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Laurent Giassi
Philopsis : Revue numérique
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1
Kant, Œuvres philosophiques [O.P.], t. 1, Gallimard, 1980 Dissertation de 1770,
Section III, §13, p. 646 : « Le principe de la forme du monde sensible est celui qui contient la
raison du lien universel de toutes choses, en tant que phénomènes ».
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des objets extérieurs, individuels. Hegel se moque de ceux qui s’en tiennent
aux choses extérieures comme à un donné inviolable : les animaux sont
beaucoup plus « sages » qu’eux dans la mesure où ils connaissent la néantité
des choses, en les consommant. C’est ce qu’on pourrait appeler la réfutation
cynique du réalisme : de même que Diogène démontrait contre les apories de
Zénon le mouvement en marchant2, de même la digestion des aliments est la
preuve de la finitude de ceux-ci, c'est-à-dire de leur destination qui est de
servir-à…, de disparaître. Pour pasticher un propos célèbre, le fait de manger
ne prouve pas le pudding mais que le pudding n’est pas et n’a pas un être
absolu, extérieur à la conscience 3 . Plus profondément la consommation
(zehren…auf) est l’analogue sensible de la sursomption spéculative (heben
…auf) 4 illustrée ici par la vertu ironique du langage qui change le singulier
en universel au grand dam de la conscience immédiate.
11
Ibid., p. 26.
12
Ibid., p. 33.
13
Ibid., p. 34.
14
Ces tropes sont ceux 1° de la diversité des animaux, 2° des hommes, 3° des organes
sensoriels, 4° des circonstances, 5° des situations, distances et lieux ; 6° des mélanges, 7° des
différentes grandeurs et constitutions des choses, 8° de la relation, 9° de la fréquence ou
rareté, 10° de la diversité de culture, mœurs, lois.
15
Hegel, La relation…, p. 34.
16
Ibid., p. 51.
17
Phénoménologie, p. 136.
18
On fait référence au célèbre passage de la Métaphysique où Aristote réfute
indirectement ceux qui nient la validité du principe de contradiction en exigeant qu’ils parlent
et disent quelque chose de sensé, sous peine d’être assimilés à un végétal.
19
Kant, O.P., I, p. 906.
soi ou pour nous les deux sont l’universel mais comme dans leur rapport
c’est l’opposition qui l’emporte, un des deux apparaît comme l’essentiel,
l’autre comme inessentiel. C’est d’abord « l’Un déterminé comme le
simple »20, l’objet, qui est l’essence et est indifférent au fait d’être perçu, le
percevoir étant considéré comme inessentiel21. L’universalité de l’objet est
un médiatisé, produit de la dialectique de la certitude sensible et cette
médiation s’exprime sous la forme de la chose aux multiples propriétés : le
simple (einfach, Einfachheit) n’est pas l’unité abstraite mais l’unification
d’une multiplicité sensible. Le ceci sensible est présent ici comme ceci
sursumé, comme propriété déterminée. Dans l’élément de l’universalité les
propriétés sont autant de déterminités universelles indifférentes les unes à
l’égard des autres. L’universalisation qui a lieu à même le sensible fait
passer de la chose aux multiples propriétés (das Ding von vielen
Eigenschaften) à la choséité ou l’essence pure (die Dingheit überhaupt oder
das reine Wesen). L’universalité de la perception déverrouille la certitude
sensible enfoncée dans l’hic et nunc mais cette universalité reste encore
abstraite comme l’indique le terme de choséité ou le qualificatif de pur : la
choséité c’est l’universalisation immédiate du ceci sensible, ce qui se traduit
par la juxtaposition de propriétés qui ne sont en rapport que par la forme du
« aussi indifférent » 22 . En tant que propriétés elles semblent coexister
pacifiquement mais, comme propriétés déterminées, elles se différencient et
s’opposent : l’existence réelle des propriétés se fait dans un Un qui est
« unité excluante »23, une chose actuelle. Comme le résume Hegel :
20
Phénoménologie, p. 160.
21
Ibid., p. 160-161.
22
Ibid., p. 162.
23
Ibid., p. 162.
24
Ibid., p. 163.
25
Ibid., p. 164-165.
26
Phénoménologie, p. 165 : « Du coup, est présent-là maintenant, en l’acte de
percevoir […] l’aspect selon lequel la conscience se trouve refoulée dans soi », c'est-à-dire
que « la non-vérité qui se rencontre là tombe en elle ».
27
Selon le jeu de mots spéculatif hégélien entre Grund (fondement) et zugrunde zu
gehen (disparaître).
28
Ibid., p. 168.
excluant, elle pose la relation de cet Un avec ce qu’il exclut, c’est par son
caractère absolu que la Chose est en relation à d’autres, ce qui est
contradictoire.
« L’ob-jet est plutôt d’un seul et même point de vue le contraire de soi-même,
pour soi dans la mesure où il [est] pour autre chose, et pour autre-chose dans la
mesure où il est pour soi. Il est pour soi, réfléchi dans soi, cet être Un pour soi est
posé dans une unité avec son contraire, l’être pour un autre, et pour cette raison,
seulement comme [quelque chose de] sursumé ; ou cet être pour soi est tout aussi
inessentiel que ce qui seulement devait être l’inessentiel, à savoir la relation à autre
chose. »29
29
Ibid., p. 171.
30
Ibid., p. 172.
31
Jean Granier, Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, 1966,
Seuil, L. I, Le Renversement de la métaphysique, où l’auteur esquisse, contre les analyses de
Deleuze (Nietzsche et la philosophie, 1962), les parallèles possibles entre Hegel et Nietzsche
pour ce qui est de la critique du dualisme.
32
Dans la Logique le concept sera présenté comme le mouvement de syllogisation
réciproque de l’universel, du particulier et du singulier, ce qui est implicite ici dans les figures
de la conscience et qui devient explicite avec l’Entendement.
33
Phénoménologie, p. 175.
34
Ibid., p. 176.
35
Ibid., p. 177-178.
36
Ibid., p. 179.
37
Quand Hegel parle de la force refoulée (die in sich aus ihrer Äusserung
zurückgedrängte, oder die eigentliche Kraft) on se rappellera que ce terme de refoulement
était celui qu’il utilisait pour caractériser la conscience dans la figure de la perception (voir
supra).
38
Leibniz, De la nature elle-même, ou de la force inhérente aux choses créées et de
leurs actions, 1698, in Opuscules philosophiques choisis, Vrin, 2001. Le passage suivant
montre clairement le lien entre physique et métaphysique : « […] dans la substance
corporelle, il doit se trouver une entéléchie première, une certaine capacité première (prôton
dektikon), à savoir la force motrice primitive qui s’ajoute à l’étendue (ou à ce qui est
purement géométrique) et à la masse (ou à ce qui est purement matériel) et qui agit toujours,
mais se trouve diversement modifiée, par la concurrence des autres corps et leurs tendances
ou impulsions. Et c’est ce même principe substantiel qui, dans les vivants, s’appelle âme, dans
les autres êtres, forme substantielle, et qui, en tant qu’il constitue avec la matière une
substance véritablement une, ou une unité par soi, est ce que j’appelle Monade. Supprimez
ces unités véritables et réelles : les corps ne seront plus que des êtres par agrégation, ou plutôt,
c’en est la conséquence, ne seront plus de véritables êtres » (p. 219).
39
Dans les Premiers principes de la métaphysique de la science de la nature, O.P, t.
III, p. 437, selon Kant la dynamique correspond à la catégorie de la qualité comme le
rappelle le Corollaire général à la dynamique : le « REEL dans l’espace » rempli correspond à
la « force de répulsion », « le NEGATIF par rapport au réel » à la « force attractive », « la
LIMITATION » au « degré de remplissement de l’espace ».
intérieur distinct et séparé. La force est d’abord force refoulée dans soi face
aux matières qui sont son Autre. Comme elle-même est ces matières, elle est
sollicitée à s’extériorer à partir d’elle-même, c'est-à-dire d’une autre force,
chacune étant à la fois sollicitante et sollicitée40. Si Hegel insiste ici sur la
réciprocité des déterminations, c’est parce qu’elle ne suffit pas pour penser
l’autogenèse du réel, si la relation réciproque ne fait que s’ajouter à des
entités fixes et séparées. La réciprocité comme relation de termes déjà en
relation avec leur Autre déconstruit les présupposés de toute ontologie
réaliste et surtout empêche le raisonnement métaphysique d’absolutiser le
commencement sous une forme temporelle (origine) ou intemporelle
(principe). Il n’y a pas de force première (Urkraft) absolue pas plus qu’il n’y
a de priorité de la force par rapport à sa manifestation41, si par là on se
représente une force qui ne se manifesterait pas.
« S’il n’y avait rien de plus en ce qui concerne l’intérieur […] il ne resterait
alors rien d’autre que de s’en tenir au phénomène, c'est-à-dire de prendre comme vrai
quelque chose dont nous savons qu’il n’est pas vrai ; ou, pour que néanmoins dans le
vide, qui au vrai n’est advenu que comme vacuité des choses ob-jectives, mais qu’il
faut aussi, comme vacuité en soi, que l’on prenne pour la vacuité de toutes les
relations spirituelles et des différences de la conscience comme conscience, -pour que
donc dans cet ainsi totalement vide, que l’on nomme aussi le sacré, il y ait néanmoins
quelque chose, [il ne resterait rien d’autre que] de le remplir avec des rêveries, des
phénomènes que la conscience s’engendre elle-même »52.
S’en tenir au phénomène non vrai c’est bien ce que font les kantiens
pour qui la connaissance phénoménale remplace la connaissance des choses
en soi ; inversement ceux qui remplissent ce vide avec leurs rêveries
discréditent la connaissance phénoménale en faisant de cet au-delà un
49
Ibid.
50
Ibid., p. 186.
51
Ibid.
52
Ibid., p. 187.
Absolu transcendant. On peut penser ici à Eschenmayer qui insiste sur cette
dimension extatique de la connaissance de l’Absolu :
53
Eschenmayer, La philosophie dans son passage à la non-philosophie, Vrin, 2005,
§41, p. 180.
54
Phénoménologie, p. 187.
55
Ibid., p. 188.
56
Ibid., p. 189.
57
Ibid., p. 189.
58
Pour confirmer les propos de Hegel on peut songer aux différentes applications qui
furent faites de l’attraction newtonienne : de Hume qui prétendit être le Newton du monde
intellectuel en pensant l’association des idées à partir du paradigme newtonien à Saint-Simon
et Fourrier qui tous deux eurent l’ambition de fonder une théorie rationnelle de la société
humaine.
59
Phénoménologie., p. 191.
rapport de termes différents dont l’unité doit être posée, ce qui correspond
alors à la « nécessité intérieure de la loi »60. A la dualité de la loi et du
phénomène se superpose la dualité interne entre le concept de la loi et la loi :
ce concept de la loi est de nouveau une force, pas la force refoulée en soi
mais la force comme unité des différences posées et exprimées dans la loi.
Ainsi on distinguera l’apparition de la loi sous la forme de l’électricité
positive et négative et l’essence même de l’électricité qui, une fois, posée,
contient la nécessité de division de l’électricité en positif et négatif61. La
force électrique est ainsi abstraitement séparée de ses propriétés ou elle se
rapporte à ses propriétés sur le mode de l’avoir, ce qui ne dépasse pas le
stade de la « nécessité extérieure »62. La définition de l’électricité comme
positive et négative repose ici sur une confusion et non une articulation entre
le concept, ou l’essence et l’existence de la force63.
« Se trouve donc énoncée une loi, [et] de celle-ci se trouve différencié, comme
la force, son universel en soi, ou le fondement ; pourtant de cette différence l’on dit
qu’elle n’en est pas une, mais [que] bien plutôt le fondement est disposé tout comme
la loi. L’événement singulier de l’éclair, par exemple, se trouve saisi comme [quelque
chose d’]universel, et cet universel énoncé comme la loi de l’électricité : l’explication
ressaisit ensuite la loi dans la force [entendue] comme l’essence de la loi. Cette force
est ainsi disposée de telle sorte que, lorsqu’elle s’extériore, viennent au jour des
électricités opposées, qui disparaissent à nouveau les unes dans les autres, ce qui veut
dire que la force est disposée exactement comme la loi ; on dit que les deux ne sont
aucunement différentes. Les différences sont l’extérioration universelle pure, ou la loi,
et la force pure ; mais les deux ont le même contenu, la même disposition ; la
différence comme différence du contenu, i.e. de la Chose, se trouve donc aussi à
nouveau soustraite. »65
60
Ibid., p. 191.
61
ibid., p. 192-193.
62
Ibid., p. 193.
63
Ibid.
64
Ibid., p. 194.
65
Ibid., p. 194-195.
d’une loi qui toutes deux expriment le même contenu. Le seul avantage
qu’apporte l’explication c’est que la différence des moments (force/loi) est
mise en rapport par l’entendement avec le contenu, cet intérieur des choses
artificiellement séparé de la sphère phénoménale. Quand le « mouvement
tautologique » de l’entendement66 est compris comme celui de la Chose elle-
même, l’intérieur change d’aspect : la loi comme image stable du monde
phénoménal perd son caractère statique en raison de la différence interne qui
la constitue. Schématiquement Hegel résume ainsi cette transformation de la
loi du phénomène : 1° la répulsion de soi-même de l’homonyme ou
l’attraction du non-homonyme, 2° le devenir-égal de l’inégal et le devenir-
inégal de l’égal67.
66
Ibid., p. 195.
67
Ibid., p. 196.
68
Ibid., p. 197.
69
Hegel, Les orbites des planètes (1801), Vrin, 1979.
70
Dubarle Dominique, La critique de la mécanique newtonienne dans la philosophie
de Hegel, Hegel Tage 1968, Hegel, L’esprit objectif, L’unité de l’histoire, Faculté des Lettres
et Sciences humaines de Lille, René Giard, p. 113-136.
pas à ses différences, l’unité est déjà un opposé, car si l’égal-à-soi est déjà
une abstraction, le fait de se dédoubler constitue le sursumer de ce qu’il est
et donc de son être dédoublé. C’est une fois que cette infinité ou inquiétude
vient au jour à partir de l’intérieur que l’objet pour la conscience est ce
qu’elle est, c'est-à-dire que la conscience devient conscience de soi79. La
conscience devient conscience de la différence comme de quelque chose
d’immédiatement sursumé, elle est acte de différencier qui est en même
temps non différencié : elle est devenue conscience de soi, ce qui correspond
à la coïncidence de l’intérieur des choses et l’intérieur qui regarde dans cet
intérieur. La conscience de soi est bien cet acte de différencier l’indifférencié
et de reconduire ces différences au sein de l’unité : elle est bien cet
homonyme qui se repousse de soi-même. La conscience de soi dépasse ici le
formalisme du sujet transcendantal qui était pour ainsi dire une coquille
vide : le sujet de la connaissance comme fonction impersonnelle de synthèse
était opposé à un monde de phénomènes sans que la réalité ultime de ce Je
(caractère intelligible) et des phénomènes (la chose en soi) puisse apparaître.
Pourquoi Hegel parle-t-il ici d’infinité ? L’hypothèse la plus probable
vient des travaux logiques de Hegel à Iéna où des développements similaires
sur la force aboutissent à une telle catégorie. Dans la Logique et la
Métaphysique de 1804/1805 80 on assiste à la genèse de ce qui sera la
découverte même de Hegel, la vie propre de la pensée sous la forme d’un
mouvement immédiat d’auto-médiation. Si dans Foi et Savoir il a
diagnostiqué l’échec des philosophies de la réflexion à saisir l’infinité, si
dans le Droit naturel il a présenté l’éthicité absolue comme l’actualisation de
l’infinité, c’est dans les travaux de 1804/1805 que Hegel traite pour elle-
même l’infinité. L’infinité ne signifie pas tant un au-delà du savoir, un
dépassement du sujet et de l’objet, que ce mouvement de réflexion de l’être
par lequel celui-ci se pose comme totalité. Seulement comme Hegel accepte
encore la division entre la logique et la métaphysique, ce mouvement
apparaît d’abord comme externe à l’être (logique) avant d’être le fait même
de l’être (métaphysique). La césure encore présente n’est pas absolue car
l’extériorité du réfléchissant et du réfléchi culmine dans le savoir
mathématique et se transforme dans la métaphysique en un Connaître qui
est identique à son contenu (l’en-soi) : les moments du métaphysique sont
une intériorisation des moments abstraits de la Relation simple, point de
départ de la logique. Comme Hegel n’a pas encore découvert le moment de
l’essence, cette autoréflexion de l’être, on assiste à une séparation entre le
moment négatif-dialectique du logique où aucune déterminité ne subsiste
mais est entraînée dans le passage à l’opposé et le moment positif ou l’étant-
en-et-pour-soi. Avec l’infinité Hegel fonde un nouveau régime de
discursivité qui n’est ni le régime de l’entendement voué à épeler les
déterminités finies du réel en les absolutisant, ni le formalisme de la pensée
abstraite. L’infinité n’est pas l’opposé du fini mais le mouvement par lequel
le fini se sursume ou se pose comme totalité – ou plutôt ce mouvement par
lequel le fini sort de soi et passe dans l’unité dans son opposé est justement
l’infinité et la sursomption même du fini. Cette infinité-là n’a rien à voir
79
Ibid., p. 203.
80
Logique et métaphysique, Iéna 1804-1805, Gallimard, 1980.
81
Phénoménologie, p. 184-185 : « Le moyen terme qui syllogise les deux extrêmes
[nous soulignons], l’entendement et l’intérieur, est l’être déployé de la force, [être] qui, pour
l’entendement lui-même, est désormais un disparaître ».
82
Ibid., p. 205.