Sunteți pe pagina 1din 15

Le plan d'immanence chez Deleuze

Qu’appelle t-on « penser » après Kant ? Qu’appelle t-on « être » après Heidegger.
Ce ne sont pas des questions étrangères la philosophie de Deleuze. Au contraire,
Deleuze a longuement médité sa réponse. Si nous nous mettions à parcourir son œuvre,
depuis son commencement, à la lumière de ce double questionnement, il n’y a aucun
doute que son œuvre nous apparaîtrait comme une longue méditation concernant la
signification de ces problèmes dans un contexte post-kantien et post-heideggérien.
Après un long parcours philosophique, dans un texte presque ultime (Qu’est-ce que la
philosophie), Deleuze estimera que le moment est venu de donner une réponse. Le
nom qu’il a donné à cette réponse semble aller de soi, et passe même pour l’emblème
de sa philosophie : « immanence ». Et pourtant, rien ne nous paraît moins évident que
de comprendre ce qui en question ici. Que faut-il entendre exactement dans ce nom et
cette réponse ? A quel niveau se place-t-on lorsqu’on parle d’immanence ? Cela
demandait à être dit avec précision, et c’est pourquoi le chapitre de Qu’est-ce que la
philosophie sur le plan d’immanence devait prendre une allure si condensée et difficile.
Evitons pour commencer une erreur qui risquerait d’assombrir toute tentative
d’éclaircissement : penser l’immanence à l’ombre de l’univocité. Immanence et
univocité sont deux concepts majeurs de la philosophie de Deleuze. Mais, s’il y a deux
concepts, sans doute une distinction philosophique passe-t-elle entre les deux. En
traitant de l’immanence, il est donc probable que Deleuze n’a pas voulu faire autre
chose que rendre compte du sens propre de l’immanence. Aussi nous semble-t-il
légitime de supposer que l’immanence pose un problème qui se distingue de la
question de l’univocité. Même s’il y a une affirmation d’immanence dans l’univocité –
on sait que la réfutation de l’analogie, de l’équivocité aristotélicienne produit une
solution ontologique qui arrache doublement la question de l’être à la transcendance
théologique et à la verticalité de l’Un-, même si des connexions se présentent entre ces
deux notions qui n’ont pas à être niées, le fait que l’univocité soit position
d’immanence ne veut pas dire que l’immanence se ramène à l’univocité ou que
l’univocité suffise à nous faire entièrement penser l’immanence. Hors de l’opposition à
la transcendance et l’analogie, il y a un enjeu propre à l’immanence qu’il nous faut
déceler.
Aussi la question doit être posée plus clairement, plus fondamentalement : que dit
l’immanence que ne dit pas l’univocité ? De quoi exactement est-il question dans
l’immanence ? Dans sa philosophie, Deleuze ne cesse de recourir à des
entrecroisements qui ne sont pas des oppositions : impliquer/expliquer, esprit/matière,
Noùs/Physis, un/multiple, corporel/incorporel, chronos/Aiôn… Le plus fondamental de
ces entrecroisements concerne le rapport originel de la pensée et de l’être. L’univocité
traite aussi de la pensée et de l’être mais du point de vue de l’unité du sens (l’être se
dit en un seul sens), et afin de déterminer le tissage de sens de l’un et du multiple. Mais
la question de l’immanence est beaucoup plus profonde, et même d’une profondeur qui
fait sa marque : elle se place directement au niveau décisif, au plus intime de la
possibilité la plus intérieure. Non pas l’origine radicale des choses ou du sujet, mais ce
qu’il en est de l’instauration du philosophique, ce qu’il en est de la construction du
philosophique, de l’édification du philosophique dans la philosophie, ce qu’il revient à
la philosophie de faire de philosophique et seulement à elle, à aucune autre discipline.
Il se peut que nous touchions ici à la question des questions : non seulement de savoir
ce que veut dire instaurer l’immanence, mais de savoir pourquoi la philosophie se
confond avec cette instauration radicale. L’on comprendrait alors aussi que la réflexion
sur l’immanence, et seulement elle, ouvre à une historialité de la philosophie, à savoir
à la compréhension de « l’histoire de la philosophie du point de vue de l’instauration
d’un plan d’immanence » ?1.
Que toute l’histoire de la philosophie puisse se lire du point de vue de
l’instauration du plan d’immanence semble bien signifie-t-il pas que toute philosophie
a quelque chose à voir avec l’immanence ? En cette instauration semble bien se jouer
ce que la philosophie ne peut manquer de faire pour être authentiquement philosophie.
Comment, authentiquement, faire œuvre de philosophe ? La réponse de Deleuze sur ce
sujet crucial est tellement étrange qu’on se doit d’en peser d’abord vraiment les termes.
Plus qu’étrange, elle est même énigmatique. Deleuze affirme en effet que la
philosophie n’a jamais eu d’autre horizon que l’absolu. Bien que chacun pressente que
toutes sortes de malentendus soient déjà à l’œuvre dans ce mot, nous ne pouvons, à
l’écoute de cette parole, entendre d’abord autre chose que ceci : l’immanence est
l’absolu philosophique : « L’horizon absolu, nous y sommes toujours et déjà, sur le
plan d’immanence ».2 Deleuze dira souvent dans ses derniers textes que la tâche de la
philosophie est de poser un l’absolu, qu’elle n’a affaire qu’à l’absolu. De toute son
énergie, elle doit se porter vers cet horizon absolu. Mais, que signifie « absolu », que
faut entendre par « horizon absolu » ? Un absolu peut-il seulement être posé sans
contradiction ? Dès que l’absolu est posé, pensé, n’est-il pas « relatif » à celui qui le
pose, à la pensée qui le pense comme le faisait remarquer Maine de Biran ? Et si
l’absolu n’est pas posé par la pensée mais hors d’elle, alors en tant que pure présence à
soi, close et transcendante, extériorité impassible et complète, en quoi est-il pensable,
accessible, atteignable en lui-même ? Pour une philosophie post-kantienne, que signifie
« absolu » ? Une telle formule, plusieurs fois répétée dans le chapitre sur l’immanence,
n’a pourtant rien d’accessoire, de transitoire, de périphérique, de soudain. Elle parle de
l’élément actif de l’univers deleuzien, du point central de la pensée deleuzienne
redécouvert à chaque fois dans l’appropriation philosophique de la philosophie.
Autant le dire directement : les critiques modernes sur la relativité de l’absolu ne
touchent pas Deleuze. Deleuze ne parle jamais de l’absolu en un sens positif. Quand il
parle du plan d’immanence comme d’un «absolu illimité », il ne veut pas dire que la
philosophie aurait à se référer à un Absolu positif et réel hors d’elle, une sorte de
Nature positive, ou qu’elle aurait à se diriger vers un Absolu transcendantal en elle, la
conscience comme Absolu de constitution. Sa proposition concerne au contraire un
tissage spécial qui évacue à la fois le naturalisme chosifiant et le transcendantalisme
égologique. L’absolu va désigner l’Acte philosophique par excellence, l’établissement
d’un plan où être et pensée sont indissociables, où être et pensée sont pris dans une
pure réversibilité, où l’être n’est pas plus premier que le sens, la Pensée que la Nature,
l’esprit que la matière. Etre et pensée vont être posés par l’Acte philosophique comme
ou mouvement infini, «n’est pas une fusion toutefois, c’est une réversibilité, un
échange immédiat, perpétuel, instantané, un éclair. Le mouvement infini est double, et
il n’y a qu’un pli de l’un à l’autre. C’est en ce sens que penser et être sont une seule et
même chose. Ou plutôt le mouvement n’est pas image de la pensée sans être aussi
matière de l’être (…). Le plan d’immanence a deux faces, comme Pensée et comme
Nature».3
Si jamais une telle formule doit présenter le plus exactement possible une situation
nouvelle pour la compréhension des rapports entre pensée et être, alors, le choix même
du terme de « réversibilité », ne peut être tenu pour indifférent. Il fait signe plutôt vers
ce que nous avons à éclaircir de prime abord pour penser l’absolu en tant qu’absolu
non positif. Nous savons que le concept de réversibilité renvoie chez Merleau-Ponty à
l’échange phénoménologique de la chair et du monde, du sentant et du senti, du voyant
et du visible, du corps transcendantal et du corps propre : la «réversibilité (…) définit
la chair », dit Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible.4 La détermination
phénoménologique exacte de ce concept échappe tellement peu à Deleuze qu’il
l’expose précisément à propos de l’obligation pour la phénoménologie de se faire
phénoménologie de l’art dès lors qu’elle prétend éclaircir l’être de la sensation :
« L’être de la sensation, dit alors Deleuze, apparaîtra comme l’unité ou la réversibilité
du sentant et du senti (…) ». On voit que le champ de validité du concept de
réversibilité est clairement assigné. Or, dans cette section esthétique de Qu’est-ce que
la philosophie, Deleuze fait une critique très nette de la phénoménologie, et dans son
projet de former une esthétique de la chair, et dans sa prétention à être une ontologie
du sensible. Si Deleuze utilise ce terme, il y a donc toutes les raisons de penser que ce
n’est pas dans l’extension de ce champ de pensée que son sens va être fixé. Il nous faut
au contraire penser à un autre usage du terme, à une détermination non
phénoménologique de la réversibilité. A une réversibilité qui est tout autre chose que la
réversibilité phénoménologique. Et c’est bien ce qui se passe. Deleuze avance en effet :
une donation de l’être d’abord ou de la conscience d’abord, cela ne veut rien dire et
conduit à des apories définitives. On ne peut pas plus abstraire l’être de la pensée
qu’abstraire la pensée de l’être, se passer des conditions transcendantales de la
connaissance que se passer de la question transcendante de l’être. Et comment nouer
les deux sans se diriger souterrainement vers la question de l’Institution du
philosophique, vers l’Acte originaire, archaïque, principiel qui lance le philosophique ?
Ce que Deleuze nous dit en somme, c’est que l’immanence est la philosophie elle-
même pour autant qu’elle sait opérer la réversibilité de l’être et de la pensée, pour
autant qu’elle érige simultanément l’être et la pensée, produisant d’un même geste une
matière de l’être et une image de la pensée : « N’est-ce pas chaque grand philosophe
qui trace un nouveau plan d’immanence, apporte une nouvelle matière de l’être et
dresse une nouvelle image de la pensée, au point qu’il n’y aurait pas deux philosophes
sur le même plan ? »5. On aura compris que ce qui est absolu en philosophie c’est la
réversibilité elle-même. L’absolu philosophique est tout autre chose qu’une positivité
qui ne concernera jamais la philosophie. La philosophie naît à elle-même dans une
pure réversibilité. L’unique condition pour appréhender l’immanence est la position
d’un Absolu philosophique où s’effectue la réversibilité de l’être et de la pensée. Cet
absolu est le plan d’immanence.
plus profondément, toute philosophie doit justifier la possibilité pour elle de
commencer. Qu’est-ce qui commence avec elle, et seulement avec elle, jamais ailleurs,
dans aucune représentation, aucune positivité, aucun savoir, aucun certitude, aucune
opinion (comme le commencement hégélien de la Science de la logique qui s’avance
sans rien présupposer, toujours immédiat et « radicalement immanent à ses
déterminations ultérieures », au point que tout progresser progresse en lui et régresse
en lui). En quoi consiste un pareil commencement philosophique qui lance le
philosophique dans la philosophie ? Face à de telles interrogations, on se souvient que
le projet de Différence et répétition fut dans un premier temps de débusquer les
présupposés implicites à l’œuvre dans l’image orthodoxe du commencement : la bonne
volonté du penseur, la nature droite de la pensée, toute une orthodoxie philosophique,
une façade dogmatique, morale, empruntée au sens commun. « Nous ne parlons pas de
telle ou telle image de la pensée, disait Deleuze, mais de l’Image en général qui
constitue le présupposé effectif de la philosophie dans son ensemble »6. Cette image
incluait une série de postulats qui écrasaient la pensée, la contraignaient à fonctionner
dans un cercle immuable en dehors de l’effraction du réel sur elle.
Si la question du commencement envahit à nouveau Qu’est-ce que la philosophie,
c’est en un sens bien plus radical. Ici, ce ne sont plus les présupposés subjectifs et
dogmatiques qui sont examinés, c’est l’absoluité du commencement lui-même, ce que
commencer en philosophie veut dire, indépendamment des préjugés, des erreurs, des
illusions. L’étrange, à première vue, est que Deleuze ait choisi le même terme « image
de la pensée », pour désigner deux choses si différentes : d’un côté l’image
dogmatique de la pensée avec son faux commencement, de l’autre l’immanence ou
l’absolu commencement philosophique. Partant, les choses paraissent plutôt troubles
car on se demande en quoi la question du commencement absolu peut se confondre un
tant soit peu avec l’image, l’imaginaire, le fantasme de la pensée orthodoxe. En fait, le
deuxième usage du terme « image » est bien plus large que le premier. Il concerne
moins le présupposé dogmatique de telle ou telle philosophie que l’authenticité même
du philosophique en général. C’est la nature même de l’Acte philosophique produisant
son propre commencement dans le plan qui contraint Deleuze à faire usage du même
terme. Qu’est-ce qui est soutenu ici ? Une thèse majeure : il est de la nature profonde
de la pensée philosophique de ne pouvoir commencer que comme image dès lors
qu’elle invente un plan. C’est ce qu’affirme le second usage du mot « image ». Il faut
entendre qu’un commencement philosophique ne peut se produire sur le plan que dans
une image spéciale, une « vision », au sens où Heidegger dit qu’un penseur n’a qu’une
pensée, où Bergson dit que nous ne pouvons avoir du foyer vivant d’une philosophie
nul concept, mais une image mouvante seulement où se dit l’impensable d’une pensée,
le fond inexpliqué par toute complication, la ligne magnifique qui absorbe tout en Un.
En cela réside le bergsonisme profond de Deleuze : « En ce point est quelque chose de
simple d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que la philosophe n’a
jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il en a parlé toute sa vie… »7. Dans le même
texte, L’intuition philosophique, Bergson distinguera les concepts abstraits qui
traduisent une intuition en extension, et l’image que nous forgeons d’un système au fur
et à mesure de son enveloppement vers une simplicité proche de l’intuition. L’image
de la pensée est intermédiaire à cette intuition et à ces concepts, avance Bergson. C’est
tracés singuliers ou degrés intensifs d’une même intuition. « Pouvons-nous ressaisir
cette intuition elle-même ? Nous n’avons que deux moyens d’expression, le concept et
l’image ».8 Tandis que l’image resserrera un système philosophique vers l’intuition de
l’être, le concept développera l’intuition en système. Il est clair que le choix deleuzien
du terme « image » renvoie en tout premier lieu à la double distinction bergsoniennes,
intuition/concepts, intuition/image.
C’est même en ce sens bergsonien que la construction du plan d’immanence est
antérieure à la construction des concepts : elle crée un milieu continu et indivisible que
l’image enveloppe et que les concepts développent, elle forme un « absolu illimité »
dont les concepts sont les « agencements concrets ». C’est en ce sens bergsonien
encore que Deleuze peut dire que « si la philosophie commence avec la création de
concepts, le plan d’immanence doit être considéré comme pré-philosophique».9 Le pré-
philosophique, loin d’en appeler à des conditions externes, historiques, sociales,
mentales, apparaît bien plutôt être la condition interne de la construction conceptuelle,
non pas ce qui « préexiste » à la philosophie, mais le plus intérieur de la philosophie, le
plus intime, le plus profond. En tant que la philosophie a pour tâche de produire le sens
du Tout, elle ne peut se l’assigner autrement qu’en rapportant l’intuition de l’être à sa
propre disposition à penser, et c’est cela qui forme une image de la pensée, et c’est
comme cela que commence la philosophie avant même que soit en question la nature
dogmatique ou non, orthodoxe ou non de ce commencement. Il n’y a de philosophie,
de possibilité d’un discours philosophique, que là où l’on commence par poser la
« puissance d’un Un-Tout » en un sens ou en un autre. La philosophie se caractérise
par un affairement concernant le Tout, et non telle ou telle partie des choses, tel ou tel
état de choses, non telle ou telle conception des choses. La philosophie pose l’Un-Tout
(Omnitudo) avant de le développer en concepts, elle en a d’abord la compréhension
intuitive comme la condition de sa pratique, elle forme d’abord une Image qui est le
rapport interne de l’effort de penser avec l’intuition de l’être, afin de surmonter l’infini
chaos de l’indifférencié ou du trop différencié. Artaud, dans L’Art et la mort, est au
plus proche de cette nécessité de construire une image qui tienne debout : à partir « de
chacune des faces subtiles ou solidifiée de la nature, s’efforce(r) de composer une
pensée qui se tienne ; une image qui tienne debout ».
Toutefois, même si Bergson joue un rôle certain dans la remise en scène de la
notion d’image, deux courants différents semblent se mêler ici : en un premier sens,
bergsonien, l’image est le mobilité que la pensée tire de son intuition de l’être, en un
second sens, kantien, l’image est ce qui ne peut être que pensé, l’impensable de la
pensée, ce que la pensée ne peut jamais penser empiriquement. « L’image de la pensée,
dit Deleuze, ne retient que ce qu’elle peut revendiquer en droit.»10 Or, ce qu’elle peut
revendiquer en droit, et jamais en fait, c’est cela même qui est l’impensable de la
pensée, c’est cela même qui définit ce qu’elle ne peut que penser, ou encore c’est cela
qui reste toujours inobjectivable pour la pensée, que ce soit dans une expérience
empirique ou dans un concept théorique. Impensables de la pensée sont les trois piliers
de la maison deleuzienne, la Substance spinoziste, la Volonté de puissance
Nietzschéenne, la Durée bergsonienne, sans aucun corrélat naturel puisqu’ils sont le
sens de la nature, sans aucune étantité puisqu’ils sont le sens de l’être. Deleuze a pu
dire que la philosophie était production de concepts (Bergson l’a dit aussi), mais le
expérience possible, point de convergence des concepts de l’entendement, unité
transcendantale du pensable qui ne doit jamais être confondue avec une réalité
pensée ? L’Image deleuzienne de la pensée est une telle exigence transcendantale :
former un horizon de droit pour la totalité du pensable. Pourtant, aller au bout de cette
exigence nécessitera de prendre Kant à revers. La pensée deleuzienne subvertit
l’opposition kantienne entre intuition et être, en poursuivant la critique de Kant initiée
par Bergson : contre Kant, il faut dire que l’intuition est bien un certain rapport à
l’absolu. Mais contre Bergson, il faut dire, non pas que cet absolu est donné
positivement dans notre expérience pour être ensuite intuitionné par la pensée, mais
plutôt qu’il est construit sur le plan, doublement construit, pensée et être. Le plan lui-
même est « l’absolu illimité » comme réversibilité de l’être et de la pensée. Il faut bien
voir en effet que le plan érige simultanément l’unité du pensable dans une Image de la
pensée (ce qui ne peut être que pensé) et l’unité de l’être dans une compréhension
intuitive de l’être. Et encore est-ce trop peu dire : il fait passer l’unité de droit
transcendantale (image de la pensée) et l’unité de fait ontologique (intuition de l’être)
l’une dans l’autre, Un et Tout. L’être est dans la pensée, la pensée dans l’être,
simultanément. Le plan d’immanence se présente ainsi comme l’opération particulière
par laquelle la subversion des thèses kantiennes est accomplie. Cette subversion est
une double réversion, de l’être dans la pensée, de la pensée dans l’être. Aucun terme ne
précède l’autre, plutôt se conditionnent-ils l’un l’autre, se croisent-ils, se traversent-ils :
chiasme primordial.
La réversion de l’être dans la pensée est l’image de la pensée qui s’enveloppe
comme Un ou Noûs, la réversion de la pensée dans l’être sera la détermination
transcendantale de l’être comme Physis. Mais, il reste une troisième facette de l’image
de la pensée. Son rapport à l’intuition. Bergson se tient encore au premier plan dans la
reconsidération deleuzienne du rôle de l’intuition au sein de toute philosophie. Que
« toute philosophie dépende d’une intuition», c’est la « grandiose perspective » de
Bergson, et aussi de Leibniz, avoue Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie :
« Cette grandiose perspective est fondée si l’on considère l’intuition comme
l’enveloppement de mouvements infinis de pensée qui parcourent sans cesse un plan
11
d’immanence ». On ne doit pas confondre image et intuition, nous l’avons vu avec
Bergson. Deleuze semble pourtant les confondre lorsqu’il attribue une compréhension
pré-conceptuelle intuitive différente chez Descartes, Heidegger, Platon…se déclinant
en diverses images de la pensée. La distinction nous semble pourtant devoir être tenue,
même chez Deleuze : l’image de la pensée, c’est ce qu’elle doit penser en réponse à la
compréhension intuitive qui la traverse comme une pure fulgurance. De la sorte,
comment imaginer une seule seconde qu’une philosophie puisse se mettre en
mouvement sans intuition (intuition définie ici par Deleuze comme « l’enveloppement
des mouvements infinis de la pensée ») ? Et comment imaginer encore que, dans
quelque philosophie que ce soit, cette intuition ne soit traversée à son tour, en retour,
par la force transcendantale de la pensée (au point de produire un Tout pensable
comme Physis ou ontologie matérielle) ? Instaurer le plan combine les deux
mouvements : une image de droit de la pensée et une compréhension intuitive de fait,
qui est nécessairement une compréhension intuitive de l’être. C’est alors que le plan a
deux faces, lorsque la double réversion s’accomplit, de l’être dans la pensée, de la
L’interprétation, extraordinaire en elle-même, du non moins formidable début de
Matière et mémoire, permet à Deleuze de le soutenir. Bergson a su instaurer un plan
d’immanence une fois, une seule fois, juste à ce moment là. « Serons-nous jamais mûrs
pour une inspiration Spinoziste ? C’est arrivé à Bergson une fois : le début de Matière
et mémoire… ».13 Voulant échapper au réalisme et à l’idéalisme, Bergson est parti
d’un monde d’images en soi, c’est-à-dire d’images pour personne, pur apparaître sans
sujet. A ce moment là, pense Deleuze, il a réellement construit un plan d’immanence
double, mental et ontologique, image de la pensée et intuition de l’être à la fois : un
univers-écoulement coextensif à une perception de droit.
On sait ce que Bergson ajoutera ensuite : le mouvement de la pensée, portée par
cette intuition de l’Ouvert, ne cesse de se briser sur les concepts de l’entendement
humain, comme une vague immense sur des rochers. Ou alors, c’est le soleil de
l’entendement qui dessèche la masse fluide en cristaux solides. La représentation
organique, la perspective centrée, la dimension humaine produise tant d’illusions, tant
de ralentissements. On ne peut douter un seul instant que ce Bergson là, omniprésent
dans Cinéma I et II , le soit aussi dans Qu’est-ce que la philosophie : « La sonde jetée
au fond de la mer ramène une masse fluide que le soleil dessèche bien vite en grains de
sables solides et discontinus. Et l’intuition de la durée quand on l’expose aux rayons de
l’entendement, se prend bien vite en concepts figés, distincts, immobiles. Dans la
vivante mobilité des choses l’entendement s’attache à marquer des stations réelles ou
virtuelles, il note des départs et des arrivées ; c’est tout ce qui importe à la pensée de
l’homme s’exerçant naturellement. Mais la philosophie devrait être un effort pour
dépasser la condition humaine »14 ? Il n’y a sans doute pas d’autre définition de la
philosophie pour Deleuze : la philosophie comme dépassement de la condition
humaine, il faut entendre comme dépassement de la représentation organique humaine,
classique et naturelle, grec et chrétienne. La philosophie nous plonge dans « la vie non
organique » de l’Un-Tout, (expression qui désigne d’abord la ligne septentrionale de
l’art gothique chez Worringer contre l’esthétique grecque classique). L’immanence,
c’est donc d’abord cela, un plan de pensée qui nous fait sortir de la poïésis humaine,
immense foyer d’illusions anthropomorphiques, finalistes, théocratiques. Tel est le
sens de l’alliance sacrée, Spinoza-Nietzsche-Bergson : établir un mouvement de la
pensée en rapport avec l’infini mouvement de l’être, produire une « vision » de l’infini
océanique non pas semblable à la mer rimbaldienne allée avec le soleil, car le soleil de
l’entendement le menace toujours d’une solidification sableuse, mais semblable à
l’intuition de la durée nous replaçant dans cet « océan de vie où nous sommes
immergés » (Bergson). Eriger un tel plan à double face, quel qu’il soit, intuition de
l’être et image de la pensée, être de la pensée et pensée de l’être, est l’Acte
philosophique par excellence.
S’il y a quelque chose de commun avec Heidegger, ce serait cette question du Pli,
du rapport de l’être et de la pensée, parce que chez l’un et chez l’autre nous ne sommes
plus dans une métaphysique de la représentation où l’être est l’objet de la pensée
subjective, comme réalité objective, effectivité, existence devant donner lieu à une
« ontologie de la connaissance », et où la pensée serait ce qui détermine les conditions
idéales de la connaissance de l’être, de fond en comble, jusqu’à la réalisation de ce
comble dans l’absolu hégélien où se dévoile le sens ultime de l’interprétation
longue note de Différence et répétition. Deleuze résume les thèses de Heidegger et
estime qu’elle s’orientent vers la saisie de la différence ontologique pour elle-même,
hors de la représentation, dans le différenciant de la différence ou Pli : la différence
n’est pas « entre » étant et être, elle est Pli de l’étant et de l’être, éclaircie et voilement.
« Ainsi comprise la différence n’est pas objet de représentation », constate Deleuze,
ainsi comprise elle peut acheminer l’ontologie vers l’univocité, voire même donner
« une splendeur nouvelle à l’Univocité de l’être ». Mais, demande soudain Deleuze,
Heidegger « opère-t-il la conversion d’après laquelle l’être univoque doit se dire
seulement de la différence, et, en ce sens, tourner autour de l’étant ? Conçoit-il l’étant
de telle façon que celui-ci soit vraiment soustrait à toute subordination vis-à-vis de
l’identique de la représentation ? Il ne le semble pas, répond Deleuze, à voir sa critique
de l’éternel retour nietzschéen ».16
Il est bien évident que l’être ne saurait se dire de l’étant chez Heidegger et
uniquement de l’étant puisque c’est cela le sens exact de la réfutation heideggérienne
de la métaphysique : que jamais l’être ne peut se penser comme essence de l’étant. Ce
que Nietzsche a fait, Heidegger ne l’a donc pas fait. Il n’aura pas fait de l’être, à la
manière du penseur de l’éternel retour, ce qui se dit de la différence et uniquement de
la différence. Ces textes marquent déjà un intérêt pour Heidegger, quoique distant,
mais la confrontation avec Heidegger va nettement s’affirmer et s’affiner autour du Pli.
Dans son livre sur Leibniz dénommé simplement Le pli, Deleuze renvoie explicitement
à Heidegger, au Zwiefalt, « au différenciant de la différence », à la « différence qui ne
cesse de se déplier et se replier de chacun des deux côtés », le pli « grec » parménidien
de Moîra. Puis, plus tard, dans qu’est-ce que la philosophie, c’est l’immanence elle-
même qui s’énonce comme Pli en nous renvoyant à la thématique de la compréhension
pré-ontologique et pré-conceptuelle de l’être chez Heidegger (ou intuition) :
« Heidegger invoque une «compréhension pré-ontologique de l’Être », une
compréhension « pré-conceptuelle » qui semble bien impliquer la saisie d’une matière
de l’être en rapport avec une disposition de la pensée ».17 Sans doute,une convergence
s’établit déjà par le fait que chez l’un comme chez l’autre la question ontologique
prime, et détruit la possibilité de faire commencer la philosophie par une subjectivité
fondamentale constituante, ou une théorie de la connaissance. L’un et l’autre veulent
arracher l’ontologie au problème de la représentation, l’un et l’autre invoquent
Parménide et Anaximandre pour briser le nouage multiséculaire de l’être et de la
pensée dans l’historialité métaphysique jusque dans l’ultime étape de la subjectivité.
Mais, il est clair que ce n’est pas du tout de la même façon car la réponse de Deleuze,
qui porte en mémoire les textes de Heidegger, est que Pli relève aussi d’un impensé
chez Heidegger.
Dans son commentaire de Parménide, Heidegger dit : le rapport de l’être et de la
pensée n’est pas une représentation de l’être par la pensée. Ce rapport ne se donne pas
dans une opposition sujet/objet où la pensée serait « la pensabilité de tout le pensable »
tandis que l’être serait l’étant maximum pensable. La pensée, affirme Heidegger, est en
vue du Pli de l’être et de l’étant, il n’y a pas d’autre nécessité pour elle que d’être
destinée au Pli, ce qui veut dire à la simplicité enveloppante du Pli, avant son
dépliement qui est le commencement d’un autre commencement, une irruption qui
détruit la différence différenciante par une clarté mutilante, par l’indifférenciation
chez Hegel, comme dit justement Birault.18 Or pour Deleuze, ce n’est pas dans ce Pli
ainsi pensé qu’on peut se situer à l’ultime profondeur des rapports entre pensée et être.
Ce n’est pas ce rapport de la pensée à l’être qui en son fond dégage la teneur
philosophique de la philosophie, car dans le fait de confier la pensée à l’être, s’entend
la naissance d’un autre absolu, d’un absolu ontologique même si ce n’est pas celui des
choses présentes : obscur dévoilement où la pensée se tient et ne peut que se tenir,
comme pensée qui éclôt de l’être, pensée toujours destinée au Dasein du sein de son
rapport à l’être. Heidegger le dit : il n’y a jamais de naissance de la pensée même s’il y
a beaucoup de naissances de philosophies dans la pensée : « La philosophie ne naît que
de la pensée et dans la pensée. Mais la pensée est pensée de l’être. La pensée ne naît
pas. Elle est pour autant que l’être déploie son règne ».19 « Evénement de l’être »,
« Faveur de l’être », « Offrande », « Appel »… sont les mots qui disent l’irréversibilité
de l’être et de la pensée, la dépendance unilatérale de la pensée à l’être. Heidegger,
Deleuze le compare alors à Hegel, même si chez lui l’aventure de la pensée et du
concept ne prend plus place dans le rapport sujet/objet mais dans le rapport être/étant.
La pense n’évolue plus, mais elle « hante une structure de l’être » : « Hegel et
Heidegger restent historicistes, dans la mesure où ils posent l’histoire comme une
forme d’intériorité dans laquelle le concept se développe ou dévoile nécessairement
son destin ».20
Tout autre est la solution de Deleuze. Elle ne va pas sans une manière de faire
jouer Kant et Heidegger, au sens où l’on dit que quelque chose a du jeu. D’un côté, il
faut faire jouer Kant et penser doublement la philosophie comme un intuitionnisme de
l’être et comme un constructivisme conceptuel (qualité, on s’en souvient, que Kant
réservait à la mathématique, laquelle construit ces concepts dans une Intuition pure), et
cela parce que la philosophie ne possède pas d’abord des concepts hors de toute
intuition, elle les construit sur le plan, et plus encore elle construit le plan comme
double réversion de l’être et de la pensée, tissage de l’être qui se tient d’un seul tenant
dans l’intuition, et de la pensée qui se tient d’un seul tenant dans l’image
(contrairement à l’être comme position d’existence dans le sensible chez Kant et à
l’idée que nous n’avons pas d’intuition pure et intellectuelle de l’être). Deleuze met en
scène fidèlement la critique que Bergson adressât à Kant : la pensée se déploie en une
image qui découle de l’enveloppement du réel en une vision unique tendue, intuitive,
elle secrète là son absolu philosophique, tandis que le concept est le développement de
cette image en extension, en système. Dès que la philosophie a une intuition de l’être et
une image de cette intuition dans la pensée, elle produit des tracés conceptuels qui sont
ses degrés intensifs (par exemple les concepts de matière, de vie et de conscience tels
qu’ils sont construits du sein de l’intuition de la durée).
De l’autre côté, il faut faire jouer Heidegger en faisant de la philosophie une
compréhension pré-conceptuelle de l’être qui n’est pas le Pli de l’être et de l’étant et
cela parce que, même si la philosophie débute par une intuition qui est une
connaissance sans concepts (« A l’aube profonde du déploiement de son être, la pensée
ne connaît pas le concept »21), elle n’est pas pour autant une pensée destinale de l’être,
pas plus que l’être n’est un différenciant qui ne se dirait pas seulement et uniquement
des différences, comme l’a pressenti Nietzsche. Kant a manqué l’attache intuitive de la
pensée et de l’être, la construction des concepts dans l’intuition de l’être, Heidegger la
constructivisme, et que le plan doit être construit sur ses deux faces, par réversibilité.
Tel est le double déplacement théorique de l’immanence. C’est réciproquement qu’être
et pensée doivent être posés dans l’Un-Tout sans que l’un soit confié à l’autre, sans que
l’un soit la vérité ou l’épochè (retenue dissimulante) de l’autre. N’est-ce pas la voie de
Spinoza qui trace le meilleur plan d’immanence en ce sens qu’il présente une
philosophie où Nature et Pensée sont les deux faces d’une même construction où
s’exprime l’être univoque ? Il est bien clair que Deleuze invoque Spinoza et Leibniz
contre Heidegger, car le Pli de l’âme et du monde chez Leibniz est tout autre chose que
le pli heideggérien, et le Pli spinoziste tout autre chose encore : non plus Pli de l’être et
de l’étant qui soumet la pensée à l’être, mais le passage de l’Être et du Penser l’un dans
l’autre, de l’âme et du monde l’un dans l’autre. C’est comme si l’impensé de Spinoza
chez Heidegger faisait résurgence dans une autre ontologie du Pli, celle de Deleuze.22
L’immanence sera par conséquent une image de la pensée plus profonde que toute
image, le surgissement d’une pensée plus profonde que toute réalité pensée,
l’apparition d’un dehors ontologique plus lointain que toute Nature empirique, « à la
fois le plus intime dans la pensée, et pourtant le dehors absolu ».23 Si l’immanence est
le vrai nom du commencement en philosophie, ce sera au sens où nécessairement, pour
commencer, l’être et la pensée passent l’un dans l’autre, et forment d’une part une
Image de la pensée qui est l’exigence du Penser en sa plus haute teneur, en sa plus
immense validation de droit, la pure réflexion de ce qui ne peut être que pensé, et
jamais autre chose que pensé parce que sans double empirique, et d’autre part une
« matière de l’être » qui est l’essence de la nature, l’ontologie matérielle de la nature,
plus lointaine que toute nature, plus inaccessible que tout naturalisme. En ce double
sens l’immanence est l’acte inaugural de la philosophie, l’institution de la réciprocité
qui forme un pli double, le monde dans la pensée, la pensée dans le monde. Deux
mouvements infinis pris l’un dans l’autre, pli de l’âme et du monde : devenir âme du
monde, devenir monde de l’âme : « Le plan d’immanence a deux faces… ». Il n’y a
pas d’alternative : il n’y a pas à choisir entre pensée et être, entre Heidegger et Kant,
entre conditions transcendantales de la pensée et conditions transcendantes de l’être.
C’est ensemble qu’être et pensée sont posés. Nous devons comprendre l’immanence
comme l’opération de tissage propre à la philosophie. Il s’agit même d’un tissage
d’une nature très spéciale si l’on y songe, car la matière de l’être est ici
transcendantale et l’Image de la pensée est ici ontologique. Ce tissage doublement
infini caractérise la philosophie pour Deleuze. Il y a des conditions de la pensée (image
de droit) qui font qu’on saisit l’être au-delà de toute matérialité empirique (l’être
comme réversion de la pensée est la pensée qui produit en elle sa propre matière
transcendantale (la multiplicité du pensable comme Nature-physis ou Tout
pensable), et il y a des conditions de l’être (intuition de fait) qui font que la pensée ne
peut jamais débuter autrement que par une compréhension pré-conceptuelle, en deçà de
toute conceptualité, dans une image pure du pensable (la pensée comme réversion de
l’être est l’être qui produit la compréhension intuitive de son unité comme Un-Noùs).
La philosophie est l’opération qui pose l’Un-Tout, dans un immense tissage,
« gigantesque navette » entre les deux infinis. Le plan parcouru par les deux
mouvements engendre de tous côtés un repliement de chaque infini dans l’autre, un
emboîtement infini de chaque infini : sans doute est-ce ce que Deleuze nomme
Anaximandre, Parménide, ce sont des constructions de l’immanence et non pas des
paroles de l’être. Non seulement chaque philosophie commence par l’immanence,
mais la philosophie commence ainsi en Grèce : « Les premiers philosophes tracent un
plan que ne cessent de parcourir des mouvements illimités en deux faces, dont l’une est
déterminable comme Physis, en tant qu’elle donne une matière à l’être et l’autre
comme Noûs en tant qu’elle donne une image à la pensée ».24 Singulière hauteur du
commencement philosophique chez Anaximandre dont Deleuze fait l’inventeur d’un
pur plan géologique d’immanence à deux faces. Deleuze ne dit presque rien
d’Anaximandre, et ce ne pourrait être qu’un exemple. Mais, c’est bien plus,
l’Anaximandre de Deleuze fait front à l’Anaximandre d’Heidegger. En quel sens, cela
est précisément à dire. On sait qu’Anaxagore est le premier à introduire le problème de
l’infini. Qu’est-ce que l’Apeiron : principe, source, origine radicale ? Peu importe
pourrait-on dire, avec lui les dieux de la mythologie laissent place à un principe
impersonnel et inengendré, source de l’infinité de la nature. Bien des ambiguïtés
semblent tout de même obscurcir ce commencement chez Anaximandre, c’est en tout
cas ce que suggèrent les commentateurs : faut-il entendre que l’Apeiron est
inépuisable, au sens d'une fécondité jamais en reste, ou qu'il est indéfini au sens de ce
dont on voit pas le terme, ou encore illimité, au sens de ce de dont on ne connaît pas de
limites, ou encore infini dans le sens de ce qui n'a pas de fin connu ? En réalité, cela
importe plus que tout, car on n’aurait tort de voir dans le principe un infini spatial,
matériel, un déploiement sans fin : c’est plutôt une immensité, un infini de grandeur,
dit Conche dans son beau livre sur Anaximandre, « un principe de vie » au delà du
vivant, « une puissance « active » au-delà de toute extension spatiale. En même temps
sont posés physis et génération dans l’infinité de la nature, en même temps le sont être
et étants, en même temps inengendré et engendré. 25
La philosophie surgit d’un bloc en se dressant contre la grande généalogie
mythologique. Et déjà l’on a du mal à voir ce qui se passe. Anaximandre est-il
matérialiste, ou est-il l’inventeur d’un intellect supérieur ? Les interprétations semblent
se partager. Deleuze y répond en quelques mots en disant que la philosophie
commencera toujours par une opération similaire à celle qu’Anaximandre a su
conduire en inventant un plan d’immanence où être et pensée se distinguent et se
combinent, ce qui de toute évidence n’a rien à voir avec un matérialisme physiologique
ni avec une transcendance noétique. Même si les ambiguïtés entourent cette pensée
originelle, cette pensée originelle de l’origine, d’un brouillard, reste qu’au fond
apparaît une même idée : le principe forme « l’horizon absolu » qui combine une
image de pensée, ce qui est à penser, ce qu’on doit penser, ce qui ne peut être que
pensé (Apeiron) en même temps qu’une matière de l’être, un visage de la physis
comme cycle de vie et de mort, perpétuelle nouveauté, perpétuel désastre des vies et
des mondes. Anaximandre a su créer un Principe dont l’essence est de contenir autant
de profusion que la totalité des cieux mais sous une autre forme qu’un élément
immanent, qu’une matière primitive, qu’une éternelle Kinésis. Marcel Conche a fait
une analyse minutieuse du double statut de l’Apeiron : si l'Illimité est éternel, s'il est
inengendré, doit-on le confondre avec la cause motrice qu'est le mouvement pour aller
vers un monisme matérialiste ou faut-il voir ici deux principes, un principe supérieur
qu'est l'Illimité, et un autre qui serait la cause motrice de toutes choses.26
choses du mouvement identifié avec l'illimité. Mais, reconnaît Conche, le mouvement
semble moins matériel que vital, infinité vitale qui fait surgir les différences de vies :
Aiôn se comprend relativement au « lot de vie » (Moîra) accordée à chaque chose, au
temps destinal pensé relativement à la vie et signifiant le terme échu, et non selon la
simple chronologie. Aiôn est la génération indéfinie des choses finies, aiôn apeiros,
sorte d’éternité de vie de la nature qui fait rouler le cycle de vie et de mort des vivants
et des mondes. C’est pourquoi Conche tire cette conclusion : « L’Apeiron en tant que
mouvement éternel diffère continuellement de lui-même, c’est-à-dire qu’il n’est égal à
lui-même que dans l’instabilité. Le Fond d’où vient, où revient tout ce qui se déploie
dans la lumière pour un temps, ce fond n’a rien de substantiel. Il est l’insubstantialité
sans commencement, à quoi toute substance doit à la fois son être et sa perdition.
Insubstantialité, instabilité, différence, extrême différence ».27 La lecture portée sur la
parole de l’origine est étonnamment deleuzienne, bien plus qu’heideggérienne. Un
Conche Deleuzien ? Plutôt une parole recomposée plus proche de ce que dit Deleuze.
L’importance d’Anaximandre n’est pas douteuse dans la démonstration
deleuzienne, même si le développement qui lui est consacré ne fait que quelques
lignes. Ce n’est pas l’interprétation tragique nietzschéenne (la « lamentation funéraire
infinie » ou la malédiction du multiple qui fragmente l’un dans sa densité originelle,
décompose l’éternité, et justifie en retour l’expiation par la mort), ni l’interprétation
heideggérienne qui pousse à son comble la destination historiale du Dasein, et oppose à
son péril même « la dictée de l’être ».28 Elle vient nous montrer que les deux faces se
constituent et passent l’une dans l’autre simultanément, nécessairement, sans quoi il
n’y a pas de philosophie. L’infini de pensée est dans l’être comme Physis et l’infini de
l’être est dans la pensée comme image-intuition. En ce sens, Anaximandre poursuit
l'effort de Thalès qui, dans sa profonde intuition, s'est mis sur la voie de la pensée de
l’Un-tout. Il paraît impossible de lancer la pensée sans modifier la structure de l’être,
de poser l’être sans modifier la structure de la pensée. Nietzsche en a l’intuition
lorsqu’il dit : « Thalès a vu l'unité de l'être; et quand il a voulu la dire, il a parlé de
l'eau ».29 Deleuze avance une idée identique : dès que le rapport est posé, l’être passe
dans la pensée sous la forme d’une Physis qui est la matière de l’être, eau, de feu,
atome…, et la pensée passe dans l’être comme image infinie : Apeiron. L’immanence
est ce passage simultané de l’être dans la pensée et de la pensée dans l’être par quoi
s’accomplit la philosophie. C’est bien en cela que le plan d’immanence constitue « le
sol absolu de la philosophie »30. On ne pourra plus dire que l’absolu est relatif à la
pensée ou qu’il est relatif à l’être. Ce sont la pensée et l’être qui sont relatifs à lui, qui
sont posés en lui, par lui, par l’Acte philosophique : être et pensée, Physis et Noûs,
deux faces du Plan.
La formule de Parménide relancée par Deleuze contre Heidegger est la formule de
la philosophie : l’être et la pensée sont le même. Là où il y a philosophie, c’est parce
qu’être et pensée sont posés comme le même et en même temps. Il faut rendre compte
de ce passage en sa possibilité même, dans l’acte qui établit la philosophie comme plan
réciproque et réversible de l’être et du sens, acte par lequel nous sommes renvoyés au
plus philosophique de la philosophie, à son niveau le plus archaïque : l’absolu comme
archaïsme de toute philosophie, absolu radicalement non positif. Nous voulons dire
que chez Deleuze, la tâche la plus haute est de construire cet absolu archaïque, cette
surgissement du continent philosophie, ce sans quoi il n’y a pas de philosophie, ce sans
quoi la philosophie n’est rien de philosophique. Ce sans quoi, l’Ouvert se ferme, ce
sans quoi l’horizon réciproque du sens et de l’être se défait dans la pure illusion
chosifiante et le ralentissement extrême de la pensée.
Dernier point, la position de l’immanence comme absolu philosophique ouvre à une
histoire de l’immanence qui devient aussitôt l’histoire des grandes illusions de la
philosophie. Plan d’univocité et plan d’immanence sont travaillés par le leurre, le
mirage, l’illusion. Pourquoi ? Peut-on se contenter de dire que parfois le philosophe
agit sous la pression des choses, en fonction d’appareils de domination ou par pure
nécessité vitale (la « pesanteur du cerveau », le cerveau organe d’action qui limite la
pensée, où l’on reconnaît encore Bergson) ? A vrai dire, les illusions sont coextensives
au plan, elles surgissent avec le plan, dès le moment où nous sortons du plan. Toutes
les illusions viennent de ce que le penseur ne se place plus dans le plan, ou de ce qu’il
ne dissout pas tout dans le plan, alors l’immanence passe à travers quelque chose que
le plan ne semble pas contenir, sujet absolu ou objet absolu. « Des illusions entourent
le plan. Ce ne sont pas des contresens abstraits, ni seulement des pressions du dehors,
ce sont des mirages de la pensée. S’expliquent-elles par la pesanteur de notre cerveau,
par le frayage tout fait des opinions dominantes, et parce que nous ne pouvons pas
supporter ces vitesses infinies qui nous briseraient (alors nous devons arrêter le
mouvement, nous refaire prisonnier d’un horizon relatif) ? Et pourtant, c’est nous qui
courons sur le plan d’immanence, qui sommes à l’horizon absolu. Il faut bien que pour
une part ces illusions montent du plan elles-mêmes, comme les vapeurs d’un étang,
comme les exhalaisons présocratiques qui se dégagent de la transformation des
éléments toujours en œuvre sur le plan ».31 Semblables encore aux brumes nordiques
dans lesquelles Nietzsche voyait la vérité s’estomper, devenir inaccessible, diaphane
chez Kant, les brouillards du plan montent du plan d’immanence comme si l’on ne
pouvait empêcher le danger contenu au départ de ressurgir : que l’absolu de
réversibilité retombe en absolu positif, qu’un absolu positif absorbe à nouveau l’effort
philosophique et c’est bien ce qui se passe chaque fois que l’on pense le plan comme
immanent à autre chose qu’à lui-même. Deleuze répète : le plan n’est immanent à rien.
Lorsque le plan est rapporté à autre chose « qui serait comme un datif, Matière ou
Esprit », il y a transcendance. Nous retombons dans l’absolu positif qu’on voulait
éviter, dans le spiritualisme, le réalisme, le naturalisme, le dualisme, etc. L’illusion de
la transcendance accompagne la philosophie parce qu’elle vient du dedans de
l’immanence, elle est intérieure à l’effort du penser philosophique qui, au moment où il
produit la pure réversibilité de l’être et du sens, c’est-à-dire une l’immanence absolue
qui est la tâche propre de la philosophie, ne peut s’empêcher de renvoyer l’immanence
à quelque chose. De même que chez Kant, la raison produit elle-même ses illusions, a
tendance à faire un usage transcendant de ces idées, et doit trouver le moyen de revenir
au transcendantal, de même l’immanence produit ses illusions elle-même, la pensée
s’oriente mal et ne cesse d’attribuer ce qu’elle invente et construit à un absolu positif.
Cependant Kant aussi tombe dans cette erreur.
En effet, du point de vue de l’historialité de l’immanence, Deleuze dégage trois
époques qui manquent l’immanence en reproduisant un absolu positif. Nous ne
pouvons les développer que sommairement en faisant apparaître qu’elles dessinent
Heidegger avaient déjà pensé l’histoire de la philosophie dans le sens d’un
travestissement fondamental de la question de l’être, et quoique ce soit pour d’autres
raisons, Deleuze s’inscrit dans cette lignée. Le critère de cette mécompréhension est le
rapport à l’absolu philosophique, qui jamais ne doit être pensé comme un absolu
positif. A l’époque antique, Platon et néo-platoniciens, pensent l’Un comme universel
transcendant, ils attribuent l’immanence « à l’Un », (l’époque chrétienne ne se
distingue pas vraiment de cette position avec la transcendance émanative et créative
contre laquelle lutte Spinoza, on l’a vu) et produisent la première illusion, celle d’un
Objet transcendant, absolu idéel positif, objet de contemplation. L’époque moderne
produit le champ de conscience comme nouvel absolu positif de Descartes à Kant,
mais l’absolu positif prend la forme d’un Sujet transcendantal (le champ total de
l’expérience est immanent au Sujet) où la transcendance se réintroduit par la réflexion :
alors, dit Deleuze, Kant « sauve » la transcendance une dernière fois, car dès que
l’immanence est attribuée à un Sujet, il faut que celui-ci se réfléchisse lui-même
comme instance transcendante (Troisième critique), comme moi positif réflexif hors du
champ d’immanence et produisant le champ : « Le monde grec qui n’appartenait à
personne devient de plus en plus la propriété d’une conscience chrétienne », avec lui se
produit l’illusion Critique, un moi réflexif qui absorbe l’immanence.32 Puis vient le
transcendant dans la conscience elle-même, une « rupture dans l’immanence » de la
conscience avec Husserl : « On veut penser la transcendance à l’intérieur de
l’immanent », on veut que l’immanence secrète la transcendance : transcendance
immanente « primordiale » du monde des objets intentionnels, transcendance
immanente « privilégiée » du monde intersubjectif des autres moi, transcendance
immanente « objective » du monde idéel des formations culturelles et de la
communauté des hommes. Nous sommes devant l’ultime illusion, celle où
l’immanence s’attribue à une zone qui recouvre le moi et le non moi et ne cesse alors
de produire le transcendant. Ainsi naît l’illusion de « l’Autre sujet de la
communication » qui fait de la question de l’intersubjectivité le nouvel absolu positif
qui se décline en de multiples transcendances : « La parole judéo-chrétienne remplace
le logos grec : on ne se contente plus d’attribuer l’immanence, on lui fait partout
dégorger le transcendant ».33
La tâche incroyablement ambitieuse qui revient à la philosophie, et à elle seule, est
de penser l’infini en construisant un absolu philosophique contre le chaos indifférencié
ou ultra différencié qui ne consiste en rien, que la pensée ne peut tenir, que la nature ne
peut contenir. Tâche toujours désespérée car la philosophie ne peut-elle constituer un
plan que provisoirement, qu’en le manquant, par une sorte de colmatage du chaos, de
comblement de l’infini qui partout s’échappe et ne consiste que tant que la pensée s’en
préoccupe. Faire consister un moment le chaos par la simple force de la pensée, c’est
en cela que le philosophe est philosophe : « Le problème de la philosophie est de
donner une consistance sans rien perdre de l’infini dans lequel la pensée plonge (le
chaos à cet égard a une existence mentale autant que physique). Donner consistance
sans rien perdre de l’infini, c’est très différent de la science qui cherche à donner des
références au chaos ».34 L’absolu est construit contre le chaos, cette nuit du monde qui
encercle la pensée de son infinité insaisissable, et il doit en même temps combattre les
illusions qui accompagnent toujours les tentatives de faire lever un rayon étroit de
que philosophique, ce qui revient à dire, placer la pensée dans une vertigineuse posture
où l’être passe tout entier en elle, d’un seul coup, d’un seul tenant, et la pensée toute
entière dans l’être. Ne concéder rien d’autre, rien d’étranger, rien de supérieur à ce
passage : l’infini de l’être dans la pensée (et inversement) ; rien d’autre que la
réciprocité comme spécificité pure de la parole philosophique.

S-ar putea să vă placă și