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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CEP&ID_NUMPUBLIE=CEP_056&ID_ARTICLE=CEP_056_0129
2009/1 - N° 56
ISSN 0154-8344 | ISBN 9782296086289 | pages 129 à 149
Pierre ALARY1
Résumé : Jevons a défini des principes théoriques mobilisés par les recherches contempo-
raines pour expliquer, dans un cadre normatif, la genèse de la monnaie. Nous vérifions dans
cet article si les contraintes qu'il identifie se retrouvent également dans une perspective his-
torique. Notre travail, une analyse comparative, montre que le désir d'échange ne constitue
pas le mobile d'action des agents dans les économies pré-marchandes. Ainsi, en l'absence de
désirs d'échanges, les contraintes identifiées par Jevons n'existaient pas dans ces économies
et, historiquement, la double coïncidence des besoins (par exemple) n'explique pas la genèse
de la monnaie.
Abstract: The genesis of money: the economic theories confronted to the anthropology
and history lessons
From a conceptual point of view, the Jevons' theory of money impacts the contemporary re-
search on money. The following paper checks if the constraints identified by this author ex-
plain the money genesis in a historical perspective. This comparative analysis proves that
exchanges are not a goad in pre-market economies. Therefore, in these economies, the con-
straints identified by Jevons do not exist and, historically, the double coincidence of want
(for example) does not explain the genesis of money.
1. INTRODUCTION
mie de troc versus économie monétaire2, se retrouve également dans "On the origin
of money" (Menger, 1892).
Cette hypothèse, relativement forte, est discutée dans un cadre historique et se-
lon John Hicks l'échange ne joue pas un rôle déterminant dans les économies non
marchandes, "l'économie sans marché se présentait donc sous un autre aspect … "
(HICKS, 1973, page. 24). Polanyi partage également cette analyse3. Les agents ne
possèdent pas les mêmes mobiles d'actions, "La prétendue tendance de l'homme au
troc et à l'échange est presque entièrement apocryphe" (page 72). Les conditions
d'une économie marchande "ne sont pas naturellement données dans une société
agricole; il faut les créer. Que la création soit progressive n'affecte en aucune façon
le caractère saisissant des changements impliqués. La transformation suppose chez
les membres de la société un changement de leur mobile d'action : le mobile de gain
doit se substituer à celui de la subsistance" (Polanyi, 1996, page 70). Ce dernier
élément de l'analyse de Karl Polanyi touche certainement un point de divergence
130
La genèse de la monnaie
majeur entre l'état initial (économie de troc) imaginé à partir de l'état final et l'état
initial dans une perspective historique.
Grâce à une étude comparative, basée sur des exemples choisis dans la littéra-
ture anthropologique, historique et économique, ce travail vérifie la présence des
forces du marché (désir ou nécessité d'échange) dans une perspective historique. Si
l'échange ne constitue pas le moteur de l'action économique, historiquement, la
monnaie ne peut être la réponse aux difficultés de transactions.
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Pierre Alary
mies sont connexes ou minimalement connexes5 (Iwai, 1997). Le troc ne permet pas
le développement des échanges et ces derniers sont réduits voire absents. Cette sin-
gularité des ET, les échanges de marchandises y occupent une place congrue, se re-
trouve également dans les économies antérieures aux économies marchandes (dans
une perspective historique). Cependant, malgré ce trait commun, les deux types
d'économies se distinguent nettement. Les premières sont imaginées pour dévelop-
per un raisonnement logique, les secondes sont observables.
Notre analyse repose sur les économies observables que nous qualifierons
d'économies de production domestique6 à la place d'économies antérieures. Cepen-
dant, un modèle "pur" n'existe pas réellement dans une perspective historique
(Hicks, 1973) et pour contourner ce problème la logique dominante sera considérée.
Notre démarche nous plonge dans une abondante littérature consacrée aux éco-
nomies rurales. Les cas sont multiples et touchent à des royaumes (Braudel, La-
brousse, 1993), des dynasties (Rider, 2001), des pharaonies (Menu, 2002), des
communautés (De Coppet, 1998), qu'elles soient agricoles (Baudran, 2000) ou de
chasseurs-cueilleurs (Sahlins, 1976). Nous mesurons parfaitement les différences
entre ces sociétés et notre travail ne cherche pas à identifier la diversité et la com-
plexité de leurs modes de fonctionnement économique. Au contraire, nous voulons
dégager des récurrences, des mécanismes communs pour démontrer notre propos.
Dans une EPD, l'autosubsistance est la première issue (et raison) de la produc-
tion et elle constitue la première source d'approvisionnement. En d'autres termes,
l'autoconsommation motive avant tout la production et satisfait avant tout la
consommation. Production et consommation sont synchronisées et l'autosuffisance
est un mobile déterminant de l'organisation économique.
5. Dans une économie connexe les échanges de troc sont difficiles et dans une économie minimale-
ment connexe ils sont impossibles.
6. M. Salhins s'intéresse aux sociétés de production domestique et ce concept et son nom furent inspi-
rés par ses travaux.
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La genèse de la monnaie
Par ailleurs, la présence des agents du pouvoir est l'une des seules formes de
division sociale du travail, mais cette dernière ne correspond absolument pas à une
logique marchande. L'essentiel des agents satisfait ses besoins sans recourir aux
échanges.
Dès lors, les EPD sont avant tout organisées pour permettre l'autosubsistance
de la population, même si la reproduction du pouvoir passe souvent par des échan-
ges. Dans les EPD, l'économie n'est absolument pas désencastrée, en revanche l'au-
tosubsistance occupe un rôle crucial. Elle rythme le mode de reproduction sociale
7. Nous retenons une définition extrêmement générique de l'autarcie. L'autarcie caractérise un mode
d'organisation où les unités consomment leurs productions. La production des unités de production ne
dépasse pas leur niveau de consommation. Ces dernières ne dégagent pas un excédent de biens. Le
concept d'autarcie dépend de l'entité choisie, une nation, une région, un foyer, peuvent vivre en autar-
cie. Nous considérons l'autarcie du point de vue de l'unité familiale : le foyer. Les productions des
foyers ne dépassent pas leurs consommations et ils ne consomment que leurs productions. Certes, l'au-
tarcie complète n'existe pas et un foyer échange toujours, même en quantité extrêmement faible. En
revanche et ce point est central dans un régime autarcique, l'autoconsommation constitue le premier
objectif de la production pour un foyer. L'organisation des systèmes de production ne repose pas sur
les échanges de biens et ils restent accessoires. Dans un environnement autarcique, la disparition des
quelques échanges présents affecte assez peu le mode d'organisation de la société.
8. Braudel semble ne pas suffisamment distinguer le commerce au long cours (les marchés) du mar-
ché. Cependant, même s'il ne formalise pas clairement les différences, ses descriptions montrent clai-
rement que les marchés qu'il étudie se distinguent du marché autorégulateur.
9. Une signification usuelle est attribuée à pouvoir et il englobe les entités supra individuelles préci-
tées. À l'échelle communautaire il existe également des formes de pouvoir et pour lui donner une as-
sise, certains biens s'échangent (cf. Mauss M. (2002)). Le divin représenté par les individus dominants
joue alors un rôle déterminant.
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de la majorité des acteurs. Elle est un mobile d'action, comme l'échange (avec le
profit pour but) est un mobile d'action des ET ou des économies monétaires.
L'étude des EPD semble donner raison au second type d'approche dans la me-
sure où des monnaies circulent et cela nous pose un problème de méthode. En effet,
nous démontrons que les hypothèses généralement retenues pour démontrer l'impor-
tance de la monnaie dans les économies marchandes n'existent pas dans les EPD.
Pour démontrer cette absence nous retenons des exemples où "paradoxalement" la
monnaie existe déjà. La question suivante vient alors à l'esprit : pourquoi ne pas
avoir choisi des économies effectives sans monnaie ; pourquoi les démonstrations
reposent-elles sur des exemples d'économies ayant une monnaie ?
D'une part, nous n'avons pas réussi à identifier un exemple de société sans
monnaie. En dehors de certains cas très particuliers, il ne semble pas exister d'éco-
nomies amonétaires (Klein, 1976), (Servet, 1994). Dès lors, nous nous sommes
contentés du matériau existant.
D'autre part, et cela explique l'omniprésence de la monnaie, "à tout social diffé-
rent monnaie différente" (Orléan, 2002, page. 333) et derrière chaque mode de re-
production sociale se cache une monnaie. Ainsi, les EPD, qui ne sont pas des
économies marchandes, possèdent une ou des monnaie(s) spécifique(s) à leur mode
d'organisation. Les monnaies ont des "propriétés" différentes et la monnaie des
économies marchandes ne peut prétendre à l'universalité (Servet, Theret, Yldirim,
2007). Dans ce contexte, les monnaies des EPD se distinguent nettement de l'inter-
médiaire d'échange présent dans les MPM. Dans ces modèles, les agents préfèrent
au troc un intermédiaire qui, tacitement, possède les "propriétés" requises pour faci-
10. La monnaie est dite essentielle dans un contexte où elle permet d'atteindre des allocations qui ne
seraient pas atteintes sous une autre forme d'organisation des échanges (Wallace, N., 2001).
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La genèse de la monnaie
liter des relations marchandes. Or, comme nous venons de le voir, les monnaies des
EPD permettent d'autres médiations et les acteurs ne peuvent pas les préférer au troc
pour des "propriétés" qu'elles ne possèdent pas. En d'autres termes, dans une pers-
pective historique les agents ne choisissent pas entre troc et monnaie et l'intermé-
diaire d'échange qui permet de maximiser une utilité ou un profit dans les MPM est
difficilement comparable aux monnaies des EPD.
Quoi qu'il en soit, qu'une monnaie circule dans les EPD n'invalide pas notre
démarche dans la mesure où : d'une part, ce type de monnaie n'entre pas en concur-
rence avec le troc ; d'autre part, notre travail ne porte pas sur la genèse de la mon-
naie en général. Nous voulons simplement démontrer que dans les EPD
(historiquement antérieures aux économies marchandes), les principes de fonction-
nement des économies marchandes sont absents. Ainsi, ils ne peuvent en rien cons-
tituer la "force première" à l'origine de la monnaie ou de son essentialité (dans les
économies marchandes).
Polanyi réfute l'idée qu'une tendance universelle à l'échange guide les rapports
de production. Selon lui cette tendance était étrangère aux agents des économies an-
térieures et il semblerait qu'elle soit absente dans les EPD. Dans les EPD, la logique
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de production est fortement guidée par le désir de satisfaire les besoins de consom-
mation alimentaire11 pour limiter les risques de disette (Newbery, Stiglitz, 1979),
(Squire, Strauss, 1986). Éviter la situation redoutée (manque de nourriture) consti-
tue la pierre angulaire des stratégies des unités de production (foyer) et celles-ci di-
versifient au maximum leurs ressources annuelles (Newbery, Stiglitz, 1979), (Sen,
1984). Dès lors, chaque unité de production produit une gamme de biens étendue
qui offre bon an mal an les ressources nécessaires à leur reproduction.
Cette stratégie est qualifiée de "Share cropping, risk sharing" par Newbery et
Stiglitz (1979). Une ou plusieurs productions rythment les campagnes agricoles, de
chasse, de cueillette, etc. Elles constituent l'ossature du système productif et une
multitude de productions variées (végétales, animales, issues de la cueillette, éle-
vage, chasse, pêche, etc.) disponibles dans le biotope12 leur est associée. Ce type
d'organisation repose sur l'exploitation d'un vaste spectre de produits complémen-
taires dont la présence assure un approvisionnement le plus régulier possible en
biens alimentaires (Clifton, 1970). Ce mode de production, où chaque foyer produit
un panel de biens étendu dans le biotope, sécurise les approvisionnements mais il
s'oppose à toute forme de spécialisation. En effet, cette dernière expose aux risques.
Si l'unique production ne donne aucun résultat, non seulement l'unité de production
se retrouve sans nourriture, mais, en plus, elle ne dispose d'aucun bien échangeable
pour obtenir la nourriture nécessaire. L'unité de production est dépourvue de res-
sources alimentaires palliatives et sa reproduction est remise en cause.
La peur d'un tel risque (ne pas disposer de ressources alimentaires) contraint
les acteurs à limiter toutes formes de spécialisation au profit d'une multitude de pro-
ductions. Dès lors, au sein d'un même écosystème, toutes les unités visent cet objec-
tif et produisent les mêmes biens alimentaires. Elles s'inscrivent toutes dans ce
schéma et l'acteur A par exemple récolte ses X en même temps que l'acteur B. L'in-
térêt d'échanger des X semblables à d'autres X est réduit. Par ailleurs, les bonnes
années tous les acteurs (ou presque) disposent d'un excédent d'X potentiellement
échangeable et les mauvaises années tous les acteurs (ou presque) recherchent po-
tentiellement des X.
11. Les besoins, sous-entendu les besoins en biens et en services, ne sont pas illimités. Au contraire,
des normes sociales les encadrent et ils sont avant tout conditionnés par les besoins alimentaires.
12. Une production multiforme se caractérise par la production d'un panel diversifié, très étendu de
biens à l'intérieur d'un environnement déterminé. La dynamique ne change pas ou peu d'un biotope à
l'autre (production multiforme), en revanche, la gamme de biens produits au sein d'un biotope est très
étendue. Par exemple, la production multiforme des économies de production domestique d'Afrique
équatoriale et de Mandchourie n'offre absolument pas les mêmes biens aux producteurs. Cependant, à
l'intérieur de chaque environnement, les acteurs utilisent le plus de ressources possibles.
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La genèse de la monnaie
combler. Les acteurs ne visent donc absolument pas l'excédent, il est perdu quoi
qu'il en soit (peu de biens se conservent sur le long terme) et ils mettent tout en œu-
vre pour n'avoir aucun déficit : "Tout est fait pour satisfaire tous les besoins, tout est
fait pour produire la totalité du minimum de ces besoins" (Sahlins, 1976, pg.15). La
stratégie du "share cropping, risk sharing" bloque la spécialisation et les choix de
production dépendent uniquement des besoins de l'unité. Au sein des communautés,
la division sociale du travail13, fruit de la spécialisation, n'existe pas (Meillassoux,
1970), elle s'opère sur des critères de genre (Sahlins, 1976), d'âge, etc. Or, ces for-
mes de division du travail n'entraînent pas obligatoirement la spécialisation des uni-
tés de production14 (en général, hommes, femmes, jeunes, vieux, composent les
unités de productions). Ainsi, globalement toutes les unités produisent le même pa-
nel très étendu de biens aux mêmes périodes. Cette organisation de la production
garantit la sécurité alimentaire et les acteurs choisissent ce mode de production mul-
tiforme pour maximiser leur "sécurité". Pour cette raison, ils préfèrent l'autosubsis-
tance à l'échange vers lequel ils ne sont absolument pas tournés naturellement
comme le spécifiait Polanyi. Le désir d'échanges des acteurs des EPD n'est pas
contraint. Ces derniers ne désirent pas transacter et satisfaire, leurs besoins passent
avant tout par la synchronisation entre production et consommation.
Ce premier élément nous semble central. Parce qu'ils ne désirent pas échanger,
les agents produisent de nombreux biens pour satisfaire tous leurs besoins. Dès lors,
il ne peut pas y avoir de friction sans désir d'échanges. En revanche, ils cherchent à
minimiser les risques d'un défaut d'approvisionnement par l'autosubsistance et ce
désir guide le mode d'organisation des EPD. Minimiser les risques par l'autosubsis-
tance joue dans les EPD le rôle qu'occupe la propension naturelle à l'échange dans
l'analyse classique et néoclassique, ou bien la spécialisation dans les MPM. Dans ce
contexte, rien ne surprendra si les institutions des EPD sont avant tout conçues pour
atteindre cet objectif d'autosubsistance.
13. Le recours au concept de division sociale du travail (DST) peut sembler contradictoire avec l'ana-
lyse de la DST au § 2.1. Trois niveaux se dégagent lorsque nous abordons ce concept. Premièrement,
la forme de DST évoquée dans le § 2.1. est liée à l'administration du pouvoir et elle ne concerne pas
l'essentiel de la population, des paysans. Deuxièmement, au sein d'une communauté, d'un village, d'un
écosystème, elle est absente ou extrêmement réduite. Elle peut éventuellement correspondre à des ac-
tivités religieuses par exemple (chamanes, druides, etc.), mais les acteurs impliqués dans ces fonctions
se détachent assez peu des activités de productions de biens alimentaires. Troisièmement, ce dernier
cas renvoie à la note de bas de page n° 11 sur la production multiforme. L'écosystème où vivent les ac-
teurs entraîne des types de spécialisations. La production des Inuits au siècle dernier était très diffé-
rente de celle des Yanomanis, mais le commerce n'explique pas cette DST. Entre groupes sociaux,
généralement, elle résulte de différences géographiques, biologiques voire culturelles (Thurnwald,
1933) et ces différences expliquent certains échanges. Cependant, ce type de DST n'est pas le fruit d'un
désir d'échanges pour accroître des gains, la DST vient d'ailleurs (Hicks, J. R., 1973).
14. Globalement, selon des normes culturelles la proportion d'hommes et de femmes est sensiblement
équivalente d'une unité de production à l'autre.
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Pierre Alary
Comme dans toutes les sociétés, des institutions encadrent les actes sociaux.
Dans les EPD, des normes plus ou moins étendues ou spécifiques à un groupe
orientent les modalités de production. Cet encadrement vise l'objectif majeur préci-
té, sa pérennité et les individus maîtrisent l'allocation des facteurs de productions
dans ce cadre. En dehors de ce dernier ils ne sont pas libres15 d'affecter les facteurs
de production et, en supposant que des opportunités d'échanges durables existent, ils
ne pourraient pas obligatoirement les utiliser à ce dessein.
Il existe une forme de mutualisation des risques et, pour éviter des stratégies
qui nuiraient à la cohérence globale du système, le groupe définit des normes d'at-
tribution des ressources qui permettent aux unités de produire "la totalité du mini-
mum". À ce dessein, la communauté légitime l'allocation des moyens de production
et en contrôle la gestion. Toutes choses égales par ailleurs, les mêmes mécanismes
se retrouvent dans les sociétés contemporaines occidentales16. Nous retiendrons
15. La pertinence du terme liberté ne constitue pas l'objet de cette discussion et nous considérons ce
mot tel qu'il est communément admis dans la littérature économique.
16. Les membres des sociétés où domine le rapport marchand dépendent également de la société et ils
gèrent leurs moyens de production à l'intérieur d'un cadre défini par leur société. L'influence de la so-
ciété à travers les lois, les règles, les normes sociales, les conventions, etc., est tout aussi présente que
dans les EPD. Les individus intègrent les règles et s'estiment libres même s'ils respectent des règles
contraignantes. Les acteurs des EPD intègrent les normes de leur société et ne s'estiment pas davantage
privés de liberté en respectant les normes, même si les normes limitent les possibilités individuelles de
production. Par exemple, une société où domine le rapport marchand est risquée (chômage, maladie,
vol, etc.). La société protège les acteurs qui acceptent ses règles, mais parallèlement, elle leur impose
des normes. Les acteurs doivent souscrire des assurances. Pour être assurés, ils doivent installer une
alarme dans leurs bâtiments, véhicules, etc. Les acteurs ne sont pas libres d'affecter leurs moyens de
production et leurs ressources selon leur bon vouloir, ils doivent se conformer aux règles de la société
pour jouir de sa protection.
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La genèse de la monnaie
deux exemples pour illustrer la manière dont le mode de gestion permet à toutes les
unités de disposer du minimum. Ces exemples montrent également le cadre que
constituent les normes sociales par rapport aux possibilités de production17.
17. Indépendamment du lieu, de nombreuses EPD fonctionnent ainsi, même s'il est toujours possible
de trouver des contre-exemples.
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d'éventuels marchés parce qu'ils ne disposent pas librement des moyens de produc-
tion. Dès lors, l'évolution du mode de production est difficilement envisageable sans
l'accord plus ou moins direct du groupe.
L'attribution des facteurs de productions repose sur des normes peu favorables
à une dynamique ayant le gain pour mobile et à l'origine de la spécialisation. Les
essarteurs de la province de Phongsaly à la fin du XXe par exemple gèrent le foncier
en commun (Baudran, 2000), (Jouanneau, LAFFORT, 1997), tout comme les
paysans de Nouvelle-Guinée au milieu du XXe (Godelier, 1996) ou encore les
paysans russes au début du XXe (Paucelle, 2005), (Tchayanov, 1990). L'accession à
ce bien particulier est codifiée, normée et dépend des liens des acteurs avec le pou-
voir, des besoins alimentaires des unités de production, etc. Dans ce dernier cas, les
unités sont souvent autorisées à cultiver en fonction de leurs besoins d'autosubsis-
tance et non en fonction de leur capacité de production. Id est : une unité familiale
constituée de cinq personnes actives ne sera pas obligatoirement mieux dotée qu'une
unité de production dotée de deux actifs et trois inactifs. Pratiquement, de telles dis-
positions se traduisent par une moyenne annuelle d'heures ouvrées relativement fai-
ble. En général, les paysans travaillent peu, deux, trois, quatre heures par jour en
moyenne (Sahlins, 1976), mais ces moyennes ne doivent pas masquer un écart-type
considérable. Selon les périodes, l'activité est plus ou moins intense et parfois la
disponibilité en main d'œuvre limite la capacité de production (à l'intérieur d'un sys-
tème de production stable). Quoi qu'il en soit, légitimement, un foyer dont la dispo-
nibilité en main oeuvre est importante n'aura pas obligatoirement le foncier pour
s'employer dans une activité spécifique et destinée à l'échange. Le choix entre tra-
vail et non-travail ne repose pas sur les paramètres énoncés dans une société de
production marchande (le gain), mais il s'inscrit dans un cadre tout aussi rigide, où
la satisfaction des besoins alimentaires de tous les individus est jugée primordiale.
Dès lors, l'attribution des moyens de production est régulée à cette fin. La commu-
nauté ne les alloue pas pour permettre aux actifs d'exploiter des ressources dont le
produit est destiné à des marchés. Le cadre institutionnel ne légitime pas un mode
d'appropriation des facteurs de production qui permettrait à une unité, indépen-
damment des autres unités, d'augmenter le temps de travail pour se spécialiser dans
une production destinée à l'échange.
Que la gestion du foncier soit l'objet d'un mode de gestion qui assure généra-
lement une stabilité sociale ne semble pas surprenant. La terre et le travail sont des
facteurs de productions, deux des trois biens fictifs (Polanyi, 1996), qui permettent
l'autosubsistance. La terre offre à toute force de travail qui y accède une autonomie
vis-à-vis de l'échange.
140
La genèse de la monnaie
Le concept d'autarkoïkos18 traduit donc la force présente dans les foyers qui,
pour limiter les risques, aiguillonne les acteurs vers l'autosubsistance.
Atteindre cet "état" constitue une préoccupation de tout premier ordre et cela
entraîne d'une part une grande diversité de production au sein de l'unité, logique
diamétralement opposée à la logique de spécialisation et d'autre part une allocation
des facteurs de production orientée pour satisfaire ce dessein. Dans ce contexte, les
acteurs ne conçoivent pas l'échange comme une "source" d'approvisionnement du-
rable et les EPD sont donc organisées pour que l'autosubsistance permette d'attein-
141
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dre la sécurité. En revanche, dans les économies marchandes, où la survie des ac-
teurs dépend de l'échange, les risques sont potentiellement importants (risques de la
séparation marchande) et un niveau minimum de sécurité conditionne la viabilité du
système marchand. Ainsi ces dernières économies se dotent d'institutions qui garan-
tissent le niveau nécessaire à son fonctionnement. Cependant le concept d'autarkoï-
kos ne doit pas être confondu avec la notion d'aversion aux risques. En effet, cette
dernière prend corps à l'intérieur d'un cadre marchand où les individus désirent
échanger. Dans ce contexte, ils saisissent les opportunités d'échanges (investisse-
ments, paris) en fonction de leurs préférences pour un gain relativement sûr ou plus
important mais aléatoire.
Par ailleurs, et pour revenir aux EPD, il est fort possible que les acteurs n'ima-
ginent pas que transacter puisse devenir un moyen d'approvisionnement fiable sous
certaines conditions. En effet, les forces "intérieures" (autarkoïkos) poussent à la
synchronisation et il n'y a pas de forces endogènes qui orientent vers l'échange pour
accroître le gain. Tel qu'il est conçu dans les économies marchandes, l'échange sort
du cadre conceptuel des agents des EPD. Dès lors, ils ne peuvent pas adhérer spon-
tanément à la généralisation de ce dernier dans la mesure où ils ignorent tout des
avantages éventuels. Par ailleurs, cette difficulté d'adhésion à un état inconnu ne
semble pas spécifique aux EPD. En effet, elle se remarque, ou une logique analo-
gue, dans d'autres contextes pour expliquer des évolutions bien différentes. Aux
États-unis dans les années 1930 par exemple, il n'existait pas de mécanismes endo-
gènes pour assurer l'émergence des conventions fordiennes (Boyer, Orléan, 1991),
dans la mesure où les ouvriers en ignoraient les avantages. Ainsi ils n'adhéraient pas
spontanément à ces dernières.
Les études de cas traduisent clairement cette absence de forces endogènes. El-
les ne peuvent donc pas expliquer l'évolution des EPD en économies marchandes.
Au contraire, ces forces sont exogènes et l'adhésion à ces dernières, généralement
considérée comme un processus pacifique, fut au contraire violente. Rompre avec
les institutions antérieures rencontra de nombreuses résistances, les agents étaient
viscéralement animés par l'objectif d'autarkoïkos tel que le montrent les exemples :
de l'ancien régime en France (Fourquin, 1975), des enclosures au Royaume-Uni
(Marx, 1993), de l'Afrique à travers la colonisation (Servet, 1984), (Challaye,
2003), (Conan Doyle, 2005), (Gide, 1992). Les agents ne voulaient pas quitter l'au-
tosubsistance, la sécurité qu'elle offrait leur était trop chère et ils s'opposaient farou-
chement à produire pour échanger. Seuls la coercition (impôts), les châtiments
corporels, les exactions, voire les crimes les forcèrent à produire pour les marchés
naissants. Dans le bassin du Congo, les récits de Challaye, Conan Doyle et Gide
sont éloquents. Les colons usèrent d'une violence presque illimitée pour créer la
propension dite naturelle à l'échange au détriment de leur propension socialement
construite à l'autosubsistance.
142
La genèse de la monnaie
Ainsi, quel que soit le type d'analyse, les problèmes de choix entre autosubsis-
tance et marché ne se posent pas, comme le résume le tableau ci-dessous.
19. Nous traitons uniquement les économies de troc dans les modèles de prospection dans la mesure
où ce concept y est suffisamment stabilisé. Dans d'autres analyses, celle de Jevons par exemple, la no-
tion d'économie de troc est équivoque et change de perspectives selon les besoins de ces démonstra-
tions (Alary, P. 2008).
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Pierre Alary
Absence de choix
Il consomme sa produc-
tion
• Il produit tous les
Agent d'une biens nécessaires Autosubsistance
EPD • Les biens indispen-
sables sont exceptionnel-
lement échangeables
Appliquer les MPM à un cadre effectif achoppe certainement sur cette absence
de choix. Les agents, dans les MPM, doivent échanger. Qu'un modèle basé sur les
choix individuels fixe de façon exogène ce choix a priori important semble étrange
à certains auteurs (Cartelier, 2001b). Pour pallier ce problème cet auteur endogé-
néise ce choix et obtient un résultat intéressant. D'une part il abonde dans notre
sens, mais d'autre part, son travail repose sur des bases très différentes.
• Si le choix entre autarcie et économie de marché s'offre aux agents, ils pré-
fèrent l'autarcie (Cartelier, 2001b). En effet, la spécialisation implique une
condition forte. Pour qu'un agent sorte de l'autarcie (se spécialise), l'écart
entre les coûts d'un bien qu'il produit, dont l'utilité est importante, et les au-
tres biens doit être élevé. Si tel n'est pas le cas, les individus n'ont pas inté-
rêt à se coordonner sur un équilibre monétaire et ils choisissent l'autarcie.
Les conclusions de Cartelier et les nôtres convergent : le régime autarcique
est stable.
• En revanche, nos analyses reposent sur une différence fondamentale. Pour
Cartelier, chaque individu détermine ses préférences en fonction des coûts,
144
La genèse de la monnaie
des prix et cela suppose une logique absente des EPD. En effet, dans ces
dernières les agents ne raisonnent pas en termes de coûts, de prix, dans la
mesure où il n'existe pas de système de prix pour comparer les avantages re-
latifs que procurerait l'échange (Alary, 2006), (Bohannan, 1959). Ils raison-
nent en fonction de leur désir d'autosubsistance et donc en dehors de toute
référence aux mécanismes d'échanges. Ainsi, les grandeurs nécessaires aux
choix des agents dans le modèle de Cartelier n'existent pas dans les EPD.
Par rapport aux questions monétaires, notre travail et les MPM ne posent pas
les mêmes questions et ne reposent pas sur les mêmes bases analytiques. Nous ne
nous intéressons pas aux choix entre équilibre de troc et équilibre monétaire et pour
étudier la monnaie nous nous penchons sur les premiers pas de la dynamique : l'ab-
sence ou la présence des forces du marché à l'origine de la genèse. Les MPM postu-
lent ces forces et ainsi mettent en relief tous les problèmes qu'élude la monnaie dans
un système marchand sans monnaie. Ils montrent son essentialité et offrent un éclai-
rage intéressant à ce titre. En revanche, ils ne permettent pas de comprendre la
monnaie dans un cadre effectif où les échanges sont peu développés (les économies
de production domestique).
5. CONCLUSION
Les logiques qui animent les économies marchandes avec ou sans monnaie et
celles des EPD s'opposent. Pour les premières, l'échange constitue le point de départ
et le mode d'organisation dépend de ce désir. Pour les secondes, la synchronisation
représente ce point et les échanges ne jouent qu'un rôle accessoire, contingent, oc-
casionnel et jamais ils n'entrent en conflit avec l'autosubsistance. Dans une perspec-
tive historique, ou anthropologique, l'autarcie (la synchronisation) ne s'explique pas
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par l'absence d'instruments comme la monnaie. Cette dernière ne peut pas être appa-
rue pour faciliter les échanges dans la mesure où les forces du marché sont absentes.
Dans les économies effectives, les frictions identifiées par les auteurs présentés en
introduction n'ont guère de place et leurs modèles théoriques n'expliquent en rien la
genèse historique de la monnaie.
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La genèse de la monnaie
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