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Daoud, voyeur de nuit

Par Michel Schneider

L'écrivain a passé une nuit enfermé au musée Picasso. De ce face-à-face avec le Minotaure de l'art, il
tire une rêverie coupante et scintillante sur la femme et le désir. Paris est une fête, on le sait depuis
Hemingway.

Voici que Kamel Daoud corrige : Paris est une femme. Bouches de métro, hanches des ponts, mystère
des musées... Premier à prendre ce risque, avec la complicité de Laurent Le Bon, président du Musée
national Picasso-Paris, l'écrivain a accepté de se laisser enfermer toute une nuit en compagnie de
Picasso et de son harem. L'exposition s'appelait " Picasso 1932, année érotique " et tournait autour
de la figure de Marie-Thérèse Walter, que Picasso, âgé de 50 ans, rencontra alors qu'elle n'en avait
que 18.

Fureur érotique. Un dispositif minimal, propice aux rêves (et aux cauchemars) : une nuit entière, un
lit de camp, un panier-repas, un écrivain seul face aux tableaux. Un protocole simple comme celui
d'une psychanalyse : le patient affronte ses fantasmes et ses angoisses en faisant défiler images,
mots et souvenirs. " Peu habitué au monde des images ", Daoud a accepté l'expérience, une sorte de
performance dont il fut à la fois le sujet, l'objet et le témoin. Il en revient avec un bel essai, une sorte
d' " autoportrait aux tableaux " . Il raconte sa " nuit sacrée ", dans laquelle il regarde une à une ces
toiles " comme autant de versets ", l'expression fera frémir plus d'un sectateur du Coran. Il s'imagine
dans la peau d'un certain Abdellah, " chargé de blesser l'Occident au coeur de son coeur : ses
collections d'art ", personnage manifestement inspiré d'Abdallah E-H, l'assaillant présumé de
l'attaque du Louvre du 3 février 2017. Picasso vu par les yeux d'un djihadiste qui y retrouverait " les
impasses meurtrières de sa géographie " et " les violences qui le ciblent ou qu'il perpétue " ?

Se peindre avec des mots comme Picasso avait peint sa fureur érotique devant la chair des femmes
qu'il avait dévorées, et pas seulement du pinceau ? L'écrivain déambule entre des parallèles infinis. Il
confirme son diagnostic troublant (fait après les événements de Cologne du 31 décembre 2016) sur
le djihadisme comme pathologie sexuelle où des hommes en mal de femmes se jettent dans
l'islamisme violent et parfois exterminateur, par réaction à leurs frustrations sexuelles. Comme le
rappelle souvent Daoud, le terroriste est un terrorisé. Par la femme, insiste-t-il, à la fois magnifiée et
avilie, source de bonheurs et puits de péchés. Picasso érotique lui apparaît comme l'anticipation de la
promesse de houris après la mort, sauf que le paradis, c'est ici et maintenant. La peinture est un voile
qui met à nu ce qu'il prétend cacher : le désir, la mort. Pourquoi ferme-t-on les yeux dans l'amour et
les ouvre-t-on dans le sexe, ce devrait être le contraire, suggère Daoud. Parce que, si l'on parle de
petite mort - pour l'homme en général -, c'est pour oublier ce que Baudelaire énonce : pour les deux
partenaires - ou adversaires -, les deux protagonistes - ou antagonistes -, " il y a dans l'acte d'amour
une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale ". Source de toute vie,
l'érotisme est aussi porteur de violence, sinon de mort, c'est la leçon de Picasso que certains ne
voudraient pas entendre. Pour le peintre, il s'agit de mourir de désir; pour son visiteur du soir de
culture arabo-musulmane (Daoud, qui revient vers son enfance dans un village de l'Oranais, se
reconnaît dans les impasses du désir masculin qu'impose cette éducation), il s'agit d'effacer le désir
chez l'autre ou de devoir mourir pour tenter de combler le sien.
Refusant le sexe exhibé de l' Occident comme le sexe nié du monde musulman, Daoud chemine sur
une voie étroite.

Saluons son courage et espérons que d'autres expériences suivront, on l'espère, tant est réussi ce
pari de confier aux images d'un autre le soin de raconter une part de votre propre histoire.

EXTRAITS

La nuit sacrée

Les gardiens sont affables et m'expliquent comment je peux me mouvoir dans ce palais, qui il faut
appeler et à quelles heures se font les rondes de l'esthète "arabe". Il y a un lit de camp sur le côté de
l'escalier central, un panier-repas et toute la nuit pour prier ou écouter. On me fait visiter d'abord les
lieux, l'exposition érotique.

Le titre est séducteur : " Picasso 1932, année érotique ". La nuit va être longue, elle vaudra mille
heures en temps de mon pays. Il fait froid dans la galerie, les murs sont blancs comme l'impasse de
l'au-delà et les toiles sont des étoiles gribouillées et mâchées. Si j'ai accepté, c'est pour une unique
raison : l'érotisme est une clé dans ma vision du monde et de ma culture.
Les religions sont l'autodafé des corps et j'aime, dans ce mouvement obscur de la dévoration
érotique, la preuve absolue que l'on peut se passer des cieux, des livres et des temples. L'érotisme
est la permanence de l'homme, la preuve que l'au-delà est un corps que l'on a sous la main et dans le
ventre, ici et pas " après ", que le sens du monde va dans celui de mes rencontres et que tout l'art est
le souvenir d'un moment, la tension vers une bouche, une fente ou un Ailleurs. L'érotisme est une
clé, depuis longtemps dans ma vie, pour comprendre mon univers, mes noeuds, les impasses
meurtrières dans ma géographie, les violences qui me ciblent ou que je perpétue.

Si les monothéismes en veulent si violemment à mon sexe, c'est qu'il est l'outil de mon salut, sans
eux, dans le sens contraire de leurs voeux et lois. Il est ma fortune et mon mystère contrit. Je le
creuse, il me creuse le ventre. Picasso est donc une halte dans ce voyage à travers les cieux des sens.
Je vais l'interroger, me balader dans sa peau étendue comme un linge au vent, farfouiller dans son
angoisse colorée. C'est une tempête figée sous verre, l'immobilisation d'un ébat. J'ai donc laissé le
silence s'installer, j'ai effacé mes tablettes, j'ai mis de côté mes appréhensions et j'ai regardé ces
toiles, une à une, comme s'il s'agissait de versets.

Anthropophagie érotique

Cette nuit d'octobre au musée, à Paris, coeur de l'Occident, j'ai pressenti, étrangement, comment un
homme pouvait manger une femme, réellement, dessiner son crime, le confesser et être admiré
pour ce cannibalisme déstabilisant. J'y entrevois les règles de ce repas démesuré, exposé sur les murs
blancs, en forme de calendrier. Il commence à Paris, par la rencontre du peintre, due au hasard, avec
une jeune femme de 18 ans, en janvier 1932. Le cycle carnivore, au fil des toiles et études, hésite,
tâte la chair de l'amante, s'enfonce dans la désarticulation et la clandestinité de la vie du peintre qui
cache son secret à son épouse, puis se reconstitue, devient dur, palpable comme corps, partage
l'intimité du peintre qui décrit ses obsessions, puis se purifie en monstruosités et aboutit à
l'apaisement. L'orgasme invraisemblable dure un an, plein. De janvier à décembre de cette année-là.
L'exposition est ordonnée comme un journal, disaient tous les prospectus. D'ailleurs, Picasso aime
bien raconter que peindre c'est entretenir un journal, c'est-à-dire baliser le temps, le cadencer, le
domestiquer, en faire un rythme choisi, pas un cycle subi.

Peindre est une horloge malléable au bout des doigts, un animal apprivoisé, une respiration.
L'exposition commence par une femme endormie, un corps en attente, une proie immobilisée. La
toile s'appelle " Le rêve ". Elle aboutira à la monstruosité du repos post-coïtal avec le " Nu couché à la
mèche blonde ". Les deux toiles, celle du début comme celle de la fin, entament et ferment le cycle
sur le rêve, l'endormissement. C'est une parenthèse, ou l'entrée et la sortie d'un cycle de
mûrissement. Un voyage qui part des yeux jusqu'au palais de la bouche. De la consistance aveugle
jusqu'au goût invisible. Comme tout ce qui est à dévorer.
" La dormeuse au miroir " donne à voir une femme dont on peut oublier tout sauf l'essentiel : elle
offre son cou à quelqu'un. L'offrande est soulignée par le reflet du miroir qui en retient le geste et le
double pour insister. La courbe du cou se répète partout, en écho, sur le reste du corps, en
conditionne le centre de gravité, rejette le visage dans l'arrière-plan. La position des bras accentue le
désarmement du modèle. Un pénis géant se pose sur la clavicule, pénétrant la femme de part en
part. La jeune fille n'est plus qu'une jugulaire sous cette possession. Oui, c'est de l'anthropophagie
érotique. J'ai une nuit pour le prouver.

Le contre-nu

L'Occident est un corps de femme, un désir qui me torture car, hors de la portée de mon
appropriation, une nudité exposée en milliards de signes et d'images, spectacles et cultures. Une
décomposition morale, une recomposition artistique.

Marie-Thérèse Walter, la femme aux mille corps de Picasso, est aussi mon histoire jamais vécue,
attendue. Je n'ai vu une femme entièrement nue que vers mes 25 ans. Avant, elle était une histoire
éparse : un téton brun à 14 ans, une cuisse en été lors du retour d'une cousine émigrée en France, la
croupe d'une femme dans une publicité diffusée sur une télé espagnole quand on a réussi à capter
ces chaînes durant mon adolescence, des lèvres luisantes sur la couverture d'un livre quand j'avais 9
ans. L'obsession de la virginité interdisait l'accès à l'entrecuisse des jeunes filles embrassées, on vivait
le sexe comme un monde invisible et pesant, loi de la gravité première, trou noir qui courbe tout, y
compris les mots quand on s'en approche un peu trop. Alors la femme n'a été qu'un demi-corps
pendant longtemps à l'université, une poitrine, une sorte de centaure posé sur un socle de tissu.
Sculpture d'une tête avec des seins gonflant les joues du monstre désiré, nature morte : buste, coupe
et palette, nature morte devant une fenêtre, décapitée. Certains imams préconisent aujourd'hui,
pour plaire à Dieu, de ne coucher avec sa femme que dans l'obscurité totale, derrière un rideau ou
une toile, dans le tâtonnement, consommant cette dépossession, cet art du contre-nu.

Musée-mosquée, imam-femme

Ma nuit dans ce musée est un tête-à-tête. C'est une mosquée mais dont le meneur de prière,
l'imam, est une femme. Impensable et hérétique selon la Tradition. Une femme ne mène pas de
prière car elle est impure une partie du mois, elle vaut la moitié de l'homme et, selon un hadith prêté
au prophète Mahomet, " les gens qui délèguent leurs affaires et règnes à une femme périront ". La
femme est née de l'homme qui est né d'une poignée de main divine dans l'argile et l'eau. Elle est au
bas de l'ordre des émanations. Plus intimement, le corps de la femme est une bifurcation sur le
chemin qui mène vers Dieu. Une halte, une possibilité de pétrification. Elle renvoie, en miroir, l'image
du corps de l'homme, de sa pesanteur, sa chair, sa condition terrestre, son besoin de sols. Elle ne
peut intercéder pour une prière, c'est-à-dire pour une désincarnation. La mosquée est le musée de
l'éternité, avec sa coupole, son tapis nu, ses murs sans images, l'antre et le mihrab, l'autel des
prêches. Sa sobriété est la condition de sa métaphysique. Dessiner, c'est une prière durant laquelle
on se jauge à un Dieu. (...) Je reste des heures dans ce lieu, à côté de la loge des gardiens qui
m'apportent gentiment un café. Contemplant les insomnies de ce peintre fougueux, ses toiles qui
sont ses paupières qui ne se referment pas, songeant à l'impossibilité du musée dans ma culture,
quoi qu'en disent les narcisses de ma géographie.

Une fin parfaite

Picasso a dessiné une version désirée de sa propre mort dans " Nu couché à la mèche blonde ". Une
fin pleine de délicatesse. Une femme se repose, pleine, comblée, et écoute les bruits de sa peau.
Dans son ventre un homme enroule son sexe, se confond, redevient courbes. Le " Nu couché à la
mèche blonde " est une merveille de l'apaisement. C'est une fin parfaite, ovale, sphérique, comme
une source d'eau. Le corps est délimité par des traits mais il reste transparent aux couleurs de son
environnement, comme une eau. Le visage est celui d'un couple mais aussi celui d'une seule
personne. Cet être est à la fois vu de dos, de face, de l'intérieur, en contre-jour du reste du monde. Je
peux rester des heures à contempler cette toile, comme si je suivais des traits rugueux avec le bout
de mes doigts.

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