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net/publication/304059295
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Marianne Lederer
Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3
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Marianne Lederer
Professeur émérite à l'Université Paris III (ESIT)
« Les hommes qui ont le pressentiment des vérités nouvelles sont rares ; dans toutes les sciences, le plus grand nombre
développe et poursuit les idées d’un petit nombre d’autres » (Claude Bernard)
fut que la première des nombreuses désillusions que devait lui procurer le discours sur la
traduction de la littérature linguistique des années 60.
Danica Seleskovitch a été l'un des pionniers de la théorisation sur l'interprétation,
mais cette dernière n'a jamais été pour elle que le déclencheur de ses réflexions sur le
langage. Si elle a beaucoup écrit sur ce sujet, c’est qu’elle y trouvait un matériau
exceptionnel d’expérimentation et de recherche qui lui permettrait de vérifier ses intuitions
plus aisément que dans le champ d’une seule langue ; c’est aussi que l’enseignement était
sa seconde passion, et qu’elle s’était très vite rendu compte qu’enseigner l’interprétation
exigeait de l’enseignant non seulement la pratique du métier mais également la capacité
d’expliquer aux étudiants de façon rationnelle le pourquoi des principes qu’il leur donnait.
Ce qui explique que ses écrits se divisent en fait en deux parties distinctes, une partie à
visée didactique (depuis le colloque de l’AIIC sur l’enseignement de l’interprétation en 1965,
jusqu’à la Pédagogie raisonnée de l'interprétation (1989), dont la 2° version corrigée et
augmentée en 1999 est sortie en 2002) sur laquelle je n’insisterai pas, car elle est traitée
dans la deuxième partie de cet ouvrage, et une autre qui se rattache plus à la philosophie du
langage qu’au champ très restreint de l’interprétation en tant que telle. A preuve l’un de ses
premiers articles paru en 1976, «De l’expérience aux concepts», où elle avance déjà (p.91),
en l'absence de toute référence à l'interprétation et à la traduction, une de ses idées force :
« Acquisition, emploi, création de langue, aucune théorie du langage ne sera complète si elle
ne tient compte simultanément de l’interaction de ces trois facteurs. ».
En 1982, dans son article «La compréhension d’une pensée à travers son
expression » (p. 298), elle demande :
En quoi le sens, qui correspond à la saisie spontanée des paroles et qui doit donc être l’objet
de la traduction, se différencie-t-il du message linguistique ? Pourquoi les interprètes, à qui
l’on demande souvent comment traduire tel mot ou telle phrase dans une autre langue
réagissent-ils invariablement en demandant ce que la personne veut dire par ce mot ou cette
phrase ? Pourquoi une connaissance insuffisante de la matière traitée fait-elle plus
cruellement défaut à la traduction d’un raisonnement que l’ignorance d’un «mot
technique » ?
Elle pose encore des questions dans la première version de la Pédagogie raisonnée
de l’interprétation (1989, pp.243-4) :
Qu’est-ce qui différencie un discours de la langue dont il est fait ? Comment expliquer
l’absence de polysémie et d’ambiguïtés dans les discours alors qu’on en trouve en
abondance dans les langues ? Pourquoi la motivation des mots est-elle dépourvue de sens ?
Pourquoi la connaissance du sujet traité par un orateur facilite-t-elle la compréhension de ce
qu’il dit ? Pourquoi le rythme du débit oral est-il si important ? Quelle est l’unité minimum du
discours à partir de laquelle la restitution devient possible ? Quelle différence y a-t-il entre les
mots et le vouloir dire d’un orateur ?
Ce ne sont là que quelques unes des questions qui occupaient son esprit. Ces
questions, tous les interprètes se les posent à un moment ou à un autre, mais en passant et
sans vraiment y réfléchir. Danica Seleskovitch a été la première dans la courte histoire de
l’interprétation à chercher les réponses et à les trouver. Son premier livre paru en 1968 en
est la preuve, bien qu’il lui fallut encore de nombreuses années pour approfondir ses idées,
pour trouver dans d’autres disciplines une confirmation de ses intuitions et pour les relier
entre elles en une théorie générale.
C’est ainsi qu’au tout début de ses lectures, en 1968, D. Seleskovitch eut du mal à
percer à jour l’objet réel de l’ouvrage de Georges Mounin (1963), quasiment le seul à
l’époque à parler de traduction. Elle finit par se rendre compte qu’en réalité Les problèmes
théoriques de la traduction n’abordaient la traduction que sous l’angle linguistique et qu’ils
n’étaient théoriques que par le fait que l’auteur y citait tous les linguistes qui à un titre ou à
un autre, avaient mentionné la traduction dans leurs écrits. Or, D. Seleskovitch, interprète,
savait d'expérience que la traduction n'était pas une opération sur les langues et que son
processus, c'est à dire la façon dont l’être humain qui traduisait faisait passer d’une langue
dans l’autre le vouloir dire de l’auteur, était beaucoup plus cognitif et mental que linguistique.
Elle fut frappée, en lisant les linguistes les plus influents de l’époque, par le fait qu'alors que
la langue y était omniprésente, l’homme était absent de tous les discours sur la traduction.
Le mérite de la théorie interprétative de la traduction à cette époque, sa grande nouveauté, a
été de réintégrer l’homme auteur de la traduction dans les discours sur la traduction
(rappelons que c’est seulement dans les années 70 qu’une nouvelle tendance de la
linguistique, la pragmatique, a commencé à s’intéresser aux relations entre signifiés et sujets
communiquants). Etudier le processus de la traduction signifie étudier les diverses étapes du
travail du traducteur, c'est à dire se pencher sur les phases de compréhension et de
réexpression d'un texte par un traducteur et non pas juxtaposer les langues pour les
comparer.
sont prêtés à l’expérience : ils ont écouté, en prenant des notes, un discours enregistré parlé
librement en anglais, l’ont restitué en français, et ont ensuite donné des explications sur leur
manière de noter. Le tout a été enregistré.) dont son grand souci a été qu’elle respecte les
traits essentiels de la pratique : « caractère oral et spontané de la formulation, durée du
discours, rythme naturel de l’élocution, actualité du sujet, présentation unique de l’énoncé"
(p. 180). Il s'agissait d'éviter au maximum des distortions dans l'exercice objet de
l'observation. Elle relève les conditions qui n’ont pu être réunies : le contexte situationnel, la
présence des destinataires du message, la présence simultanée de l’orateur et des
interprètes, et note que la conscience qu’ont eue les interprètes d’être enregistrés a eu
certaines répercussion sur leur travail. R. Setton (2002, p.118) remarque à propos de cette
étude de la consécutive, qu'elle
« remains to this day the only corpus-based study of consecutive conference interpretation.
As such, it is also the first statement of an uncompromising methodological stance : research
must be based on the hands-on analysis of authentic corpora “
Dans cette exigence que les expériences représentent les conditions réelles de
l'exercice professionnel, D. Seleskovitch était très en avance sur les linguistes, qui n’ont
commencé que beaucoup plus tard à voir l’intérêt des corpus authentiques (voir Kerbrat-
Orecchioni, 1990).
a) correspondances et équivalences
L'un des résultats qui constitueront le fondement du volet réexpression de la théorie
interprétative est la découverte, apportée par l'expérimentation, du mélange constant, en
traduction, de transcodage de ce que Danica Seleskovitch a appelé dans Langage, langues
et mémoire "les mots à signification unique" (chiffres, appellations, énumérations, termes
techniques) et de restitution, compte non tenu des mots qui les ont exprimés, de segments
entiers de discours. Si les termes 'correspondance' et ‘équivalence' ne se trouvent pas
encore employés dans Langage, langues et mémoire, il n’en reste pas moins que
l'expérience faite avec des interprètes de consécutive met déjà en évidence ces deux types
distincts de traitement du discours original : d'une part sont quasiment toujours notés les
chiffres, appellations, énumérations, termes techniques qui, lors de la formulation de
l'interprète, sont restitués sous la forme de leur correspondant dans l'autre langue ; de
l'autre, on trouve le reste du discours, composé de mots courants dont la signification
pertinente est actualisée par le contexte, dont certains sont notés mais non forcément
réutilisés, et beaucoup d'autres ne sont pas notés alors que l'idée qu'ils ont véhiculée est
restituée.
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Si l'on compare les notes à ce qu'a dit l'interprète, on est frappé par le nombre de choses
dites qui ne figurent pas dans les notes et inversement par le nombre de mots notés qui n'ont
pas été employés" (1975, p.76)
C'est la préfiguration de ce que nous appellerons plus tard 'les équivalences entre
segments de textes'.
Notons que de nombreux travaux, en particulier des thèses de doctorat portant sur
l'écrit, ont confirmé les résultats de l'oral. Tous ne sont pas publiés, si bien que l'on pourrait
pardonner à Y. Gambier (1986, p.43), de reprocher à la théorie interprétative de ne pas
mettre suffisamment l'accent sur la réexpression, s'il ne citait en bibliographie à son article
l'Analyse du discours comme méthode de traduction de Jean Delisle (1980) qui développe
largement la phase de la réexpression.
La traductologie n'a probablement pas encore suffisamment tiré parti de la
découverte que toute interprétation et toute traduction sont toujours constituées d'une part,
variable selon le genre de discours, de correspondances et d'équivalences. Du point de vue
théorique, il s'agit cependant d'une avancée manifeste : la théorie permet, à partir
d'observations répétées, de prédire un phénomène récurrent, en l'occurrence totalement
indépendant de la méthode de traduction appliquée, qu'elle soit purement linguistique, ou
interprétative. Quelle que soit la méthode, "correspondances et équivalences sont
intimement liées dans le processus de la traduction. Jamais les unes ne l'emportent
intégralement sur les autres." (Lederer, 1994, p.86,)
La première m'a forcée à réviser une hypothèse intuitive, que le corpus a totalement
infirmée: je pensais naïvement que les interprètes (ceux qui appliquent la méthode
interprétative, c'est à dire dégagent le sens du discours et le restituent) ne traduisent jamais
littéralement. Il s'est avéré qu'en simultanée, cette hypothèse était fausse alors qu'en
consécutive, grâce au recul qu'a l'interprète par rapport à l'énoncé de l'orateur, elle reste
vraie. La transcription de la simultanée a montré que lorsqu'un orateur aborde une idée qui
n'a pas encore été discutée en réunion, et aussi longtemps que cette nouvelle idée n'est pas
claire pour les interprètes, ceux-ci commencent régulièrement par transcoder les premiers
mots de l'intervention. En revanche, deuxième régularité, à peine ont-ils compris ' quelque
chose', qu'ils se départissent du littéralisme et expriment spontanément l'idée comprise, sans
en calquer la reformulation sur la forme originale.
Cette dernière constatation a une portée plus générale que la première, car elle
concerne non seulement l'interprétation, mais le fonctionnement du langage, en dehors de
tout contact entre langues. L'étude a en effet mis à jour la façon dont se construit petit à petit
la compréhension chez tout auditeur (interprète ou non) ainsi que le rôle qu'y joue la
mémoire de façon générale, et plus particulièrement la mémoire immédiate.
L'étude en synchronie de l'énoncé original et des interprétations montre qu'alors que
les tous premiers mots n'apportent que leurs significations linguistiques, il se produit à un
certain moment un déclic de compréhension qui provient de la fusion des connaissances
pertinentes de l'auditeur avec les signes linguistiques, créant ce que j'ai nommé une "unité
de sens ».
"Ces particules de sens ne correspondent pas à un explicite verbal de longueur fixe ; elles
sont comprises à des moments variables de l'avancée de la chaîne sonore ; à contenu de
sens identique, la longueur du segment de discours nécessaire à leur apparition varie selon
les auditeurs. L'auditeur qui connaît bien le thème traité et qui situe bien la position de
l'orateur n'a pas besoin de percevoir l'énoncé jusqu'à la fin avant de le comprendre ; un autre
attendra les derniers mots pour savoir ce qui a été dit.
Les unités de sens se succèdent en se chevauchant dans l'esprit de l'interprète de
simultanée pour produire le sens général, elles se transforment en connaissances
déverbalisées au fur et à mesure qu'elles s'intègrent en des unités plus vastes, en des idées
plus conséquentes." (Lederer, 1994, p.27)
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La déverbalisation
Un autre phénomène est également ressorti clairement des deux expériences faites
l'une sur la consécutive, l'autre sur la simultanée : si les quelques mots présents
simultanément dans la mémoire immédiate disparaissent au bout de quelques secondes, le
corollaire de cette évanescence est la rémanence d'un sens dénué pour l'essentiel de
support verbal. La déverbalisation qui s'instaure dès la compréhension et jusqu'à la
reformulation par l'interprète est attestée par la prestation de tous les interprètes de
consécutive, le corpus de Langage, langues et mémoire en offre maints exemples. Mais
cette déverbalisation apparaît aussi en simultanée, où pourtant la chaîne sonore de l'original
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Les psychologues insèrent dans leurs modèles de la mémoire (rappelons qu'un modèle n'est qu'une hypothèse
; celle-ci ne devient réalité que lorsqu'elle a été vérifiée) une étape supplémentaire qu'ils nomment "mémoire de
travail" entre la mémoire immédiate et la mémoire à long terme. Nous n'avons pas plus de données qu'eux pour
tenir à notre propre modèle à deux étages. Le nôtre nous semble avoir le mérite de la simplicité et expliquer de
façon plus probante que les psychologues qui d'ailleurs ne l'expliquent pas, la raison d'être de la mémoire
immédiate.
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est beaucoup plus présente à l'oreille de l'interprète qu'en consécutive. Là aussi le corpus
livre de nombreux exemples de restitution de sens effectuée avec un décalage tel qu'il ne
peut être question de penser que ce sont les mots de l'original qui sont traduits.
Les traducteurs ont très vite confirmé que le phénomène de la déverbalisation
s'appliquait aussi à la traduction écrite et qu'il était la condition sine qua non d'une
réexpression juste. Jean Delisle, dans son Analyse du discours comme méthode de
traduction écrit (1980, p.77) que "le sens est saisi sous une forme déverbalisée, c'est à dire
libérée de tout signifiant" ; le traducteur reformule le sens par un raisonnement analogique,
"travail de prospection des ressources expressives de la langue d'arrivée [qui] consiste à
procéder à des associations successives d'idées et à des déductions logiques (inférences)"
(p.78). En d'autres termes, "une fois le sens saisi, sa restitution se fait en fonction des idées
et non en fonction des mots" (p.82).
Delisle propose (p.85) un tableau représentant "le processus heuristique de la
traduction", où figure, entre le stade de la compréhension et celui de la reverbalisation, un
stade non verbal ("prise en charge des concepts par les mécanismes cérébraux non
linguistiques").
Ces constatations, dont les premières, faites sur l'interprétation, remontent aux
années 60, et dont l'intérêt est qu'elles sont valables pour les mécanismes cérébraux de
façon générale, sont encore loin de faire l'unanimité parmi les linguistes et les psychologues
comme parmi les philosophes. Le concept de "déverbalisaton" est difficilement accepté par
ceux pour qui, consciemment ou non, il ne peut exister de pensée en dehors de la langue.
Pourtant, on peut trouver quelques confirmations de l'idée dans la littérature : déjà en 1961,
la psycholinguiste T. Slama-Cazacu (1961, p. 210) avait démontré qu'en contexte les mots
perdaient de leur importance par rapport au sens du discours. H. Hörmann (1978) de son
côté cite une série d’expériences effectuées à la fin des années 60 par des psychologues qui
montrent que, lorsque l'on demande à des sujets de se remémorer un texte sensé, ceux-ci
retiennent l'information, mais non la forme syntaxique de la phrase qui l'a transmise. Le
linguiste Bernard Pottier (1980, p.24) considérait que le sujet qui traduit "passe par un
univers conceptuel non-verbal (niveau dit noémique) pour devenir émetteur ». Depuis, et à
plusieurs reprises au cours des années 80, une série d'expériences faites par divers
psychologues prouve, bien que nous ne soyons pas toujours d'accord avec la façon dont ces
expériences ont été menées et surtout interprétées, que les sujets stockent en mémoire ce
qu'ils ont compris d'un texte, c'est à dire "le produit de leurs propres inférences
interprétatives" (Le Ny, 1989, p. 195), sans garder trace, en tout cas complète, des vocables
qui ont véhiculé ce compris.
D. Seleskovitch, elle, (1976, p.65), avait très vite compris l’importance de la
déverbalisation :
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Nous verrons un peu plus loin que la neuropsychologie, en particulier avec l'étude
des amnésies, apportera de l'eau au moulin de la théorie interprétative. La mémoire est en
effet le mécanisme de base qui permet la compréhension.
a) Oléron et Nanpon
Le tout premier contact de Danica Seleskovitch avec des psychologues
expérimentaux date de 1964. Pierre Oléron avait envoyé à l'ESIT, naguère encore installée
rue Champollion, son assistant Henri Nanpon pour enregistrer les prestations de quelques
interprètes volontaires. D. Seleskovitch s'efforça d'expliquer ce qu'était l'interprétation, de
donner les raisons pour lesquelles des mots isolés, des phrases décontextualisées, des
textes écrits ou traduits, se prêtaient mal à l'exercice et fausseraient les conclusions de
l'étude. Rien ne changea les plans, établis sur la base de certaines idées préconçues
(démarche peu scientifique, il faut le dire) : la première était que la traduction s'effectue par
"code d'équivalences", bien que ce code soit plus complexe que celui qui est en vigueur par
exemple dans la transcription sténographique. La deuxième vue erronée des choses (et il
faut reconnaître qu'à l'époque, aussi bien chez les psychologues que chez les linguistes, la
méconnaissance des caractéristiques propres au langage oral était totale) consistait à croire
(Oléron et Nanpon, 1965, p. 75) que « l'improvisation entraîne de multiples bavures
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reproduire l'ensemble des éléments de la communication sur le terrain, éléments qui jouent
un rôle essentiel dans les processus de l'interprétation.»
C'est passer sous silence le fait que D. Seleskovitch et M. Lederer sont jusqu'à ce
jour les seules à avoir mené une expérimentation de grande envergure sur l'interprétation,
consécutive et simultanée, qu'aucun travail n'a encore essayé de reproduire et qui, en
conséquence, n'a pas été réfutée.
parcellaires, que par la réflexion théorique, qu'elle fondait sur une observation approfondie
de l'exercice de l'interprétation, et sur les corroborations apportées par d'autres disciplines.
Voyons ce qu'elle en dit elle-même (1976, p. 64-5) :
Elle avait trouvé chez Piaget, dont elle s'étonnait qu'on le cantonne dans le seul
domaine du développement de l'enfant, une explication de ce que l'interprétation lui semblait
montrer du processus de la compréhension : les schèmes mentaux, l'assimilation et
l'accommodation collaient parfaitement avec la façon dont l'interprète, lorsqu'il entend de
l'inconnu, convoque le connu et l'en rapproche jusqu'à l'y assimiler. Elle n'avait pas manqué
non plus de noter que, pour Piaget (1964, p.105),
Conclusion, prévisible pour D. Seleskovitch : les mots insérés dans des phrases sont plus
nombreux à être retenus que les autres…
En revanche, Meinen und Verstehen, de Hans Hörmann (1978) présentait un tableau
beaucoup plus proche de la réalité du sens et de la compréhension, en situation de
communication (ex : le sens n’est pas à rechercher dans la langue, mais dans le vouloir dire
de l’individu qui dit quelque chose à quelqu’un). La conclusion de l’ouvrage l’a enchantée,
car elle confirme, en des termes différents, l’idée de déverbalisation (p. 506) : « les sons, les
mots, les phrases de la langue deviennent transparents ; ils disparaissent et le sens apparaît
à l’état de conscience ».
Riesbeck et Shank (1978) adoptent une attitude de bon sens : ne pas essayer de plaquer le
fonctionnement du cerveau sur celui de l’ordinateur mais profiter au contraire de ce que l’on
sait du fonctionnement humain pour améliorer la machine. D. Seleskovitch reprend (1980 et
1984, pp. 118 à 120) chez eux quelques uns des principes qu’ils dégagent : 1) Le sens d’une
phrase en situation d’interlocution ne peut pas être déduit de sa signification hors situation,
2) l’homme, qui fait appel au contexte et à ses connaissances du monde, n’a pas les
problèmes d’ambiguïté que connaît la machine, 3) le sens se comprend d’abord, s’analyse
ensuite, ce que développeront van Dijck et Kintsch (1983, pp. 22 et 134), chez qui elle trouve
une confirmation de plus du fait que la compréhension se fait « top down » (compréhension
du sens d’abord, analyse linguistique ensuite, si nécessaire) et non, comme la plupart des
chercheurs le pensaient jusque là, de la perception des phonèmes vers celle des mots puis
vers celle des phrases, pour aboutir enfin à la compréhension du sens. Autre confirmation
intéressante (p. 73), la production et la compréhension du langage ne se limite pas aux
informations linguistiques ou grammaticales, elle exige aussi d’autres informations (contexte,
connaissance du monde, etc.).
Enfin, elle trouve un grand intérêt aux écrits de T. Winograd (1972 et 1983), qui montre en
quoi la machine et l’homme sont différents.
Ajoutons un mot à propos de Relevance – Communication and Cognition de Sperber
et Wilson (1986). Cet ouvrage qui va tout à fait dans notre sens approfondit beaucoup plus
que nous l’analyse du phénomène de la pertinence. La pertinence est certes un élément
essentiel à la compréhension, Sperber et Wilson ne nous semblent cependant pas apporter
de quoi modifier notre théorie.
Mais si D. Seleskovitch a beaucoup lu les psychologues et psycholinguistes, et aussi
les neuropsychologues, on voit que ceux-ci n’ont pas, et de loin, apporté une contribution
aussi essentielle à la théorie interprétative que celle de Piaget et, nous allons le voir, de
Barbizet.
Grâce à son ami linguiste Maurice Pergnier, Professeur à l'Université Paris XII, qui
partageait son intérêt et avait en 1977 créé le Groupe d'Etude du Langage (GEL) à Créteil,
Danica Seleskovitch fit la connaissance du Professeur Jacques Barbizet, neuropsychologue,
chef de service à l'Hôpital Henri Mondor, lui aussi passionné par les problèmes de
compréhension et d'expression de la pensée à travers la langue.
Le GEL décida, en 1979, d'organiser un colloque "international et multidisciplinaire"
sur la compréhension du langage, d'où ses membres et plus précisément le linguiste
Pergnier, le neuropsychologue Barbizet et les traductologues Seleskovitch et Lederer,
espéraient tirer des enseignements et obtenir des collaborations plus larges.
Le comité scientifique, composé des membres du GEL et des linguistes J.
Gagnepain, J .Perrot, B. Pottier, P. Valentin et J.M. Zemb tint plusieurs réunions de
préparation au cours de l'année 1980 ; des documents expliquant les objectifs du Colloque
furent envoyés aux participants. Malgré toute la préparation psychologique qui avait été
effectuée, les résultats furent décevants : la plupart des participants exposèrent leurs idées,
sans réellement tenter d’écouter les membres des autres disciplines représentées, ni de leur
adapter leur propre jargon. La recherche interdisciplinaire n'est pas facile à mettre en œuvre
et le colloque, dans lequel nous avions placé de grands espoirs et dont les Actes parurent en
1981 chez Didier Erudition sous le titre Comprendre le langage, ne déboucha pas sur de
nouvelles collaborations.
A défaut, il nous apporta quelques confirmations de ce que nous pensions et
écrivions, ce qui à l’époque de la quasi dictature de la grammaire générative, n’était pas
inutile. Ainsi, E.M. Uhlenbeck, linguiste (p.87 des Actes) :” Language is always used in
conjunction with extra-lingual information from various sources”, C. Kerbrat-Orecchioni,
linguiste (p.78) : « Un énoncé n’a pas de sens en soi, il n’en a que pour un sujet disposant
pour l’extraire de tel ou tel ensemble de compétences ». B. Pottier, linguiste ( p.24) :
« Quand un sujet parlant traduit d’une langue naturelle 1 dans une langue naturelle 2 […] , il
fait le parcours sémasiologique, passe par un univers conceptuel non-verbal (niveau dit
noémique) pour devenir émetteur suivant le parcours onomasiologique, vers un nouveau
message en langue 2. », P. Oléron, psychologue, p.111 : “L’examen des aspects cognitifs
de la compréhension du langage conduit à privilégier ce qui est couramment dénommé
‘connaissance du monde’." Et enfin J. Searle philosophe du langage (p. 149) :
Cette dernière citation a été en quelque sorte le déclencheur qui nous a convaincues
de la nécessité de normaliser notre terminologie, ce que nous avons fait en commençant par
réserver ‘signification’ pour les mots et les phrases, et employer ‘sens’ pour les textes ou
segments de textes.
« on peut, s'autorisant d'une simplification sans doute abusive, distinguer trois ordres, trois
niveaux d'organisation [dans le cerveau] :
1. la partie postérieure de l'hémisphère droit pour certaines conduites opératoires;
2. la partie postérieure de l'hémisphère gauche pour l'ensemble des conduites verbales et
certains aspects des conduites opératoires;
3 les lobes frontaux, unis aux précédents et entre eux, sièges de représentations encore
plus complexes et support de l'activité idéïque. » (C’est moi qui souligne).
« l'étude de la pathologie cérébrale conduit à penser que l'ensemble des connaissances d'un
individu donné repose sur un immense assemblage neuronique dont chaque réseau
constituant est le support spécifique d'un certain aspect de la connaissance de cet individu. »
instrumentale du langage, dans des méta-circuits constitués par les réactions aux
stimulations auditives ou visuelles. Ces méta-circuits ne sont pas isolés; ils s'associent à
d'autres méta-circuits logeant dans d'autres zones du cortex cérébral, qui retiennent les
expériences et les émotions non proprement linguistiques.
« Ainsi l'attitude de pensée qui existe toujours mais qui a été plus nettement formulée depuis
le XIX° siècle, selon laquelle activité de langage et activité intellectuelle sont confondues,
semble abusive et ne répond pas aux données de l'observation neuro-psychologique
contemporaine. »
L'entente intellectuelle entre Barbizet et Seleskovitch était telle qu'ils avaient même
commencé à écrire un livre ensemble, dont le titre devait être Le langage et la pensée.
Hélas, Barbizet disparut prématurément en octobre 1982, et le manuscrit, déjà gros de
quelque deux cent pages, devait rester inachevé dans les tiroirs de D.Seleskovitch qui,
malgré son intention, n'eut jamais le temps de le reprendre. Plus récemment, nous avions
noué le dialogue avec un autre neuropsychologue, Dominique Laplane qui, dans un petit
livre très riche (1997), faisait le tour de toutes les raisons objectives permettant de postuler
une pensée sans langage. Mais, cette fois-ci, c’est D. Seleskovitch qui disparut très vite.
La théorie interprétative de la traduction, entre temps, s'était constituée en une
théorie à peu près cohérente, mais il lui manquait l'explication globalisante qui intégrerait en
un tout les principes avancés.
Le principe de la synecdoque
Il nous fallait parvenir à couronner l'édifice. C'est à force de nous interroger des mois
ou même des années durant, que nous avons réussi à mettre en place les pièces du puzzle
et à découvrir ce que nous avons appelé le principe de la synecdoque. Nous savions
(contrairement à ce qu'écrit Newmark) que la traduction littérale ne donnait rien, nous
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savions que les langues sont différentes et que les locuteurs y expriment différemment les
mêmes idées (les linguistes le disaient aussi), nous savions que comprendre, c'était ajouter
des compléments cognitifs aux signes linguistiques (les psychologues le confirmaient), nous
savions d'expérience qu'une phase de déverbalisation s'insérait entre la compréhension et la
restitution de l'interprète et du traducteur (bien que peu de chercheurs osent s'aventurer
dans ce secteur controversé), mais il nous manquait l'élément central qui ferait tomber le tout
en place et permettrait de faire s'emboîter confortablement les uns dans les autres tous les
éléments de la théorie. Nous cherchions une preuve incontestable à l’appui de ce que nous
savions, disions et répétions inlassablement depuis des années, avec quelques arguments,
mais qui semblaient insuffisants, à savoir que la traduction littérale ne rend pas le sens de
l’original, ce que seule peut faire une traduction interprétative.
Pendant l'été 1976, la lumière nous vint à travers, paradoxalement, des
comparaisons interlangues : les langues sont différentes dans leur lexique (comme dans leur
syntaxe) ; si l'on compare les vocables de deux langues renvoyant à un même référent, on
s'aperçoit que chacune ne renvoie à ce référent que par un seul de ses aspects:
« A comparer les deux langues, on notera combien les traits saillants se complètent de l'une
à l'autre […] Résineux = softwood, le pin est un bois tendre et il exsude une sève visqueuse ;
la description, précisée par la juxtaposition des termes anglais et français, est encore loin
d'être complète si l'on songe que l'allemand, de son coté, dit : Nadelholz (à aiguille). »
(Lederer, 1976, p.28)
Le même phénomène est vrai des expressions toutes faites : we'll play it by ear = il
faudra naviguer à vue (Vinay et Darbelnet avaient déjà développé cet aspect, sans en tirer
toutes les conséquences théoriques).
Mais l’important, c’est qu’en discours aussi, divers locuteurs désignent les mêmes
choses par des aspects différents : dans une conférence médicale un Anglais dira "This is a
slide showing the fractured area", alors que le médecin français montrant un cliché analogue
dira "Voici la zone lésée, avec fracture" ; lors d'une conférence sur les engrais, un
francophone et un anglophone exprimeront la même idée en disant l'un "cet engrais
phosphaté est ajouté en couverture" et l'autre "the fertilizer is broadcast to place", etc., etc.
Chacun désigne dans sa langue une idée identique par une synecdoque différente.
Nous avions enfin trouvé : le fait que le discours soit composé de synecdoques
explique pourquoi traduire le seul explicite ne saurait transmettre le sens du discours et
pourquoi le traducteur doit retrouver les synecdoques de sa propre langue pour passer.
L'explicite de la formulation linguistique n'étant jamais qu'une synecdoque renvoyant à un
tout, le traducteur doit tenir compte aussi bien de l'explicite linguistique que de l'implicite qui
19
le complète et lui donne son sens. C'est l'ensemble explicite/implicite qui doit être transmis et
dans la mesure où les mêmes choses se disent différemment dans toutes les langues, ce
sera par l'intermédiaire d'une autre combinaison d'explicite/implicite. L'existence de la
synecdoque démontre donc aussi la nécessité de créer des équivalences de textes, et de
n'appliquer les correspondances que dans les cas où c'est indispensable. La première
publication décrivant le phénomène de la synecdoque date de 1976.
Le principe de la synecdoque peut être opposé à Gile (1995a, pp. 54-55), lorsqu'il
reproche à la théorie interprétative de la traduction d'avancer sans preuves que :
« « [l]'interprète considère que son devoir de fidélité se rapporte au 'vouloir dire' de l'orateur
tel qu'il le perçoit, et ne s'attarde pas sur les éventuelles divergences entre les paroles
effectivement prononcées en langue de départ et les mots prononcés en langue d'arrivée. La
'théorie du sens' donne à cette stratégie une justification doctrinaire qui dispense ses tenants
d'une justification théorique ou expérimentale de ce concept de fidélité. »
« Pour les tenants de cette théorie, les langues ont dans l'interprétation un rôle d'outil à
vocation de transparence, et les préoccupations linguistiques relèvent de l'apprentissage des
langues et non pas de l'interprétation proprement dite […] ; celle-ci se résumerait
essentiellement à une analyse intellectuelle, suivie de la production 'spontanée' d'un
discours.
[…] les tenants de la 'théorie du sens' refusent d'étudier au plan linguistique les modalités de
décodage et de codage. »
« En tout état de cause, la thèse de la non spécificité est loin d'être partagée par tous les
praticiens. Les tenants européens de la thèse contraire opposent eux aussi dans leurs
20
publications l'exemple de l'allemand […]. Pour les auteurs japonais, la spécificité linguistique
de l'interprétation semble évidente, et ils en présentent les conséquences présumées sans
même engager le débat sur la question. »
Et Gile de consacrer les pages 199 à 206 à l'énumération des "spécificités théoriques
de l'interprétation par langues". Il passe en revue les difficultés de compréhension des
langues, p. ex. les mots courts (qui seraient difficiles à entendre), les homophones
particulièrement nombreux en japonais, les différences de redondances grammaticales (le
japonais présentant moins de ces redondances que d'autres langues, ce qui rendrait
l'audition de l'interprète aléatoire), la structure des phrases avec les fameux enchâssements
de l'allemand, les éléments culturels (les Japonais p. ex. répugnant à "exprimer des opinions
de manière trop claire ou tranchée"). Après les problèmes de "compréhension", il en vient
aux différences selon les langues dans la production du discours et à leurs conséquences
sur l'interprétation, enfin aux différences entre langue de départ et langue d'arrivée. Mais il
termine sur le constat suivant qui ne semble pas entamer sa conviction (p. 206):
A lire ces pages, on ne peut que conclure qu'il existe deux catégories d'interprètes de
conférence, les uns qui cherchent à appréhender le sens à travers les mots, les autres dont
la tournure d'esprit les pousse à s'appuyer sur les mots plutôt que sur le sens, pour produire
une interprétation qui risque donc fort d'être faite phrase par phrase et compte non tenu des
éléments extra-linguistiques qui contribuent au sens du discours. On sait pourtant aujourd'hui
que la compréhension ne fonctionne pas 'bottom up' mais 'top down', et que ce sont les
connaissances de l'auditeur (linguistiques bien sûr en partie, mais surtout extra-linguistiques
et contextuelles) qui lui permettent de reconnaître les mots, comme d'ailleurs les structures
syntaxiques. Dès 1968, S. Borel-Maisonny, spécialiste des enfants déficients auditifs,
soulignait l'importance de la "suppléance mentale" pour la reconnaissance des signes
linguistiques. D'où notre étonnement lorsque Gile (1995a, p. 200) qui, en tant qu’interprète
de conférence, devrait connaître l’importance du contexte et des compléments cognitifs pour
la compréhension du discours, donne à « des étudiants japonais plusieurs séries de kango
ayant des homophones » et constate que « les kango entendus hors contexte n’étaient pas
reconnus de manière univoque comme des binômes mots-sens » (note : pour sens, nous
dirions ici ‘signification’). Cette petite expérience nous semble fort peu scientifique car fondée
sur la non-observation de la différence, pourtant bien documentée dans la littérature, entre
21
perception des mots isolés et perception du discours. Les interprètes qui appliquent la
méthode interprétative ne connaissent pas, ou fort peu, les problèmes mentionnés par Gile.
L'expérimentation 'scientifique' ayant les faveurs de Gile, on peut, à propos de
‘spécificité’ des langues, lui opposer les résultats de l'étude expérimentale qu'a faite Setton
(1999, p.270-1) de l'interprétation simultanée (SI) pour les paires de langues allemand-
anglais et chinois-anglais, la structure de l'allemand et du chinois étant très différente de
celle de l'anglais :
“The evidence suggests that syntactic structure does not of itself constitute an obstacle to SI.
No significant decrement in performance or delivery was noted in connection with long or
syntactically complex sentences, and the few Speakers' ungrammaticalities were ignored or
circumvented. Over the longer sentences of the German source discourse, all three
interpreters routinely generate and pursue their own sentence structure, using content from
all the sources as described above, and largely disregard the input structure except insofar
as it delivers meaning.”
“Seleskovitch does advocate structuring the notes in consecutive as a function of the target
language, which amounts to an acknowledgment of some language specificity in
consecutive.”
peine à appliquer la méthode préconisée. La plupart d’entre eux occupent aujourd’hui des
postes enviés dans des organisations internationales.
Pour les techniques, en revanche, je serai plus nuancée. Dans toutes les langues, les
premiers mots des phrases n’apportent à l’auditeur que leur propre signification ; dans
toutes, il faut un moment pour que se produise le déclic du sens, et dans toutes, il se produit
avant l’achèvement des phrases. Vu sous l’angle du processus, il serait absurde d’affirmer
que l’allemand ne peut pas être compris aussi vite que le français parce qu’il a des
emboîtements syntaxiques ou parce qu’il place le verbe ou la négation en fin de phrase ;
c’est une question de connaissance de l’allemand, non de syntaxe. Au plan des techniques,
les différences de structures doivent être prises en compte ; l’interprète de consécutive prend
toujours quelques notes, l’interprète de simultanée prononce toujours quelques mots avant
que le sens n’apparaisse clairement. Un étudiant qui interprète en français à partir de
l’anglais peut prendre ses notes à peu près au fil de l’énoncé anglais, un étudiant qui travaille
à partir du chinois ou de l’allemand devra procéder à une structuration plus consciente des
notes pour ne pas risquer en s’exprimant de calquer en français les structures syntaxiques
allemandes ou chinoises. Vu les différences entre les langues, il faut donc que l’interprète
apprenne à structurer selon la langue dans laquelle il va interpréter ; cela facilitera son
expression. Le phénomène est plus marqué encore en simultanée. Les unités de sens de
l’argumentation anglaise pourront être reprises dans le même ordre en français ; par contre,
l’étudiant français qui interprète des discours allemands devra s’abstenir d’attaquer sa
phrase par les mêmes mots que l’allemand, ce qui risquerait d’entraîner son expression dans
des méandres où le Français se perdrait. L’imbrication des phrases allemandes ne pose
aucun problème de compréhension à celui qui sait l’allemand, les structures emboîtées
doivent par contre être scindées en français, sinon l’expression ne serait plus intelligible. »
Il semble logique que la compréhension fonctionne selon les mêmes principes dans
toutes les langues. Quant à la réexpression, sa mise en route implique un basculement vers
la langue d’arrivée, c’est à dire la dissociation de la langue de départ et de la langue
d’arrivée. La Théorie interprétative préconise en début d’apprentissage des stratégies de
dissociation qui, de conscientes au départ, deviennent peu à peu automatiques.
Je reprendrai, avant de quitter la question de la spécificité des paires de langues en
traduction, la conclusion pleine de sagesse de Wandruszka (1979, p.334) à son livre sur le
multilinguisme de l'homme ('de l'homme', pour signifier clairement qu'il ne s'agit pas d'une
étude sur les langues-systèmes, mais sur l'usage que l'homme fait des langues) : pour lui, le
multilinguisme individuel apporte la preuve que les formes différentes que prennent les
langues sont loin d’être une contrainte pour l'esprit humain, conclusion qui vaut
naturellement pour l'interprétation et la traduction :
23
« Multilinguisme, cela veut dire que nos pensées ne dépendent pas d'une langue
particulière, ne collent pas à ses mots. Notre multilinguisme est l'espace linguistique où notre
esprit se meut librement. » (Note : Mehrsprachigkeit bedeutet, dass unsere Gedanken nicht
an einer bestimmten Sprache hängen, nicht an deren Worten kleben. Unsere
Mehrsprachigkeit ist der sprachliche Spielraum unserer geistigen Freiheit.)
Je ne saurais cependant quitter le chapitre des langues sans relever une remarque
d’Anthony Pym (1997, p.131) selon qui la théorie interprétative serait « protectionniste » :
« [I]l est très logique que des théoriciennes telles que Danica Seleskovitch et Marianne
Lederer, qui pensent à la traduction d’abord et seulement ensuite aux critères de
coopération, voient la finalité globale de la traduction – la « bonne » traduction – comme
étant de protéger les langues, le « bon » français en première ligne. Rien de surprenant à ce
que le résultat d’une telle démarche soit une théorie profondément protectionniste. »
« La « théorie du sens », pour laquelle le « sens » d’un texte n’est pas seulement
connaissable mais peut être exprimé pleinement dans toutes les langues, demeure
protectionniste dans la mesure où elle estime que chaque langue possède déjà les
ressources essentielles pour l’expression. Aussi n’est-il jamais question du fait que la
traduction puisse agir comme agent pour le développement formel ou lexical de la langue
d’arrivée. La « théorie du sens » aide les grandes langues européennes à protéger leurs
frontières, mais ne dit rien à propos des langues africaines ou asiatiques qui ne possèdent
pas toutes les ressources nécessaires pour une coopération efficace. »
N’est-ce pas faire preuve d’un grand mépris vis à vis des langues africaines et asiatiques
que de les croire incapables, si elles n’ont pas encore atteint un « développement formel et
lexical », d’y parvenir ? Or, c’est essentiellement la terminologie technique qui manque à ces
langues, pour des raisons bien compréhensibles, et toutes les langues réagissent aux ‘vides
lexicaux’ par des paraphrases, des calques, des emprunts. J’ai moi-même étudié en 1990 le
problème des emprunts (Note : en français, pour la simple raison que le français est ma
langue maternelle. Celle-ci aurait été le thaÏ ou l’ibo du Nigéria, j’aurais sans aucun doute eu
les mêmes réactions) non pas d’ailleurs par rapport à la langue, mais par rapport à la clarté
24
de la communication que le traducteur se doit d’assurer. J’ai donc écrit (1990, p.150) que les
emprunts sont
« un phénomène de fertilisation des langues qui nous semble naturel et fructueux pour
chacune d’entre elles. Dans la mesure où ces emprunts se sont acclimatés en français
(Note : mais ce pourrait être dans n’importe quelle autre langue), dans la mesure où ils
présentent des notions claires, immédiatement comprises quel que soit leur nom de
baptême, l’interprète, en les employant, assume pleinement son rôle de communicateur. »
« [l]e rôle du traductologue ne consiste pas à défendre sa langue en tant que telle contre les
invasions de l’étranger. Il doit par contre être attentif à tout ce qui, dans la traduction, facilite
ou au contraire entrave la communication, avec les lecteurs quand il s’agit de traduction
écrite, avec les auditeurs lorsqu’il s’agit d’interprétation. »
Nos doctorants de langue arabe, chinoise, coréenne, ewondo, ibo, swahili ou thaï, sans
oublier ceux qui parlent la Langue des Signes, au départ la plus pauvre, n’ont, semble-t-il,
jamais ressenti cet esprit « protectionniste » que croit détecter Pym…
Le principe de la synecdoque suffit à infirmer l'idée que fonder une traduction sur les
mots donnera une traduction exacte. Les mots n'étant que la partie explicite qui renvoie à un
25
référent complet, prendre comme base de traduction la seule partie explicite ne restituera
qu'un message tronqué. (Note : Voir aussi S. Viaggio, 1992).
“Seleskovitch's attempt to solve the problem (and it is a big problem) by ignoring the words,
by disregarding contrastive linguistics, by using spontaneous translation as a model in favour
of total communication […] invites inaccuracy.”
b) La dissociation contenu-forme
C. Baylon et P. Fabre (1978, p.270) passant en revue l'article de D. Seleskovitch paru
en 1976, "Traduire : de l'expérience aux concepts", énumèrent les raisons qui rendent la
théorie proposée séduisante mais ajoutent :
« On objectera qu'il est difficile de dissocier forme et sens, que l'indépendance presque
totale du message par rapport à la forme linguistique ne joue pas dans le texte "poétique". Il
n'est pas de contenu linguistique qui ne soit transmis par une forme, et inversement, il n'est
pas de forme linguistique dont la fonction ne soit d'être actualisée en sens. »
Bien que Baylon et Fabre croient adresser là une critique à la théorie interprétative de
la traduction, nous sommes entièrement d'accord avec leur déclaration. Pour la théorie
interprétative, fondamentalement la "forme", si par forme on entend la langue en tant que
vecteur ( nous aborderons le style, c’est à dire l’exploitation des formes, un peu plus loin),
contribue bien au sens car celui-ci se construit à partir de la fusion des significations
pertinentes des signes linguistiques et du savoir extra-linguistique de l'interlocuteur. Ne pas
tenir compte des signes linguistiques de l'original (ce que la théorie interprétative de la
traduction n'a jamais préconisé) est une démarche très différente du fait de les abandonner
dès qu'ils ont livré leur contribution au sens. En 1973 (p.22), je fais déjà allusion à la
contribution des signes au sens lorsque je conseille de "dégager, au travers des
significations linguistique, le sens qui est le message à transmettre". Quant à D. Seleskovitch
26
c) Le notionnel et l’émotionnel
Notre référence à l'égard du notionnel et de l'émotionnel, du cognitif et de l'affectif, est
une constatation de Piaget (1967, p.12) :
Cette constatation s’applique bien entendu aussi au sens… Pourtant, dans la mesure
où la théorie interprétative à ses débuts a étudié des discours oraux et écrits de caractère
essentiellement pragmatique et où le dosage notionnel/émotionnel varie naturellement selon
le genre des textes, elle n'a pas dit assez clairement que le "sens" était pour elle
évidemment à la fois notionnel et émotionnel. L'émotionnel ne vient pas seulement de la
forme adoptée par l'auteur, il découle souvent du thème abordé, quelle que soit la forme
sous laquelle il est traité. Même dans les conférences techniques, les interprètes ont
l'occasion de traduire discours de banquets, allocutions de bienvenue ou éloges funèbres et
ils savent, dans ce cas, "faire porter leur attention sur la forme utilisée" (Seleskovitch, 1968,
p.104). Dans le premier ouvrage de D. Seleskovitch paru en 1968, on trouve déjà un
passage sur l'observation du style et deux (courts) chapitres sur l'expression du style et
27
l'éloquence, preuve que D.Seleskovitch était consciente de cet aspect en interprétation. Mais
elle hésitait à parler de l'aspect esthétique des textes écrits ; en 1977 (p.32), dans la
Threlford Memorial Lecture, elle repoussait même quasiment la littérature hors du champ de
la théorie interprétative de la traduction : « The aesthetic value of belles-lettres raises
particular problems of form which have to be taken into account per se. »
Une dizaine d'années plus tard, sous l’influence de ses disciples, elle commençait à changer
d’avis et, plusieurs collègues nous ayant fait remarquer que nous ne semblions parler que du
sens purement notionnel, nous nous sommes efforcées d'être plus explicites. En 1988
(p.88), D. Seleskovitch écrivait à propos de la forme esthétique :
“It is often believed that the difficulties met in translating literary works are due to the
necessity of reproducing an author’s style; but style stems from sense as much as it
contributes to sense ; whatever the style of a written or oral utterance, as long as it is meant
as a message, that style will be part of the sense to be conveyed. It will be reflected in the
other language by style that is not a conversion of the original style but the expression of the
translator’s understanding of sense.” (Voir aussi Donovan 1990,. Israël 1990) et Lederer
1994, pp. 52-54).
Si par forme, l'on n’entend pas seulement la langue, les signes linguistiques mais le
style, expression de l'individualité créatrice d'un auteur, la contribution de cette "forme" au
sens est parfois prédominante et il est vrai que, malgré le virage amorcé en 1988, la TIT
n'avait pendant longtemps pas explicitement traité du style. Si A. Brisset (1993, p.257) avait
écrit avant 1990, elle n'aurait pas eu entièrement tort de déclarer que l'école interprétative
laissait de côté le domaine de la littérature et en réduisait l'analyse à celle du sens
référentiel; il est cependant étonnant que, faisant en 1993 le compte rendu des Etudes
traductologiques parues en 1990, elle n'ait pas été frappée par la nouveauté de l'article
d'Israël qui fait pour la première fois entrer explicitement la traduction littéraire dans l'orbite
de la théorie interprétative. F. Israël (1990, p.37) commence par décrire
« le texte littéraire où le vouloir dire dépend, dans une large mesure, de la mise en œuvre
des ressources langagières - choix syntaxiques et lexicaux, rythmes, sonorités, volumes - au
point que la forme elle-même participe pleinement à la constitution du sens. En l'occurrence,
celui-ci naît aussi bien de l'idée que du mode d'expression. »
« la forme dans l’œuvre littéraire est une fin en soi alors qu’elle est un moyen, certes
primordial, de construire le sens et de produire l'effet. Aussi est-ce sous cet angle fonctionnel
qu'il convient de l'envisager et non dans sa seule matérialité »
et affirme que,
« même en littérature ou dans d'autres cas où la forme est primordiale, la langue reste un
moyen, le vecteur de la pensée ou de l'effet, et non une fin en soi. Il importe donc quelque
soit le type de discours, de bien faire la distinction entre la matérialité de la forme et sa
fonction : seules les valeurs notionnelles ou émotionnelles dont elle peut être porteuse sont à
préserver et non la forme elle-même. » (F. Israël, 1994, p.109)
« Le sens d’une phrase c’est ce qu’un auteur veut délibérément exprimer, ce n’est pas la
raison pour laquelle il parle, les causes ou les conséquences de ce qu’il dit. Le sens ne se
confond pas avec des mobiles ou des intentions. Le traducteur qui se ferait exégète,
l’interprète qui se ferait herméneute transgresserait les limites de ses fonctions ».
(Seleskovitch, 1981c, p.269)
« qu’on ne peut pas réduire cette intention du texte au ‘vouloir dire’ de l’auteur, comme le fait
l’Ecole interprétative, sauf à nier la spécificité d’un texte par opposition à la communication
orale […] »
« Le texte n'est statique que sur les rayons d'une bibliothèque ; au moment de sa
lecture, il retrouve le dynamisme qui a présidé à sa naissance par l'écriture. Le texte a un
déroulement semblable à celui de la parole et sa traduction se situe dans le dynamisme de
son appréhension. »
Certes, l’écrit, contrairement à l’oral, survit à son auteur et à son destinataire premier,
ce qui permet aux suivants des interprétations multiples, mais les opérations mentales de
compréhension, c’est à dire de ce que nous appelons interprétation, sont strictement
identiques, qu'il s'agisse de textes écrits ou de discours oraux. En outre, on ne parle jamais
de lecture multiple que pour les textes littéraires, et pourtant que dire des innombrables
exégèses auxquelles se livrent à chaud les journalistes après chaque discours télévisé du
chef de l’Etat …
Revenons-en à l’’intentio operis’, que lecteurs ou critiques littéraires auscultent pour
en faire l’exégèse, exégèse que le traducteur tient soigneusement à distance puisque, ainsi
que l’écrit D. Seleskovitch (1981c, p. 270) les exégèses « vont au-delà du sens alors que la
paraphrase du sens se doit de toujours produire le même sens ».
Eco (1992, p.130) a certes raison de noter que :
30
« un texte [ouvert] suscite d’infinies lectures sans pour autant autoriser n’importe quelle
lecture possible. Si l’on ne peut pas dire quelle est la meilleure interprétation d’un texte, on
peut dire lesquelles sont erronées. »
Nous sommes aussi d’accord avec lui lorsqu’il mentionne (p.134) le texte de « l’auteur
inconnu », auquel cas il peut être difficile d’établir le sens car on ne peut bien entendu
prendre appui que sur le texte, puisque manquent toutes les connaissances sur l’auteur dont
le lecteur se sert habituellement, consciemment ou non, pour comprendre le texte.
Mentionnons aussi les textes anciens, lorsqu’a disparu tout savoir sur les circonstances de
leur rédaction, sur les faits et événements auxquels il était peut-être fait allusion dans le
texte, etc. Dans ce cas là aussi, le lecteur est obligé de s’en tenir au seul élément qui reste,
le texte, pour essayer d’en établir une interprétation cohérente. Ce sont là cependant des
cas peu courants par rapport à la généralité des textes à traduire.
La théorie interprétative ne nie pas que le texte puisse parfois échapper à son auteur
et jouir d’une certaine autonomie, mais cette autonomie n’infirme pas le fait que tout texte a
toujours un auteur. Si le lecteur a tout pouvoir pour interpréter le texte (dans les limites
indiquée par Eco), le traducteur, lui, doit toujours se ranger du côté de l’auteur, car ce n’est
pas sa propre interprétation qu’il doit transmettre. Par ailleurs, les textes, qu’ils soient
pragmatiques, littéraires ou techniques, sont certes porteurs de virtualités mais ces virtualités
sont celles qu’y a mis l’auteur et celles qu’y détecte le lecteur ; en eux-même, les textes ne
sont que des vecteurs passifs, ils n’ont pas d’existence propre. Il nous semble que c’est
anthropomorphiser le texte que de lui prêter des ‘intentions’, comme les linguistes ont
longtemps anthropomorphisé la langue, ainsi que la traduction quand ils s’en sont saisis,
oubliant que langue et traduction ne ‘fonctionnent’ pas seules, mais sous l’action de
l’homme…
Voilà pourquoi le ‘vouloir dire’ de l’auteur (empirique) et le ‘sens’ qu’en retire le
traducteur grâce à sa compréhension-interprétation du texte produit par l’auteur nous
semblent suffire à l’analyse traductologique. La théorie interprétative portant sur la
traduction, notre lecteur est toujours un traducteur, ce qui exclut de notre champ d’étude le
lecteur naïf, le lecteur spécialisé, le critique, dont l’exégèse ne sera pas l’interprétation
objective du traducteur. Le but de celui-ci, en effet, est de faire passer autant que possible à
l’identique le ‘vouloir dire ‘ de l’auteur. L’aident à dégager ce vouloir dire le texte, dont la
formulation lui permet de réfuter une interprétation inacceptable, ses propres connaissances
pertinentes, mais aussi la méthode qu’il aura assimilée s’il a été bien formé, et qui lui est un
garde fou contre des interprétations tendancieuses.
31
« TITI se fait [donc] ici héritière de la tradition idéaliste, toujours dominante, qui prétend que
derrière l'expression il y a un sens profond, vrai et qu'un tiers (le traducteur, l'interprète) peut
saisir ce sens voulu, intentionnel et le transposer dans d'autres formes. »
Ce mauvais procès nous est également fait par R. Setton (1999, pp.48-9) selon qui la
conception du sens qu'a la théorie interprétative de la traduction
“resembles the 'conduit' metaphor (Reddy 1979) according to which "you have a thought, you
put it into words which will carry the thoughts, and any sane and sober person who knows
the language will be able effortlessly to behold your thought, to get your idea."
De son côté, A. Brisset, dans le compte rendu déjà cité des Etudes traductologiques,
considère encore en 1993 la théorie interprétative de la traduction comme "un modèle où le
sens, purement référentiel, émane d'une intentionnalité jugée peu problématique dans sa
production ou sa réception"(p.255). Ces reproches nous semblent renvoyer directement à
l’idée, infirmée depuis longtemps par la linguistique même, que la langue serait une
nomenclature et le langage un calque de la réalité : il suffirait d’étiqueter d’un mot ou de
plusieurs mots chaque idée pour qu’elle soit ainsi transmise intacte et complète à l’esprit de
l’interlocuteur. Rien ne saurait être plus étranger à la théorie interprétative. En effet, pour
elle, le sens d'un texte est loin d'être immanent, donné une fois pour toutes ; il n’est pas non
plus forcément purement référentiel et il est loin d’être fourni par la seule partie explicite du
discours. Dès le début de nos recherches, nous nous sommes efforcés de montrer que le
sens est, au contraire, construit, à partir du vouloir dire de l’auteur, par l'auditeur ou le lecteur
à l'aide de ses compléments cognitifs pertinents. Cela ne signifie pas pour autant que le sens
ne soit pas la plupart du temps saisissable objectivement, même s’il existe une gradation du
texte technique à sens purement référentiel, au texte politique comportant une série de sous-
entendus, à l’œuvre ‘ouverte’ qui intéresse Eco.
Dès ses premières publications, la théorie interprétative a traité des conditions de
l'adéquation du sens compris par le lecteur au vouloir dire de l'auteur :
« On a pu dire qu'il n'y avait jamais un seul sens, en ceci que chacun, l'auteur et ses lecteurs
ne le concevra jamais de manière formellement identique. […] Cette inadéquation de toute
parole au sens n'a rien de désespérant ; l'homme n'est pas une machine et sa pensée ne
32
correspond pas point par point à des structures linguistiques ; si l'auteur "sait bien ce qu'il
voulait faire", il ne pourra effectivement juger "de ce qu'il a fait" que par la réaction de ceux
qui établissent en le lisant un rapport entre son dire et leur savoir.
Pour que le sens du dire soit celui que veut l'auteur, il faut que celui-ci ait correctement jugé
du savoir de ceux auxquels il s'adresse et qu'il ait proportionné en conséquence l'explicite de
sa formulation par rapport à ce qu'il laisse non dit. Il faut aussi que le lecteur sache que
l'explicitation linguistique ne couvre qu'une partie du message. Qu'il s'agisse de l'information
fournie par le journal, ou de la lecture d'un essai philosophique, la connaissance que l'on
associe toujours à la perception peut être approximative ou même fausse (si le savoir sur
lequel on se fonde est insuffisant), tout comme le dire de l'auteur est parfois flou (s'il a
insuffisamment analysé sa pensée ou mal jugé de ceux auxquels il s'adresse). » (Lederer,
1973, p.13)
« Le sens est-il, comme on le croit souvent, subjectif, incertain ? Se prête-t-il à toutes les
interprétations, ouvre-t-il la porte à toutes les trahisons ? Le débat sur la lettre et l'esprit est
ainsi rouvert bien que, en ce qui concerne la traduction, il s'agisse d'un faux dilemme. Le
sens d'un énoncé se définit par les mêmes moyens que les signifiés de la langue. Dans un
cas comme dans l'autre, on procède par constat. Les signifiés tirent-ils leur objectivité du fait
qu'ils recueillent le consensus de tous les membres d'une collectivité? Le sens est alors tout
aussi objectif, car ceux à qui s'adresse une parole en situation en comprennent aussi
aisément et aussi exactement le sens qu'ils comprennent la langue dans laquelle il est
émis. »
« […] si le texte de fiction se prête, quand il est de qualité, à des lectures plurielles, il n'en
comporte pas moins un certain nombre d'aspects et d'éléments essentiels qui sont perçus
par tous de la même manière mais peuvent donner lieu à des interprétations différentes.
Vérifiée expérimentalement par Michael Riffaterre à l'aide du concept d'archilecteur,
l'existence de ce noyau dur est précisément, selon Algirdas Julien Greimas, ce qui maintient
la cohésion du texte et empêche ces variations de le "détruire" ou de le "déstructurer". De là
vient aussi la possibilité de soumettre le texte littéraire à un procédé heuristique qui, quoique
plus complexe, s'apparente à celui dont relève le texte pragmatique. »
33
Voilà ce que la théorie interprétative pense et écrit sur le sens que saisit le lecteur.
Qu’en est-il du traducteur ? Pour celui-ci, la saisie d'un sens qui ne lui est pas directement
destiné est fondée sur deux types de connaissances ; celle des deux langues de travail, et
celle du sujet abordé par le texte. Les auteurs de la théorie interprétative de la traduction ont
si souvent insisté sur le savoir thématique indispensable à la compréhension (loin d’être
nécessaire seulement à la traduction des textes techniques, mais s’appliquant au contraire
aussi à tous les autres types de textes, littérature comprise) et sur le fait que nombre de soit-
disant ambiguïtés des textes seraient levées par une acquisition plus poussée de
connaissances, qu'il semble inutile de citer leurs écrits sur ce sujet. Bornons-nous à dire que
c'est par une méthode appliquée consciemment que le traducteur "écarte à la fois les
interprétations trop faciles et celles qui seraient manifestement tendancieuses" (Lederer,
1973, p. 14). C’est en prenant conscience de ce sur quoi il doit concentrer son attention qu’il
y parvient. A cet égard, D. Seleskovitch (1982, p 38) distingue
« trois plages sur lesquelles l’attention peut se fixer. La première est celle du sens qu’un
émetteur veut communiquer à autrui et qui est saisi spontanément par celui qui écoute avec
le désir de le comprendre. Cette première plage inclut tous les implicites charriés par les
compléments cognitifs déjà mentionnés et exclut tout ce qui chez l’émetteur n’est pas
délibéré. La deuxième plage est celle de la forme, support matériel du discours et de ses
attributs sémantiques. Enfin, il y a la plage des intentions, du vouloir, de l’effet que le sujet
parlant cherche à produire, consciemment ou inconsciemment et de l’interprétation que
l’auditeur donne à ses motifs et à ses buts.
[…] Les traducteurs et les interprètes fixent leur attention sur la plage du sens, étape vers
l’analyse des intentions. Ils délaissent les formes linguistiques, qui ne sont pas l’objet mais le
support de la communication. Quant à la troisième plage, le médiateur qu’est le traducteur
ne l’aborde pas mais le sens qu’il transmet permet au récepteur de l’explorer comme il
l’entend. »
La plage des intentions, celle dans laquelle le traducteur ne s'aventure pas, permet
toutes les interprétations, toutes les lectures. La traduction littéraire impose au traducteur
des "contraintes" que F. Israël (1990, p.42) expose comme suit:
« Il importe […] de veiller à ce que le texte garde, autant que faire se peut, son ambiguïté
constitutive et se prête à la même lecture plurielle. Et s'il est vrai que toute traduction
implique des choix relevant d'une démarche interprétative, son auteur doit prendre soin de
34
ne pas infléchir le propos de l'œuvre par l'imposition d'un point de vue trop personnel ou trop
exclusif. »
Concluons sur ce point en disant que la plupart des traductologues se penchent sur
un cas particulier de la traduction, la littérature, qui se prête facilement à des lectures
multiples et s’élèvent contre l’affirmation que le sens est objectif. Il y a, me semble-t-il, un
malentendu fondamental entre eux et nous sur le contenu à donner au terme ‘interprétation’
et, en conséquence, sur ce que eux et nous considèrent être le sens. Pour eux, interpréter,
c’est investir le texte subjectivement, en en éclairant peut-être certains aspects particuliers,
en d’autres termes, c’est en faire des exégèses. Pour le traducteur, interpréter, c’est
comprendre objectivement le vouloir dire de l’auteur à travers le dit du texte. Vu sous cet
angle, on comprend bien que les littéraires aient du mal à accepter que le sens puisse être
objectif. Pour mettre les choses en perspective, il faut cependant constater que, par rapport
à tous les textes où la communication s'établit objectivement, la littérature traduite ne
représente qu’un pourcentage infime des textes traduits. Il faut donc se garder, bien que le
sens ne soit pas donné tel quel mais doive être construit, d’accorder une importance
démesurée à la difficulté qu’il peut y avoir à l'appréhender.
« L'antilinguistique, l'anti-théorie des praticiens de 1973, tournée vers le "sens", c'est à dire
intérieure au dualisme traditionnel, mène ces auteurs à une "traductologie" […] régionale,
incapable de tirer la leçon de ce que la machine à traduire a montré : que la pratique de la
traduction impose une théorie de la traduction et que celle-ci pose les mêmes problèmes de
théorie de la syntaxe, de la langue, que la théorie générale du langage. »
Meschonnic a raison de relever que "la pratique de la traduction impose une théorie
de la traduction" (c'est ce que nous avons fait) et que la machine pose des problèmes de
syntaxe et de langue ; il commet cependant l'erreur méthodologique de ramener les
problèmes de la traduction à des problèmes de langue et d'assimiler traduction-machine et
traduction humaine, alors que la première ne peut fonctionner que par correspondances et
que la seconde fonctionne essentiellement par l'établissement d'équivalences (Note : Voir
Lederer,1994, chap. II 4).
35
(Note: Nous ne nous sentons évidemment pas visés par la référence à "la réduction naïve du
sens au lexical".)
Notons une fois de plus qu'il n'est question ici que de traduction littéraire, car
Meschonnic aborde la Bible comme une œuvre littéraire, et rappelons que ce qui compte
pour nous, c'est la transmission de l'effet produit par l'original ; pour la théorie interprétative,
si le rythme de l'original produit un certain effet, le même effet devra apparaître,
probablement sous une forme différente, dans l'autre langue.
„D. Seleskovitch et M. Lederer. […] ont ouvert la voie à une "pédagogie raisonnée" de la
traduction et de l'interprétation à une époque où la linguistique était, par défaut ou par
nécessité historique, le modèle dominant pour aborder la traduction. »
« Cela dit, continuer à pourfendre la linguistique comme si c'était encore le modèle dominant
dans la pensée du traduire, n'est-ce pas livrer un combat d'arrière-garde ? Aujourd'hui cette
querelle tourne à vide. Surtout elle masque les avancées d'une traductologie qui se construit
avec l'apport d'autres disciplines comme la sémiologie, la sémantique pragmatique ou la
théorie du discours social, pour n'en citer que quelques unes. L'opposition entre langue et
36
discours est un fond de commerce que l'Ecole de Paris ne semble pourtant pas prête à
abandonner […]. »
Problèmes épistémologiques
a) La théorie interprétative de la traduction est-elle, ou non, une théorie ?
Gambier assimile la théorie interprétative de la traduction "au discours classique" en
traductologie, dont il énumère les différents points (1986, pp. 33-4). Nous ne nous
37
reconnaissons pas dans cette description qui porte uniquement sur le texte «‘original’,
incontournable, fétichisé». La théorie interprétative met l‘accent sur l’auteur et sur le
traducteur, modifiant de par ce seul fait l’approche ‘classique’. Elle introduit aussi la notion
neuve de la déverbalisation qui s’instaure entre la phase de compréhension et la
réexpression, ainsi que le principe de la synecdoque, qui explique pourquoi la traduction ne
peut pas être littérale. L’assimilation au 'discours classique' est donc abusive.
Par ailleurs, Gambier considère que la théorie interprétative n'est pas une théorie
générale. Selon lui (p.46),
« Elle est modèle plus que théorie apte à décrire, classer, conceptualiser, expliquer et
prédire des pratiques. Il est certes difficile de circonscrire les concepts de « théorie » et de
« théorie de la traduction " mais comment saisir la spécificité de la traduction en multipliant
les « boites noires », en occultant les influences réciproques entre les phases décrites
(réception – compréhension/abstraction - réexpression) ? »
« a une forte cohérence interne, elle n’est pas pour cela une théorie générale ni une théorie
validée. Toute théorie est un discours sur un objet qu’elle se donne et interrogation sur ses
bases. TITI, comme d’autres approches, se veut vision globalisante de la traduction en
partant d’une analyse partielle, en réfléchissant quasi exclusivement sur l’interprétation
d’énoncés informatifs. Par ailleurs, elle restreint la traduction surtout à la compréhension ; la
traduction comme processus de production textuelle est peu abordée, étant plus difficile
sans doute à reconstruire que la réception. »
Or, il nous semble que la théorie interprétative a construit un cadre général dans
lequel tous les problèmes que pose la traduction, des textes pragmatiques et techniques aux
textes littéraires et poétiques (qu’elle a tous étudiés) peuvent trouver une solution théorique.
Elle «décrit, classe, conceptualise, explique et prédit les pratiques ». Elle décrit la traduction
comme étant faite de correspondances et d’équivalences, elle classe les problèmes
couramment posés en problèmes (théoriques) de la traduction d’une part, et de l’autre, en
problèmes pratiques du traducteur, elle ’conceptualise’ le processus de la traduction, celui de
la compréhension et celui de la réexpression, à l’aide des principes de déverbalisation (est-
ce cela que vise Gambier lorsqu’il parle d’’abstraction’ ?) et de synecdoque, elle explique et
prédit pourquoi certaines pratiques ne donnent pas de bons résultats, pourquoi certaines
autres réussiront là où les premières échouent. Elle a, grâce à l’étude expérimentale de
l’interprétation, contribué à entrouvrir la’ boite noire’ du cerveau et a longuement étudié les
38
« Les ’sciences molles’, écrit Léna Soler (2000, p.24) ne peuvent prétendre ni au
même degré de rigueur, de formalisation et d’axiomatisation, ni au même niveau d’efficacité
prédictive que les sciences dures ».
39
« L’avènement au 19° siècle d’une ère scientifique qui tranchait sur les siècles précédents
par son souci de remplacer la subjectivité de l’idéologie par l’objectivité de l’observation et de
l’expérimentation bénéficia grandement aux sciences exactes. Le nouvel état d’esprit qui
s’affirmait alors s’empara également des sciences dites humaines, celles qui prennent pour
objet d’étude l’homme et son esprit, mais ce fut au prix d’un rétrécissement considérable de
leur domaine et d’une réduction de leur portée. La science de l’homme fut soumise à
l’axiome du scientisme selon lequel la science suffirait à tout expliquer ; elle y perdit tout ce
qui dans sa nature n’est pas objectivement saisissable. »
« d’intégrer harmonieusement dans une totalité cohérente l’ensemble des faits disponibles
jugés pertinents par rapport à la question étudiée. [L’interprétation] paraît en outre d’autant
plus probante qu’elle se montre capable sinon d’anticiper, du moins de rendre facilement
compte de faits nouveaux […]
Quand chaque nouvel élément rencontré n’apparaît pas étonnant car il trouve tout
naturellement sa place au sein de l’ordre conceptuel préétabli, en résulte une intelligibilité
nouvelle qui fonctionne comme un puissant argument en faveur du scénario proposé et incite
à le dire vrai ou tout au moins adéquat.
Tels sont les seuls principes de validation dans les sciences interprétatives. Comme dans
toute science empirique, il y a bien confrontation des discours à l’expérience. Mais les
partisans d’une théorie interprétative controversée n’ont d’autre recours pour la défendre que
de mettre au point une argumentation visant à convaincre les sceptiques que le discours
produit intègre plus harmonieusement et permet de rendre plus compréhensible que tout
autre les faits étudiés. »
Les partisans de la théorie interprétative n'essayent pas d’imiter les sciences exactes;
ils avancent des idées réfléchies, fondées sur des faits observés et relevés de manière
40
répétée, et les publient sous une forme lisible, qui puisse profiter aux jeunes chercheurs
venus se former à la théorisation et à l'enseignement de la traduction. Ils s'efforcent de
convaincre sur la base d'une argumentation appuyée sur les faits et l'expérience ; c'est peut-
être pourquoi certains, inconscients du fait que nous progressons sans cesse, estiment que
nous nous répétons.
Gile (1995b, pp. 259-60) reproche aux inventeurs de la théorie interprétative de la
traduction de n'avoir pas tout dit, tout fait, tout prouvé. N’aurait-il pas été plus responsable,
plus ‘scientifique’ de reprendre chacun des arguments de cette théorie et d'essayer soit de
les réfuter (à l’aide, le cas échéant, de faits expérimentaux), soit de constater qu'en l'état
actuel des connaissances, cette théorie se tient, qu'elle offre un cadre général à l'intérieur
duquel tous les faits observés trouvent commodément leur place.
Il est d'ailleurs piquant de noter qu'après ses attaques contre la méthodologie de la
théorie interprétative, Gile (1995a, p.117) admet lui-même, parlant de ses propres ’Modèles
d’efforts’, que
« Sur le plan de la recherche, leur principale faiblesse réside dans le fait qu'ils restent
théoriques et intuitifs : ils ont beau s'appuyer sur des concepts et résultats de la recherche
linguistique et psycholinguistique, leur vérification expérimentale est problématique. »
Et plus loin (p.143), revenant implicitement à l’idée que la traductologie serait une
science interprétative, :
« […] à ce stade descriptif de l’étude des stratégies et tactiques des interprètes, une
démarche scientifique rigoureuse et précise ne semble pas idoine. Si dans quelques uns de
ses aspects, l’interprétation se prête à des méthodes expérimentales et quantitatives, dans
d’autres, elle rejoint d’autres disciplines des sciences humaines avec une forte composante
spéculative. »
« La confusion et l’imprécision des concepts et donc des termes ordinairement utilisés dans
les efforts en traductologie : ‘traduction’, 'interprétation’, ‘contexte’, ‘situation’, ‘sens’,
41
‘signification’, ‘message’, ‘texte’, ‘équivalence’, etc… sont trop souvent bien ambigus pour
aider à la théorisation de la traduction. »
Il poursuit :
« TITI n’échappe pas à ce flou puisque, par ex., ‘interprétation’ signifie tantôt la
compréhension (mise en relation des unités linguistiques avec le bagage cognitif), tantôt une
forme de traduction mais orale ; autre exemple : celui de ‘sens’ : entre les auteurs de TITI,
l’accord ici ne semble pas exister puisque Seleskovitch hésite entre sens et signification,
Delisle ajoutant à cette paire le terme de ‘signifié’ – sans parler de la confusion entretenue
avec ‘message’, ‘idées’, ‘contenu’ (non définis). «
Ces lignes ont été écrites en 1986 et à l’époque les remarques qu’elles contiennent
concernant la terminologie de la TIT sont en grande partie justifiées.
Réglons tout de suite le cas d''interprétation' : Gambier a raison, nous l’utilisons
effectivement et consciemment dans ses deux acceptions mais le contexte montrant à
chaque occurrence s’il s’agit de traduction orale ou de compréhension, nous faisons à cet
égard confiance à l’intelligence du lecteur.
Il est parfaitement vrai, par ailleurs que, au début de nos travaux, nous avons eu du
mal à fixer notre terminologie. La linguistique, à laquelle nous devions emprunter une grande
partie de sa terminologie, était loin d'en avoir elle-même défini les termes. Sens et
signification par exemple étaient (et sont encore) utilisés soit indifféremment l'un pour l'autre,
soit dans des sens différents par différents auteurs. En 2002 encore, M.-D. Gineste et J.-F.
Le Ny (p. 96) se plaignent du fait que "l'utilisation des mots "signification" et "sens" n'est pas
bien codifiée". Cela a vite commencé à nous gêner. S’il y a donc une distinction que nous
avons faite très tôt, vu son importance capitale pour la théorie interprétative, c’est justement
celle «qu’il y a lieu de faire entre ce que j’appelle le sens, propre à l’énoncé discursif, et ce
qui est la signification ou le signifié du mot ou de la phrase en langue » (Seleskovitch, 1976,
p. 66). Nous avons très vite décidé de réserver sens pour le discours et d'employer
signification pour les mots et les phrases isolées (nous parlons de signification actualisée
pour les mots en contexte). J’écrivais dès 1973 (p. 9):
« Ce que nous appelons sens n’est pas ce que désignent par ces mots les études
sémantiques ou lexicographiques qui définissent les contours conceptuels des mots ou des
structures grammaticales – ce sens-là, que nous appellerons ‘signification linguistique’,
correspond au sens des mots en dehors de l’usage qui en est fait dans la parole. Le sens de
la parole, celui que transmet le message, ne se retrouve pas de manière discrète dans
42
chaque mot, dans chaque phrase. Le sens s’appuie sur les significations linguistiques mais
ne s’y limite pas. »
« Contexte : Le mot ‘contexte’ est de plus en plus fréquemment utilisé en français avec la
signification de l’anglais ‘context’. Dans ce sens, contexte désigne les circonstances qui
entourent un texte, de près (circonstances d’émission d’un discours) ou de loin (ensemble de
la situation historique, sociale, économique mais aussi personnelle dans laquelle ce texte a
vu le jour). Il s’agit de l’entourage non linguistique dans lequel un énoncé est produit et
reçu. »
et :
« Contexte verbal (en anglais : co-text) : Nous nous efforçons de conserver son sens
français au mot ‘contexte’ mais par souci de clarté nous y ajoutons souvent l’adjectif ‘verbal’.
Le contexte est l’entourage linguistique d’une unité lexicale […] »
Nous sommes en ceci (comme d'ailleurs pour la définition de 'situation' que nous donnons ci-
dessous) en plein accord avec O. Ducrot et J.-M. Schaeffer (1995, p. 764) :
La ‘situation’, qui correspond en fait au mot anglais ‘context’, est déjà définie par D.
Seleskovitch en 1982 (1982a, p. 127) dans le sens que lui donnent Ducrot et Schaeffer ( p.
764) :
Quant au ‘texte’, nous l’avons dit plus haut, il est pour nous une simple matérialité de
signes graphiques sur le papier. Sans l’auteur qui le produit et le lecteur qui en prend
connaissance et lui attribue un sens, le texte n’a pas d’existence propre. Lorsque nous
désignons à la fois le discours oral et le texte écrit, nous utilisons ‘discours’.
Reprenons aussi certains des termes dont Gambier reproche l’emploi peu rigoureux
aux traductologues de manière générale.
Le terme équivalence continue à être utilisé en traductologie de façon très peu
précise (Note : Voir W. Koller (1979) qui s’est efforcé de préciser la notion). Après avoir
longtemps distingué entre ‘équivalence en langue’ et ‘équivalence de sens’, nous avons
décidé que, ce vocable couvrant en fait deux notions différentes, il nous fallait faire usage de
deux termes différents . Depuis la fin des années 80, nous réservons donc équivalence aux
segments de discours, et utilisons le terme correspondance pour la traduction des mots et
des expressions figées. Voici la définition que je donne de ces deux termes dans le glossaire
de la Traduction aujourd’hui (1994, pp.213-14) (voir aussi le glossaire de Laplace, 1994) :
« Equivalences : sont équivalents des discours ou des textes ou des segments de discours
ou de textes lorsqu’ils présentent une identité de sens, quelles que soient les divergences
de structures grammaticales ou de choix lexicaux.
Correspondances : La correspondance est la relation qui s’établit entre les significations de
langues différentes […]. »
M. Cormier (1990, p.427), dans le compte rendu qu’elle fait de la première édition de la
Pédagogie raisonnée de l’interprétation (1989) adresse également quelques critiques à notre
terminologie :
44
« Le lecteur risque parfois d’être dérouté par la terminologie des auteurs. Soit qu’elle
manque d’uniformité, comme pour ‘transcodage’ et ‘traduction’ dont l’acte est à connotation
tantôt favorable, tantôt défavorable, soit que certains termes sont pris dans un sens
inhabituel, par exemple ’polysémie’ et ‘polyvalence’. Ainsi, pour les auteurs, sont
« polyvalents les mots à acceptions multiples » et « polysémiques les mots qui n’ont qu’une
acception mais qui contiennent plusieurs traits de signification ».
« 1 : opération qui consiste à établir des ‘correspondances’ entre deux langues sur le plan du
lexique ou de la phrase.
2 : résultat de cette opération. »
Nous précisons cependant cette définition, en effectuant une distinction entre le ‘bon
usage ‘ et l’usage ‘intempestif’ du transcodage :
Conclusion
La Théorie interprétative a eu le mérite de s’opposer au moment opportun (à celui en
particulier où se faisait sentir un énorme besoin de formation d’interprètes et de traducteurs)
aux conceptions linguistiques et comparatistes de la traduction et de mettre le traducteur
(bien délaissé jusque là) au centre de ses préoccupations. D. Seleskovitch (1984 p.1783)
souligne ce dernier point dans la conférence plénière qu’elle a faite au 7° Congrès Mondial
de Linguistique Appliquée :
« […] nous pensons avoir fait œuvre de novateurs en optant pour l’assimilation de la
traduction à un acte de langage unilingue. Nous y voyons un acte de communication
identique à celui qui intervient entre interlocuteurs d’une même langue ; nous l’expliquons en
faisant abstraction des langues ; nous l’étudions en nous concentrant sur celui qui traduit et
en analysant comment il opère. »
digne d’être étudié, et de montrer que la traduction touche à tous les domaines, dont la
littérature ne constitue qu’une part très limitée, et que le processus est toujours le même,
quoique avec des modalités parfois variables.
Par définition, tout texte invite la critique, et ceux de la Théorie interprétative ne font
pas exception à la règle. J'ai essayé dans cet article de répondre, parmi les critiques qui sont
parvenues à ma connaissance, à celles qui m'ont paru les plus importantes et les plus
pertinentes. Je veux espérer avoir réussi à lever certains malentendus dus soit à un manque
de clarté de notre part, soit à un manque d’attention de certains chercheurs.
En fin de compte, les diverses critiques que j’ai passées en revue ne représentent
pas une remise en cause fondamentale de la Théorie interprétative. Elles portent plus sur
des points de détail que sur les principes mêmes. Il est d’ailleurs remarquable qu’aucun de
ceux qui ont critiqué la Théorie n’a jamais proposé d’alternative ; Gile a certes ajouté
explicitement les idées de ‘stratégie’ et d’’effort’ à nos études sur l’interprétation qui les
contenaient implicitement, mais ni lui ni d’autres n’avancent aucune théorie générale qui
viendrait prendre la place de la Théorie interprétative.
Certains reproches faits à la Théorie interprétative étaient justifiés au moment de leur
formulation et ne le sont plus aujourd'hui, je pense l'avoir démontré. En effet, la théorie qui a
pris naissance en 1968 n'est pas sortie, telle Minerve, toute armée de la tête de Jupiter. Il a
fallu à D. Seleskovitch et à ses disciples de longues années pour donner forme et fondement
aux premières intuitions, pour préciser les notions et la terminologie.
Par ailleurs, les nombreuses thèses soutenues dans notre formation doctorale, qui
ont chacune apporté une contribution au développement de la théorie ne sont pas toutes
publiées, loin de là, si bien que leur apport est resté largement confidentiel. F. Israël fait dans
cet ouvrage le point sur ces différents travaux et leur contribution à la Théorie interprétative
de la traduction.
47
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