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E S S A I

« Quand une nouvelle forme de lutte ou d’organisation


s’invente, ça se propage à la vitesse de l’audiovisuel »,
prédisait Félix Guattari en 1979.
Dans ce texte retrouvé par ses enfants après son

Félix Guattari
décès, Félix Guattari analyse comment la production,
la codification et la communication de signes dans le
système capitalistique assujettissent les acteurs sociaux
sur le plan économique et social ainsi que sur celui de la

Lignes de fuite
subjectivité. Cette « dictature » des significations et des
comportements dominants conduit Félix Guattari à pro-
poser, à la suite de ses travaux avec Gilles Deleuze, une
micropolitique émancipatrice. Sa position novatrice est

Conception graphique : www.horizonbleu.com. Photographie de couverture : © Emmanuelle Guattari


plus que jamais d’actualité au cœur de la crise écolo-
gique, politique, économique et sociale, que le monde
traverse aujourd’hui.
Lignes de fuite

Félix Guattari
Pour un autre monde de possibles
Félix Guattari, Préface de Liane Mozère
psychanalyste et philosophe français. Né en 1930, il est
mort en 1992. Il a travaillé toute sa vie à la clinique de
La Borde. Il a notamment publié Chaosmose (Galilée, 1992)
et, avec Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe, (Minuit, 1972).

l’aube

25 €

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Lignes de fuite
La collection Monde en cours
est dirigée par Jean Viard
assisté de Hugues Nancy

© Éditions de l’Aube, 2011


www.editionsdelaube.com
ISBN 978-2-8159-1082-8
Félix Guattari

Lignes de fuite
Pour un autre monde de possibles
préface de Liane Mozère

éditions de l’aube
Du même auteur :
Psychanalyse et transversalité, Maspero, 1974 ; La Découverte,
2003
La Révolution moléculaire, Éditions Recherches, 1977 ; UGE
(10/18), 1980
L’Inconscient machinique, Éditions Recherches, Paris, 1979
Les Années d’hiver : 1980-1985, Bernard Barrault, Paris, 1985 ;
Les Prairies ordinaires, 2009
Cartographies schizoanalytiques, Galilée, 1989
LesTrois Écologies, Galilée, 1989
Chaosmose, Galilée, 1992
Les Nouveaux Espaces de liberté (avec Toni Negri), Éditions
Dominique Bedou, 1985 ; Lignes, 2010
Micropolitiques (avec Suely Rolnik), Les Empêcheurs de penser
en rond, 2007 ; édition originale brésilienne, 1986

avec Gilles Deleuze


L’Anti-Œdipe : capitalisme et schizophrénie, Minuit, 1972
Rhizome, Minuit, 1976
Kafka, pour une littérature mineure, Minuit, 1975
Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Minuit, 1980
Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit, 1991
Préface

Dans Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent :


« La maîtresse d’école ne s’informe pas quand elle interroge un élève,
pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne une règle de grammaire
ou de calcul. Elle “ensigne”, elle donne des ordres, elle commande 1. »
Loin de vouloir «  incriminer  » les professeurs 2 des écoles, une telle
conceptualisation renvoie à la manière dont s’exerce la dictature du
signifiant affirmée dès L’Anti-Œdipe 3. Chaque langue associe à une
chose un ensemble sonore arbitrairement sélectionné dans la gamme
des possibles, et chaque locuteur de cette langue doit apprendre l’arbi-
traire spécifique qui caractérise l’ordre social dans lequel se déploie son
être au monde, au prix du refoulement d’autres possibles explorés ou
non dans l’enfance, dans une autre culture ou même dans une simple
variété de la culture dominante.
Dans le texte présenté ici pour la première fois 4, et rédigé dans le
cadres des recherches menées au CERFI, en parallèle avec la rédac-
tion avec Gilles Deleuze de Mille plateaux, Félix Guattari déploie
une analyse micropolitique qui cherche à explorer la manière dont ces
significations et ces contrôles dominants « fonctionnent » au niveau éco-
nomique, social, culturel et en nous-mêmes, le plus souvent à notre insu.
C’est donc pour lui une façon d’interroger et de mettre au jour comment
« un certain type de langage est tout à fait nécessaire pour stabiliser le
champ social capitalistique ». L’expertise comme les formes dominantes
de compétences constituent, à ses yeux, l’autre face d’un tel étayage.
Associé très tôt à l’aventure exemplaire de la clinique de La Borde,
créée par Jean Oury en 19535, Félix Guattari, psychanalyste devenu
par la suite schizo­analyste, militant politique, mais, surtout, passeur
exemplaire entre des univers jusque-là séparés, a, dès le début des

7
années 1950, toujours affirmé que les investissements libidinaux se
déploient dans tous les champs économiques, sociaux, culturels, maté-
riels, animaux, végétaux, cosmiques. François Fourquet dit de Félix
qu’il était un « parlant  6 », je reprendrais volontiers un autre terme de
celui-ci, Félix était aussi un « voyant 7 ».
La question centrale qu’il pose est : comment agir dans le capitalisme
mondial intégré afin de faire advenir des possibles ? Car dans cette
forme capitalistique, pressent-il à la suite de Foucault 8, les pouvoirs se
miniaturisent. Désormais, ceux-ci ne se contentent plus d’inves­tir les
institutions politiques, économiques, financières, culturelles et sociales,
mais vont à proprement parler contaminer les subjectivités elles-
mêmes afin d’y imposer leurs codes, leurs catégorisations, leurs classe-
ments, leurs protocoles et leurs programmes. L’Anti-Œdipe a dénoncé
la « dictature du signifiant », Guattari va s’attacher à en déceler les
rouages à travers l’assujettissement de tous les modes de sémiotisation
au seul registre du langage. Au même titre que les matières premières,
ne faudrait-il pas alors penser la matière sémiotique comme le produit
d’un certain état de la connaissance fondé sur un modèle de catégories
transcendantes et universelles 9 ? Autrement dit, la langue dominante,
fortement syntaxisée, aux axes paradigmatiques solidement codifiés
« par leur arrimage à une machine d’écriture », devrait-elle constituer
« le cadre a priori, le cadre nécessaire à tous les autres modes d’expres-
sion » ? Si Guattari récuse le principe d’une sémiologie générale, c’est
non seulement parce qu’elle conduit à exploiter des moyens collectifs
de sémiotisation, mais surtout parce que la prééminence du langage
normalisé interdit l’accès à toutes les sémiotiques particulières (artis-
tiques, mimétiques, somatiques, biologiques, musicales, par exemple).
Guattari rapporte « l’ordre des choses » à « l’ordre des signes », signes de
normalité. Le langage est un Équipement collectif, non pas tellement
en tant que bâtiment ou institution mais comme un harnachement,
une armature qui me fait me tenir droite, qui m’assigne une place dans
ses rets et qui me maintient sur les rails, sur la bonne voie, qui donne
un axe à ma pensée : c’est un tuteur.
La méthode schizoanalytique que propose Guattari consiste dès lors
à déterminer de la façon la plus fine et la plus acérée possible comment
est produite cette « soumission généralisée aux sémiologies du langage

8
et aux signifiants des pouvoirs dominants ». Plus précisément, à l’éta-
blir au niveau de « [son] travail sur le réel et non plus seulement au
niveau de [ses] représentations subjectives ». Car « un autre monde est
possible ». Voilà la bonne nouvelle qui vaut encore et peut-être surtout
aujourd’hui. C’est là que se situe l’actualité de la conceptualisation de
Guattari, bien évidemment nourrie et enrichie par le travail com-
mun avec Gilles Deleuze. Même les équipements, les institutions, les
groupes les plus assujettis 10 à une finalité programmatique refermée sur
elle-même sont dotés d’« ouvertures pragmatiques » sur une économie
du désir. Il convient, pour cela, d’être toujours modestement guetteur,
veilleur, vigie, éclaireur, visionnaire et sensible aux détails, « au petit
côté de l’histoire », à ce qui se produit « à domicile », c’est-à-dire au plus
près des situations, à ce qui échappe aux stéréotypes avec lesquels elles
sont parlées. Pour appréhender, inventer et bricoler les outils appro-
priés, les processus à échafauder, les méthodologies à mettre en œuvre,
Guattari propose des pistes dont l’efficacité n’est pas garantie, car elles
demeurent toujours contingentes à la situation et indécidables a priori.
À chacun d’expérimenter les siennes afin de saisir lesquelles conviennent
le mieux à ce qui se joue là, in situ, dans des conditions spécifiques et
contextualisées. Quelque chose du dehors force le passage, détonne, fait
intrusion et grossit à vue d’œil jusqu’à submerger les autres composantes
du tableau existant. On se souvient, dans Mille plateaux, du nez de
Monsieur Klein, du film éponyme interprété par Alain Delon, qui,
soudain, sous un éclairage nouveau, le fait entrer dans un « devenir-
juif  ». S’approprier et faire usage d’une méthode schizoanalytique
consiste, dès lors, à capter le « virus micropolitique » à l’œuvre dans telle
machine disciplinaire, dans tel autre système de surveillance et à fuir,
par des chemins de traverse, par des voies détournées, vers des terres
inexplorées qui se trouvent pourtant tout près, juste à côté de nous mais
que notre aveuglement ne nous permettait pas jusque-là de discerner.
Non pas dévoiler quelque chose qui serait caché pour l’interpréter, mais
expérimenter. Mille plateaux à nouveau.
Une telle méthodologie de rupture sous-entend des agencements
collectifs de désir qui édifient des radeaux capables de résister aux
composantes répressives et, en surmontant leur chaos, de créer des
effets de traversées et de prises de terre, « un effet boule de neige ». Ces

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a­ gencements collectifs d’énonciation nous permettent de nous déprendre
de nos identités, de nos fonctions, de nos rôles et d’ouvrir un espace-
temps où puisse se déployer le désir. En d’autres termes, d’imaginer de
nouvelles machines, de multiplier les centres de décision, de favoriser la
propagation, la contagion, la prolifération des lignes de fuite porteuses
de désir. Souvenons-nous comment se sont déclenchées les révoltes étu-
diantes en 1968, voyons aujourd’hui la manière dont déferlent, dans
le monde arabe, en Chine, en Israël, en Malaisie, en Espagne et en
Grèce, les vagues révolutionnaires à partir du suicide isolé d’un jeune
Tunisien. Par contagion, comme par une contamination qui se diffuse
à partir d’une multiplicité de points distants et souterrains rejaillis-
sant soudain pour former des rhizomes qui se répondent et exigent de
nous d’entrer dans la danse ou, plutôt, d’être à la hauteur de ce qu’eux
engagent, rien de moins que leur vie. C’est d’un tel dehors multipolaire
qu’une chance historique nous est offerte gracieusement par ces hommes
et ces femmes épris de liberté. L’accident de Fukushima, dévastateur,
exige lui aussi que nous tracions d’autres assemblages et nous indique
la nécessité d’inventer pragmatiquement et temporairement un autre
monde. Rien n’est jamais acquis mais tout est encore possible.
Comme le dit Gilles Deleuze dans L’Abécédaire, à « R » comme
Révolution : « Toutes les révolutions foirent. Tout le monde le sait.
Et on fait semblant de le redécouvrir. Il faut être un peu débile. Alors,
là-dessus, tout le monde s’engouffre et c’est le révisionnisme actuel  :
il y a Furet qui découvre que la Révolution française, ce n’était pas
si bien que ça. Très bien, d’accord. Elle a foiré aussi. La Révolution
française, elle a donné Napoléon (on fait des découvertes qui ne sont
pas très émouvantes par leur nouveauté). La révolution anglaise a
donné Cromwell. La révolution américaine a donné quoi ? Pire, non ?
Elle a donné je ne sais qui. Elle a donné Reagan. […] Que les révolu-
tions échouent, que les révolutions tournent mal, ça n’a jamais empê-
ché les gens, ni fait que les gens ne deviennent pas révolutionnaires.
On mélange deux choses absolument différentes […] C’est la confusion
du devenir et de l’histoire […] Les historiens nous parlent de l’avenir
de la révolution, ou de l’avenir des révolutions. Mais ce n’est pas du
tout ça la question. Ils peuvent […] toujours montrer que si l’avenir
a été mauvais, c’est que le mauvais était déjà là dès le début, mais le

10
problème concret, c’est pourquoi et comment les gens deviennent révo-
lutionnaires […] L’affaire des hommes dans les situations de tyrannie,
d’oppression, c’est effectivement de devenir révolutionnaires. Parce
qu’il n’y a pas d’autre chose à faire. Quand on nous dit après ça “Ha,
mais ça tourne mal tout ça”, on ne parle pas de la même chose. C’est
comme si on parlait deux ­langues absolument différentes. L’avenir de
l’histoire et le devenir actuel des gens, ce n’est pas la même chose 11. »
Une telle position est risquée, elle est compromettante, elle est pour-
tant la seule possible même si elle engendre des réactions en chaîne inat-
tendues, des croisements, des mariages des plus imprévus, y compris « les
plus “contre-nature” » 12. Elle seule, en effet, permet d’établir une carto-
graphie des «  composantes mutationnelles, des aspérités sémiotiques,
des points-signes de déterritorialisation  », à même, on pourrait dire
à fleur de peau, des matières d’expression. Ce que Guattari appelle des
« composantes de passage », d’un agencement à un autre, d’une ritour-
nelle à l’autre, d’une langue ou d’un dialecte à un autre. Car c’est la
seule chose à faire pour paraphraser Deleuze cité plus haut. À savoir :
cartographier de manière schizoanalytique afin de détecter les nœuds
«  où ça coince  », les espaces-temps ou au contraire «  ça marche  » et
les faire travailler, les faire fuir. Un exercice de haute précision, de
minutie, dans la dentelle de l’entrelacs des détails. Dieu gît dans les
détails 13. Les parades des oiseaux, la petite sonate de Vinteuil chez
Proust, les inventions de Fauré, de Debussy, de Berg, de Stravinsky
échappant aux déferlantes wagnériennes 14, les inventions fulgurantes
des enfants, les « grandes décisions qu’on prend en rêve et qui changent
effectivement la vie, les grandes inventions des visionnaires qui
changent le monde  », tout cela permet de résister aux conditionne-
ments qui conduisent les gens « à applaudir en cadence, par le vote,
les sondages, les manifestations ». Rappelons-nous : trois millions de
personnes dans la rue contre la réforme des retraites. Et l’impasse.
Il nous appartient d’inventer de nouvelles formes politiques. Si jamais
la forme coopérative parvient à émerger dans la mouvance ­d’Europe
Écologie, peut-être est-ce un des possibles. Alors que les instances
répressives (comme les tribunaux invisibles : le surmoi, la névrose, les
inhibitions) nous tiennent par tous les bouts, nous infantilisent et nous
culpabilisent, il faudra bien faire rhizomes, ces formes où n’importe

11
quel point peut se c­onnecter à n’importe lequel des autres points, de
manière aléatoire, ce que Guattari appelle une « matière à option ».
Les iris sont des rhizomes, leur expansion est en apparence anarchique
alors qu’elle est contingente, elle fraie au contraire des cheminements
nouveaux, elle ouvre des passages dont la carte est trace, tout comme
les connexions qu’opère une micropolitique du désir toujours singulière.
Guattari avait pressenti ce qui se produit aujourd’hui lorsqu’en
1979 il écrivait : « Quand une nouvelle forme de lutte ou d’organi-
sation s’invente, ça se propage à la vitesse de l’audiovisuel » (comme les
radios et les transistors en 1968, les SMS et les tweets actuellement).
Pour ne pas devenir « normopathe », selon l’heureuse formulation de
Jean Oury, il est vital de persister dans son être et d’accroître sa puis-
sance d’agir comme le conseille Spinoza. Autrement dit, de faire adve-
nir « des révolutions sociales ou esthétiques qui travailleront les corps,
les métabolismes les plus souterrains, la perception du monde, des for-
mules d’inter-subjectivation et un certain pressentiment de l’avenir ».
Ce n’est pas le résultat qui est intéressant, écrit Guattari à propos de
Swann, « mais le machinisme créateur ».
Les agencements collectifs de désir constituant la réalité du tissu
social pourraient contrer les institutions assujetissantes. Lorsque des
comportements sont considérés comme asociaux, fous, infantiles, délin-
quants, c’est-à-dire ne sont pas « équipés » de lois transcendantes et de
représentations de la loi, c’est là, affirme Guattari, « le lieu où tout ce
qui reste vivant dans le socius se réfugie et d’où tout peut repartir pour
construire un autre monde possible ». À nous de l’expérimenter.

Paris, le 10 juillet 2011


Liane Mozère
Avertissement

Cette étude aborde trois séries de questions concernant :


1. les modes de sémiotisation mis en jeu par les formations de pouvoir
et en particulier par les Équipements collectifs ;
2. la critique de certaines conceptions sémiotiques actuelles en tant
qu’elles freinent, selon nous, l’essor de la recherche dans ce domaine ;
et en annexe,
3. l’exploration d’une composante sémiotique « infra-individuelle » dite
de traits de visagéité, à titre d’exemple des paramètres « moléculaires »
qu’une analyse institutionnelle devrait prendre en compte pour abor-
der le fonctionnement de l’inconscient dans le champ social.
L’ordre de présentation de ces trois parties est relativement arbi-
traire. En effet, la référence aux développements sémiotiques de la
­deuxième est constante pour situer les notions avancées dans la pre-
mière. Inversement, les critiques de la sémiotique qui sont formulées
dans la deuxième sont inséparables des impasses de sa mise à l’épreuve
sur le terrain, par exemple, des Équipements collectifs tels qu’ils sont
décrits dans la première. Quant à la troisième partie qui articule un
ensemble de propositions théoriques sans trop se soucier de leur étayage
systématique, elle n’a d’autre ambition que d’indiquer les différentes
directions d’une recherche en cours et à partir de laquelle les remises en
question exposées dans ce travail peuvent seules, à notre sens, trouver
leur fondement véritable.
Cette disposition des parties en «  rhizome  » (pour annoncer une
expression que nous opposerons dans le cours de ce travail aux struc-
tures arborescentes) se retrouvera à l’intérieur du texte lui-même. Nous
avons en effet renoncé à des artifices d’exposition tendant à accréditer
l’idée que nous serions en mesure de fournir au lecteur des réponses
systématiques sur des objets parfaitement délimités et selon une métho-
dologie dûment codifiée. Notre intention est moins de transmettre à
des spécialistes un corpus de propositions théoriques que d’induire une
procédure d’analyse susceptible de transférer son dynamisme propre aux
personnes et aux groupes qu’elle pourrait concerner et de catalyser ainsi,
dans ce domaine de la recherche, quelques-uns de ces agencements col-
lectifs d’énonciation dont nous ne cesserons de parler ici et qui consti-
tuent le centre véritable de nos préoccupations.

13
Première partie
Assujettissement sémiotique
et Équipements collectifs
L’inconscient n’est pas structuré
comme un langage

Les machines de l’inconscient


Les définitions actuelles de l’inconscient – en particulier celle
des structuralistes qui prétendent le réduire à des articulations
symboliques de l’ordre du langage – ne permettent pas de saisir
les voies de passage entre le désir individuel et les productions
sémiotiques de toute nature qui interviennent dans les structures
sociales, économiques, industrielles, scientifiques, artistiques,
etc. Nous nous efforcerons de montrer en quoi une étude des
processus libidinaux, dans tous ces domaines, est véritablement
incompatible avec le postulat structuraliste qui consiste à affir-
mer que l’inconscient est « structuré comme un langage ». Si l’on
devait encore parler de structure à propos de l’inconscient – ce
qui n’est pas évident, nous y reviendrons –, nous dirions plutôt
qu’il est structuré comme une multiplicité de modes de sémio­
tisation, dont l’énonciation linguistique n’est peut-être pas le
plus important. C’est à cette condition que l’on pourra faire sortir
l’inconscient et le désir du carcan d’une individuation subjective,
conscientielle et personnologique dans lequel on a prétendu les
enfermer – les considérations sur l’« inconscient collectif » ne se
ramenant, la plupart du temps, qu’à des constructions métaphy-
siques sur le « destin » analogique ou sublimatoire des pulsions.
L’inconscient n’est ni individuel ni collectif, il est partout où un
travail des signes porte sur la réalité et constitue une « vision »
du monde, ce que Roger Chambon appelle une « ­parution » du

17
monde et qui devrait, selon lui, être distinguée d’une simple
représentation pour être entendue comme une «  perception
productive 15 ».
Partons d’un exemple simple, ou plutôt d’un exemple que
nous simplifierons à dessein pour nous faire comprendre : celui de
l’interprétation de l’argent par les psychanalystes. Il traîne par-
tout, aussi est-il inutile de l’exposer en détail. Rappelons simple-
ment que dans sa version la plus vulgarisée, cette interprétation
considère que le rapport d’un individu à l’argent est un équiva-
lent symbolique de son rapport infantile aux matières fécales.
La méthode consiste, en fait, à mettre en correspondance, à
rabattre la constellation des objets de désir particulière à une
période de la vie et le mode de subjectivation qui lui correspond
sur ceux d’une autre période. La perspective que nous propo-
sons ici est tout autre : nous considérons qu’il n’y a, dans cette
affaire, « matière » à aucune translation de cette nature, à aucune
interprétation, à aucun symbolisme. Une activité monétaire, en
effet, en tant que telle, met en jeu des composantes sémiotiques
et une pragmatique de déterritorialisation qui, au départ, sont
très différentes de celles qui peuvent exister par ailleurs soit dans
le registre du corps, soit dans celui de l’image, soit dans celui du
langage. Il n’existe donc pas, pour nous, de passage nécessaire,
par exemple, entre une « fixation » aux matières fécales et un atta-
chement à l’argent. Les modes de sémiotisation correspondant au
prétendu « stade anal » (le toucher, l’odorat, un certain type de
provocations ludiques à l’égard de l’entourage, etc.) peuvent, dans
certaines conditions, entrer en connexion avec les composantes
sémiotiques de l’échange monétaire ou celles, «  iconiques  » et
perceptives, qui sont mises en jeu par le rêve, ou encore avec celles
qui sont impliquées par l’interprétation psychanalytique et son
type particulier de méta-langage. Mais il nous paraît absurde de
considérer que de telles connexions puissent être programmées
à partir de stades psycho-génétiques, d’archétypes, de chaînes
signifiantes ou de « mathèmes de l’inconscient ». Plutôt que de
considérer qu’on ait affaire ici à des objets, à des « stades » et à
des instances psychiques qui constitueraient les invariants d’un

18
inconscient, structurés à la façon d’une syntaxe, nous propo-
sons, au contraire, de partir des types particuliers d’agencements
de composantes sémiotiques qui manifestent, à un moment donné,
dans une situation donnée, les vraies structures de l’inconscient, ou,
plutôt, ce que nous préférons appeler les machines de l’incons-
cient. Ces machines vivantes ont pour caractéristique de tendre
constamment à dégager des encodages préformés ou des fixa-
tions aux souvenirs infantiles. L’inconscient est en acte, tourné
vers l’avenir, à portée de main d’une pragmatique opérant sur
les situations, réelles –  même lorsque celles-ci ne peuvent plus
déboucher, en apparence, que sur des réitérations ou des impasses
névrotiques. Lorsqu’un psycha­nalyste interprétera, par exemple,
un rêve en appliquant son équation passe-partout caca = argent 16,
il confondra, comme à plaisir, les composantes pragmatiques
des divers agencements d’énonciation qui, dans l’exemple que
nous évoquions, pourraient déjà être distinguées selon les trois
ensembles suivants :
a – l’agencement de désir correspondant à l’activité d’un
enfant jouant avec son caca et qui est inséparable de toute une
stratégie familiale, de tout un monde d’objets et de relations qui
l’entourent ;
b – l’agencement correspondant au fait qu’un patient raconte
à son psychanalyste un rêve (où il sera question de caca et/ou
d’argent) et qui est inséparable de techniques de traduction des
énoncés discursifs et des représentations iconiques relevant :
1) des propres grilles interprétatives du patient à son réveil,
2) de celles qui ont été élaborées par l’institution psychanalytique ;
c – l’agencement inconscient correspondant à un maniement
réel d’argent, qui entretient évidemment des rapports spécifiques
avec les modes d’assujettissements économiques et sociaux d’une
société donnée – en fait, il s’agit probablement ici d’une multi-
plicité d’agencements, le « rapport d’argent » n’étant pas du tout
le même, par exemple, entre un psychanalyste et son patient, une
mère et son enfant, un épicier et un enfant, etc.

19
La dictature du signifiant
Leur syncrétisme conduit les psychanalystes à traverser et à
écraser les différents types d’agencements d’énonciation auxquels
ils sont confrontés et à confondre les composantes sémiotiques
qu’ils mettent en jeu. Ils prétendent rester dans le champ du
« symbolique » et ils considèrent que la réalité des situations, tout
ce qui «  fait la différence  » du point de vue des stratifications
sociales et de la matérialité des modes d’expression et de produc-
tion, n’interfère pas essentiellement avec leur champ. En pratique,
ils laissent purement et simplement de côté les enjeux politiques
et micro-politiques qui sont impliqués par leur «  objet  », ils se
détournent de la complexité réelle des contextes, des rapports de
force, des technologies spécifiques de pouvoirs, qu’aucune inter-
prétation universelle, il est vrai, ne saurait leur livrer ! Le glisse-
ment qu’effectue une interprétation psychanalytique en passant
du jeu d’un enfant à un rêve ou à un rapport économique perd
les dimensions sémiotiques inconscientes qui sont au fondement
de chacune de ces situations. Toute micro-politique du désir
qui se proposerait de prendre le contre-pied de cette confusion
des plans, de cet effondrement sémiotique généralisé, de cette
« dictature du signifiant », devrait nécessairement rompre, selon
nous, avec les conceptions de l’inconscient qui lui attribuent une
structure, une consistance structurale homogène. Nous ne sau-
rions trop le répéter : on n’a jamais affaire à l’Inconscient avec un
I majuscule, mais toujours à n formules d’inconscients, variant en
raison de la nature des composantes sémiotiques qui connectent
les individus les uns aux autres : les fonctions somatiques et
perceptives, les institutions, les espaces, les équipements, les
machines, etc.
Sur cette question du rapport de l’inconscient au langage,
Freud avait été plus prudent que l’actuel courant structuraliste
de la psychanalyse française. Il avait pris soin de distinguer, à
un niveau topique, les représentations de chose (Sachvorstellung)
– d’ordre iconique, comme on dirait aujourd’hui –, des repré-
sentations de mot (Wortvorstellung) – d’ordre linguistique. Mais

20
il n’en affirmait pas moins la suprématie du mot sur l’image, le
processus primaire inconscient ne parvenant jamais à se dégager
tout à fait des représentations de chose (traitant par exemple les
mots comme des choses dans le rêve ou dans la schizophrénie),
et le système préconscient-conscient étant seul capable de mettre
en connexion ces deux types de représentation 17. Certes, il n’est
pas douteux qu’une telle suprématie puisse exister ; mais unique-
ment dans certains cas, uniquement dans le cadre de formations
de pouvoir particulières, celles du monde diurne, normal, civilisé
blanc, phallocratique, scolarisé, hiérarchisé, etc., du monde que
nous qualifierons globalement de capitalistique, désignant ainsi
l’ensemble des systèmes sociaux fonctionnant à partir d’un déco-
dage généralisé des flux.
En effet, une des caractéristiques de ces formations capi-
talistiques, c’est leur recours à un type particulier de machines
sémiotiques sur-codant toutes les autres composantes sémio-
tiques et leur permettant de manipuler, d’orienter les flux quels
qu’ils soient, aussi bien au niveau de la production qu’au niveau
du champ social ou de l’individu. Les chaînes déterritorialisées
mises en jeu par ces machines ne sont pas, en tant que telles,
signifiantes (nous les dirons même a-signifiantes dans le cas, par
exemple, des chaînes syntagmatiques de la langue, des machines
de signes scientifiques, technologiques, économiques, etc.),
mais elles entretiennent des rapports particuliers avec les conte-
nus signifiants. Elles les hiérarchisent, les ordonnent à partir
d’une grille sémiotique unique fonctionnant fondamentalement
comme machine d’assujettissement au service des formations de
pouvoir (par exemple, machine scolaire, militaire, juridique, etc.)
et, secondairement, comme mode d’expression significatif. Le
para­doxe, c’est que ce sont précisément ces chaînes a-signifiantes,
mises en jeu par ces formations capitalistiques, que les structura-
listes qualifient de signifiantes. Ils veulent en faire une sorte de
constituant universel des structures. Partout où il y a structure, on
devrait, selon eux, retrouver ce type de matériau signifiant : c’est
ainsi que l’on aurait affaire aux mêmes systèmes d’articulations
au niveau du langage et de l’inconscient, au niveau des chaînes

21
d’encodages génétiques et au niveau des relations élémentaires de
la parenté dans les sociétés primitives, au niveau de la rhétorique,
de la stylistique et de la poétique, au niveau du mode de fonction-
nement de la société de consommation et au niveau de la mode,
du cinéma, voire du discours des sciences, etc. Pour notre part,
il nous semble tout à fait nécessaire et urgent de désagréger cet
agglomérat qu’on nous présente aujourd’hui sous la catégorie du
signifiant ou du symbolique et qui, pour de nombreux chercheurs,
semble être devenu une notion de base, un point de départ évi-
dent. Nous considérons, en effet, que chaque type d’agencement
procède à la concaténation de chaînes sémiotiques foncièrement
différentes les unes des autres et qui fonctionnent au départ non
comme un discours signifiant, mais comme autant de machines
de signes a-­signifiants 18. Ce à quoi on a affaire, au sein des procès
productifs et des ensembles sociaux, c’est toujours à des procé-
dés sémiotiques, à des régimes de signes dont il est absurde de
vouloir proposer des clefs universelles. On ne rencontre jamais
du «  signifiant  » en général, on est toujours confronté, «  sur le
terrain », à des compositions sémiotiques mélangeant les genres,
à des mixtes, à des constellations ouvertes sur un possible non
calculable en termes de structure, à ce que nous appellerons une
créativité machinique. L’impérialisme signifiant, en conduisant à
la perte de la polyvocité des composantes d’expression dans une
sorte d’effondrement sémiotique, rabat tous les modes de pro-
duction et toutes les formations sociales sur les sémiotiques du
pouvoir. Ainsi notre problème n’est-il pas uniquement doctrinal,
mais aussi pratique : le signifiant, ce n’est pas seulement une erreur
des linguistes et des psychanalystes structuralistes, c’est quelque
chose qui se vit dans l’existence quotidienne, qui nous assujettit
à la conviction qu’il existe quelque part un référent universel, que
le monde, la société, l’individu et les lois qui les régissent sont
structurés selon un ordre nécessaire, qu’ils ont un sens profond.
Le signifiant, en fait, est un procédé fondamental de dissimula-
tion du mode de fonctionnement réel des formations de pouvoir.
À la suite des linguistes et des sémioticiens, les icones, les dia-
grammes ou n’importe quel moyen d’expression dit pré-verbal,

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gestuel, mimique, corporel, etc., sont considérés comme devant
tomber sous la dépendance d’une langue signifiante. Il leur
« manque » quelque chose. C’est comme s’ils étaient condamnés
à attendre que des chaînes signifiantes linguistiques viennent les
prendre en charge pour contrôler, interpréter, baliser les voies
autorisées, les sens interdits, les écarts tolérés. Et pourtant,
l’anthropologie et l’histoire nous fournissent maints témoignages
sur le fonctionnement de sociétés qui ont fait l’économie de ce
type d’assujettissements sémiotiques ! Leur système d’expression
n’en était pas moins riche : tout au contraire, le mode d’inter­action
qu’elles réalisaient entre la parole et les autres modes de sémioti-
sation (rituels, gestuels, musicaux, mythiques, éco­nomiques, etc.)
correspondait, semble-t-il, beaucoup mieux à une expression col-
lective de désir et à un certain type d’homéostasie sociale. S’agit-il
d’étapes dépassées ou d’un choix micro-­politique toujours actuel,
comme semblent le penser les divers courants que l’on peut rat-
tacher à la «  nouvelle culture  », à l’écologie, aux mouvements
consommateurs, etc. ?
Pour nous, cette « fixation » des sociétés archaïques aux sémio-
tiques pré-signifiantes est moins une affaire de fidélité aux origines
ou de goût inné pour une expression spontanée que la consé-
quence d’une attitude défensive participant de toute une série de
dispositifs contre l’émergence d’un certain type de pouvoir qui, de
la chefferie à l’État, impose que tous les modes de division sociale
du travail s’effectuent au profit de castes et de classes exploiteuses.
Dans cette perspective, l’absence d’écriture, dans les «  sociétés
primitives  », devrait être rapportée moins à un manque, à une
carence, à un sous-­développement, qu’à une résistance collective
inconsciente contre un certain type de machinisme déterritoria-
lisé (c’est ainsi qu’aujour­d’hui, dans les États africains modernes,
les langues vernaculaires servent quelquefois de refuge à l’expres-
sion d’un mode de vie littéralement « encerclé » par la montée des
équipements du capitalisme) 19. Mais la survie de modes de sémio-
tisation parvenant à échapper, ne serait-ce que partiellement, à la
«  dictature  » du signifiant scripturaire, se pose également dans
nos sociétés, du côté de l’enfance, de la folie, de la création…

23
Et même au sein des secteurs les plus «  policés  », une analyse
des formations collectives de désir serait amenée à éclairer d’un
jour nouveau une multitude de pratiques et d’espaces «  com-
pensatoires  », la constitution de zones secrètes ou honteuses
aussi bien que d’«  îlots respirables  » –  selon une expression de
Koestler – pour « prendre du champ », ne serait-ce que quelques
instants, à l’égard des différentes formes de névrose sociale à quoi
se ­résument généralement les systèmes de la vie conjugale, des
relations hiérarchiques, du bureaucratisme, des loisirs organi-
sés… Les objets privilégiés d’une telle analyse pourraient alors
être aussi bien le fonctionnement des bandes de jeunes dans les
caves des HLM que les « charmes discrets » des partouzes bour-
geoises, des ballets roses, ou tout simplement l’ethno­graphie des
relations de bistrot et des « tasses » homosexuelles, etc. Activités
marginales résiduelles, rançon inévitable de toute organisation
sociale, dira-­t-on ! Mais qui ne saurait justifier en rien la néces-
sité d’un domptage des pulsions, d’un quadrillage signifiant de la
sexualité ! Il est de fait que l’instauration des divers modes actuels
d’assujettissement économiques et sociaux deviendrait rapide-
ment impossible si elle n’était étagée sur cette « dictature » des
significations et des contrôles dominants qui impose ses normes
à la racine de toute sémiotisation, qui enracine le sens de l’inter-
dit au cœur de l’esprit et du corps, qui déclenche des machines
de culpabilisation si puissantes qu’elles finissent par mobiliser
l’essentiel de l’énergie libidinale de l’individu. Un certain type de
langue et certains modes de sémiotisation individués et culpabili-
sants apparaissent donc comme étant tout à fait nécessaires pour
stabiliser le champ social capitalistique. Ils impliquent, en parti-
culier, la prise de pouvoir d’une langue nationale véhiculaire des
lois et des valeurs du système dominant et réduisent à un statut
marginal les dialectes, les langues spéciales, les modes d’expres-
sion infantiles, « pathologiques » ou, tout simplement, les anni-
hilent. Il s’agit certes là de données de fait peu contestables, mais
dont les structuralistes tendent à faire des données de droit. Une
analyse micro-politique des composantes sémiotiques mises en
jeu dans des situations concrètes conduirait à montrer que cette

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« structuralisation » des diverses ­composantes sémiotiques, c’est-
à-dire le fait d’être constamment mises en demeure, d’avoir des
comptes à rendre, d’être traduites devant le tribunal des syntaxes,
des sémantiques et des pragmatiques des formations de pouvoir
dominantes, elles-mêmes traductibilisables dans une compétence
linguistique nationale, n’est pas un fait par nature, la conséquence
d’universaux linguistiques ou d’une nécessaire structuration sym-
bolique des rapports humains 20 ; elle peut aussi bien être combat-
tue et être défaite, et pas seulement dans des sociétés « sans État »,
pour reprendre l’expression de Pierre Clastres 21, pas seulement
dans des situations archaïques, pathologiques ou marginales…

Une pragmatique analytique non réductrice


Examiner ce qui, dans les théories linguistiques et sémiotiques
actuelles, « autorise » les interprétations réductrices signifiantes,
qu’elles ressortissent à la linguistique, à la psychanalyse ou à la
vie quotidienne. La linguistique et la sémiologie ont longtemps
vécu sur le modèle de l’analyse phonologique. À la suite du courant
chomskyste, l’accent a été mis sur des modèles syntaxiques, puis
sémantiques et, plus récemment, des tentatives de théorisation de
l’énonciation ont commencé à voir le jour. Selon nous, cette tra-
jectoire ne prendra toute sa portée que lorsque pourra être consti-
tuée une véritable analyse pragmatique permettant d’explorer la
micro-politique du désir dans le champ social. Mais cela ne sera
possible que dans la mesure où auront été suffisamment déblayés
les préjugés structuralistes qui, remarquons-le, dans le domaine
de la linguistique et de la sémiotique, sont devenus quelquefois
très proches de ceux de la psychanalyse.
Dans la seconde partie de cette recherche, nous propose-
rons une classification des composantes sémiotiques qui s’effor­
cera de respecter leurs différences de nature  ; nous essaierons
d’esquis­ser les grandes lignes de ce que pourrait être la démarche
d’une analyse pragmatique non réductrice. Nous pensons que
les Équipements collectifs, dans la mesure où ils mettent en
jeu une gamme très étendue de composantes d’encodages et de

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c­ omposantes ­sémiotiques, pourront constituer un point d’appli-
cation privilégié pour cet abord pragmatique de l’économie des
désirs dans le champ social. La psychanalyse, à ses débuts, n’a pu
se développer qu’à partir de l’étude de monographies. Il devrait
en aller de même pour ce nouveau type d’analyse de l’inconscient,
dont les objets devraient être abordés sous des angles et selon des
méthodes, des concepts et des agencements d’énonciation radi-
calement différents, non seulement de ceux de la psychanalyse de
« cabinet », mais aussi de ceux de la sociologie universitaire. Il ne s’agit
plus ici, en effet, de partir de « complexes », de nœuds structuraux
universels ou de paramètres simples constitutifs de champs com-
plexes, comme ceux que proposait, par exemple, Kurt Lewin pour
constituer sa psycho-sociologie ou, plus récemment, le groupe
dit de Palo Alto, autour de Gregory Bateson lorsqu’il a tenté de
traiter les communications intra-familiales en termes de théorie
de l’information 22. Une pragmatique analytique, dans la mesure
où elle s’attache à des objets institutionnels complexes comme les
Équipements collectifs (au sein desquels interagissent des com-
posantes sémiotiques de toute nature, économiques, politiques,
administratives et juridiques – relevant de l’État ; écono­miques,
urbanistiques, technologiques, scientifiques – relevant de divers
niveaux institutionnels publics et privés ; somatiques, perceptives,
affectives, imaginaires – relevant de niveaux individuels et infra-
individuels, organes, fonctions, comportements, etc.), serait
amenée, au contraire, à ne jamais se couper des modes d’énoncia-
tion collectifs spécifiques de chacune des constellations réalisées
par ses composantes, et elle tendrait elle-même à se constituer en
« analyseur », en groupe analytique-sujet 23.

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