
2008, vient à nouveau d'en présenter l'exemple canonique).
Inspiration somme toute plus pragmatique que le « fantasme
de toute-puissance » entraperçu partout par les tenants de la
psychanalyse : une secte de pervers obnubilés par les
symboles phalliques (à les en croire, même le pénis est un

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symbole phallique - ce qui n'est pas piqué des vers... Voire
mieux : tout bien considéré, le monde entier est un phallus
soluble en éléments phalliques, une mémoire akashique de
l'univers phallique. Phallus qui s'en dédit). L'architecture

délivre un message politique. Le cas d'école, nous


l'évoquions, est celui de Versailles. Versailles devient le

nouveau siège du gouvernement lorsque, plus de vingt ans


après sa décision d'en faire sa résidence, Louis XIV, le 6 mai
1682, abandonne le Palais-Royal pour occuper l'ancien
pavillon de chasse construit par son père et prédécesseur
Louis XIII. En se fixant sous l'ombre de Versailles, le

suzerain mettait ainsi un terme à l'errance ancestrale mais


peu pratique que s'imposait la Cour de France à l'arrivée des

beaux jours ; laquelle avait pris le l'habitude de voyager dans


les bagages du roi de château en château. Ce ne serait plus au
roi de s'exposer à ses sujets, mais aux sujets de se produire
devant le roi. Ce serait le peuple, la noblesse et le clergé

satellisés - stérilisés - qui, désormais, seraient maintenus dans


l'écliptique du Roi-Soleil. Cette noblesse sédentarisée, logée

sur place, resterait à sa place. Versailles lui ménageait avant


la lettre un panoptique de toute beauté, une prison dorée à
l'or fin qui faisait de chacun un perpétuel suspect, un
courtisan, un serviteur et un gardien tout à la fois. Un panier
de crabes voraces au sein duquel chacun se connaît surveillé
et se surveille, engage des agents doubles histoire de percer
les secrets les plus honteux de ses rivaux (savoir que le
vicomte de Cabricul fornique avec les chèvres ou entretient
avec sa fille des relations illégitimes vous rend
immédiatement le maître de son sort et de votre destin),

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prend les devants pour dénoncer les tripotages d' autrui,

comme le Tartuffe, pour ne pas être compromis. On


s'efforçait de devenir le tribunal de la rumeur pour ne pas
risquer soi-même d'essuyer le soupçon. C'est un peu
l'escalier qui serpente en colimaçon, suffisamment étroit
pour contenir l'assaillant en l'empêchant de dégainer l'épée,

mais suffisamment large pour lui broyer la tête au pilon des


gravats, en une bourrade comminative. Un concurrent
s'élève, vous fait de l'ombre ? On prend sur soi de lui casser

les jambes. On le dénonce. Pour rien. Pour s'attirer la

bienveillance du roi, mais plus encore pour ne plus craindre


sa défiance. Préventivement, donner des gages, et demeurer
en cour. Ainsi, tout se savait. Le roi, bien sûr, n'en perdait
pas une miette. Voici comment Versailles gravait l'Etat
centralisé dans les annales de la pierre morte. Et davantage :

peut-être l'essentiel de ce renversement consistait-il dans la


sécurité que son éloignement du Paris bouillonnant des bas
quartiers offrait à la couronne. La distance : un coupe-feu.
Tibère le savait d'expérience qui fit construire son palais
impérial sur les escarpements de Capri. Et combien plus
Hitler, perché dans son nid d'aigle. Il n'en allait pas
autrement du roi de France que sa retraite garantissait contre

l'irritation des foules, de ses agents factieux, de ses agitateurs,


des comploteurs ; enfin, contre la félonie de ceux qui tiraient
les ficelles : de la noblesse frondeuse, pareille à celle qui
l'avait contraint à l'exil dans sa première jeunesse, sous
Mazarin. Tout en Versailles - l'architecture, le mobilier, les
-
jardins, la statuaire, les protocoles, la musique et les lettres

exprime en creux l'inquiétude sourde de revivre une telle

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délégitimation, et, consécutivement inspire l'idéal résiliant

de discipline de maîtrise qui devait innerver le classicisme,

pour en finir avec les congestions de l'esthétique baroque.


On ne se cache pas qu'il y a évidemment l'avers et le revers

de la médaille. Les atouts de la centralisation avaient aussi un


prix, dont un roi serrurier s'acquitterait par le sang. Les

grands travaux, par-delà tout autre ordre de considérations,


sont d'abord l'épiphénomène d'une intranquillité (donc le

syndrome d'une instabilité) du politique. Conscience de la

précarité des règnes, de la force de frappe dont sont capables


quelques roturiers coalisés. De même Versailles
bouleverserait les routines de la Cour, de même les grands
travaux d'Haussmann, lestés d'un programme latéral aux
objectifs informulés, bouleverserait profondément les usages
de la pègre et de leurs dupes, les ridicules et honnêtes gens.

Mais n'allons pas trop vite, trop loin, trop tôt. Tentons
plutôt de remonter plus avant dans l'histoire. De cerner
l'origine. Au point zéro. Où tout a commencé. C'était au XVe
siècle, lorsque le Moyen -Âge (cette invention posthume
forgée par d'Alembert) vivait ses dernières heures. Le XVe
siècle, donc, voit l'arrivée des légions noires du crime au
cœur des grands centres urbains. Les écumeurs, corsaires et
flibustiers de grand chemin répètent le geste de Caïn tuer le :

nomade en eux. Les confréries de forbans font souche. Ils

s'agglutinent dans les artères des villes comme du mauvais


cholestérol, investissant d'abord les docks et les quartiers

marchands. Ils arpentent les sous -sols, explorent les dédales


creux, les couloirs infectés, tortueux du monde de

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l'invisible ; ils frayent leurs abris-bulles, dessinent
l'entrelacement des mandalas chthoniens ; ils s'aménagent
des options de fuite dans les galeries ferrugineuses dont les
bras font réseau, découvrent des passages, strient les argiles
comme des fruits perforés. Moitié lunaires et moitié
souterraines, telles se constitueraient les toutes premières
Cour des Miracles. Elles arriveraient vite à saturation ; à tout

le moins si l'on s'en tient au témoignage que donne Sauvai


du Fief d'Alby dans son Histoire et recherche des Antiquités
de la ville de Paris (1660) : « On m'a assuré qu'en cette cour
habitaient plus de cinq cent familles », donc certainement
trois mille à cinq mille hommes adultes. Assez pour troubler
sérieusement l'ordre public et, ce faisant, tourner en dérision
la prétendue mainmise des monarchies frisées. Les perruqués
avaient de quoi se faire des cheveux blancs.

Il y a des zones, dans l'actuel hexagone, que même les

bus renoncent à desservir (en fait, ont obtenu de contourner)


; des zones proscrites à la police et aux services publics et que
l'on nomme « banlieues ». Il faut s'imaginer l'ancien Paris
ocellé de ces zones franches. S'imaginer, par suite, la peur
panique de l'imprudent venu s'y engouffrer sur un coup de
sang, à la poursuite d'un pickpocket, en quête d'un disparu
ou de quelque chose d'autre... Se figurer notre homme,
bourgeois confit, déambulant dans ces labyrinthes froids du
crépuscule. Se figurer être cet homme, voir par ses yeux,
sentir, souffrir, entendre par son corps. Plantons le décor. La
brume pâle qui frotte dans votre dos, contre les murs, la
fumée jaune qui poisse dans votre dos contre les vitres

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défoncées, passant sa langue sur les angles du soir. À tâtons,
pas à pas, vous descendez un escalier, profond, vous pénétrez
dans l'ombre. Commence une longue descente chthonienne
de l'œuvre au noir dans les entrailles du monstre de Zola.
Plus bas. Vous êtes maintenant dans une autre ruelle. Des
vapeurs blanchâtres émanent des grilles soufflant des volutes
de vapeur compassées. Plus bas. Des tavelures maculent le

sol. Des ouvertures navrées forent les façades par où l'on


aperçoit les murs guingois des bouges, scandés par une
gradation de gris fuligineux... Plus bas. L'entrée du
souterrain. C'est une bouche de l'enfer ouverte de manière
obscène, telle une monstrueuse machine échouée dans un
cratère de lune. Plus loin. Vous amorcez la catabase,
progressant à l'aveugle sur les traces d'Enée. Vous progressez
parmi les formes hispides des égouts de Paris ; ceux de
Colbert, de Fantomas, de Caus, peut-être ? Imaginez le sang
sur la sciure, au pied des collecteurs. Des canaux d'eau
turbides où surnagent à fleur d'eau des rats gras putréfiés.
Des carcasses sans identité, allongées comme une femme de
Modigliani. Partout, l'ombre tressaille de petites formes
vibratiles. Silhouettes dansant la gigue pareilles aux écorchés
de Fragonard, ces fœtus empaillés, et d'autres horreurs
indescriptibles qu'on n'oserait pas même exposer à la

biennale de Venise. Autour de vous flotte une luminescence


aux contours lactescents. Les couloirs se succèdent. Sinueux.
Tortueux. Poissés d'une bave lourde. Plongeant toujours plus
bas. Une démence de tuyaux semblables aux systèmes
pneumatiques des anciennes postes et des services secrets -

dont on retrouve encore, à la faveur des travaux de voirie, les

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mariages tabulaires et les navettes à air comprimé. Plus loin.

Vous pénétrez l'écorce de la terre. Vous entendez aux loin

les rires des assassins tapis dans l'obscure Alamut. Vous


poursuivez l'écho ; l'écho vous mène à votre perte : à la
Cours des Miracles. Trop tard. Vous débouchez, enfin, au

cœur du Hohlweltlehre 11 , le monde perdu sous la surface. En

11
Dans le sillage des idées avancées depuis la fin du XVIe
siècle par quelques érudits qui se représentaient la Terre
comme étant creuse, « convexe », avec une croûte
départissant le monde de la surface d'un territoire intérieur
inconnu, mais accessible par des failles situées au niveau des
pôles (idées qui trouvèrent un illustre défenseur en la

personne de John Cleves Symmes (1742-1814), beau -père du


président William Henry Harrison, dont les recherches sur
la «Hollow Earth Theory » ont inspiré moult explorateurs et

écrivains tels que Jules Verne ou Edgar Rice Burroughs) la

Hohlweltlehre présente une variante à dominante « concave


» de cette topologie à double étage, suivant laquelle les

Terriens ordinaires vivraient à la surface d'un monde


renversé sur lui-même, retourné comme une poche : la

croûte terrestre constituant les limites externes de notre


univers ; le ciel et les étoiles étant contenues dans un noyau
central autour duquel roule un soleil au-dessus de nos têtes.
Essayons-nous, autant qu'il est possible, à restituer la chose
en perspective par le schéma suivant :

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ressortirez-vous ? Il n'en dépend que des raisons qui vous y
ont conduit. .

Le Paris d'aujourd'hui conserve des stigmates du règne


parallèle des galapiats, réminiscence d'une Némésis
incompressible des partisans du droit monarchique ou
républicain. La capitale les maintient, fossilisés dans les

cartouches des quartiers et des rues. Vous les apercevrez,


vous promenant entre le boulevard de Sébastopol et le

Forum des Halles, les rues « de la Grande-Truanderie » et «


de la Petite-Truanderie ». Cartouches chargées d'histoire qui
perpétuent le souvenir romanesque des Cours des Miracles.
Mais le meilleur reste à venir. . . Ces cloaques retentissants du
murmure de la nuit, pourquoi les avoir baptisés ainsi ?

Terra incognita

Noyeau - voûte céleste

Soleil - tourne autour du noyeau

Terre habitée

Une théorie vertigineuse qui semblerait avoir attiré

l'attention de quelques dirigeants nazis, notoirement portés


sur la chose, et convaincus de pouvoir tirer parti de la
géométrie particulière d'un semblable modèle.

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Pourquoi ce nom - « Cours des Miracles » ? Réponse dans
L'Histoire de Bicêtre, qui nous apprend, sous la plume de
Paul Bru, que l'on « nommait ainsi leurs repaires parce qu'en

y entrant [les mendigots] déposaient le costume de leur rôle.

Les aveugles voyaient clair, les paralytiques recouvraient


l'usage de leurs membres, les boiteux étaient redressés. (...)

[Les cours étaient] d'immenses vestiaires, où s'habillaient et

se déshabillaient à cette époque tous les acteurs de cette


comédie éternelle que le vol, la prostitution et le meurtre
jouent sur le pavé de Paris. . . ». « Cours des Miracles », en
somme ; car lorsque voleurs et truands (qu'on nomme alors

« saboules », « drilles » ou « narquois ») regagnent leurs


pénates après une bonne journée de vol et de rapine, ils «

scotomisent » apparemment les implacables infirmités et


affections qui leur ont permis d'apitoyer le passant ou
d'acculer leur bienfaiteur crédule dans une venelle sombre
pour le soulager de son escarcelle. Entendez là qu'une fois de
retour dans son antre, le faux bossu se redresse, le faux
aveugle voit, le faux cul-de-jatte galope comme un lapin, les
écrouelles sont lavés de leurs maux et tout celacomme par. .

« miracle ». Lourdes avant l'heure. « Past is prologue »,

comme l'expliquait Shakespeare dans La tempête. Tout a son


origine...

Ainsi, plus qu'un asile, les Cours ne laisseront pas de


constituer de véritables lieux de résurrection pour les

fauteurs de mort. Des cathédrales gothiques érigées à la

gloire des paganismes underground. Le rendez -vous


gothique des marginaux, des resquilleurs et des rosses en

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cavale portant à même la peau la marque des bannis. On s'y

rencontre, on y bivouaque ; les fugitifs y séjournent à


l'année, tapis dans les tréfonds d'alcôves troglodytes. La ville

s'éteint dehors, quand les étals - dedans - s'élèvent à perte de


vue pour accueillir les négociants, les pourvoyeurs de (bas-
)fonds venus chiner au marché noir la contrebande et la

camelote « tombée de la charrette ». Recel, troc, vente. Les


puces avant la lettre. Et les mauvais garçons badinent au bras
des filles de joie ; et les bossus du carnaval de jour
rembourrent leur bosse de paille avec un soin taxidermiste ;

et les brigands tracent dans la poudre les esquisses du


mauvais coup qu'ils iront faire demain. Le mal assoit ses
plans sur la comète tandis que les caves bruissent dans tout
Paris du murmure de la pierre. Chaque nuit, la place s'anime,

théâtre vespéral de ces ballets grandioses jusqu'aux premières


lueurs de l'aube.

Sur la période du XlVe au XVIIe siècle, Paris compta


ainsi plus d'une dizaine de Cours. Nombreuses furent les

mesures prises tour à tour pour rétablir l'autorité souveraine

dans ces enclaves déliées du droit commun - vacuum legis.

Nombreuses autant qu'inefficaces. Nombreuses autant que la

pléthore de prévôts ambitieux, délicieusement naïfs, croyant


d'un tournemain mettre un arrêt définitif à ces conjurations
du crime. Nombreuses et vaines. Il fallut tout passer par
pertes et profits - par pertes essentiellement. Perte d'argent
et d'effectifs. Perte d'humour. De crédibilité. Le crime ne
profite pas... à ceux qui le combattent. Ainsi, au grand dam
des autorités, la « fin des Cours » temporisait. Pour payer et

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mourir, on a toujours le temps... rien, cependant, ne dure
éternellement. Même les pires choses connaissent une fin. La
loi bafouée aurait pour bras vengeur incertain Nicolas de la

Reynie. Colbert, en 1617, fait nommer la Reynie lieutenant


général de la police, avec pour mandat précatif la mise à bas
du réseau des forbans. Sur l'ordonnance de la Reynie datée
du 3 avril, sont obstrués durant la nuit tous les accès aux
cours des Miracles. Postés en embuscade, ses milices
procèdent dès le lendemain à des arrestations massives de
faux infirmes venus y regagner leur place. Tous furent jetés,
sans ménagement, dans les prisons de la capitale pour y
croupir le reste de leur existence. C'en était fait des Cours.

Un pan d'histoire s'effondrait avec elles. Ces lieux sordides

ne devaient jamais réapparaître. Du moins, c'est ce qu'on


dit. .

Le mafioso

Pour des raisons sociales autant qu'industrielles, la

grande vogue argotique ne connaîtra son apogée qu'au


tournant du XIXe siècle. Le XIXe siècle aura raison du
brigandage de grand chemin. L'existence isolée, nomade, de
ces antiques « associations de malfaiteurs » se heurte de plein
fouet aux politiques sécuritaires des réseaux de
communication, décrétées notamment sous l'impulsion du
Vatican pour encadrer les pèlerinages. Encore une fois, la

conséquence dépasse la cause : d'exceptionnelle et périlleuse

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qu'elle paraissait jusqu'à présent, l'expédition devient
monnaie courante. La traversée n'est précisément plus une «

traversée » ; elle devient une promenade, une pérembulation


lyrique où l'oeil caresse les plaines et les reliefs de manière «
désintéressée » ; avec toutes les implications qu'une telle
posture de désintéressement doit revêtir pour le lecteur de
Kant. C'est la naissance du « paysage », mise en désir des
territoires. Et cependant que la haute société taille ses

charmilles et soigne ses villégiatures ; tandis qu'elle flâne


d'un château l'autre, les pères laissant souvent languir les
gosses à la campagne pour « faire affaire » en ville (et

chatouiller les filles légères) - ainsi, en Amérique, des Quatre


filles du docteur March ; en Suisse, d'Heidi sur son alpage -,

les bécassines de basse naissance font le chemin inverse ;

délaissent leur père ; confient à leur aîné la gestion du


bocage ou de la ferme familiale pour s'en aller tenter leur

chance (ou leur malchance) en ville.

Le Paris rénové fait alors face à l'arrivée massive des


provinciaux, fuyant la rigueur des campagnes pour espérer
trouver en ville des conditions plus favorables. L'argot dreep
au compte-goutte, radiant à proportion que les

aménagements de Paris redistribuent les cartes ; il s'ancre et


s'encre à proportion que conglomère tout un bassin de
prolétaires urbains à la faveur de la révolution industrielle :

les lumpen analysé par Marx, qui deviendront


prémisses du
les workingpoor du travail néolibéral. C'est l'âge d'or du

naturalisme, d'Emile Zola et de la Comédie humaine l'âge ;

de l'argent et des faux-monnayeurs, d'Honoré de Balzac et de

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ses parvenus. Celui de l'aristocratie sans la noblesse. Celui

des illusions perdues. De cette bête broyeuse de corps qu'est


devenue la capitale. La misère fait son lit entre le suif,

l'anthrax et l'opiacée consolateur des assommoirs. La pègre


fait son beurre. Recrute. Son langage s'enrichit du bagout
provincial, du jargon des métiers ; mais plus encore d'apports
transfrontaliers par le truchement des voyageurs montés à
Paris « pour affaire ». Le bourgeois désœuvré cultive une
affection nouvelle pour le voyou des « classes dangereuses »

(un peu comme le bobo contemporain de Saint-Germain-


des-Prés, prônant l'insurrection violente bien à l'abri

derrière son digicode). Il s'enhardit dans ses déclarations,


faisant du délinquant une surface idéale de projection pour
ses fantasmes névrotiques (sans complexe, sans avoir, sans
souci : il est libre). Et c'est ainsi, guidé par cette fascination

jusqu'alors inédite, que la littérature va se mêler à l'exsudat


des villes. Le gotha s'encanaille. La « haute » huppée, coincée
par l'étiquette découvre un nouvel exotisme : celui des bas-

quartiers.

XIXe siècle. Aube dépolie d'une littérature sombre,


forgée d'un romantisme amer, enracinée dans la promiscuité
sociale. Littérature sans Dieu qui trouble la frontière entre le
mal et l'existence ; littérature qui fait de l'existence moins le

terreau que le symptôme du mal, un mal dont l'expression


culmine d'abord dans la banalité du quotidien (les misères de
Denise), avant de s'engager, en Angleterre, dans une voie
plus haletante, celle des premiers romans d'enquêtes.
Lesquels romans engendreraient, beaucoup plus tard, les

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premiers authentiques antihéros parmi lesquels, à s'en tenir
aux plus célèbres, on retient ceux légués par Arthur Conan
Doyle (Sherlock Holmes) et Agatha Christie (Hercule
Poirot). Mais la prolepse est légèrement précoce. Trop vite.
Nous démarchons trop vite. Chaque chose doit venir en son
temps. Concentrons-nous plutôt sur les figures majeures de
ce mouvement, pour l'heure inchoatif. C'est un mouvement
« muant » comme aurait dit Montaigne social avec Victor ;

Hugo et ses bagnards imprégnés de langue verte ;

néogothique avec le mystérieux Vidocq, interprète officieux


des Cercles de la Nuit, à la frontière du crime et de la loi.

Eugène-François Vidocq, voleur, soldat, forçat, puis


réchappé du bagne, on ne sait comment parvenu chef de la

brigade de sûreté, ancêtre de la police judiciaire. Célèbre non


seulement pour le succès de ses Mémoires (1829), des
Voleurs (1836) et des Vrais Mystères de Paris (1844) qui
représente une contribution majeure à notre intelligence des
dialectes oubliés ; mais également pour avoir inspiré nombre
de personnages devenus classiques de la littérature, parmi
lesquels le policier Jackal des Mohicans de Paris d'Alexandre
Dumas (père), Vautrin dans Splendeurs et misères des
courtisanes (1838 à 1847), chef-d'oeuvre de Balzac, ainsi que
les deux rôles antagonistes des Misérables (1862) de Victor
Hugo : Valjean (alias le père Madeleine) et son ennemi
intime Javert.

Tandis que les voyous se mêlent à la vie des quartiers, de


l'argot pur se déverse dans la langue populaire : celle des

grandes gueules de cabaret, des anonymes de la vie

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quotidienne. Le phénomène annonce, dans la première
moitié du XXe siècle, le triomphe plébéien des tronches de
cinéma et des goualeuses de bar. L'argot, si près des humeurs
plébéiennes et de la chair des rues, fonctionne alors comme
gage et caution d'authenticité. Les plus grands écrivains, de
Balzac à Zola, en passant par Hugo, Jean Genêt, René Fallait,

Raymond Queneau, Henri Barbusse et Jean Lorrain,


utiliseront à plein le pittoresque de l'argot. Aujourd'hui-
même, en ce début du XXIe siècle, les romans teintés de

langue verte restent d'actualité : lire Jean Vautrin, Denis


Belloc, Machette et quelques autres. Ils ressortissent depuis à

tous les genres, de la romance au roman noir. Toutefois, qui

dit argot dit plus spécifiquement littérature d'enquête,


polars, thrillers et séries policières ; arborescence dont les

années soixante seront la période faste, de même que les

années cinquante avaient été celle de la science -fiction.


Polars : un genre qui ne participe pas peu à l'entreprise de
diffusion - et de sauvetage - des argots populaires. Mais qui,
revers de la médaille, contribua également- inévitablement -

à le banaliser. Revers de la médaille, car cette propagation,

pour un langage essentiellement prisé pour son opacité, ne


signifie rien d'autre que l'obsolescence, la mort. Ce que
l'argot conquiert en popularité, il le perd en escompte.
L'argot est comme la mode : il meurt de son succès. La mode
n'est plus la mode qui s'est disséminée ; de même l'argot n'est
plus l'argot qui s'est vulgarisé. Et la littérature vulgariserait
l'argot. Et la littérature tuerait l'argot en le taxinomiant. Or
si l'argot manquait à sa fonction première (le chiffrement des

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communications), d'autres dialectes, plus exotiques, ne
laisseraient pas de venir occuper ce rôle désormais libre.

Cigares. Barbouzes. Tontons flingueurs. Les pieuvres


criminelles se déploient en Europe sous l'égide des marias
comme aux Etats-Unis sous celle du Chicago Outût, dopées
par la prohibition. Nous sommes au XXe siècle. Nous
sommes à l'ère des dynasties du crime ; celles des parrains de
la drogue entrés au panthéon du cinéma à la faveur d'une
production filmographique prodigue et prolifique. Histoire
de faute, de lignage et de sang ; grandeur et décadence des
cinq familles du National Crime Syndicate (Bonanno,
Colombo, Genovese, Gambino, Lucchese) se partageant les

secteurs de New York (The Big Apple) ; chronique des


guerres de gangs marchant sur les brisées des autres clans
d'honneur de la Cosa Nostra ; transposition moderne des
sagas celtes, des cycles dramatiques et des tribulations des
familles consacrées de la tragédie grecque - tels les Atrides,
devenus les Atréides dans Dune de Frank Herbert -,

entachées par l'hybris et le péché cessible de l'ancêtre fautif.

L'ère également de la French Connection, montée au cours


des années trente par deux génies et gangsters marseillais,
Paul Carbone et François Spirito. Soit un nouveau réseau
portuaire d'envergure multinationale si prometteur qu'il

deviendrait dans les années soixante le fournisseur privilégié


des mafias italo-américaines, avant de décliner dans la

tourmente des trahisons, puis de lyser une fois pour toutes


dix ans plus tard, victime de son succès et de l'acharnement
de l'administration Nixon.

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Toutes les mafias ont leur jargon ; et la sacralité de ce

jargon, son hermétisme, est un principe constitutif de la


survie de toute mafia. Une exigence d'honneur, serment des
hommes d'honneur (uomini d'onoré) clairement formalisée
par le proverbe sicilien : « La megghiu parola è chidda che
nun dicci » (« la meilleure parole est celle qu'on ne prononce
pas »). Cet aphorisme réside au centre du dispositif de
Yomertà. C'est une contrainte tacite, qui doit être observée
partout, toujours et en tout lieu. Partout, c'est-à-dire aussi
bien parmi les initiés et dans leur entourage que parmi les

victimes. Une loi d'airain gravée aux portes de Palerme


comme sur une stèle d'Hammourabi, celle-là ne tolérant, au
contraire de celle-ci, aucune flexion du Droit. Droit droit,
dur, sans dérogation. Pas même du boss du cupoJa, le chef de
tous les chefs (Capo di Tutti i Capî). Toute infraction à la loi
du silence s'assortit automatiquement de sanctions sans
recours pouvant aller de simples représailles à la « mort
blanche et sans cadavre », la luparîa blanca (comme dans le

reportage de BHL sur la guerre en Libye). L'éthique est ici

déontologique, kantienne plutôt que conséquentialiste : la

valeur de la peine n'est pas proportionnée au mal commis,


mais relative à l'acte même de transgression. C'est ce
pourquoi elle est toujours tragique et disproportionnée. Il

faut comprendre, à cet égard, que le monde de la pègre doit


sa sauvegarde, son efficace et sa survie au secret qui l'entoure

; que rompre ce secret, c'est mettre à bas l'ensemble du


système. Le silence est une arme et une nécessité. Et,

d'évidence, une arme qui peut se retourner contre ses

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premiers détenteurs. Il est donc capital de faire taire les

bavards. De sceller la conspiration. Coûte que coûte. À tout


prix. Dans le milieu, celui du sang n'est pas si cher payé. .

Aucun empire ne dure éternellement. Aucune tête

couronnée. La gloire est éphémère, comme le rappelle le

peine-à-jouir du mémento mon apostrophant l'empereur


triomphateur. Bien des têtes sont tombées lorsque la brigue
fut éventée ; car elle le fut, dès le début des années quatre-
vingt. La pègre faisait alors les frais d'une vague de
témoignages à charge et de dépositions de repentis (il

pentito, dans le jargon) célèbres, tels Tommaso Buscetta, de


la famille Bontate. Certains pour obtenir une protection
civile et des réductions de peine ; les autres par vengeance ou
conviction ; tous plus ou moins en butte avec la nouvelle
politique de la Cosa Nostra (« notre chose »), la principale
mafia de la péninsule avec la Ndrangheta. Celle-ci, grisée
-
par l'ambition, projetait d'étendre ses activités de services
jusqu'alors limitées à des pratiques traditionnelles
d'extorsion de fonds (pizzo), de corruption et de subornation
- au juteux secteur du narcotrafic. Diversification qui n'était
pas du goût de tous. Et pour cause : en empiétant sur le

marché des stupéfiants, en se donnant les coudées franches,


la Piovra sicilienne foulait des tentacules ses propres
engagements : ni drogue, ni alcoolisme, ni proxénétisme, ni
adultère, ni prêt d'usure à titre personnel, ni enlèvements

(sur l'île). De la piété avant toute chose. Que diable ! On ne


rigole pas avec l'éthique ! C'est donc dans ce contexte,
critique, que les villes de l'organisation tombèrent les unes

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après les autres entre les griffes du fameux juge Giovanni
Falcone (Dieu ait son âme) dont la réputation n'est plus à
faire. C'est dans ce même contexte qu'éclate l'affaire restée

célèbre sous le nom de « Pizza Connection », qui révélera


l'ampleur du rôle joué par les pizzerias dans les activités de
blanchiement de l'argent sale (le Vatican savait aussi mettre
la main à la pâte). Ce statut farfelu de mafioso pizzaiolo
s'exporterait partout de par le monde, dans les bagages d'une
diaspora gastronomique scrupuleusement organisée. Elle

essaimerait jusqu'aux États-Unis, d'où elle sévit encore à


l'heure actuelle. Méfiez -vous des pizz aïoli !

Les grands Macaronis qui feraient souche en Amérique


n'essuieraient pas les mêmes revers, moins attachés que leurs
prédécesseurs à la morale de l'« homme d'honneur », tout à la
fois surgeon et parodie de celle de l'« honnête homme ». Ils

seraient intraitables. Des hommes de fer, les grands


macaronis ; pas nouilles à se laisser rouler dans la farine. Ils

versent dès le XXe siècle - donc peu après avoir quitté Ellis
Island - dans le commerce de drogue (cf. Le parrain).
Activité fort lucrative, mais loin d'être exclusive. Les mafias
italo-américaines découvrent vite outre-Atlantique une
nouvelle manne dans l'univers des jeux. C'était acquis : les

jeux auraient leur ville.

Les casinos pousseraient à Las Vegas comme des


amanites rouges : ensorceleuses, mortelles. Ils spéculeraient
sur l'insouciance des riches et sur l'acharnement des
insolvables, un pied mis dans la tombe. Aux riches, ils

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offriraient de profiter des largesses de la table et des
spécialités poudreuses aux confins du licite ; ils décoreraient
leur lit d'une poussière de diamant, suppléraient leur séjour
en amours tarifé. Autant de services ou de roueries de
Lotophages gracieusement déférées aux frais de la maison. Ils

rédigeraient, à l'instar des palaces, le cardex de leurs proies :

le fichier condensé de tous ses vices et petites habitudes.

Rien n'est trop beau, tous les moyens sont bons pour attirer

les « whales », pour traquer les baleines, pour piéger les

flambeurs dans le pressoir à fric. Les mafiosi misent avec


grâce. Et force liasses. Ils n'hésitent pas - jamais - à mettre
paquet. Ils gagnent toujours. Les placements sont heureux. A
terme, ils le sont tous. Loin d'être aventureux, ils permettent
d'escompter un formidable retour sur investissement. De
l'argent vite gagné. Des relations, aussi. Fidèles et motivées.

Quelques clichés bien amenés d'hommes politiques -

d'affaires, de loi, de presse, d'Eglise ou de pouvoir - vitrifiés

en mauvaise posture, serviraient aux mafieux de moyens de


pression et d'oppression pour renforcer leur mainmise
politique. Cette forme de chantage, hypothéquée sur la

menace de découvrir aux opinions publiques ou aux familles


certaines affaires de mœurs que les satrapes lésés

préféreraient oublier, n'est pas une routine exclusive aux


casinos. Les casinos n'ont pas le monopole de l'intimidation
lubrique. C'était le mode de recrutement privilégié du KGB.
L'URSS en a braqué ou retourné plus d'un, de patriote,

d'agent, de fonctionnaire d'État, par le seul poids des mots et

le choc des photos. Parfois sans disposer ni de l'un ni de


l'autre. A telle enseigne que les ambassadeurs dépêchés au

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Kremlin avaient pour instruction de décliner le Champagne,
non pas par crainte d'empoisonnement, mais bien plutôt
pour s'épargner les suites d'un after regrettable.

Les casinos dorlotent leurs sommités pour mieux les


endormir. Les pauvres, les impécunieux, les resquilleurs
bénéficient rarement du même degré de sollicitude. Les
caméras surveillent. Ils sont vite repérés ; et débarqués, dans
le meilleur des cas, redirigés vers leurs pénates sans autre
forme de procès. Quant aux récidivistes de la martingale, ils

les endorment définitivement. Il y a un mal-traitement de


faveur prévu pour tous les cas de figure, dont le plus
compassé s'applique aux fraudeurs acharnés. Même repentis :

les larmes n'éteignent pas le feu. On leur réserve un trou au


milieu du désert. Une sépulture saline rebouchée à la hâte et
de façon grossière. Sommaire, sans épitaphe, mais néanmoins
signée ; en sorte que nul - quoiqu'avec toute la mauvaise foi

du monde - ne puisse se persuader qu'il ne s'agit - tragique,

tragique - que d'un touriste imprévoyant, adepte des bains de


sable ; voire d'un hurluberlu, copulateur dans l'âme, abstème
bien malgré lui, émoustillé, tel Robinson, par le glamour
irrésistible du giron terraqué, qui s'oubliant dans l'acte aurait
incidemment péri de déshydratation. Une sépulture signée,
donc, d'une jolie pelle en guise de cippe, plantée bien droit
au faîte d'un tumulus bombé. L'art cinéraire maffieux
acquiert ainsi une visibilité qu'il n'avait pas auparavant. Il

devient théâtral. Vieilles méthodes, nouvelle donne. On est

en Amérique. On s'adapte au terrain. Plutôt que de


précipiter les malheureux les pieds dans le ciment dans les

91

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tréfonds marins, on les couvre de terre en laissant saillir tout
au plus un visage tuméfié (cf. Casino). Deux avantages, et ils

ne sont pas moindres. Le premier, symbolique : annoncer la

couleur. Marquer la douane d'une ligne jaune, ligne tressée


d'épouvantails macabres au mauvais œil comminatoire. De
même que les tribus amérindiennes bornaient leur territoire

avec des carcasses d'hommes ; de même que les Romains -

devenus dans l'intervalle un parangon de raffinement (ne


nous ont-ils pas « civilisés » ?) - dressaient des crucifix
vivants le long des routes de la Ville Eternelle en souvenir
{in memoriani) du sort peu désirable qu'ils infligèrent aux
partisans de la révolte des esclaves (cf. Spartacus) ; de même,
enfin, que Vlad Tepes, compte de Valachie, Transylvanie,
décorait ses frontières de soldats embrochés (d'où son
surnom, « Vlad l'empaleur », et sa réputation qui inspirera à

Bram Stoker le personnage de Dracula), les mafiosi bordaient


leurs oasis de faciès cabossés, fruits du désert, desséchés par

le sel et tannés par le sable, comme une mise en garde à


l'attention des fous qui seraient tentés de marcher dans leurs
traces. Ça produisait son petit effet. Ça dissuadait les

fédéraux et les ligues de vertu. Deuxième avantage, plus


prosaïque, plus en aval : résoudre les problèmes. Plus
d'hommes, plus de problèmes.

Les jeux sont bien évidemment indissociables de l'alcool.

L'alcool avant le jeu : pour être en condition. L'alcool


pendant le jeu : pour faire durer l'ivresse. L'alcool après le
jeu pour y noyer ses pertes. L'alcool, dans sa consommation
:

courante, ne valait pas grand-chose. Il ne rapportait pas. Il

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n'intéressait pas. Mais une fois consigné, il acquit rapidement
son tanin d'interdit - et, partant, tout son intérêt. Comme les

cigares cubains au cœur de la guerre froide ; comme,


aujourd'hui, les cigarettes ou le porno sur Internet. Boissons
d'ivrognes, il devint met de choix. D'autant plus recherché
que rare. D'autant meilleur que prohibé. Une valeur sûre et
fortement valorisée. Le ressort de cette surenchère n'est pas à
rechercher ailleurs que dans les puissances infinies du désir-
même, par essence transgressif, et par ces deux propriétés -

infinitude et transgression - différant du besoin, toujours


contenu dans les limites de l'ordre naturel et ne survivant
pas à sa satisfaction (sauf cas de l'hydropique, du boulimique,
du potomane, abondamment glosés par la philosophie
moderne). Naturel, le besoin. Transgressif, le désir. - Social

par conséquent ;
puisqu'il n'y a pas de transgression sans loi,

et pas de loi sans politique (la « loi de nature » ne fut jamais


d'ailleurs qu'une justification ad hoc de la « loi positive » ;

voir Calliclès dans le Gorgias, les jusnaturalistes, les auteurs


des Lumières, Nietzsche dans la Généalogie). Le phénomène
est bien connu. Ce n'est en aucun cas la soif de transgression
qui génère le tabou, ainsi que l'envisageait Freud ; mais bien
plutôt l'interdiction qui crée la soif de transgression. En
l'occurrence, la soif d'alcool.

Ne pas chercher midi à quatorze heures 12 : l'existence

quotidienne offre son lot d'exemples. Il n'est qu'à se servir.

12
Même si midi, heure officielle, correspond bien en France
à quatorze heures solaires.

93

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Ne boudons pas les plats. Le plus fameux, presque du
réchauffé, c'est bien évidemment la cigarette. La cigarette
pour les ados. La cigarette, qui devient cool parce
qu'interdite (- pour notre bien, cela va sans dire ; aucun
rapport avec les budgets de la sécu). Si donc la cigarette cool,

combien plus cool sera la drogue ? Puis de quelle drogue est-


il question ? Douce ? Dure ? Il y a des gradations, fonction de

la dégradation. Est-ce au nonobstant ou moyennant la

répression que la France est devenue l'État d'Europe où l'on


consomme le plus de cannabis ? Lorsqu'à seize ans, vingt-
quatre pour cent des jeunes consomment régulièrement, il
y
a de quoi se poser la question. La même question dut se poser
dans les couvents des Carmélites avec les romans licencieux
mis à l'index qui s'échangeaient sous la simarre. Mettre à
l'index, c'était pointer du doigt. Restons dans le registre de la

ûn'amor et mentionnons le contrat qui l'achève. Le mariage


tue l'amour, c'est bien connu, parce qu'il le légalise. Qu'on
cite à comparaître les amants maudits : Héloïse et Abélard,
Pyrhame et Thisbée, Tristan et Yseut, Lancelot et Guenièvre,

Roméo et Juliette, et mille autres martyrs, se seraient-ils

aimés si le fatum, le sort, le clan, ne s'étaient acharnés à leur


glisser des bâtons dans les roues ? Parachèvement de la

beauté du diable : sa transcription sur le terrain du discours


politique. Sur le terreau d'un quadrillage toujours plus
resserré de la parole autorisée (« le cercle de raison »), fleurit

l'anti-politiquement correct. Un discours inusuel interprété


par Dieudonné à la Main d' Or - à telle enseigne que
l'humoriste peut se gargariser, malgré son black-out
médiatique, d'être l'artiste le plus vendeur de l'Hexagone

94

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(mieux que Johnny !). Mais un discours « en réaction » qui
n'évite pas un contresens rédhibitoire. Pour sûr qu'il ne
suffit pas d'être bien-pensant pour bien penser. Qui fait

l'ange fait la bête ; on fait souvent le mal en approuvant le

bien, renchérissait Ovide, d'autant plus mal qu'on croit bien

faire. Mais il ne suffit pas non plus de faire le mal-pensant


pour être original. Ce n'est pas parce que le bien peut être un
mal que le mal est un bien. La diabolisation par les médias
d'un parti politique ou de son capitaine peut aussi jouer en sa
faveur ; et lui, le capitaine, de rechercher cette diabolisation

comme une pédale de séduction. Comparer l'homme au


diable - surtout lorsqu'il est borgne - n'est pas toujours

atténuer l'intérêt qu'il suscite. Pour avoir une fois de plus


mis en lumière leur manque de pluralisme et d'objectivité,

ceux qui récoltent la tempête sont en revanche le plus


souvent les journalistes. Du paradoxe de l'interdit, les

bizarreries de la science botanique recensent un spécimen


plus éloquent encore. Celui de la... patate. Solanum
tuberosum. Celle-ci n'a pas toujours connu la faveur qu'on
lui sait. Bien au contraire, depuis son introduction en France
par le botaniste suisse Gaspard Bauhin à la faveur du XV e

siècle finissant, la pomme de terre n'était guère à l'honneur.


Triste patate... Boudée patate... La pomme de terre était

connue, mais de mauvaise réputation. Fruit de la glèbe


luisante et noire, on la disait d'engeance chthonienne,
frayant avec les forces du malin. L'insinuation que la

solanacée véhiculait la lèpre se répandait comme crocus au


printemps ; celle-ci n'avait aucun fondement, mais le mérite
de conforter l'opinion des Français qui s'accordaient déjà à

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trouver insipide ce féculent grené et décidément bon pour
les cochons (les grandes chaînes de fast-food ne valideraient
que bien plus tard cette intuition). Il fallut donc attendre
1787 pour voir les préjugés subitement s'estomper. On doit à
Parmentier ce revirement de cuti. Antoine Augustin
Parmentier, le célèbre agronome, avait connu le tubercule
dans d'étranges circonstances, alors qu'il était prisonnier de
guerre. Monsieur Patate a simplement conçu l'idée (l'ennui
et le désœuvrement sont mères d'inspiration : combien de
découvertes et d œuvres ont vu le jour au bagne ?), idée qu'il
a soumise au roi, qu'on pourrait l'employer pour endiguer
l'épidémie de famine. « L'art est dans la manière ». Tout le

problème était dans le « comment ». Comment convaincre la

paysannerie de planter des patates ? Comment amener le

peuple - avant les spots du ministère de la santé - à manger


du légume ? Ce fut alors que Parmentier fut touché par la

grâce. Alors, quand tout semblait perdu, qu'il fut frappé d'un
éclair de génie qui l'inscrirait pour la postérité entre deux
couches de purée maïzena sous un coulis de viande hachée.
Le bienfaiteur fît défricher un champ de cinquante arpents
dans la plaine de Sablons, près de Neuilly. Un emplacement
sciemment choisi pour être bien en vue. Il y sema ensuite
des bulbes de pommes de terre qu'il fit garder, tel le dragon
veillant sur son tas d'or, par une nuée de sentinelles en
armes ; le tout mis en spectacle - mis en désir - sous le regard
intrigué des badauds. On ragotait, on se perdait en
conjectures, le commérage allait bon train. La rumeur
s'amplifiait tandis que la milice se relayait jour après jour sur
le chemin de ronde, vigile et pénétrée de sa mission. Que

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pouvait-elle garder ? On ne tarderait pas en avoir le cœur
net. Quelle ne fut pas la surprise générale quand tout ce beau
monde leva le camp, dare-dare, du jour au lendemain ? La
voie était donc libre, ouverte aux quatre vents. Les nerfs
tendus par une curiosité trop longtemps réprimée, les

paysans se ruèrent dans le champ de Parmentier pour


découvrir... des pommes de terre. On ne rappellera jamais
assez qu'une chose en général n'est pas précieuse parce qu'on
la veut, mais parce qu'elle est voulue. C'est l'expression la

plus élémentaire du « désir mimétique » (cf. René Girard),


qui se retrouve autant dans la figure du triangle amoureux
(l'amant rend la femme désirable aux yeux de son mari, dont
le désir rend la femme désirable aux yeux de son amant) que
dans les passions de foules (e.g. : les soldes, les concerts de
boys-band, etc.). Un même effet d'emballement mimétique
dut avoir lieu dans la garenne : tous les croquants se mirent
frénétiquement à fouir le sol, à gratter le pâtis pour se
remplir le tablier, traînant des sacs de toile tout gondolés
d'éteufs. C'était à qui en ramasserait le plus. A dater de ce
jour, on ne regarda plus jamais la patate de la même manière.
Le génie de Parmentier avait été d'avoir compris que
l'interdit dont on pouvait grever une chose constituait son
meilleur argument de vente (théorie du strip-teasè). Il sut, de
ce constat, tirer les conséquences. Son coup de force fut un
coup commercial, et lui vaudra bien des hommages dans les

manuels de marketing.

Si l'alcool fait tourner les têtes, ce n'est donc pas malgré,


mais grâce à la prohibition. L'interdiction, loin de

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décourager l'envie, confère à son objet une valeur ajoutée. Il

y a derrière tout interdit de consommation


fait plus-value. Il

une vraie démarche marketing. Démarche qui nous conduit


à nous interroger sur la raison profonde, abstraction faite de
l'interprétation hygiéniste de bon aloi, des interdits

alimentaires proclamés par les religions. N'est-ce pas créer la


tentation (si oui, pourquoi ?), comme Dieu dans la Genèse
plante l'Arbre de la Connaissance au milieu du Jardin ? Ève
mange le fruit (pomum) - parce que c'est interdit : elle

couche avec Adam - parce que c'est interdit ; l'homme perd


son innocence, et Dieu de s'exclamer qu'« il est devenu
comme l'un de nous ». Suprême interdiction ! Bref ; même
cause, même effet. L'alcool et la mystique. Plus : l'appétence
exponentielle qui se constate pour l'eau-de-vie sous la

prohibition rencontre une seconde loi, économique cette

fois, qui la renforce, l'aiguise, l'affûte à un degré jusqu'alors


inédit. La fin dernière de l'embargo était de raréfier la
quantité d'alcool mis en circulation. Or tout économiste sait
que la rareté crée la valeur. L'embargo - aux antipodes des
objectifs dont il se prétendait garant - ferait ainsi de la

soûlerie un privilège de marché noir, du marché noir une


halle de contrebande et de la contrebande un lobby
conséquent. De là à supposer que la prohibition fut impulsée
par les cartels eux-mêmes. .

Un pousse-au -crime que l'interdit, dès lors qu'il est


ostentation. Ce postulat philosophique, aisément vérifiable, a
le mérite de rendre intelligible la montée en puissance des
cartels de l'alcool sous la prohibition, des années 1919 à

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1933. La concurrence pour s'arroger le monopole de ce trafic

ne s'est pas faite sans heurts. Ainsi, dans les années 1920, aux
Etats-Unis, le gangstérisme italien est confronté à des
familles originaires d'autres pays d'émigration, de Pologne et
d'Irlande en particulier. Le célèbre Al Capone (dit, par
métonymie, « Scarface », «le balafré», en raison de la

cicatrice qu'il arbore au visage) se retrouve maître du terrain


à partir de 1929. De féroces règlements de comptes, tels le
fameux « massacre de la Saint- Valentin » du 14 février 1929,

l'ont opposé, à Chicago, aux hommes de son rival, l'Irlandais

Bugs Morane. Le très charismatique Al Pacino saurait lui

rendre hommage sous le costume de Tony Montana, grimé


dans un biopic saigneux au bon souvenir des années
éthyliques. Les parrains, d'ordinaire, sont des hommes
conciliants, des gentlemen du crime. Ils mènent rondement
leur commerce obreptice. « Réglo », comme qui dirait. Il faut
de la diplomatie pour rentabiliser ses contrats de production
(flatter la vache avant de la traire). De l'entregent, du savoir-
faire pour s'affranchir des aléas douaniers. Il faut de bonnes
manières pour frayer avec la police (personne ne tire le miel
sans se lécher les doigts) Et plus encore pour approvisionner
.

les politiques - réputés d'importants consommateurs de


stupéfiants -, a fortiori en période de campagne. Qu'importe
qu'il s'agisse de came, d'alcool ou de cigares cubains. Nul
n'est censé s'asseoir sur la non-loi ; celle-là qui veut que le

premier sur place soit le premier servi - et le seul à pourvoir.

Il arrive cependant que d'autres gangs empiètent en


connaissance de cause sur la propriété privée de ces cartels. Il

arrive que ces gangs, les hors-la-loi de la dissidence, restent

99

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insensibles aux sommations pourtant sans équivoque que
leur adressent aimablement les premiers négociants. Fermés.
Sourds aux ultimatums. Têtus comme des oryctéropes. Quoi
faire si rien n'y fait ? On ne connaît pas trente-six moyens de
traiter un problème. Deux suffisent amplement : soit le

résoudre, soit le dissoudre.

Chicagoane ou pas, la pègre sait être pragmatique. C'est


alors sans alternative : fini la trêve des confiseurs, on ne
tortille plus, on prend des mesures, on fait contre mauvaise
fortune bon meurtre. On traite à la hussarde. On donne
l'envoi pour de spectaculaires règlements de compte
d'inspiration bachique. En cinq secs (de bon rouge), tout
dérape. Déboires du boire. On se frite à coups de tessons. On
envoie les gros bras ; on détache les molosses ; on arme les

armoires à glace. On dépêche les vieux gus qu'en-ont-vu-


d'autres, rendus coriaces par d'innombrables funérailles. On
sort l'artillerie lourde, très lourde, des hommes bourrus de
leur corpulence grasse à l'odeur de fïïts de chêne. On attaque
dès le matin au café colonial, puis le soir à plusieurs à l'arme
automatique. On ne badine pas avec la mort. On ne lésine
pas sur les calibres. On tache et tâche à qui mieux mieux,
comme dans les bidonvilles de la Cité de Dieu. Mais avec
classe, doigté, dextérité - ce qui change tout. La drogue est
un business, mais l'alcoolère est un art viscéral. Tarentino le

sait, le meurtre est une affaire d'esthète. Les sicaires d'Al

Capone le savaient avant lui, qui paraphaient leur scène de


crime de leur sceau bien reconnaissable. Le sang versé ne
sèche jamais : raison de plus pour soigner ses effets. Il faut, à

100

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cet effet, donner dans le spectaculaire ; taper dans le haut-
de-gamme, afin que s'accomplisse et fulgure dans la presse en
clichés racoleurs le rêve informulé de Thomas de Quincey :

le rêve - poussant la désindexation par Kant de l'esthétique


et de l'éthique à son plus sinistre épilogue - de promouvoir
l'assassinat au temple des beaux-arts. Or, de la scène de
crime à la scène de théâtre, il n'y a jamais que la cloison
friable du quatrième mur. Vite expédiée. C'est ce souci
poussé de la mise en scène qui prête à l'épopée mafieuse son
potentiel cinématographique. Ce viriel romantique qui le

destine aux salles obscures. La vraie violence, bien sûr, n'est


pas montrée... parce qu'elle n'est pas montrable. Pas plus au
cinéma que dans les reportages télé. Ceci n'en rend jamais
qu'un aperçu esthétisé ou retouché. Un site, « rotten », titre

sans équivoque, permet de se faire une idée de ce qu'est


véritablement la mort ; et la mort en question n'a pas grand-
chose à voir avec ce qu'en disent les journaux... Qu'à cela ne
tienne : il n'est pas nécessaire d'en montrer plus que
nécessaire. Se servir des médias comme d'un allié, d'une
caisse de résonance, peser sur l'opinion, semer la peur plutôt
que le chaos : un savoir-faire que la mafia entretenait déjà,
bien avant l'avènement du terrorisme contemporain - de T«
hyperterrorisme » - qui allait la porter aux nues. Accordons-
nous une parenthèse pour mieux cerner ce particularisme.

Sous ses allures modernes, le terrorisme n'a plus grand-


chose à voir avec la dérive révolutionnaire dont il hérite son
nom. Il n'aurait pas été possible sans le concours fortuit de
découvertes techniques, nécessaires à sa mise en œuvre. Un

101

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guitariste sans guitare peut jouer de 1' « air-guitare », mais ce
n'est pas un guitariste. Un terroriste châtré de ces dispositifs
n'est plus un terroriste - (c'est un banquier !). En somme, ce
qui permit au terrorisme de s'accomplir sous ses formes
modernes, c'est en première instance la mise au point du
revolver à barillet au XIX e
siècle (on employait auparavant
des pétoires orphelines ne tirant qu'un seul coup, servant
parfois à des montages alambiqués et peu maniables) ;

ensuite, bien sûr, celle de la dynamite par les Nobel (les

bombes traditionnelles se révélant instables et difficiles de


manipulation) ; éventuellement enfin, du chemin de fer,

dont la célérité offrait de traverser rapidement les frontières

pour regagner sa planque en prenant la police de court (ni

Europol ni l'imminent « mandat d'arrêt européen »

n'existaient autrefois ; pour cette raison, Descartes, Leibnitz,


Voltaire et Spinoza ont pu écrire le meilleur de leur œuvre
sans être inquiétés ou menacés d'extradition - demain sera
une autre paire de manches). Mais l'invention la plus
déterminante en ce qui concerne l'entrée du terrorisme dans
l'ère de Y « hyperterrorisme » (une expression construite par
le chercheur français François Heisbourg dans une tribune
du Monde du 13 septembre 2001, « De 1 après-guerre froide à
ïhyperterrorisme ») ne fut rien moins que la télévision,

laquelle commence à équiper - ou occuper, prenant la place

du maître de maison - les foyers de la middle-class


américaine à compter des années cinquante 13 . Un terrorisme

13
L'appel du 18 juin peut être lu comme un prodrome de ce
modus operandi. L'appel du 18 juin, c'est l'instrumentation

102

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contemporain dont la particularité est de tirer parti des

noirceurs systémiques du quatrième pouvoir. Un terrorisme


qui table moins sur la violence réelle des attentats que sur
l'impact médiatique des attentats, hypertrophié par la «

course à l'audience », fondant ainsi sa stratégie sur la

recherche de visibilité. L'effet de buzz n'étant jamais


fonction du préjudice, il lui incombe d'optimiser son hit-

d'une antenne officielle, Radio-Londres^ au bénéfice de


revendications indépendantistes franchement minoritaires.
L'« Etat français », c'était alors Pétain (« le héros de Verdun »,

à qui la gauche parlementaire avait voté les pleins pouvoirs) ;

le terroriste, c'était De Gaulle. Jean Moulin (« Max ») était le

coordinateur local d'un maquis hors-la-loi (les FFI)


commettant tour à tour assassinats et sabotages. Si les

Allemands avaient gagné la Seconde Guerre - en d'autres


termes, si les Américains n'avaient pas changé de camp -, De
Gaulle et Jean Moulin serait restés des terroristes. Le même
pourrait-on dire du FLN. N'oublions pas, quoi qu'il advienne
de notre fierté nationale déjà bien entamée, qu'il se pourrait
qu'un résistant ne soit jamais qu'un terroriste qui a réussi.

Les philosophes de la justice s'affrontent régulièrement sur la

question terriblement ardue de savoir ce qui différencie le

terroriste du résistant du révolutionnaire. Sont-ce les

moyens, les fins ou bien l'histoire ? Qui donne raison ? Est-il

seulement possible d'en juger ? C'est l'un des nœuds majeurs


de la controverse Camus/Sartre. C'est en tout cas une
réflexion qui ouvre bien des perspectives sur la manière dont
l'histoire est (r)écrite.

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ratio en tenant compte du nombre, de l'âge et de la religion

des cibles comme d'une variable d'ajustement. Mérah se


filme et tue des enfants juifs. France télé boucle sur l'attaque.
TF1 diffuse les audio. La vidéo circule sur Internet. Pari
gagné : l'endoctriné s'est acheté un pouvoir sur les esprits
dont il jouira encore longtemps depuis la tombe. Un piètre

un bénéfice de longue haleine. Une


sacrifice, petite perte

pour l'homme, mais un bond de géant pour la cause. Et


rentable avec ça ! Il requiert bien peu de moyens. Trois
cutters et du scotch ont été plus que suffisants pour
transformer quatre (oui, quatre) avions en missiles
balistiques air-sol. De l'audace, de l'audace et toujours de
l'audace ! Le terrorisme contemporain ne fonctionne qu'à
l'audace. Insistons de nouveau sur sa propriété la plus
emblématique : le fait qu'il ne vise pas à majorer les

destructions qu'il cause, seulement à faire les titres, à exister

comme menace potentielle et permanente. Pour parvenir,


tous les moyens sont bons. Et quitte à viser haut, autant viser

la lune, moins dure sera la chute, on retombera toujours dans


les étoiles. Ne pas se contenter d'insignifiants entrefilets,
briguer la Une. Faire les manchettes. Faire l'ouverture de
l'édition du soir - les terroristes l'ont bien compris - c'est

obtenir le monde sur un plateau télé... Prendre en otage les


journalistes, c'est le jackpot. Pour ce qui nous concerne,
nous, spectateurs, on ne peut que constater et déplorer la
redoutable productivité de cette stratégie, par ailleurs

fortement aidée par la réponse légale que lui font les Etats -

complices (LIHOP ?) ou simplement stupides. Triste destin


pour le « monde libre ». Que l'on en juge aux actes de

104

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jurisprudence qui furent probablement les plus belles

réussites à mettre au compte des groupuscules du XXI e siècle


: le Patriot Act voté par Bush au lendemain du 11 septembre,
puis le NDAA voté par son continuateur, le glamour Obama.
Une restriction drastique des libertés américaines au nom de
la menace terroriste. En France, par mimétisme, le plan
Vigipirate s'est vu fixé au rouge et n'a jamais déteint. Le
Livre Blanc de la Défense consacre ce chapelet de lois

sécuritaires, toutes passées en catimini au détriment des


peuples ; tandis que le projet Indect vient renforcer la
surveillance des flux sur Internet (scan des réseaux, e-mail
compris). Et toujours, vigilantes, les grandes oreilles dressées
d'Echelon. Al Qaïda l'avait rêvé ; les parlements l'ont fait. .

Refermons là cette parenthèse. Nous en étions venus au


point où deux mafias se disputaient sur le même territoire la

même livre de chair - en l'occurrence, l'alcool. La guerre des


gangs fait rage lorsque l'affaire du vin tourne au vinaigre. Un
temps. Deux temps. Puis, fatalement, le combat cesse, faute

d'adversaires. Les challengers s'effondrent tôt ou tard ou


prennent la poudre d'escampette. A terre, ils tombent les uns
après les autres, égrenés tels les dix petits nègres de la
comptine et du roman qu'elle inspira à Agatha Christie. A
terre, ils tombent ; on les entombe en terre. Six feet under.

Le balafré confirme son pouvoir. Le voilà plénipotentiaire, le

cador du milieu. La concurrence éradiquée, toutes les

conditions se trouveront réunies pour que s'étendent à de


nouveaux secteurs la pègre du Comté de Cook. L'entreprise
doit s'ouvrir à de nouveaux marchés. On goûte à tous les

105

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plats. On réunit les actionnaires et les exécutants. Tout le
monde est concerné. On fait les comptes, la revue de presse,
l'ordre du jour. On dresse la table avec des cachets de cire
pour de nouvelles affectations. La scène se passe le plus

souvent dans la coulisse d'un troquet décrépit, dans l'esprit

des Tontons Flingueurs ou du Chevalier Noir, du genre qui


ne paie pas de mine. Une arrière-salle boisée sentant le

Uniment où baignent dans une atmosphère poisseuse un


assemblage hétéroclite de meubles défraîchis et de rideaux
passés, fatigué par le camaïeu délavé du linoléum. Carter
blindé, sans ouverture, mais dans sa moelle de bois portant la
prestance hiératique d'un lieu de culte. Quant à la table,

oblongue, elle trône au centre du théâtre, encore souillée de


quelques liasses poudrées et persillées d'auréoles de café.

C'est la moderne table ronde des chevaliers du Graal, chacun


à tour de rôle venant y faire le point sur les déveines et
revers de fortune («les temps sont durs...») de son
département. Les effectifs ayant tendance à se réduire en
moins de rien, il faut encore boucher les trous. Vient alors
l'heure du recrutement. On intronise les nouveaux venus.
On intronise beaucoup, mais pas n'importe qui. Les bleus
doivent être parrainés par des anciens briscards, tenus de
s'en porter garants ad vitam aeternam. Les territoires sont

assignés. Un peu à la hussarde. Un découpage tribal en


quartiers de pommes, comme pour l'Afrique colonisée. Le
néophyte dessert le fief de son mentor - celui-là seul, et

aucun autre. Une clause supplémentaire s'impose pour le


choix des sicaires (des tueurs à gages), parce qu'il en faut : en
aucun cas les prétendants ne doivent être issus de ce district

106

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qu'ils sont appelés à chaperonner, de telle manière
qu'accomplissant leur tâche, ils sachent qu'ils assassinent «

l'un d'eux » et jamais « l'un d'entre eux » (du bled) - les «

autres » et non les « nôtres ». Les nouveaux pactes sont scellés


selon les anciennes traditions. La loi d'airain, loi du silence,
pèse lourdement dans le cérémonial ; l'initiation culmine
avec le serment attenant réitéré autant que nécessaire : « que
brûlent mes chairs si je trahis ». La pègre exprime ainsi sa

propre conception du fas et du nefas. La trahison est une


blessure qui ne cautérise pas. La justice est aveugle, mais
frappe sans sourciller, et frappe sans exception. « Raide
comme la justice », c'était jadis une comparaison courante
dans les milieux populaires, qui tombait indifféremment sur
une morue plate ou sur une lessive gelée avec le même
accent que sur une évidente iniquité. Qu'on se le tienne pour
dit : les traîtres à leur famille n'auront pas trop d'une vie
pour pardonner le monde à Dieu. Voilà qui devrait écarter

les risques. Le bon sens le voudrait ainsi. La peur est sans

rancune et n'est pas bête. Mais les passions du sang


échappent à la raison. .

Le bankster

« Qui recherche Protée doit avoir connu Pan ». Après le

rançonnement, l'extorsion de fonds, la concussion, le

kidnapping, la drogue, l'alcool, les pègres et les mafias


allaient chercher d'autres eldorados. La faculté d'innovation :

telle est leur principal atout qui ne laisse pas de fasciner les

107
grands patrons des industries du CAC 40 et du Dow Jones.
Flexibles, réactives, adaptatives, proactives, inventives,
performantes, défiscalisées : tout leur sourit. Elles sont à la

fine pointe du modèle néolibéral. Souvent, la marge du


système figure son avant-garde et prépare son avenir.

Toujours en tête, toujours en pointe, la mafia subodore


avec une insolente fiabilité les tendances de demain. Elle
flaire les filons d'or. S'immisce au rendez-vous des bâtisseurs
du temple. Noyaute les trusts, et truste les meilleurs
marchés. Il était donc tout naturel qu'elle poursuivît sa

marche rouge et délaisse quelque peu la course au diamant


blanc (cocaïne) et au diamant précieux (carbone) pour
s'attaquer aux marchés financiers. Cette mutation paraît avec
une acuité particulière à travers l'amendement des grands
stéréotypes qui aura lieu entre les deux derniers James Bond,
respectivement interprétés par le dandy Brosnan et Craig

l'haltérophile. D'un côté, Die another Day : Zao, génie du


mal, finance sa mégalomanie grâce à l'exploitation des
diamants africains dont il se sert comme d'une monnaie
d'échange pour le narco-trafic ; de l'autre Casino Royal, dont
le méchant, « Le Chiffre », spécule en bourse avec l'argent
que lui confient indolemment d'inamicaux seigneurs de
guerre. La suite de Casino Royal augure sans doute du
prochain stade de cette évolution de la Piovra moderne : le

grand méchant arabe, outre sa propension au viol, s'empresse


de faire main basse sur une denrée rare, vis vitalis au fond
des rifts. Il ne fore pas des puits de pétrole. Finie 1ère des

hydrocarbures. Au XXI e
siècle, on ne cherche plus le naphte

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sous les sables torréfiés, pareil aux laies d'élevage qui
débusquent les truffes sous les pinèdes à leur fragrance
semblable aux phéromones du porc. Il ya d'autres gisements
pour les bâtons de sourciers, d'autres trésors cachés des
dunes peignées sur le jusant par le passage du sirocco. Le
cheik l'a bien compris. Il désire l'eau. Il s'accapare la

distribution d'eau - il en a la gestion, mais la propriété des

nappes est en réalité détenue par un occidental (toute


ressemblance avec un événement réel ou historique est
totalement fortuite). L'eau, dite L'Essence de la Vie ; de là le

titre Quantum of Solace. Le message est passé : qui contrôle


des ressources, contrôle le monde.

Le message est passé ; les ploutocrates l'ont gravé dans la

pierre. Oligopole vampire parmi les plus esclavagistes que le

libéralisme ait jamais engendrées, l'industrie Monsanto


prospère en jouant de cette devise. Monsanto corp., ou la

première institution à concilier élégamment la lutte contre


l'environnement avec la défense de la pauvreté. Sa stratégie
est des plus simples et des plus inspirées. Elle tient dans un
mouchoir de poche. L'idée de Monsanto, c'est d'envoyer des
semences OGM aux pays du tiers-monde. Jusque-là, rien que
de l'ordinaire. Bill Gates aussi fait dans l'humanitaire. Ainsi,
l'initiative pourrait sembler philanthropique, si Monsanto ne
mettait par ailleurs un soin particulier à rendre ces semences
stériles (ne sont-elles pas brevetées ?), en sorte que leurs
bénéficiaires dussent chaque année refaire leurs stocks rubis

sur ongle. Rendre son homme accro, puis faire monter les

prix. C'est la démarche du dealer. Et ça marche du tonnerre !

109

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Or toutes les fois qu'il s'agit d'engranger, les banques sont
dans la place. Les banques et leurs nouveaux alliés, les

mafiosi. Car l'union fait la force, c'est le principe de synergie


: un plus un égale trois. Et notre alliance fait des ravages. Les
lobbys financiers et les camarillas de la pègre - deux univers
qui, depuis 1973 en France, convolent en justes noces -, ont
ainsi fusionné pour donner corps à des cellules de «

recherche et développement » chargées de transposer le

système Monsanto au « monde de la finance ». On les

nomme pompeusement « think tanks ». Parce que, sans


doute, ils réfléchissent. C'est dans leurs gènes. Ils rivalisent

d'idées. En la matière, toutes les idées sont bonnes, tout le


problème est d'en avoir, et les think tanks en ont. Des idées
plein les poches pour s'en remettre une louche - plein les
poches. Tous dans les starting-blocks. C'est désormais à qui
mettra au point les procédés les plus payants pour extorquer
la meilleure rente. Sorti vainqueur de ce concours Lépine, le

réseau Goldman Sachs l'emporte sous la bannière de Blythe


Masters. Cheftaine du matriclan, pionnière du Crédit Defauît
Swaps, la dame aux camélias s'offre le monde avec toutes les
options. Conquérante insatiable, elle commande aujourd'hui
à son armée de golden boys de fondre sur les stocks et les

silos alimentaires (eau, céréales). Puis de compter son blé sur


un lit de roses. Du bon produit, la bouffe ; du bon cheptel
pour spéculer on en aura toujours besoin. Et
: les think tanks,
association de malfaiteurs, de faire passer les lois attenantes
en corrompant les Commissaires (section Europe) et les

Parlementaires (sections USA) ; puis de convaincre l'opinion


publique du bien-fondé de leurs délits. En cela sont-ils

110

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toujours nantis d'un « responsable des relations publiques »
(propagandiste) régulièrement commissionné sur les

plateaux télés pour tapiner plein tube. Un spectacle total. .

Ainsi ponctionne la pègre. Les gangsters de la banque.


Précisément, les banksters qu'elle abrite, tous fils et filles

d'autres banksters pour que « ça reste dans la famille » : fils à


papa, agnats du premier cercle, Kerviels jetables en cas de
besoin pour servir de fusibles ; autant d'agents que la banque
forme en son giron à devenir de bons traders, sans feu ni lieu

; pour rien ; pour faire du fric en leur allouant, autant que de


besoin, comme à Auschwitz, le permis de tuer en appuyant
sur un bouton. Vice ordinaire. Banalité du mal. Au gangster
arcadien, tant il frappe à l'aveugle, le bankster surajoute la
perpétuelle menace d'emporter l'innocent (peut-être dans sa
chute). Dans le domaine économique, écrit Alfred Sauvy, «

où tout est incertain, où l'intérêt est constamment en jeu, la

peur est continuelle ». Le terrorisme du bankster règne aussi

par la peur - la peur des apprentis sorciers. Il n'y a pas

d'hommes au-dessus de cette peur. Elle est un spasme


épisodique de la pensée qui n'épargne personne. Fait

nouveau : pas même lui, le bankster. Le prouvent toute une


série d'exemples cités par Delumeau, qui s'étudient en fac

d'économie comme, à l'armée, les stratégies de 1' « Ogre


corse » ou en école de marketing la stratégie de Parmentier :

depuis les bousculades de la rue Quincampoix au « jeudi noir


» de 1929, en passant par la dépression des assignats jusqu'à la

chute du mark allemand en 1923. Il y aurait eu chaque fois «

panique irréfléchie », transmise « par contagion » d'une

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véritable angoisse ; c'est-à-dire anticipation d'un risque qui

n'avait pas lieu d'être, sauf à l'anticiper - donc à le

provoquer. Le provoquer, à la manière dont une agence de


notation aggrave le déficit de l'Etat qu'elle sanctionne, en
sorte qu'elle finit toujours par se donner raison. De même,
pour tous les cas énumérés, ce fut chaque fois l'effet qui
entraîna la cause. De proche en proche, la rumeur
s'enflammant, les déposants effarouchés jouèrent des coudes
au pied des banques pour sortir leur magot. Ils allaient être

bien déçus... Les banques dont la réserve fractionnaire est,

rappelons-le, quasi proche de zéro, furent bien en peine de


rendre au bassinet. Acculées à la ruine, elles firent

immédiatement faillite. Le joueur de flûte Hamelin avait une


fois de plus remporté la partie. On a eu dit que des banquiers
pleuvaient par les fenêtres de Wall Street. Le « sauve-qui-
peut » individuel tint en échec toute tentative d'analyser la
conjoncture pour en déjouer les pièges, d'en sortir « par le
haut », de manière concertée, en se dotant d une réponse
collective et rationnelle. Et c'est ainsi que l'élément
psychologique, c'est-à-dire l'affolement, permit à la souris

d'accoucher d'une montagne. Pour tous les cas énumérés, un


zeste de lucidité de la part des détenteurs d'actions et de
billets aurait sans doute suffi pour donner suite à
l'expérience de Law, pour contenir dans les limites du
raisonnable chacune de ces dévaluations : dévaluation de
l'assignat révolutionnaire ; dévaluation du mark de Weimar ;

surtout, pour mieux accompagner l'affaissement de la

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production et l'accroissement du taux de chômage
consécutive au krach de 1929 14 Les hasards de . la Bourse, ses
frissons proactifs et autres prophéties auto-réalisatrices,

auxquels sont liés - hélas ! - tant de destins humains ne


connaissent finalement qu'une règle : une alternance
d'espérance modérée et de frayeur immotivée, sinon post
hoc. Certains sont nés pour vivre dans ce monde. Le
bankster est de cette engeance.

Le serpent change de peau mais garde sa nature. Il

continue sa reptation tranquille, abandonnant sous lui les

épaves de ses mauvais jours. Le trader cristallise dans son


errance la déjection du divin dans le monde. C'est une
mentalité de barracuda que travestit la beauté de Crésus - le

sex-appeal des poches profondes... Le trader ne crée rien : ni


œuvre, ni richesse, ni service, ni denrée, ni bonheur. Il vit

aux crochets de son monde. Il joue en bourse avec la sueur


des autres. Il mise avec des vies - jamais la sienne (encore
faut-il qu'elle ait de la valeur). Parce qu'il en a le droit, et

surtout le culot, sourd comme il est aux objections de


conscience, vacant telle l'autruche africaine qui, enfouissant
sa tête, croit effacer le monde. C'est son droit d'angarie, il a

14
Les historiens spécialisés de l'Ecole des Annales ont bien
montré combien déterminant fut le retrait brutal des
capitaux américains d'Allemagne. Opération d'urgence
laquelle, broyant son équilibre économique, favorisa dans
une certaine mesure la conquête du pouvoir par le NSDAP,
futur parti nazi.

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l'onction de la banque, la clé du coffre et il compte bien
l'utiliser. La mise, le gain, la perte, et plus que tout,

l'adrénaline. Et des zéros, toujours plus de zéros derrière

d'autres zéros, parce que les vides béants sont les plus
difficiles à contenter. Garder le palpitant fébrile ; aussi parce

qu'on s'ennuie bien vite quand l'argent caille dans les

réserves. L'argent n'a d'autre qualité que la quantité. L'argent


des autres n'est pas échu à stabuler en fonds de pension.
L'argent des autres, entendons-nous. Pas folle, la guêpe !

L'argent, le sien, on le garde pour soi. Avec l'argent, le reste,

les filles, l'appart', la caisse, tout ça vient automatiquement.


Tout sur le pouce, et sans effort. Y' a pas à dire, la vie de
golden boy, c'est le pied ! Du trader cannibale, l'allégorie la
plus écrue se trouve peut-être dans le best-seller de Bret
Easton Ellis American Psycho. Le roman conte le périple

hallucinatoire d'un golden boy sans état d'âme, Patrick


Bateman, 27 ans, les quelques mois qui précédèrent le krach
d'octobre 1987. Patrick est beau, riche et intelligent. Tout lui
sourit, même la fortune. Il ne se refuse rien. Il fréquente à la

brune les restaurants les plus guindés de New York, où il est

impossible d'obtenir une table si l'on n'est pas « quelqu'un »,

achète de l'art contemporain pour se foutre des pauvres, va


dans les boîtes branchées et sniffe de temps en temps une
ligne de coke, comme tout yuppie qui se respecte. Seulement
voilà : Patrick n'est pas un ange. Patrick a un petit défaut,

rien de bien grave : Patrick est psychopathe. A l'abri dans


son appartement hors de prix, au milieu de ses langues de
cravate en bataille, de ses gadgets dernier cri et de ses
meubles en matériaux précieux, il tue, décapite, égorge,

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viole. Sa haine des animaux, des pauvres, des étrangers, des
homosexuels et des femmes ne connaît pas de limites ; et son

humour glacial est la seule trace d'humanité qu'on puisse


jamais lui concéder. Lisse et vorace, Janus aux deux visages,
tel se dessine le mafieux des gratte-ciel. Soit l'élégance du fils

de bonne famille alliée à l'expertise de l'arithméticien, le

tout mis au service d'une cupidité sans bornes. Le crime


d'argent nouvelle génération. Plus raffiné, tu meurs.

Barbares civilisés, les traders se concertent. Ils ont leur


base arrière, comme les pirates à Tortuga. La Bourse est leur
sanctuaire. Elle se présente, matériellement, comme un
temple d'augure relié au Grand Marché par un canal
mantique. D'une bourse à l'autre, l'architecture est partout
identique. Au centre du front-floor, se dresse un monolithe
crépitant de symboles, tapissé d'écrans noirs à balayage
rapide. Colonne octogonale qui constitue pour chaque
opérateur le point nodal, critique d'un univers réduit à son
algèbre. Ce pilier panoptique - Grand Obélisque - capture et
modélise les soubresauts des flux, ausculte les errements
terribles des cours de marché. Il focalise sur lui tous les

espoirs et désespoirs de ses prêtres astrologues. Tel l' Arbre-


monde fiché sur l'embranchement des courants telluriques,

il enregistre et restitue les Oracles du Dieu ; car il est

l'omphalos, l'Ombilique Tellurique et l'Origine du


Commandement. Les traders le dissèquent, l'anatomisent
depuis leur box, le téléphone en main, l'option de vente au
bout des lèvres, guettant des signes à l'intérieur des signes.

De cette auscultation centenaire, l'opération finale doit être

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l'œuvre au rouge, la connaissance globale et fulgurante du
système planétaire des flux. Le secret, le vrai secret consiste

dans l'identification de l'équation ultime à même de


rationaliser, donc de prévenir, d'anticiper, de maîtriser, ce
vacillement terrible et faussement erratique des courbes,
telle la palpitation vitale de l'éternel serpent Kundalini,
astreinte à des lois inconnues, mais certes réglée comme une
horloge.

Retour à Babylone. Les traders dansent auprès de


l'obélisque, traçant des mandatas cosmiques autour du grand
phallus. Ronde de l'humanité sans cesse disparaissante et
renaissante depuis les singes de 2001 : Odyssée de l'espace.

Modernisée seulement. Moins poilue, certainement. Pas


forcément plus policée. Les singes savants de 2001 le cèdent
aux rapaces en costume qui circumambulent en traçant des
ellipses autour de la Pierre Noire « tombée du paradis », tels

des pèlerins de la Mecque idolâtrant Mammon leur dieu


poliade ; baisant la Main providentielle de Smith, priant le
Bid et ÏAsk de faire tomber sur eux la grâce des célicoles.
Des inconscients grisés par le génie du nombre, cabalistes

enragés, barbares aux globes éteints, les yeux bordés


d'anchois, qui guettent la plus-value à l'ombre des dark-
pools. Welcome in the désert of real, dit Morphéus à Néo,
machines have you. Ce « désert du réel », fief des machines,
c'est l'utopie du financier. Le rêve enfin réalisé du
milliardaire Bill Gates, lieu d'un « capitalisme sans frictions »,

hors-sol, désincarné. Un paradis pour la mafia et ses

nouvelles brigades du chiffre. Wall Street, l'avenue du mur

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(qui porte bien son nom), c'est leur terre de cocagne : un
espace préservé de toute morale où seul s'applique le non-
droit du plus fort, autrement dit - depuis l'entrée dans le

néolithique -, celui du mieux armé pour voler l'autre sans

être volé. Car l'homme, dans l'état de nature, est un re-loup


pour l'homme. Hobbes l'avait dit - ou à peu près -, dont
l'anthropologie sinistre a inspiré les lignes de force de la
philosophie (marchande) anglo-saxonne : macro-économie,
choix rationnel, libertarisme, catallaxie, n'en jetez plus.

Le principe libéral de la « légalité des délits et des peines


» (Article 4 du Code Pénal) a pour effet le quadrillage du
Droit moderne en un filet où les zones franches comptent
infiniment plus que les entrelacés. La maxime « tout ce qui
n'est pas défendu est permis » peut être ici traduite « tout ce
qui n'est pas expressément juridicisé et pouvant faire l'objet
d'un gain est fortement recommandé ». A propos des actions
que la morale réprouve mais que le Droit tolère, les

modernes critiques des doctrines libérales parlent de « crime

impunissables ». On ne saurait mieux mettre en relief que de


tels actes s'épanouissent dans une zone qui, rationnellement,

pourrait être balayée par le Droit, quoique, pour des motifs


on ne peut plus mystérieux, il s'en soit désintéressé. Ce
monde sans compassion marqué par le défaut de
jurisprudence a donné à la pègre une occasion inespérée de
déployer toute l'étendue de ses talents. Ce qu'elle put faire
sans crainte d'être inquiétée. Nullus crimen sine lege, dit le
législateur, il n'y a pas de crime sans loi. En droit, la loi

précède le crime. Elle est la condition du crime. Un crime

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n'est crime aussi longtemps qu'il est une loi pour le définir
tel. On peine à concevoir que ce principe, renvoyé
aujourd'hui à mille lieues de son objectif, était à l'origine
limitatif et salutaire. Il faisait pièce à l'arbitraire des lettres
de cachet, ces ordres de condamnation griffonnés à l'encan
sur un coin de table, sur un coup de sang, un coup de grisou,

dans un mouvement de colère entre deux verres de vin. Il

modérait l'absolutisme du souverain, il protégeait le citoyen


contre son ire auguste et les scandales de son tempérament.
Il avait force de régulateur. Dépassionner. Tout le propos de
Vhabeas corpus dont il serait la pièce maîtresse. C'était le

second saut quantique accompli par l'humanité en matière


de justice ; second, après l'instauration d'une règle millénaire
souffrant d'avoir été si mal comprise par les semi -habiles
(comprise comme règle de vengeance plutôt que de
limitation de la vengeance), entendons la loi du talion : rend
œil pour œil - et rien de plus. Donc, pas de crime sans loi.

Partant, n'existant pas de loi contre le crime d'argent - les

think tanks du sérail s'en sont bien assurés - il n'y a pas de


crime d'argent. Non monsieur. Pas la queue d'un. Oui, oui,

c'est très sérieux. Ne vit-on pas une époque formidable ?

Autre temps, autres meurtres. Nouvelle époque, nouveau


contexte ; ergo nouvelles mafias. Nouvelles mafias qui sont le

fruit d'une mutation risquée mais finalement payante. Une


pègre tiraillée entre tradition et modernité, et poursuivant de
fait dans un même pas la double exploration des bases et des
possibles. Quarante siècles d'histoire contemplent cette
évolution. La nouvelle pieuvre est devenue financière.

118

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Assurément, rentière, la camorra le fut toujours ; jamais dans
ces eaux-là. Jamais exclusivement. Même si la pieuvre touche
à tout - et c'est son propre d'octopode -, jamais auparavant
elle ne s'était autant spécialisée. La tête spéculative assimile
tous les sucres. Elle vole ses énergies au reste des organes.
Son corps traditionnel, progressivement, s'est atrophié ; et la
myriade de trafics parallèles qu'il régulait en marge fut
préposée à d'autres firmes émergentes. Tout concentrer sur
le filon bancaire : c'est la doctrine de la nouvelle mafia. Sans
doute est-ce ce qui fait sa force. ; mais - toujours l'assassin se
coupe à son couteau - peut-être est-ce aussi sa faiblesse. A
mettre tous ses œufs dans le même panier, elle prend le
risque, en cas de coup dur ou de Jarnac, de perdre son sang
bleu (les poulpes ont le sang bleu). Elle apprendrait, trop
tard, à ses dépens. Voyez Léman Brother's.

L'exemple de Léman confond le milieu financier


jusqu'alors trop confiant, milieu qui apprendrait à ses dépens
qu'on ne le sauverait pas toujours à coups de recapitalisation,
par injection de milliards de dollars. Personne n'est à l'abri,

personne n'est invincible, et l'on n'est jamais trop prudent.


Des précautions s'imposent. Dorénavant, les grosses
magouilles, le tripotage, les falsifications d'usage se feront à
la dérobée. Il faudra donner le change ; surtout, faire bonne
figure. Et même faire plus que nécessaire. C'est-à-dire
sacrifier, ne serait-ce que de manière ponctuelle, à une
moralité de surface. Répondre à l'appel du devoir. De quel
devoir au juste ? En règle générale, connaître son devoir
n'est pas la chose la plus ardue. Le plus souvent, l'impératif

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s'identifie à ce que l'on désire le moins faire. La corvée du
bankster sera de faire la charité. Monter des fondations
contre la pauvreté, le mal logement, la faim dans le monde
ou pour le développement durable ; forer des puits au régal
des bouffeurs de sable, vrillant les hamadas de pierres
carbonisées par la chaleur des grands oueds desséchés ; faire

l'aumône à la recherche contre la trisomie, contre le virus du


sida ou la flaccidité pénienne qui frappe sans sommation la

« jante virile » passé un certain âge. Devoir de feindre un


intérêt pour la misère sous toutes ses formes. Devoir de jouer
les philanthropes, de plaire à la télévision, de se blanchir
régulièrement. Puis d'adopter, après les grandes enflures et
bâtisseurs d'O.N.G. Warren Buffet, Bill Gates, et autres têtes

d'affiche de Forbes les pratiques y simoniennes indispensables


pour se racheter une crédibilité auprès de l'opinion.

L'opinion tombe dans le panneau ; elle voit tout ça de loin.

Personne, dans le milieu, n'est dupe de la supercherie. Nul


au bercail n'ignore qu'une O.N.G. n'est bien souvent qu'une
société écran - l'équivalent en France d'une association -loi
1901 servant à capitaliser les partis politiques. À moindre
échelle, il y a toujours moyen d'arrondir ses fins de mois. De
placer « productif » en frisant la légalité, et sans perdre la
face ni l'estime des Américains moyens (l'argent s'étale aux
USA comme signe de réussite sociale et de bénédiction
divine ; protestantisme oblige, il suscite le respect. En
France, nation dont la révolution ne s'est pas faite contre les
taxes douanières mais pour l'abolition des ordres et

privilèges, c'est un tabou ; socialisme oblige, il suscite le

mépris). On peut donc entreprendre toutes sortes

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d'opérations que la justice ne condamne pas (non plus), en
arborant le sourire angélique de Dorian Gray. De ces
fameuses opérations, quiconque a déjà joué au Monopoly
pourra se faire une idée bien précise. Édité par la compagnie
Hasbro depuis les années 1930, le jeu de société ébauche une
métaphore très instructive de l'arène d'un capitalisme
monopolistique réduit à sa substantifique moelle. Le but du
jeu consiste à ruiner ses concurrents par des opérations
immobilières. Il symbolise les aspects saillants et

spectaculaires de la spéculation, les fortunes se faisant et se


défaisant au fil des coups de dés. Il encourage l'avidité

jusqu'à l'accaparement (la privatisation) des services et des


biens les plus élémentaires, tels que la distribution d'eau et
d'électricité, ainsi que des infrastructures comme l'écart et

dans certaines versions, les autoroutes. Le portefeuille des


joueurs croît par la rente essentiellement, et leur « pouvoir »

se lit ainsi au prorata de leur empire hypothécaire. De


manière significative, la case « prison » trône en bonne place
au centre du plateau. Ce qui n'a rien de fortuit. Tout comme
le fait que l'on finit toujours par y croupir (jusqu'à paiement
de la caution : l'argent rachète même la justice), comme si le

dérapage dans l'illégalité devait être une fatalité

consubstantielle à toute velléité d'enrichissement. Un beau


message pour la jeunesse... Mais à tout prendre, pourquoi se

le cacher ? Disons -le tout de go : le Monopoly est un jeu qui


incite à la triche. Tout le monde triche au Monopoly. Tout le

monde se sert dans la banque ; glisse discrètement un billet


de plus lorsqu'il se sert entre les liasses. C'est une règle tacite.
C'est une règle essentielle. Déniaisez -vous, si vous ne l'êtes

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pas déjà ! Le vainqueur au Monopoly n'est pas le plus
chanceux ni le plus ingénieux ; c'est, parmi tous les

challengers, le plus habile à frauder le fisc. Le véritable enjeu


du Monopoly, le défi implicite, c'est d'apprendre à tricher
sans se faire prendre. C'est ça, oui, comme dans la vraie vie. .

La mafia mute, s'habille de nouveaux codes. Au versant


structurel de l'aggiornamento répond une mise à jour côté
vestimentaire. On sait depuis Pascal l'importance du profil,
du style, de la « fitness » dans les sphères du pouvoir. Les
puissants d'aujourd'hui ne brandissent pas des sceptres, ils

brandissent des cigares, font étalage de belles voitures (la

« Porsche tranquille » de DSK) et de social symbols


proportionnés à leurs moyens (la Rolex de Jacques Séguéla).
Le mafioso des temps modernes a donc troqué son tweed
pour un costume de luxe (que ne nous a-t-on dit dans
l'apologétique documentaire « Un an avec Strauss-Kahn »

produit par Canal+ avant les événements du Sofitel, que ce


dernier, paré de son humilité ne poussait pas la comédie
jusqu'à bouder les services du tailleur d'Obama, à 35.000 $ le

sur-mesure deux-pièces), son Tommy Gun pour un iPhone


dernière génération. Bon débarras, chaussures en croc,
montres à gousset ! Désuète, la quincaillerie ! Les vieilles
choses au rebut ! Le légendaire borsalino n'était qu'une
concession à la mode de l'époque. Sans état d'âme, il

remplirait le goitre féraillé de la benne à ordures. Tout passe,

sauf l'essentiel. On change les apparences pour préserver ce


qui résiste à l'écoulement des siècles. Comme dit si bien

122

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Tancrède, il faudrait que « tout change afin que tout reste
pareil ». Car tout ce qui change ment.

Tout doit changer, même les ficelles. Côté méthode, on


apprend l'art du double jeu. Si la recette usuelle ne manque
pas de sel, elle manque d'ergonomie. La raison proverbiale
n'a pas force de loi. Plus, en tout cas, sur l'échiquier de la

mondialisation. On ajoute ce qui manque : un soupçon de


finesse, raccord avec un monde de plus en plus sophistiqué.
Il faut que le bankster progresse avec finesse et crédit
revolving. Qu'il se fourbisse de beaux appeaux pour baguer
les pigeons, puis entuber les grives jusqu'à la moelle ; pas les
faire fuir avec des friselis d'épouvantail comminatoire.

Tout doit changer, même les process. Si les hold-up ont


toujours lieu au sein des banques, ce n'est plus désormais au
détriment des banques, mais à leur avantage. Les banques
privées, jadis banques de dépôt, ont confisqué l'argent de
leurs clients dont elles ne daignent restituer qu'une dérisoire
quote-part l'opération de retrait (ôté des « frais de dossier »).

L'argent-papier ne vaut plus un kopek depuis l'abrogation de


l'étalon or par le fétide Nixon en 1971, qui signe l'abandon

du consensus de Bretton-Woods monnaie de singe, sans ;

garantie, qu'aucune banque ne possède - ce qui pourtant ne


dissuade aucune banque de spéculer cet argent spéculé sur
des valeurs spéculatives en partageant les pertes (celles-là
très substantielles) - jamais les bénéfices. Plus fort que le
pillage en règle de leur clientèle, les banques privées ont
récemment passé le cap, parfait leur saut quantique, en

123

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trouvant le moyen de prendre les peuples en otage. Elles ont
créé des crises ; puis des agences de notation pour accentuer
les crises ; puis des experts commis d'office pour les

accréditer. Elles ont placé leurs vifs-agents sur les sommets


du monde : à la tête des Etats, des grandes institutions, des
commissions chargées du « redressement »/« mesures de
rigueur » (prostitution des hommes, des territoires, des
industries et des services) au seul profit d'éthéréens
« investisseurs » qui se trouvent être - elles-mêmes. Joli

circuit. Et nous - ou plutôt nos élites - de tomber dans le

panneau. Et nous - ou plutôt nos élus - d'avaliser l'arnaque.

Perle sur perle. Et tout y passe : MESF, MSE, Six-Pack,


Lisbonne et son fameux article 103 ; tous les non-sens
économiques que prêchent les vaticinateurs du grand
marché transatlantique et de la gouvernance mondiale. Il ya
certaines erreurs qui laissent subodorer, plus que la simple
naïveté de nos représentants, une véritable connivence...
Ainsi les banques et les banksters se renflouent-ils sur les
budgets d'Etat. C'est le passage, inique et délirant, de la
titrisation des bons, couplé à l'inflation réglée et régulée
comme une variable d'ajustement pour endiguer le chômage
(cf. courbe de Phillips), au régime léonin de la « dette
souveraine ». La formule est on ne peut plus claire. Elle

dévoile un moment de la philosophie bankster : en 2012, la

dette est souveraine ; le peuple en est le serf. Le peuple est

l'obligé d'une dette dont le bankster est détenteur.

Tout doit changer, même les concepts. En mettant cap


sur les marchés, la Pieuvre diabolique découvre un nouveau

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continent. Une aventure à la Jules Verne, avec ses mongols
fiers, avec ses capitaines Némo, ses traîtres magnifiques, ses
kraken cannibales, ses coffres vides qu'on alourdit au sable,
ses navires qui sancissent victimes de la tempête, sa morale
contrefaite - son absence de morale. Les paradis fiscaux
tiennent alors lieu d'îles au trésor. La pègre réformée
sillonne lentement ces planisphères, de Mikonos aux îles

caïmans, et pour se garantir contre vents et marées, pactise


avec les missionnaires locaux. Son jargon s'en ressent. Il

s'épaissit, s'épice, s'imbibe d'un patois endogène. Il trouve


dans l'exotisme du globish des saveurs inconnues. Il se

rengorge de franglais, d'américain, se technicise, se teinte de


solécismes ; cultive, en somme, une terminologie complexe,
avec moult syllabes et radicaux latins pour faire sérieux.
Tellement sérieux que le pékin lambda à qui l'on sert la

soupe se convainc facilement qu'un répertoire aussi

complexe charrie nécessairement des vérités inabordables au


commun des mortels. Il acquiesce, docilement, feint de
comprendre comme un critique feint de comprendre une
œuvre d'art contemporain. Ces choses-là dépassent sa

compréhension. Entendez là qu'elles dissuadent sa

compréhension. Il n'entend pas chercher plus loin. Il est

ferré. Il signe. Le dialecte des banques s'exhibe ainsi hors du


-
vivier, et, pour la première fois, arbore la prétention
hautement contradictoire pour un jargon de niche - de
s'imposer, de par son hermétisme, non plus comme une
langue du secret, mais comme une langue de la domination.

125

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Du trafic d'armes, d'alcool, de drogue, d'organes au trafic

financier. Du trottoir au front-floor des chapelles


financières. Du nœud pap' au col blanc. Ripolinage en règle.
On fait propre chez soi. Cette vague de conversion n'est pas
une mode conjecturale de l'Occident. Elle affecte également
les autres continents. Elle a lieu, en même temps, partout sur
la planète. Qu'on prenne le large pour apprécier l'exemple
emblématique de la pègre asiatique. Laissons les Triades à
leurs chinoiseries pour nous intéresser aux cartels japonais.

Principalement, au yamaguchi-gumi. Ce nom ne nous dira


peut-être rien. Il n'en reste pas moins celui du premier
syndicat du crime nippon, rassemblant 25 000 membres
confédérés en près de 200 clans indépendants pour un
chiffre d'affaires grossièrement estimé à 1,2 milliards de
dollars. Les nouveaux pôles d'activité au sein desquelles
exercent les différentes « familles » rangées sous la franchise
du yamaguchi-gumi font ressortir la transition de 1ère du
samouraï et du bakuto (sans doute est-ce de ces « bakuto »,

ces joueurs professionnels constitués en réseau, que nos


modernes yakuza tiennent leur appellation : le terme « ya-
ku-za », « huit-neuf-trois », décrit une combinaison perdante
d'un jeu de cartes appelé « hanafuda », « jeu des fleurs ») à
l'ère de l'ordinateur et de la spéculation.

Outre leur immixtion dans l'univers du bâtiment, du


tatouage et du sport (paris truqués sur les pancraces
sumotorî), les cartels japonais ont fait main basse sur de
nombreuses entreprises d'assurances et de crédit. C'est le cas

en particulier des sarakin dont y le modus operandi consiste à

126

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accorder des prêts sans garantie aux salariés et aux étudiants
sans ressources. Sans garantie, mais pas sans intérêt. « Plus
t'es pauvre, plus tu paies », comme disait Coluche : leurs taux
peuvent en effet dépasser 100 %. C'est là précisément le

scénario qui a conduit les banques américaines à la crise des


subprimes. Sur l'île aux libellules, on tortille moins avec le

protocole, on agit à l'avenant avec des procédures un poil


plus radicales. Aux yeux du sarakin, tous les moyens sont
bons lorsqu'il s'agit de recouvrer sa mise. Le débiteur se voit
parfois forcé de contracter une assurance-vie avec la société

du yakuza, au bénéfice du yakuza, lequel s'empresse de se

débarrasser de son mauvais payeur pour empocher la prime.


Sûr qu'on n'est pas au mont-de -piété... Mais en dépit de
toutes ces précautions, on n'éviterait pas la faillite. On
impute aujourd'hui en grande partie l'effondrement de la

bourse de Tokyo en 1989 au non -remboursement des prêts


qui avait été consentis aux yakuza et par les yakuza. «

Récession yakuza » : tel est le nom sous lequel devait rester


gravé le krach des années 1980-1990. Autre spécialité
nipponne : les pressions sur les conseils d'administration des
entreprises. Elle est le pré-carré des sokaiya. Il s'agit d'une
armée d'experts - on en recense plusieurs milliers - aux
méthodes de racket passablement élaborées. Ce sont eux, par
exemple, qui ont longtemps œuvré avec succès pour éclipser
le rôle de premier plan de la société Chisso dans la célèbre
affaire d'intoxication alimentaire par le mercure du village

de Minamata. Minamata est un village pêcheur vivant


principalement de pêche. On imagine sans mal les

conséquences qu'ont pu avoir sur sa population les déjections

127

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industrielles des industries Chisso, plus en amont du fleuve.
On s'étonnait de ce que les chats se jetaient dans les flots en
titubant comme des ivrognes après s'être nourris du poisson
de la discorde. A juste titre, on commençait à se faire du
sushi...

Le hippie

Changement de décor. Le XX e
siècle, ouvrant sur sa
seconde moitié, s'éloigne du style 13ème Rue pour adopter
un ton plus relâché, plus cool et pacifiste. Les années
soixante-dix seront marquées par l'élégance de la

contestation ; d'abord celle des hippies, contempteurs


éméchés de la société de consommation et de la guerre du
Viêt-Nam (« pays des Viêt du Sud »). La culture mute pour
devenir contre-culture, et peu à peu s'impose en Amérique la

symbolique « drogue, sexe et rock 'n' roll » des orgies de


Woodstock. Le Nouveau Monde essuie parallèlement un
mouvement régressif assez semblable à celui provoqué par
les événements de mai soixante-huit en France (refus de la

virilité - cheveux longs - et de la responsabilité qui avait tant


coûté aux pères - anti-modèles totalitaires - lors de la

seconde guerre mondiale) en instance de reprise en main par


le néolibéralisme : libération rimant avec dérégulation,
flexibilité, privatisation, fin de l' Etat-providence,
déculturation et reconditionnement mental (n'oublions pas
que la contrepartie expresse au plan Marshall négocié par
Jean Monnet, correspondant de la CIA, avec le président

128

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Truman fut l'ouverture des salles obscures au cinéma
américain ; soit l'intronisation dans l'Hexagone du soft
power hollywoodien). D'autres mouvements naîtraient dans
ce sillage en premier lieu pour contester la première vague -
;

hippie - ; ensuite pour contester la seconde vague


contestataire de la première, et ainsi de suite.

L'entame du règne des hippies est avant tout marquée


par l'émergence du design pop. Le design pop débute ainsi sa
longue et prolifique carrière dans l'univers technicolor des
années soixante-dix. Il exprime une aspiration très similaire

à celle de nos soixante-huitards libertariens, sans-


frontiéristes et parricides : l'abolition des distinctions, la

mort des hiérarchies, la fusion des concepts, des formes et


des catégories. Cet idéal s'affirme avec une acuité
particulière au sein d'une vaste nébuleuse parcourant toute
la gamme des modes en général (prêt-à-porter, architecture,

arts et déco) : celle de la « création ». Elle se traduit -


théoriquement - par le gommage systématique de toute
« structure », par l'élision de ces « cages conceptuelles »,

carcans définitoires et abhorrés qui prêtent aux choses leur


genre et leur identité (la théorie du genre naît à cette
occasion), jugés par conséquent discriminants, morbides, et
d'autant plus spécieux qu'ils imposent une limite à la liberté ;

or l'existence doit précéder l'essence - Sartre l'a dit. Elle se

traduit - pragmatiquement - par l'effacement de toutes les


articulations voyantes. Qu'il s'agisse d'art, d'architecture,
d'écriture, de peinture, de cinéma, de mobilier, d'objets, mais
surtout de vêtements. Et tous de prendre fait et cause pour

129

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leur abolition. Et les grands couturiers, hiératiques,
maniérés, de se mettre à l'ouvrage. Et les artistes de la chiffe

de luxe, pénétrés de leur rôle, de se prendre au sérieux


(payés comme ils le sont, ils ont de quoi). Et les Jean -Paul
Gaultier, les Karl Lagarfeld (la mode française résonne au
diapason allemand : « c'est bien, c'est beau, c'est bosche »),

les Giorgio Armani, les Yves Saint-Laurent, les Tom Ford,


tous loriqués d'un noir sans relief ni contraste, d'enjoindre
aux petites mains de faire subir aux futures lignes de prêt-à-
porter la même disparition des différenciations.

Les « créateurs » des années soixante-dix paient cher la

prétention d'être des excentriques. Le tribut du succès, c'est


l'exigence de maintenir l'exubérance, signe extérieur de
créativité, à un étiage suffisamment élevé pour attiser

l'intérêt des médias, sans déraper dans le mauvais goût,


décevoir les sponsors et risquer de finir cloué au pilori de la

gutter press, façon chouette-sur-la-porte, genre Prométhée


ou Galliano - car la presse lèche, lâche et lynche. Affecter
d'être constamment douché d'épiphanies plastiques - sans
trop en faire. Simple question de pondération. Cela
s'apprend. L'art est dans la manière, et c'est tout un métier.
Toutefois, les avantages liés à ce statut ontologique de «

créateur » compensent de loin tous ces bénins tracas. Le


principal leur offre de tracer le chemin de la mode. D'ouvrir
la mer, tout comme Moïse, pour initier les riches et refouler
les pauvres, incapables de suivre. Ainsi fonctionne la mode,
dernier bastion de la noblesse d'argent, par exclusion sociale.
Oscar Wilde le savait. Cet avantage est donc celui de définir

130

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pour les lectrices de magazines psy-cul les nouveaux canons
de la beauté. Toujours, bien sûr, dans l'horizon de la

disparition des sexes, des déboîtements et des clivages. Une


tâche dont ils s'acquittent avec maestria. Faut dire qu'ils sont
aidés. L'entre-deux, ça leur parle. L'androgynie, ça les
connaît : les mannequins d'aujourd'hui, débarrassées à force
de régimes de l'essentiel de leurs atours et marques de
féminité (poitrine et hanches), puis de leurs matières grasses
et grises, témoignent suffisamment bien de ce goût pour
l'ambivalence (ou de cette haine des femmes - à choisir). Il y
eut, de ce point de vue, une criante injustice de la part des
milieux professionnels au détriment de la belle pas si bête
Marylin Monroe. Une sorte de suintement, de flatulence
jalouse. L'actrice-mannequin aux jambes légères, au délicat
froufrou de mousseline agitée par le souffle des bouches de
New York, participait d'un mouvement populaire de
résistance aux canons imposés par les photographes de mode
et les grands couturiers, à l'opposé des proportions classiques

et des harmonies grecques. Marilyn contre Ana. La revanche


de la plèbe sur les élites du goût. Une tentative de recouvrer
l'intégrité du féminin, contre l'image ennemie de la femme
héritée des années soixante : anguleuse, dure, aplatie, sans
relief ; femme androgyne, toujours plus androgyne au risque
d'en crever pour satisfaire aux fantasmes achriens des
créateurs qui veulent en faire - des hommes comme tous les
autres. Marilyn jette un pavé dans la mare. Elle ruine par sa
célébrité, son exemplarité, tous les efforts des créateurs. Elle
réunit en superkit non-remboursable tout cela qu'ils

escomptaient détruire, ce dans la femme qu'il y a de féminin

131

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: ses formes rondes, son côté doucereux, son charme et sa
fragilité, propice à éveiller les instincts protecteurs des
mâles. Un affront, un outrage pour la profession, ovni qu'on
désapprouve de loin avec des yeux de tarsier ; une pin-up
pour le reste, pour le vulgum pecus, que l'on épingle au mur
de sa chambrée en se berçant d'obscènes promesses. Du
pedzouille à 1' « artiste », le décalage est toujours aussi cru.
Aujourd'hui-même, quand Lagarfeld fait défiler ses créatures
d'Auschwitz, l'homme de la rue s'esquive, indifférent, s'en
remettant, plutôt qu'aux dilections des baiseurs de cadavre,
aux valeurs sûres des courbes aguichantes de Marilyn
Monroe... Il faut s'imaginer le désespoir des créateurs
contemporains face à ce désamour ; et plus encore celui des
aristarques des années hippies dont le programme tenait
entier sur un ticket de métro abolir : les frontières. Car tel

est leur le mot d'ordre. Leur idée directrice. Celle par


laquelle toute inflexion en matière de design peut être
décodée : supprimer la cassure entre le pied et la jambe grâce
au pantalon à pattes d'élph' ; supprimer la différence entre
l'homme et la femme grâce à la mode de l'unisex (grâce au
jean notamment, devenu slim aujourd'hui) ; supprimer
l'indépendance des meubles par rapport au mur grâce à
l'encastrement du mobilier moderne ; supprimer la fixité des
horaires de travail grâce à l'instauration des « horaires à la
carte » (flexibilité), etc. Tout devient prolongement,
amalgame, confusion. Ainsi le design pop habille avec le

même esprit tout à la fois les corps, les choses et les idées. Il

enrobe tout, progressivement, de sa courbe spongieuse.

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Apparaît donc une rupture très nette - pour ne pas dire
un gouffre - entre deux modes de vie. Deux modes de vie
respectivement symptomatiques de deux générations qui ne
trouvent plus rien à se dire. D'une part, celle des baby-
boomers, vieux jeu, embourgeoisés, trop straight pour leur
époque qui se prétend ouverte et libérale ; de l'autre, celle de
leurs fils, en réaction de principe au conformisme ambiant
(donc conformiste par anticonformisme), rebaptisée
génération Y. Deux modes de vie qui s'assortissent de deux
éthiques contradictoires ; « éthique », au sens où la conçoit
Foucault, comme manière de penser et de sentir, manière
d'agir et de se comporter qui, tout à la fois, marque une
appartenance et se présente comme une tâche. L'éthique, ou
l'esthétique du dedans, la cosmétique pourrait-on dire. D'une
part, donc, celle du consommateur traditionnel - bien
installée, rigide, peu cavalière -, qui se résume à boucler
sagement la caténation métro -boulot-dodo ; de l'autre, celle

d'une jeunesse en quête d'ailleurs et d'utopie, militant pour


une spiritualité (re-père) plus souple, conforme aux valeurs
féminines devenues dominantes dans l'intervalle avec la

tertiarisation du marché du travail. D'où le boum imprévu


des ornementations (artisanales bien sûr) transgenre (collier,
bracelet, serre-tête et cheveux longs), du prêchi des affects et

de l'épanchement d'âme conçue comme un supplément


d'âme (« être à l'écoute de soi »), et le retour en grâce, via le
bouddhisme zen, de l'idée d'amour rédempteur. Cette
fracture générationnelle se donne pour explicite à la

télévision, dont elle fera longtemps son terrain


d'affrontement privilégié. Elle se révèle de manière

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paradigmatique dans la guerre des modèles que se livrent
âprement, en France, sur Anal+, deux races de créatures : les

Shadocks et les Gibis. Les Shadocks pour les pères, acéphales,

attardés, vestiges anachroniques des années cinquante ; les

Gibis pour les fils, créatifs, astucieux, radicelles anarchiques


des années soixante-dix. La pomme est tombée loin de
l'arbre...

On a tous en mémoire ces quelques minutes de détente


précédant sur nos ondes la grand-messe du vingt-heures.
Access prime time. Prodromes de l'édition du soir. Plage
horaire sur mesure, parfaite pour accueillir le feuilleton des
Shadocks. On se rappelle sans mal du volatile étrange qui

donne son titre à la série, sorte d'oiseau à longues pattes,


grand bec et petites ailes. Moins évident est le souvenir de

son alter ego, un spécimen vite effacé des archives


cathodiques. La société Shadock côtoyait en effet celle des
Gibis, son homologue, revêtant l'apparence de patates
quadrupèdes coiffées d'un chapeau melon.

Les deux modèles cohabitent sans interaction directe,


comme séparés par un rideau de fer (ou un mur de Berlin ?).

Or, les Shadocks, pâtissant des caprices et de la versatilité


d'une administration totalitaire, sont commandés par elle de
travailler jusqu'à ce que mort s'ensuive. Dénués de la

moindre once d'intelligence, ils ont apostasié toute


personnalité, abjuré toute initiative ou démarche autonome.
Ils se complaisent, bien au contraire, dans une médiocrité
collectiviste, trimant à qui mieux mieux sur des chemins qui

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ne débouchent nulle part. Ils sont le parangon veule et buté

de l'ouvrier stakhanoviste, promis pour le reste des temps à


des logiques de chaîne et de répétition. Répétition.
Répétition. Répétition ; car tel est le concept qui synthétise
le mieux l'existence des Shadocks, aliénés comme pas deux
du berceau à la tombe. On connaît la formule pour l'avoir
entendu mille fois : «... et les Shadocks pompaient,
pompaient... » ; on connaît le résultat - brillant par son
absence : «... plus ils pompaient et plus il n'y avait rien qui
sortait. » Ainsi du reste. Sans effet. Sans relâche. D'une bêtise
crasse (qu'Einstein estime à la mesure de l'univers). La
signifier cette bêtise crasse, par le seul fait de leur
comportement, n'était sans doute pas suffisant aux yeux des
créateurs de la série pour qu'ils ne poussent le vice jusqu'à
faire montre physiquement de leur insolvabilité mentale :

tête de linotte, crâne d'œuf, cervelle de piaf, robe noire de


pigeon mazouté ; les échalas ont décidément tout pour
s'attirer la pitié des belles âmes. Or, cela même leur sera
refusé. La dérision prendra le pas sur la pitié. Leur sort
n'était-il pas, somme toute, amplement mérité ? Comme un
enfant boudeur que l'on menace d'une grimace perpétuelle,
et dont la trogne hideuse reflète l'insolence opiniâtre, les

Shadocks s'étaient amputés progressivement de tout sens de


la créativité. La « création », pour les Shadocks, était un
facteur de chaos. Non qu'ils pensassent à mal ; ils pensaient
tout simplement mal. Ils croyaient dur comme fer que
l'esclavage était la liberté. Qu'il fallait déléguer aux têtes
pensantes le privilège de la pensée. Que c'était bien assez que
de leur obéir ;
surtout, bien fatigant de penser par soi-

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même... Pomper, c'était assez. « Je pompe, donc je suis »,

théorisait leur Descartes local. Morale par provision. On leur


avait appris à rester dans les rangs. .

Faute de pouvoir se conduire de par ses propres forces, le

Shadock s'en réfère, pour tout ce qui a trait aux


pérambulations et petites tracasseries de la vie quotidienne, à
des principes et des préceptes irréfragables. Typiques,
souvent absurdes, mais gravés dans la roche. Des normes de
conduite qui lui sont inculquées au bistouri par ses Guides
vénérables, tels le « devin plombier », le « professeur Shadock
», ou bien encore le « chef Shadock ». La discipline
qu'imposent ces trois figures d'autorité - pour être chacune
représentative d'une des fonctions de Dumézil - réclame une
observance aveugle ; et d'autant plus aveugle que ces
principes sont claudicants et contre -productifs. L'immense
majorité d'entre eux repose de fait sur des sophismes. Nul,
heureusement, ne semble s'en apercevoir. La force de
l'habitude. On s'habitue à tout... Ainsi, se montrant
incapables de mener leur vie, les Shadocks sacrifient

inconditionnellement aux desiderata d'une mésintelligence


globale hypothéquée par le mos maïorum. La religion du
travail assidu, considéré comme fin en soi, tient lieu de
messe et de liant social. Elle conjure la violence par la fatigue

; spécule sur l' auto-entretien de l'imbécillité, désespère par


avance la révolte des canuts. Elle les dissuade en sus de
songer creux à cette « ignoble marmelade » qu'est la

supination des pompes. Pour le dire en un mot - s'il n'en


fallait dire qu'un, ce serait celui-là - les Shadocks, vus par

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Anal+, sont des « cireurs de pompes ». Ils sont conditionnés.
Riches d'aucun « caractère », d'aucune couleur, d'aucune
aspérité. Somme toute, exempts d'« individualité ». Et ça c'est
vachement triste... Telle était donc la planète des Shadocks ;

telle, donc, était la France sous les années cinquante :

straight panurgique,
y comme se plaisait à la dédire la jeunesse

libérale issue du plan Marshall.

L'allégorie du pire appelle son antidote. L'allégorie du


père, son fils. C'est le ressort de la publicité comme de la

propagande. Cet antidote - le fils -, gage d'une nouvelle


vigueur, invite à la refonte tout azimut des valeurs éculées de
la génération dégénérée des pères Shadocks. Il a pour sel la

créativité, pour ingrédient la recherche expérimentale d'un


nouvel horizon éthique, politique, visuel et spirituel ; lequel
prend forme avec l'idéalisme des Gibis. La vieille popote a
fait son temps. La culture jeune sauvera le monde. La culture
jeune ressuscitera les puissances mortes de la civilisation. De
même que Driss, le héros d' Intouchables, relève la vieille

France grabataire, rentière et dépressive en lui offrant son


second souffle via la consommation de beuh, de rap et de
culture du bled (« l'émigration, chance pour la France »),

éraflant au passage tous les totems de la culture classique


(opéra, symphonie, peinture) ; de même la génération Y,
hypostasiée par les Gibis, ne préconise rien moins que
l'ultime solution à la déliquescence de l'empire des Shadocks.
Une analyse piquante et corrosive à souhait que celle du
blockbuster de 2012, mais dont il ne faut pas hésiter à
pointer les limites. Il s'agit moins d'abord de la « culture du

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bled » que de la production alimentaire américaine qui
s'ingénie à prendre sa relève dans les banlieues. Driss - c'est

son nom d'adoption - joue le modèle américain contre celui


de l'Ancien Monde. La France (François Cluzet) est incarnée

par un handicapé moteur, Philippe, engoncé dans sa chaise.


Elle a vécu des tragédies. Perdu son énergie, sa gloire passée.

Ne se relèvera plus. En revanche, elle est riche ;

suffisamment pour se payer des auxiliaires de vie et vivre sur


le dos des autres (littéralement). Les autres, c'est la jeunesse,

c'est Driss (Omar Sy). Lui a la volonté, la force, l'humour, la


tchatche, la répartie ; mais il n'a pas l'argent. Pas davantage

ne dispose-t-il de la culture d'élite qui n'est - en dernière


analyse - qu'une vaste farce, et dont il apprendra à maîtriser
les codes. Culture se révélant pourtant un moyen
d'émancipation : qu'il soit question de monnayer des croûtes
à prix d'or ou de se démarquer lors d'entretiens d'embauché.
Philippe et Driss sont donc complémentaires. L'un a la tête,
l'autre les jambes. La jeunesse Driss ventile les poussières

France aristocratique -
mortes de la ; l'intellect Philippe
Philippe amputé de son corps, n'ayant plus que l'esprit pour
s'élever - offre aux minorités visibles un statut intégré dans

la cité. Et tout va pour le mieux dans le meilleur des


mondes... Mais là encore, méfiance... Tout n'est pas si

limpide. Le rapport symbolique entre Philippe et Driss est


sans doute plus complexe qu'il n'y paraît. Il se veut plus que
la mouture mise à jour de la dialectique paradoxale du maître
et de l'esclave : le maître que n'effraie pas la mort devient
jour après jour plus esclave de l'esclave ; l'esclave, en
travaillant le monde, conquiert les conditions de son

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émancipation. A s'en tenir à l'interprétation bobo, le film

Intouchables est une allégorie de la restauration d'un grand «

cadavre à la renverse » par une immigration de travail, «

chance pour la France ». Aussi la parabole du triomphe


culturel de l'Amérique (l'art sert l'argent, soit comme objet
de spéculations, soit comme tremplin social) et des modèles
de réussite qu'elle fait mousser (belles voitures et

baignoire... car Driss découvre la baignoire : le savon, est à


de la civilisation, comme on dit...). On ne se refait pas... En
voilà fait pour un premier niveau de lecture, pour l'exégèse
cursive. Tout autre est le message, peut-être moins
intentionnel, qui se dégage d'une seconde lecture, un rien
plus épaissie. Tout comme on a pu voir en Driss une sorte de
deus ex machina, d'autres pourraient le reconnaître en Noir
porteur de chaises (sherpa), en factotum abasourdi dans la

plus pure tradition coloniale. Bamboula sert sur un plateau


du kebab à sidi (sahid). Il lave son linge, fait sa cuisine, il

entretient la maisonnée. Une image d'Epinal, télescopant


l'esprit de Va bon Banania et Tintin au Congo. Lecture qui
n'est donc pas l'inverse, mais l'approfondissement de la

précédente. Le même film peut donc nourrir des idéologies


très opposées, chacune tirant la couverture à soi. On ne voit
jamais, quelle que soit l'œuvre, que ce que l'on y met. Mais le

plus important est la justification latente de l'ordre

économique que constitue le film avec l'air de ne pas y


toucher. Philippe a sans nul doute besoin de Driss et Driss a
besoin de Philippe. Pourtant, et c'est là l'essentiel, Philippe
ne sera jamais Driss et Driss ne deviendra jamais Philippe. Si

Driss veut échapper à la méchante cité, il n'aura d'autre

139

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choix que de se mettre au service de la haute. Devenir un «

collabeur ». Il ne doit pas viser plus haut. Doit rester « à sa

place ». Doit se rappeler quelle est « sa place ». D'autres,


sinon, se chargeront de lui rappeler. Un peu comme dans
Barry Lyndon (Kubrick, 1975), adaptation filmique du
roman picaresque de William M. Thackeray où ce dernier
détaille par le menu ce qui arrive aux roturiers qui veulent
péter plus haut que leur cul. C'est la seconde morale. La
vraie. Celle que les fables n'énoncent pas, par pudeur ou
lâcheté, mais que personne n'ignore. La parénèse, en
l'occurrence, est omnibus. Très convenue, au final, une
légitimation de l'ordre établi. Le cinéma reprend ainsi pour
sa gouverne la fonction normative que remplissait le mythe,
l'instrument politique par excellence depuis la nuit des
temps. .

Intouchables, hippisme américain, Shadock, une


éternelle rengaine ? Peut-on télescoper des trames a priori si
différentes ? Pour peu que l'on subroge la justification sociale

portée par Intouchable pour créditer la génération X d'une


authentique flamme révolutionnaire. Toujours est-il que les

Shadocks ont bien du plomb dans l'aile, et assez peu dans le

crâne. La société Gibis, son éthique, ses valeurs ; le monde


Gibis est son unique espoir. Sans doute est-elle son
crépuscule ; mais aussi l'aube d'un nouveau cycle. Tout ce
qui change doit commencer par se mourir. Ainsi, tel le

Phénix, le rédempteur consume son ancienne chair pour


reparaître au Grand Midi. Dresse le bûcher des pères. Dévore
la mère comme la portée vorace de l'arachnide. Remède

140

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amer mais nécessaire. Il faut que les Shadocks trépassent
pour que vivent les Gibis !

Le pitre appelle son roi. Le reflet déformant son image


redressée. C'est le ressort de tout binôme comique. Les
Shadock jouent aussi ce rôle. Ils sont vis-à-vis des Gibis ce

que les valets de comédie sont aux petits seigneurs,


Sganarelle à Don Juan, Carmouze à Dechavanne, Haddock à
Tintin, Averel à Joe et Minus à Cortex : leur plus-value, leur
faire-valoir. Le cancre au bon élève. Leur contrepoint
rehausseur de vertu. C'est peu dire, en effet, que les

Shadocks sévissent aux antipodes de leurs colicitants Gibis.


Aux atavismes des premiers répondent symétriquement les
qualités des autres. Ils s'opposent terme à terme, comme le

jour à la nuit, tant sur le plan morphologique qu'intellectuel


et comportemental. Quand les Shadocks seraient des morts-
vivants décérébrés, les Gibis, eux, nous sont campés comme «
de petits animaux très gentils avec un petit chapeau sur la

tête pour pouvoir dire bonjour » ; ils sont d'ailleurs - et nul

n'en doute - « très, très intelligents... ». Puis ils savent vivre :

tandis que les Shadocks pompent et re-pompent du matin


jusqu'au au soir, les Gibis, eux, « vont en vacances à la

campagne, mangent des fleurs, des petits pois et des carottes


». Ils symbolisent, dans cette optique, les dernières
« avancées » philosophiques des pays anglophones, plus
particulièrement des « States », nantis de leurs hippies,

amateurs de musique et « chasseurs de dragon ». La société


Gibis n'est jamais prise de cours, toujours prodigue en
plaisirs hédonistes. Bringue, abondance en 24-7 : c'est

141

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toujours la nouba sur les plages de la liberté. Ce Paradis,
cependant même que les Shadocks en seraient demeurés aux
coquecigrues de l'Union soviétique, sous la férule d'un
« Goulp » omniprésent, régnant - Grand Schtroumpf - sur sa
communauté. Les délices du sovkhoze et les joies du
Goulag... Ce ne serait pas demain la veille que les Shadocks
jouiraient des extases du libéralisme.

La tentation serait d'y voir une énième variation sur


l'embase narrative, usée jusqu'à la corde, de La cigale et la

fourmi. La morale de la fable est néanmoins à l'opposé de


celle promue par La Fontaine. Les Gibis - les cigales - ont
beau couler leurs jours au jour le jour, sans provisions ni
business-plan pour affronter les aléas d'un futur incertain, ce
seront eux qui, à la fin des fins, l'emporteront dans cette
guerre des civilisations. Dans leur poignante course à la

Terre (allégorie de la course à l'espace URSS/USA), les Gibis

triompheront, par leur puissante technologie, des armadas


Shadock restées à l'âge du fer fondu. Les Gibis triompheront,

car en fin de compte, eux seuls auront su s'adapter. Épouser


l'air du temps. Plier. Se lâcher. Vivre. Égrener les heures
douces sans se prendre la tête. Travailler peu mais
consommer beaucoup. Tabler d'abord sur les idées, la

création ; l'argent affleurait en son temps. Aussi organisent-


ils quotidiennement « de grandes fêtes et s'y amusent comme
des fous pendant tout le jour, regardant le soir les Shadocks à
la télévision pour rire un bon coup ». Par cette habile mise
en abîme, le téléspectateur s'identifie de facto aux Gibis - qui
se rient des Shadocks - et les Gibis aux téléspectateurs riant

142

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de concert avec eux. Tout est beau, tout est bien. Toute
l'idéologie des années soixante -dix cohobe dans cette image.

Elle œuvre à consacrer la victoire sans réserve de


l'intelligence, de la souplesse et du flegme « Gibis » sur les
valeurs désuètes et doctrinales de la planète « Shadock » :

rigueur, autorité, effort physique. Acta fabula est.

Les seventies. C'est l'époque infantile et colorée du kitch,


de la musique disco, du raggae, du rock
alternatif/contestataire et de la pop music, annonciatrice de
l'actuelle tectonik pour clubbers gay ; l'époque de Goldorak
et des premiers mangas subbés (en France par la smala
joyeuse et sous -payée du Club Dorothée) ; l'époque aussi du
mauvais goût, d'Austin Powers, des spiroli fluo, des
épaulettes hideuses pour les femmes qui se cherchent ;

l'époque des acid tests et des bad trips y des psychotropes


psychédéliques et psychopompes ou de la mesquine
mescaline en kit qui t'esquinte des neurones ; des transes de
chamanes trans et des ivresses de binge-drinking dans les

back-roorm des soirées open-bars ; l'époque du no-limit et


du barely légal ; de la recherche du « vertigineux vertige »,

de Y overdose, du borderline. D'une expérience par-delà les

cinq sens, qui s'assaisonne à toutes les sauces ; qui se


transpose tant en matière de zic {Pink Floyd en Grande-
Bretagne, Beach Boys aux USA) qu'en matière d'art (Rick

Griffin) et de littérature (Huxley écrit Les portes de la

perception). Le cinéma sniffe le kaïros. Vogue sur la vague et


fait péter les palmarès. Brasse les pépètes. Un nouveau genre,
frais émoulu, dégorge des factories hollywoodiennes : le road

143

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movie. Le road movie rencontre rapidement son aurifère
public. Il galvanise l'aventureuse jeunesse en quête de liberté
et de dépaysement. « Dépaysement », « voyage », mais
également « nature » (contre -culture implique retour à la
nature) ; tels sont les trois boussoles des années soixante-dix.
Faire converger les Nords, superposer les aiguillons, et

trouver la réponse à la question « pourquoi ». Pourquoi ce


pèlerinage ? Cette errance sans asile ? Cette fuite, de quoi
est-elle la fuite ? Bien d'autres ont sillonné ces routes à la

recherche d'une nouvelle Alliance, ligne après ligne de coke.


Quant à savoir ce qu'ils ont perçu de l'autre côté, nul ne
saurait le dire - car nul n'en est encore revenu. Le saura-t-on
(laveur) un jour ?...

S'il y a une cohérence dans cette liste à la Prévert, elle


n'est pas tant à rechercher dans l'éclectisme des activités qui

leur collent à la peau - sexe, drogue et rock n' roll et, si

possible, conjointement -, qui ne sont jamais que les moyens


d'une fin, que dans la fin dernière dont elles sont les moyens.
La transcendance. Telle est la cause finale. Le sommet
montagneux qui se gravit avec la fièvre juvénile de qui veut
prendre part à une fête de longtemps attendue, offrant par
son relief autant d'itinéraires qu'il y a d'itinérants. La
transcendance, le Graal. Dont les passe-temps hippies sont
tous, en leur genre propre, un accès VIP, une porte d'entrée.
L'initiation n'impose aucune méthode, aucune option : elle

est un labyrinthe percé sur le pourtour. Une mandala


ouverte que l'on parcourt de la périphérie au centre. Et
plutôt deux fois qu'une. Par tous les Sephiroth. Par toutes les

144

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voies possibles. La « voie des airs », en premier lieu, la voie
qui fait « planer ». Celle de l'élévation, d'Hénoch, de
l'Assomption mariale ; celle du « voyage voyage » atteinte à

grand renfort de poudre de perlimpinpin. Extase des sens qui


se dispersent. Libération de l'esprit qui s'éparpille dans un
méli-mélo méditatif à consonance New Age. Seulement
goûter à l'umami du psychotrope, cinquième saveur de la

pensée ; puis s'adirer, s'abandonner, mourir à soi comme


l'exige tout rite de passage pour accéder aux spires du temps
subtil. Le tout pour une bouchée de couscous. Un seul ticket
aller-retour entre les bases et les acides, et vous voilà projetés
dans une colonne d'Er ou d'air, tel un geyser éthéréen
arrachant l'âme à son enveloppe, l'aspirant jusqu'au septième
ciel où - corps astral - elle touche au nirvana. L'infini mis à la

portée de tous pour une simple injection. Juste une


respiration poudrée. - Pas gratuite pour autant : la voie des
airs, pour être définitivement la plus aisée, n'est pas sans
comporter sa part d'obscurité. C'est un by-pass à risque. Les
pipes à eau relancent souvent le rite du calumet de la paix...

des cimetières. Par overdose ou par sida. Fort heureusement,


d'autres dérivatifs existent. D'autres accès. La drogue, sous
toutes ses formes, est loin de les épuiser tous.

L'atteste la « voie des eaux ». La voie du surf (nul n'est

tenu d'être le fils de Dieu pour marcher sur les eaux). Celle

du « hippie des plages », ce kéké blond bronzé chassant la


mouette le long des côtes de la Grande Bleue. Ce mammifère
marin qui caracole en sandalettes, chemise à fleurs et

pendentif tribal serti d'une dent de requin made in Taïwan.

145

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Le surfeur également se drogue - mais à l'adrénaline. Le
psychotrope est au « hippie des villes » ce que le pli

métaphysique est au surfeur, « hippie des mers ». Son trip, il

le voit et le vit « dans le creux de la vague ». Sous les brasses

d'eau soulevées au gré de l'onde, battant comme un cœur


utérin. Dans la torpeur abandonnique de ces Alpes
mousseuses en de glissants sillons, dont les écumes
s'effrangent en d'innombrables larmes irisées. Un spectacle
grandiose et terrifiant à la fois. Relevant de ce que Kant eût
appelé le « Sublime » : le « Beau » lorsqu'il submerge, fascine
et nous effraie. Le surfeur bronze, boit, farte et puis descend
les vagues avec une élégance d'équilibriste. Il suppose que la

planche, par un compatissant décret, s'adapte à cette digue

de nacre. Remonte, comme elle descend, en une lente


sarabande. Son véritable et bien souvent unique - au
désespoir de ses parents qui rivalisent d'astuce pour lui farter
la planche - « projet existentiel » consiste en une attente
mystique et quasi -messianique, sine die, de la « Grande
Vague Métaphysique » qui viendra l'emporter (cf. Point
Break, ou Brice de Nice dans un autre registre). Il patiente. Il

espère. Guette le retour de son déluge océanique, plus


maternel que maritime (nous sortons tous du ventre de la

mer). Ainsi va le surfeur, toujours sur le départ. Les yeux


braqués sur l'horizon, priant les aas propitiatoires. Orant
silencieusement, placide, tandis que le rebouillonnent les sels
d'argent en d'impétueux tourments. On citera pour exemple
les Merry Pranksters, écumant les plages de Californie au
volant de « Further» - magicobus ou baisodrome, rien n'est

tranché.

146

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On ne laissera pas de signaler l'évolution de la mentalité
du surf et de son imagerie depuis son berceau pacifique. Ses

récentes inflexions ne présagent rien qui vaille... Affleure,


chez le surfeur hippie, un tremendum réel, chargé d'histoire,

et de beaucoup plus dense que le hippie n'en a lui-même


conscience. Posons d'emblée que cette prestance toute
religieuse n'a rien d'une nouveauté. Il n'en est tout au plus
que le continuateur. Il n'a rien inventé. Il n'aura fait

qu'incorporer pour les besoins de la cause un numineux bien


plus ancien, une forme de sacralité préexistante à sa reprise

en main par le négoce. Laquelle ? De quoi est-il question ? Il

faut, pour s'en faire une idée, traquer les significations du


surf au plus près de sa souche ; revenir à la racine, à ses
primes origines dans le folklore polynésien. Le surf, à
l'origine, est un rite funéraire. Le surf, à l'origine, est une
danse funèbre. C'est un rite funéraire venu du fond des âges,

et dont la vocation première consiste à honorer les mille

divinités marines qui vont mourir sur le rivage. Il s'agissait,

au commencement, d'accompagner les vagues, de les pleurer,


les consoler, les assister, une dernière fois, couché sur elles

jusqu'à la fin. La fonction du surfeur, sa vocation rituelle a


finalement - avait alors - ce quelque chose de triste et de très
beau qui s'est progressivement perdu... Il fallait concevoir
beaucoup d'humilité dans cette démarche. Il était lors

question d'un deuil, non d'une victoire. Tout le contraire de


la morgue typique du surfeur m'as-tu-vu, dragueur invétéré,
salué par Hollywood. A la solennité de l'officiant, puis à la

nostalgie patiente du chevelu des plages, succéderait très

147

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bientôt Yhybris du surfeur « conquérant » ; celui qui cherche

à « dominer la vague » comme on « dresse » un taureau. Donc


comme s'il lui fallait absolument donner le change à son très

évident complexe de micropénis. .

N'omettons pas, enfin, parmi tous les chemins qui


conduisent à l'Aleph, de mentionner la « voie terrestre »,

assurément la plus courue et parcourue. Celle du pèlerin,


Yhomo viator. Celle du voyage, du road-trip, dirons-nous. De
l'exode au Pérou, à la rencontre des locaux et des substances
qui rendent loco. Des randonnées toniques au cœur des
forêts giboyeuses d'Amazonie, où vivent encore les derniers
« hommes sauvages », inaltérés, préservés purs des cadmies
astringentes du monde civilisé. Des excursions par monts et

vaux récompensés, au terme d'escalades mortelles, par les

contrastes délicieux des tapis de pavots mêlés d'éricacées qui


rougissent les thalwegs des montagnes birmanes. Des îlotages
souvent toniques et des grandes migrations sur la route de la

soie. Vers l'au-delà, ailleurs. Vers les canyons, vers les

montagnes, vers les cîmes escarpées de l'Himalaya. Cap sur


les monastères bouddhistes d'un calme sargassien, dont la

doctrine, aboulique, nihiliste, prend à revers l'idolâtrie

matérialiste, le pragmatisme et le volontarisme de la société

de consommation (le cilice du hippie). La Cité Interdite pour


tenir Wal-Mart en respect. Et l'âme en mal d'amour immole
au soleil de minuit. Chante le hippie, mélancolique. La
guitare au poignet, la maison bleue sur la colline, le brasero
ardent au centre du foyer ; la clameur vespérale qui se mêle
aux étoiles quand les prédicateurs de Vénus libérée se

148

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donnent en holocauste au rythme dionysiaque. Libations
d'esprits de vin. Fumigations sacramentelles de
marshmallows grillés. Bruissement d'ébats sous la charmille.

Partout, des fleurs, partout du sucre et des paniers tressés, et

des guirlandes, des hallucinogènes et des préservatifs (car «

peace and love », « voie de l'amour », le cinquième élément


sauvera l'humanité). Des gens qui courent tout nus autour
d'un feu de bidon (la « voie du feu » ?). Qui discutent abaca,
symbiose, et déforestation ; plaignant très sincèrement, de
toute leur fibre écologique, la redoutable pénurie du
bananier des Philippines dont le feuillage fournit le fameux
chanvre de Manille. Ça part dans tous les sens, sans dessus
dessous, sans interdit. Ainsi vague et divague le hippie des
marées, béat. Coulant de passions douces en plaisirs

d'Epicure 15 . Plein -vide. Repu et redondant. Sous ses airs

insouciants, beaucoup plus religieux qu'il ne le laisse penser.

Gravement atteint dans son autorité par la Réforme


protestante, le pape Paul III, doge de l'Eglise très catholique,

convoque le 22 mai 1542 les plus titrés et les plus éminents


docteurs de la chrétienté en un concile extraordinaire qui
s'étirera sur dix-huit ans, vingt-cinq sessions, et ne couvrira

15
« Par plaisir, nous entendons l'absence de douleur mentale
et physique, le fait de se livrer à des orgies ou d'avoir une
faiblesse pour les femmes, les petits garçons ou les poissons »

(Épicure, extrait de la Lettre à Ménécéè). Les exégètes


confessent leur ignorance quant à la question de savoir où
Épicure est allé pêcher cette idée de poisson. .

149

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pas moins de cinq pontificats. Ce congrès reste ancré dans

l'historiographie pour avoir constitué un événement majeur


du christianisme, consommant définitivement le schisme
entre l'Eglise des éons médiévaux et celle des temps
classiques. Il fut appelé concile de Trente, d'après le nom de
la cathédrale de l'Italie du Nord qui vit s'ouvrir la première
vacation. Pensé, à l'origine, pour restaurer l'unité de l'Eglise,
il s'avéra être la réaction (Contre-Réforme) adressée par les
catholiques aux contempteurs du pape ; réponse qui, comme
plus tard Vatican II, se ferait à travers la clarification de sa
discipline et la consécration formelle de certains dogmes.
Aussi le symposium de Trente confirme la doctrine du péché
16
originel, précise celle de la « justification » , de l'autorité de
la Bible romaine (Vulgate), homologue les sept sacrements,
le culte des saints et des reliques ainsi que le credo de la
transsubstantiation. Il inaugure en dernier ressort les

premiers séminaires diocésains, destinés à la formation des


prêtres. Tout cela est fort beau. Si beau qu'en France, la

clôture du concile de Trente coïncide avec le

commencement des guerres de religion... Mais parmi tous


les épisodes que la postérité retient habituellement de cette
refondation, il en est un qui n'est guère plus connu que de

16
Transformation divinement opérée de l'homme pécheur
en serviteur de Dieu, la « justification » annonce le

retournement de condamnation en Grâce, quand Jésus-


Christ meurt condamné pour expier à leur place la

peccabilité des hommes. La doctrine de la justification est le

pivot de toute la tradition théologique issue des Evangiles.

150

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quelques puristes. Son importance n'en est pas moins
cruciale. Cruciale ; en cela du moins qu'il interpelle la
possibilité qu'a l'homme, de par sa participation au divin par
l'esprit, d'adorer par l'esprit - c'est-à-dire sans les yeux. Car
le concile de Trente fut également cela. On oublie facilement
que parmi les questions les plus brûlantes qui y furent mises
sur le tapis - et mirent le feu aux poudres - fut aussi celle du
statut des images. Les catholiques, non sans maintes
réticences, autorisèrent l'usage d'icônes : elles seraient des

médiums ; on adorerait par elles, à travers elles. Les


protestants les renvoyaient à leur nature d'idole ; c'est ce

pourquoi l'on ne trouve jamais de Christ agonisant sur les

Croix protestantes 17 .

17
Plus largement, le protestantisme disqualifie toute forme
d'intermédiaire/interférence entre l'homme et son Dieu,
inclus les prêtres et les icônes. Ce qui rendra la rectitude de
ce rapport envisageable sera la prolifération des Bibles
individuelles consécutives à l'invention de l'imprimerie.
Transposée dans le domaine politique, cette verticalité du
lien entre l'individu et Dieu (prenant la forme de la

Communauté) débouche sur le Contrat social selon


Rousseau, savoir à la « démocratie réelle ». Le projet
rousseauiste sera récupéré par Robespierre à la Révolution
(la loi Le Chapelier visait d'abord à empêcher les intérêts

coalisés qui dissuadaient l'individu de « n'opiner que d'après


lui »), mais serait rapidement neutralisé par le véritable
instigateur et profiteur de la disparition de l'Ancien Régime :

la banque, la bourgeoisie, dont la Déclaration de 1789

151

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D'où la question qui nous occupe : auquel des deux
modèles ressortit le « hippisme » (Cornegidouille ! l'affreux

néologisme !) ? La spiritualité hippie, malgré son éclectisme


et sa naissance en Amérique, soit en une terre conquise par
le protestantisme, peut-elle légitimement être considérée
comme une religion sans idoles (- par la notion d'« idole »,

nous entendons une figure tutélaire, thaumaturgique qui,

sacrée et connue sans ambages pour être telle par une


majorité d'adeptes ; plutôt que, par exemple, un modèle
artistique ou « star » - filante ou pas - investie
métaphoriquement par son parterre de « fans » d'une
dimension sacrée) ? Lorsque, lassé par le matérialisme sans
âme et le scientisme (dés)incarné par la génération des
années McCarthy, le jeune hippie se prend à rêver de
régénération spirituelle, il ne dispose encore dans son propre
univers culturel, d'aucune tête d'angle pour bâtir son Église.
A-t-on jamais vu de religion sans Dieu ? On dit, à tort, que le
bouddhisme en serait une. Laissons les cas limites ; plus
probants est le cas des religions économiques qui ont marqué
le XXe siècle, du messianisme sécularisé de Marx à la Main
Invisible d'Adam Smith ; ces religions au lourd curriculum,
dont les interférences ont fait, kif-kif, autant de morts que

consacre les intérêts de classe. C'est notamment le cas de la

sanctification du droit de propriété, entérinée par l'article 17


(cf. Marx, La question juive), et que Sieyès porte au pouvoir
avec l'instauration du gouvernement représentatif (l'inverse
de la démocratie ; on feignait moins jadis de l'ignorer).

152

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les Croisades ou les guerres d'Alexandre. Un tel passif accuse
incontestablement la contingence des idoles transcendantes,
se laissant facilement remplacer par des figures
charismatiques intramondaines ou des idées régulatrices (les

lendemains qui chantent, la fin de l'histoire, le monde libre,

etc.). Somme toute, le socialisme scientifique et son « alter-


égout » l' ultralibéralisme, s'en sortent passablement bien sans
fétiche à visage humain. Cela n'enlève rien au fait que de tels

cultes ne sauraient prospérer sans l'appui d'un État fort,

capable d'instituer une propagande pérenne (un ministère de


la culture) ;
capable en outre, pour acter cette propagande,
de réorganiser la société, ses classes, son organisation, son
rapport à la loi droit dans son ombre. Cela suppose encore
l'alignement de la technologie et des secteurs de production
sous les auspices du paradis terrestre (une société sans classe,
une société sans lien). Avec ses poches percées et ses
semelles de vent, tant s'en faudrait que le hippie ne disposât
d'un pareil arsenal. Lui devra faire de la récup'. À la sauce
Mac Gyver. Système D pour Divin. Tant mieux : c'est un
écologiste. Il comprend vite que ses préceptes, privés de
références, risquent de faire long feu. Sa religion tournera
court en l'absence de symboles - combien de cultes furent
accouchés mort-nés faute d'avoir capitalisé sur des symboles
assez fédérateurs ? Pour hâter l'avènement d'une spiritualité

qu'il appelle de ses vœux, le hippie doit puiser son devenir


dans l'existant. Il doit glaner des références. Ces références,
pour rassembler, doivent être œcuméniques ; elles doivent,

pour endosser la charge éthique qu'on leur veut attribuer, se


prêter sans invraisemblance à leur réinterprétation dans le

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sens désiré ; elles doivent enfin, pour « accrocher », être

suffisamment évocatrices - ce qui dissuade d'en inventer. Les


Saint-Patrons viendront plus tard avec leurs guitares
électriques. Rien d'étonnant, dans l'intervalle, à ce que les

grandes figures des religions mondiales se soient vues


détournées, dépoussiérées, ressuscitées pour prendre une
signification nouvelle au panthéon mythologique hippie.

Le décompte du plérôme n'est pas des plus rébarbatifs.


Loin d'être aussi profus qu'on aurait pu le craindre, on
constate ce dernier relativement peu vaste, singulièrement
restreint au prorata de la polyphonie des sources et des

ressources mobilisées pour l'établir. Trois figures s'en

détachent. Il se pourrait, somme toute, que ces trois-là soient


les trois seules qui soient. La Trinité hippie ne se compose de
fait que de Jésus, de Gandhi et Bouddha. Elle a ceci de
remarquable qu'elle ne fait aucune place à un Dieu
transcendant (Dieu en sof, ou Yahvé, ou Allah, ou Jéhovah,
ou Aton pour ceux qui préféreront l'original à la sérigraphie)

; seulement à des êtres incarnés. Pas de Dieu, donc ; et pas

non plus d'ange niais au trou de bouche canulaire et stupide.

Seulement des êtres à mi-chemin entre le spirituel et le

charnel. Ce choix, s'il ne fut pas nécessairement conscient,

est tout sauf anodin. Quoi qu'il se veuille inaccessible aux


préoccupations platement matérialistes et matérielles de
Y American Way of Life (l' anti-modèle que synthétise le

mythe du self-made-man faisant fortune en écrasant ses

concurrents, tels que l'illustrera dès 1947 le plus célèbre des


canards anthropomorphes, Balthazar Picsou - Scrooge

154

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McDuck -, dessiné par Cari Barks 18 ) ; quoiqu'il se veuille
indifférent aux charmes de la société de consommation, le

18
II est banal de se représenter la sous-culture comme une
mince pellicule à la surface de l'essentiel. Comme une scorie
qu'on pourrait balayer d'une main. Comme si les produits de
niche avaient leur cycle propre, en marge de l'histoire ;

comme si l'histoire - et l'histoire des idées - ne pouvait être


lue qu'à la lumière des « grandes oeuvres » et « chefs
d' œuvres » d'auteurs reconnus. C'est là, admettons -le, un
étrange préjugé. Quelque peu snob et pédant sur les bords...
Le sociologue devrait y songer à deux fois ce qui « accroche :

» les masses rend infiniment mieux les courants souterrains

qui traversent les masses que les travaux d'artistes de musée,


précisément choisis parce qu'ils « décrochent » de leur
époque et de la masse. Il n'en va pas différemment du
neuvième art. Le neuvième art s'imprègne de « l'esprit du
temps » qu'il restitue sous forme d'archétypes. S'il fallait un
exemple, le plus banal serait le plus probant : Tin tin. Son
créateur, Hergé (R. G. pour Georges Rémi), n'est pas un «

homme de réflexion » comme le supputent ses chantres, mais


bien plutôt un « réflecteur ». Pas un « penseur », une éponge
absorbante, un daguerréotype qui se tache de lumière. Moins
on est « soi », moins on spécule, mieux on capture les

parfums de l'instant. Le génie d'authenticité a trait à


l'innocence, voire à l'ingénuité. C'est la raison pourquoi les
films « intellectuels » se réclamant prétentieusement de « la
nouvelle vague » sont si mauvais et à côté de la plaque.
Tintin dit une époque, et son succès la pertinence d'un

155

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discours fait d'images. Le succès à' Astérix confirme l'analyse,
allégorie de la Résistance (laquelle éclot d'ailleurs dans un
village perdu des côtes de Normandie). Voyons dès à présent
ce qu'il en est - ce qu'il en fut - outre Atlantique sous la

période hippie. Après les comics de la première heure


(Cap tain America engagé contre Hitler, puis contre les

Soviets, etc.), l'Amérique des ûftees se découvre un nouveau


modèle, une sorte de catalyseur axiologique, en la personne
d'oncle Picsou. Oncle Picsou, une figure moralisatrice ?

L'idée prête à sourire ; elle mérite d'autant plus d'être


considérée. L'Amérique puritaine n'aurait pas accepté que
fut offert à la jeunesse un modèle dépravé. Surtout après l'ère

des super-héros, dont la vertu exacerbée le dispute


simultanément à l'inféodation aveugle aux fondés de
pouvoir, au ridicule vestimentaire et à la fibre patriotique.
Caricature ? Sans doute. Délibéré. Le propre d'une caricature
est de faire ressortir des traits - des traits physiques, mais
plus encore des traits de caractère. Qu'on songe à décliner
ceux de Picsou, l'entrepreneur capitaliste : Picsou est

courageux, Picsou est travailleur, aventurier mais


individualiste (il ne se mariera jamais, par crainte d'être floué
- il n'y a d'ailleurs ni enfant ni époux dans l'univers Disney ;

seulement des oncles et des neveux), Picsou est l'archétype


du self-made-man. Il est parti de rien. Il culmine au sommet
(son coffre-fort, construit sur une colline, domine la ville). Il

cirait des chaussures dans des ruelles sordides et, désormais,


le monde est à ses pieds. Il incarne l'idée (charriée, selon
Weber, par le protestantisme) qu'en Amérique, la volonté et

156

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hippie n'est pas homme à renoncer si vite aux blandices de la
chair. Pensons ! Pour rien au monde. La chair, l'amour,

l'extase, l'empire des sens, la diabolique concupiscence, la


damnation vénale, la ruse de la bête aux yeux verts,

l'augustinienne libido sentiendi tant abhorrée par les pères


de l'Église, les pustuleux anachorètes et les ascètes de
prieuré, loin d'être ce qui « divertit », qui fait « dévier du
droit chemin » conformément à la réputation que lui faisait

un onaniste flagellant de Port-Royal des Champs, ne


signifiait pour le hippie qu'une opportunité de franchir un
nouveau palier vers l'infini, d'atteindre un autre « plan
existentiel », un degré supérieur sur l'échelle de Jacob.
Redevenir complet par la suture des chairs, comme dans le

le travail sont le tremplin de la gloire. Tout le monde peut


réussir, pour peu qu'il le mérite (aussi Donald ne réussit-il
pas parce qu'il ne le mérite pas - il néglige ses devoirs et dort
toute la journée sur son hamac). La fortune de Picsou nous
choque, parce que nous sommes Français ; pour un
Américain, comme l'observait Tocqueville, les inégalités « à

l'arrivée » sont pleinement justifiées par l'équanimité des


concurrents initialement postés sur une même ligne de
départ. L'égalité virtuelle, qui met tout le monde au même
niveau, est ce qui légitime les inégalités sociales. Ab initio,

l'égalité ; in fine, la sanction. Aussi contrintuitif que cela


semble, le personnage de Scrooge McDuck correspond
parfaitement à la psychologie yankee de la génération des
années cinquante. Soit l'opposé de celle inaugurée par le

hippie, qui en divulguerait toutes les pathologies.

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mythe d'Aristophane. Pas de divin sans corps ni de corps
sans divin. L'esprit passe sur le corps pour rallier le divin.
Des traits-d'union entre le corps et le divin, sensibles,

manifestes, situés dans une histoire, tels sont les sacro-saintes

icônes de la culture hippie : (a) Jésus, (b) Bouddha, (c)

Gandhi. Que ces derniers soient au surplus, respectivement,


un androgyne chevelu, un eunuque pansu, un uraniste va-
nu-pieds, ne sera pas pour nous surprendre, pour peu que
l'on garde à l'esprit ce qui fut tout à l'heure interprété

comme une volonté d'effacement des genres et des identités


- probablement la plus symptomatique de la mouvance des
années soixante-dix. D'autres facteurs alimentent l'équation.
Tâchons de les énumérer, afin de mieux cerner en quoi,
auxiliairement pourquoi, ces trois énergumènes font
consensus au sein de la communauté hippie. Quelles
mystérieuses affinités entretiennent-ils avec l'esprit de la

contre -culture ?

(a) Nous ne souhaitons pas noyer notre lecteur sous un


déluge d'analogies. Il faut que soit laissées de côté beaucoup
de choses - ou qu'en soient dites bien plus. On dira quelques
mots seulement des traits les plus saillants du parcours de
Jésus qui ont pu motiver cet engouement. Jésus demeure
incontestablement celui des trois fétiches qui se rapproche le

plus de l'idéal hippie. N'était son penchant pour la

scarification, il en serait le modèle intégral (Jésus +


scarification = beuh-métalleux). D'abord le moule
morphologique. Grand échalas, étique et sans carrure,
l'Adam Sauveur renoue avec l'image ambisexué de l'Adam

158

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•y

Damnateur - mâle et femelle - d'avant la ponction d'Eve par


le côté (et non la « côte »). Son menton s'orne d'une barbe
fleurie que baignent des cheveux déliés. Tout, dans son
apparence, exprime le relâchement, l'harmonie intérieure,
l'équilibre des contraires. Jésus est, comme dit la chanson, un
de ces « garçons aux cheveux longs » que la cruelle humanité,
petite par son esprit, n'aura de cessée de « stigmatiser ».

Littéralement, si l'on ose dire... Jésus n'a pas sa place sur

Terre. Ses goûts vestimentaires contribuent subtilement à


une meilleure pénétration de son message éminemment
hippie. Il s'habille 100 % local. Recycle ses tuniques.
Pratique le commerce équitable. Fabrique lui-même son
pain, avec ou sans levain ; il le mange blanc (mais n'excrète
19
pas, ce qui, avouons-le, présente aussi ses avantages ). Plus

percutant est son rejet du tout-consumériste. A fortiori

lorsqu'il prend les allures de véritables opérations de


sabotage, comme relaté dans un passage des Evangiles Jésus :

la caille et ses disciples font une descente sur le parvis du


temple de Salomon ; ils saccagent les échoppes, ils

19
« Jésus mangeait et buvait mais ne déféquait pas. La
puissance de sa continence était telle que les aliments ne se
corrompaient pas en lui, puisqu'il n'y avait en lui aucune
corruption » {Ecrits de Valentin, pape quarante jours). C'est à

peu près ce que les geeks et les puceaux pensent à propos des
femmes. Quant au mystère de la défécation, notons pour
l'anecdote que le chrétien de messe peut lui-même
reproduire l'expérience : l'Ostie étant le corps du Christ
(impanation ou transsubstantiation), lequel ne se « chie pas ».

159

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démolissent les halles, renversent les étals, mettent le bazar
au souk, c'est la margaille. OK, ce n'est pas très « pacifique

»... Il y a mieux, comme approche. Mais il arrive que trop


soit trop alors même le coulant Moïse peut incuber des
;

colères homicides. Il y a certaines choses qui ne s'achètent


pas (- pour tout le reste, il y a Judas)... Fatale audace : le

Sanhédrin lui ferait payer cher cette entrave à la liberté de


commerce. Qu'à cela ne tienne : homme sans ennemis,
homme sans valeur. .

Jésus s'était pourtant prévenu contre ces infortunes de la


vertu. Par-delà les partis, il ne se mêlait pas, ou peu, de
politique : « mon royaume n'est pas de ce monde », « rendre à
César ce qui lui appartient ». Pas zélote pour un sou. Les
mauvaises langues prétendent qu'il était bien en cela le

parangon de ces gauchos émasculés qui ne veulent pas se

compromettre ; que c'est aussi pourquoi il officiait en


parabole. Pas d'immixtion, pas de compromission, pas de
danger non plus. Jésus, non-aligné ? Sans doute est-ce plus
complexe ; mais le hippie ne s'arrête pas à ces détails. On
peut violer l'histoire, argumentait Dumas, si c'est pour lui

donner de beaux enfants. Cette dimension apolitique (au


sens où la morale absorbe l'idéologie) que le hippie prête
volontiers à ses idoles contraste on ne peut plus violemment
d'avec notre vision franco-française outre Atlantique. Appert
ici une divergence notable du hippie d'avec notre soixante-
huitard français, selon qui « tout est politique ». Comme
l'observait judicieusement Tocqueville (cf. De la démocratie
en Amérique), lorsque la vieille Europe fille de la Grèce

160

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antique conçoit sa liberté comme participation active de tous
les citoyens à la vie politique (liberté positive), le Nouveau
Monde l'entend, bien au contraire, comme la non -ingérence
de l'administration centrale dans les affaires d'individus
privés (liberté négative). C'est jouer, en d'autres termes,
Rousseau contre Thoreau, la « volonté générale » contre la «

désobéissance civile ». Aussi, quand la révolution française


proclame l'abolition des privilèges, la guerre d'indépendance
prononce la fin des taxations douanières (c'est l'épisode du
« Tea Party» dont s'origine... le Tea Party) et autres impôts
discrétionnaires prescrits par la couronne anglaise. De là le

fait qu'au même moment, le chevelu français s'immisce dans


le débat public au point de faire gicler De Gaulle, tandis que
le hippie, et bien... que le hippie... s'évade. Jésus aussi, pour
le hippie, s'évade. Il n'a pas les mains sales. Or, à l'image d'un
précurseur pas davantage politisé - nous pensons la au vieux
Socrate, contraint de boire jusqu'à la lie son calice

d'amertume -, l'agneau pascal devrait achever son ministère


au faîte du Golgotha. Le vieil adage sur le clou qui dépasse. .

La récupération de la figure du Christ par la génération


Gibis des années soixante-dix ne s'explique pas seulement
par leur commune indifférence aux valeurs matérielles et
pécuniaires. Bien d'autres indices attestent de l'adéquation
de la figure christique à l'idéal hippie. Jésus, comme le

hippie, fait vœu de pauvreté (comme attendu, la pauvreté


souvent précède le vœu - c'est l'histoire de la pierre qui
consent à rouler). Trente jours d'insolation dans le désert ne
seront pas assez pour le contraindre à saisir les opales du «

161

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seigneur de ce monde » : Jésus, comme le hippie, rejettera

loin de lui la griffe de l'avarice pour une vie simple, faite

d'amour et d'eau fraîche. L'eau fraîche, Jésus la change en


vin, le vin en vie ; il fait une fête de rien, prodigue au
mariage de Cana. Il vit modestement. Il « crèche » dans les

étables entre l'âne et le bœuf. Fragrance champêtre et


bucolique ; mais rien ne l'indispose : comme le hippie, le

rabbi aime les animaux. Beaucoup. Et les moutons, et les


brebis, et les agneaux (avec du sel). Il veille d'un œil alerte
sur son troupeau : c'est là sa « pastorale » qu'il associe à ses

commandes de charpentier. Comme le hippie, Jésus voyage


en stop. Il fait des treks en Palestine ; donne des concerts
publics au Mont des Oliviers ; fait des sermons sur la
Montagne (la montagne, ça vous gagne !). Il n'hésite pas, lors
de surprises -parties épiques, à convier ses amis pour partager
ses trips métaphysiques au Jardin de Gethsémani. Jésus est

partageux, malgré l'ingratitude de ses narcoleptiques


d'apôtres (« Ne pouvez -vous veiller une heure avec moi ? »).

Pas vaillants, les apôtres... Mais Jésus prie pour eux. Il prie
l'amour (« aimez-vous les uns les autres »). La guerre, il ne
l'aime pas (« qui vit par l'épée périra par l'épée »). Il prêche, à
sa manière, le « peace and love» avant la lettre. Mais sa

morale n'est pas casuiste, duplice, opportuniste, telle celle

des pharisiens jésuites. Pas davantage n'est-elle que


d'abstractions ; elle n'est pas phocomèle, telle celle de Kant,
propre sur soi mais « n'ayant pas de main » (Péguy). Sa
morale se veut plus qu'un viatique de maximes à l'usage du
commun. Le Fils de l'Homme, d'ordinaire non-violent,
précise généralement ses vues moyennant quelques

162

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aphorismes bien trempés. Son œuvre sociétale en est le

prolongement, le versant collectif. Plus qu'un


infléchissement, c'est à une relecture en profondeur de la
doctrine du Dieu vengeur qu'il incite ses fidèles. Cette
ambition n'est pas du goût de tous ; pas des Lévites, à tout le
moins, appréciant peu que l'on maraude sur leur brisées.
Appréciant moins encore que ces paroles viennent étayer des
luttes de Rabbi libéral ou, pire, leur disputer leur pré-carré.

Malgré la désapprobation, malgré la volée de flèches et


d'aiguilles vénéneuses sifflant de son propre camp, force est
de reconnaître que « roi des juifs » n'a pas démérité. Loin de
se démonter, il fait son chemin (de croix) et lègue à sa
postérité une œuvre sociétale/sociale très en avance pour son
époque. Sa défense éloquente des pauvres et des
surnuméraires, quelle que puisse être la couleur de leur sang
(cf. la parabole du bon Samaritain), ne déparerait pas aux
côtés d'un appel de Yannick Noah ou de Francis Lalane à la

fraternité cosmique. De l'Abbé Pierre à mère Teresa, elle


soutient la comparaison de ses continuateurs.

Le spectateur moderne ne pourra qu'approuver, faire

chorus, dire amen, souscrire à cet effort pour ébrécher les


anciennes tables, pour fracasser ces roches débilitantes
gravées de codes iniques et surannés - au premier rang
desquels la pénalisation de l'adultère, dont seule la femme
peccante essuyait la sentence - au risque de s'exposer à la

colère des foules. Jésus veut ramoner les temples. Il veut, du


« peuple élu », détruire le privilège de l'élection - donc le

racisme canonique qui le sous-tend, et ne lui fait pas peu de

163

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tort. Etendre le Salut aux nations des gentils, aux puissances
des goyim y à toutes les classes sociales. Jésus, c'est la

génération universelle - la « catholique » - faisant un sort à sa

génération Shadock. C'est la jeunesse Gibis venue prêcher


des lendemains d'amour dans un monde laminé par la

violence et par l'indifférence. Jésus iconoclaste. C'est déjà lui,

Jimi Hendrix, glosant sur l'hymne américain. Et ça, ça plaît


vachement, mais alors vachement aux hippies. N'est pas Jimi
Hendrix qui veut. C'est le souffle vital d'une conscience

boulimique, s ouvrant à la planète entière ; une conscience


élargie anticipant sur « l'ère de la communication » lors

même que la toile d'Arpanet se tisse entre les bases


américaines. C'est l'innocence du « bon sauvage » renvoyé
aux épures de l'état de nature - bien que les projections

axiologiques soient, pour Rousseau, dénuées de pertinence à


l'état de nature (lequel n'est pas « moral »). Jésus, comme le

hippie, c'est une bouffée d'air pour ventiler les miasmes du


consumérisme ubique. C'est l'antidote champêtre aux
maladies civiles. C'est la sève sirupeuse des caïeux
bourgeonnant, des stolons sporulés venus régénérer une
souche agénésique. Vider le trône, rigide comme du bois
mort. Il veut l'assassiner, cette société fermée, conditionnée,
irréflexive et corsetée. Il brandit l'homme contre la

mécanique, la liberté contre l'effort, le partage contre le


confort. Les nourritures terrestres, célestes, contre les

nourritures de chaînes - le fast-food avarié des


supplémenteurs d'âme. Tout se passe comme si tout était déjà
là. Tout ce qui, plus tard, opposerait les Gibis aux Shadocks.
Tout est déjà contenu dans cette insurrection par deux fois

164

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millénaire ; dans cette substitution des vraies valeurs aux «

fosses sceptiques » ; dans cette subrogation de l'altruisme au «

tout-à-l'égout ». Un parricide sans crime. Un parricide quand


même. Car nos amis beatniks ne s'y sont pas trompés. Qu'ils
aient choisi Jésus comme figure tutélaire doit se comprendre
selon les mêmes raisons qui convainquirent les romantiques
- tenants de la technique et du progrès - de se ranger sous
l'étendard de Prométhée. Jésus, pour les hippies, est à mille
lieues de cette figure réactionnaire que les boy-scouts
français peuvent en donner parfois. Jésus, pour les hippies,

est à la spiritualité ce qu'est Socrate à la philosophie. C'est

d'abord par la guerre qu'ils conduisent sans relâche ni


compromis ni concession ni haine aux luddites de l'arrière-
pensée, de la pensée de l' arrière-garde, et par le prix fatal qui
leur en coûte inexorablement, que les grands hommes
entrent dans la légende. L'évhémérisme a, souffrons-le, de
beaux jours derrière lui. .

(b) Autre sommet de la triade, Bouddha. Bouddha (à ne


pas confondre avec Boudu, le clochard pétomane) n'est pas
un patronyme, mais plus un titre honorifique. L'usure aidant,
Bouddha prendra incidemment valeur de nom. Comme
Auguste. Comme César. Comme Vercingétorix.
Littéralement, le titre de « bouddha » signifie « l'éveillé ». Il

désigne une personne ayant, par sa sagesse (prajna), réalisé


« l'éveil ». Logique, vous direz-vous. Jusqu'ici, pas de lézard.
La doctrine se complique lorsque interviennent les deux
grandes traditions, selon lesquelles il s'accomplit ou bien par
l'admission au nirvana, ou bien par la sublimation de la

165

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dualité samsara/nirvana. C'est assez clair ? Au temps pour
nous... Qu'on se figure seulement que la révélation
bouddhiste implique, en tout état de cause, un « changement
d'altitude ». Et ça, c'est très original... Les bouddhas sont
légion au firmament indien (ils furent même intégrés à la
cosmogonie hindoue comme avatars des dieux). Nous
évoquons seulement le plus célèbre d'entre tous. Considéré
comme l'archétype du « bouddha pur, parfait » et l'architecte
du bouddhisme ; celui qui, dans la fresque occidentale,
éclipse tous les autres : Siddhârtha Gautama, aussi nommé «

le bouddha historique », à qui l'on doit cette sortie pleine de


vérité : « vraiment, la vie se termine par la mort »...

Esthétiquement, bouddha est beaucoup moins « hippie »

que Jésus-Christ : il est petit et gros. Il est replet, ventru,

bouffi, convexe, bedonnant, adipeux, mol - gradouble. Mais


c'est tout calculé. La rondeur de ses traits doit rendre compte
d'une harmonie que ne trouble aucun mal. Lisse, bibendum,
soyeuse, la forme de bouddha doit être affable et engageante.

Elle doit appeler la conversion. C'est un détail élémentaire

de physiognomonie. Quand Jésus souffre, bouddha jouit.

Quand « Jésus-crie », bouddha ronronne. Surabondance


pleine de promesses. Bouddha, c'est comme le Père Noël.
Sous son visage porcin s'étale un diabète inquiétant (- mais
illusoire, ce qui relativise). Un sourire velouté alignant
quarante-deux molaires (censé traduire le bien-être
intérieur) déchire sa face de mongolien (qui est une illusion).

Ses lobes percés tirent vers le sol, affichant ostensiblement sa


fonction dans la hiérarchie sociale. De lourdes boucles les

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prolongent parfois ; elles signifient sa caste, son privilège,
son rang : celui de mandarin, d'homme d'honneur et

d'études. Les estampes de bouddha le représentent


généralement en position assise, les jambons ramenés sous
lui ; et lui, bouddha, figé sous un grand Arbre-Monde,
prenant la pose aux portes de l'éternité. Pour sûr, Bouddha
n'est pas des plus actifs, cela se sent. A proprement parler,

« l'éveillé » passe le plus clair de son temps à dormir (- donc à


vaquer d'une illusion à l'autre).

Son physique de poussah n'arrange rien à l'affaire :

double menton, stature amorphe, air velouté, avachi, sans

aplomb, Gautama n'envie rien au consumer américain dont


il semble emprunter tous les signaux - la bière en moins.
Visage serein, il médite bonassement, sans s'inquiéter des
autres ni du monde ni de lui-même (lesquelles mondanités
ne sont au demeurant qu'une illusion des sens - mais vous
l'aurez compris. Car le bouddha, lui, l'a compris ; ainsi s'est-il

élevé au titre de bouddha). Cela posé, comment comprendre


la fascination qu'exerce ce douillet cornac de spiritualité,
apparemment si opposé à la figure du Christ, auprès de la

jeunesse hippie ? Quel mystérieux secret se cache derrière le

succès de bouddha ?

Du révolté, sans doute Bouddha n'a pas l'allure ; mais il

en a l'esprit - l'esprit du feu. Ce qui, pour le hippie, est plus

que suffisant. Les baba cools se reconnaissent d'abord dans


une métaphysique. Or, sur ce point, l'affaire est entendue. La
convergence est claire. Bouddha sert un discours qui se

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déverse comme un affluent dans le grand fleuve de la
contestation hippie. Sa principale contribution à ce courant
critique consiste dans l'indifférence aux valeurs matérielles
(et à la matérialité tout court ; car tout est illusion)

constitutive des logiques de marché. Rien n'interdit toutefois


de rechercher d'autres raisons à cette audience, peut-être
plus profondes - osons le mot - philosophiques. Plus
dirimante que sa récusation des opulences inécessaires serait
la forme alternative de spiritualité qui se dessine dans
l'ombre de bouddha. Elle tient à cette idée que la religion

zen présente un avantage de poids : celui de déboucher sur


une maîtrise de soi, un idéal d'autonomie, aux antipodes des
religions christiques qui ramènent immanquablement les «

fils » (moutons) du « Père » (berger) à un servage


insupportable et redondant (« je suis le serviteur de ton
serviteur... »). Pour qui veut « tuer le père » 20 , la réaction

20
D'où vient que le père exas-père ? D'où vient ce goût du
parricide ? Que traduit réellement cette volonté d'assassiner
l' arché (au sens d' « ancien », de « chef »), formulée sans
détour, exacerbée par la contre-culture des années soixante-
dix ? Réponse au royaume des causalités magiques, fief du
freudisme omnivore. Qu'on interroge, avec l'ex-pert, les

circonvolutions per-verses de cette fiction per-formative


qu'est l'inconscient. Aux dires de Sigmund Freud, cette
obsession de refroidir le père et, derrière lui, la Loi que ce
dernier per-sonnifie, serait un vestige de l'œdipe (cf. Leçons
de psychanalyse). L'œdipe, on connaît tous, c'est inscrit dans

le marbre au programme du lycée. C'est une chose rebattue,

168

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usée jusqu'à la corde, éteinte à force d'avoir servi (et

desservi) - nous n'y reviendrons pas. Il est partout, l'œdipe,

pour le psychanalyste, autour de nous, en nous, dans chaque


acte manqué, dans chaque parole, dans chaque composition
écrite, florale ou musicale ; dans chaque roman, chaque
conte, chaque forme, chaque film, même les plus innocents.
Un motif récurrent, déjà dans le Roi Lion où Mufasa meurt à
cause de son fils qui finit en ménage avec le sosie (substitut)

de sa mère. Dans Spiderman aussi, lorsque Peter provoque la

mort de l'oncle Ben pour l'exclusivité de May. Tu peux pas


test'. Partout, qu'on nous a dit ! Vient alors se greffer, au
cœur du « triangle interdit », le mystérieux « complexe de
castration ». C'est l'idée fixe de Star Wars, space opéra dont
les protagonistes passent leur dimanche à s'affronter de
maître à Padawan pour se trancher l'un l'autre le membre
épéiste (cinq ou six fois la trilogie, comptant deux trilogies).

Anakin, le Rédempteur, comme Jésus né sans père, et dont le

sacrifice doit « rétablir l'équilibre », goûtera au privilège


insigne de le perdre deux fois (et sans anesthésie). Va donc
pour le complexe de castration. Quel est son origine ? Freud
la détaille dans Totem et Tabou. Elle serait un dépôt -

psychique - de la crainte éprouvée par le retour du père


assassiné de la tribu primitive ; ce père despote à qui les fils

ont « brisé le cœur » pour dégager l'entrée de son harem.


Puis de s'en repentir. Et poser l'interdit, le tabou, le sacré sur
les femmes de discorde. Le père revenant incarne l'interdit,
trace l'horizon d'un surmoi carnassier, régule l'étau de la
culpabilité, indique la faute dont le châtiment n'est autre que

169

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prend instantanément une apparence de beaucoup plus
avenante. Plus comestible. Moins indigeste. Le bonze a
touché juste. Ses prêches vont droit au but, parce qu'ils vont
droit au cœur. Il n'y a plus guère à s'étonner, admis dans ce
contexte, de ce que Bouddha fasse un tabac.

La question reste de savoir s'il en est bel et bien solvable.

Réponse en mille : c'est non. Bouddha désappointe grave.


L'absorption de la philosophie zen par la contre-culture ne
fut rendue possible qu'au prix d'une distorsion de sens. Elle

tient sur un malentendu : pour viser l'autarcie, l'ascèse

bouddhiste, intransigeante, engoncé, chaste, érémitique,


s'affirme à l'opposé de l'hédonisme hippie, exubérant, festif,

jouisseur et partouzard. Reconnaissons à sa décharge que la


ligne (de conduite ?) tout en ovale du bouddha Siddhartha - «

pur et parfait » - peut certainement prêter à confusion.


Disons, pour demeurer dans les confins de la courtoisie la
plus élémentaire, qu'elle ne fait pas caution d'un carême
sibérien. Qu'importe, par ailleurs. Nous savons désormais,
admise la sanction expérimentale du modèle standard, que la
matière ne comprend pas la masse comme l'une de ses

la. . . castration. On ne sait pas si c'est vrai, mais ça fait bonne


figure dans les dîners mondains... On peut aussi se

demander si le complexe de castration n'est pas plutôt, pour


tout potage, qu'une réminiscence théorisée du trauma
prépucien de la circoncision rituelle pratiquée sur un Freud
de huit jours émoulu par le rabbin du coin... On peut, si ça
reste entre nous. .

170

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propriétés ; que la masse - incidente - ne lui survient que par
frictions des particules élémentaires qui la composent avec le

champ des Higgs. La chute des corps n'est pas accélérée


suivant leur masse ; de même l'élévation du moine n'est pas

grevée par sa charge adipeuse. Mais il y a plus, et beaucoup


plus probant. L'enseignement bouddhiste disqualifie encore
cet amalgame entre lui-même et la contre -culture autant

dans la praxis que dans la theoria. Si la matière est illusion,


les valeurs matérielles itou, lors les hippies luttent contre
une illusion, lors les hippies sont pris dans l'illusion contre
laquelle ils luttent. Parce qu'ils sont réactifs, lors que le vrai

bouddha transcende les antithèses. Se surmonte façon


Nietzsche - « Yang ». Les hippies, d'autre
par-delà Ying et
part, assimilent la méditation à une noblesse de la pensée,

cependant même que la méditation œuvre à la suppression


de la pensée car la pensée est une souffrance. Elle est, pour
;

le bouddhiste, un mal de par sa nature même (désir,

jugement, souvenir, projet) ; donc une entrave à la

libération. « Bouddher », c'est « faire le vide » ; en quoi les

sectateurs de ses multiples redondances et ramifications


New -Age parviennent sans trop d'efforts... « Bouddher »

n'est pas faire œuvre de révolte ni se sentir le moins du


monde heurté par la souffrance d'autrui (s'illusionner d'une
compassion alimentée par le mirage d'autrui) : c'est accepter
le mal au seul prétexte que le mal n'est rien. Obtempérer,
stoïque. Accepter son karma. On pourrait dire qu'à sa

manière, le bouddhisme est un nihilisme doux. Un vide qui


veut le vide et, dès lors, tourne en rond, décrit des cercles à
l'infini. Une volonté auto -contradictoire de l'extinction de la

171

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volonté ; soit une impossibilité logique, un paradoxe, tout
comme le fait - paradoxal - que « cette phrase soit fausse » (ce

qui est faux, donc vrai). Ce qui est impossible ne peut pas
être. Donc l'impossible ne peut pas être. C'est un non-être
nécessaire. C'est une espèce de « rien ». Partant, s'il

impossible n'est rien, c'est donc que rien n'est impossible...


Et nous voilà, imprudents que nous fumes, précipités dans les

avens de la souffrance - pardon, de la pensée. O Bouddha


miséricordieux, lavez nos âmes, on ne nous y reprendra
plus...

(c) Le troisième membre du triumvirat céleste n'est autre

que Gandhi. On reverse à son compte le prêchi sur la paix,

l'amour et tout le tutti. Bénies la non-violence et la fraternité

universelle. Rebelote pour le bien. Rien de bien neuf. Avec


tout de même quelques nuances que les hippies ne relèvent
pas toujours. Pourquoi Gandhi ? A cette question, trois
ordres de réponse semblent pouvoir être avancées.

Une première cause a partie liée à la nature typiquement


pacifiste de la contestation qu'il prône. Gandhi peut de ce
fait être considéré comme un pionnier et un théoricien du
satyagraha, la résistance à l'oppression ; celle-ci prenant la

forme de la désobéissance civile comme arme de pacification


massive fondée sur le principe philosophique de Xahimsa (la

« non- violence »). Cet activisme sans aspérités, sans être


politique en soi, contribuera à conduire l'Inde à son
indépendance. Plaît aux hippies l'idée qu'un seul peut faire la

différence. On a tous à l'esprit l'image de l'« Homme au tank

172

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» {Tank Mari), dit également « Le Rebelle inconnu » (The
Unknown Rebel), qui fît la Une des journaux de l'époque.
On y voyait un étudiant chinois de 19 ans, pris sur le vif au
cours des manifestations de la place Tian'anmen, en 1989,
alors qu'il s'efforçait symboliquement de juguler la

progression d'un contingent de dix-sept chars d'assaut Type


59 de l'Armée populaire de libération. L'image dit l'essentiel

de ce qu'était, ou se voulait, la non -violence : une pression


générée par abus de faiblesse. Le non-violent défiant
l'ennemi, armé seulement de son courage, de sa jeunesse et

de son cœur en bandoulière, abuse de sa faiblesse, et laisse

l'ennemi plus désarmé encore. La non-violence constitue


désormais une sorte d'objection de conscience, de chantage
au suicide. Elle spécule sur l'humanité de la partie adverse.

C'est un pari sacrificiel. Pour les hippies, dont l'innocence


foncière ne prétend pas s'embarrasser des pointilleries de
contexte, Gandhi figure une sorte de Jésus-Christ modernisé.

La non-violence qu'il inaugure découvre une expression


nouvelle de l'amour rédempteur ; amour devenu efficace,

voire efficient, dès lors que fut acquise sa dimension


publique et collective. Une pareille stratégie, grâce à laquelle

tout un chacun peut mater les méchants sans coup férir, ne


pouvait que satisfaire le hippie aux capacités pugilistiques
fréquemment limitées. Remarquons, en incise, qu'un
pacifiste cohérent respecte la violence ; mais ne compliquons
pas les choses... Un parallèle pourrait éventuellement être

tiré entre la renommée mondiale de Gandhi, promoteur de


la désobéissance civile, et la récente percée de Stéphane
Hessel dans le monde médiatique à titre de père spirituel (et

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autoproclamé) des différents fronts d' « Indignés » qui
sévissent actuellement dans les grandes agglomérations :

Printemps arabes, Printemps Erables, Révolution de Jasmin,


Puerta del Sol, Occupy Wall Street. Hessel qui, par ailleurs,

dans sa brochure Indignez-vous (tout un programme...) s'en


réfère à Gandhi dans un hommage croisé à sa propre
personne, afin d'appeler Gaza (ne pas désespérer Gaza...) à
militer sans effusion de sang pour la libération de la Palestine
(à l'instar de Gandhi, libérateur de l'Inde) ; et cela tout en
« comprenant, sans excuser » (formule à la Camus) la riposte

sicaire (parce qu'on reste des hommes...). Là s'achève la

comparaison - rhétoriquement habile, il faut le reconnaître.


Car tandis que Gandhi paiera son impudence d'une
incarcération non moins réelle que sa révolte, Hessel, pour sa

gouverne, ne pâtira jamais que des louanges mielleuses des


chroniqueurs de France Télévision... Dernière remarque,
intimement liée à la passion du pacifisme : le hippie est
sociable ; c'est là sa moindre qualité. Or, il se trouve qu'on

peut encore mettre au crédit du Mahatma Gandhi une


formidable capacité à se faire des amis, et toutes sortes d'amis
: Gandhi est très « open », comme il apparaîtra dans sa
correspondance avec Hitler. Entre végétariens, on se

comprend. Après tout, « si l'on ne doit pas rendre un


honneur souverain aux poireaux et aux oignons, on peut
toujours leur rendre quelque adoration particulière ». C'est

Malebranche qui le dit.

L'intérêt pris à l'exotisme figure ce pli de caractère qui


dit le mieux la rupture du hippie d'avec son fossile de

174

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progéniteur, patriote jusqu'au chauvinisme malgré sa

malepeur de l'État. Sa « poursuite du bonheur » se fait en


marge du système, par la quête effrénée d'alternatives au
modèle dominant ; et ces alternatives, où les chercher, sinon
au sein des nations dominées ? Aussi le mode de vie
intrinsèquement « hippie » observé par Gandhi n'est sans
doute pas sans incidence quant à l'accueil qui lui fut réservé

aux USA par la génération des années soixante-dix. Toute


aussi exaltante dut sembler sa posture, dangereusement
contestataire, épousant parfaitement l'argumentaire de la

contre -culture beatnik. Gandhi s'inscrit et participe alors


d'une vogue inchoative de remise en question de la

modernité occidentale. Ses critiques virulentes des diverses


formes d'autorité et d'oppression (inclus l'Etat), lui attirent

rapidement la sympathie des jeunes, à la manière dont un


Socrate jouait les coqs d'une éphébie trop heureuse de voir
ses mentors humiliés par lui. Gandhi aussi eut son effet sur la

jeunesse. Gandhi aussi fut accusé de la corrompre. Et


introduire à la cité de nouveaux dieux qui n'étaient pas ceux
de l'argent. Les bâtisseurs d'avenir lui sont comptables d'un
projet révolutionnaire. Du jamais vu. Celui de reconduire la
lutte des classes, non plus seulement sur le mode de la

production, mais également sur le mode de la

consommation. Ce qui se peut aisément faire loin des tonfas,

des barricades, des miliciens suréquipés de Babylone,


crapuleusement vendus aux temples du consumérisme. Une
action symbolique qu'on peut mener sans découcher de sa
serviette de plage, la conscience nette, tout en se soleillant à
l'abris des calanques. Un confort « optimale » (et aux vastes

175

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femelles) des formes « non -violentes » et peu coûteuses de
résistance... À la réserve des jeunes générations,
politiquement a-politiques, les idées-phares du Mahatma ont
essaimé, influençant bon nombre de penseurs de la cité.

Nombreuses sont les mouvances économiques qui lui sont


redevables de notions telles que celles d'altermondialisation,
de démondialisation, d'alter-nationalisme, de développement
durable, et bien d'autres encore. Du personnage, l'histoire
retiendra moins les aventures torrides avec un culturiste

allemand que les appels vibrants à l'objection de croissance.


Gandhi milite pour une gauche buissonnière qui fasse école ;

pour un modèle d'autogestion qui s'affranchisse de l'ordre


ancien et communie dans la simplicité des yourtes. La grande
question ne s'énonce plus comme celle de la conquête du
pouvoir, pas davantage de son partage ; c'est avant tout celle
de sa défection. Apprendre à se défaire d'une obsession qui

n'est que le pendant visible du ressentiment. Venir à bout de


la volonté de nuisance. D'abord, tenter, oser l'irraisonnable,
multiplier les alternatives ; puis arracher les droits aux
expérimentations. Pousser la pierre. Articuler des faits. De
jour en jour, se rapprocher de l'idéal. Viande creuse ? La
religion est une viande creuse. Elle donne à prendre ses

désirs pour des réalités. C'est le sel de la vie.

Cela va sans dire (mais toujours mieux en le disant) :

Gandhi, avant d'être un symbole, fut un individu. Les grands


principes ne seraient rien s'ils ne s'actualisaient dans la

putridité des corps. Ricœur en témoignait : tous les conflits,


même les plus spirituels et les plus raffinés, se peignent

176

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finalement dans la confuse cénesthésie. Si les idées sont les
cris de la chair, si les pensées sont le soupir des molécules, il

faut qu'elles s'y retrouvent. Sentir n'est pas une fin ; encore
faut-il que l'homme incarne ses idées. Gandhi incarnait ses

idées ; rares ceux qui peuvent en dire autant. On pourrait


faire moisson de tous ces beau-parleurs donneurs de leçons, à
la morale tendue comme un string rétréci, qui n'ont à leur

actif, pour tout haut-fait, qu'une manifestation contre la

chasse aux roms. On pourrait en citer, à perdre haleine, la


liste est longue, de ces enfants des ligues de vertu
parpaillotes, en déclinant seulement les hauts-salaires parmi
les éditorialistes. On ferait une pêche miraculeuse de ces
papelards rampants ou chlorotiques, antilogies sur pattes, en
écoutant le grésil acoustique des écholaliques cruches lisant
les actus littéraires des compagnons de France-Sphincter. On
pourrait jauger la valeur ou la fausseté, des « philosophes »,

« artistes », « intellectuels » de Prisunic, à l'aune de leur


faveur auprès des princes et de la presse. Nous n'en ferons
rien. Les recenser serait déjà leur rendre hommage ; et l'on

ne tire pas sur les ambulances. Gandhi, lui, n'avait pas de

ticket. Pas de rond de serviette sur les plateaux estampillés


de la famille Drucker ;
pas d'atoll réservé pour inonder la
mer de Hertz. Respectueux des préceptes de la philosophie
indienne, l'homme s'arrangeait d'une existence modeste.
L'aurore venue le contentait d'une aumône de lumière. Il

priait chaque matin dans la blancheur liliale de l'aube ;

offrait, au grand midi, des mandalas aux bouddhas exténués


d'une plénitude sacramentelle ; se recueillait encore le jour

mourant, tandis que les cassines se percent de lames de soleil

177

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où l'on voit s'agiter d'infinis corpuscules. L'amour, mais sans
la naïveté. L'amour aussi comme rhétorique de lutte.

Pionnier de la grève de la faim, le sage aimait à pratiquer des


jeûnes de longue (et forte) haleine, tout à la fois pour se
récurer l'âme et comme moyen de protestation. - Pourquoi «

pionnier » ? Et les martyrs, c'est du pâté ? Ingrat ! Elles

faisaient quoi les saintes posthumes ? Les religieuses

canonisées ? Les sœurs béates ? Mariam Baouardy, Wanda


Boniszewska, Thérèse Neumann et Louise Lateau, la liste est

encore longue : toutes n'ont-elles pas suffisamment versé


dans la diète curative ? Leur suicide maquillé n'était-il pas le

comble de Y Imitatio Christi 1 Grève de . la faim, pour


l'homme, pour fléchir Dieu. De quel droit leur déniera-on la

primeur symbolique de cet ultime dessaisissement ? Mourir


d'amour et d'eau fraîche - littéralement, d'inanition - pour
éponger nos crimes, n'était-ce pas suffisant pour les légitimer

devant Gandhi au titre de « pionnières de la grève de la faim


» ? Malgré les apparences, le doute est de rigueur... les sœurs
n'ont jamais pratiqué cette forme de chantage. Pas sans
arrière-pensée. Osera-t-on faire valoir que leur démarche, à
défaut d'oblation, de purification et autre rédemption,
s'assimile étrangement et plus prosaïquement à une pratique
de restriction compétitive ? Une sorte de potlatch à marche
renversée, de conflit mimétique accru par le huis-clos,

éminemment propice à se polariser sur les valeurs les plus


austères du christianisme déformé : déprise du corps, haine
de la chair et des péchés de chair. Une concurrence
exacerbée à la faveur de l'uniforme, vecteur d'émulation.
Ainsi, ce que les militaires « se prouvent » à l'entraînement,

178

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les écoliers aux examens, les nonnes le font valoir dans la
piété (bigoterie), dans la souffrance (stigmates) et dans la
diète (désincarnation). Pas son truc, à Gandhi... Les ascèses
de Gandhi sont d'abord politiques, et ne ressemblent en rien
aux concours du couvent. La piété flagellante des nonnes
trahissait bien plutôt qu'elle ne la recouvrait la culpabilité
latente d'un saphisme contenu - resurgissant souvent sous les
atours de l'hystérie, pardon, nous voulons dire « stigmates ».

N'étaient les roueries du karma, Gandhi se la coulerait


encore, son harmonie méditative n'aurait jamais connu
d'orage. Tout juste, en fait d'agitation, que les émois des
mains courantes de son ashram21 . Ce mode de vie sans
grande passion mariait la spiritualité locale aux canons
éternels de l' autosuffisance et de l'ataraxie. Gandhi aimait
fabriquer à la main ses propres cache-misères - le

traditionnel châle et le dhoti indien. Cela de plus à mettre au


compte de ses affinités avec les haystacky people. Gandhi ne
fuyait pas le monde ; il le voyait de loin. Mais le monde
rattraperait Gandhi. .

Le monde, le temps, la politique. Lors, une autre manière


de comprendre la consécration de Gandhi au sein de la

communauté hippie sera de raccorder cet engouement à des


appréciations d'ordre historique. Son démarrage en chapeaux

21
Le mot désigne, dans l'Inde ancienne, une sorte d'ermitage
communautaire reclus dans la nature, au sein duquel les

sages vivaient dans la paix intérieure et la tranquillité, loin


de l'agitation du monde.

179

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de roue devrait beaucoup à un concours de circonstances ; en
un sacré coup du sort. Du point de vue américain, son
fait,

cheminement semé d'embûches peut être lu comme une


espèce de revivais de remake exotique de la révolution
américaine. Tout commence peu ou prou selon le même
motif (car bis repetita placent) : Moïse élevé chez Pharaon
retourne libérer son peuple. Notre homme à nous, Gandhi,
va faire ses classes en Angleterre, puis, de retour en Inde,
prendra la tête des colonnes de fermiers et de travailleurs
pauvres afin de protester contre l'augmentation des taxes,
portant sur la scène internationale la lutte contre les oukases
coloniales imposées par les Britanniques. Parmi ces taxes
iniques, la principale portait sur les quotas de sel ; d'où la «

marche du sel » ; d'où la « révolte des esclaves »... Il faudrait


être aveugle pour ne pas goûter l'analogie. . . Et sourd pour ne
pas la voir... Pas de quoi se perdre en conjectures avec les
infinis de Cantor ; ni fendre, en adélite, les mystères de la
voûte pour savourer le déjà- vu. Qu'on substitue le thé au sel
- une denrée pour une autre -, et nous avons la poudrière de
la guerre d'indépendance. Derrière le parcours de Gandhi,
l'Américain bisse son histoire. Il en redemande, de son
histoire - pas comme l'Européen, le pénitent, l'augustinien
fils de l'Eglise pour qui l'histoire est tributaire d'une logique
expiatoire. Il revit l'âme de son pays. Il exhibe son drapeau.
Il lui fallait bien ça, au hippie d'Amérique ; car le hippie,
quoiqu'il en dise, n'était pas dupe : l'anti-consumérisme est
un état d'esprit, pas une révolution. Il se savait un
révolutionnaire sans cause. Pour la révolution, il était né
trop tard. Il était comme un invité qui se pointait, sans

180

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doute, en retard à la fête, mais juste avant que toutes les
tables ne fussent débarrassées. La prise d'indépendance des
empires coloniaux lui offrait opportunément un lot de
substitution. Une révolte à conduire, en spectateur peut-être
- mais une révolte à vivre. On ne crache pas dans la soupe. .

Jésus, bouddha, Gandhi. Question idole, on pouvait faire

son choix. On ne faisait pas de chichis pour puiser dans les


plats. Il y en avait pour tous, pour tous les goûts, tous les
dégoûts. La religiosité hippie ne faisait pas dans la

disquisition. Le festival était sa messe, le LSD son hostie


consacrée pour les impanations, les « aquariums » les temples
de l'opium des sens, catalysant des rondes de putrides
éléments qui conduisaient aux antipodes de l'entendement.
Et tous vaguaient dans ces Eden qui les portaient à
d'odoriférants délires. Un syncrétisme hospitalier trempé
dans les embruns des psychotropes, dont la doctrine se
réduirait aux deux préceptes : amour et spiritualité. Leurs

guides, leurs rites, leurs transes, leurs communions ; les

insoumis braquaient tout cela contre le monde immonde de


la consommation. Tout cela était fort bel et bon... mais
plutôt à côté de la plaque. Car le hippie, dans sa dénonciation
sans concession de l'infamie matérialiste, s'est finalement
abandonné au piège des apparences qu'il croyait écarté. Il

s'est taillé l'œillère du militant. Son œil critique est parti en


sucette, multipliant les points aveugles. Halte-là ! Que va-t-
on dire encore ?

181

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Rien qui ne fasse péter la logique. Un paradoxe de plus ;

on s'habitue. Il est commun de dénigrer le caractère «

pratique et terre à terre » de la société dans laquelle nous


vivons. Mais ce reproche est-il objectivement fondé ? La
société marchande est-elle vraiment matérialiste ? Ne serait-

ce pas, bien au contraire, qu'elle tend de plus en plus à tout «

dématérialiser » ? L'argent offre un exemple saisissant de


cette sublimation contralchimique (transmutation de l'or en
rien), étroitement appariée aux progrès des technologies. La
monnaie « matérielle », « réelle », l'espèce « sonnante et

trébuchante » (« espèce » vient de « épices », ancienne


devise), la précieuse galette de métal frappé à l'effigie du roi ;

bref, l'or et l'argent qui sont aux marchandises ce que les

mots sont aux idées - soit une monnaie d'échange - le cèdent


progressivement aux billets de banque, purs symboles s'il en
est 22 . Cette première phase du processus se concrétise en

22
Economie réelle, économie virtuelle. L'agriculture le cède
au culte à la faveur d'une absorption de la matière par le

symbole. Saint-Augustin relate comment, dans la mythologie


gréco-romaine, l'Argent avait été divinisé sous le nom de
Ploutos. Ploutos était l'enfant de Déméter, laquelle, à Rome,
se confondait avec Cérès : on ne pouvait mieux transcrire
l'idée que « Terre » était la mère de toutes les richesses. Or à
Carthage, poursuit l'évêque d'Hippone, le Panthéon était
tout différent : le dieu Argent n'y était ni romain ni grec ; il

débarquait de Phénicie ; et comme les Phéniciens s'étaient


acquis l'aloi d'un peuple commerçant, ce dieu triomphateur
attestait à lui seul d'un changement de paradigme, du

182

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Occident par le truchement de la lettre de change, intronisée
lors des Croisades par les plus roués des banquiers : les

Templiers. Avant de s'embarquer pour la terre Sainte, les


pèlerins sont conviés à confier leur pécule dans les chambres
de l'Ordre. Ils perçoivent un retour un engagement dûment
signé que ce pécule leur sera restitué jusqu'au dernier
centime ; cela quel que puisse être le comptoir du maillage
Templier. Jusqu'au dernier centime ; car jusqu'alors, le

christianisme proscrit l'usure (c'est ce pourquoi les juifs


assumaient la fonction et la réputation attenante ; notons
que la Torah proscrit aussi l'usure). Entre ceux des fidèles qui

périssaient en route ou dans le fracas des combats, bien peu


furent ceux qui s'en revinrent et réclamèrent leur dû. De là

l'enrichissement exponentiel de l'Ordre, légataire officiel.

On sait la fin tragique qui lui fut réservée. La seconde grande


étape du processus de vaporisation des biens (et des
personnes) fut le passage au chèque, puis à la carte bancaire,
dont l'emploi généralisé aboutira bientôt à rendre obsolète
les pièces et les billets. Quand les salaires, les rentes et les

traitements sont transférés de banque en banque à la

nanoseconde ; quand tout s'écrit en caractères binaires,


pixélisés sur des écrans de fumée ; quand la richesse virtuelle

transite par des jets de photons d'un terminal informatique à


l'autre, qui, dans l'avenir, songera encore à mettre la main au

glissement de l'architectonique rurale à l'administration


hors-sol de la finance - devenue spéculative dans le monde
d'aujourd'hui. Mais qu'était-ce donc que ce faux dieu ? On
l'appelait Mammon.

183

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portefeuille ? On voit déjà fleurir pour les Smartphones de
ces applications qui permettent de payer sans même avoir à
composer son code. On peut s'acheter, collectionner les

cartes de crédit comme les Américains qui s'en font des


chapelets, et rembourser avec sa carte téléphonique ; puis se
racheter une carte téléphonique avec sa carte bancaire. Les
cartes se renvoient l'une à l'autre. La carte d'identité a
fusionné avec la carte de crédit. C'est arrivé comme ça, sans

trop qu'on sache comment. Nous sommes devenus des


cartes ; nous sommes des cartes vitales. L'exemple est

éloquent ; ce n'est encore que l'arbre qui cache la forêt. Nous


n'avons plus affaire à des choses matérielles, nous dialoguons
avec des signes. Nous existons par des symboles ; et ce sont

eux que l'on perçoit, que l'on échange, que l'on respecte. On
n'achète pas une veste, on s'approprie une marque. On
n'achète pas une montre, on arbore le fétiche de sa

prospérité (pour Séguéla, la preuve que l'on n'a pas « raté sa


vie »). Ce qui caractérise le mieux l'économie virtuelle se

répercute bien au-delà des ziggourats et de la finance


spéculative. Cette caractéristique innerve autant les univers

du luxe, que de la mode, de la gastronomie, du sport, de l'art

ou de l'immobilier : c'est la rupture définitive entre valeur et


coût (pour Marx, entre valeur d'usage et valeur marchande).
Les accords de la Jamaïque rompant, enfin, le garde-fou de
Bretton-Woods 23 , les principales monnaies ne sont plus

23
L'accord de Bretton- Woods proclame l'indexation du cours
de la monnaie sur la valeur de l'or (l'étalon -or), limitant de
ce fait les fluctuations spéculatives et la tendance des

184

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même reconvertibles en or. Commence la loi de l'argent-
dette, dont la valeur est dite par les agences de notations.
Crédit. Croyance. Confiance. Les maîtres mots qui
dérégulent le monde. Car c'est - en France depuis la loi de
1973 - de la confiance que les marchés placent en la

solvabilité d'un pays que dépend sa richesse, non plus de sa


richesse. Conséquence du rapt de la démocratie par «

l'ennemi sans visage » (le monde de la finance), le mythe lui-

même est retourné dans ses ornières sous l'uniforme du


story-telling. Le politique tweet et re-tweet en martelant du
poing - ô l'impuissant ! Depuis l'aube des années cinquante,
la société de marché produit ainsi moins des objets que des
symboles se référant à des objets virtuels. Le potentiel mord
chaque jour un peu plus sur le réel. Le néant dévore l'être.

Des abstractions telles que la « dette souveraine » font plier


les États. La dette dont il faut s'amender a pris la place du
péché génétique qu'il nous fallait expier (le mot « dette », «

schuld », est synonyme de « faute » en bon allemand). N'en


déplaise aux hippies, nous ne sommes en rien malades d'une
vésanie matérialiste. Les hippies font chou blanc, qui n'y
voient pas plus loin que le bout de leur joint. C'était bien mal

banques à générer des fonds avec des coffres vides. L'accord


fut révoqué en 1971 au profit du « régime des changes
flottants » qui spécifie au jour le jour la valeur des monnaies.
John Kennedy, seul président américain déjà suffisamment
pourvu pour ne pas requérir le sponsoring de la banque
fédérale, regrettera amèrement sa tentative pour
rétropédaler. Les cimetières prennent ce qu'on leur donne...

185

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interpréter la société de marché que de la croire absente de
religiosité. Elle en est l'achèvement, le paroxysme et la

caricature. Notre monde déserté par Dieu n'en est pas moins
croyant ; il n'a fait qu'échanger la scolastique pour la

spéculation. Une chimère pour une autre. Les coquecigrues

volent toujours haut sous les nuages. .

Le rasta

On côtoie tous les jours de ces hurluberlus flottants dans


leurs vêtements trop larges, les dreadlocks odorants sous leur

bonnet veiné de bandes aux couleurs de la Jamaïque ; la

silhouette filiforme, l'œil cramoisi, la clavicule


congestionnée par des années à supporter des basses et des
Ghettos-blasters. Faut dire aussi qu'ils ne passent pas
inaperçus. Et malgré tout, nous ne rendrons que très

imparfaitement justice à cet effort de singularité. Dans leur


démarche très près-du-sol et leur message de paix, on a fini

par associer dans un même sac de nœuds communautés


hippies (à l'origine, riposte pacifiste aux méfaits de la guerre
et de la société de consommation) et confréries de rastafari (à

l'origine, secte authentique œuvrant pour la cause noire-


américaine depuis les années trente). Il y a bien lutte,

contre -culture dans les deux cas, mais rien de commun ni

dans le style, ni dans l'éthique, ni dans la cosmétique, ni dans


la religiosité, ni dans les préoccupations, ni dans les fins
visées par les mouvements. Le rasta n'est pas au profil
africain ce que le hippie et au profil caucasien. On trouve

186

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d'ailleurs des blancs (il y avait bien des juifs
rastas

antisémites...). y a urgence à corriger le tir. Non, les rastas


Il

n'ont pas toujours été gaillards à faire des ronds de fumée sur
les trottoirs ; à s'esclaffer avec les volutes de bédo sur la
musique Jammin de Bob Marley, disant
'
« mon frère » et

prédisant entre deux taff la chute de la Grande Prostituée.


Avant sa diffusion auprès du grand public via la musique, et
notamment via Bob Marley ; avant la « marche pour les

droits », que signifiait pour un individu se réclamer du


rastafarianisme ? Une piqûre de rappel...

Des innombrables énigmes que nous propose la Bible,

l'une parmi celles qui ont le plus frappé l'imaginaire des


peuples abrahamiques en quête de références au cours des
derniers siècles est le mystère des prétendues « tribus
perdues » de Canaan. Même l'Ancien Testament, quoi qu'il
consigne par ailleurs une somme précieuse et notamment
précise de données relatives à l'historiographie tribale des
juifs, ne fait, pour ainsi dire, nulle part mention de ce
qu'elles auraient pu devenir une fois quittée la Palestine.

Leur sort se perd dans l'ombre, comme éclipsée par l'éclat de


leurs sœurs. On sait par l'Ecriture que les tribus méridionales
sous l'égide de leur patriarche Judas et de Benjamin
survécurent à leur fuite, suivies d'une grande partie de la

tribu de Lévy. Notoirement obstinées, infléchissables, et

(nonobstant deux-trois écarts bénins) fidèles aux


prescriptions de Dieu et de la Tradition, elles résistèrent tant
bien que mal aux innombrables vicissitudes qui les

frappèrent au fil des âges. Elles survécurent au traumatisme

187

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de l'Exil à Babylone, puis à la destruction de leurs temples et
de leur capitale, Jérusalem, par les Romains. Elles réussirent
l'exploit de maintenir intègre leur culture malgré la

dispersion {diaspora) de leurs membres aux quatre coins de


l'Ancien Monde ; elles tinrent tête à mille ans d'oppressions
raciale et religieuse, d'émigration forcée, tout comme, bien
sûr - car nous avons gardé le meilleur pour la fin - ils

réussirent à échapper à la menace du génocide au XXème


-
siècle. Elles sont le peuple juif - séfarade, ashkénaze
aujourd'hui conquérant (pour ne pas dire colon), réunifié et
rétabli comme peuple à part entière lors du procès de
Jérusalem. Ôtées de leur romance, revisitées par
l'archéologie, passées au crible de la zététique, leurs
pérégrinations n'en constituent pas moins un véritable hapax
sur le plan historique. Unique. Mais plus personne ne s'en
étonne : les questions sans réponse disposent sur l'esprit
prospecteur de l'être humain (ancien chasseur, guetteur de
signes) d'un pouvoir d'attraction bien plus considérable que
les faits inertes y en eut suffisamment pour décréter
; or, il

que la survivance des tribus égarées devait en faire partie.


Bien peu de choses peuvent se vanter d'avoir été «

redécouvertes » aussi souvent que ces fameuses tribus. C'en


est devenu une martingale, un marronnier, un mythe
régulièrement percé. Un peu comme la fonction des
pyramides (il faut beaucoup d'érudition pour finalement
s'apercevoir que nul ne sait ce qu'est une pyramide), le gène
de la violence (probablement voisin du gène de la bêtise), le

188

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mouvement perpétuel 24 (une quête naïve héritée du
Quattrocento), le mystère de Carnac, des Crop Circles, du

24
En termes de physique (précision nécessaire pour écarter la
confusion avec son analogue dans le domaine
philharmonique : perpetuum mobile ou moto perpetuo), le «

mouvement perpétuel » renvoie à l'idée d'un mouvement


capable de durer éternellement dans un système sans apports
extérieurs, ni d'énergie, ni de matière donc autonome au ;

sens plénier du terme. Le mouvement perpétuel trouve une


première formulation (quoi que purement spéculative) à
travers le Premier moteur non-mu aristotélicien, acte
circulaire pur, c'est-à-dire sans puissance, et circulaire

puisque parfait. Il s'agissait d'obtenir à l'avenant un « moteur


perpétuel », source d'énergie tirant parti d'un mouvement
perpétuel comme source d'énergie se recyclant elle-même.
Une telle machine serait potentiellement à même de fournir
indéfiniment de l'énergie et de la réutiliser sans déperdition
(surunité). Causa sui. Bref, Dieu dans la machine. Depuis la

Renaissance, de nombreux inventeurs ignorants des


principes de la mécanique (dont celui d'entropie) se sont
brisé les dents contre l'impossibilité d'élaborer un
mécanisme répondant de ces attentes. Au nombre des
savants à s'être, en vain, penchés sur la question, le plus
illustre est certainement Léonard de Vinci. Lui-même devait
échouer. Théoriquement, le mouvement perpétuel existe, et
c'est le principe d'inertie formulée par Newton (les forces

s 'exerçant sur un corps isolé en mouvement rectiligne

uniforme s'annulent et ne sont pas dissipatrices).

189

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poids des corps ressuscités ou du sexe des anges. À croire
qu'on s'était passé le mot. Au cours des siècles, elles ont été
diagnostiquées sous une multitude d'apparences et dans un
nombre incalculable de pays. Démasquées, confondues,
trahies et re-trahies, pour tour à tour se retrouver en la

personne des indigènes et des peaux rouges, chez les Tartares


des steppes, puis en Afghanistan, au Sahara, en Chine et au
Japon. Ça fait du monde... Aussi, comme l'écrivait au début
de ce siècle un historien anglais, A. M. Hymason, « Aucune
race n'a échappé à l'honneur, ou au soupçon, d'être

considérée comme la descendante des sujets de Jéroboam ».

On a même affirmé - avec tout le sérieux que recommande

Théoriquement seulement ; car il n'existe aucun « corps


isolé » - à l'exception bien sûr de la Monade suprême selon
Leibnitz, du Dieu de Spinoza, de la Nature, de l'Univers ou
quelque nom qu'on lui prêtera, du fait précisément que rien
n'existe - par définition - au dehors de lui-même. PS : Pour
une approche démystifiée de la Substance (Monade suprême
ou Dieu selon Leibnitz), apprécier dans le style la lumineuse
définition dont nous en gratifie Martial Guéroult dans
Leibniz, Dynamique et métaphysique : « Unité absolue mais
non indivisible au sens où le sont les primitivae simpiices, la
substance est l'absolu pour le relatif, tandis que la primitiva
simplex est l'absolu absolument pris, qui exclut tout rapport
à un relatif, et même toute détermination par le moyen de la
négation même du rapport à un relatif, cette négation étant
encore elle-même un rapport ». Si vous avez compris, vous
avez sûrement tort.

190

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ce genre de déclaration - qu'elles ont joué un rôle dans la

disparition de l'Atlantide... Les tribus disparues, c'est un peu


l'ordre des Rose-Croix. Elles sont partout, nulle part. Mais
elles existent ; et plutôt deux fois qu'une.

Sans doute vous qui lisez ces lignes avez déjà compris où
nous voulions en venir. Eh oui... Vous avez mis dans le

mille. Le rastafarianisme, à ses débuts, ne se voulait rien


moins qu'une énième résurgence des tribus disparues. Dans
les Antilles, à l'autre extrémité du globe, le jeune
mouvement prétend tenir de l'acrée bouche de Dieu que les

Noirs sont les descendants directs ou, tout du moins, la

réincarnation des tribus perdues d'Israël. Rien que ça... La


secte vit le jour en 1918 avec l'Association pour l'Union et le

Progrès des Noirs fondée par l'évangéliste américain Marcus


Garvey qui, sous l'inspiration peut-être de la Déclaration de
Balfour qui promettait aux juifs un foyer national en
Palestine, se ferait l'avocat d'un retour triomphal des Noirs,

frétés par le commerce triangulaire dans l'hémisphère


occidental, vers leur terre de cocagne, l'Afrique. On a
souvent fait remarquer qu'un tel programme (ce « droit au
retour » celui du bis) avait beaucoup à voir avec le sionisme
historique, dont il s'inspire très largement. D'une part, par

mimétisme : si « eux », pourquoi pas « nous » ; et d'autre part,

par exemplarité. On ne change pas une stratégie qui gagne.

Les émules de Garvey misent donc à plein sur les similitudes.


De fait, les circonstances étant les mêmes - persécutions,
déni de droit, ghettoïsation -, les revendications ne
pouvaient qu'aboutir. A titre de comparaison, l'idéal

191

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prophétique de Y Eretz Israël, profitant paradoxalement de la

pression de l'antisémitisme européen et des idéologies


nationalistes, se voit, de désir religieux, reconverti en projet
politique... et parvient à ses fins. A son exemple, le «

sionisme noir » - nom sous lequel fut souvent désigné le


mouvement de Garvey -va entreprendre de fédérer les Noirs
dAmérique et des Antilles autour d'une identité et d'une
philosophie commune. De même leur confère-t-il un objectif
à la fois politique et religieux, synthétisé par les slogans : «

1 Afrique aux Africains » et « un seul Dieu, un seul but, une


seule destinée » (qui rappelle une autre devise). Si les idées

de Garvey n'eurent pas d'abord un grand retentissement aux


r

Etats-Unis, elles s'acquirent en revanche une popularité


extraordinaire en Jamaïque. Elles y subirent un important
remaniement dans les années 1930, lorsque Ras Tafari
Makonnen (plus tard connu sous le nom d'Haïlé Sélassié)
accéda au titre d'empereur d'Ethiopie. D'une portée
considérable pour les Abyssiniens, ce sacre fondateur fit

impression sur les disciples jamaïcains de Garvey qui prirent


très au sérieux les titres subsidiaires du nouvel empereur : «

Roi des rois », « Lion victorieux de Judas », « Elu de Dieu »,

etc.

Tous les récits se plient à des structures. Ces structures


préexistent aux récits qu'ils informent, et tout récit les
restitue. Ainsi de l'idéologie trifonctionnelle mise en valeur
par Dumézil. Une structure essentielle des religions
abrahamiques, peut-être même de toutes les religions (le

bouddhisme également attend son Maitreya) est celle du

192

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Rédempteur prodigue. Peu au courant de la géographie de
l'Afrique, les masses pauvres de l'île et, en particulier, les

habitants des bidonvilles de West Kingston, n'attendirent pas


longtemps avant de concevoir en leur empereur le messie
putatif qui sauverait les tribus perdues de leur Exil et les
reconduirait chez elles, en Canaan, sur une terre
paradisiaque d'Afrique (mutatis mutandis, Sait Lake City sera
celle des mormons). Par suite, le mouvement Ras Tafari -

nom sous lequel il se présente désormais (le terme « Ras »

signifiant « Prince » en amharique et « Tafari » étant le nom


de famille de l'empereur) - promet à ses disciples et

sectateurs la liberté et le salut, nourrissant ces croyances


d'un déluge de credo extrapolés de citations bibliques. Ainsi
apprendrait-on que les dix tribus perdues - qui se sont
retrouvées - ont été condamnées à l'errance et à l'esclavage
parce qu'elles ont transgressé la loi divine ; que, par ailleurs,
l'homme Blanc est ontologiquement inférieur à l'homme
Noir (de là notre allusion préliminaire aux rastas Blancs) ;

qu'un jour viendra à la faveur duquel l'homme Noir prendra


sa revanche en faisant de l'homme Blanc son serviteur (il

n'est qu'à prendre son mal en patience) ; que l'actuelle

Jamaïque est l'Enfer de l'homme Noir et l' Afrique/Ethiopie


son Paradis à conquérir ; et pour finir que l'empereur Haïlé
Sélassié, seul descendant du roi David, n'est autre que le

Dieu vivant. Le Corps Royal, l' Empereur-Dieu, autre


structure universelle ; celle-là mise à l'étude dans les travaux
de René Girard (cf. La violence et le sacré). Certains propos
tenus par les Rastafariens, - à savoir, par exemple, que
l'empereur a juré « mort aux Blancs » (aux « leucodermes »)

193

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ou qu'il a ourdi la révolte des Mau Mau -, n'ont sans doute
pas manqué de causer à celui-ci un profond embarras. Tous
les icônes finissent victimes de leur succès ; et l'on ne peut
rendre l'homme coupable des excès de son prochain. Nul,
après tout, n'est gardien de son frère... Lors de leurs défilés,
les partisans d'Haïlé se reconnaissent au drapeau bariolé de
l'Ethiopie qu'ils agitent sous les cotillons, ainsi qu'aux
encadrés géants du monarque adulé, transbahuté comme une
réclame ambulante. On peut soutenir que d'une certaine
manière, la secte Ras Tafari se sera fait le précurseur du
mouvement pour les droits civiques ; un activisme qu'elle

aura devancé de quelques décennies. Le soutenir, sans doute,


le recul le permet avec prudence
; toutefois, dès lors qu'on ne
reconnaît pas à la communauté d'attitude ni d'initiative

notoirement militante.

La secte sut en revanche élaborer avec hardiesse sa


propre conception de la religion. C'était tout vu, cela
s'imposait, on connaît la rengaine, très « marxiste » en fin de
compte : « l'interprétation donnée par l'homme Blanc de la

religion est un leurre destiné à empêcher les progrès de


l'homme Noir ». Un curieux amalgame de notions judéo-
chrétiennes auxquelles s'ajoutent des éléments issus de cultes
tribaux africains. Le métissage, c'est mieux à deux. Aussi
apparaît -il, au terme de cette relecture, que l'interprétation
du christianisme la plus admissible serait celle qu'en
donnerait l'Église copte. Cela pour des raisons très

éloquentes : parce que celle-ci est née en territoire d'Afrique,


et qu'il se trouve que la moitié de la population d'Abyssinie

194

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en fait partie. C'est sans réplique. Sûr, clair et pertinent. Un
argument qui vient à bout de tous des pyrrhonismes les plus

incurables. La nostalgie des limbes heureux d'avant la Chute


- troisième structure œcuménique de la pensée, celle de
l'Age d'Or, de la matrice, de l'empyrée platonicien - se

décline en substance dans la recherche de l'Éden africain. Ce


désir d'évasion que suscitent fatalement les calices du présent
se traduit également chez les rastafariens par une
consommation mirobolante de « ganja », une drogue
carabinée à l'odeur caractéristique, ayant des effets analogues
à ceux de la marijuana. Une sorte d'hécatombe pour les
neurones. Qui vous laisse fort d'un cerveau gourd, la pensée
cheminante d'une pétulance atone. À l'image des chamanes
qui s'en servaient comme « exhausteur de transe », les rastas

authentiques ne tarissent pas d'éloges quant aux vertus


apagogiques qu'ils prêtent au psychotrope. Ils se disent
convaincus, Bible à l'appui, d'avoir affaire à une « herbe
sacrée ». L'herbe part en fumée. La fumée monte au ciel
emportant avec elle une parcelle de leur âme éthérée. Âme
qui voyage dans les embruns avant de regagner son gîte, sa
prison corporelle. Fumer : plus qu'un hobby, un art de vivre.
Le fermage du ganja, élevé en serre hydroponique, se fait

ainsi le centre névralgique d'une véritable économie


parallèle. Certains des membres de la secte gagnent leur vie
en cultivant ou en vendant de la ganja ; tant et si bien que la

police jamaïcaine, aussi probe qu'efficace, se voit parfois


contrainte de pratiquer quelques descentes pour amuser la
galerie en affectant régulièrement de démanteler les

plantations illégales. Pour exhiber plus ostensiblement leur

195

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désapprobation et prêter à celle-ci une dimension plus «

sociétale », les rastafariens « pur jus » se laissent pousser la

barbe et les cheveux, conformément à la coutume israélite,

et expriment leur révolte envers leur statut d'apatrides en


adoptant un mode de vie « antisocial », refusant
catégoriquement de se plier aux règles de rigueur en
Jamaïque : ils boycottent le mariage, ne votent pas lors des
élections, et se rassemblent dans leurs chapelles privées pour
célébrer les fêtes éthiopiennes des lagunes et des côtes en
lieu et place de celles de la nation. Le temps allant, au fur et
à mesure que la tendance s'éloigne de ses origines, elle se

voit peu à peu spoliée de son fondement philosophique et

religieux pour ne plus consister qu'en un ensemble de


symboles privés de référents, des signes ne renvoyant à rien.

L'histoire des modes est trop humaine pour présumer de


l'absolu de la ligne droite. De cette histoire complexe et

sulfureuse, la culture populaire n'a ainsi préservé que les

traits de surface : le bob, les fringues, le beat et le pétard.


C'est actuellement la panoplie du rasta du tramway. Arsenal
vide, pur « appar-être » qui se diffuse par capillarité. Grégaire
et sans arrière-pensée. Histoire d'en remontrer aux autres.
Tant pis pour le folklore. Pardonnons-leur : ils ne savent pas
ce qu'ils font...

Le bîker

Ex nihilo nihil fît. Tout mouvement de fond a sa cause

politique. En marge des hippies (lutte pour la paix

196

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universelle) et des rastafaris (lutte pour les droits civils), la
débandade morale militaire de la guerre du Viêt-Nam inspire
une troisième frange de marginalité : les motards d'Amérique
(lutte pour la reconnaissance des sacrifiés de la nation). La
défaite de la guerre fut d'abord celle d'une propagande : celle

d'un complexe militaro -industriel pourtant très actif à la

Maison-Blanche et dans le cercle des médias, mais incapable


de maintenir l'exaltation patriotique sur la durée. A trop
chaptaliser son vin, elle finirait par le rendre imbuvable.
Tout cela n'avait pourtant pas si mal commencé. La guerre
contre les Russes était restée jusqu'à ce revirement une
guerre éclair, sans (trop de) pertes côté américain ; une
guerre ponctuelle et par procuration, jalonnée
d'escarmouches au demeurant trop brèves pour susciter une
véritable remise en question. Bref, acceptable - selon les
critères bien compris de Kissinger. Une guerre à la

Kouchner. On s'en allait, fleur au fusil, pour revenir les pieds

devant. C'était un lourd tribut. Mais ça valait la peine. On


était des héros mourant de leur belle mort. Le fiasco du Viêt-
Nam sonnerait bien vite le glas de cet état de grâce. Il faut
saluer, comme le fera Kubrick dans Full Métal Jacket, le rôle

des reporters de guerre dans cette prise de conscience, eux


qui permirent à l'Amérique galvanisée de découvrir le pot
aux roses. Bavures, massacres, bombardements, pluies de
napalm, déluges de phosphore blanc passèrent
progressivement de la légende à l'abstraction, de l'abstraction
à la rumeur, de la rumeur à la couleur. On décida alors que la
guerre était sale (de plus, elle était chère). On cessa d'adhérer
au génocide niakoué. La guerre de l'opinion, la guerre

197

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morale était perdue. La guerre tout court devrait l'être

bientôt. Ainsi, de même que l'armée napoléonienne avait été


défaite par les hivers frigorifiques des immensités russes, les

GI souffraient la touffeur des jungles. Les fièvres s'abattaient


par vagues d'épidémie, la vie se dégradait. C'était à n'en plus
finir, et, par ailleurs, nul n'en voyait plus la fin. La fin, donc,
était proche. Marais, tourbières, mangroves, estuaires,

lagunes, baïnes, marquèrent le pas de l'infanterie. Elle n'irait


pas au-delà. Pas même pour des violons tziganes et des
danseuses flamenco. Les survivants, désabusés, reçoivent les

ordres de repli. S'esquivent sur la pointe des rangers.


L'armée, qui s'était enlisée, se retire de Saigon comme la

marée fuyant le sable chaud. .

« US go home»\ Une honte. Une débandade. Un


traumatisme. Dont les séquelles ne se font pas attendre. Les

motards en sont une ; nous allons voir en quoi... Ainsi la

guerre termine en eau de boudin. La soldatesque, déconfite,


retourne à ses pénates. La descente au tarmac est une
nouvelle épreuve, la plus terrible certainement. Les vétérans
de la guerre du Viêt-Nam, loin d'obtenir de leurs
compatriotes le respect du guerrier auquel ils s'attendaient,

récoltent les railleries de l'opinion venue se faire entendre.

La foule rouscaille, au bas des marches, d'une rumeur


inquiétante. Les quolibets fleurissent en guise
d'acclamations. Les critiques pleuvent. On les inculpe pour
bain de sang, on les appelle bouchers, on rivalise de
mauvaise foi. Vae victis : vaincus, ils sont disqualifiés. Tant
de morts inutiles - pour... quoi ? Pas même un puits de

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pétrole ? Aux fourches, citoyens ! Faisons un sort à cette

mauvaise engeance !

Aussi ardente la haine que la passion des premiers jours.


Tant de ressentiment dissimule mal les troubles d'une autre
bataille, une qui se joue ailleurs, en profondeur, dans les

méandres de l'inconscient collectif. L'enjeu ? La fierté

nationale. L'innocence reconquise. La résilience d'un peuple


qui sait, pour guérir ses blessures, devoir se dissocier des

responsables. Pas seulement prendre la tangente : devenir ou


affecter d'être l'ennemi du vétéran fautif. Reconstruire
l'unité par l'unanimité violente, au détriment de la brebis
galeuse. Mort au bouc émissaire, proie d'Azazel sur son ;

cadavre renaîtra le monde. Théorisé par René Girard, ce


premier mécanisme - qu'on pourrait taxer d'«

homéopathique en tant qu'il exorcise le mal par un surcroît


»

de mal -, est solidaire d'une autre espèce de rédemption, non


moins déprédatrice pour qui en fait les frais. Cette
rédemption survient à la faveur d'une véritable « dialectique
du mépris », contrapuntique de ce qu'Hegel nommait la «

dialectique de la reconnaissance » (idée polyvalente et fil

d'Ariane de son œuvre complète). On l'a vue jouer à plein


après la seconde guerre mondiale ; à la libération ; chaque
fois que l'on tondait une femme, qu'on ferrait un « salaud » ;

chaque fois qu'on condamnait à mort un collabo, y mettant


d'autant plus de vigueur que l'on avait des choses à se
reprocher. Qu'on songe à Sartre (l'homme que les

philosophes prennent pour un écrivain, et que les écrivains

prennent pour un philosophe) ;


qu'on songe à ses derniers

199

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écrits, son repentir entre les lignes, sa moraline au passé
antérieur qui ruisselle de mauvaise conscience ; qu'on songe
à Sartre, l'intellectuel polyvalent 25 , ou l'art de présider le

tribunal pour ne pas l'affronter (lorsque viendrait son tour de


rencontrer le grand chien blanc au bout de la route, il
y
aurait bien des chances que sa reconversion tardive ne suffise

pas à l'en sauver). L'ordure est devant nous ; elle n'est pas

nous. Le meurtrier c'est l'Autre ; nous pas : nous sommes le

Camp des Saints. « L'infâme n'est pas des nôtres » ; donc nous
ne sommes pas infâmes. Le soldat du Viêt-Nam, là-bas, a

déchaîné l'enfer ; et cet enfer le suivra jusque dans la tombe.


Le poursuivre tel l'Érynie furieuse, le remord du Schéol, tel

l'œil accusateur de Dieu dans l'ombre de Caïn. Les Innocents

y pourvoiront dans le secret espoir de se voir pardonnés.

Les guerres sont comme les génocides : toujours


abominables lorsqu'elles sont avortées. Le monde entier se
scandalise d'un prince dégénéré déguisé en nazi pour un bal
de promo ; aucun Américain ne songe à disputer « junior »,

son gniard, qui se pavane en costume de cow-boy ou de


conquistador. L'histoire est ainsi faite - ou contrefaite : par

25
Dans un célèbre plaidoyer, Jean-Paul Sartre définit

l'intellectuel comme un homme qui s'occupe de « ce qui ne


le regarde pas ». Il faut soit le dire vite, soit changer
l'orthographe. Lacan, adepte des rébus de langage, dirait qu'il
touche un point sensible. C'est en effet peut-être ce qui le

définit le mieux, lui, Sartre, l'auteur de la Nausée, la

préoccupation fiévreuse de « ceux qui ne le regardent pas ».

200

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les vainqueurs. Bien qu'il arrive parfois qu'un zeste de
malaise transpire, gravelle amère de cette réécriture jamais
satisfaisante. Retour du refoulé par des voies inédites. Un
écoulement d'anurésique. Une sécrétion baveuse de la

double pensée. Le résidu modulo n d'une impossible


division. Emblématiques, à cet égard, sont les films
d'horreurs dont l'action se situe dans un manoir, un hôpital,

masure isolée, construits sur un ancien cimetière indien ;

comme si les spectres et les fantômes des crimes d'un autre


temps, chassés par la porte d'Hollywood (neurolaser géant),
revenaient par la fenêtre pour hanter leurs auteurs. Le
cinéma de masse et le cinéma bis sont riches de ces
ambiguïtés. Les scénaristes laissent passer davantage des
courants souterrains qu'ils n'en ont l'intention. De la guerre
du Vietnam, on verrait pareillement l'incompressible
culpabilité ronger les films de résilience : « c'est pas ma
guerre », dixit Rambo, d'un ton faussement délié qui rappelle

le « c'est pas ma faute » du vicomte de Valmont. Un ton qui


dépareille avec la mâle virilité du personnage polisseur de
couteau et ne trompe pas grande monde. Non ;

définitivement, la défaite ne passe pas. A rien ne sert de


dorer la pilule. Elle reste en travers de la gorge.

Le retour en disgrâce des sacrifiés de la nation se fit dans


la douleur et les torrents de boue. Si bien que ceux des
vétérans qui ne furent pas convaincus de leur ignominie,
ceux que la tentation du pruneau dans la tête ne rubéfiait pas
encore trop, ceux qui n'achevaient pas leurs jours bourrelés
d'hypotyposes post-traumatiques dans des HP sordides

201

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goulus d'assurance -maladie, ou lessivés comme des épaves
humaines ; ceux-là finirent sur le carreau, sans ressources,
sans amis, sans pension. Sans qualification ni formation, et
surtout sans désir. Pas davantage aidés par l'administration
que par le peuple américain (cf. le commandant de Forest
Gump). Ils finirent, comme souvent, clochards sur le bord de
la route. Beaucoup. Pas tous... Car tous, pour être voués aux
gémonies, n'étaient pas destinés à finir sur la paille. On les

persécutait ? Les méprisait ? Les ignorait ? Dont acte. Ils se

sauveraient tout seuls, à la manière du vieux baron de


Mùnchhausen qui s'extrayait du fleuve en se tirant par les

cheveux. Au propre comme au figuré, ils allaient faire en


sorte de « renverser la vapeur ». Ils feraient peur. Ils feraient
impression. Ils reviendraient en force et forceraient le

respect par la force. Ils feraient voir qu'ils étaient là, massifs,

fulgurants comme des sémaphores, avec des cuirs de


carnaval, des bigoudis dans les oreilles et des effilochures en
guise de falbalas. Ils se feraient entendre à coups de klaxon,
de turbines vobulantes et de pistons moteurs. Se formeraient
progressivement de nouvelles solidarités. Des solidarités des
marges, fédérant ceux, précisément, à qui on en déniait
jusqu'à la prétention. C'est ainsi qu'apparaissent nos pow-ow
de motards. Enfin, ils ne seraient plus seuls.

Voici comment les vétérans brisés de la guerre du


Vietnam en viennent à composer les premières hordes de
bikers. C'est la naissance des confréries motorisées, des
chevaucheurs de tôles, avaleurs de bitume, buveurs de
zoubrovka à l'herbe de bison. Naissance d'un tribalisme à

202

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part entière, syncrétisant le mythe du cow-boy augmenté -

la moto supplantant le destrier comme dans Mad Max - et

l'héroïsme paramilitaire - le bon souvenir des classes -, avec


ses médailles du mérite. D'un côté, l'Ouest américain, la

liberté des steppes, l'absence de loi ; de l'autre la fraternité de


caserne, sa verdeur légendaire, sa franche camaraderie. Une
petite société de joyeux compagnons qui fréquentent les

garages plutôt que les bibliothèques, circulent en grappe lors


de parades géantes et cultivent la biture comme un art

d'exister. Des routiers picoleurs qui sortent d'Artaban fiers

comme un bar tabac, cuvent la journée dans une cacophonie


de rires à double entente, puis se rencardent à la tombée de
la nuit pour d'inouïes cavalcades en territoire urbain. Les
motards, certes, ne perdent pas leur temps en conjectures, à
calculer la trajectoire d'une boule d'ébène a lancée à pleine
vitesse sur un billard en forme de haricot rouge. Ne se

laissent pas conduire en promenade dominicale à cueillir des

framboises sur le bord des sentiers. Ne savourent pas l'odeur


des pins. Ne jouent même pas aux mots croisés. Ils ne coulent
pas ces jours lascifs dont seules les personnes de leur âge ont
le secret.

Leurs centres d'intérêts sont, de fait, plus agrestes que


philomathiques. Moins prétentieux, peut-être ; plus
polluants, certainement. Juchés sur leurs bécanes
customisées, ils pétaradent en escadrille, la barbichette au
vent, brûlant les feux le long de la mythique US route 66.

Leur blouson de cuir noir bardé de patchs et de galons


brodés ne laisse que peu de doutes sur leur identité :

203

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Outlaws, Hell's Angels, Bandidos (ils tiennent à leur
identité). On aurait tort de n'y voir là qu'un épiphénomène.
Ne pas se fier à l'éternel retour des modes. L'essor des clubs
américains n'est pas soluble dans le seul caprice de ces
tendances qui se répètent en cycle à quelques détails près. Se
contenter de telles cavillations serait déchoir jusqu'au niveau
de conscience de l'actuel journalisme d'investigation ; un
journalisme qui semble mettre un point d'honneur à ne
jamais contempler le monde que par le petit bout de la
lorgnette - témoins les « reportages en immersion » -, filtré

menu par sa grille de catégorie comme la lumière traverse un


kaléidoscope ; condamné par là-même à ne jamais voir, du
peu qu'il voit, que ce qui satisfait à ses croyances
préjudicielles. Ce lipogramme intellectuel érigé en principe
aboutit trop souvent à coller aux motards cette étiquette
pratique mais caricaturale, de « secte de l'ultra-violence »

(TF1) ou de coterie de quinquagénaires beurrés (Anal +). On


ne dira rien de la légende urbaine qui veut que le diamètre
de la cylindrée soit en raison inverse de celle du « manche à
air » (effet de compensation), ou des gaz d'échappement
saturés de houblon (senteurs de bar) pour des raisons qui
dépassent l'entendement. .

Les motards d'Amérique fonctionnent sur un modèle à


part. Plus qu'une tendance esthético-philosophique, ils

arborent l'ensemble des codes, des règles et des structures de


l'armée régulière. Ils reprennent à leur compte ses rites, sa

logistique, sa discipline, son sens de l'ordre de la hiérarchie.

Ils récupèrent ses grades, ses galons, ses médailles, qu'ils

204

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distribuent comme des trophées aux grands anciens et aux
plus méritants. À l'esprit du guérillero se mêle ainsi l'éthique
de l'homme d'honneur. On conçoit donc qu'aux origines du
phénomène, avant de se moderniser pour devenir ces
colonnes malfamées de bikers délinquants qu'on brocarde
aujourd'hui (ou qu'on ridiculise depuis le gay cuir à
moustache des Village peoplé), les phratries de motards se
percevaient elles-mêmes comme une tentative pour
transposer en territoire urbain le système de solidarité
martiale, qui seule était fondée à rétablir dans leur dignité
d'hommes des rescapés - devenu inadaptés d'où leur rapide ;

reconversion dans le marché du louche - d'une guerre

impopulaire, c'est-à-dire inachevée. Le tout s'organisait à la

manière d'une thérapie de groupe, confrontation virile

d'alcooliques anonymes avec des bières pour oublier, et des


noms de guerre pour se souvenir. .

Le punk

Ces franchises de bikers, trempant souvent dans les eaux


troubles du trafic de drogue (conséquence du
démantèlement des mafias italo-américaines), faisaient déjà

tache d'huile au sein de F arc-en-ciel diapré des années funk.


Le pire restait à venir. Il faudrait déchausser les lunettes
roses, cette fois sans condition, fin soixante-dix, avec
l'apparition du mouvement punk. Désenchantés, du haut de
leur crasseur revendiquée, frippés de leurs accoutrements
destroy et pétillant de kystes métalliques, les punks se vivent

205

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sans lendemain (« no future »). Nihilistes, anarchistes,
antimilitaristes et anticonformistes (c'est-à-dire conformistes

à l'envers), les punks (du mot anglais signifiant « sans valeur

») rejettent les valeurs établies - a fortiori les valeurs


matérielles, patriotiques et culturelles de leurs aînés. Ils sont

écologistes à leur manière, comme partisans de l'éthique DIY


(« Do It Yourself », un slogan sournoisement récupéré par
Niké) y adeptes des pratiques de squat, du lettraset, du
hurlement primai et buveurs inconditionnels de bières. Ils se

caractérisent par un style désinvolte et systématiquement


provocateur - très proche, au demeurant, de la philosophie
cynique prônée par un Diogène dans la cité d'Athènes. «

Cynique » : le terme, à l'origine, signifie « chien » ; à mettre

en parallèle avec la prolifération des « punks à chien », rodés


à la mendicité, et dont Rémi héros de Sans-famille pourrait
sans doute être considéré comme l'un des précurseurs. À
rapprocher aussi des « colliers spikes » (hérissés de piquants,
comme on en trouve au collet des pit-bulls) qu'ils arborent
au goulot comme des fraises espagnoles.

Entre autres accessoires et ornementations ressortissant à


l'esthétique « kepon », les badges et les tessons, les chaînes,

mais plus encore la peau, vêtement ou revêtement piqueté de


piercings ayant chacun leur valeur symbolique, tout comme
les « mouches » des précieuses ridicules pouvait en avoir une
selon leur localisation. Leur signification profonde n'en reste
pas moins autre. Les mouches, perles de mousseline noire,
sont à la fois des accessoires de cosmétiques propices à faire
valoir certains atouts (donc égarer des yeux certains défauts :

206

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les Egyptiens et les Romains les employaient déjà pour
camoufler herpès et syphilides), des points de contraste pour
rehausser la blancheur d'un visage 26 et une carte de , visite.

La mouche livrait ainsi, d'après son emplacement, des


précisions sur le tempérament, l'humeur, la personnalité de
l'utilisatrice à un moment donné. « Dis-moi où tu te colles ta

26
L'opalescence d'un teint dénotait autrefois l'oisiveté

nobiliaire : Yotius, l'inverse du neg-otius, qui nous léguera le

mot « Conçu comme une marque de richesse, il


négoce ».

signifiait l'aisance économique qui permettait de déléguer à

la roture les travaux extérieurs (récoltes, entretien du

domaine). Corps lactescent, sans cal, veines apparentes, c'est


à ce particularisme épidermique que l'aristocratie doit
l'origine de son surnom de « sang bleu ». Si la sémiologie de
la blancheur s'est inversée au cours du dernier siècle (le

hâlage attestant, depuis la tertiarisation et la raréfaction du


travail exposé, de ressources financières suffisamment
élevées pour permettre au kéké d'étirer en longueur ses
vacances au soleil), elle n'en demeure pas moins toujours
porteuse d'une plus-value sociale et esthétique sur l'archipel
nippon. Bien qu'à la pointe de la modernité dans de
nombreux secteurs, le Japon reste dans ses mœurs
relativement vieux-jeu. La geisha blanchie à la craie persiste

à faire tourner des têtes ; et les beaux jours du hanami voient


défiler nombre de créatures liliales. Les jeunes filles

tokyoïtes elles-mêmes ne sortent jamais sans leur ombrelle,


si bien que l'accessoire en est progressivement devenu
emblématique de la Japanese touch.

207

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mouche, je te dirai quelle femme tu es » : sur le front :

majestueuse ; près de l'œil : passionnée ; sur le nez : effrontée

; près des lèvres : coquine ; sous la lèvre : friponne ; sur le


menton : discrète ; sur la joue : galante ; dans le creux du
sourire : enjouée ; sur un bouton : recéleuse, etc. Bien
qu'assortis d'une symbolique non moins sophistiquée, les

piercings, les tatouages et autres implants, marquent en


revanche une obédience tribale qui n'est pas celle de
l'aristocratie, mais de la marge. Ils répondent, plus encore,
d'une autre forme de nécessité que purement esthétique.
L'interpréter à la fortune du pot comme un retour de
l'ascétisme serait céder à la facilité. Ce serait plaider un vieux
fonds d'impensé chrétien - ce qui est fort pratique, toujours
plus ou moins vrai et jamais très coûteux -, mais, ce faisant,
risquer de s'emmêler les pieds, de prendre le mauvais
chemin. Le piercing punk, analysé comme souffrance auto-
infligée ; plus largement, toutes ces pratiques qui
apparaissent au premier chef des attentats contre le corps,
n'expriment pas forcément une négation du corps. Les
mortifications ne sont pas tant des « destructions » que des
efforts d' « incarnation ». Elles ne sont pas « dépossessions » ;

mais bien plutôt « conquêtes », « entrées en possession » ;

non pas « déprises », mais « prises » au sens martial


d' « occupation ». D'aussi loin qu'il s'instruise de choses
métaphysiques, l'homme s'est toujours défié de ce lien
mystérieux resurgissant sans cesse sous de nouveaux visages,
qui unit l'être et l' avoir-mal. Plus il a mal, plus le corps est.

C'est l'anti-cogito : « J'ai mal, je suis ». Eventuellement, « je

208

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fais » 27 . Un bref détour par l'anthropologie nous permettra de
frayer plus avant l'obscurité de la formule.

Dans toutes les sociétés traditionnelles ont existé des

rituels de passage qui marquent l'accession de l'aspirant à son


statut d'adulte, d'humain au sens plein et entier, d'individu

différencié par sa fonction mais néanmoins partie d'une

collectivité humaine. Ces rites sont ce par quoi l'on montre


socialement qu'on est capable de risquer sa vie pour rien.
Risquer sa vie, et donc « sa peau » ; actes de pur prestige dont
on suppose que l'animal est incapable (ce qui tendrait à

démontrer qu'homo sapiens diffère des autres mammifères à


proportion de sa déraison : l'homme est un « animal
déraisonnable »). Surprise des ethnologues : l'épreuve
initiatique varie étrangement peu au gré des différentes
cultures. Selon Arnold van Gennep (cf. Les Rites de Passage),
elle s'articule autour de trois moments. La première phase
procède à la « séparation ». L'individu, l'enfant, est isolé du
groupe. Abruti par les drogues, parfois privé de ses cinq sens,
il est conduit en un lieu inconnu de lui. Garçons et filles ne
doivent jamais subir d'initiation groupée (celle-ci étant aussi
accès à la sexualité). La seconde phase est appelée la « marge

27
Aussi a-t-on pu dire que l' avoir-mal conditionnait l'agir ;

et, ce faisant - l'agir posé dans l'être - l'identité.

« Uneasiness » chez Locke : ce qui nous meut n'est pas plus la

« raison » que la « pensée », ou la « conscience », ou le plaisir,

ou le « désir », mais le « malaise ». Scolie : Le pipi du matin


vous arrache hors du lit.

209

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» ou « liminaire » ; elle constitue le cœur du rite, son moment
efficace : l'épreuve proprement dite (souffrance, sévices,

peur, désorientation, confrontation - triomphe). La troisième


phase, 1' « agrégation » ou « réintégration », célèbre au cours
de danses, par un mariage, une prise d'armes ou de costumes
le retour de l'éphèbe devenu homme dans la communauté.
Fort éloquent est le mythe de Thésée qui, de ce protocole,

produit une transposition mythologique. « Séparation » : le

roi Min os exige que sept jeunes filles et sept jeunes hommes
s'embarquent pour la Crète pour être offerts au Minotaure.
Thésée est du voyage. Le navire file au large, loin des palais

de leur Athènes natale. « Marge » : Thésée parcourt le

labyrinthe (désorientation), combat le Minotaure (épreuve,


confrontation aux forces de la nature), le vainc (triomphe).
« Agrégation » : il repart pour Athènes. Son peuple le fait roi
(prise de fonction), célèbre son mariage avec Antiope ou
Hippolyte, reines amazones, puis Phèdre ; cérémonial
parachevé par une danse de la grue (rappel du labyrinthe).
Une même lecture peut être proposée pour un grand nombre
de récits mythiques : Percée et la Gorgone, la Chute dans la

Genèse... Il y aurait fort à faire (où sont les mythologues ?).

On laisse, ici, à nos lecteurs le soin et le plaisir de dépiauter


l'allégorie.

De manière plus exprès, l'épreuve consiste le plus


souvent en des séances de luttes contre un autre initiant, en
des séjours survivalistes en territoire hostile, parfois en
pseudo -chasses à l'homme organisées par des adultes s'étant
vêtus de masques et de costumes monstrueux. Dans d'autres

210

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sociétés - et l'on nous voit venir -, le rite est effectué par
marquage corporel, tatouages ou scarifications. L'épreuve est
probatoire, gratuite ; elle enjoint l'être en formation de
déserter sa moite intimité gastrique pour se tourner vers
quelque chose par-delà soi, qui n'est pas soi. Sans doute est-
ce ce que Freud, inconsciemment, a retrouvé sous la notion
de castration (le père, la loi donc le surmoi, donc le social,

arrache symboliquement le fils au giron de sa mère, donc au


monde de l'enfance, pour l'introduire dans la sphère
politique). Risquer sa vie « pour rien », pour le prestige, pour
témoigner qu'on est esprit avant que d'être instinct. Victoire
de l'absolu de la liberté sur la crainte de la mort. C'est sous le

thème de la « reconnaissance », subtil principe d'antagonisme


socialisateur, qu'Hegel redécouvre à son tour l'imaginaire du
rite initiatique. L'homme pour Hegel, est une « bête en
colère » ; en colère d'avoir corps alors qu'il est d'abord esprit
- qui doit prouver que cet esprit l'arrache à la nature laquelle
astreint toute chose à persister dans l'être {conatus). On peut
toutefois se demander s'il s'agit là vraiment de
« décrochages ». L'homme échappe-t-il à sa nature en
croyant la duper ? « Nier la nature » pour se déclarer homme,
cela s'entend ; mais n'est-il pas précisément dans la nature de
l'homme de « nier la nature » ?... Pour réellement « nier la
nature », il faudrait donc « nier la nature » qui porte l'homme
à « nier la nature » et ainsi de suite, à l'infini. Un regressus
dans toute sa perfidie. .

Que la plupart de ces pratiques rituelles n'aient été


observées que dans des sociétés demeurées en deçà de l'ère

211

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industrielle n'implique en aucun cas qu'elles soient absentes
du monde occidental moderne. Plus ou moins solennelles,
plus ou moins codifiées, transformées, déguisées, elles s'y
trouvent certes sous une forme atténuée ; mais bel et bien
présentes. Elles n'ont jamais cessé de l'être. Les remises de
diplômes, le service militaire, le bizutage ; ajoutons-y
gaiement les pratiques ordaliques que sont les « prises de
risque »/« comportements à risque » de l'adolescence, que nos
amis psychiatres relèguent au demeurant avec une doctorale
stupidité dans le petit herbier de la psychopathologie (ou
DSM, catalogue-ventes de Big-Pharma) ; tous sont des
résurgences d'anciens rites de passage. On a tous en mémoire
ce plan-séquence de La fureur de vivre devenu culte, au
cours duquel on avise un James Dean au sommet de son art

risquer le saut de l'ange, résolument arqué sur son cabriolet


lancé à toute berzingue au bord d'un précipice. Il s'agissait

d'un jeu, simple routine d'adolescents en quête de sensations,


d'un simple jeu - quoique les jeux ne soient jamais si

innocents qu'on feint le supposer : un jeu n'est jeu qu'aussi


longtemps que l'on se prend au jeu, qu'on le prend au
sérieux. C'était à qui oserait, pour rien, pour le prestige, tenir

la route sans s'éjecter, au péril de sa vie. Pas un


« comportement à risque » ou autre déviance à la mord-moi-
le-nœud, pathologie à rescrit médicamenteux ; rien moins
qu'une lutte à mort pour la reconnaissance. Elle peut être
précoce, cette lutte pour la reconnaissance. Qui n'entend pas
régulièrement parler de l'inquiétant « jeu du foulard » qui
sévit actuellement dans les écoles primaires ? Jeux = rites. Pas
tous rite de passage, mais chacun rite en son genre propre.

212

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Les rites anciens persistent. Les rites anciens s'adaptent à
l'air du temps arborent de nouvelles formes.
;
- Il n'est pas dit

que lesdites formes soient bien meilleures ou plus civilisées.

On a jamais que les formes qu'on mérite. Mais elles nous


tiennent au corps. Ainsi, pour compenser la résection des
rites traditionnels, l'époque s'est découvert une panoplie de
palliatifs dont l'efficacité, c'est-à-dire l'essentiel, n'est plus à
démontrer. Tatouages, piercings, scarifications, brûlures (cf.

brûlures chimiques dans le film Fight Club), séances de


spiritisme et autres « fais-moi-peur » (cf. suggestion Bene
Gesserit dans le cycle de Dune), « suicides de vie » (cf.

Franklyn reconnaissables à ce
; qu'ils échouent toujours et se

montent en spectacle), pratiques de binge-drinking (cf.

Projet X, pour en finir avec les références


cinématographiques) : tout y est, rien ne manque. Toutes ces
épreuves que l'on subit, que Ion réclame, mises à l'épreuve
que l'on se fait subir ; ces mots que l'on se grave et s'engrave
dans la peau, mots d'encre qui s'ancrent dans les choses, sang
d'encre sous une peau percée de clous, peau neuve et
transpercée, violée, conquise, soumise ; transformations
forcées d'un corps percé que l'on arrache à la nature, qu'on
porte à fleur de peau, à même la peau comme un vêtement
ou revêtement d'« esprit qui toujours nie » l'écriture comme
;

habit, l'habit comme écriture, le fer forgé, la pointe qui perce


la peau mise aux fers, disciplinée, et le sang d'encre ;

superficielle la peau, « le plus profond » disait Paul Valéry,


telle le canevas du peintre se recréant lui-même l'œuvre d'un
corps ;
saigner, signer son corps. « Piercingnature ». Rites de

213

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passage, rien autre chose. Ce qui se joue dans le piercing, à

côté du piercing, c'est 1' « acculturation »

1' « arraisonnement » chez Heidegger - d'un corps. D'un


corps qu'on s'approprie en faisant siennes des pratiques
archaïques et caractéristiques de ce que Lévy-Bruhl subsume
mal à propos sous le concept générique de « mentalité
primitive » et Lévi-Strauss - guère mieux, pour qui, somme
toute, n'y croyait guère - « pensée sauvage »...

Aussi évitera -t-on, autant que faire se peut, d'assimiler le

piercing punk au piercing féminin. De l'un à l'autre, l'esprit

coule ; il glisse abusivement par un effet de fondu enchaîné.


Mais d'évidence, comparaison n'est pas raison. Les punks
incarnent la tendance hard qui prend le contre-pied du cool
hipster. Ils sont la réaction virile au pacifisme émasculé de
leurs prédécesseurs beatniks. Le scandale d'une « génération
perdue », ayant pour vocation de réveiller de leur sommeil
consumériste la masse des aliénés, engoncés dans les rets

d'un conformisme prosterné (Fight club y Matrix). Si les

hippies prétendaient reconstruire le monde dans un élan de


paix et d'harmonie universelle, les punks manifestent avant
tout leur goût pour le déséquilibre ; saveur particulière qui se
-
traduit par une recherche de la dissonance, la pétarade
l'élégance du chaos.

Simple ? Rien n'est jamais si simple. Pas davantage le


bonjour que le punk. Il est, de fait, un paradoxe du punk.
Une forme de « contradiction dans la pensée » (Kant) qui
n'aura pas manqué d'en tarauder plus d'un. Une tare native,

214

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congénitale, sinon philosophique, consubstantielle à ce que
Sartre aurait appelé le « projet originaire » punk. Le punk a
dans l'idée que le meilleur moyen de résister au système de
valeurs, de normes et de comportement qu'imposent les

puissances de l'époque, consiste à les prendre à revers. Il se

figure que la révolte, sous un jour pacifié, commence avec la

négation des critères bien-pensants qui définissent la réussite

bourgeoise pour culminer dans un comportement « déviant »

propre à leur opposer une perpétuelle fin de non-recevoir. Y


a-t-il plus efficace, pour brandir ce veto, que de le mettre en
scène ? Ce qui importe au punk, pour rendre toute son
efficace à cette dénégation, c'est d'incarner l'anti-modèle par

excellence. Sa tâche, c'est de rater sa vie - et de le faire

savoir. De vivre comme un chien. C'est le syndrome cynique


de Diogène de Sinope. Va donc. Jusqu'ici, tout va bien... Où
donc est le problème ? Nous y venons. Il consiste en ceci
qu'un homme qui souhaite rater sa vie est toujours par
avance condamné à l'échec. L'échec lui est une tumeur
métachrone, induite par le traitement. Celui qui, par révolte,
s'efforce de rater sa vie, a-t-il vraiment raté sa vie ? C'est que
« rater sa vie » relève - avec la spontanéité, l'amour, le
sommeil, le bonheur 28 , etc. - de ces « effets essentiellement

28
Le bonheur même est de ces cibles que l'on ne peut
atteindre qu'en ne les visant pas : « Demandez -vous si vous
êtes heureux, et vous cessez de l'être » ; « Ne sont heureux
que les hommes qui ont l'esprit fixé sur autre chose que leur
propre bonheur » (John Stuarts Mill). Ce commentaire prend
toute son importance venant du filleul et disciple de Jeremy

215

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secondaires » (Elster) que l'on ne peut escompter qu'en ne les

souhaitant pas. Déboires du punk... Névrose du punk...


Triste supplice que celui de Tantale, infoutu d'accomplir le

plus minable (en fait, moins réalisable) de ses objectifs.

Un autre paradoxe du punk - lequel en est décidément


criblé - pourrait s'enraciner dans la manière dont il se pense,

dont il se pose, dont il se définit. Le punk prône


l'anticonformisme de l'anticonformisme. Il se conçoit par

conséquent de manière réactive. Il n'est pas « par lui-même »

; seulement, comme l'art contemporain, « par différence et


référence » à ce qui le précède. Il magnifie ce contre quoi il

lutte. « Ce contre quoi il lutte » étant précisément « ce par


quoi il existe ». On entrevoit sous le boisseau le thème
philosophique de la « reconnaissance » qui trouve avec Hegel
ses lettres de noblesse. L'Esprit en général se reconnaît
d'abord par ses effets sur la nature (l'enfant faisant courir des
ricochets sur l'onde, l'homme urinant sur la coupole d'une
fourmilière, etc.) ; puis conquiert de soi-même une
conscience plus élevée en se mirant dans le regard d' autrui.

Il se connaît en étant reconnu. Dans la confrontation. Par


effet de friction, c'est-à-dire de contraste. - C'est un combat
perdu d'avance. On peut effectivement dire de la « réaction »

(et de la « réaction de la réaction » à plus forte raison) la

Bentham, théoricien de l'utilitarisme. Bentham assimilait le

bonheur collectif que doit viser la politique à l'excédent des


plaisirs sur les maux. Ecart qu'est censé dévoiler un calcul
rationnel « félicifique ».

216

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même chose que Pascal disait de l'athéisme : que c'est un
signe d'intelligence, mais relatif, personne n'étant plus
conformiste que l'anticonformiste. Du conformisme, le punk
est l'avatar ; il n'est pas l'autre, mais l'ombre ; pas l'étranger,
mais le doppelgànger. Il n'en est pas essentiellement distinct.
Il faut se figurer que l'anticonformisme n'est, comme son
nom ne l'indique pas, ni l'antidote, ni l'antithèse du
conformisme, mais le révélateur. La réaction est un rapport,
pas une identité. La réaction est une condition, certes

nécessaire, mais non pas suffisante. Un point de départ qu'il


serait suicidaire de tenir pour une fin. Si donc le

conformisme est une pulsion grégaire, son opposé ne l'est pas


moins qui s'aligne sur lui en le perçant à contre-fil. Le faux
rebelle oublie qu'il ne suffit pas de dénoncer les ferveurs

collectives pour être seul de son camp. Un troupeau demeure


un troupeau, même composé de moutons noirs et de brebis
galeuses.

Le skinhead

Les années soixante -dix ont opéré tous les

décloisonnements. Les distinctions perdues se reconquièrent


dans la violence. C'est donc l'époque où l'on se lâche. Où l'on

se tire la bourre. Où l'on se lynche pour pas grand-chose.


Pour une barrette de shit. Pour la reconnaissance, dirait
Hegel. Par besoin d'affirmer sa place et son identité dans une
société qui n'impose plus ni risque ni rite de passage. Peut-
être y a-t-il aussi nécessité de trouver des combats pour

217

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exister, pour donner sens à l'existence dans une époque où
l'héroïsme a disparu (l'antiracisme contemporain en est une
tentative assez désespérée - d'inventer des batailles pour
fixer sa valeur ; c'est là toute son ambiguïté : il souffle sur les

braises pour allumer le feu ; sans incendie, le pompier pointe


à pôle emploi. Mandeville, la fable des abeilles, etc. On
connaît la musique). Toutes ces raisons valent et se valent,
s'emboîtent comme des matriochkas. Mais il en est certaines,

plus spécifiques à ces années, qu'il faut sans doute considérer


avec une attention particulière. Ce qui s'installe, au
lendemain de la période hippie, nous l'avons dit, est une
crise de la virilité. Les muscles des super-héros doublent en
superficie. Les mâchoires saillent. Le fameux slip de
Superman (alias Clark Kent, le petit fonctionnaire amorphe
et binoclard), qui a tant fait jaser, devient plus apparent, et

distendu, et rouge, couleur de sang. La série des Rambo


commence en 1982. Cette reconquête de la virilité perdue
trouvera sa forme la plus aboutie en Grande-Bretagne avec le
mouvement skin, né du prolétariat urbain. Mouvement qui,

par ailleurs, ne partage rien des valeurs du nazisme (hormis


parfois la rhétorique du tiers-exclu) ; mais dénonce au
contraire toute forme d'idéologie, a fortiori arianisante. Le
réveil des skinheads n'est pas la Troisième Vague. Dans le

domaine vestimentaire et symbolique, les skins, skinheads,

les « têtes rasées », s'opposent d'abord capillairement à leurs


prédécesseurs hippies à la chevelure longue et relâchée,
émasculés dans leur jean unisex. Ils promeuvent la Contre-
Réforme. La contre-attaque. La réaction de la réaction dont

218

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le climat d'agitation et de violence annonce, comme toujours
dans l'histoire, la fin des milléniums.

Une brève incise, pour accuser le retour imminent d'un


phénomène social le culte de « l'homme fort ». La
:

mouvance viriliste des années quatre-vingt dont le skinhead


fut la pointe émergée, peut être mise en parallèle avec le

renouveau récent de l'« esthétique de la testostérone ». Les


garçons névrosés contre lesquels les skinheads s'affrontaient,
s'étant mis à bouder les valeurs masculines pour adopter des
allures de tantouzes, avaient alors force de repoussoirs. Les
mêmes causes produisant les mêmes effets, on constate
aujourd'hui une résurgence en tout point similaire à cette
culture anxieuse de la virilité qui fut alors élaborée en
réaction au panachage sexuel de la génération hippie.
Comme un symptôme d'une nouvelle crise ; comme en
réponse à l'inquiétude soulevée par la « metrosexualisation »

du « sexe fort », décrétée « progressiste » par les «

progressistes » et abonnés de Marie- Claire - ces moires


fileuses de la nuit noire qui détricotent l'antique et beau tissu
du monde ; la femme devenant, pour le coup et réellement,

grâce aux progrès du bistouri, « l'avenir [plastique] de


l'homme ». Aux hommes émasculés jadis ont répondu les
femmes phalliques, dominatrices executive woman - avec
des épaulettes, des cheveux courts, des talons compensés.
C'était les féministes. Les hommes contemporains,
encouragés à devenir femme, ne recourent plus pour
protester qu'au silence décati d'adolescents n'ayant pour tout
modèle que des chanteurs et des people homosexuels issus

219

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tantôt de la Nouvelle Star, tantôt de Secret Story, et qui
sauront dès à présent, par les manuels Bordas, qu'avoir un
sexe est une question de choix (« Ainsi parlait Evelyne
Thomas »). Ainsi tout dégénère dans l'éther délétère des
œstrogènes sans gêne qui dégénèrent. Mort, disparu ; il s'est

perdu dans les Bermudes, l'homme de naguère issu de la

vieille école qui respecte sa mère, protège sa femme et

nourrit ses enfants - l'« ignoble phallocrate » tant brocardé


par les ligues de vertu. Il a vécu.

Devait lui succéder l'homme d'aujourd'hui. L'homme en


demi-mesure qui porte du fond de teint ; l'homme amateur
de mode et d'onguents cosmétiques, qui soigne son aspect
physique (alimentation, musculation, massage, soins
esthétiques, coiffure), qui se pique d'arts et de culture en
général. L'homme avaleur de crème et d'autres choses encore
que la pudeur nous retient de citer ; qui s'aime dans son
miroir et dit « maman » les yeux coulants de khôl. L'homme
réformé, en somme, lequel doit être romantique,
compréhensif, sensible... Coïncidence parfaite d'une
féminisation tant physique que métaphysique. Mauvais
Zeitgeist, fatal au chromosome Y. A croire qu'« avoir les
couilles au cul », cette expression prisée des pousseurs de
landaus, devrait bientôt être prise à la lettre. Le dernier
homme, parce qu'il est homme, serait sommé de se couvrir la

tête de cendre ; la gynécocratie le poussant sans vergogne


dans le grand féminin marécage - dans la cage du Marais.
Trans-formation. Transformation qui touche au cœur des
sociétés occidentales, cependant même que se radicalise, en

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terre d'islam, le processus inverse (il se pourrait que les deux
faits ne soient pas sans rapport). Transformation qu'il serait

trop aisé de rapporter au christianisme infus de la « fille de


l'Eglise », notre « Sainte mère l'Eglise » - Jésus ayant toujours
prôné les valeurs féminines (Marie est le passeur de l'Esprit à
l'Incarnation, Marie Madeleine l'apôtre des apôtres, l'Eglise

consacre la monogamie, les femmes se rangent aux côtés des


prélats contre les révolutionnaires, etc.). L'Eglise, bien
qu'elle en recensât bon nombre dans ses rangs, a toujours

châtié l'uranisme qu'elle concevait comme un péché 29 . Les

29
Les religions monothéistes se sont toujours montrées très
dures envers l'homosexualité. Cela tient probablement à ce
que l' Ancien Testament fut rédigé dans une période où la

démographie était très faible ; humanité en proie aux guerres


et aux épidémies, incessamment menacée d'extinction. Si

l'on adopte un point de vue darwinien, il se pourrait que la

tolérance croissante à son égard ne soit qu'un corrélât de


l'explosion démographique (l'homosexualité comme
régulateur naturel des densités de population). Le danger
imminent ne provient plus du tarissement de la

démographie, mais bien plutôt de sa vitalité. Une indulgence


assimilée s'observe à propos du mariage. L'union bénie n'a
plus pour vocation d'offrir un cadre pour une famille
nombreuse, de protéger la femme et les enfants ; il n'y a
d'ailleurs plus lors que les homosexuels pour vouloir se
marier. Idem en ce qui concerne le suicide, en Angleterre
proscrit, et par l'Eglise, et par la loi ensemble jusqu'en 1861.
La première personne à qui le suicidant raté avait affaire

221

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Grecs étaient, sur ce, moins pudibonds. Transformation qui,

curieusement, avise son principal appui dans le soutien sans


faille que lui octroie la propagande publicitaire. En quoi la

conversion de l'homme en femme peut-elle intéresser ? Quel


intérêt pour le marché ? Pourquoi l'encourager ? C'est une
ficelle rudimentaire de la sociologie de comptoir. Un homme
acquis aux valeurs de la mode présente et avantage insigne

de consommer autant qu'une femme en gardant un pouvoir


d'achat d'homme (les inégalités de salaire, un combat déserté
par les Jeanne-d'Arc de Marie-Claire). Il achète maquillage,
défroques, boucles d'oreilles de manière compulsive ; et

toutes ces choses décoratives frivoles qui saturent l'intérieur


des maisons de bourges comme s'il y avait urgence à
colmater une intériorité tarie.On arrose l'âme à sec. La
mode : le paravent du vide... Il est donc bien un projet
commercial sous l'humanisme gynoïde véhiculé par les

nouvelles icônes publicitaires. A telle enseigne que certains,


un brin plus malins que d'autres, ont bien compris quel
bénéfice ils pourraient escompter à subvertir ces codes : et

l'on a vu Chabal rouler pour une campagne Pokerstar ; et

Cantona tapiner pour Renault. L'usage d'antihéros n'en reste

pas moins l'exception ; et leur usage est tel qu'ils ne


fonctionnent qu'en tant qu'antihéros. Le christianisme, sans
le diable, aurait beaucoup moins bien marché. .

lorsqu'il se réveillait, c'était au policeman. La liberté

individuelle importait moins que la nécessité de préserver


des vies précieuses et rares. Mais nous n'en sommes plus là. .

222

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Des hommes féminisés. L'idée plait aux professionnels
du marketing, qui tirent leur épingle du jeu. Le processus est

cependant bien loin de ne faire que des heureux. Il y a des


réticences, certains font la fine bouche. Au sein de la

communauté - de plus en plus restreinte - des hommes à la

Gabin, des « machos » peu clients du modèle qu'on leur sert

se rongent les sangs et ruent dans les brancards. Citons aussi,

inévitablement, les authentiques machos qui se radicalisent.


Leur revanche est mesquine. Sinistre. Elle se constate
d'abord par une recrudescence des violences conjugales. Elle
se constate ensuite par une violence accrue dans les films

pornos au détriment des femmes qu'il s'agit d'humilier, de «

remettre à leur place ». C'est la grande main crochue de


l'amertume qui s'agrippe à sa mâlitude perdue. Il ne faut pas
croire qu'à l'exception de ces menus revers, les femmes
agréent unanimement à ce changement, ou tout du moins
aux proportions qu'il s'ambitionne. Le « sexe faible » ne vit

pas mieux ce ralliement soudain des hommes aux pratiques


du shopping, de l'épilation intégrale, du cinéma fleur bleue

et des livres à l'eau de rose. Les tracas du métrosexuel (le

mot-valise fut inventé pour désigner les hommes les plus au


fait de la « modernité », en butte à l'homme « de la campagne
», le « paysan », le « gueux ») finissent par excéder les

meilleures volontés. Si bien qu'aussi enthousiasmées qu'elles


aient été par cette révolution des mœurs, les femmes en
reviennent finalement sur la pointe des orteils,

silencieusement contrites. Marre du papa-Pampers, de la

pleureuse gloussante, du gosse parmi les gosses qui n'assume


pas son rôle. « Où sont les hommes ? », se demanderait

223

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Patrick Juvet. C'était déjà la quête d'un Diogène de Sinope : «

Je cherche un homme ». Une telle disparition convoque une


autre conséquence pratique grevant les relations homme-
femme. L'amour nous est décrit par les poètes à l'image d'un

coup de foudre. Or, pour qu'il y ait coup de foudre, il faut


une différence de potentiel, il faut une différence. Un
homme, une femme, un couple. Si l'homme devient une
femme, quelle tension escomptée ? Sauf cas minoritaires
d'homosexualité, les deux pôles identiques de Y « amant » se

rejettent. Rien d'étonnant, dès lors, si les femmes aujourd'hui


délaissent leur Jules efféminé pour phantasmer sur le

mauvais garçon, la « caille de rue », souvent issue de


l'immigration, donc non contaminée par les canons de
l'heure. De là, entre autres causes, l'augmentation des
demandes de divorce, corrélative à l'actuelle sacralisation du
couple ; mais qui s'explique aussi par une plus longue
espérance (ou désespérance) de mariage. S'engager sur le

front n'a pas la même signification selon que l'on vit en


moyenne cinquante années au XVIIe siècle (ôtée de la

mortalité infantile qui fausse les statistiques) ou quatre-vingt


printemps au XXIe siècle.

Un autre indice du retour en fanfare de ce « malaise dans


la virilité » pourrait être conçu à travers l'indécent succès
cinématographique d'acteurs bruts de fonderie, souleveurs
de fonte, voire délibérément grotesques à force de
surenchère dans la gonflette. Parmi les plus itératifs, on
citera Vin Diesel, The Rock, Danny Trejo, Jason Statham ou
Terry Crews : des colosses au crâne lisse précocement navré

224

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par une surdose de stéroïdes et anabolisants, et dont le seul

atout - artistiquement parlant - consiste à « en avoir dans le

pantalon ». Le poil tient en effet un rôle central dans


X imaginarium de la contre -culture virile. Il remplit
désormais la même fonction que remplissait jadis le poignard
recourbé des ottomans : une fonction apotropaïque. Fonction
de conjuration. Fonction de talisman contre le gringalisme
galopant propagé notamment par la littérature bit-lit

{Twilighu Vampire Diaries, etc). Les crises de la virilité ont


toujours joué d'une symbolique rassérénante. Au Moyen
Age, tandis que l'aristocratie s'efféminait - à l'image des

Mignons de la cour d'Henri III se fardant, se poudrant,

portant perruques et grandes fraises -, même raillée par le

peuple, la noblesse conservait un attribut viril : la braguette


rembourrée et colorée qu'elle arborait lors de tournois
épiques et de duels à l'épée. Aux duels ont succédé les
concours de zizi ; l'idée reste la même. Il faut montrer qu'on
est un homme. Et s'il faut le montrer, c'est bien que le
problème se pose. Le thème se « thématise ». Au XXIe siècle,
il se « re-thématise ». Une guerre larvée fait rage. Un climax
du mal-être. Le nouvel homme irrite la détresse de l'ancien,
tout aussi caricaturaux l'un que l'autre dans leur incarnation
paroxystique. Tokyo Hôtel contre Rammstein. En marge du
cinéma, c'est le jeu -vidéo qui témoigne le mieux de cette

évolution guerrière des héros du phallus. Ils vont, tout en


relief, paradent la vascularité saillante, bardés de muscles
aussi ruptiles que des bourgeons de fleurs sur le point
d'éclater. Progressivement, les poignets s'écartent des
hanches, gênés par des biceps et des pelviens obèses.

225

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Régulièrement, ils doublent de volume, avec des titres tels

que Guears of War, Résident Evil V, Batman Arkham City,

etc. On se vaccine contre l'angoisse en jouant sur les

transformations du corps. Nous ne sommes, à cet égard, que


les répétiteurs d'une partition précrite à des fins similaires.
Avec sa subtilité propre, le skin des années post-hippie
l'interprétait déjà.

Si la mouvance skinhead émane à l'origine du milieu


prolétaire aux prises avec l'immigration de travail (on
reconnaît la stratégie sans-frontiériste de l'ilote mobile, «

plombier polonais », jadis incriminée par Marx et désormais

promu par la conjuration des eurocrates sous les vocables de


« mobilité », « flexibilité » les « mesures structurelles »), il

n'aura pas manqué de s'en trouver parmi les classes aisées

pour se joindre au mouvement, séduits et fascinés par ces


cohortes de la transgression. Alex DeLarge, héros biface
à' Orange mécanique (A clockwood Orange), incarne cette

ambiguïté. Il met du maquillage pour souligner ses cils, et

porte une coquille apparente pour souligner son sexe. Il

écoute Beethoven, puis ratonne un clochard. Il boit du lait,

puis frappe une femme avec un bibelot contondant en forme


de pénis. Il apparie la canne et le surin, le parapluie bulgare
et le chapeau melon. Aux raptus d'agression qu'il multiplie,

hilare, accompagné par ses droogies, il joint les effets

dramatiques de la sublimation. Les fleurs du mal. La beauté


dans l'horreur. C'est des Esseintes et Hyde, l'esthète et le

barbare, fondu en un même corps. L'esthète et le barbare ; de


même que le Nadsat, le jargon de sa bande créé pour les

226

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besoins du film, amalgame l'anglais et le russe. Alliage
contre-nature du fer et de l'ivoire. Alex DeLarge, la

décadence altière. Alex DeLarge ou la violence heureuse...


Stanley Kubrick, dans Orange mécanique, consomme
l'exploit de faire mentir l'adage selon lequel « la musique
adoucit les mœurs »...

Nous ne perdons pas le fil, nous avons l'œil planté


dessus. Il faut, pour bien comprendre la constitution
diachronique de l'argot, recourir à l'image. Prenons celle des

marais salants. y a des vagues, des vogues, des flux et reflux


Il

qui déposent sur la grève, à chaque passage, quelques débris


iodés. Ces cristaux s'accumulent, décantent au point rosé ; ils

s'agglomèrent et conglomèrent et sèchent et figent bientôt


de petites perles pellucides pour la récolte des sauniers. De
même l'écume des océans venant s'échouer dans les marais
salants, de même le langage des bas -fonds. L'argot se

constitue par accrétion, par stratification. Mafias, hippies,


keupons, skinheads, lascars, tous ces courants font évoluer
l'argot au fil des différentes marées qui rythment ces
métamorphoses. Le détour historique qui vient d'être

esquissé rend perceptible la nécessité, présente à chaque


époque et sur chaque continent, d'un langage hermétique
qui mène ses locuteurs hors de portée des forces de l'ordre.
La spécificité de notre argot contemporain, objet du chapitre
suivant, est qu'il n'est pas le propre des « sous -classes
dangereuses », des autoproclamés rebelles de bac à sable ou
des conventicules de narcotrafiquants. Il ne fracture pas tant
la société entre les partisans de l'ordre et ceux de la

227

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dissidence, que les générations - comme Internet. Tous les

jeunes savent parler verlan - ou comprennent le verlan.

Reste à savoir comment le sceau de son opacité a pu être


brisé pour le laisser filtrer depuis la zone jusqu'aux écoles les

mieux cotées. Cur, quomodo, quando, ubi, et quibus


auxiliis ? Qui, comment, quand, où diable et avec quels
moyens l'argot contemporain a-t-il pu s'exporter des
quartiers chocs aux quartiers chics ; se diffuser à la sauvette,

en moins de rien, auprès des « tweens » et de la « génération


Y ». Surtout, comment y est-il parvenu en évinçant presque
automatiquement de la confidence la précédente génération,
celle des baby-boomers ?

Le lascar

Une telle question mérite qu'on y consacre une attention


particulière. Aperçu caricatural, sans doute, et sans doute
peu conventionnel ; mais qui a le mérite de ne pas verser
dans l'assommante sociologie arithmétique contemporaine.
Entre autres formes de verbiage connues et toujours en
pratique (le jargon médical, informatique, mercatique,
marketing, managérial, technocratique militaire, normalien,
Leet ou 1337, BBS, chat-rooms, louchébems, javanais,

globish, etc.) le verlan manifeste cette caractéristique qu'il


est très difficile d'en retracer les origines. Ce ne sont donc
pas ses origines qui retiendront notre attention, mais les
étapes de sa propagation. Étapes qui se déclinent en trois
périodes, trois moments, trois actes (de langage), comme une

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pièce baroque. Après avoir foulé les sentiers de l'histoire et
parcouru dans la foulée le planisphère de la mafia,
retournons à la France. Tout ce qui en part, un jour ou
l'autre, retourne à la France. Tous les chemins mènent à la
France - a fortiori ceux qui en partent. Le « milieu » de
Panam desquame dès les années soixante. Il mue ; laisse

derrière lui son exuvie pour faire peau neuve dans le trafic

de drogue. Une nouvelle forme de criminalité fait alors son


apparition, bouleversant l'ordre, la hiérarchie, les codes et
structures des bas-fonds. Et son jargon avec. Tant pis pour le
folklore... L'ouverture à l'Europe prévue par les traités,

l'ouverture de l'Europe organisée par les pupilles de


Washington (Monnet, Schumann, La Commission) dans
l'horizon du Grand Marché Transatlantique, fait muer le

trafic, sa nature et sa forme. Le trafic change de langue : la

langue du trafic change. C'est là le premier acte. L'acte


d'exposition. Mais aussi l'Acte Unique.

L'année 1981 annonce le deuxième acte, soit l'acte de


naissance des radios libres (lesquelles ne le resteront pas
longtemps), par suite appelées « radios locales ». Avec la

libéralisation de la bande FM s'épanouissent également les


émissions de « radio -trottoir », qui redonnent droit de cité à
la cité de droit. Les auditeurs, bien installés chez eux,
deviennent des interlocuteurs. Et de quel millésime,
désinhibés qu'ils sont par leur anonymat (mais tamisés par
les standards d'appel) ! Les studios radiophoniques prennent
ainsi le relais des comptoirs populaires, traditionnels débits

de parole de boissons, comme lieu démocratique par

229

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excellence où l'on discute rumeur, foot et tiercé après une
longue journée de labeur passée sur les chantiers, à son
bureau ou à l'usine. Une nouvelle Agora où naissent et
s'enveniment les débats politiques, jadis menés dans la
camaraderie des bars (peut-être est-ce pour les abolir qu'on
en a proscrit les rumeurs) ; où l'on refait le monde en hâblant
à bâtons rompus ; où l'on relate ses déboires conjugaux à la

tombée du soir, non sans avoir, auparavant, éclusé quelques

verres.

Comme le fut l'opéra pour le who's who mondain du


XIX e
siècle, quand le spectacle était aux loges (balcon), la

radio libre devait ainsi devenir en peu de temps le nouveau


melting-pot de presque toutes les classes socio-
professionnelles. Virtuelle, innaturelle, instantanée, la radio
libre donnerait le change aux troquets du boulevard. Elle
renverrait à leur obsolescence les charmes surannés des
hypogées de pierre crayeuse aménagées dans les anciennes
galeries, méandres et labyrinthes qui reliaient autrefois les

caves du Grand Paris ; ces catacombes d'ambiance si

recherchées par les puristes, sorties d'un autre temps,


columbaria qui sentent le tabac froid, où jouent parfois de
leur instrument de vieux jazzmen au cuir tanné, en veston
de tweed effiloché ; où les amants s'embrassent dans une
fumée dense de vapeurs porcines au-dessus des chopes de
bière servies par litre, un couple à côté de l'autre, au milieu
des chômeurs, des trognes avinées, des écrivains manqués
qui passent leur après-midi à feuilleter la rubrique des
annonces... Autre temps, autres mœurs. Fini. Fini la crasse,

230

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le contact physique. Exit l'anonymat, l'intimité des
catacombes. Les jeunes, les vieux, les pauvres et les

bourgeois : tous sollicitent leur quart d'heure de célébrité.


Warhol l'avait compris ; plutôt : Warhol l'avait perçu. Les
tendances d'une époque traversent d'autant mieux l'artiste

qu'il est superficiel, donc réceptif à ces tendances.

La radio libre répond à d'autres aspirations. - Religieuse ?

Pourquoi pas ? On ne va plus chez le psy, on ne va plus à la

messe : on appelle la radio pour aller à confesse. On s'écoute


raconter ses petits faits intimes. On se compare ; on se

rassure. On prend conseil. On cherche l'absolution. Les


standards chauffent entre deux hits américains, au cours
d'émissions-fleuves scandées par des jingles. Les formes
s'affaiblissent. La relative autonomie des radios libres permet
encore de franchir les limites. De contourner l'autocensure,
devenue monnaie courante dans la ruchée journalistique
actuelle. Alors s'impose la tyrannie du cool et du parler
franc-du-collier. On parle cru. On ne cause plus, on «

tchatche ». La radio libre comporte alors une véritable


dimension sociale, thérapeutique et cathartique, à supposer
que ces notions puissent être dissociées.

Verlan. Que les baby-boomers (la génération X) aient


raté le coche et soient passés par-devers lui constitue
certainement le premier des mystères qu'il nous faudra
résoudre. Tout mystère a sa clef ; le nôtre a pour nom « radio
jeune ». La « radio jeune » est une déclinaison de la radio
libre. La « radio jeune », c'est « la radio qui vous ressemble » -

231

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à vous, les jeunes (les jeunes étant censés le prendre comme
un compliment...). La radio jeune un ensemble de et

fréquences qui se destinent avant toute chose à un cœur de


public situé dans la fourchette des 15 à 25 ans, les oubliés de
l'ORTF. Ces fréquences apparaissent pour la plupart dans le
courant des années quatre -vingt : ainsi de NRJ (Nouvelle
Radio des Jeunes), Radio Nova, et - leader du secteur - Cité
Future rebaptisé Skyrock. Skyrock est la première station en
France à expérimenter le format « libre antenne » avec le

programme Bonsoir La Planète, qui permettra au citoyen


lambda de prendre la parole en live (et souvent d'y partir, en
livé). Le verlan populaire trouve lors, en la radio, sa

principale courroie de transmission. Il trouve ainsi, dans la

jeunesse branchée qui constitue sa principale audience, une


nouvelle jeunesse (précisément) ; l'écho qu'il n'avait plus
dans les milieux de la criminalité. Un public spécifique,
chacun en conviendra. Public peu cultivé, loin du rucher
philharmonique des mélomanes férus de musique classique ;

mais également très à côté des sujets polémiques tels que la

backwardation des réserves d'or, les ratios volatiles de la

réserve fractionnaire des banques d'affaires 30 les soubresauts ,

30
La réserve fractionnaire étalonne le départ entre l'argent
qu'une banque possède et le montant total des prêts qu'elle

peut allouer pour s'enrichir ; lequel rapport n'aura cessé de


s'élargir pour finalement avoisiner les un dollar en stock
pour mille prêtés. Pour faire image, tout se magouille un peu
comme si une compagnie de fret poussait l'iniquité du

232

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de la bourse, le périple africain des orixas et les eguns, la
capiteuse doctrine soutenue par les motocalemins sur la
concentration de Dieu, les apories de l'inter-détermination
corps/âme dans le dualisme cartésien, la querelle des
universaux, des pneumatiques et des hyliques, la quadrature
du cercle, le cobordisme homologique ou les enjeux
d'actualité internationale. Public un peu paumé dont
l'essentiel de la philosophie morale et politique peut être
ramassée en une formule (en fait un cri de ralliement) : «

nique la police ». C'est-à-dire nique papa-maman


transfigurés en hypostases gallinacés de la loi transcendante :

les keufs. « Emancipe -toi ! », « secoue le joug ! », « impose tes

codes ! ». « Transgresse ! », c'est le mot d'ordre. Celui qui


parle à ce public adolescent en mal de subversion ; donc
facilement émoustillé par le blasphème sous toutes ses

formes : par les gros mots, le sexe et les postures wesh-wesh


des rappeurs du 93.

D'où la septicémie de chanteurs synthétiques,


« polyviolents » et racoleurs, fécondant tous les thèmes jugés
porteurs et bankable au gré de leurs lyrics en vérité très peu
lyriques. La parole à Morsay, du groupe Truand de la Galère :

«J'ai un gun. J'ai quarante meufs j'ai toujours la dalle et je

nique la police municipale et je nique la police nationale » ;

puis le lascar d'envisager de faire quelque chose


d'imprononçable avec les testicules des « pédés et des

surbooking jusqu'à vendre le triple des places qu'elle n'a pas.


Cela s'appelle l'économie, et cela se veut une science. .

233

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branleurs... » - bref, du grand art ! Parenthèse sur Morsay. La
génétique nous a appris y a moins de différences entre
qu'il

le chimpanzé et l'homme qu'entre deux races de chien -


mettons, le pékinois et le danois. Nous partageons 98,4% de
notre profil génétique - et sans doute davantage car
l'essentiel de l'ADN, l'ADN dit « fossile », n'est pas codant -

avec le chimpanzé, notre plus proche cousin. Singe qui lui-

même, le chimpanzé, a pour plus proche cousin, non pas


l'orang-outan ou le gorille, mais l'homme. Les instructions
génoty piques ressortissantes aux caractéristiques qui nous
séparent des (autres) « singes supérieurs » - station debout,

dimension du cerveau, aptitude au langage, absence de


pelage et vie sexuelle particulière - sont toutes entières
contenues dans ses 1,6 % de notre programme génétique.
Mus par des préjugés de nature anthropocentrique, l'on a
coutume d'hominiser le singe, de faire valoir que 98,4 % de
son génome serait humain. Morsay a le mérite de nous
contraindre d'envisager la réciproque : 98,4 % de notre
séquence génétique, du génotype de l'homme proclamé
sapiens au carré, n'est rien de moins que de l'ADN de singe.

Chez certains, cela se voit mieux que chez d'autres. Si donc


l'homme et le singe descendent d'un même ancêtre (l'erreur
naïve étant de croire que l'homme descend du singe),

Morsay s'est coincé dans les branches. .

D'où le succès concomitant des émissions pseudo-


provocatrices, telle celle de « Géraldine », faisant moisson des
« plus intimes phantasmes de [ses] auditeurs ». Succès
comptable d'une dialectique entre le voyeurisme et

234

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l'exhibitionnisme, trouvant son prolongement hors antenne
dans le réseau de blogs bombardés par Skyrock {Skyblog).
Cette puberté, plus volubile que sexuellement active, devrait
plus tard se répartir entre le chatroom, Facebook 31 et Canal+.

31
Facebook est un produit du siècle. Le diligent succès du site

communautaire auprès de la jeunesse atteste la pathologie


dont il est le remède. Morphine plus que remède, si l'on tient

à la précision, en tant qu'il crée des addictions et crée ses

propres manques. Dans un monde déserté par les rites de


passage, où la question de l'identité mine les derniers
repères, l'adolescent (dont le suffixe « scent » indique le
devenir, mais pas la marche à suivre), se cherche des leviers,

des boîtiers de contrôle. Le corps d'adulte est un corps


étranger. Et c'est un corps étrange. C'est tout d'abord un
corps physique qu'il faut dompter ; pour l'habiter,

l'adolescent doit se le concilier. C'est à défaut de maîtriser


tous les tenants et les aboutissants de sa métamorphose, qu'il
va utiliser Facebook comme un outil de « chirurgie
métaphysique ». Facebook répond aussi à cela : l'angoisse du
corps qui se déforme. L'angoisse du corps qui se déforme,
mais que l'on peut traiter par PhotoShop : en adoucir les

courbes, en effacer les plis, en émonder les vices et les

aspérités. Angoisse du corps qui, fatalement, se cristallise

avec toutes ses irrégularités, et ne s'accepte en tant qu'être


habitable que moyennant l'illusion d'un lifting. On peut
renaître, homme numérique, via son alter-ego Facebook. Le
résultat sera posté - en noir et blanc, pour cacher les boutons
- sur sa page personnelle (profil) avec, dessous, le bouton «

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j'aime ». Le djeunz attend d'autrui qu'il « aime » sa vie, de
sorte à la pouvoir aimer lui-même, par effet de feed-back.
On fait gagnant-gagnant : qui aime sa vie, on approuvera sa
vie. Une connivence tacite préside toujours à cette

interactivité. Toutefois, le corps d'adulte est également un


corps social. Physique, social ; il faut tenir ensemble les deux
bouts. Ils se recoupent, sans doute, mais pas au point de se
confondre. La question « qui es-tu ? » engage une prolificité

de points de vue. Il ya celui que l'on est ; celui que l'on croit

être ; celui qu' autrui croit que l'on est. Ce troisième


personnage (du lat. « masque ») a eu tendance à
persona,
balayer les autres. Lui seul, sommes -nous de plus en plus à le
penser, survit à la confrontation. « Il » est un autre « je » est ;

un autre. Vous êtes image, on abîme votre image, et c'est

vous qu'on abîme. Dorian Gray. Presse people. Fusion de


l'être et du paraître. Mécompte d'une phénoménologie qui
s'est prise au sérieux (l'écueil de toutes les théories). C'était

déjà l'improbation que l'homme civil ou policé (Voltaire en


diable, pour ne citer personne) écopait de Rousseau :

l'homme qui s'expose est ex-posé, il ne s'appartient plus.

S'appartient-il encore, le « nomophobe » (« no mobile


phobe») ? S'appartient-il encore, celui qui s'interprète par ce

qu'on voit de lui, par interface ? D'iPhone, d'ordinateur, de


cellulaire, l'écran est toujours ambigu. Objet transitionnel, il

est tout à la fois ce qui met en présence, et ce qui dissocie de

l'autre. Met en présence ; car le dédale profus des « amitiés »

- flatus voci, passée la douzaine authentique - démultiplie les


occasions de s' « aimer » par procuration. Et dissocie ; car

236

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l'écran fait écran, il est froid, il protège, il est un masque,
costume de bal masqué. Plus l'on s'exhibe, moins l'on est

sien. C'est tout le paradoxe. Le paradoxe du portable, entre


autres : objet quasi-sexuel à force d'être intime (« noli me
tangere ! »), mais dont la vocation est de « mettre en contact
». Toujours plus invasif, Facebook fait ressortir toutes les
facettes de son « extimité » pour faire de l'usager une sorte
d'ectoplasme à la merci des autres. Facebook landmarks :

quand l'essentiel n'est plus de faire, mais de montrer que l'on


a fait ; plus d'être heureux, mais de montrer qu'on est

heureux - et de feindre au besoin que l'on a fait, et que l'on

est heureux. Construire son e-réputation, puis se

l'approprier. Petit mensonge. Comme il est beau, le

mensonge de l'image... Il ne se ménage pas. Combien ne «

vivent des expériences » que pour pouvoir les raconter sur


leur Facebook ? Une « expérience » - un voyage, une soirée,

une visite - n'a plus de valeur intrinsèque, mais n'en


acquiert qu'une fois postée ; qu'en tant qu'elle vient s'inscrire
dans une « ligne de vie » appréciable par d'autres. Il y a
derrière ce jeu de renvoi la présupposition que le reflet
renferme plus de vérité que l'être. Ainsi le djeunz, grâce à
Facebook, soumet son bonheur contrefait à la quantité de
photos de vacances, de clichés étudiés, revus et corrigés, de
plaisanteries de camelot, gags à tout faire mais jamais
innocents, conçus pour traverser les orifices électroniques de
son espace virtuel, offrant un bénéfice et une réparation
narcissique à tous ses déplacements ; ce dans la pure logique
compulsionnelle et pulsionnelle symptomatique de la

237

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Dans l'intervalle, de nombreux jeunes, captés par la musique
pop, rap ou R'nB comme des lépidoptères nocturnes par des
appels de sémaphore, décrochent leur téléphone pour
injecter leur propre code dans le discours public. La zone
s'invite à la tribune. Cette ingérence devrait
considérablement changer le ton, puis le message, et donc le

langage des radios ;


lesquels radios diffuseraient ce langage
fait d'anglicismes et de xénismes du Maghreb. De langue des
criminels, des trafiquants et des bagnards, le jargon évolue
pour devenir la langue des djeunz.

Troisième acte. Pas d'entracte. Il faut revenir sur


l'influence déterminante du rap sur la jeunesse française ;

musique qui semble avoir conquis les charts et radios


spécialisées en moins de temps qu'il n'en fallut à Susan Boyle
pour provoquer l'unanimisme acclamatif des Britanniques

pornographie du moi (égologie, égodicée), laissant à la

modération toute latitude pour refourguer ses stocks


d'informations (data) ciblées à l'intention des
multinationales. Vendre son corps, perdre son âme. C'est

toute la différence d'avec l'ancien journal intime. « Esse est


percipi», notait Berkeley : n'existe que ce qui est perçu (ou
qui perçoit - « ... aute percipere » -, par voie de conséquence :

« être perçu » présumant l'« esprit qui perçoit » tout comme


le « doute hyperbolique » présume l'esprit qui doute.
L'attestation du corps est en revanche bien plus
problématique...). De quoi Facebook est-il le nom ? A cet
égard, prosaïquement, d'une puberté manquée.

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(au point qu'on ait jugé indispensable de consacrer, pour
2012, une comédie musicale à sa success-story). Le rap, dès
les années quatre-vingt-dix, a détrôné la chanson de rue. Il a
percé depuis les banlieues pauvres pour bombarder les ondes
de ûows passablement glaireux et leucophobes (si l'on

excepte quelques poètes marginaux et peu goûtés par le

milieu, tel MC Solaar), mais d'autant plus prisés que


véhéments. « Avoir la haine », c'est le message. L'insulte,
c'est l'expression. L'institution, c'est la victime. Parce que
c'est le bourreau. Fondé par les « artistes » Joey Starr (Didier
Morville) et Kool Shen (Bruno Lopes), tous deux originaires
de la Seine-Saint-Denis, NTM (ou Suprême NTM), l'un des

groupes phares du commencement du rap français, a


largement participé à sa propagation. A telle enseigne qu'on
trouve encore régulièrement poché l'acronyme NTM, «

Nique Ta Mère », sur les murs des banlieues et la tôle éraillée

des trains. On remercie Jack Lang de nous avoir appris qu'il

s'agissait authentiquement d'un art ; non pas, comme une


approche trop fruste aurait pu le laisser penser, d'une
empreinte sigillaire, pareille aux fragrances organiques du
chien qui pisse pour baliser son territoire . .

Le rap, et plus encore le RNB, toujours sur ses brisées,


oscillent entre deux pôles, qui sont celui du conformisme et

de la subversion. La cathode et l'anode. C'est ce qui fait toute


leur ambiguïté ; ce qui fait tout leur intérêt aux yeux du
sociologue et de l'anthropologue. La subversion d'abord.
Arrêtons-nous sur le sens manifeste du slogan « NTM » ;

lequel slogan incite affectueusement l'allocutaire à

239

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consommer une relation sexuelle avec sa génitrice.

Impérieux et entier, le conseil « nique ta mère » n'interpelle


pas que par sa poésie virile. Il dit bien plus. Il signifie bien

plus. Il est porteur, sous une allure bourrue, d'une véritable

épaisseur symbolique. « Nique la polis » est un lapsus, pas

une faute d'orthographe. Les premiers travaux


d'anthropologie culturaliste menés par Lévi-Strauss, et

notamment Les structures élémentaires de la parenté (1949),


mettent en lumière le caractère universel de la prohibition
de l'inceste. Bien que les différentes cultures conçoivent de
manières très diverses la consanguinité et les raisons
motivant son interdiction, ce phénomène n'en est pas moins
constitutif, indicatif - avec le «cuit » à opposer au « cru » et

au « bouilli » - de l'accession de l'homme au monde civilisé.

Il s'agit donc de penser la famille en termes culturels, c'est-à-

dire instituée sous la catégorie de l'échange (échange de


biens, échange de femmes) : en proscrivant l'endogamie, les

sociétés opèrent à leur insu une première forme de


régulation des rapports sociaux. La politique est née. Si donc
toute civilisation, aux dires de Lévi-Strauss, se fonde sur la
prohibition de l'inceste, alors le slogan « nique ta mère » («

mother fucker ») peut être interprété comme une négation,


comme un rejet de la civilisation. Ce qui se trouve être

exprimé par ces paroles, c'est donc le stade ultime de la


contestation. C'est un procès fait à la culture même. Un
désaveu de l'humanité au nom de ceux à qui on la refuse ou
qui s'en sentent exclus.

240

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Une telle audace, profuse dans cette insurrection, fascine
évidemment les journalistes, un peu bobos dans l'âme, pour
qui une descente à Barbès s'apparente quasiment à un trek
en « zone interdite » ou à un safari équatorial.
« Furieusement exotique ». C'est que les banlieusards
incarnent paradoxalement un idéal qui reste mentalement
inaccessible aux journalistes : celui du révolté, critique de la

Kommandantur. Il n'y a pas de mots suffisamment vexants


pour exprimer comme cette image peut être fausse. La faire

accroire fut sans conteste un des plus francs succès des


grandes majors de l'industrie du disque ; plus largement, de
la société de marché. Une mystification astucieusement
construite et méticuleusement entretenue par les agences de
corn'. Il conviendrait de faire escale pour en comprendre la

portée. Ne différons pas plus cette analyse. Ayons seulement,


dans l'intervalle, une pensée amusée pour les intervenants de
proximité et leurs relais associatifs - ceux-là qui organisent
des ateliers djembé (Y' a bon !) dans les maisons de quartier
plutôt que d'y faire entrer la culture (Y' a pas !). Mettent des
quotas pour signifier qu'un noir ou qu'un rebeu est trop
stupide pour parvenir par ses propres moyens. Exploit de
complaisance, que d'avoir fait de NTM l'étendard des cités.
Faut-il comprendre, encore une fois, que nous y sommes en
territoire barbare ?

Vrai cependant qu'à l'autre extrême de cette « culture


des arts premiers » qui fascine tant la gauche caviar, la
culture « élitiste » de la gauche flippée n'émoustille pas outre
mesure. En douterait-on ? Le vernissage (une circonlocution

241

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pédante pour dire « cirage de pompes ») est le lieu,

l'événement, l'occasion toute trouvée pour se faire un avis.

Les galeries d'art, en général, sont devenues le lieu « branché


» par excellence, des temples du snobisme et de la bêtise
crasse ; un peu comme les jardins des châteaux d'autrefois à
l'usage des aristocrates gloussants qui s'amusent à colin-
maillard. Qu'on se rassure : l'auteur n'a pas la prétention de
reconnaître une œuvre d'art - encore moins d'art «

contemporain » - dès le premier coup d'œil ; il suppute en


revanche être en mesure de reconnaître une merde quand il

en voit une. En la matière - fécale -, les galeries du Marais


sont les feuillées de la haute. Un festival d'étrons
fraîchement coulés, de bibelots en tout genre moulés dans du
caca. Aussi l'artiste contemporain n'est-il pas sans rappeler,

dans l'acte créateur, le ravissement d'un gros bébé replet


faisant mumuse avec ses excréta ; puis de les présenter, pilées
et empilées, encore fumantes sur un plateau (ou cadre, ou
socle), à sa « maman » toute fière (dont les critiques, in
abstentia seraient en quelque sorte le succédané). Pourquoi
y

sinon Duchamp aurait -il étrenné le ready-made avec une


pissotière ? Sans doute le même flux néphrétique (« flow »)

traverse-t-il l'artiste et le rappeur. Les mêmes codes s'y

retrouvent ; ceci expliquant cela. Ceci expliquant


notamment pourquoi une certaine bourgeoisie, dont la

jeunesse chante en américain, s'y retrouve également ;

qu'elle se passionne concurremment pour les clips de Booba


et les installations de Boltanski. Jusqu'où va le parallélisme ?

Quel est la viabilité, et quels sont les limites de la

comparaison entre rap commercial et art contemporain ?

242

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Avant d'entrer dans le vif du sujet, il conviendrait de mieux
cerner ce que nous entendons - conceptuellement - par « art

contemporain ». Une question récurrente à l'heure actuelle


est de savoir, pour peu qu'elle en ait une, ce qui fait l'âme de
l'œuvre d'art (« objets inanimés, avez-vous donc une
âme ? »). Au XXIe siècle, lors même qu'ont été balayés tous
les concepts opérateurs de l'esthétique, comment savoir ce
qui peut y prétendre - à l'esthétique ? Où commence l'art ?

Où finit-il ? Est-il dans le produit, dans l'intention, la

réception de l'œuvre par le « spectacteur » ? Est-il «

endophorique », « exophorique » ou déictique ?

« Réocen trique » (centré sur son objet), « aliocentique »

(centré sur l'autre de l'objet) ou acentrique ? Relatif au


contexte - espace (chôros) et temps (chronos), et luminosité
(jeu de reflets, travail sur la matière) -, ou transcendant,
indifférent de sa nature parfaite ? En gros : ce truc, dans la
vitrine, lard ou cochon ? Hardi qui peut le dire. On a tué le
jugement de goût (et de dégoût) ; les paradigmes anciens sont
morts (beauté, cohérence, esprit, harmonie, etc.) ; il n'y a
plus place pour un critère passible de faire le départ entre ce
qui relève ou non de l'œuvre d'art. On fait alors ce qu'on a
toujours fait : on évacue le problème en changeant la
question. Faute de comprendre ce que l'art est, on se

demande ce qui en est. Or donc, précisément, tout peut en


être, pour peu qu'il revendique d'en être. Tout est dans la

présentation. Tout ce qui entre dans un lieu dédié à la

contemplation devient de fait une œuvre d'art. C'est la

définition « institutionnaliste » de l'œuvre d'art qui a pris la


relève de sa définition « essentialiste » qui prévalait jusqu'à

243

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présent. Le revirement de paradigme n'est pourtant pas
complet. Témoin le fait que l'art nouveau évolue sous la

coupe de l'art passé ; il ne le dépasse pas, dès lors que,


n'ayant pas d'identité, il n'est jugé qu'en négatif, en relation
avec cet art passé. Deux éléments caractérisent peut-être plus
adéquatement l'art décrété contemporain par référence à
l'art qui le précède : d'une part, le narcissisme (aux
antipodes, les Vies de peintres, hagiographies calquées sur les
standards des Actes des apôtres, ne tarissent pas d'éloges
s'agissant des vertus manifestées par les intéressés) ; et

d'autre part, la soif inflationniste d'argent (la renaissance des


peintres de la Renaissance nous reconduit très loin de l'ethos
interlope des chrusophiles ouvertement cyniques dans la
lignée d'Andy Warhol). Le narcissisme, d'une part : le

performer signe des carrés blancs lorsqu'il n'est pas lui-

même son modèle exclusif. À titre de comparaison, le

rappeur s' auto dédicace : « bidule est dans la place » ; pas un


lyric sans qu'il épelle son nom. La soif d'argent, de l'autre :

l'art spéculaire est un produit spéculatif. Pour parfaire le


parallélisme, le rap rebelle est une tête de gondole. En
somme, l'expérience esthétique n'est plus comptable d'une
jouissance aérienne, sans trace et sans profit ; mais au
contraire s'indexe sur la côte évolutive d'un marché du
néant, une gigantesque foire au nouvel art porcin, où la

monnaie virtuelle s'échange contre de l'art inexistant. De


l'art des arrhes à l'ère du vide. .

Egocentrisme, vénalité : deux vices qui sont peut-être


deux racines saillies d'un même principe - mais c'est ici sans

244

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importance. Hegel disait que l'homme « se reconnaît dans
l'œuvre ». Certes ; et nous de préciser qu'il s'y hume
également. Laisser sa trace (de pneus) dans la substance
mondaine, ça oui, quitus, l'artiste sait y faire. Le moins que
l'on puisse dire est qu'il y met littéralement du sien...
L'œuvre et sa chose ; il la dévore des yeux il a l'œil ;

coprophage, l'artiste. Lorsqu'il se mire dans l'œuvre qu'il


admire, ce qu'il admire est moins la chose que le reflet que
l'œuvre lui renvoie. Quant à la densité « critique » ou «

ironique » de l'art contemporain, mettons d'emblée les

choses au clair : c'est un désir, et rien de plus. Il faut en faire

son deuil. Ne pas s'y laisser prendre. D'abord parce qu'elle


n'est pas nouvelle ; ensuite, parce qu'elle n'est pas réelle. Pas
plus réelle que celle déblatérée par les rappeurs mainstream.
C'est un secret de polichinelle que la postérité rebelle jouit
de sa soumission lorsqu'elle se révolte contre elle. Pour jouir,

elle doit rester soumise ; comme l'athée militant doit


sauvegarder l'idée de Dieu pour sauvegarder par ricochet sa
propre identité. Le bouffeur de curé exprime en creux le

désarroi qui serait le sien si les croyants venaient à


disparaître. Car lui non plus, qui est par eux, ne serait plus.

Toutes choses égales par ailleurs, l'athée et le croyant tous


deux, à leur manière, affirment quelque chose de Dieu. La
distinction entre l'athée et le croyant est d'ailleurs si peu
nette qu'on est allé, a contrario, jusqu'à déceler les origines
de la théologie dans une carence de foi (cf. Popper). L'athée
et le croyant coévoluent ; ils se renforcent l'un par l'autre ;

ils se disloquent ensemble. Il y a complicité. L'art d'avant-


garde ne serait rien sans l'art ancien. Le rap ne serait rien

245

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sans le système qui le fait vivre et, pis encore, qu'il magnifie
en feignant l'esquinter. C'est pourquoi, l'un dans l'autre, et la

posture (d'opposition) et l'imposture (du double jeu) qui les


caractérise permettent de remiser le rap et l'art

contemporain dans la même escarcelle. Ils sont habiles au

faux-semblant ;
parce qu'ils sont faux, et font semblant. L'art
spéculaire est un art de sculpter sans savoir sculpter, de
peindre sans savoir peindre, de dessiner sans savoir dessiner ;

tout comme le rap est un art de chanter sans savoir chanter,


d'écrire sans écriture, de danser sans savoir danser - servi par

une mise en scène de rafistole : plans resserrés pour occuper


l'espace ; contre-plongées pour l'illusion charismatique ;

saccades avec les mains parce qu'on ne sait jamais quoi en


faire, comme dans les soaps où les acteurs cramponnent un
shot de vieux bourbon, voire les télé-crochets lorsque les
prestataires se cramponnent malgré le play-back à d'énormes
micros. Par leur inanité, par leur égocentrisme et leur
cupidité, l'artiste et le rappeur bénéficient d'une parfaite

inscription dans les logiques régnantes du marché néolibéral.

Les mêmes artistes - rappeurs et performers - qui se

prétendent « en marge » ou « en rupture » sont conformistes


au plus extrême degré. Autant d'indices s'accumulant pour
étayer la thèse, paradoxale, selon laquelle ces deux « cultures
», décrétées « haute » et « basse », peuvent être, finalement,

renvoyées dos-à-dos. Lors, tout devient limpide ; le mystère


se dissipe, et paraissent au grand jour les raisons pour
lesquelles ceux qui sont fascinés par l'une le sont aussi par
l'autre.

246

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Le conformisme. C'est la toile invisible qui sous -tend
tout le reste. Le rap, RNB sont foncièrement des
conformismes parce qu'ils sont la caricature du monde
néocapitaliste qu'ils se font foi de dénoncer. Tacot
décapotable, affairisme maffieux, palaces avec piscine,

ferraillerie tape-à-l'oeil, bagouses dix-huit carats, greluches


fardées à gros lolos et tout le tralala. Ce dont témoigne le
. .

rap français et, plus encore, le RNB, prétendument rebelles,


c'est tout au plus de leur aliénation totale et sans réserve aux
idéaux de la société de consommation. Adhésion sans réserve
au modèle atlantiste de la « réussite » par le pouvoir d'achat
et l'accumulation de richesses. Conception partagée tant par
la droite d'affaires que par la gauche bobo, par le Pet-S et
l'UM-Pet, par l'alternance unique des deux partis qui font la

loi sur la scène politique. Où est la subversion ?

Ce n'est pas un hasard si le rejeton du plus bling-bling


des présidents français, Pierre Sarkozy, 22 ans, toutes ses
dents, s'est lancé dans le rap avec Doc Gynéco sous le pseudo
« Mosey ». Doc Gynéco, ex-caudataire de Sarkozy le père,
parraine ainsi son fils, de même que le centaure Chiron
préparait son élève, Achille, à sa première et dernière guerre.
Doc Gynéco, c'est pour les « rap battle » qu'il endurcit
Mosey. Pour sûr, il sait y faire. N'a pas perdu la main, malgré
ce que suggèrent ses yeux rougis par une consommation
visiblement exponentielle de beuh hydroponique. Faut pas
s'y fier. Le « Da Crime Chantilly » ne pouvait guère rêver
meilleur mentor. En sus du rattachement de Pierre Sarkozy,
on peut citer Jacques Séguéla, aux dires duquel ne pas

247

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posséder de Rolex à quarante ans atteste la cruelle factualité

de son échec existentiel. La convergence des signes et des


valeurs est ici explicite : la montre et la voiture étant
précisément les deux fétiches du rap contemporain,
abondamment mises en avant, bénies, lustrées et sublimées
dans tous les clips de RNB. Avec, autour, un bouquet de filles
en bikini comme dans les mauvaises pubs, histoire de mieux
fourguer le produit. Plus des dollars qui tombent en pluie,
pour la déco d'ambiance. Plus de la poudre ; et des alcaloïdes

; et des cuillers en or pour faire fondre la poudre. Tout


comme dans les backstage de la City.

Ce rapprochement - de la Cité à la City - n'est pas qu'un


jeu d'homonymie. C'est un parallélisme. Il faut y voir une
authentique analogie. Assurément, s'il est question d'«

intégration » ou d'« assimilation » de la culture et des valeurs


du pays d'accueil, on peut difficilement soutenir que le lascar

se trouve favorisé. Ni même qu'il fasse beaucoup d'efforts

pour que le ciel lui vienne en aide. S'il s'agit en revanche


d'intégration dans le système capitaliste néolibéral, il va de
soi que la « caillera » est incommensurablement mieux
intégrée à ce dernier que ne le sont les populations,
indigènes et immigrées, dont il s'assure l'exploitation et le

contrôle au sein des « quartiers expérimentaux » que l'Etat

lui a laissés en gérance (un peu comme Charles V avait


donné l'indépendance à la Rochelle pour s'acheter à peu de
frais une pax religiosa toujours fragile et relative). En
assignant à toute activité humaine un objectif unique (la

thune), un modèle unique (la transaction violente ou le

248

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business) ainsi qu'un modèle anthropologique unique
(devenir un vrai chacal), la caillera se contente tout au plus
de recycler, à l'usage des périphéries du système néolibéral,
la praxis et l'imaginaire qui en caractérisent le centre.
L'ambition des caillera n'a, en effet, jamais été d'être la
négation en acte de l'économie régnante. Elle n'est pas son
contraire ; moins encore sa critique, mais sa caricature. La
caillera, le caïd, c'est-à-dire le « grand frère » que la

municipalité arrose par le truchement d'associations fictives

pour maintenir la paix dans les quartiers, ne fait que


reproduire le paradigme dominant de la finance mondialisée.
Il ne désire rien moins que devenir le golden boy de la ville

basse. On comprend mieux pourquoi un fils de Sarkozy peut


finir à l'EPAD, tandis qu'un autre irait rouler des mécaniques
auprès des banlieusards. Les deux concourent au même
destin ; seul leurs chemins et territoires diffèrent. Ils

investissent chacun le dominion qu'ils ont reçu du paternel


en métayage pour leurs beaux jours. Il appert donc que le

calcul de la caillera est tout sauf utopique : à trafic, trafic et

demi. C'est la raison pourquoi J. de Maillard, expert ès délits

financiers et président assesseur au tribunal de grande


instance de Paris, peut observer que « l'économie du crime
est en train d'accomplir la dernière étape du processus :

rendre enfin rentable la délinquance des pauvres et des


laissés-pour-compte, qui jadis était la part d'ombre des
sociétés modernes, conservée à leurs marges. La délinquance
des pauvres, que l'on croyait improductive, est désormais
reliée au réseau qui produit le profit. Du dealer de banlieue
jusqu'aux banques de Luxembourg, la boucle est bouclée.

249

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L'économie criminelle est devenue un sous-produit de
l'économie globale qui intègre à ses circuits la marginalité
sociale. »

A l'éternelle question de l'assimilation ou de


l'intégration (épargnons-nous le distinguo) régulièrement
posée dans les médias par les hérauts de la société civile
(associations locales, médiateurs de la république, comités
théodules et autres observatoires de la délinquance), il

conviendrait, en somme, de répondre clairement que si la «

caille » est finalement si peu pressée de « s'intégrer à la

société », c'est bien dans la mesure exacte où elle est déjà

parfaitement admise dans le système qui ronge cette société.


C'est même probablement à cette enseigne qu'elle ne laisse

pas de fasciner les pédants magnifiques, les cinéastes et les


intellectuels bien installés que leur mauvaise conscience de
classe dispose toujours à espérer qu'il existe une manière
romantique d'extorquer la plus-value. Ainsi la Gauche PS
tendance Terra Nova, qui a choisi d'abandonner la « misère
sale » (les travailleurs), pour consacrer son temps d'antenne à
faire l'éloge des marges immigrées, acculées à la délinquance
par une société viscéralement raciste (voir les manuels
d'histoire) qui les excommunie ; en d'autres termes, les

rejette en ban-lieux. Cette assertion est trop souvent tenue


pour parole d'Évangile. Honni qui s'interroge sur sa véracité.

Ceux qui le font, font sacrilège, le font à leurs risques et


périls. Or, elle engage à tout le moins trois types de
considérations. C'est un sophisme à trois entrées dont nous
n'offrons ici qu'une position survol. La déconstruire

250

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présupposerait de disséquer les processus réels menant à la
constitution des « enclaves oubliées de la république » ; à
quoi il conviendrait d'adjoindre une seconde analyse sur les
conséquences philosophiques de la disculpation du
délinquant par glissement de responsabilité ; ainsi, aussi

contrintuitif que cela puisse sembler, qu'un ultime examen


-
du racisme latent qu'implique la glorification des « autres »
définis par référence aux « siens » - au détriment de « tous ».

Une telle recherche ne peut être conduite à la légère. On ne


s'y frottera pas. Pas instamment. Elle nous mènerait trop loin
et serait déplacée ; d'autant qu'un autre essai dans la même
veine y sacrifie très largement 32 Le lecteur . s'y réfère. D'un
mot seulement, relevons le paradoxe fataliste du « glissement
de responsabilité », assurément le plus rédhibitoire du
socialisme dans sa variante naïve (universitaire).

Il est une équation rudimentaire, mais néanmoins


fondamentale de la philosophie morale. Nul n'eut besoin
d'attendre Sartre pour reconnaître que liberté et

responsabilité sont deux visages du seul et même concept. La


notion de liberté « contient », au sens analytique, celle de
responsabilité. Mutualisées, consubstantielles, elles sont des

corrélats de nécessité. Elles vont toujours par paire, comme


les chaussettes. L'une ne va pas sans l'autre. Sans liberté, pas
de responsabilité (ainsi pour Nietzsche, la liberté fut

inventée par les chrétiens pour culpabiliser et dominer les

32
Cf. Le Cercle de Raison, par votre serviteur, dispos' dès

2012 dans tous les bars à pâtes.

251

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forts) ; réciproquement, sans responsabilité, pas de liberté
possible (ainsi, et quel que soit son crime, un criminel
expertisé comme fou « au moment des faits » n'est pas jugé
dans les mêmes formes qu'un criminel de sens rassis : on
soigne le premier, on punit le second). Dûment formalisée, si

l'on adopte le langage du calcul propositionnel, le signe « = »


de l'équation se verrait transposé par l'opérateur logique du
biconditionnel (ou double implication), « <=^ » ; on
obtiendrait alors : liberté (L) <=^ responsabilité (R). La
formule « L <=> R» peut aussi s'exprimer en concédant que L
est une condition nécessaire et suffisante pour R ; et, par
commutativité, que R est une condition nécessaire et

suffisante pour L.On dit aussi que L est vrai si et seulement


si R est vrai ; et R vrai à son tour aussi longtemps que L est
vrai. Ceci n'impliquant pas que L et R soit strictement

équivalent (« = »). Une tendance lourde du formalisme post-


frégien est de vouloir tout compliquer, tout chinoiser de
manière outrancière et vide de justification. Victime du
syndrome d'Héraclite, « l'obscur », elle devient indigeste.
Mais cette réputation qu'elle porte en bandoulière lui

confère également des avantages : celui, en premier lieu, de


dissuader les dilettantes de lui chercher des poux. Il en va
comme dans un spectacle de prestidigitation : moins il y a de
contenu, et plus il faut d'effet 33 . Nous nous satisferons, pour

33
Dès lors qu'une discipline s'embarque dans cette voie, c'est

très évidemment l'indice qu'elle a cessé de progresser. Elle


rame. Elle stagne. Elle trouble alors ses eaux pour qu'elles
paraissent profondes. L'emploi d'un technolecte sans cesse

252

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notre part, des composantes les plus élémentaires de la
logique, agréant volontiers qu'elles servent ici notre
démonstration. Voyons dès à présent ce qu'implique
d'infirmer l'une des propositions. Acquis ce qui précède,
savoir la double implication (^) de la liberté (L) et de la

responsabilité (R), il apparaît qu'antéposer une négation (-.) à


L ou R entraîne nécessairement la négation du second terme.
Si « P => R » est une implication (« => » symbolisant le

plus étouffant s'impose à elle comme un cache-sexe. Ce goût


de l'hermétisme frappe aujourd'hui une multiplicité de
disciplines comme la psychanalyse, la sociologie, la

didactique ; parfois, la linguistique... La philosophie-même,


il nous faut bien l'avouer, s'y prédispose de manière
inquiétante. On savait autrefois former des raisonnements
complexes à l'aide de mots banalement simples. Il est à

craindre que la philosophie contemporaine incline à faire


exactement l'inverse : qu'elle use de termes à longue queue
pour travestir sa courte vue. Cela tient sans doute à ce que
celle-ci, n'ayant cessé de se spécialiser et de réduire son
champ de vision, ne s'alimente plus que d'elle-même
(philosophie de la philosophie, de la philosophie, ad
nauseam). Elle a perdu toute ambition. Elle brasse de l'air,

elle s'auto-glose au lieu que la philosophie d'hier


s'intéressait de tout : arts, sciences, théologie, physique,
métaphysique, médecine, éthique, langage, politique,

anthropologie, etc. Beaucoup des domaines précités ont par


ailleurs été inaugurés par la philosophie avant de s'imposer
comme disciplines à part entière.

253

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conditionnel simple), l'implication « -. R => -. L » est dite

l'implication « contraposée ». L'implication contraposée


d'une double implication de la « L <=> R » s'écrit par
nature
conséquent de la manière suivante :(^L=>^R)&(^R=>^
L). En clair, de même que la liberté implique la

responsabilité, le déni de liberté implique le déni de


responsabilité ; mais plus encore, de même que la

responsabilité implique la liberté, le déni de responsabilité


implique le déni de liberté.

Or, que le délinquant soit disculpé par déni de


responsabilité (la délinquance devenant un épiphénomène
de l'injustice sociale), c'est là le cœur de l'argument de la

sociologie naïve. Là également que cette dernière


s'autodétruit. Qu'elle creuse sa tombe, inconsciente du
danger. Dire « ce n'est pas sa faute », « il est conditionné par
son histoire », « la société l'a ainsi fait », « il est victime de ses
déterminismes », c'est tout sauf le mettre hors de cause. La
stratégie d'acquittement du prévenu par absence de
responsabilité achève de cheviller le délinquant à ses

conditionnements. On l'envisage comme une carcasse de


nuit vaincue par quelque chose de sombre et d'ancestral,
baigné par une violence dont il n'est pas l'auteur ou l'agent
réflexif, mais le patient et l'interprète : « la haine », « avoir la
haine » comme on l'entend familièrement. « La haine » n'est

pas un mal moral ce ; serait une entité nosocomiale née de la

société. Le criminel né dans la société n'en serait donc pas


davantage comptable que l'enrhumé du rhume ou le grippé
de la grippe. Songe-t-on à reprocher sa lèpre au ladre vert ?

254

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Pourquoi, alors, traiter différemment le malade de la haine ?

Dont acte. Ce raisonnement a cependant un coût. Les


anciens Grecs le nommaient Y « amimie » : la privation des
droits civiques. Croyant faire œuvre de clémence, le

socialisme tout-venant (souvent nabab de son état, qui gîte


dans un quartier résidentiel sassé de digicodes) fait sauter le
dernier verrou qui conférait encore une dignité sociale, un
statut d'être humain, adulte et respectable, aux banlieusards
en perdition. Jouer cette carte, c'est priver l'homme du libre-

arbitre constitutif de sa « personne morale » (fondement du


juridique) pour le doter d'un « locus de contrôle » extérieur à
sa volonté ; lequel, précisément, échappe à son contrôle.
Mais faisant cela, on perd aussitôt la partie... De fait, si l'on

accepte pour prémisse qu'un homme est peu ou prou


déterminé par son histoire ou son environnement social, la

conclusion s'impose d'elle-même: on affirme en même


temps que cet individu n'a pas la liberté de ne pas
recommencer - et donc que le meilleur pour lui comme pour
la collectivité, en attendant de réformer cette société d'où
s origine toute maladie, c'est de le mettre en cage. .

Une telle mentalité n'est pas seulement problématique


en tant qu'elle prive l'individu de son « être moral » (pas de
responsabilité, d'où pas de liberté, d'où pas de sujet de droit) ;

elle l'est plus sérieusement encore en tant qu'elle neutralise


toute espérance de promotion sociale, la saturant d'arias
psychologiques. Se ménageant un évangile de contrition, la
bien-pensance scolaire, jet-set et médiatique s'est fait un
article de foi des thèses de mauvaise foi de certains sériai

255

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plaiders engoncés dans leur haine du « méchant blanc
esclavagiste » ; celui, par héritage, que nous sommes tous,

sinon en acte, tout du moins en puissance. Plutôt que


d'émuler les djeunz en perdition, on les persuade qu'ils n'ont
pas prise sur leur destin. On les persuade qu'ils ne peuvent
rien. Que leur malheur est tout entier comptable de la

« société des bourges » que les « corps représentatifs » et

autres associations de la diversité (grassement


subventionnées par lesdits « bourges ») leur ont appris à
détester. On accrédite l'idée que, par définition, ab initio, un
étranger ne peut s'émanciper en France, parce que la France
refuse qu'il s'émancipe. On décourage ainsi toutes les

initiatives, tous les projets, toutes les démarches. - Des études


? Travailler ? A quoi bon. L'ascenseur est en panne. Mieux :

« on » l'a saboté. Comme c'est dommage ! La flemme trouve


l'alibi pour s'autojustifier. La flemme et l'alibi, les deux pour
le prix d'un. Ne reste plus qu'à retourner à ses premières

amours : le foot, le rap, le deal ; et si possible, les trois

ensemble. Au moins, les apparences sont sauves. Voilà


comment le banlieusard, séduit par les discours bobo, finit
aux abonnés de la préfecture. Dans l'incurie. Dans la panade.
Dans la cité. Captif de son cercle vicieux comme le hamster
qui boucle dans sa roue. Comme si l'ultime ressort de la
doctrine paralysante et lénitive du victimisme avait toujours
été celle-là : maintenir le statu quo. Car le bobo ne dit jamais
expressément que ce que son public escompte implicitement
entendre. Il faut s'imaginer le banlieusard heureux. .

256

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Maintenir le statu quo, soit en amont en dissuadant
l'effort de promotion sociale au nom de la fatalité, soit en
aval en fournissant des faux-fuyants à titre de prétextes.
Machiavélique, mais pas sans frais. Comme dit l'adage, pour
chaque problème complexe, il est une solution simple et

mauvaise. C'est comme l'histoire du bègue à qui l'on veut


faire croire qu'il n'a pas été pris pour le job d'annonceur à la
radio parce qu'il n'est pas inscrit au bon parti. On trouve
toujoursun avantage à taxer quelqu'un d'autre de ses propres
échecs (même lorsque le CV est anonyme). Ce « quelqu'un
d'autre » peut être tel le pharwakon, la victime expiatoire ou
le bouc émissaire qui ne tarde pas à se faire jour dans les

communautés en crise. Il devient, par l'hostilité qu'il

catalyse, le pôle fédérateur de la communauté, l'extincteur


de la crise. Son sacrifice est fondateur autant que nécessaire.
Toutes les mythologies relatent le sacrifice réel ou
symbolique du fondateur. Ce fut la fonction archaïque du
roi, la victime en sursis, éteinte au crépuscule de la

révolution. Ainsi les dictatures trouvent toujours un ennemi


pour unifier leurs partisans. De même en Amérique, sous le
turban du « terroriste » ; même dans les banlieues, où le «
de
raciste » fait très bien l'affaire. On pourra bien se tirer la

bourre, se tirer dessus pour conquérir des halls d'immeubles


ou des points de vente, ça n'ira pas plus loin ; car le « raciste »

a l'avantage de mettre tout le monde d'accord. Quand tout va


mal, tout peut recommencer. Il n'est qu'à désigner l'ennemi,

le vrai ennemi, l'ennemi « de l'extérieur » pour se

réconcilier. Entendons bien : le véritable ennemi n'est pas

l'Etat ni les institutions ni les forces de l'ordre. Tous, en effet,

257

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perturbent les trafics et troublent l'ordre parallèle qui doit
régner dans la cité ; elles sont des gênes, des défouloirs, des
substituts ; mais l'ennemi véritable doit être identitaire faute
d'être identifiable. Le rap joue de cela. Il joue la communion
contre la partition. Il joue le rôle des mythes qui dissimulent
et justifient le nécessaire opprobre du bouc émissaire. Il joue
son rôle fédérateur, il distille la rancœur, la catalyse, la

polarise, lui donne un sens, une direction, il la détourne pour


la retourner ; il fait des passions tristes une puissance positive
qui coagule et coalise au lieu de diviser. Il cure le mal par un
surcroît de mal ; ou, comme s'en effrayaient les témoins de
Jésus exorcisant Légion, « c'est par le prince des démons qu'il

les expulse ». Sous ses allures factieuses et ses menaces


confites, le rap, en dernière analyse, nous apparaît
essentiellement l'inverse de ce comment il se présente.
Raison supplémentaire pourquoi les crevettes pâles de Saint-
Germain -des -Prés lui font si bon accueil. Loin d'être le

ferment d'une sédition lointaine dont il se prétend l'hymne,

il assume (malgré lui ?) une charge d'utilité publique : celle

de régulateur social et politique.

Mais bon. . . faut bien qu'en fin des fins, il y en ait un qui
raque. On n'y peut rien. Le dernier-né paie pour les autres.
La douloureuse ; les pots cassés ; la note sur son ardoise. A lui
les tags sur son palier, les glaviots sur ses gosses, la boîte aux
lettres explosée gueule ouverte, la voiture calcinée au bas de
son immeuble. - Oui, c'est la sienne, la caisse. La flambée des
banlieues, c'est pour sa pomme. Quand ça commence à frire,

lui est aux premières loges. C'est le prolo à cran, débouté par

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« le parti du Progrès », qui, de dépit, fulmine, qui
d'écœurement, s'en va solenniser son quatrième cambriolage
par un scrutin Front National - pour se faire cracher dessus
par ceux qui l'y auront poussé. Vieille stratégie

mitterrandienne : créer l'ennemi, le faire mousser, l'envoyer


paître dans les pattes de l'adversaire, le diviser pour mieux
régner. L'éthique a ses limites que le renard ne connaît point.
Amie du « care», la jeunesse militante des tentacules de
l'Alternance Unique ne s'en porte pas plus mal. Les cabotins
de la Rive Droite, eux s'en secouent la glotte que le prolo y
laisse des plumes. Ils n'en ont cure des vieux clapiers aux
portes de la ville où le chômage s'entasse. Ca baille hors du
limes. Les HLM, si nécessaire, ils les raseront demain. Pour
faire un terrain de golf. C'est du meilleur effet pour parapher
les actes de cession du patrimoine, du territoire, des
travailleurs français ; ça plaira au Qatar. On peut faire mine
de trouver romantique que les lascars élèvent des barricades
à l'entrée du quartier ; qu'ils boutent le feu à leurs propres
écoles puis jettent des pierres sur les pompiers venus, peut-
être pour la dernière fois, éteindre l'incendie. On peut les

applaudir, narquois, lorsqu'ils molestent le fayot de la classe


à la sortie des cours parce que sa réussite les rend malades et
risquerait de foutre en l'air leur alibi. Et nous de lire dans ces
fascinations morbides, sinon une preuve d'admiration
sincère, un sentiment plus glauque - l'hommage de la

richesse au misérabilisme ? Manière de se rallier des beurs,

d'époustoufler la blonde tout en se prévalant d'un droit de


revanche dont on est, finalement, le dernier « camarade » à
essorer les tirs. Une petite manipulation. Un geste de

259

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bonneteau. Un enculage immaculé qui ne dit pas son nom.
Comme la sépia qui lâche son encre et trouble l'eau,

s'enveloppe de dissimulation et nage à l'aise au milieu des


mensonges. Comme le pluvier, cet oiseau fantastique qui
mange et défèque en même temps. Ainsi dotée d'un estomac
d'autruche, la bourgeoisie digère sa propre négation ; elle est

capable de récupérer ce qui la contredit. C'est l'éternel fiasco


de la révolution. Les fleurs de rhétorique ne font pas
forcément des bouquets de belles pensées.

Incidemment, quand ça bouillonne bled, les bobos sont


tranquilles : ils ont des digicodes. On ne redira jamais assez
combien les digicodes ont pu favoriser la communion
humaine. Les encablures aussi. Bref, la distance. Sans doute
autorise -t-elle un recul appréciable... Le privilège tout
leibnizien de contempler le diorama de haut 34 . Un certain

34
Du mal dans le détail, Leibnitz infère la bonté de
l'ensemble. Le mal existe pour Leibnitz, quoiqu'en ait dit

Voltaire (Pangloss). C'est un placement, une mise de fonds


(on percevra le souffle de l'esprit bourgeois) ; or le surcroît
de bien qu'il permet au global l'absout - lui-même, le mal, et
Dieu, l'investisseur. Nous ne vivons pas dans le « meilleur
des mondes », mais bien dans le « meilleur des mondes
possibles ». La faille du raisonnement accuse la pertinence de
l'induction ; ce indépendamment de la valeur
épistémologique controversée de l'induction elle-même
(problèmes, entre autres, des émeraudes « vleues », du «

cygne blanc », du « corbeau noir » et des « instances de non-

260

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philosophe pointait que la morsure du chien en tant qu'idée
de la morsure du chien n'affectait pas les hommes avec le

même mordant que la morsure du chien. Mettons que l'idée

de violence trouve ici plus de charme que la violence elle-


même. Quoi qu'il en soit de nos bobos, les émeutes en

confirmation »). Comme le relève Pierre Bayle,


l'appréciation du mal dans le détail (car « le diable est dans
les détails »), bien loin d'autoriser une induction arguant du
bien dans l'œuvre (couvrirait-elle d'autres existences que
celle de l'homme, à même de rentabiliser le mal souffert par
l'homme), devrait, tout à l'inverse, conduire à postuler le mal
dans l'œuvre. À moins, bien sûr, de poser pour prémisse que
Dieu est bon, et donc que l'œuvre, « à son image », est bonne
« à son image » - mais c'est d'une part, commettre une
pétition de principe, et, d'autre part, ne rien changer à
l'erreur dirimante disqualifiant la première inférence. De ce
que « Socrate et Platon sont mortels », on ne peut
légitimement induire que « tous les hommes sont immortels
» (on ne pourrait même, en toute rigueur, induire de là la
contre -épreuve - que « tous les hommes sont mortels » -

auparavant que tous aient rendu l'âme ; ce qui n'est pas sans
nous interroger quant à savoir qui, le cas échéant, pourrait

tenir le raisonnement). Pourtant, lors même qu'une


induction rondement menée devrait en inférer le mal, du
mal, Leibnitz infère le bien. Etrange, venant d'un barbacole
de la logique de la trempe de Leibnitz. Nouvelle illustration
que s'agissant de Dieu, d'éthique et de concepts génériques,
on peut vraiment penser tout et n'importe quoi. .

261

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banlieue, vu d'hélico, ils trouvent ça supersex. C'est comme
au zoo, les cacahouètes en moins. Une quasi-pollicitation de
plaisirs. Ça leur permet de babiller le bec à l'air, bavant toute
leur admiration pour le courage des banlieusards aux prises
avec les forces de police. Leurs gosses, lorsqu'ils en ont, sont
en prépa, à 1' « X» ou dans une fausse école - une école de
commerce - en attendant que l'onéreux diplôme leur soit

remis de cens. La débandade des ZEP les concernent assez


peu. Les problèmes de violence, ça leur passe par les yeux, ça
les dépasse. Nul incendie dans leur pâtée résidentielle. La
caisse pochée n'est pas la leur, il y a peu de chances que ça
arrive : c'est qu'ils ont des garages (l'avait qu'à faire pareil,
l'autre loustic !). Et des poches pleines. Ça aide à vivre, les

poches pleines... - Cyniques ? Est-ce nécessaire ? Qu'il leur


suffise, pour s'acheter une conscience, de déplorer l'abstraite

misère des travailleurs chinois, des orphelins de Sétif ou la

détresse lyrique des sinistrés de Katrina. Et vas-y Saccharine


! Plains la misère au loin pour oublier celle qui gît à tes pieds.
Ignore celle - très réelle pour le coup - des bidonvilles ruraux
qui périclitent dans la plus stricte indifférence (« vacances en
Creuse, vacances heureuses »). Qui te reprochera ? Les
bouseux ne votent pas. Près des yeux, loin du cœur. . . Sort le
grand jeu, ma Saccharine. Mais n'oublie pas quand même de
réclamer les spots et le cachet : on ne travaille pas pour le roi

de Prusse. File en tacos à la télévision ! Va chez Drucker !

Va-comme-je-te-pousse épouse l'épisodique gueulante.


Petite B.A. qui ne coûte pas cher. Une fraîche et saine
Indignation. C'est ça ma saccharine, comme l'Alzheimer
juste avant toi... Grince sans les bulles, et n'en mets pas

262

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partout. . . Fi donc ! Quart d'heure de trémolos puis retour au
concret. Au creux du canapé. C'est que, parbleu ! y faudrait
tout de même pas manquer Plus belle la vie ! Les passions de
fesses molles entre homophiles, croulants et cagoles
marseillaises, y'a finalement que ça de vrai. . . Autre culture,
Plus belle la vie. . . Mais où vont-ils chercher tout ça ?

En tout cas pas dans les studios de Skyrock. C'est qu'on y


pousse un autre genre de chansonnette mais, hélas, sans ;

humour. Skyrock a bien senti que c'était de l'or en barre, du


pétrole brut encore captif de ces nappes frénétiques. Tous ces
gisements de colère qui trouent les quartiers excentriques
(car l'essentiel est dans les trous, dit le Tao, ou à peu près ;

Rocco aussi dans un autre contexte). Du diamant noir, non


raffiné. Elle en a fait son monopole, à tamisé le pactole en
relayant la verve et l'élégie, le rap, en diffusant, soir après
soir, des brèves et des bravades qui en disent long, en
rendant la parole aux sous -cultures galvanisées et fédérées
par des hostilités communes. Elle a lancé l'appel, sonné le

rassemblement : « Protestataires de toutes les cités, unissez -

vous ! » De toutes ces âmes en peine, elle s'est faite la

tribune, parfois le tribunal. Le rond-point, le point d'orgue,


d'émulsion, de contact - de rupture ? Car s'il est un mérite
qu'il faut bien reconnaître à la station de radio, c'est d'avoir

contribué à solidariser par un langage, un code, des moles de


références, tout ce que la banlieue abritait d'insoumis. Tous
ces gens-là n'avaient encore pour eux que des pontifes de
ruelles ou des archontes d'estaminet. Ils ont maintenant les «

MC's » à leur tête ! Ils n'ont jamais été à pareille fête. Dans

263

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l'axe du show-business, leurs revendications allaient porter à

l'échelle nationale ! Or, ce changement d'échelle était

précisément ce qui allait permettre au verlan des banlieues


de découvrir ses propres règles. Il allait s'exporter,

s'homogénéiser, se rendre, à son tour, schibboleth. Parlons


peu, parlons bien. Qu est-il au fond, ce baragouin de bile et
de rancune ; à quel imaginaire entend -il donner corps ?

Songeons à définir ces « zones à risques » que sont les «

bleds » à la manière dont l'ont successivement été des


microcosmes politiques tels que le Vatican (a), le fort de la

Rochelle (b) ou les Cours des Miracles (c). On les a dit

respectivement des apartés législatifs ; des imperium in


imperio y si l'on goûte au latin. Leur force était d'avoir monté
des mécanismes de conjuration de l'appareil d'Etat. Tout
comme la bogue de la châtaigne, ils se sont fermés sur eux-

mêmes, puis hérissées de piques cuspides pour entailler la


main foraine. Ils se voulaient insaisissables - ils ont été saisis ;

mais l'essentiel est dans la stratégie qu'ils ont chacun mis en


pratique pour s'excentrer, pour se différencier de la roture
quelconque soumise au roi ou bien, ce qui revient au même,
se construire une identité, (a) Siège de la papauté, le Vatican
avait le vernissé du pouvoir spirituel qu'il faisait jouer tantôt

pour le plus grand profit, tantôt pour le plus grand malheur


35
de la couronne . Il avait droit de regard sur les esprits

35
Parfois était-ce le roi qui lui en faisait voir. Avant même le

hold-up papalin que fut le sacre de Napoléon, avant le

pancrace d'Henri IV et du pape Grégoire VII, il y aurait eu la

264

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(confession). Il avait gage au pouvoir spirituel par son accès
privilégié à la Jérusalem céleste ; ainsi qu'à l'office temporel
le plus concret qui soit, savoir celui de cadencer les journées
travaillées (le bourdon des clochers), le passage des saisons

(calendrier des fêtes), les grandes étapes de l'existence (dont


les trois glas de la naissance, des noces et de la mort) ; une
tri -attribution que télescopent les livres d'heures, (b)

Comptant parmi les quatre grandes places fortes du


protestantisme en France, la ville de La Rochelle, en sus
d'une religion fédératrice et pour le coup, conforme à
l'étymon religere, « relier », jouissait d'atouts géographiques
majeurs, garants de son statut d'enclave indépendante de
l'administration centrale. Comptoir ouvert sur l'océan,

plaque tournante de l'Europe, elle commerçait depuis le

Moyen-Age avec la Hollande et l'Allemagne - nations


pleines de promesses qui ne laissaient pas de la pourvoir
autant en vivres qu'en idées. Si parmi les notables, certains se

déclaraient loyaux envers les armoiries de la couronne de


France, d'autres affichaient plus ostensiblement leurs vœux
de voir un jour la cité luxuriante conquérir son autonomie.
Une forfanterie qui n'était pas du goût du roi Louis XIII, et

moins encore de reine-mère, Catherine de Médicis. On mit


la ville sous cloche (Moody's dirait « perspective négative »).

Espérait-elle faire sécession qu'elle s'en mordrait les doigts. Il

gifle administrée par Sciarra Colonna, avec la complaisance


du chancelier Guillaume de Nogaret, aux augustes bajoues de
Sa Sainteté Boniface XVIII. Et la légende de préciser que de
retour à Rome, l'évêque universel en serait mort de honte.

265

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n'était plus question de ménager la chèvre et le chou. Il

faudrait prendre des mesures ; il faudrait prendre la Rochelle

; il faudrait rétablir l'Etat. Or, l'occasion s'en présenterait


bien assez tôt, le 10 septembre 1627, au bénéfice du désarroi
charrié par les rivières de sang de la Saint-Barthélemy. Un
soleil rouge se lève sur La Rochelle en deuil. Mais la

Rochelle, meurtrie des aubes sanglantes, doit ravaler sa peine


et s'affronter aux contingents levés par Richelieu, massés aux
portes de la ville. Une année passe. Morose, une année
boucle, au terme de laquelle les Rochelais fléchissent,

s'inclinent, contraints de déposer les armes. La Rochelle


ploie, mais non sans s'être auparavant surimposé
durablement l'image évocatrice d'une Genève française,
république maritime en butte aux menées du pouvoir royal. «

La Rochelle, généreuse et belle », devise actuelle ornant ses


armoiries, les souille depuis comme une rognure de
palimpseste, celant une toute autre devise, évocatrice d'une

autre hiéraldique et du passé moins lisse de « La Rochelle,


belle et rebelle ». (c) Est-il besoin de ressasser notre couplet
sur les Cours des Miracles, dont on a dit combien puissante
leur organisation ? Coordonnées, disciplinées, hiérarchisées,
elles n'en étaient que plus soudées. La province vaticane, la
ville de La Rochelle et les Cours des Miracles : toutes
disposaient d'un ciment politique, philosophique ou
religieux à l'épreuve de l'Etat ; d'un lien communautaire
faisant chaque fois obstacle à leur intégration - donc à leur
désintégration - au bénéfice du pouvoir séculier.

266

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Mutatis mutandis, quel pourrait être l'élément
fédérateur ou différenciateur - selon d'où l'on se place - du
petit peuple des capuches ? Assurément, les banlieues ont
leur religion, mais elle n'est pas (en France) déterminante ;

ont des contacts à l'étranger, mais pas, comme La Rochelle,


la complaisance de princes allemands ; elles ont des
sommités locales (Grands Frères), mais pas de Grand
Coësre ; elles ont, bien sûr, des résilles et réseaux, des
chemins vicinaux filés par les filières ralliant les différentes

cités, mais tant s'en faut que tous les banlieusards y


trempent. Leur ressort est ailleurs. Leur mécanisme de
conjuration de l'appareil d'Etat consiste dans une langue ;

précisément, dans le verlan. C'est le verlan, leur langue, qui


confère aux banlieues la virtù nécessaire pour résister à

l'absorption malgré la diaspora. Tout comme le basque, le


corse, le catalan et même l'hébreu, langue religieuse des juifs

; tout comme les langues « minorisées » et régionales, le

verlan des banlieues fonctionne comme une balise, un socle


et un catalyseur. Ce n'est pas pour le folklore qu'en plein
procès de centralisation, la Ille République mandait ses

hussards noirs dans les campagnes : il s'agissait, pour imposer


la langue d'Etat - et donc l'Etat -, d'éteindre les patois locaux.
Focalisés sur l'avers positif du processus - l'accès de la

jeunesse rurale à la mobilité sociale -, on s'est voilé les yeux


pour ne pas voir l'extinction culturelle qui en a résulté. On
ne voit jamais que ce que l'on regarde. Aussi ne dira-t-on
jamais assez de bien des hussards noirs ; ce n'est pas une
raison suffisante pour en parler faussement.

267

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Il semble qu'en revanche, le verlan s'accommode sans
trop de difficultés du supposé « socle commun » dispensé par
l'école. Peut-être est-ce parce qu'on a cessé d'y enseigner le
français. Certains diraient - d'y enseigner tout court. Il vainc
sans coup férir. Il dispose lors des coudées franches pour
assumer son sacerdoce identitaire. Gare cependant à ne pas
mettre la peau de l'ours avant d'avoir tué les bœufs. Avant de
se parler, une langue, quoique mouvante, doit préalablement
se structurer, couler ses moules. Le langage est tissu,

tessiture, fibrules textiles et bribes sans cesse réarrangées,

c'est une toile de Pénélope. Il s'enrichit, s'étoffe, agrège et

désagrège, se file et s'éfaufile, mais ne naît pas de rien. C'est

d'autant plus saillant pour le cas du verlan. En l'occurrence,


et comme son nom l'indique, il s'approprie en négatif la
langue qui le précède. Renversement - il l'est à bien des
titres. Renversement du vocabulaire avec lequel il forme une
sorte de système chiral, tel le reflet croisé d'une main dans
un miroir. Renversement des normes, qu'il subvertit plus

qu'il ne les méprise (verbes non conjugués, usage du


tutoiement) ou ne les méconnaît. Surtout, renversement des
marginalités. « L'exclu » - ou tout au moins celui qui se pense

tel -, parlant verlan, peut exclure à son tour. Il investit

d'emblée son interlocuteur (par cela seul que lui, son


interlocuteur, ne maîtrise pas ses codes) dans une posture
branlante, précarisée, minoritaire ; situation que le

« verlanophone » ou le « verlanisant » imaginait être la

sienne en qualité d'exclu. Il amorce un transfert. Au


« bourge » le rôle d'intrus ; de métèque ; de paria. A lui, le

banlieusard, celui de dominant. Par l'anéantissement

268

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systématique de toutes les références qui permettent au
« bolos » de retrouver ses marques, le verlan cherche (et
réussit) à l'exposer dans sa fragilité, à lui faire ressentir son
extranéité. Moyennant quoi, il réintègre par contraste le
parti du pouvoir. Cette stratégie, trop efficace pour être
véritablement consciente, rejoint l'une des plus fascinantes
définitions de la perversion produite au cours de ces
dernières années. Gérard Bonnet suggère qu'elle serait

tentative de ritualisation par le pervers d'un sentiment ou


d'un malaise dont lui-même est victime, qu'il va tenter de
susciter chez une tierce personne par le truchement d'un
scénario semblable au scénario qui l'a convié une première
fois chez lui ; ceci, afin de devenir l'agent de ce malaise, et
non plus le patient. La perversion serait (comme la

psychanalyse !) une maladie qui se prendrait pour son propre


remède. Ainsi de l'exhibitionniste, que la honte pousse à
susciter la honte ; qui se dénude à qui mieux mieux sans
préjuger d'aucune arrière-pensée libidineuse (pas au premier
niveau). Ainsi du tortionnaire sadique, que l'impuissance et

la détresse symptomatiques amènent à réifier sa proie pour


recouvrer un semblant de maîtrise 36 Ainsi du banlieusard, . le

36
C'est la raison pourquoi, ainsi que l'établit Deleuze dans sa

Présentation de Sacher-Masoch, le tandem


« sadomasochiste » est une contradiction psychologique.
Jamais un vrai sadique ne tolérera une victime masochiste,
c'est-à-dire consentante. L'une des victimes des cénobites
pervers dans la Justine de Sade précise de ces derniers qu'«
ils veulent être certains que leurs crimes coûtent des pleurs »,

269

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banni bannisseur, qui sublime sa minorité en instrument de
pouvoir. Verlan, langue inverti, langue d'inversion.
Refermons dignement ce chapitre aux errements d'une
cursive et tâtonne incursion à l'ombre de son thésaurus. En
marge du verlan stricto sensu, y trouvera toutes sortes

d'influences (maghrébines, italiennes, romanos),


d'hybridation et de torsion, dont une esquisse du « veule »,

variante sophistiquée du verlan des banlieues. Il n'est pas dit

que l'on y gagne vraiment quelque chose, mais après tout,

qui sait si cela ne sera pas utile un jour. .

On ne dit plus... Mais...

Abandonne ! Chéla !

Adepte de tunning de Jacky


mauvais goût
Africain Cainfri

Agréable, charmant Michto, misto


Ah ! (interjection) Sa race !

Aimer Kiffer

à telle enseigne qu' « ils renverraient une fille qui se rendrait


à eux volontairement ». Un masochiste ne tolérerait pas
davantage un bourreau véritablement sadique, c'est-à-dire
dominant. Il doit lui-même former sa Vénus à fourrure,
venir à bout de ses réticences, la persuader, tout en restant le
maître de cérémonie, de rentrer dans son jeu.

270

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Aller bien Bicher
Allez ! Zyva
Allumette Alouf
Amuser / persuader Ambiancer
An, année Berge
Angoisser Bad-triper

Argent, sous Lovés, thunes, neuthu,


gengen, genhar, maille,
oseille, zeillo, pépette, zeillo,

artiche

Arnaquer Carna (inv.)

Bâclé A l'arrache
Battre, agresser Bolosser, charcler, friter,
goumer, latter, maraver,
marbrer, péfra, técla, ruiner
Beaucoup Bézèf
Bien, intéressant Mortel, telmor

Bonbons Becs
Bonjour, salut (apostrophe) Wesh, anciennement zarma :

Bruit, vacarme Barouf


Bureau vitré, espace Aquarium
cannabis
Ca alors ! Ouaille

Ça suffit ! C'est marre !

Caleçon Calfouète

Cannabis, chanvre Indien Beu, beuh, beuhère, beuze,


gandja, meumeu

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Cas social Casoce, casos

Chariot, ridicule, fumiste Mickey, moko


Chaud Auche
Chinois Noich, noichi, niaquoué
(pej.)

Cigarette (drogue) Garro, dyname, peuclo,


sèche, joint, sbar, pilon, splif,

nuigrav (de « nuit


gravement à la santé »)

Le pullulement des
synonymes trahit la

récurrence de phénomènes
dont l'éventail paraît

singulièrement restreint. Le
sexe, la drogue et la violence
y tiennent une part
considérable, sinon celle
d'une réalité, celle d'une
grille de lecture. L'exemple
de Croma (n.b : c'est du
verlan), obscur rappeur de

X egotrip dont plus personne


n'entend parler, reste
éloquent lorsqu'il s'agit de
parler pour les autres.
L'artiste évoque ici son
œuvre musicale (la musique,
pour les sourds, n'est ni

bonne ni mauvaise) : « Mon

272

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son c'est comme une drogue,
t' arrive jamais à décrocher.
Le peura n'est pas morte 'est
les MC qu'j' assassin e. J'vous
baise prend le beuz, normal
sa fonctionne. Si mon rap
avait deux roues s rait un
témaxou un compet. Sur la

route des ambitions, les feux


rouges grillés, les pets »...

Cochon, porc Ralouf


Collège, lycée Bahut
Comme ça Asmeuk, comme asse

Commissariat de police Commico, steupo


Coup, gifle Beigne, taloche, torgnole

Découvert, pris en flagrant Guèse (inv), trikare (inv)

délit

Dégaine Leust, leusti

Délateur, mouchard Balance, lanceba, poucave

Délinquant ou jeune vivant Nique-ta-mere (nm.), scarla,

en cité HLM zonard, ouèche-ouèche, ziva


Dérober, voler Bébar, péta, chourave,
choucroute, carotte, rotka
(tous inv.), chourer

Loisibles à conjuguer, les


verbes invariants sont tout de
suite beaucoup plus
intéressants. D'où,

273

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également, une certaine
prédilection qui se constate
dans la nouvelle chanson
française pour la langue de
Shakespeare, celle-ci ne
requérant d'accords qu'à la

troisième personne du
singulier. Quant à cette
obsession bizarre pour les
légumes, il faut se souvenir
qu'avant de voler dans les

Fnac, c'était aux halles qu'on


se faisait la main.

Désirable, attirant Baisable

Désordre, discorde Dawa


Echouer Foirer

Egoïste Creuvard
Emploi, travail Taff
Enerver Vénère (inv.), zéref (inv.)

Ennuyer, lasser Bébar (inv.)

Etrange, bizarre, hors du Mystique, space


commun
Etre sous l'emprise de la Foncedé, déchiré, shité,

drogue shooté, starshoot, stone


Excessivement (exprime Trop, comment (peuvent
l'intensité) cohabiter, ex trop comment
:

chui foncdé !), à mort, à


donf, à max

274

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Faible Blairfe

Faim (avoir) Ainf (avoir)


Faire attention Faire belek

Fasciste Faf
Femme, épouse Fatma
Femme, fille Femelle, fifna, gorette, meuf,
rate, tera

Fille facile Bit* (garage à)

Fumer de la drogue Bédaver, méfu

Groupe, bande, gang Posse


Hé ! (injure ou apostrophe) Bâtard, tarba

Homosexuel Taffiolle, pédoque, phoque,


rasdep, dèp, flotte, tarlouze,
zamel
Honte Latche, teuhon

Imbécile Conno, golio, golmon, deb,


sol, mongolito, neuneu,
teubé, blaire, narvalo,
nazebroque
Immigré maghrébin Beur, reubeu, robeu,
rabzouz, roloto, kholoto
Immigré maghrébin intégré Beurgeois
Individu qui ne s'apparente Bouffon
pas au clan
Inhabituel, malsain. Par ext. Chelou
qui ne s'apparente pas au
clan

275

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Je te jure ! (interj.) Ouallah, wouallah

Jeune adoptant la mode Louze


hiphop
Jeune enfant Lardon, minot, moutard,
mioche, tipeu
Jeune fille Belette, racli

Lassant Relou, saoulant, gonflant

Maladie vénérienne Chtouille

Manger Criave (inv.), damer


Marché, trafic Biz, nesbi, deal

Mentir Mythoner, barber


Merci Cimer
Moi Oim, wham
Noir qui parle ou agit Bounty
comme un blanc
Non-tzigane, non-gitan Un gadjo, une gadji
Nul, sans intérêt Pourrave, pérave

Occidental, de race blanche Babtou, sous-chien


Onéreux Reuch
Pantalon Ben
Pareil Kif-kif

Paris Paname
Parler Pénave (inv.)

Partir, être expulsé Gicler, jarter, saquer

Partir, s'en aller Se lachave (inv.), natchave


(inv.), s'arracher, jarter

Pas (négation) Trop pas

276

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Pays natal ou d'origine Deblé
Père, mère Daron, daronne, reup, reum
Personne de race noire Krèle, karlouche

Personne issue du milieu Kaillera, Kaille, Caïra

Personne très laide Cadavre, streumon, thon

Pied Panard, yèpe


Pistolet, arme à feu Pouchka, gun
Pitié Tiep
Plaire Fléguer, déchirer, tuer

Policier Dek, dekils, keuf, feukeu,


lardu, rnouch, schmitt,

teshmi
Postérieur Darge, dargeot, seuf, tarfion ,

tarma, tarpé
Presque rien Pinuts

Prison Hèbs, zonzon


Prostituée Tepu, biatch, cagole, radasse,
radeuse, tchebi, teup, timpe
Punk Kepon
Regarde ! Téma, rodave, dikave
Regarder Rodave (inv.), dikave (inv.)

Rien Kedal, keud, walou

Rixe, bagarre, ratonnade Stombe, baston


S'enivrer Pillave (inv.), pillaver, tiser,
se pinter

S'étonner Halluciner
Sac Keusse

277

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Se faire attraper ou Pécho, péauche, kène (inv.),

connaître bibliquement troncher, zéber


Se prendre, recevoir Manger
Se quereller, s'énerver S'enfader

Se vanter Béflan, faire crari

Soul, ivre Beurré, chiré, chlasse,


murgé, torché
Stresser Bader, psychoter

Supporter quelqu'un Piffer, piffrer, blairer

Téléphone Bigo
[Terme phatique] Sérieux, ...

Tête, visage Cheutron


Toi Oit, ouate

Toilettes, WC Cogouince
Traître Chméta
Uriner Moutrave (inv.)

Vantard One again (nm.)

Vendre, dealer Bicrave (inv.)

Vivre en concubinage Maquer


Vomir Bégère, gerber

Voué à l'échec Mal barré

Le hacker

278

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Larve, nymphe et papillon. Techie, nerd et nolife. Il fut

un temps où tout l'itinéraire du geek pouvait se lire dans les

ovaires d'une figue. Le geek, quant à son mode de vie,

trouvait alors un précurseur chez une guêpe minuscule


connue seulement de quelques entomologistes. La
blatophaga grossorum, ainsi que nous l'apprend une célèbre
encyclopédie en ligne, serait le seul insecte en mesure
d'assurer la pollinisation des figues -fleurs par les

caprifiguiers. Les larves de l'insecte survivent dans les

ovaires charnus du synconium dont ils extraient leur


nourriture. L'arbre et l'insecte sont donc absolument co-
dépendants : l'arbre ûcus ne peut en aucun cas se reproduire

sans son insecte ; l'insecte, pour sa part, ne se nourrit qu'aussi

longtemps que l'arbre reste en bonne santé. Dans le langage


naturaliste, cette vie commune en union rapprochée mettant
en épissure deux organismes dissemblables est appelé «

symbiose ». Ce que le blastophage accomplissait dans le

domaine de la nature, le geek se ferait fort de l'accomplir


dans le domaine de la culture. Précisément, de la techno-
culture. L'hominidé-machine rivaliserait d'astuce avec
l'insecte-plante. Désir d'hybridation élevée à son point
d'orgue avec l'essor de la mythologie steampunk et

cyberpunk S'en inspireraient des séries phares de l'anime


japonais, de Gunnm à Akira en passant par Ghost in the
Shell, ainsi, en Amérique, que Le cobaye de Stéphane King,
Robocop, le film Tron et son remake, Neuromancer
la série

leroman fondateur de W. Gibson sans oublier le succès ;

commercial du triptyque des Matrix réalisé par les frères


Wachowski (les Bogdanov prétendent qu'on leur aurait volé

279

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le scénario 37 ). Ainsi, la culture geek, cette lame de fond qui
remonterait vingt ans plus tard à la surface, faisait le lit d'un
nouveau mode de vie. Elle connaîtrait le lustre de ces
parenthèses qui ne se referment jamais. .

En 1960, lorsque J. Licklider publie Man -computer


symbiosis, l'ordinateur, cette monstrueuse machine à gueule

ferrugineuse, fleurait à peine dans les essarts de quelques


universités. Personne n'imaginait qu'elle pût être compacte,
individuelle, ou même permettre un rapport « affectif » entre
l'esprit et le métal. Les frères Lumière ne tenaient pas le

cinéma en une meilleure estime : « invention sans avenir ».

On peut alors comprendre le tollé - et les lazzies -

inévitablement soulevés par les augures de Licklider. Des


vaticinations, on se disait, sans plus. Les effets de manches
désespérés d'un universitaire en mal de subventions.
Grandiloquentes, tartuffes, nostradamiques ; déclarations
semblables à ces vieilles lunes agitées par les alchimistes en
quête de financement au nez des princes mécènes, tandis
qu'ils profitaient de leur pension pour s'adonner dans le

secret des athanors à des anagogies d'un tout autre calibre. Il

devait être de la race de ces John Dee et Raspoutine,

promettant force miranda occultes et fabuleuses, puis qui


vous laisse sur le carreau le bébé dans les bras. De ces savants

37
Cf. La Mémoire double (et conciliante). Ah ! oui, le Web,
les téléphones portables et les trous blancs, c'est encore eux.
Très forts, les Bogdanov. Très forts, n'est-ce pas, Igor ? - Tout
à fait, Grichka...

280

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de pacotille semblables à des race-queens agitant leurs
damiers qu'on croise parfois dans les vitrines des
concessionnaires louches, tentant bon an mal an de
refourguer des draisiennes à bout de souffle repeintes en
Ducati. Genre « goûtez mon yaourt, il n'est pas comme les

autres » ! De ces illuminés en fait d'illuministes, qui vous


titillent d'abord la bouffissure avec des boniments à la graisse

d'oie ; puis qu'on découvre en général, dans la tempête,


semblables à tous les autres ; des matamores par trop pressés
de prendre la tangente dès qu'il s'agit de faire ses preuves.

Tout comme ces astrosus amens qui se pressent au balcon,

qui vous jouent du cabas, qui vous adorent et vous dorent la


pilule avant de s'enfuir avec la caisse. Tout comme ce coucou
suisse qui pond ses œufs dans les nids d'aigles puis décampe à
tire-d'aile. Une fois, pas deux. Pas davantage. Plus mais. On
en avait suffisamment soupé, de ces similis-as entretenus

grassement aux frais de la princesse, qui plient bagage


chaque fois que le vent tourne. Et le vent tourne, fatalement,
lorsque vient l'heure de faire les comptes. Le coucou vole ; et
voilà l'abusé lésé, cocu comme tatou empaillé. Que Licklider
était de ces hurluberlus, un peu qu'on l'a pensé ! Alors on se
tâtait. C'était mal se tâter. C'était penser à mal, et c'était mal
penser. Le soupçon, s'enflammant comme une traînée de
poudre, aurait pu faire qu'on lui coupât les vivres. Il n'en fut
rien. On lui bâilla des fonds. Il n'en fit rien. Qu'importe.
L'essentiel était fait. Oraculaire, sinon propitiatoire, l'article
de Licklider avait tant infusé l'imaginaire des passionnés
qu'il compterait pour longtemps parmi les étapes clefs de la

recherche en matière de cybernétique. Dégager des

281

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possibles, pointer des horizons, c'est parfois plus œuvrer que
de les épuiser.

Man -computer symbiosis traçait la feuille de route de la

cybernétique pour les années à venir : l'ordinateur ne


resterait pas indéfiniment ce randomisateur à nombres,
simple moulin à chiffres, brassant tout un barnum de signes,
d'icônes et de symboles. Il était temps de sauter le pas.

Temps de passer à d'autres formes de relations, plus


immédiates, plus confidentes à la machine informatique. Il

s'agirait d'accélérer l'évolution des composantes. Donc


d'impulser un processus d'évolution globale, puisqu' aucune

composante implémentée dans un système ne peut être


appréciée à l'exclusion du reste des organes qui composent ce
système. Il en va pour les corps (Aristote) comme il en va
pour les machines (Turing) comme il en va pour le langage
(Saussure) comme il en va pour la physique (Duhem) et pour
nos connaissances en général (Quine). Nous avons vu tout
cela. Envisager de nouvelles formes de relations de l'homme
à la machine, c'est tenir pour possible à plus ou moins brève
échéance un protocole de communication suffisamment
perfectionné pour donner l'illusion d'une spontanéité ; en
d'autres termes, pour conférer à la machine une part
d'humanité (cf. Blade Runner, Terminator Salvatiori). Cela
supposerait la possibilité d'interactions en temps réel et, pour
ce faire, le développement des interfaces entre machine et

utilisateurs, la mise au point de dispositifs de « temps partagé


», ainsi que la mise en réseau mondiale des terminaux sur le

modèle de l'Arpanet, afin que tous disposent d'un accès

282

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continu au « cerveau des cerveaux ». Un cerveau dilaté aux
proportions d'un monde, communiquant sans cesse,

enregistrant sans cesse, léché par un ressac de bots et


d'impulsions électroniques. Sorte d'immense trémie à
connaissance appelant l'ADSL en germe, Google à l'optatif.

La symbiose homme-machine nécessiterait encore que se


réduise l'écart entre la volonté de l'individu et la puissance
dont la machine dispose pour la concrétiser. L'enjeu, c'est

d'abord le feed-back. C'est l'optimisation de l'intervalle (du


« ping») entre la commande et l'exécution de la commande.
C'est ensuite l'optimisation des leviers de commande : hier
de la souris, dispositif haptique obéissant à la pulpe des

doigts ; demain des ICM (pour Interface Cerveau -Machine)


permettant aux individus de dialoguer avec leur
environnement 3.0 sans trop solliciter leurs nerfs
périphériques ou l'articulation des muscles. L'idée n'est pas
nouvelle : on en repère la trace dès le début des années
soixante-dix. Thomas Elbert et son équipe œuvrent en
pionniers sur cette terre en friche. Les premiers résultats
cliniques seraient rendus publics une décennie plus tard.

Restait, pour achever de donner corps au rêve de Licklider, à


brancher les cerveaux directement sur la machine, voire la

machine dans les cerveaux. Une électrode, ça compte


énormément. Le « cerveau dans une cuve » ne serait plus

alors qu'une simple expérience de pensée, énième itération


d'un lieu traditionnel de la philosophie spéculative. On
désavoua l'auteur et sa démence ; on le taxa d'aveuglement
scientiste. Scientiste ? Probable. Aveugle ? Rien n'est moins

283

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sûr. N'est-il pas établi et cautionné par l'expérience, que la

surface d'un petit disque de 700 Mb en tout point


comparable à un CD de musique suffit à stocker l'intégralité

du génome compressé d'un être humain, son ADN ? Ces


calligrammes abstrus commandent
qui à la vie ne le

resteraient pas longtemps. Ne présumons pas trop de notre


induit métaphysique. C'est qu'après tout, notre « programme
» n'est pas plus compliqué que la feuille de commande d'un
quelconque logiciel informatique bas de gamme
(dis)fonctionnant sur Windows. Quelques augments forgés
au feu de Prométhée nous laisseraient espérer une plus haute
et pénétrante conscience. Un accroissement du Soi par la

technologie. Rien d'inconcevable. On en prenait le chemin.


Encore quelques années, affirmait-on, et les nanorobots
envahiraient notre organisme. Quelques années pour
consacrer l'alliance des bits et des cellules. La conjonction du
code binaire et génétique. Nous franchirions, à pas de géant,
les ultimes marches nous séparant d'un idéal gnostique :

tourner le dos au corps. Plus mais de corps. Plus mais de


maladie. Ciao scrofule et chancres émétiques. Félix gnosis.
38
Pitié pour les foetus . Nous goûterions bientôt l'osmose d'un
paradis pasteurisé. Imputrescibles de nos chairs, chromés de
nos organes, plaqués de cuivre, inoxydables, adamantins ;

38
Recette gnostique pour se prévenir contre les bacilles de
Vénus (petite vérole) : « Conserver les fœtus, les piler dans
une de mortier, y mélanger du miel, du poivre et
sorte

différents condiments ainsi que des huiles parfumées. S'en

frictionner l'anus, de préférence avec les doigts »...

284

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semblables aux corps d'éternité des dieux anciens ciselés d'or
et d'argent qui régnaient sur l'Égypte. Sale coup que le

Démiurge - pas pote-en-ciel - fit aux gnostiques, les

condamnant à végéter dans ses argiles sudorifiques 39 . Suées.


Mucosités. Dégoûtations. Détresse obsidionale. Une sale

histoire qu'avec tout le respect qu'on doit encore au Vieux


perché (quoiqu'il nous reste à rembourser), on aurait tort de
ne pas récrire à la sauce geek. Le Graal semblait à portée de
main. Il n'avait rien d'une « supertask» {process en temps
fini nécessitant un nombre illimité d'étapes). Pas
d' « impascience ». Juste une question de temps, de vaillance
et d'argent. Juste un dernier effort ; et le phantasme
cyberpunk de la chimère électronique trouverait, comme de
raison, son point d'aboutissement. Update. Homo sapiens 1.0
céderait doucement la place à la version 2.0. Homo sapiens

39
Argiles : que d'intuition ! La proto-biologie privilégie
depuis seulement quelques années la thèse selon laquelle les
liposomes, ancêtres des cellules, auraient eu pour berceau
des vésicules d'argile. Curiosity, le rover dépêché sur Mars,
fut programmé pour les décortiquer. On ne sait si

l'expérience s'avérera concluante. Moins encore, le cas


échéant, si ces enseignements seront communiqués ou s'ils
seront happés dans l'intervalle par le secret-défense. Ce que
l'on sait en toute rigueur, et la seule chose dont on soit sûr,
c'est que Curiosity aura coûté, tous frais compris, moins
d'une journée de fonctionnement du Pentagone ou de deux
jours de « bavures » en Irak. Un cas d'école de ce que l'on

appelle un « choix de civilisation ».

285

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2.0 « kifferait sa race » la mise à jour 3.0. Inspecteur des
travaux finis, Zarathoustra verrait de quel métal était le
surhumain. Licklider jubilerait. Alors seulement
deviendrons -nous d'authentiques blastophages, et les

calculateurs seraient nos arbres nourriciers...

Deux ans après la parution de son article, J. Licklider se


voit nommé à la DARPA, l'agence du ministère de la

Défense, qui va sponsoriser, à coups de millions de dollars,


toute la recherche informatique américaine dans les années
soixante. La symbiose homme-machine devient
officiellement l'ordre des années post-Spoutnik. Toutefois, ce
qui n'était encore, en 1962, qu'un programme de recherche,
est entre-temps devenu réalité. Venait enfin le temps de
célébrer, après les Noces chimiques, les Noces électroniques
du geek et de l'ordinateur. De cette alliance émergerait un
mode de vie complet, la forme inattendue d'un style

existentiel portant à un degré d'intensité jusqu'alors inédit la

fameuse connexion vitale, ombilicale, de l'homoncule avec la

carte mère. Ce mode de vie, qui mieux que les hackers pour
le personnifier ?

Hackers, dites-vous ? Que viennent ici tramer ces


boucaniers chafouins ? Quel improbable lien

entretiendraient les geeks connus pour leurs largesses, avec


ces écumeurs du Web, pilleurs de codes bancaires devant la

face de l'éternel (- ou plus exactement derrière, pour pouvoir


faire les cons sans trop se faire remarquer) ? Quoi de
commun entre l'explorateur et l'aigrefin ? Le miasme et la

286

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jonquille ? Précisément aucun. Aucun, au sens usuel où l'on

entend ce terme. Tout comme « démocratie » ou « plan social


», « hacker » est un mot contrefait ; il dit, dans l'acception
courante, l'inverse de ce qu'il est. L'inverse de ce qu'il fut
avant d'être dé-fait. Il écope d'une image pour le moins
sulfureuse, source malgré lui d'une froide hostilité qui n'est
pas étrangère aux hidden persuaders, ces « persuasifs cachés »

dont Vance Packard a fait une théorie et Microsoft un fonds


de commerce pour faire passer ses accidents de softwares
pour des assauts de malveillance ourdis de cellules

extérieures. Et voilà le hacker devenu en un rien de temps «

pirate informatique ». Sorte de terroriste à fabriquer des Z-


machines dans son garage. De la vermine qui s'introduit dans
votre disque dur pour s'emparer et vendre vos données
privées. Notons que s'il n'y avait que cela, l'alibi du hacker
serait bien explétif ; les très incommodants mouchards
{spywarè) de Microsoft pré-implantés dans votre O.S. (pas
moins de sept pour Windows Seven dont six pour le système
d'exploitation et un pour Microsoft Office) font très bien

leur affaire... Il faut franchir le «mur du nom». Pelée la

gangue des préjugés, que reste -t-il du mal-aimé hacker ? A


l'origine, le mot « hacker » est un produit du jargon étudiant
issu de ces « laboratoires d'idées » qu'étaient les « clubs du
soir » du MIT au cours des années soixante-dix. Un « hack »

consiste essentiellement en une combinaison ingénieuse, un


trait de génie, une flèche de sérindipité, une invention dans
le code source que personne jusqu'alors n'imaginait possible,
un raccourci qui permet d'opérer plus vite et plus
élégamment. Bref, une audace couronnée de succès ; une

287

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providence heureuse nonobstant la contrainte (mère de
chef-d'œuvre et de pataphysique) pécuniaire (à relativiser,

nous sommes au MIT !) mobilière et locale (gabarit des


machines). Le « hack», c'est la technique (technè) élevée au
rang d'art (poïesis). C'est la virtuosité sous le régime du
désintéressement, appréciée davantage pour le style qui la
porte et l'anime - son ferment esthétique - que pour son
ustensilité. Le génie dans le code. Une beauté libre, non
adhérente, contemplative pour paraphraser Kant ; lieu d'une

« finalité sans fin », ni dominée ni motivée par des concepts.


De « l'art pour l'art ». Nous étions là très loin du paradigme
actuel, se prévalant de tout monétiser. Au reste, faire

« œuvre d' œuvre » n'est pas à la portée du premier venu. A


preuve l'impéritie des repreneurs de l'aventure MySpace,
devenue par leurs bons soins un terrain vague, vestiges d'une
ambition gâchée, juchée de particules dépareillées. Mais le

malheur des uns fait le bonheur des autres. S'en est suivi une
effusion massive d'égo-blogueurs déçus qui ferait les grandes
heures d'un concurrent nommé Facebook (c'était avant qu'il

n'entre en bourse pour abjurer le peu qui lui restait

d'estime). Quant à la « créativité », elle a vécu. A déserté la


Silicon Valley. Qui désormais, pour l'incarner, sinon encore

une fois nos modernes hackers, dignes continuateurs des


têtes d'ampoules du MIT ? Or, pour ce faire, clame le hacker,
tous les systèmes sont destinés à être ouverts, démontés,
remontés. L'opacité se briserait sur le tas ; la transparence
viendrait à bout des logogriphes les plus revêches. C'est là,

précisément, le hic. Lui ne rechigne pas à se plonger les


mains dans le cambouis, et c'est pourquoi il importune, il fait

288

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tache d'huile. Tout le problème est en ceci que le hacker
cherche à comprendre, et la compréhension n'est pas
toujours bienvenue ; du moins n'est-elle pas vue d'un très

bon œil par les konzerns fournisseurs d'informatique. Pensez


! S'ils se mettaient eux-mêmes à réparer leurs computers. .

Si l'on a pu situer le punk (cracra, cynique et raboteux)


aux antipodes de son anti-modèle hippie (frotté de crème
solaire, eudémoniste et velouté), on doit pouvoir localiser le

geek (technophile, partageux, libertaire) à l'extrême opposé


du barracuda de d'industrie (mercenaire, convoiteux,
privatiste). Flanqué de ses silures parlementaires et rascasses
lobbyistes, le barracuda d'industrie s'accommode
fréquemment d'un lourd passé de barracuda de banque. Ex-
financier déchu par une tardive justice, interdit d'exercer, ses

relations, son expérience de la finance et des manœuvres en


eau profonde le rendent meilleur qu'il n'est requis pour
assister les fortunes faites, meilleur encore, et plus que
compétent dans le domaine de l'entubage. Talent précieux -

et monnayable - qui facilite certaines reconversions. Aussi


ne laisse -t-il pas d'ouvrir son propre cabinet d'affaires. Petite

agence pleine de promesses logée dans un building cossu en


centre-ville. Plaque en étain, bureau pompeux, bristol petit-

crevé en lettres d'or. Avenant et cocodès, comme les brisants

fleuris des sirènes homériques. Puis d'enfiler la toge de


l'avocat du diable. Puis de plaider la cause des grands majors
de l'industrie du disque et du tout Hollywood. Et voilà
McCarthy réincarné pour notre plus grande joie. Le sénateur
poudroie sur les parquets, déterminé à finir le travail. Quitte

289

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à parachever dans le commerce des biens immatériels ce
qu'il n'a pas pu terminer dans celui de la politique. Coco du

Web ou du kolkhoze, c'est kif-kif bourricot. Kif-kif aussi

pour les barracudas que stipendient les ayants-droits. Loi


après loi, procès après procès, ils se relaient en banc comme
des bars à la barre, vaporisant dans les esprits leur ode à la
propriété, n'ayant de cesse que de jeter l'opprobre et la
jurisprudence aux trousses de ceux qu'ils considèrent comme
des « pirates » (« pirates » - tout geek est un « pirate ») - des
pique-assiettes, au seul motif qu'ils puiseraient sans
invitation dans le garde-manger de leur honnête client. Le
geek, par le seul fait de rendre un média disponible, de le
copier, de le téléverser (upload), de le télécharger
(download) y voire de le parodier intégralement ou par
extraits, se rendrait hors-la-loi. Ourdies en tapinois dans les

travées des parlements, Acta, Pipa, Sopa ; en France, la

machine Hadopi, participent de la traque.

La triste traque n'est pas sans nous interroger sur la

valeur du chef d'inculpation qu'on pourrait exploiter à


l'encontre des geeks. Une délicate question que celle du
téléchargement. - Mal maîtrisée, si l'on en juge au lieu

commun selon lequel il s'apparente au vol. L'imputation est


vague, que sont prompts à lancer ceux qui n'ont pas la

volupté de maîtriser eux-mêmes le gouvernail de la

technologie. En quoi l'est-elle ? La loi protège les biens. La


loi sanctionne le droit de propriété. Une concession pour le

barracuda : la loi punit le vol. C'est bien. Très bien. Mais un


peu peu, si l'on ose dire. Encore faut-il, pour inculper le

290

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geek, qu'il y ait larcin ; autrement dit, saisie, transfert,

confiscation de propriété. Roulement de tambour. Que les

majors retiennent leur souffle : il n'y nulle part corps du délit

; il n'y a donc pas délit. Le téléchargement n 'est pas


incriminable. Filons le raisonnement de ses prémisses à ses
aboutissants. Qui veut la fin, veut les débuts. En première
approximation, l'essence du vol, c'est la substitution. Pas de
vol sans substitution. Lorsqu'un fichier est partagé sur
internet, il y a duplication, copie. Ainsi l'objet de la discorde

n'est-il jamais retiré d'entre les mains de son propriétaire


légal. Rien ne se perd ; et mieux encore un bien : se crée qui

n'était pas auparavant. D'aucuns renchériraient qu'en fait de


spoliation, il y a fabrication de richesses. Résumons-nous : il

n'y a nulle part disparition, altération ou corruption de bien,


seulement reproduction, reproduction qui n'est pas même
contrefaçon ou contre-épreuve, puisque le double est

identique à la version princeps. Peut-on, sinon la possession,

pénaliser l' usage que l'on fait d'un objet « numériquement »

ou « réellement » distinct (pour recourir au nuancier


précieux de la métaphysique classique) de l'objet du litige ?

Sauf à sombrer sans bathyscaphe dans les abysses de la


pensée magique, selon laquelle tout ce qui sourd ou participe
40
de quelque chose lui reste indissolublement lié , ce serait

40
De telle manière qu'atteindre aux effigies, c'est attenter

aux entités dont elles sont l'effigie. Atteindre aux simulacres,


c'est remonter de l'effet vers la cause comme on remonte des
feuilles (tombées) de l'arbre à sa racine. Quelque affection de
la partie - relique, débris, imitation, fétiche, ossements (que

291

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le folklore passe par le feu, par provision contre les spectres)

- se répercute sur le modèle ou l'origine de ces vestiges. Au


Moyen-Age, les deux magies opératoires que sont, selon la

partition de Saint Augustin, d'une part, la théurgie, de l'autre


la goétie ; en somme, les magies blanche (mageià) et noire
(nigromancia), à quoi s'ajoutent l'astrologie et l'alchimie,
sont tout entières des disciplines fondées sur la métonymie,
Y analogie et la contiguïté. Ces trois principes innervent en
profondeur la pratique médicale en usage à l'époque. On
évoquera l'interminable polémique qui devait s'installer

autour de l' ungentum armarium, la théorie du weapon salve.

Cinquante années durant, d'illustres praticiens vont


s'affronter sur la question de savoir si, l'arme d'un employée
frottée de cet opiat, l'on pouvait escompter guérir une
blessure à distance. L'idée peut faire sourire. Un examen plus
consciencieux pourrait conduire à des figures plus modérées.
Ils discutaient de cette affaire pour le motif qu'avaient été
tout récemment mises en lumière les merveilles de l'aimant.
La conviction de quelques-uns en l'existence d'une « action à
distance » en sortait renforcée. Cette circonstance fut

l'occasion de réviser les grands classiques, depuis la notion


d'antipéristase en dynamique des fluides (ainsi qu'en
météorologie) revisitée à la sauce chrétienne (plutôt que les

tourbillons d'air, c'est l'ange qui pousse la flèche jusqu'à la


cible) jusqu'aux miracles de la Bible. Formulée par Newton,
la loi de l'attraction universelle, unifiant mécanique terrestre

et mécanique céleste (les anciennes sphères sub- et

supralunaires), relance la controverse. Newton lui-même ne

292

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cachait pas son embarras. Sa raison scientifique le contenait
affectivement dans les limites de la physique par occasion,
décidément rétive à l'existence d'une force de gravitation
agissant immédiatement et à distance. Pourtant, le cas échut,

et contre toute attente, la physique newtonienne prit des


accents mystiques. Force à distance. Vogue la galère, et vaille

que vaille, puisqu'il le faut. Que n'était-ce pas flagrant et

constaté ? De là, perplexe, l'humble aveu d'ignorance de


l'homme qui faisait œuvre de « positivisme méthodologique »

: hypothèses non fingo (« je n'avance pas d'hypothèses »).

Savoir, comme Wittgenstein le confiera plus tard, que « ce


dont on ne peut parler, il faut le taire ». Il faudrait attendre
1915 pour que la théorie de la relativité générale chasse les
démons du physicien - et démolissent sa thèse :

l'immédiateté était en dernier ressort la haute célérité de la

vitesse de la lumière ; et le tissu de l'espace -temps démêlerait


le problème de l'action à distance. Pour l'heure, soyons
complets : pour l'anecdote, Newton et ses contemporains
étaient surtout préoccupés du fait que la gravitation pût se
transmettre par le vide, et la question de sa transmission
instantanée ne se posera que de manière plus retardée. Or,
de Newton, tous n'avaient pas l'humilité. De là le regain
d'intérêt dont a bénéficié l'éther (chez Aristote, le cinquième
élément, escamoté du club des cinq), d'abord milieu de
diffusion des ondes gravitationnelles, puis lumineuse sous
l'égide de Huygens jusqu'à la théorie d'Einstein. Toujours
est-il que jusqu'alors, en postulant une action à distance, les

praticiens, mages, exégètes, séminaristes, scoliastes et

293

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penseurs médiévaux, les physiciens et philosophes modernes,
rejoints dans la foulée par nos contemporains chamanes
(exorcismes, endorcismes et rites d'ensorcellement), prêtres
vaudou (à prononcer « vodoun »), par les courants New Age
-
et religieux pratiquant l'interdit de la représentation (islam
d'où la naissance de la calligraphie - protestantisme et
judaïsme, comme si les « noms cachés » ou les icônes valaient
autorité sur l'être évoqué/convoqué) ; tous se trompaient,
c'est chose acquise. Ils se trompaient, sans contredit - mais
pas à proportion de leur « vice de pensée », pas par » débilité

d'esprit » et moins encore par « naïveté préscientifique ».

Volta et Marconi, eux, ne se trompaient pas. Que sont le

magnétisme, l'électricité et la radio sinon des formes


d'« action à distance » ? Lors, action à distance pour action à
distance... Du moins est-ce là ce que l'on a pu croire jusqu'à
très récemment (beaucoup persistent à l'enseigner), jusqu'à
la complétion récente (déclaration du CERN du 4 juillet

2012, entérinant « avec une confiance de 4.9 sigma, soit


99,9999 %» une particule qui pourrait être celle de Higgs)
du paradigme du « modèle standard », associant pour
chacune des forces fondamentales des particules de champ
(bosons), supports ou médiateurs ou vecteurs de ses forces

(respectivement, le photon pour l'interaction

électromagnétique, les trois bosons W W +


, et Z° pour
l'interaction faible, huit gluons pour l'interaction forte, et le

boson de Higgs, formant un champ scalaire prêtant


extrinsèquement leur masse aux particules en interagissant
continûment avec celles-ci). Résolue, « faux problème », la

294

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une monstruosité d'assise. On cite parfois comme - d'ultime
recours - le fait qu'en distribuant un fichier numérique sans
s'acquitter auprès de leurs auteurs d'une bonne et due
capitation, on prive ces ayants-droits de leur part du gâteau.
C'est un « manque-à-gagner ». On les spolie d'un bien
virtuel. Précisément : on les spolie d'un bien virtuel ; or, l'on

n'a jamais vu (sinon peut-être avec « Précrime », la milice


dystopique de P. K. Dick) le droit juger des criminels
virtuels. Le maccarthysme commercial n'est pas encore
d'actualité. Toute loi qui fraierait dans ce sens serait

usurpatoire. Exit praeco, les monnayeurs, si ve silentiaria. .

question dite de la « force à distance » ? Tant s'en faut. La


« théorie du Tout » est loin d'être achevée. Demeurent bien
des mystères encore illucidés que la physique doit prendre à
bras-le-corps. La mécanique quantique en produit de
coriaces. Qu'on se penche, au hasard, sur la notion
d' « indication » (« entanglement ») qui a tant fait jaser, et

qui caractérise l'échange (apparemment) instantané et non-


local d'informations entre deux particules ayant interagi. Il

est à remarquer que - sauf à postuler des variables cachées


(une solution possible paradoxe EPR-Bell), des particules ou
antiparticules qui remonteraient le temps (tachions) - une
telle propriété des événements quantiques n'est pas sans
rappeler l'axiome magique de la « contiguïté ». Vision du
monde, sous couvert d'objectivité, la science n'est jamais

qu'une mythologie sans dieu nourrie de ses propres énigmes.


Puisse-t-elle s'interroger toujours.

295

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Dans la mangrove de la propriété intellectuelle, il ne
saurait y avoir jurisprudence en matière d'« attentat aux
biens ». Entendons-nous ce n'est en aucun cas le bien-fondé
:

de l'appropriation individuelle qui est en cause, c'est

l'inventaire des biens individuellement appropriables - les

médias n'en sont pas. Nous songeons aux médias en tant que
flux dématérialisés ; mais la pupille de l'objecteur doit
s'élargir pour embrasser plus vaste : le même argumentaire
s'applique au cas de l'information, dans toute son
aspectu alité, sous tous ses revêtements. Un second chef
d'inculpation, spécifiquement braqué sur la fraction
« hacker » d'entre les geeks, est de ratiboiser au petit

bonheur des documents jugés confidentiels ou stratégiques.

Ainsi de Wikileaks. Et cependant Assange, comme tout


hacker, tout technophile, nerdz, techie, ou geek au doigté
leste, à l'habileté munificente, est dans son droit le plus
immarcescible. Là également se niche une confusion entre le

matériel - tangible et périssable - et ce qui participe de


l'idéalité 41 . Le matériel, lors d'un échange, change de
propriétaire : le donateur en est dépossédé au bénéfice de
l'acquéreur ; c'est ce pourquoi le donateur se doit d'être
rémunéré/dédommagé, et si possible à l'étiage de sa perte (ni
plus ni moins). L'immatériel, lors d'un échange, se multiplie
et multiplie incessamment le compte de ses propriétaires.

L'acquisition de connaissances, données, savoirs, idées, n'est

41
La paideia des stoïciens, sages du Portique, distinguait

opportunément les pragmata des dogmata, les « choses » des


« représentations ».

296

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pas soumise au même régime que celui du marché.
L'immatériel n'est pas privatisable. La détention n'autorise
pas la rétention d'information ; à tout le moins, ne l'implique
pas. L'objet transmis transite, l'idée transmise ne se perd pas.

Elle se dédouble, telle une cellule, elle pratique la mitose.

Communiquer une idée d'esprit à esprit, c'est allumer un


un autre
cierge avec cierge.

L'économie de l'idée possède son génie propre, et c'est

une autre paire de manches que d'en tâter la Bourse. Le


cours des biens immatériels ne peut être sondé qu'avec
circonspection. Avec réserve ; comme les analogies qu'elle

suscite aussitôt. Au vrai, la controverse n'est pas nouvelle.


Aussi compte-t-elle parmi les plus prenantes de la

philosophie. Nombreux furent les penseurs à s'en être


emparés. Et pour cause : qu'est-ce qu'un penseur sinon, à sa
manière, un trafiquant d'idées ? On la retrouve au XVème
siècle avec Pic de la Mirandole, au XIXème chez Marx ; on
en décèle une préfiguration au bas des cariatides de
l'Antiquité grecque, un avant-goût redécouvert par la

philosophie arabe, puis médiévale avec la scolastique. Il y a


de riches idées, des idées qui rendent riche, mais les idées «

en soi » sont-elles en avoir comme les autres ? L'idée peut-


elle se vendre, s'acheter, se dévaluer ? Risquons un œil
prudent sur les anciennes doctrines. Organe d'effectuation
de notre faculté de connaître, le MacGuffin métaphysique
qu'est l'« Intellect agent », intronisé par Aristote {De l'âme,
III, 5), subit une chaîne de développements à même
d'alimenter notre disquisition sur le statut économique des

297

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biens immatériels. Savoir si l'Intellect agent réside en nous et
de manière individuelle, ou séparé de nous de manière
indivise, impersonnelle, revient à décider si les idées nous
appartiennent ou sont le lot commun de l'humanité.
Lorsque, par le truchement d'un l'Intellect agent, vient à
s'actualiser le nous; lorsque nous apprenons ; lorsque nous
connaissons, est-ce par le fait d'une « faculté de l'âme qui est

l'acte d'un corps » (Thomas d'Aquin) ou bien d'un « moteur


extrinsèque - supérieur, antérieur, extérieur, à raison de son
immortalité » à l'origine des formes intelligibles et de
pensées universelles (Averroès) ? L'esprit qui les conçoit est-

il dépositaire de ses idées (donc leur « propriétaire légal »),

ou bien les idées qu'il conçoit sont-elles des idées qu'il reçoit,
le « patrimoine commun de l'humanité » ? Question ouverte.
A méditer. Mais n'attendons pas trop de nos juristes et
chantres des majors. .

Que de choses accomplies depuis le premier vol(t) de la

fée électricité ! Que de chemin tracé ! Les craintes d'hier ont


avorté, l'aspiration souffle à nouveau les braises de la foi.

Dieu n'est pas mort pour rien. Dieu n'est pas mort pour rien,

mais pour que Dieu fait homme (christianisme) le cède à


l'homme fait Dieu (humanisme), puis pour que l'âge mûrisse
où l'homme entrerait véritablement en religion (athéisme) :

lorsqu'il prendrait ses sciences pour des réalités (scientisme).

Ce jour est advenu. L'ère de l'informatique, l'ère du


computocène, est arrivée, s'est imposée, l'air innocent, dans
l'air du temps. L'irrationnel a refait le monde à la surface
d'un univers virtuel avec, à sa remorque, l'attente du « corps

298

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glorieux » par la cybernétique (théologie de la libération), du
village « cybérien » pour toute Jérusalem céleste (thème de la

communion universelle). Si nous nous repérons si bien dans


le grouillement de cette mythologie, c'est que jamais nous ne
l'avons quitté. On parle des « miracles de l'informatique », on
s'émerveille des accélérations techniques et des puissances
cachées des microprocesseurs ; et pourtant rien, en attendant
- demain ? - l'ordinateur quantique - ; rien n'est plus
opiniâtrement logique et terre -à-terre qu'un invité de
commande. « Emerveillement », « miracle », nous pesons nos
propos. Qu'il y ait de la magie dans la technologie, cela ne
fait aucun doute. Il faut se rendre aux faits pour séduisant :

qu'ait pu sembler l'augure des incrédules, le développement


de la technique ne préjuge pas d'un monde « désenchanté ».

Il n'augure pas de son appauvrissement ;


pas davantage de
son effondrement dans la basse matérialité de la « raison
bourgeoise » chère à Weber (mais qu'on pourra trouver
moins chère à Rambouillet, pour peu qu'on aime à se lever

tôt). Bien au contraire : le numineux pullule dans le

hardware. Infus, diffus, il fait organe de tout obstacle, il

phagocyte tout ce qu'il touche. Omniprésente est la pensée


magique. Weber pense à côté de ses pompes. Il pense avec
ses pieds...

Magie des algorithmes. Tout se passe comme si la

Temurah de la machine, par des commutations de lettres et

de nombres, œuvrait à retrouver les vérités de la création. «

Matrice » et « carte -mère », il faut prendre au sérieux les


Origines du monde, et les prendre autrement que sur le

299

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chevalet (calembour). La machine crée des univers logiques
qui sont des arrières -mondes simultanés et simulés, tout
comme l'Ordonnateur, selon Leibnitz, féconde des
approchants qui sont des songes branchés sur une usine à
rêve. Elle explore des possibles, épure des compossibles,
dissipe des impossibles. Magie de la programmation.
L'informatique est tributaire d'une liturgie d'oghams, d'un
alphabet de commandes et de formules régissant des
opérations. Une codification qui trouve à s'accomplir sous
l'apparence d'abord d'une « parole efficace » dans la

programmation, le bon agencement de symboles produisant


l'effet escompté ; ensuite, à la faveur d'une « gestuelle
efficace » dans le jeu d'une souris, les mouvements adéquats
occasionnant le déplacement souhaité. A tout problème
convient sa solution. Tout comme le « charme » qui marie les
éléments, Yin-put électronique concourt à la résolution
d'une tension dans le virtuel. Ce que l'informatique permet,
c'est, finalement, la concrétisation d'une instruction d'abord
chiffrée par une formule, puis matérialisée par un seul acte
de langage. L'informatique, c'est l'efficience acquise du
formalisme, les fonctions initiales de la magie retrouvées par
la science. C'est la définition de la magie comme « efficacité

du symbolique » (cf. Lévi-Strauss, Anthropologie


structurale). Last but not least, comme disent les tour-
operators, magie de la « dématérialisation ». Des labyrinthes-
bibliothèques s'érigent en continents comme des forêts

d'octets, des arches de la culture. Les librairies sont


effeuillées. Les livres numériques remplacent
progressivement les opus de papier au sein des médiathèques

300

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et sur les sites de vente en ligne. Il y a des pertes, que
dépassionnent les gains. Ce qui se perd : l'objet ; ce qui
s'octroie : un baume d'éternité. Chaque livre ainsi numérisé
s'arrache à l'entropie ; chaque langue enregistrée réchappe à
l'extinction. Le patrimoine intellectuel mondial, avec armes
et bagages, se rassemble en un lieu qui peut être partout et
nulle part à la fois. Faute d'abolir - au sens entier du terme -

espace et temps, le stockage borne les volumes à la taille d'un


serveur et condense les délais à la nanoseconde, débit d'une
fibre optique. La civilisation en mieux, en bref, où vous
voulez, quand vous voulez. Des infinis de pages, d'images,
d'histoires à portée de clic. A fureter sans modération, sans
crainte de les gâter : les data sont inaltérables. Inaltérables,
certes ; pérennes, rien n'est moins sûr. Car c'est ici que le bât
blesse. On s'imagine qu'il n'est besoin que de scanner une
œuvre pour conquérir sa part d'éternité. On songe au
numérique comme à une rampe d'accès à des cieux sans
contours peuplés d'universaux gibbeux et chatoyants, entre
le noumène's land de Kant et l'empyrée platonicien. On
songe bien mal. Ce qui menace le numérique n'est pas la

désintégration, mais la menace plus imminente et plus


irréversible de l'obsolescence. Précarité des supports
d'encodage : ordinateur, liseuses, tablettes. Précarité des
logiciels. Précarité des codes. Précarité exponentielles,
cumulatives, avec lesquelles il faut jongler. Question à la

sphinge de Google : quelles perspectives pour une culture


dématérialisée ? Les livres ont traversé les siècles. Il ne faut
pas deux ans pour qu'un programme, pour qu'un système ou
un format soit éculé. Pourra-t-on lire, une décennie plus

301

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tard, des données constituées une décennie plus tôt ? La
fulgurance des progrès conjugués du soft- et du hardware
laisse peu d'espoir en la matière. En sublimant l'information,
on a pressé le compte à rebours. Hâté le clap de fin. Écrire en
numérique comme sur du sable blanc. .

Brisé par la syncope, gorgé d'américain, pétri

d'abréviations cabalistiques et saturé d'une terminologie


inaccessible au commun des mortels, le jargon d' internet est

un langage façonné par et pour une humanité neuve (un


homo webicus) soudée par la technologie. C'est un langage
récent, artificiel de son état, communautaire de sa nature,

fédérateur de sa fonction. Tout comme les chiens se

reconnaissent à leurs exhalaisons rectales, les geek se

îogguent les uns les autres à l'aide de termes spécifiques à


leur communauté. Termes exclusifs, donc excluants, ils

trahissent les intrus pour sanctifier les initiés - c'est la

fonction traditionnelle du pass {keyword) qui réglemente


l'accès aux espaces protégés. Car il y en a. Car il en faut. Car
ils sont l'essence d'internet, la garantie d'une utopie sans loi.

Le web n'est pas qu'une planète homogène, un village


numérique réglementé par une armée de modérateurs armés
par les majors armés par les gouvernements. C'est une
nébuleuse encore relativement complexe, avec ses

microsphères et microcosmes, ses portes dérobées, ses

recoins sombres et jalousement gardés. Il y a la toile

Doctissimo, Wikipedia, Facebook ; c'en est l'appert, la face


publique, c'est l'autoroute virtuelle frayée par le tout-venant.
Il y a aussi, lui faisant face - lui tenant tête -, la région

302

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Bittorrent, Warez, et Wikileaks, plus désertique et sans cesse

menacée. Elle fait valoir les valeurs séminales de cette « belle


aventure » que doit rester le web : la communication contre
la privatisation, l'information contre le journalisme, la

liberté hacktive contre la prolifération des appareils et des

mesures sécuritaires. Le droit peut bien « modeler l'homme »

; il le déforme aussi. Moins de droit, « mieux de droit », le

geek ne demande rien de plus. Pris indépendamment de son


utilité pratique, le jargon d' internet sert également de pis-

aller vers ces espaces coupés du droit de censure, c'est-à-dire


censitaire. S'il est langage d'élite, c'est d'une élite bien plus
égalitaire que le concept pourrait le suggérer. C'est une élite

qui ne repose pas sur des critères d'argent, de maîtrise de la


langue, d'opinion politique ou d'obédience envers telle ou
telle brigue philosophique. Votre identité de chair est

suspendue sur internet vous êtes : IP, série de nombres. Vous


vous masquez sous un proxy pour exister différemment, sous
le régime de l'intellect. Etre en fantôme, abstrait du corps,
excepté de l'espace 42 à part des variations morphologiques
,

42
Un apport thématique du XXIe siècle est d'avoir
reconfiguré sous de nouveaux auspices l'approche que nous
avons du corps. Le corps humain qui, cent ans en arrière,

faisait les frais d'une approche hygiéniste (comment


atteindre au « silence des organes »), serait bientôt
appréhendé dans l'horizon de la « santé » (incidemment
redéfinie comme « état de bien-être ») ; avant de l'être,

comme aujourd'hui, au niveau de l'espace : « espace intime »,

« privé », « public », « open space », etc. Témoin cet exemple

303

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internes et sollicitations externes qui vous battent la mesure
d'un temps qui ne passe pas avec la régularité perverse d'une
horloge à coucou. Lors, l'élitisme des réseaux n'a plus rien
d'atticiste. Il repose bien plutôt sur l'engagement dont
l'usager fait preuve, sur son implication et sa maîtrise de la

technologie. Bien sûr, pour marginal qu'il soit, le « leet

speeking» s'ingéniera toujours à restaurer une forme


d'aristocratie du code. Le leet est toutefois peu goûté par le

réseau, que les « Kévin » agacent à trop verser dans l'égotrip


en arborant des pseudos en « theboss » : « thebossdu85 ».

Vous êtes, sur internet, ce que vous faites, ce que vous dites
et comment vous le dites. Nous intéresse ici ce comment
vous le dites. Le présent catalogue recense de la

nomenclature idoine quelques formules parmi les plus


utilisées.

atypique, mais qui a le mérite de frapper nos consciences. Les


travaux de sociologie qui s'inquiétaient hier du sort des SDF
ne se préoccupent plus qu'accessoirement de leur santé
physique ; en fait de quoi ils se consacrent à la manière dont
« iceux » s'aménagent leur « espace personnel ». Plusieurs
facteurs peuvent expliquer l'apparition d'un tel registre de
préoccupation. Tous y concourent ; aucun n'est à soi-même
probant. On évoque l'urbanisation, l'abolition des espaces de
stockage par la dématérialisation des biens (argent,

informations) ou l'accroissement de la mobilité rendu


possible par le développement des moyens de transport.

304

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ON NE DIT PLUS. Mais.

A mon humble avis amha


Au revoir al2c4 (à un de ces quatre)

Aujourd'hui 2d (today)
Bien joué partenaire bjp

C'est cela, oui... rtva (raconte ta vie ailleurs)

C'est tout Ctoo


Calme-toi noraj

Cela ne nous intéresse pas osela (on s'en lustre


l'asperge)

Cherche par toi-même geta (Google est ton ami)

Chose promise, chose due cpcd


Copié-collé c/c

Dans la vraie vie Irl (in real life)

De quoi s'agit-il ? gnih ou gné ? (onomatopée)


De rien dr, 2rl

Débutant noob, newbie


En effet anéfé

[En train de (vb.)] « * » autour d'un verbe,


aspect imperfectif. Ex :

*sort*

Félicitations gz> gg (good game)


Fin de semaine Fds, we (week-end)
[Inviter quelqu'un à se asv (âge, sexe, ville)
présenter]

J'ai fait un bide Je sors...

305

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Je dis ça, je ne dis rien jdc jdr

Je me déconnecte, puis me d/c


reconnecte
Je n'adhère pas à ce qui vient -1 ; a donner le verbe
d'être dit moinsser
Je souscris à ces propos +1 ; a donné le verbe
plussoyer

Je suis occupé tmlt (tu me laisses


tranquille)

Joueur pénible boulet


Lis donc le manuel, abruti ! rlfm (read the **king
manuel)
Me voilà, j'arrive plop, pouet, poy, yop
Merci mici, mci
N'importe quoi. . nawak
Non! vtp (va te pendre)

Oh, oui ! (exprime une forte owi, howi


approbation)
Parce que psk, pck, pq, pcq, prck

Pas de soucis pds


[Passionné d'informatique ou geek, (vb. : « geeker »)

otaku]
[Personne au comportement Kévinl2ans, troll

immature]
[Personne n'ayant plus de vie no-life, K-Sos (cas social)

sociale]

Petit joueur Pj
Pour la vie plv

306

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Pourquoi pk, pq, pkoi

Quelque part dtc (dans ton .ul)

Répartie convulsive à toute


question impliquant
localisation. Elle s'origine

d'une célèbre réplique, pour


le moins ambiguë, du film
Rambo III: « - Where ? -
in Uranus. » loi.

[Personne qui voit la vie en kikoolol (nm. ou adj.)


rose, s'exprime en SMS]
Re-bonjour / Je reviens re / reuh ; peut être
conjugué : je re

[Rire aux éclats, mort de loi (laughing out loud) ;

rire...] variantes : mdr, xpldr, ptdr,


xptdr, lmao (laughing my
ass off)

Incidemment,
l'introduction de « loi » au
catalogue du Robert 2012
vient sanctionner une
double perte : à la fois celle
du rédacteur dont
l'indigence ès lettres défend
l'emploi du registre

ironique, et celle du
récepteur réagissant à fleur
de peau, infoutu d'apprécier
les nuances du second

307

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degré. La récente
prolifération du « loi ! »

découvre la nécessité de fait

de ponctuer son propos de


sémaphores pédagogiques
pour s'assurer d'être
entendu : « Attention !

Ironie ».

Sérieux srx

Sous pas dèg ! spd


[Sujet sans intérêt (dans un talc (topic à la con)
forum)]
Tais-toi tyl (ta yeule)

Tir chanceux ms (moule shot)

Toi-même tu sais tmtc


Tu es en retard sur le débat btg (bien ta grotte ?)

Tu l'as bien mérité tlbm


[Une variante de « geta », weta (Wikipédia est ton
pour tout ce qui appelle une ami)
recherche encyclopédique]

C'était une chose connue longtemps avant l'apparition

du numérique, que le support de l'écriture n'est pas sans


incidence sur sa matière, sa forme et son contenu. Que le

médium fait le message. L'altère. Que le message fait le

lecteur. L'abuse. Platon se méfiait comme la peste de


1' « hypomnèse », la connaissance livresque n'offrant qu'un

308

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simulacre de pensée. Socrate n'a rien écrit - s'en porte-t-il

plus mal ? Rousseau, quoiqu' auteur prolifère, ne tenait pas


les livres en bien meilleure estime. Qu'on se demande
pourquoi tant de penseurs depuis l'Antiquité ne daignaient
enseigner que de vive voix. Ils savaient lire, pour sûr,

savaient écrire, avaient appris avec Homère. Ils retenaient


leur main. Pourquoi ? Plus sages que nous, peut-être avaient-
ils craint que le passage de l'oral à l'écrit ne présageât celui
d'une discipline naguère si passionnée à un cimetière
d'opinions mortes et pleines de soi. L'état présent de la

philosophie sanctionne une puissante intuition... Partant, ce


qui se trame de remarquable à l'heure de l' internet, c'est

l'inauguration d'un champ disciplinaire jusqu'alors inédit.

Un champ qui touche au premier chef à l'essence du langage,


gage d'une moisson spéculative qui s'annonce abondante.
C'est qu'il - le web - rend compte d'un amalgame sans
précédent entre langage parlé et langage manuscrit. Le tchat
consacre cette jonction. L'emploi d'émoticônes, aussi

appelées « binettes » ou simplement « smilies », est sa

première contribution au paysage textuel du numérique. Ils

se laissent définir, aspectuellement, comme un cocktail


discipliné d'indices typographiques ;
fonctionnellement,
comme une indication scénique vouée à renseigner sur
l'intention du locuteur, comme au théâtre les didascalies. Un
message jalonné d'émoticônes présente l'originalité de
signifier les émotions du messager (les émotions qu'il entend
signifier) en « temps réel », au fil de la conversation. Le sens
des énoncés s'en trouve-t-il affecté ? Leur réception l'est-elle

? Sans doute, et le quiproquo guette. Faut-il le déplorer ? Les

309

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tchats ne sont-ils pas, par excellence, ces modernes goguettes
où - tout blasés que nous soyons - l'on garde espoir que ça
passera sur un malentendu ?. .

AFFECTION Style occidental Style nippon

fia î
VJalcLc AA /A A\ /AA\ n n
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*A A*

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d'invertir les nuances affectives se


nrincinalps LA ClvL LLlijCllX L nar
traduisant dps
L7 LA A U^u

ni n pttps combinaisons
vv/111 L/iiiaïauiiuj

-i nriTinp alors (—' (j1 i sspm pn l"s Hps


viV-l l>u.llliJ gauchers
Certains u i-LV-ii^i
y" adi onctions d'affixes et

à l'instar de ces de suffixes ?ranhiaues


fpm n i i ç tpc n iip l'nrnrp
1UAUÂC nu niYpl
U1AC1.
LA la

service qui collent Adjoindre à un visage


des « e » à la fin de l'équivalent graphique
chaque mot, d'une goutte de sueur
mettent donc un (' ou ") permet ainsi de
point d'honneur à caractériser la gêne
déplacer la bouche « »

à gauche. Tous les

moyens sont bons


pour endiguer la

310

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discrimination.

Tristesse :-( :( é_è Y Y T_T T-T


ToT
Sérieux ou *
*
— 1
*
* u_U' <_<'

blasé
00
Surprise :-o :-0 :0 (@_@) 0_o oO
:o o_0
Pleurs :'( T_T ;_; ç_ç QQ.
T-T
Admiratio 8-) *_* +_+ °_° »_«
n *o*

Cruauté >=D >BD


ojo 0
Stupeur 8-0 OJ

Consterna :-/ :/ _" >_> '_' -•-

tion (— .)

Irritation x-[ >_< >< ~_~ >.<

Colère >:( :@ è_é V (-_-#)

Mort Quoique la chose soit des plus évoquées,


l'absence d'émoticône pour figurer la mort («

mort sans visage ») pourrait traduire la


volonté récente d'en décliner toute
représentation. Le phénomène, en Occident,
paraît s'être accentué depuis que le tabou
s'est déplacé de la sexualité, « la petite mort
», vers « le dernier sommeil ». L'Occidental
contemporain rejette loin de sa face la mort
et les mourants. Quant à sonder l'aire

311

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asiatique, de plus en plus acquise à la culture
de la mondialisation (ou américanisation), on
peut se demander si tôt ou tard elle n'aurait

pas, même libre de cette influence, abouti au


même point. Peur de la mort, sombre
43
prestige de l'athéisme cheminant ?

43
Donnant le change au magistral essai de l'historien Jean
Delumeau analysant les visages de La Peur en Occident
(1978) entre le XlVe et le XVIIIe siècle, Philippe Ariès
publie un 1983 Y Essai sur l 'histoire de la mort, embrassant
une période allant du Moyen-Age à l'ère contemporaine.
Admise et consentie jusqu'au XHIe siècle, la mort est

intégrée dans la vie quotidienne : les cimetières jouxtent les


grand-places, et les vivants côtoient les morts. La mort
fascine et se mêle d'érotisme entre le XVI e
et le XVIII e siècle,

devenant objet d'art religieux (artes moriendu martyr saints,

saintes en extase proches de la pâmoison sexuelle) et

d'investigations morbides (recherches scientifiques). Ce n'est

qu'aux XIV -XVe e


siècles qu'elle s'assortit d'une signification
r

macabre. L'Eglise s'empare des thèmes du pourrissement


physique, de l'impuissance et de l'échec pour susciter - non
une peur de la mort - mais de la damnation, une peur se
substituant à l'autre, une peur nommée apaisant
l'autre (donner un nom, un sens et un visage - féminin, juif
ou musulman - aux peurs diffuses et collectives (angoisses) ;

en somme, domestiquer, acculturer la peur, comme l'a

montré Jean Delumeau, ce fut la principale fonction remplie


par le clergé). Il en résulte un sentiment mélancolique,

312

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conscient de la fragilité de l'existence en perpétuel sursis.

XIXe siècle. Où commence la peur de la mort. On cesse alors


de la représenter. On cesse de l'évoquer. La mort et sa beauté

consolatoire disparaissent des condoléances. Avec la

découverte des états cataleptiques (dont le « zombie » est une


traduction populaire), on craint d'être enterré vivant
(développement du folklore des non-morts et des voix
d'outre -tombe). Le XXe siècle amorce en la matière une
révolution philosophique : la mort devient taboue. On
s'interroge sur la nécessité de révéler à un malade la gravité

de son état, sur l'opportunité d'en informer son entourage.


De même que la naissance, la mort émigré loin du domicile.
On ne meurt plus chez soi, auprès des siens, mais souvent
seul, à l'hôpital. On meurt par décret du médecin.
L'initiative n'appartient plus au moribond - lui-même réduit,

telun objet, au matricule de sa carte vitale et à son numéro


de chambrée (« un plateau pour la sept ») - ni même à sa
famille, mais à l'expert qui « appréhende » la mort - le terme
est de rigueur - comme un échec ou comme une maladie.
Mort prorogée ad libitum par une batterie de soins intensifs.
Mort maîtrisée, aseptisée administrée au comateux mort de
;

sa première mort comme pour sauver les apparences (« nous


décidons »). « Souffre et meurs sans parler » conseillait

gentiment le poète Alfred de Vigny. Jamais formule n'aura


frappé si juste. La tenue des hommages et des cérémonies
funèbres s'altère en conséquence. Le décorum passe sous la

jambe. Bien loin des « yé-yé » hébraïques et des cortèges


antiques d'exubérantes pleureuses, le deuil est estompé, les

313

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Enthousia 8D AoA \o/ )°(
\( )/

sme
Exprime : d :-a :-f

la :-J

possibilité

de
toucher

larmes ravalées (on ne pleure pas devant les enfants).

Expédiées les condoléances, réduites à des formules de


politesse. Post-mortem animal triste. Le mort encombre. Sa
présence pèse. Son ombre plane et avec elle plane l'ombre de
la mort. On tente de les faire disparaître. De les réduire en
cendres. Les pompes funèbres et leurs pratiques
d'inhumation cèdent le terrain à des méthodes plus radicales.
Adieu linceul et catafalque. On confie les dépouilles aux
sociétés d'incinération. Les prestations sont à l'encan, le
service laisse à désirer mais peu importe, vite et c'est tout.
Les urnes ne sont pas visitées ; les cendres, parfois, sont

dispersées aux quatre vents. Désinvolture ? Cette diligence


est bien plutôt la marque d'une terreur sacrée (tremenduni)
poursuivant désespérément le soulagement thérapeutique de
l'amnésie. Distance, froideur, « déni » - ne sont que ruses du
refoulement. Ariès avance dans un dernier chapitre qu'un
pareil revirement pourrait trouver à s'expliquer par la

subrogation du sexe par la mort à titre d'interdit social

majeur. Ce remplacement serait lui-même la résultante de


l'impératif de la consommation et du bonheur (« jouir sans

entraves ») qui se fait jour au même moment.

314

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son nez
avec sa
langue
Sidération 8-0~ :-0

Mon :-{#}

appareil
dentaire
Grosse :-C \(ÛoÛ)/
surprise

Sommeil (-_-) zzz... (-.-) zzz


(-.-)Zzz

Bisous (:-* :-X

Filer à A A
(((((( _ 0 •••(((((

l'anglaise AA
(G )

Complicit ;-)
A _- (o.") A _-)
;) (

e
Embarras .

\ .S .s . s é-è r°) (@_@)
Frimeur ;-) o 8

315

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Rire xD XD :-D 44

44
« Le bridé ne riz pas ». En fait, Jésus non plus, expliquent

les très sérieux docteurs du christianisme. Non qu'ils soient

dépressifs, malades ou bipolaires ; ils ont seulement


l'imaginaire trop large. - Eh quoi ? L'imaginaire ferait

obstacle au rire ? Sans doute, si l'on en croit Bergson {Le rire)


pour qui l'effet comique a pour ferment le décalage entre «

ce qui arrive » et « ce que l'on attend ». On sait maintenant


pourquoi les blagues « téléphonées » dégorgent en queue de
cerise. Un peu comme dans les one-man-shows d'Arthur. -

Tarte à la crème ? Déjà vu. Rebattu. Pas marrant. - Contrôle


fiscal inopiné ? - Crash sur le WTC ? Là, en revanche, on se

fend vraiment la poire ! Certifié par Bergson. Trêve de


sarcasme. Laissons Bergson à sa « pensée mouvante », qui a
eu l'indélicatesse de mourir entre-temps (la mort se donne
peut-être des grands airs, mais au fond elle est très con).

Back to yellow. Il semblerait que l'apophtegme sus-cité (non,


il ne s'agit pas d'une variété de ténia positivement cruelle,
mais uniquement d'une espèce d'aphorisme) ait été
récemment battu en brèche à l'occasion de l'apparition sur
les antennes nipponnes de programmes familiaux ch(arr)iant
un humour... expansif. Comme s'il était convenu - et de
salubrité publique - qu'il fallait contrebalancer grâce à ces
émissions (aidées par la recrudescence des « bars à chats »,

karaokés et centres commerciaux) la pression engendrée par


la vie salariée depuis l'intégration de l'économie nipponne
dans la lice néolibérale. Des émissions pour desserrer l'étau.

316

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Picasso %\v Idem (A_A)_ C< A_A.)

Fatigue, (=_=)
après nuit
blanche
Schizophré #*! A *&:,)@ if 5 -5 b9
nie
Proche A A A A
( _ )( _ )

amitié
Un koala. .

TT 1
Un crabe... G_°,°_G

Un cochon A o_o A
:@) :8) ( )

Phylactère .o(..)o. .oO0( ..

(idée) le )0Oo.
est

remplacé
par du texte
Shakespeare 2B| A 2B (tobe or
not to be)
Charlie C|:-=
Chaplin
ET (-)_(-)

Textraterres
tre

Et qu'importe l'ivresse, pourvu qu'on ait le flacon. Exemple ?

« Daibakuten » ; voir et vomir.

317

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Ceux des smilies qui rassortissent au catalogue nippon
sont appelés Kao Moji. En sus du fait qu'on puisse les

déchiffrer « de face », sans incliner la tête, on note qu'ils se


différencient des smilies ponantais (occidentaux) de par leur
focalisation sur le regard, comme alloti d'un primat
d'expressivité. Une telle emphase rappelle les expressions
faciales désormais familières aux lecteurs de mangas, des
personnages & anime. On peine à cerner les mobiles au nom
desquels ces égéries (il s'agit prioritairement de jeunes filles

conjonctives - shojd) du neuvième art sont étrangement et


systématiquement dotées par leur dessinateurs d'une paire
d'oeillards démesurés. Cette glocomite appelle un diagnostic
différentiel. Elle traduirait, ou bien - hypothèse a - l'impact
récessif d'une vague exposition aux miasmes nucléiques des
bombes américaines 45 ; ou bien - hypothèse b - un complexe

45
« Little Boy » et « Fat Man », les deux enfants terribles issus

du projet Manhattan et frères cadets de « Trinity », bazardés


sur Hiroshima et sur Nagasaki les 6 et 9 août 1945 à
l'initiative des États-Unis, cependant même que l'empereur
Hiro-Hito avait signé sa reddition et cessé les hostilités (J
-50
avant le feu d'artifice, comme en attestent officiellement les

documents secret-défense déclassifiés de 1988, dès le 20 juin


1945) ; détruites, tout comme l'avait d'ailleurs été la ville

allemande de Dresde, à la seule fin d'administrer à l'URSS


une « démonstration de force » ; lesquels Russes, peu
sensibles à la « démonstration de force », ne laissèrent pas de

répliquer en 1961 avec la « Tsar Bomba », la plus puissante

jamais manipulée dans l'histoire de l'humanité. Comme l'a

318

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esthétique, qui pour le coup, concorde avec la mode
impulsée par les stars de la scène pop' de se faire agrandir les

yeux pour imiter le glamour des ladies. Ce qui revient à se


demander si cette passion du grossissement relève de la

médecine (affection tératologique) ou de la psychiatrie


(mécanisme de compensation). Sans aller jusqu'à confirmer
cette dernière hypothèse, des chercheurs en psychologie des
universités de Hokkaidô (Japon) et de l'Alberta (Canada), se

sont penchés sur la manière dont les gentes nord-américaine


et japonaise décodent respectivement les expressions faciales.
Mentionnons dès l'abord que nous parlons de sociologie. Et

de la pire espèce : académique. Sociologie académique


offrant l'exemple type d'une discipline où toute possibilité

d'évolution est abolie depuis des décennies ; en somme,


depuis sa création (à mettre au compte de Comte). Nous
parlons de sociologie, donc de jargon sociologique (clarum
per obscurius pour vous en mettre plein
; la vue quand on n'a

rien à dire). Il faut traduire. Pour la faire courte, les Japonais,

culturellement peu volubiles, concentreraient naturellement


leur attention sur le regard de l'interlocuteur tandis que les
Yankees, plus jacassiers, préféreraient lire sur les lèvres. Et
voilà résolue l'énigme d'une dissymétrie, le rébus des
émoticônes, allouant aux uns une panoplie de bouches, aux
autres une grande variété d'yeux.

précisément analysé F. Clairmont dans le mensuel du Monde


diplomatique d'août 1990, ces trois bombardements de
Dresde, d'Hiroshima et de Nagasaki marquaient la véritable

entrée des blocs dans la Guerre froide.

319

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En guise de conclusion

Nous voilà parvenu au terme de notre aventure. Que


dire à l'arrivée ? Qu'est-il à rajouter ? Peut-être, encore une
fois, que l'exhaustivité ne saurait être atteinte. Qu'il n'est pas

dans nos cordes de proposer des « sectes culturelles » en


Occident un relief achevé. Il faudrait plus d'une vie pour y
prétendre. Les perspectives des peintres aboutissent
d'ordinaire à un point de fuite, et celles que nous traçons ici

n'échappent pas à la règle. L'horizon tend à se brouiller près


de ce point focal et que les géomètres nous disent à l'infini.

D'un horizon fuyant, nous n'avons tout au plus que déblayé


le seuil, laissant à d'autres le loisir d'améliorer, de corriger ou
de tracer de nouvelles voies. Ainsi, d'une entreprise sans
doute trop ambitieuse pour nos trop petites mains, nous
n'avons fait que poser les jalons. D'une histoire de la marge
et de la mode - marge avancée -, n'ont été balisées que
quelques grandes étapes. Non que les autres
46
nous aient paru

46
Pour en appeler à la définition d'usage avancée par
Cocteau, la mode est ce qui se démode ; c'est l'inverse du
style ou, pour paraphraser Bichat, l'ensemble des forces qui
résistent à la mode. On a coutume de distribuer les

mouvements de modes entre les passagères et les cycliques.

Entre autres, pour ne citer, par ordre d'apparition, que les


principales vogues de ces cinquante dernières années : le

zazou, le pop, le baba, le new-age hard, le new-age cool, le

320

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indignes d'intérêt. Chose relative que l'intérêt : les faits n'en
ont qu'autant qu'on leur en prête ; conçus sous le bon angle,
tous peuvent en receler (au philosophe de trouver le bon

fun, le métalleux, l'underground, le gothique, le clubber,


l'émo et ses variantes dont la hideur le dispute au burlesque

(« japoniais », vampires et loup-garous). Or, paradoxalement,


comme l'ont finement noté des sémiologues dans la

continuité de Barthes, il est des modes qui se conçoivent, se

définissent et se maintiennent dans un rapport intime et


dialectique avec les autres modes, entendons toutes les autres
modes. Passez -nous l'expression de « mouvance immobile »,

dont on fait volontiers le lot de deux tendances


complémentaires qui œuvrent en synchronie dans le monde
citadin depuis plus d'un demi-siècle. L'une se traduit par le
primat qu'elle donne au classicisme, à l'esthétique de la

sobriété et de la discrétion. Réac' et distinguée, sinon


guindée, celle-ci a résisté à toutes les modes sans n'en jamais
prôner aucune : elle représente le chic « BCBG ».

L'immobilisme aveugle qu'elle consacre la range plutôt dans


l'escarcelle des Droites. L'autre consiste en un goût prononcé
pour la nouveauté en tant que nouveauté. Opportuniste, elle

se fait fort de s'adapter à toutes les modes pour en tirer profit

sans n'en jamais rallier aucune : elle représente la

coquetterie, la pose « Minet ». Le bougisme - rarement plus


éclairé - dont elle fait un credo, la destine prioritairement au
nuancier des Gauches. La première pèche par excès de
snobisme ; la seconde par frivolité. Mais aussi bien le chêne
rigide que le roseau pliant, tous deux résistent à la tempête.

321

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angle). A vouloir trop en faire, on en aurait seulement trop
fait. Parler de tout aurait été parler de rien 47 .

A ces premières raisons s'ajoute la contrainte matérielle


du support d'écriture. Aucun essai ne peut se prévaloir d'être

« Livre de sable » à la semblance du ténébreux grimoire sans


commencement ni fin cité par José Luis Borges : hybris
opusculaire aux feuillets infinis, au texte inépuisable,
aléatoire dans sa pagination tant l'infini faillit à la

numération. Le choix de conserver - qui est toujours un


choix d'exclure - s'impose comme une limite formelle
indépassable de l'exercice. Il n'est pas toujours simple de
discerner le superflu de l'essentiel. Il est commun qu'à
seconde vue, le superflu conduise à l'essentiel. Parfois que
l'essentiel consiste dans le superflu, dissimulé comme
l'animal contrefaisant le corps cadavérique pour échapper au
prédateur. Le simulacre a bien souvent une prédisposition à
se cacher de l'analyse, ce qui mériterait toute notre curiosité.

Ici encore, tout est affaire de signe et d'interprétation.

47
Si amateurs il y a (de livres qui parlent de rien, tout en
accomplissant l'exploit d'en parler mal), se reporter aux titres

de la collection L'infini, dirigée par Philippe Sollers. Quant


aux succès de cavalerie, on ne saurait taire les noms de BHL,
Gérard Miller, des Bogdanov et d'autres ; lesquels à défaut de

vendre, ont leurs papiers tout à leur gloire dans la vanity


press.

322

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Beaucoup d'absences. Beaucoup d'absences qui
n'empêchent pas beaucoup de digressions. - Beaucoup, est-ce
trop ? C'est un reproche qui peut nous être fait. L'hémorragie
de notes et d'excursus hasarderait de perdre le lecteur. Soit,

dirons-nous. Qu'il se perde. La ligne droite, même pointillée,


ne fut jamais de bon conseil. Ne croyons pas Descartes qui
nous incite, pour nous sortir des bois touffus, à poursuivre

inlassablement dans la même direction. Comme s'il fallait

absolument « rentrer dans le droit chemin ». Comme si la «

droite raison » mandait de « marcher droit ». Il y a des gens


qui sont fous de droit, ou que le droit rend fou. La chose est
constatée. Qu'il « aille droit », l'égaré, et c'est d'abord un
arbre qu'il rencontrera. L'explorateur, pour lui, se méfie des
grandes routes. Il va, sans carte, de par les labyrinthes ; et

c'est ainsi seulement qu'il trouve ce qu'avant lui, personne


n'avait trouvé. Descartes n'est pas un défricheur, c'est un
bourgeois soucieux avant toute chose d'utilité pratique 48 .

48
La plus parfaite et éminente des sciences selon Descartes
bourgeonne sur le rameau le plus élevé de l'arbre, les

présupposant toutes : cette science est celle de la morale.


Non pas « morale par provision », falote et conformiste, mais
« morale accomplie ». C'est l'art de faire un usage éclairé

d'une liberté dont l'homme dispose à l'infini, autant qu'il a


de volonté (- mais pas d'entendement ; aussi l'erreur

consiste-t-elle à affirmer plus qu'on entend, et la tristesse à

vouloir plus qu'on ne peut). Ultime surgeon de la

métaphysique, le fruit (pomuni) de l'arbre de la connaissance


doit ainsi sauver l'homme de même qu'il l'a perdu jadis. Loin

323

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Contre Descartes, nous jouons le jeu de l'éclectisme, de la

synthèse et de la migration de concepts. L'intelligence n'est


pas intempestive. Le labyrinthe est notre allié. Nous
escomptons que le lecteur y trouve aussi son compte. Sans
négliger l'aspect récréatif de cette errance, qu'il trouve, dans
l'entrelacs des disciplines et des idées, de quoi nourrir sa
propre réflexion. Des friches et territoires qui ne figurent sur
aucun plan. Qu'il en exhume le suc. Pourvu que cela soit ;

alors nous estimerons notre objectif atteint.

d'être un solipsiste métaphysicien préoccupé de choses


abstraites, le philosophe - qui disait « avancer masqué » - se

concentre avant tout sur les flottements de l'existence la plus


concrète qui soit : les aléas du corps (médecine),
Y enchiridion de la socialité (éthique), la conception d'outils
(mécanique). Par quelque bout qu'on envisage la chose,
Descartes, c'est l'entrée en philosophie de la pensée
bourgeoise augurale du progrès. Il faut se rendre au texte, il

faut en revenir au texte, et cesser d'agiter des contresens tels


que la précellence de l'esprit sur le corps dans le dualisme
cartésien. Descartes n'accorde aucun primat de l'esprit sur le

corps. Il fait de la santé le « bien le plus enviable » pour être à


l'origine de tous les autres. Descartes n'est pas un
« spéculeux un songeur dilettante
», ; c'est une conscience
pratique, mondaine et qui file droit au but. Aussi n'est-ce pas
pour rien qu'il écrit en français, en maillon dissident d'une
antique catena aurea prisant la langue de Cicéron. En langue
parlée, savoir lisiblement, tout comme lisible fut rendue la

messe par le concile Vatican II.

324

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Du même auteur :

Le Dernier Mot (2008)

Les Texticules 1. 1, II, III (2009-2012)

Somme Philosophique (2009-2012)

D'un Plateau l'Autre (2012)

Le Cercle de Raison 1. 1, II (2012-2013)

Apocoloquintoses (à paraître)

Les PDFs (gratuits) et les livres papiers (sur commande)


disponibles à l'adresse : http://texticules.fr.nf/

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Version 1.0
Dernière màj : Août 2012
Copyright © 2012 Fr. Mathieu
ISBN 978-2-9542395-2-1
:

Frédéric Mathieu
Contact fred.mathieu(5)live.fr
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7 8 2 9 5 A 2 3 9 5 2 1

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