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Sciences sociales et santé

Présentation : tradition et biomédecine.


Nicole Alice Sindzingre

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Sindzingre Nicole Alice. Présentation : tradition et biomédecine.. In: Sciences sociales et santé. Volume 3, n°3-4, 1985.
Anthropologie, sociétés et santé. pp. 9-26;

https://www.persee.fr/doc/sosan_0294-0337_1985_num_3_3_1011

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Sciences Sociales et Santé vol. III n° 3-4 novembre 1985

Présentation

TRADITION ET BIOMEDECINE

Les textes qui suivent pourraient au premier abord


paraître constituer un ensemble disparate : ils traitent de
contextes sociaux et d'aires géographiques divers, et
s'inscrivent dans des problématiques apparemment hétérogènes, où
interviennent plusieurs disciplines - anthropologie, mais
aussi histoire, sociologie, psychanalyse... Un projet commun
les anime cependant, qui s'exprime au moins sous trois
formes. En premier lieu, quand ils décrivent les institutions
et représentations relatives à la maladie dans leurs
«terrains » respectifs, tous, malgré leur diversité, évoquent les
apories des implantations biomédicales dans les pays dits en
développement. Ensuite, quand ils explicitent les « ratés » du
système biomédical et les décalages observés dans son
accueil par les systèmes locaux, ils le font sur un mode
positif : au lieu de se borner à constater ou juger les lacunes de la
biomédecine, les apports de la perspective anthropologique
sont présentés positivement dans la mesure où ils
construisent des domaines cognitifs où la médecine occidentale ne
peut, étant donné ses objectifs, précisément formuler les
questions pertinentes. Enfin, un certain style d'ethnologie
est absent de ces textes, qui serait schématiquement du type
« classifications relatives à la maladie dans la société X ».
Outre qu'il se condamne généralement à une lecture
purement interne à la discipline, ce « style » peut constituer une
approche biaisée des faits de maladie : les monographies
ethnologiques où sont détaillées diverses taxinomies d'une
société donnée- catégories, représentations, institutions,
remèdes, etc. -, tout en disposant d'une légitimité cognitive
interne à l'anthropologie, ont pour implicite une grille
conceptuelle préconçue, c'est-à-dire ces objets forment des
taxinomies. Elles s'interdisent du même coup un ensemble
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de questions pourtant cruciales, et du point de vue de la


théorie anthropologique, et de celui, plus «appliqué», du
développement et des politiques de santé dans ces pays-
celles-ci seront explicitées plus loin.
Ces textes s'insèrent plus ou moins dans la tradition
descriptive de l'ethnologie, au sens où celle-ci privilégie les
analyses à dimension ethnique, et se circonscrit à un cadre
localement limité, mais approfondi par une approche
qualitative et holistique, par le biais du séjour sur le « terrain » -
l'une des spécificités de l'anthropologie à l'égard des autres
disciplines. Tous illustrent néanmoins clairement que, pour
comprendre certains faits sociaux, ici relatifs aux différentes
façons possibles dont les gens gèrent la maladie et le
malheur, le regard induit par le terrain (vivre là, observer avec
une « attention flottante », être partie prenante...) est
irremplaçable, notamment vis-à-vis de niveaux d'analyse plus
« macro », du type démographie, histoire, santé publique ou
politique de planification. Et à son tour, le terrain produit
de nouvelles questions, rend possible la connection de
domaines de la réalité, posés comme indépendants par
d'autres disciplines, ainsi que l'élaboration de dispositifs
explicatifs, là où, pour ces autres disciplines, qu'elles relèvent de la
biomédecine ou des sciences sociales, n'existent que des
questions sans réponse, ou même aucune question, donc
aucun besoin de réponse. Comme spécificité
anthropologique, le terrain rappelle aussi que nombre de concepts non
problématiques ailleurs - « maladie », « thérapeutique »,
« contexte », « socio-culturel », « biographie » individuelle ou
familiale, «poids des traditions», «psychosomatique»,
« maladie fonctionnelle », etc. - sont précisément ceux qu'il
faut interroger, ceux à partir desquels doit commencer
l'enquête, qui montrera leur caractère inutilisable, trop massif et
non heuristique. Il semble en effet qu'il faille y insister : la
connaissance anthropologique ne constitue pas seulement
un luxe cognitif, mais une condition de l'adéquation de
toute modification de l'environnement (implantations,
politiques sanitaires, etc.) à ses objectifs.
Quels sont les thèmes communs abordés ici ? Dans des
aires culturelles différentes, les représentations et
institutions locales centrées sur la maladie et la thérapeutique, et,
dans le même mouvement, leurs relations à un fait
désormais mondial : leur coexistence avec des structures de type
occidental, l'usage qu'elles peuvent en faire et leurs «
différends » réciproques. Tous ces textes évoquent aussi le
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malaise issu de l'utilisation de termes aussi chargés et


vagues que «maladie» ou «thérapeutique», qui
présupposent- et enclosent leur objet sur- des références
élaborées par l'histoire occidentale et celle de sa médecine.
Mais comme toute science sociale, l'anthropologie est
contrainte de se servir des mots du langage ordinaire, même
s'ils ont des guillemets ; d'où les grandes difficultés des
explications portant sur les différences et ressemblances entre les
divers systèmes, là où l'on ne peut utiliser que les mêmes
expressions : « système médical », traditionnel d'une part,
occidental d'autre part, seules catégories disponibles, mais
précédant l'analyse et l'obligeant à la complexité. D'où
également les possibles malentendus entre sciences sociales et
biomédecine - santé publique, épidémiologie, politiques
sanitaires - car les concepts, sous leur identité apparente, ne
renvoient pas toujours aux mêmes référents.
Les questions soulevées par ces textes doivent être
situées dans leur contexte. Développées depuis longtemps
dans le monde anglo-saxon sous le label « anthropologie
médicale » et donnant lieu à une abondante littérature (1), le
plus souvent sous forme de monographies («la santé et la
maladie dans le groupe X »), elles ont suscité l'intérêt de la
communauté anthropologique française bien plus
récemment. Celle-ci s'est démarquée originalement et du
pragmatisme culturaliste américain et du fonctionnalisme
britannique - où l'étude des phénomènes relatifs à la maladie
les constituait généralement comme des aspects secondaires
du fonctionnement d'une société donnée. Les traitements du
malheur, de la maladie, de la mort - la façon de les
« processer » - que mettent en œuvre tous les groupes sociaux
sont devenus des points de départ pour des recherches les
« prenant au sérieux », en tant que biais privilégié
d'appréhension des représentations et des comportements.
Parallèlement à des articles plus ou moins disséminés, quelques
publications ont constitué les jalons de cet intérêt
anthropologique, eux-mêmes issus de groupes de recherches et de
problématiques collectives (Le sens du mal, Interpreting
illness, autour de M. Auge et de C. Herzlich, outre le Bulletin

(1) Cf. par exemple, comme expressions les plus récentes de ce courant
aux frontières intellectuelles incertaines, L. Eisenberg et A. Kleinman
(eds.), The Relevance of Social Science for Medicine, Dordrecht, D. Reidel,
1981, et L. Romanucci-Ross, D. Moerman, L.R. Tancredi (eds.), The
Anthropology of Medicine : Front Culture to Method, New York, Praeger
Publishers, 1983.
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d'Ethnomédecine et un numéro des Cahiers de l'O.R.S.-


T. O.M.), mais qui demeurent remarquablement rares dans le
monde français. Les articles qui figurent ici représentent
précisément la convergence de réflexions relevant d'intérêts
théoriques et d'appartenances institutionnelles divers autour
de problématiques communes. Il s'agit notamment du
groupe de recherche initié par M. Auge et C. Herzlich à
l'E.H.E.S.S., aux fins de confronter les concepts possibles
d'une anthropologie et d'une sociologie de la maladie.
Certains poursuivaient leurs enquêtes par le biais d'une A. T. P.
du C.N.R.S. (« Santé, maladie, société »), tandis que
s'effectuaient des projets communs avec l'unité de recherche «
Systèmes de santé et représentation de la maladie » de
l'O.R.S.T.O.M. (département « Santé »). Ce numéro est une
première actualisation des convergences et singularités de
chacun.
Si elle est due aux facteurs internes à la discipline,
évoqués plus haut, l'existence récente, institutionnelle et
intellectuelle, des travaux anthropologiques centrés sur la
maladie a également été précipitée par une demande
croissante issue de la biomédecine elle-même. Il est trivial de
rappeler que la dernière décennie a mis fin aux espoirs en les
progrès illimités du développement sanitaire dans les pays
dits du Tiers Monde, tant en matière d'éradication des
grandes endémies (qui parfois s'étendent) que
d'amélioration de l'état nutritionnel et sanitaire des populations,
d'implantation de structures de soins efficaces ou de maîtrise du
circuit et des effets des médicaments. Une institution comme
FO.M.S. se fait le reflet de ces ambivalences, qui, tout en
proclamant le fameux slogan «la santé pour tous en l'an
2000 », promeut la très discutable politique de « soins de
santé primaires », supposés mieux adaptés aux sociétés
pauvres, et même s'interroge plus récemment sur le bien-fondé
des prétentions de la biomédecine dans le Tiers Monde (2).
Cette promotion des « soins de santé primaires », dont
T. Berche rappelle que l'Occident veut exporter là un
système qu'il ne désire pas plus pour lui-même qu'il n'est
demandé par les pays destinataires, conduit ainsi l'O.M.S. à
réaliser que l'« influence de la culture, de la religion et de la
société sur le comportement de l'individu (...) a rarement été

(2) Nouvelles approches de l'éducation pour la santé dans le cadre des soins
de santé primaires, Rapport d'un comité d'experts de l'O.M.S., Genève,
O.M.S., 1983.
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étudiée avec l'attention qui convient aux fins de la


planification » et que, semble-t-il, « les individus sont capables
d'initiative personnelle lorsqu'il s'agit de l'identification et de la
résolution de leurs propres problèmes » (p. 9). Ces doutes, et
la conscience de la nécessité d'une « participation
communautaire » pour pallier le caractère extérieur et autoritaire de
la biomédecine et son inefficacité relative dans les pays du
Tiers Monde, ont amené celle-ci à une modestie nouvelle,
dont les prémisses et les effets ne sont cependant pas si
clairs. Ils se sont exprimés notamment dans une certaine
réhabilitation de la prise en compte des particularités
culturelles manifestées par les sociétés récipiendaires des
programmes de santé, donc de la nécessité de les connaître, et,
corrélativement, dans celle des institutions déjà existantes
qui prennent localement en charge la maladie - la « médecine
traditionnelle ». Une telle conjoncture - soupçons de la
biomédecine sur elle-même, conscience de l'existence du
« cognitif » et du « culturel » - s'est par ailleurs, dans certains
pays, accordée avec d'autres conjonctures, cette fois issues
des contraintes socio-politiques propres aux pays concernés,
pour promouvoir et parfois institutionnaliser la médecine
traditionnelle (les « tradipraticiens ») et aménager sa
cohabitation avec les structures biomédicales, II n'est cependant
pas certain que les uns et les autres aient les mêmes intérêts,
se réfèrent aux mêmes objectifs, et s'entendent sur les mêmes
concepts (de maladie, de thérapeutique, etc.) :
l'anthropologue peut se demander de quel « traditionnel » il s'agit dans la
médecine traditionnelle, comme si l'histoire et la politique
s'étaient absentées de ces sociétés, et donc quelle «
réhabilitation » est à l'œuvre dans la reconnaissance et
l'institutionnalisation gouvernementales des thérapeutes locaux. Ainsi,
il n'est pas certain que soient posées les bonnes questions, et
donc que ne soient pas reconduits les mêmes malentendus,
décalages ou échecs.
L'approche anthropologique peut intervenir ici, avec sa
manière spécifique de construire les problèmes : étude
prolongée sur le terrain, connection entre domaines de la réalité
habituellement séparés, démarche qualitative et holistique.
Les textes qui suivent désignent précisément les lieux
intellectuels où l'anthropologie, comme discipline cognitive,
peut contribuer à une compréhension positive des relations
entre plusieurs alternatives « médicales », des effets réels du
«développement sanitaire», pourvu que soient élaborés les
questions et concepts adéquats. En particulier, en contre-
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point avec une ethnologie trop «symboliste» ou «ethnici-


sante », et préconisant la perspective la plus globale possible,
ils prennent en compte, à la suite de M. Auge, la notion
d'« itinéraire thérapeutique ». Celle-ci met l'accent sur
l'ensemble des processus impliqués, avec leurs détours et
sinuosités, dans une quête thérapeutique, allant de l'apparition
d'un trouble à toutes ses étapes, institutionnelles ou non, où
peuvent s'actualiser diverses interprétations (divination,
rumeurs, etc.) et cures, dans des contextes de pluralisme
médical. Retenir une telle notion, c'est pouvoir envisager la
flexibilité et la complexité. Ces textes montrent également
que le « culturel », le « local », le « coutumier », etc., ne sont
pas la seule enveloppe, ou les points de frottement, les
obstacles, etc., à l'avènement de la rationalité scientifique,
incarnée ici par la médecine occidentale, qui serait tellement
évidente et désirable qu'elle devrait s'imposer tout
naturellement ; le trait culturel, la particularité locale n'y seraient que
des freins, au mieux des variables secondaires et non
problématiques, qui s'élimineront progressivement, mais qu'il faut
bien, actuellement, encore considérer. Certes souvent décrié,
ce positivisme n'en est pas moins implicite dans nombre de
politiques de développement sanitaire.
Chacun à leur manière, centrés sur des aspects
différents de quêtes thérapeutiques dans un contexte de
pluralisme institutionnel, ces articles rappellent que sur les
questions, cruciales pour la survie d'un individu et de ses
groupes d'appartenance, de la maladie et de la mort,
l'interrogation anthropologique éclaire la logique sous-jacente aux
représentations, aux interprétations retenues, au choix des
institutions et des remèdes, aux stratégies concrètement
adoptées par tous les groupes impliqués : patients, familles,
lignages, devins, thérapeutes et cultes, villageois ou urbains,
personnel des dispensaires, hôpitaux ou pharmacies. Elle
permet de comprendre la nature et le lieu exacts de
l'articulation entre des niveaux hétérogènes de la réalité sociale
engagés dans le traitement de l'infortune - les institutions et
cultes qui prennent cette dernière en charge globalement
montrent déjà les difficultés à dissocier sociologiquement un
niveau purement organique de celui du « malheur ». Une
telle hétérogénéité de niveaux oblige à une analyse de
situations complexes. Se confrontent en effet ici des représenta-
tions et pratiques: 1)« traditionnelles», dont
l'anthropologie dénie le caractère « culturel » éternel et
souligne qu'il faut d'emblée les « historiciser » ou les « sociologi-
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ser»; 2) « néotraditionnelles » ensuite, qui assimilent et


utilisent de façon sophistiquée des fragments d'ancien, de
nouveau et d'étranger, ce qu'illustrent les nombreux cultes
prophétiques ou messianiques africains, où précisément les
activités purement thérapeutiques ne sont qu'une facette
d'institutions aux multiples avatars politiques ou religieux ;
3) biomédicales enfin, sous les diverses formes des hôpitaux,
dispensaires, Grandes Endémies et O.N.G. « humanitaires »,
qui ont elles aussi leurs propres histoire, objectifs et intérêts.
Situations complexes, car l'anthropologie montre en outre
que, pour chacun de ces domaines, il n'existe pas, comme
d'ailleurs pour tout fait social, de traduction directe entre le
niveau: l)des représentations- ce que les gens pensent,
énoncent, interprètent, expliquent- qui sont à la fois
«collectives » et singularisées par la biographie d'un individu ;
2) celui des actions - comment les gens se soignent, ce qui est
modifié de leur corporéité et de leur environnement social,
comment ils circulent, etc.-; et 3) celui des institutions,
culturelles ou thérapeutiques qui, en tant que telles, édifient
leur devenir propre - tendre à perdurer, par exemple.
L'approche anthropologique oblige ainsi à déplacer et à
poser autrement qu'il ne l'est habituellement le problème
des universaux et des singularités culturelles. S'il existe un
universel de la rationalité, il ne se situe pas dans une
prédisposition sociale à l'accueil de la scientificité biomédicale,
enfouie sous les croyances et les « blocages culturels », dans
un pressentiment balbutiant de la science sous la magie,
mais bien plutôt dans la flexibilité pragmatique que
manifeste tout individu ou groupe (qui préfère être bien
portant...) dans le « processing »des événements qui lui arrivent,
dans ses interprétations et ses choix, dans sa quête de
l'efficacité : si l'on peut dire, la bonne interprétation, le bon
remède, la bonne institution au bon moment, et ceci
précisément, en Occident comme ailleurs, en fonction de croyances,
mémorisations, traditions et contraintes culturelles
évidemment diverses et plus ou moins rémanentes selon les
individus, les milieux sociaux et écologiques (ruraux ou urbains,
etc.). Et s'il existe du particularisme social, de la spécificité
culturelle, ils sont partout : tout est potentiellement objet de
croyances, d'élaborations symboliques et de règles sociales,
inséré de façon plus ou moins ancrée dans organisations et
groupes, que ce soit dans la médecine dite traditionnelle ou
dans les représentations et institutions biomédicales. En ce
sens, ils sont tous, pourrait-on ajouter, « anthropologisa-
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bles ». Le problème n'est pas, en effet, de dénier à la


biomédecine, telle qu'elle s'appuie sur la connaissance scientifique,
un statut cognitif, explicatif et pragmatique supérieur en
matière de description de la réalité ; il est de souligner - ce
qu'oublient trop souvent les médecins, qu'ils s'occupent de
clinique, de santé publique, d'O.N.G., etc. - que toute quête
thérapeutique, et partant toute efficacité du point de vue des
acteurs, est immédiatement informée par des contraintes
socio-culturelles plus ou moins locales, des structures socio-
politiques dont les traits particuliers (prégnance de l'Etat, de
lignages, du commerce, de l'agriculture, de l'urbanisation,
etc.) déterminent fortement les canaux des représentations
adéquates, de la circulation des individus, des remèdes, des
médicaments, des réputations... Pour schématiser, il n'existe
pas d'un côté une science médicale sans croyances ou traits
sociaux, dont l'efficacité serait indiscutable puisque
soutenue par la rationalité scientifique, et de l'autre une médecine
« traditionnelle », « populaire », dont les croyances
irrationnelles et les pesanteurs dues à leur sous-développement
enroberaient un noyau de « préscience » que les programmes
de santé auraient pour mission de faire advenir (progresser).
Le débat concernant la rationalité, les universaux et les
singularités sociales doit être posé autrement, comme le
montrent les articles qui suivent : les itinéraires spécifiquement
empruntés tant par les éléments du système biomédical
(dispensaires, médicaments, personnel) que par les populations
destinataires sont fonction de règles, d'intentions, de
structures sociales complexes, positives, puisque simplement elles
existent.
C'est pourquoi les analyses portant sur la notion
d'efficacité - les efficacités différentielles - sont si souvent le
lieu de malentendus entre médecins, « guérisseurs », « tradi-
praticiens » et populations- et, pourrait-on ajouter,
anthropologues : les uns, ne pouvant mettre en doute l'efficacité
supérieure de la biomédecine, comprennent mal la réception
équivoque des apports biomédicaux, et les étiquettent alors
comme des « obstacles socio-culturels », traditions
(implicitement obscurantistes) ou corruption, les autres, « en face »,
évoluant sans difficulté intellectuelle dans des contextes
pluralistes, situent la médecine comme une alternative
supplémentaire parmi d'autres déjà disponibles, effectuent leur
choix de façon flexible, en fonction de critères d'efficacité et
d'adéquation socialement appréciés, et ne sont pas
automatiquement convaincus de l'indéniable supériorité de la bio-
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médecine. D'une part, comme le soulignent certains de ces


textes, les conditions socio-économiques des implantations
biomédicales et de l'administration des soins- précarité,
manque d'hygiène ou de médicaments, inachèvement des
traitements, etc.- contribuent à l'évidence à ce que, dans
certaines régions, les gens ne soient pas très impressionnés
par l'efficacité biomédicale. Ceci ne suffit cependant pas,
tout comme le problème du coût des prestations
biomédicales (les thérapeutes «traditionnels» peuvent être plus
chers), à expliquer la logique des recours à l'hôpital ou au
dispensaire, que, selon les cas, on peut fréquenter avec ou
sans présence de médicaments, où l'on choisit ou non de
suivre le traitement dans son entier, etc. Les dispensaires
villageois africains sont d'ailleurs plutôt remplis, ce qui
conforte souvent le personnel occidental quant au succès
d'une biomédecine objet du désir des villageois et prouve sa
supériorité sur les « guérisseurs ». La situation diffère quant
aux hôpitaux, d'autant que certains pays africains instituent
des barrages à cette étape, le dispensaire étant destiné à
canaliser le tout venant. D'autre part, au-delà des problèmes
d'« administration » au sens large, et de ses effets pervers
propres, l'efficacité biomédicale n'est pas d'une évidence
nécessaire au regard et des conceptions ou croyances locales
et, même, de la résolution des troubles qui en motivent la
demande : outre la pénurie, « ça ne marche pas si bien que
ça ». Car tout dans le monde peut être objet de
représentations, y compris la notion d'efficacité. Par exemple, il ne
s'impose pas qu'après un traitement antibiotique, c'est à
celui-ci que sera imputé le rétablissement d'un malade. On
ne fait qu'effleurer ici le problème très complexe des
relations entre la perception, la compréhension, la description
adéquates de ce qui arrive à un corps et son bien-être
physique, dont les rapports entre biomédecine et tradition ne sont
qu'un aspect.
L'appréciation de l'efficacité, et donc celle des
malentendus, oblige en effet à réfléchir sur une question plus «
fondamentaliste » : schématiquement, comment analyser la
compatibilité entre une position intellectuelle « réaliste
scientifique » et une théorie de la pertinence ? Autrement dit,
l'étude des itinéraires thérapeutiques, en Afrique mais aussi
bien dans le monde occidental, doit concilier les deux ordres
de faits suivants. D'une part, la « science », ici des
institutions et des discours diversement instruits par la biologie,
entretient un rapport de véracité au réel privilégié, constitue
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une description du monde ayant vocation à être au plus près


de la vérité, et le prouve par son contrôle sur le monde
physique, sans commune mesure avec, par exemple, la
description de l'univers d'une société traditionnelle, n'en
déplaise aux relativistes et à ceux, nombreux, qui
considèrent que les unes et les autres sont toutes des versions valides
du monde au même titre, dont on peut mettre à jour les
présupposés, les contraintes sociales ou la cohérence, et,
sous cet aspect, formellement équivalentes- courant non
négligeable en anthropologie ou philosophie des sciences. Il
faut bien constater que l'administration de remèdes
biomédicaux repose sur des bases (biologie, physiologie, etc.) d'un
degré cognitif et sur un dispositif de verifiabilite qui sont
d'une rigueur supérieure aux dispositifs cognitifs dits
traditionnels (l'affirmation contraire est fallacieuse), sachant
évidemment que les systèmes traditionnels de croyances sur le
monde, où cohabitent divers types de représentations,
relatives aussi bien au sens commun, à des techniques, à l'usage
quotidien d'objets matériels, qu'à des esprits ou des
puissances invisibles, sont également préoccupés de vérité, de
dire le vrai plutôt que le faux (3). D'autre part, comme
alternative possible parmi les guérisseurs et les cultes, la
biomédecine n'induit pas les effets spectaculaires qu'elle pourrait
attendre pour des raisons épistémologiques - méconnaissant
ce qui se passe réellement. Très simplement, dans ses
diverses actualisations, elle n'est en effet pas nécessairement
pertinente : il est trivial d'énoncer, mais complexe
d'élucider, que quelque chose peut être vrai, mais non pertinent.
Un acte thérapeutique peut s'inscrire dans une description
du monde plus « fidèle » à la réalité physique (par exemple
les antibiotiques et le processus infectieux), mais non
pertinente pour un individu, tel qu'il est pourvu de
représentations, culturelles ou non, d'une biographie, de réseaux
sociaux, qui lui sont propres. Les situations non
occidentales présentées ici montrent bien (ce qui vaut pour
l'Occident où le pluralisme comporte d'autres formes et contenus)
qu'à l'occasion d'une maladie, d'un malheur, il y a
obligation de comprendre ce qui arrive, d'élaborer une
représentation, une description et une explication adéquates, de
trouver, comme on a vu, la bonne interprétation, le bon

(3) Cf. S. Atran, « Rendons au sens commun... », Le Genre Humain, 7-8,


printemps-été 1983, 81-96, et P. Boyer, «Tradition et Vérité», L'Homme,
janv.-mars 1986.
TRADITION ET BIOMÉDECINE 19

traitement- le bon devin ou thérapeute- à un moment


donné, qui peuvent varier selon les conjonctures
individuelles et sociales. Ceci constitue un niveau d'appréhension
hétérogène, même s'il y est lié, à celui de la véridicité ou de la
scientificité. Une représentation, pour qu'elle soit
« processable » - pour qu'elle ait des effets sur la pensée et le
corps humain - doit être pertinente, ce dont traitent d'autres
disciplines que l'anthropologie, par exemple la psychologie
ou la philosophie (4). Pas de différence ici entre univers
occidental et traditionnel : ou bien la biomédecine ne fournit pas
d'interprétation, et il faut bien en trouver une, ou bien elle
n'est pas acceptable par un individu (elle ne permet pas de
situer une identité, de s'inscrire dans un processus, ce qui
peut, on le sait, radicalement modifier la perception que l'on
a de son corps et d'être ou non en bonne santé) ou par un
groupe social. C'est ce qu'évoquent par exemple C. Bouge-
roi à propos des troubles mentaux d'un Antillais, ou S. Fain-
zang à propos des représentations bisa de la nivaquine ou de
l'étiologie de l'onchocercose. C'est pourquoi en Afrique le
dispensaire se juxtapose souvent sans difficulté aux
institutions préexistantes, car il ne concurrence pas les dispositifs
interprétatifs locaux (divinatoires ou non), alternative dont
les interprétations éventuelles sont localement réélaborées
(comme le montre l'article de M.-E. Gruénais) et élément
d'itinéraires aux recours multiples. Ces remarques illustrent
également le caractère inutilisable de catégories massives
telles que « maladies fonctionnelles » ou «
psychosomatiques », etc., pour rendre compte des relations entre les faits
culturels et sociaux d'une part, le corps humain et ses patho-
logies d'autre part (quelle que soit la légitimité des descrip-
tions épidémiologiques); ces catégories sont,
malheureusement, souvent utilisées de façon sommaire par
le positivisme biomédical pour expliquer que la médecine
traditionnelle « marche ». Les textes qui suivent abordent,
chacun sous un angle différent, les questions suivantes :
comment s'articulent des représentations sur les corps, leur
santé et leurs choix possibles en tant que personnes, quelle
est leur pertinence différentielle pour les acteurs impliqués
(soignants, patients, familles, etc.)? On voit bien que les
interprétations et recours sont modifiables et souples, et
qu'ici comme ailleurs ils ont l'adéquation à la situation (à

(4) Cf. par exemple D. Sperber et D. Wilson, Relevance : communication


and cognition, Oxford, Basil Blackwell, 1986.
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ses contraintes sociales et culturelles) comme condition de


leur efficacité, qui est toujours le but recherché, ce en quoi
elles sont parfaitement rationnelles. C'est en ce sens que l'on
préconisait plus haut le déplacement des termes du
problème de la rationalité vs. la magie : non plus un monde de la
rationalité biomédicale vs. les guérisseurs, leurs croyances
exotiques immergeant leurs pressentiments scientifiques,
que l'on se plaît à détecter par exemple dans la
phytothérapie, mais partout une quête rationnelle de ce qui fait sens et
qui « marche », de l'efficacité pragmatique- chacun cherche
en principe à persévérer dans son être, sauf précisément
« ratage » du sens - en fonction de contraintes sociales et
représentationnelles plus ou moins rémanentes ou variables.
Une autre idée reçue pourrait être mentionnée ici, qui
reconduit aussi faussement le Grand Partage entre
biomédecine et tradition, corroborant la flexibilité de la quête de
l'efficacité évoquée plus haut. En Afrique comme ailleurs,
les gens manifestent des degrés différentiels d'adhésion à
leurs croyances- y croient plus ou moins fermement (aux
esprits, aux ancêtres, à la sorcellerie, au pouvoir des blancs
des hôpitaux, etc.). Insuffisamment souligné par les
anthropologues, le scepticisme est une attitude cognitive
universelle : en fonction de la situation, on tient plus ou moins à
des interprétations en termes d'ancêtres, de transgression
d'interdit, etc., qui sont, l'ethnologue le sait bien, toujours
discutées, et sur lesquelles les gens énoncent des explicita-
tions variables selon les sollicitations ; ces attitudes rendent
possibles la flexibilité des parcours et leur impératif de
pertinence. Et en Afrique aussi, il existe des « charlatans », des
thérapeutes qui utilisent à leur profit les représentations
disponibles, que tous réprouvent évidemment : ceux qui
recourent aux devins ou aux « propriétaires de cultes » sont très
attentifs à la véracité, à l'authenticité, à la possibilité de
duperie; en pays senufo, on choisit systématiquement un
devin qui ne connaît pas le client, le plus loin possible, sinon,
dit-on, quel est l'intérêt d'une interprétation dont on sait
qu'elle sera nécessairement biaisée ? Il est ainsi fréquemment
commenté que tel thérapeute «ne sait rien», «ne connaît
rien », etc.
Ces quelques points devraient interroger la
biomédecine et l'idéologie du développement sanitaire qu'elle
soutient dans les pays dits du Tiers Monde : les différences et
ressemblances, les termes de comparaison entre variantes
culturelles doivent être précisés ou déplacés, les concepts
TRADITION ET BIOMÉDECINE 21

faciles abandonnés. Par exemple, les notions de corruption


ou « pesanteurs socio-culturelles » sont souvent
paresseusement invoquées comme facteurs explicatifs des apories et
goulets d'étranglement du développement, concernant
notamment le « détournement » des médicaments, le
clientélisme du personnel infirmier (privilèges pour les groupes
d'appartenance, etc.), l'usage du matériel de soins à d'autres
fins, tous suscitant l'étonnement ou l'indignation que l'aide
sanitaire ne s'effectue pas avec la fluidité prévue par les
décideurs extérieurs. Une approche anthropologique montre
l'inanité de tels concepts, qui ont aussi pour implicite de
nier que les sociétés destinataires comportent des
organisations sociales spécifiques, avec leurs règles, leurs droits, leurs
possibilités d'en jouer, qu'elles existent et donc réagissent
diversement. De telles qualifications dénient de fait
l'existence aux structures sociales locales qui, par définition, ne
demeurent pas passives à l'égard d'une imposition extérieure
de systèmes qu'elles traitent et manipulent en fonction de
leurs hiérarchies et réseaux sociaux particuliers ; imposition
qui peut parfois les déstabiliser profondément, comme le
rappellent les échecs bien connus de certains projets de
développement, ou le constat de leurs effets désastreux (ainsi
l'aide alimentaire dans certains pays du Sahel, qui a
provoqué l'effondrement des activités agricoles locales). A
l'irruption de l'extériorité, fondement du développement, il faut
bien que ces sociétés répondent et, si l'on a les moyens, le
plus souplement possible ; ce qui est pris pour de la
corruption ou un échec peut exprimer en fait simplement la vitalité,
le fonctionnement effectif des sociétés récipiendaires ;
l'anthropologie peut en analyser les traits spécifiques et la posi-
tivité, en contrepoint de « développeurs » pour qui les
bienfaits du dispositif biomédical sont indubitables,
prolongeant un hygiénisme colonial que l'Occident a remis en
question pour lui-même. Il ne s'agit pas, encore une fois, de
nier les supériorités techniques, mais de réfléchir sur les
modalités de leur traitement par des sociétés qui, à la lettre,
les reçoivent.
En particulier, une réflexion sur les différences et les
ressemblances, sur le déplacement du Grand Partage, les
universaux et le fait culturel, doit aussi porter sur les
représentations et pratiques instruisant la « prise en charge » en
général. Elle est abordée par les textes qui suivent, mais
beaucoup reste à analyser, par exemple, des modalités
(culturelles) de la représentation et du traitement des corps, la
22 NICOLE SINDZINGRE

perception qu'ils ont d'eux-mêmes, les conceptions de la


personne, de son humanité, des liens possibles avec d'autres
personnes, les relations qu'elles autorisent avec certaines
techniques de cure, et les relations de ces personnes avec une
interprétation proposée- et les effets de celle-ci, de la
croyance, sur leur bien-être. Il est ainsi trivial de rappeler
que le traitement des personnes mis en œuvre par les
institutions et techniques biomédicales, tel qu'il s'intègre dans une
longue histoire des mentalités occidentales (la naissance de
l'individualisme, la construction d'un regard médical qui
métonymise la personne sur un organe ou processus
moléculaire), est en profond décalage - et est éventuellement perçu
comme d'une grande violence- avec les conceptions de la
personne humaine, les modes d'administration des remèdes
(frotter, laver, etc.), toujours reliés à des représentations
symboliques du corps et de l'univers physique, et avec le
tissu dense de la parenté et de la socialité traditionnelles. Ce
qui, rappelons-le, n'empêche nullement les adhésions
apparemment spectaculaires aux nouvelles alternatives
thérapeutiques, comme le montre l'exemple bien connu des piqûres,
en fonction de la façon dont elles sont perçues et captées par
les groupes locaux. On a souligné que la question n'était pas
là, et on mentionnera seulement que certains des auteurs
(M. Auge, J.-P. Dozon, N. Sindzingre) enquêtent à l'échelle
de la Côte-d'Ivoire sur le fait hautement significatif que les
infrastructures biomédicales de ce pays, parmi les plus
développés d'Afrique, vont de pair avec un grande prospérité des
thérapeutes « traditionnels » ou, plus exactement, «
néotraditionnels ».
De fait, beaucoup reste à analyser concernant les
implicites des représentations et institutions figurant dans les
diverses alternatives thérapeutiques, ainsi que les
implications de leur contiguïté, sous peine des malentendus ou
« malencontres » dont les pays en développement sont
aujourd'hui le lieu, et beaucoup à approfondir de la logique
des méandres thérapeutiques. Pour illustrer le type de
réponse positive - ainsi que la diversité des angles possibles -
que peut fournir l'anthropologie, on évoquera maintenant
brièvement les textes rassemblés ici.
Sur une question très actuelle, car elle fait référence à la
politique contemporaine des Grandes Endémies
parallèlement au dispositif hospitalier en Afrique, J.-P. Dozon
explicite les prémisses de l'idéologie pastorienne, telles qu'elles se
sont révélées lors de la lutte contre la trypanosomiase
TRADITION ET BIOMÉDECINE 23

(«maladie du sommeil»). Il montre que leur efficacité a


moins tenu à un projet cognitif qu'à leur insertion dans
l'entreprise coloniale, pour constituer un appareil de
contrôle et de quadrillage des populations ; et ceci tout en se
démarquant de la politique sanitaire liée à la mise en valeur
coloniale et de ses intérêts propres - montrer les bienfaits de
la médecine «civilisée». Le paradoxe que souligne J.-P.
Dozon fut que les Pastoriens ont désigné les opérations
militaires coloniales et les déséquilibres démographiques en
découlant comme les véritables responsables de l'épidémie,
se situant du même coup comme la seule institution capable
de rétablir l'ordre et la santé en milieu indigène; mais ils
s'engageaient aussi par là dans un rapport de force avec les
administrations locales, aux objectifs différents, qui se
conclura d'abord à leur dépens, pour fonder aujourd'hui les
modèles de santé publique et d'épidémiologie africaines
(Grandes Endémies, Centre Muraz). La « trypano » est ainsi
l'occasion pour l'anthropologue de s'interroger sur les
métaphores, sur les effets de sens, énoncés notamment en termes
agonistiques, que ce fait, « objectif» déclenche au sein et de
l'institution biomédicale déjà divisée et de l'entreprise
coloniale, et d'éclairer les différences entre leurs objectifs et
intérêts respectifs- outre les malentendus qu'elles ont induits
dans les populations qui n'en retinrent que l'aspect de
contrôle colonial.
M.-E. Gruénais dessine aussi un apport positif de
l'anthropologie, à propos d'une question qu'elle seule peut
poser et analyser. Dans un pays comme le Congo,
relativement prospère par rapport à d'autres pays africains, quelles
sont les raisons aux cas de malnutrition infantile échouant
à - détectés par - l'hôpital de la capitale ? Outre les
malentendus significatifs engendrés par le fait même d'enquêter (les
décalages entre les visées statistiques occidentales et les
représentations locales), il montre que ces cas n'existent et
ne s'expliquent qu'en fonction des traits propres à
l'urbanisation des structures lignagères villageoises, et donc de la
difficile gestion des liens matrimoniaux, qui aboutit à une
sorte d'abandon des enfants nés «n'importe où». Loin
d'être ce lieu idéal d'une dispense rationnelle de soins,
l'hôpital est seulement un point dans la multiplicité des
itinéraires thérapeutiques urbains et, comme institution, le
carrefour et l'objet de multiples stratégies émanant tant du
personnel que des familles ou des autres thérapeutes,
déterminées par les représentations et structures sociales d'une
24 NICOLE SINDZINGRE

société désormais pluri-ethnique et par les effets propres du


milieu urbain.
Le texte de T. Berche était nécessaire pour donner
l'autre point de vue, « symétrique », celui des structures de
développement sanitaire et de « soins de santé primaires », mené
en particulier par les O.N.G. confessionnelles, dont le rôle
est d'une grande importance dans les pays africains. Il décrit
ainsi les logiques spécifiques aux dispensaires relevant
d'O.N.G. catholiques, et leur décalage d'avec les
représentations et thérapeutes locaux, concernant notamment la
nature et l'usage des médicaments. Inséré dans les systèmes
politique et religieux à l'échelle nationale, le dispensaire est
le lieu de stratégies de pouvoir entre des groupes aux
rationalités divergentes (Eglises, O.N.G., personnel infirmier,
administration locale, malades). En tant que financés par
des O.N.G. occidentales, les dispensaires sont considérés par
les gouvernements africains comme n'étant pas de leur
ressort, et manifestent les effets pervers et les contradictions des
politiques de soins de santé primaires, vécus comme imposés
de l'extérieur, tandis que les élites locales aspirent à
l'extension des structures hospitalières : les S. S. P. sont « bons pour
les paysans » et donc à abandonner à l'aide internationale.
Est désignée ici une faille cruciale du développement
sanitaire, et de l'aide humanitaire privée.
Les articles qui suivent représentent un versant plus
« classique » de l'approche anthropologique, davantage
centré sur une société donnée. A propos des Bisa du Burkina,
S. Fainzang analyse, à partir des représentations locales
régissant les recours thérapeutiques, l'impact de la médecine
occidentale, sous ses avatars du dispensaire et des
médicaments ; elle montre bien que celle-ci s'intègre sans difficulté
dans la logique bisa sous-tendant les itinéraires
thérapeutiques, non pas cependant à la place qu'elle en attend, mais en
fonction de critères extrinsèques : représentations relatives
aux comprimés, leur gratuité, le stock existant, la puissance
des blancs par exemple. E.K. Tall introduit une dimension
supplémentaire en traitant des institutions thérapeutiques
d'une société islamisée et stratifiée, les Haalpulaaren du
Sénégal, type récurrent en Afrique, où islam, écriture,
« marabouts » se juxtaposent à des traits locaux.
L'institution thérapeutique prévalente, le « contre-sorcier », engage -
comme ailleurs - l'ordre social dans sa totalité, au prix d'un
paradoxe qui est peut-être celui de la maladie : figure
ambiguë et marginalisée, lui-même ancien malade, le contre-
TRADITION ET BIOMÉDECINE 25

sorcier est simultanément le garant de la tradition en tant


que seul thérapeute pertinent pour les troubles interprétés en
termes de sorcellerie.
Une perspective psychologique est ajoutée par C. Bou-
gerol qui, à propos d'un Antillais victime de troubles
mentaux, décrit l'un des points exacts d'articulation entre règle
culturelle et « réponse » du corps : dans ce milieu
matrilinéaire, où les troubles mentaux sont à priori attribués à la
sorcellerie, relevant d'une recherche générale du sens
pertinent de malheurs répétés, il est impossible à cet individu de
conjoindre dans les faits l'interprétation traditionnelle en
termes de sorcellerie et une attribution à sa propre mère de
la cause de ses infortunes, ce qui l'amène à « déraper » vers le
désordre mental. Enfin, A. Hubert expose d'un point de vue
plus général en quoi l'anthropologie et la connaissance des
faits culturels peuvent être nécessaires à la biomédecine, en
l'occurrence à l'épidémiologie, sur le cas de la
compréhension de la distribution géographique du cancer du rhino-
pharynx. Elle n'est pas là pour fournir une « teinture »
culturelle à une démarche biomédicale à visée curative, mais
pour poser un style de questions, d'hypothèses et de
concepts qui lui sont tout à fait étrangers, portant sur le
fonctionnement des groupes impliqués. Ici, la conjonction
de recherches épidémiologiques et anthropologiques a
démontré le rôle fondamental des comportements culturels
(alimentaires) dans l'élucidation d'un problème initialement
issu de la biomédecine, mais inexplicable dans les seuls
termes de celle-ci.
D. Bonnet explicite dans une note finale qu'on ne peut
comprendre les représentations relatives au paludisme, chez
les Moosé du Burkina- problème stratégique pour la lutte
contre les grandes endémies - qu'intégrées dans un ensemble
plus vaste de représentations symboliques décrivant
l'univers physique et humain, qui fonde des pratiques
spécifiques, conçues en termes de couples qualitatifs : chaud, froid
et frais, amer et sucré notamment. Elles déterminent les
conceptions du corps humain et de son fonctionnement, et
donc l'interprétation et la cure des troubles qui l'affectent,
où le « corps chaud » n'est qu'un élément au sein d'un
dispositif symbolique et social.
On pourrait conclure ces remarques dans une
perspective programmatique. Ces textes ne représentent certes que
certaines approches et certains thèmes possibles de
l'anthropologie, et ouvrent la voie à d'autres. Par ailleurs, ces ana-
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lyses des relations entre sociétés, tradition et médecine, qui


s'appuient sur des observations « fines » du terrain,
requièrent aussi une étude plus approfondie de l'autre terme de la
comparaison, en l'occurrence la biomédecine elle-même.
Sans cesse évoqué pour établir les ressemblances et
différences, il est, par défaut, approximé, idéalisé, traité comme
homogène. Une investigation anthropologique des
institutions biomédicales, en Occident comme dans les pays
exotiques où le pluralisme médical est seulement plus
spectaculaire, qui suivrait les fluctuations des itinéraires
thérapeutiques, permettrait de mieux voir la biomédecine pour
ce qu'elle est - donc de poser des comparaisons plus précises
et pertinentes encore : non pas l'image d'un tout cohérent
qui diffuse à l'« extérieur », mais une mosaïque de
représentations, d'institutions, d'intérêts, d'usages possibles de
discours scientifiques éventuellement divergents, de relations
différentielles aux moyens thérapeutiques - les thérapeutes
« traditionnels », les médecins de ville, la hiérarchie
hospitalière n'y entretiennent à l'évidence pas les mêmes rapports.
Un enjeu en est la compréhension des niveaux engagés par la
science, la technique, la santé et les représentations dont
elles sont l'objet ; et en permettant la comparaison de plura-
lismes différents, celle des phénomènes réellement à l'œuvre
dans une interprétation, une maladie, une guérison.

Nicole Sindzingre

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